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French Pages 1104 [1122] Year 2021
École biblique et archéologique française de Jérusalem
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LA BIBLE EN SES TRADITIONS La passion selon saint Matthieu Matthieu 26–28
Sous la direction de Olivier-Thomas VENARD
PEETERS
École biblique et archéologique française de Jérusalem
La Bible en ses Traditions
La passion selon saint Matthieu (Matthieu 26–28) Liminaires, traduction et annotation Sous la direction de
Olivier-Thomas Venard o.p. Contributeurs Maria Cristina Álvares — Louis-Marie Ariño-Durand — Geoffroy Aujay de La Dure — Carolina Aznar Sánchez — Gilles Banderier — Méir Bar Asher — Anne-Catherine Baudoin — Mathieu Beaud — Marie-Ève Benoteau-Alexandre — Anne Bertin-Hugault — Christophe Bourgeois — Agnès (Nathalie) Bruyère — Régis Burnet — Paul-Marie Fidèle Chango — José Costa — Andrei Costea — Jean Cronier — Maxime Decout — Blandine Delanoy — Pauline Duclos-Grenet — Emmanuel Durand — Benoît Ente — Jacques Évin — France Ferran — François Friche — David Galand — Jean-François Galinier- Pallerola — Tomasz Gałuszka — Pierre Gardeil — Sybille Gérain — Anthony Giambrone — Marie Gil — Hervé Giraud — Monique Gosselin-Noat — Petra Heldt — Xavier Lafontaine — Marc Leroy — Anne-Claire Lozier — Bieke Mahieu — Marie-Ancilla — Étienne Méténier — Gonzague Mézin — Pauline Micos — Clément Millet — Isabelle Moulin — Sophie Mouquin — Esther Pinon — Łukasz Popko — Gaël Prigent — Christophe Rico — Ioan Rigot — Olivier Robert — Marjorie Rousseau-Minier — Marc Ruggeri — Serge Ruzer — Marie-Madeleine (Lucie) Saint-Aubin — Renaud Silly — Marie-Claire Taillandier — Augustin (Paul) Tavardon — Marjolein van Tooren — Jorge Vargas — Olivier-Thomas Venard — David Vincent — Avital Wohlman
PEETERS
LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress.
ISBN 978-90-429-4092-5 eISBN 978-90-429-4093-2 D/2021/0602/180 © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium All rights reserved. No part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher.
Une fois Dieu a parlé — deux fois j’ai entendu. Psaume 62,12
La passion selon saint Matthieu Introduction générale Olivier-Thomas Venard
« La passion selon saint Matthieu » : sous ce titre, qui est celui de plusieurs chefs-d’œuvre de l’art occidental, nous imprimons les trois derniers chapitres du premier évangile canonique, sur lesquels l’équipe-pilote de La Bible en ses Traditions a travaillé, sous ma direction, pendant plus de dix années. Nous y traitons non seulement de la passion elle-même, dont le récit se clôt à la fin du ch.27, mais aussi de la compilation de témoignages de rencontres avec le Ressuscité qui la flanque et constitue le ch.28. En se concentrant sur un texte à la réception immense, multiforme et regorgeant de trésors artistiques, notre équipe souhaitait expérimenter le modèle herméneutique de La Bible en ses Traditions un peu dans toutes les directions, y compris les plus inattendues, comme la danse. Soucieux de ne pas ériger nos expérimentations en modèle à suivre par tous les contributeurs à notre cathédrale d’exégèse biblique, nous n’avions pas souhaité commencer par publier notre propre travail. C’est pourquoi un volume de « démonstration » de notre modèle, puis l’épître aux Philippiens, puis le livre d’Osée sont sortis d’abord. Il était temps, cependant, de donner au public les résultats actuels de notre recherche. Nous n’avons pas pu tout imprimer : de nombreux extraits d’auteurs antiques et modernes, de nombreuses œuvres d’art ne figurent pas dans le présent livre. Nous invitons nos lecteurs qui voudraient en savoir plus à consulter sur l’Internet (bibletraditions.org) la version intégrale de notre recherche. La présente introduction propose, à l’échelle de l’ensemble de ces trois derniers chapitres de l’Évangile selon Matthieu, des réflexions regroupées selon les rubriques d’annotation que l’on retrouvera tout au long du texte. Pour éviter les redites avec le contenu même de l’ouvrage, cette introduction renvoie à de nombreuses notes, données au fil de notre édition, par un astérisque suivi de leur *référence (la manière de faire ces renvois est imprimée en deuxième de couverture) et aux notes de synthèse, classées en ordre alphabétique dans le second volume, par une flèche suivie de leur →titre.
Propositions de lecture Péricope par péricope, ces petites synthèses introduisent le lecteur à l’ensemble des notes proposées. Elles en articulent les lectures (attestées ou simplement possibles) dans les trois dimensions de sa réception (textuelle, contextuelle et culturelle).
• Sur le plan thématique, évitant la paraphrase, elles synthétisent les manières dont le passage a été lu au fil des époques de sa réception et peut l’être aujourd’hui. • Sur le plan formel, elles proposent des structures globales pour les portions de texte qu’elles visent, surtout si leurs « plans » sont objets de débats entre exégètes. ļ Cherchant à relier entre elles le plus possible de notes, une *Proposition de lecture est logiquement pleine de renvois vers ces autres notes. ļ Lorsque la péricope présente un verset ou plusieurs versets particulièrement difficiles, une *Proposition de lecture spéciale pour ces versets peut être formulée. ļ Tout ce qui est hypothétique relève des *Propositions de lecture en principe. En pratique, cependant, pour éviter d’encombrer cette rubrique : • si des effets littéraux avérés structurent le signifiant du texte concerné (p. ex. des répétitions de mots, des chiasmes, etc.), ladite structure est traitée en *Procédés littéraires ; • les hypothèses sémantiques concernant le *Vocabulaire, les *Procédés littéraires et les *Genres littéraires sont l’objet de notes dans les rubriques concernées avec un point d’interrogation dans les titres des notes (p. ex. « chiasme ? »).
Nos propositions ne se veulent aucunement normatives : comme leur nom l’indique, elles invitent à un parcours parmi les sens possibles de la péricope, avérés dans l’histoire de la réception. Elles présentent parfois une hypothèse ou une approximation du « sens littéral » ou « historique » de la péricope, souvent une synthèse des effets littéraires du texte. La proposition principale qui est faite au lecteur à l’échelle de l’ensemble des trois chapitres est celle de la divisio textus, pour reprendre le terme de l’exégèse médiévale. Les plus anciens manuscrits néotestamentaires présentent peu de divisions à l’intérieur des livres : la façon de disposer le texte sur les pages et de le diviser dans le livre constitue donc déjà un premier acte d’interprétation. La division en péricopes que nous proposons, au terme de longs échanges avec Ioan Rigot, découle de l’observation suivante : trois logiques interagissent pour structurer le récit matthéen de la passion : 1) La logique narrative est la plus apparente. Divers épisodes se succèdent, généralement séparés par des changements de lieu et/ou de temps. 2) La logique poétique. Le signifiant a sa propre organisation, parfois un peu décalée par rapport à celle des épisodes narratifs. Cette attention au signifiant peut avoir une origine dans la culture semi-orale qui était celle de Matthieu, les techniques de composition orale s’appuyant beaucoup sur le rythme, les sons,
La passion selon saint Matthieu
les répétitions, les structures circulaires pour des raisons mnémotechniques. Sans prétendre que ce choix s’impose absolument, nous privilégions la logique rhétorique (p. ex. pour le découpage de Mt 27,45-54 : le déchirement du voile du Temple [v.51ab] est placé en fin de l’épisode de la mort de Jésus, car il fait écho à l’obscurité qui la précède, plutôt qu’au début de la petite séquence apocalyptique qu’il déclenche immédiatement [v.51cd-53]). Elle permet de mettre en valeur de nombreux phénomènes littéraires que le logique narrative, avec l’attention particulière que le suspens suscite, laisse au second plan. Ces phénomènes sont presque tous imputables à une troisième logique, qui relie les deux premières : 3) La logique rhétorique de la proclamation évangélique. En mettant en forme les traditions sur Jésus, l’évangéliste adresse aux communautés, pour lesquelles il compose, une parole qu’il veut efficace. Autant dire qu’il mobilise le matériel littéraire dont il hérite au service d’une stratégie de communication propre, ce qui se traduit par des jeux énonciatifs passionnants, tel énoncé de Jésus en venant — par enchâssement dans l’énonciation de l’évangéliste — à s’adresser non seulement aux interlocuteurs de son ministère, mais aux communautés matthéennes, voire à tout lecteur de l’évangile. Un exemple frappant se trouve dans les séquences sur la résurrection, où construction rhétorique et construction narrative ne coïncident pas (*interpMt 28,7-10). La combinaison de ces trois logiques nous semble répartir le texte en une série de triptyques, chacun avec sa logique propre. Cette répartition ternaire de la matière n’a rien de surprenant chez Mt, dont l’amour pour les triades est bien établi.1 Tout au long des trois derniers chapitres de l’Évangile selon Mt, nous commençons donc l’annotation de chaque péricope par une *Proposition de lecture qui la replace dans la structure d’ensemble, le sens général que celle-ci produit, avec le jeu sémantique du « panneau » central et des panneaux latéraux.
TEXTE La zone d’annotation Texte envisage le texte en tant qu’objet linguistique et littéraire. L’Écriture aime jouer avec l’ambiguïté des vocables, des structures grammaticales, des formes littéraires et des cadres énonciatifs (chez les prophètes, on peut souvent se demander qui parle à qui). Dans une logique graduelle allant du lexème au texte, les notes de la zone Texte partent de la matérialité même de l’écrit (la critique textuelle) et vont jusqu’à la détermination du genre littéraire du passage.
des « moins », on tente d’en cerner les causes, en termes de corruption, lacune, conjecture, édulcoration, interpolation, surcharge, troncature, etc. ļ Les notes de *Critique textuelle envisagent le texte à l’intérieur de la tradition d’une version, et ne font intervenir une autre version que si elle aide à établir le texte originel de la variante concernée. La *Comparaison des versions est l’objet d’une rubrique d’annotation différente (cf. infra).
Signe et conséquence de sa popularité et de sa diffusion dans les premières générations du mouvement de Jésus, « l’évangile ecclésiastique » (comme on a surnommé Mt), qui occupe la première place dans les plus anciens codices, présente l’un des textes les plus harmonisés et des mieux établis du NT. Ainsi les notes de critique textuelle ne sont-elles pas très abondantes. Les variantes les plus intéressantes concernent, sans surprise, les péricopes les plus en interaction avec la praxis liturgique de ceux qui les transmirent, tel le récit du dernier repas (*texMt 26,26-29) et l’hésitation à donner le nom de « Jésus » à Barabbas (*texMt 27,16.17c). Les variantes entre manuscrits ou entre versions s’expliquent pour la plupart comme des harmonisations avec les autres récits canoniques de la passion, certaines de ces harmonisations mettant en valeur le spécifique de Mt (p. ex. à propos des scribes : *texMt 26,3a).
Vocabulaire — *voc À l’échelle des mots et sauf à traiter ces différents points comme des *Procédés littéraires, ces notes abordent : • La lexicographie. On décrit la plus ou moins grande fréquence de l’usage d’un terme dans un corpus donné (hapax legomena, idiolectes, etc.). On cite, le cas échéant, d’autres usages bibliques du même terme. • La lexicologie. On propose une datation du vocabulaire, on analyse les radicaux grecs et on traite de l’étymologie. • La sémantique. On donne le sens des noms propres ou des expressions figées et l’on caractérise les termes (anthroponyme, toponyme, éponyme, etc.) ou les champs lexicaux (littéraire, théologique, eschatologique, commercial, technique, etc.). Dans le cadre de l’option sourcière modérée de La Bible en ses Traditions : • si plusieurs traductions d’un même terme sont possibles, on explique l’option retenue ; • si le sens des mots ou des phrases de la traduction retenue, dans le français contemporain, risque de prêter le lecteur à confusion, on donne toute explication utile.
L’analyse fine de plusieurs termes permet de ciseler ici ou là la traduction du récit de la passion, par exemple la posture de
Critique textuelle — *tex La traduction polyphonique du texte biblique proposée au centre de la page inclut les variantes des versions traditionnelles. Les notes de *Critique textuelle donnent les variantes secondaires du passage en question, dans une même version. Pour le NT, elles proviennent des témoins importants tirés des manuscrits, d’anciennes traductions et de témoins patristiques. On décrit brièvement l’intérêt de ces variantes pour la détermination du sens du texte et, lorsque les témoins du texte présentent des « plus » ou
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Cf. les 44 triades inventoriées dans Mt (à l’exclusion de Mt 5-7 ; 10 ; 13 ; 18 et 24-25) par Davies William David et Allison Dale C., Jr., A Critical and Exegetical Commentary on the Gospel according to Saint Matthew (The International Critical Commentary), Edinburgh : T&T Clark, 1988, vol. 1, 86-87 ; et les travaux complémentaires conduits depuis, par exemple, Stassen Glen H., « The Fourteen Triads of the Sermon on the Mount (Matthew 5:21–7:12) », Journal of Biblical Literature 122 (2003) 267-308, qui prolonge des observations de son maître.
Introduction générale
Jésus lors de son onction à Béthanie (*vocMt 26,7b), la nature de l’assemblée qui condamne Jésus (*vocMt 27,1b.7), l’intensité du drame profond vécu par Judas (*vocMt 27,3b), le changement de temporalité par diaphore sur le terme sabbaton (*vocMt 28,1a), ou encore l’ambivalence du terme « Juif/ Judéen » en conclusion du passage polémique de Mt 28,11-15 (*vocMt 28,15b). En remontant, par deçà le grec, vers une possible Vorlage araméenne, elle permet d’approfondir certaines cruces interpretum des récits de la passion, en particulier celle que pose leur →chronologie (*vocMt 26,17a). Elle permet également de rendre tout leur poids à certains personnages dont on a parfois négligé l’importance institutionnelle dans le mouvement primitif autour de Jésus. Ainsi doit-on souligner, par exemple, les connotations institutionnelles des verbes servant à caractériser les femmes témoins de la mort de Jésus en Mt 27,55-56 (*vocMt 27,55b ; *proMt 27,55b).
Grammaire — *gra De la morphologie à la syntaxe, ces notes décrivent les traits grammaticaux saillants du texte, en insistant sur des possibilités de traduction autres que celle qui a été retenue, ou sur des nuances que la traduction ne peut rendre, mais qui sont présentes dans la grammaire du texte dans sa langue originelle.
La langue dans laquelle l’Évangile selon Mt fut originairement composé reste une question ouverte, depuis que Papias évoqua vers 110 une composition « dans la langue hébraïque ». À en croire Eusèbe de Césarée, Papias rapporte dans son Explication des paroles du Seigneur : « Sur Matthieu, il dit ceci : “Matthieu réunit (sunetaxato) donc en langue hébraïque les logia et chacun les interpréta (hêrmêneusen) comme il en était capable” » (→Hist. eccl. 3,39,16). Comme on le sait, les auteurs anciens ne distinguent pas forcément entre hébreu et araméen (cf. Jn 19,20) et l’expression pourrait désigner « une manière hébraïque ».2 Avec nos collègues Christophe Rico et Étienne Méténier, nous constatons simplement que nous avons affaire à un grec koinè fortement sémitisé et le soulignons chaque fois que c’est nécessaire. Le parti-pris d’une traduction fidèle au relatif laconisme du premier évangile nous retient cependant de trop étoffer la traduction elle-même. C’est dans les notes qu’est développée la richesse sémantique que le substrat sémitique a déposée dans le texte. On accorde une particulière importance au rendu des aspects verbaux, aux richesses de sens de plusieurs constructions ambiguës (en particulier celles qui disent la livraison/trahison de Jésus). Il nous semble pouvoir dire de la passion selon Mt ce qui a été dit du reste de son évangile : « Mt ne dédaigne pas de coudre au fil de son texte grec des éléments dont la signification profonde ne pouvait être appréciée que par ceux qui connaissaient l’hébreu. En effet, il se pourrait même que Matthieu ait trouvé un plaisir d’auteur
à réserver des “bons points” à ceux qui voudraient bien chercher un peu sous la surface de l’évangile et les découvriraient. »3 De fait, plusieurs notes de grammaire auraient pu être classées en *Procédés littéraires, tant l’évangéliste semble mobiliser un trait de langue au service d’une intention apologétique (p. ex. *graMt 27,40d.43b ; *graMt 27,64a.65c.66a). Tandis que cet art de la finesse est très évocateur d’un milieu scribal, l’ironie qu’il diffuse joue sur une complicité avec les lecteurs qui suppose un milieu juif (cf. *Tradition juive). L’ironie est déjà de l’ordre des procédés littéraires.
Procédés littéraires — *pro L’Écriture recèle de grandes beautés littéraires. Dans le registre des *Procédés littéraires, on identifie par leurs noms les procédés rhétoriques, stylistiques, poétiques, narratifs, pragmatiques et énonciatifs qui la tissent et — si nécessaire — on en explique la portée. Bien sûr, on n’a pas la naïveté de prétendre que ces distinctions soient adéquates : ce sont plutôt des lumières formelles projetées a posteriori par l’exégète sur un matériau textuel palpitant. Les domaines envisagés sont ceux de la sémantique, de la composition, de la narratologie, des rhétoriques (antiques et nouvelles), de l’énonciation, de la pragmatique. ļ Les échos et liens entre un texte et un autre à l’intérieur d’un même livre biblique ou d’un corpus fortement unifié par la réception traditionnelle (comme les corpus paulinien et johannique) sont traités plutôt comme *Procédés littéraires que comme *Intertextualité biblique (rubrique que l’on réservera aux relations intertextuelles entre livres). ļ Les sémitismes intentionnels dans le grec et le latin sont traités comme *Procédés littéraires. Ceux qui relèvent plus de l’influence globale des langues sémitiques sur le lexique ou la grammaire du grec et du latin relèvent plutôt des notes de *Vocabulaire ou de *Grammaire.
Comme le soulignent d’emblée nos *Propositions de lecture (cf. supra), Mt est un génie architectural. C’est ce qui ressort encore du témoignage de Papias rapporté par Eusèbe : juste avant de parler de Matthieu, il y raconte le travail de Marc, qui aurait rapporté « exactement » mais « sans ordre » les souvenirs de Pierre (→Hist. eccl. 3,39,15). Une interprétation minimale et plausible du témoignage de Papias sur notre évangile serait que Matthieu a regroupé les paroles de/sur Jésus en langue araméenne/hébraïque de manière ordonnée, à la différence de Marc. Mais son art littéraire ne se limite ni à la dispositio ni à l’elocutio. Avec François Friche, nous nous sommes plus à le décrire de la façon la plus ample et analytique possible.
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Kürzinger Josef, Papias von Hierapolis und die Evangelien des Neuen Testaments: Aufsätze, Neuausgabe und Übersetzung der Fragmente, Kommentierte Bibliographie (Eichstätter Materialien 4. Abteilung Philosophie und Theologie), Regensburg : Pustet, 1983, 22. Davies et Allison, Matthew, op. cit. (n. 1), vol. 1, 279 (notre trad.) ; cf. France Richard Thomas, « The Formula-Quotations of Matthew 2 and the Problem of Communication », New Testament Studies 27 (1981) 233251, 250.
La passion selon saint Matthieu
Narration Sur le plan de la narration, tout d’abord, à l’échelle de nos trois chapitres, un fait remarquable doit être souligné : le ch.28 constitue une espèce d’appendice. Le programme narratif principal de la passion, placé par Mt dans la bouche de Jésus en Mt 26,2 (à comparer avec Mc 14,1-2) : {Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être crucifié}, est tout à fait réalisé une fois le corps de Jésus mis au tombeau (Mt 27,60), celui-ci scellé et placé sous bonne garde (Mt 27,66). Les quelques annonces de la résurrection sont passées incomprises ou ignorées, sans donner lieu à aucune actualisation narrative (*proMt 26,2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié ; →Annonces de la passion et de la résurrection). De fait, à partir de Mt 28,2, l’évangile ne présente plus de sutures chronologiques ni spatiales bien établies, mais plutôt des enchaînements chronologico-logiques relevant autant du discours que du récit. On entre dans un texte d’une autre nature que les récits sur la vie de Jésus aux jours de sa chair : la proclamation performative de sa résurrection (*proMt 28,5a.6b. 7ad.8b.10c).4 Tout se passe comme si narrer l’histoire de Jésus aux jours de sa chair — dans ses faits et gestes dans une extériorité accessible à tout un chacun — n’était pas la même chose que rapporter les rencontres avec lui au-delà du tombeau dont ont bénéficié seulement certains témoins privilégiés. Très remarquables sont d’ailleurs en général les jeux de Mt sur la temporalité. Le rythme du récit est singulier : avant d’entrer dans un suivi chronologique avec la séance du matin au sanhédrin, Mt déploie plusieurs fois le rythme ternaire qu’il affectionne (dans la prière à Gethsémani ; dans le reniement de Pierre). La vitesse du récit est frappante : tout se ralentit et se précise à partir de l’aube, avec des épisodes situés toutes les trois heures environ. On atteint l’isochronie, voire le ralenti, quand on s’approche de la mort de Jésus : l’attention narrative semble focalisée sur les souffrances et la mort rédemptrices de Jésus, pourtant traitées avec la sobriété extrême de l’ellipse (*proMt 27,35a), reflet de la contemplation de cet événement traumatisant et magnifique avec les yeux des premiers chrétiens de Jérusalem. Quant aux personnages, le point le plus important à souligner en introduction est la caractérisation presque omnisciente de Jésus en sa passion chez Mt (*interpMt 26,1-2 ; *proMt 26,1b ; *proMt 26,18b), qui n’est au fond pas très différente de celle qu’il a chez Jn. Elle est servie par un réseau typologique serré qui sublime la sugkrisis des historiens rhéteurs à la Plutarque (nous y revenons infra : *Intertextualité biblique). À huit reprises dans le seul ch.26, par exemple, Jésus est doté de traits qui sont ceux du personnage divin dans les Écritures : il connaît les cœurs (Mt 26,10), il commande avec autorité (Mt 26,18), il commence un procès-rîb (Mt 26,22), il respecte la liberté morale de sa créature (Mt 26,25), il est Maître (Mt 26,18), il offre la coupe-destin (Mt 26,27), il siège à la droite de Dieu (Mt 26,64), sa parole volontiers énigmatique ou ironique — par exemple la célèbre formule « Tu as dit » (*proMt 26,25c ; *proMt 26,64a ; *proMt 27,11d) ressemble à celle du Dieu caché des
Écritures (Ex 3,14). Les Pères de l’Église y ont été sensibles quand ils lurent l’épisode de l’agonie comme un sommet paradoxal de la christophanie (cf. infra : *Tradition chrétienne). La caractérisation complexe du personnage de Judas, propre à Mt, mérite elle aussi d’être soulignée car elle s’inscrit en faux contre la diabolisation dont il a majoritairement fait l’objet dans la tradition, qui a plutôt suivi Jn à son propos. Celle de Pierre, enfin, peu flatteuse, pose d’intéressantes questions historiques (*hgeMt 26,69-75). Une autre caractéristique frappante du système des personnages dans la passion est leur répartition par sexe : aux disciples mâles, qui bougonnent, plastronnent, trahissent, fuient, doutent, est confié le symbole rituel de la mort du Christ ; ce sont les disciples femmes, présentes explicitement dans la continuité de leur service depuis la Galilée, après l’avoir servi en le nourrissant durant son ministère, qui restent attachées à son corps concret donné en nourriture pour le salut des hommes, jusqu’à le servir au-delà de sa mort par leur annonce de sa résurrection. L’élément féminin est omniprésent dans la passion : depuis l’onction à Béthanie, qui symbolise à elle seule tout le récit et culmine dans l’instauration par Jésus d’un véritable mémorial de « la » femme inconnue (Mt 26,13), jusqu’aux récits de rencontres avec le Ressuscité du ch.28, en passant par ceux de la mort de Jésus (Mt 27,55-56). Le séisme et les signes cosmiques, équivalents aux douleurs de l’enfantement dans la tradition prophétique (*proMt 27,51c.54b.28,2a.4), qui suivent la mort de Jésus et précèdent la découverte de la tombe ouverte, englobent le cœur de la Pâque de Jésus dans le symbolisme d’une mort-naissance au Ciel et résurrection-renaissance d’une nouvelle vie sur terre (*proMt 27,57b.61). À propos des femmes, cette introduction est le lieu où exprimer notre dette envers nombre d’exégètes féminines pour la riche moisson d’histoire culturelle apportée par leurs travaux.5 Et, s’il est possible d’en faire confidence ici, disons plus généralement notre reconnaissance aux très nombreuses collaboratrices à la présente recherche. Lorsque nous en avons ouvert le chantier, nous avons été frappé par le grand nombre de femmes qui nous rejoignirent d’emblée, avant que n’arrivent les hommes ! Tout s’est passé pour nous, durant ces années 2010, comme si, deux millénaires plus tard, c’étaient toujours davantage les femmes que les hommes qui se sentaient concernées par la (mémoire de la) passion du Christ.
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Pour une analyse narrative de l’ensemble de la passion, voir Venard Olivier-Thomas, « La Parole comme enjeu narratif et théologique dans la Passion selon saint Matthieu : un commentaire littéraire de Mt 26-28 », Revue biblique 115 (2008) 56-96. Nous y offrons en annexe, p. 93-96, le schéma de l’organisation des programmes narratifs et les schémas actantiels de l’ensemble de ces chapitres. Citons ici Sawicki Marianne, Seeing the Lord: Resurrection and Early Christian Practices, Minneapolis MN : Fortress, 1994 ; Setzer Claudia, « Excellent Women: Female Witness to the Resurrection », Journal of Biblical Literature 116 (1997) 259-272, même si nous ne retenons pas la dialectique féministe de la lutte des sexes qui surdétermine parfois leurs conclusions.
Introduction générale
Rhétorique Sur le plan rhétorique, nous avons signalé d’emblée l’extraordinaire ciselure rhétorique de l’elocutio matthéenne. Pour une synthèse plus fournie, nous renvoyons simplement à Ulrich Luz.6 Si on la replace dans le contexte d’une composition littéraire en culture semi-orale,7 ses enjeux principaux nous semblent cependant moins littéraires qu’historiques, et c’est pourquoi nous y revenons plus loin (*Genres littéraires : Irréductible historicité). À la surface de notre récit, le recours fréquent à la topique biblique (cf. *Intertextualité biblique) met en série l’histoire de Jésus avec des Écritures qui remontent aux origines de l’histoire sainte. L’intertexte avec des textes sacrés ouvre l’histoire du temps de Jésus à une fin indéfinie dans le présent des proclamations et des lectures. Il permet au narrateur d’entretenir en basse continue une conversation apocalyptique avec son lecteur. Procédés énonciatifs Cette dernière remarque aborde déjà le plan énonciatif. L’auteur de cet évangile a une véritable conscience littéraire. Le raffinement de l’espèce de « discours de la méthode » qu’est l’ensemble des paraboles dites « du royaume » qu’il enchâsse au cœur de son œuvre — « tout scribe devenu disciple du royaume des cieux est semblable à un homme maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13,52)8 — est pleinement confirmé dans nos chapitres. Dans le grand finale de l’évangile que constituent nos trois chapitres, les indices métalittéraires sont nombreux. Au dernier verset, d’abord, le « leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28,20) forme peut-être inclusion totale avec le premier mot du livre, qui est justement « livre » (Mt 1,1), en passant par « tout cela » (que je vous enseigne et de la manière dont je vous l’enseigne, Mt 13,51) en plein milieu de la composition d’ensemble : c’est le livre même qui s’achève qui est ainsi désigné (*proMt 28,20a). Plus explicitement, la proclamation du royaume dont il était question bien avant dans le récit de Mt (Mt 3,2 ; 4,17) est destinée à s’étendre en tant qu’« évangile » (*vocMt 26,13b ; *genMt 26,13b ; →Le genre littéraire « évangile ») dans le monde entier (Mt 24,14 ; *proMt 26,13b ; *chrMt 26,13b). Le récit matthéen de la femme accomplit l’annonce par Jésus de la proclamation de cet (autodemonstratif) évangile (Mt 26,13) incluant la mémoire du geste de cette femme. Est suggéré ici le fait que l’évangile en question est le livre qu’on est en train de terminer, l’Évangile selon Mt, structuré par les cinq grands enseignements de Jésus (*genMt 26,1a). À la surface même du récit, la présence d’une conscience littéraire se manifeste bien, par exemple, dans la construction de l’épisode de l’agonie en parallèle structurel avec ceux du baptême et de la transfiguration, ciselée par Mt, même si elle est héritée d’une structuration mnémotechnique antécédente de la mémoire sur Jésus (*proMt 26,36-46). Elle se manifeste plus généralement dans le soin apporté aux structures circulaires
chiastiques, beaucoup plus nettes chez Mt que chez Mc (*syn passim ; p. ex. *proMt 26,6-13 : le sertissage soigné du mémorial de Béthanie pour lui donner tout son sens messianique/ politique, sens qui pourrait expliquer les complots contre Jésus). En profondeur, la conscience littéraire de l’auteur travaille le récit par une structure énonciative métaleptique subtile, par laquelle la voix de l’évangéliste s’adresse à tout lecteur futur. À cette fin, elle mobilise en particulier la richesse sémantique de plusieurs locutions adverbiales chronologico-logiques (*proMt 26,29b ap arti ; *graMt 26,3a tote), ou la polysémie de formes verbales comme anakeimai (« être étendu/à table/ mort » : *proMt 26,7b) et paradidômi (« livrer » et « trahir » : *proMt 26,15b). Relève de cette structure énonciative métaleptique l’ironie prégnante dans la passion, dont le schéma actantiel révèle que, derrière toutes les méchancetés et tortures imposées à Jésus par ses ennemis, se réalise énigmatiquement une volonté divine supérieure (*interpMt 26,54), tandis que les réticences ou protestations de ses amis (*interpMt 26,69-75) feraient plutôt le jeu de l’Ennemi véritable. La ligne de la moquerie et de la parodie tout au long du récit de la passion, commencée avec la scène du couronnement d’épines, continuée dans les quolibets au pied de la croix, inversée au niveau de l’énonciation principale (p. ex. *proMt 27,39a), suppose une interaction entre auteurs et récepteurs d’un tel récit : le moqueur du Crucifié est de toutes les époques. Elle suppose aussi la judaïté de l’auteur comme des récepteurs de nos récitatifs. On y reviendra plus loin. Théâtralité Cette énonciation si particulière confère une dimension théâtrale à notre récit, qui abonde en dialogues en style direct, les plus spectaculaires étant sans doute les interrogatoires de Jésus, que l’on peut presque disposer en dialogues entrecoupés de didascalies. Le hic et nunc de la performance vient souvent combler toute distance entre le lecteur et le narrateur, voire le personnage, qu’il s’agisse des prophéties en actes associées à la mort imminente de Jésus (l’onction à Béthanie ou la dernière Cène) ou de l’inclusion de l’ensemble Mt 26-28 dans l’« É/évangile » à venir qui racontera le geste d’onction de Béthanie, puis dans le repas du Seigneur qui l’ouvrira au retour dans la gloire du royaume, puis dans l’annonce de la résurrection faite aux
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Luz Ulrich, Das Evangelium nach Matthäus (Evangelisch-katholischer Kommentar zum Neuen Testament 1), éd. rév. du vol. 1, Zürich : Benziger, 2002, 31-56, donne une liste complète des caractéristiques linguistiques de Mt. Cf. le très long article de Lohr Charles H., « Oral Techniques in the Gospel of Matthew », Catholic Biblical Quaterly 23 (1961) 403-435. Pour une présentation détaillée de ce que nous appelons ici « l’art poétique » de Mt, cf. Venard Olivier-Thomas, « The Prologue of John and the Heart of Matthew (John 1.1-18 and Matthew 12.46-13.58): Does the Jesus of the Synoptic Gospels Really Say Nothing Different from the Prologue of John? », dans Pabst Adrian et Paddison Angus (éd.), The Pope and Jesus of Nazareth: Christ, Scripture and the Church (Veritas), Londres : SCM Press, 2009, 134-158.
La passion selon saint Matthieu
femmes : Dites que je vous ai dit de leur dire qu’il est ressuscité comme il l’a dit (Mt 28,6-7). Liturgie Du hic et nunc théâtral à celui de la célébration, il n’y a qu’un pas : rien d’étonnant, par conséquent, à ce que la thématique de notre récit soit aussi intensément liturgique. Certes, le style n’est pas hymnique avec versification rythmique à la manière d’un formulaire liturgique, mais le Pater lui-même (la plus ancienne prière peut-être ?) n’est guère prolixe, et nous avons déjà signalé combien l’elocutio de Mt est maîtrisée : rythmes ternaires, parallèles, antithèses, chiasmes relèvent d’une stylisation mnémotechnique du discours qui n’est pas sans avantage s’il est destiné à la performance rituelle. Le contexte narratif de la passion est celui de la préparation et de la célébration de la Pâque (Mc 14,12 //). Il fait résonner les actes et les paroles de Jésus dans un contexte cultuel de calendrier et de rites. Leur cadre spatio-temporel est celui de la liturgie : quant à l’espace, sa représentation réaliste à l’ombre ou en face du Temple se juxtapose à une représentation mythique, apocalyptique (Mt 27,53 « ils entrèrent dans la ville sainte ») ; quant à la temporalité, elle juxtapose réalisme de l’horaire, temps rituel (le contexte pascal de la livraison de Jésus, les heures du supplice) et temps de l’histoire du salut. À partir de l’aube, le récit est rythmé toutes les trois heures, de 6h du matin à 6h du soir, ce qui semble bien correspondre aux moments de la prière juive au Temple. La dimension liturgique accompagne le motif du corps de Jésus dans sa trajectoire tout au long du récitatif. À une extrémité, entre des mains féminines, l’onction de Béthanie le place au centre en un geste spectaculaire ; à l’autre, le même corps est préparé pour embaumement et funérailles. On songe à un usage d’aromates en début et fin de célébration. Entre les deux moments, le même corps est symboliquement confié en nourriture et boisson aux mains des disciples masculins. La liturgie autour du corps mort de Jésus commence aussitôt après sa mort et n’est interrompue que par le sabbat. C’est au cours de cette liturgie que le corps mort de Jésus est retrouvé vivant et que les femmes sont envoyées aux disciples dispersés pour les rassembler en leur annonçant la bonne nouvelle. C’est finalement la question du genre littéraire de notre texte, et du milieu de vie dans lequel il a pu se produire et se développer, qui est ainsi posée.
Péricope après péricope, et parfois même en identifiant une petite forme littéraire à l’intérieur d’une péricope, ces notes identifient nombre de genres littéraires, de la formule légale (*genMt 27,25b) au récit étiologique (*genMt 27,8), de la discussion casuistique (*genMt 26,9.11) à l’apocalypse (*genMt 27,51c-53), du miracle de délivrance à l’angélophanie (*genMt 28,1-10), etc. En introduction à l’ensemble des ch.26 à 28 du premier évangile, cependant, il faut poser plus généralement le double problème du genre littéraire de la passion et des textes sur le Ressuscité — lequel rejoint celui du →genre littéraire de l’évangile. Kérygme, narration Parmi tous les récits sur Jésus compilés par les évangélistes, ceux de ses derniers jours et de sa mort sont les plus certainement composés dans une perspective postpascale ; cependant, si la « lumière de la résurrection », comme on le dit bizarrement,9 les éclaire constamment, c’est avec une telle discrétion qu’il faut mettre en question la thèse, classique depuis L’histoire de la tradition synoptique de Bultmann, selon laquelle nous aurions affaire à une forme étendue (narrativisée) du kérygme primitif, qui était très lapidaire (cf. 1Co 15,3-5). On serait passé de la demi-douzaine de brèves phrases énonçant le kérygme originel aux récits actuels, en passant par l’agglutination d’épisodes, de légendes (Judas, Pilate) et de dits variés. Il n’est cependant pas si sûr que le « kérygme primitif » ait jamais été aussi fruste : la vie de Jésus, en particulier le récit de sa passion, est moins absente du corpus kérygmatique paulinien qu’on a voulu le penser, et le fait que sa présence y soit largement allusive s’explique bien en termes de sociologie des traditions orales.10 Inversement, il est remarquable que, alors que tous les kérygmes repérables dans les Actes des apôtres (sauf Ac 4,10-12) mentionnent la résurrection et insistent sur le témoignage des apôtres (Ac 2,32 ; 3,15 ; 5,30-32 ; 10,40-41 ; 13,30-31), qui ont vu le Seigneur ressuscité et ont mangé avec lui, les récits de la passion évoquent si discrètement la résurrection. S’ils provenaient du kérygme primitif, on cherche en vain le pourquoi d’une telle discrétion. Enfin, les « récits » d’apparition sont difficilement dérivables d’une source primitive. Ils donnent plutôt l’impression de témoignages colligés a posteriori pour donner aux récits de la passion une structure plus proche du kérygme. 9
Genres littéraires — *gen Il est bien difficile d’interpréter convenablement un texte sans en déterminer le genre. On s’efforce ici d’identifier le genre ou le sous-genre littéraire du texte ou de la portion de texte présenté, en étant conscient du fait qu’il s’agit souvent d’une approximation (et qu’en conséquence le titre de ces notes se terminera souvent par un point d’interrogation). On explique l’impact du genre sur l’interprétation du texte dans son contexte historique originel.
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Cette bizarrerie est bien soulignée par Behr John, John the Theologian and His Paschal Gospel: A Prologue to Theology, Oxford : Oxford University Press, 2019, 122-123 : « Un trait constant, à une exception près, de la vision de la tombe vide ou de la rencontre avec le Christ ressuscité est le manque de compréhension ou de reconnaissance » (notre trad.). De fait, les apparitions du Ressuscité provoquent étonnement ou inquiétude, et la lumière vient bien autant des Écritures que de l’effectivité de la rencontre, comme l’avait bien senti Thomas d’Aquin lorsqu’il interroge le terme argumentis utilisé pour évoquer la résurrection en Ac 1,3 (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 55,5 s.c.). Cf. les tableaux proposés par Dunn James Douglas Grant, Christianity in the Making, vol. 1 : Jesus Remembered, Grand Rapids MI : Eerdmans, 2003, 768.
Introduction générale
Bref, on a tout lieu d’inverser le raisonnement bultmannien et de dire que la parole chrétienne primitive fut composée d’un récit des souffrances et de la mort de Jésus, suivi ou accompagné de discours insistant sur sa résurrection selon les Écritures, et les témoignages de christophanies. Spécialement chez Mt, le récit de la passion est indépendant des témoignages sur la résurrection. Comme on l’a rappelé, l’analyse narratologique identifie ces derniers comme des appendices discursifs au programme narratif principal. Contrairement à un préjugé venu de l’ancienne « critique des formes » selon lequel les récits de la passion seraient des kérygmes narrativisés,11 tout se passe plutôt comme si le narrateur avait cherché à « kérygmatiser » l’histoire dont il héritait. En particulier le recours aux Écritures (*bib passim) fait bien plus penser à une narration kérygmatisée qu’à un kérygme narrativisé. Chronique historique, fiction littéraire L’historien et le théoricien littéraire (post)modernes posent deux questions brûlantes aux récits canoniques des derniers jours de Jésus : s’agit-il de récit historique ou de fiction d’auteur ? Comment faut-il comprendre les différences entre les récits de la passion ? Car on doit bien reconnaître des « plus » (p. ex. chez Mt : la mort de Judas [*synMt 27,3-10], le récit des gardes et le contre-évangile juif [*synMt 28,11-15] ; chez Lc : la séance chez Hérode Antipas [Lc 23,8-12] et le dialogue avec les femmes de Jérusalem [*synMt 27,32]) et toutes sortes d’altérations ou de variations de détails. Sont-ce des efflorescences fictives inventées par les auteurs, ou bien leur viennent-elles de sources spécifiques ? Et s’il s’agit d’inventions, en quoi le reste du matériel narratif, celui qui est commun, en diffère-t-il ? Beaucoup de savants ont discerné dans la passion le résultat d’amplifications littéraires. Au moins au titre de l’histoire de la réception moderne de notre texte, il faut ici lister quelquesunes de leurs propositions de genre littéraire pour les récits de la passion. Amplifications littéraires ? Une partie de l’exégèse moderne a voulu l’assimiler à de la fiction littéraire, soit gréco-romaine, soit juive. Progymnasmata ? Une première hypothèse provient de la comparaison avec la rhétorique gréco-romaine. Les récits évangéliques résulteraient d’un développement « progymnastique » à partir de chreiai.12 Plus spécialement, le récit de la passion et de la mort de Jésus serait né d’une expansion par recontextualisation de quelques phrases : Robbins pense ainsi que Mc 15,1-16,8 est avant tout l’amplification narrative d’articles de foi des premiers chrétiens, composée à partir des trois chreiai en forme de prédictions de Mc 8,31 ; 9,31 ; 10,32-34 et de la recontextualisation historicisante de plusieurs verset du Psaume 22.13 Cependant, on n’a aucun autre exemple de réécriture d’un passage scripturaire incluant l’invention de matériel narratif non relié au noyau traditionnel, pas même dans les biographies parabibliques d’un
Philon. Dans le genre, s’ils étaient fruits de l’inventivité rhétorique, les récits de la passion constitueraient donc une exception. Midrash ? En les comparant aux formes de la tradition rabbinique, on a parfois expliqué la naissance des récits de la passion comme le développement midrashique d’un dossier scripturaire primitif par lequel les croyants en Jésus se seraient efforcés de comprendre sa mort ignominieuse, sinon de la justifier, en découvrant un dessein divin mystérieusement annoncé par avance. Pourtant, si midrash il y a, dans le travail de mémoire sur Jésus, il est inversé : l’évangéliste cherche moins à expliquer des textes en les combinant avec d’autres textes (p. ex. le Psaume 22, des fragments de Zacharie et les « chants du Serviteur » isaïens) ou en composant un récit ad hoc, qu’à éclairer une histoire par des textes. L’auteur ne fait pas à son lecteur une explication de texte en vue d’une décision et d’un effort moral concret, mais il semble plutôt agglutiner des textes autour d’un acte ou d’un événement déjà réalisé, pour l’éclairer et l’expliquer : il « était confronté au fait incontournable de la crucifixion de Jésus. Il ou elle accepta ce fait pleinement comme la volonté mystérieuse de Dieu qui est puissante même à grandes distances dans le temps et dans l’espace ».14 Le recours aux Écritures est avant tout un art de l’allusion, dans la ligne de ce qui deviendrait le rémèze ( ֶ)ר ֶמזdans l’herméneutique juive postérieure. Cet understatement systématique est en fort contraste avec les fréquentes interventions de l’auteur appréciées dans l’historiographie de l’époque. De fait, avec une seule citation d’accomplissement formelle et un réseau d’allusions particulièrement serré, l’innutrition biblique du récit est si profonde que son « moulage » scripturaire est vraisemblablement primitif. Le type de sugkrisis15 scripturaire qui se déploie dans les récits de la passion dérive plus des « faits terribles et irréductibles de la fin de la vie de Jésus »16 que de l’inventivité littéraire. Il pourrait bien avoir commencé dès la première étape de la mise en forme orale du souvenir de ses derniers jours17 (*genMt 27,45-51b). 11 12
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Cf. Venard, « La Parole », op. cit. (n. 4), 89-92. Dans son manuel de rhétorique, contemporain du NT, →Théon Progymn. 96-106 présente les techniques d’amplification de la chreia. Pour une étude contemporaine, voir Hock Ronald F. et O’Neil Edward N. (éd.), The Chreia in Ancient Rhetoric, vol. 1 : The Progymnasmata (SBL Texts and Translations 27 ; Graeco-Roman Religion Series 9), Atlanta GA : Scholars Press, 1986. Robbins Vernon K., « The Reversed Contextualization of Psalm 22 in the Markan Crucifixion: A Socio-Rhetorical Analysis », dans Van Segbroeck Frans et alii (éd.), The Four Gospels, 1992: Festchrift Frans Neirynck (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 100), Louvain : Leuven University Press, 1992, vol. 2, 1161-1183. Collins Adela Yarbro, « From Noble Death to Crucified Messiah », New Testament Studies 40 (1994), 481-503, 492 (notre trad.). Cf. Aletti Jean-Noël, « Le Christ raconté. Les Évangiles comme littérature ? », dans Aletti Jean-Noël et alii (éd.), Bible et littérature. L’homme et Dieu mis en intrigue (Le livre et le rouleau 6), Bruxelles : Lessius, 1999, 29-53. Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 501 (notre trad.). Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 777.
La passion selon saint Matthieu
Irréductible historicité C’est, de fait, l’histoire littéraire elle-même qui rend très difficile la réduction des récits de la passion de Jésus à des fictions littéraires. Deux traits de notre récit en particulier tranchent fortement sur la littérature gréco-romaine de son époque :18 le nombre d’ambiguïtés qu’il recèle, ainsi que sa relative non-réflexivité ou son immédiateté.19 Contrairement aux autres biographes antiques, les évangélistes interviennent très peu dans leurs récits. Ils ne racontent pas la vie de Jésus comme celle d’un homme admirable à imiter, mais comme celle de quelqu’un qui occupe une fonction dans le plan du salut de Dieu pour Israël et pour l’humanité. Bien qu’une conscience littéraire soit clairement à l’œuvre dans le récit, le point de vue de l’auteur ne s’explicite pour ainsi dire jamais. Par exemple, l’évangéliste déploie un intertexte biblique qui « touche au sublime »20 car il est aussi fourmillant que rarement explicité (cf. infra : *Intertextualité biblique). Par exemple, encore, les récits de la dernière Cène sont gros de questionnements et de suggestions non thématisés ; aucune réponse, aucun appel à interprétation n’y est explicité.21 Il semble même impossible d’imaginer un contexte vraisemblable dans lequel les « paroles de consécration » du dernier repas auraient pu être littérairement forgées : qui aurait eu l’autorité nécessaire pour ce faire ? On est bien « au-delà de toute inventivité humaine », comme le fit remarquer le regretté Georges Steiner.22 Autre exemple : en rapportant les circonstances de la mort de Jésus, en soulignant l’interrogation de ceux qui y assistent sur le sens ultime des derniers mots de Jésus, en laissant dans l’ambiguïté le sens du dernier geste envers le supplicié, de la déclaration du centurion, ou — plus fondamentalement — des motivations de Judas et de Pilate, l’évangéliste n’explicite aucune ligne narrative préconçue dans laquelle chaque action est cohérente et ses motifs évidents, comme c’est le cas dans la légende. Mt ne fait pas de différence entre lui comme auteur et lui comme narrateur, le narrateur semblant au cœur de l’événement, contrairement à la plupart des historiens et biographes antiques, qui interviennent pour apprécier la vraisemblance de ce qu’ils rapportent. Pis, dans sa mort, Jésus apparaît comme un antihéros. Sa seule parole dans la mort est de déréliction, et non pas un discours édifiant ou une attitude à imiter, ce qui est loin d’être une mort noble (*ancMt 27,45-51b). Certes, la sélection de traits remarquables peu flatteurs dans la description de cette mort peut faire penser à l’idéal de véridiction a-morale d’un Suétone, mais le récit évangélique s’en démarque par son absence de souci d’édification morale (*genMt 27,45-51b). Il présente une suite de faits exprimés, grosse potentiellement, et seulement potentiellement, d’une polémique intrajudaïque et d’un enseignement moral et religieux. Il faut encore souligner l’ébauche de dialogue en style direct des moqueries (Mt 27,39-44) : cela va contre les règles de l’écriture de l’histoire antique,23 mais cela rappelle l’écriture romanesque24 ou dramatique25 de cette époque. Et pourtant, Jésus, le fils de Dieu, meurt moins comme un martyr de plus, donnant un exemple de foi et d’endurance héroïque, que comme la victime abandonnée d’une insondable
méchanceté. Dans la littérature de l’époque, il est très improbable qu’il s’agisse d’un procédé d’auteur :26 la réaction d’un Celse aux récits des souffrances, en particulier morales, de Jésus en sa mort — telle du moins qu’on peut la reconstituer à partir de →Origène Cels. — montre clairement que, s’il s’agissait d’un procédé rhétorique pour convaincre les récepteurs, il était particulièrement contre-productif dans un milieu gréco-romain. La comparaison avec les actes des martyrs juifs laisse penser que le laconisme ou le mutisme de Jésus n’aurait pas non plus captivé un lectorat juif hellénisé. Replacé dans le contexte de l’histoire littéraire, le récit matthéen de la passion de Jésus ne s’offre décidément pas comme un récit édifiant. C’est un récit réaliste. Ainsi donc, paradoxalement, le raffinement littéraire de Mt apporte des éléments en faveur de sa charge historique. Les structures poétiques qu’il met en place sont plusieurs fois structurées par des éléments, inessentiels du point de vue du « message », qui relèvent peut-être plus de l’art de la mémorisation. Par exemple, la ciselure rhétorique circulaire de l’épisode de la mort de Jésus n’encadre aucun élément très significatif mais un geste concret qui peut avoir frappé la mémoire des témoins oculaires, en particulier par son ambiguïté : l’abreuvement de Jésus à l’éponge (Mt 27,48). La raison d’une telle construction n’est pas évidemment théologique (même si on y trouve a posteriori de la théologie), elle est plutôt mnémotechnique : un fait particulier de l’exécution de Jésus semble avoir frappé la mémoire, et c’est autour de lui que s’est fixé le récit des derniers instants, construit en symétries mnémotechniques. À la suite d’Erich Auerbach, Justin Taylor, dont nous suivons les conclusions,27 voit dans l’absence des procédés attendus
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Cf. la comparaison souvent faite entre les miracles rapportés en Mc 5,3543 et Lc 7,1-17 et celui que raconte →Philostrate Vita Apoll. 4,45. Auerbach Erich, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. par Heim Cornélius, Paris : Gallimard, 1968, 46. Le sublime est une beauté produite par des techniques littéraires demeurant indécelables, selon la définition du →Ps.-Longin Subl. : Aletti, « Le Christ », op. cit. (n. 15), 48 n. 53. Delorme Jean, « Le dernier repas de Jésus dans le texte Mc 14, 16-25 », dans Quesnel Michel, Blanchard Yves-Marie et Tassin Claude (éd.), Nourriture et repas dans les milieux juifs et chrétiens de l’Antiquité. Mélanges offerts au Professeur Charles Perrot (Lectio Divina 178), Paris: Cerf, 1999, 107-120, 119. Steiner George, No Passion Spent: Essays 1978-1996, Londres : Faber et Faber, 1996, excipit du ch.2 (notre trad.). La rhétorique historiographique transformait ce genre de dialogues en style indirect : Auerbach, Mimésis, op. cit. (n. 19), 46. Cf. Soards Marion L., The Speeches in Acts: Their Content, Context, and Concerns, Louisville KY : Westminster John Knox, 1994. La plupart des pièces antiques, comédie ou tragédie, présentent des passages en stichomythie. Cf. Ruzer Serge, « Crucifixion : The Search for a Meaning vis-à-vis Biblical Prophecy: From Luke to Acts », ch.7 dans Ruzer Serge (éd.), Mapping the New Testament: Early Christian Writings as a Witness for Jewish Biblical Exegesis (Jewish and Christian Perspectives Series 13), Leiden : Brill, 2007, 179-213. Taylor Justin, The Treatment of Reality in the Gospels: Five Studies (Cahiers de la Revue biblique 78), Pendé : Gabalda, 2011.
Introduction générale
selon les canons historiographiques de l’époque, et dans ce type d’ambiguïté et d’innovation, des indices d’historicité. Replacé dans l’histoire de la littérature, notre récit est paradoxalement réaliste : d’une part, il est animé d’une intention historienne (témoignage) ; d’autre part, il ne recourt guère aux procédés propres à ce type d’écriture,28 sans s’interdire d’user de ceux du roman ou du théâtre. L’innovation littéraire correspond ici à une inventivité causée par les faits eux-mêmes. L’ambivalence de la caractérisation des personnages fut moins construite qu’héritée du récit-source, empreint de l’impact des événements sur leurs témoins, mis en forme par Mt. Plus encore, soulignait jadis Auerbach à propos des larmes de Pierre,29 la manière même dont l’histoire est racontée équivaut à une véritable révolution à l’échelle de l’histoire littéraire occidentale. Les évangiles furent les premiers textes à placer des sentiments très élevés dans des personnages très ordinaires. Non seulement cette radicale nouveauté des procédés littéraires utilisés subvertissait la hiérarchie des genres littéraires antique, mais elle se déployait en personnages et en dialogues « réalistes » comme on n’en n’avait jamais composés et comme on n’en composerait pas avant le 19e s. Bien sûr, on peut imaginer qu’elle est construite, mais cela reviendrait à imaginer — contre toute vraisemblance historique — Mt inventeur, des siècles avant l’heure, des techniques « du récit romanesque réaliste moderne : si c’est une fiction, il relève en effet de ce genre de récit ».30 Or, si l’évangile est une fiction, son auteur doit avoir été un artiste extrêmement sophistiqué, pour d’une part s’affranchir des canons rhétorique et esthétique de son temps, d’autre part dissimuler sa technique derrière une naïveté apparente. Une telle hypothèse atteint et dépasse sans doute la frontière la plus reculée du plausible.31 Si l’on ajoute à tous ces caractères la vraisemblance culturelle de nos récits (abondamment illustrée par l’annotation en *Textes anciens, *Intertextualité biblique et *Littérature péritestamentaire), la temporalité qu’ils déploient (celle du temps vécu, plus que reconstruit artistiquement ; cf. infra : *Milieux de vie : une mémoire « populaire » ; *Repères historiques et géographiques : temps), on a autant d’indices de la présence de témoignages en amont de nos textes. Nous posons donc comme vraisemblable l’existence de témoins des derniers jours de Jésus dont les récits furent rapidement combinés dans un récit primitif de la passion, puis interprétés et enrichis diversement par les évangélistes canoniques, disposant ou non de sources propres. L’émission d’hypothèses plausibles concernant l’identité des témoins dont héritait l’évangéliste et concernant les circonstances dans lesquelles ils élaborèrent leurs témoignages relève de la section *Milieux de vie, plus bas. Avant d’y venir, dessinons les contours du récit originaire de la passion. Un récit de la passion originaire ? L’existence d’une « tradition à part » de la mémoire concernant Jésus est aujourd’hui bien étayée.32 C’est la raison la plus plausible des titres des évangiles : kata plus accusatif (« selon »), et non pas le génitif d’auteur auquel on aurait pu s’attendre. Martin Hengel souligne combien l’accord des évangiles est
frappant, comparé aux lieux et aux époques différents auxquels ils furent composés, sur une période de quelques décennies.33 Frappant aussi est le fait que n’y est abordé aucun débat halakhique important pour les toutes premières communautés de disciples : rien de précis n’est placé dans la bouche de Jésus qui tranchât, par exemple, une question aussi âprement débattue alors que la circoncision.34 Les aménagements de la tradition originaire les plus indéniablement repérables restent relativement modestes. En comparant Mt à Mc, ou à Lc-Q, on découvre que, si habile son auteur soit-il (« scribe devenu disciple du royaume », Mt 13,52), il travaille surtout l’architecture de son œuvre. Il est vrai que les évangélistes sont de vrais auteurs et des enseignants expérimentés, cherchant à exprimer les événements du salut.35 La mémoire concernant Jésus semble avoir été transmise moins comme une parole modelable au gré des applications qu’on en ferait dans les communautés, que comme une valeur religieuse en elle-même, donc avec une certaine stabilité. Cette stabilité n’avait rien d’un fixisme stérile : on préservait non seulement les paroles que le Maître avait dites (ses performances), mais la capacité de parler de la même manière que lui (sa compétence). La lettre même des textes canoniques en porte la trace dans les épisodes où les évangélistes autorisent leur production de la bouche même de Jésus, qui la prédit (Jn 17,20) et l’ordonne (Mt 28,20), en envisage la grandeur (Jn 14,10-12) et en donne l’art poétique (Mt 13,52). L’existence de cette tradition isolée est particulièrement plausible pour le récit de la passion. Même l’œuvre largement circonstancielle de Paul en présente des traces, elle qui parle si
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En particulier, l’évangile ne recourt pas à un témoin oculaire garant de l’ensemble du récit, à la différence de la très romancée Vie d’Apollonius de Tyane. Cf. Hengel Martin, « Eye-Witness Memory and the Writing of the Gospels: Form Criticism, Community Tradition, and the Authority of the Authors », ch.4 dans Bockmuehl Markus et Hagner Donald A. (éd.), The Written Gospel, Cambridge : CUP, 2005, 70-96, 88. Auerbach, Mimésis, op. cit. (n. 19), 51-60. Lewis C. S., « Fern-seed and Elephants », dans Christian Reflections, éd. par Hooper Walter, Glasgow : Fount Paperbacks, 1981, 191-208, 194 (notre trad.). Cf. Taylor Justin, Treatment, op. cit. (n. 27). Norden Eduard, Die antike Kunstprosa, vom VI. Jahrhundert v. Chr. bis in die Zeit der Renaissance (Leipzig: Teubner, 1909), 480 : « Les évangiles se distinguent en tout de la littérature artistique. Même considérés comme des monuments littéraires, d’un point de vue purement extérieur, ils portent la marque de la nouveauté radicale » (notre trad.). Bauckham Richard J., Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids MI : Eerdmans, 2006, 278-279, évoque la notion d’isolated tradition apparue chez Kittel Gerhard, Die Probleme des palästinischen Spätjudentums und das Urchristentum (Beiträge zur Wissenschaft vom Alten und Neuen Testament 37), Stuttgart : Kohlhammer, 1926, 69, et développée par Gerhardsson Birger, The Reliability of the Gospel Tradition, Peabody MA : Hendrickson, 2001, 64. Hengel, « Eye-Witness Memory », op. cit. (n. 28), 90-91. Bruce Frederick Fyvie, « Are the New Testament Documents Still Reliable? », dans Kantzer Kenneth (éd.), Evangelical Roots: A Tribute to Wilbur Smith, Nashville TN : Thomas Nelson, 1978, 49-61, 54. Hengel, « Eye-Witness Memory », op. cit. (n. 28), 93.
La passion selon saint Matthieu
peu de la vie de Jésus. Les deux principales séquences du récit des derniers jours de Jésus (le dernier repas et l’arrestationcondamnation-exécution-ensevelissement) semblent avoir été si rapidement établies qu’elles apparaissent dans les traditions fondatrices des Églises que Paul fonde. Pour les évoquer (1Co 10,14-22 ; 11,17-22), Paul cite des formules reçues et déjà entrées dans la mémoire comme tradition sacrée (1Co 11,2326). La « croix » et la mort ignominieuse de Jésus sont des motifs de la toute première prédication chrétienne : 1Co 1,1718.23 ; 2,2.8 ; 2Co 13,4 ; Ga 3,1 ; 5,11 ; 6,12 ; He 12,2. Plusieurs locutions caractéristiques de la passion font partie du matériel traditionnel le plus ancien de la mémoire chrétienne : Jésus a été livré (paradidômi : Rm 4,25 ; 8,32 ; 1Co 11,23 ; Ga 2,20 ; Ep 5,2.25 ; →Clément de Rome 1 Cor. 16,7) et est mort (Rm 5,6.8 ; 14,15 ; 1Co 8,11 ; 15,3 ; 2Co 5,14-15 ; 1Th 5,10 ; →Ignace d’Antioche Trall. 2,1). Le souvenir de sa passion est un des premiers traits de la spiritualité chrétienne, développée en Rm 8,17 ; 2Co 1,5 ; Ph 3,10 ; He 5,7-8 ; 1P 2,19-24. Les formules de foi primitives sautent de la naissance de Jésus à sa passion et à sa mort : natus ex Maria Virgine, passus sub Pontio Pilato (le souvenir de Pilate dans le credo est préfiguré en 1Tm 6,13). L’ellipse narrative reflète à la fois le peu de données biographiques précises sur le ministère, et la prépondérance du récit des derniers jours dans la parole chrétienne primitive. De fait, alors que leur ordonnance est ailleurs nettement plus diverse, les évangiles suivent presque le même déroulement depuis l’entrée dans Jérusalem jusqu’à la sépulture de Jésus. Les évangélistes, qui ont eu peu d’intérêt pour les liaisons chronologiques dans leurs comptes-rendus du ministère de Jésus, déploient alors un récit qui a la forme d’une chronique presque heure par heure. La « meilleure conclusion » à en tirer est que cette structure narrative s’est mise en place très tôt dans le processus de transmission et est demeurée fixe à travers toutes ses étapes jusqu’aux mises par écrit, ce qui suggère une tradition enracinée dans la mémoire de participants aux événements et transmise avec leur autorité : « […] nous avons un exemple étendu du modèle de la tradition orale, avec sa stabilité de structure et de thème et son souci d’éléments-clés. »36 La plus forte cohérence du récit de la passion par rapport au reste de la narration évangélique pourrait être due au fait que ce furent d’abord des témoignages oculaires. Au fond,
évidemment impossible de déterminer précisément son contenu et ses limites à partir de ce qui est commun aux quatre textes canoniques.38 Trois sont particulièrement saillants : (1) la présence massive de l’Écriture39 (infra : *Intertextualité biblique) ; (2) l’ironie prégnante (supra : *Procédés littéraires), permise par ce dialogisme scripturaire, qui fonctionne au mieux en contexte juif. La mobilisation ironique des Écritures, avec le formalisme et le hiératisme qu’elles apportent, permet de ritualiser le récit à travers des sauts de registres si caractéristiques de l’évangile : on passe d’un niveau de représentation du réel à un autre, du réalisme au symbolique, sans solution de continuité. Elle permet aussi de s’affranchir de la hiérarchie des styles et de traiter sérieusement des personnes et des événements grossiers. (3) L’influence de la liturgie est un troisième caractère raisonnablement attribuable au récit de la passion originaire : la connivence entre locuteurs et auditeurs supposée par l’ironie narrative et scripturaire pourrait renvoyer à l’exercice de mémoire communautaire et interactif qu’est la célébration liturgique. Cette dimension se déploie non seulement dans des procédés littéraires déjà listés : son cadre spatio-temporel, sa topique rituelle, sa stylistique « scripturaire » (l’intertexte scripturaire), sa structure énonciative et sa pragmatique (une parole constamment actualisée), mais encore dans les infrastructures (christo-) logiques de la passion selon Mt. Les éléments clés de la compréhension de l’ensemble du récit sont liés à des gestes cultuels. Soit le schéma actantiel du programme narratif principal de notre récit : {Selon les Écritures [destinateur : le Père envoie (sujet : le Fils → objet : livrer sa vie |et ressusciter|) destinataires : pour les disciples et la multitude] en rémission des péchés}.
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« nous pouvons tenir assez fermement le fait que la tradition des derniers jours de Jésus était rappelée et méditée dès les tout premiers rassemblements communautaires des disciples de Jésus après Pâque de l’an 30. Cette tradition était probablement mise en forme dans une structure d’ensemble, mais il y avait évidemment de la flexibilité dans ce qui pouvait être inclus dans la structure : les performances étaient soumises aux variations habituelles, les épisodes individuels étaient diversement élaborés selon les occasions. Les récits des évangélistes sont en fait des exemples figés de telles performances. »37
Un genre liturgique ? Les principaux caractères de ce récit originaire peuvent être reconstitués avec une certaine vraisemblance, même s’il est
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Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 766 (notre trad.). Ibid., 783 (notre trad.). Parmi les tenants de l’existence d’un tel récit de la passion originaire, les plus célèbres furent Dibelius et Bultmann. Une approche génétique en termes d’histoire des formes fut proposée par Bertram Georg, Die Leidensgeschichte Jesu und der Christuskult: Eine formgeschichtliche Untersuchung (Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments: Neue Folge 15), Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1922. Pesch Rudolf, « Der Schluß der vormarkinischen Passionsgeschichte und des Markusevangeliums », dans Sabbe Maurits (éd.), L’Évangile selon Marc. Tradition et rédaction (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 34), 2e éd., Louvain : Leuven University Press, 1988, 365409, et Limbeck Meinrad (éd.), Redaktion und Theologie des Passionsberichtes nach den Synoptikern (Wege der Forschung 481), Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981, continuèrent dans cette voie. Certains se sont essayés à reconstituer ledit récit originaire ; voir Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 489, pour la liste des arguments classiques en faveur de l’existence d’un tel récit, et l’appendice à la p. 503 : « A Reconstruction of the Pre-Markan Passion Narrative ». Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 488 : « Étant donnée la situation extrêmement chargée, il est improbable que la mort de Jésus ait jamais été décrite sous forme narrative comme un simple rapport historique » (notre trad.).
Introduction générale
N’est-il pas remarquable que les destinataires (disciples et multitude) et la finalité de l’action principale (la rémission des péchés) soient donnés en contexte hautement rituel, dans les paroles de Jésus symbolisant sa mort dans le partage du pain et du vin lors de la dernière Cène (Mt 26,26-28) ? Et remarquable aussi le fait que la séquence qui raconte la réalisation de ce programme narratif, la péricope de la mort de Jésus, déploie si fortement le symbolisme rituel et liturgique dans la mention de l’heure (Jésus meurt à l’heure où les agneaux sacrifiés au Temple sont égorgés : *hgeMt 27,45 sixième heure) et dans celle du voile du Sanctuaire qui se déchire (*interpMt 27,51ab) ? Faisant système avec le thème matthéen de la mort en rémission des péchés, tous ces traits narratifs poursuivent une typologie de →Yom Kippour développée pleinement dans l’épître aux Hébreux,40 qui donna au christianisme le thème théologique central de la mort de Jésus comme expiation du péché. Tous ces éléments contribuent à faire du texte de la passion un véritable mémorial : « La tradition du procès, de l’exécution et de la sépulture de Jésus (la passion proprement dite), tout particulièrement, semble avoir été [...] intégrée en un seul grand récit dès le départ, peut-être pour permettre sa récitation sacrée dans le culte des premiers disciples (lors de leur célébration de la Pâque ?). Il reflète souvent les passages scripturaires choisis pour éclairer les premiers souvenirs des événements, et témoigne de la méditation dévotionnelle que les récits à la fois évoquaient et finirent par incarner. »41
Sur la base de ce constat, l’exégèse contemporaine a fait deux propositions plus précises de genre littéraire (para)liturgique pour le récit de la passion, inspirées par des usages juifs de textes analogues : une lamentation funèbre inversée et une haggada pascale christianisée. Elles sont cependant si liées à des hypothèses concernant le *Milieu de vie dans lequel œuvrèrent les témoins et les rédacteurs, qu’il sera plus clair de les exposer dans cette section-là. Conclusion Au finale, il semble difficile d’assigner un genre littéraire formel à la passion. Voici un texte qui n’obéit à aucune convention littéraire déjà connue (ni une chronique, ni un roman, ni un drame), mais qui emprunte à tous ces genres ; un récit qui n’est ni celui d’une mort noble à la païenne ni celui d’un martyre à la juive, mais qui emprunte des topoi à ces deux genres :42 « […] une nouvelle espèce d’histoire de mort dans laquelle les faits atroces et irréductibles de la fin de la vie de Jésus étaient illuminés par un nouvel usage de l’Écriture ».43 Bref, le récit de la mort de Jésus est quelque chose de profondément neuf, fondé sur des faits historiques têtus et sur la créativité déclenchée par ces événements. Quant aux rencontres avec le Ressuscité compilées au ch.28, elles aussi irréductibles aux récits d’apparitions et autres productions paradoxographiques de la littérature du temps (infra : *Textes anciens), elles posent une question spécifique. Beaucoup moins harmonisées d’un évangile à l’autre, se présentant narrativement comme un « supplément » alors que le récit
aurait pu se terminer avec le scellement de la tombe, ces « narrations » semblent avoir conservé un lien plus étroit que le reste de la mémoire sur Jésus avec des témoins personnels. Comme le propose Dunn, dans les communautés primitives, ces textes ne fonctionnèrent sans doute pas à la manière de récits devenus communs que l’on pouvait se raconter comme le reste de la mémoire sur Jésus.44 Au contraire, ils étaient propriété personnelle des témoins choisis d’avance qui en avaient eu le privilège et dont on connaissait les noms (cf. 1Co 15,5-8 ; *genMt 27,61). Ils étaient beaucoup moins récit que discours, histoire que prédication, mémoire que proclamation (*interpMt 28,1-20). Du coup, il n’est pas possible d’assimiler le finale de Mt (non plus que celui des autres évangiles canoniques) aux fins topiques des Vitae merveilleuses antiques (*ancMt 28,1-20 Historiographie antique). Et comment ne pas penser que le fait de croire que Jésus n’était pas mort, mais bien vivant de sa vie de Ressuscité, rendait le travail de « préservation de la mémoire » Le concernant différent de celui que d’autres biographes antiques, comme Lucien et Xénophon, accomplissaient pour d’illustres défunts ? Ce n’est donc pas sans raison que les évangiles mirent si longtemps à être considérés comme des œuvres littéraires dignes de ce nom : ils apportaient de facto une véritable révolution littéraire et religieuse. Au-delà du réalisme détecté par Auerbach, c’est aussi une sorte de symbolisme nouveau qu’ils fondaient. Le propre de l’incarnation de Dieu (Emmanuel « Dieu-avec-nous » : Mt 1,23 ; *bibMt 28,20b) est d’unir l’humain et le divin, l’historique et le symbolique. Tout ce que dit ou fait Jésus est gorgé de significations. Celles-ci clignotent d’autant plus fort que Jésus vit dans la culture juive antique, au sein de laquelle on déchiffrait ce qui arrivait en fonction de ce qu’on croyait annoncé dans les Écritures saintes. Le symbolique dans l’Évangile n’est donc pas toujours de l’interprétation plaquée a posteriori, mais du sens qu’inchoativement ses contemporains pouvaient déceler dans les événements vécus par Jésus dans le cadre de l’« histoire sainte » englobant les existences personnelle et collective des Juifs. Comme le proposa C. S. Lewis, l’Évangile, singulièrement son récit pascal, se présente comme un « mythe réellement arrivé » (sur tout cela, voir la longue note de synthèse sur →le genre littéraire « évangile »).
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Hasitschka Martin, « Matthew and Hebrews », dans Sim David C. et Repschinski Boris (éd.), Matthew and His Christian Contemporaries (Library of New Testament Studies 333), Londres : T&T Clark, 2008, 87103, 102. Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 783 (notre trad.). Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 482. Ibid., 501-502 (notre trad.). Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 855.
La passion selon saint Matthieu
CONTEXTE Depuis le 19e s., on analyse les phénomènes du passé selon les trois catégories du temps, de l’espace et du milieu de vie. Une telle approche permet de restituer, au moins par approximation, la caisse de résonance originelle des discours humains du passé, conservés par l’écrit sous toutes ses formes. Le texte biblique ne fait pas exception. Le Contexte envisagé par ces notes est à la fois physique (*Repères historiques et géographiques), social (*Milieux de vie) et culturel (*Textes anciens, *Intertextualité biblique et *Littérature péritestamentaire). Ces rubriques ont pour objet des faits d’ordre historique, géographique ou culturel liés au texte, soit qu’ils y soient représentés — directement ou non — soit qu’ils en expliquent la production.
Milieux de vie — *mil Tout groupe humain obéit à des lois de vie commune, des règles de comportement, une éthique définissant le permis et le défendu. La rubrique *Milieux de vie fait allusion au Sitz im Leben : il s’agit des circonstances socio-culturelles qui entourent la production et la transmission du texte et dont la reconstitution importe pour interpréter justement des documents venus de sociétés très lointaines dans le temps et dans l’espace. De l’administration à l’astronomie, de l’agriculture à la cosmographie, de la médecine à la mythologie — pour ne citer que quelques domaines visés par cette rubrique — connaître les milieux de vie des auteurs bibliques et de ceux dont ils parlent est déterminant pour apprécier leur degré d’intégration, d’approbation ou de critique vis-à-vis des cultures dans lesquelles ils vivent ou qu’ils évoquent.
Les notes de cette rubrique donnent d’abord de nombreuses informations sur les manières de vivre antiques, qui permettent de mieux comprendre l’histoire racontée par Mt dans le contexte socio-culturel où elle se déroule, et donc — en relation avec les notes de *Textes anciens et de *Littérature péritestamentaire — d’en évaluer la vraisemblance. Ces notes touchent à de nombreux aspects du quotidien judéen antique, aux questions administratives (comme l’organisation de la sécurité au Temple : *milMt 26,47c, ou ce qu’on pouvait appeler « sanhédrin » dans l’administration de la Palestine juive au 1er s. de notre ère : *milMt 26,59a), aux questions d’observances rituelles (*milMt 26,26-29 ; *milMt 26,26a), de croyances et de disciplines religieuses (*milMt 26,65b ; *milMt 26,65d.66c), en passant par les questions de vêtement (*milMt 26,65a ; *milMt 28,3b), de nourriture (*milMt 26,29b) et de mœurs (*milMt 26,48b ; *milMt 28,9b), avec un accent particulier sur les coutumes funéraires (*milMt 28,6ab ; etc.). Cette catégorie de notes n’aborde qu’incidemment la question du ou des milieu.x de vie dans lequel l’élaboration du texte même que nous lisons, et pas seulement l’histoire qu’il raconte, peut être située. Cette question étant essentielle pour en apprécier la fiabilité, il vaut la peine, en introduction, de lui élaborer plus amplement une réponse. Notre point de départ est le suivant : « L’évangile reflète un moment de mise en récit biographique intelligente de la tradition sur Jésus. En tant que tel, ce récit donne des informations et sur ce moment et sur ceux qui, dans la communauté, avaient la fonction spéciale de transmettre la mémoire de
Jésus et d’élaborer son Évangile. Nous savons qu’ils voulaient raconter l’histoire de Jésus érigée en figure centrale de l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Nous sommes moins certains de la situation générale de la communauté dans son ensemble et le public visé. L’Évangile […] est un bios, pas une lettre. »45
Un produit de la « mémoire collective » de la première communauté La passion selon Mt est un résultat de la mise en récit de la mémoire collective des derniers jours de Jésus.46 Dans l’œuvre de la mémorisation collective,47 on peut distinguer, d’une part, des éléments liés au passé comme tel (plutôt référentiels) ; d’autre part, des éléments mettant en dialogue le présent avec le passé (plutôt dialogiques). La distinction est subtile. Par exemple, la différence entre « leurs synagogues » en Mt 4,23 ; 9,35 ; 10,17 ; 12,9 ; 13,54 et « vos synagogues » en Mt 23,34 peut relever du référentiel historique (évoquer les références passées d’une synagogue et d’une halaka — celles de Jésus — en conflit contre d’autres « voies » du judaïsme des écoles) autant que du dialogique (installer des distances entre la communauté des lecteurs actuels, désormais « chrétiens », et la synagogue). Quant au passé, l’auteur de Mt inscrit dans sa performance la conscience d’avoir à comprendre et à approfondir la tradition sur Jésus, et la conscience d’exercer une certaine autorité sur l’ensemble de la communauté mnémonique. Il se voyait comme un enseignant héritier de Pierre, participant de son autorité et se positionnant par rapport à lui. Le site de mémoire décisif était le texte de Mc, entendu, mémorisé, raconté. Quant au présent, les métalepses narratives et énonciatives et les locutions temporelles hyper actualisantes (comme
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Byrskog Samuel, « A New Quest for the Sitz im Leben: Social Memory, the Jesus Tradition and the Gospel of Matthew », New Testament Studies 52 (2006) 319-336, 326-327 (notre trad.) ; cf. Bauckham Richard J., « For Whom Were Gospels Written? », dans Bauckham Richard J. (éd.), The Gospels for All Christians: Rethinking the Gospel Audiences, Grand Rapids MI : Eerdmans, 1998, 9-48, 26-30 ; Burridge Richard A., « About People, by People, for People: Gospel Genre and Audiences », dans ibid., 113-145. Voir Dunn James Douglas Grant, A New Perspective on Jesus: What the Quest for the Historical Jesus Missed (Acadia Studies in Bible and Theology), Grand Rapids MI : Baker Academic, 2005, 43-44 ; Stillman Martha K., « Footprints of Oral Transmission in the Canonical Passion Narratives », Ephemerides Theologicae Lovanienses 73 (1997) 393-400 ; Talmon Shemaryahu, « Oral Tradition before, in, and outside the Canonical Passion Narratives », dans Wansbrough Henry (éd.), Jesus and the Oral Gospel Tradition (Journal for the Study of the New Testament: Supplement Series 64), Sheffield : Sheffield Academic Press, 1991, 334-350 ; Theissen Gerd, The Gospels in Context: Social and Political History in the Synoptic Tradition, trad. par Maloney Linda M., Minneapolis MN : Fortress, 1991 ; Hengel, « Eye-Witness Memory », op. cit. (n. 28). Wertsch James V., Voices of Collective Remembering, Cambridge : CUP, 2002 ; Kirk Alan Kenneth et Thatcher Thomas, « Jesus Tradition as Social Memory », dans Kirk Alan Kenneth et Thatcher Thomas (éd.), Memory, Tradition, and Text: Uses of the Past in Early Christianity (SBL Semeia Studies 52), Atlanta GA : SBL, 2005, 25-42.
Introduction générale
« jusqu’à aujourd’hui »), ou même un simple terme comme « évangile » (*proMt 26,13b) — tout en pouvant référer aux circonstances des premières communautés auxquelles ces textes furent destinés — assurent une actuation du texte renouvelée à chaque lecture. Comme le manifeste le cadrage scripturaire de Mt (*Intertextualité biblique), en effet, l’histoire n’est pas pour eux divisée en périodes mais déploie un continu d’accomplissement, de l’origine abrahamique à nos jours. Du point de vue de la *Comparaison synoptique et en acceptant le fait que Mc ait été une source de Mt,48 le finale de Mt pourrait s’interpréter comme un approfondissement de ce dont Mc, originairement suspendu à l’ironique silence des femmes de Mc 16,8, avait laissé la transmission aux performances des témoins de rencontres avec le Ressuscité — tout comme le début de Mt (généalogie et récits d’enfance) pourrait s’interpréter comme un approfondissement de ce que Mc avait laissé dans sa préhistoire (avant le début du ministère public). Mt se récapitulerait ainsi comme l’élaboration messianique, à la fois apocalyptique et halakhique, de la mémoire marcienne sur Jésus. Les trois derniers chapitres de Mt présentent les principaux traits de cette mémoire collective. Une mémoire « populaire » Mt 26-28, pas plus que les témoignages qu’il met en forme, ne relève de la « grande histoire » et, mis à part le célèbre Testimonium de →Flavius Josèphe (A.J. 18,63-64), on n’a guère de grand texte à leur confronter pour en faire la critique historique selon les procédures de la « grande histoire ». Cela ne prive cependant pas ces chapitres de charge historique. Encore faut-il être sensible aux indices de temps « vécu » qu’ils recèlent. Nous en relevons plusieurs au fil du récit, que nous avons parfois classés sous la rubrique *Procédés littéraires pour pouvoir les décrire plus « techniquement », mais qui relèvent en fait de la mémoire réaliste plus que de l’invention de l’auteur (p. ex. *proMt 26,7b.12). Soit l’exemple de la mort de Jésus. Le fait est suffisamment attesté pour qu’il vaille la peine d’y revenir, mais qu’en est-il des circonstances rapportées par les récits évangéliques, en particulier celui du premier évangile ?49 Tous les évangiles sont d’accord sur le jour (un vendredi) et sur l’heure de la mort de Jésus (la 6e heure de la journée tombe vers midi ; la 9e heure vers 15h), mais sa date est incertaine (le 14 ou le 15 Nisan : juste avant la Pâque ou bien en pleine fête) : →Chronologie de la passion. On a bien retenu l’atmosphère pascale de la mort de Jésus, sans pour autant se soucier de l’inscrire dans une chronologie plus générale. Dans cette mort, un autre indice de temps vécu est le cri de Jésus Éli Éli lima sabachthani (Mt 27,46). C’est la translittération d’une phrase en araméen du 1er s., avec assimilation du nom divin araméen (’Ělāhî « mon Dieu ») à l’hébreu (’Ēlî). Les dernières paroles de tout héros sont importantes pour fixer la signification de sa destinée. On peut comprendre que celles de Jésus aient été précieusement conservées par les femmes qui y assistaient, y compris le quiproquo auquel elles donnèrent lieu (*proMt 27,46b). Ce cri et sa traduction sont absents de Lc et de Jn (*synMt 27,46b), signe de l’embarras qu’ils causèrent très tôt.
Un modèle anthropologique a été proposé pour les occasions au cours desquelles les disciples (des disciples) de Jésus se réunissaient pour entendre les témoignages, commémorer les souvenirs qui les unissaient, et les mettre en forme de mémoires et traditions partagée : le modèle des réunions du soir dans les communautés villageoises du Proche-Orient, au cours desquelles on écoute la tradition de la communauté (le ḥaflat samar « soirée de récitation » en arabe d’aujourd’hui, désignant un type de divertissement ; samar venant de la même racine que l’hébreu šāmar « conserver »).50 Ce modèle de transmission allie souplesse et fixité, à mi-chemin entre la tradition formelle et contrôlée (p. ex. celle de la tradition rabbinique que l’école scandinave depuis Gerhardsson a voulu plaquer sur le christianisme naissant) et la tradition informelle et incontrôlée (comme l’exégèse l’a longtemps pensé, marquée par le modèle romantique allemand du folklore). Sous le contrôle d’autorités (témoins, disciples, enseignants), ce type de transmission organise des ensembles d’éléments fixes avec la part de flexibilité inhérente à toute tradition vivante. James Dunn a détaillé cinq caractères constitutifs de cette tradition semi-orale, à la fois informelle et contrôlée : elle commença du vivant de Jésus, elle fut commune dès l’origine, elle fut régulée par des autorités, elle fut organique et non fragmentaire et elle fut vivante, à la fois conservatrice et créative.51 L’analyse des récits de la passion et des témoignages sur le Ressuscité nous invite à souligner deux traits qui colorent l’ensemble de la mémoire ainsi transmise : elle est juive et elle est liturgique. Une mémoire juive Un milieu de culture juive est supposé de plusieurs manières. Le recours du récit de la passion aux Écritures pour montrer que Jésus est bien le roi et le messie, contre toute attente, est avant tout un art de l’allusion, dans la ligne de ce qui deviendrait le rémèze dans l’herméneutique juive postérieure (*Intertextualité biblique).
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Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 335-336 : « L’évangile de Matthieu peut être considéré comme un moment mnémonique de ré-oralisation du récit marcien » (notre trad.). Cf. Broer Ingo, « The Death of Jesus from a Historical Perspective », dans Holmén Tom (éd.), Jesus from Judaism to Christianity: Continuum Approaches to the Historical Jesus (Library of New Testament Studies 352), Londres : T&T Clark, 2007, 145-168. Cf. Bailey Kenneth E., « Informal Controlled Oral Tradition and the Synoptic Gospels », Asia Journal of Theology 5 (1991) 34-54 ; Id., « Middle Eastern Oral Tradition and the Synoptic Gospels », The Expository Times 106 (1995) 363-367 ; sa critique par Weeden Theodore J., Sr., « Kenneth Bailey’s Theory of Oral Tradition: A Theory Contested by Its Evidence », Journal for the Study of the Historical Jesus 7 (2009) 3-43 et l’essai de Keener Craig S., « Weighing T.J. Weeden’s Critique of Kenneth Bailey’s Approach to Oral Tradition in the Gospels », Journal of Greco-Roman Christianity and Judaism 13 (2017) 41-78. Dunn James Douglas Grant, « Altering the Default Setting: Re-envisaging the Early Transmission of the Jesus Tradition », New Testament Studies 49 (2003) 139-175, 150-154.
La passion selon saint Matthieu
L’ironie ou le sarcasme omniprésents dans la passion selon Mt supposent que les sujets abordés sont sérieux, tant pour ceux qui composèrent les récits que pour ceux qui les reçurent. Ils supposent également connue la clé herméneutique de l’inversion : l’ironie contre le grand prêtre (*proMt 26,63cd ; *proMt 26,65a ; *proMt 28,11-15 et passim) suppose que l’on prend la Tora et l’application des miṣwôt au sérieux. Enfin, il est fait allusion à des débats typiquement juifs du 1er s., comme celui sur les mérites comparés des œuvres de justice (aumône) et des œuvres de miséricorde (sépulture), avec l’allusion à la miṣwâ de Dt 15,11 (Mt 26,10-11 ; *bibMt 26,9.11). Relève aussi de la disputation juive du temps l’allusion à la relation entre Temple et christos (*bibMt 26,61b.63d, se référant à la fois à Za 6,12-13 et 2S 7,12-14). Même le contre-évangile rapporté par Mt au ch.28, et qui semble préfigurer les légendes tardives des →Toledot Yešu, pourrait relever de la polémique intrajuive (*milMt 28,15b). Avec les nécessaires précautions chronologiques, les notes de *Tradition juive apportent des éléments pour reconstituer ce milieu. Une mémoire liturgique Par ailleurs, la thématique et la pragmatique liturgiques prégnantes en Mt 26-28 pourraient bien venir du fait que la remémoration des derniers jours de Jésus se fit très tôt durant des liturgies. De plus en plus, c’est bien dans ce cadre que les historiens se représentent l’invention de la christologie primitive. C’est en s’appuyant sur des fragments d’hymnes et de rituels, plutôt cités que composés par Paul, que Larry Hurtado a proposé que la foi des disciples en Jésus fut pratiquement confessée dans la décennie qui suivit sa mort, bien que ses disciples n’eussent les moyens conceptuels ni verbaux de penser sa « divinité » (il fallut trois ou quatre siècles d’élaborations dogmatiques et de querelles théologiques pour le faire). C’est dans les gestes et les paroles de la célébration liturgique communautaire que put se développer cette foi, et il en alla sans doute de la pratique de rites comme du recours aux Écritures (infra : *Intertextualité biblique) : les deux commencèrent du vivant de Jésus. Pour la génération apostolique, dans la pratique liturgique comme dans la constitution de l’Évangile, c’est Jésus luimême qui est la pierre d’angle (akrogôniaios), c’est-à-dire l’élément qui commence toute la construction (cf. Ep 2,20 ; 1P 2,6). Certains gestes devenus rituels dans la liturgie chrétienne commencèrent peut-être comme des attitudes de respect ou des gestes d’amour pour Jésus lui-même aux jours de sa chair. Dans le christianisme naissant, comme dans le reste du judaïsme, l’orthopraxie précéda l’orthodoxie (cf. *litMt 26,6-13 ; *litMt 26,22b ; *bibMt 28,9b ; →Les gestes corporels pour exprimer l’adoration ; →Onguents et encens dans la liturgie ; →Repas rituels des premiers chrétiens et, plus généralement, de nombreuses notes de *liturgie qui décrivent divers rites en tant que réceptions du texte évangélique). Il est vraisemblable que la vie (para)liturgique du judaïsme du 1er s., dans les demeures individuelles et à la synagogue, avec et sans le Temple, fut le milieu dans lequel s’élabora la mémoire collective des derniers jours de Jésus. Très vite après la
résurrection, une communauté de disciples prestigieuse se structure à Jérusalem autour de Jacques et des Onze. Attendant la parousie, ils continuèrent à fréquenter le Temple de Jérusalem et à en suivre le calendrier religieux (Lc 24,53 ; Ac 2,46 ; 3,1 ; 5,12 ; 20,16 ; 21,26-30 ; 24,6.11.17 — d’où les polémiques de Paul : Rm 14,1-6 ; Ga 4,8-11 ; Col 2,16-23). Presque tous Juifs, les premiers disciples célébraient évidemment la Pâque. C’est seulement lorsqu’elle fut devenue majoritairement hellénistique ex gentibus (→Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 4,6,4), que la communauté de Jérusalem cessa de célébrer la Pâque le 14 Nisan, en même temps que les (autres) Juifs. La querelle quartodécimane témoigne de la poursuite de cette pratique apostolique (→Dates de la célébration de Pâques ; →Jeûne quadragésimal ; →De la fête des Azymes à l’Eucharistie). Une haggada messianique ? Si le rite du repas pascal à l’époque de Jésus est mal connu, on croit savoir que, au cours des deux premières générations après la destruction du Temple, la pratique de la Pâque était probablement de manger un agneau rôti (coutume qui pourrait avoir commencé dans la diaspora avant la destruction du Temple) et de consacrer la nuit à réciter la Loi du sacrifice pascal. La célébration de la Pâque des disciples à Jérusalem fut certainement colorée par la mémoire des derniers jours de Jésus durant sa propre Pâque.52 Leur repas de la Pâque, quelle qu’ait pu être la forme du rite juif à cette époque, fut transformé par ces souvenirs. Ils se souvenaient en particulier du dernier repas de Jésus, des paroles étranges et scandaleuses qu’il avait prononcées sur le pain et le vin. Selon Israël Yuval, la pratique de raconter l’histoire de l’Exode (ou Haggada) semble avoir commencé avec la génération de Javné. Cette coutume protorabbinique pourrait avoir émergé en parallèle polémique à la christianisation des lois du sacrifice. Pour des raisons apologétiques, la Haggada rabbinique se serait éloignée du sacrifice et aurait insisté davantage sur le récit détaillé de l’histoire de l’Exode. À l’avis de Yuval, « deux exégèses concurrentes émergèrent donc au sujet de la Pâque, l’une juive et l’autre chrétienne ».53 Plusieurs éléments primitifs de la Haggada rabbinique refléteraient le « rejet discret de l’interprétation alternative » de la fête qu’en faisaient les disciples de Jésus dans leur célébration.54 Ce fut donc une 52
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Trocmé Étienne, The Passion as Liturgy: A Study in the Origin of the Passion Narratives in the Four Gospels, Londres : SCM, 1983 ; Gamble Harry Y., « Literacy, Liturgy, and the Shaping of the New Testament Canon », dans Horton Charles (éd.), The Earliest Gospels: The Origins and Transmission of the Earliest Christian Gospels – The Contribution of the Chester Beatty Gospel Codex P45 (Journal for the Study of the New Testament: Supplement Series 258), Londres : T&T Clark International, 2004, 27-39 ; Id., Books and Readers in the Early Church: A History of Early Christian Texts, New Haven CT : Yale University Press, 1995. Yuval Israel Jacob, Two Nations in Your Womb: Perceptions of Jews and Christians in Late Antiquity and the Middle Ages, trad. de l’hébreu par Harshav Barbara et Chipman Jonathan (The S. Mark Taper Foundation Imprint in Jewish Studies), Berkeley CA : University of California Press, 2006, 59 (notre trad.). Ibid., 62 (notre trad.).
Introduction générale
tentative pour contrer la foi en Jésus et répondre à ces Juifs messianiques qui leur semblaient brouiller le souvenir de l’Exode avec l’histoire contemporaine de la passion de Jésus, en allégorisant sur les rites du Seder en fonction de sa crucifixion (→Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?). Dans son contexte liturgique pascal, le récit de la passion a donc été rapproché de la Haggada.55 À l’instar du rouleau (megillâ) d’Esther, dont la lecture est au cœur de la fête de Pourim, un bref récit commenté est au cœur de la Pâque rabbinique : la Haggada qui raconte et interprète l’histoire de l’Exode, avec, d’ailleurs, des variations considérables selon les groupes juifs. Benoît Standaert soutient ainsi que le texte de Mc fonctionne comme la Haggada juive.56 Mc, dont Mt hérite, n’aurait-il pas commencé par être une sorte de megillâ utilisée par les disciples de Jésus durant leur célébration lors des rassemblements de pèlerinage, surtout celui de Pesah ?57 Cela éclairerait le fait qu’il ait préservé un rythme horaire analogue à celui de la liturgie juive : à partir du 2e s. av. J.-C. (Ps 55,18 ; Dn 6,11-14) — et plus encore lorsque le culte se fit essentiellement dans les synagogues, faute de Temple (→m. Ber. 2,3 ; 5,4 ; 6,2) — on se mit à prier trois fois le jour. Mc, en suivant ces indications, n’indiquerait-il pas le fonctionnement du récitatif originaire, ensuite gommé au fur et à mesure qu’il s’affranchit du cadre cultuel originaire ? De même, la répartition en lieux divers, dont les toponymes furent conservés par la tradition locale, correspondrait à autant de stations d’un parcours de remémoration étiologique mis en place par la communauté primitive de Jérusalem : anamnèse de la dernière nuit, agapê nocturne, souvenir des tortures du vendredi saint suivant le rythme des heures de prière juive, émerveillement du matin de Pâque près de la tombe vide, ... Un tel parcours serait apparu très tôt, peut-être dès l’an 40, puisque des témoins connus de la première génération (p. ex. Alexandre et Rufus en Mc 15,21 ; Salomé en Mc 15,40 ; 16,1), inconnus en dehors de Mc, semblent oubliés dans les récits postérieurs. Au moins une trace d’une possible Haggada chrétienne a été retrouvée: l’homélie →Peri Pascha de Méliton de Sardes,58 dont la structure ressemble au cœur de la Haggada rabbinique. Les sections 68 et 93 projettent sur Jésus le thème mosaïque suivant : il nous a conduits de l’esclavage à la liberté, du deuil à la joie, de la soumission à la rédemption. Méliton explique typologiquement le sacrifice de la Pâque, la maṣṣâ et les herbes amères, et conclut par des critiques sévères de l’ingratitude d’Israël (dans une sorte d’« anti-Dayyēnû » ; cf. *litMt 27,39a). Son accent principal, placé sur les souffrances expiatoires et la mort, est resté caractéristique du Seder quartodéciman en cours longtemps après la généralisation des célébrations dominicales. Peut-on supposer qu’une explication allégorisante d’Ex 12 ait commencé à se développer dès la première génération de témoins (cf. infra : *Intertextualité biblique) ? Une fois qu’ils eurent identifié Jésus avec l’agneau de la Pâque, ceux qui commémoraient sa mort et sa résurrection auraient typologiquement superposé l’histoire des souffrances, de la mort et de la résurrection de Jésus-nouveau Moïse et le souvenir de la
libération du peuple de la servitude d’Égypte (→Typologie mosaïque de Jésus dans le NT). Ces premières impulsions auraient abouti à une « pascalisation » de l’ensemble du ministère de Jésus dans la tradition évangélique. Renouvelant la Pâque de Gilgal (Jos 5,10), le nouveau Josué conduit son peuple vers la véritable Terre promise, c’est-à-dire le royaume de Dieu, dont il leur laisse les prémices (→Terre promise). Quant à l’espérance du retour de Jésus, elle fut elle aussi coulée dans un moule narratif scripturaire : celui du retour d’Élie précédant le messie. Maranatha ! (cf. 1Th 1,10 ; 3,13) fait écho, entre autres, à la spectaculaire allusion faite à Élie dans les récits de la passion (→Typologie pascale de la proclamation évangélique). On mesure ici que l’hypothèse d’un genre liturgique pour la passion a des conséquences sur la définition du genre littéraire de l’Évangile lui-même. Une initiation baptismale ? Si certains indices laissent penser que la dernière Cène était racontée en relation avec la pratique cultuelle du « repas du Seigneur » (cf. 1Co 11,23-26), d’autres manifestent que le lien de la Pâque des disciples avec le repas du Seigneur n’était pas automatique (le midrash mélitonien surprend par l’absence de références à la dernière Cène et aux paroles eucharistiques de Jésus). En revanche, elle semble avoir été liée à une autre pratique liturgique, tout aussi fondatrice pour les communautés : celle du baptême. Tout au long du 2e s., de nouveaux croyants étaient baptisés, de préférence lors de la veillée pascale.59 Selon Benoît Standaert, la construction de l’Évangile selon Mc (censé le plus ancien et l’une des sources de Mt) serait liée à la célébration du baptême, la stratégie littéraire du « secret messianique » s’y déployant
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Carrington Philip, The Primitive Christian Calendar: A Study in the Making of the Marcan Gospel, Cambridge : CUP, 1952. Standaert Benoît, Évangile selon Marc : commentaire, 3 vol. (Études bibliques. Nouvelle série 61), Pendé : Gabalda, 2010, vol. 1, 34. Schille Gottfried, « Das Leiden des Herrn: Die evangelische Passionstradition und ihr “Sitz im Leben” », Zeitschrift für Theologie und Kirche 52 (1955) 161-205. On en trouverait d’autres traces en →Ps.-Hippolyte de Rome Pascha (SC 27,117-123) ; →Origène Pascha. Plus généralement, voir Lohse Bernhard, Das Passafest der Quartadecimaner (Beiträge zur Förderung christlicher Theologie. 2. Reihe: Sammlung wissenschaftlicher Monographien 54), Gütersloh : Bertelsmann, 1953 ; Huber Wolfgang, Passa und Ostern: Untersuchungen zur Osterfeier der alten Kirche (Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche 35), Berlin : Töpelmann, 1969. Datable du début du 3e s., →Ac. Thom. 158,1 emprunte sa dimension sotériologique à Mt 26,28 (« en rémission des péchés ») et enchâsse le récit d’institution dans l’interprétation allégorique des divers épisodes et motifs de la passion, de la mort et de la sépulture de Jésus. Au 4e s., →Aphraate le Sage Persan Dem. 12 (« Exposé de la Pâque ») discute semblablement du sens de la Pâque. Safrai Shmuel, Die Wallfahrt im Zeitalter des Zweiten Tempels (Forschungen zum jüdisch-christlichen Dialog 3), Neukirchen : Neukirchener Verlag, 1981 ; Flusser David, « Some Notes on Easter and the Passover Haggadah », Immanuel 7 (1977) 52-60 ; Grappe Christian, « Essai sur l’arrière-plan pascal des récits de la dernière nuit de Jésus », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 65 (1985) 105-125, 107-108.
La passion selon saint Matthieu
comme une initiation approfondissant le mystère de Jésus en tant que messie, accompagnée d’enseignements halakhiques.60 Le fait est qu’à la toute fin de sa compilation du récit de la passion et de témoignages de rencontres avec le Ressuscité, dans la mise en abîme halakhique qu’il fait de l’ensemble de son évangile, Mt 28,19-20 met en relation le fait de garder tout ce que Jésus a enseigné et le fait de baptiser (*milMt 28,19-20a). Le baptême apparaît ici comme l’une des grandes expériences mnémoniques de la communauté. Pour les nouveaux fidèles, entrer dans la communauté, c’était (1) être instruit de la précieuse mémoire sur Jésus, (2) être inséré dans son histoire telle qu’elle la comprenait (trouver sa place dans son métarécit), pour (3) pouvoir considérer comme sien, en tant que membre de la communauté, le passé conservé par cette mémoire. Au service de ces étapes, les disciples « scribes » y synchronisaient leurs mémoires. La communauté plus largement y était catéchisée et une partie de la tradition sur Jésus y était transmise par performances rituelles, toutes ces expériences entrant en interaction. Quoiqu’il en soit de ces hypothèses précises, le fait est que, d’ironies en sarcasmes et de métalepses énonciatives en récapitulations conclusives, Mt 26-28 fonctionne comme une espèce de sacramental dans la mesure où l’hypotypose et l’isochronie narrative le rendent performatif pour le croyant. Pour les auteurs de ce premier récit de la passion, qu’ils aient été liturges, catéchistes et/ou scribes instruits, désireux de mettre en forme la mémoire de la communauté, « se souvenir et revivre l’expérience du passé étaient fusionnés en un seul événement »61 — ce qui est une belle définition de l’acte liturgique judéo-chrétien. Agents de la mémoire collective de la passion La communauté mnémonique fut celle des disciples, à qui avait été spécialement confié l’enseignement de Jésus et qui pouvait témoigner de ce qu’il était, à partir de ce qu’ils l’avaient vu faire et entendu dire. Les disciples comme enseignants Conformément aux usages du milieu des →« écoles juives » dans lequel le christianisme est né, les premiers ministères qui apparaissent quand le mouvement de Jésus se structura furent liés à l’activité d’enseigner (*milMt 28,20a ; cf. Ac 13,1 ; Rm 12,7 ; 1Co 12,28-29 ; Ga 6,6 ; Ep 4,11 ; He 5,12 ; Jc 3,1 ; →Did. 13,2 ; 15,1-2).62 Que les disciples proches de Jésus aient été considérés comme les garants des traditions de fondations des diverses communautés du christianisme primitif est bien manifesté en 1Co 11,2.23 ; 15,1-3 ; Ph 4,9 ; Col 2,7 ; 1Th 4,1 ; 2Th 2,15 ; 3,6. Mt, plus spécialement, soigne le thème de l’enseignement. Il rythme d’ailleurs son évangile par cinq grands discours si caractéristiques (*genMt 26,1a) qu’en les rapprochant de la →typologie mosaïque qu’il déploie, on y a parfois vu une analogie délibérée avec les cinq livres de la Tora. Les disciples euxmêmes, chez Mt, sont certes présentés avec réalisme, sans trop d’idéalisation : mal croyants (Mt 6,30 ; 8,26 ; 14,31 ; 16,8 ; 17,20), couards (Mt 8,25), dubitatifs (Mt 14,31 ; 28,17), effrayés
(Mt 14,26.30 ; 17,6) et indignés (Mt 20,24 ; 26,8), ils constituent, avec leurs défauts, un bon support d’identification pour des auditeurs/lecteurs décontenancés par l’Évangile. Mt les caractérise cependant comme des « sachants » : ils bénéficient de la révélation du royaume (Mt 13,11), publiquement et en privé (Mt 16,12 ; 17,13), et sont dotés de compétence pour l’approfondir et de l’intérioriser (Mt 13,16.23). Face à eux, Jésus lui-même est un maître enseignant progressivement et s’efforçant de fournir des moyens de comprendre. Quant au lien entre l’enseignement passé de Jésus et l’enseignement futur des disciples, il est thématisé, d’un bout à l’autre de l’évangile : depuis la première fois où Jésus enseigne les disciples (et leur annonce qu’ils enseigneront eux aussi à leur tour : Mt 5,17-19)63 jusqu’au finale dans notre corpus. Mt 28,1820 à la fois amène toute l’histoire passée qui vient d’être racontée dans l’évangile à son point d’aboutissement (en la catégorisant dans la bouche de Jésus comme une nouvelle halaka à mettre en pratique) et l’ouvre au présent de ses auteurs (et des auditeurs/lecteurs futurs). La métalepse énonciative si fréquente et l’ironie, listées plus haut comme des *Procédés littéraires, sont aussi les traces historiques de l’emboîtement réciproque des paroles de Jésus, maître de ses disciples, et des paroles de ses disciples, transmetteurs de sa parole à leurs propres disciples. Un milieu scribal Le double dispositif (narratif et énonciatif) par lequel des enseignants traditionnels légitiment leur enseignement (à la fois comme contenu et comme praxis), par l’autorité et l’exemple mêmes de celui qui l’a enseigné, est très caractéristique du milieu scribal hébreu : les transmetteurs du Pentateuque n’autorisèrent-ils pas leur compilation de Dieu lui-même en en faisant le Premier de tous les scribes, gravant de son doigt le cœur de leur enseignement ?64 C’est un milieu scribal qui semble ainsi se dessiner à l’arrière-plan de nos textes, dans lequel l’influence sapientiale et deutéronomiste, le goût pour la finesse allusive et l’art de la construction oratoire sont cultivés. L’absence remarquable des scribes parmi les comploteurs, si on
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Standaert, Évangile selon Marc, op. cit. (n. 56), vol. 1, 35-37. Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 331 (notre trad.). Cf. Alexander Loveday C. A., « The Living Voice: Scepticism towards the Written Word in Early Christianity and in Graeco-Roman Texts », dans Clines David J. A., Fowl Stephen E. et Porter Stanley E. (éd.), The Bible in Three Dimensions: Essays in Celebration of Forty Years of Biblical Studies in the University of Sheffield (Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series 87), Sheffield : Sheffield Academic Press, 1990, 221-247. Byrskog Samuel, « Matthew 5:17-18 in the Argumentation of the Context », Revue biblique 104 (1997) 557-571 ; Deines Roland, Die Gerechtigkeit der Tora im Reich des Messias: Mt 5,13–20 als Schlüsseltext des matthäischen Theologie (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 177), Tübingen : Mohr Siebeck, 2004, 371-412. Cf. Sonnet Jean-Pierre, « “Lorsque Moïse eut achevé d’écrire” (Dt 31,24). Une “théorie narrative” de l’écriture dans le Pentateuque », Recherches de science religieuse 90 (2002) 509-524.
Introduction générale
compare la liste qu’en donne Mt à celles de Mc et Lc (*synMt 26,3a), et, au contraire, leur présence parmi les envoyés annoncés par Jésus en Mt 23,34 (où « prophètes, sages et scribes » désignent les disciples, ici envisagés dans un futur, qui ne peut être que la mission doctrinale confiée aux disciples à la fin de l’évangile en Mt 28,19-20), n’en seraient-elles pas la discrète confirmation ? Pour Mt, l’idéal du disciple de Jésus semble bien le scribe habile qui sait combiner le neuf de son enseignement avec le vieux de la tradition qu’il reçoit, qui entend les Écritures et les mešālîm (Si 39,1-3, rappelé par Mt 13,52).65 On peut encore préciser : le disciple idéal est un scribe devenu disciple du royaume, instruits de ses secrets : capable d’appeler Jésus kurios et non pas simplement didaskalos, comme le scribe de Mt 8,19, qui n’est pas encore passé « sur l’autre rive » (Mt 8,18). Toute la communauté mnémonique matthéenne n’était sans doute pas composée de scribes, mais le texte canonique garde trace de ceux qui eurent la tâche particulière de conserver, comprendre et enseigner la tradition de Jésus. L’intégration des citations d’accomplissement et des récits où elles figurent est telle qu’il semble difficile qu’elles aient pu être utilisées hors de leur contexte dans l’évangile actuel. Il est vraisemblable que Mt lui-même fut à l’origine de l’utilisation de nombre de ces citations introduites par une formule. Les citations sont faites selon diverses versions : Mt suit G avec Mc quand il lui emprunte ; ailleurs il va jusqu’à adapter le passage utilisé à ses propres centres d’intérêt, face à une communauté mixte de juifs et de gentils (p. ex. en combinant à sa manière Ml 3,1 et Ex 23,20 en Mt 11,10 « Voici, moi j’envoie en avant de toi mon messager qui préparera ton chemin devant toi » ; →Citations d’accomplissement dans l’Évangile). Sans rendre nécessaire l’existence d’une école de rédacteurs selon la proposition jadis si influente de Krister Stendahl,66 la ciselure de la dispositio et de l’elocutio de Mt et son recours aux Écritures, dans la diversité des versions qui en circulent dans la Terre sainte au 1er s. de notre ère, témoignent d’une maîtrise attentive et savante : celle d’un scribe chrétien. Et si l’on doit hasarder une hypothèse sur l’auteur de l’évangile canonique luimême, il nous semble que celle d’un scribe relevant d’une « synagogue » (au sens d’association volontaire de Juifs suivant une halaka propre) pharisienne apocalyptique, située en Galilée (*hgeMt 28,16), en forte opposition aux élites judéennes symbolisées par le haut sacerdoce et Jérusalem, après la destruction du Temple,67 n’est pas la moins vraisemblable. En amont du récit bien organisé et énoncé en troisième personne, transmis par quelque scribe de la première ou deuxième génération devenu disciple de Jésus, est-il possible de remonter jusqu’aux témoignages originels ? Des témoins Admettre raisonnablement l’existence de témoins oculaires à la source du récit de la passion va à l’encontre de l’un des préjugés les mieux enracinés dans les études néotestamentaires par l’ancienne critique des formes : l’idée d’une tradition collective et anonyme de la mémoire de Jésus qui aurait précédé la
composition des évangiles.68 La question herméneutique du témoignage est étudiée depuis longtemps69 et nous l’approfondissons dans plusieurs notes de *Philosophie (p. ex. →Dialectiques du témoignage). La question exégétique a été posée dans toute sa richesse par James Dunn au début de notre 21e s. Revenant aux intuitions premières de la critique des formes, il a magistralement condensé des décennies de recherches sur la composition et la transmission primitives des évangiles.70 À qui prend en compte les procédés réels de composition et de transmission de la mémoire concernant Jésus,71 dans la culture semi-orale qui était la sienne, les évangiles se présentent non comme des stratifications de couches éditoriales ou rédactionnelles enrobant les souvenirs réels dans des élaborations prophétiques invérifiables attribuées au Ressuscité et suivant des lois stylistiques de complexification croissante selon le paradigme qu’avait imaginé Rudolf Bultmann,72 mais comme la résultante de performances composées d’éléments stables et de variations contrôlées.
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Cf. Orton David E., The Understanding Scribe: Matthew and the Apocalyptic Ideal (Journal for the Study of the New Testament : Supplement Series 25), Sheffield : JSOT, 1989, 140-151. Stendahl Krister, The School of St. Matthew: And Its Use of the Old Testament, 2e éd. (Acta Seminarii Neotestamentici Upsaliensis 20), Lund : Gleerup, 1967. Cf. l’argumentation synthétisée par Runesson Anders, « Behind the Gospel of Matthew: Radical Pharisees in Post-War Galilee? », Currents in Theology and Mission 37 (2010) 460-471, et avant lui les déterminations de Hummel Reinhart, Die Auseinandersetzung zwischen Kirche und Judentum im Matthäusevangelium (Beiträge zur evangelischen Theologie 33), Munich : Kaiser, 1963 ; Davies William David, The Setting of the Sermon on the Mount, Cambridge : CUP, 1964 ; Overman J. Andrew, Matthew’s Gospel and Formative Judaism: The Social World of the Matthean Community, Minneapolis MN : Fortress, 1990 ; Stanton Graham, A Gospel for a New People: Studies in Matthew, Edinburgh : T&T Clark, 1992 ; Saldarini Anthony J., Matthew’s Christian-Jewish Community (Chicago Studies in the History of Judaism), Chicago : University of Chicago Press, 1994 ; Neusner Jacob et Chilton Bruce D. (éd.), In Quest of the Historical Pharisees, Waco TX : Baylor University Press, 2007. Voir la déconstruction proposée par Dunn, « Altering the Default Setting », op. cit. (n. 51). Cf. Ricœur Paul, Essays on Biblical Interpretation, éd. par Mudge Lewis S., Philadelphia PA : Fortress, 1980 ; Vanhoozer Kevin J., « The Hermeneutics of I-Witness Testimony: John 21.20-24 and the “Death” of the “Author” », dans Graeme Auld A. (éd.), Understanding Poets and Prophets: Essays in Honour of George Wishart Anderson (Journal for the Study of the Old Testament: Supplement Series 152), Sheffield : JSOT, 1993, 366-387 ; Id., First Theology: God, Scriptures & Hermeneutics, Downers Grove IL : IVP Academic, 2002, 269 ; Coady C. A. J., Testimony: A Philosophical Study, Oxford : Clarendon, 1992. Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10). Son travail n’est pas isolé. D’autres chercheurs, comme Terence Mournet à Durham University, consacrent leurs travaux à la tradition orale en lien avec les évangiles (cité dans ibid., 195 n. 118). Blomberg Craig L., The Historical Reliability of the Gospels, Leicester : Inter-Varsity, 1987, 19-43 ; Stanton Graham N., Gospel Truth?: New Light on Jesus and the Gospels, Valley Forge PA : Trinity Press International, 1995. Sanders Ed Parish, The Tendencies of the Synoptic Tradition (Society for New Testament Studies Monograph Series 9), Cambridge : CUP, 1969, 272.
La passion selon saint Matthieu
La valeur historiographique du témoignage, surtout, est mieux établie depuis que Richard Bauckham l’a audacieusement remise sur le devant de la scène exégétique avec son Jesus and the Eyewitnesses73 (→Le témoignage comme instrument historiographique : de l’histoire païenne à l’histoire néotestamentaire ; →Historiographie antique : témoignage et rhétorique). Aujourd’hui, on doit assouplir le principe d’« histoire rétrospective »74 qui prévalut dans l’approche historique des évangiles au 20e s. et la fit tomber dans la community fallacy, avatar sociologique du moderne allégorisme.75 L’historien n’a plus à se limiter à la « position de repli », qui ne trouvait d’histoire dans les évangiles que celle « des premières communautés chrétiennes »76 et croyait ne pouvoir y découvrir Jésus que « comme un fait de société ».77 En effet, la pratique ancienne du témoignage oculaire constitue le chaînon historiographique manquant entre le présent de l’acte de compréhension et le passé du fait envisagé, c’est-à-dire événement et interprétation, « histoire » et « littérature » (aux sens positivistes de ces termes). Or, les Anciens étaient pleinement conscients de la dialectique non contradictoire qui existait entre dire la vérité et parler de manière persuasive, et de la rhétorisation de l’histoire qui avait commencé dès Thucydide.78 Prendre en compte ces témoignages suppose donc une approche plus nuancée que la crédulité ou le soupçon a priori. Si mémoire primitive de la passion de Jésus il y eut, elle doit donc s’appuyer sur des témoignages qu’il vaut la peine d’essayer de cerner (*milMt 27,55-56.61 ; 28,1-10). Matthieu-Lévi ? L’exégèse ancienne voyait dans le premier évangile le témoignage oculaire de « Matthieu le publicain ». Le nom de Matthieu (Maththaios, qui signifie Don de Dieu ou Dieudonné, en grec Théodore) se retrouve dans toutes les listes d’apôtres (Mt 10,3 ; Mc 3,18 ; Lc 6,15 ; Ac 1,13). Mt 9,9 rapporte son métier de publicain (percepteur d’impôt) et son appel par Jésus. L’épigraphiste contemporain Alan Millard79 ne manque pas de remarquer que recruter un fonctionnaire opérant dans un village galiléen comme Capharnaüm, sachant écrire et compter, était un choix judicieux pour un maître enseignant d’autorité dans une culture semi-orale. Cependant Mc 2,14 et Lc 5,27 parlent d’un certain « Lévi (fils d’Alphée) », qui reçut Jésus dans sa maison à Capharnaüm. Est-ce le même homme ou deux personnages différents ? Jésus aurait-il donné le surnom de « Matthieu » à Lévi, malgré le fait que les deux noms fussent sémitiques ? Une part de la tradition a voulu identifier un seul personnage sous ces deux noms. Dans ce cas, l’appel de Lévi-Matthieu serait au départ un récit autobiographique (dont l’imprécision sur « la maison » en Mt 9,10 est parfois comprise comme un indice). Pour la plupart des exégètes modernes, conscients de la construction théologique que constitue la quadruple identification des évangélistes à partir du 2e s., une telle identification est cependant trop belle pour être vraie. D’ailleurs, aucun Père de l’Église ne s’appuie sur la profession du collecteur d’impôt pour supposer qu’il eût connu le grec puisqu’ils lui attribuent plutôt — à tort ou à
raison — un évangile sémitique, sinon l’Évangile selon les Hébreux.80 Sans insister donc sur Matthieu lui-même, on peut déceler deux autres autorités personnelles — présentées à la troisième personne, selon la coutume historiographique antique de réénonciation des témoignages — qui attestent les récits de la passion au fil de la narration. Pierre Les exégètes attentifs à la genèse semi-orale des traditions évangéliques y ont détecté la prééminence de Pierre, affirmée dans une dialectique subtile entre souvenirs personnels et façonnage de la mémoire collective : à sa personne remémorée sans idéalisation sont attachés nombre d’éléments didactiques provenant de souvenirs personnels.81 Matthieu recèle en propre un ensemble particulier sur Pierre, présenté comme « le premier » des disciples (Mt 10,2 ; cf. la focalisation sur lui au milieu des autres disciples en Mt 16,13-16), roc de l’ekklêsia (Mt 16,18-19). Particulièrement proche de Jésus (Mt 17,24-27), il est présenté de façon bien réaliste en Mt 14,28-31. Il se voit confier une tâche didactique, celle de lier et de délier,82 qui va déborder du passé pour venir jusque dans le présent. Dans le récit de la passion, le dernier mention de Pierre est l’épisode peu glorieux de son triple reniement (Mt 26,69-75), prédit dès Mt 26,33-35. Il est étonnamment absent des témoignages de rencontres avec le Ressuscité (en particulier de Mt 28,7 ; Mc 16,7 ; par contre Lc 24,12.34 ; Jn 20,2-7 ; 21). Son futur glorieux n’est pas intégré au récit, il échappe au temps
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Cf. supra n. 32. Les évangiles imposeraient une approche rétrospective « tout à fait exceptionnelle et […] de portée limitée » (Baslez Marie-Françoise, Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme, Paris : Fayard, 1998, 183). Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45). Baslez, Bible, op. cit. (n. 74), 184. Ibid. Byrskog Samuel, Story as History – History as Story (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 123), Tübingen : Mohr Siebeck, 2000, 223 : « L’art de persuader et la crédibilité factuelle étaient des vertus rhétoriques supplémentaires, non contradictoires » (notre trad.). Cf. Millard Alan R., Reading and Writing in the Time of Jesus (The Biblical Seminar 69), Sheffield : Sheffield Academic Press, 2000, 223-229 ; cf. Ellis E. Earle, The Making of the New Testament Documents (Biblical Interpretation Series 39), Leiden: Brill, 1999, 24, 32, 352 ; Gundry Robert Horton, The Use of the Old Testament in St. Matthew’s Gospel: With Special Reference to the Messianic Hope (Supplements to Novum Testamentum 18), Leiden : Brill, 1967, 182. Bilan complet dans Kok Michael J., « The Patristic Traditions about the Evangelist Matthew », blog The Bible and Interpretation (bibleinterp.arizona.edu/articles/patristic-traditions-about-evangelist-matthew, accédé le 14.04.2021). Wiarda Timothy, Peter in the Gospels: Pattern, Personality and Relationship (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament II/127), Tubingen : Mohr Siebeck, 2000, 91-99. Cf. Byrskog Samuel, Jesus the Only Teacher: Didactic Authority and Transmission in Ancient Israel, Ancient Judaism and the Matthean Community (Coniectanea Biblica: New Testament Series 24), Stockholm : Almqvist & Wiksell International, 1994, 246-249.
Introduction générale
narratif. Mais c’est sur le plan pragmatique que Pierre est présent : le simple fait qu’on poursuive jusqu’à présent le récit de la mémoire de Jésus, sur lequel il a au moins partiellement autorité, vient racheter son reniement. Plutôt que la trace d’une polémique antipétrinienne dans les premières communautés, ne peut-on y voir celle d’un souvenir cuisant raconté par Pierre-Képhas lui-même et dont seule son autorité postérieure obligeait à conserver la mémoire (cf. *milMt 26,69-75) ? Ce ne serait pas la dernière fois qu’un aveu de défaillance de la part d’un héros historique aurait renforcé son prestige dans le groupe qui se réclame de lui. Les femmes Parmi les disciples dont le témoignage fut à l’origine du récit de la passion, il faut certainement mettre l’accent sur un groupe longtemps négligé, celui des femmes. À lire le récit de la mort de Jésus à fleur de texte, les témoins ont bien des chances d’avoir été des femmes (*genMt 27,55-56 ; *genMt 27,61), ce qui renforce leur crédibilité pour l’historien, qui connaît la défiance envers le témoignage des femmes dans les cultures patriarcalistes anciennes (cf. la longue note *milMt 27,55-56.61 ; 28,110 : Les femmes dans le récit Mt de la mort, de la sépulture et des apparitions post-mortem de Jésus). L’exégèse féministe83 et rationaliste a proposé pour notre récit l’hypothèse d’un genre relevant de l’usage paraliturgique et de l’inventivité littéraire : celle de l’inversion d’une lamentation funèbre. Les véritables auteurs de la passion auraient été les femmes de l’entourage de Jésus, qui, mettant à profit l’un des rares moments où les femmes antiques pouvaient prendre la parole en public (c’est-à-dire la lamentation dans le rituel de deuil, au cours de laquelle les pleureuses, expertes dans l’art de raconter, retraçaient la mort du défunt et les traits mémorables de la vie qui la précéda : *milMt 28,1-10 ; *milMt 28,1b), auraient tissé quelques souvenirs, enrichis d’explications scripturaires, en un récit suivi. Cependant, pour justifier le fait que les textes évangéliques ne mentionnent aucune lamentation des femmes, ces hypothèses déploient une herméneutique du soupçon fort anachronique. Il vaut cependant la peine de s’attarder un peu sur leur audacieuse déconstruction-reconstruction du récit, sinon au titre du contexte historique, du moins au titre de l’histoire de la réception, car elle illustre bien la déconstruction de la passion du Christ souvent proposée dans la culture de masse aujourd’hui. Le médiatique John Dominic Crossan,84 par exemple, part du fait que Paul ne mentionne pas les femmes ni leur visite au tombeau dans la liste exhaustive de témoins qu’il adresse aux Corinthiens (1Co 15,5-8). Leurs rencontres avec le Ressuscité ne pourraient donc être que des inventions ajoutées aux souvenirs de la fin tragique de Jésus. Selon lui, la mort affreuse provoqua d’abord une effervescence prophétique : les disciples hommes mobilisèrent les Écritures autour du type du juste souffrant,85 pour se persuader de sa messianité nonobstant son échec. Les récitatifs qui en résultèrent auraient été repris par les femmes dans leurs lamentations funéraires, transformant en
narrations suivies quelques souvenirs réels des hommes, amplifiés par le recours aux Écritures.86 En un troisième temps, au moment de la rédaction des évangiles à proprement parler, Mc aurait créé le récit de la tombe vide, Mt y aurait ajouté une vision de Jésus, que Jn aurait amplifié avec des dialogues. À ce stade, le patriarcalisme aurait pris le dessus : les femmes n’y furent plus investies que d’une mission de… secrétariat (elles doivent dire aux apôtres d’aller en Galilée : Mt 28,7 ; Mc 16,7), en net contraste avec le mandat magistériel mondial donné aux apôtres mâles. Le finale propre au premier évangile serait un cas typique « non de rédaction dénégative d’une tradition antécédente, mais de tradition dénégative créée sous nos yeux ».87 Cette dialectique à trois temps est grevée de préjugés : ajoutant, inconsciemment, à un faible argument a silentio le nouvel allégorisme méthodologique jadis dénoncé par Samuel Byrskog,88 Crossan projette directement un fait littéraire (la non-mention des femmes par Paul en 1Co 15,5-8) dans l’effectivité historique.89 En même temps, il rétro-projette au 1er s. la lutte des sexes chère au nouveau féminisme du tournant des 20e et 21e s. Or, il existe d’autres explications pour l’étrange « lacune » de Paul, soit psychologiques (en termes de peur masculine ancestrale du féminin en charge, dans de très nombreuses cultures, des rites de passage de la vie du corps que sont naissance et mort, expériences de sang et d’impureté),90 soit culturelles (en termes de patriarcalisme invincible des premières communautés chrétiennes nonobstant l’extraordinaire liberté de Jésus luimême dans son rapport avec les femmes ; patriarcalisme ironiquement souligné par la désignation initiale du témoignage des femmes comme lêros « délire » en Lc 24,11), soit spécifiquement rhétoriques (écrivant aux Corinthiens, le rusé Paul censure le témoignage des femmes pour ne pas ajouter une difficulté de plus au chemin vers la foi ; cf. *bibMt 28,1-10 ; →« Témoins de la résurrection » dans la communauté primitive), soit en termes d’anthropologie « biblique », plus proche du
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Kraemer Ross Shepard, « Women’s Authorship of Jewish and Christian Literature in the Greco-Roman Period », dans Levine Amy-Jill (éd.), “Women like This”: New Perspectives on Jewish Women in the Greco-Roman World (SBL Early Judaism and Its Literature 1), Atlanta GA : Scholars Press, 1991, 221-242. Crossan John Dominic, The Birth of Christianity: Discovering What Happened in the Years Immediately after the Execution of Jesus, New York NY : HarperCollins, 1999. Ibid., 569. Corley Kathleen E., « Women and the Crucifixion and Burial of Jesus: “He was buried: On the Third Day He Was Raised” », Forum New Series 1 (1998) 181-225. Crossan, Birth, op. cit. (n. 84), 572 (notre trad.). Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 326, évoque « l’allégorisation abusive (the excessive allegorization) du récit évangélique qui marque plusieurs études visant à identifier le cadre dans lequel il est né » (notre trad.). Crossan, Birth, op. cit. (n. 84), 551. Cf. Sered Susan Starr, Priestess, Mother, Sacred Sister: Religions Dominated by Women, New York NY : Oxford University Press, 1994, 89-118, 120133 ; Young Serinity, An Anthology of Sacred Texts by and about Women, New York NY : Crossroad, 1993, xxi.
La passion selon saint Matthieu
milieu juif apocalyptique du 1er s. (le rôle joué par les femmes au tout début de la mission chrétienne primitive peut être compris en termes de restauration de leur prééminence comme mères des vivants dans la définition protologique de l’humanité : *bibMt 28,1a le [jour] un de la semaine ; *theoMt 28,7a.10c). Bref, il semble que la présence des femmes au pied de la croix et leur implication dans la sépulture de Jésus puissent être attribuées plus vraisemblablement à la tradition orale primitive qu’à une créativité narrative postérieure.91 Est-il vraisemblable que des communautés urbaines ou villageoises de la Palestine du 1er s. aient jamais inventé pareille histoire, qui pourtant résista à l’incrédulité et aux préjugés du public ?92 Pourquoi attribuer un tel témoignage à des femmes ; sinon, tout simplement, parce que ce furent elles qui racontèrent. Reste le fait que leurs noms semblent mal établis. Les listes de femmes-témoins sont un peu différentes chez Mt et chez Mc et, en-deçà de toute tentative pour les harmoniser, cela pourrait refléter des différences d’influence dans les divers cercles où leurs témoignages étaient performés. Devant le très paradoxal mémorial de la femme inconnue solennellement institué par Jésus d’entrée de jeu dans la passion (*interpMt 26,13b), on doit aussi évoquer la discipline de l’anonymat protecteur qui, selon l’hypothèse raisonnable de Gerd Theissen,93 semble avoir prévalu dans la communauté de Jérusalem dans les années 40 à 50, époque de la mise en forme des récitatifs primitifs de la passion (*milMt 26,7a ; cf. *milMt 26,18b). L’approximation du *Milieu de vie dans lequel la passion s’est élaborée permet de la situer dans l’espace et dans le temps.
Repères historiques et géographiques — *hge
pièce décisive pour établir l’historicité de la mort de Jésus, dans la mesure où il constitue un témoignage non chrétien. Il atteste l’enthousiasme suscité parmi les Judéens par l’autorité extraordinaire déployée par Jésus, pris pour messie ; la collusion des autorités judéennes et de Pilate pour le faire crucifier ; le fait que certains de ses sectateurs affirmèrent l’avoir vu de nouveau vivant conformément aux Écritures. Ce n’est pas le lieu ici de discuter en détail les nombreuses questions qu’il a suscitées. Constatons simplement que son authenticité est, avec quelques nuances sur des détails, souvent acceptée par les spécialistes.94 Cependant, un jugement général sur l’historicité du récit de la passion et des témoignages de rencontres avec le Ressuscité est corollaire — on l’a vu — de l’approximation de leurs *Genres littéraires. À la source, il s’agit d’histoire vécue et populaire : des témoignages personnels organisés par les responsables de la mémoire sur Jésus dans la communauté, rédigés par les évangélistes. Il n’est donc pas étonnant que leur historicité s’appréhende mal par la comparaison avec les œuvres d’historiens ou d’annalistes plus formels de leur temps. Nous avons déjà évoqué, à propos de la « tradition isolée » concernant Jésus, que l’ancienneté des principaux épisodes de la passion est attestée dans la toute première littérature chrétienne : la dernière Cène, la souffrance et la mort rédemptrices de Jésus sont évoquées régulièrement par Paul. Il s’agit d’allusions aux textes qui fondent l’éthos chrétien comme imitation de Jésus Christ : « Abba Père » (Mc 14,36, repris dans Rm 8,15 ; Ga 4,6). Elles sont au cœur des traditions fondatrices des communautés auxquelles l’apôtre s’adresse. Quant à leur transmission au-delà des témoignages en contexte semi-oral évoqués en *Milieux de vie, on peut considérer comme trois grands types de sources écrites les ensembles rédigés par Mt-Mc, Lc et Jn. David C. Sim n’hésite pas à conclure à la valeur propre de Mt dans le dossier historique de la passion de Jésus.95
Quant au temps. On apprécie la portée du texte à l’époque de sa rédaction et ce qu’il dit de l’époque où les événements qu’il rapporte sont censés avoir lieu. On limite au strict minimum les hypothèses sur la genèse des textes ; on privilégie les données d’histoire ancienne susceptibles d’éclairer les événements rapportés par l’écrivain biblique. Quant à l’espace. La géographie et la topographie référées par le texte, ainsi que les vestiges archéologiques qui peuvent leur correspondre, aident à comprendre les conditions matérielles des existences individuelles et sociales décrites, ainsi que la vision du monde qu’il décrit, dénonce ou promeut. 91
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Si l’on définit très (trop?) strictement le fait historique comme quelque chose arrivée dans le temps dont on peut prouver qu’elle eut lieu au moyen de deux documents de nature différente, les plus proches possibles de la chose et que l’on considère (abusivement, nous semble-t-il) l’ensemble de la littérature chrétienne comme une seule source dans la mesure où ses élaborateurs étaient tous gagnés à la foi en Jésus messie, le Testimonium Flavianum (→Josèphe A.J. 18,63-64) est une
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Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 783. Ibid., 833. Theissen Gerd, The Gospels, op. cit. (n. 46), ch.4, en particulier 184-189. Cf. la synthèse magistrale proposée par Bardet Serge, Le Testimonium Flavianum. Examen historique, considérations historiographiques (Josèphe et son temps 5), Paris : Cerf, 2002 ; à compléter avec les analyses saisissantes et les hypothèses rédactionnelles proposées par notre collègue de l’École biblique, Nodet Étienne, Histoire de Jésus ? Nécessité et limites d’une enquête (Lire la Bible 135), Paris : Cerf, 2003. Sim David C., « Matthew and Jesus of Nazareth », dans Sim David C. et Repschinski Boris (éd.), Matthew and His Christian Contemporaries (Library of New Testament Studies 333), Londres : T&T Clark, 2008, 155-172.
Introduction générale
Tandis qu’une large note de synthèse pose la question de la →chronologie de la passion, épisode par épisode, des notes déchiffrent les indications chronologiques (*hgeMt 26,2a ; *hgeMt 26,17a) et temporelles (*hgeMt 26,74b) données par le récit. Certaines notes apprécient aussi la plausibilité historique du récit (p. ex. *hgeMt 26,26-29 sur la dernière Cène ; *hgeMt 26,57-68 sur la réunion du sanhédrin ; *hgeMt 26,69-75 sur le reniement de Pierre ; etc.), en lien avec leurs contextes social (*Milieux de vie) et culturel (*Littérature péritestamentaire ; *Textes anciens ; *Intertextualité biblique). Espace Chaque fois que le récit de Mt évoque un lieu ou un espace, directement en le nommant, ou indirectement par une caractérisation (p. ex. la mention d’un accent : *hgeMt 26,73c, ou d’un itinéraire comme le « chemin de croix » : *hgeMt 27,31c ; *hgeMt 27,32-33 ; →Le chemin de croix ; →Le chemin de croix : histoire des 14 stations), une note s’efforce de le localiser. Dans la grande tradition de la topographie historique de la Ville sainte enseignée à l’École biblique depuis le Père Vincent, et sous l’inspiration du regretté Jerome Murphy-O’Connor et avec les compléments apportés par Carolina Aznar, nous offrons, le plus souvent sous forme d’une note de synthèse portant pour titre le nom usuel de l’endroit, un point systématique sur les lieux saints qui se visitent à Jérusalem aujourd’hui, avec une appréciation de leur divers degrés de vraisemblance et des alternatives proposées par les archéologues (→La maison de Caïphe ; →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus). Remontant du lieu saint actuel à son état possible au 1er s., ces notes contextuelles racontent également l’histoire des réceptions liturgiques des récits sacrés. Prosopographie Diverses notes de prosopographie sont également incluses dans les *Repères historiques et géographiques, présentant les contours historiques des personnages principaux (p. ex. *hgeMt 26,3b Caïphe ; *hgeMt 27,2b Ponce Pilate — avec l’aide d’AnneCatherine Baudoin ; *hgeMt 27,32a Simon le Cyrénéen ; *hgeMt 27,56a Marie la Magdeleine — avec le concours de Régis Burnet). Judas a droit à ses notes de synthèse (→Judas Iscariote : fortune littéraire ; →Judas damné ou sauvé ? ; →Images de Judas au cinéma), soignées en particulier par Hervé Giraud. Dans la zone d’annotation Contexte, on replace également le texte biblique dans la perspective du dialogisme (Mikhail Bakhtine) consubstantiel à la production littéraire. Ce dialogisme peut être extrabiblique ou intrabiblique.
Intertextualité biblique — *bib De facto, de nombreux liens relient entre eux les textes à l’intérieur du corpus biblique, sur une échelle allant du simple mot à l’œuvre entière, en passant par l’usage d’une expression, de tel motif narratif, telle idée, telle
histoire ou telle pratique, à un schéma narratif complet. Les types de relations entre les textes du corpus biblique s’inscrivent sur une courbe comprise entre deux asymptotes : • structurale-synchronique-théologique : elle postule que l’ensemble du canon constitue une structure dans laquelle toutes les parties sont en interaction ; • historique-intentionnelle-psychologique : elle s’interroge sur la possibilité que l’auteur, rédacteur ou compilateur du texte en question ait, consciemment, pu faire telle citation, allusion, etc. à tel ou tel passage des Écritures. Les notes d’*Intertextualité biblique peuvent commenter les *Références marginales brutes ou en proposer de nouvelles. Tandis que les *Références marginales sont très proches de l’asymptote structurale, les notes d’*Intertextualité biblique permettent d’aller plus loin dans l’analyse historique ou intentionnelle. Les herméneutiques traditionnelles de la « typologie » et de l’ « accomplissement des Écritures » trouvent ici leurs places. ļ Ces notes concernent des liens entre des passages de livres différents. Les notes citant d’autres passages à l’intérieur d’un même livre relèvent plutôt des *Procédés littéraires. ļ Certaines notes de *Genres littéraires citent d’autres passages de l’Écriture pour justifier le genre littéraire identifié dans le passage annoté (p. ex. des récits de guérison à distance similaires qui n’ont pas de liens directs entre eux). De même, des notes de *Vocabulaire, de *Grammaire et de *Procédés littéraires peuvent avoir à citer des références scripturaires, pour des raisons plus linguistiques qu’intertextuelles. ļ Pour l’AT, ce registre apparaît plutôt dans la zone d’annotation Réception. Pour le NT, il trouve plus naturellement place dans la zone Contexte : La Bible en ses Traditions considère les Écritures anciennes comme la langue des auteurs du NT. Une autre rubrique est à l’intersection du Contexte et de la Réception : la *Littérature péritestamentaire (cf. infra).
Sous la traduction du texte de Mt sont déjà imprimées de nombreuses références bibliques « brutes » (*Références marginales). Les réflexions qu’elles peuvent inspirer font l’objet de notes dans la rubrique *Intertextualité biblique, dont les titres essaient de situer le niveau de textualité où se trouve l’intertexte biblique : de la référence globale au simple élément de langage, en passant par la citation, le motif, le symbole, la séquence narrative, l’allusion ou la typologie. Référence globale aux Écritures Dans le récit de la passion, il est particulièrement remarquable que les références scripturaires se concentrent dans les épisodes mettant en scène le Christ, par contraste avec les cycles narratifs secondaires comme celui de Pierre, où l’Écriture n’apparaît guère. Le lien entre Jésus et les Écritures est un lieu commun du christianisme primitif (Mc 15,28 ; Lc 18,31 ; 22,37 ; 24,44). Chez Mt, il se concrétise globalement par un façonnage abrahamique de la continuité historique. Mt étend l’histoire vers le passé, jusqu’à Abraham, relié au présent par la généalogie de Jésus (les 39 egennêsen dans Mt 1,1-17 et les trois fois quatorze générations, avec des anomalies par rapport aux Écritures, qui signalent bien la construction intentionnelle). Selon le principe généalogique, plus on remonte haut dans le passé, plus le récit est inclusif dans le présent. Or, Abraham est le père de toutes les nations (Gn 17,4-6) et certains sages finirent par voir en lui le modèle du prosélyte (→b. Sukka 49b ; →b. Ḥag.
La passion selon saint Matthieu
3a). Dans le texte que nous éditons, le finale universalisant de Mt 28,16-20 fait pendant à l’incipit de Mt (*bibMt 28,19a). C’est dans ce cadre d’anamnèse scripturaire globale qu’il faut situer plus particulièrement le récit de la passion. Le contraste entre la présence massive des Écritures et le peu de citations vraiment précises montre que l’ensemble de la passion et de la résurrection est compris par l’évangéliste comme un unique événement eschatologique accomplissant les Écritures. D’où la présence d’une formule de citation, mais sans référence précise, en Mt 26,56 « Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes ».96 Le témoignage de Paul montre que, dès l’origine, on rappelle en particulier les souffrances de Jésus kata tas graphas « selon les Écritures » — formule qui a des équivalents dans les pešārîm de la mer Morte, où d’autres Juifs cherchaient la signification de leur histoire, et qui constitue une sorte de refrain dans le résumé de son évangile que Paul envoie aux Corinthiens.97 Le scandale de la mort en croix de Jésus fut tel qu’on dut, dès le départ, en chercher des raisons dans les Écritures. On l’a vu plus haut (*Genres littéraires : Midrash ?), plusieurs savants ont même cru (faussement, à notre avis) pouvoir réduire la naissance des récits de la passion à la recherche d’une justification scripturaire pour la mort du messie98 — en y projetant, un peu vite, une conception moderne de l’apologétique d’après la galaxie Gutenberg et en négligeant la pratique juive de l’→accomplissement des Écritures, à laquelle nous consacrons une série de notes de synthèse. Typologie Un des premiers effets de cette pratique est l’appréhension typologique de la réalité, et en particulier des personnages. Dans la passion selon Mt, elle est systématique : nous développons ainsi les relations entre Jésus et Isaac (→L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac), Joseph (→Typologie de Jésus-Joseph dans le NT), Moïse (→Typologie mosaïque de Jésus dans le NT), Josué (→Terre promise) et David (*bibMt 26,30).99 Nous décrivons aussi une typologie actantielle : la mémoire de la mort de Jésus et des rencontres avec lui ressuscité recourt aux figures du fils de l’homme, du fils de Dieu, du roi d’Israël, du serviteur du Seigneur, du juste victime des machinations des injustes, de l’ami devenu ennemi, du Juif fidèle à la Tora, du ou des messie/s. Si, avec Richard A. Burridge,100 l’on admet que les évangiles s’inscrivent dans le genre des bioi, il faut décrire l’usage des Écritures fait par les narrateurs évangéliques comme une spécification juive de la sugkrisis, cette technique de comparaison entre épisodes ou caractères bien illustrée par Plutarque :101 la technique structure le récit, mais bien au-delà de la comparaison illustrative ou esthétique visant la réforme morale par l’imitation. Le comparant tiré des Écritures est ici un type, le comparé se présentant comme sens ultime et accomplissement du comparant.102 « […] au-delà des ressemblances avec les biographies de l’époque [il faut] voir dans les Évangiles un renouvellement réel du genre biographique et de la véridiction propre
à ce type de récit, ce changement étant principalement dû à la manière dont la typologie fut mise en œuvre. Une nouvelle herméneutique naissait avec eux. »103 Dans les évangiles, la quête de l’identité de Jésus n’est pas réservée aux acteurs de sa vie, mais elle s’étend jusqu’au lecteur du récit moyennant la technique narrative de reprise et amplification du point de vue de Jésus. La discrétion allusive de la typologie évangélique continue en fait « le point de vue de Jésus, acteur principal de leurs récits ».104 C’est là une grande différence avec les biographies profanes où les narrateurs sont très diserts. La typologie touche aussi des actants plus mystérieux, même des motifs inanimés, y compris la topographie. En particulier l’identification synoptique du dernier souper avec une célébration de la Pâque se comprend au mieux dans le cadre d’une topographie typologique globale à l’œuvre dès les souvenirs les plus anciens conservés sur Jésus. La →typologie pascale, à la fois mosaïque et exodale, travaille en profondeur la mémoire collective de Jésus. La mémoire chrétienne primitive semble avoir concentré sur les derniers jours de Jésus les différentes →Pâques juives. Depuis les débuts avec Jean-Baptiste, les disciples semblent se comporter selon des scénarios scripturaires, d’une manière similaire aux pešārîm de Qumrân, qui s’efforcent de découvrir les événements arrivés « selon ce qui est écrit » (kathôs gegraptai / ka’ăšer kātûb). La situation géographique et le régime alimentaire de Jean (Mc 1,6 et //) ne pouvaient que frapper des imaginations nourries d’Écritures. Manger la nourriture des nomades (miel et sauterelles) au-delà du Jourdain, n’était-ce pas revivre l’Exode et se rendre de nouveau au désert pour attendre la rédemption de la Terre et du peuple ? Et lorsqu’à la dernière Cène les disciples réticents de Jésus le voient symboliser sa mort dans des paroles et des actes avec du pain et du vin, c’est la Pâque de Gilgal qui était évoquée, celle de l’entrée en Terre promise avec la consommation de ses fruits et une circoncision totale (Jos 5), en même temps que le renouvellement de l’alliance d’Ex 24. Aussi voit-on
Meier John P., Matthew (New Testament Message: A Biblical-Theological Commentary 3), Wilgminton DE : Glazier, 1980, 329. 97 Cf. Brodie Thomas L., The Birthing of the New Testament: The Intertextual Development of the New Testament Writings (New Testament Monographs 1), Sheffield : Sheffield Phoenix Press, 2004. 98 Cf. Dahl Nils Alstrup (revu par Juel Donald H.), « Messianic Ideas and the Crucifixion of Jesus », dans Charlesworth James H. (éd.), The Messiah: Developments in Earliest Judaism and Christianity, Minneapolis MN : Fortress, 1992, 382-403. 99 Nous avons malheureusement négligé la relation entre Jésus et Suzanne. Elle est savamment établie par Tkacz Brown Catherine, « Women a Types of Christ: Susanna and Jephthah’s Daughter », Gregorianum 85 (2004) 278-311. 100 Burridge Richard A., What Are the Gospels? A Comparison with Graeco-Roman Biography (Society for New Testament Studies Monograph Series 70), Cambridge : CUP, 1992. 101 Aletti, « Le Christ », op. cit. (n. 15), 37-38. 102 Ibid., 40. 103 Ibid., 53. 104 Ibid., 52. 96
Introduction générale
que, dès « le début de la période prépaulinienne »,105 les significations des repas quotidiens et hebdomadaires de la congrégation et des repas commémoratifs annuels de Pâques avaient tendance à fusionner. Avec cette approche typologique des personnages, des actions et de leurs théâtres, c’est déjà la fécondité littéraire de la passion qui se manifeste : les grands orateurs sacrés de l’Église gallicane, si épris du mystère d’Israël, lui firent, des siècles plus tard, atteindre des sommets. Ainsi, selon Bossuet, • Adam voit-il, « avec les yeux de la foy » et dans le temps même de sa chute, les plaies du Christ et la formation de l’Église.106 • Abraham « a veu en esprit » le sacrifice du Christ.107 • David « a veu toutes les merveilles de sa vie et toutes les circonstances de sa mort, il en a médité tout le mystère »,108 • au même titre que Jacob : « O Jésus, que Jacob a veu en mourant dans l’extrémité de sa vieillesse avec une veue défaillante ! »109 • et que tous les prophètes : « je dirai ici en abrégé qu’ils ont tout veu ».110 Les hypotyposes scripturaires dans lesquelles l’Aigle de Meaux expose les étapes de la vie du Christ continuaient un fleuve de paroles commencé au moment même où Jésus mourait. Formules d’accomplissement Quant à la présence verbale et littérale des Écritures, les problèmes textuels posés par les rares →formules d’accomplissement suggèrent que, pour l’évangéliste comme pour la plupart des Juifs de son temps, les Écritures fonctionnent comme langue plutôt que comme œuvre, comme réservoir de motifs et d’indices plutôt que comme histoire complète. Certains détails littéraux sont lus comme des prophéties de menus événements ou incidents dans la (fin de) vie de Jésus, comme pour souligner que toute cette vie, jusqu’au moindre détail, appartenait au dessein de Dieu. Peut-être faut-il évoquer à la source de sa pratique l’existence de florilèges, ou testimonia, regroupant des séries de citations censées éclairer et dire le sens de ce qui s’était passé (p. ex. Mt 21,4-5 en appelle à Za 9,9, qu’on retrouve en Jn 12,14-15) ? D’autres parties de Zacharie, Jérémie, Isaïe, le psautier (en particulier le Ps 22) fournissent également des fragments en série. Il est remarquable que, depuis →Barn. et →Justin le Martyr jusqu’à la fin de la période des Pères apostoliques, c’est par des centons de prophéties qu’on préféra décrire les souffrances finales de Jésus, plutôt qu’en reprenant les récits évangéliques qui en étaient pourtant déjà composés. Allusions Au-delà de toute citation, le récit clignote de nombreuses allusions scripturaires. En marge du texte dans notre édition, nous en donnons les références, accompagnées d’un titre bref qui en indique le contenu. En introduction, développons-en une seule
série exemplaire : celle qui apparaît dans l’épisode de la mort de Jésus. Dans son ensemble, cette péricope est prise dans un scénario connu. Juste après la petite apocalypse (Mt 27,51-53) qui va développer le déchirement du voile du Temple en une typologie ambitieuse inspirée d’Ézéchiel (Ez 37,12-14), intervient la confession du centurion (Mt 27,54) : le scénario de la conversion du persécuteur, dans lequel la mort de Jésus est englobée, a des précédents dans la martyrologie juive (Jésus est confessé comme fils de Dieu par celui-là même qui l’a mis à mort, comme les ennemis d’Israël finissent régulièrement par confesser le Dieu d’Israël, une fois leurs persécutions déjouées par Sa providence souveraine ; cf. Daniel ; Esther). Il y a là aussi comme les pierres d’attentes narratives de la symbolisation de la communauté des croyants en Jésus Fils de Dieu comme temple nouveau (2Co 3,16 « C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile est enlevé »). Ce cadre d’interprétation est relayé en détail par un réseau de clins d’œil scripturaires. D’abord, un symbolisme rituel et liturgique est inclus dans la mention de l’heure (*hgeMt 27,45 sixième heure) et dans celle du voile du Sanctuaire qui se déchire. Faisant système avec le thème spécifique matthéen de la mort « en rémission des péchés » (Mt 26,28), elles poursuivent une typologie de →Yom Kippour développée pleinement dans l’épitre aux Hébreux (cf. Lv 16 et He 9,1-14 ; 10,20)111 et donnent le thème théologique central dans le christianisme de la mort expiatrice du Christ. Ensuite, le signe de jugement divin de la ténèbre sur toute la terre (Mt 27,45) — qui met en rapport les événements de la fin avec ceux des origines (*ptesMt 27,45-53) — ouvre à une interprétation eschatologique de la mort de Jésus comprise comme un tournant de l’histoire. S’y rapporte aussi l’allusion à Élie du v.47b : la version grecque de Ml 3,23, cité déjà en Mt 17,11, évoque le retour du prophète pour restaurer toutes choses, depuis les relations humaines jusqu’à la résurrection des corps, en passant par les rites véritables (*ptesMt 27,47b).112 De même, le cri d’une voix forte
Marshall Ian Howard, « The Last Supper », dans Bock Darrell L. et Webb Robert L. (éd.), Key Events in the Life of the Historical Jesus (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 247), Tübingen: Mohr Siebeck, 2009, 481-588, 550 (notre trad.), faisant allusion à Jeremias Joachim, The Eucharistic Words of Jesus, trad. par Perrin Norman, New York NY : Scribner, 1966, 204-207. 106 Bossuet Jacques-Bénigne, Élévations sur les Mystères, éd. par Dréano Maturin (Études de théologie et d’histoire de la spiritualité 16), Paris : Vrin, 1962, 210. 107 Ibid., 223. 108 Ibid., 249. 109 Ibid., 247. 110 Ibid., 251. 111 Hasitschka, « Matthew », op. cit. (n. 40), 87-103, en particulier le parallèle synthétisé sur la p. 102. 112 Élie restaurera la bouteille de manne, d’eau de lustration et d’huile d’onction (→MekRI Ex 16,33), et il inaugurera la résurrection des morts (→Or. sib. 2,187-188 ; →m. Soṭa 9,15 ; →b. Sanh. 113a). 105
La passion selon saint Matthieu
(v.50) n’est pas seulement une réaction topique dans l’affliction (Gn 4,10 ; 21,16 ; Ex 3,7 ; Jdt 7,23 ; Ez 11,13 ; →T. Jb. 19,4), mais aussi le prélude à un moment de révélation des événements de la fin (Dn 8,16 ; Ap 6,10 ; 7,10 ; 14,15 ; 18,18 ; 19,17). Enfin, la façon dont Jésus « remet l’esprit » (→2 Hén. 70,16 ; →T. Abr. A 17,19 ; →V.A.È. 27,1 ; 45,3), avec connotation d’une mort volontaire (→4 Macc. 9,25), rapproche sa mort de celle d’un martyr. Quelles conclusions historiques peut-on tirer de cette innutrition scripturaire ? Contrairement à ce qu’a longtemps pensé une exégèse trop rationaliste, l’innutrition scripturaire des récits de la passion n’a pas d’abord un but didactique ni apologétique, comme s’il s’était agi pour les évangélistes de convaincre la synagogue de la messianité de Jésus. Si tel était le cas, on se demande pourquoi il y a si peu de citations formelles dans la passion (on n’en trouve que deux : Mt 26,56 ; 27,9-10). Plutôt qu’elle ne ressortit à une stratégie rhétorique de propagande religieuse, l’imbibition scripturaire des récits mis en forme par Mt, à tous les niveaux de leur textualité, reflète simplement l’état et la pratique d’Écritures aux langues et versions multiples, en voie de canonisation, dans la Palestine juive du 1er s., carrefour de la diaspora alexandrine hellénophone et de la gālût babylonienne araméophone. Elle semble donc résulter de la pratique de l’accomplissement des Écritures vécue dès les premiers témoins eux-mêmes et continuée dans le mouvement de Jésus. L’agglutination des Écritures dans la passion apporte d’ailleurs d’intéressants éléments à l’étude du canon juif du 1er s. Le repérage fin des textes bibliques cités par Mt permet de détecter des allusions au livre de Daniel (en particulier au cycle de Suzanne) qui témoignent, avec quelques autres textes de la littérature juive du second Temple, du fait que les mal nommées « additions » présentes dans la retraduction grecque alors toute récente de Théodotion appartenaient bel et bien au texte sacré.113
Textes anciens — *anc Dans cette rubrique on cite ou résume des textes parallèles au passage biblique tirés des littératures anciennes non bibliques. On considère comme parallèles des textes semblables qui traitent de sujets analogues. Analogies Sous quelques cieux qu’ils vivent, les hommes font souvent les mêmes expériences de bonheur ou de malheur, découvrent d’implacables « lois » de l’existence et inventent parfois les mêmes expressions pour les dire. Tels sont notamment les textes de sagesse en Égypte, en Mésopotamie, dans le monde gréco-romain et dans la Bible. On note ici ces convergences de l’expérience humaine par-delà les limites du temps, de l’espace et du milieu. Mimesis Les auteurs bibliques ont souvent imité des formules littéraires, des récits et des textes des cultures avec lesquelles ils entraient en contact, fût-ce pour s’en démarquer par quelque « démythologisation ». ļ Au-delà des mots, les parallèles concernent les lois, les coutumes et même les normes éthiques. Ils sont alors plutôt l’objet des rubriques *Milieux de vie et *Droit.
Ces notes sont avant tout documentaires. Elles présentent de nombreux parallèles ou analogies de motifs ou de situations qui assoient la vraisemblance historico-culturelle du texte de Mt. Compléments des notes de *Procédés littéraires, ces notes offrent des parallèles, des analogies et des contrepoints pour mieux comprendre les interactions entre personnages, par exemple, l’indignation des disciples (*ancMt 26,8a), le silence de Jésus (*ancMt 26,63a), le mépris pour les traitres (*ancMt 27,4d), la puissance de la jalousie (*ancMt 27,18), des détails narratifs (apocalyptiques) surprenants pour le lecteur moderne (*ancMt 27,45-53). Elles viennent aussi en appui des notes de *Repères historiques et géographiques (p. ex. *ancMt 26,74a) et de *Milieux de vie (p. ex. *ancMt 26,41bc) pour apprécier l’historicité de tel ou tel épisode (p. ex. *ancMt 27,15 sur la coutume de relâcher des prisonniers). Les plus importantes sont sans doute les notes qui décrivent par le menu le supplice de la crucifixion à la romaine (de la flagellation à la déposition du corps, en mettant bien en valeur la parodie d’intronisation que constituait ce théâtre de la cruauté : *ancMt 27,37b) et les notes qui établissent un contrepoint différencié entre la mort de Jésus et la mort du héros gréco-romain et du martyr juif. À cette rubrique ressortissent les textes philosophiques antiques. Ceux-ci ne sont pas placés dans la rubrique *Philosophie, car ils ne reçoivent pas les évangiles, ils en sont une partie du contexte culturel. On n’en saurait surestimer l’importance. Les travaux de Pierre Hadot ont depuis longtemps déjà rappelé combien cet amour de la sagesse dans l’Antiquité pouvait ressembler à la religion moderne, avec son goût pour l’intériorité et les exercices spirituels. De fait, un des premiers Pères de l’Église, Justin de Naplouse (ou Justin de Rome, ou le Martyr) est également célébré comme Justin le Philosophe. Sa présentation de la Voie du Christ (pour reprendre une métaphore chère au judaïsme des →« écoles ») est celle d’une « philosophie » du Christ. De *ancMt 26,12b et *ancMt 26,37-39 à *ancMt 27,50 et *ancMt 27,55-56, nous déployons longuement le parallèle entre la mort de Jésus et celle de Socrate. Le récit de la passion ne rapporte pas la vie de Jésus comme celle d’un homme admirable à imiter, mais comme celle de quelqu’un qui occupe une fonction dans le plan du Salut que Dieu a pour Israël et pour l’humanité. Sa mort inverse celle du Grec. Là où Socrate, ciguë en main, continue de philosopher jusqu’au bout, Jésus meurt exactement comme il ne faut pas que meure un philosophe : dans des douleurs exprimées, l’abandon et l’angoisse… Nous rappelons également l’étonnante rencontre entre la fable de l’anneau de Gygès et la passion de Jésus qu’elle semble prophétiser (*ancMt 27,21b), ainsi que l’intrigant parallèle doctrinal et littéraire entre le mythe d’Er — qui conclut La République de Platon — et les témoignages sur le Ressuscité qui concluent l’Évangile (*ancMt 28,6b). Ces notes sont autant de pierres d’attente pour la réception patristique, qui ne manqua pas de développer en forme d’apologie ce genre de rapprochements.
113
Tkacz, « Women », op. cit. (n. 99).
Introduction générale
On ne saurait souligner assez l’importance des pseudo-parallèles aux témoignages sur le Ressuscité venus de la paradoxographie antique (*ancMt 27,64-28,20 ; *ancMt 27,64c28,20 ; *ancMt 28,6a). Dans l’historiographie antique, les récits de miracles sont récurrents. De ce point de vue-là, les évangiles ne sont donc pas exceptionnels. Les historiens antiques savaient se moquer des charlatans. Pour autant, on n’était pas crédule : les paradoxographes compilaient des récits de miracles et essayaient de trouver pour chacun d’eux une explication raisonnable (→Miracles dans l’historiographie ancienne, les Écritures et la tradition catholique). L’analyse comparative permet ainsi de saisir ce que la résurrection de Jésus a produit de neuf dans l’ordre du discours.
Saint-Esprit » peut également s’analyser dans les coordonnées de la littérature péritestamentaire, en particulier de certains manuscrits de la mer Morte (*ptesMt 28,19b). À la suite de plusieurs collègues éminents de l’Université hébraïque de Jérusalem, cette rubrique d’annotation, enrichie de suggestions de Serge Ruzer et José Costa, et d’apports de Clément Millet et Olivier Robert, pose des questions aussi nouvelles que celle des existences d’une figure de messie souffrant dans le judaïsme du 1er s. (cf. les travaux d’Israël Knohl, en particulier sur la « Vision de Gabriel »)114 ou d’une spéculation sur l’unipluralité divine dans le judaïsme antique (Menahem Kister et ses étudiants).115
RÉCEPTION
Littérature péritestamentaire — *ptes On cite ici des textes d’inspiration biblique de l’époque dite du second Temple : les apocryphes chrétiens jusque vers 150, et les apocryphes juifs de l’époque tannaïtique, retenus ni dans l’un ni dans l’autre Testament canonique. Ces textes présentent des pratiques, des expressions, des motifs, des idées, des intrigues, parfois des passages entiers, parallèles au texte annoté. ļ La Bible en ses Traditions retient le canon catholique, si bien que le lecteur juif ou protestant lira parfois dans le registre *Intertextualité biblique certaines références qu’il s’attendrait à trouver ici. ļ Quand les continuités entre les notes en *Littérature péritestamentaire et en *Tradition juive (voire en *Tradition chrétienne) sont évidentes, elles sont associées en une seule rubrique.
Outre ce qu’on appelle la « littérature intertestamentaire », les manuscrits de la mer Morte, plusieurs passages de Flavius Josèphe, les écrits de Pères apostoliques, considérés comme des sortes de parallèles aux textes néotestamentaires, ont été placés dans cette rubrique. L’intérêt documentaire de ces notes est immense : il est semblable à celui des *Textes anciens, mais avec l’avantage d’être plus proche du milieu biblique. D’abondantes références à la littérature parabiblique du temps éclaire les attitudes des personnages (p. ex. le silence de Jésus : *ptesMt 26,63a, et son énigmatique allusion à l’arrivée du fils de l’homme : *ptesMt 26,64c). Plusieurs parallèles permettent de mettre en perspective plus historique le récit de la mort de Jésus et les topoi bibliques du martyre juif ou du juste persécuté. La littérature péritestamentaire présente de nombreux motifs apocalyptiques. Les nombreux parallèles proposés avec l’Évangile de Pierre permettent de mettre en perspective plusieurs détails du récit de Mt (*ptesMt 27,45 ; *ptesMt 27,46 ; *ptesMt 27,51-54). Ainsi, le motif de la croix qui parle (*ptesMt 28,1-6) amorce déjà la réception littéraire, imaginative, extraordinaire de la croix (→La croix de Jésus dans la littérature). Côté résurrection, les sources péritestamentaires éclairent aussi des motifs comme la disparition du corps du héros mort (*ptesMt 28,6a), l’ange de lumière (*ptesMt 28,3a), l’autorité universelle (*ptesMt 28,18b), qui accréditent la vraisemblance culturelle des témoignages du ch.28. Plus étonnant encore, une expression aussi typiquement chrétienne qu’« au nom du Père et du Fils et du
Cet immense domaine d’annotation permet de suivre les principaux moments de la réception du texte, depuis sa mise au jour jusqu’à notre époque. Concernant le récit des derniers jours de Jésus et les témoignages de rencontres avec lui après sa mort, une remarque générale préliminaire s’impose : leurs lecteurs – qu’ils soient théologiens ou historiens, mystiques ou musiciens, liturges ou peintres — les ont la plupart du temps reçus de manière synoptique : ils combinent entre eux les récits canoniques, quand ils ne les supplémentent pas avec des textes apocryphes. Autant dire que plusieurs de nos notes sur Mt conviennent aussi aux autres évangiles. Cependant, l’effort de privilégier la réception spécifique de la passion selon saint Matthieu nous a permis de « contenir » un peu le colossal fleuve culturel jailli, il y a vingt siècles, de la Pâque de Jésus de Nazareth. En proposant une annotation aussi riche, nous espérons continuer le mouvement commencé par Ulrich Luz : convaincre nos collègues biblistes du fait que l’étude de la réception n’est pas une discipline décorative, « en plus », qui serait de moindre importance que l’étude philologique ou historique, ou de moindre sérieux que son utilisation proprement religieuse. Comme on l’a rappelé, en essayant d’approcher son *Genre littéraire à partir des *Milieux de vie d’où il tire son origine, la constitution du texte lui-même est un phénomène de réception ; son étude « scientifique » elle-même est redevable de nombreuses préconceptions positivistes inviscérées aux démarches apparemment les plus rigoureuses de la critique textuelle ou de la grammaire,116 à l’imagination d’une histoire rédactionnelle en l’absence de tout document concret. Enfin, des éléments Knohl Israël, L’autre Messie. L’extraordinaire révélation des manuscrits de la mer Morte, trad. par Veyret Gabriel Raphaël, Paris : Albin Michel, 2001. 115 Newman Carey C., Davila James Rohr et Lewis Gladys S. (éd.), The Jewish Roots of Christological Monotheism: Papers from St. Andrews Conference on the Historical Origins of the Worship of Jesus (Supplements to the Journal for the Study of Judaism 63), Leiden : Brill, 1999. 116 Cf. Saieg Paul, « Reading the Phenomenology of Origen’s Gospel: Toward a Philology of Givenness », Modern Theology 31 (2015) 235-256, 237-239 : « The Assumptions of Traditional Philology ». 114
La passion selon saint Matthieu
essentiels de la foi qu’il autorise (p. ex. la →descente aux enfers) ont été forgés sur l’enclume de sa réception artistique, qu’il s’agisse de l’imagination narrative des auteurs péritestamentaires ou de l’imaginaire pictural des iconographes.
Comparaison des versions — *com Au-delà des variantes textuelles à l’intérieur d’une même version, signalées en *Critique textuelle, les témoins traditionnels majeurs attestent souvent des choix interprétatifs originels dans la réception du texte par ceux qui les ont transmis dans leurs différentes communautés. Ce sont les témoins de l’exégèse la plus ancienne. ļ Les variantes entre versions qui servent à l’établissement de la Vorlage d’une version donnée, plutôt qu’à amorcer l’histoire de la réception, relèvent de la rubrique de *Critique textuelle (voir supra).
Étant donnée la stabilité du texte de Mt, les variantes d’une version à l’autre sont peu nombreuses et de relativement peu d’amplitude. L’intérêt d’une lecture polyphonique selon les différentes versions est cependant confirmé dans quelques détails. Toutes nos versions coïncident dans l’ambiguïté et l’énigme pour une répartie de Jésus, comme celle de *comMt 26,50b. Plus que la version grecque « ancienne » (reconstituée par Nes), la tradition latine et la tradition syriaque transmettent le texte dans le contexte de son application rituelle ou étiologique. V et S actualisent parfois différemment des possibles grammaticaux présents dans le grec koinè, gros de son substrat sémitique. Là où V, selon le génie latin, tend à « juridiser » le récit, S conserve des registres lexicaux plus proches des systèmes juifs de la pureté rituelle (*comMt 27,4b). De même, ce qui est déjà « résurrection » en V, est plus métaphoriquement (et conformément au symbole sémitique) « lever » ou « relèvement » en S et Gr. Sans surprise, V pratique quelques harmonisations avec l’ensemble de la tradition primitive (p. ex. *comMt 27,8) et facilite la compréhension de certains passages particulièrement énigmatiques en fonction de leur réception dans la *Liturgie (p. ex. *comMt 26,28a pour les « paroles d’institution »).
Lecture synoptique — *syn Les notes de *Lecture synoptique comparent les différentes occurrences d’une même tradition dans les évangiles (y compris Jn). On y décrit les différences de fait — le contexte dans lequel elles placent cette histoire, leurs manières de la présenter, les aspects qu’elles entendent souligner — pour faire ressortir l’originalité du texte annoté. Lorsqu’un large assentiment des exégètes existe, ou que la question revêt une importance herméneutique décisive, on peut hasarder une hypothèse génétique sur les dépendances possibles entre ces textes (p. ex. la théorie des deux sources, etc.). ļ Les autres parallèles bibliques repérables sont traités en *Intertextualité biblique.
Les quatre récits canoniques de la passion comptent parmi les traditions les plus unifiées de l’Évangile, au point que les exégètes tentent régulièrement de synthétiser ce que put être le récit originel compilé par les témoins, qui leur serait commun :
nous avons fait allusion à ces recherches plus haut (*Genre littéraire ; *Milieux de vie). L’objet de cette rubrique d’annotation est un peu plus ample que celui de la moderne « comparaison synoptique ». On y décrit les trois versions synoptiques de chaque épisode à une échelle perceptible au niveau de leurs traductions : les notes cherchent à mettre en valeur ce qu’il y a de spécial chez Mt. Inversement, on signale quelques détails ou épisodes célèbres de la passion qui apparaissent chez un autre évangéliste mais non chez Mt. Ils peuvent avoir une grande importance, en effet, dans la réception artistique de l’épisode. On y traite aussi un peu de « critique des sources ». Sans entrer dans d’invérifiables hypothèses génétiques cherchant à établir les relations littéraires entre les évangiles, on envisage le rapport des versions synoptiques avec Jn ; on esquisse ici ou là des traits probables du récit de la passion primitif. Dans quelques cas particulièrement nets, enfin, on hasarde la description — évidemment hypothétique — du développement de la tradition, depuis les évangiles les plus anciens (Mt et Mc) jusqu’aux évangiles les plus récents (Lc et Jn). Quelques remarques introductives globales peuvent être utiles. Matériel textuel Le matériel matthéen spécifique. Systématiquement indiqués par l’abréviation « SM », les versets propres à Mt portent probablement plus que d’autres son intention rédactionnelle. Relèvent de cet ensemble spécifique : la pendaison de Judas (*synMt 27,3-10) ; le songe de la femme de Pilate (*synMt 27,19) ; Pilate se lavant les mains (*synMt 27,24-25) ; le quatrain poétique sur les événements d’après la mort (*synMt 27,51c-53) ; la garde du tombeau (*synMt 27,62-66 ; *synMt 28,2-4 ; *synMt 28,11-15). Mt et Mc. Une fois comparés les récits de la passion selon Mt et selon Mc, il faut bien reconnaître de nombreuses omissions, adaptations et additions : outre le matériel spécifiquement matthéen (SM) listé ci-dessus, Mt ajoute encore, par rapport à Mc, l’apparition aux femmes (*synMt 28,9-10) et le grand mandat final (*synMt 28,16-20). On ne peut conclure fermement en faveur d’une dépendance littéraire de Mt envers Mc. En plusieurs lieux-clés de la tradition de la passion, le prétendument précoce Mc semble (comme l’indéniablement tardif Jn) vouloir faciliter la compréhension d’épisodes ou de paroles plus ambigües de Mt. Par exemple, la péricope de l’interrogatoire juif de Jésus (Mt 26,57-68) ne se laisse pas réduire par l’hypothèse des deux sources (*synMt 26,61b ; *synMt 26,64a). Par ailleurs, Mt et Lc partagent plusieurs fois la même sobriété, comparée aux interventions rédactionnelles de Mc. Bien sûr, la thèse de l’antériorité matthéenne existe encore.117 Elle continue la tradition patristique selon laquelle Mt serait le 117
Butler B. Christopher, The Originality of St Matthew, Cambridge : CUP, 1951 ; Dungan David Laird, « Mark—The Abridgement of Matthew and Luke », dans Buttrick David G. (éd.), Jesus and Man’s Hope (A Perspective Book 1), Pittsburgh : Pittsburgh Theological Seminary, 1970, 51-98.
Introduction générale
premier évangile, composé en milieu judéo-chrétien, quelque part en Syrie-Palestine, et s’appuie sur le fait qu’on trouve dans les manuscrits de Mc et Lc des variantes correspondant à des harmonisations sur Mt. Néanmoins, il semble probable118 que Mt se soit référé à Mc comme à un site de mémoire plus que comme à un texte écrit, sans qu’il soit possible de dire s’il ré-oralise un manuscrit flexible de Mc119 ou si tous deux puisent à une même source orale.120 La question est indécidable étant donné que, dans la culture envisagée, l’oral et l’écrit s’épaulaient aussi bien dans la réception121 que dans la production des œuvres littéraires. Les manuscrits en scriptio continua, difficilement reproductibles comme des sources écrites en vue d’un travail rédactionnel, étaient plutôt reconfigurés comme récits mémorisés et intériorisés : si Mc était disponible en manuscrits divers, Mt a pu l’intégrer d’une manière plus proche de la performance orale que de l’édition écrite. Ayant pris conscience des préjugés hérités de la « galaxie Gutenberg », l’exégèse sait désormais prendre du recul et compléter l’étude des traditions évangéliques en termes de processus de copie, édition et rédaction par une plus grande attention aux processus de mémorisation et de performance.122 Or, on connaît depuis longtemps les « petits accords » entre Mt et Lc contre Mc (p. ex. Mc 9,19 et //), qui sont au nombre de 250 à 300. Faut-il émettre l’hypothèse que ces évangiles ont connu une forme antérieure de Mc (« proto-Mc ») pour la triple tradition ? La « source Q » ? Quant à la part non marcienne commune à Mt et à Lc (que la théorie dominante appelle la « source Q ») : autant une co-dépendance littéraire peut expliquer les passages où les accords littéraux touchent 80% (et plus) des mots utilisés (soit 13% des péricopes communes aux Synoptiques), autant elle n’explique pas grand-chose pour les passages où cet accord est inférieur à 40% (soit près de 35% du matériel commun aux Synoptiques). En ces cas, il n’est pas moins raisonnable de supposer une source orale que de reconstituer à tout prix un document écrit. Jn. Plus encore : avec Jn, dans le même temps, Mt partage également de nombreuses informations de détail : le nom de Caïphe et l’existence d’un complot pour perdre Jésus (*synMt 26,3-5) ; l’avidité de Judas (*synMt 26,14) ; le soulignement (discret en Mt, plus intense en Jn) de la maîtrise des événements par Jésus, en particulier au moment de son arrestation (*synMt 26,47-56) ; la description du disciple mettant la main au fourreau (*synMt 26,51a) ; Joseph d’Arimathie comme disciple de Jésus (*synMt 27,57c) ; l’apparition du Ressuscité à une ou plusieurs femmes au tombeau (*synMt 28,9-10). Tous deux puisentils à une matrice de transmission orale, ou bien Jn a-t-il eu accès à des ré-oralisations de Mt ? Dans quelle inflation d’hypothèses (du proto-Mt au proto-Mc au proto-Lc, etc.) entre-t-on alors ! Projets narratifs Comme nous l’a rappelé Anthony Giambrone, chacun des récits canoniques transmet la mémoire de la passion avec un accent différent.
• Mc l’intègre étroitement au récit qui précède, en particulier par le motif du secret messianique, porteur d’une sorte de « christologie négative » qui culmine dans la crucifixion et la fuite des disciples – inclusion ironique avec leur appel au début de l’évangile (Mc 1,16-20) et leur chute, en fort contraste entre la confession de Jésus devant le grand prêtre (Mc 14,61-62) et la confession du centurion (Mc 15,39). • Mt donne une dimension plus cosmique à l’ensemble du récit, dimension qui culmine dans l’étonnant fragment apocalyptique qu’il insère (ou compose ?) juste au moment où Jésus rend son dernier souffle (*synMt 27,51c-53). • Lc fait de la passion le point d’arrivée du long voyage vers Jérusalem qui donne forme à son récit. Jésus récapitule ainsi le destin de tous les prophètes des Écritures et annonce aussi le schéma des martyres des Actes des apôtres : il est déclaré innocent (par le centurion en Lc 23,47, dikaios « juste, innocent ») et il demande l’absolution pour ses persécuteurs (Lc 23,34). • Jn compose l’ensemble de son évangile comme un procès contre Jésus : les matériaux parallèles aux passions synoptiques sont répartis un peu partout, en particulier dans la séquence du lavement des pieds (Jn 13,1-20) et dans le discours d’adieux (Jn 13,21-17,26). Quant aux témoignages de rencontres avec le Ressuscité du ch.28, la confrontation des quatre évangiles canoniques (*synMt 28,1-6) est évidemment un préalable à la réflexion herméneutique, exégétique et historique qu’ils suscitent : →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques ; →Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité.
Descamps Albert, « Rédaction et christologie dans le récit matthéen de la Passion », dans Id., L’Évangile selon Matthieu. Rédaction et théologie (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 29), Gembloux : Duculot, 1972, 359-415, 385. 119 Shiner Whitney, Proclaiming the Gospel: First-Century Performance of Mark, Harrisburg PA : Trinity Press International, 2003, 103-125 ; Shiell William David, Reading Acts: The Lector and the Early Christian Audience (Biblical Interpretation Series 70), Leiden : Brill, 2004. 120 Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 329 : « […] instead of objectifying the written text of Mark’s Gospel, the Matthean author related to it as a site of memory that was heard, memorized and performed anew. » 121 Burridge Richard A., « Who Writes, Why and for Whom? », dans Bockmuehl Markus et Hagner Donald A. (éd.), The Written Gospel, Cambridge: CUP, 2005, 99-115. Pour Mt en particulier, Parker David C., The Living Text of the Gospels, CUP : Cambridge, 1997. 122 Gamble Harry Y., « Literacy, Liturgy and the Shaping of the New Testament Canon », dans Horton Charles (éd.), The Earliest Gospels: The Origins and Transmissions of the Earliest Christian Gospels – The Contribution of the Chester Beatty Gospel Codex P45 (Library of New Testament Studies 258), London : T&T Clark, 2004, 27-39 ; Gamble Harry Y., Books and Readers in the Early Church: A History of Early Christian Texts, New Haven CT : Yale University Press, 1995. 118
La passion selon saint Matthieu
Liturgie — *lit La liturgie constitue le contexte privilégié de la réception croyante des Écritures : lectionnaires et missels sont de véritables centons des Écritures. Avec son calendrier et ses rituels, art total recourant à tous les sens (spécialement à la synesthésie de la vue et de l’ouïe), la célébration liturgique actualise la phénoménologie du mystère référé par les Écritures. Les notes de *Liturgie présentent la réception multiforme du texte biblique : de la simple lecture à l’amplification dans les paraliturgies de la religion populaire, dans le culte des synagogues, des Églises et des communautés chrétiennes, tant occidentales qu’orientales. ļ Les notes d’iconographie stricto sensu (lectures d’icônes liturgiques traditionnelles), ainsi que les notes concernant le chant sacré (grégorien en particulier), relèvent de la rubrique *Liturgie, non des rubriques *Arts visuels et *Musique.
sont parfois plus intelligents que les savants qui se limitent aux deux dimensions de la page imprimée ou au positivisme historique. Un cas anecdotique mais spectaculaire est celui du « tonnerre » dans la célébration de l’office des ténèbres (*litMt 27,45) : une fiction expressive — qui fait entrer dans un autre rapport à l’espace et au temps, à ce qui se voit et à ce qui s’entend, que celui auquel nous sommes habitués dans le monde géométrisé où nous sommes ordinairement plongés — permet d’aller plus loin dans l’interprétation du texte que la bouteille à encre des questionnements sur l’étendue géographique des ténèbres ou l’adynaton d’une éclipse solaire au moment de la pleine lune (*interpMt 27,45). Extension et méthode
Dans ce livre, la liturgie occupe une très grande place. Nécessité Elle se justifie par la genèse et la nature littéraires mêmes des textes que nous éditons (cf. supra : *Procédés littéraires ; *Genres littéraires), qui, pour une large part, ont été élaborés et transmis dans l’éthos liturgique de la vie quotidienne du Levant méridional antique (cf. supra : *Milieux de vie ; *Intertextualité biblique). Quant aux origines, nous consacrons plusieurs notes de synthèse aux grandes hypothèses actuelles sur la différenciation des rites du mouvement de Jésus à partir de la ritualité juive de l’époque du second Temple, pour autant qu’elle nous soit connue (→De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes ; →Historicité de la dernière Cène ; →Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ?). Soulignons à ce sujet l’importance de la Didachè pour la réception liturgique primitive de Mt, qu’elle cite ou auquel elle fait allusion à de nombreuses reprises. Elle reflète les usages des communautés qui le lisent. Pour l’interprétation de ses parties plus rituelles, nous suivons Kurt Niederwimmer.123 L’importance de la liturgie dans notre annotation de la passion selon saint Matthieu se justifie aussi par sa réception qui a été et demeure avant tout liturgique. La péricope inaugurale de toute la passion matthéenne, celle de l’onction à Béthanie, semble presque livrer un paradigme de la fusion liturgique de la tradition historique sur la vie de Jésus et de sa célébration communautaire (*litMt 26,6-13), en même temps qu’un indice de la cause d’une telle fusion : l’extraordinaire →autorité de Jésus durant son ministère. Dans une moindre mesure, la place des femmes dans les textes et les rituels liturgiques en dit long sur leur importance dans la mémoire de l’Église (*litMt 27,55a ; *litMt 27,56a ; *litMt 28,7a.10c), relayée d’ailleurs par les *Arts visuels et la *Littérature (→Histoire de la dévotion à Marie de Magdala ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale). La place de la liturgie dans notre ouvrage se justifie enfin par un fait herméneutique : les célébrants liturgiques reçoivent le texte réellement en trois dimensions. Touchant aux corps par les rites, à l’espace par le culte, au temps par le calendrier, ils
Pour des raisons contingentes, on privilégie la réception dans les liturgies occidentales. « Charité bien ordonnée commençant par soi-même », nous nous concentrons sur la liturgie latine : lorsque ce n’est pas précisé, ce sont donc les lectionnaires et les rituels de la liturgie romaine que nous citons. Nous osons cependant quelques incursions dans les liturgies orthodoxes (p. ex. byzantin en *litMt 26,10c ; éthiopien en *litMt 27,24b ; syriaque en *litMt 27,33a), mais qui devront être considérablement enrichies. Pour rendre compte de l’extraordinaire richesse de la réception liturgique de la passion, nous la répartissons dans diverses sous-rubriques. C’est avec elles que nous présentons dans cette introduction à la fois la réception liturgique de la passion en général, et des indications sur les types de notes que nous avons élaborées. Texte Quant à l’usage du texte de la passion en son entier dans la liturgie latine actuelle, c’est avec le dimanche « de la Passion » ou « des Rameaux », inaugurant la semaine sainte, que l’histoire de la passion devient le thème proprement dit de la liturgie. La lecture liturgique du récitatif de la passion a cependant une longue histoire. Séquençage et mise en espace de la passion À Jérusalem, dès la fin du 4e s., on semble proclamer le récit des différents épisodes, en suivant l’ordre, sur les différents lieux selon le témoignage de →Égérie Itin. 35-37 (SC 296,279291). Le jeudi saint, une messe où tous communiaient était célébrée à 19h ; après de rapides agapes, on se retrouvait au mont des Oliviers pour célébrer par des chants, des lectures et des prières, le souvenir de l’agonie du Sauveur (modèle de « l’heure sainte »). Après minuit, ils se rendaient à l’endroit où le Christ avait été arrêté, et on y lisait le texte de l’Évangile. Vers le matin, on retournait en ville ; on lisait, sur le calvaire, le récit
123
Niederwimmer Kurt, Die Didache, 2e éd. (Kommentar zu den apostolischen Vätern 1), Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1993.
Introduction générale
de la passion du Christ, jusqu’à la comparution devant Pilate. Dans la matinée du vendredi saint, on exposait à la vénération des fidèles la relique de la vraie croix. Les fidèles s’avançaient un à un et baisaient le bois de la croix. De 12h à 15h, le peuple se rassemblait de nouveau au même endroit pour honorer par des lectures de l’AT et du NT, des hymnes et des prières. Répartition des lectures durant les jours saints En certaines Églises on tira des quatre évangiles un texte unique. Dans la liturgie mozarabe, l’histoire de la passion ainsi obtenue est répartie sur les offices du jeudi et du vendredi saints. À Rome, dès Léon le Grand, le dimanche avant Pâques, le trait (la prière chantée à la place de l’alléluia pour les jours de pénitence) cite le Ps 21 et on lit la passion selon Mt. Plus tard, on lut le mardi la passion selon Mc, le mercredi la passion selon Lc et le vendredi la passion selon Jn, et cet usage dura jusque vers 1970. Depuis 1970, les Synoptiques sont lus le dimanche sur trois années. Selon l’année, la passion est prise dans l’un des trois Synoptiques. Les lectures de la passion du mardi et du mercredi sont remplacées, respectivement, par l’annonce de la trahison de Judas et du reniement de Pierre (Jn 13,21-30.3638) et par la trahison de Judas et son annonce, ainsi que les préparatifs du repas pascal (Mt 26,14-25). Créations littéraires Hymnes, répons et séquences, soigneusement sélectionnés et canonisés par les liturges officiels, sont comme autant de diamants taillés dans la pierre brute des Écritures. Plusieurs prennent même le relai de ces dernières pour médiatiser la passion du Christ à d’autres époques ou en d’autres disciplines (que l’on songe, par exemple, au lien entre les séquences de déploration au pied de la croix, et la conduite narrative des toutes premières Passions au *Cinéma, des siècles plus tard). Les notes dans ce registre décrivent l’usage des diverses péricopes (ou versets) de la passion en liturgie. Elles rappellent systématiquement le choix des autres textes bibliques tirés du Premier et du Second Testament qui les entourent au cours de la « liturgie de la Parole » et éclairent l’interprétation qu’en fait l’Église. Elles inventorient leurs citations ou allusions dans les oraisons et les canons eucharistiques au fil du texte ou sous forme de note de synthèse (p. ex. →Préface eucharistique). La manière de dire (ou non) les « paroles de consécration » tirées de la dernière Cène constitue à elle seule un dossier passionnant (*litMt 26,26c.28a). Anecdotique, mais faisant un point avec la littérature, les échos du chant du coq de la passion dans l’hymnaire a lui aussi toute une histoire (*litMt 26,74-75). Rituel Quant au rite, la mise en scène « théâtralisée » du récitatif de la passion se fit elle aussi progressivement. Entre le 8e et le 9e s., on commença à donner un tour dramatique à quelques parties des offices de la semaine sainte. Le mercredi et le vendredi saints, la passion fut chantée à trois voix et l’usage s’en est
transmis jusqu’à nos jours. Le prêtre célébrant récite dans un mode grave les paroles prononcées par le Christ ; le diacre « chroniste » psalmodie toute la partie narrative ; et le sousdiacre, qui peut être remplacé par un groupe de chanteurs, donne, à l’octave au-dessus, les paroles de Ponce Pilate, de Judas et des Juifs. Au passage et ecce velum templi scissum est (Mt 27,51 « et voici : le voile du Temple fut déchiré »), on tirait avec fracas un grand rideau sombre tendu devant l’autel. Par sa solennité, par son recours à la musique et à l’ornement, au geste et à la récitation, par le dialogue entre le chœur et l’officiant, par la relation entre le prêtre et les assistants, le rituel ressemble au déroulement d’une représentation théâtrale. Si la fin de l’Empire romain avait connu une dégradation du théâtre — les Pères de l’Église condamnèrent souvent un art qui leur semblait être un agent de corruption — à l’orée du Moyen Âge, au contraire, le théâtre renaquit du culte chrétien. À partir des tropes et des jeux de Pâques qui se développèrent au 10e s., de véritables « drames » se détachèrent peu à peu du rite de la messe et plus particulièrement de certains temps liturgiques — comme la semaine sainte, vécue spontanément comme un drame — composés et joués par des moines et des prêtres dans le but d’enseigner (→Les Passions théâtrales, brève histoire d’un genre littéraire). Aux confins des textes et des rituels, la réception liturgique de la rencontre des femmes et de l’ange à la tombe (*litMt 28,5-7) fait insensiblement passer du culte à la culture, de la liturgie à la littérature. Le lien avec la *Littérature et les *Arts visuels est ici noué. Né de la liturgie avec laquelle il s’est d’abord confondu, le théâtre a conservé, du Moyen Âge aux temps classiques, une prédilection pour les sujets sacrés. Des Mystères médiévaux aux drames contemporains, le théâtre en France a largement été le reflet de la religion. Les notes de ce registre décrivent le déploiement performatif du texte dans la pratique cultuelle : de l’usage des huiles et des parfums (*litMt 26,7a) à la manière de préparer le repas du Seigneur (*litMt 26,17b ; *litMt 27,24b ; →L’offertoire, préparatif rituel de l’Eucharistie), en passant par la célébration eucharistique elle-même (voir, dans notre édition numérique, →Du culte à la culture : l’Eucharistie source de culture). Un dossier énorme est évidemment celui des usages et pratiques liés à la croix : du →crucifix au →signe de croix, de l’→adoration de la croix aux postures de la prière (*litMt 28,9b) et au baptême (*litMt 28,19b). Paraliturgie Outre les liturgies promulguées par des autorités ecclésiastiques, on regarde des pratiques plus populaires développées en marge. Cette sous-rubrique est particulièrement développée dans le cadre de la passion. Ce fut une des surprises de notre recherche que de découvrir à quel point la réception des récits des derniers jours de Jésus a été liée au culte des →reliques de la passion. Ulrich Luz, commentant Mt 27,59, souligne justement le caractère surprenant de l’insistance de tous nos récits de la passion sur les linges mortuaires dont on enveloppa Jésus.
La passion selon saint Matthieu
Très honnêtement, il ne peut pas ne pas mentionner leur existence : « La plus fameuse “influence” de notre passage (et de Jn 19,40, qui parle de othonia, “liens”) est le linceul de Turin, qui fait l’objet aujourd’hui d’une abondante littérature savante ; mieux : il existe une discipline scientifique spéciale appelée “sindonologie”. »124
Mais c’est pour aussitôt botter en touche : « En tant qu’exégète je peux seulement dire — avec grand soulagement — que, fondé sur le Nouveau Testament, je ne puis en rien contribuer à cette discipline. C’est affaire d’experts en textiles anciens, de chimistes, de psychologues de la religion et d’historiens de la piété. »125
L’annotation de ce volume va un peu plus loin en ce domaine, tant le linceul de Turin, et plus généralement les reliques de la passion, continuent d’exercer leur influence sur des millions de personnes. Encouragés par l’audace herméneutique d’historiens plus récents comme Jean-Christian Petitfils, qui ose faire usage des grandes reliques dans son influente biographie de Jésus (Paris : Fayard, 2011), mais aussi cordialement mis en garde par Jacques Évin, qui supervisa la datation au carbone-14 réalisée dans son laboratoire de Lyon et qui a bien voulu relire nos notes et nous adresser ses observations, on esquisse pour le lecteur, relique après relique, au fil du récit de la passion, une synthèse des connaissances actuelles. Nous renvoyons ici aux sites et ouvrages spécialisés pour trouver les références plus précises de nombreux auteurs anciens auxquels il est fait allusion dans les tentatives de reconstruction de l’itinéraire des reliques. Très instructif est également le déploiement (para) liturgique autour du tombeau (*litMt 27,60a). Chant Les rubriques liturgiques actuelles insistent sur le soin à accorder au chant durant les lectures de la passion du triduum pascal, ainsi que sur l’enseignement mystagogique : • →MR 298 §2 « Le chant du peuple, des ministres et du prêtre célébrant occupe un moment particulier dans les célébrations de ces jours ; en effet, les textes reçoivent au maximum leur force propre quand ils sont chantés. Par conséquent, que les pasteurs n’omettent pas d’expliquer la signification et l’ordre des célébrations aux fidèles du mieux qu’ils peuvent, et de les préparer à une participation active et fructueuse. » Le chant solennel de la passion, de Mt ou de Jn, se présente comme un long récitatif, d’une magnifique sobriété soulignant le ton factuel du récit évangélique. Trois parties, aux formules analogues, se croisent et se répondent. Le Cantus Passionis est moins un chant qu’une lecture ornée. Il suit le ton solennel des leçons de matines (ou vigiles), avec ses trois cadences régulières (la flexe, le mètre et le punctum) : un recto tono avec, à la fin de chaque membre de phrase, une petite cadence très simple, qui se contente d’accuser le dernier accent tonique. Les deux autres parties, celles de la synagogue et du Seigneur, ne quittent ce récitatif sur le do que pour le reprendre respectivement à la quarte supérieure ou à la quinte inférieure, avec une flexe, un
mètre et un punctum symétriques d’un dessin identique, sauf les modifications d’intervalles réclamées par la tonalité. La partie du Seigneur présente deux cadences pour le punctum : l’une suspensive sur ré pour les cadences médianes, l’autre conclusive sur la tonique pour les cadences finales. Cette cadence finale, sur fa, amenée par une modulation, fait de cette partie du Seigneur la plus « chantée », celle qui « donne le ton ». Les notes consacrées au chant liturgique se focalisent sur le chant grégorien. Conformément aux principes généraux de notre programme, relevant de la liturgie d’abord, le grégorien est classé ici et non dans la rubrique *Musique, même s’il donne souvent l’inspiration des plus grands compositeurs. Les plus grandes pièces du graduel, de l’antiphonaire et du missel sont brièvement, mais systématiquement, décrites et commentées. Il est possible d’écouter la plupart d’entre elles dans notre édition numérique. Iconographie Quant à l’iconographie proprement liturgique de la passion, elle recèle des trésors, et c’est une des grandes lacunes de la présente édition imprimée que de s’en faire si peu l’écho. L’icône orientale se conçoit comme un déploiement de l’Écriture — qui se faisait elle-même pictographie dès les manuscrits chrétiens primitifs : →Staurogrammes et christogrammes — plus que comme un *Art visuel. Sr Marie-Claire Taillandier, bénédictine de Sainte-Cécile de Solesmes, iconographe de pieuse mémoire (1933-2017), nous a communiqué un dossier captivant sur deux célèbres icônes bifaces quadripartites de Novgorod,126 écrites entre 1475 et 1525 et conservées au Musée d’histoire et d’architecture de cette ville. Au recto de la seconde icône, l’image inférieure gauche offre un rendu fascinant de la focalisation pétrinienne dans la narration évangélique de son reniement. La mise en scène matthéenne dans la cour extérieure du palais du grand prêtre se reconnaît facilement, mais autour de Pierre quelques détails surprennent : Pierre s’est adjoint au groupe et réchauffe au brasier ses jambes dénudées comme sur l’image du lavement des pieds. Comme en écho de son nom prophétique (Mt 16,18 « Képhas »), Pierre est assis dans le creux d’un rocher qui le soutient et le protège. Il est appuyé contre un pilier qui sépare cette image de la suivante. Il chauffe sa main gauche au-dessus du brasier, tandis qu’il dénie de la droite avoir jamais connu cet homme ; ses lèvres s’ouvrent pour parler. En même temps, il regarde vers la partie gauche de l’icône, surplombant le rocher : il s’y voit, accoudé à une sorte de pupitre, posé au sommet du pilier-chapiteau d’église, sur lequel il s’appuie et qui porte, grand ouvert, le livre des Saintes
→Luz Matthäus 4,379-380 (notre trad.). →Luz Matthäus 4,380 (notre trad.). 126 Cf. Laourina Ver et Pouchkariov Vassili, Les Icônes de Novgorod. XIIe – XVIIe siècles, Léningrad : Aurora, 1980 ; Lasarev Viktor Nikitich, The Double-Faced Tablets from the St.Sophia Cathedral in Novgorod, Moscou : Iskusstvo, 1983. 124 125
Introduction générale
Écritures. Pierre suit d’un doigt de la main droite le texte sacré; tandis que, de la main gauche, il se caresse la barbe, en signe de méditation. Ainsi Pierre qui renie a-t-il déjà les yeux levés vers Pierre qui déchiffrera dans les Écritures les prophéties concernant le Messie souffrant, qui se souviendra de la parole de Jésus (cf. Mc 14,72 ; Lc 22,61) et qui le proclamera : l’iconographe représente génialement le « point de vue pétrinien » à l’œuvre dans les récits de la passion, décrit par la narratologie d’aujourd’hui (*proMt 26,69-75 ; →Pierre chez Mt) ; la liturgie rencontre ici les *Procédés littéraires. Enfin, l’ensemble de la scène (et de la suivante) est dominé de haut par un pilier jaillissant du rocher où Pierre s’abrite, en haut duquel un chapiteau (identique à l’appui de Pierre dans sa « vision ») supporte le Livre ouvert des Écritures Sacrées, surmonté d’un coq s’apprêtant à chanter (tourné vers la scène suivante, la quatrième image). Les desseins de Dieu sont immuables : il faut que les Écritures s’accomplissent. Il y a dans la tradition orthodoxe de l’icône une exactitude exégétique dans l’inventivité que nous n’avons retrouvée à notre époque que dans le chef-d’œuvre chorégraphique de John Neumeier (cf. infra : *Danse). Malheureusement pas intégrées à cette édition imprimée, de telles notes auront toute leur place dans notre édition numérique, qui a l’avantage de permettre de montrer des reproductions des images elles-mêmes. Plus généralement, les trouvailles des *Arts visuels dans la réception de la passion trouvent souvent leur origine dans la méditation des iconographes, ce qui explique que notre annotation place parfois les icônes en *Arts visuels (p. ex. *visMt 27,52-53). Calendrier et discipline Les performances liturgiques des récits de passion s’inscrivent dans des calendriers et des disciplines liturgiques qui n’ont cessé d’évoluer. Notre annotation s’efforce de montrer combien nombre de gestes et conventions des cultes chrétiens peuvent se comprendre comme la réception amplifiée de certains détails du texte lui-même. La liturgie pourrait bien apporter une lumière rétrospective appréciable sur un texte destiné, peutêtre dès l’origine (cf. supra : *Genres littéraires), à être performé autant que lu. Les questions de calendrier dans les cultures et à travers les époques, par diffraction du problème de la →chronologie de la passion, peuvent apporter de nouvelles lumières sur la façon dont on lit chaque péricope. C’est tout le déploiement liturgique de la mémoire de la passion que nous offrons au lecteur en marge du texte évangélique (*litMt 26,20 ; *litMt 26,26-29 ; →Jeudi saint ; →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes ; →Vendredi saint ; →Adoration de la croix ; →Vigile pascale ; →Vigile pascale : l’office de la lumière ; →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques). L’histoire des variations des disciplines rituelles permet de relier de nombreux usages en cours dans les Églises à leur possible origine dans les textes de la passion. Par exemple, autour de l’Eucharistie, le jeûne (*litMt 26,3a ; *litMt 26,22b ; →Jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline ;
→Jeûne quadragésimal ; →La réconciliation pascale), les manières de communier (*litMt 26,26c) et même les disputes interconfessionnelles et les variétés d’usage engendrées par un seul mot comme « tous » (*litMt 26,27b). L’histoire de l’élaboration de la « semaine sainte » est des plus instructives, et nous y consacrons une note de synthèse assez détaillée : →Développement des solennités pascales. Quelques rappels suffiront en introduction. Dans les documents les plus anciens (2e-3e s.), la fête de Pâques chrétienne consiste en un jeûne rigoureux d’au moins un jour ou deux, vécu non comme un simple préparatif mais bien comme le premier temps de la célébration pascale ellemême, le passage du Christ total (le corps, que constituent les croyants, à la suite du Christ, le chef) de la mort à la vie. Une assemblée nocturne de prière, avec lectures de l’AT et du NT, dure jusqu’au milieu de la nuit puis, « au chant du coq », on célèbre les Saints Mystères. Semblable synaxe (assemblée) avait lieu tous les mercredis et vendredis, avec ou sans Eucharistie. Le vendredi du jeûne pascal, les lectures se rapportaient à la passion du Seigneur. Dès le 3e s., on cherche à revivre la passion selon les jours et les heures des récits évangéliques, et plusieurs auteurs relient les heures de la prière aux faits de la passion. Au cours du 4e s., la fête de Pâques primitive se fragmente, en particulier après la redécouverte des lieux saints et l’instauration à Jérusalem des services liturgiques « accordés au jour et au lieu ». C’est →Égérie Itin. 30,1 qui est le témoin le plus célèbre de « la grande semaine » ou « semaine pascale » à Jérusalem. À la fin du 4e s., l’expression triduum apparaît chez →Ambroise de Milan Ep. 23,12-13 (PL 16,1030). En l’an 400, →Augustin d’Hippone Ep. 55,24 (CCSL 31,253 l.479) montre comment le chrétien doit reproduire en sa propre vie le sacratissimum triduum crucifixi sepulti suscitati (« le très sacré triduum du Crucifié, enseveli, ressuscité »). La différenciation des jours se fait donc : • par égard à la typologie biblique (fondée sur la reconstruction du Temple ou sur l’histoire de Jonas) ; • par souci pastoral de faire vivre à la communauté chrétienne les aspects successifs du mystère du Christ : sa mort dans le présent, qui est le temps de la croix, son repos et sa résurrection en espérance. Le triduum prit, vers cette époque, la forme d’une suite liturgique : jeudi soir, messe In Cena Domini ; deux jours de jeûne ; nuit pascale, seconde messe et vêpres du dimanche de Pâques. Il forme dès lors le centre et le sommet de l’année liturgique. À l’époque moderne, l’heure de la messe du jeudi fut avancée à la matinée, surtout lorsque le pape Pie V (1566-1572) interdit d’offrir le saint sacrifice l’après-midi. On eut alors un triduum sacrum distinct du jour de Pâques et limité aux trois derniers jours de la semaine sainte. Les cérémonies étaient réglées jadis par les anciennes rubriques du Missel, par le Memoriale rituum (de Benoît XIII et Pie VII), le Cérémonial des évêques (de Benoît XIV) et le Pontifical romain (de Benoît XIV et Léon XIII). Le 16 novembre 1955, Pie XII promulgue un nouvel Ordo hebdomadae sanctae (→OHS ; cf. le décret général sur la réforme
La passion selon saint Matthieu
de la semaine sainte Maxima redemptionis nostrae mysteria, suivi d’une Instruction pour l’application du nouvel ordo de la Semaine Sainte). La rénovation liturgique de 1969 a confirmé comme triduum pascal, la célébration du mystère de la passion-résurrection du jeudi soir au dimanche soir. Aujourd’hui, la semaine sainte et l’octave pascale forment un temps privilégié qui exclut toute fête ou mémoire des saints, la quinzaine de Pâques.
l’antijudaïsme qu’ont colporté certaines pratiques liturgiques (*litMt 27,39), mais il faut aussi enquêter sur les continuités et les discontinuités avec les usages liturgiques juifs, ceux du Temple comme ceux de la ritualité domestique. On en traite tantôt dans des notes de synthèse qui traitent de *Tradition juive (p. ex. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?), tantôt dans l’annotation elle-même (p. ex. *litMt 27,39a présente le fameux dossier Impropères — Dayyēnû).
Mystagogie Tradition juive — *jui Le sens des pratiques liturgiques n’a cessé d’être scruté par la mystagogie, ici entendue comme l’explication des symboles et des rites. La fête de Pâques chrétienne des origines, qui célébrait tout le mystère du salut dans la seule nuit de la fête, a connu une certaine fragmentation au fil des siècles, mais cette dissociation n’est qu’apparente : le soir du jeudi saint, le vendredi saint, la nuit de la résurrection et la journée du dimanche ne célèbrent qu’un seul mystère pascal (paschale sacramentum). En célébrant la résurrection du Seigneur, dans la nuit sainte, la liturgie rappelle que par sa mort le Christ a détruit la mort (→MR 530 §45, Préface 1 de Pâques ; cf. →OHS 347, samedi saint, laudes, 5e antienne : « O mort, je serai ta mort ! »). En commémorant la passion, le vendredi, elle proclame : • « Ta croix, Seigneur, nous l’adorons. Et ta sainte résurrection, nous la chantons et la fêtons. C’est par le bois de la croix, que la joie est venue sur le monde entier » (→MR 325 §20, vénération de la croix, antienne à la croix). L’unité des trois jours est telle que le nom même de « Pâques » fut parfois réservé au vendredi, jour où fut immolé le véritable agneau pascal. Le dimanche de la résurrection ne s’est appelé définitivement « le saint jour de Pâques » que vers le 6e s. Les indications mystagogiques de la présente édition de la passion, tout comme les quelques commentaires de la musique grégorienne qui l’accompagnent, sont très inspirés de la tradition bénédictine de Solesmes, héritière de Dom Guéranger. Sr Marie-Madeleine (Lucie) Saint-Aubin, notre collaboratrice principale pour cette rubrique d’annotation, est elle-même bénédictine de sa congrégation (au monastère de Sainte-Marie des Deux-Montagnes, Québec). Pour les bonnes volontés qui voudront bien nous rejoindre, il reste du travail dans ce domaine : étant donnée son importance dans la formation de l’imaginaire collectif pendant des siècles, nous aurions dû faire un dépouillement plus systématique de la riche mystagogie compilée dans le Rationale de Guillaume Durand, évêque de Mende, immense commentaire, qui entre 1286 et 1296, récapitula des siècles de tradition de l’exposition allégorique et figurative des rites. Là encore, le travail doit continuer sur notre plateforme collaborative, pour enrichir l’édition numérique de la passion. Soulignons, enfin, l’apport de l’histoire aux diverses sous-rubriques de l’annotation liturgique de la passion. Il est impossible, en portant un regard rétrospectif sur les liturgies chrétiennes depuis le cœur de Jérusalem, de ne pas s’interroger sur
Il ne s’agit pas de réception stricto sensu. La tradition rabbinique, dont la partie la plus ancienne est fixée par écrit au 2e s. ap. J.-C., apparaît dans la zone Réception pour une raison chronologique plus qu’herméneutique. Ces notes proposent des textes de la littérature rabbinique qui éclairent le NT. Certains témoignent de traditions plus anciennes, possiblement connues des auteurs néotestamentaires. On peut en être sûr spécialement lorsque des passages chez Philon, Josèphe et d’autres écrits de l’époque du second Temple les corroborent. Néanmoins, pour beaucoup de passages, il est difficile de décider si les rabbins attestent d’une tradition plus ancienne que le NT ou s’ils réagissent à celui-ci — ce qui n’ôte pas pour autant tout intérêt au parallèle. On privilégiera les lectures haggadiques traditionnelles, jusqu’au 12e s. (les commentaires rabbiniques jusqu’à Rachi et Maïmonide), mais sans s’interdire de citer parfois des lectures juives modernes ou contemporaines. ļ La réception des Écritures par des philosophes, des auteurs littéraires, des plasticiens et des compositeurs juifs trouve sa place dans les registres consacrés respectivement à ces arts. La liturgie juive trouve sa place en *Liturgie ; la halaka en *Droit. Philon et Flavius Josèphe se trouvent le plus souvent en *Textes anciens (parfois en *Tradition juive, quand ils apparaissent comme témoins anciens de traditions retrouvées chez les rabbins). Les exceptions, possibles, seront toujours justifiées : ainsi Lévinas en position de « rabbin secondaire » dans ses lectures talmudiques peut-il trouver sa place en *Tradition juive.
La présence d’une rubrique de « tradition juive » dans la zone d’annotation « Réception » d’un texte aussi chargé, dans les relations judéo-chrétiennes, que la passion selon saint Matthieu, a de quoi surprendre. Cette tradition ne relève-t-elle pas plutôt du contexte culturel du NT ? Méthodologie C’est la question difficile de la datation des sources rabbiniques qu’il faudrait poser ici. Les Talmuds étant fixés bien après le NT, il serait naïf d’en faire un usage non critique pour éclairer le texte de Mt, mais il semble établi qu’il existe une réception talmudique de l’Évangile selon saint Matthieu,127 évoqué comme gillāyôn (probable translittération d’euaggelion en hébreu), désignant des fragments de Mt en version hébraïque ou araméenne dès le début du 2e s., par plusieurs tannaïm.128 Becker Hans-Jürgen et Ruzer Serge (éd.), The Sermon on the Mount and Its Jewish Setting (Cahiers de la Revue biblique 60), Paris : Gabalda, 2005. 128 Jaffé Dan, « Les Sages du Talmud et l’Évangile selon Matthieu. Dans quelle mesure l’Évangile selon Matthieu était-il connu des Tannaïm ? », Revue de l’histoire des religions 226 (2009) 583-611. 127
Introduction générale
Entre l’ancienne recherche des concordances verbales à la « Strack und Billerbeck »129 et la défiance totale par crainte d’anachronisme, on adopte ici la position médiane qui est celle des collègues toujours plus nombreux qui nous ont rejoints dans l’étude du « NT en tant que littérature juive de l’époque dite du second Temple ».130 Pour avoir quelque prise historique dans l’utilisation des sources rabbiniques, il est bon de les faire jouer avec celles qui sont données en *Littérature péritestamentaire : si Philon ou Flavius les confirme, on est en terrain plus sûr ; sinon, le parallèle évangélico-rabbinique peut s’interpréter ou bien en réaction rabbinique à la prédication (judéo-)chrétienne des premières générations, ou bien en dépendance commune d’une même tradition juive ancienne dont le passage néotestamentaire serait la première occurrence textuelle. Documents De nombreuses sources viennent donc enrichir notre connaissance du contexte culturel déployé par le récit : des débats halakhiques et haggadiques mentionnés supra (*Milieux de vie : une mémoire juive) et de maints autres aspects, par exemple, l’accent galiléen de Pierre (*juiMt 26,73c), le proverbe utilisé par Jésus lors de son arrestation (*juiMt 26,52c), le motif de la coupe (*juiMt 26,39b), la position dominante concernant le suicide (*juiMt 27,5b), l’espérance pour l’au-delà et la foi en la résurrection qui pouvaient animer l’entourage de Jésus (*juiMt 26,32 ; *juiMt 26,37b ; →Croyances juives sur la vie dans l’audelà au tournant de l’ère chrétienne ; →Résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne). Problèmes La plupart des sources obligent cependant à plus de réflexion. Dans la recherche contemporaine, en effet, les relations entre le christianisme et le judaïsme du 1er au 5e s. s’avèrent beaucoup plus complexes qu’on ne l’a longtemps pensé. D’abord, on prend acte de l’émoussement de l’opposition artificielle entre grécoromain et sémite, qui a longtemps servi à opposer le christianisme comme un hellénisme au judaïsme — elle était sans doute liée à l’antisémitisme invétéré dans les universités européennes où une grande part de l’exégèse néotestamentaire moderne fut élaborée. Aujourd’hui, même à l’Université hébraïque de Jérusalem, nous étudions le judaïsme du 1er s. aussi comme une des formes de l’hellénisme. Ensuite, et surtout, que ce soit pour en affirmer l’antériorité et donc la plus grande légitimité, ou au contraire pour le dénigrer comme dépassé par son accomplissement, on ne peut plus considérer sans plus « le judaïsme » (rabbinique) comme la religion-mère du « christianisme ». Un auteur comme Daniel Boyarin, si controversé soit-il, oblige la recherche contemporaine à penser une relation spéculaire entre les deux orthodoxies dialectiquement élaborées, comme deux sœurs ennemies, durant ces premiers siècles. Dans notre corpus, cette dialectique s’avère particulièrement éclairante au moins sur trois points.
(1) Quel rapport y a-t-il vraiment entre la dernière Cène et le repas pascal juif ? Aussi bien les travaux des historiens de la liturgie comme Enrico Mazza131 (qui a restauré notre connaissance des rituels de la table quotidiens — cf. *juiMt 26,26a.27a ; *juiMt 26,26a ; passim — à côté de celle du Seder de la Pâque), que les propositions révolutionnaires de savants israéliens contemporains, ont profondément renouvelé l’étude de la relation entre ce qui est devenu l’institution de l’Eucharistie chrétienne et le repas pascal juif. Alors que, à la suite de Joachim Jeremias,132 les savants chrétiens s’efforçaient de situer les gestes de Jésus parmi les rites du Seder pascal rabbinique, désormais — et pour des raisons chronologiques fortes — Israël Yuval, de l’Université hébraïque de Jérusalem, se demande si le Seder dans sa forme historique connue n’est pas, à l’inverse, une réaction protorabbinique précoce à l’Eucharistie des chrétiens133 (cf. *juiMt 26,26-29 ; →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? ; →Pâques juives ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? ; →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes). Le fait est que les célébrations de Pâques et de Pesah se sont développées, après la destruction du Temple en l’an 70, dans des circonstances analogues d’oppression et de destruction (même si le judaïsme, et non le christianisme quand il s’en fut plus nettement détaché, était une religio licita dans l’Empire romain). Un renversement de problématique analogue s’observe sur d’autres aspects de la réception liturgique de la passion de Jésus qui sont problématiques pour les relations judéo-chrétiennes, comme, par exemple, celui des Impropères, que nous traitons en *Liturgie (*litMt 27,39a). (2) La responsabilité de la mort de Jésus. Après des siècles où l’on a laissé se développer, voire encouragé, la terrible thèse du « peuple déicide », l’exégèse néotestamentaire du second 20e s. — horrifiée par la Shoah — a voulu justement corriger cette erreur. Il est certain que le contresens catastrophique, qui a marqué la réception d’un verset comme « Son sang, sur nous et sur nos enfants ! », mérite ample étude (*interpMt 27,25b). Le recours fréquent aux législations (mishnaïques) pour déconstruire la vraisemblance des récits évangéliques de la passion (p. ex. *juiMt 26,57a) n’échappe cependant pas au risque d’anachronisme (peut-on plaquer naïvement sur l’époque du Temple la reconstitution proposée par la Mishna ?). Il semble
Strack Hermann Lebrecht et Billerbeck Paul, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrash, 4 t. en 5 vol., Munich : Beck, 19221928 ; Becker Hans-Jürgen, « Matthew, the Rabbis and Billerbeck on the Kingdom of Heaven », dans Becker et Ruzer (éd.), The Sermon, op. cit. (n. 127), 57-69. 130 Ce titre fut celui du séminaire de Master que l’École biblique de Jérusalem a co-organisé (d’abord Justin Taylor, puis Étienne Nodet, puis Gregory Tatum et enfin Olivier-Thomas Venard) pendant plus de dix ans avec divers collègues israéliens, rassemblés par le prof. Serge Ruzer au département d’étude du christianisme à l’Université hébraïque. 131 Mazza Enrico, The Origins of the Eucharistic Prayer, trad. par Lane Ronald E., Collegeville MN: Liturgical Press, 1995. 132 Jeremias Joachim, Die Abendmahlsworte Jesu, 3e éd., Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1960. 133 Yuval, Two Nations », op. cit. (n. 53), 59-69. 129
La passion selon saint Matthieu
aujourd’hui assuré que nombre de passages talmudiques médisant sur « Jésus » constituent moins les témoignages historiques indépendants qu’y voyait le vieil antijudaïsme chrétien, que des réactions juives à la prédication chrétienne (*juiMt 27,2b).134 Du coup, on cherche parfois à écarter toute responsabilité juive dans la mort du Juif Jésus (→Motifs de l’arrestation de Jésus), mais c’est au prix de la vraisemblance historique que les sources permettent de reconstituer, qu’il s’agisse de Flavius Josèphe (*ptesMt 26,3b ; →Haut sacerdoce à l’époque de Jésus) ou de la (peut-être trop) célèbre mention de la mort de Jésus dans un passage talmudique-clé (→b. Sanh. 43a). Une note de synthèse s’efforce d’articuler tout cela : →Responsables de la mort de Jésus. (3) La question dite de l’→antijudaïsme de Mt mérite, elle aussi, un traitement plus sophistiqué, et surtout plus soucieux de vraisemblance historique, que le dossier à charge généralement présenté. Les principales lignes argumentaires de ceux qui vont jusqu’à dénier l’origine juive de Mt ne nous semblent pas convaincantes. Qu’elles soient doctrinales (l’antagonisme avec les pharisiens en Mt 23 ; l’expression « tout le peuple » en Mt 27,25 ; de possibles confusions au sujet des pharisiens et des sadducéens en Mt 16,6.12 ; des croyances des sadducéens en Mt 22,23) ou sociales (« leurs scribes » en Nes-Mt 7,29 ; « leurs synagogues » en Mt 4,23 ; 9,35 ; 10,17 ; 12,9 ; 13,54 ; le titre de « rabbi » utilisé seulement par... Judas en Mt : Mt 26,25.49), les tensions dans Mt relèvent plutôt de la querelle interne, comme le propose Anders Runesson.135 Les pharisiens sont le seul groupe mentionné comme s’intéressant à Jésus au point d’avoir des membres qui croient en lui. Les raisons de la colère de Jésus contre les pharisiens sont entièrement compréhensibles selon les idéaux moraux… pharisiens ! En réalité, il existe de nombreux parallèles rabbiniques (et péritestamentaires), à divers traits de la narration matthéenne, qu’une exégèse marquée par le poids de culpabilité de l’antijudaïsme traditionnel a trop systématiquement interprétés comme indices d’un antijudaïsme foncier du premier évangile (p. ex. *juiMt 26,3a ; *juiMt 26,5b). Sans exclure qu’une ultime rédaction de la tradition matthéenne acte la confrontation contre le judaïsme comme tel — laquelle semble à situer plutôt à Antioche (que l’on pense à la polémique chez Ignace d’Antioche) qu’en Galilée — l’essentiel de Mt relève plutôt d’une querelle de famille intrapharisienne à des époques (fin du second Temple puis en reconfiguration sans Temple) où la question de l’autorité religieuse était centrale pour le judaïsme (→Pharisiens chez Mt et dans le contexte du NT). Travailler dans la Jérusalem du 21e s. nous aura peut-être permis d’éviter irénisme ou œcuménisme naïfs : sans les magnifier, bien sûr, nos notes ne masquent ni l’antijudaïsme ou l’antisémitisme, ni l’antichristianisme qui marquent l’interaction des deux traditions. Des deux côtés, d’ailleurs, on peut être sensible à la productivité de certaines réceptions critiques. Par exemple, lorsque Leo Baeck, un des plus grands penseurs du judaïsme réformé, caractérisait le christianisme comme religion « romantique », profondément féminine — « de bonne femme » ? — avec sa conception passive de la grâce, ses dogmes imaginatifs, sa mystique, ses sentiments, par opposition au
judaïsme, religion « classique », plus mâle (avec ses lois à appliquer le plus collectivement et objectivement possible),136 il ne croyait pas si bien dire s’il est vrai que les premiers témoins de la Pâque de Jésus furent les saintes femmes. Plus généralement, les croisements réciproques du judaïsme rabbinique naissant et du christianisme ancien sont aujourd’hui continués dans des entreprises telles que The Jewish Annotated New Testament paru pendant que nous composions cette passion137 et encore trop peu connu du monde francophone. Sr Agnès de la Croix (Nathalie Bruyère), collaboratrice à cette rubrique de *Tradition juive, a mené une recherche systématique dans cette précieuse somme.138 Elle a traduit en français plusieurs textes de la tradition juive ici pour la première fois. Les grandes notes contextuelles et comparatives sur les croyances juives sont proposées par José Costa, spécialiste des études juives à la Sorbonne. Une grande partie de notre annotation a bénéficié aussi de la relecture de notre ami Serge Ruzer de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Tradition chrétienne — *chr Des apocryphes bibliques d’après l’an 150 et des Pères de l’Église aux grands auteurs de la Réforme et de la Réformation catholique, en passant par les docteurs médiévaux, on cite ici les principaux auteurs chrétiens qui ont commenté le passage. L’ampleur du corpus est telle qu’on privilégie les œuvres qui se présentent à proprement parler comme des commentaires du livre édité. Les œuvres qui ne font que citer le texte en passant ne sont signalées qu’en cas d’importance exceptionnelle par leur autorité ou leurs conséquences avérées. Ces notes peuvent être de quatre types : 1) des synthèses de l’interprétation donnée par plusieurs auteurs ou par un auteur majeur au fil de sa carrière (les références sont données en fin de synthèse) ; 2) des citations de tel auteur particulièrement éclairant (son nom et la référence à son ouvrage sont donnés avant la citation) ; 3) des listes d’identifications allégoriques traditionnelles de divers actants du texte ; 4) des descriptions de la méthode d’exégèse des anciens, signalant leurs manières propres d’aborder telle ou telle question disputée par la critique moderne à propos de ce texte.
Schäfer Peter, Jesus in the Talmud, Princeton NJ : Princeton University Press, 2007. 135 Runesson Anders, « Re-Thinking Early Jewish-Christian Relations: Matthean Community History as Pharisaic Intragroup Conflict », Journal of Biblical Literature 127 (2008) 95-132 ; Id., « Behind the Gospel of Matthew: Radical Pharisees in Post-War Galilee? », Currents in Theology and Mission 37 (2010) 460-471. 136 Baeck Leo, « Romantische Religion », dans Hochschule for die Wissenschaft des Judentums (éd.), Festschrift zum 50jährigen Bestehen der Hochschule für die Wissenschaft des Judentums in Berlin, mit Beiträgen von Leo Baeck, Eduard Baneth, Ismar Elbogen, Julius Guttmann, Harry Torczyner, Berlin : Philo Verlag, 1922, 1-48. 137 Levine Amy-Jill et Brettler Marc Zvi (éd.), The Jewish Annotated New Testament, 2e éd., Oxford : Oxford University Press, 2017. 138 Bruyère Nathalie, Miroir juif des évangiles. Pour saluer le premier Nouveau Testament entièrement annoté par des amis juifs (Les Essais de La Bible en ses Traditions 1), Bruxelles : Domuni Press–BEST, 2020. 134
Introduction générale
ļ Certains auteurs cités dans *Tradition chrétienne, par exemple, Thomas d’Aquin et Calvin, apparaissent aussi dans la rubrique *Théologie. Ils ressortissent au premier en tant qu’auteurs de commentaires du texte biblique annoté, au second en tant qu’utilisateurs de ce texte pour leurs élaborations théologiques propres.
Sans surprise, la passion du Christ a généré une réception pléthorique dans la tradition chrétienne. Et pour faire le lien avec la rubrique précédente, notons d’emblée que nous y avons dû plus d’une fois souligner, dans le titre des notes, →l’antijudaïsme des Pères qui surcharge l’interprétation de tel ou tel passage (*chrMt 26,5a ; *chrMt 26,14-16). Anticipant sur l’annotation en *Théologie sur la question de la responsabilité de la mort de Jésus, face à une tradition massivement erronée (*chrMt 27,25b), nous donnons la mise au point contemporaine de Joseph Ratzinger (*chrMt 27,25a), autorisée, très bien intentionnée et fine, mais peut-être un peu faible par rapport à l’analyse énonciative et littéraire de Mt 27,25 (*proMt 27,25b — où l’on mesure que la théologie est aussi dans les *Procédés littéraires). En même temps, la tradition chrétienne souligne aussi la compassion de Jésus pour son peuple (*chrMt 26,39b cette coupe) et même (bien avant les polémistes réformés) des applications directes de la critique du sacerdoce juif au sacerdoce chrétien qui l’a suivi (*chrMt 26,57a le grand prêtre), ainsi que, une fois le christianisme fracturé, un alignement antiritualiste et anticlérical de l’antijudaïsme et de l’anticatholicisme chez certains protestants (*chrMt 26,59a le sanhédrin). Il faut aussi souligner la sensibilité des commentateurs chrétiens à la pragmatique de conscientisation de chacun — non des Juifs seulement, ni du seul Judas (*proMt 26,21c ; *proMt 26,22a.25a) — mise en place par Jésus dans l’annonce de sa trahison (*chrMt 26,21c ; *chrMt 26,22b ; *chrMt 26,23b), et leur inventivité pour ne pas réduire la déploration de Jésus sur la destinée de Judas à une malédiction (*chrMt 26,24c), ni le titre de « compagnon » que Jésus lui donne à une ironie (*chrMt 26,50b). Plusieurs de ces commentaires invitent aussi à réviser l’accusation d’antisémitisme systémique contre la tradition chrétienne qui aurait cherché à disculper Pilate : même d’authentiques antijudaïques, comme Martin Luther, accablent plutôt Pilate (*chrMt 27,24c ; →Pilate dans la tradition chrétienne). « Les Juifs » de Mt 28,15 ont été relativement épargnés par l’enflure antijudaïque (*chrMt 28,15b). Extension et présentation Ce sont les faits et gestes concrets de Jésus durant ses derniers jours qui ont retenu Pères et auteurs ecclésiastiques, plus que les manières de dire ou de raconter de tel évangéliste. La réception chrétienne de la passion s’est largement faite de manière synoptique « à travers » les quatre évangiles canoniques. Pour éviter trop d’arbitraire dans ce que nous extrairions d’un massif aussi énorme, sur les conseils de sr Marie-Ancilla, nous avons décidé de privilégier (1) les œuvres qui commentent formellement l’Évangile selon Mt (grâce à Tomasz Gałuszka, nous en
donnons une liste très complète du 2e au 14e s. dans l’→Introduction générale à Mt sur notre site bibletraditions.org) et (2) les œuvres qui commentent la seule passion — ayant bien conscience qu’il nous a conduit à ignorer des textes importants et admirables qui commentent tel ou tel passage de la passion sans entrer dans ces deux critères. Ici encore, l’édition numérique de notre passion permettra aux patrologues de continuer à enrichir notre annotation. La tradition occidentale et latine est privilégiée dans cette rubrique, non par choix, mais pour des raisons circonstancielles : latins nous-mêmes, il nous était plus facile de trouver des collaborateurs qualifiés en ce domaine pour tenter cette expérimentation à grande échelle du modèle de La Bible en ses Traditions. Thomas d’Aquin est très présent, et ce n’est pas seulement du fait que les principaux contributeurs appartiennent à son ordre, l’ordre des Prêcheurs. Non seulement il composa un commentaire exprès de Mt, mais ce commentaire — fondé sur une catena — offre de nombreuses synthèses des multiples interprétations qui le précèdent, avec un accent nouveau sur les Pères grecs. Son génie classificatoire aide également à organiser la réception chrétienne, tantôt plus allégorique, tantôt plus morale ou spirituelle, tantôt plus dogmatique. Heureusement, Petra Heldt, Étienne Méténier et Louis-Marie Ariño-Durand ont pu apporter de belles références de la tradition syriaque. Bien évidemment, le travail continue sur notre plateforme collaborative, et les relations nouées en particulier avec les initiateurs de la Pan-Orthodox Study Bible (Eugen Pentiuc, John Behr et George Kiraz) nous laissent espérer de riches moissons orthodoxes et orientales. Pour les auteurs de la Réforme, nous nous sommes laissés inspirer par l’histoire de la réception brossée par Ulrich Luz, lui-même protestant, dans son commentaire précurseur de la collection EKK.139 David Vincent et Augustin (Paul) Tavardon se sont assurés de la rigueur de nos citations. Nous avons évité autant que possible une présentation confessionnelle de la tradition chrétienne, en la réservant aux rares péricopes dont l’interprétation devint enjeu de ruptures dogmatiques ou disciplinaires (surtout : la dernière Cène et les reniements de Pierre). En effet, ce fut une surprise de notre recherche de découvrir un Calvin ou un Luther parfois plus proches d’un Jérôme ou d’un Pierre Damien, à force de confiance dans la verbalité des Écritures, que certains humanistes catholiques qui ferraillaient avec eux sur des points doctrinaux. Il nous semblait peu utile de forcer des divisions confessionnelles là où les œuvres marquaient de telles continuités. Pour éviter le plus possible les répétitions, engendrées en particulier par le genre de la catena, on le croise souvent avec un ordre logique (par thèmes, ou par ligne herméneutique), ce qui conduit à présenter les interprètes chrétiens par types de réponses qu’ils apportent à telle question posée par le texte. De
139
Luz Ulrich, Das Evangelium nach Matthäus, 4 vol. (Evangelisch-katholischer Kommentar zum Neuen Testament 1/1-4), éd. rév. du vol. 1, Zürich : Benziger, 1990-2002.
La passion selon saint Matthieu
temps en temps, nous offrons une synthèse traversant les siècles et les confessions : par exemple, sur les reniements de Pierre (*chrMt 26,69-75), sur les grandes variations dans l’appréciation de la culpabilité de Judas (*chrMt 27,3-10), sur le choix des femmes comme apôtres des apôtres (*chrMt 28,7-10), ou encore sur l’histoire des missions déclenchées par le finale de Mt (*chrMt 28,19-20). Cette présentation chronologico-logique permet de préserver le rapport encore « mythique » au temps qui prévalait chez les auteurs jusque vers le 14e s. Ils étaient contemporains du NT, qu’ils ne faisaient pas effort de s’approprier ni d’actualiser. La représentation du temps passé comme étranger, autre que le présent — et donc la rupture avec lui et la nécessité méthodologique de le « reconstituer », voire de l’ « actualiser » — ne devint prévalente qu’avec la Renaissance.140 Ainsi, dans la présentation de leurs citations, Origène et Thomas d’Aquin peuvent-ils voisiner. Au moment où nous rédigeons la présente introduction, cependant, une lacune nous apparaît. Sans même qu’on ait à les lire dans une perspective déconstructiviste, au simple regard de l’histoire de l’art de commenter la Bible, les œuvres exégétiques de certains modernes à partir du 19e s. apparaissent comme un moment de la réception chrétienne. Par exemple, bien que certaines de leurs thèses demeurent actives dans l’exégèse universitaire ou à la mode dans les médias de masse, les théoriciens des sources ou les critiques des sources partaient souvent de préjugés culturels qui méritent d’être décrits. Du moins l’avonsnous fait à grands traits en rappelant l’histoire de la réception des témoignages sur la résurrection (*chrMt 28,1-6). Types de notes De très nombreuses notes portent sur des détails du texte de Mt, que ses commentateurs chrétiens décryptent systématiquement, avec ingéniosité et inventivité poétiques et théologiques, créant d’admirables suites et fugues symbolistes. Par exemple, dès le début de la passion, la polysémie du même verbe « livrer » (paradidômi) est dûment soulignée (*chrMt 26,2b), puis éclairée par de fines analyses psychologiques (*chrMt 26,2b.15b.16). Pour la seule onction de Béthanie, les commentaires portent sur le parfum (*chrMt 26,7a), le grand prix (*chrMt 26,7a), la tête (*chrMt 26,7b), etc. Au moment de la dernière Cène, ils peuvent porter sur le jour (*chrMt 26,29c) ou le royaume (*chrMt 26,29c). La même inventivité se déploie dans l’interprétation morale et dogmatique de la « troisième fois » (*chrMt 26,44). Chaque instrument de la passion s’avère lui aussi porteur de nombreuses significations (p. ex. *chrMt 27,28 écarlate ; *chrMt 27,29a couronne et épines ; *chrMt 27,29b roseau). La prodigieuse profondeur de la réponse laconique de Jésus n’échappe pas non plus aux commentateurs anciens, peu soucieux de la réduire à une signification univoque (*chrMt 27,11d Tu dis). Ils conjuguent psychologie et érudition biblique pour déployer des éventails d’interprétations, appréciant la mort de Judas (*chrMt 27,5b) et
caractérisant la femme de Pilate (*chrMt 27,19b) et son songe (*chrMt 27,19d). Nos collaborateurs produisent eux-mêmes nombre de traductions ; certains textes patristiques et médiévaux (en particulier ceux d’Albert le Grand, traduits par Isabelle Moulin) sont ici publiés en français pour la première fois. Intérêt méthodologique pour l’exégèse L’exégèse de la passion par les Pères et les médiévaux recèle de nombreux enseignements méthodologiques. À côté de certaines questions simplement historiques, comme celle de l’identité de Simon de Cyrène (*chrMt 27,32a), il est intéressant de constater que bien des problèmes discutés par l’exégèse moderne (en particulier les dysharmonies) sont posés par les Pères mais résolus différemment. Ainsi, leur traitement de la question de la chronologie (*chrMt 26,2a) est-il riche de résonances symboliques et christologiques parfois négligés de nos jours (*chrMt 26,1-2). Leur approche de la topographie par le jeu des convenances rituelles (*chrMt 26,17b) préfigure même certaines hypothèses (trop) audacieuses des historiens déconstructivistes sur la passion (→Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie). Là où l’on a parfois abusivement insisté sur les différences entre évangiles,141 leur premier effort herméneutique va plutôt vers l’harmonisation, qu’il s’agisse des épisodes d’onction dans l’évangile (*chrMt 26,6-13), de la contradiction apparente entre Mt 26,45b et Mt 26,46a (*chrMt 26,46a), du traitement fait à Jésus lors de sa capture (*chrMt 27,2a), ou encore des questions d’attributions posées par les citations d’accomplissement (*chrMt 27,9a : sur « Jérémie le prophète »). Autour d’un des passages les plus énigmatiques pour l’esprit moderne, la petite apocalypse insérée par Mt à la mort de Jésus (*chrMt 27,45.51cd ; *chrMt 27,45), les commentateurs chrétiens anciens déploient un luxe d’explications à cheval sur le cosmique avéré et le scripturaire attesté (*chrMt 27,51a : sur la déchirure du voile du Sanctuaire), pour dégager tout un éventail de significations tropologiques, anagogiques, sotériologiques et christologiques, plus riche que les questions d’historicité qui ont conduit nombre de modernes à l’impasse (*chrMt 27,51c-53). On peut aussi souligner leur sophistication dans la perception vive de la complication chronologique de Mt 28,1-2 (*chrMt 28,1a) et dans l’appréhension pluridimensionnelle des témoignages sur la résurrection en tant que pédagogie de l’écoute de la Parole divine. Le témoignage des femmes sur la résurrection déclenche chez eux à la fois la recherche
Nous faisons bien sûr allusion à la distinction entre histoire-tradition et histoire-reconstitution proposée par Poulat Émile, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste (Bibliothèque de l’évolution de l’Humanité), Paris : Albin Michel, 1996, 117 (à propos de l’œuvre d’Alfred Loisy). 141 Cf. Bauckham Richard J. (éd.), The Gospels for All Christians: Rethinking the Gospel Audiences, Grand Rapids MI : Eerdmans, 1998. 140
Introduction générale
d’un réalisme référentiel et le déploiement d’allégorisations anagogiques, plutôt que la réduction philologique (*chrMt 28,1-6). C’est peut-être la non-opposition entre l’interrogation historique et l’interprétation symbolique qui nous semble une enviable caractéristique de l’exégèse chrétienne ancienne, qui semble en cela rejoindre l’inspiration profonde des auteurs du « mythe réalisé » que sont les évangiles (cf. supra : *Genres littéraires), mieux que le doute méthodologique ou le soupçon a priori caractéristiques de notre (néo)positivisme (post) moderne. Même le précurseur de l’application de la critique historique et rationnelle aux Écritures dans l’Église catholique, le Père Marie-Joseph Lagrange (qui d’ailleurs fréquentait assidûment les catenæ anciennes, en particulier celle de Cornelius a Lapide), a régulièrement la sagesse de souligner que le regard historique n’exclut pas le sens prophétique. Par exemple, il se montre sensible à la polysémie induite par les emboîtements intentionnels décelés dans le récit de l’onction à Béthanie (*chrMt 26,12). Ce continuum du factuel au théologique, en passant par le verbal, le scripturaire et le symbolique, touche aussi bien l’interprétation de détails, on l’a vu, que celle de personnages (*chrMt 26,6 : sur l’identité et le nom de Simon le lépreux ; *chrMt 26,7a : sur l’identité de la femme de l’onction) et de lieux (*chrMt 28,7b.10c.16 : la Galilée). C’est pourquoi de nombreuses notes regroupent les lectures anciennes, en distinguant divers niveaux depuis le textuel jusqu’aux lectures eschatologiques. La plus importante est sans doute celle qui porte sur la crucifixion elle-même. Une note de synthèse retrace tout le chemin — ouvert par les évangélistes dans leurs allusions typologiques et amplifié dès les premiers Pères — qui mène le mémorial de la passion →de l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes. On y décrit en particulier un symbolisme beaucoup trop oublié de la croix : celui du livre.142 Chez les commentateurs médiévaux, lorsqu’on arrive à des passages aussi fondamentaux que les récits d’institution (*chrMt 26,26a.27a), à partir du 12e s., on assiste presque en direct à la naissance de la quæstio à partir de l’interrogation sur le texte biblique.143 De fait, c’est bien de l’Écriture, commentée à même le texte, que les magistri in sacra pagina (en « page sacrée », non pas en « théologie ») tirèrent les pierres des cathédrales théologiques que furent leurs sommes. Est-il impertinent d’imaginer que les théologiens de tout poil d’aujourd’hui puissent gagner en inspiration s’ils reprennent modestement le chemin de la « page sacrée » ? C’est aussi un objectif du présent livre, de la plateforme collaborative bibletraditions.org et de la collection « La Bible en ses Traditions » que de les y aider.
— l’exégèse chrétienne ancienne de la passion offre de multiples fruits théologiques, dont voici quelques exemples. Plusieurs développements sont apologétiques : régulièrement les auteurs chrétiens relèvent les indices de fiabilité des textes qu’ils commentent (en particulier les caractérisations péjoratives des apôtres, p. ex. *chrMt 26,14). Parfois, ils mobilisent les *Textes anciens des philosophes (*chrMt 27,21b). La plupart, cependant, touchent au fond des choses. En morale, par exemple, la tradition chrétienne dresse l’antithèse de Pierre pénitent modèle (*chrMt 26,75c) et de Judas pénitent non converti (*chrMt 26,15b ; →Judas damné ou sauvé ?). La *Littérature ne manqua pas d’amplifier tout cela (→Judas Iscariote : fortune littéraire). En pastorale, certains auteurs chrétiens donnent des leçons de tact vis-à-vis des plus faibles (*chrMt 26,10b). On songe ici à la prédication sociale de Chrysostome, qui n’a pas pris une ride (*chrMt 26,9) et qui fut fortement réactivée par les orateurs sacrés du classicisme (infra : *Littérature). Sur le plan politique, la tradition chrétienne interroge le rapport des disciples à la violence (*chrMt 26,52b), interrogation qui se retrouve dans le domaine missiologique, au fil de la longue route vers l’abjuration de tout emploi de force dans l’œuvre d’évangélisation (*chrMt 28,19-20). On n’est pas surpris que les commentaires des Pères et des médiévaux portent aussi un enseignement en *Liturgie. Certains Pères transmettent des rites aussi significatifs que l’antique afikomane (*chrMt 26,26a le pain : Méliton de Sardes) et l’on est alors en communication avec la *Tradition juive, peut-être présente dans les préfigurations de la Légende de la vraie Croix qui ressemble à du midrash judéo-chrétien et fut appelée à un bel avenir en *Littérature, mais surtout dans des rituels aussi vénérables que les Eucharisties de la Didachè (*chrMt 26,26a bénédiction). D’autres mobilisent la chronologie ou l’onomastique de la fête juive dans la polémique entre rites (*chrMt 26,17a le premier jour des Azymes) et rétro-projettent les usages liturgiques qu’ils connaissent dans des détails du récit de la dernière Cène, qu’il s’agisse de la célébration du rite même — dont chaque détail est objet de commentaires — ou de la mise en condition des communiants (*chrMt 26,17b.19b). Il est encore fait allusion aux rites antiques du baptême (*chrMt 28,19b) et aux modes de présence du Christ dans l’Eucharistie (*chrMt 28,20b je suis avec vous tous les jours). L’apport le plus important est sans surprise en christologie. Ainsi, la réflexion sur l’agonie de Jésus aboutit-elle à un approfondissement de ce que le dogme des deux natures implique pour la psychologie de Jésus et à l’élaboration de la doctrine des deux volontés en Christ (*chrMt 26,37b ; *chrMt 26,39c.42b).
Nous y consacrons la section « Linéaments d’une histoire de la croix comme livre » dans Venard Olivier-Thomas, Thomas d’Aquin, poète théologien, vol. 3 : Pagina sacra. Le passage de l’Écriture sainte à l’écriture théologique (Théologiques), Genève : Ad solem, Paris : Cerf, 2009, 606-627. 143 Nous listons ici quelques observations un peu superficielles. Pour une approche plus exhaustive et technique, voir Dahan Gilbert, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval. XIIe-XIVe siècle (Patrimoines. Christianisme), Paris : Cerf, 1999. 142
Apports et ouvertures aux autres disciplines Outre la prise de conscience de nos propres préjugés herméneutiques et culturels (infra : *Philosophie) — à laquelle nous oblige son étrangeté, dans une forme de continuité avec celle qu’a la *Tradition juive pour beaucoup d’entre nous encore
La passion selon saint Matthieu
Le travail de l’imagination théologique contribue certainement à l’apparition du dogme de la →descente de Jésus aux enfers, comme une progressive fermentation scripturaire de la passion et de diverses prophéties (*chrMt 27,52-53). Somptueuse est la réception chrétienne des cris de Jésus en croix. Elle est si abondante que trois notes sont nécessaires pour peindre à grands traits leur réception du 1er s. au 19e s. (*chrMt 27,46b). Pour les grammairiens, orateurs, prédicateurs, enseignants qu’étaient les Pères et les auteurs médiévaux, le Verbe (incarné) qui abandonne la faculté de parler ne pouvait que fasciner (*chrMt 27,12.14a). La christologie est ici radicalement ouverte à la théologie du langage, de la voix et de l’art de la parole — domaines désertés par la *Théologie d’aujourd’hui, victime séculaire de l’oubli du langage décrit naguère par Gadamer, mais cultivés par les artistes du langage (*Littérature ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix) et du son (*Musique). Semblablement, l’apostrophe au titulus de la croix (*chrMt 27,37a) situe le lecteur aux confins d’une réception théologique d’un élément essentiel du dispositif sémiotique de la croix de Jésus et de la *Mystique. C’est aussi à la mystique et à la *Littérature que confine le genre homilétique lorsqu’Augustin apostrophe au fidèle sur les souffrances de la passion (*chrMt 26,67a.27,29a.35a).
Mystique — *mys Beaucoup de saints et de saintes se sont approprié les Écritures comme matrice de vie ascétique et mystique. Ces notes font échos à leurs enseignements : elles résument ou citent leurs utilisations du passage biblique en question dans leurs enseignements spirituels — écrits mystiques, journaux intimes, sermons ou homélies, lettres, traités de dévotion. ļ Ces notes relèvent de la spiritualité et ne puisent ni dans les traités théologiques formels (relevant des notes de *Théologie), ni dans les commentaires scripturaires (lesquels relèvent de l’annotation en *Tradition chrétienne).
Œuvre d’auteurs qui reçoivent l’Évangile en tant que Parole de Dieu, la réception mystique est instance de vérification ou de détection des aspects les plus performatifs du texte biblique. Intérêt exégétique Se présentant comme un don de Dieu, la réception mystique de l’Écriture est charismatique. Dans les textes qui en résultent « l’acte de l’énonciation se fonde sur un rapport personnel et proche du référent de la parole : Dieu qui donne de parler. [...] L’élément décisif du discours charismatique n’est pas la forme particulière de l’énoncé, mais l’adhésion qu’il suscite chez tous en s’offrant comme un don. En tant que fait culturel, l’expérience charismatique est la redécouverte du langage à partir de la condition fondamentale de son apprentissage qui est la réceptivité et l’écoute. »144
Pour les mystiques, le Seigneur parle aujourd’hui (Ps 95,7), à chaque lecture (He 3,7.15 ; 4,7) — en termes matthéens, il parle : « Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier » (Mt 26,13 ; cf. Mt 24,35). Leurs compositions dérivent
de pratiques qui actualisent la performativité de l’Écriture. Ces notes peuvent ainsi fonctionner comme instances de détection ou de confirmation des truchements de la performativité décrits en *Procédés littéraires. Elles découlent d’ailleurs parfois directement de la lectio divina, qui consiste précisément en réception de l’Évangile comme parole adressée (ainsi, Thérèse de Lisieux renouvelle spirituellement l’offrande de parfum de la femme de Béthanie : *mystMt 26,9-11). Procédés… exégétiques ? Croisant Écritures, *Littérature, *Arts visuels, *Liturgie et expérience personnelle, les mystiques font de l’Évangile une véritable réception « en cascade ». Le texte évangélique qu’ils approchent est (déjà) développé en rites et pratiques (para) liturgiques, entourés eux-mêmes de disciplines et de mystagogie. Les écrits mystiques sont naturellement de véritables mines d’intertextualité biblique (p. ex. Bonaventure expliquant la mansuétude de Jésus pour Judas : *mystMt 26,50b). Dans la plupart des cas, ces références bibliques ont été spécifiées entre parenthèses. Énonciation, amplification et apostrophe Construisant souvent leur propre énonciation en série avec celle de l’évangéliste, quand ce n’est pas celle de l’un ou l’autre des protagonistes de la passion, y compris Jésus, les mystiques procèdent souvent par amplifications et variations du texte évangélique. La rhétorique de l’amplification permet de prolonger et d’approfondir le dialogue entre Pierre et Jésus (*mystMt 26,34-35), l’expression du remord de Pierre (*mystMt 26,75), l’accablement des gardes du tombeau (*mystMt 28,4), ou encore le dialogue de l’ange et des femmes au tombeau, en dissipant toute tentation de lui rendre un culte (*mystMt 28,5-7). Il est très remarquable que l’amplificatio soit fortement présente dans la réception mystique des témoignages de rencontres avec le Ressuscité : expérience acoustique, au moins autant qu’oculaire, c’est au creuset des mots qu’elle peut se révéler. Ainsi le kérygme « il s’est levé » fait-il l’objet d’une amplification scripturaire qui déploie la foi en la résurrection (*mystMt 28,6b). La phrase de Jésus aux femmes stupéfiées devient un long discours chez Newman, qui le combine avec les phrases que Jn lui fait adresser à Marie-Madeleine, pour expliquer la phénoménologie de son corps ressuscité (*mystMt 28,9b). Admiration et paradoxe Si l’ironie profonde du récit de la passion est souvent soulignée et développée en détail (p. ex. *mystMt 27,62-66 : sur la garde vainement placée devant le tombeau), c’est le registre de l’admiration qui permet aux mystiques d’amplifier bien des détails du texte pour leur donner sens. Ils savent ainsi interpréter dans ce
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Sagne Jean-Claude, « La mystique, chance d’un renouvellement de l’Église », Concilium. Revue internationale de théologie 254 (1994), 83-95, 90.
Introduction générale
registre l’ellipse dans le récit du crucifiement (*mystMt 27,35a ; cf. *proMt 27,35a). Le trop méconnu Louis Chardon, un classique de l’ordre des Prêcheurs, s’illustre particulièrement en ce domaine par le chapelet de paradoxes qu’il découvre en prenant en compte la personne (divine) qui en Christ vit la passion. Dès l’agonie à Gethsémani (*mystMt 26,39a ; *mystMt 26,39c.42b ; cf. *mystMt 26,39b Raymond de Capoue), en approfondissant les relations entre les deux volontés, divine et humaine, en Jésus, il donne une interprétation rigoureuse du « Continuez de dormir », qui sonne presque comme une condamnation (*mystMt 26,45b). C’est encore le paradoxe qu’on retrouve dans la contemplation du condamné comme le vrai juge (*mystMt 27,26b), du silence choisi par le Verbe (*mystMt 27,12.14a) et des deux cris de Jésus vers son Père (*mystMt 26,39b.27,46c) . Apostrophe La sensibilité du mystique à la passion qu’il revit est si vive qu’il explose en apostrophes diverses : Romanos le Mélode interpelle le ciel et la terre (*mystMt 27,45-53), Anselme de Cantorbéry s’adresse à la croix personnifiée pour conjurer le redoutable mirage de pouvoir maudire sa naissance comme Judas (*mystMt 26,24bc), Henri Suso en appelle à Jésus même (*mystMt 27,46c), Gertrude d’Helfta à sa mort personnifiée (*mystMt 27,50), Laurent Drelincourt au Verbe qui ne s’éloigne pas de son corps au tombeau (*mystMt 27,61), Romanos le Mélode, encore, au tombeau même, devenu berceau d’un glorieux événement (*mystMt 28,1-3). À notre époque, où certains courants exégétiques postmodernes veulent réhabiliter les œuvres de fiction ou d’imagination dans les études bibliques à part entière (« Creative writing »), n’y a-t-il pas dans l’écriture mystique déclenchée par la passion une grande richesse encore peu exploitée ? Apports et ouvertures aux autres disciplines Œuvres d’auteurs qui pratiquent les sacrements avec piété, les écrits mystiques donnent chair aux développements et aux disciplines de la *Liturgie (p. ex., en réponse aux « prenez, mangez, buvez » de la dernière Cène, François de Sales donne les raisons et les fruits de communier fréquemment : *mystMt 26,26c.27b). La foi vive en la « présence réelle » de Dieu dans l’Eucharistie allume un véritable feu d’artifice de postures mystiques (*mystMt 26,26c). Édith Stein relie la dévotion si éminemment trinitaire du signe de croix à tous les enseignements que l’on peut tirer personnellement de la crucifixion de Jésus (*mystMt 27,32-38). Et l’on ne peut qu’être bouleversé par son insistance sur la sequela Christi, bouleversante prophétie de son propre holocauste, lorsqu’elle médite sur la nuit de la trahison (*mystMt 26,31b.34c). Cela aussi doit être porté au dossier de la relation avec le judaïsme exploré par la *Philosophie. Les mystiques font passer la *Théologie du concept à l’expérience vécue. Souvent œuvres de théologiens capables d’une conceptualité très subtile, les textes mystiques inspirés de l’Évangile amorcent l’assimilation du texte à la vie concrète
de leurs auteurs (et de leurs lecteurs). Par exemple, au-delà des développements métaphysiques sur la transsubstantiation, Édith Stein discerne un essentiel qui est amour : en phénoménologue, elle s’avère ici sensible à la performativité, tout comme Éphrem le Syrien, des siècles auparavant, l’avait été en poète inspiré par le symbolisme biblique (*mystMt 26,26-28 ; *mystMt 26,26c.28a — soulignons au passage le fait que la poésie des mystiques comme Éphrem le Syrien, Romanos le Mélode, Thérèse de Lisieux et Édith Stein est citée dans cette rubrique plutôt qu’en *Littérature, où se rangent la poésie religieuse non « officiellement » mystique comme celle de Zacharie de Vitré et de Pierre Emmanuel). Les mystiques permettent de déployer la riche palette de la demeure à la fois spirituelle, eucharistique, ecclésiale du Christ « tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon » (*mystMt 28,20b). Plus fondamentalement, l’intelligence du cœur donne à plusieurs mystiques le correctif aux possibles contresens liés à certains métaphores scripturaires comme la « livraison » du Fils par le Père (*mystMt 26,2b). À des époques où nombre de théologiens étaient un peu empêtrés dans l’expiation et la justice (infra : *Théologie : sotériologie), plusieurs mystiques surent insister sur l’amour et non sur la culpabilité (*mystMt 26,28b ; *mystMt 26,50d.55b ; *mystMt 27,50). Dans l’interprétation de la mort de Jésus (*mystMt 27,45-51b), c’est le mystère trinitaire qu’ils sentent à l’œuvre : ils préservent ainsi cet essentiel de l’amour là où les théologiens ont été secs, les prédicateurs approximatifs et les littéraires parfois trop audacieux (→Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix). S’ils posent des questions traditionnelles, ils apportent ainsi des réponses hautement personnelles. Que l’on songe, par exemple, à la question des « responsables » de la mort de Jésus (*mystMt 27,32-38), où le criminel antijudaïsme fait place à l’attestation personnelle d’un lien abyssalement profond entre destinée juive et croix (*mystMt 27,23c : Édith Stein ; cf. *interpMt 27,25b). Quant à la figure du Christ qu’elle rencontre, de Bernard de Clairvaux à François d’Assise, Bonaventure ou Thomas a Kempis, la mystique s’est orientée progressivement vers l’amour pour l’humanité de Jésus, de chair à chair. Si le Seigneur Christ demeure un absolu inimitable qui est allé seul là où nul autre homme ne peut aller, l’attendrissement pathétique sur le Crucifié ne cessa de croître, jusqu’à générer des pratiques dévotes comme →le chemin de croix, le pressoir mystique (*visMt 27,29a), le culte de la fontaine de vie et des cinq plaies, etc. Son agonie n’était plus seulement une révélation christophanique, mais la fondation d’un ethos mystique incluant la souffrance à la suite du Christ (*mystMt 26,36-46). L’association à la passion devint le principal de la vie religieuse : ici convergèrent les réceptions savantes, théologiques, liturgiques, mystiques, littéraires et visuelles. Jésus y apparaît à la fois comme un miroir du pécheur (*mystMt 27,26b flagellé) et comme le modèle de toutes les vertus, que l’on doit s’efforcer d’imiter (*mystMt 27,32b). Les auteurs de la devotio moderna occupent une bonne place dans nos notes. Compréhension nouvelle de la foi, cette « spiritualité moderne » qui naquit au 14e s. et se répandit très vite
La passion selon saint Matthieu
dans toute l’Europe, en particulier grâce aux ordres mendiants, spécialement l’ordre des Prêcheurs. Spiritualité urbaine, destinée à des bourgeois relativement fortunés et éclairés, auxquels elle proposait un idéal de pauvreté et de charité (pas nécessairement souhaité par tous) et une certaine émancipation vis-àvis des pouvoirs seigneuriaux et ecclésiastiques traditionnels, elle trouva en Marie-Madeleine, pécheresse en ville devenue apôtre des apôtres, sa véritable patronne. Les dominicains, jusqu’à aujourd’hui, maintiennent son culte ; on le rappelle dans une brève →histoire de la dévotion à Marie de Magdala.
Théologie — *theo Ces notes présentent la réception multiforme du texte dans la tradition magistérielle des conciles et des papes, et dans les œuvres des grands théologiens de l’histoire du christianisme, replacées dans leurs contextes. Les notes de *Théologie sont organisées selon les distinctions classiques de la théologie latine (dogmatique, morale, pastorale, missiologie, etc.), avec toutes les sous-catégories nécessaires (christologie, théologie mariale, théologie trinitaire, eschatologie, etc.). ļ Ces notes ne sont pas le lieu où les collaborateurs présentent leurs opinions théologiques ou leurs méditations personnelles sur le texte. ļ Tout en distinguant explicitement les interprétations confessionnelles quand elles divergent, ces notes sont structurées dans un ordre le plus possible chronologico-logique et le moins possible confessionnel.
Pour éviter le flou, les notes de cette rubrique se répartissent selon les grands traités de la théologie spéculative tels qu’ils sont enseignés aujourd’hui encore dans les grands studia de l’ordre des Prêcheurs. Elles sont proposées par le signataire de cette introduction, avec des relectures d’Emmanuel Durand. Disons-en quelques mots, des plus anecdotiques aux plus essentielles. Esthétique et spiritualité Quelques notes émargent à des formes plus modernes de théologie. Il est ainsi question d’esthétique théologique pour synthétiser la dramatique de la passion — à la fois histoire, théâtre (donc *Littérature) et *Liturgie (*theoMt 26,1-5) — et de théologie narrative pour décrire la puissance de la Parole du Christ (*theoMt 26,55bc), ou encore de théologie spirituelle, aux confins de la réception *Mystique, mais très proche encore de la description dogmatique (*theoMt 26,64cd : Bernard de Clairvaux sur les venues successives du Verbe). Morale De morale personnelle, il est question quand les théologiens, à propos de la trahison de Judas, réfléchissent sur ce qui fait les actes humains (*theoMt 26,20-25) et insistent sur l’impératif moral de former sa conscience (*theoMt 27,11-26) — déjouant peut-être au passage maint sophisme d’apitoiement sur Judas ? Ils reprennent la dialectique de la grâce et de l’illusion spirituelle à propos de la témérité et de la défection des disciples (*theoMt 26,35b). Avec le reniement de Pierre, la morale
rencontre la théodicée : comment concilier prescience divine et liberté humaine (*theoMt 26,75) ? Cette même dialectique de la liberté et de la prédestination se concentre dans la réflexion sur l’aveuglement et la trahison de Judas (*theoMt 26,14-16) — Judas qui pose aussi la question du suicide (*theoMt 27,5b ; →Judas damné ou sauvé ?) — et l’on confine alors à la morale sociale. Plusieurs questions sont posées en ce domaine. Par exemple, la violence politico-religieuse exercée dans la passion appelle des déterminations théologiques importantes concernant le pouvoir temporel et la violence à propos du célèbre verset « tous ceux qui prennent l’épée, par l’épée mourront » (*theoMt 26,52c). Autre question posée d’emblée dans notre récit hautement liturgique, à quelques encâblures des fastueuses liturgies du Temple : quel équilibre trouver entre souci du culte et souci des pauvres ? On découvre que ce n’est pas seulement une controverse des réformés contre les fastes de l’Église romaine, mais une interrogation qui traverse déjà l’Église ancienne. La valeur de la solidarité est exemplifiée par Simon de Cyrène (*theoMt 27,32b), celle du culte plein à la fois de luxe et d’amour par la femme anonyme de l’onction de Béthanie (*theoMt 26,9-11). Anthropologie et ecclésiologie Les caractérisations d’ensemble des protagonistes hommes et des protagonistes femmes peuvent être également mobilisées pour construire une théologie du « charisme féminin » (*theoMt 26,7a) et de sa place dans le « plan divin » (*theoMt 27,19b ; *theoMt 27,57b.61). De l’humanité à l’Église, les témoignages d’apparitions obligent à réfléchir sur les rapports entre hommes et femmes (*theoMt 28,7a.10c ; *theoMt 28,9b). La note qui reprend le colophon des femmes témoins de la mort de Jésus (*theoMt 27,55-56) est profondément subversive par rapport au patriarcalisme et à l’antipatriarcalisme idéologiques qui s’affrontent aujourd’hui dans les Églises (*theoMt 27,56a). La conception matthéenne de l’Église, réaliste, est enrichie par la péricope du reniement de Pierre (*theoMt 26,69-75) ; tout comme la réflexion sur l’existence d’un « maudit » parmi les disciples les plus proches de Jésus (*theoMt 26,24b) donne l’occasion de se rappeler que l’Église du passé fut moins naïve que celle des dernières décennies sur l’existence de pécheurs dans sa propre hiérarchie. Enfin, et surtout, si une longue note synthétise l’histoire terrible des interprétations de Mt 27,25 (*theoMt 27,25), plusieurs notes invitent à situer l’Église dans l’unique Israël de Dieu, en évitant le placage de l’antijudaïsme sur des textes qui ne l’imposent nullement (*theoMt 27,9b ; *theoMt 27,40d.42b ; →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt ; →L’Évangile selon Mt et Israël). Sacramentaire Déployant une atmosphère liturgique constante, comme on l’a rappelé en *Procédés littéraires, *Genres littéraires et *Milieux de
Introduction générale
vie, nos chapitres renferment l’un des très rares textes dont le magistère catholique prétend définir le sens littéral,145 la péricope de la dernière Cène de Jésus (*theoMt 26,26c.28a). Dans un contexte de contestation, sinon du dogme, du moins de la manière d’en rendre compte en termes de →transsubstantiation, des notes décrivent la façon dont, pour la tradition théologique, le récit du dernier repas de Jésus avec ses disciples fonde la pratique eucharistique des chrétiens (→Institution et sacrement de l’Eucharistie) et le caractère de sacrifice expiatoire qu’elle accomplit à la lumière de la croix (*theoMt 26,28b). L’allusion in extremis au baptême demande également quelques éclairages dans cette rubrique (*theoMt 28,19b). Christologie La passion recèle une des christophanies majeures de l’Évangile : la péricope de l’agonie, dont les significations morales, sotériologiques et christologiques sont plus profondes que l’angoisse soulignée depuis la fin du 18e s. (*theoMt 26,36-46). Elle se prolonge dans la déréliction de la croix (*theoMt 27,46c), qui force les théologiens à conjuguer dogme de l’incarnation et abandon expérimenté par Jésus. Alors qu’on a souvent réduit la christologie à une superstructure idéologique déconnectée des textes eux-mêmes (→Incarnation : foi orthodoxe et résistances), il faut insister dans cette introduction, plus que nous ne l’avons fait au fil des notes analytiques le long du texte de Mt, sur l’extraordinaire clé d’intégration que constitue le dogme christologique pour rendre intelligible le récit de la passion, de la mort violente et de l’ensevelissement de Jésus, flanqué des témoignages de rencontres avec lui ressuscité, jusque chez les réformés (*theoMt 26,39c.42b Calvin). La dernière tradition évangélique mise par écrit, la tradition johannique, apporte dès son prologue un éclairage puissant : en Jésus, c’est le Verbe qui se fait chair (Jn 1,14). Ce n’est certes pas la christologie explicite de Mt, mais son Jésus Emmanu-el (Mt 1,23) n’est pas loin de l’omniscience ni de l’autorité de celui de Jn.146 Pour qui cherche à répondre à la question la plus épineuse posée par la lettre évangélique même (→Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ?), l’ontologie d’une personne subsistant en deux natures s’avère une clé herméneutique étonnamment féconde pour intégrer de très nombreuses apparentes contradictions du récit (*theoMt 26,11b ; →Apophatisme chrétien ; →Volonté humaine du Christ : problème et exercice). Le récit fournit maints détails qui trouvent leur sens dans la perspective de la naissance de l’adoration de Jésus (*theoMt 26,6-13), qui prend tout sens dans la reconnaissance de sa résurrection (infra : eschatologie) et dans la reconnaissance de son omniprésence (*theoMt 28,20b Et voici : moi je suis). Sotériologie : la question théologique au cœur de la passion À la lumière de cette christologie très haute, toute l’histoire qui se déploie dans la passion selon saint Matthieu est une
théophanie de l’Amour. Bien des théologiens anciens comprirent déjà la passion comme épanchement d’amour et de miséricorde divins plus que comme compensation juridique humaine (*theoMt 26,27a.28b). Cette compréhension n’est cependant pas évidente, car la structure actantielle la plus profonde du récit de la passion, qui fait de Dieu le destinateur principal (cf. supra : *Genres littéraires : un genre liturgique ?), et les métaphores employées par la littérature chrétienne primitive pour rendre compte de la mort atroce de Jésus (p. ex. He 5,7-9 « perfectionnement » ; Rm 3,24 « rédemption » ; *theoMt 26,28b sacrifice expiatoire) purent aboutir à d’autres explications. Les exagérations de la piété et de la rhétorique sacrée aboutirent à une défiguration de la foi traditionnelle, poussée jusqu’au scandale (*phiMt 27,46c ; *littMt 27,46c 17e siècle ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix), provoquant la dérision des penseurs antichrétiens. Autant dire que la question théologique centrale posée par notre texte concerne l’image de Dieu qu’il véhicule.147 La passion du Christ est-elle le meilleur moyen de culpabiliser l’humanité et d’assujettir la volonté de vivre des plus vigoureux au ressentiment des plus faibles, comme beaucoup l’ont pensé après Nietzsche ? N’y avait-il vraiment pas d’autre moyen pour Dieu de faire le salut d’Israël et de l’humanité que les abominables tortures de la crucifixion : Dieu, était-il obligé (et par quoi ?) de faire mourir Jésus en croix ? Pire : Dieu voulait-il que Jésus mourût en croix ? S’il était contraint, quel Dieu impuissant, et s’il le voulait, quel Dieu sadique ! Or, la question n’est peut-être pas de savoir pourquoi Dieu aurait voulu que le Fils mourût de cette façon, mais pourquoi il a voulu qu’il vécût de la façon dont il vécut, laquelle façon le fit passer par la souffrance et par la mort. C’est justement parce qu’il est Père que Dieu voulut pour son Fils la vie la meilleure, la plus libre possible : une vie vraiment libre, débarrassée de la lutte pour le pouvoir et le contrôle d’autrui qui caractérisent l’humanité déchue. C’est tout le thème du royaume des cieux, central pour l’Évangile selon Mt : en déclarant inauguré le royaume des cieux, Jésus instaurait en paroles et en actes une manière de vivre en toute liberté. Dieu désire que l’amour divin s’incarne en Jésus, alors même qu’il sait qu’un tel amour sera beaucoup trop grand à absorber pour le monde recroquevillé dans sa frustration et sa peur. Dieu désire que cet amour devienne incarné, même si cet amour doit être crucifié. Thomas d’Aquin (Sum. theol. IIIa 46,4) parvient à la même conclusion par un biais autrement plus symbolique, biblique et poétique. S’interrogeant sur la convenance de la croix pour la
Gilbert Maurice, « Les enseignements magistériels sur le sens littéral », dans Venard Olivier-Thomas (éd.), Le sens littéral des Écritures (Lectio Divina. Hors série), Paris : Cerf, 2009, 27-46, insiste sur le fait que le magistère catholique n’a prétendu définir le sens littéral que d’un très petit nombre de passages bibliques. 146 Venard, « The Prologue of John », op. cit. (n. 8). 147 Nous nous inspirons pour ces aperçus du tout récent opuscule de Bauerschmidt Frederick Christian, The Love That Is God: An Invitation to Christian Faith, Grand Rapids MI : Eerdmans, 2020, 34-39. 145
La passion selon saint Matthieu
mort de Jésus, il souligne que les →sacrifices dans l’AT — que cette mort est censée accomplir — avaient tous lieu par le fer et par le feu. Dans ad. 1, il observe que la croix apportait le bois nécessaire au feu ; quant à la flamme, il fait cette remarque sublime : « à la place du feu matériel il y eut la flamme spirituelle de l’amour dans l’holocauste qu’offrit le Christ ». Ce que Thomas d’Aquin réalisait ainsi, c’est que le cœur du sacrifice de Jésus n’est pas la mort mais l’amour. En ce sacrifice d’amour, Jésus rend à Dieu ce que l’humanité lui doit en toute justice : l’amour. La croix continue ainsi ce qui a été la vie entière de Jésus : une totale consécration à la cause du royaume des cieux, dans une confiance absolue en l’amour de Dieu. Cette « solution » plus acceptable psychologiquement, ne fait-elle pas que reculer le problème d’un cran : consentir de façon indirecte à la croix pour son Fils, alors qu’on est tout-puissant, ne revient-il pas à la même chose que la vouloir ? Oui si, et seulement si, on disloque le dogme trinitaire et celui de l’incarnation et si l’on oublie qu’en vertu de la simplicitas absolue du Dieu trine, toute œuvre divine extratrinitaire implique les Trois Personnes ensemble ! Bien sûr, si la crucifixion dévoile la nature profonde de Dieu, amour pur, et que l’histoire s’arrête là, la passion n’apprendrait qu’une seule chose : Dieu est amour, mais à vouloir aimer comme Dieu, on ne récolte que sa propre destruction (selon le proverbe anglais no good deed goes unpunished), et ce sont la souffrance et la mort violentes qui seraient érigées en absolu, corollaires véritables du « Dieu est mort » de la dialectique des philosophes (post)idéalistes, en deçà du triomphe de « l’homme » qu’elle proclame, comme le montrent les millions de morts des totalitarismes athées. Eschatologie C’est ici que l’appendice sur les rencontres avec le Ressuscité est décisif : les témoins affirment que l’amour crucifié ne put être retenu dans la tombe ni par aucun stratagème des puissants de ce monde. La crucifixion de Jésus s’éclaire autant par la vie qui la précède que par celle qui la suit. De là vient l’insistance sur le corps du Ressuscité, évidemment bien différent de la chair du défunt et pourtant le même : c’est bien par l’amour crucifié et ressuscité que fut vaincu l’égoïsme mortifère. La thématisation des réactions des témoins d’apparitions du Ressuscité et la recherche ininterrompue des historiens et des philosophes sur ces textes nous permet de poser les linéaments d’une riche théologie de la résurrection (*theoMt 28,17) sur une ligne de crête entre la chosification (→Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques), la pure subjectivation (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité) et plusieurs réductions aujourd’hui courantes jusque chez les croyants (→Réductions fréquentes de la foi en la résurrection). De Deo Trino Si la relation du Père et du Fils est au cœur même de son récit de la passion, Mt n’y explicite pas spécialement la présence de
l’Esprit. L’Esprit a cependant accompagné tout son bios de Jésus, depuis sa conception (Mt 1,18.20) jusqu’à son au-revoir final (Mt 28,19), en passant par son entrée en ministère (Mt 3,16). Et le motif trinitaire n’a cessé de hanter son texte, fût-ce à titre de *Procédé littéraire (*proMt 28,19b). La passion est un lieu aussi essentiel que laconique de la révélation de la Trinité. En effet, la tradition chrétienne contemple le mystère pascal, c’est-à-dire dans l’ensemble passion-crucifixion-ensevelissement-résurrection, « non pas comme un triomphe contre Dieu ni une autodéification de l’humanité mais comme l’amour jaillissant pour embrasser l’humanité désorientée, allant la retrouver jusque dans le lieu de la mort, pour la ramener à l’intérieur de cet amour interpersonnel, fécond et joyeux qui s’appelle la Sainte Trinité. Pour la Tradition, la vie de Jésus, confiante et vulnérable, sa proclamation d’un royaume libéré du droit du plus fort, son engagement à en souffrir jusqu’à mourir, son réveil de la tombe pour donner foi et espérance à ses disciples — tout cela est la manifestation dans l’histoire de la joie éternelle qui est Père, Fils et Esprit. De même que Jésus se répand totalement en amour de Dieu et de son prochain, de même le Père se répand en amour engendrant le Fils, le Fils en amour pour le Père, et de ce réciproque effacement de soi dans l’amour est spiré le Saint-Esprit. La vie du royaume que Jésus proclame n’est rien d’autre que la participation de la création à la vie de la Trinité [… qui est] comme la croix, un pur don de soi par amour mais, à la différence de la croix, non entaché de la souffrance et de la violence imposées par le péché humain. Son seul labeur est le joyeux labeur de la jouissance. »148
Cette admirable synthèse, fruit d’une longue méditation de la passion et de la résurrection du Christ par la tradition chrétienne, n’est pas développée dans les notes de *Théologie en marge du texte de Mt 28,19, mais nous préférons la mettre en perspective avec certaines préfigurations triadiques dans la *Littérature péritestamentaire (*ptesMt 28,19b) et avec certaines analogies dans la mystique de la *Tradition juive (*juiMt 28,19b). Une fois le destinateur fondamental de tout le récit de la passion identifié comme Dieu un et trine, on comprend mieux, en tout cas, les élans de nombreux auteurs de la *Mystique qui trouvent dans la contemplation des angoisses, du sang versé par Jésus et de sa mort, non pas matière à culpabiliser mais autant de motifs de consolation et d’exultation : c’est dans la Pâque du Fils qu’ils découvrent un « gai savoir » (mais venu du Père) que d’aucuns croiraient devoir rechercher contre elle, des siècles plus tard. Philosophie — *phi À partir de la fin du 17e s., les philosophes ont pris une telle indépendance de la tradition qu’ils produisent sur les Écritures des discours (la question des miracles, du surnaturel, etc.) et des contre-discours (que l’on songe à la présence de l’Écriture dans la phénoménologie française contemporaine), qui modifient sensiblement la réception qu’en fait le public. Cette rubrique ressemble à la constitution d’une espèce de midrash philosophique le long du texte biblique. Moins que d’éventuels commentaires bibliques produits par des philosophes, on y recense les usages 148
Bauerschmidt, The Love That Is God, op. cit. (n. 147), 40-41 (notre trad.).
Introduction générale
qu’ils ont faits de tel verset, passage, épisode, situation ou personnage dans leurs propres élaborations philosophiques. On présente parfois des développements philosophiques non directement liés au texte biblique, mais qui lui apportent un éclairage intéressant, surtout quand on les croise avec des développements artistiques et théologiques. ļ Cette rubrique s’attache aux philosophes modernes et contemporains. Les philosophes antiques sont placés dans les notes contextuelles de *Milieux de vie et de *Textes anciens. Quant aux développements philosophiques médiévaux, c’est dans la rubrique *Théologie que leur fonction ancillaire sera généralement la mieux mise en valeur.
Justification C’est au professeur Jean-Luc Marion, l’un des parrains de notre programme de recherches, que nous devons l’inspiration de cette rubrique. Il y a dizaine d’années, alors que nous lui exposions notre étonnement de voir combien les artistes s’étaient éloignés de la tradition chrétienne orthodoxe dans leur réception des évangiles à partir du 18e s., il nous fit mieux prendre conscience du nouveau magistère acquis à cette époque-là par les philosophes sur l’opinion. Entre les romantiques, allemands et français, et l’Écriture sainte lue comme histoire sainte, leurs élaborations imposèrent toujours davantage des filtres parfois fort éloignés des interprétations qui avaient traditionnellement prédominé depuis des siècles. Le cas le plus emblématique concerne une péricope de notre corpus : l’agonie de Jésus à Gethsémani. Alors qu’il avait été lu, depuis au moins le 7e s., comme un sommet christophanique de la révélation divine, il devint le support d’interrogations angoissées sur l’illusion religieuse, l’absence, voire la mort, de Dieu. Semblablement, la crucifixion fut de plus en plus interprétée comme une désertion du divin : « Dieu est mort ». Jésus devient un modèle de la condition humaine dans ce qu’elle peut avoir de désespéré pour certains romantiques. Plus généralement, à qui veut bien prendre un peu de recul culturel sur l’histoire du commentaire des Écritures, la réciprocité de la relation entre exégètes et philosophes se révèle évidente. Théoriquement, déjà, tout homme a une vision du monde (sa « philosophie »), y compris les exégètes bibliques, si « scientifiques » se prétendent-ils. La rencontre expresse avec la philosophie est le moyen le plus sûr de prendre conscience, d’expliciter et, si c’est souhaitable, de mettre à distance ses propres présupposés métaphysiques, moraux, noétiques, herméneutiques, épistémologiques, etc. La disproportion entre la quantité d’informations historiques positives et la naïveté philosophique des conclusions de certains gros ouvrages exégétiques d’aujourd’hui est parfois étonnante. Historiquement, la dialectique entre spéculation religieuse (« théologique ») et spéculation séculière (« philosophique ») ne s’est jamais interrompue. Que l’on songe à l’influence des positions proprement religieuses de Luther sur toute l’histoire de l’herméneutique depuis Mélanchthon (dont la savante scolastique semble avoir pour fin de donner consistance objective aux préférences spirituelles et options exégétiques de son maître)149 ; de →Dom Calmet sur Voltaire ; de Rousseau sur Jean Paul Richter puis sur
tout le romantisme français via Madame de Staël, traductrice à contresens de Siebenkäs ; de Hegel sur David Strauss, Bruno Bauer, et toute la suite. Extension et liens avec les autres disciplines Toute la philosophie présente dans cette édition de la passion est loin d’être confinée dans cette seule rubrique d’annotation. En effet, les philosophies antiques, celles qui précèdent le NT, font partie de son « contexte » et apparaissent surtout en *Milieux de vie et en *Textes anciens. Et pendant longtemps la philosophie se distingue, mais ne se sépare pas vraiment, de la théologie : elle apparaît alors intégrée aux notes de « théologie ». Les puissantes élaborations conceptuelles de la notion de la personne, de la faculté de la volonté et des relations entre substance et accident – qu’ont déclenchées les réceptions d’épisodes comme ceux de l’agonie à Gethsémani, la mort de Jésus et les « paroles d’institution » lors de la dernière Cène – relèvent en effet de la *Théologie d’abord, même s’ils n’ont cessé d’interroger les philosophes depuis. Apparaît donc dans cette rubrique la philosophie en sa phase « moderne », qui se veut autonome et détachée de la théologie, qui en vient à refuser, à des degrés divers, le postulat d’un Dieu librement créateur, rédempteur et provident, a fortiori d’un Dieu incarné. Les auteurs cités ou bien avancent dans cette direction, ou bien s’efforcent d’y résister, lançant des disputes fameuses comme celles de la « philosophie chrétienne » ou du « tournant théologique de la phénoménologie » (→Phénoménologie et exégèse biblique ; →Michel Henry : quand un phénoménologue rencontre les Écritures). Il n’est donc pas étonnant de voir Pascal, Kierkegaard, Blondel et Maritain (et dans une moindre mesure Gardeil) composer leurs développements philosophiques aux confins de la théologie (apologétique) ou de la *Mystique. Paul Ricœur touche à la théologie quand il défend l’impossibilité d’une christologie sans Dieu (*phiMt 27,40d.43a) et à l’exégèse biblique lorsqu’il affirme nécessaire de distinguer la résurrection de Jésus, inaugurale et collective, de toute résurrection à la grecque (*phiMt 27,52-53.28,1-10). Nombreux sont les points communs entre la philosophe Simone Weil et la carmélite mystique, mais aussi phénoménologue, Édith Stein. Même les apostrophes grinçantes de Nietzsche au « chrétien ordinaire » peuvent être des incitations à la ferveur de la vie mystique (*phiMt 28,20b Nietzsche). Et bien sûr, les noms de plusieurs (comme Pascal, Voltaire, d’Holbach, etc.) sont aussi cités en *Littérature. Méthode Les notes de cette rubrique ont été élaborées au cours du séminaire « Bible et philosophie », rassemblant exégètes et philosophes, que nous avons dirigé pendant plusieurs années à l’École biblique et auquel participèrent régulièrement notre 149
Ce point est souligné par Le Guillou Marie-Joseph, Le Mystère du Père, Paris : Fayard, 1973, 16-17.
La passion selon saint Matthieu
frère et collègue Paul-Marie Chango, ainsi qu’Avital Wohlman de l’Université hébraïque. Les noms de Sibylle Gérain, Pauline Micos et Geoffroy Aujay de La Dure doivent aussi être cités. Et nous voudrions rendre ici hommage à Pierre Gardeil (19322010), qui forma avec ses amis Michel Serres et René Girard — originaires comme lui des environs d’Agen, dans le SudOuest de la France — un trio philosophique et spirituel encore trop peu connu. Il nous a quittés avant de voir ce livre publié. L’humanité et l’anticléricalisme catholique de ce philosophe pédagogue et artiste demeurent une inspiration. Les philosophes, en tant que tels, ne commentent guère les évangiles au fil des textes ; ils s’attachent aux grands épisodes, en mêlant des traits des quatre récits, ou à l’évolution de la figure du Christ à travers les épreuves de sa passion. L’un ou l’autre ignore pratiquement la passion, mais évoque le Christ à plusieurs reprises. Nous pensons à Spinoza en particulier : étant donnée son importance dans l’histoire de l’exégèse ellemême — n’est-il pas l’inventeur de l’appréhension « historico-critique » de la Bible ? — il fait quelques apparitions. C’est donc nous qui avons décidé de placer tel ou tel extrait de telle œuvre philosophique en regard de telle ou telle section du texte évangélique qu’il semblait éclairer particulièrement.150 D’autres choix pourraient être faits, d’autres textes proposés. Nous avons du moins tâché de faire entendre d’importantes voix philosophiques qui ont modifié le rapport de la culture en général avec le mystère pascal. Par ailleurs, si la tradition antichrétienne est présente, c’est non seulement parce qu’elle marque profondément la culture francophone d’aujourd’hui, affectant même la conscience des croyants — volentes nolentes — mais aussi parce qu’elle peut déclencher de salutaires autocritiques du christianisme (p. ex. *phiMt 26,67a Kierkegaard). Dieu, le monde et l’homme Les philosophes aident à problématiser et à approfondir la plupart des grandes questions posées par le texte de la passion, de manières parfois inattendues mais qui ont façonné la conscience des lecteurs (post)modernes (post)chrétiens que nous sommes. Dieu De Jésus lui-même, les philosophes proposent un portrait singulier. Ils continuent le parallèle entre Jésus et Socrate (*phiMt 26,4) : déjà relevé par les Pères, il est encore valide au 18e s. sous les plumes de Rousseau (*phiMt 27,45-46). Voltaire, qui n’en est pas à une inconséquence près quand il s’agit de persifler le judéo-christianisme, présente aussi un bizarre Jésus stoïque (*phiMt 26,37). Jésus est bon Juif (*phiMt 26,60a Voltaire ; *phiMt 27,37b Édith Stein) et bon citoyen (*phiMt 26,60a Hobbes). Il se manifeste aussi comme apolitique (*phiMt 27,22c), législateur universel et pas seulement national comme Moïse (*phiMt 27,11c Spinoza), de par la médiation des prophètes et de la passion (*phiMt 28,19a Spinoza). Au passage, soulignons combien le Christ de Spinoza est énigmatique (un projet de synthèse sur →Spinoza et le Christ est d’ailleurs lancé sur notre plateforme bibletraditions.org). Enfin, le Christ des
philosophes que nous avons lus peut être roi au-delà de toute fausse humilité (*phiMt 28,18b Pascal), de toute apparente domination du mal (*phiMt 28,18b Kant), par une sagesse surhumaine (*phiMt 28,18b Spinoza). Si la croix est occasion de nombreux sarcasmes de la part des « Lumières », un certain nombre de philosophes s’élèvent contre sa réduction doloriste et ses caricatures. En particulier, un long texte de Kierkegaard met en scène l’enfant qui découvre un crucifix au milieu de son livre d’images, pour décrire les effets moraux du crucifix sur les âges de la vie (*phiMt 27,35a) — très loin de la réduction si fréquente de la croix en instrument de culpabilisation générale des populations. La mort de Jésus pose la question de celle de Dieu. Quand elle n’est pas « digérée » dans une dialectique subjectiviste qui la tourne en résurrection de la conscience (Kant, Hegel), elle semble présentée comme un événement encore en cours chez Nietzsche (*phiMt 27,50), qui semble a posteriori avoir livré une glaçante prophétie des totalitarismes athées, très loin de la célébration théologique d’une recréation en Christ ou des méditations de la *Littérature pieuse en forme d’exercice de la bonne mort (*littMt 27,50). Comme on peut s’y attendre, la passion du Christ permet aux philosophes de revenir sur la « question du mal » et sur la théodicée. Diverses réductions philosophiques de la théologie de la « rédemption » et de la « substitution » sont ici rappelées, depuis la mort vicaire du pharmakos rappelée par Celse jusqu’à l’espèce de salut noétique de Pierre Gardeil appuyé sur René Girard, en passant par le solde de toute dette devant un rigoureux et capricieux comptable divin (Hobbes, *phiMt 26,28b). Les prophéties de Jésus et ses prières à Gethsémani et au Golgotha illustrent pour eux la difficulté de concilier omniscience et omnipotence de Dieu avec la liberté humaine. Feuerbach caricature la Providence en une implacable logique et durcit tout ce qui est narratif et contingent en lois inexorables (*phiMt 26,3a). D’autres évoquent une nécessité de la trahison de Judas (*phiMt 26,14). Ils apprécient diversement la réponse christique, sinon chrétienne, au problème de la souffrance et du mal, permanente (Weil) ou obsolète (Camus, *phiMt 27,46c à quoi m’as-tu abandonné ?). À la lumière du dogme de l’incarnation, la passion de Jésus, fils de Dieu, bouleverse donc l’image de Dieu. On le note, avec Jean-Luc Marion, dès le début du récit (*phiMt 26,3-5 Transformation de l’idée de « dieu »). Aussi les moments de déréliction du fils de Dieu deviennent-ils terrain de combats autour de la représentation chrétienne de Dieu. Les persiflages « Lumières » résonnent la chambre d’écho dangereusement construite par les effets pathétiques auxquels avaient eu recours les flamboyants orateurs sacrés du Grand Siècle (*Littérature ;
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Dans nos lectures, nous nous sommes laissés guider, entre autres, par Tilliette Xavier, Le Christ de la philosophie. Prolégomènes à une christologie philosophique (Cogitatio Fidei 155), Paris : Cerf, 1990 ; Id., La Semaine Sainte des Philosophes (Jésus et Jésus-Christ 53), Paris : Desclée, 1992 ; Breton Stanislas, La Passion du Christ et les philosophies, Teramo : Eco, 1954, rééd. Paris : Cerf, 2011.
Introduction générale
*Mystique). À force d’insister sur l’image de la justice à satisfaire par une victime digne de l’Offensé, ceux-ci caricaturèrent le système sacrificiel jusqu’à disloquer la théologie trinitaire, ce que les idolâtres de l’Être suprême ne manquèrent pas d’exploiter. Ainsi déformée, la révélation d’un Dieu trine déclenche non seulement le sarcasme antitrinitaire chez d’Holbach (*phiMt 26,39b si c’est possible) et Feuerbach (*phiMt 26,39b Père), mais aussi l’intéressante sophistication dialectique de Hegel (*phiMt 28,19b) et la réponse de Blondel (*phiMt 26,39b si c’est possible) et de certains existentialistes (*phiMt 27,46c Mon Dieu, mon Dieu). Le monde En cosmologie, la passion et la résurrection du Christ permettent aux philosophes de poser régulièrement la question du surnaturel et du miracle. Bien sûr, la petite apocalypse à la mort de Jésus déclenche moult commentaires (*phiMt 27,45-53). Des plaisanteries de Voltaire contre ces « impertinences » aux rationalisations de Hegel, il y a un lien évident avec la querelle sur Phlégon, reprenant une tradition antique, commencée dès le 17e s. (*littMt 27,45.51cd). Plus haut dans le récit, c’est l’épisode de l’institution de l’Eucharistie qui excite l’imagination philosophique, surtout à partir du moment où la vision du monde se sécularise. On rappelle leurs approches diverses de l’Eucharistie, de l’esthétique chez Gardeil à la phénoménologie de la communion chez Hegel, en passant par la dialectique du sensible et du spirituel chez Feuerbach (*phiMt 26,26-29). Les philosophes même non croyants développent au passage des raisons de convenientia à l’existence du sacrement qui méritent d’être reprises dans la perspective croyante de la *Théologie. Une brève note marginale (*phiMt 26,26c.28a) renvoie à trois longues notes de synthèse rappelant la doctrine de la →transsubstantiation, sa conception comme « miracle » (→Miracles eucharistiques) et l’histoire des →variations philosophiques sur la foi eucharistique : des concepts aussi essentiels à notre compréhension du monde que ceux de la substance, de la subsistance et des accidents n’ont en fait jamais cessé d’être replacés sur l’enclume de la foi eucharistique. Et d’admirables synthèses naissent jusqu’à notre époque, comme celle de Pierre Gardeil, qui propose une apologétique à la fois ontologique, esthétique et éthique de la foi en la transsubstantiation (*phiMt 26,26c.28a ; et dans notre édition numérique : →Du culte à la culture : l’Eucharistie source de culture). Au-delà de la mort de Jésus, la centralité de sa résurrection dans la réflexion des philosophes qui s’intéressent à lui s’explique par son haut degré d’impossibilité. Elle est en cela comparable aux miracles eucharistiques. La critique du 18e s., soucieuse de tracer les limites de la rationalité, s’est donc tournée vers cet événement défiant toutes les lois de l’entendement et du monde. Le débat sur le statut du miracle n’a toutefois pas commencé au 18e s. (→Miracles dans l’historiographie ancienne, les Écritures et la tradition catholique) et il lui a survécu (→Miracles : objections et réponses en philosophie ; →Miracles : contamination de l’exégèse biblique par la question philosophique).
La résurrection, vraiment ? Quant à la résurrection, même réductrices, les approches empiristes (*phiMt 28,17b Hume), rationalistes et pieuses (*phiMt 28,17b Kant), objectivantes et communautaires (*phiMt 28,8a Hegel), imaginaires (*phiMt 28,9a Feuerbach), sentimentales (*phiMt 28,17b Wittgenstein) et phénoménologiques (*phiMt 28,8a Henry) des philosophes sont donc considérables. Elles permettent à l’exégète d’éviter toute approche positiviste. Au-delà de la défense herméneutique de la véracité du témoignage apostolique (→La résurrection comme événement), c’est plus généralement la véracité des Écritures qui est mise en jeu (→Vérité et véracité de l’Évangile en philosophie) : comment savoir si leur contenu est fiable (*phiMt 28,13-15) ? La résurrection du Christ est présentée dans le NT exclusivement par des témoins, eux-mêmes non exempts de doute. Une fois arrivée « l’ère du soupçon » et de la déconstruction a priori, plusieurs philosophes posent à nouveau la question du témoignage, tel Ricœur (*phiMt 26,59a ; *phiMt 28,7-10). Pour mieux apprécier les témoignages de rencontres avec le Ressuscité, l’apport des phénoménologues contemporains en particulier est particulièrement remarquable (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité). L’homme Sur le plan de l’anthropologie, on retiendra la dénonciation du processus sacrificiel annoncée par le Judas de Kierkegaard (*phiMt 26,14) et amplifiée par René Girard et son ami et disciple Pierre Gardeil (*phiMt 26,3-5 ; *phiMt 26,33bc.35b ; *phiMt 26,63a ; *phiMt 26,69-75 ; *phiMt 27,27-31). Elle permet en particulier de décrire de la façon la plus cinglante le contresens absolu qu’a représenté l’interprétation antijuive de la passion de Jésus à partir de son « verset terrible » (*phiMt 27,25b Son sang, sur nous et sur nos enfants). Quant à la relation avec le judaïsme, il est frappant de comparer des regards philosophiques juifs sur la passion d’avant et d’après la Shoah (*phiMt 27,35a ; *phiMt 27,40d.43a) : Emmanuel Levinas est très loin de Simone Weil, qui perçoit la fulgurance d’un amour absolument divin (*phiMt 27,46c). On rappelle aussi l’appréhension juive (Spinoza, Bergson, Levinas) et/ ou allemande-antijudaïque (*phiMt 28,15b Kant, Nietzsche) de la continuité célébrée (Bergson ; *phiMt 28,19a Spinoza) ou déplorée (*phiMt 28,15b Nietzsche), ou de la discontinuité (Kant, Levinas), entre judaïsme et christianisme. La dissociation de Jésus et de sa religion exerça une influence terrible dans l’histoire de l’exégèse néotestamentaire, jusqu’aux monstrueux « christs aryens » que certains échafaudèrent.151 La philosophie invite aussi à approfondir la notion de responsabilité (*phiMt 27,25), si l’on prétend poser la question des →responsables de la mort de Jésus. Plus circonstanciellement, les philosophes posent, à propos de la passion de Jésus, des questions essentielles comme celle du malheur et du suicide (*phiMt
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Heschel Susannah, The Aryan Jesus: Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton NJ : Princeton University Press, 2008.
La passion selon saint Matthieu
26,2b et le fils de l’homme est livré), ou celle de la jalousie (*phiMt 27,18). Bref, la lecture des philosophes inspirés par la Bible est d’un grand intérêt pour l’exégète des Écritures aujourd’hui. En négatif, elle l’aide à prendre conscience d’innombrables préjugés qu’il a plus ou moins assimilés, en particulier la tendance à réduire la religion aux limites de la simple raison. Par exemple, lorsque le baptême devient un lien politique (*phiMt 28,19b Hobbes) et l’enseignement du Christ une pure éthique (*phiMt 28,20a Spinoza et Kant ; →Spinoza et les Écritures : aux sources de la méthode historico-critique ; →Kant ou la rationalisation morale de l’Écriture : de la Bible impure à la Bible pure). En positif, plusieurs philosophes jettent les fondements d’une véritable poétique de la Parole de Dieu : le très abstraitement sophistiqué Hegel lui-même n’y était pas insensible (que l’on songe à son appréciation de la valeur esthétique de la parfumeuse de Béthanie : *phiMt 26,10c). Elle affleure encore plus chez des phénoménologues fortement imprégnés de tradition rabbinique (comme Levinas) ou johannique (comme Michel Henry, *phiMt 26,64a). Leur détection fascinante de la réticence divine à entrer dans le langage mondain de la puissance est développée dans la note de synthèse →Silence et parole de Jésus : une théologie narrative du Verbe.
Littérature — *litt L’étude de la réception littéraire permet d’apprécier l’influence du texte et la transformation de sa compréhension au fil des changements vécus par une culture donnée. Les notes *Littérature explorent l’intertexte non biblique de la péricope dans les œuvres littéraires qu’elle a inspirées de près ou de loin. Ces notes sont de deux types : (1) des synthèses de l’interprétation donnée par plusieurs auteurs ou par un auteur majeur au fil de sa carrière (autant que possible, les références sont données en fin de synthèse) ; (2) des citations de tel ou tel auteur particulièrement éclairantes (son nom et la référence à son ouvrage sont donnés avant la citation). ļ La réception littéraire du donné biblique est considérable. Pour ne pas étouffer par son volume les lectures exégétiques et théologiques de l’Écriture, on se limitera aux œuvres, ou aux passages dans les œuvres, qui reçoivent précisément la péricope annotée.
Comme on l’a rappelé avec Auerbach et Lewis au terme de nos propositions sur le *Genre littéraire des derniers chapitres de l’Évangile selon Mt, la passion du Christ est en elle-même une fondation révolutionnaire de la littérature occidentale. La narration réaliste, en effet, y commence avec la passion, tout comme la narration du *Cinéma le ferait des siècles plus tard. Entre les deux se situe la re-naissance du théâtre au haut Moyen Âge à partir de la liturgie, dans les églises, en lien immédiat avec la proclamation de la mort et de la résurrection (ludus paschalis).
principalement les textes faisant du langage lui-même une valeur, mettant donc en œuvre un art poétique. Mais nous prenons le terme aussi au sens sociologique où il désigne l’ensemble des productions textuelles d’une société donnée, pour classer dans cette rubrique diverses œuvres hybrides qui ne relèvent spécifiquement d’aucune autre : par exemple, le baroque Pasquier Quesnel, le classique Bossuet, le philosophe mais aussi prêtre dévot Malebranche, auteur des Méditations chrétiennes, la romantique mystique Anne-Catherine Emmerich, dont les visions furent rédigées par le poète Clemens Brentano, l’historien Renan, dont le Jésus réduit aux limites de l’humanisme bourgeois doit autant à l’habileté stylistique de l’ancien séminariste qu’à la « science » (*littMt 28,1b), l’anthropologue René Girard. On considère aussi comme « littérature » les apocryphes parabibliques tardifs (textes apocryphes et hagiographie antique, en particulier autour de Pilate et de sa femme, de Judas, etc.), tout ce qui s’est développé à partir de la littérature canonisée (théâtre sacré, littérature paramystique, productions des orateurs sacrés et des auteurs de traités ascétiques), sans être œuvre d’auteurs eux-mêmes reconnus officiellement pour saints ni pour mystiques. La littérature a une certaine liberté par rapport à la religion et peut poser des questions impertinentes là où les théologiens, pasteurs et prédicateurs le peuvent plus difficilement dans la mesure où ils sont en charge de foi orthodoxe et de saine morale. Elle a aussi une certaine liberté par rapport à la « science » des exégètes qui, soucieux de maintenir leur magistère universitaire sur le sens de l’Écriture, font si souvent preuve de manque d’imagination. Dans la continuation de la *Tradition chrétienne et de la *Mystique, les auteurs de fictions soumettent le texte au feu de l’invention littéraire. Comme des miroirs grossissants ou déformants, leurs inventions révèlent souvent des possibles du texte et de l’histoire qu’il raconte encore inaperçus. Une grande partie de la littérature moderne et contemporaine a d’ailleurs un fonctionnement religieux, depuis qu’elle a cherché à se constituer en avant-poste de la recherche de sens avec des auteurs se prenant non seulement pour des éclaireurs, mais même pour des mages ou des prophètes (Hugo), des évêques (Mallarmé), des voyants ou des sorciers (Rimbaud) — remarque que l’on doit d’ailleurs étendre à l’ensemble des arts d’aujourd’hui, hantés par « le sacré ». On aurait tort cependant de ne considérer comme « littéraires » que les œuvres résultant de l’idolatrisante adulation dont Paul Bénichou a jadis rappelé l’origine dans Le sacre de l’écrivain.152 La réception croyante et littéraire manifeste une surprenante puissance poétique du dogme (parfois soulignée dans nos titres « Interprétation dogmatique »). Il faut, par exemple, une grande inventivité
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Définition, extension et justification Nous prenons le terme « littérature » en un sens large, dérivé de la « fonction poétique » des linguistes. Y sont inclus
Bénichou Paul, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris : Corti, 1973. Pour aller plus loin, voir nos propositions « Littérature et théologie : deux herméneutiques rivales ? », dans Venard Olivier-Thomas, Thomas d’Aquin, poète théologien, vol. 1 : Littérature et théologie. Une saison en enfer, Genève : Ad Solem, 2002, 59-86.
Introduction générale
psychologique et verbale pour approcher les abîmes du pathos théandrique : les réussites du sonnet religieux baroque, n’invitent-elles pas en retour à interroger nos définitions souvent trop étroites ou prétentieuses de la littérature ? Comme le notait autrefois Henry Spitzmuller, la poésie métaphysique ou eschatologique des grands auteurs qui imaginent à partir de Dieu, plutôt que contre lui, vaut bien, en beauté littéraire et inspiration pour l’humanité, les grincements, le sentimentalisme ou l’« excrémentialisme »153 qui encombrent la scène littéraire d’aujourd’hui.154 Périodes, proportions et propensions À de rares exceptions justifiées par leurs conséquences dans notre corpus (p. ex. Dostoïevski, évoqué dans des références proposées par Marjorie Rousseau en *littMt 26,49c et *littMt 27,42b, et Tolkien en *littMt 28,3b.4.8a), nous nous limitons au domaine français. Les grandes périodes historiques comme l’« époque moderne » (1492-1789) et l’« époque contemporaine » (1789-) ne sont guère pertinentes dans le domaine littéraire. Voici la périodisation conventionnelle utilisée dans l’annotation littéraire de cet ouvrage, assortie de quelques remarques préliminaires : • Moyen Âge. La présence d’auteurs médiévaux dans notre ouvrage est énorme. C’est que, loin de voir dans le Moyen Âge le miroir d’une modernité qui se serait inventée en le contredisant, nous y voyons, avec Stéphane Mallarmé (et, différemment, Arthur Rimbaud), « à jamais, l’incubation ainsi que commencement de monde, moderne ».155 De la truculence au sublime, l’inventivité de la réception médiévale de la passion génère une efflorescence de genres littéraires. À l’intérieur des Passions théâtrales apparaissent de nombreux « morceaux à faire », comme les larmes de Pierre (*littMt 26,75c, déjà si importantes dans l’histoire de la littérature occidentale),156 la déposition de la croix (*littMt 27,55), le discours des gardes terrassés par la résurrection (depuis l’Évangile de Nicodème à Gréban : *littMt 28,11), les lamentations des disciples et des femmes (*littMt 28,1 ; *littMt 28,1b). Certains de ces morceaux acquirent à leur tour leur autonomie et débordèrent la littérature, tels les lamentations des femmes, qui finissent par créer le genre du planctus, intégré à la *Liturgie (*littMt 27,55). →La Passion en littérature dans l’Antiquité et au Moyen Âge • Renaissance (1450-1570) ; • Époque baroque (1570-1660, Poupo, Sponde, Le Clerc, Malherbe, Binet, Camus, Balin, Vitré, Bourgoing) ; • Classicisme (1660-1715, Pascal, Bossuet, Quesnel ; →La Passion dans la littérature de l’époque baroque et du classicisme). Notre annotation pour ces deux dernières périodes est d’une grande richesse : nous la devons à Marc Ruggeri, qui a produit une véritable philocalie baroque et classique de la passion, si abondante que de nombreux textes baroques et classiques présents dans notre version numérique n’ont pu être retenus dans la présente version imprimée. François Friche a enrichi ces
notes du fruit de ses découvertes surprenantes d’échos évangéliques dans le roman comique de ces époques.157 • « Lumières » (18e s., Voltaire, Diderot). C’est à partir de cette période que le rapport culturel au texte biblique — jusque là relativement direct, au point que les artistes entraient dans son pathos théandrique pour l’amplifier dans la foi — fut médiatisé par les élaborations diverses d’esprits « libertins ». À la fin du 18e s., les auteurs littéraires semblent de plus en plus « libres » dans leur rapport au texte évangélique. Ou plutôt : des interprétations extrinsèques à l’univers de la foi traditionnelle semblent s’interposer entre les auteurs et les textes sacrés. L’inventaire ironique des « Lumières » est lui-même fortement dépendant de la véritable érudition de grands exégètes apologistes du temps, tels Dom Calmet (que Gilles Banderier nous fait redécouvrir dans →Dom Calmet [1672-1757], un bibliste trop oublié du temps des « Lumières »). Les vertiges religieux de certains préromantiques allemands se font sentir chez les romantiques français. • Romantisme (1800-1850, Chateaubriand, Nerval, Musset, Lamartine, Vigny, Sand, Hugo) ; • Parnasse (1850-1870, Leconte de Lisle) ; • Symbolisme (1870-1914, Baudelaire, Hello, Villiers de l’IsleAdam, Rimbaud, Mallarmé) ; • Décadentisme (1880-1900, Huysmans). Ces auteurs sont évoqués dans des notes dont bien des contenus furent proposés par Jean Cronier, Gaël Prigent et Esther Pinon. On a parfois prétendu qu’à la suite de la publication du Génie du christianisme (1802), la religion chrétienne et la France s’étaient en quelque sorte « réconciliées ». Certes, sauf exception, la figure de Jésus — contrairement à celle de l’Église — suscite respect, admiration, voire compassion, mais bien souvent sa nature divine passe au second plan ou est évacuée. En tout cas, il semble bien que la passion soit une sorte de Leitmotiv dans la poésie du 19e s. (il serait peut-être bon de s’interroger aussi sur ceux chez qui elle n’apparaît jamais…). Doit-on parler de passion-prétexte ? Prétexte à exprimer des inquiétudes personnelles, à proclamer la révolte individuelle ou la mort de Dieu, à déplorer le silence de Dieu, à ne voir en Jésus que l’homme souffrant ou l’homme exceptionnel, à confondre le Christ souffrant et l’humanité souffrante, voire à annoncer
Le mot est de Spitzmuller Henry, Poésie latine chrétienne du Moyen Âge, IIIe-XVe siècle (Bibliothèque européenne), Paris : Desclées de Brouwer, 1971, cxxx. 154 Nous étudions plus profondément le phénomène de vases communicants entre exégèse sacrée et littérature séculière, exégèse profane et Écriture sainte, qui se mit en place au cours du 19e s. ; voir Venard, « De la Bible à la littérature et retour », dans Id., Littérature et théologie, op. cit. (n. 152), 373-396. 155 Mallarmé Stéphane, Divagations, Paris : Bibliothèque Charpentier et Eugène Fasquelle, 1897, 302 (« Catholicisme »). 156 Cf. Auerbach, Mimésis, op. cit. (n. 19). 157 Friche François, Entre terre et ciel. Romans comiques et mystère de l’Incarnation (1620-1660) (La République des lettres. Études), Paris : Hermann, 2017. 153
La passion selon saint Matthieu
un culte nouveau, celui de l’humanité. Plus rarement, le Christ de la passion est pris dans sa totalité. Il faut donc souligner d’emblée l’importance du « contresens » énonciatif de Madame de Staël dans la présentation de sa traduction du cauchemar athée extrait de Siebenkäs, roman de Jean Paul Richter (*littMt 27,52-53), dans l’émergence de la figure du « Christ moderne », peu sûr de sa propre identité et ravagé de doutes sur sa mission ultime. Dans la lecture romantique de la passion, deux moments semblent privilégiés : le jardin des Oliviers et le Golgotha. La crucifixion a concentré l’intérêt des écrivains. Chacun y va donc de sa réécriture, qu’il veut la plus réaliste, la plus touchante, la plus convaincante ou la plus horrible. • 20e s. (Bloy avec Christophe Bourgeois ; Claudel avec MarieÈve Benoteau-Alexandre ; Péguy avec Marie Gil ; Mauriac et Bernanos avec Monique Gosselin-Noat ; Cendrars ; Pagnol ; Grosjean). La morsure du rationalisme ou du nihilisme est bien présente, jusque chez les plus ardents croyants qui peinent à sentir la joie de la résurrection (*littMt 28,17b Bloy). Grâce à Maxime Decout, nous lisons ici d’importants auteurs juifs francophones comme Cohen et Gary, mais aussi Coetzee. • 21e s. (roman : Schmitt, Nothomb ; essai : Michon), avec David Galand, Maria Cristina Álvares et Marjolein van Tooren. Plusieurs démarches récentes (comme l’étonnant roman Soif d’Amélie Nothomb en 2019, intégré trop tard à la version numérique de notre passion pour figurer dans cette version imprimée) ou en cours ont valeur de témoignage de la persistance de la passion comme instance donatrice de sens, même dans la littérature qui se prend pour une religion. Plus généralement, sur la période contemporaine, on consultera avec profit l’ouvrage dirigé par un de nos collaborateurs, Maxime Decout (et Émilie Walezak), Au nom du Père. Les réécritures contemporaines de la Passion (Rencontre 171), Paris : Classiques Garnier, 2017. Nous récoltons notre moisson d’auteurs et d’œuvres sous forme de notes de synthèse présentant succinctement les auteurs retenus, époque par époque. Ces gerbes sont consultables sur notre version numérique (bibletraditions.org). Nous n’imprimons dans ce volume que celles qui présentent les corpus les plus abondants dans notre annotation (baroque et classicisme). Types de notes Quelques notes de synthèse sont particulièrement riches. Nos collaborateurs pour la rubrique *Littérature nous ont permis d’en réaliser de très importantes, par exemple, sur les représentations de la →croix de Jésus dans la littérature et sur les →interprétations littéraires des cris de Jésus en croix. L’une des plus intéressantes est sans doute la →descente de Jésus aux enfers, où le dogme — part intégrante de la sotériologie chrétienne — doit beaucoup à l’imagination des artistes depuis les →Actes de
Pilate. Outre une note de synthèse dédiée, deux notes successives permettent d’en suivre de grandes interprétations littéraires, de l’Antiquité à notre époque (*littMt 27,52-53). Au fil du récit, de longues notes esquissent la réception littéraire des principaux moments de la passion, qui apparaît comme autant de miroirs de la condition humaine présentés aux espoirs et aux peurs des époques et des milieux traversés : par exemple, la tristesse de l’agonie (*littMt 26,38b), dont les amplifications littéraires reflètent en particulier l’angoisse suscitée avec l’effondrement de la foi christologique traditionnelle à la fin du 18e s. ; la flagellation (*littMt 27,26b) ; le couronnement d’épines (*littMt 27,29a) ; ou encore, au moment de la mort de Jésus, l’apparition des signes cosmiques qui déclenche une grande inventivité poétique, depuis les amplifications de Gréban jusqu’aux réécritures de Péguy et Claudel, en passant par les disputes des « Lumières » contre les apologistes de leur temps (*littMt 27,45.51cd). Surtout, de très nombreuses notes plus courtes donnent des échos littéraires à tel ou tel détail du texte évangélique. En introduction, signalons simplement quelques traits généraux et quelques exemples de la réception littéraire de la passion qui nous semblent remarquables. La littérature comme exégèse… … théâtrale. La crucifixion à la romaine était historiquement, dans son *Milieu de vie, perpétrée comme un théâtre de la cruauté (*ancMt 27,37b). Elle retrouve la scène dans les →Passions théâtrales, où la frontière entre réalité et fiction, entre littérature et *Liturgie, entre représentation et célébration est brouillée. En littérature, comme peut-être dans la réalité, la tragédie et la farce ont souvent partie liée (*littMt 27,31b). … psycho-narrative. La mise en scène des divers personnages de la passion invite à les doter de tempérament, de psychologie. Qu’ils soient sujets de biographies fictives, ou que leurs courants de conscience soient objets d’amplifications, les personnages de la passion ne cessent d’inspirer les auteurs de fiction. D’une certaine façon, les Passions médiévales ont déjà tout expérimenté : elles inventent les motivations des personnages au fur et à mesure qu’ils entrent dans l’action. Nous suivons Arnoul Gréban d’un bout à l’autre du récit, dans ses amplifications des délibérations des prêtres (*littMt 26,3-5), des sentiments qui animent « la femme » (*littMt 26,7 ; *littMt 26,7a), des motivations de Judas (*littMt 26,14-16), des sentiments des disciples (*littMt 26,35c), etc. Des monologues intérieurs diversement reconstruits aux 19e et 20e s. viennent encore éclairer le point de vue de Pierre (*littMt 26,69-75). C’est également en forme de flux de conscience interne que les romanciers contemporains réactualisent les interrogations sur les motifs de la condamnation de Jésus (*littMt 26,4). … prosopographique. Depuis les apocryphes chrétiens des premiers siècles jusqu’aux romans contemporains, en passant par le théâtre sacré du Moyen Âge et le roman (en attendant la *Musique, la *Danse et le *Cinéma), les biographies des divers
Introduction générale
personnages finissent considérablement enrichies : par exemple, Caïphe (*littMt 26,57a), Pilate (excusé par Gréban : *littMt 27,11b, mais dont la valeur morale et la destinée restent profondément ambiguës au fil des siècles : *littMt 27,24b), Barabbas (*littMt 27,16), la femme de Pilate (*littMt 27,19b), Joseph d’Arimathie (*littMt 27,57b). Le personnage de Judas, bien sûr, fascine la modernité (→Judas Iscariote : fortune littéraire). Sa première élaboration complète apparut chez Thomas De Quincey (1785-1859).158 De Quincey présente une dialectique à trois temps entre Judas et Jésus : (1) Judas n’est pas un traître, mais le meilleur représentant (le plus conséquent en tout cas) des espérances messianiques-révolutionnaires du judaïsme de son temps. (2) Il est en symbiose mentale avec un Jésus qu’il estime victime du syndrome de Hamlet : confondant royaume de Dieu et restauration du royaume davidique en Israël, il voit en son maître un excellent leader, hyperdoué pour la spéculation mais trop plein d’hésitations, voire de doutes, pour l’action. (3) Il finit par penser qu’il comprend mieux que Jésus ce qu’au fond Jésus veut et se sent investi de l’énergie qui manque à son maître pour le réaliser. … poétique. L’ingéniosité de l’alexandrin baroque éclate dans la structure du sonnet, dont le concetto central donne profondément à penser, au point d’en faire de véritables exercices spirituels. Nous en citons plusieurs, construits, par exemple, autour du vase-cœur de Marie-Madeleine (*littMt 26,7) ou du dialogue des deux volontés divine et humaine du Christ (*littMt 26,39c.42b). Des siècles plus tard, la poésie de Musset exhale une nostalgie du Christ d’une actualité saisissante dans la culture postchrétienne d’aujourd’hui en Europe (*littMt 26,11b). Plus tard encore, et de toute autre manière que les sonnettistes baroques ou classiques, Claudel fouraille poétiquement dans la chair des mots des Écritures pour faire faire à son lecteur l’expérience vécue d’affirmations théologiques qui risqueraient de rester des abstractions ou des allégories (*littMt 26,7). Le lien entre la croix et l’Eucharistie est génialement noué à partir de Jr 11,19 (*littMt 27,31c). L’espérance est minusculement ravivée par la légende du rouge-gorge dans le recueil de Henri Pichette, Les ditelis du rougegorge, en 2005 (*littMt 26,36-46). Registres et tons Sous la plume des poètes, des romanciers et des dramaturges, la passion se dit dans tous les registres. Le regard des auteurs se fait parfois presque archéologique avec la légende du coq dans les contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam (*littMt 26,74b). Péguy se montre sensible à la puissance du symbolisme des pièces de la vente du frère au-delà de la Légende de la vraie Croix (*littMt 27,3b). La réception littéraire tend au pittoresque, par exemple, dans les variations du regard poétique sur Judas pendu (*littMt 27,5b) : tantôt damné, figure du poète maudit, tantôt plus fidèle ami et véritable initié. C’est le merveilleux qui est atteint avec la résurrection chez Arnoul Gréban, qui met carrément Dieu le Père en scène (*littMt 28,2-4) et multiplie les
apparitions de Jésus à toutes celles et à ceux qui l’ont aimé (*littMt 28,8b). La même résurrection est transposée chez Tolkien (*littMt 28,3b.4.8a), moralisée chez Schmitt (*littMt 28,6b), moquée chez Coetzee (*littMt 28,6b). Bien sûr, le pathétique est omniprésent, en particulier chez les poètes, mais on trouve aussi le registre hypocoristique dans nombre de scènes à faire élaborées durant les Passions médiévales. Il se continue dans le burlesque d’inversions, pleines de sens, des romanciers comiques du 17e s., moins libertins qu’on ne l’a longtemps pensé :159 Cyrano de Bergerac réécrit à l’envers le reniement de Pierre (*littMt 26,69-75), Scarron raconte une grotesque « flagellation » de son antihéros Ragotin (*littMt 27,28). L’absurde n’est pas absent non plus (p. ex. *littMt 28,13b donne l’amplification, dans divers genres, de l’absurdité du « quand nous dormions » des gardes du tombeau). Le registre polémique lui-même apparaît. Polémique interconfessionnelle entre chrétiens surtout, où l’on voit, par exemple, les réformés reprendre et accentuer la critique médiévale du clergé en la tournant en critique de la hiérarchie et des prétentions de l’Église romaine (*littMt 26,3-5), les grands prêtres faisant figures d’ecclésiastiques catholiques (*littMt 27,7), où l’on voit aussi la foi eucharistique catholique réduite au grotesque chez Dumoulin (*littMt 26,29b). Polémique judéo-chrétienne aussi : les titres de plusieurs notes signalent les échos d’un antijudaïsme invétéré (p. ex. *littMt 28,12a). Quant au rapport avec le judaïsme, la littérature apporte aussi quelques lumières : par exemple, celle d’un Paul Claudel bien conscient de la dette chrétienne envers le peuple juif (*littMt 27,1-2) et celle de la variété d’interprétations du « verset terrible » chez les romanciers et les poètes (*littMt 27,25b Son sang, sur nous et sur nos enfants). Au cœur de la *Liturgie dans ses sermons du vendredi saint, prononcés devant la cour au sommet de la prédication du carême, loin de faire des Juifs en général un bouc-émissaire, Bossuet invite les fidèles catholiques au repentir et à s’accuser eux-mêmes de ce « déicide » (*littMt 27,22c). Son Troisième sermon pour le vendredi saint cite l’Écriture (en latin puis en français : Hic est sanguis meus novi testamenti « C’est ici mon sang, le sang du Nouveau Testament », Mt 26,28), puis en trois points dénonce le péché, rappelle la responsabilité de l’entourage de Jésus et invite à la pénitence et à la charité.160 Le sarcastique (Gary) apparaît dans le roman juif d’après la Shoah, à côté des réinterprétations pathétiques (Fleg) du lien entre Jésus et le peuple juif (*littMt 27,22c). Mais l’inversion ironique de l’ancien antijudaïsme sur le titre de « roi des Juifs » chez Cohen (*littMt 27,37b) et sur la séquence passion-résurrection revécue par le héros Cohn chez Gary (*littMt 27,39-44), ne retrouve-t-elle pas en profondeur l’ironie du récit de la passion selon Mt ?
De Quincey Thomas, « Judas Iscariot », Hogg’s Instructor II/10 (1853) 337-342. 159 Friche, Entre terre, op. cit. (n. 157). 160 →Bossuet Vendredi saint (3e sermon), éd. Lachat, vol. 10, 54-73. 158
La passion selon saint Matthieu
Apports et ouvertures aux autres disciplines On a déjà indiqué plusieurs rubriques en interaction avec la réception littéraire de notre corpus. Allons un peu plus loin à ce sujet. Dans ses variations sur la passion du Christ, la littérature rencontre la *Liturgie. Par exemple, les reliques de la passion inspirent des légendes puis des cycles entiers, comme ceux du Graal (*littMt 26,27a). Zacharie de Vitré greffe génialement une poétique de la descente aux enfers au sommet de la moquerie contre Jésus (*littMt 27,42b). La *Théologie (ou, pour les époques récentes, l’athéologie) n’est jamais très loin. La littérature peut ainsi dériver directement du dogme, par exemple, aux temps où le peuple vivait le catéchisme : le dogme d’une Personne en deux natures fournit la forme presque théomachique de l’angoisse de Jésus (*littMt 26,37b) et dialectique de la toute-puissance et de l’incarnation dans un sonnet-théorème de La Ceppède (*littMt 28,18b). Les auteurs sont parfois plus simplement apologétiques, et il faut ici rendre justice aux œuvres de →Dom Calmet (1672-1757), bibliste trop oublié du temps des « Lumières », comme à celles de Gabriel Seigneux de Correvon (1695-1775), dont l’érudition, en particulier dans les notes et dissertations dont il enrichit sa traduction de The Evidences of the Christian Religion de Joseph Addison, contribua à l’information biblique, historique et apologétique de nombre de ses contemporains, tant apologistes croyants qu’ironistes libertins. Avec la *Philosophie, les contacts des auteurs littéraires sont incessants. D’abord, parce que certains philosophes sont aussi de grands auteurs littéraires et émargent donc à nos deux rubriques d’annotation. Pour Rousseau, par exemple, l’hypothèse de Dieu n’est pas pure spéculation philosophique : c’est un besoin du cœur. Si Dieu n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne. Le Dieu de Rousseau est l’Être central qui jugera tout. Le Christ dans Fiction, ou Morceau allégorique sur la Révélation, par sa seule présence pleine de tendresse, établit le triomphe du bien et dissipe le mal. Le vicaire savoyard a fermé tous les livres, sauf l’Évangile : le Christ est moins un médiateur entre Dieu et les hommes qu’un modèle moral à imiter et une consolation dans l’épreuve. Il est l’archétype du juste calomnié par son peuple. Dans la *Mystique, enfin, nombre d’écrivains puisent leur inspiration. Loin des difformités métaphoriques de l’expiation ou de la rédemption, Mauriac et surtout Bernanos captent l’essentiel de la passion sous le signe de l’amour (*littMt 26,28b). L’influence de Thérèse de Lisieux sur Bernanos est bien avérée (*littMt 27,46c). Certains écrivains sont eux-mêmes mystiques, tel Blaise Pascal, qui apparaît dans notre annotation en philosophie et en littérature : enfant prodige, géomètre génial, expérimentateur doué (confirmation de l’existence du vide), inventeur de la machine arithmétique et du « carrosse à cinq sols » (première ligne d’omnibus parisiens), Blaise Pascal se convertit sous l’influence de Port-Royal. À partir du 23 novembre 1654, « nuit du Mémorial », Pascal quitte toute vie mondaine. La mort l’empêche de terminer son Apologie de la religion
chrétienne, dont les brouillons, sous forme de fragments, sont connus mondialement aujourd’hui sous le titre de Pensées. Son Dieu est de « feu », « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ » (Mémorial, →Pensées, Laf. 913 ; Sel. 742). Jésus-Christ manifeste l’ordre de la charité, bien au-delà de l’ordre des corps et de celui des esprits, inaccessible sans une grâce venue d’en-haut. Il est d’usage d’inclure dans Pensées « Le mystère de Jésus » (daté de 1655, Laf. 919 ; Sel. 749), méditation mystique, au cours de laquelle Pascal revit la passion. Même avec la *Danse, quelque rapprochement est possible. Par exemple, la triade de condamnés du Golgotha et de la Trinité fait par La Ceppède (*littMt 27,38a) préfigure et inverse l’incorporation trinitaire génialement chorégraphiée par John Neumeier (→La passion selon saint Matthieu, ballet de John Neumeier : un sommet chorégraphique de la culture occidentale). Espoir L’étude de la réception littéraire de la passion enrichit ainsi considérablement les études bibliques. Un peu dans la continuation des Pères, différents auteurs peuvent réapprendre à leurs lecteurs la non-opposition du symbolique et de l’historique. Péguy propose en ce sens une lecture génialement antipositiviste de la passion à une époque où le monde clérical, dont il a prophétiquement toisé la médiocrité morale, est déjà à la remorque de la « modernité » culturelle (*littMt 26,13c). C’est surtout le paradigme de la parole poétique qui nous semble de nature à réenchanter la relation avec le texte de l’Évangile : la refondation eucharistique de la parole humaine dans la bouche du Verbe incarné ne pouvait que fasciner les poètes.161 Les notes consacrées aux riches interprétations littéraires du « ceci est », époque par époque, permettent de dépasser les clivages confessionnels dans la réception du récit d’institution et de retrouver une action de grâce (*littMt 26,26c). De même, la mise en scène de l’écrit sur la croix, source de si profondes méditations sur le langage et le Verbe chez les théologiens,162 retient l’attention des hommes de lettres : les variations sur le titulus vont jusqu’à la réécriture pure et simple (*littMt 27,37b). Enfin, les poètes sont sensibles à la charge (méta)littéraire de nombreux passages. Le contemporain aussi majeur que discret que fut Jean Grosjean expose la dramatique la plus profonde du Christ-Langage, Verbe divin auto-empiégé aux mots des hommes « dieu, blessé à mort par sa parole se voit luimême et se voit vulnérable » (→Gloire, 182 ; cf. *littMt 26,39c.42b Grosjean). Il rejoignait l’extraordinaire affirmation d’un des fondateurs de la Nouvelle Critique, Northrop Frye, qui Cf. Pickstock Catherine, Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, trad. par Joulié Gérard et Solari Grégory (Angles vifs), Genève : Ad solem, 2001. 162 Ces méditations se prolongent en développements, y compris canoniques, sur les « langues sacrées », suscitées par la précision johannique sur les trois langues de l’écriteau (Jn 19,20). Voir Venard, Pagina sacra, op. cit. (n. 142), 549-555. 161
Introduction générale
nous semble enclore tout l’admirable et le pathétique et le comique de la passion du Christ : →Frye Code « Dès lors que Dieu parle […] il se condamne à mort » (trad. Malamoud, 168). Bien avant lui, très remarquable est la tradition de la croix comme livre (voir n. 142) — tradition presque totalement oubliée à notre époque d’oubli du langage. Elle connut une apogée dans ce sonnet du grand siècle, qu’il nous est impossible de ne pas citer en épigraphe des présents volumes : Jésus puisqu’en toi seul mon dessein se termine, Je consacre ce livre à tes derniers abois ; Tes tourments sacrés-saints font que je te le dois Comme un humble présent dont ils sont l’origine. Le papier précieux de cette chair divine, L’encre de ton beau sang, la presse de la croix, T’ont fait l’original dont par un digne choix, J’entreprends la copie et décris la doctrine. Vrai livre des élus, dont les saintes leçons Fournissent de matière à mes faibles chansons, Enseigne-moi le sens de ces sanglants mystères. Et, m’échauffant le sang de ton esprit vainqueur, Marque-moi, Dieu d’amour, de tes saints caractères, Et de ta propre main trace-les dans mon cœur. →Zacharie de Vitré « Jésus » (éd. Bastaire, 19).
Il existe une surabondante réception non verbale des Écritures. Déjà abordée, par exemple, dans les notes de *Liturgie, elle se déploie singulièrement dans les arts plastiques, visuels et sonores. Chacune des disciplines envisagées constitue une science à part entière et peut donner lieu à des notes techniques recourant à son vocabulaire spécialisé. Arts visuels — *vis Cette rubrique inventorie les principales représentations visuelles (dessin, peinture, sculpture) du thème, de la scène ou de l’épisode rapporté par le texte. Autant que possible, elle en décrit la première représentation connue, puis elle rapporte l’histoire des variations par époque, domaine, aire culturelle, en s’attardant aux œuvres majeures qui font partie de la culture de l’honnête homme du 21e s.
Définitions et méthode De l’art des catacombes à l’art abstrait des églises occidentales contemporaines, en passant par la sculpture romane et les primitifs italiens — pour ne parler que de la branche occidentale — ces notes décrivent des moments importants de la réception de la passion tant dans l’art religieux que dans l’art sacré. Les œuvres d’art religieux livrent les interprétations personnelles que font les artistes de sujets déterminés. L’artiste peut, dans ces conditions, se faire porte-parole d’une tendance idéologique — au risque d’instrumentaliser les Écritures sans rencontre vive avec la Présence réelle qui s’y donne. Dans l’art sacré, l’artiste se met au service d’un but suprême et sacré, en cherchant pour interlocuteur en face de soi-même le Créateur — qu’il Le serve
de son art ou cherche à rivaliser avec Lui. Au-delà de toute illustration ou décoration, l’art sacré déploie ses œuvres dans le domaine spirituel, tant dans la pratique des artistes que dans la contemplation de ceux qui jouissent de leurs œuvres… Pour éclairante qu’elle soit, cette distinction entre art religieux et art sacré n’est cependant pas assez fonctionnelle pour organiser l’annotation visée ici. Nous avons plutôt retenu la distinction entre un art liturgique (décrit plutôt dans la rubrique *Liturgie) et le reste de la production artistique inspirée par la Bible. Pour nous aider à rédiger ces notes, Sophie Mouquin a fait un inventaire en s’efforçant de privilégier des représentations de ce qui est propre à la passion selon Mt. Péricope après péricope, elle a recensé les premières représentations visuelles connues, que ce soit sur des monuments, des meubles, ou sous forme de peintures ou de sculptures autonomes. Elle a scruté leurs relations plus particulières avec le texte de Mt et brossé à grands traits l’histoire des variations des représentations dans l’art occidental jusqu’à nos jours. Mathieu Beaud et Pauline Duclos-Grenet ont enrichi de nombreuses notes en décrivant la fragmentation des grandes séquences narratives de la passion en épisodes/scènes-images à faire, par exemple, la fragmentation progressive de l’épisode de l’arrestation de Jésus en baiser de Judas, dialogue entre Jésus et les gardes, essorillement du serviteur du grand prêtre, départ de Jésus et fuite des disciples (*visMt 26,47-56), ou encore le procès romain se ramifiant en cinq épisodes (*visMt 27,11-26). Ils rappellent aussi les variations dans l’histoire de la représentation de tel ou tel personnage : ainsi du traître en peinture (*visMt 26,14) ; de la communion des apôtres (*visMt 26,2629) ; de Procula, femme de Pilate, tantôt sainte, tantôt démon (*visMt 27,19, ce qui montre combien les artistes anciens avaient saisi en profondeur le schéma actantiel de la passion) ; des deux larrons (*visMt 27,38.44) ; de l’enrichissement progressif puis de l’épuration des représentations de Marie-Madeleine (→Marie-Madeleine : éléments d’iconographie) ; des saintes femmes au pied de la croix (*visMt 27,55-56). Importance exégétique L’image est d’un grand intérêt exégétique. Il faut le souligner ici, en mettant en valeur de nombreux points de rencontre avec d’autres disciplines de notre commentaire. D’emblée, les notes en arts visuels font des ponts évidents avec la *Danse et le *Cinéma, puisque les peintres et les sculpteurs offrent à chaque fois un éventail de possibilité pour la (re)mise en espace des textes évangéliques. Elles en font aussi avec la *Littérature (p. ex. *visMt 26,69-75 permet de suivre au fil des époques l’interprétation du reniement et des larmes de Pierre, dont on a dit la révolution littéraire qu’elle constituait dans l’Antiquité ; supra : *Genres littéraires : irréductible historicité, Auerbach). En cela, elles vont déjà beaucoup plus loin que de simples illustrations et constituent une véritable exégèse biblique. En diachronie, les arts visuels obligent souvent l’exégète à relativiser les représentations qu’il se fait de tel ou tel épisode et à en reprendre la lecture à nouveaux frais. Le cas de l’agonie
La passion selon saint Matthieu
à Gethsémani est exemplaire : les premières représentations (byzantines) de l’épisode reflètent et suggèrent une lecture de l’épisode extrêmement différente du tragique ou du dolorisme qui s’est imposée par la suite (*visMt 26,36-46). En synchronie, ils permettent une approche en quelque sorte « cubiste » du texte biblique. Préfigurant la « lecture tabulaire », plus que linéaire préconisée par les théoriciens postmodernes, l’image peut juxtaposer ce qui est linéaire dans l’écrit, montrer plusieurs aspects à la fois (p. ex. le Christ à la fois homme et Dieu),163 le passé et le présent, les divers points de vue sur un même épisode (comme dans l’icône du reniement de Pierre à Novgorod ; voir supra : *Liturgie). Elle aide ainsi le spectateur ou le contemplateur à actualiser immédiatement l’histoire. Maints détails iconographiques déploient des allusions qui relèvent de l’*Intertextualité biblique et de la *Littérature péritestamentaire (p. ex. Adam au Golgotha : *visMt 27,33b). De l’art au sacrement L’image est également d’un grand intérêt pour la *Théologie. Souvent les artistes visuels ont suppléé les ellipses du récit. Ainsi la flagellation, qui tient en un verset, connaît-elle à partir du 9e s. un déploiement iconographique complexe (*visMt 27,26b), comme si la scène si « graphique » était devenue un des lieux privilégiés de la contemplation du Dieu incarné. La même remarque peut être faite pour la scène de la mise au tombeau (*visMt 27,60a). La simple mention de la réception du corps de Jésus donne lieu au développement de plusieurs images non scripturaires de « descente de croix », de « déposition de croix », de lamentations et de Pietà (*visMt 27,59). Le cas le plus spectaculaire est celui de l’icône de la →descente aux enfers du Christ, carrément devenue un article du Credo, inspirée de la petite apocalypse matthéenne à la mort de Jésus (*visMt 27,52-53). L’histoire de la représentation des acteurs de la crucifixion (*visMt 27,35-56 ; →Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles) dialogue avec l’interrogation séculaire en *Théologie sur les →responsables de la mort de Jésus. Les arts visuels touchent également aux relations de la passion avec la *Tradition juive, abordées dans des notes sur les personnages les plus controversés (les grands prêtres, Judas) ou portant sur des détails hautement symboliques (p. ex. *visMt 27,51a : les personnifications de l’Église et de la Synagogue). L’importance des enjeux de la réception visuelle de la passion n’a pas échappé aux pasteurs en charge de l’enseignement de la doctrine et de la discipline (voir, dans notre édition numérique, →Images et culte). L’art roman peut ainsi se comprendre comme la réception, de facto, des enseignements du concile de Nicée II (en l’an 787) sur l’image. C’est par les traductions latines — dues à Jean Scot Érigène — des œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, véritable philosophe de l’image dans la ligne de Plotin et même de Proclus, que la théologie de l’image, passée en Occident, put inspirer les productions iconographiques de l’art roman clunisien, non seulement en sculpture, mais aussi en fresques et enluminures produites à foison dans les
monastères et prieurés qui structurèrent la culture européenne médiévale. À partir du 16e s., la production artistique est durablement marquée par le concile de Trente. Lors de la 25e session du 3 décembre 1563, le décret De invocatione, veneratione et reliquiis sanctorum et de sacris imaginibus (« Sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les images sacrées ») réaffirme la décision du concile de Nicée II promouvant les images, afin de répondre à un certain iconoclasme protestant. Cependant, pour mettre fin à ce qui paraissait comme des excès de représentation, des consignes sont données : que l’on abandonne les images susceptibles d’induire en erreur les fidèles, que les peintures soient approuvées par les évêques, que l’on abandonne les représentations indécentes. Très générales, ces recommandations furent petit à petit précisées par des théologiens, en particulier Gabriele Paleotti, archevêque de Bologne, auteur d’un Discorso intorno alle immagini sacre e profane (1582) et Johannes Molanus, auteur d’un De picturis et sanctis imaginibus (1570). Elles déployèrent toute leur fécondité dans le dialogue entre les artistes et les pasteurs baroques et classiques. Avec eux, la réception de la passion dans les arts visuels acquiert une valeur sacramentale pour la *Liturgie. La reprise chrétienne de l’adage horatien Ut pictura poesis, déjà reçu comme un topos au 4e s., vise moins la mimèsis que le mysterium. Le concile de Trente, repris par Bossuet dans l’Exposition de la doctrine de l’Église catholique, recommande une peinture plus figurative qu’imitative, moins représentative que présentative. On n’admire pas sa capacité de faire illusion, mais plutôt le fait qu’elle mette en présence. « Ainsi, à parler précisément et selon le style ecclésiastique, quand nous rendons honneur à l’image d’un apôtre ou d’un martyr, notre intention n’est pas tant d’honorer l’image, que d’honorer l’apôtre ou le martyr en présence de l’image. »164
L’image artistique peut ainsi devenir une véritable participation sacramentale à l’unique Image de Dieu qu’est le Christ. « Voyez le Fils de Dieu : il est la parfaite image du Père, son Verbe, son intelligence, sa sagesse, le caractère de sa substance et le jaillissement de sa gloire (He 1,3). […] Tel est le devoir ou plustost telle est la nature de l’image. »165
Or « l’art de peinture », pour parler comme Pierre de Bérulle, fait naturellement passer de la pensée à l’action : « Nous n’avons point à porter en nous l’image du vieil homme, mais celle du nouvel homme. Et pour parler plus clairement, nous avons à peindre un seul objet et le plus excellent objet qui soit, […] JésusChrist notre Seigneur, qui est l’image vive que le Père a formée et exprimée en soi-même. Et nous avons à passer notre vie en ce bel
→Luz Matthäus 4,349. Bossuet Jacques-Bénigne, Exposition de la doctrine de l’Église catholique (1671), éd. par Vogt Albert (La Pensée chrétienne), Paris : Bloud, 1911, 121. C’est à Marc Ruggeri que nous empruntons toutes les références dixseptiémistes et plusieurs formulations des paragraphes qui suivent. 165 →Bossuet Méditations, éd. Dréano, 195. 163 164
Introduction générale
et noble exercice, auquel nous sommes exprimant et formant, en nous-mêmes, celui que le Père éternel a exprimé en soi et qu’il a exprimé, au monde et au sein de la Vierge, par le nouveau mystère de l’Incarnation. »166
Autant dire qu’un des exercices spirituels promu par la réformation catholique fut le travail de l’imagination pour se représenter l’Image incarnée. Les Exercices spirituels (1548) d’Ignace de Loyola, en recommandant les « compositions de lieu » en particulier, fondent en quelque sorte la « rhétorique des peintures », orchestrée par la suite dans le Traité de l’oraison et de la méditation (1557) de Louis de Grenade, les Tableaux sacrez (1601) et La Peinture spirituelle (1611) de Louis Richeome, jusqu’à l’Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices (1621) d’Étienne Binet. Du coup, certaines notes en art visuels confinent à l’annotation *Mystique, car ce sont bien souvent les enluminures, peintures et sculptures — images pieuses du →Vir dolorum, des →Arma Christi, de la →Croix et du Crucifié — qui ont fourni aux voyants les détails visuels pour imaginer les scènes. Le lien entre les planctus de la *Littérature, les séquences de la *Liturgie et les images de déposition de croix et de lamentation sont évidents. Plusieurs notes en marge du texte sur la couronne d’épines (*visMt 27,29a), sur les chemins de croix (*visMt 27,32b), sur le partage des vêtements (*visMt 27,35a), sur le titulus crucis (*visMt 27,37) ont un lien évident avec les →reliques de la passion, étudiées une par une en *Liturgie. Le Crucifié-Ressuscité Au sommet de la passion, c’est bien sûr le Crucifié qui fournit le sujet principal, et sa représentation fait ici l’objet d’une abondante note de synthèse : →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles. Une évolution générale des arts visuels accompagne les transformations de la dévotion à la passion du Christ jusque vers le 14e s. À partir de cette époque, les diverses représentations, insistant plutôt sur la gloire (hiératisme antique et roman) ou plutôt sur la kénose (« naturalisme » gothique), sont présentes en même temps. Leur étude produit un effet cumulatif : loin qu’une image chasse les précédentes, c’est l’entièreté du mystère qui semble se dévoiler facette après facette, au fil des époques, jusqu’à la nôtre. Les milliers de chefs-d’œuvre — dessinés, gravés, peints, sculptés, fondus — du Crucifix et de la crucifixion suivent, en effet, la prédication de Paul : « à vos yeux, Jésus Christ a été dépeint (Gr : proegraphê ; V : proscriptus est) en croix » (Ga 3,1).
Présentée comme un modèle graphique, sinon pictural, la doctrine évangélique invite ses auditeurs à l’imitation du Christ. Or, le Christ lui-même représente une image bien singulière : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9).
Autant dire que la figuration confine à l’impossible et que les arts visuels affrontent à leur manière la question centrale de l’→apophatisme chrétien si profondément posée par les grandes ellipses du texte même de l’évangile selon Mt (régulièrement
signalées dans les notes de *Procédés littéraires). La première « image » du Crucifié, sous la forme presque abstraite du →staurogramme, qui relève plutôt de la *Critique textuelle, est d’ailleurs une caractéristique encore trop peu connue des premiers manuscrits chrétiens. Elle continuait pourtant de facto la synesthésie de l’ouïe et de la vision, de ce qui se dit/s’entend et de ce qui se voit, de la parole et de l’image, qui est au cœur de la révélation biblique elle-même.167 La question de la représentation de l’Irreprésentable est posée par les œuvres s’attachant à la visite des saintes femmes au tombeau et l’angélophanie (*visMt 28,1-8). L’on n’est guère étonné que les évocations visuelles du Ressuscité aient commencé par la reprise de symbolismes conventionnels de victoire (*visMt 28,6b). La résurrection, qui n’est guère matière à récit (supra : *Genres littéraires), et dont l’appréhension repose sur la foi aux dires de témoins, eux-mêmes « prouvés » par les Écritures (→Résurrection, Écritures et parole de Jésus), est encore moins matière à représentation visuelle. De cela, les plasticiens anciens eurent la profonde conviction. Dans cette introduction, la description, même rapide, d’une de leurs plus belles réussites vaudra bien tous les discours théoriques. Erwin Panofsky168 étudia jadis le sublime ambon de la Parole sculpté au baptistère de Pise par Nicola Pisano.169 Sur le monument hexagonal, cinq panneaux en bas-relief représentent les scènes principales de la vie du Christ, du point de vue de l’humain sur le point d’être baptisé : nativité, adoration des mages, présentation au Temple, crucifixion et le Jugement dernier, à l’exception de la résurrection. C’est que le sixième côté de l’ambon est ouvert pour donner accès à la plateforme d’où le ministre peut, depuis l’aigle-pupitre à la charnière de la crucifixion et du Jugement dernier, proclamer l’Écriture — comme si l’annonce de la Parole était la seule « présentation » possible de la résurrection, l’expérience même, avec le baptême qu’on est en train de célébrer, de la rencontre avec le Ressuscité (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité ; *theoMt 28,17 Voir, adorer ou douter). L’évocation de la sublime (non-) représentation en creux de la résurrection par ce précurseur de la Renaissance nous permet de noter une lacune de notre annotation du ch.28 : les arts ultra-contemporains, où la résurrection apparaît aussi en creux, quelquefois, mais un creux où il →Bérulle Grandeurs, éd. Dupuy, 294-295. Sur le motif proliférant du tableau spirituel, voir Cousinié Frédéric, « Images et contemplation dans le discours mystique du XVIIe siècle français », XVIIe siècle 230 (2006) 23-47, 44. 167 Cf. Venard Olivier-Thomas, « La sensation du divin » et « Le texte comme symbole de Dieu », dans Venard, Pagina sacra, op. cit. (n. 142), 144-152. 168 Panofsky Erwin, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, trad. par Verron Laure, Paris : Flammarion, 1976. 169 Pisano Nicola, ambon du baptistère de Pise (1255-1260, sculpture en ronde-bosse sur marbre). Son innovante base hexagonale est posée sur une colonne centrale (à la base sculptée de trois atlantes) et six colonnes latérales (à chapiteaux représentant les vertus de charité, force, humilité et foi, ainsi que Jean-Baptiste et l’archange Michel), qui abritent des arceaux trilobés à écoinçons sculptés représentant des prophètes et les évangélistes. 166
La passion selon saint Matthieu
n’est plus sûr que l’espérance résonne. Par exemple, l’œuvre de Damien Hirst (°1965), Resurrection (213 × 213 × 213 cm, 19982003) exhibe, en forme de croix sous verre, métal, acier et aluminium, un squelette humain bariolé. La mimèsis au-delà du visuel À leurs sommets, les arts visuels sont ainsi en interaction profonde avec la vie chrétienne elle-même, qu’ils favorisent au point de pouvoir même lui fournir un paradigme : « Examinons en détail tout ce qui contribue à l’imitation de l’image : une première couleur, c’est l’humilité. “Apprenez de moi, dit le Christ, que je suis doux et humble de cœur” (Mt 11,29). Une seconde couleur, c’est la patience, qui a été manifestée, ô combien, par l’image du Dieu invisible. […] on peut tout voir dans l’image-prototype de Dieu : c’est en la regardant, en la prenant comme modèle pour rendre plus belle sa propre forme que l’homme devient lui aussi image du Dieu invisible, en la dessinant par sa patience. »170
Chaque baptisé a vocation de copiste : en son existence même, il doit reproduire les traits du Fils. Le Christ lui-même, qui pour s’abaisser à notre condition « nous [a] regardés comme son modèle » (→Bossuet Carmélites, éd. Lebarq, vol. 4, 56), le précède dans l’atelier : →Bossuet Carmélites (« Sur les souffrances », 1661) « Et ne vous persuadez pas que je vous propose en ce lieu une entreprise impossible ; car, dans un original de peinture, on considère deux choses, la perfection et les traits. La copie, pour être fidèle, doit imiter tous les traits ; mais il ne faut pas espérer qu’elle en égale la perfection. Ainsi je ne vous dis pas que vous puissiez atteindre jamais à la perfection de Jésus ; il y a le degré suprême, qui est toujours réservé à la dignité d’exemplaire ; mais je dis que vous le devez copier dans les mêmes traits, que vous êtes obligés aux mêmes pratiques. Et en voici la raison dans la conséquence des mêmes principes : c’est que nous devons suivre, autant qu’il se peut, en ressemblant au Sauveur, la règle qu’il a suivie en nous ressemblant. Il s’est rendu en tout semblable à ses frères, et ses frères doivent en tout lui être semblables » (éd. Lebarq, vol. 4, 57-58).
Socialement, les arts visuels ainsi sublimés en exercices spirituels peuvent devenir facteurs de conscientisation, comme en témoigne l’espèce de discours de platte peinture que constitue le très expressif sermon de Bossuet Pour le vendredi saint, du Carême des Minimes, en 1660 : →Bossuet Minimes « Eh bien ! Chrétiens, avez-vous bien considéré cette peinture épouvantable ? Cet amas terrible de maux inouïs, que je vous ai mis tout ensemble devant les yeux, suffit-il pas pour émouvoir ? Quoi ! je vois encore vos yeux secs ? Quoi ! je n’entends point encore de sanglots ! Attendez-vous que je représente en particulier toutes les diverses circonstances de cette sanglante tragédie ? » (éd. Lebarq, vol. 3, 380).
Au tableau sanglant de la passion du Plus Petit se superpose celui de la passion des siens (Mt 25,35-40) ; à l’admiration doivent succéder la méditation et l’action : « Je ne demande pas […] que vous contempliez attentivement quelque peinture excellente de Jésus-Christ crucifié. J’ai une autre peinture à vous proposer, peinture vivante et parlante, qui porte une expression naturelle de Jésus mourant. Ce sont les pauvres, mes Frères, dans
lesquels je vous exhorte de contempler aujourd’hui la Passion de Jésus. Vous n’en verrez nulle part une image plus naturelle. »171
Au passage, puisqu’il est ici question du peuple, mentionnons — pour regretter de ne pas avoir pu les intégrer à cette édition — les nombreuses créations de l’art populaire, ces « trésors de ferveur » qui font la jonction entre la relique ou l’icône liturgique authentique et la vraie vie, par la médiation de l’imagination pieuse. Les conservateurs du musée Trésors de Ferveur nous ont communiqué les clichés de plusieurs objets aussi beaux qu’émouvants de leur collection (www.tresorsdeferveur.fr), que nous intégrons à l’édition numérique de notre passion.
Musique —*mus La Bible est l’une des sources d’inspiration les plus abondantes de l’histoire de la musique. Sous cette rubrique, on énumère, époque par époque, les principales œuvres musicales inspirées par le texte biblique. Les œuvres majeures interprétant un corpus entier (p. ex. les oratorios de la Passion ou des Lamentations) peuvent faire l’objet d’analyses musicologiques plus systématiques. Le premier niveau d’annotation mis en place dans cette rubrique, • s’efforce de refléter la grande variété des styles et compositeurs qui reprennent les versets de l’Écriture : il donne à entendre des polyphonies de la Renaissance comme des chansons de Bob Dylan, avec le souhait que le répertoire sélectionné puisse toucher à la fois les mélomanes avertis et le public plus large ; • présente souvent les grands traits de la vie du compositeur, ainsi que les caractéristiques propres de la pièce ; • donne la seule représentation pour des passages plus courts ou des musiques brèves. Cet éclairage du texte biblique fait découvrir une relation essentielle, jamais présentée aussi directement, entre la musique et la Parole venue faire ses délices dans les cultures des hommes. ļ Le chant grégorien et, plus généralement, la musique vocale liturgique canonisée par les rites principaux ont leur place en *Liturgie.
En annotant systématiquement ce que Jean-Sébastien Bach fait du texte de Mt dans son célèbre oratorio, nous avons décidé de suivre en détail le chef-d’œuvre occidental de la réception musicale de Mt, plutôt que de donner des aperçus plus variés, mais moins approfondis, sur diverses grandes œuvres. Ce choix est également cohérent avec les notes de chorélogie (*Danse), qui suivent à leur tour pas à pas — c’est le cas de le dire — le retour aux trois dimensions du corps et du geste que le chorégraphe fait faire au texte de Mt, reçu à travers sa supplémentation littéraire et pieuse par Picander et son interprétation musicale par Bach. Cette introduction fournit l’occasion de placer la Matthäus-Passion dans le cadre plus général de l’histoire de la musique occidentale, grâce à l’expertise d’Anne BertinHugault à qui nous devons la plupart des notes de cette rubrique,172 et de souligner les rencontres multiples de la
→Bérulle Grandeurs, éd. Dupuy, 48-49. →Bossuet Louvre, éd. Lebarq, Urbain et Levesque, vol. 4, 397-398. 172 On ira plus loin en consultant Lemaire Frans C., La Passion dans l’histoire de la musique. Du drame chrétien au drame juif, Paris : Fayard, 2011. 170 171
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musique, non seulement avec la *Littérature et la danse, mais avec bien d’autres disciplines. Premières attestations du chant de la passion Relevant d’abord de la liturgie (supra : *Liturgie : texte et rituel), la proclamation de la passion, dans la mesure où elle est chantée, est aussi une œuvre culturelle, et il faut ici dire quelques mots de l’histoire de son interprétation musicale. Dès l’époque patristique, la passion fut chantée en *Liturgie, probablement sous forme de récitatif solennel (→Augustin d’Hippone Serm. 218, PL 38,1084). Dans ses récits de pèlerinage en Terre sainte au 4e s., la pèlerine Égérie décrit la liturgie de la semaine sainte à Jérusalem. Les récits de la passion y sont déclamés pour perpétuer la mémoire de l’évènement de la Pâque du Christ. Au 5e s., le pape Léon le Grand décrète la lecture du récit de Mt lors de la messe des Rameaux et du mercredi saint, ainsi que du récit de Jn le vendredi saint. Au 7e s., la lecture de Lc est adoptée pour le mercredi saint à la place de Mt. Au 10e s. s’installe la coutume de chanter Mc le mardi saint. Des mss. du 9e s. présentent des litterae significativae indiquant la manière de chanter le texte solemniter. Ainsi, l’usage de la tessiture grave de la voix (lettre b), ainsi que la déclamation lente et solennelle (lettres t et l), des paroles de Jésus y sont déjà indiqués, alors que le récit de l’évangéliste est doté de la lettre c (celeriter « rapide »), ce qui atteste des différents tons employés par le chanteur. Les Passions ultérieures hériteront de ces traditions musicales. Avant le 12e s., rien ne permet d’attester le recours à différents chanteurs pour interpréter les différents personnages. Le récit était chanté par un seul diaconus. Le ms. d’un graduel de Parme (ca. 1300) partage l’ensemble du texte pour cinq chanteurs différents, et un chanteur spécifique pour les paroles du Christ en croix. La passion semble ainsi se dramatiser de plus en plus. Naissance et essor des passions polyphoniques 15e siècle La polyphonie apparaît pour les passages de la foule (turba), et la durée des Passions s’allonge sensiblement, en harmonie avec la spiritualité de l’imitatio Christi (cf. supra : *Mystique). De nouveaux genres naissent : • les Passions responsoriales alternant récitatifs de personnages singuliers et polyphonies de groupes de personnages. Un exordium et une conclusio en polyphonie sont insérés pour introduire et conclure le récit. • les Motets de Passion (comme celle de Jacob Obrecht), œuvres continues interprétant en polyphonie l’ensemble ou des extraits d’une des quatre Passions évangéliques, ou bien une compilation des quatre (les Summae Passionis, dont Longueval composa vers 1500 le modèle le plus influent pour l’histoire du genre), incluant en particulier les sept dernières paroles du Christ (qui seraient traitées aussi pour
elles-mêmes par Roland de Lassus, Joseph Haydn et Théodore Dubois). Par ailleurs, au cours du 15e s., la musique intervient en particulier dans les représentations de grands Mystères, et c’est ici la *Littérature qu’elle rencontre (→Les Passions théâtrales, brève histoire d’un genre littéraire). Ainsi Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban est-il rythmé par quatorze moments musicaux. Servant tantôt à introduire les dialogues, tantôt à agrémenter les silete (interludes musicaux marquant des pauses dans le discours, lors des déplacements des personnages et des changements de scène), ils sont composés soit de musique vocale simple (chansons, rondeaux, hymnes), soit de polyphonies interprétées par les bergers, ou plus généralement par des êtres surnaturels tels que les anges, les patriarches, les prophètes et les diables. La musique a une fonction théâtrale et dramaturgique tout au long du Mystère : matérialisant le temps qui s’écoule (l’histoire du monde créé par Dieu) et les espaces symboliques de cette histoire, elle s’avère essentielle à la compréhension et à la mémorisation de la passion par les fidèles. 16e-17e siècles L’interprétation musicale de la passion ne cesse de se développer à partir du 16e s. Selon leur rapport au texte évangélique lui-même, on distingue à cette époque trois genres principaux de Passions liturgiques : 1) celles qui suivent le texte intégral d’un évangéliste ; 2) les Summae Passionis ; 3) les pièces usant de versions abrégées d’un seul évangile. Le monde protestant veut rester plus proche du texte biblique. À la suite de Luther, certains préfèrent renoncer à chanter la passion et reviennent à une simple lecture ; d’autres développent des Passions oratoires à partir des évangiles canoniques, dans la continuité immédiate du rite de la semaine sainte. Les compositeurs ajoutent des chœurs puis des airs à la manière des airs d’opéra, qui accompagnent l’individualisation de la piété qui conduit au piétisme. Durant la guerre de Trente Ans, le thème de la souffrance devient prépondérant. Dans la seconde moitié du 17e s., c’est Mt qui est le plus souvent mis en musique. Le modèle des Passions responsoriales protestantes en Allemagne est défini par Johann Walter, ami de Luther, qui composa une Matthäus-Passion et une Johannes-Passion aux alentours de 1530. Le genre produisit de nombreux chefsd’œuvre, de Thomas Selle (1642) à Carl Philipp Emanuel Bach (21 Passions entre 1769 et 1789) en passant par Heinrich Schütz (Matthäus-Passion, 1666). Dans l’Église catholique, le genre des Passions oratoires s’épanouit de plus en plus, surtout dans la deuxième moitié du 17e s., et se construit sur des textes poétiques librement inspirés des évangiles (Tomás Luis de Victoria, William Byrd, Jacobus Gallus, Francisco Guerrero, Cipriano de Rore). Mais la Passion responsoriale reste le genre dominant (p. ex. Francesco Corteccia, Passione di Christo secondo Giovanni, 1527, et Passione secondo Matteo, 1532). En effet, le concile de Trente invite à préférer la compréhension du texte à la jouissance des oreilles, si bien que la Passion responsoriale est privilégiée. Dans ses
La passion selon saint Matthieu
liturgies, l’Église catholique défend donc d’interpréter autre chose que le texte biblique lui-même. C’est l’époque où Roland de Lassus publie sa Passio Domini nostri Jesu Christi secundum Mattheum (1575), alternant versets chantés dans le ton grégorien et fragments polyphoniques. Il produisit quatre Passions (les quatre évangiles) entre 1575 et 1582. 18e siècle Le premier grand librettiste de la passion est Barthold Heinrich Brockes. Sa méditation poétique Der für die Sünde der Welt gemarterte und sterbende Jesus (1712), pressant son lecteur à la contrition, fut mise en musique par Reinhard Keiser (1712), Georg Philipp Telemann (1716), Johann Mattheson (1718), George Friedrich Händel (1719), Johann Friedrich Fasch (1723) et Gottfried Heinrich Stölzel (1725). Les Passions oratoires continuent donc de fleurir. Le genre de la Passion oratoire, fidèle au texte d’un des quatre évangiles, est à son apogée dans les milieux luthériens : les Passions oratoires les plus connues sont celles du luthérien JeanSébastien Bach (dont ses deux chefs-d’œuvre : la Johannes-Passion de 1724 et la Matthäus-Passion de 1727). Chez Bach, l’œuvre d’art reste au service du culte ecclésial (cf. infra). Les œuvres à succès de Carl Heinrich Graun (Der Tod Jesu, 1755, sur un livret de Carl Wilhelm Ramler) puis de Johann Christoph Bach (Der Fremdling auf Golgotha, 1776) mettent l’accent sur la compassion pour Jésus, l’homme à l’agonie, tel que la théologie libérale le comprend. De nouvelles formes musicales Au 19e siècle Le genre des Passions connaît une certaine éclipse. Les compositeurs restent cependant sensibles au récit évangélique dans la veine de la théologie libérale, mais la représentation musicale de la passion s’éloigne de la liturgie. En effet, les concerts de musique vocale se font de plus en plus nombreux, nouveauté qui bouleverse la fonction de la musique sacrée pour chœur. • Ludwig van Beethoven, Christus am Ölberge, oratorio (1803). • Louis Spohr, Des Heilands letzte Stunden, oratorio (1835). Plus originaux sont : • Franz Liszt, Christus, oratorio pour solistes, chœur et orchestre (composé entre 1862 et 1866). Livret tiré de la Vulgate ; la troisième partie a pour titre Passio et Resurrectio. • Edmond de Polignac, Pilate livre le Christ, oratorio octatonique (1879). Polignac écrivit un traité sur ce qu’on appellerait plus tard la gamme octatonique, déjà en usage dans le folklore russe et qu’il mit en œuvre dans certaines de ses compositions, comme après lui Olivier Messiaen. • Heinrich von Herzogenberg, Die Passion, forme liturgique (1896). • John Stainer, The Crucifixion (1887), inclut plusieurs hymnes devenus célèbres depuis.
Au 20e siècle La passion de Jésus inspire de nouvelles créations musicales, en particulier : • John Henry Maunder, Olivet to Calvary (1904). • Paul Bazelaire, Jésus devant Pilate (1904), drame liturgique sur un livret de Jean Brun. Les partitions non éditées sont conservées à la médiathèque de Sedan, ville natale de Bazelaire, ainsi qu’au département de Musique de la BnF. • Marc de Ranse, élève de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum, maître de chapelle de Saint-Louis d’Antin, directeur de l’Institut grégorien de Paris et fondateur du Chœur mixte de Paris, compose une Passion de Notre-Seigneur JésusChrist pour le dimanche des Rameaux (selon Mt, 1929), avec 21 interventions du chœur a cappella. • Eric Harding Thiman, The Last Supper (1930), cite Mt et Jn, ainsi que des hymnes de Thomas d’Aquin, Charles Wesley et Johann Franck. • Hugo Distler, Choralpassion (1932). • Olivier Messiaen, Visions de l’Amen. No. 3 : Amen de l’agonie de Jésus (1943). • Frank Martin, Golgotha (1945-1948), oratorio sur des textes de la Bible et d’Augustin ; Pilate (1964), oratorio brève, inspiré par le personnage de Ponce Pilate du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban. • Bohuslav Martin, Řecké pašije (La Passion grecque), opéra d’après le roman de Nikos Kazantzákis, Ho Christos Xanastaurônetai (Le Christ recrucifié, 1948), deux versions (19541957 et 1959). • Germain Desbonnet, Trois visions de la Passion du Christ (pour orgue, 1973) ; La Passion de Notre Seigneur JésusChrist (pour piano, 1979) ; Jésus-Christ (1979), opéraoratorio en quatre actes, d’une durée de 3 h et demie. • Joachim Havard de la Montagne, maître de chapelle de plusieurs églises parisiennes, compose en particulier des Répons pour la Passion selon saint Matthieu pour un chœur (1978). Le genre des Passions renaît avec force : • Krzysztof Penderecki, Passio et mors Domini nostri Jesu Christi secundum Lucam (1963-1966), œuvre atonale destinée à la liturgie ; elle fait mémoire du massacre de Katyń. • Arvo Pärt, Passio Domini nostri Jesu Christi secundum Joannem (1982). • Mark Alburger, The Passion according to St. Matthew (1997). Le texte évangélique est parfois accompagné d’autres textes : • des prophéties bibliques : Ernst Pepping, Passionsbericht des Matthäus (1949-1950), cite Is 53 ; 1Jn ; 1Co ; • des textes patristiques : Frank Martin, Golgotha (19451948), cite Augustin ; • des hymnes et antiennes de la liturgie grégorienne : Penderecki et Pepping ; • des traditions talmudiques : Oskar Gottlieb Barr, JesusPassion (1985).
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À notre époque La faveur de la passion comme inspiration pour les compositeurs n’est pas retombée. On peut citer : • Donald Fraser, The People’s Passion: A Musical for Easter (1999), livret de Jane McCulloch (directrice de l’English Chamber Theatre), pour la télévision anglaise BBC One. Ce drame musical pour le temps de Pâques actualise le récit évangélique, en particulier par une mise en scène résolument moderne, contrastant avec la musique d’un style plus classique. Le rôle de Jésus, qui ne parle pas, est dansé par Jonathan Cope et chanté par les garçons de St Paul’s Cathedral Choir. • Erling Wold, Sub Pontio Pilato (2003), opéra. Le livret très intellectuel de James Bisso, mêlant anglais, latin, grec et hébreu, développe le drame spirituel de Pilate en complétant l’intrigue évangélique par l’intervention de personnages allégoriques tels « Histoire », à la manière des Passions médiévales. • Scott King, The Passion and Death of Jesus according to the Gospels (2006). Inspirés de certains éléments des Passions traditionnelles, certains arts plus populaires, notamment le cinéma, ont recours à des compositeurs de succès : Andrew Lloyd Webber, Jesus Christ Superstar (1970) ; Stephen Schwartz, Godspell (1971) ; Peter Gabriel, Passion (pièce instrumentale qui servit au film de Scorsese de 1988) ; cf. infra : *Cinéma. Jean-Sébastien Bach, Matthäus-Passion (1727) L’obituaire de Bach de 1754 mentionne « cinq Passions, dont une pour double chœur ». Celle-ci, la Matthäus-Passion, fut composée en 1727, entre les œuvres plus modestes que furent la Johannes-Passion de 1724 et la Markus-Passion de 1731. Créée en 1727, elle fut retouchée en 1736 dans le sens d’une plus grande concentration des moyens musicaux mis en œuvre. Tombée dans un certain oubli après la mort de Bach, l’œuvre fut reprise en 1829 à Berlin, avec grand succès, par Felix Mendelssohn Bartholdy, âgé de vingt ans, secondé par l’acteur et chanteur Eduard Devrient dans le rôle du Christ. Depuis, elle a acquis le statut d’un incontournable de la culture occidentale. « Dire qu’il aura fallu un comédien et un fils de Juif pour redécouvrir la plus grande musique chrétienne du monde ! », se serait alors exclamé le jeune prodige. Dans cette « grande Passion » (comme on l’appelait dans l’entourage de Bach) est déclamé le texte intégral et scrupuleusement respecté de l’évangile selon Mt, dans le style du récitatif**. Divers textes sont ajoutés à l’évangile, souvent inspirés de textes bibliques, écrits par le poète Christian Friedrich Henrici (dit Picander) en association avec Jean-Sébastien Bach. Dans un contexte religieux mêlant à la fois orthodoxie luthérienne et piétisme, ces textes forment avec le texte sacré un véritable support pour une Passion oratoire, sur lequel Bach a pu composer son œuvre d’un seul jet. Les pages musicales intercalées entre les versets de l’évangile, qu’elles soient des chorals**, des récits** ou des airs**, permettent de commenter, approfondir et méditer le texte de l’évangile.
Les passages visés dans les notes sont tous ad locum, sauf indication expresse. Notre choix de privilégier ici le chefd’œuvre absolu qu’est la Matthäus-Passion de Bach nous permet de composer des notes descriptives relativement abondantes. Sur le plan musical, Bach recourt ici à tous les moyens musicaux dont il pouvait disposer, d’où la grande diversité des voix et des timbres instrumentaux (cuivres exclus). Il emprunte à tout le répertoire des formes de musique sacrée et profane disponibles. Du coup, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici les définitions de quelques termes utilisés dans les notes. C’est à ce petit glossaire que renvoient les doubles astérisques en exposant dans ces notes : • Air : voir « récit et air ». • Appogiature : note de musique n’appartenant pas à l’harmonie, qui est donc une mise en tension de l’harmonie, tension qui se résout sur la note suivante, appartenant elle à l’harmonie. • Cadence : du latin cadere « tomber ». En musique classique, une cadence est un moment d’articulation dans une phrase musicale. Par exemple, une cadence dite « parfaite », donnant un sentiment de détente, peut indiquer la fin d’une phrase. Une cadence dite « demi-cadence », donnant un sentiment de tension, indique plutôt un moment de suspension dans une phrase. • Chœur de turba : ainsi sont appelés les chœurs de la foule (latin : turba) qui intervient au cours du récit évangélique. • Choral : en Allemagne, chant liturgique écrit en langue allemande et employé pour les offices luthériens. Bach s’en servira régulièrement dans ses grandes œuvres liturgiques. • Chromatisme : montée ou descente de demi-tons successifs, qui est un moyen d’exprimer l’obscurité, la souffrance. • Double chœur : le double chœur est constitué de deux chœurs distincts à quatre voix. Il est notamment utilisé pour créer des effets sonores dans l’espace comme celui produit par le dialogue entre les deux chœurs. • Entrées en imitation : comme le canon, les entrées en imitation reprennent le début d’une phrase musicale déjà énoncée, mais à sa différence, elles n’en conservent pas la suite. • Figuralisme : type d’écriture musicale issue du madrigalisme italien du 17e s., qui cherche à exprimer une idée ou un affect par des moyens musicaux : rythme, harmonie, intervalles, etc. • Intervalles non conjoints : intervalles toujours plus grands que la seconde majeure. • Homophonie : monodie ; écriture musicale où toutes les voix ont la même mélodie et le même rythme. • Homorythmie : écriture musicale où toutes les voix font le même rythme. • Note sensible : septième note de la gamme. Attirée par la note tonique avec laquelle elle forme un demi-ton, elle laisse un sentiment de suspension lorsqu’elle ne se résout pas sur celle-ci. • Récit et air : les styles du récit et de l’air sont issus de l’opéra italien du 17e s. Le plus souvent chanté par un soliste accompagné de quelques instruments, le récit joue en général un
La passion selon saint Matthieu
rôle d’intermédiaire musical et poétique, entre le récitatif qui le précède et l’air qui le suit. À l’origine, il était mélangé au récitatif et insistait sur un mot ou une idée. Puis il s’en détache pour former une petite pièce à part entière. Alors que le récit est de forme libre, l’air, dont la forme « da capo aria » est issue de l’opéra italien du milieu du 17e s., est constitué de trois parties : la première et la troisième parties sont identiques et encadrent une seconde partie en contraste, aussi bien du point de vue du contenu du texte que dans l’écriture musicale. Chaque partie développe une idée, un mot-clef du texte, qui sera traduit musicalement. Dans la passion, le rôle du récit et de l’air est de commenter, développer, approfondir, intérioriser le texte de l’Évangile, aussi bien grâce au texte, qui leur sert de support et qui prend souvent la forme d’une prière adressée au Sauveur, que grâce à la musique, qui essaie de traduire de façon figuraliste les idées du texte que le compositeur veut mettre en valeur. • Récitatif : du latin recitare « raconter ». Style d’écriture musicale où la mélodie s’inspire des inflexions de la voix déclamée du récitant. • Triton : le triton est un intervalle composé de trois tons entiers, qui forme donc une quarte augmentée (p. ex. do-fa#). Dans une partition, comme le chromatisme, l’intervalle du triton, considéré au Moyen Âge comme étant un intervalle diabolique, exprime à l’époque de Bach une grande souffrance.
l’importance de la Matthäus-Passion chorégraphiée par un des plus grands chorégraphes de notre temps, John Neumeier. Dans un premier temps, la danse nous sembla bien loin de l’exégèse biblique. Un heureux hasard, ou plutôt la Providence, nous a fit rencontrer la même année Carsten Jung, danseur étoile du ballet de Hambourg, en visite avec sa femme chez ses beaux-parents à San Francisco. C’est lui qui, depuis la création du ballet de Neumeier, y interprétait à la fois Judas et Pilate. Quelques mois plus tard, un après-midi de vendredi saint, au Staatsoper de Hambourg, nous remerciions John Neumeier en personne pour son chef-d’œuvre, dont la performance venait de nous bouleverser. Cette rubrique d’annotation décrit, scène après scène, sa prodigieuse réception chorégraphique de la passion selon saint Matthieu. Une note de synthèse (→La passion selon saint Matthieu, ballet de John Neumeier : un sommet chorégraphique de la culture occidentale) est entièrement consacrée à une description d’ensemble de ce qui se trouve être le plus long ballet de l’histoire de la danse, aussi pouvons-nous être assez bref ici. Intérêt exégétique
Le lien avec la *Théologie est évident. Une confidence de l’actuel pontife romain exprime l’importance et l’actualité de l’interprétation que le luthérien Bach sut donner du repentir de Pierre pour celui qui prétend en détenir l’autorité aujourd’hui encore. Après avoir rappelé son ouverture radicale à la miséricorde pour tous comme une certitude « dogmatique »,173 le pape François partage ses goûts musicaux, en particulier « les Passions de Bach. L’air que je préfère est celui de l’Erbarme Dich, la plainte de Pierre dans la Passion selon saint Matthieu. C’est sublime »174 (*musMt 26,75). En des temps où la barque de l’Église prend l’eau de toutes parts,175 François fait de l’expérience de la miséricorde faite par Pierre, triple renégat (Mt 26,69-75) et triple confesseur de l’amour du Christ (Jn 21,15-17), une fondation de la papauté et de l’Église, hôpital pour pécheurs et non pas club de parfaits.
En Occident, la danse, tout comme le théâtre (cf. →Les Passions théâtrales), est un art dont l’origine est intimement liée à la proclamation de la résurrection de l’Agneau immolé, et dont l’essor progressif a été parfois mis en relation avec l’affaissement progressif de l’information de la culture commune par la liturgie. Le ballet fait ainsi un pont artistique entre peinture, musique, texte, liturgie et théologie. Il s’agit d’une réception directe, à même le corps des danseurs. En effet, tout sentiment intérieur tend à se traduire au dehors : le geste a dans l’ensemble du comportement humain un rôle capital ; plus qu’un signe représentatif, il permet d’agir sur le psychisme. Corps et esprit sont en constante interaction dans la vie, et de cette interaction vient l’importance de tout ce qui dans la liturgie s’adresse à l’âme, en passant par le corps, en particulier les attitudes de la prière. Il est significatif que le ballet de Neumeier, depuis sa création, ne soit produit que deux fois par an, l’après-midi du vendredi saint et au cours de l’octave de Pâques. Dans l’œuvre de Neumeier, il s’agit aussi d’une réception indirecte, « à tiroirs multiples », dans la mesure où Neumeier interprète Mt non seulement en suivant l’inspiration de Bach (et de son librettiste), mais aussi en tissant à son œuvre les échos
Danse — *dan
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Les notes de *Danse rendent compte de la mise en œuvre du texte biblique dans des ballets ou des pièces chorégraphiques de plus petites dimensions. Elles s’efforcent de donner à voir, traduits en mots qui les décrivent, les pas et les figures inventés par le chorégraphe et d’élucider son intention interprétative.
Alors que la recherche sur la passion était lancée depuis quelque temps, une critique de danse émérite, alors conseillère culturelle de la mairie de Lourdes, France Ferran, nous signala
« Pour ma part, j’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans toute vie humaine. Même si la vie d’une personne est un terrain plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un espace dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se fier à Dieu » dans Spadaro Antonio, « Interview du pape François aux revues culturelles jésuites », Études (octobre 2013) 1-30, 22-23. 174 Ibid., 24. 175 Cf. Agamben Giorgio, Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, trad. par Gayraud Joël, Paris : Bayard, 2017.
Introduction générale
d’œuvres aussi anciennes que les →Actes de Jean (dans la figure de la ronde des disciples autour de Jésus) ou aussi modernes que Le Cri d’Edvard Munch (*danMt 26,29). Un moment extrêmement puissant de l’œuvre de Neumeier est ainsi la scène de l’institution de l’Eucharistie (*danMt 26,26a ; *danMt 26,28a) : la danse y rend présente à la fois la réalité de la présence eucharistique, corporelle et substantielle du Christ, et la transfiguration de l’assemblée en corps mystique. La Passion dans la danse La passion a fait l’objet d’un petit nombre d’œuvres chorégraphiques, tandis que quelques œuvres qui n’en traitent pas directement l’évoquent ou méritent d’être citées pour l’influence qu’elles exercent sur le ballet que nous présentons : • Doris Humphrey (1895-1958), pionnière de la modern dance, auteur d’innovations techniques comme le fall and recovery. Dans ses chorégraphies sur des pièces de Bach, elle rend le jeu musical de la discorde et de l’harmonie par des groupes formels. • Charles Weidman (1901-1975), pionnier de la modern dance. Ses œuvres sont généralement satiriques, abordant les problèmes sociaux et politiques de son époque. Lynchtown (1936), concluant sa trilogie de ballets Atavisms, met en scène la mob violence aveugle conduisant au lynchage (on la retrouve peut-être dans la scène proposée par Neumeier en *danMt 27,23c Qu’il soit crucifié). Il chorégraphie une Saint Matthew Passion (1973) sur la musique de Bach, dansant seulement les airs et les chœurs et non l’action même de la passion. Seul Pierre est représenté par un danseur (Weidman lui-même). • George Balanchine (-), The Crucifixion of Christ (1943) présente l’interprétation mimée en silence d’un ancien Mystère de la passion. • Serge Lifar (-), Suite en ré majeur (1954), est une chorégraphie dans laquelle le danseur va jusqu’à glisser des esquisses de signes de croix. Lifar écrit à Neumeier après la création de sa passion : « Vous avez réalisé mon rêve (de 1934 à 1981). »176 • Martha Graham (1894-1991) a transposé en œuvres dansées les rituels des Jeux de la Passion du Southwest. • Merce Cunningham (1919-2009), en transition entre modern dance et postmodern dance, intègre une part de hasard dans le déroulement de ses chorégraphies, recourt parfois à des amateurs et emprunte structures et mouvements à la vie quotidienne. Il inspire peut-être les scènes simultanées proposées par Neumeier sur Mt 27,62-66 (Nun ist der Herr zu Ruh gebracht : *danMt 27,66). • Andonis Foniadakis, Selon désir (2004), sur la musique des chœurs d’entrée des Matthäus-Passion et Johannes-Passion de Bach, oppose l’élévation vers l’esprit céleste, synonyme de légèreté et de glissement, à l’énergie terrienne, représentée par des corps entremêlés les uns aux autres, tout en citant nombre de représentations picturales de la foi et du martyre, avec sa joie dans la douleur.
• Alain Platel, Pitié (2009), sur une musique de Fabrizio Cassol autour de la Matthäus-Passion de Bach. Comme pour la réception en *Musique, le choix de privilégier ici un seul chef-d’œuvre permet de composer des notes descriptives relativement abondantes. Du coup, il n’est peut-être pas inutile de rappeler les définitions de quelques termes utilisés dans les notes. C’est à ce petit glossaire que renvoient les doubles astérisques en exposant dans ces notes : • Adage : mouvements lents enchaînés. • Arabesque : sur une jambe, l’autre tendue en arrière. • Attitude : le corps repose sur une seule jambe, tandis que l’autre est repliée à la hauteur des hanches (inspirée de Jean de Bologne, dit Giambologna, Mercure volant, 1565). • Battement : l’action de battre de la jambe qui travaille, qu’elle soit tendue ou pliée. Il existe une grande variété de battements dont le… • battement tendu jeté : la jambe est « jetée » en l’air à hauteur. • Chaîne : ronde ouverte menée par un danseur. • Corps de ballet : le groupe des danseurs effectuant des mouvements d’ensemble, alors que les… • Solistes (étoiles dans certaines compagnies comme l’Opéra de Paris) se distinguent par des rôles spécifiques (solos de grande virtuosité) qui leur sont confiés. • Crochet : coude-coude ou bras dessus-dessous. • Dégagé : la jambe qui se lève va se plier, monter en avant, sur le côté ou en arrière, le long de la jambe de terre. • Développé : mouvement lent et soutenu dans lequel la jambe qui se lève se plie, monte le long de la jambe de terre en avant, en arrière, ou sur le côté. • Jeté : saut débuté sur une jambe et terminé sur l’autre. • Grand jeté : saut vers l’avant au moyen du grand écart. • Pas courus : série de petits pas précédant souvent un grand saut. • Pas de deux, pas de trois, pas de quatre : partie dansée par deux, trois ou quatre danseurs. • Pirouette : tour relevé sur un seul pied, sur pointe ou demi-pointe. • Pointes : chaussons à bout rigide. • sur pointes : le pied prend appui sur l’extrémité des orteils, maintenus par le chausson rigide. • Positions : cinq positions des pieds, bases du ballet classique. • Relevé : montée sur un ou deux pieds sur pointe ou demi-pointe. • Ronde : en cercle en se donnant la main. • Tour : rotation sur un seul pied ; il y a des « tours en l’air », « tours en dedans », « tours fouettés », etc. • Tour-promenade : la danseuse, soutenue par son partenaire, tourne autour de lui.
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Neumeier John, Johann Sebastian Bach: Matthäus-Passion. Photographien und Texte zum Ballett von John Neumeier, Hambourg : Knaus, 1983, 9.
La passion selon saint Matthieu
Cinéma —*cin Les notes de *Cinéma rendent compte de la réception du texte biblique à l’écran. Les réalisateurs doivent raconter des histoires visuellement. De même que les tenants du contemporain performance criticism font (re) passer de la galaxie Gutenberg à l’univers de l’oralité les textes bibliques qu’ils mettent en espace ou en scène (suscitant parfois d’intéressantes révisions dans les interprétations habituelles des textes en question), de même l’adaptation des récits bibliques à l’écran les fait passer des deux dimensions de la page aux quatre dimensions de l’image et de la durée. Le processus aboutit parfois à d’intéressantes propositions « exégétiques » — à condition que les réalisateurs n’abusent pas d’effets spéciaux — sous forme de reconstructions s’efforçant d’atteindre la vraisemblance historique. Le premier niveau d’annotation est descriptif et narratif : il rapporte la manière dont les divers réalisateurs qui mirent en scène le passage en ont donné à voir les détails et souligné les symbolismes.
Le fait n’est pas très connu, mais les débuts du « septième art » furent étroitement liés à la réception de la passion du Christ. Depuis, le Christ n’a cessé d’inspirer le cinéma, et nous consacrons une longue note de synthèse à présenter une filmographie chronologique sur l’→identité de Jésus au cinéma (toutes les œuvres évoquées ci-dessous y sont succinctement présentées) et une autre à une brève synthèse sur l’→utilisation des évangiles au cinéma. Nos notes ont été largement nourries des recherches de Jean-Francois Galinier-Pallerola (pour les débuts du cinéma, grâce à la Cinémathèque de Toulouse), Gonzague Mézin, Benoît Ente (tous deux sur Pasolini), Anne-Claire Lozier et François Friche.177 Intérêt exégétique Le septième art est aujourd’hui considéré non seulement comme une instance de réception des évangiles, mais comme une véritable discipline exégétique. Les cinéastes inspirés par l’Écriture s’installent à plus ou moins grande proximité du texte canonique : si Pasolini (1964), Sykes (1979) et van den Bergh (1993) se caractérisent par leur fidélité au texte et en déploient avec plus ou moins de succès le coefficient de réalisme — qui peut être une cure de jouvence pour les exégètes tentés par trop de déconstruction — d’autres y trouvent prétexte à explorer des thématiques qui leur sont chères, comme celle des frères ennemis chez Scorsese (1988), ou à raconter une belle histoire, quitte à créer leur propre diatessaron (Young, 1999). Certains utilisent l’histoire du Christ à des fins sociales ou politiques, ou tout simplement de divertissement. Plusieurs réalisateurs font des choix narratifs fins, comme celui de raconter la vie de Jésus, à travers sa passion, par flash-backs (rappelant la célèbre hypothèse de Martin Kähler sur →le genre littéraire « évangile » comme un récit de la passion précédé d’une longue introduction), procédé inauguré par Cellan Jones (1980) et repris par Mel Gibson (2004). Plus généralement, d’ailleurs, il est intéressant que les films sur Jésus aient été occasions d’inventer, ou de confirmer, des techniques cinématographiques nouvelles, à commencer par la couleur (DeMille, 1927) et le filtre bleu (Olcott, 1912 ; cf. Gibson, 2004). Certains proposent d’intéres-
santes mises en contexte historique (Ray, 1961, s’inspire de Flavius Josèphe ; Rossellini, 1975, évoque l’histoire de l’attente messianique en Israël ; Zeffirelli, 1977, soigne la reconstitution historique). Les cinéastes tirent le texte évangélique des deux dimensions de la page pour le déployer dans les trois dimensions de l’espace, et dans le temps de la pellicule. Leur art équivaut à une interprétation totale du texte : chaque scène, chaque plan même, peut se commenter comme un choix interprétatif dans les possibles ouverts par le texte. Tout comme les arts visuels, le cinéma est aujourd’hui le sujet d’études, et même de synthèses spécialisées, dans d’excellentes collections bibliques.178 Nos notes en marge du texte ne prétendent pas à ce niveau de profondeur interprétative. Extension de l’annotation Les films directement consacrés à Jésus étaient si nombreux que nous avons préféré nous en tenir à eux, sans essayer de faire écho aux innombrables évocations de la passion à travers les « figures christiques » du cinéma.179 Très peu de notes traitent de la réception de la passion à ce niveau du cinéma. Rares aussi sont les notes qui envisagent les interventions de Jésus plus « latérales » comme personnage secondaire dans des films se concentrant plutôt sur l’un ou l’autre personnage de la passion, qu’il s’agisse de Marie (Delannoy, 1995 ; Connor, 1999) ; Marie-Madeleine (Ferrara, 2005) ; Ponce Pilate (Schaffner, 1952) ; Barabbas (Fleischer, 1961) ; Judas (lequel occupe le cinéma dès le film de Bour en 1908), dont la possession diabolique fascine (Dreyer, 1921 ; Gibson, 2004) et dont l’identité gnostique permet un suspens narratif inépuisable (Scorsese, 1988), ou donne l’occasion d’étranges hybridages, y compris avec les vampires (Lussier, 2000). Nous lui consacrons une note de synthèse (→Images de Judas au cinéma). Parfois il s’agit de personnages fictifs comme Ben-Hur (Niblo, 1925 ; Wyler, 1959). Le sujet central des films peut même être un simple actant, comme la tunique de Jésus (Koster, 1953). Quant à la façon de représenter l’homme-Dieu, d’ailleurs, ces films où Jésus intervient comme personnage secondaire ne sont pas les moins intéressants : ils suggèrent par le détail ou la musique une identité qui transcende ce que l’œil pouvait voir (→Apophatisme chrétien). Une fois visionnés des dizaines de films mettant en scène la passion, nous nous sommes efforcés de lister le plus simplement possible les grandes options de mise en scène retenues Notre annotation étant très simplement narrative, nous proposons en note de synthèse des éléments bibliographiques qui permettront au lecteur d’approfondir la réception de la passion au cinéma : →La passion du Christ au cinéma : éléments bibliographiques. 178 Burnette-Bletsch Rhonda, The Bible in Motion: A Handbook of the Bible and Its Reception in Film, 2 vol. (Handbooks of the Bible and Its Reception), Berlin : de Gruyter, 2016. 179 Cf. Sever Irena, « Cinematographic Christ Figures », dans Lis Marek (éd.), Cinematic Transformations of the Gospel, Opole : Wydział Teologiczny Uniwersytetu Opolskiego, 99-113. 177
Introduction générale
par les cinéastes, selon une périodisation très simple : débuts du cinéma (Zecca, Olcott, Griffith, DeMille) ; milieu du 20e s. (Schaffner, Koster, Pasolini, Stevens, …) ; dernier quart du 20e s. (Greene, Jewison, Jones, Scorsese, Arcand, van den Bergh, Delannoy, …) ; tournant du 20e s. (Connor, Young, Gibson, …). Les citations à l’intérieur des films sont données en traduction française. Notre édition numérique reste bien sûr ouverte à toute proposition plus récente et plus sophistiquée. Survol historique Si le cinéma vint au monde avec les célèbres et anecdotiques Sortie des usines Lumière (1895) et Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896), le seul film important réalisé chez Lumière en ces temps héroïques fut La Passion (1897). L’art du long métrage était ainsi porté sur les fonts baptismaux par la continuation des Passions médiévales : le film a été tourné à Horitz, en Bohème, d’après la représentation d’une Passion qui faisait concurrence à celle d’Oberammergau. L’influence de la Passion médiévale sur le cinéma fut durable, comme en ont témoigné l’énorme succès et l’énorme controverse suscitée au début de notre millénaire par The Passion of the Christ de Mel Gibson.180 Les parentés formelles et structurelles entre les films des premiers temps et la narration médiévale sont nombreux. Le cinéma enchaînait des tableaux, un peu à la manière du récit iconique médiéval (celui des vitraux et des miniatures) ou de l’image d’Épinal. Autonomie de chaque tableau, espace de représentation centrifuge, non-linéarité et non-clôture du récit,181 chevauchements et répétitions caractérisent « un mode de représentation primitif ».182 Quant à la structure de ces films en tableaux, elle évoque les séquences liturgiques ou les laisses épiques. Une vraie continuité culturelle relie ainsi, à travers moult médiations, la Passion de Zecca (1903) et celle de Guy (1906) avec les grands Mystères d’Arnoul Gréban et de Jehan Michel. Aux hiératiques débuts dans les studios européens succéda l’ère des « Jésus de cinéma », catalysée par les progrès de cet art, spécialement après qu’il fut devenu parlant avec Golgotha de Julien Duvivier (1935) et atteignit le format large (scope) avec The Robe de Henry Koster (1953). Outre-Atlantique, autant les écoles du dimanche enseignaient le texte des évangiles, autant Hollywood fournissait les images. Dans The King of Kings de DeMille, de beaux hommes aux yeux bleus, aux barbes bouclées et taillées et aux robes immaculées déambulent dans une Judée verdoyante en parlant l’anglais de la King James. La révolution que représenta le ministère de Jésus relevait plus d’une conférence à Oxford, et sa mort effroyable et rédemptrice d’un tableau peint sur du velours. À Il Vangelo secondo Matteo de Pier Paolo Pasolini, chefd’œuvre néoréaliste qui tranche sur l’académisme hollywoodien, on consacre une note de synthèse entière (→Il Vangelo secondo Matteo, un chef-d’œuvre par Pier Paolo Pasolini). Les choix qu’il a faits dans sa représentation des divers épisodes de la passion méritera plus ample étude dans notre version numérique.
Si le célébrissime Jesus of Nazareth de Franco Zeffirelli (1977) s’efforçait d’atteindre une représentation plus réaliste, son chef-d’œuvre populaire resta cependant dans des canons un peu saint-sulpiciens. Il fallut attendre l’adaptation d’œuvres iconoclastes comme The Last Temptation of Christ de Scorsese (1988) pour que l’homme Jésus fût vraiment retrouvé, non sans complications car le film suscita alors des accusations de blasphème. Ce sont des accusations inverses que déclencha plus tard The Passion of the Christ de Mel Gibson (2004), qui, tout en s’affichant comme une œuvre de piété, continuait à dépouiller le récit biblique de la confiserie dévote. Mettant à distance les stéréotypes hollywoodiens sur les personnages du NT, avec des apôtres aux tuniques sales et trempées de sueur, le film reconstitue un temps d’occupation où l’on vivait dans l’espérance (ou la crainte) de rencontrer le messie au détour d’une rue de Palestine, au point de faire parler ses personnages en araméen. Certains spectateurs, depuis les demi-habiles de l’exégèse télévisée jusqu’aux nouveaux bien-pensants du catholicisme,183 furent ébranlés par l’exhibition de la cruauté et de la violence (cf. les notes en *Textes anciens et *Milieux de vie décrivant les principales tortures subies par Jésus), que le récit évangélique médiatise par l’understatement scripturaire et le rituel généralisé (les notes en *Procédés littéraires décrivent le laconisme rhétorique et l’ellipse narrative dans Mt et, aux mêmes endroits, les *Références marginales et les notes d’*Intertextualité biblique reconstituent la caisse de résonances bibliques dans laquelle ces tortures s’appréhendaient pour un Juif du 1er s.). Servis par la performance de James Caviezel, le couronnement d’épines, la flagellation au pilier et l’agonie du calvaire s’efforcent de montrer ce que Jésus a souffert et pourquoi. En traversant dangereusement les évangiles, avec une foi catholique directement branchée sur la pratique de la *Liturgie traditionnelle, servie par la maîtrise des codes hollywoodiens de la violence, de la mise en scène et du montage, Gibson a créé une œuvre marquante (le septième film le plus rentable de l’histoire du cinéma nord-américain). Nous lui consacrons une note de synthèse dans notre édition numérique (→Enjeux exégétiques, culturels et religieux du film de Mel Gibson, The Passion of the Christ).
Pour tout le paragraphe qui suit, cf. Gunning Tom, « Le style non continu dans le cinéma des premiers temps (1900-1906) », Les Cahiers de la cinémathèque 29 (1979) 24-34. 181 Burch Noël, « Passions, poursuites. D’une certaine linéarisation », dans Id., La lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, trad. par Brewster Ben, Paris : Nathan, 1991, 137-155 ; Leprohon Pierre, « Les évocations directes de la Passion (du début du cinéma muet jusqu’en 1939) », Études cinématographiques 10/11 (1961) 135-149 ; Cosandey Roland, Gaudreault André et Gunning Tom (éd.), Une invention du diable ? Cinéma des premiers temps et religion, Québec : PUL, Lausanne : Payot, 1992, 91-144. 182 Burch Noël, « Un mode de représentation primitif ? », dans Id., La lucarne, op. cit. (n. 181), 173-190. 183 Cf. notre proposition d’inventaire de la réception de ce film dans Venard Olivier-Thomas, « Une Passion révélatrice. Trois études sur la réception de The Passion of the Christ », Képhas 10 (avril-juin 2004), 17-50, en particulier « II. Réactions venues de divers horizons religieux ». 180
La passion selon saint Matthieu
Quelques questions herméneutiques Les films sur la passion posent la question de l’usage qui est fait du texte évangélique. S’il confine parfois à la propagande religieuse (Michael Bouson, The Life and the Passion of Christ, 2005, filme une prédication de Benny Hinn, pasteur évangélique mondialement connu), il est souvent simplement mis au service de l’évangélisation (Regardt van den Bergh, The Visual Bible: Matthew, 1993, respecte strictement les paroles de l’évangile selon la Holy Bible: New International Version). En mettant en scène tout ou partie de la passion, plusieurs réalisateurs posent de véritables interrogations théologiques sur des modes réaliste (les plus grands films racontent simplement l’histoire), surréaliste (Luis Buñuel, La voie lactée, 1969) ou humoristique (Trey Parker, South Park, 1997-2020, aborde directement la question des →responsables de la mort de Jésus et celle de l’→antijudaïsme). La vie de Jésus sert aussi à la critique politique, sociale et culturelle. David Wark Griffith, Intolerance, 1916, médite sur la Première Guerre mondiale ; Julien Duvivier, Golgotha, 1935, démonte les rouages de la violence politique ; Jules Dassin, Celui qui doit mourir, 1957, évoque la persécution turque des Grecs en Crète ; Luis Buñuel, La voie lactée, 1969, critique les abus ecclésiastiques, et le finale de Robert Elfstrom, Gospel Road, 1973, semble une critique de l’American way of life. Elle sert aussi à une sorte d’autocritique du monde de la culture, lorsqu’elle rencontre la culture pop, et elle devient une sorte de cinéma (ou de culture) « au carré » lorsque des films parodient les péplums sur Jésus (p. ex. Terry Jones, Life of Brian, 1979). Elle autorise aussi la critique religieuse (Life of Brian et South Park parodient ainsi la niaiserie de la musique de supermarché qui a envahi tant d’églises depuis quelques décennies). Les hybridages de films sur Jésus et du film de vampire (Lussier, 2000 ; Demarbre, 2001) sont anecdotiques. Elle est également le reflet de certaines obsessions de l’époque, en particulier la sexualité : l’incarnation de Jésus aboutit souvent à une mise en scène de sa sensibilité, voire de sa sexualité (dans des « tentations » fictives, p. ex. chez Scorsese, inspiré par Kazantzákis, dont le statut exégétique pourrait être analogue à celui du « songe d’un athée » du Siebenkäs de Jean Paul en *Littérature), avec une complaisance parfois gênante, sadomasochiste ou homoérotique sur sa chair torturée (flagellation chez Jewison, 1973 ; crucifixion chez Cellan Jones, 1980). Remarquable est le croisement du cinéma sur le Christ avec d’autres disciplines, surtout la *Littérature (Dassin, 1957 : Kazantzákis ; Wyler, 1959 : Wallace) et la *Mystique (Ray, 1961 : Jean de la Croix ; Gibson, 2004 : Anne-Catherine Emmerich). Certains films sont inspirés évidemment des *Arts visuels (les images pieuses chez Zecca et Nonguet, 1903 ; James Tissot chez Olcott, 1912 ; Léonard de Vinci chez Antamoro, 1916 ; toute l’histoire de la peinture chez Gibaud, 1951 ; les peintures de Rembrandt chez Roland, 1964). Des œuvres majeures du patrimoine de la *Musique structurent certains films : que l’on songe à la Matthäus-Passion de Bach (Marischka, 1949), ou à l’étonnant dialogue sur le Christ et sur l’humanité que Klein, 1999,
noue avec Händel. Les grands chefs-d’œuvre de la musique religieuse occidentale sont d’ailleurs utilisés par les bandes-son depuis le début du cinéma sur Jésus. Lorsque le film est un musical, il recèle parfois des hits populaires (Elfstrom, 1973 ; Greene, 1973 ; Jewison, 1973 ; Jones, 1979). Enfin, le cinéma aide à saisir la sacramentalité du texte de la passion et confine alors à la para-*Liturgie. C’est le cas lorsque le chemin de Jésus vers le Golgotha est filmé sur l’actuelle Via Dolorosa à Jérusalem (Olcott, 1912), lorsque l’intrigue se concentre sur une relique de la passion (Koster, 1953) ou sur une dévotion traditionnelle (Peyton, 1957). Dans l’intention des réalisateurs, on est frappé par le contraste entre les implications personnelles différenciées d’un Pasolini (se posant en figure christique en demandant à sa mère d’interpréter Marie âgée durant la passion de Jésus) et d’un Gibson (filmant sa propre main plantant un clou dans celle de Jésus au moment de la crucifixion) — un peu comme, en *Arts visuels, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat avaient peint la face du Christ sur leurs fameux Ten Punching Bags (Last Supper, 1986) — et d’Abel Ferrara (jouant le Christ dans son propre film, 2005). Touchante aussi est l’intention évangélisatrice de Johnny Cash, tout juste converti, dans le musical d’Elfstrom, 1973. Surtout, l’histoire des tournages, pas seulement celle de la réception, des plus grands films est émaillée d’anecdotes manifestant combien, lorsqu’on s’approche de l’Évangile, « fiction » (inspiration ? grâce ?) et « réalité » entrent en interaction. Dès DeMille, 1927, on est frappé par l’exigence morale de certains réalisateurs chrétiens vis-à-vis de leurs acteurs. Parfois l’acteur lui-même se sent « poussé » à une espèce de réforme morale (que l’on songe à l’impact du rôle de Jésus sur la vie personnelle de Robert Powell, dans Zeffirelli, 1977 ; en particulier la régularisation de son statut marital). Ceux qui jouent le Christ vivent durant les tournages des expériences de souffrance et de grâce dans lesquelles la fiction semble rejointe et dépassée par la réalité (cf. le témoignage de James Caviezel sur les blessures accidentellement reçues lors du tournage de Gibson, 2004). La résurrection au cinéma Notre annotation comporte ici une vraie lacune : la « représentation » directe de la résurrection ou du Ressuscité au cinéma y est peu mentionnée. Cette introduction est l’occasion de pallier un peu ce défaut en rappelant quelques réalisations du septième art sur ce thème, en commençant par les plus anecdotiques. Il y a, bien sûr, les « résurrections » métaphoriques de tant de films à intrigues « en U » racontant une mort et une « résurrection » émotionnelle, professionnelle, etc., de leur héros qui, du coup, peut s’iriser de traits christiques. Il y a aussi les réanimations des films de zombies ou de vampires, sortes de résurrections dépravées ; les réincarnations de science-fiction à la manière de 2001: A Space Odyssey et The Fountain ; les réveils de l’héroïne endormie, comme La Belle au bois dormant, Blanche-Neige et autres princesses de Disney (du moins celles-ci sont-elles réveillées par l’amour !). Plusieurs films
Introduction générale
marquants, tant du cinéma d’auteur que du cinéma populaire, semblent plus directement (et diversement) liés aux récits d’apparitions du Christ ressuscité : • Robert Wise (réal., 1914-2005), The Day the Earth Stood Still, USA : Twentieth Century Fox, 1951 (Scott Derrickson en tourne un remake en 2008). Dans cette première œuvre d’envergure de science-fiction dans le cinéma américain, Edmund H. North (scén., 1911-1990) adapte la nouvelle Farewell to the Master de Harry Bates. L’extraterrestre Klaatu vient dire aux terriens qu’ils doivent agir pacifiquement, et par deux fois ceux-ci lui tirent dessus. La seconde fois, il est tué, mais Gort, son robot protecteur, le ressuscite, et il quitte la terre, non sans exhorter à embrasser la paix plutôt que la violence. Un étranger tout-puissant venu sur terre pour apporter un message de paix et d’amour, pour être trahi et tué par les humains, puis ressuscité ? Cela semble être une figure potentielle du Christ. • Carl Theodor Dreyer (réal., 1889-1968), Ordet, Danemark : Palladium, 1955. Un père âgé, chrétien fondamentaliste, a trois fils. L’un est agnostique, l’autre amoureux et le troisième fou, peut-être à force d’avoir lu Kierkegaard et se prenant pour Jésus. La femme du deuxième, enceinte, tombe malade et meurt. Au milieu du service funèbre, le frère fou déclare que la femme se relèvera, si du moins ils ont la foi. Dans une émouvante scène miraculeuse, la femme remue et revient à la vie, à la louange de tous. Sa mort et sa résurrection ont un impact profond sur toutes les relations au sein de la famille, transformant tous ceux qui sont témoins de l’événement. • Nicholas Meyer (réal., °1945), Star Trek II: The Wrath of Khan, USA : Paramount Pictures, 1982, et Leonard Nimoy (réal., 1931-2015), Star Trek III: The Search for Spock, USA : Paramount Pictures, 1984. À la fin du premier film, Spock, stoïque Vulcain, meurt ; dans le second, il s’agit de réunir l’esprit de Spock avec son corps. C’est bien la résurrection hylémorphique du judéo-christianisme qui nourrit ici l’intrigue. • Brad Bird (réal., °1957), The Iron Giant, USA : Warner Bros, 1999, met en scène un robot extraterrestre géant qui devient l’ami d’un petit paysan du Maine durant la guerre froide. Le géant surarmé ne veut plus utiliser ses pouvoirs pour blesser les autres. Lorsque l’armée américaine décide que le géant de fer est une menace, elle tire un missile nucléaire pour le détruire mais cible par erreur ses propres coordonnées dans un acte d’autodestruction. Le géant vole alors vers la bombe et se sacrifie pour ceux qui veulent détruire. Dans la scène finale, les différentes parties du géant de fer commencent à se rassembler… le géant ressuscite. • Russell Mulcahy (réal., °1953) et Brad Mirman (scén., °1953), Resurrection, USA et Canada : Interlight Pictures, Baldwin/Cohen Productions, Resurrection Productions, 1999. Le thriller a beau porter comme titre le nom du mystère central du christianisme, Resurrection n’est qu’un sarcasme de la part d’un tueur en série de Chicago qui mutile ses victimes dans les semaines précédant Pâques, pour mener à un bien le projet maniaque de reconstituer le corps du Christ pour le jour de la résurrection.
Récemment, un long métrage a voulu prendre le relai de Mel Gibson, The Passion of the Christ, 2004, en usant du même langage cinématographique pour évoquer directement le Christ ressuscité : • Kevin Reynolds (réal., scén., °1952), Risen, USA : LD Entertainment, Big Wheel Entertainment, 2016. L’action se déroule à Jérusalem durant les quarante jours qui succèdent à la résurrection, puis en Galilée. Clavius, tribun militaire mandaté par Pilate pour superviser la crucifixion d’un juif nommé Jésus de Nazareth, est encore chargé par lui d’enquêter sur la disparition du corps du Nazaréen. Pourchassant les disciples du Christ soupçonnés d’avoir volé le corps, il se convertit lorsqu’il les retrouve dans une petite maison de Jérusalem autour de Jésus ressuscité. En un remarquable effort apologétique, le réalisateur cherche à présenter l’expérience d’un homme qui rencontre le Christ avec le soutien d’une communauté fragile. Nous terminons cette introduction en évoquant quelques rubriques d’annotation présentes, mais peu garnies, dans le présent ouvrage. Ici, aussi, la raison est largement circonstancielle : elles sont apparues assez récemment dans notre programme de recherches, alors que le travail pour le présent ouvrage imprimé était déjà en voie de finition. Leur enrichissement continue sur notre plateforme numérique bibletraditions.org.
Islam — *isl Là où elle existe, la réception musulmane (principalement coranique) du passage annoté sera présentée dans une rubrique spéciale. Lorsque cette réception s’est déployée aussi dans des rites ou dans des œuvres d’art, ceux-ci sont regroupés sous cette unique rubrique.
Étant donnée son importance fondatrice pour le christianisme tel qu’il se comprend lui-même, la passion de Jésus n’est guère présente dans le Coran, qui fonde un nouveau monothéisme en reconfigurant intégralement le judaïsme et le christianisme qu’il déclare parachever. Méir Bar-Asher nous a cependant proposé quelques notes très intéressantes. Au ch.26, une note évoque les liens possibles entre la très énigmatique sourate de la « Table servie » avec le récit de la dernière Cène (*islMt 26,26-29). Au ch.27, on rappelle le déni coranique de la crucifixion de Jésus (*islMt 27,32-38). Au ch.28, quelques mots sont donnés sur la réception diversifiée de la résurrection de Jésus dans l’islam (*islMt 28,6b), sur le déni de la Trinité et de la christologie orthodoxe (*islMt 28,19b ; cf. →Incarnation : foi orthodoxe et résistances). Ces quelques références sont intéressantes à deux titres : celui de la charité intellectuelle, qui oblige l’honnête homme d’aujourd’hui à connaître au moins un peu une religion désormais omniprésente ; celui de la curiosité intellectuelle, qui découvre dans le Coran un rendu en quelque sorte kaléidoscopique de passages disparates des traditions bibliques ou
La passion selon saint Matthieu
suspecte des liens textuels souterrains non officiels entre islam, judaïsme et christianisme (ainsi le déni de la crucifixion de Jésus rejoint-il la vieille opinion de Basilide rapportée par →Irénée de Lyon Haer. 1,24,4 : *chrMt 27,32a).
Histoire des traductions — *tra Cette rubrique donne des traductions antérieures du texte, en privilégiant celles qui ont fait autorité dans l’histoire culturelle, passée ou contemporaine. ļ On considère l’histoire des traductions comme un phénomène de Réception, placé avant la rubrique *Littérature puisque ces traductions furent en elles-mêmes des entreprises littéraires, et que la plupart des auteurs littéraires inspirés par la Bible écrivent à partir de traductions qui les orientent. ļ Cette rubrique n’a pour objet ni de commenter ni de justifier la traduction proposée pour le passage annoté.
La note que nous y avons placée (*traMt 27,46c) explique notre choix de traduction en fonction d’autres options, pour un verset particulièrement complexe. Le lecteur de versets aussi dangereux ou riches que Mt 27,25 et Mt 28,1 gagnera à comparer nos propositions de traductions à d’autres traductions : ce sera fait dans notre édition numérique.
Droit — *dro Les notes de *Droit traitent de la réception juridique des Écritures, que ce soit dans la halaka rabbinique ou dans les droits canoniques et civils.
L’apparition tardive de cette rubrique dans les laboratoires du programme de La Bible en ses Traditions, que nous avons quelque honte à avouer, nous qui travaillons à Jérusalem avec des amis juifs dont la Tradition envisage l’Écriture fondamentalement comme Loi, fait que trois notes seulement (*droMt 27,60a ; *droMt 28,7-10 ; *droMt 28,13b), y figurent. Or, nombre de notes placées en *Milieux de vie, *Textes anciens, *Littérature péritestamentaire et *Tradition juive (toutes celles qui concernent le procès et les peines), mais aussi, peut-être, plusieurs notes concernant les disciplines liturgiques, pourraient, moyennant une reformulation de leur objet formel, figurer dans cette rubrique d’annotation-ci. Envisager la réception de l’Écriture sous l’angle du droit permet aux lecteurs de tradition chrétienne de retrouver le sens de la Tora comme Loi et le goût pour la casuistique parfois caricaturée en contexte chrétien depuis l’heureuse redécouverte de la « morale des vertus », mais bien nécessaire (en plus de l’assistance du Saint-Esprit !) à qui veut modestement faire la volonté de Dieu en appliquant ses commandements aux hic et
nunc successifs et infiniment variés de l’action humaine concrète. L’enrichissement de cette rubrique avec des enseignements tirés du magistère, voire transcrits dans le droit canonique, peut également permettre aux lecteurs de tradition juive de réaliser que le christianisme, si caricaturé qu’il ait été (souvent par lui-même) en « religion de l’amour » qui dispenserait de toute loi, accorde aussi une grande importance à l’observation des dix commandements en toutes circonstances, sans laquelle l’idéal commun, celui d’être a decent human being, est tout simplement révoqué. Enfin, il est clair qu’à notre époque de judiciarisation grandissante du quotidien, plusieurs notes classées dans d’autres rubriques auraient été encore plus percutantes ici. Il y a là une occasion de plus pour notre lecteur bénévole de consulter la version numérique de ce livre, déjà enrichie par rapport au présent volume. * Envoi Au terme de cette introduction, composée comme une récapitulation pleine d’admiration pour la fécondité proprement divine de la passion dans la culture humaine, pour les collaborations, la patience, la somme d’amour partagée par chacun de nos collaborateurs, il nous reste à l’offrir aux lecteurs bénévoles comme une riche carrière de pierres, taillées avec plus ou moins de raffinement, rangées du mieux possible et surtout… prêtes pour de nouvelles élaborations. Sont à découvrir en particulier de très nombreux liens entre les œuvres recensées dans les arts visuels et musicaux (que l’on pourra écouter ou regarder dans l’édition numérique de cette passion) et maint détail de critique textuelle, de lexique, de grammaire ou de narration du texte lui-même. Puisse, du moins, notre monument inachevé rouvrir nos lecteurs à la possibilité qu’une conception du temps qui passe comme continuité plus que comme segmentation, une imagination du passé comme semblable à notre temps autant qu’autre que lui — et peut-être même une déprise de la représentation du temps comme droite orientée, qui n’est qu’une représentation — apporte, sur le texte biblique, des lumières non moins intelligentes que sa nécessaire critique rationnelle, mais — combien ! — plus enthousiasmantes. Jérusalem – Bethléem – Tel Aviv – Safed – Toulouse – Hambourg – Paris – San Francisco – Bruxelles – Leuven – Monaco – Paussac-et-Saint-Vivien 2010-2021
Traduction de Matthieu –
Matthieu 26 Byz TR Nes 1
V
Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :
1
2
— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être crucifié.
3
S
Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :
1
Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :
2
— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrivera et le fils de l’homme sera livré pour être crucifié.
2
— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être pendu.
Alors s’assemblèrent les grands prêtres Byz TR et les scribes et les anciens du peuple dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe
3
Alors s’assemblèrent les princes des prêtres et les anciens du peuple dans la cour du prince des prêtres nommé Caïphe
3
Alors s’assemblèrent les grands prêtres et les scribes et les anciens du peuple dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe
4
et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer,
4
et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer,
4
et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer,
5
mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple !
5
mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple !
5
mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple !
6
Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux,
6
Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux,
6
Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux,
7
une femme l’approcha, ayant [un flacon d’] albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé.
7
une femme l’approcha, ayant [un flacon d’] albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé.
7
une femme l’approcha, ayant [un flacon d’] albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé.
8
Voyant cela, Byz TR ses Nes les disciples s’emportèrent disant : — Pourquoi cette perte ?
8
Voyant cela, les disciples s’emportèrent disant :
8
Voyant cela, les disciples furent contrariés disant :
9
Car Byz TR cette huile de parfum Nes cela pouvait se vendre très cher et être donné à des pauvres !
9
Car cela pouvait se vendre très cher et être donné à des pauvres !
9
Car cela pouvait se vendre très cher et être donné à des pauvres !
10
S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi.
10
S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi.
10
S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une belle œuvre qu’elle a accomplie envers moi.
11
Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.
11
Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.
11
Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.
12
Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.
12
Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.
12
Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.
13
Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.
13
Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.
13
Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé mon évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.
14
Alors, s’étant rendu chez les grands prêtres, l’un des douze, appelé Judas Iscariote,
14
Alors, s’étant rendu chez les princes des prêtres, l’un des douze, appelé Judas Scarioth,
14
Alors, s’étant rendu chez les grands prêtres, l’un des douze, appelé Judas Scarioth,
15
dit : — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Eux lui pesèrent trente pièces d’argent.
15
leur dit : — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Eux lui fixèrent trente pièces d’argent.
15
leur dit : — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Eux lui promirent trente pièces d’argent.
— Pourquoi cette perte ?
— Pourquoi cette perte ?
66
La passion selon saint Matthieu
Byz TR Nes 16
V
Et de ce moment il était en quête d’une opportunité pour le livrer.
16
17
Or le premier jour des Azymes les disciples approchèrent Jésus, Byz TRlui disant : — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?
18
S
Et de ce moment il était en quête d’une opportunité pour le livrer.
16
Et de ce moment il était en quête d’une opportunité pour le livrer.
17
Or le premier jour des Azymes les disciples approchèrent Jésus, disant : — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?
17
Or le premier jour des Azymes les disciples approchèrent Jésus, lui disant : — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?
Et il dit : — Allez en ville chez un tel et dites-lui : — Le maître dit : — Mon temps est proche, c’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes disciples.
18
Et Jésus dit : — Allez en ville chez un tel et dites-lui : — Le maître dit : — Mon temps est proche, c’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes disciples.
18
Et il leur dit : — Allez en ville chez un tel et dites-lui : — Notre maître dit : — Mon temps est proche, c’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes disciples.
19
Les disciples firent comme le leur avait ordonné Jésus et préparèrent la Pâque.
19
Les disciples firent comme le leur avait fixé Jésus et préparèrent la Pâque.
19
Ses disciples firent comme le leur avait ordonné Jésus et préparèrent la Pâque.
20
Le soir venu, il était allongé avec les douze
20
Le soir venu, il était allongé avec les douze disciples
20
Le soir venu, il était allongé avec ses douze disciples
21
et pendant qu’ils mangeaient, il dit : — Amen je vous dis : — Un de vous me livrera.
21
et pendant qu’ils mangeaient, il dit : — Amen je vous dis : — Un de vous est sur le point de me livrer.
21
et pendant qu’ils mangeaient, il dit : — Amen je vous dis : — Un de vous me livrera.
22
Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, Byz TR chacun d’entre eux : Nes l’un après l’autre : — Ce n’est pas moi, Seigneur ?
22
Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, un par un :
22
Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, chacun d’entre eux :
23
Or lui, répondant, dit : — Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera.
23
24
Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né.
25
26
27
— Ce n’est pas moi, Seigneur ? Or lui, répondant, dit : — Qui plonge avec moi la main dans l’assiette, celui-là me livrera.
Or lui, répondant, dit : — Qui plonge avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera.
24
Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né.
24
Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né.
Répondant, Judas, qui le livrait, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.
25
Répondant, Judas, qui le livra, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.
25
Répondant, Judas, le traître, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.
Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris Byz TR le Nes du pain et Byz rendu grâce, TR Nes dit une bénédiction, le rompit et Byz TR il le donnait Nes l’ayant donné aux disciples Byz TRet dit : — Prenez, mangez, ceci est mon corps.
26
Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris du pain et dit une bénédiction, le rompit
26
Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris le pain et dit une bénédiction, le rompit
Et ayant pris
Byz TR
la une coupe et rendu grâce, il la leur donna disant : — Buvez-en tous,
et il le donna à ses disciples et dit :
Byz TR
car ceci est mon sang, celui de l’alliance Byz TR nouvelle, répandu pour une multitude en rémission des péchés.
et il le donna à ses disciples et dit :
— Prenez et mangez, ceci est mon corps. 27
Nes
28
— Ce n’est pas moi, Seigneur ? 23
Et ayant pris un calice, il rendit grâce, le leur donna disant :
— Prenez, mangez, ceci est mon corps. 27
— Buvez-en tous, 28
car ceci est mon sang, de l’alliance nouvelle, qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés.
Et ayant pris la coupe, il rendit grâce, la leur donna disant : — Buvez-en tous,
28
car ceci est mon sang, de l’alliance nouvelle, qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés.
67
Traduction de Matthieu –
Byz TR Nes 29
Mais je vous dis
Byz TR
que :
V 29
Mais je vous dis :
S 29
Mais je vous dis que
Nes Byz TR
je — Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.
Nes
— Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.
je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.
30
Et ayant chanté des louanges, ils sortirent vers le mont des Oliviers.
30
Et après avoir dit l’hymne, ils sortirent vers le mont d’Oliveraie.
30
Et ils chantèrent des louanges et ils sortirent vers le mont des Oliviers.
31
Alors Jésus leur dit : — Tous vous serez scandalisés à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis du troupeau seront dispersées.
31
Alors Jésus leur dit : — Tous vous souffrirez un scandale à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis du troupeau seront dispersées.
31
Alors Jésus leur dit : — Tous vous serez scandalisés à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis de son troupeau seront dispersées.
32
Mais après que je me serai levé, je vous précéderai en Galilée.
32
Mais après que j’aurai ressuscité, je vous précéderai en Galilée.
32
Mais après que je me serai levé, je vous précéderai en Galilée.
33
Répondant, Pierre lui dit : — Byz TRMême si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé.
33
Répondant, Pierre lui dit : — Même si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé.
33
Répondant, Pierre lui dit : — Même si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé.
34
Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras.
34
Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras.
34
Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras.
35
Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.
35
Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.
35
Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.
36
Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Byz TR Gethsemanê. Nes Gethsemani. Et il dit aux disciples : — Asseyez-vous ici jusqu’à ce que, m’en étant allé là-bas, j’aie prié.
36
Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Gethsemani.
36
Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Gedshiman.
37
Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse.
37
Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et affliction.
37
Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse.
38
Alors Byz Jésus TR Nes il leur dit : — Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi.
38
Alors il leur dit :
38
Alors il leur dit :
39
Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant et disant : — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe ; cependant, non pas comme je veux, moi, mais comme toi…
39
Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant et disant : — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi ce calice ; cependant, non pas comme je veux, moi, mais comme toi…
39
Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant et disant : — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe ; cependant, non pas comme je veux, moi, mais comme toi…
40
Il vient vers les disciples et les trouve endormis et il dit à Pierre : — Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !
40
Il vient vers les disciples et les trouve endormis et il dit à Pierre : — Ainsi vous n’avez pas pu veiller une heure avec moi !
40
Il vient vers les disciples et les trouve endormis et il dit à Pierre : — Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !
Et il dit à ses disciples : — Asseyez-vous ici pendant que j’irai là-bas et que je prie.
Et il dit à ses disciples : — Asseyez-vous ici pendant que je vais prier.
— Mon âme est triste jusqu’à la mort ; attendez ici et veillez avec moi.
— Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi.
68
La passion selon saint Matthieu
Byz TR Nes 41
V
Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible.
41
42
S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria en disant : — Mon Père, si Byz TR cette coupe Nes ceci ne peut passer Byz TRloin de moi sans que je Byz TR la Nes le boive, que ta volonté soit faite.
43
S
Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible.
41
Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation : l’esprit est prêt, mais la chair est faible.
42
S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria en disant : — Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que ta volonté soit faite.
42
S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria en disant : — Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite.
Et étant venu de nouveau, il les Byz TR trouve Nes trouva endormis, car leurs yeux étaient appesantis.
43
Et il vint de nouveau et il les trouva endormis,
43
Et il vint de nouveau, il les trouva endormis,
44
Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole Nesde nouveau.
44
45
Alors il vient vers Byz TR ses Nes les disciples et leur dit : — Continuez de dormir à partir de maintenant et de vous reposer. Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.
45
46
Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.
46
Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.
46
Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.
47
Il parlait encore, voici : Judas, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des épées et des bâtons de la part des grands prêtres et des anciens du peuple.
47
Il parlait encore, voici : Judas, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des épées et des bâtons de la part des princes des prêtres et des anciens du peuple.
47
Il parlait encore, voici : Judas, le traître, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des épées et des bâtons de la part des grands prêtres et des anciens du peuple.
48
Or celui qui allait le livrer leur avait donné un signe en disant : — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissezle !
48
Or celui qui le livra leur avait donné un signe en disant : — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissezle !
48
Or celui qui allait le livrer leur avait donné un signe en disant : — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissezle !
49
Et aussitôt, s’étant avancé vers Jésus, il dit : — Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser.
49
Et aussitôt, s’approchant de Jésus, il dit : — Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser.
49
Et aussitôt, s’étant avancé vers Jésus, il dit : — Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser.
50
Jésus lui dit : — Compagnon, Byz TR pour quoi tu es venu !? Nes dans quel but es-tu venu ? Alors ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent.
50
Jésus lui dit : — Ami, pour quoi tu es venu !?
50
Jésus lui dit : — Est-ce pour cela que tu es venu, mon ami ?
Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, étendant la main, tira son épée et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui arracha l’oreille.
51
51
car leurs yeux étaient appesantis.
car leurs yeux étaient appesantis.
Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole.
44
Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole.
Alors il vient vers ses disciples et leur dit :
45
Alors il vient vers ses disciples et leur dit :
— Dormez maintenant et reposez-vous.
— Continuez de dormir à partir de maintenant et de vous reposer. Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.
Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.
Alors ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent. Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, étendant la main, tira son épée et, frappant le serviteur du prince des prêtres, lui arracha l’oreille.
Alors ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent. 51
Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, étendant la main, tira le glaive et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui arracha l’oreille.
69
Traduction de Matthieu –
Byz TR Nes 52
V
Alors Jésus lui dit : — Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée, par l’épée Byz mourront. TR Nes périront.
52
53
Penses-tu donc que je ne puisse Byz TRsur le champ prier mon Père et il me fournira Nessur le champ plus de douze légions d’anges ?
54
S
Alors Jésus lui dit : — Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui auront pris l’épée, par l’épée périront.
52
Alors Jésus lui dit : — Remets le glaive à sa place, car tous ceux qui ont pris l’épée, par l’épée mourront.
53
Ou bien penses-tu que je ne puisse prier mon Père et il me fournira sur le champ plus de douze légions d’anges ?
53
Ou bien penses-tu que je ne puisse prier mon Père et il me fournira sur le champ plus de douze légions d’anges ?
Comment donc s’accompliraient alors les Écritures [disant] qu’il doit en être ainsi ?
54
Comment donc s’accompliront alors les Écritures [disant] qu’il doit en être ainsi ?
54
Comment donc s’accompliraient alors les Écritures [disant] qu’il doit en être ainsi ?
55
À cette heure-là Jésus dit aux foules : — Comme après un brigand vous êtes sortis avec des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Tous les jours je siégeais Byz TRchez vous, enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi.
55
À cette heure-là Jésus dit aux foules : — Comme après un brigand vous êtes sortis avec des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Tous les jours je siégeais chez vous, enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi.
55
À cette heure-là Jésus dit aux foules : — Comme après un brigand vous êtes sortis avec des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Tous les jours je siégeais chez vous, enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi.
56
Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes. Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent.
56
Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes. Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent.
56
Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes. Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent.
57
Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le conduisirent chez Caïphe le grand prêtre
57
Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le conduisirent chez Caïphe le prince des prêtres où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés.
57
Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le conduisirent chez Caïphe le grand prêtre
où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés.
où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés.
58
Quant à Pierre, il le suivait de loin, jusqu’à la cour du grand prêtre, et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin.
58
Quant à Pierre, il le suivait de loin, jusqu’à la cour du prince des prêtres, et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin.
58
Quant à Simon Pierre, il le suivait de loin, jusqu’à la cour du grand prêtre, et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin.
59
Les grands prêtres Byz TRet les anciens et le sanhédrin entier cherchaient un faux témoignage contre Jésus afin de le faire tuer
59
Les princes des prêtres et tout le conseil cherchaient un faux témoignage contre Jésus afin de le livrer à la mort
59
Les grands prêtres et les anciens et toute l’assemblée cherchaient un faux témoignage contre Jésus afin de le faire tuer
60
et ils n’en trouvèrent pas, Byz TR et bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés, Byz TR ils n’en trouvèrent pas. Mais finalement il se présenta deux Byz TR faux témoins
60
et ils n’en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés.
60
et ils n’en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés.
61
pour dire : — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le Sanctuaire de Dieu et en trois jours Byz TR le reconstruire.
61
pour dire : — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le Temple de Dieu et en trois jours le reconstruire.
61
pour dire : — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le Temple de Dieu et en trois jours le reconstruire.
62
S’étant levé, le grand prêtre lui dit : — Tu n’as rien à répondre ? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi ?
62
S’étant levé, le prince des prêtres lui dit : — Tu n’as rien à répondre à ce que ceux-ci témoignent contre toi ?
62
S’étant levé, le grand prêtre lui dit : — Tu n’as rien à répondre ? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi ?
63
Mais Jésus gardait le silence. Et le grand prêtre Byz TR répondant lui dit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu.
63
Mais Jésus gardait le silence. Et le prince des prêtres lui dit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu.
63
Mais Jésus gardait le silence. Et le grand prêtre lui répondit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu.
Mais finalement il se présenta deux faux témoins
Mais finalement il se présenta deux
70
La passion selon saint Matthieu
Byz TR Nes 64
V
Jésus lui dit : — Tu as dit. Aussi bien je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.
64
65
Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre Byz TR son Nes le blasphème.
66
S
Jésus lui dit : — Tu as dit. Mais je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.
64
Jésus lui dit : — Tu as dit. Mais je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.
65
Alors le prince des prêtres déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre le blasphème.
65
Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre son blasphème.
Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.
66
Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.
66
Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.
67
Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent à coups de poing ; certains le giflèrent
67
Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent à coups de poing ; certains le giflèrent au visage
67
Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent ; certains le giflèrent
68
en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?
68
en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?
68
en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?
69
Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour lorsque s’approcha de lui une servante disant :
69
Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour lorsque s’approcha de lui une servante disant :
69
Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour lorsque s’approcha de lui une certaine servante lui disant : — Toi aussi, tu étais avec Jésus le Nazôréen !
— Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen !
— Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen !
70
Byz TR
Mais lui nia devant eux tous disant : — Je ne sais pas ce que tu dis.
70
Mais lui nia devant tous disant : — Je ne sais pas ce que tu dis.
70
Mais lui nia devant eux tous disant : — Je ne sais pas ce que tu dis.
71
Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : — Celui-là Byz TRaussi était avec Jésus le Nazôréen.
71
Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : — Celui-là aussi était avec Jésus le Nazarénien.
71
Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : — Celui-là aussi était avec Jésus le Nazôréen.
72
Et de nouveau il nia avec serment : — Je ne connais pas l’homme.
72
Et de nouveau il nia avec serment : — Je ne connais pas l’homme.
72
Et de nouveau il nia avec serments : — Moi, je ne connais pas l’homme.
73
Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient là dirent à Pierre : — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! D’ailleurs ton langage te rend clair.
73
Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient là dirent à Pierre : — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! D’ailleurs ton langage te rend clair.
73
Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient là dirent à Pierre : — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! D’ailleurs ton langage te rend clair.
74
Alors il se mit à maudire et à jurer : — Je ne connais pas l’homme ! Et aussitôt un coq chanta.
74
Alors il se mit à maudire et à jurer qu’il ne connaissait pas l’homme ! Et aussitôt un coq chanta.
74
Alors il se mit à maudire et à jurer : — Moi, je ne connais pas l’homme ! Et aussitôt un coq chanta.
75
Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui Byz TR lui avait dit : — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me renieras. Et, sortant dehors, il pleura amèrement.
75
Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui avait dit : — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me renieras. Et, sortant dehors, il pleura amèrement.
75
Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui lui avait dit : — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me renieras. Et, sortant dehors, il pleura amèrement.
71
Traduction de Matthieu –
Matthieu 27 Byz TR Nes 1
V
Le matin venu tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus en sorte de le faire mourir
1
2
et, l’ayant entravé, l’emmenèrent et Byz TRle livrèrent à Byz TRPonce Pilate le gouverneur.
3
S
Le matin venu tous les princes des prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus en sorte de le livrer à la mort
1
Le matin venu tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus en sorte de le faire mourir
2
et, l’ayant entravé, l’emmenèrent et [le] livrèrent à Ponce Pilate le gouverneur.
2
et ils l’entravèrent, l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate le gouverneur.
Alors Judas, qui le livrait, voyant qu’il avait été condamné, se repentant, retourna les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens
3
Alors Judas, qui le livra, voyant qu’il avait été condamné, poussé par le repentir, rapporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres et aux anciens
3
Alors Judas le traître vit que Jésus était condamné, se repentit et alla, il retourna ces trente [pièces] d’argent aux grands prêtres et aux anciens
4
en disant : — J’ai péché en livrant un sang innocent. Mais eux dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.
4
en disant : — J’ai péché en livrant un sang juste. Mais eux dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.
4
et dit : — J’ai péché, car j’ai livré un sang innocent. Mais eux lui dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.
5
Ayant jeté les pièces d’argent Byz TR dans Nes vers le Sanctuaire et s’étant retiré, il se pendit.
5
Ayant jeté les pièces d’argent dans le Temple
5
Et il jeta l’argent dans le Temple
6
Mais les grands prêtres, ayant pris les pièces d’argent, dirent : — Il n’est pas permis de les mettre au korbane puisque c’est le prix du sang.
6
Mais les princes des prêtres, ayant pris les pièces d’argent, dirent : — Il n’est pas permis de les mettre au korbane puisque c’est le prix du sang.
6
Mais les grands prêtres prirent l’argent et dirent : — Il n’est pas permis de le mettre dans le trésor puisque c’est le prix du sang.
7
Et après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec elles le champ du potier pour la sépulture des étrangers.
7
Et après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec elles le champ du potier pour la sépulture des étrangers.
7
Et ils tinrent conseil et ils achetèrent avec lui le champ du potier pour la sépulture des étrangers.
8
C’est pourquoi on a appelé ce champ — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui.
8
C’est pourquoi on a appelé ce champ Acheldemach — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui.
8
C’est pourquoi on a appelé ce champ — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui.
9
Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers Jérémie le prophète disant : — Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du mis à prix, qu’ont mis à prix des fils d’Israël,
9
Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers Jérémie le prophète disant : — Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du mis à prix, qu’ont mis à prix des fils d’Israël,
9
Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers le prophète qui dit : — Je pris les trente [pièces] d’argent, le prix du précieux, que [ceux] des enfants d’Israël avaient fixé,
10
et ils les ont données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.
10
et ils les ont données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.
10
et je les ai données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.
11
Quant à Jésus, il Byz TR se tint Nes fut placé debout devant le gouverneur et le gouverneur l’interrogea disant : — Tu es le roi des Juifs ? Jésus Byz TRlui dit : — Tu dis.
11
Quant à Jésus, il se tint debout devant le gouverneur
11
Quant à Jésus, il se tint debout devant le gouverneur
12
Et tandis qu’il était accusé par les grands prêtres et les anciens, il ne répondit rien.
12
Et tandis qu’il était accusé par les princes des prêtres et les anciens, il ne répondit rien.
12
Et tandis que les grands prêtres et les anciens l’accusaient, il ne répondit rien.
13
Alors Pilate lui dit : — Est-ce que tu n’entends pas de combien [de choses] ils témoignent contre toi ?
13
Alors Pilate lui dit : — Est-ce que tu n’entends pas combien de témoignages ils portent contre toi ?
13
Alors Pilate lui dit : — Est-ce que tu n’entends pas de combien [de choses] ils témoignent contre toi ?
14
Et il ne lui répondit pas à un seul mot, si bien que le gouverneur s’étonna à l’extrême.
14
Et il ne lui répondit pas à un seul mot, si bien que le gouverneur s’étonna à l’extrême.
14
Et il ne lui répondit pas, pas même un mot, et de cela il s’étonna beaucoup.
et s’étant retiré, il se pendit à une corde.
et se retira. Il s’étrangla lui-même.
et le gouverneur l’interrogea disant : — Tu es le roi des Juifs ? Jésus lui dit : — Tu dis.
et le gouverneur l’interrogea et lui dit : — Tu es le roi des Juifs ? Jésus lui dit : — Tu dis.
72
La passion selon saint Matthieu
Byz TR Nes 15
V
À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’ils voulaient.
15
16
Ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé NesJésus Barabbas.
17
S
À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient.
15
À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient.
16
Il avait alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas.
16
Ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé Bar-Aba.
Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche ? Nes Jésus Barabbas ou Jésus qui est dit christ ?
17
Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche ? Barabbas ou Jésus qui est dit christ ?
17
Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche ? Bar-Aba ou Jésus qui est appelé mshiho ?
18
Il savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient livré.
18
Il savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient livré.
18
Pilate savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient livré.
19
Or, tandis qu’il était assis sur la tribune,
19
Or, tandis qu’il était assis sur la tribune,
19
Or, tandis que le gouverneur était assis sur sa tribune, sa femme lui envoya dire : — Rien entre toi et ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en songe à cause de lui.
Mais les princes des prêtres et les anciens persuadèrent le peuple de réclamer Barabbas et de faire supprimer Jésus.
20
Mais les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Bar-Aba
Et le gouverneur répondit et leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche, d’entre les deux ? Mais eux dirent : — Bar-Aba.
sa femme lui envoya dire : — Rien entre toi et ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. 20
sa femme lui envoya dire : — Rien entre toi et ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en vision à cause de lui.
Mais les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Barabbas et de faire supprimer Jésus.
20
21
Répondant encore, le gouverneur leur dit : — Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? Mais eux dirent : — Barabbas.
21
Répondant encore, le gouverneur leur dit : — Lequel des deux voulez-vous voir relâcher ? Mais eux dirent : — Barabbas.
21
22
Pilate leur dit : — Que ferai-je donc de Jésus dit christ ?
22
Pilate leur dit : — Que ferai-je donc de Jésus qui est appelé christ ? Tous disent : — Qu’il soit crucifié !
22
Pilate leur dit : — Et de Jésus qui est appelé mshiho, que ferai-je ? Tous disent : — Qu’il soit crucifié !
Mais Byz TR le gouverneur Nes lui rétorqua : — Qu’a-t-il donc fait de mal ? Eux de plus belle criaient en disant : — Qu’il soit crucifié !
23
Le gouverneur leur rétorqua :
23
Le gouverneur leur dit :
24
Alors Pilate, voyant que cela ne sert à rien mais augmente le tumulte, prenant de l’eau, se lava les mains en présence de la foule disant : — Je suis innocent Byz TR du sang de ce juste. Nes de ce sang. À vous de voir.
24
Alors Pilate, quand il vit que cela ne sert à rien mais augmente le tumulte, prenant de l’eau, se lava les mains en présence du peuple disant : — Je suis innocent du sang de ce juste. À vous de voir.
24
Alors Pilate, voyant que cela ne sert à rien mais augmente le tumulte, prit de l’eau, se lava les mains en présence de la foule et dit : — Je suis innocent du sang de ce juste. À vous de voir.
25
Répondant tout le peuple dit : — Son sang, sur nous et sur nos enfants !
25
Répondant tout le peuple dit : — Son sang, sur nous et sur nos enfants !
25
Tout le peuple répondit et dit : — Son sang, sur nous et sur nos enfants !
26
Alors il leur libéra Barabbas. Quant à Jésus, une fois flagellé, il le livra pour qu’il fût crucifié.
26
Alors il leur libéra Barabbas. Quant à Jésus, une fois flagellé, il le leur livra pour qu’il fût crucifié.
26
Alors il leur libéra Bar-Aba et il fit flageller Jésus avec des fouets et le livra pour qu’il fût crucifié.
27
Alors les soldats du gouverneur, ayant pris Jésus dans le prétoire, rassemblèrent contre lui la cohorte entière
27
Alors les soldats du gouverneur, prenant Jésus dans le prétoire, rassemblèrent contre lui la cohorte entière
27
Alors les soldats du gouverneur prirent Jésus au prétoire et rassemblèrent contre lui la cohorte entière
28
et, l’ayant déshabillé, l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.
28
et, l’ayant déshabillé, l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.
28
et le déshabillèrent et l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.
Tous Byz TRlui disent : — Qu’il soit crucifié ! 23
et de faire supprimer Jésus.
— Qu’a-t-il donc fait de mal ? Eux de plus belle criaient en disant : — Qu’il soit crucifié !
— Qu’a-t-il donc fait de mal ? Mais eux de plus belle crièrent et dirent : — Qu’il soit crucifié !
73
Traduction de Matthieu –
Byz TR Nes 29
V
Et ayant tressé une couronne avec des épines, ils la posèrent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et faisant des génuflexions devant lui ils se Byz TR moquaient Nes moquèrent de lui disant : — Salut roi des Juifs !
29
30
Et, lui crachant dessus, ils prirent le roseau et frappaient sa tête
30
31
et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour le crucifier.
32
Et tressant une couronne avec des épines, ils la posèrent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et faisant des génuflexions devant lui ils se moquaient de lui disant :
S 29
— Salut roi des Juifs !
Et ils tressèrent une couronne d’épines, la mirent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et ils firent des génuflexions devant lui et se moquaient de lui disant : — Salut roi des Juifs !
Et, lui crachant dessus, ils prirent le roseau et frappaient sa tête
30
Et ils lui crachèrent au visage et prirent le roseau et le frappaient sur la tête
31
et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour le crucifier.
31
et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour être crucifié.
Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils requirent pour qu’il portât sa croix.
32
Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils contraignirent pour qu’il portât sa croix.
32
Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils contraignirent pour qu’il portât sa croix.
33
Et arrivés à un lieu dit « Golgotha » (ce qui veut dire « lieu du crâne »),
33
Et ils arrivèrent à un lieu dit « Golgotha » (ce qui veut dire « lieu du calvaire »)
33
Et ils arrivèrent à un lieu appelé « Gogulto » (qui s’interprète « le crâne »)
34
ils lui donnèrent à boire du Byz TR vinaigre Nes vin mêlé de fiel. Et [l’]ayant goûté, il ne Byz TR voulait Nes voulut pas boire.
34
et ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel.
34
et ils lui donnèrent à boire du vinaigre mêlé de fiel.
35
L’ayant crucifié, ils divisèrent ses vêtements, les tirant au sort, TR afin que s’accomplît ce qui avait été dit par le prophète : — Ils se sont partagés mes vêtements et ont tiré au sort ma tunique.
35
L’ayant crucifié, ils divisèrent ses vêtements, les tirant au sort.
35
Et lorsqu’ils le crucifièrent, ils divisèrent ses vêtements par lot.
36
Et assis, ils le gardaient, là.
36
Et assis, ils le gardaient.
36
Et assis, ils le gardaient, là.
37
Et ils disposèrent au-dessus de sa tête [la] cause [de] sa [condamnation] écrite : Celui-ci est Jésus le roi des Juifs.
37
Et ils disposèrent au-dessus de sa tête [la] cause [de] sa [condamnation] écrite : Ici est Jésus le roi des Juifs.
37
Et ils disposèrent au-dessus de sa tête la cause de sa mort, en une inscription : Celui-ci est Jésus le roi des Juifs.
38
Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.
38
Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.
38
Alors furent crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.
39
Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête
39
Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête
39
Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête
40
et disaient : — [Toi] qui détruis le Sanctuaire et en trois jours le bâtis, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu Neset descends de la croix !
40
et disaient : — [L’homme] qui détruit le Temple et en trois jours le rebâtit, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu, descends de la croix !
40
et disaient : — [Toi] qui détruis le Temple et en trois jours le bâtis, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu et descends de la croix !
41
Semblablement, les grands prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens Byz Nes et les pharisiens, disaient :
41
Semblablement, les princes des prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens, disaient :
41
Semblablement, les grands prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens et les pharisiens, disaient :
42
— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! Byz TR S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui !
42
— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui !
42
— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui !
Et [l’]ayant goûté, il ne voulut pas boire.
Et il [le] goûta et ne voulut pas boire.
74
La passion selon saint Matthieu
Byz TR Nes 43
Byz TR
V
Il s’est confié en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il veut de lui, car il a dit : — De Dieu je suis fils.
43
44
Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.
45
46
S
Il se confiera en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il veut, car il a dit : — De Dieu je suis fils.
43
Il se confie en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il prend plaisir en lui, car il dit : — Je suis le fils de Dieu.
44
Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.
44
Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.
À partir de la sixième heure, il y eut de la ténèbre sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.
45
À partir de la sixième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.
45
À partir de la sixième heure, il y eut de la ténèbre sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.
Vers la neuvième heure, Jésus clama d’une voix forte disant : — Éli, Éli, Byz lima TR lama Nes lema sabachthani ? C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné !?
46
Vers la neuvième heure, Jésus clama d’une voix forte disant : — Éli, Éli, lema sabachthani ?
46
Vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte et dit : — Eil, Eil, lmono shvaqtoni ?
47
[L’]ayant entendu, certains de ceux qui se tenaient là disaient : — C’est Élie qu’il appelle, celui-ci.
47
[L’]entendant, certains de ceux qui se tenaient là disaient : — C’est Élie qu’il appelle, celui-ci.
47
Quand certains de ceux qui se tenaient là [l’] entendirent, ils disaient : — Celui-ci a appelé Élie.
48
Et étant accouru aussitôt, l’un d’eux, ayant pris une éponge, l’ayant gorgée de vinaigre et l’ayant fixée autour d’un roseau, essayait de le faire boire.
48
Et accourant aussitôt, l’un d’eux, ayant pris une éponge, il la gorgea de vinaigre et la fixa à un roseau et essayait de le faire boire.
48
Et aussitôt, l’un d’eux accourut et prit une éponge, la gorgea de vinaigre, la fixa à un roseau et essayait de le faire boire.
49
Et les autres disaient : — Voyons voir si Élie vient le sauver !
49
Mais les autres disaient : — Laisse, que nous voyions si Élie vient le libérer !
49
Mais les autres disaient : — Laissez, que nous voyions si Élie vient le sauver !
50
Mais Jésus, ayant crié de nouveau d’une voix forte, remit l’esprit.
50
Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, remit l’esprit.
50
Mais Jésus cria de nouveau d’une voix forte et remit l’esprit.
51
Et voici : le voile du Sanctuaire fut déchiré Byz TR en deux Nes de haut en bas Byz TR de haut en bas Nes en deux et la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés
51
Et voici : le voile du Temple fut déchiré en deux
51
Et aussitôt le voile du Temple fut déchiré en deux
52
et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis furent levés
52
et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis ressuscitèrent
52
et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis se levèrent
53
et étant sortis des tombeaux après son relèvement, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.
53
et sortant des tombeaux après sa résurrection,
53
et sortirent ; et après sa résurrection,
54
Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus, voyant le tremblement et ce qui était arrivé, furent effrayés à l’extrême disant : — En vérité, celui-ci était le fils de Dieu.
54
Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus, voyant le tremblement de terre et ce qui était arrivé, furent effrayés à l’extrême disant : — En vérité, celui-ci était le fils de Dieu.
54
Lorsque le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus virent le tremblement de terre et ce qui était arrivé, ils furent très effrayés et dirent : — En vérité, celui-ci était le fils de Dieu.
55
Étaient là aussi de nombreuses femmes observant à distance, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée en le servant,
55
Étaient là aussi de nombreuses femmes à distance, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée en le servant,
55
Il y avait là aussi de nombreuses femmes qui observaient à distance, celles qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée en le servant,
C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pour quoi m’as-tu abandonné !?
de haut en bas
de haut en bas
et la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés
et la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés
ils vinrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.
ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.
75
Traduction de Matthieu –
Byz TR Nes 56
V
S
parmi lesquelles se trouvaient Marie la Magdeleine et Marie, mère de Jacques et de Byz TR José, Nes Joseph, et la mère des fils de Zébédée.
56
57
Le soir venu, vint un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui lui aussi Byz TR fut Nes avait été fait disciple de Jésus.
57
Le soir venu, vint un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui lui aussi était disciple de Jésus.
57
Le soir venu, vint un homme riche de Ramta, nommé Joseph, qui lui aussi avait été fait disciple de Jésus.
58
Celui-ci, s’étant rendu chez Pilate, lui demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna Byz TR que fût rendu le corps. Nes qu’il fût rendu.
58
Celui-ci, s’étant rendu chez Pilate, lui demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna que fût rendu le corps.
58
Celui-ci se rendit chez Pilate et lui demanda le corps de Jésus et Pilate ordonna que fût rendu le corps.
59
Et ayant pris le corps, Joseph l’enveloppa Byz TR d’ Nes dans un drap pur
59
Et ayant pris le corps, Joseph l’enveloppa d’un drap pur
59
Et Joseph prit le corps et l’enveloppa dans un drap de lin pur
60
et il le plaça dans le tombeau neuf qu’il s’était fait tailler dans le roc et ayant fait rouler une grande pierre à l’entrée du tombeau, il partit.
60
et il le plaça dans le tombeau neuf qu’il s’était fait tailler dans le roc et il roula une grande pierre à l’entrée du tombeau et il partit.
60
et il le plaça dans son tombeau neuf qui était taillé dans la pierre et ils roulèrent une grande pierre, la placèrent contre la porte du tombeau et partirent.
61
Étaient là : Byz TR Marie Nes Mariam la Magdeleine et l’autre Marie, assises en face du sépulcre.
61
Étaient là : Marie la Magdeleine et l’autre Marie, assises en face du sépulcre.
61
Étaient là : Mariam la Magdeleine et l’autre Mariam, assises en face du sépulcre.
62
Le lendemain, c’est-à-dire après la Préparation, les grands prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate
62
Le jour suivant, c’est-à-dire après la Parascève,
62
Le jour suivant, c’est-à-dire après la Préparation, les grands prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate
disant : — Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce déviant a dit quand il était encore vivant :
63
disant : — Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce séducteur a dit quand il était encore vivant : — Après trois jours, je ressusciterai.
63
et lui dirent : — Monseigneur, nous nous sommes souvenus que cet imposteur disait quand il était encore vivant : — Après trois jours, je me lève.
63
parmi lesquelles se trouvaient Marie la Magdeleine et Marie, mère de Jacques et de Joseph,
56
et la mère des fils de Zébédée.
et la mère des fils de Zébédée.
les princes des prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate
— Après trois jours, je me lève.
parmi lesquelles se trouvaient Mariam la Magdeleine et Mariam, mère de Jacques et de José,
64
Ordonne donc de s’assurer du sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober Byz TR de nuit et qu’ils ne disent au peuple : — Il s’est levé des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.
64
Ordonne donc de garder le sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober et qu’ils ne disent au peuple : — Il est ressuscité des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.
64
Ordonne donc de garder le sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober de nuit et qu’ils ne disent au peuple qu’il s’est levé des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.
65
Pilate leur dit : — Vous avez une garde. Allez, assurez-vous comme vous le savez.
65
Pilate leur dit : — Vous avez une garde. Allez, gardez comme vous le savez.
65
Pilate leur dit : — Vous avez des bourreaux. Allez, gardez comme vous le savez.
66
Et s’en étant allés, ils s’assurèrent du sépulcre,
66
Et s’en étant allés, ils s’assurèrent du sépulcre,
66
Et ils s’en allèrent, postèrent une garde au sépulcre et scellèrent cette pierre avec les bourreaux.
en scellant la pierre avec la garde.
en scellant la pierre avec les gardes.
76
La passion selon saint Matthieu
Matthieu 28 Byz TR Nes 1
2
V
Or, sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine, Byz TR Marie Nes Mariam la Magdeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre
1
et voici : il se fit un grand tremblement,
2
car un ange du Seigneur descendu du ciel Nes et s’étant approché, roula la pierre Byz TRde la porte et se tenait assis sur elle.
S
Or, le soir du sabbat, alors que [ça] luisait vers le premier [jour] de la semaine, Marie la Magdeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre
1
Or, le soir, le sabbat, alors que [ça] luisait le [jour] un de la semaine, Mariam la Magdeleine et l’autre Mariam vinrent pour voir le sépulcre
et voici : il se fit un grand tremblement de terre, car un ange du Seigneur descendit du ciel et, s’étant approché, roula la pierre et se tenait assis sur elle.
2
et voici : il se fit un grand tremblement, car un ange du Seigneur descendit du ciel et s’approcha, roula la pierre de la porte et se tenait assis sur elle.
3
Son aspect était comme un éclair et son vêtement blanc comme la neige.
3
Son aspect était comme un éclair et son vêtement comme la neige.
3
Son aspect était comme un éclair et son vêtement blanc comme la neige.
4
Par crainte de lui, ceux qui [le] gardaient tremblèrent et devinrent comme des morts.
4
Par crainte de lui, les gardes furent épouvantés et devinrent comme des morts.
4
Par crainte de lui, ceux qui [le] gardaient tremblèrent et devinrent comme des morts.
5
Répondant l’ange dit aux femmes : — Ne craignez pas, vous, car je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié.
5
L’ange répondit et dit aux femmes : — Ne craignez pas, vous, car je sais que vous cherchez Jésus, qui a été crucifié.
5
L’ange répondit et dit aux femmes : — Ne craignez pas, car moi je sais que vous cherchez Jésus, qui a été crucifié, vous.
6
Il n’est pas ici, car il s’est levé, comme il [l’]a dit. Venez, voyez le lieu où Byz TR le Seigneur Nes il gisait
6
Il n’est pas ici, car il est ressuscité, comme il [l’]a dit. Venez, voyez le lieu où le Seigneur avait été déposé
6
Il n’est pas ici, car il s’est levé, comme il [l’]a dit. Venez, voyez le lieu dans lequel notre Seigneur avait été mis
7
et vous en allant vite, dites à ses disciples qu’il s’est levé d’entre les morts et voici : il vous précède en Galilée ; là vous le verrez. Voilà, je vous [l’]ai dit.
7
et vous en allant vite, dites à ses disciples qu’il est ressuscité et voici : il vous précède en Galilée ; là vous le verrez. Voilà, je vous [l’]ai prédit.
7
et allez vite, dites à ses disciples qu’il s’est levé d’entre les morts et voici : il vous précède en Galilée ; là vous le verrez. Voilà, je vous [l’]ai dit.
8
Et Byz TR étant parties Nes partant vite du tombeau avec crainte et grande joie, elles coururent [l’]annoncer à ses disciples.
8
Et elles sortirent vite du tombeau avec crainte et grande joie,
8
Et elles partirent vite du sépulcre avec crainte et grande joie,
9
Byz TR
Or, comme elles allaient [l’]annoncer à ses disciples, voici : Jésus les rencontra disant : — Réjouissez-vous ! Et elles, s’approchant, lui saisirent les pieds et se prosternèrent devant lui.
9
10
Alors Jésus leur dit : — Ne craignez pas, partez, annoncez à mes frères qu’ils s’en aillent en Galilée et là ils me verront.
10
Alors Jésus leur dit : — Ne craignez pas, partez, annoncez à mes frères qu’ils aillent en Galilée, là ils me verront.
10
Alors Jésus leur dit : — Ne craignez pas, mais partez, dites à mes frères qu’ils aillent en Galilée, là ils me verront.
11
Pendant qu’elles cheminaient, voici : quelques-uns de la garde étant venus à la ville annoncèrent aux grands prêtres tout ce qui s’était passé.
11
Quand elles étaient parties, voici : quelques-uns des gardes vinrent à la ville et annoncèrent aux princes des prêtres tout ce qui s’était passé.
11
Quand elles étaient parties, voici : quelques-uns de ces bourreaux vinrent à la ville et dirent aux grands prêtres tout ce qui s’était passé.
12
Et s’étant assemblés avec les anciens et ayant tenu conseil, ils donnèrent une importante [somme] d’argent aux soldats
12
Et s’étant assemblés avec les anciens et un conseil ayant été tenu, ils donnèrent une importante [somme] d’argent aux soldats
12
Et ils se rassemblèrent avec les anciens et tinrent conseil et ils donnèrent de l’argent, pas qu’un peu, aux bourreaux
13
disant : — Dites : — Ses disciples, venus de nuit, l’ont dérobé quand nous dormions.
13
disant : — Dites : — Ses disciples sont venus de nuit et l’ont dérobé quand nous dormions.
13
et ils leur dirent : — Dites que ses disciples sont venus, ils l’ont dérobé de nuit quand nous dormions.
courant [l’]annoncer à ses disciples. Et voici : Jésus les rencontra disant : — Salut !
courant [le] dire à ses disciples. 9
Et elles s’approchèrent, tinrent ses pieds et l’adorèrent.
Et voici : Jésus les rencontra et leur dit : — Paix à vous ! Et elles s’approchèrent, saisirent ses pieds et se prosternèrent devant lui.
77
Traduction de Matthieu –
Byz TR Nes 14
V
Et si on venait à l’entendre chez le gouverneur, c’est nous qui Byz TRle persuaderons et nous vous rendrons libres de tout souci.
14
15
Eux donc, ayant pris l’argent, firent comme ils avaient été enseignés et cette parole s’est diffusée parmi les Juifs jusqu’au jour d’hui.
16
17
S
Et si cela était entendu du gouverneur, c’est nous qui le persuaderons et nous vous rendrons libres de tout souci.
14
Et si cela est entendu devant le gouverneur, c’est nous qui le persuaderons, en sorte que nous ne vous fassions pas de souci.
15
Eux donc — argent pris — firent comme ils avaient été enseignés et cette parole s’est diffusée parmi les Juifs jusqu’au jour d’hui.
15
Eux donc, quand ils prirent l’argent, firent comme ils les avaient enseignés et cette parole sortit parmi les Juifs jusqu’aujourd’hui.
Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la montagne que Jésus leur avait fixée.
16
Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la montagne que Jésus leur avait fixée.
16
Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la montagne que Jésus leur avait fixée.
Et l’ayant vu, ils se prosternèrent Byz TR devant lui, mais ils doutèrent.
17
Et le voyant, ils adorèrent,
17
Et quand ils le virent, ils se prosternèrent devant lui, mais quelques-uns d’eux doutèrent.
18
Et s’étant approché, Jésus leur parla disant : — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur Nes la terre.
18
Et s’avançant, Jésus leur parla disant : — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur terre.
18
Et Jésus s’approcha, leur parla et leur dit : — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur terre. Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.
19
Allant TR Nesdonc, faites des disciples de toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit,
19
Allant donc, enseignez toutes les nations,
19
Allez donc, faites des disciples de toutes les nations, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit
leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon. Byz TR Amen.
20
20
et enseignez leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle. Amen. Conclusion du saint Évangile, proclamation de Matthieu l’apôtre, qui a parlé en hébreu en Palestine.
20
mais certains doutèrent.
les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle.
Matthieu
79
Matthieu ,-
26,1-2 Annonce de la passion + Propositions de lecture + 1-16 « Prologue » à la passion : sens et fonction Comme une sorte de « prologue » au grand récitatif de la passion, l’annonce de Jésus, le complot des grands prêtres et la trahison de Judas introduisent la passion et la mort de Jésus comme le fruit de deux volontés libres : • d’une part, celles de Judas et des chefs du peuple, qui croient avoir l’initiative mais apparaissent peu à peu comme les jouets de forces plus profondes qui leur échappent ; • d’autre part, une mystérieuse volonté qui n’est pas immédiatement celle de Jésus mais que lui seul connaît et qu’il assume (*gra2b est livré), ce qui confirme que Jésus lui-même maîtrise l’événement de sa propre mort (*interp1-2). 1-2 Jésus omniscient ? Ces v. agrafant le récit de la passion à tout ce qui précède (*pro1a). On comprend d’emblée que c’est le début de la fin. Or chez Mt (*syn2) cela commence par une prophétie de Jésus lui-même qui maîtrise à la fois l’intrigue et le tempo du récit (*gra2b est livré ; *pro1b ; *pro2b est livré) : « Ma vie nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne » (Jn 10,17-18).
Texte + Critique textuelle + 2a Vous savez Omission dans D, peutêtre à cause de l’illogisme implicite. *gra2b est livré
Le présent moyen-passif Cette forme peut être comprise comme étant : • au passif « il est livré » ; • au moyen « il se livre (lui-même) ». Les deux interprétations sont retrouvées dans l’histoire de la réception. *lit2b ; *chr2b ; *myst2b Passif à valeur théologique ? Le sujet réel n’est pas précisé. La « livraison » de Jésus n’est pas le seul fait des hommes : le verbe paradidômi a fréquemment un sujet divin (c’est Dieu qui a livré son fils, *bib2b). Selon un paradoxe théologique central dans l’annonce primitive de l’Évangile, Judas et Dieu sont donc les deux « donneurs » de Jésus, le fils qui s’est lui-même « livré pour nous ». *theo1-5
Byz V S TR Nes 1a b
2a b
Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples : — Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive V arrivera et le fils de l’homme est V sera livré pour être crucifié. S pendu.
1-2 Approche de la Pâque Mc 14,1 ; Lc 22,1 – 1a eut achevé toutes ces paroles Dt 31,24 ; 32,45 ; →Typologie mosaïque – 2a la Pâque →Typologie pascale – 2b le fils de l’homme →Fils de l’homme ; →Annonces de la passion/résurrection
+ Vocabulaire + 2a Pâque Terme religieux *chr2a 2b pendu (S) Nuance péjorative, allusion intertextuelle S reprend exactement le terme de Dt 21,23 : « une malédiction de Dieu, celui qui est pendu » (le verbe zqf). + Grammaire + 2b et Subordonnant, coordonnant ou explétif ? • Si kai est un simple coordonnant, Jésus leur apprend quelque chose de dramatique. • Si le kai grec traduit un we- subordonnant hébraïque, on peut comprendre que les disciples savent ce qui va arriver, ou qu’ils devraient le savoir : la Pâque arrive, si bien que le →fils de l’homme est sur le point d’être livré (cf. Mt 20,18). *pro2 • S’il s’agit d’un kai à valeur explétive, alors Jésus met sur le même plan la Pâque des Juifs et sa propre crucifixion en se posant d’emblée comme l’agneau immolé (cf. Jn 1,29). 2b est livré Ambiguïté du verbe Valeur aspectuelle Le présent grec paradidotai a ici valeur aspectuelle d’imminence. On peut traduire « va être livré » ; cf. V.
+ Procédés littéraires + 1a toutes ces paroles COMPOSITION Variation Dans les autres emplois du refrain-conclusion des discours cher à Mt (*gen1a), le quantificateur tout n’apparaît pas. Cette fois-ci, Jésus n’a pas seulement terminé le discours eschatologique du ch.25, ni seulement l’ensemble que ce ch. forme avec le discours aux pharisiens du ch.23 (qui ne comporte pas de refrain-conclusion), mais tous ses discours (*chr1a). Il a dit tout ce qu’il avait à dire : l’heure est venue de poser les actes, qui parlent plus fort que tous les mots. 1b il dit à ses disciples Parole performative
PRAGMATIQUE Acte de langage (*syn2) L’annonce du récit de la passion se fait dans une parole directe de Jésus. La première action du récit de la passion est donc une parole. Comme tout le ministère de Jésus, la passion est un événement didactique. NARRATION Caractérisation de Jésus Jésus apparaît comme maître de sa propre destinée (*interp1-2) : il sait ce qui va lui arriver. *pro2b 2 Vous savez + et — PRAGMATIQUE Compétence du lecteur implicite (*gra2b) Présupposant un savoir, Jésus en appelle à une préconnaissance de la destinée du →fils de l’homme. Mt établit ainsi une étroite connexion entre le discours eschatologique où il vient d’être question du fils de l’homme (Mt 24-25) et le récit de la passion. 2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié COMPOSITION Refrain Dernière des →annonces de la passion/résurrection. Seule la mort est ici prophétisée. Pour la résurrection, cf. Mt 26,32. 2b est livré SÉMANTIQUE SÉMANTIQUE Isotopie Dans Mt, Jean le Baptiste a déjà été « livré » (Mt 4,12), Judas a été caractérisé comme celui qui « a livré » Jésus (Mt 10,4) et Jésus a annoncé aux disciples (et donc aux lecteurs) qu’un jour ils seraient eux aussi « livrés » au sanhédrin par les hommes (Mt 10,17-21 ; 24,9). Mais ici, l’agent implicite de la livraison peut bien être Dieu lui-même (*gra2b est livré).
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Polysémie Dans le NT, le verbe indique aussi le sacrifice volontaire de Jésus (*pro27,50 remit l’esprit ; *syn27,50 ; *ptes27,50). RHÉTORIQUE Dérivation S : mštlm forme un jeu de mot avec šlm « achevé », de même racine, au v.1a. + Genres littéraires + 1a Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles Récit mosaïque : refrain La formule grecque, calque d’une cheville narrative sémitique, abonde en G sous la forme kai egeneto + un verbe conjugué. La séquence kai egeneto + inf. imite de plus près le tour sémitique. Mt utilise une seule fois la formule sémitisante (Mt 9,10) et cinq fois la formule grecque (ici et Mt 7,28 ; 11,1 ; 13,53 ; 19,1), pour conclure les cinq grands discours de Jésus qui structurent l’œuvre. Le refrain egeneto etelesen ho Iêsous tous logous divise en effet l’ensemble de l’évangile en cinq ensembles, alternant séquences dominées par les récits et séquences dominées par les discours : • (1) Sermon sur la montagne (Mt 5,1 [Jésus et les disciples sur la montagne] jusque Mt 7,28 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé ces paroles »]). • (2) Discours apostolique (Mt 10,1 [Jésus et les douze] jusque Mt 11,1 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé de donner ces consignes à ses douze disciples »]). • (3) Discours parabolique (Mt 13,1-2 [Jésus et les foules au bord de la mer] jusque Mt 13,53 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé ces paraboles »]). • (4) Discours ecclésiastique (Mt 18,1 [Jésus et les disciples] jusque Mt 19,1 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé ces paroles »]). • (5) Discours eschatologique (Mt 24,1-3 [Jésus et les disciples auprès du Temple et sur le mont des Oliviers] jusque Mt 26,1 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles »]). Dans une telle organisation littéraire, l’imitation délibérée de G relève de la →typologie mosaïque, qui est l’un des ingrédients principaux de la christologie de Mt.
Contexte + Repères historiques et géographiques + 2a dans deux jours la Pâque Chronologie « Dans deux jours » L’expression meta duo hêmeras ne signifie pas un seul jour de manière inclusive en ajoutant le jour qui vient au jour présent. En effet, pour exprimer « lendemain », Mt emploie epaurion (Mt 27,62 ; cf. Mc 11,12 ; Jn 1,29.35.43 ; 6,22 ; 12,12 ; Ac 10,9.23-24 ; 14,20 ; 20,7 ; 21,8 ; 22,30 ; 23,32 ; 25,6.23 ; et cf. duo hêmeras « deux jours » en Mc 14,1 ; Jn 4,40.43 ; 11,6) et non une périphrase comme « le deuxième jour ». « Pâque » Pascha désigne l’immolation des agneaux ou leur consommation au cours du repas pascal. Le « jour » désigné par Jésus ici peut être : • le jour de l’immolation des agneaux, le 14 Nisan, • le jour où on les consomme, le 15 Nisan. Les agneaux sont immolés l’après-midi d’un jour et consommés la nuit même, laquelle marque le début du jour suivant. Le 14 Nisan est à la fois le jour où l’on finit d’éliminer tout produit fermenté (*hge17a) et où l’on immole la Pâque (→Philon d’Alexandrie Spec. 2,149 ; →Josèphe A.J. 3,248 ; cf. Lv 23,5 ; Nb 28,16 ; 33,3 ; Ez 45,21 ; Mc 14,1). Date précise ? Comme Mt 26,17 situe la préparation de la dernière Cène « le premier jour des Azymes » et que Jésus sera arrêté cette même nuit, Jésus semble ici parler le 12 Nisan au sujet du 14 Nisan. →Chronologie de la passion
+ Milieux de vie + 2a dans deux jours TEMPORALITÉS Computs antiques des jours • Pour les Romains, la journée de 24 heures commençait à minuit. • Dans le calendrier liturgique juif, les jours sont comptés à partir de la veille au soir. Mais outre cette division traditionnelle du temps enracinée dans des traditions sacrées, la pratique populaire était de compter le début des journées à partir du matin. L’imprécision de la formule suggère que Mt divise les jours à la manière romaine, tout en les comptant rituellement à la manière juive. + Intertextualité biblique + 1a Et il advint, lorsque Typologie : Jésus-Moïse Mt raconte la vie de Jésus dans le moule des récits mosaïques (*gen1a ; →Typologie mosaïque). 2a la Pâque Cadre temporel La mort de Jésus est d’emblée située dans le contexte de la Pâque, comme chez Jn et chez Paul. L’ensemble du récit qui va suivre doit être lu à la lumière d’une →typologie pascale de la proclamation évangélique (*bib5a). 2b le fils de l’homme Scénario connu En se désignant indirectement comme le →fils de l’homme, Jésus inscrit sa destinée dans le scénario préétabli de la souffrance du juste comme préalable nécessaire à sa victoire, supposé connu de ses auditeurs. 2b est livré Connotation variable Chez Paul, le verbe paradidotai comporte une connotation d’expiation pour parler de la mort de Jésus (Rm 4,25 ; 8,32 ; Ga 2,20 ; Ep 5,25), ce qui n’est pas forcément le cas dans les évangiles.
Reception + Lecture synoptique + 1-2 Mt // Mc-Lc-Jn Les v. introductifs de la passion chez Mt (*interp1-2) esquissent un portrait de Jésus maître de sa vie et de sa mort, proche de celui de Jn. Chez Mt C’est une série d’événements providentiels, illuminée par la foi. Jésus continue d’être le maître, et le lecteur est en permanence en présence du fils de Dieu plein de puissance. P. ex. en Mt 26,53 on ne doute pas qu’il pourrait avoir le secours de ces milliers d’anges — c’est seulement une impossibilité morale — ; sa messianité est exprimée même dans la bouche des ennemis (Mt 26,63-66) ; son autorévélation résonne comme un blasphème aux oreilles juives (Mt 27,40.43) ; même chez Pilate l’accent est moins mis sur la dimension politique que sur « Jésus appelé Christ » (Mt 27,17.22). Mt 27,6364 et Mt 28,7 sont peut-être des réminiscences du kérygme chrétien. Les autres évangélistes soulignent d’autres aspects de la passion de Jésus : // Mc C’est surtout une insondable énigme (avec cependant des accents politiques secondaires : dans l’épisode du choix entre Jésus et Barabbas proposé par Pilate à la foule, Mc dit partout « le roi des Juifs » là où Mt dit « le Christ »). // Lc et Jn Lc 23,2 et Jn 19,12 présentent la catastrophe finale de toute une intrigue politique. 1a SM Voir *gen1a. 2 // Mc : énonciateur différent Mt place dans la bouche de Jésus ce que le narrateur exprime directement en Mc. 2a la Pâque // Mc 14,1 ajoute « et les pains sans levains ». Mt le corrige-t-il (la fête des Azymes commençait seulement le 15 Nisan selon la Bible) ? Ou bien supprime-t-il une redondance (un début de la fête des Azymes le 14 Nisan est attesté dans la tradition juive) ?
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+ Liturgie + 2a dans deux jours la Pâque arrive →Dates de célébration de Pâques 2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié TEXTE Transformation liturgique du refrain *pro2b ; →Annonces de la passion/résurrection • Devenue mémorial et kérygme chez Paul, l’annonce de la passion et de la résurrection est un Leitmotiv des célébrations pascales, particulièrement les vendredi et samedi saints : Ph 2,8-9 Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. V/ Propter quod et Deus exaltavit illum et dedit illi nomen quod est super omne nomen (« Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. V/ C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom »). • Dimanche des rameaux, répons graduel après la 2e lecture (→Grad. 148). • Vendredi saint, célébration de la passion du Seigneur, répons graduel après la 2e lecture (→Grad. 148). • Vendredi et samedi saints (→OHS 244-246) : récité recto tono à la fin des petites heures (de prime à complies), qu’il clôt avec le Pater et l’oraison ; récité avant et après les repas, en guise de bénédicité et d’action de grâces. • Vendredi et samedi saints : office des laudes ; samedi saint : office des vêpres. On chante ce même répons graduel inspiré de Ph 2,8-9 (→Grad. 148). Le samedi on ajoute la suite : Propter quod et Deus exaltavit… (« C’est pourquoi Dieu l’a exalté… »). MUSIQUE Chant grégorien • Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem… D’abord simple récitatif sur la tonique, sans autre ornement que le podatus d’accentuation, puis belle demi-cadence large et expressive, ondulant autour de la tonique sur laquelle elle vient finalement se poser : pro nobis (« pour nous ») ; l’idée est magnifiquement soulignée. Appuyée sur cette base, la mélodie monte vers la quinte, soulignant ainsi la grandeur de l’obéissance du Christ, d’où elle ne tarde pas à retomber presque lourdement vers la tonique, avec gravité profonde et recueillie. • Mortem autem crucis : nouvelle insistance de la mélodie. Autem, simple conjonction, précise le genre de mort, la plus cruelle : les courbes musicales et douces sur cet autem amènent le mot principal crucis (« croix ») où la mélodie sur la 1re syllabe répercute la tonique autant de fois que le nombre de clous plantés dans les mains et les pieds sacrés. Sur la 2e syllabe elle étale une quarte descendante sur le do grave et évolue de nouveau autour de la tonique en faisant entendre le thème pascal fa-mi, sol-la (le demi-ton descendant fa-mi exprime la douleur, et le ton montant sol-la la résurrection ; c’est le thème de l’alléluia de la messe du jour de Pâques : Pascha nostrum, →Grad. 197). • Propter quod et Deus… : jaillissement en contraste absolu avec ce qui précède. En mouvement syllabique, la mélodie bondit à la quinte supérieure, puis dans une grande vocalise en de larges intervalles et courbes descendantes sur illum (« lui »), elle grimpe à l’octave supérieure, qu’elle dépasse même, pour se livrer à une série de balancements festifs, où se tempère peu à peu l’exultation qui vient de l’emporter. Surgit un nouvel élan, plus retenu sur et dedit illi (« et lui a donné »), suivi, sur nomen (« le nom »), de la belle formule large, solennelle, vibrante, que l’on retrouve souvent dans les graduels du 2e et 5e modes, pour se terminer enfin dans le calme et la gravité retrouvée de quod est super omne nomen (« qui est au-dessus de tout nom »). MYSTAGOGIE Avec la seconde partie du répons graduel (Propter quod et Deus…), le samedi saint, la pensée latente au cours de tout l’office se concrétise et achève la liturgie douloureuse de la semaine sainte : la résurrection est virtuellement commencée, le deuil de l’Église achevé, les cœurs rassérénés. Dans la liturgie eucharistique romaine, la douloureuse passion est bel et bien « la passion qui nous sauve » (salutiferae passionis : Prière eucharistique 3, →MR 587 §113) ; le Canon romain fait « mémoire de la passion bienheureuse » du Fils de Dieu, Jésus Christ, notre Seigneur (Unde et memores… eiusdem Christi, Filii tui, Domini nostri, tam beatae passionis…, anamnèse, →MR 576 §92).
2b livré TEXTE Usage le jeudi saint, messe In Cena Domini La liturgie de ce soir (*lit26-29) rapproche plusieurs usages du verbe « livrer/transmettre » au sens si riche (*gra2b ; *pro27,2b ; *pro27,50 remit l’esprit) comme pour manifester les aspects du mystère ; cf. →MR 300-302. • Collecte : Jésus « avant de se livrer lui-même à la mort » (par amour et par obéissance). • 2e lecture : 1Co 11,23 « Moi [Paul], je vous ai transmis [= livré] ce que j’ai reçu du Seigneur : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré. » • Canon romain, additions propres au jeudi saint : Communicantes, et diem sacratissimum celebrantes, quo Dominus noster Iesus Christus pro nobis traditus… (« Dans la communion de toute l’Église, nous célébrons le jour très saint où notre Seigneur Jésus Christ fut livré pour nous », →MR 306 §20) ; Hanc igitur oblationem servitutis nostrae, sed et cunctae familiae tuae, quam tibi offerimus ob diem in qua Dominus noster Jesus Christus tradidit discipulis suis Corporis et Sanguinis sui mysteria celebranda (« Voici l’offrande que nous présentons devant toi, nous tes serviteurs et ta famille entière, le jour même où notre Seigneur Jésus-Christ a livré à ses disciples, pour qu’ils les célèbrent, les mystères de son Corps et de son Sang », →MR 306 §21). Cf. « Au moment d’être livré et d’entrer librement dans sa passion, c’est-à-dire aujourd’hui, il prit le pain… » (Prière eucharistique 2). • →MR 307 §23 Qui pridie, quam pro nostra omniumque salute pateretur, hoc est hodie (« Qui, la veille du jour où il devait souffrir pour notre salut et celui de tous les hommes, c’est-à-dire aujourd’hui »). Livré par Dieu entre les mains des pécheurs (v.45), trahi par l’un d’entre eux, Jésus se livre librement en sacrifice expiatoire et transmet son Eucharistie. Toutes ces « livraisons » n’en font qu’une : c’est le mystère pascal, consommé au Calvaire et célébré dans la liturgie. + Tradition chrétienne + 1-2 Importance de ces versets Jusque vers la fin du Moyen Âge et l’éclosion de la devotio moderna et aujourd’hui encore dans la plupart des Églises d’Orient, les souffrances de Jésus ne sont pas le centre de l’attention croyante quand on lit la passion : elle est entièrement illuminée par la perspective de sa victoire pascale. Ces premiers v. permettent d’insister sur la divinité de Jésus, qui maîtrise les événements de sa propre mort. 1a achevé toutes ces paroles Achèvement du ministère • →Raban Maur Exp. Matt. : Ces « paroles » concernaient « la fin du monde ou le partage lors du jugement », ou alors elles signifiaient « il les a toutes accomplies […] par ses actes et sa prédication » (677.10 ; cf. →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1465A). • →Albert le Grand Sup. Matt. redéfinit l’achèvement des paroles (consummasset Jesus sermones) comme le signe de l’achèvement de la passion : « Il est arrivé à l’achèvement le plus total par lequel il a atteint le point ultime, c’est-à-dire sa passion. […] En croix il a dit : “Tout est achevé” (consummatum est). » 1b il dit Pourquoi ? Pour associer la croix à la gloire • →Hilaire de Poitiers In Matt. 28,2 « Après ce discours, où il avait montré qu’il viendrait dans un retour glorieux, il avertit ses disciples qu’il va maintenant souffrir, pour qu’ils reconnaissent que le mystère de la Croix est associé à la gloire de l’éternité » (= →Raban Maur Exp. Matt. 677.18). Pour assumer pleinement sa mort • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « À l’approche de sa passion, il a voulu non seulement l’annoncer d’avance mais également en annoncer le jour, afin de montrer qu’il voulait souffrir toute sa passion et de sa propre volonté subir sa mort, puisqu’il ne l’évitait d’aucune manière. C’est la raison pour laquelle il voulait la prédire afin de réconforter les apôtres » (1466B). 2a dans deux jours la Pâque arrive Problème chronologique →Chronologie de la passion • →Augustin d’Hippone Cons. 2,78,153 souligne la prolepse : « Matthieu et Marc, après avoir dit que la Pâque serait dans deux jours, rappellent que
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Jésus était à Béthanie, où l’on situe l’épisode du parfum précieux, alors que Jean dit que Jésus est venu à Béthanie “six jours avant la Pâque” (Jn 12,1) quand il s’apprête à raconter le même épisode concernant le parfum » (cf. →Raban Maur Exp. Matt. 678.27). • →Rupert de Deutz Glor. 10,60 souligne le problème de la proximité de la Pâque et du sabbat. • →Albert le Grand Sup. Matt. « C’était le mercredi, au treizième jour de la lune. » Portée christologique : il s’agit déjà des Pâques chrétiennes • →Origène Comm. Matt. 75 « Il ne dit pas “dans deux jours la Pâque” sera ou viendra, pour montrer que la Pâque à venir n’était pas celle qui se célébrait conformément à la Loi, mais “arrive”, c’est-à-dire telle qu’elle n’a jamais été célébrée, afin que par cette nouvelle Pâque l’ancienne soit déracinée » (176.2). Parce que pascha (*voc2a) est la racine du mot de Pâques dans la plupart des langues européennes, pendant des siècles, la plupart des lecteurs ont ignoré l’allusion à la Pâque juive ; cf. même la traduction de →Luther Bibel WA DB 6,115 : « nach zween tagen Ostern wird ». Les souffrances et la passion de Jésus sont bien le commencement de la victoire de Pâques. Portée symbolique • →Jérôme Comm. Matt. « Après les deux jours d’éclatante lumière, ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament, la vraie Pâque est célébrée pour le salut du monde » (= →Raban Maur Exp. Matt. 678.33 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anonymes In Matt. 195.74). • →Rupert de Deutz Glor. 10,96 « Bien qu’ils sussent que la Pâque arrivait, ils ignoraient qu’au soir de cette Pâque, [Jésus] serait livré et que le jour suivant il serait crucifié. Or non seulement il savait, mais aussi depuis le commencement, il avait prédit qu’il en irait ainsi : la Pâque ancienne recevant sa fin dans l’immolation de l’agneau de la Loi en même temps que serait immolé l’Agneau véritable, la Pâque nouvelle. Ce qui avait été ainsi signifié comme dans l’ombre, désormais c’est en réalité qu’il paraissait, la vérité éternelle succédant à la forme passagère. » 2a Pâque Sens premier : « passage » • →Jérôme Comm. Matt. « La “pâque” (pascha), en hébreu phase [translittération latine de l’hébreu pesaḥ], tire son nom non de passion (passione) [cf. le grec pascheô “souffrir”] comme beaucoup le croient mais de “passage” (transitus), car voyant le sang sur les portes des Israélites, l’exterminateur a passé (pertransierit) sans les frapper (Ex 12,13) ; ou encore : Dieu lui-même, apportant à son peuple le secours d’en haut, s’est mis en marche […] ; or notre “passage”, c’est-à-dire notre Pâque, nous le fêtons si, quittant les choses de la terre et l’Égypte, nous nous hâtons vers le ciel. » • = →Raban Maur Exp. Matt. 678.34 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1471D ; cf. →Augustin d’Hippone Ep. 55,1 (170.17) ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1465C ; →Albert le Grand Sup. Matt. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ajoute que « ce nom de pâque […] signifie à proprement parler “phase”, c’est-à-dire “passage”. En effet, il y a quatre passages, selon les quatre sens du mot “passage”. Au sens historique, la Pâque a été célébrée quand l’exterminateur a frappé les premiers-nés d’Égypte ; alors le Seigneur ordonna [aux fils d’Israël] de manger la [Pâque], la “phase”. Ensuite, au sens allégorique, il s’agit du passage du Christ par la mort (Jn 13,1) […]. En troisième lieu, moral ou typique, pour autant qu’on passe d’une conduite charnelle à une conduite spirituelle. Enfin, il y a un passage général, pour autant qu’on dit : “Le ciel et la terre passeront” (Mt 24,35), etc. » *voc2a 2b le fils de l’homme Pas la divinité • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « C’est à juste titre qu’il s’agit du →fils de l’homme, car la divinité est impassible et seule la chair a souffert » (1472A ; cf. →Albert le Grand Sup. Matt.). 2b est livré Par qui ? • →Origène Comm. Matt. 75 « Il a utilisé l’expression impersonnelle “est livré”, en évitant de dire par qui. Le verbe peut s’appliquer à tous ceux qui l’ont livré » (176.18). *pro2b est livré
• →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il sera livré par les Juifs parce qu’ils voulaient mettre à mort quelqu’un, ils le condamnaient à mort et le livraient ensuite au pouvoir romain, car il ne leur était pas permis de porter des armes ni de tuer personne » (1472A). cf. *chr2b.15b.16 Le Christ, victime volontaire • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,6 « Tu veux sans doute qu’on te démontre qu’il est venu de bon gré à la Passion ? Les autres meurent de mauvais gré, car ils meurent dans le noir, mais lui disait d’avance de sa Passion : “Voici que le Fils de l’homme est livré pour être crucifié” (Mt 26,2). Or sais-tu pourquoi ce miséricordieux n’a pas fui la mort ? Pour éviter que le monde tout entier ne sombrât dans ses péchés. “Voici que nous montons à Jérusalem et le Fils de l’homme va être livré et crucifié” (Mt 20,18) ; et encore : “Il prit résolument le chemin de Jérusalem” (Lc 9,51). […] Il n’a pas été obligé de quitter la vie, ni n’a été immolé de force, mais il était volontaire. Écoute ce qu’il dit : “J’ai le pouvoir de laisser ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre” (Jn 10,18), c’est volontairement que je cède à mes ennemis, car si je ne le voulais pas, rien n’arriverait » (190-191). *pro2b est livré ; *chr2b est livré 2b crucifié Sans allusion à la résurrection • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 79,3 « Il ne leur a pas dit un mot de la résurrection à ce moment-là ; il était inutile de revenir sur ce sujet […]. Il leur fait d’ailleurs comprendre […] que la passion elle-même délivrera le genre humain de mille maux ; et cela, en leur rappelant les antiques bienfaits dont ils avaient été comblés en Égypte par la Pâque » (720.37). 2b.15b.16 livré + livre + livrer — La diversité de l’intention fait la diversité des actes • →Origène Comm. Matt. 75 « Mais tous ne l’ont pas livré pour la même raison : Dieu l’a livré par miséricorde pour le genre humain […], Judas par avarice, les prêtres par jalousie, le diable par crainte qu’il ne lui arrache le genre humain par son enseignement » (176.18). • →Augustin d’Hippone Tract. ep. Jo. 7,7 « Voici le Christ livré par le Père, livré par Judas ; alors Dieu le Père aussi est un traître ? Loin de nous cette pensée, dis-tu ! Mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Apôtre : “Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous” (Rm 8,32). Le Père l’a livré, et il s’est livré ! Ce même Apôtre le dit : “Il m’a aimé et s’est livré pour moi” (Ga 2,20). Si le Père a livré le Fils et si le Fils s’est livré lui-même, Judas qu’a-t-il fait ? Acte de livrer de la part du Père, acte de livrer de la part du Fils, acte de livrer de la part de Judas : il y a là un seul et même acte. Mais qu’est-ce qui distingue le Père livrant son Fils, le Fils se livrant lui-même, Judas le disciple livrant son maître ? Ceci : ce que le Père et le Fils ont fait par charité, Judas l’a fait par trahison. Vous voyez qu’il faut considérer non ce que fait l’homme, mais dans quel esprit et quelle intention il le fait. Dans une même action, nous voyons Dieu le Père faire ce que fait Judas : nous bénissons le Père, nous maudissons Judas. Pourquoi bénir le Père, maudire Judas ? Nous bénissons la charité, nous maudissons l’iniquité. De quels biens le genre humain n’est-il pas redevable au Christ livré à la mort ? Est-ce là ce que Judas avait en vue en le livrant ? Dieu avait en vue notre salut en nous rachetant ; Judas avait en vue l’argent en vendant son maître. Le Fils lui-même avait en vue le prix qu’il donnerait pour nous ; Judas avait en vue le prix qu’il recevrait en le vendant. La diversité de l’intention fait la diversité des actes » (SC 75,324-327). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il est livré par Judas de manière active ; par le Père et par lui-même, de manière distributive (Rm 8,32). » *pro2b est livré + Mystique + 2b est livré Passif théologique ? Le Père céleste a livré son Fils unique Pour délivrer l’homme • →Hildegarde de Bingen Scivias 1,4,30 « Les chœurs des anges chantent : Tu es juste, ô Seigneur, parce que la justice de Dieu n’a aucune tache. Il n’a pas délivré l’homme en vertu de sa puissance, mais de sa compassion,
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lorsqu’il a envoyé dans le monde son Fils, pour la rédemption de l’homme. […] Et parce que le Père céleste n’a pas épargné son Fils unique, et l’a envoyé pour ta délivrance […] lorsque lui-même a livré pour toi son Fils unique, qui t’a délivré de la mort dans les tourments et les labeurs de toutes sortes » (118-120). Pour triompher de l’antique ennemi par l’humilité • →Hildegarde de Bingen Scivias 2,6,2-3 « Parce qu’il a lui-même donné sa chair et son sang pour la sanctification des croyants [cf. Jn 6,56-57], tout comme le Père céleste l’avait livré à sa Passion pour la rédemption des peuples, triomphant grâce à lui de l’antique serpent, grâce à l’humilité et à la douceur, et ne voulant pas le surpasser par sa puissance et sa force, car il est le Dieu juste qui refuse l’iniquité […]. Car c’est par sa bonté suprême qu’il a résisté à l’œuvre d’iniquité, c’est-à-dire en envoyant dans le monde son Fils qui, avec son corps, dans le plus grand abaissement, a ramené aux cieux sa brebis perdue. […] Ce même Fils unique de Dieu, vrai vivant, s’est offert lui-même à sa Passion sur l’autel de la croix, pour la rédemption du genre humain » (282-284). *gra2b est livré
+ Théologie + 1-5 ESTHÉTIQUE THÉOLOGIQUE La passion comme drame humano-divin Dans cette ultime annonce de sa passion, le Christ plante la scène d’une véritable dramatique divine (→Balthasar Dramatique II,2) puisque l’évangéliste présente cet événement à la fois comme : • un acte politique — le complot des chefs du peuple (Mt 26,3-5), • un divertissement cruel de ses ennemis (Mt 26,59-68 ; 27,39-44 ; *interp1-16), • un acte cultuel (Mt 26,2) engageant le vouloir divin lui-même. Cette imbrication est admirablement concentrée dans la poétique évangélique, en particulier autour du verbe « livrer/transmettre » (*gra2b est livré ; *pro2b est livré ; *pro27,2b le livrèrent). Tout dans cette histoire semblerait explicable en termes de causes et de déterminismes : dispositions des cœurs humains et circonstances conjoncturelles ; attitudes face à l’occupation romaine ; mises en question des autorités contestées ; ambitions, lâchetés, trafics d’intérêts, trahisons et reniements, manipulation de foules, etc. Cependant, rien de tout cela n’explique ce qui est en fait un drame par excellence : Jésus apparaît comme l’homme unique qui ne subit pas la mort comme une fatalité. Quoique sa sensibilité humaine et divine l’ait en parfaite horreur, il y va souverainement, de tout son cœur de fils et de tout son amour pour ses disciples et pour l’humanité. THÉODICÉE Providence : la liberté humaine dans le plan divin Dieu (et même Jésus, suggère Mt : *interp1-2 ; *gra3a ; *pro1b) maîtrise les événements dramatiques qui procurent le salut de l’humanité, chacun jouant son propre rôle : les chefs du peuple motivés par le péché, et Jésus par l’obéissance à la volonté divine, concourent à soumettre le →fils de l’homme à l’épreuve de la souffrance, de la croix et de la mort. En aucun cas, ils ne mènent le jeu : même Judas les amène à changer leurs plans. Le futur « donneur » sera un agent de la volonté divine de donner son Fils. Mais Judas reste libre dans son agir, et Dieu n’est pas la cause de son péché. • →Jean Damascène Fid. orth. 2,29 « Il faut savoir que Dieu primitivement veut que tous soient sauvés et parviennent à son royaume. Il ne nous a pas façonnés pour le châtiment, mais pour la participation à sa bonté, parce qu’il est bon. Mais parce qu’il est juste, il veut le châtiment des pécheurs. On dit par conséquent que la volonté première et antécédente ainsi que le bon plaisir proviennent de lui, tandis que de la volonté seconde et conséquente et de l’autorisation nous sommes responsables. Et cette autorisation a deux aspects, l’un entre dans le plan divin et dans sa pédagogie pour notre salut, l’autre est un reniement conduisant au châtiment final, comme nous l’avons dit » (SC 535,365). 2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié SOTÉRIOLOGIE La mission et la prédication du Christ culminent dans l’événement de sa passion, de sa
mort et de sa résurrection, comme point focal de toute l’histoire du salut qu’il est venu accomplir (cf. →Jean Chrysostome Hom. Matt. 79,3 [720.34]). Le Christ en accueillant lucidement l’événement de sa passion assume sa destinée personnelle et avec elle, celle de toute l’humanité. *theo36-46 SOTÉRIOLOGIE ; →Christologie orthodoxe : motif sotériologique
+ Philosophie + 2b et le fils de l’homme est livré Ce n’est pas un suicide • →Kant Religion 2,2 « Ce n’est pas que (suivant une imagination romanesque de D. Bahrdt) il cherchât la mort pour favoriser l’exécution d’un bon dessein, au moyen d’un brillant exemple de nature à faire sensation ; cela eût été un suicide. Car s’il est permis d’exposer sa vie en accomplissant certaines actions, si l’on peut même recevoir tranquillement la mort des mains d’un adversaire, quand on ne saurait l’éviter sans se rendre infidèle à un devoir imprescriptible, on n’a jamais le droit de disposer de soi et de sa vie, comme d’un moyen en vue d’une fin, quelle qu’elle soit, et d’être ainsi l’auteur de sa mort » (67 n. 1). *chr1b : Anselme • →Hegel Geist « Pour avoir dédaigné de vivre avec les Juifs et pour avoir en même temps sans cesse combattu avec son idéal leurs déterminations effectives, Jésus ne pouvait manquer de succomber à elles ; il ne se déroba pas à ce développement de son destin, mais ne le rechercha certes pas davantage ; pour tout rêveur qui ne délire que pour lui-même la mort est la bienvenue, mais celui qui rêve de grandes choses ne peut sans douleur abandonner la scène où il voulait se manifester ; Jésus mourut avec la conviction que ses idées ne seraient pas perdues » (111). Le devancement résolu de la mort • →Heidegger Sein und Zeit 50 « La mort est une possibilité d’être que le Dasein a, chaque fois, à assumer lui-même. Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité-là, il y va purement et simplement pour le Dasein de son êtreau-monde. Sa mort est la possibilité de ne-plus-être-Dasein. Si le Dasein est imminent à lui sous la forme de cette possibilité de soi, il est complètement renvoyé à son pouvoir-être le plus propre » (250). C’est un jugement pleinement autorisé sur le sort de la vérité dans l’histoire • →Kierkegaard Indøvelse « Ce n’est pas lui qui, en se laissant naître et en apparaissant en Judée, s’en est allé passer l’examen de l’histoire, c’est lui qui est l’examinateur, sa vie est l’examen et pas seulement sur cette génération-là, mais sur la génération. […] Bien que sa perspective soit de sauver l’homme, il a voulu aussi pourtant exprimer que “la vérité” à chaque génération doit souffrir et ce que la vérité doit souffrir. Mais si c’est cette volonté suprême qui est la sienne et s’il veut dans son retour se montrer dans la gloire, et s’il n’est pas encore revenu ; et si aucune génération ne peut sans repentir considérer, s’il faut au contraire que chaque génération, comme complice, considère ce que sa génération a fait de lui : alors malheur à celui qui a l’audace de lui retirer l’abaissement, ou de laisser tomber dans l’oubli l’injustice qu’il a soufferte, et par affabulation le revêtir de la gloire humaine des conséquences historiques, pour faire de lui ce qu’il n’est en rien » (71-72). *chr1b : Hilaire L’attendait-il secrètement ? • →Camus Chute « Continuer, voilà ce qui est difficile. Tenez, savez-vous pourquoi on l’a crucifié, l’autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être ? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. C’est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l’innocence parfois, seulement. Mais, à côté des raisons qu’on nous a très bien expliquées pendant deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie, et je ne sais pourquoi on la cache si soigneusement. La vraie raison est qu’il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, il en avait commis d’autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d’ailleurs ? Il était à la source, après tout ; il avait dû entendre parler d’un certain
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massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ses enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant ! » (1530-1531). →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix C’est dans la logique même du message biblique • →Ricœur « Récit » « Le kérygme chrétien prolonge le message biblique, en tant qu’il affronte lui aussi l’inévitabilité du dessein divin et la contingence de l’action humaine ; […] le nœud des récits de la Passion est ici : “Il fallait que le fils de l’homme fût livré” [cf. Lc 24,26] ; cette formule, qui souligne l’inévitabilité du cours d’événement ne va pas sans un récit de trahison, de reniement, d’abandon, de fuite, qui témoigne de la récalcitrance humaine, chemin privilégié du dessein inévitable » (20). C’est l’ultime révélation de Dieu comme amour • →Marion « Au lieu d’attendre qu’on l’aime pour se décider à aimer en retour, il aime par avance. Au lieu d’aimer un autrui aimable, il aime celui qui n’aime pas (le pécheur, l’ennemi), ne l’aime pas et ne l’aimera jamais en retour. Au lieu d’aimer celui qui le mérite, il aime celui qui ne le mérite pas. Bref, au lieu d’aimer pour se faire aimer (comme fait l’amant humain), il aime au risque de sa vie — ce qui ne signifie pas seulement qu’il y laisse sa peau, mais qu’il aime sans retour, sans retraite, sans condition et pour toujours… Dieu révèle dans la geste du Christ que sa divinité se joue et se dit selon la “richesse transcendante de sa grâce” (Ep 2,7) et rien d’autre. Ou plus exactement, tout ce que la pensée des hommes attribue, en fait de transcendance, à Dieu (comme d’être l’être lui-même, ou la toute-puissance, l’omniscience, l’éternité, l’immortalité, etc.), tout cela ou bien provient de la charité et y reconduit, ou bien s’effondre dans la pure et simple idolâtrie. Ce qui rend absolument vains les prétendus débats sur l’humilité de Dieu : laquelle, vue à partir de la charité, devient justement la seule figure et le seul mode de transcendance convenables à “Dieu est amour” » (17). 2b livré pour être crucifié Le Père livrant son Fils : Passif théologique ? *gra2b est livré ; *pro2b est livré ; *chr2b est livré Élever l’humanité jusqu’à l’intimité divine et pour cela la dilater jusqu’à l’infini • →Kierkegaard Sygdommen « […] un Grec l’a déjà dit en termes magnifiques, l’homme apprend des hommes à parler, et des dieux à se taire. Cette différence qualitative infinie qui sépare Dieu et l’homme, c’est la possibilité du scandale, qui ne peut être supprimée. Dieu se fait homme par amour ; vois, dit-il, ce qu’il en est d’être homme. Mais il ajoute : prends garde, car en même temps je suis Dieu — heureux qui ne se scandalise pas de moi. Il revêt comme homme la forme d’un humble serviteur, il se présente sous l’aspect d’un homme insignifiant, afin que nul ne se croie exclu ou pense qu’il y a parmi les hommes acception de personnes susceptible d’amener tel ou tel plus près de Dieu. Non ; il est l’homme de peu. Regarde, dit-il, et vois quelle est la condition humaine ; mais prends garde, car en même temps, je suis Dieu — heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de scandale. Ou, au contraire : le Père et moi sommes Un ; pourtant je suis ce particulier, homme de peu, pauvre, abandonné, livré entre les mains des hommes — celui pour qui je ne suis pas une occasion de scandale. Moi, homme de peu, je suis Celui qui fait que les sourds entendent, que les aveugles voient, que les boiteux marchent, que les lépreux sont purifiés, que les morts ressuscitent — heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de scandale » (281-282). • →Blondel Esprit « Comment, a-t-on répété, la paternelle bonté de Dieu peut-elle ainsi sévir cruellement et obstinément contre les hommes fragiles, avec une sorte de rancune pour une offense personnelle, jusqu’à ne point épargner son propre Fils unique ? [*phi27,46c Mon Dieu, mon Dieu : Holbach] - - Dieu, tout en paraissant se mettre à notre portée, ne nous abaisse pas à nous satisfaire de cette condescendance presque humiliante
à notre égard. Ce n’est pas pour se faire lui-même à notre mesure qu’il vient à nous, c’est pour nous faire à la sienne, pour imposer à nos ambitions, même spirituelles, une extension infinie. D’où les terribles élargissements de nos capacités naturelles et ces purifications passives qui sont la voie des illuminations intérieures jusqu’à la vie contemplative et à l’union transformante, nous associant à la méthode que le Christ rappelait aux disciples d’Emmaüs : oportuit pati Christum et ita intrare in gloriam (Lc 24,26), seule route qui peut conduire la créature jusqu’à Dieu et transfigurer le pécheur au corps mystique du Christ » (183-184). *theo27a.28b ; *theo28b : Ratzinger + Littérature + 2b livré pour être crucifié Jésus, modèle de consentement aux croix de l’existence • →Quesnel Réflexions « À l’entendre parler avec une telle tranquillité de la mort si cruelle et si ignominieuse qu’il devait subir deux jours après, on voit bien que ce Fils de l’homme est aussi le Fils de Dieu. C’est même quelque chose de plus que le prédire, comme il fait. Apprenez à regarder les croix qui nous sont préparées avec la paix et la douceur de notre chef. - - Il nous apprend à épargner nos ennemis en ne nommant point ici les siens. - - Jésus-Christ joint les deux Pâques ensemble, la figurative et la véritable : c’est pour nous avertir de l’imiter en joignant toujours à la Pâque eucharistique l’amour de la croix et la disposition à souffrir tout ce qu’il plaira à Dieu, ce qui est la Pâque évangélique » (363). Signification d’ensemble de la passion : la souffrance personnifiée • →Huysmans Oblat « [La souffrance] ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme Dieu. Sa capacité de souffrances dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers Lui, en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde, et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eut enlacée et devint grandiose. Elle était si terrible qu’Il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’Époux, avant même que les Juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé, et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang. - - Elle L’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à Lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, effila jalousement les pointes des clous. - - Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la croix, elle, comme la Pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’Église naquit ; elle sortit en des flots de sang et d’eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort. - - Aussi décriée que le Messie, elle s’était élevée avec Lui et elle avait, elle aussi, dominé du haut de la croix, le monde ; sa mission était entérinée et anoblie ; elle était dorénavant compréhensible pour les chrétiens et elle allait être jusqu’à la fin des âges aimée par des âmes qui la devaient appeler pour hâter l’expiation de leurs péchés et de ceux des autres, l’aimer en souvenir et en imitation de la Passion du Christ » (341).
+ Arts visuels + 1-5 Introduction de la passion Le texte qui ouvre le récit de la passion, malgré sa richesse narrative, se prête difficilement aux représentations peintes ou sculptées. Exceptionnelles sont donc les mises en images des deux moments
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qui composent ces premiers v. : l’annonce de sa passion par le Christ, et la réunion des grands prêtres et des anciens dans le palais de Caïphe (*vis3-5). 2b livré pour être crucifié Cycles de la passion Des ensembles d’œuvres consacrés à la passion présentent des vignettes illustrant des évangiles et s’efforcent de représenter la spécificité narrative de Mt. 16e siècle • Dirck Barendsz (1534-1592), ensemble de quarante grisailles peintes à l’huile sur papier (ca. 1580-1590), préparatoires pour une suite de gravures sur la passion du Christ ; Jérôme Nadal (1507-1580), Evangelicae historiae imagines (1594, Anvers), composé par ce jésuite à l’instigation d’Ignace de Loyola lui-même, comme supports de méditations pour les novices (ce qui s’appelle « composition du lieu » dans les Exercices spirituels). 17e siècle • Johann Christoph Weigel (1654-1725), Biblia ectypa (1695). 18e siècle • Caspar Luiken (1672-1708), Historiae celebriores Veteris Testamenti iconibus representatae (1712). 20e siècle • Lillie Anne Faris (1868-1945), Standard Bible Story Readers (1925) ; etc. →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles + Musique + 1-2 Prologue : invitation à contempler Dans la tradition des passions responsoriales, →Bach Passion fait précéder le récit évangélique d’une pièce introductive qui donne le ton de cette « grande passion ». Mais au lieu de faire aux fidèles la traditionnelle invitation à écouter le récit des dernières heures de la vie du Christ, il compose un double chœur d’ouverture invitant les fidèles moins à entendre qu’à voir le Christ en croix. Il met en scène les personnages symboliques des « Filles de Sion » (chœur 1), qui contemplent le mystère de la rédemption et invitent les « Croyants » (chœur 2) à faire de même. Ce double **chœur accompagné par un double orchestre (il y avait deux tribunes face à face dans l’église Saint-Thomas, pour laquelle cette passion a été conçue et où elle fut exécutée le 11 avril 1727, aux vêpres du vendredi saint) fait entrer dans un climat de contemplation à l’orée de la fresque qui suit. Le choral monophonique, qui fait intervenir un troisième chœur, et qui semble planer au-dessus du dialogue des deux premiers, y invite encore davantage. Chœur « Kommt, ihr Töchter » • « Sion : Venez, mes filles, aidez-moi à lamenter. Voyez ! / Croyants : Qui ? / Sion : Le fiancé. Voyez-le ! / Croyants : Comment ? / Sion : Tel un agneau. Voyez ! / Croyants : Quoi ? / Sion : Sa patience. Voyez ! / Croyants : Où ? / Sion : Sur notre faute. Voyez-le qui par amour et par grâce porte luimême le bois de la croix. » Choral • « Ô Agneau de Dieu innocent, sacrifié sur le tronc de la croix, toujours trouvé patient, alors qu’on te méprisait, tu as porté tous nos péchés, autrement, nous aurions dû désespérer. Aie pitié de nous, ô Jésus. » Tout au long de la passion, six dialogues entre les deux chœurs permettront d’approfondir pédagogiquement la contemplation de la passion du Christ, en mettant en abyme la situation dans laquelle se trouve la communauté réelle des spectateurs/auditeurs. Le procédé du dialogue entre les deux chœurs est pédagogique : tandis que le chœur 1 sait d’emblée ce qu’il faut contempler dans la passion, le chœur 2 semble au contraire ne pas savoir comment regarder : il demande au premier de le lui apprendre. Est ainsi mise en œuvre la recommandation de Luther dans sa prédication : la passion du Christ engage une mystique du regard, qui doit être éduquée car le salut en dépend en partie. 1a Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles Musique rhétorique Le style du récitatif utilisé par →Bach Passion pour le texte de l’évangile
utilise différents codes que Bach avait déjà employés pour sa Passion selon saint Jean, de cinq ans antérieure. En effet, le rythme, l’harmonie et les intervalles mélodiques sont porteurs d’un sens rhétorique bien connu des auditeurs de l’époque. Ainsi, la mélodie culmine sur le mot Jesus, puis s’incline vers le mot Jüngern (« disciples ») pour signifier la divinité de Jésus. 1b qu’il dit Esthétique musicale des paroles de Jésus →Bach Passion éclaire toutes les paroles de Jésus musicalement par l’auréole d’un quatuor à cordes qui les accompagne, les soutient, même les commente parfois, hormis une (*mus27,46b). Bach accorde un soin tout particulier aux mélodies qui soutiendront ces paroles. Ici, par exemple, sur le mot überantwortet (« livré »), il écrit une petite vocalise, ainsi que sur gekreuziget (« crucifié »), où la vocalise cruciforme et tourmentée est encore assombrie par une harmonie d’accords diminués. 2 Addition Pour amplifier la portée de ces premières paroles de Jésus, →Bach Passion intercale ici un premier choral (Herzliebster Jesu) : « Jésus aimé, en quoi as-tu failli pour qu’on ait prononcé sentence si cruelle ? Quelle est ta faute ? Pour quels méfaits es-tu jugé ? » + Danse + 1-2 Prolégomènes chorégraphiques à tout récit de la passion →Neumeier Passion Silence initial Un large podium au fond de la scène, sept bancs noirs perpendiculaires. Une flaque de lumière intense éclaire une pièce de tissu blanc au-devant. Un carré pourpre sur la droite, en avant. • Entrée de tout le corps de ballet depuis le fond à droite. Les hommes à gauche, les femmes à droite, quelques-unes devant, comme pour s’asseoir sur les bancs. • Dans le silence, lentement s’avancent deux danseurs (qui vont jouer Jésus et Judas). • Et deux grands et beaux personnages qui les encadrent en se faisant face (de profil vu de la salle). • Jésus se retourne pour regarder l’ensemble des danseurs, puis descend vers le sol. Une grande chemise-tunique blanche se découvre sur le sol, dans la flaque de lumière. • Jésus se penche sur elle, la plie lentement et la prend sur le bras — comme un manuterge, tel le prêtre s’apprête à offrir le sacrifice. • Après un éloquent échange de regards où se donnent à lire les prémisses de la trahison, de l’arrestation et de la mise à mort, Jésus l’emporte vers la gauche, flanqué de Judas et escorté de deux personnages. — Gardes ? Anges ? Personnes, en tout cas. C’est ainsi que nous les nommerons : elles sont Quelqu’un et en même temps personne/s, en ce monde, mais au-delà du monde — • Ils l’accompagneront jusqu’au bout. Ils s’enfoncent dans la pénombre, traversant les rangs de spectateurs. Premières mesures de l’orchestre. • De la foule massée sur le podium se détache un danseur qui avance jusqu’au premier plan de la scène et se met à genoux. • Un à un plusieurs les rejoignent — ce seront les disciples Jean et Jacques, Pierre et André — • puis tous les autres, qui commencent une ronde de profil. Viennent aussi celles qui suivent le Christ — femmes anonymes de l’Évangile. • Ils avancent en marchant, tout simplement : non pas une danse sophistiquée, mais le mouvement humain élémentaire, aussi simple que croire ou prier. Ces danseurs représentent l’humanité. Chœur puis choral • Pendant que se déploie le chœur symphonique d’entrée, la ronde devient une très belle théorie linéaire rappelant les frises antiques, marchant au pas de la musique, qui passe derrière les femmes.
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La figure de la ronde reviendra souvent dans le ballet. Cette figure chorégraphique, présente dans les danses de tous les folklores, symbolise la communauté humaine. Elle a aussi une résonnance cosmique, si l’on pense à la ronde des planètes autour du soleil, aux danses de l’Égypte antique qui représentaient peut-être les douze signes du zodiaque. Elle rappellera une tradition picturale immémoriale : les figures de femmes sur les frises du palais de Knossos et sur les fresques égyptiennes antiques ; Fra Angelico, la ronde des anges du Jugement dernier (1431, musée San Marco, Florence) ; Sandro Botticelli, la danse des anges de la Nativité mystique (ca. 1500, National Gallery, Londres) ; Henri Matisse, La danse (1909-1910, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg). • Les femmes dansent en un ensemble coordonné. Elles semblent plonger, nager, ramasser au sol la drachme perdue, mesurer de leurs paumes étendues la largeur, la hauteur et la profondeur du drame qui va commencer ; comprendre, puis ne plus comprendre, scruter cela, ce qui résonne déjà dans la gravité de la musique. • Leurs solos expressifs permettent de repérer Marie-Madeleine, la Femme au Parfum et une Femme Mystique — sœurs de compassion et de douleur, de foi et de tendresse. • Le groupe des disciples grandit pour se disloquer en courses éperdues. • Le symbole de la croix, figurée par le corps d’un danseur qui tombe sur la face, cloué au sol, fait sa première apparition — réalité palpable du supplice à venir. On pense au prêtre au jour de son ordination, au religieux le jour de sa consécration perpétuelle, holocauste de tout son être. • Il attire plusieurs femmes, dont les attitudes disent le désarroi face à sa chute. • Les femmes commencent une ronde semblable à celles des hommes, à droite. • Traverse en diagonale toute la scène le disciple Jean tâtonnant devant lui comme un aveugle, qui a pris par l’autre bras son frère Jacques, marchant d’un pied et d’une main. — L’aveugle conduisant le boiteux, à l’orée du mystère ! N’illustrent-ils pas admirablement le face-à-face musical des chœurs 1 et 2 ? • La théorie des disciples reprend et dessine tout le périmètre de la scène, enveloppant plusieurs couples, alternant avec des **pas de deux où la Femme est tenue en croix par son partenaire. Entre deux figures, au détour de deux mouvements, la croix va apparaître, comme en clignotant, sur le corps des danseurs. • Finalement, plusieurs sont agenouillés, tournés vers la salle, comme en attente. • Pendant ce temps Jésus portant Judas sur ses épaules comme un fardeau inerte. — La brebis perdue ? Le blessé secouru par le bon Samaritain ? — Le faix de l’humanité pécheresse humblement accepté. • Il est suivi des deux Personnes au port altier, a traversé toute la salle et rejoint la scène. • Lui fait écho en fond de scène un danseur portant sa partenaire à bout de bras, au-dessus de sa tête. • Jésus est happé par l’ensemble des danseurs, qui se rapprochent en un groupe compact, levant les mains puis les agitant comme des feuilles ou comme des flammes loin au-dessus de leurs têtes, et qui se referment autour de lui comme un rempart. Il s’abaisse soudain. On découvre Jésus debout, chargé de Judas au milieu du triangle de tout le corps de ballet agenouillé. • Encadré par les deux Personnes se faisant face, de profil, l’ensemble forme alors un magnifique triangle blanc, pointé vers la salle. — Il concentre en sa direction tout le drame de l’Amour trinitaire incarné dans l’histoire qui va se déployer dans la passion réactualisée sur la scène. (Fin du choral d’entrée) 1b qu’il dit Interprétation trinitaire →Neumeier Passion • Le Christ va de l’un à l’autre, apportant son réconfort par de rapides étreintes et un baiser à Jean, le disciple bien-aimé. La gestique de Jésus, toute de douceur et de gravité, épouse la musique du quatuor à cordes, qui soulignera chacune de ses interventions.
• Au milieu de tous les danseurs, genoux à terre, divisés en deux groupes symétriques autour de lui, Jésus ouvre la bouche. • Il la désigne de ses deux mains étendues encadrant ses lèvres ; sa parole est comme amplifiée encore par les deux Personnes qui l’accompagnent de leurs attitudes accordées. Le soulignement trinitaire de la Parole sortie de la bouche du Verbe fait chair sera systématique tout au long de la passion. • Ces deux Personnes soutiennent Jésus qui s’effondre entre elles quand il annonce que le →fils de l’homme sera livré. En même temps, elles semblent consentir à la « livraison » de Jésus, mimant de leurs mains vigoureusement plaquées sur ses épaules les gestes des gardes qui saisiront Jésus et le mettront à terre. Seuls « personnages » avec Jésus à être interprétés par les mêmes danseurs d’un bout à l’autre de la passion, vêtus de gris comme d’une sorte de non-couleur symbolisant leur transcendance au-delà de tout visible, chaussés de chaussettes japonaises comme pour figurer leur « étrangeté » à ce monde, ils figurent la Trinité divine, tout entière à l’œuvre dans la douloureuse passion du Fils incarné. Neumeier s’inspire ici du décor dans lequel il a composé son ballet : • Le Christ entouré de deux anges (mosaïque de verre, 1910) se montre sur le retable moderne du maître-autel de Sankt Michaelis-Kirche, l’église de Hambourg, où fut donnée la 1re représentation du ballet le 25 juin 1981. C’est dans cette église que Neumeier inventa les esquisses du ballet et qu’est enterré le « Bach de Hambourg », Carl-Philipp Emmanuel (17141788), le 2e fils du cantor de Leipzig. Il évoque d’autres œuvres plus prestigieuses : • Le Rédempteur entouré des archanges Michel et Gabriel (ca. 547 ap. J.-C., détail de la cour céleste, mosaïque de l’abside, basilique de Saint-Vital à Ravenne). • Paolo Caliari, dit Véronèse, Le Christ au jardin de Gethsémani (huile sur toile, 1583-1584, Pinacothèque de Brera, Milan) : Jésus est soutenu d’un ange par les genoux. Cf. la tradition iconographique du « Christ de piété » : *vis27,59.
+ Cinéma + 1 Matthieu narrateur intradiégétique • →van den Bergh Matthew : Mt prononce ce v. en voix off. Le disciple apparaît à plusieurs reprises dans le film comme racontant son évangile à une femme et un enfant. Dès lors, le récit second (l’histoire de Jésus) peut peut-être apparaître comme la représentation des souvenirs du narrateur (qu’il raconte) ou bien la représentation générée par le récit du narrateur dans l’imagination de son premier auditoire. 2a Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive Focalisation : le point de vue romain • →Koster Robe : Un centurion explique à Marcellus, jeune officier romain muté en Palestine, l’agitation croissante de Jérusalem : « […] c’est la fête qu’ils appellent la Pâque, l’époque où leurs prophètes leur disent que le Messie doit arriver. » Syncope narrative : la mort de Jésus conséquence de son action au Temple • →Pasolini Matteo : La scène présente la cour des grands prêtres en suggérant une causalité directe : réaction de l’institution attaquée par Jésus. Aux invectives de Jésus contre les « scribes et pharisiens » (Mt 23) succède immédiatement la décision du grand prêtre de le faire mourir (Mt 26,3-5). Si bien que les dernières paroles de Jésus avant d’entrer dans sa passion ne sont pas Mt 26,2 (« le fils de l’homme est livré ») mais Mt 24,2, où Jésus prédit la destruction du Temple. Mais au-delà du texte de Mt où il est question du Temple, ici, la ville entière est désignée et balayée du regard. Images et paroles renvoient aux destructions qui surviendront à la mort sur la croix. Omission : Jésus sage ou insouciant, adepte du carpe diem ? • →Jewison Superstar : Jésus refuse de dire à ses disciples agités ce qui se passe, prétendant ne pas bien comprendre ce qui va arriver (*interp1-2) :
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Matthieu ,-
mieux vaut ne pas se préoccuper du lendemain. Il repousse une boisson qu’on lui tend dans une coupe. Énonciation : Jésus heureux • →van den Bergh Matthew : Jésus et ses disciples se lavent dans une rivière : zoom sur le visage de Jésus lorsqu’il prononce ces paroles, puis gros plan sur le visage de Judas qui se relève, attentif. Un plan d’ensemble montre la réaction étonnée des disciples, qui se regardent, puis à nouveau Jésus, souriant.
2b livré pour être crucifié Requête de Jésus • →Scorsese Temptation : C’est ce qu’il demande à Judas lors d’un dialogue filmé en plans rapprochés. Jésus lui avait déjà confié à plusieurs reprises qu’il comprenait de mieux en mieux que telle était la volonté de Dieu pour lui — le thème de la crucifixion est présent dès les premières scènes du film (→L’identité de Jésus au cinéma). Devant la réticence de Judas, Jésus explique qu’il n’aurait pas non plus « le courage de trahir son maître, c’est pourquoi Dieu lui a donné cette tâche plus facile, être crucifié » (→Images de Judas au cinéma).
26,3-5 Complot contre Jésus + Propositions de lecture +
+ Vocabulaire +
3-16 Triptyque d’entrée dans la passion, ou l’amour enserré par la mort 3a les grands prêtres Lexicologie : extension À l’époque du NT, le terme grand Disposition et sens prêtre ne désigne plus seulement le grand prêtre gouvernant (le kōhēn hagAu centre, le signe d’amour fou posé par la femme de Béthanie gaspillant gādôl de l’AT). Peut-être sous influence étrangère, les auteurs juifs ont comson parfum précieux sur le corps de Jésus (v.6-13) est encadré par : mencé à nommer « grands prêtres » tous les membres de l’aristocratie sacer• la scène du complot des grands prêtres et des anciens (v.3-5) dotale (ou seulement ceux de la famille du grand prêtre). *hge3a les grands • et celle de la « livraison » par Judas (v.14-16). prêtres et les anciens du peuple Au milieu du péché des hommes (Jésus trahi par son propre disciple 3b dans la cour Sens premier On peut et voué à la mort par les autorités), la aussi comprendre (par synecdoque) Byz V S TR Nes femme accomplit la bonne œuvre par « au palais ». *voc58b.69a 3 a Alors s’assemblèrent les grands excellence de la compassion. V Prolepse inversée du finale de Mt 4 tinrent conseil Hapax Mt Sunebouprinces des prêtres Byz S TR et La section finale de tout l’évangile, leusanto en grec désigne tout conseil les scribes et les anciens du peuple Mt 28,9-20, également organisée en et, en particulier à l’époque classique, b dans la cour du grand prêtre triptyque (apparition aux femmes, le « Conseil des Cinq-Cents » (hê V supercherie des Juifs, apparition en boulê hê tôn pentakosiôn). *syn4 ; prince des prêtres nommé Caïphe Galilée), inversera cet ordre en pré*mil4 sentant la mort encadrée par la vie 4 et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par (*interp28,16-20). Les ch.26-28 for4 tuer Verbe récurrent ruse et de le tuer, ment ainsi un seul ensemble du • Le verbe apokteinô est utilisé par point de vue de l’argumentation Mc 6,19 ; Rm 11,3 (cf. G-3R implicite à leur construction. 19,10) ; 1Th 2,15 ; Ap 11,7 pour 5 a mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; désigner la mise à mort des b que tumulte n’advienne dans le peuple ! 3-5 NARRATION prophètes. Sens • →Platon Apol. 30d utilise le terme Jésus prophétise sa mort, ses enne- 3-5 Complot contre Jésus Mc 14,1-2 ; Lc 22,2 ; Jn 11,47-53 – 3 Convocation des pour la mort de Socrate. mis commencent à la préparer puissants Ps 2,1-2 ; Ac 4,25-28 – 4 Conseil des méchants Ps 1,1 ; 31,14 ; 38,13 ; comme s’ils ne faisaient qu’obéir à ce 41,6 ; 56,6 ; 83,5 ; 140,5-6 ; *ref27,62b – 4 →Typologie de Jésus-Joseph ? – 4 par ruse 5a fête Nuance syriaque La racine ‘d qu’il a prévu. Ils cherchent cepen- Ex 21,14 – 4 de le tuer Gn 37,18 ; Jn 11,53 – 5 Le bon moment Dn 13,14 signifie d’abord « convocation » et dant à modifier son rapport à la « témoignage », ce qui est bien Pâque (*pro5a). Judas (v.14-16) vienaccompli dans ce contexte de la dra en quelque sorte contredire leurs passion. projets en se conformant à d’autres réalités, plus hautes. Disposition : parallélisme 5b peuple Désignation formelle du peuple (laos) par opposition à ochlos, qui Comme la précédente, cette scène est divisée en un sommaire et une parole désigne une foule (cf. cependant Mt 14,5). Laos sert à distinguer Israël directe. Jésus était le sujet de la première phrase, ses ennemis fournissent comme nation sainte par rapport aux autres nations (Mt 2,6 ; Lc 1,68 ; celui de la seconde. 2,10.32 ; 24,19 ; Jn 11,50 ; 18,14 ; Ac 3,23 ; 10,2) et — dans la même logique — les chrétiens par rapport aux païens (Ac 15,14 ; 18,10 ; Rm 9,25 ; 1P 2,10). Il sert aussi à distinguer l’assemblée par rapport aux prêtres Texte (Mt 2,4 ; 21,23 ; Lc 19,47 ; 22,66). + Critique textuelle + + Grammaire + 3a les scribes Harmonisation Les grandes versions traditionnelles harmonisent la liste des ennemis de Jésus, mais Mt semble ménager les →scribes quand on le compare aux autres évangiles. *syn3a ; *mil3a
3a Alors Particule ambiguë (ironie ?) Tote peut signifier à la fois l’enchaînement temporel et l’enchaînement causal (cf. *pro27,3a). La nuance causale lui
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donne ici un tour ironique : elle suggère que la parole de Jésus qui précède cause, de quelque manière, la réunion de ses ennemis ! 3b nommé Caïphe Sémitisme Legomenou + nom propre sémitique ; cf. Mt 2,23 ; 9,9 ; 26,14.36 ; 27,16.33. + Procédés littéraires + 3-5.13 RHÉTORIQUE Antithèse entre le secret du complot mortel des dignitaires et la publicité de la proclamation de l’acte de la femme oignant la tête de Jésus. 4 tinrent conseil NARRATION Actualisation ultime d’un conflit virtualisé dans la parabole des vignerons homicides L’action des grands prêtres et des anciens est préparée par la célèbre parabole qui annonce symboliquement la passion. Le vocabulaire (sunebouleusanto) est plus « officiel » ici qu’en Mt 21,38 (eipon en heautois « se dirent par-devers eux ») ; Mc 12,7 (pros heautous eipan « se dirent entre eux »). Elle s’inscrit dans le cadre d’une série d’attaques des castes qui composent le sanhédrin : • mise en question de l’autorité de Jésus par les grands prêtres et les anciens (Mt 21,23), avec crainte de la foule (ochlos) ; • décision prise par les « grands prêtres et pharisiens » avec peur des foules à l’issue de la parabole des deux enfants (les interlocuteurs de Jésus — probablement grands prêtres, anciens et pharisiens — derrière les publicains et les prostituées au royaume de Dieu, Mt 21,28-32), de la parabole des vignerons homicides et du festin nuptial (refus des invités, Mt 22,1-14) ; • tentative politique sur la question de l’impôt (les pharisiens sumboulion elabon « tiennent conseil » et envoient des hérodiens, Mt 22,15-22) ; • question sur la Loi (le plus grand commandement, Mt 22,34-40) ; • affirmation de Jésus, Christ et Seigneur (silence des pharisiens sur ce qu’ils considèrent peut-être comme un blasphème, Mt 22,41-45). Désormais Jésus parle seul en prophète (Mt 23,13-39).
• Lc 3,2 et Ac 4,6 mentionnent Anne mais non le lien de parenté. Appellations • →Josèphe A.J. 18,35 parle de « Joseph, appelé aussi Caïphe » et 18,95 du « grand prêtre Joseph appelé Caïphe » ; • →m. Para 3,5 « le fils de Haqqôp (variante : Haqqayip) » ; • →t. Yebam. 1,10 « la maison de qyp’ ». Pontificat Il dure environ de l’an 18 ap. J.-C. jusqu’à la Pâque de l’an 36 (dates toujours disputées). Résidence →La maison de Caïphe Tombeau En 1990, on a découvert une tombe sacerdotale familiale au sud de la colline d’Abu Tor à Jérusalem qui est probablement celle de Caïphe. 4 et ils tinrent conseil Nature de ce conseil Le mot employé (*voc4) suggère une réunion formelle. L’idée de complot est assez proche. Ce conseil furtif est peut-être en contraste avec la réunion plus formelle du « sanhédrin », improvisée à la hâte en Mt 26,57-68. 5a pas pendant la fête Chronologie Nonobstant les recommandations halakhiques (*jui5), l’arrestation est envisagée • ou bien après la fête : les foules de pèlerins arrivaient bien à l’avance pour les rites de purification (Jn 11,55) et auraient sans doute autant réagi à deux jours de la fête que le jour même ; • ou bien avant : dans ce cas, ce pourrait être soit la trace d’une chronologie différente de Mc mais accordée à Jn (*syn3-5), suggérant que Jésus a été livré avant la Pâque ; soit un procédé narratif soulignant la précipitation des chefs — quand Judas leur fera sa proposition, à un moment non prévu (*pro14-16) — opposée à la maîtrise de Jésus qui connaissait déjà le moment (*interp1-2). La suite de Mt montre Jésus arrêté le soir même de la fête. →Chronologie de la passion
5a pas pendant la fête NARRATION Suspens dramatique Alors que Jésus vient de prédire sa mort en relation avec la fête, le souhait des grands prêtres relance le suspens sur le moment de la fin de Jésus. Suspens théologique Au-delà du motif explicite de sa condamnation qui sera donné lors de leur interrogatoire et répété par les moqueurs au pied de la croix (ses attaques contre le Temple), le lecteur est invité à approfondir le rapport que Jésus vient juste de prophétiser entre sa mort et la Pâque. →Typologie pascale de la proclamation évangélique
3a les scribes Comme l’évangéliste Mt se caractérise par un regard plus bienveillant que les autres évangélistes (*syn3a ; *tex3a) sur les →scribes, peutêtre parce qu’il était lui-même un « scribe devenu disciple du royaume » (Mt 13,52). →Scribes (chrétiens) selon Mt
5b le peuple NARRATION Suspens Craint par les principaux opposants de Jésus (*syn3a), le peuple est encore un actant ambigu qui n’a pas encore pris parti contre Jésus.
4 s’emparer de Jésus JUSTICE Motifs de l’arrestation Pourquoi les autorités juives (s’il faut en croire les récits évangéliques) ont-elles fait saisir Jésus ? La question des →motifs de l’arrestation de Jésus reste entière à ce stade du récit (*mil59a cherchaient). Elle sera quelque peu éclairée lors de l’interrogatoire de Jésus par le →sanhédrin (*mil59a le sanhédrin).
Contexte + Repères historiques et géographiques + 3a s’assemblèrent Comment et où ? En session formelle au sanhédrin ? En assemblée informelle chez le grand prêtre ? *hge4 ; cf. *hge57-68. 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Principaux opposants à Jésus durant sa passion Les pires ennemis de Jésus semblent avoir été les membres de l’aristocratie du Temple, non les pharisiens. *syn3a ; →Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus
+ Milieux de vie +
3b la cour du grand prêtre HABITAT →La maison de Caïphe
5b que tumulte n’advienne SOCIOLOGIE Troubles populaires Aux moments des fêtes, alors que de grandes foules étaient rassemblées à Jérusalem, les troubles n’étaient pas rares (→Josèphe A.J. 17,213-218) et le ch.21 a rapporté un mouvement populaire favorable à Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Pilate aura la même crainte en Mt 27,24. Le gouverneur romain résidait normalement à Césarée, mais pendant la fête pascale s’installait à Jérusalem pour surveiller la situation (*mil27,24a). + Intertextualité biblique +
3b la cour du grand prêtre →La maison de Caïphe
3-4 s’assemblèrent + le tuer — Narration : séquence d’actions analogue (*ref3) Dès la première génération chrétienne (Ac), la séquence {parole du messie — rassemblement des méchants} rappelle celle des Ps 1-2.
3b Caïphe Parenté • Jn 18,13 (*syn3-5) en fait le gendre d’Anne (*hge57a chez Caïphe) ;
4 par ruse et de le tuer Motif : conciliabule des jaloux en vue de tuer l’innocent aux prétentions insupportables (*ref4 ; *jui4) Ce motif pourrait amorcer une typologie discrète de Jésus comme nouveau Joseph (→Typologie de Jésus-Joseph ?).
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En ce cas, l’évangéliste suggérerait-il que les membres de l’établissement sacerdotal soient comme des « frères » de Jésus ? →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt 5a pas pendant la fête Mort de Jésus et Pâque juive Le suspens (*pro5a) est non seulement dramatique mais aussi théologique : quel est le rapport entre la Pâque et la mort de Jésus ? →Typologie pascale de la proclamation évangélique + Littérature péritestamentaire + 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Pouvoir contesté • →1QpHab 1,13 ; 9,4-5 semble indiquer que les sectateurs de Qumrân, entre autres groupes juifs de l’époque, s’opposaient à l’aristocratie sacerdotale qui contrôlait le Temple : →Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus. 3b grand prêtre Un pouvoir important Le grand prêtre (→Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus) pourrait parfois aller jusqu’à prendre des décisions qui revenaient au roi ou au gouverneur, en l’absence de celui-ci : un épisode célèbre est celui de l’exécution de Jacques, frère de Jésus, fomentée par un grand prêtre. • →Josèphe A.J. 20,199-203 « Arian le jeune, qui […] reçut le grand-pontificat, était d’un caractère fier et d’un courage remarquable : il suivait, en effet, la doctrine des sadducéens, qui sont inflexibles dans leur manière de voir si on les compare aux autres Juifs […]. Comme Anan était tel et qu’il croyait avoir une occasion favorable parce que Festus était mort et Albinus encore en route, il réunit un →sanhédrin et traduisit Jacques, frère de Jésus appelé le Christ, et certains autres, en les accusant d’avoir transgressé la loi, et il les fit lapider. Mais tous ceux des habitants de la ville qui étaient les plus modérés et les plus attachés à la loi en furent irrités et ils envoyèrent demander secrètement au roi d’enjoindre à Anan de ne plus agir ainsi, car déjà auparavant, il s’était conduit injustement. Certains d’entre eux allèrent même à la rencontre d’Albinus qui venait d’Alexandrie et lui apprirent qu’Anan n’avait pas le droit de convoquer le sanhédrin sans son autorisation. Albinus, persuadé par leurs paroles, écrivit avec colère à Anan en le menaçant de tirer vengeance de lui. Le roi Agrippa lui enleva pour ce motif le pontificat qu’il avait exercé trois mois et en investit Jésus, fils de Damnaios. » Moins célèbres, mais caractéristiques sont les interventions des notables de Jérusalem en faveur de l’ordre public lorsque l’autorité d’occupation fait défaut. Par exemple en →Josèphe B.J. 2,232-244, suite à l’inaction du gouverneur Cumanus, des Judéens de Jérusalem vont se venger des Samaritains qui avaient tué un pèlerin galiléen. Des magistrats de Jérusalem en habits de pénitence parviennent à en dissuader un bon nombre de continuer leur vengeance contre Samarie, mais beaucoup continuent à semer le trouble. Lorsqu’enfin les Romains réagissent, une délégation dirigée par le grand prêtre Jonathan accuse Cumanus d’avoir laissé la situation dégénérer.
Reception + Lecture synoptique + 3-5 Rassemblement chez le grand prêtre Mt–Jn Mt et Jn 11,47-53 sont les seuls à évoquer une réunion du sanhédrin et à nommer le grand prêtre Caïphe dans leurs récits de passion. // Mc–Lc Caïphe est absent de Mc et de Lc (cf. cependant Lc 3,2 ; Ac 4,6), mais se retrouve en Jn 11,49 ; 18,13-14.24.28. Signes que Mt et Jn bénéficient d’une source commune ? 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Qui sont les principaux opposants à Jésus durant sa passion ? Les grands prêtres Ils sont les principaux opposants de Jésus en Mt (Mt 26,3.14 ; 27,6 ; 28,11) : ils sont toujours mentionnés les premiers et sont l’unique groupe à
apparaître seul (partout en Mt, sauf Mt 26,3). C’est peut-être le signe que le conflit fatal à Jésus porta sur le Temple, et non sur des questions intéressant les pharisiens. *pro5a ; *jui4 par ruse Les anciens : SM Ils apparaissent plusieurs fois dans la passion de Mt (jamais chez Mc ni Lc) : • avec les grands prêtres (Mt 26,3.47 ; 27,1.3.12.20.41) ; • avec eux et tout le sanhédrin (Mt 26,59). Leur collusion avec les grands prêtres apparaît dès Mt 16,21 ; 21,23. Appelés en Mt 26,3.47 ; 27,1 « les anciens du peuple » (laou ; *voc5b), ils entraînent peut-être celui-ci dans leur péché, selon la perspective de Mt (Mt 27,20.25). Les pharisiens Très présents dans les controverses du ministère, ils sont absents ici (sauf Mt 27,62 avec les grands prêtres, comme pour faire écho à Mt 12,14 ; ce v. signalait qu’ils avaient été les premiers à désirer tuer Jésus). *pro27,62b Les scribes Ils sont moins présents que dans les autres Synoptiques. Ils apparaissent seulement en Mt 26,57 (chez Caïphe juste après l’arrestation de Jésus // Mc 14,53) et en Mt 27,41 (au pied de la croix // Mc 15,31, mais non Lc), nettement moins qu’en Mc et Lc (cf. Mc 14,1 // Lc 22,2 ; Mc 14,43.53 ; 15,1 ; Lc 22,66 ; 23,10) : indice de la sympathie du scribe Matthieu pour les lettrés (*mil3a) ? de l’existence de →scribes chrétiens ? • →Lagrange Matthieu « [Mt] met donc en avant les deux influences politiques du sacerdoce et de l’aristocratie ; les scribes, très consultés sur les questions légales, étaient peut-être moins influents dans les mesures administratives. Cette nuance est à noter quand on parle de la haine de Mt contre les Pharisiens ; elle ne se trouve que dans Lc 22,52, tandis que Mc est sur ce point toujours schématique. » 4 tinrent conseil SM De même, le terme sumboulion (*voc4) est spécifiquement matthéen en Mt 22,15 et sans parallèle synoptique en Mt 27,7 et Mt 28,12 : ironie de Mt soulignant que par quatre fois, les grands prêtres complotent, mais sans réussir jamais à mener le jeu (et Judas étant absent de tous leurs débats) ? + Liturgie + 3-5 CHANT Antienne de carême Antienne Principes sacerdotum, samedi de la 5e semaine de carême, laudes, antienne de 1er mode à Benedictus (→AM 1,184) Dès le matin du dernier jour avant la semaine sainte, mettant en œuvre le texte évangélique, la liturgie fait entrer dans le drame de la passion prophétisé par Jésus (v.2) : • Principes sacerdotum consilium fecerunt ut Iesum occiderent ; dicebant autem : “Non in die festo, ne forte tumultus fieret in populo” (« Les princes des prêtres tinrent conseil pour tuer Jésus ; mais ils disaient : “Non pas pendant la fête, de peur qu’il n’y ait tumulte parmi le peuple” »). L’antienne est construite en deux volets symétriques dont les courbes mélodiques utilisent des formules semblables : • Le 1er achemine lentement vers le sommet consilium fecerunt (« tinrent conseil ») avec une montée au si bémol qui lui donne un caractère dramatique. L’arrivée sur la dominante la du 1er mode suggère aussi un reproche mêlé d’étonnement devant la gravité de la conspiration des grands prêtres : cette incise en l’air sonne comme un point d’exclamation. La mélodie ensuite redescend tout doucement par sons conjoints, sauf sur l’accent de occiderent (« tuer », 2e syllabe) qui, lui, s’enfonce à la sous-tonique do par une tierce majeure pour aller se reposer sur la tonique à la dernière syllabe. Il y a dans cet ut Iesum occiderent (« pour tuer Jésus ») quelque chose de très doux et d’infiniment respectueux, comme une inclination empreinte d’adoration où se mêle à la fois tristesse et paix. Le fils de l’homme, Seigneur de la gloire, est le Seigneur de l’humilité, infiniment aimant. • Le 2e commence aussi sur la tonique du mode, mais s’élève plus rapidement par une quarte sur le autem (« mais ») pour redescendre à la quinte inférieure. Ces intervalles décrivent la crainte des grands prêtres et le caractère tourmenté de leur décision. Le sommet de ce 2e membre de phrase se trouve à die festo (« jour festif ») avec une formule presque
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identique à consilium fecerunt (« tinrent conseil ») se terminant aussi sur la dominante. La 2e moitié redescend lentement avec une petite remontée avec cadence sur sol à tumultus (« tumulte ») qui laisse comme en suspens. La dernière incise est reliée à la précédente par un grand saut de quinte descendante jusqu’au do inférieur au mot fieret (« y ait ») et se termine simplement sur la tonique. Toute l’antienne, admirable par la simplicité de ses moyens musicaux et son expression de grandeur et de paix, prélude au grand mystère d’amour que la liturgie fera se dérouler dans l’Église durant la semaine sainte. 3a DISCIPLINE Origine des usages de jeûne avant les célébrations pascales • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Quand notre Seigneur entra avec splendeur dans Jérusalem, c’était le premier jour de la semaine et au bout de quatre jours ils se rassemblèrent et tinrent conseil en vue de son meurtre. Voilà pourquoi les apôtres ont voulu que le mercredi, le vendredi et le premier jour de la semaine, on jeûne et on célèbre les saints mystères. Le quatrième parce que c’est alors qu’ils tinrent conseil en vue de le tuer et pour ainsi dire le mirent à mort, le vendredi parce que c’est le jour où il souffrit et fut crucifié — et selon certains theophori [c.-à-d. des docteurs en théologie] même les serpents et les oiseaux carnivores proclament un jeûne les vendredis — et le premier jour de la semaine parce qu’en ce jour il ressuscita. » *lit17-19 ; →Le jeûne quadragésimal + Tradition juive + 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Critique du pouvoir Prêtres et anciens • Un mamzēr « disciple des Sages » est supérieur à un grand prêtre ignorant (→m. Hor. 3,8). • La caste sacerdotale n’est pas la seule à subir du discrédit (*ptes3a ;→Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus) : le Midrash évoque un cas d’anciens indignes (→Gen. Rab. 49,9, dans un passage sur Sodome, mais à propos des anciens de l’époque de Josué, non pas de Sodome et de Gabaon). Le pouvoir, mal nécessaire Les rabbins manifestent une méfiance instinctive à l’égard de ceux qui ont le pouvoir, même si ce pouvoir n’est pas aux mains de Gentils persécuteurs. • Celui qui se livre à l’activité politique non seulement finit par persécuter les justes (cf. *bib59), mais néglige l’étude de la Tora. Et cependant l’existence d’un pouvoir politique est une réalité nécessaire (→m. ’Abot 3,2). Du coup, →m. ’Abot 1,10 « Ne te fais pas connaître du pouvoir » ; 2,3 « sois circonspect envers le pouvoir ». • Les tensions parmi les rabbins qui exercent le pouvoir politique (nāśî ou réš gālûtâ) et avec les autres sages sont loin d’être négligeables (→y. Demai 1,3 = 22a ; →y. Ta‘an. 3,1 = 66c ; →b. Meg. 28a ; →b. Hul. 44b). • Le monde futur sera un monde renversé où ceux qui étaient en haut se retrouveront en bas (et vice-versa ; cf. →b. B. Bat. 10b). 4 par ruse Acte impardonnable ! Selon Ex 21,14 ; Dt 27,24, les homicides commis avec intention maligne (dolôi), bien attestés par ailleurs (cf. →Josèphe A.J. 10,164 ; 13,8), ne sont pas pardonnables. Ainsi les membres de ce conseil décident de commettre un crime capital ! 4 le tuer Vraisemblance ? →La crucifixion et les Juifs au 1er s. ; →Sanhédrin : compétences pénales 5a pas pendant la fête… alors que ce serait le plus indiqué, selon la halaka Rarement cité pour commenter ce verset, un passage de la Tosefta recommande d’exécuter des condamnés aux moments où leur châtiment sera le plus efficace pour instruire le peuple : durant les grandes fêtes de pèlerinage. • →t. Sanh. 11,7 « Un fils têtu et rebelle, un aîné rebelle, un enchanteur de l’idolâtrie, une ville égarée, un faux prophète et les parjureurs ne sont pas tués immédiatement mais on les fait monter à la haute cour de Jérusalem [c.-à-d. le Sanhedrin] et on les garde en prison jusqu’à un festin [c.-à-d. une des trois fêtes principales] et on les exécute à une fête, car il est écrit : “Et tout le peuple entendra et craindra et ne fera plus rien présomptueusement” (Dt 17,13). »
5b que tumulte n’advienne dans le peuple Interdiction de tout machiavélisme Quoique d’une manière plus floue qu’en Jn 11,50 (« Il est de votre intérêt qu’un seul homme meure […] et que la nation ne périsse pas »), la mort de Jésus est ici mise en rapport avec la tranquillité du peuple. Ce machiavélisme avant la lettre est résolument condamné par la Loi : • →y. Ter. 8,10 « À supposer qu’un certain nombre d’Israélites soit en train de faire un grand voyage. Ils rencontrent des païens qui leur disent : “Livrez-nous l’un d’entre vous, nous le tuerons ! Si vous ne le faites pas, on vous tuera tous” ! Dans ce cas, ils n’ont pas le droit de livrer un seul Israélite, même si c’est au prix d’être tous tués. » • Le Talmud déplore en outre la relativisation de cette prescription sous la pression d’occupants cruels. Il n’est pas impossible que la paradoxale récupération juive de la responsabilité de la mort de Jésus en →b. Sanh. 43a ait été inspirée par la culpabilité d’avoir agi sous la crainte des Romains : *jui27,2b le livrèrent. + Tradition chrétienne + 3 les grands prêtres et les anciens du peuple — Autorité des chefs • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Ils se sont rassemblés chez le chef des prêtres parce qu’il n’y en avait pas de plus grand parmi leur peuple. Après l’exil en effet les prêtres ont toujours eu la préséance en termes d’honneur royal jusqu’à Hérode […]. Caïphe signifie l’instigateur des maux » (1472B). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Trois groupes ont l’autorité pour agir : les chefs (principes) qui possèdent le pouvoir judiciaire (Is 32,1) […], mais ceux-ci sont de ceux dont il est question en Is 1,23 : “Tes princes sont des rebelles, complices de brigands” […] ; des prêtres (sacerdotum) qui doivent posséder la bonté de la sainteté (Ex 28,41) […], au contraire, ceux-ci sont de ceux dont parle So 3,4 “ils ont profané mon Sanctuaire, ils ont agi contre la loi de manière inique” ; et les anciens du peuple (seniores populi), qui doivent posséder la sagesse (Jb 12,12 ; etc.), mais de ceux-ci il est dit au contraire “le grand âge ne donne pas la sagesse” (Jb 32,9). » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Leur péché] est aggravé par le grand nombre […] et par la condition des pécheurs, car ils faisaient partie des notables. » 4 ils tinrent conseil Négligence de la fête • →Jérôme Comm. Matt. « Aux approches de la Pâque, ils auraient dû préparer les victimes, laver les murs du Temple, nettoyer le pavé, purifier les vases et, conformément aux prescriptions de la Loi, se purifier eux-mêmes pour se rendre dignes de manger l’agneau. Or ils se rassemblent pour délibérer sur les moyens de faire périr le Seigneur, non qu’ils craignent un soulèvement, le simple récit le montre, mais parce qu’ils prennent des mesures pour qu’une intervention du peuple ne le leur arrache des mains » (= →Raban Maur Exp. Matt. 680.80 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1466B ; →Anonymes In Matt. 195.80). Accomplissement des Écritures • →Rupert de Deutz Glor. 10,129 « Ce conseil est celui que le patriarche Jacob a prédit (Gn 49,5-7). » →Typologie de Jésus-Joseph ? • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il s’agit de l’artifice du conseil, afin que l’iniquité procédât d’un consensus prémédité (Gn 49,5-7 ; Is 7,5). » *bib4 4 par ruse Futilité • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il était impertinent de croire qu’ils l’arrêteraient par ruse, car il savait tout. » 5a pas pendant la fête Pourquoi ? Parce qu’ils sont les jouets du diable (antijudaïsme chrétien) Deux Pères dont les communautés sont soumises à une forte attraction pour le judaïsme insistent : • →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 20,4 « Le malin se joua secrètement des persécuteurs, qui furent pour lui comme la harpe visible dont il jouait : “pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple”. Satan voyait l’agneau : il était terrifié. Il voyait combien affreux lui seraient ce mois et
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ce jour et il se hâta de le faire tuer avant la première lune de Nisan, avant son jour, le quatorzième. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 79,3 « Le diable, c’était pour éviter que sa passion n’eût de retentissement qu’il ne voulait pas qu’il fût mis à mort pendant la Pâque ; eux, c’était pour éviter le tumulte. Remarque qu’ils ne craignent pas Dieu ni l’aggravation d’une infamie commise dans un pareil moment, mais toujours ce qui vient des hommes » (721.5). Par un décret de la Providence • →Léon le Grand Serm. 45,1-2 (7e sermon sur la passion) « […] ce fut par une disposition du plan de Dieu que les princes sacrilèges des Juifs […] ne reçurent pouvoir d’exercer leur fureur que lors de la solennité pascale. Il fallait, en effet, que l’événement manifestât par son accomplissement ce qui depuis longtemps avait été promis sous le voile des figures : il fallait que l’agneau véritable prît la place de l’agneau symbolique […] ce n’était pas de la fête, mais de la mauvaise action, que les princes des prêtres se préoccupaient ; […] ce n’était pas pour que le peuple ne péchât point, mais pour que le Christ ne s’échappât point » (3,93-95). Ironie en tout cela • →Raban Maur Exp. Matt. « Ils avaient donc redouté que survînt un tumulte dans le peuple, eux qui n’avaient pas craint d’assassiner le fils de Dieu ; ils avaient voulu posséder tranquillement un temps de paix, eux qui n’avaient pas appréhendé de se retrouver en état permanent de discorde avec Dieu. Ils avaient été secoués par la crainte, précisément là où il n’y avait pas lieu de craindre. “Les flèches des tout-petits sont aussi devenues leurs fléaux” (Ps 64,7) » (680.87). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ce n’est pas qu’ils craignaient une profanation de la fête (Is 1,13-14) mais plutôt qu’il ne se fît un tumulte dans le peuple (Mt 21,26 ; Mc 11,32) et ils avaient peur que, s’ils portaient à nouveau la main sur lui en présence du peuple, il fût pareillement défendu (Jn 7,45-46). » + Théologie + 3 THÉOLOGIE NT Antijudaïsme ou polémique intrajuive dans Mt ? Mt raconte moins le rejet de Jésus Christ par le peuple juif, que le rejet d’un juste juif par des responsables juifs. *mil3a ; *jui3a ; →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt ; →L’Évangile selon Mt et Israël + Philosophie + 3-5 Le tuer pourquoi ? Pour dévoiler les mécanismes du processus sacrificiel (René Girard) Description du processus sacrificiel Les récits de la passion, qui insistent sur l’innocence de la victime et l’injustice des persécuteurs, contiennent selon René Girard une critique radicale du sacrifice. Ils achèvent la déconstruction du processus sacrificiel, par lequel depuis l’origine l’humanité prétend sauver les communautés, toujours menacées de violence interne, en dirigeant toutes les flèches sur une unique victime, arbitrairement choisie. (1) Au commencement de l’humanité, il y a le désir : • →Girard Violence « L’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer » (204). (2) Au commencement de l’humanité pécheresse, il y eut le mimétisme d’appropriation par lequel chacun imitant le désir de l’autre, tous deviennent potentiellement rivaux. Adage girardien : Plus on se ressemble, plus on se hait, plus on se hait, plus on se ressemble. (3) La discipline sacrificielle fondée sur le « mimétisme de l’antagoniste » (tous contre un), tente de canaliser la violence universelle. Le sacrifice exclut une victime unique en transformant les haines réciproques en exécration du même, fondant ainsi une première « fraternité ». La différence sacralisée (celle de la victime) dégonfle le mimétisme du désir, et donc éloigne la violence possible.
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L’histoire des variations de la « discipline sacrificielle » correspond à un progrès de la conscience humaine. La passion de Jésus vient y mettre un terme au terme de tout un processus : La conscience mythique justifiait le meurtre sacrificiel. La conscience tragique naquit quand on reconnut le mensonge qui constituait la première (dans la tragédie, le héros est puni plus qu’il ne le mérite). La déconstruction tragique du sacrifice déboucha sur la pitié pour l’homme et la terreur du divin. La conscience biblique achève la déconstruction du mécanisme sacrificiel. Elle souligne la parenté de toutes les persécutions et l’injustice du sacrifice en racontant avec détails la mort du juste dans l’AT (Abel, Job, Joseph, etc.) et dans le NT (la passion de Jésus). Les récits de la passion soulignent l’innocence de Jésus : sur lui la violence ne rebondit pas comme elle le fait sur tous les autres hommes. Sa mort vide de tout sens l’interprétation du sacrifice comme offrande pour apaiser la divinité courroucée. Elle en révèle l’injustice totale, puisque la victime est absolument innocente. Dénonciation de « l’idéologie sacrificielle » La passion de Jésus vient ainsi mettre un terme à tout le « processus sacrificiel » : en soulignant comme jamais combien la victime est innocente, il en démasque l’injustice totale. Pour Girard, les Écritures judéo-chrétiennes enseignent ainsi la vérité anthropologique la plus profonde, alors que les sciences de l’homme restent idéologiquement tributaires des représentations sacrificielles (*phi28b répandu pour une multitude). Il n’est pas certain qu’il faille récuser tout discours sacrificiel pour penser la mort du Christ. D’ailleurs la théologie de la rédemption, telle qu’elle est exposée dans le NT et la tradition chrétienne y a recours. Entre les auteurs du NT et Girard, le terme de « sacrifice » a changé de sens : sa critique du sacrifice est en fait celle d’une idéologie ou d’une anthropologie du sacrifice, forme dégénérée de la théologie chrétienne du sacrifice de la croix. Seul le sacrifice de Jésus Christ, Fils de Dieu, dépossède l’homme de toute ambition de fabriquer du sacré ou de forcer un dieu à le donner (*theo28b). Il faut encore ajouter qu’ « une idée de sacrifice extraite de l’histoire des religions et même de l’inconscient humain est rejetée de manière la plus explicite par la théologie chrétienne » (cf. →Nicolas , 241). Pour que survienne une radicale transformation de l’idée de « dieu » (Jean-Luc Marion) • →Marion « La révélation de l’amour comme le dernier Nom de Dieu constituait précisément ce que les contemporains du Christ ne pouvaient (ou ne voulaient) pas entendre […]. Ils ne demandaient pas que Dieu aime, mais qu’Il délivre et restaure Israël d’une libération aussi politique que religieuse — libération religieuse certes, mais qui confirmerait aussi l’élection d’un peuple de Dieu face à tous les autres et son privilège. Et pour ce faire, Dieu devait se révéler d’abord comme le Dieu des armées, ou du moins comme le Seigneur de l’histoire universelle et maître du monde créé. En sorte que, tant que l’événement n’avait pas imposé la marque de la kénose de Dieu-même comme sa plus haute révélation, tant que la Résurrection n’avait pas pris racine au fond de la mort en Croix, tant que Dieu n’avait pas lui-même publiquement et irrévocablement récusé l’idée que les hommes se faisaient de “Dieu”, bref tant qu’on pouvait encore pouvoir annoncer autre chose que “… le Christ et le Christ crucifié” (1Co 2,2), il restait inconcevable que Dieu se nomme lui-même selon et comme l’amour » (12-13). 3a Alors s’assemblèrent les grands prêtres L’endurcissement des ennemis de Jésus comme décret divin ? • →Feuerbach Wesen « Toute-Puissante est, en effet, la grâce divine, et l’incrédulité opiniâtre des Pharisiens n’est pas une objection, car précisément la grâce leur fut refusée. — Le Messie devait nécessairement, d’après un décret divin, être trahi, maltraité, crucifié ; il devait y avoir des individus pour le trahir, le maltraiter et le crucifier ; la grâce divine devait, par conséquent, être chez eux absente. S’ils en avaient encore un brin, comme on l’assure, c’était tout simplement pour augmenter leur faute, et Dieu n’avait pas sérieusement l’intention de leur en donner assez pour les convertir. Comment leur eût-il été possible, en effet, de résister à la volonté
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de Dieu, en supposant que ce fût une volonté sérieuse et non une simple velléité ? » (282). *gra3a 4 Parallèle Jésus-Socrate • →Voltaire Tolérance « Enfin il meurt victime de l’envie. Si l’on ose comparer le sacré avec le profane, et un Dieu avec un homme, sa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le philosophe grec périt par la haine des sophistes, des prêtres, et des premiers du peuple : le législateur des chrétiens succomba sous la haine des scribes, des pharisiens, et des prêtres. Socrate pouvait éviter la mort, et il ne le voulut pas : Jésus-Christ s’offrit volontairement. Le philosophe grec pardonna non-seulement à ses calomniateurs et à ses juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ses enfants comme lui-même, s’ils étaient assez heureux pour mériter leur haine comme lui : le législateur des chrétiens, infiniment supérieur, pria son père de pardonner à ses ennemis » (86-87). • →Rousseau Émile 4 « Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu [*anc27,21b], il peint trait pour trait Jésus-Christ ; la ressemblance est si frappante que les Pères l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ? Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage, et si cette facile mort n’eût honoré sa vie on douterait si Socrate avec tout son esprit fut autre chose qu’un sophiste. […] La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple est la plus horrible qu’on puisse craindre ; Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu » (5,98-99). 5b que tumulte n’advienne dans le peuple Absurdité de la réduction politique du ministère du Christ opérée p. ex. par Reimarus (1694-1768) dans les Fragments dits « de Wolfenbüttel », publiés par Gotthold Ephraim Lessing (17741778) : • →Kant Religion 2,2 « […] ce n’est pas non plus qu’il ait risqué sa vie (comme le soupçonne l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel) non dans un but moral, mais simplement dans un but politique, mais clandestin, visant en quelque sorte à renverser la domination des prêtres, et à s’installer à leur place avec le pouvoir temporel ; à cette supposition s’oppose en effet la recommandation adressée par Jésus à ses disciples, à la Cène, alors qu’il avait déjà perdu l’espérance de sortir vivant de la lutte : “Faites ceci en mémoire de moi” ; s’il eût voulu par ces paroles les porter à commémorer l’échec d’un dessein temporel, la recommandation aurait été blessante, propre à soulever de l’indignation contre son auteur et par suite intrinsèquement contradictoire » (96, note 1). + Littérature + 3-5 Moyen Âge Calcul politique • →Gréban Passion : Selon les grands prêtres, même dans le cas où Jésus est effectivement Christ et roi de Judée, il n’est pas prudent de le reconnaître comme tel car il est incapable de défendre son peuple, n’ayant ni armée ni allié. « Et donc se l’empereur peust voir / qu’aultre roy nous vueillons avoir / que cil qu’il nous commet et baille, / il vendra a grosse bataille / subvertir toutes nos cités / et mettre en telz nescessités / que mors ou vifz il nous prendra ; / et qui alors nous deffendra ? / sera ce Jhesus assés fort, / luy qui n’a puissance ne port, / n’alliance a prince du monde ? / Par quoy mon argument se fonde / qu’il nous doit estre reffusé, / et seroit le peuple abusé / de soy mettre soubz la baniere / d’ung roy qui en telle manière / ne luy pourroit porter sa bende » (v.15635-15636). Plus loin, Caïphe évoque même Aristote, soutenant que le bien commun
précède le particulier : « je dis qu’il est expedient / de tuer ung homme et destruyre, / si que tout le peuple ne muyre ; / mieulx vault qu’ung homme soit grevé / et ung puissant peuple sauvé / que pour ung seul homme sauver / ung peuple se doye grever » (v.15696-15697 ; cf. Jn 11,50). *phi3-5 17e siècle Critique réformée des prétentions de l’Église romaine à l’infaillibilité Pour l’Église réformée, le conseil de Caïphe préfigure les erreurs de l’Église romaine. • →Daillé Mort « Tous ces gens, qui étaient les conducteurs et les chefs d’Israël, s’assemblèrent en la salle de Caïphe, le premier et le souverain Sacrificateur ; et là, poussés et animés d’une envie et malignité infernale, tinrent conseil, où il fut résolu de se saisir de Jésus et de le faire mourir. […] D’où vous voyez, pour vous le dire en passant, combien est vaine la fantaisie de ceux qui se figurent que les souverains Pontifes et les Conciles de l’Église ne peuvent errer. […] Ne vous étonnez donc pas si, depuis, il est souvent arrivé que les Pontifes et les Conciles des Chrétiens soient tombés en des erreurs évidemment contraires à la parole de Dieu, nonobstant le glorieux titre qu’ils prennent de dépositaires de la vérité et d’infaillibles Docteurs de la foi. Car ils n’ont pas plus de promesses que les Sacrificateurs en avaient autrefois entre les Juifs, et Dieu a permis que les uns et les autres aient fait de si lourdes fautes, expressément pour nous apprendre à ne dépendre que de lui, et à attacher nos cœurs à sa seule parole, pour ne rien croire que ce qu’il a daigné nous y enseigner » (122-125). Avertissement pour les hommes • →Quesnel Réflexions « Qui n’aurait cru que des prêtres et des magistrats ne s’assemblaient que pour faire recevoir Jésus-Christ et le faire proclamer pour le Messie, après tout ce qu’ils avaient vu et entendu de lui ? Craignons qu’à leur exemple l’abus de la lumière et des grâces de Dieu ne nous attire un aveuglement semblable au leur. - - Les desseins des hommes, quoique contraires à ceux de Jésus-Christ dans leurs intentions, en sont pourtant les moyens par sa souveraine sagesse. Que sa conduite est incompréhensible et adorable ! » (364). 4 le tuer À cause de sa prétention à l’intimité divine • →Schmitt Pilate : Yéchoua s’exprime : « Le clergé ne supportait pas ma manière, cette façon de descendre au fond de moi pour y trouver mon Père, et d’en revenir avec un inépuisable amour ; se limitant aux lois écrites, il relevait mes ruptures avec le respect formel des usages […]. J’avais beau me justifier, le résultat était là : alors que je ne parlais que d’amour, je comptais désormais des milliers d’ennemis » (52-53). + Arts visuels + 3-5 La conspiration Alors que l’entrée du Christ à Jérusalem marque le début de plusieurs cycles de la passion (*vis2b), le complot des grands prêtres ne fut représenté que par de très rares artistes : • Johann-Christoph Weigel (1654-1725) ; • surtout James Tissot (1836-1902) dans le dernier tiers du 19e s. L’illustrateur français, qui fut sans doute l’un des iconographes les plus prolixes grâce à sa série sur La Vie de notre Seigneur Jésus Christ réalisée entre 1886 et 1894, propose plusieurs versions aquarellées de l’événement, toutes aujourd’hui conservées au musée de Brooklyn. Dans Les Pharisiens et les hérodiens conspirent contre Jésus et La Conspiration des Juifs, il met l’accent sur l’action du mal : encore discret dans la première version qui se déroule dans un jardin et non dans un palais, il enveloppe les personnages dans la seconde. Jalousie, calcul, haine : l’artiste parvient à donner à sa représentation toute la profondeur scripturaire. + Musique + 3b dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe Caractérisation musicale des personnages de haut rang : une tessiture connotée →Bach Passion élève la tessiture des mots Hohenpriester, Schriftgelehrten, Ältesten im Volk (« grands prêtres, scribes, anciens du peuple »), exprimant leur haut rang dans la société juive
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et rappelant la tessiture de « canaille » utilisée pour ces rôles dans les passions antérieures. 4 Jésus Caractérisation musicale →Bach Passion utilise aussi un code sur le mot Jesum qui couvre une octave, exprimant ainsi sa domination sur toute chose. 5 Les contrastes : outils dramaturgiques →Bach Passion fait chanter cette phrase des prêtres, scribes et anciens du peuple par le chœur, comme chaque parole collective du texte de l’évangile. Un très fort contraste saisit l’auditeur entre la simplicité du récitatif et la complexité polyphonique de ces **chœurs de turba, ici avec des entrées en canon. Le tumulte, Aufruhr, grandit dans la foule, au moyen de vocalises qui s’amplifient à chaque nouvelle entrée du mot dans une des voix du chœur. Bach travaille le texte de façon à souligner ce qui lui paraît important, ce qui explique la répétition de certains mots ou expressions. + Danse + 3a les grands prêtres et les anciens du peuple Jeu de scène : procession →Neumeier Passion • Pendant le récitatif du rassemblement des chefs juifs, tous les danseurs se dirigent vers l’estrade au fond de la scène, Jésus le dernier, toujours flanqué des deux Personnes. 5a mais ils disaient : pas pendant la fête Perplexité →Neumeier Passion • Les rondes des hommes et des femmes se défont, pas courus : perplexité des accusateurs (Caïphe, prêtres et docteurs juifs) sur le chœur Ja nicht auf das Fest (« Oui, pas pendant la fête »), empreint de violence. • Soutenu par les deux Personnes, Jésus s’assoit devant un banc disposé à droite, comme attablé. + Cinéma + 3a Alors Transcription en langage cinématographique • →Pasolini Matteo : Fort contraste avec la scène précédente : le bain de foule où la caméra bouge au gré des bousculades laisse brusquement place à la cour des grands prêtres, large espace vide et ordonné où se tiennent quelques groupes de personnes éparses. • →van den Bergh Matthew : Tandis que la voix off prononce le v., vue sur la muraille du Temple, puis gros plan sur un brasero. Un zoom arrière fait apparaître les « grands prêtres et anciens », leurs talits sur la tête, murmurant dans une pièce assez sombre. *gra3a 4 et ils tinrent conseil Qui ? Caïphe et les prêtres • →Olcott Manger : Caïphe songeur détaille son complot aux chefs des prêtres tout en se frottant les mains.
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• →Pasolini Matteo place cette parole du narrateur dans la bouche du grand prêtre. Le personnage ainsi dessiné mène de façon contrôlée l’opposition contre Jésus. • →van den Bergh Matthew : Après un plan d’ensemble sur les grands prêtres, un gros plan montre le sourire « rusé » de Caïphe qui reste muet : c’est un autre prêtre qui prendra la parole pour prononcer le v. suivant (*cin5a : van den Bergh). Pilate • →Koster Robe : Un centurion au bain public dit que Pilate a donné l’ordre d’arrêter Jésus, ce « fanatique » venu « prêcher dans le Temple, ameuter la population ». Caïphe, Pilate et Hérode • →Stevens Story fait de l’entrée messianique de Jésus dans Jérusalem et dans le Temple le moment de réunion des volontés des trois « puissants » : Caïphe (et les prêtres), Pilate et Hérode s’accordent sur la nécessité d’arrêter Jésus. D’abord affaire de Caïphe dont les gardes échouent à cause de la foule, le rétablissement de l’ordre et l’arrestation de Jésus sont pris en main par Pilate. Le cinéaste met en scène l’ambiguïté de la relation politique entretenue par Pilate et Hérode (cf. Lc) par une boutade du gouverneur romain. Après avoir ordonné qu’on lui amène Jésus, il dit à Hérode : « Celui-ci dit qu’il faut aimer ses ennemis », ce qui les fait sourire tous deux. *cin27,24c 5a ils disaient Qui ? Le grand prêtre seul • →Pasolini Matteo : L’image souligne son importance en la détachant visuellement du reste du discours : autant Jésus prend visiblement plaisir à se tenir au milieu des petites gens et ceux-ci à l’écouter, autant le grand prêtre reste à distance. En effet, le peuple est un actant incontrôlable : dans la scène précédente, les soldats cèdent au mouvement de la foule vers Jésus. Un autre prêtre intrigant • →van den Bergh Matthew : Ce personnage récurrent et important tout au long du film est inclus dans le plan par un zoom arrière, après le gros plan sur Caïphe muet (*cin4). Sa déclaration déclenche un regain de murmures entre les Juifs assemblés. 5b le peuple Uni contre l’occupant • →Koster Robe : L’afflux de population dans la ville à la rencontre du messie qui entre à Jérusalem est un obstacle à l’arrestation de Jésus par les Romains. Aucune division au sein du peuple juif, qui fait bloc face aux occupants. La présence en premier plan, dans cette scène, de l’esclave Demetrius ébloui par l’entrée de Jésus à Jérusalem, montre que le réseau des sympathisants de Jésus s’agrandit : il va falloir employer la ruse.
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26,6-13 Onction à Béthanie + Propositions de lecture + 6-13 L’onction à Béthanie NARRATION Caractérisation des personnages Jésus continue de dominer sa destinée : il sait qu’il va bientôt mourir (v.12). En réponse à cette prescience, l’action symbolique mais sans paroles de la femme est antithétique et complémentaire de celle des chefs du peuple : elle aime et sert Jésus contrairement à eux ; elle l’ensevelit symboliquement, après qu’ils ont décidé de le tuer. Tout se joue autour de la vérité de Jésus — pressentie par elle et refusée par eux — et de l’imminence du drame méconnue des disciples, réaffirmée par Jésus. Sens L’objection des disciples au geste de la femme mobilise les idéaux religieux les plus hauts du judaïsme commun de leur temps (*jui9.11) : en donnant raison à la femme, Jésus enseigne que la piété à son égard peut transcender les devoirs les plus hauts. *theo9-11
Texte + Critique textuelle + 6 le lépreux Ou « le tisserand » ? Le grec leprosou (D) pourrait être une mauvaise interprétation de l’araméen gardā’â « tisserand », lu par erreur garbâ « lépreux ». + Vocabulaire +
8b perte Sens contextuel Le premier sens de apôleia est « destruction, perte » (Mt 7,13). Le verbe apparenté apollumi signifie « périr » ou « faire périr » (Mt 26,52 ; 27,20). Dans ce contexte de la mort de Jésus, la question des disciples questionne le but de sa vie et de sa passion. *myst9-11
+ Procédés littéraires +
6-13 Ciselure rhétorique et narrative COMPOSITION Chiasme Au centre du triptyque d’entrée dans le récitatif de la passion, Mt place un récit dont le cœur est le désaveu de l’attitude des disciples par rapport à « la femme » et l’éloge de son geste fou : {pas de tumulte dans le peuple [à Béthanie [myrrhe versée [gaspillage : les pauvres (tort des disciples/raison de la femme = bonne œuvre) moi] myrrhe répandue] partout] raconté dans le monde entier}. Byz V S TR Nes NARRATION Prolepse La parfumeuse de Béthanie prophé6 Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de tise la mort prochaine du Christ et Simon le lépreux, révèle le drame qui commence. Sa « belle œuvre » (*voc10c) est d’avoir 7 a une femme l’approcha, ayant [un flacon d’]albâtre compris la portée de l’instant, d’avoir saisi le moment favorable pour d’une huile de parfum de grand prix, exprimer sa révérence. Verser sur la b et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé. tête de Jésus tout le contenu du vase révèle théâtralement le caractère déi8 a Voyant cela, ses tif de ce qui va suivre : puisque le V Nes Christ doit mourir, le parfum ne doit les disciples s’emportèrent plus servir à personne. S furent contrariés disant :
7a.12 huile de parfum Lexicographie b — Pourquoi cette perte ? • Muron est la traduction de G pour 6 Béthanie SÉMANTIQUE Étymologisme l’hébreu šemen « graisse, huile » Béthanie pourrait signifier « maison dans Ps 133,2 ; Pr 27,9 et pour du pauvre » (de l’hébreu bét ‘ānî ou 9 Car cela šemen « parfum » dans Ct 1,3 (cf. de l’araméen bét ‘ănāy) — cadre idéal Byz TR cette huile de parfum pouvait se vendre très Ap 18,13). Le mot est à distinguer pour une discussion sur les pauvres ? cher et être donné à des pauvres ! de smurna « myrrhe » (qui traduit l’hébreu môr) utilisé en Mt 2,11 6 Simon le lépreux RHÉTORIQUE Amplia(*anc7a huile de parfum). Myrrhe 6-13 L’onction à Béthanie Mc 14,3-9 ; Jn 12,1-8 ; cf. Lc 7,36-50 – 7 // Jn 12,3 – tion L’hôte de Jésus continue d’être et muron peuvent être apparentés. appelé le lépreux peut-être même 7b versa sur la tête Ps 23,5 ; Ct 1,12 – 9 Devoir de donner aux pauvres Mt 19,21 ; • Pour désigner l’huile d’une onction Dt 15,10-11 ; Ps 112,6.9-10 ; 1Jn 3,17 après que Jésus l’a guéri. *mil6 royale, G traduit šemen par elaion et non pas par muron. 7a.15c.27,6b.9b de grand prix + Si l’on s’en tient à ces données lexicologiques, l’onction faite par la femme trente pièces d’argent + le prix du sang + le prix du mis à prix — COMPOSITION Double n’est pas une onction messianique. antithèse • entre la dépense consentie par cette femme et le bas prix auquel le disciple 7a de grand prix Hapax NT Barutimos, litt. « d’une valeur (timê) pesante Judas va vendre son maître (Mt 26,15) ; (barus) ». L’assimilation de la valeur et du poids est une constante dans la • entre le prix de cette myrrhe et le prix du sang de Jésus estimé par ses mentalité juive ancienne. L’hébreu yāqār combine les deux sens. adversaires (Mt 27,6.9). 7b allongé Lexicologie : catachrèse ? • Sens premier : le verbe grec anakeimai signifie au départ « être allongé, s’étendre ». • Extension : comme on prenait généralement les repas allongé (*mil7b allongé), le verbe a fini par signifier simplement « se mettre/être à table ». Ici, du fait de la prémonition funéraire développée par Jésus, la catachrèse est réactivée.
7b.12 versa sur la tête + corps NARRATION Temporalité : effet de réel, hypotypose L’action extravagante d’une femme anonyme qui fait irruption dans le quotidien de Jésus est décrite avec réalisme, comme par un spectateur de la scène. Mieux encore : la myrrhe versée sur la tête de Jésus se répand sur son corps (torse) entre le v.7b et le v.12 : le temps qu’il entre en discussion avec les disciples.
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RHÉTORIQUE Synecdoque Jésus désigne le tout de son corps à partir de sa tête pour donner au geste de la femme une interprétation un peu décalée par rapport à sa matérialité : elle lui fait une onction de fête, que certains pourraient juger messianique (*mil7b la lui versa sur la tête), et il y perçoit une onction funéraire (*voc7a.12). Il n’est décidément pas le messie qu’on croit ! PRAGMATIQUE Geste symbolique En même temps, en une parfaite coïncidence du réalisme et du symbolisme, cette action suggère que Jésus est l’« Oint » (*bib63d ; →Jésus messie ?) et qu’il va mourir dans des conditions telles qu’on n’aura pas le temps pour l’ensevelir selon les rites.
• un texte performatif comme au théâtre, introduisant ses lecteurs à une mimêsis (participation présente aux événements passés). Le soulignement du cadre énonciatif primaire « je/vous » au v.13a, l’insistance sur « cet évangile » au v.13b et la fusion des temporalités de la lecture de cet épisode et de l’histoire qu’il raconte via la temporalité du récit performé favorisent une intégration parfaite du lecteur au récit par actualisation : chaque lecture confirme la parole de Jésus et fait mémoire de cette femme. Ce mémorial est paradoxal car il demeure… anonyme ! Quelles que soient les possibles raisons originelles de cet anonymat (*mil7a une femme), il est d’autant plus efficace aujourd’hui qu’il pique la curiosité du lecteur. 9.11 Discussion juridique/casuistique *bib9.11
7b allongé Double-entendre Gr : anakeimenou. De la même racine keimai est dérivé le verbe koimaomai « être étendu dans la mort ». L’onction de Béthanie, au seuil de la passion, signifie déjà la mort de Jésus, allongé et prêt pour l’embaumement (les lits pour manger servent également à recevoir les corps avant l’embaumement).
Contexte + Repères historiques et géographiques +
8-10 NARRATION Mise en place des tensions entre personnages, en particulier entre hommes et femmes Parallélisme entre la réaction et la question des disciples, d’une part ; et la réaction et la question de Jésus, d’autre part. Double antithèse actantielle • entre les disciples qui s’indignent (*pro8a) et Jésus qui sera de plus en plus isolé ; • entre tous les disciples qui finiront par fuir (Mt 26,56) et les femmes qui suivront Jésus jusqu’au tombeau (Mt 27,55-56.61 ; 28,1). Tandis que tous les hommes abandonneront Jésus, les femmes ne cesseront pas de montrer leur amour pour lui : le péché des disciples est un refus du caractère excessif de l’amour qui se manifestera sur la croix et que les femmes savent pressentir et accompagner. Ce n’est pas la première fois que les disciples mâles s’opposent aux femmes (cf. Mt 15,23). 8a ses disciples s’emportèrent NARRATION Prolepse L’attitude critique des apôtres, à court devant le symbole des événements qui se préparent, préfigure notamment l’état d’esprit de celui d’entre eux qui s’apprête à livrer Jésus : ils font plus confiance en leurs idées sur Jésus qu’en Jésus lui-même. Quand s’écrouleront leurs constructions, une fois que Jésus se sera rendu à ses ennemis, ils le fuiront comme une espérance gâchée. Leur abandon, reniement et trahison (Mt 26,14-75) continueront leur indignation devant le gaspillage du parfum par la femme.
+ Genres littéraires + 6–13 Récit apologétique ? *mil6-13 Récit d’objection • Une action surprenante est posée dans un décor rapidement planté ; • elle suscite des critiques de l’assistance ; • Jésus reprend l’action et les critiques et les explique. L’accent est généralement placé sur la réponse de Jésus ; cf. une structure analogue dans les épisodes du pardon au paralytique (Mt 9,1-8) ; de la guérison de l’aveugle-muet (Mt 12,22-30) ; des petits enfants conduits à Jésus (Mt 19,13-15) ; des malades guéris et des enfants en liesse dans le Temple (Mt 21,14-16). Mémorial Jésus institue ce récit, et plus généralement « [s]on évangile » en mémorial. C’est à la fois : • un texte narratif (récit d’une séquence d’événements passés) ; • un texte lyrique (marqué par la subjectivité du narrateur, développant un discours implicite sur sa compréhension de Jésus comme messie et comme fils tout en racontant le récit) ;
6 Béthanie Localisation Village sur le versant sud-est du mont des Oliviers, à 3 km de Jérusalem (cf. Jn 11,18) en direction de Jéricho. Le nom arabe du village, el-Azariyeh, préserve le grec Lazarion « le lieu de Lazare », sous quel nom le lieu est connu par Eusèbe de Césarée et les pèlerins byzantins et médiévaux. Ce village arabe est construit autour du tombeau de Lazare. Au 1er siècle Le terrain est un cimetière, avec le village (bét) de Ananya (Ne 11,32 ; cf. « Béthanie ») plus haut sur la colline. Ce village est la patrie de Lazare, Marthe et Marie (Jn 11,1) ; une halte pour Jésus lorsqu’il se rend à Jérusalem (Mt 21,17 ; Mc 11,1 ; Lc 19,29). Il y séjourne juste avant sa passion (Mc 11,11-12 ; Jn 12,1). Lc 24,50 y situe l’ascension. Depuis l’époque byzantine Jérôme mentionne l’existence d’une église en l’an 390. Après sa destruction dans un tremblement de terre, une nouvelle église est construite au 6e s. avec la même largeur que la précédente, mais l’abside se trouve 13 m de plus vers l’est, afin d’élargir l’église pour accueillir un grand nombre de pèlerins. Les deux églises ont un accès au tombeau de Lazare. Depuis l’époque croisée Entre 1138 et 1144 on y ajoute un monastère de bénédictines, dont l’église se trouve au-dessus du tombeau. À la fin du 14e s., les deux églises sont en ruines et l’entrée originale au tombeau est devenue une mosquée. Les musulmans vénèrent la résurrection de Lazare et permettent aux chrétiens de continuer leurs visites liturgiques. Quand ceci devient plus difficile, les franciscains coupent l’entrée actuelle au tombeau entre 1566 et 1575. Aujourd’hui En 1954 les franciscains érigent une nouvelle église et un monastère adjoint. L’église grecque orthodoxe (commencée en 1965) à l’autre côté du tombeau inclut une partie du mur nord de l’église bénédictine médiévale. Le site fut fouillé par la Custodie de Terre Sainte de 1949 à 1953 (S. Saller) et en 1969 (S. Loffreda). + Milieux de vie + 6-13 MŒURS Rites funéraires Être enseveli sans les onctions d’usage (*mil12) était un grand déshonneur pour les Juifs du 1er s. (*jui7b ; *mil27,59). Dans le cadre des controverses primitives, cela pouvait jouer contre Jésus ; ce prétendu messie aurait donc été enterré ainsi ! Le récit de l’onction à Béthanie (*gen6-13) permettait de répondre qu’il avait été enterré par avance, dans un temps propice à ces gestes de miséricorde : *jui10c.12. 6 Simon le lépreux ANTHROPONYMIE Qui est-il ? • Cette « lèpre » distingue ce Simon des quatre autres de l’évangile : deux apôtres (Pierre : Mt 4,18 ; 10,2 ; 16,16-17 ; 17,25, et le Cananéen : Mt 10,4),
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un parent de Jésus (Mt 13,55) et un passant originaire de Cyrène (Mt 27,32). Il serait l’un des amis que Jésus aurait choisi parmi les plus rejetés de la société de son temps. *chr6 Simon le lépreux • Il s’agirait d’un ancien lépreux : Jésus ne se serait pas mis en état d’impureté rituelle à quelques jours de célébrer la Pâque (*chr6 lepreux). • Ce Simon habite Béthanie : 11QTa 46,17-18 situe une zone réservée aux lépreux « à l’est de la cité », c.-à-d. à l’est de Jérusalem, la région où se trouve Béthanie. • Dans le parallèle problématique de Lc 7,36-50 (*syn6-13), Simon est un pharisien. Voir aussi *tex6. 7a une femme PROSOPOGRAPHIE Anonymat protecteur ? *syn7a Mt (cf. Mc 14,3-9 ; Jn 12,1-8) ne donne aucune précision sur la femme qui oint la tête du Christ. L’anonymat dans lequel elle demeure peut être une trace des précautions prises dans la communauté de Jérusalem à l’époque toute proche des événements où l’on commença à fixer le récit des derniers jours de Jésus. Il était encore dangereux d’être nommément attaché à la mémoire de celui que les occupants avaient exécuté comme un criminel. Jn, qui écrit quelques décennies plus tard, divulgue les noms de plusieurs personnages restés anonymes dans les traditions synoptiques de la passion (*chr7a). Marie-Madeleine ? S’il s’agit d’elle. *mil27,56a 7a flacon d’albâtre Objets L’archéologie confirme que les parfums étaient conditionnés dans de petits flacons d’albâtre importé d’Égypte (carbonate ou sulfate de calcaire), semi-transparent et ressemblant au marbre, en forme de bouton de rose, avec un long goulot cassable. Le récipient était scellé afin d’éviter une évaporation, de sorte qu’on devait casser le long goulot et que tout le parfum se manifestait en un seul instant (→Pline Nat. 13,19 ; 36,60). Il existait aussi des alabastroi en d’autres matériaux que d’albâtre, p. ex. en or, et surtout en verre. On les appelait aussi alabastroi à cause de leur fragilité. G-4R 21,13 évoque le même objet (ho alabastros). 7b la lui versa sur la tête MŒURS Onction profane Dans la culture antique, l’onction d’huile parfumée a diverses fonctions profanes, toutes illustrées dans la Bible : • outre un usage technique militaire (2S 1,21 ; Is 21,5), • elle a un usage cosmétique (être oint signifie souvent être parfumé : Rt 3,3 ; 2S 14,2 ; Est 2,12 ; Ps 104,15 ; 133,2 ; 141,5 ; Ct 3,6 ; Ez 16,9 ; Am 6,6), • qui en fait un véritable symbole de joie (2S 12,20 ; 14,2 ; Ps 45,8 ; 92,11 ; Pr 27,9 ; Qo 9,8 ; Ct 1,3 ; 4,10 ; Is 61,1-3 ; Dn 10,3 ; Mi 6,15 ; Mt 6,17 ; He 1,9). • Le geste était probablement en usage pour les fêtes dans les milieux aisés (*anc7b ; Ps 23,5 ; Ct 1,12). →Josèphe A.J. 19,358 parle d’onctions et de libations pour Charon lors de festivités, généralement en début de repas (cf. Lc 7,44.46). • Elle a aussi un usage médicinal (Is 1,6 ; Mc 6,13 ; Lc 10,34 ; Jc 5,14). • Enfin, elle est en usage dans des rites funéraires (*mil12 ; Mc 16,1 ; Lc 23,56 ; Jn 19,39-40). Onction religieuse L’onction d’huile a également des usages plus religieux (*bib7b). Elle sert à consacrer : • des choses comme les objets de culte (Gn 28,18 ; 31,13 ; 35,14 ; Ex 29,36 ; 30,22-24.26-28 ; 40,9-11 ; Lv 2,4 ; 7,12 ; Nb 6,15. Inversement, l’idolâtrie consiste parfois à oindre d’huile et de parfum une divinité étrangère : Is 57,6.9 « C’est pour elles que tu as répandu des libations, que tu as présenté ton offrande. […] Tu t’es approchée de Mèlèk avec des présents d’huile, tu as prodigué les parfums. » • des personnes, en particulier les souverains (Jg 9,6-8 ; 1R 19,15). En Israël, l’onction des rois (et celle des prêtres, voire des prophètes) fut le point de départ d’un mouvement religieux qui finit par structurer toute la Bible chrétienne : le →messianisme. *bib7b ; *bib63d
7b allongé MŒURS Usages du lit Jésus est probablement installé sur un lectus tricliniaris conformément à la coutume antique de prendre ses repas allongé. Le lit, chez les anciens, servait à trois usages : • on y dormait ; • on s’y couchait à demi pour manger ; • avant les funérailles, on y exposait les morts. + Textes anciens + 7a huile de parfum Parfums antiques • →Pollux Onom. 6,104 donne les différentes sortes de mura, dont le nardos Babulôniakê kai muron Aiguption et l’huile de roses homérienne. Muron s’utilise en relation avec des repas d’invités (cf. Lc 7,46). • →Horace Carm. 2,11,16 décrit le nard comme un parfum précieux, importé de l’Orient. • →Pline Nat. 13,17-18 décrit un parfum qui ne peut être obtenu qu’en Syrie et qui est connu par les Parthes comme un parfum précieux (cumulus […] deliciarum). • →Hérodote Hist. 3,20 compte un flacon de nard (murou alabastron) parmi les cinq présents que Cambyse II envoya au roi d’Éthiopie. 7b la lui versa sur la tête Onction • →Platon Resp. 3,398a témoigne de la pratique de l’onction dans les banquets. *mil7b 8a s’emportèrent Onction remise en cause • →Cicéron Verr. 2,3,62 critique l’onction de la tête pendant un repas d’invités. • →Pline Nat. 13,20 : Le parfum est signe de luxe superflu (13,20 materia luxus e cunctis maxime supervacui) ; d’autres objets de luxe comme les perles et les pierres précieuses gardent leur valeur, tandis que les parfums se dissolvent tout de suite (ilico expirant). • →Plutarque Galb. 19,3 considère l’usage démesuré d’huile coûteuse comme un luxe répréhensible. • →Pétrone Sat. 70 : Pendant un repas, des jeunes esclaves oignirent les pieds des convives, « par une mode inouïe dans nos mœurs ». + Intertextualité biblique + 7b la lui versa sur la tête *ptes63d ; →Jésus messie ? ; →Messianisme à l’époque du NT Langage L’expression katecheen epi tês kephalês autou pourrait être une combinaison de epicheô epi tên kephalên autou (G-Ex 29,7 ; G-Lv 21,10 ; G-1R 10,1 ; G-4R 9,3.6) et de muron epi kephalês (G-Ps 133,2) ; cf. katacheô ep auton (G-Jb 41,15). L’onction sur la tête : messianisme et messies dans l’AT L’AT présente tous les usages profanes de l’huile connus dans le monde méditerranéen antique (*mil7b). • Parmi ses usages religieux, l’onction la plus caractéristique dans les Écritures est celle des rois : Saül (1S 9,16 ; 10,1), David (1S 16,3.12-13 ; 2S 2,4-7 ; 5,3 ; 12,7), Absalom (2S 19,11), Salomon (1R 1,34.39.45), Jéhu (1R 19,16 ; 2R 9,3.6.12), Joas (2R 11,12), Joachaz (2R 23,30). Une fois oint, le roi régnant est appelé māšîaḥ « messie » : 1S 2,10.35 ; 12,3.5 ; 15,1.17 ; 16,6 ; 24,7.11 ; 2S 1,14.16 ; 19,22 ; 22,51 ; 23,1 ; Ps 2,2 ; 18,50 ; 20,7 ; 28,8 ; 84,10 ; 132,17 ; Lm 4,20). • Lui semble associé le titre de « fils de Dieu » ; cf. le contexte messianique des déclarations de 2S 7,14 ; Ps 2,7 ; 89,27 ; Is 9,5. • L’oint devient à un titre particulier propriété de Dieu qui le protège (1S 24,7 ; 26,9.11.16.23 ; 2S 1,14.16 ; 19,22). Dès l’époque royale, le « messie », qu’il soit explicitement désigné comme tel ou non, absolutisé en triomphateur ultime concentre de grandes espérances : Ps 72 ; Is 9,4-6 ; 11,1-3 ; Jr 23,5-6 ; 33,15 ; Ez 34,23-24 ; 37,22-24 ; Mi 5,1-3 ; Za 9,9-10.
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• Les grands prêtres sont oints : Ex 29,7.29 ; Lv 4,3.5.16 ; 6,13-15 ; 8,12 ; 16,32 ; 21,12 ; Dn 9,24-26 (avec le « prince-messie ») ; Za 4,14 (« les deux oints ») ; 1Ch 29,22 (Salomon et Sadoq). • Les prêtres également sont oints : Ex 28,40-41 ; 29,7-9 ; 30,30 ; 40,12-14 ; Lv 8,30 ; 10,7 ; Nb 3,3. En Ex 30,23-32 les prescriptions sur l’huile et les parfums, étendant aux prêtres leur usage anciennement réservé aux rois puis aux grands prêtres, lui donnent déjà une connotation mémorielle un peu énigmatique : « Prends des parfums de choix […]. Tu oindras […] et tu les consacreras pour qu’ils exercent mon sacerdoce. Puis tu parleras aux Israélites et tu leur diras : ceci sera pour vous [M : “moi”], pour vos générations, une huile d’onction sainte. On n’en versera pas sur le corps d’un homme quelconque » (Ex 30,23.30-32). • L’onction royale prend parfois des connotations sacerdotales : les rois accomplissent des gestes sacerdotaux, bénédictions, sacrifices de communion, holocaustes ou soin du Temple : 2S 6,17-19 ; 1R 8,14.55.63-65 ; 9,25 ; 2R 16,12-13 ; Ps 110,4. • D’autres personnes objets de la faveur spéciale de Dieu sont par métonymie nommées « messie » (et « prophète ») : les patriarches (1Ch 16,22 ; Ps 105,15) et les prophètes (1R 19,16 ; Is 61,1). • C’est parfois le peuple entier qui semble oint du Seigneur : Ps 28,8 ; Ha 3,13. • Inversement, l’idolâtrie pourra consister à oindre d’huile et de parfum une divinité étrangère : Is 57,6.9. Portée ecclésiologique de l’onction dans le NT Selon la tradition paulinienne, le corps du Christ est aussi l’Église. Le geste de cette femme n’a donc pas seulement une portée christologique mais également ecclésiologique : elle annonce le peuple de « prêtres, prophètes et rois » qui « dans le monde entier », « partout où sera proclamé » l’évangile, répéteront ce geste. 9.11 Concentré d’allusions bibliques en forme de raisonnement juridique Discussion casuistique Les v.9 et 11 jouent sur l’interprétation du précepte de Dt 15,10-11 loué par Ps 112,6.9-10 (*ref9). Aux disciples qui, avec raison, veulent appliquer ce précepte, Jésus signale subtilement qu’il a bien perçu leur intention (c’est lui qui cite Dt), mais qu’en l’occurrence c’est peut-être bien lui le pauvre ! Enseignement messianique La construction rhétorique relie étroitement Jésus et les pauvres. D’après les Écritures, le messie est humble, selon la pauvreté du cœur définie par Ps 22,25 ; So 2,3 ; Za 9,9 (« Car il n’a point méprisé, ni dédaigné la pauvreté du pauvre »). Jésus s’est appliqué à lui-même cette humble condition en développant le paradoxe du →fils de l’homme recevant les justes charitables envers les pauvres au banquet du royaume (Mt 25,31-46). Au festin messianique « les pauvres mangeront et seront rassasiés » (Ps 22,27) mais ils garderont la pauvreté du cœur : « Je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste » (So 3,12). Si l’onction de Béthanie insiste sur la mort de Jésus et la séparation, la dernière Cène insistera sur la réunion future : « Je le boirai avec vous nouveau dans le royaume de mon Père » (Mt 26,29 ; cf. Jn 14,19-20). Conclusion Le geste de la femme anticipe, en le renversant, les actions des « bénis » du →royaume qui voient le Christ dans les nécessiteux.
Reception
• Le terme d’évangile chez Mt et chez Mc semble décrire et mettre en abime le récit de la passion lui-même, non pas le royaume du message prêché par Jésus, mais le message qu’est Jésus prêché par ses disciples. →Le genre littéraire « évangile » Comparaison du matériel textuel // Mc Mc 14,3-9 (*ref6-13) contient quinze mots de plus. Mt est plus synthétique et présente des constructions plus symétriques que Mc (*pro6-13), qui donne des détails comme la nature du parfum (nard ; Mc 14,3), le bris du flacon (Mc 14,3) et son prix (Mc 14,5 : trois cents deniers). Mt identifie ceux qui protestent avec l’ensemble des apôtres ; Mc non. Doit-on interpréter les parallélismes vigoureux de Mt (*pro8-10) comme une mise en forme de Mc (qui présente de son côté plusieurs sémitismes absents de Mt) ou bien inversement comme les vestiges d’une structuration orale négligée par ce dernier ? Ou tout simplement les deux récits comme deux états différents d’une tradition orale antérieure ? // Lc Lc 7,36-50 raconte un épisode semblable durant le ministère en Galilée — dans la maison d’un pharisien nommé Simon (*mil6) — et omet l’onction de Béthanie : serait-ce qu’il y vit un doublet inutile ? // Jn Jn 12,1-8 raconte aussi un épisode d’onction, mais avant l’entrée à Jérusalem (onction sur les pieds), qui présente plusieurs parallèles littéraux avec Mc (Mc 14,3 // Jn 12,3 ; Mc 14,5 // Jn 12,5 ; Mc 14,6.8 // Jn 12,7). Hypothèses génétiques Combien d’onctions ? A-t-on affaire à : • quatre versions d’une même histoire, présentant les variations permises par la transmission orale autour d’un noyau commun (la maison d’un « Simon » / une femme qui oint Jésus / un flacon d’albâtre / du parfum / la réponse de Jésus aux critiques) ? • deux (en Galilée : Lc ; à Béthanie : Mt, Mc et Jn) ? • trois (en Galilée : Lc ; à Béthanie chez Simon : Mt et Mc ; à Béthanie chez Lazare : Jn) onctions différentes qui eurent lieu durant la vie de Jésus ? Combien de femmes ? L’onction est cependant peut-être réalisée par la même femme, celle-ci « faisant mémoire » justement de la première fois, renouvelant l’expression de sa gratitude et de son amour, dans ce rite tout personnel qu’elle avait inauguré ? *chr7a une femme Remarque de méthode Tandis que les commentateurs modernes soulignent les différences, les anciens cherchaient à les concilier : les différences entre les évangiles, irréductibles si l’on prend chaque récit comme un tout achevé, peuvent s’agencer entre elles comme les morceaux d’un puzzle dont l’unité se dégage à mesure que l’on progresse, si l’on cherche à tirer de chaque variante son apport propre. *chr6-13 7a une femme Qui ? Seul Jn 11,1 ; 12,1-3 la nomme : Marie, la sœur de Marthe et de Lazare (cf. Lc 10,38-42). Très tôt, une identification (par rapprochement) s’est établie, entre : • d’une part, cette femme présente à Béthanie ; • d’autre part, la pécheresse dont parle Lc 7,37-50 dans une scène différente ; • et Marie de Magdala exorcisée par le Christ (Mc 16,9 ; Lc 8,2 ; cf. Mt 28,1 ; Mc 16,1 ; Lc 24,10 ; Jn 19,25 ; Jn 20), même si rien de précis dans les évangiles n’indique que ces trois femmes n’en feraient qu’une. *chr7a ; →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala
+ Lecture synoptique + 8a ses disciples // Jn Judas seulement (Jn 12,4-5). *chr8a ; *litt8a ; *cin8a 6-13 L’onction à Béthanie Comparaison narrative • Mt met l’accent sur la prescience que Jésus a de ce qui va suivre ; • Qui proteste ? Chez Mt ce sont les disciples ; chez Mc c’est plus vague ; chez Jn c’est Judas ; • Chez Mc les femmes au tombeau (Mc 16,1) font écho au geste inaugural de « la femme » en venant oindre le corps — pas chez Mt ;
+ Liturgie + 6-13 Une péricope éminemment liturgique USAGE DES TEXTES Actualisation constante de la prophétie de Jésus Selon la parole de Jésus, partout où est proclamée la Bonne Nouvelle, dans le monde entier, on redit à la mémoire de la femme de Béthanie le geste
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d’exquise prodigalité et d’humble vénération qu’elle accomplit ce soir-là sur la personne du Sauveur (v.13). En particulier dans la liturgie romaine : • Jn 12,1-11 : →LS 301 Lundi saint (d’un strict point de vue chronologique, ce repas le soir du sabbat — « six jours avant la Pâque » — aurait dû être lu le samedi avant le dimanche des rameaux. Mais, jusqu’au Moyen Âge, il n’y avait pas de « station » à Rome la veille des rameaux, jour de préparatifs ; la lecture fut donc remise). • Mc 14,3-9 : →LD 450-451 Dimanche des rameaux de l’année B. RITUEL Adoration comme témoignage visible de la foi L’acte presque cultuel de vénération du corps de Jésus par la femme de Béthanie anticipe l’embaumement du corps du Christ (*ref12 ; *interp6-13). « La femme » n’ « embaume » pas n’importe quel corps, mais celui du Dieu fait homme. Elle dit, par le fait même, quelque chose sur l’adoration et sur la divinité du Christ. • →Nicée II « L’adoration véritable propre à notre foi […] convient à la nature divine seule » (→DzH 601). Après son ascension ce culte du Christ mort et ressuscité s’actualisera dans l’Eucharistie (*theo26-29). • →Jean-Paul II EE 47 « Jésus, le soir de la dernière Cène, institue ce grand Sacrement. Il y a un épisode qui, en un sens, lui sert de prélude : c’est l’onction à Béthanie. […] Jésus pense à l’événement imminent de sa mort et de sa sépulture, et il voit dans l’onction qui vient de lui être donnée une anticipation de l’honneur dont son corps continuera à être digne même après sa mort, car il est indissolublement lié au mystère de sa personne. » MYSTAGOGIE Sens de l’adoration • →Ratzinger Gott « L’adorer et le glorifier n’est pas une atteinte à la dignité, la liberté et la grandeur de l’homme. En effet, si nous le renions pour éviter de l’adorer, il ne nous reste plus que la nécessité éternelle de la matière. Alors, nous sommes réellement privés de toute liberté, nous ne sommes qu’un grain de poussière quelconque qui est catapulté dans le grand moulin de l’univers et qui tente en vain de croire qu’il est libre. C’est uniquement si Dieu est le Créateur que la liberté est le fondement de toute chose et que nous pouvons être libres. En s’inclinant devant lui, notre liberté ne s’en trouve pas abolie mais véritablement accueillie et rendue définitive. Et il y a plus […] nous nous inclinons devant celui qui s’est incliné lui-même, car nous nous inclinons devant l’amour » (122). HISTOIRE Vestiges d’une adoration précoce de Jésus ? Cet épisode prend un relief singulier si on le rapporte à l’extraordinaire déploiement d’→autorité de Jésus durant son ministère : le christianisme naissant dans le judaïsme du 1er s. présente l’inclusion d’un homme, Jésus de Nazareth, dans le culte d’adoration. Dès avant la fixation écrite des quatre évangiles canoniques, les Juifs croyant en Jésus l’ont placé pratiquement au cœur du culte d’adoration dû au Dieu unique seulement : • En témoignent peut-être les hymnes primitives donnant à Jésus le titre de kurios (« Seigneur »), cités par Paul (p. ex. 1Co 8,6 ; Ph 2,6-11 ; Col 1,15-20). • 1Co 1,2 et des passages où le nom de Jésus remplace celui de Dieu dans des invocations à la manière juive (Ac 2,21.38 ; Rm 10,9-13) indiquent une dévotion précoce au → nom de Jésus. • Paul lui-même réitère avec beaucoup de vigueur la foi strictement monothéiste du judaïsme, et même les moqueries traditionnelles contre les idoles païennes et leurs rites (1Co 10,14-22) et contre les hommages cultuels rendus à des hommes dans le monde gréco-romain (Rm 1,18-25). Tout en intégrant Jésus Christ dans l’unique identité du seul Dieu affirmée dans le Šema‘ (1Co 8,6 « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes » ; 1Th 1,9-10) ! • Le principal souci de Paul, concernant l’identité de Jésus, ne semble pas sa divinité, mais plutôt son humanité. Ainsi Rm 1,3 et Ga 4,4 soulignent que Jésus est bien « issu de la lignée de David », « né d’une femme, né sujet de la Loi ». En 2Co 5,16 Paul affirme : « Nous avons connu le Christ selon la chair », comme pour distinguer cette connaissance de celle de sa divinité simplement confessée dans la tradition primitive qu’il a reçue ainsi que ses interlocuteurs. Le problème du premier
« théologien » chrétien ne semble pas avoir été d’inculquer la divinité de Jésus qui semble aller de soi, mais plutôt de lutter contre une tendance précoce à ne voir en Jésus qu’un être divin qui aurait fait semblant d’être un homme — préfiguration de ce qu’on appellerait par la suite l’hérésie docétiste. Ce statut divin donné à Jésus se repère également dans la manière dont sa mémoire est conservée pratiquement. • Il est frappant d’observer que son nom, Jésus, et un certain nombre de mots caractéristiques de son ministère, devenus → nomina sacra ou divina (croix, crucifier, sauver, sauveur, …) sont traités de la même manière que le Nom divin Yhwh dans de nombreux mss. juifs antiques. Très tôt et dans toutes les premières communautés (à Jérusalem dès avant 70 ap. J.-C. ?), ils sont abrégés presque comme des idéogrammes : kurios : KC, ΚΥ et ΚΡC ; theos : ΘC et ΘΥ ; Iêsous : ΙC, ΙΥ et IΗC ; Christos : XC, XΥ et XΡC. La génération apostolique ne se soucie guère de synthétiser sa foi en formules à la manière des dogmes ultérieurs, mais procède par juxtaposition d’affirmations et de comportements signifiant à la fois « Jésus est vrai homme » et « Jésus est vrai Dieu ». • →Justin le Martyr Dial. 75,1 synthétisera tout cela : « Le nom de Dieu lui-même était aussi Jésus, ce qu’il affirme n’avoir été révélé ni à Abraham ni à Jacob. » Et c’est bien en termes d’inhabitation (comme dans une tente : le verbe skênoô en grec, et curieusement la même racine škn en hébreu) que Jn parle de l’incarnation du Verbe en Jésus dans son prologue. 7a huile de parfum Usages liturgiques MYSTAGOGIE Le culte chrétien assume dans ses rites la tradition de l’AT relative à l’onction du grand prêtre : « Yhwh parla à Moïse et lui dit : “Pour toi, prends des parfums de choix : cinq cents sicles de myrrhe vierge, la moitié de cinnamome odoriférant : deux cent cinquante sicles, et de roseau odoriférant : deux cent cinquante sicles. Cinq cents sicles de casse — selon le sicle du Sanctuaire — et un setier d’huile d’olive. Tu en feras une huile d’onction sainte, un mélange odoriférant comme en compose le parfumeur” » (Ex 30,22-25). Il y avait plus de parfum que d’huile dans le chrême confectionné par Moïse. La bonne odeur de l’onction se répand tant que l’évangile sera proclamé : le parfum qui embaume le geste de la femme symbolise le véritable parfum du Christ, « la bonne odeur du Christ » (2Co 2,15). La sainteté ne l’a jamais quitté, même au tombeau, aussi n’eut-il pas à être parfumé ; c’est lui plutôt qui parfume tout l’univers depuis sa Pâque, mélange délicieux de mort et de vie, d’humilité et de grandeur. HISTOIRE/RITUEL Usage pascal des parfums *lit26-29 ; →Onguents et encens dans la liturgie • Aux 5e-6e s., au baptistère du Latran, durant la nuit pascale, un candélabre de porphyre, émergeant de la piscine baptismale bordée de basalte vert, supportait une vasque d’or, où une mèche d’amiante, plongée dans cent livres d’huile parfumée répandait une lumière parfumée durant toute la sainte vigile. • Au 6e s., les pèlerins rapportent de Jérusalem de petites ampoules souvenirs contenant de l’huile sanctifiées par le contact de la vraie croix, attachées au cou en guise de protection. Sur leurs parois sont historiées d’une part la croix, de l’autre la visite au tombeau vide. • Pendant la vigile pascale, le célébrant (imitant les femmes et Nicodème voulant oindre le corps de parfum), incruste des grains d’encens dans les trous percés en forme de croix sur le cierge pascal (attesté peut-être dès le 4e s., répandu au 12e s.). Les liturgistes médiévaux les mettent en relation avec les cinq plaies dont le ressuscité a voulu garder les glorieux stigmates : « Par ses saintes plaies glorieuses, que le Christ Seigneur nous garde et nous protège. Amen » (→MR 338 §11, 339 §12 ; cf. →OL 61). →Vigile pascale : l’office de la lumière • →MR 291-293, messe chrismale, confection du chrême (Ordo conficiendi chrisma) : « L’évêque verse les aromates dans l’huile et confectionne le chrême, si celui-ci n’a pas été préparé auparavant. » Il s’agit d’un véritable
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rite liturgique en même temps que d’un travail de parfumerie, car le chrême devra répandre un parfum agréable, si l’on veut respecter son symbolisme fondamental. • Dans l’Église byzantine on mêle à l’huile d’olive 50 substances aromatiques diverses plus ou moins précieuses. 41 de celles-ci doivent être cuites avec l’huile ; les autres sont ajoutées après la cuisson (→Mercenier Prière 2/2,155 n. 1). • Il est d’usage de faire brûler de l’huile dans la lampe qui indique la présence de l’Oint de Dieu mort et ressuscité, Dieu lui-même, au tabernacle. + Tradition juive + 7b versa sur la tête Onction des corps pour l’ensevelissement Quelles que soient les circonstances, l’inhumation d’un défunt est un devoir primordial : • →m. Sanh. 23,5 « Pour tous les morts, c’est transgresser une interdiction de la Tora que de leur faire passer la nuit [sans les inhumer]. [Toutefois,] si l’on attend toute une nuit pour pouvoir les honorer [correctement], par exemple pour préparer leur cercueil et leurs vêtements mortuaires, on n’aura commis à leur égard aucune transgression. On ne donne pas [au condamné à mort] une sépulture dans la tombe de ses pères. » L’onction des corps fait partie des rites de funérailles, dans la tradition juive : • →T. Abr. A 20,11 « Ils soignèrent le corps du juste avec des aromates et des parfums d’une senteur divine jusqu’au troisième jour après sa mort. Puis ils l’ensevelirent dans la terre de la promesse, au chêne de Mambré. » • →Josèphe A.J. 17,199 « Derrière eux, s’avançait le reste de l’armée marchant en ordre de bataille, conduit par les centurions et les chefs de cohorte. Suivaient cinq cents esclaves portant des aromates. On alla ainsi jusqu’à Hérodion, distant de huit stades. » 8a s’emportèrent Dépenser ou ne pas dépenser ? Le judaïsme rabbinique est partagé entre des courants ascétiques et des tendances plus mondaines. • Pour les tendances mondaines : c’est un devoir de dépenser de l’argent pour « embellir la mariée ». • Pour les tendances ascétiques : celui qui étudie la Tora se nourrit de pain et d’eau et dort à même le sol. Il finit par mourir, épuisé par les rigueurs de l’étude. La destruction du Temple a renforcé les courants ascétiques. Nombre de rabbins estiment que le juste ne doit pas jouir des biens de ce monde et qu’il doit souffrir en ce monde pour avoir une récompense pleine et entière dans le monde futur. 9.11 Dispute halakhique entre les disciples et Jésus ? Jésus et ses disciples argumentent autour d’un problème débattu dans la casuistique juive du temps : qu’est-ce qui est le meilleur, →amour ou aumône ? Le débat porte sur le sens du verset de la Tora auquel ils pensent et que Jésus explicite : Dt 15,10-11 (*bib9.11). 9 donné à des pauvres Parallèle • →b. Ta‘an. 20b « N’aurait-il pas dû plutôt les faire distribuer aux pauvres ? »
+ Tradition chrétienne + 6-13 Exégèse ancienne : harmonisation des données évangéliques Le passage de l’onction à Béthanie est une interruption de narration dans le récit de Mt et Mc et intervient en analepse ; cela explique qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux jours des deux évangélistes synoptiques et les six jours du récit de Jn (*syn6-13). • →Augustin d’Hippone Cons. 2,79,154 « Il est plus probable que ce Simon, qui n’est pas lépreux, n’est pas le même que celui dans la maison duquel s’est passée la scène à Béthanie. » Le texte de l’onction à Béthanie a pour fonction de préparer la trahison de Judas et c’est l’onction qui a décidé Judas à trahir le Christ :
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• →Thomas d’Aquin Cat. aur. « Il nous instruit tout d’abord des causes de cette trahison, ce fut la peine qu’il éprouva qu’on n’eût pas vendu le parfum que cette femme répandit sur la tête de Jésus Christ, car il désirait retenir quelque chose sur le prix ; ce fut donc pour se dédommager de cette perte qu’il conçut le dessein de trahir son maître » (= →Raban Maur Exp. Matt. 680.95 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1086 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt.). 6 Béthanie = « maison d’obéissance » • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 680.4 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. • →Albert le Grand Sup. Matt. « La maison de l’obéissance préfigure ce que sera l’obéissance parfaite selon l’Apôtre aux Ph 2,8 “Il s’est fait obéissant à son Père jusqu’à la mort, et la mort sur une croix”. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Par cela est signifiée l’obéissance [du Christ]. “Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort” (Ph 2,8). Il est donc approprié qu’il se trouve dans la maison d’un lépreux. “Et nous, nous l’avons considéré comme un lépreux” (Is 53,4). C’est pour cette raison qu’il est venu là. » = le monde tout entier • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,134 « Puisque par cette obéissance, nous serons dignes de monter vers la Jérusalem céleste, qui est très proche de lui. » Ce monde est à la frontière de la Jérusalem céleste, comme Béthanie est à la frontière de Jérusalem. *hge6 6 Simon le lépreux = une personne réelle guérie par Jésus Les Pères supposent que Jésus l’a guéri plus tôt, dans son ministère (cf. Mt 8,2-4) : • →Jérôme Comm. Matt. « Son ancien surnom lui restait pour montrer la puissance miraculeuse de celui qui l’avait guéri. De même, dans la liste des apôtres, à cause de son ancien métier infamant, Matthieu est nommé le publicain, alors que, certainement, il avait cessé de l’être » (= →Raban Maur Exp. Matt. 680.4 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472D ; →Albert le Grand Sup. Matt. cite Mt 8,3 et 2R 5,14). • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. mentionne, parmi les solutions apportées par les commentateurs au problème posé par les diverses scènes d’onctions dans les évangiles (*ref6-13 ; *syn6-13), cette tentative d’harmonisation : « D’autres disent que ce Simon le pharisien était Simon le lépreux : le père de Lazare, de Marthe et de Marie, surnommé “le lépreux” car son corps était tout entier lépreux si bien qu’il était permis par la Loi de le toucher (Lv 13,13) ; ou encore, parce qu’il avait été lépreux en esprit puisqu’il s’était scandalisé du fait que Notre Seigneur ait attiré chez lui une pécheresse ; ou encore ils disent que Notre Seigneur l’avait guéri d’une lèpre mais que son surnom lui était resté. » *mil6 = l’homme pur, chez qui l’Église a été guérie • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 680.8 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,142 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472D : Simon veut dire « celui qui obéit ». • →Anonymes In Matt. « La maison est celle de Simon le lépreux parce qu’il a ensuite été guéri par le Sauveur. La Maison du lépreux est une figure pour le genre humain, car il a été guéri de la lèpre du péché par la venue du Seigneur […]. Sa maison représente l’Église » (195.87). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,140 : Si Béthanie représente le monde, la maison de Simon représente le lieu dans lequel Jésus se trouve, mange et est servi, l’Église catholique. 6 lépreux = une maladie réelle qui pose un problème de pureté rituelle • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « S’il n’avait pas été guéri, le Christ ne serait pas demeuré chez lui, puisque cela est interdit par la Loi. »
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= symbole de la maladie spirituelle du péché • →Éphrem le Syrien Diat. 17,11 donne la solution : « Elle fut expulsée, la lèpre prisonnière entre la foi de Simon et la bonté du Seigneur. […] Alors que son humanité était à table dans la maison de Simon, sa divinité habitait l’âme de Simon. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 « Comme la lèpre était une maladie impure et contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, […] elle espérait fermement que Jésus Christ pouvait de même la guérir […] de l’impureté de son âme » (723.41). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,126 « De même qu’en Lazare on déclare que [le Seigneur] rend à la vie ceux qui tombent dans la mort du péché, de même en Simon le lépreux on fait valoir qu’il purifie de tous les crimes. Mais aussi en la femme, parce qu’elle est dite pécheresse, on dit qu’il lave de toute faute. Est proclamée, en tout admirable, la bonté du Dieu tout-puissant qui ne fuit pas le lépreux, n’évite pas la pécheresse, ne se détourne pas avec effroi de ce qui est impur pour pouvoir laver les souillures du corps et de l’esprit humain. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Cette femme] s’approchait pour être guérie de la lèpre spirituelle. […] On ne dit de personne d’autre qu’il s’est approché du Christ en vue de la santé spirituelle, sauf de celle-là. Elle était donc digne d’éloge. » 7a une femme Qui ? = une autre qu’en Lc 7,36-50 • →Jérôme Comm. Matt. : Chez Mt le parfum est versé sur la tête du Christ ; chez Lc une pécheresse le verse sur ses pieds. Ce n’est donc pas la même scène ni la même femme (cf. →Ambroise de Milan Exp. Luc. 6,14). = la même en Mt-Mc-Lc, une autre en Jn • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 : C’est la même femme dans les Synoptiques, enhardie parce que Jésus avait guéri Simon de sa lèpre, mais c’est Marie, sœur de Lazare et de Marthe, en Jn (723.35). = la même en Mt-Mc, une autre en Lc, une autre en Jn • →Origène Comm. Matt. 77 (180.1). = la même dans les quatre évangiles mais deux occasions différentes en Lc et les trois autres : • →Augustin d’Hippone Cons. 2,79,154. • →Grégoire le Grand Hom. ev. 25,10 (sur Jn 20,11-18) et 33,1 (sur Lc 7,36-50) propose qu’elle ait connu une vie de péché avant de rencontrer le Christ. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Si nous disons qu’elle était la même, nous pouvons dire que, bien qu’elle ait été la même, elle n’avait pas le même mérite, car, alors qu’elle était pécheresse, elle n’osa pas oindre la tête [de Jésus], mais, par la suite, ayant pris confiance, elle lui oignit la tête. » *syn7a ; →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale = le peuple des gentils • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472. = l’Église • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,149 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472C. 7a huile de parfum Riche de significations symboliques Parfum sentimental • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 « Le parfum est le fruit d’une bonne action et, pour le soin du corps, il est très goûté du sexe féminin. Elle répandit donc […] tout ce qui soigne son corps et tout ce qu’il y a de précieux dans les sentiments de son cœur. » Parfum typologique • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Le flacon était un vase de verre en forme de grande fiole. L’huile qu’il contenait était du nard. Ce nard était l’huile d’onction que nous appelons la Grecque et qui dans ce pays peut s’acheter pour environ un suso [c.-à-d. une drachme] en quantité suffisante pour oindre tout le corps. Ceci étant dit, il est évident que la douce odeur [cf. Jn 12,3] ne vient pas de la nature de cette onction, mais de la
chair, le saint des saints, de Notre Seigneur. […] Tout cet épisode constitue aussi un type : la maison est un symbole du monde, la femme un symbole des pécheurs qui se repentent, et le parfum de cette onction est le symbole des évangiles dont la bonne odeur triomphe de notre puanteur. » Parfums spirituels • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 10,4-8 ; →Serm. div. 87,6 ; 90 distingue trois types de parfums spirituels. Le premier, une myrrhe, se répand sur les pieds : il émane du souvenir des péchés, quand on ressent de la componction et demande le pardon (cf. Lc 15,7). Le deuxième, un nard (Mt 26,7), provient du souvenir des bienfaits de Dieu : il se répand sur la tête car les vertus ne peuvent se rapporter qu’à Dieu de qui elles viennent. Le troisième est composé d’aromates précieux : c’est celui dont les femmes voulaient embaumer le cadavre de Jésus (Mc 16,1). Celui-là, le Seigneur n’a pas voulu qu’on le répandît sur son corps mort, mais qu’on le réservât pour son corps vivant : l’Église, à qui les saintes myrrhophores sont envoyées annoncer sa résurrection. Ainsi le premier parfum est celui de la componction, et se consume sur le feu de la contrition ; le second est celui de la dévotion et se brûle sur le feu de l’amour, le troisième est le parfum de la piété, on ne le brûle point, mais on le conserve tout entier. Parfum de l’Épouse • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,154 « De ce parfum l’épouse du Christ, qui est l’Église, dit dans le Cantique : “Mon nard a donné son parfum” (Ct 1,12). » Le parfum de l’Église est celui de la foi. *chr7b sur la tête Parfum de l’exégèse • →Rupert de Deutz Glor. 10,342 assimile la femme à l’âme fidèle qui « écrit des livres fidèles à la vérité des saintes Écritures », et compare les disciples qui s’indignent à certains catholiques qui « s’irritent contre nous, parce que nous écrivons et étudions les Écritures, et qui condamnent comme perte de parfum ce que nous écrivons, pensant que nous faisons cela par présomption et par vaine gloire. Mais cependant le Seigneur, témoin fidèle (Ap 1,5) a dit, ayant connaissance de son intention, “Pourquoi tracassez-vous cette femme” ? » 7a de grand prix = dépassant la simple bienfaisance humaine • →Origène Comm. Matt. 77 « Un homme fait du bien à son semblable par un sentiment naturel de justice, non à cause de Dieu, comme le faisaient parfois les gentils et bien des hommes, cette action est une huile ordinaire, qui n’a point d’odeur exquise, et pourtant elle est agréable à Dieu » (185.13). = digne du Sauveur de nos âmes • →Romanos le Mélode Hymn. 21,9 montre la femme en train d’acheter le parfum : « Donne-moi, si tu en as, un parfum digne de mon ami, celui que j’aime avec raison, avec pureté, qui m’a enflammée tout entière, reins et cœur. Qu’il ne soit pas question du prix : qu’as-tu à hésiter ? Je suis prête à donner, s’il le faut, jusqu’à ma peau et à mes os, pour avoir de quoi payer celui qui accourt me purifier de la lie bourbeuse de mes œuvres. » • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,284 cite dans ce contexte Ct 1,12 (*ref7b) et exhorte à honorer la double nature du Christ (*theo36-46 Christologie ; →Christologie orthodoxe) en menant une vie exemplaire, qui permettra de jouir de la présence du Christ. = divin : le vrai parfum est le nom du Sauveur • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,164 « Tous ces parfums proviennent du nom du Sauveur, qui a été répandu sur les esprits des croyants. » Le parfum est « de grand prix parce que divin. Autrement, s’il n’était divin, il ne pourrait être répandu sur la tête du Christ. » 7b versa Ici pas un acte de débauche • →Augustin d’Hippone Doctr. chr. 3,12,18 « La bonne odeur, c’est la bonne renommée que chacun obtient par les œuvres d’une vie sainte en marchant sur les traces du Christ et en répandant, pour ainsi dire, sur ses pieds le plus précieux des parfums. Ainsi un acte qui, chez les autres personnes, est la plupart du temps une turpitude, devient, chez la personne de Dieu ou d’un prophète, le signe d’une grande chose. » *anc8a
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7b sur la tête et non sur les pieds : pourquoi ? Pour honorer Dieu, qui est la tête du Christ (1Co 11,3) • →Origène Comm. Matt. 77 « Mais ce que font pour Dieu ses fidèles, ça, c’est un parfum qui exhale une odeur délicieuse. […] Celui qui exerce [des œuvres de miséricorde] à l’égard des chrétiens, répand un parfum sur les pieds du Seigneur. […] Celui qui s’applique à la pratique de la chasteté, qui persévère dans les prières et dans les jeûnes (V-Jdt 4,12), qui dans l’adversité est patient comme Job, qui dans les tentations ne craint pas de confesser la vérité de Dieu, toutes attitudes qui ne sont pas utiles aux hommes mais ne tendent qu’à la gloire de Dieu, répand des parfums sur la tête du Seigneur » (185.13). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 « C’est seulement par l’instruction qu’il leur donne que le salut peut être offert aux païens qui ont été ensevelis avec lui dans le parfum que cette femme a répandu, parce que la régénération n’est accordée qu’en échange d’une mort avec lui dans la profession de foi baptismale. » Pour toucher toute l’Église dont Jésus est la tête • →Ignace d’Antioche Eph. 17,1 « Si le Seigneur a reçu une onction sur la tête, c’est afin d’exhaler pour son Église un parfum d’incorruptibilité. Ne vous laissez donc pas oindre de la mauvaise odeur du prince de ce monde, pour qu’il ne vous emmène pas en captivité loin de la vie qui vous attend. » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,293 « […] pour que le parfum qui descend, après avoir été répandu sur la tête, sur les membres et peut-être jusqu’aux pieds, se répande à nouveau des pieds jusqu’à la tête suffisamment en ordre. Parce que c’est de lui, et par lui jusqu’à nous, qui sommes les pieds, que vient toute onction. Jésus a en effet de nombreux parfums très précieux, c’est pourquoi l’épouse chante, dans le Cantique, à Dieu son Époux : “Nous courons à l’odeur de tes parfums, c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment beaucoup” (Ct 1,4). » En signe des choses célestes • →Bernard de Clairvaux Serm. div. 90,2 « Ainsi, la pécheresse s’approche des pieds de Jésus et, devenue juste, s’avance vers sa tête pour l’imprégner de parfum. Et ce parfum destiné à la tête, il faut, en comparaison de celui versé sur les pieds, l’estimer d’autant plus précieux qu’il est composé de substances elles-mêmes plus précieuses. Les autres, assurément, nous les trouvons facilement et sans peine dans notre “région” [de la dissemblance, c.-à-d. celle des pécheurs]. Car, pécheurs, nous le sommes tous. Mais les substances précieuses, elles, ne se trouvent que difficilement et viennent de très loin, du paradis de Dieu, et c’est exportées de là que nous les recevons » (3,141). En signe d’adhésion de foi immédiate à Dieu en contraste avec la confiance en un simple enseignement humain : • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le parfum répandu sur les pieds du Sauveur, c’est la doctrine qui est nécessaire aux hommes, tandis que la connaissance de la foi qui n’a pour objet que Dieu est le parfum répandu sur la tête de Jésus Christ, et c’est par ce parfum que nous sommes, par le baptême, ensevelis avec Jésus Christ pour mourir au péché (Rm 6,4). » • L’assimilation du parfum de la femme à la foi (pistis) chez les Latins est encouragée par les connotations de l’adjectif pistikos (« pur ») qui le détermine en // Mc (*syn6-13 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,150 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1473A ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 440). 8a ses disciples Ou Judas seulement ? • →Jérôme Comm. Matt. « La figure nommée syllepsis consiste à dire tous au lieu d’un […]. Nous pouvons aussi répondre autrement : l’indignation des apôtres en faveur des pauvres était sincère, alors que Judas n’avait en vue que son profit. Et c’est pourquoi ses murmures sont présentés comme coupables » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,349). *syn8a 8a s’emportèrent Avec raison • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 « Parce qu’ils avaient entendu le Maître leur dire : “Je veux la miséricorde, et non le sacrifice” (Os 6,6), […] ils pensaient en eux-mêmes que, si le Seigneur n’admettait pas les holocaustes ni l’ancien culte, à plus forte raison l’onction d’huile » (725.1).
À tort • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. (437) reproche aux disciples leur dureté : les pasteurs doivent prendre en compte l’état spirituel des personnes dont ils doivent apprécier le comportement, or la femme (pécheresse convertie) était encore faible. 9 pauvres = ceux qui manquent de foi • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2. = les nécessiteux • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 50,4 « Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’Église ; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres […]. Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide ? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas ? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une raillerie, comme le dernier de tous les outrages ? […] Encore une fois, en vous parlant ainsi, je ne vous défends point de faire de tels présents, mais je vous exhorte à les accompagner de vos aumônes, ou plutôt à ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour avoir enrichi les temples ; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône de la géhenne, du feu inextinguible et du châtiment réservé aux démons » (509). + Mystique + 7b la lui versa sur la tête, alors qu’il était allongé Parole jointe à l’offrande du parfum pour remplir toute la terre • →Grégoire de Narek Prières 33,1 : Le grand mystique arménien a cette admirable prière : « À présent, la composition liturgique de mon discours que je T’offre parmi les fruits de mon âme, ô Béni et Très-Compatissant, veuille, après l’avoir jointe à l’offrande des porteuses d’aromates, l’unir également à la douceur du parfum, préparé par Marie, femme pieuse. Ainsi j’aurai imité la bonne action des bienheureuses femmes pécheresses qui furent accueillies par Toi avec un respect merveilleux, et Tu Te réjouiras grandement de mon humble parole, en la recevant [tel un parfum] sur ta Tête inaccessible et louée, ô Très-Haut ; […] fais que le parfum de ce Livre de confession redouble en intensité et agisse sur beaucoup : qu’il se répande à travers tout l’univers et remplisse la terre entière, symbolisée par la maison [cf. Mt 26,13 ; Jn 12,3], en souvenir de leur exemple ! » (202). Madeleine, sépulcre vivant du Christ • →Bérulle Élévation « Lorsque vous serez mort dans le sépulcre de Joseph, Madeleine voudra vous oindre, mais vous la préviendrez en ressuscitant avant son arrivée ; or son amour est subtil, il ne veut être déçu ; son amour est trop fort, il ne peut être vaincu ; elle vous prévient donc maintenant par la puissance de son amour, comme vous le prévenez lors par la puissance de votre vie et de votre gloire, et elle veut vous oindre et vous ensevelir : et puisque vous ne voulez pas être oint par elle lorsque vous serez mort, elle veut vous oindre et vous ensevelir dès à présent, elle veut vous ensevelir tout vivant, elle veut vous ensevelir en ce banquet, et vous cédez à son vouloir et à son amour qui la porte à vous rendre ces devoirs et à vous ensevelir en ses odeurs, et à vous ensevelir encore plus dans son cœur et dans son esprit, qui vous est un sépulcre délicieux et vivant. […] Ô vie, ô sépulcre ! ô Madeleine, ô banquet : que de délices et d’amertumes tout ensemble ! Mais et les délices et les amertumes sont toutes célestes et divines, elles ne regardent que Jésus ; il est le sujet du banquet et l’objet des pensées, actions et affections qui y paraissent » (432-434).
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9-11 Aimer Jésus, une perte ? • →Thérèse de Lisieux « Vivre » §13 « “Vivre d’amour, quelle étrange folie” ! / Me dit le monde. “Ah ! cessez de chanter / Ne perdez pas vos parfums, votre vie, / Utilement sachez les employer” ! / T’aimer, Jésus, quelle perte féconde !… / Tous mes parfums sont à toi sans retour. » *theo9-11
+ Théologie + 6-13 THÉOLOGIE NT : CHRISTOLOGIE Vénération du corps de Jésus et adoration de la divinité du Christ Dans le geste extravagant de « la femme », ce qu’il y a de plus précieux et de parfumé sur terre revient de droit à Celui qui a tout créé. L’Église fait de cet épisode un des moments du mystère pascal. L’action si concrète et sensible de « la femme » constitue un signe spirituel, une manière de sacrement, orienté vers l’Eucharistie que Jésus va instituer peu après (*lit613). Après son ascension, ce culte du Christ mort et ressuscité s’actualise dans l’Eucharistie. *theo26-29 ; *theo28,17a adorèrent ; *theo28,20b moi je suis avec vous tous les jours 7a une femme THÉOLOGIE SPIRITUELLE La femme image de l’Église • →Jean-Paul II EE 48 « Comme la femme de l’onction à Béthanie, l’Église n’a pas craint de “gaspiller”, plaçant le meilleur de ses ressources pour exprimer son admiration et son adoration face au don incommensurable de l’Eucharistie. » Le charisme féminin Dans le contexte tout proche de l’annonce aux disciples qui introduit le récit de la passion (v.2 « le fils de l’homme est livré pour être crucifié »), le geste de « la femme » contraste avec les paroles consternées des disciples lors des trois annonces précédentes (Mt 16,21-22 ; 17,22-23 ; 20,18-19). Cette dernière, imminente, a dû les effrayer plus encore. « La femme » répond non en paroles mais par un geste qui vaut confession. Les femmes sont particulièrement gardiennes du message évangélique (*theo13bc). • →Jean-Paul II MD 15 « Le Christ parle aux femmes des choses de Dieu et elles les comprennent, dans une réceptivité authentique de l’esprit et du cœur, dans une démarche de foi. Devant cette réponse tellement “féminine”, Jésus montre son estime et son admiration, comme dans le cas de la Cananéenne (Mt 15,28). Parfois, il donne en exemple cette grande foi imprégnée d’amour : en somme, il donne un enseignement à partir de cette adhésion féminine de l’esprit et du cœur. [… En Mt 26,6-13] Jésus prend la défense de la femme et de son geste devant ses disciples. » 7b versa sur la tête CHRISTOLOGIE L’onction reçue sur la tête comme un roi ou un prêtre, mais dans une position allongée comme un cadavre, symbolise le fait que Jésus est le roi/le prêtre dont le trône/l’autel est la croix. Le Christ a été oint par Dieu de l’huile d’allégresse, consacré prêtre et roi en son humanité par le « chrême » de la Divinité ; il est ici oint du parfum dont on imprégnait les cadavres. Il sera en effet la victime en même temps que le prêtre du sacrifice rédempteur. Figure de l’Église, « la femme » de Béthanie honore le corps sacré qui va s’offrir à Dieu « en oblation de suave odeur ». ECCLÉSIOLOGIE Selon la tradition paulinienne, le geste de cette femme a aussi une dimension ecclésiologique ; cf. *bib7b *chr7a une femme ; *chr7a huile de parfum ; *chr7b sur la tête. 9-11 DOGMATIQUE Primat de l’absolu christologique La personne de Jésus représente un absolu capable de relativiser les préceptes les plus sacrés : de même que l’amour pour Jésus peut aller jusqu’à délaisser la sépulture de son père (Mt 8,21-22), de même il peut aller jusqu’à une certaine imprudence dans la gestion de ses ressources (la personne de
Jésus relativise ainsi la dispute traditionnelle sur la primauté de l’aumône ou des bonnes œuvres : *jui9.11 ; →Amour ou aumône ?). L’épisode suggère quelle tendresse la personne de Jésus pouvait susciter dès avant la Pâque (*myst9.11). • →Barth Dogmatik 4/2,796-798 refuse de réduire cet épisode de manière puritaine et y voit un fondement de l’amour du chrétien pour Dieu et pour le Christ, même s’il doit être connoté par quelque éros. MORALE SOCIALE Souci des pauvres L’objection des apôtres semble très bienvenue à la suite de Mt 25,31-46, et en accord avec les préoccupations de Jésus (Mt 11,5 ; 19,21). La réponse de Jésus suggère même un nouveau mode de service des pauvres, fondé dans une relation vivante avec lui. • →Benoît XVI Caritas 36 « Le temps consacré à Dieu dans la prière ne nuit pas à l’efficacité ni à l’activité de l’amour envers le prochain mais il en est en réalité la source inépuisable. » Dans l’Église ancienne Pour Jean Chrysostome (*chr9), il faut du tact pastoral pour ménager à la fois la glorification de Dieu et le souci des pauvres, et pour respecter la générosité des fidèles tout en l’éclairant. Si ceux-ci font des offrandes pour l’embellissement des édifices et du culte, il faut leur enjoindre de ne les faire qu’après avoir subvenu aux besoins des pauvres. • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Marc. 14,6-9 s’élève contre l’idée de faire fondre les vases sacrés servant au culte pour en donner le prix aux pauvres au nom de sa foi eucharistique : pour le Christ l’amour pour lui passe avant l’amour pour les pauvres, or c’est son vrai sang qui est dans le calice et son vrai corps sur la patène (645-648). Au temps de la Réforme Les réformés luttent contre trop de luxe dans les églises et dans le culte. • →Calvin Comm. NT insiste sur le caractère exceptionnel du geste de la femme, souligné par Jésus lui-même qui ne le donne pas comme exemple à suivre par tous : ce qui lui plut dans les circonstances tragiques où il allait mourir ne lui plairait pas nécessairement par la suite (→Bucer Enarr. Matt. 187c ; →Musculus Comm. Matt. 545 jugent juste l’objection des disciples). • →Maldonat Comm. ev. 1,526-527 justifie le luxe déployé dans la liturgie et le fait que les pauvres « toujours avec nous » soient moins bien traités, par l’absolu christologique qui se donne dans l’Eucharistie. *litt9 • →Lapide Arg. Matt. 472 poursuit la polémique en ces termes : « En vérité qui ne voit pas que c’est le même esprit qui anime Judas dans cette scène et Calvin ? »
+ Littérature + 6 Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison Pourquoi ? • →Mauriac Vie « Dans le village de Béthanie, il a une maison, un foyer, des amis » (167). 7 Portée symbolique du geste Poésie du 17e siècle Le vase, cœur de Madeleine • →Beauvais La Magdeleine « Parfum délicieux ! Celui qui mélangea / Tant de rares senteurs, dit-elle, ne songea / (Ce crois-je moi) qu’on dût te mettre en tel usage. / […] Mon Dieu, qui m’a appris / À bien aimer, j’aurais encor meilleur courage / De l’épandre à tes pieds, et n’est-ce pas dommage / Qu’au lieu de ce vaisseau, je ne puis épancher / Mon cœur ? mon propre cœur ? Je l’irais arracher / Moi-même de mon sein, car jaçoit [encore] que ce vase / Luise, mon cœur luit mieux, ton Amour qui l’embrase / L’a rendu transparent. Ce vase est plein d’odeurs, / Et mon cœur est confit en suaves ardeurs ; / Ce vase est fait au tour, et mon cœur tout de même ; / Ce vase est tout uni, et mon cœur est sans fard ; / Ce vase vient de loin, et mon cœur, bien que tard, / Vient à toi, d’aussi loin comme il y a d’espace / Depuis le plus haut Ciel jusqu’à la terre basse. / En un point seulement tu
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cèdes, ô mon cœur, / C’est que tu as perdu ta première blancheur, / Et ce vase, or’ qu’il soit d’une pierre si frêle, / A toujours conservé sa beauté naturelle. / Mais j’espère, ô mon cœur, que celui qui t’a fait / Pour l’aimer chèrement, t’aura bientôt refait » (192-193, v.128-156). *myst7b Madeleine, nouvelle Pandore La comparaison vient de façon presque spontanée sous la plume des écrivains imprégnés de mythologie païenne : • →Pierre de Saint-Louis Magdeleine « Comme une autre Pandore, avec sa boîte en main, / (Non point pleine de maux, pour tout le genre humain) / Brise tout cet albâtre, autre fois si funeste » (194, v.18-20). 20e siècle Madeleine, personnification de l’âme et de l’Église épouse Elle est associée à l’expression des thèmes majeurs de la poésie et de la spiritualité claudéliennes dans sa méditation de l’Écriture sainte : • →Claudel Cantique « L’âme, et je pourrais dire aussi bien l’Église, est arrivé au bout de sa course. L’heure est venue de la possession. C’est cette étreinte de l’Époux entre les bras de l’Épouse que le latin exprime par le mot accubitus : où je distingue quelqu’un de couché et qui se blottit : ou qui s’est mis, suivant l’usage antique, à table ; et ce n’est pas en vain que le mot d’incubation me vient également à l’esprit. Dum esset Rex in accubitu suo… […] Spiritus ! C’est l’esprit, c’est le souffle que j’ai reçu de Dieu que je Lui livre maintenant à respirer, imprégné de mon propre nom. Mon nard, dit-elle, ce qu’il y a en moi de plus intime, de plus personnel, j’allais dire de plus animal, à quoi les animaux mêmes me reconnaissent entre tous, le témoignage que mon propre être rend de lui-même par le moyen de cet esprit vital qui est attaché à ma chair. Me voici, dit l’Épouse, entre les bras de Celui que j’aime en odeur de sacrifice. Domus impleta est ex odore unguenti (Jn 12,3). Ainsi autour du Saint Sacrement l’Église remplie tout entière de la fumée de l’encens » (41-42). 7a une femme l’approcha Qui et dans quels sentiments ? La plupart des écrivains, conformément à la tradition, la confond avec la pécheresse de Magdala et la femme de l’onction chez le pharisien (*mil7a ; *syn7a ; *chr7a ; *lit27,56a ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale). Mystères médiévaux • On représente les hésitations et les résolutions de conversion de MarieMadeleine avant qu’elle n’ose entrer chez Simon et approcher le maître (p. ex. →Pass. Pal. v.5). Son action est le motif de la trahison de Judas. • Une fois sa figure totalement développée, chez →Michel Passion elle accomplit un parcours qui va de l’amour charnel (ressenti y compris pour le Fils de Dieu) à la conversion et à la sainteté. • →Gréban Passion imagine deux onctions, chacune ayant une fonction narrative différente : la première (cf. Lc 7,36-50) introduit le personnage de Madeleine qui suivra Jésus tout au long de sa passion, tandis que la seconde, à Béthanie, provoque la colère de Judas et amorce le processus de trahison : « Mes se je puis, j’exploiteray / de faire telle trahison / que je raray ma porcion / que j’ay pardu a ceste fois » (v.16013-16014). Poésie baroque L’onction à Béthanie, une scène à faire Certains poètes baroques (→Balin Madeleine ; →Le Clerc Uranie) commencent par inventer l’ultime combat intérieur de la jeune femme, son hésitation, avant de se résoudre à pousser la porte de Simon. D’erôs à agapê D’amoureuse mondaine, Marie-Madeleine devient amoureuse du Christ, la rhétorique pétrarquiste assurant le passage d’un amour à un autre : • →Durant Magdaliade « Ses cheveux, que pendant le règne de ses vices / Elle allait attifant avec mille artifices, / Pour surprendre en leurs rets les plus légers cerveaux, / Servent ore de linge à essuyer les eaux / Que la contrition, fille de penitence, / Sur les saints pieds de Christ répand en abondance » (184, v.99-104). • →Desmarets de Saint-Sorlin Marie-Madeleine « De l’admirable odeur la salle est embaûmée. / […] Elle essuye avec ses cheveux, / Où volaient jadis tant de vœux, / De l’huile et de ses pleurs les ruisseaux honorables. / Puis de ses baisers redoublés / Réverant les pieds adorables, / Étonne les esprits des riches assemblés » (132, v.131-140).
20e siècle Éloge de la compassion • →Mauriac Vie « Un seul cœur, averti par l’amour, discernait dans cet homme couché, dans ce Jésus, une créature à bout de course, un cerf rendu, qui serait demain la proie des chiens. Depuis tant de semaines il tourne autour de la ville, errant de retraite en retraite ! » (212). Sacralisation de l’erôs • →Cohen Solal : Aude et Ariane, deux des aimées de Solal, partagent le même fantasme : un ermite à qui elles lavent les pieds. Ariane s’auto-désigne comme « disciple » et affirme qu’elle préférerait de l’huile pour l’oindre à la place de l’eau parfumée. Le rêve laisse sourdre une sensualité et un érotisme croissants qui ne s’opposent pas à la sacralité de la scène (128, 204). • →Coetzee Barbarians : Le magistrat, figure associée au Christ, lave les pieds de la barbare qu’il a recueillie, sorte de disciple improvisée. Ainsi le lavement des pieds devient-il un « rite du lavage » (52) qui s’étend peu à peu à tout le corps et se substitue aux rapports sexuels. Le narrateur précise même qu’il « oin[t] son cuir chevelu » (53) : c’est la jeune femme qui occupe la position du Sauveur. Une première mise en demeure du statut christique refusé au magistrat ? 8a ses disciples s’emportèrent Tous les disciples ou Judas ? *syn8a ; *cin8a • →Pagnol Judas (« Préface »), en prenant acte de l’échec public de la pièce, explique que cet épisode évangélique n’est pas indifférent à l’égard du mystère qui entoure le personnage de Judas. Il note que Mt ne désigne pas Judas nommément, mais, comme Mc, emploie un pluriel : « les disciples ». En Jn 12,4-6 Judas Iscariote seul proteste, en affirmant que le parfum dont Marie a oint les pieds de Jésus eût pu être vendu afin d’en donner l’argent aux pauvres ; Jean ajoute par ailleurs que c’est sa cupidité de voleur bien plus que le souci des pauvres qui avait causé cette réaction du futur traître. De cette différence des versions, l’écrivain conclut que le texte de Jean noircit le personnage de Judas (→Judas damné ou sauvé ?), qu’il réhabilite dans sa pièce. Judas croirait obéir aux desseins divins en livrant Jésus. Voir cependant *chr8a. 9 se vendre très cher et être donné à des pauvres Légitimation du culte • →Quesnel Réflexions « C’est donc une bonne œuvre, que de rendre à Dieu et à Jésus-Christ un culte extérieur, quelquefois même avec éclat et avec dépense. - - L’Église calomniée sur cela par les disciples du perfide Judas, ou par les imitateurs des disciples imparfaits, aura toujours JésusChrist pour elle. - - Rien de ce que la charité fait faire ne peut être mauvais devant Dieu. - - Ce n’est rien devant lui de perdre de l’or et de l’argent, quand ce n’est pas la cupidité qui le perd ; c’est beaucoup de contrister son prochain en manquant, pour intérêt temporel, de correspondre à sa charité » (365-366).
+ Arts visuels + 6–13 Onction à Béthanie et repas chez Simon L’onction de Béthanie est une scène complexe, relatée différemment par chaque évangéliste. Elle fait intervenir un personnage très nébuleux du NT, une femme pénitente (*mil7a ; *chr7a), qui fut majoritairement identifiée comme Marie Madeleine au Moyen Âge (surtout dans les images). L’iconographie de cet épisode a toujours compilé différents éléments mentionnés par différents évangélistes. Premières images à partir du 9e siècle Modelées sur la Cène Les premières figurations médiévales sont conçues sur le modèle de la →Cène telle qu’elle est conçue dès le 9e s. Le Christ est assis en bout-de-table, alors que les convives sont réunis, de face, d’un côté de la table. La femme à l’onguent est présentée inclinée, le plus souvent à genoux, devant la table (du côté visible par le spectateur), pour oindre les pieds. Judas est de même présent. L’épisode est intégré à la scène du repas chez Simon le lépreux, et sa composition ressemble à celle de la Cène, montrant la communion de Judas
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(*vis26,21-25). C’est sous cette forme que le passage se transmet durant tout le Moyen Âge : • Linteau de l’église Sainte-Marie-Madeleine de Neuilly-en-Donjon, La Cène et L’Onction de Béthanie (ca. 1140). Parfois des rapports sont aussi dressés entre l’onction des pieds de Jésus pendant un banquet et le lavement des pieds des apôtres lors de la Cène. Préférence pour Jean… L’Évangile selon Jean (avec l’onction des pieds par la femme, Jn 12,3) est la source privilégiée au Moyen Âge car elle donne un sens précis à l’épisode. Les pieds de Jésus (et cela en général dans l’iconographie chrétienne) se rapportent à son humanité et donc à sa mortalité. L’onction des pieds annonce la mort et la sépulture de Jésus. La résurrection de Lazare (Jn 11), qui côtoie cette représentation, apporte plus qu’un simple lien narratif : elle complète l’évocation de la mort et de la résurrection. • Les Homélies de Grégoire de Nazianze (ca. 879-883, ms. réalisé à Constantinople, Paris Bnf, Ms Grec 510 f. 196v). Dans cette miniature la scène se passe durant le repas chez Simon le lépreux. Elle présente l’onction des pieds et est couplée avec la résurrection de Lazare. Judas se trouve à la même place que celle qu’il occupe souvent à table lors de la Cène : le dos au spectateur (*vis21-25 ; →Cène [arts visuels]). • Codex Egberti (ca. 985, Bibliothèque municipale de Trèves, Cod. 24 f. 65r). La légende de cette scène à la table de Simon le lépreux identifie les personnages : Marthe (légendée Martha, Jn 12,2) tient un vase d’onguent alors que Marie de Béthanie (qui n’est pas légendée) se prosterne aux pieds de Jésus. Jésus est hissé sur un immense trône, si bien que la femme opère quasiment un geste d’un culte impérial. Judas (Ivdas) est lui aussi présent. Cette miniature lie à nouveau l’onction des pieds et la résurrection de Lazare. … par rapport aux Synoptiques L’onction de la tête (Mt 26,7 ; Mc 14,3) est beaucoup plus rare dans l’iconographie : • Le Psautier de Besançon (composé vers 1260 pour un monastère cistercien, folio 7) montre pour la première fois le motif de l’onction sur la tête. L’épisode est pourtant encore associé à celui de l’onction des pieds : deux femmes sont simultanément représentées, l’une oignant la tête et l’autre les pieds de Jésus. L’artiste associe Marthe et Marie et attribue à chacune un acte distinct d’onction, représentant ainsi différentes expressions de la vénération due au Christ. *chr7a huile de parfum : Bernard de Clairvaux 15e-18e siècle Le geste de l’onction des pieds fut privilégié et a suscité les plus belles créations dans tous les foyers artistiques, p. ex. : • Jean Fouquet (1452-1460, Chantilly) ; Dieric Bouts (1440, Berlin) ; • Tintoret (1562, Padoue) ; Véronèse (16e s., le salon d’Hercule au château de Versailles) ; • Pierre-Paul Rubens (1618-1620, Saint-Pétersbourg) ; • Philippe de Champaigne (1602-1674, Nantes) ; Jean Jouvenet (1706, Lyon). 20e siècle Le texte synoptique apparaît parfois comme source iconographique : • Eric Gill (1926), Éric de Saussure (1968), Arcabas (abbaye de Leffe) et Macha Chmakoff choisissent explicitement le geste de l’onction de la tête.
+ Musique + 7 une femme l’approcha et la lui versa sur la tête — Rhétorique musicale des mouvements Parmi les codes utilisés par →Bach Passion dans ses récitatifs figure aussi le mouvement ascendant des mélodies pour traduire l’action d’aller quelque part. Ici, par exemple, sur le trat zu ihm (« l’approcha »). De même l’écoulement du parfum versé sur la tête de Jésus est évoqué par un arpège descendant sur goss es auf (« versa »).
8b Pourquoi Mécontentement des disciples →Bach Passion choisit le chœur 1 pour cette phrase des disciples. Il insiste sur le mot wozu, manifestant ainsi dramatiquement l’incompréhension des disciples. 9 La voix de la raison →Bach Passion met ce verset en musique par entrées en imitation (ténor, basse, alto, puis soprano), ce qui lui donne un caractère de rigueur, comme si c’était la voix de la raison qui parlait par la bouche des disciples. La première entrée au ténor figure peut-être la suggestion de l’un des disciples (Judas) qui entraîne tous les autres. D’autre part, on remarque l’attention portée à die Armen (« les pauvres ») par chaque voix. + Danse + 7 une femme l’approcha Jésus lui-même devient coupe →Neumeier Passion • La femme de Béthanie sur ses **pointes porte un invisible et précieux parfum dans ses mains et le verse sur la tête de Jésus. • Il frémit et forme de tout son corps l’image d’une coupe. • Les Personnes le font lentement pivoter face à la salle. 8b pourquoi L’ignorance fait écran →Neumeier Passion • Tandis que Judas se tient à l’écart (poing levé), les mains des onze apôtres forment écran devant le regard de Jésus pour manifester leur désapprobation de l’onction coûteuse dont ils ne savent reconnaître le sens. + Cinéma + 6-13 L’onction à Béthanie Chronologie Repensée • →Olcott Manger : L’épisode est représenté entre la guérison des aveugles de Jéricho (Mt 20,29) et l’entrée messianique à Jérusalem. Suggestive • →Pasolini Matteo : Comme pour établir un fort contraste, la séquence commence par le plan d’un arbre sec déjà vu lors d’une scène précédente (Mt 21,18-19) où musique et images avaient rappelé les tentations au désert. Mais, à la place du démon, Judas seul (et non les disciples) avait posé la question à Jésus : « Comment a-t-il séché en un instant ? » Fidèle • →van den Bergh Matthew s’appuie sur le texte Mt : l’onction suit le complot des prêtres juifs. Gros plan sur le visage de Judas, assis à l’écart, avant qu’un zoom arrière ne dévoile l’ensemble de la scène : un repas festif (en musique) dans une pièce au sol couvert de tapis. La table est posée par terre et les invités sont assis sur des coussins. Les plats sont servis par des femmes voilées. Transposition • →Koster Robe : Pas d’onction à Béthanie, mais, au bain public où Marcellus se fait masser. En guise de repas, les soldats romains grappillent du raisin et boivent du vin apparemment mauvais (« Du vinaigre, comme tout le vin qu’ils ont ! »). Marcellus quitte son banc revêtu d’une grande serviette immaculée (Mc 14,51). Ces allusions détournées au texte évangélique préparent la future conversion du personnage principal : il accomplit déjà, sans le savoir, les mêmes gestes que Jésus et ses disciples. Dédoublement • →Jewison Superstar met en scène deux onctions. Lors de la première, Jésus ajoute que seule Marie fait à ce moment-là ce qu’il désire : ne pas se préoccuper des événements futurs. *vis6-13 7a une femme Focalisations • →Olcott Manger : La femme s’avance : Jésus mange seul, allongé, et ses voisins (et notamment Judas) lui tournent le dos. La scène est d’abord un moment d’intimité entre Jésus réjoui et la femme.
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• →Pasolini Matteo : Tel Lazare sortant du tombeau, dans l’ombre d’une porte qui semble taillée dans le roc, apparaît la femme au parfum, premier personnage visible de la scène. Ralentissement de l’action : le bruissement du vent, le son des animaux, le chant d’une flûte et les visages éblouis des disciples font de ce geste un moment d’éternité. Un gros plan en plongé sur le visage paisible et heureux de Jésus regardant l’objectif identifie le spectateur à la femme. L’accusation brisera brutalement le charme de l’instant. • →van den Bergh Matthew : Le narrateur prononce le v.6 tandis que la caméra suit en plan rapproché l’entrée d’une femme, robe orange et voile doré, un flacon entre les mains, puis s’arrête sur Jésus qui l’aperçoit, et baisse les yeux, pensif. 7b versa sur la tête Onction Tendre • →Olcott Manger suit Mt 26, mais harmonise les différents récits : la femme lui verse du parfum sur la tête, puis sur les pieds, avant de les essuyer avec ses cheveux (cf. Lc). • →van den Bergh Matthew : Sur fond de musique orientale, la femme tourne autour de la table et Jésus lui fait une place à ses côtés. Elle s’agenouille à sa gauche, débouche le flacon et Jésus baisse la tête en souriant pour qu’elle lui verse le parfum. Sombre • →Stevens Story suit Jn 12 (*syn6-13) dans une scène remarquable pour sa gravité : assis dans une pièce dont les fenêtres grillagées ne laissent passer que quelques rayons de soleil, les disciples immobiles chantent l’action de grâces. La femme s’approche lentement de Jésus, le touche, lui présente le flacon de parfum. Il relève lentement la tête, puis la regarde enlever sa sandale et oindre son pied. Tout est très lent. Obscurité et chants apparaîtront bientôt comme funèbres. Médicale • →Jewison Superstar fait de l’onction un geste thérapeutique pour soigner une fièvre de Jésus qu’on devine préoccupé par les événements qui vont suivre, tandis que Marie-Madeleine veut l’endormir et peut-être l’écarter de sa mission. 8a ses disciples s’emportèrent Judas surtout • →Olcott Manger : Judas est le plus indigné : il ramasse le flacon par terre et prend à témoin les disciples et Jésus. Il s’interpose entre Jésus et la femme recroquevillée au pied du lit.
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• →Pasolini Matteo : Contrairement au texte de l’évangile, les disciples ne sont pas choqués mais émerveillés par le geste de la femme. Seul Judas est choqué : isolé visuellement, il baisse la tête visage fermé. • →Stevens Story : Judas rompt l’instant de grâce : après avoir observé les gestes de la femme, il s’avance et l’interroge brutalement quand elle dénoue ses cheveux. Ce mouvement brusque contraste avec l’immobilité générale de la scène et les lents gestes de la femme ; le ton de sa voix interrompt le doux murmure du chant des disciples. • →Jewison Superstar : Lors de la première onction (*cin6-13 : Jewison), Judas réprobateur contemplait la scène de loin, puis reprochait à Jésus de fréquenter « ce genre » de femme, en contradiction avec son enseignement. L’image montrait alors une onction inversée : Jésus caressant les cheveux de la femme en la défendant. Finalement, c’était Jésus et non pas Judas qui quittait le repas avec colère, se disant déçu par l’incompréhension de ses disciples. La deuxième onction provoque aussi la colère de Judas, au nom des « pauvres » qui « meurent de faim ». • →van den Bergh Matthew : Le narrateur prononce le v.8 tandis que la femme verse le parfum sur la tête de Jésus. Le plan suivant montre, à l’arrière-plan, l’indignation du disciple assis à l’écart. Sur le mot « gaspillage », le plan montre à nouveau la femme oignant les cheveux de Jésus. *syn8a ; *chr8a 9 Accord ou désaccord de Jésus et de Judas ? • →Pasolini Matteo : La critique est prononcée par Judas seul (comme dans Jn 12,4 ; *chr8a ses disciples). Ce faisant, il s’oppose au groupe, comme le soulignent les deux plans de la caméra (Judas seul, un côté de table avec quatre disciples) : le cinéaste va plus loin que Mt, déjà si bienveillant envers les disciples ! Auparavant, Jésus avait lancé un regard à Judas : pour lui reprocher son isolement ou bien pour lui signifier qu’il devait intervenir ? • →Jewison Superstar : La scène semble réconcilier Judas et Jésus (tous deux soucieux des pauvres ?) : un gros plan focalise leurs deux mains, blanche et noire, serrées. Ils sont les deux seuls personnages graves de la scène, tandis que tous chantent autour d’eux : « Tout va bien, tout va bien, détends-toi. » La scène se termine par un gros plan sur le visage fermé de Jésus, qu’un fondu enchaîné entoure de nombreux vautours. Ceux-ci sont rapidement remplacés par les grands prêtres dans leurs capes noires, autres oiseaux de malheur perchés sur des échafaudages. • →van den Bergh Matthew : La caméra suit Judas qui se lève, dit le v.9 et vient se placer derrière Jésus tandis que la musique off, plus dramatique, couvre celle de la fête. Gros plan sur la tête de Jésus que la femme continue d’oindre.
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La passion selon saint Matthieu
+ Propositions de lecture +
Il est le « beau » pasteur (ho poimên ho kalos, Jn 10,11), qui accomplit les « belles » œuvres venant du Père (erga kala, Jn 10,32).
13b proclamé cet évangile, dans le monde entier Mémorial de la femme inconnue Jésus établit la vérité du geste de la femme (qui a peut-être une valeur prophétique et politique, *bib7b) et le transforme en un véritable évangile (*pro12). En témoignant à l’égard de Jésus d’un dévouement absolu, elle seule est à la hauteur de ce qui va se passer (*pro8-10), au point que la justesse de son geste doive être proclamée dans le monde entier, conformément à l’idéal rabbinique des bonnes œuvres brillant devant les gens (Mt 5,16 ; *jui10c.12). L’Évangile que les disciples auront à prêcher (Mt 28,20) est comparable au parfum de l’onction de Béthanie, qui embaumera le monde entier (*theo28,7a.10c).
13b évangile Terme polysémique Litt. « bonne nouvelle ». Le mot peut désigner : • la confession de Jésus comme messie symbolisée par l’onction ; • la résurrection de Jésus au-delà de sa mort qu’elle prophétise sans le savoir (*pro12) ; • le témoignage favorable que Jésus est en train de rendre à cette femme ; • et finalement l’Évangile selon Matthieu lui-même (*pro13b ; *chr13b ; *gen13b ; →Le genre littéraire « évangile »).
Byz V S TR Nes
Texte + Critique textuelle + 11 vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours Variante syS : « les pauvres seront toujours auprès de vous — mais moi je ne serai pas toujours auprès de vous ». Le grec semble plus en harmonie avec Mt 28,20 : « moi je suis avec vous tous les jours ».
10 a b c
S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne S belle œuvre qu’elle a accomplie envers moi.
11 a b
Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.
12
Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.
13 a b
Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé cet S mon évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.
+ Vocabulaire + 10b faites-vous de la peine Littéralement kopous parechete signifie « causer un trouble ». La même expression se trouve en Lc 11,7 ; 18,5 ; Ga 6,17.
13c mémoire Connotations liturgiques Le mot grec mnêmosunon dénote tout d’abord un objet qui favorise le travail de la mémoire, un « souvenir ». • Ici et en Mc 14,9 il peut être traduit comme « mémoire ». Dans le contexte des Écritures et de la liturgie juive, le terme est riche de significations. Dans G : • la phrase eis mnêmosunon fait référence à un livre écrit (Ex 17,14 ; Est 1,1p ; 2,23 ; 9,32 ; 10,2) ; • le mot mnêmosunon traduit entre autres ’azkārā, une portion du sacrifice qui était brulée avec de l’encens. Son « odeur agréable » montait au ciel pour que Dieu se rappelle du sacrificateur (Lv 2,2.9.16 ; 5,12 ; 6,8 ; 24,7). + Grammaire + 10b la femme Article défini à sens démonstratif en français comme en grec. Cette désignation généralisante permet aussi de penser cette femme comme LA femme. *pro8-10
10c bonne Ou « belle » — Lexicographie c Sens premier Litt. kalos signifie « belle » œuvre. En grec, beau et bon sont similaires. 10a aperçu Mt 22,18 ; Sg 1,9-10 – 10b Dieu ne juge pas comme les hommes L’idéal grec de l’honnête homme est 1S 16,7 ; Is 55,8 ; Jr 17,10 ; Sg 12,22 – 10b Dieu défend les siens Rm 8,31.33-34 – le kalos k’agathos, litt. le « beau et 10bc Bienveillance divine envers les œuvres 1Jn 3,18.20 ; Sg 9,9.11-12 – 10c une + Procédés littéraires + bonne œuvre Tb 1,3.19-20 – 11a *ref9 – 11b avec vous Mt 1,23 ; 18,20 ; 28,20 bon ». (*ref28,20b) ; Jn 13,33 – 12 me mettre au tombeau Mt 27,57-61 ; Lc 23,50-55 – En syriaque 10a S’en étant aperçu NARRATION Caracšpyr exprime, comme habituellement 13b L’évangile partout Mt 5,16 ; 24,14 ; 2Co 2,14 – 13c en mémoire d’elle térisation de Jésus Mt ne dit pas que Ps 112,6.9-10 dans les langues sémitiques, d’abord l’indignation des disciples est secrète un sens concret extérieur : ce qui par (à la différence de Mc 14,4 pros heaules sens peut être perçu, et ici, tous) tout en soulignant que Jesus en admiré. Le sens moral — ou « utile à une fin » — est comme une conséprend conscience. Cela pourrait être un signe de la dépendance littéraire de quence. Un cognat important dans la pensée syriaque est špy « lisse, clair, Mt envers Mc (dont il suppose le détail connu) ou du desir de Mt d’insister lumineux, limpide », d’où « pur, serein ». sur la clairvoyance de Jésus qui va jusqu’à la cardiognosie. Chez Mt • Beau et bon sont souvent synonymiques (cf. dendron agathon en Mt 7,17, 10c.11a.12 Car RHÉTORIQUE Diaphore sur gar, répété trois fois, qui introduit et dendron kalon en Mt 12,33). trois maximes venant après la question rhétorique de Jésus. • L’adjectif kalos se traduit par « beau » en Mt 13,45 ; et peut-être aussi en Mt 17,4 (lors de la transfiguration). Ici, comme en Mt 5,16 (qui parle de 11 COMPOSITION Soulignement de la relation entre Jésus et les pauvres « belles œuvres »), la visibilité des actions est soulignée. Chiasme • Le même mot kalos est employé pour contraster avec la tragédie de Judas, {toujours [les pauvres (avec vous) moi] pas toujours}. pour qui « il aurait mieux valu » (kalon) ne pas être né (Mt 26,24). Parallélisme antithétique Avec le mot « œuvre » parfait entre la critique des disciples et la réponse de Jésus. La phrase ergon kalon represente ici plutôt une expression figée : « une bonne œuvre » (*jui10c ; par contre *phi10c). 11b mais moi, vous ne m’avez pas toujours NARRATION Prolepse En fort Nuance messianique contraste avec le thème Mt constant de « Dieu avec nous » (*ref11b), Jésus Dans les Écritures, et notamment chez Jean, kalos a souvent une valeur mesannonce sa prochaine disparition. Il avait lié sa présence à la communion sianique. À Cana, c’est le « beau » vin que Jésus offre aux mariés (Jn 2,10). de ses disciples dans la piété. En annonçant son absence à venir, il annonce
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aussi la dissolution de leur communion : leur indignation annonce bien leur trahison. 12 pour me mettre au tombeau NARRATION Prolepse (double ?) Jésus suggère que, dans les événements qui vont suivre, • du fait de la proximité du sabbat, on n’aura pas le temps de procéder aux rites d’onction pour sa sépulture (*syn28,1b) ; • et peut-être aussi que, du fait de sa résurrection, les femmes qui voudraient revenir après le sabbat pour faire les rites funéraires sur son corps ne le pourront pas ? Du coup, le mémorial du v.13 résonne aussi comme la prophétie de l’avènement de la bonne nouvelle (euaggelion) de la résurrection. 13b évangile *voc13b ; *gen13b ; →Le genre littéraire « évangile » COMPOSITION Mise en abyme Jésus semble s’extraire lui-même de son statut de personnage dans le récit pour décrire la destinée du récit comme s’il y était extérieur. Dans son contexte immédiat, la « bonne nouvelle » en question est le témoignage favorable que Jésus rend à cette femme. Mais c’est aussi l’annonce messianique concernant Jésus, qui inclura le récit de sa passion, et finalement l’évangile que le lecteur a dans les mains. PRAGMATIQUE Métalepse actualisante totale Cet évangile est destiné à être proclamé partout (cf. Mt 24,14 « Cette bonne nouvelle [ou “évangile”] du royaume sera proclamée dans le monde entier »), jusqu’au lieu où je me trouve au moment où je lis ou entends cette parole performative, vérifiée à chaque fois qu’elle est lue ou entendue. *pro28,16-20 + Genres littéraires + 13b évangile Naissance d’un genre littéraire Apparaît ici le dernier (après Mt 4,23 ; 9,35 ; 24,14) des quatre usages du terme euaggelion par Mt (*voc13b). La « bonne nouvelle » en question ici est-elle seulement celle de l’action de cette femme, ou bien ce qu’elle symbolise aux yeux de Jésus : sa mort proche et sa résurrection (qui empêchera qu’on puisse lui faire les onctions rituelles d’usage, après le sabbat), ou bien encore l’« Évangile selon Matthieu » luimême, que l’on est en train de lire ? →Le genre littéraire « évangile »
• En plus des libations, le tombeau devait recevoir des branches de myrte et être régulièrement orné (→Euripide El. 323-325). Discours et chants L’offrande des libations s’accompagnait d’un discours précis, les « vœux » : • →Eschyle Cho. 89-95 « — À l’époux aimé j’apporte les présents d’une épouse aimante » et « une heureuse récompense ». • Une fois la libation accomplie, l’urne qui portait le parfum et servait à la purification devait être jetée parce qu’elle était désormais impure (→Eschyle Cho. 98-99). • Puis l’on entonnait le péan du mort (→Eschyle Cho. 151). On reprenait les cérémonies funèbres le troisième, le neuvième et le trentième jour après l’enterrement. Pour les pratiques juives : *mil27,59.
+ Textes anciens + 12b pour me mettre au tombeau Contrepoint socratique : indifférence du philosophe antique à sa sépulture • →Platon Phaed. 66b « La mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés […]. » Dans ce passage et maint autre (→Phaedr. 248e-249d ; →Phaed. 64c, 67c-d) qui insistent sur l’autonomie de l’âme et décrivent la mort comme une libération du corps, le philosophe souligne l’indifférence de Socrate à la manière dont il serait enseveli. Il brisait ainsi pour lui-même un vrai tabou antique (*mil27,57-61), tout en développant une conviction qui avait contribué à sa propre condamnation. En effet, l’une des principales accusations contre lui fut son attitude de défense des généraux athéniens victorieux de la bataille des Arginuses en 406 av. J.-C. Alors qu’ils avaient remporté la bataille, donnant à Athènes sa seule victoire de l’époque, ils avaient négligé de recueillir les équipages de quelques trières abîmées, dont les cadavres n’avaient de ce fait même pas eu de sépulture décente : crime atroce pour les anciens ; le peuple réclama et obtint la condamnation à mort des généraux.
+ Milieux de vie + + Intertextualité biblique + 10c.12 bonne œuvre + mettre au tombeau — MŒURS Rites funéraires : devoir de sépulture dans le monde antique *mil27,57-61 11a les pauvres MŒURS Rites funéraires Des sociétés de funérailles veillaient à ce que même les gens pauvres fussent ensevelis dignement. *mil27,57-61 12 mettre au tombeau MŒURS Rites funéraires dans le monde hellénistique Toilette et parfum • Dans la Méditerranée antique, on lavait le corps avant l’enterrement (Ac 9,37 ; →Homère Il. 18,345.350 ; 24,582 ; →Euripide Phoen. 1667 ; →Virgile Aen. 6,219 ; 9,487 ; →Ovide Metam. 13,531-532 ; →Apulée Metam. 9,30). Huiles et parfums étaient en usage pour les toilettes funéraires (2Ch 16,14 ; →Homère Il. 18,350-351 ; 24,582 ; →Virgile Aen. 6,219 ; →Josèphe B.J. 1,673 ; →A.J. 17,199 ; →Martial Epigr. 3,12 ; →Lucien de Samosate Luct. 11 ; →Pétrone Sat. 78 ; →Perse Sat. 3,105 ; →Hérodien Exc. Marc. 4,2,8 ; →T. Abr. A 20,11 ; →V.A.È. 40,2 ; →m. Ber. 8,6), ainsi que de l’encens (→Virgile Aen. 6,224-225 ; →Ovide Metam. 2,626). • Mt ne rapporte aucun apprêt au moment de la mort (à la différence de Mc 16,1 ; Jn 19,39 ; voir cependant *mil6-13). Libations • Pendant les enterrements, l’usage était d’offrir des libations à l’aide d’un vase précieux (→Sophocle Ant. 430-431). • Mais on offrait également des libations après l’enterrement pour apaiser la colère des dieux ou celle du mort (→Eschyle Cho. 14-15). Les libations étaient bues par la terre afin d’atteindre le mort (164-166).
10c une bonne œuvre Expression Peu fréquente dans l’AT *ref10c. Plus fréquente dans le NT Mt 5,16 ; Jn 10,32-33 « Je vous ai montré quantité de bonnes œuvres […]. Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons. » *voc10c + Littérature péritestamentaire + 13 Joie et mémoire • →1 Hén. 103,4 « [Les âmes des fidèles défunts] seront dans la joie, et leurs esprits ne périront pas, non plus que [leur] mémoire, devant le Grand, pour toutes les générations des âges. »
Reception + Lecture synoptique + 13b Partout où sera proclamé cet évangile // Jn 12,3 « La maison s’emplit de la senteur du parfum. » L’hyperbole de Jésus instaurant le mémorial paradoxal développe peut-être l’image originelle de la myrrhe dont le parfum se
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La passion selon saint Matthieu
répand dans toute la maison comme en Is 6,3-4 : la gloire du Seigneur « emplit toute la terre » en même temps que la fumée (de l’encens ?) remplit « la maison » (le Temple ?). *chr13bc + Liturgie + 10c c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi Actualisations dans le rite byzantin TEXTE Les femmes myrrhophores sont très présentes dans l’hymnographie byzantine liée au mystère pascal : • Eulogétaire des myrrhophores : « Tu es béni, Seigneur. Enseigne-moi tes jugements. / Pourquoi mêlez-vous à la myrrhe des larmes de compassion, / vous, ses disciples ? / disait aux myrrhophores l’ange éblouissant dans le tombeau ; / voyez le sépulcre et réjouissez-vous, / car le Sauveur s’est relevé du tombeau. » • Tropaire byzantin des matines du samedi saint : « Pour oindre, ô Christ, ton corps divin les myrrhophores prirent du parfum et te l’offrirent avec empressement. / Près de ton sépulcre nous venons avec les myrrhophores, nous aussi, pour embaumer ton corps, ô Dieu vivant. / Pour en oindre, ô Christ, ton corps divin des femmes sont parties de grand matin portant la myrrhe pleine de senteur. » L’huile parfumée sous forme de « saint chrême » occupe une place importante dans les liturgies d’initiation chrétienne. *lit7a ; →Onguents et encens dans la liturgie RITUEL • Dans de nombreuses communautés grecques orthodoxes, dès la fin du service du vendredi saint et durant l’office du samedi saint, on propose aux femmes de venir asperger avec de l’eau de rose l’épitaphios (*lit27,60a). Écho lointain de l’onction de Béthanie prophétisant l’embaumement par les saintes femmes. Au Saint-Sépulcre de Jérusalem, les moniales oignent de parfums la « pierre de l’onction » à l’entrée de la basilique. • Aux matines du samedi saint, durant le chant du Ps 119, régulier dans les funérailles orthodoxes, les prêtres encensent l’épitaphios. • L’huile de la joie, bénite à la Litia (= une procession aux vêpres avec des prières de supplications chantées) des grandes fêtes, peut s’utiliser à la fin de chaque liturgie. 11b mais moi, vous ne m’avez pas toujours HISTOIRE Les reliques de la passion comme substituts de présence ? Pour pallier ce manque de présence physique du Christ consécutif à sa mort, puis à sa résurrection-ascension, ses disciples se sont plu à vénérer de modestes traces de Jésus aux jours de sa chair. Les principales →reliques de la passion (la croix, la couronne, le linceul) ont joué un rôle considérable dans le christianisme populaire, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, avec quelques périodes particulièrement intenses, comme celle qui s’étendit entre la destruction du tombeau du Christ à Jérusalem et le lancement de la première croisade (1096-1099), et celle de l’arrivée des principales reliques à Paris durant le règne de Louis IX. + Tradition juive + 10c.12 bonne œuvre + me mettre au tombeau — Contexte pascal Les jours précédant la →Pâque étaient particulièrement indiqués pour exercer la charité sous forme de ma‘ăśîm ṭôbîm (→m. Pesaḥ. 10,1). *voc10c ; →Devoir de sépulture dans la piété juive traditionnelle + Tradition chrétienne + 10b Pourquoi faites-vous de la peine à la femme Leçon de tact pastoral • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « Pourquoi ne dit-il pas simplement : “Elle a bien agi”, mais d’abord : “Pourquoi tracasser la femme” ? Pour qu’ils apprennent qu’il ne faut pas dès le début exiger des choses
assez élevées de la part d’hommes encore faibles. [… Il nous apprend à] accueillir et favoriser un bien donné par qui que ce soit, même s’il ne correspond pas parfaitement, et à tâcher de l’améliorer, au lieu d’exiger qu’il soit parfait dès le principe. […] Si quelqu’un lui eût posé la question sans l’acte de cette femme, il aurait déclaré que cela ne devait pas se faire ; […] mais quand l’huile était déjà répandue, leur réprimande devenait intempestive » (726.4). 10c bonne œuvre Par une pécheresse • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 « De la même façon que son Père a supporté les graisses et les fumées des sacrifices, lui supporte la prostituée, parce que — ce qu’il se hâte de dire — il connaît son cœur » (725.15). La cause comme conséquence • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,340 : Inversement, chaque bonne œuvre est un parfum versé sur la tête du Christ : « Si chacune des choses que nous faisons profite à la louange de Dieu, et que toute œuvre a pour but la gloire du Christ, alors nous parfumons la tête du Christ avec un parfum de grand prix, et par conséquent il se répand à travers son corps tout entier, c’est-à-dire à travers toute l’Église. Et c’est véritablement un onguent très précieux, celui dont l’odeur remplit toute la maison, c’est-àdire l’Église. » 11b vous ne m’avez pas toujours Présence corporelle • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 684.90 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,336. Présence spirituelle • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,362 « L’Apôtre dit, que si nous connaissons le Christ selon la chair, alors nous ne le connaissons pas encore. Et parce que Dieu Verbe (Deus Verbum) est partout, et qu’il sera toujours avec les siens, la vraie foi le connaît. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il est toujours présent selon sa présence spirituelle. Ainsi, plus bas, il dit : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles” (Mt 28,20). » 12 sur mon corps Preuve de l’union des deux natures • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,366 « Qu’ils écoutent, les hérétiques qui disent que le Christ n’avait pas de corps ; […] qu’ils écoutent ce fait que de deux natures, il y a un seul et même Christ. Et c’est pourquoi celui qui parle est le même que celui dont le corps fut parfumé ; il ne dit pas : elle l’a fait pour ensevelir mon corps, mais pour m’ensevelir. » →Christologie orthodoxe 12 pour me mettre au tombeau Inspiration de l’Esprit Saint au-delà des intentions humaines • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il arrive que quelqu’un soit mû par l’Esprit Saint dans un sens qu’il ne prévoyait pas. Ainsi, cette femme avait l’intention de faire une bonne action, mais l’Esprit Saint mit celle-ci en rapport avec la sépulture. » • →Bérulle Élévation « Pas un ne pense à votre mort, car vous êtes la vie, et Madeleine n’y croit pas, car vous êtes sa vie ; comment donc, ne sachant rien de votre mort, prévient-elle votre mort et votre sépulture ? Le secret de la croix ne lui est pas révélé, et elle ne sait pas ce qui doit arriver dans peu de jours ; elle ne sait pas que ces pieds, qu’elle arrose de ses liqueurs, seront bientôt percés et cloués en une croix, et que ce chef, qu’elle couvre de ses parfums, sera couvert de crachats et couronné d’épines : cela est caché à son cœur et elle ne le sait pas. Mais vous le savez, Seigneur, et vous le savez pour elle, car votre esprit et le sien n’est qu’un, et elle opère saintement dans votre connaissance sans sa connaissance » (548). • →Lagrange Matthieu « La femme, croyant rendre un hommage usité dans les banquets, avait, sans s’en douter, pratiqué un rite de sépulture. Mais le texte n’exclut pas qu’elle ait eu conscience de la portée réelle de son acte, et c’est bien ce que dit Mc : elle a fait ce qu’elle pouvait faire, les rites de la sépulture devant ensuite être précipités. »
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13b le monde entier Sens prophétique et allégorique • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 « Israël faisant défaut, la gloire de l’Évangile est proclamée par la foi des païens. » • →Grégoire de Nysse Hom. Cant. 3,9 « Il nous invite à considérer la maison pleine de la bonne odeur comme image de tout l’univers lorsqu’il dit “partout où sera proclamé cet évangile — dans le monde entier —” l’odeur du parfum sera diffusée en même temps que l’annonce de l’Évangile, et l’Évangile en gardera mémoire. […] La bonne odeur qui autrefois a rempli la maison devient le parfum du corps entier de l’Église sur toute la terre et dans tout l’univers » (89). Avertissement pour Judas • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « [Judas] ne fut pas saisi de crainte lorsqu’il entendit que l’Évangile serait prêché partout. C’était là, néanmoins, la preuve d’une puissance ineffable » (726.57). 13bc Mémorial • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « Les hauts faits de rois et de généraux sans nombre, dont il demeure des monuments, on n’en parle plus […]. Mais qu’une femme perdue a répandu de l’huile dans la maison d’un lépreux, en présence d’une dizaine d’hommes, voilà ce que tous chantent dans le monde entier » (725.43). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,407 « l’Évangile ne sera pas proclamé sans qu’il y ait mémoire de cette femme, qui est l’Église, ni la mémoire de celle-ci rappelée sans proclamation de l’Évangile. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Nombreux sont ceux qui ont voulu que leur naissance fût divulguée dans le monde entier et dont le souvenir a été effacé, alors que ce fait n’a pas été effacé (Ps 112,6 ; Pr 10,7). » *gen6-13 + Mystique + 13b dans le monde entier Espérance pour les générations futures • →Grégoire de Narek Prières 93,15 « Tu as donné l’ordre vivifiant, émané de Toi, de prêcher à travers l’univers entier la valeur de cette huile modeste comme un sujet d’étonnement et de merveille pour les auditeurs et un sujet d’espérance pour les générations futures » (509). + Théologie + 11b vous ne m’avez pas toujours CHRISTOLOGIE Contradiction avec la théologie Mt de l’Emmanuel ? De manière traditionnelle, on résout d’apparentes contradictions, comme entre Mt 26,11 (« vous ne m’avez pas toujours ») et Mt 28,20 (« je suis avec vous tous les jours »), en appliquant une stricte distinction entre les deux natures du Christ. Le premier passage doit s’entendre du Christ selon sa nature humaine, le second de Christ selon sa nature divine. • →Jérôme Comm. Matt. « Une question se pose : pourquoi, après sa résurrection, le Maître a-t-il dit à ses disciples : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation du monde” (Mt 28,20), alors qu’il dit maintenant : “Moi, vous ne m’aurez pas toujours” ? Dans ce passage, me semblet-il, c’est de sa présence corporelle qu’il parle : après sa résurrection, il ne sera nullement avec eux comme il l’est maintenant, dans un compagnonnage et une familiarité totale. En souvenir de cela, l’Apôtre affirme : “Même si nous connaissions Jésus-Christ selon la chair, maintenant ce n’est plus ainsi que nous le connaissons” (2Co 5,16) » (2,239). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Moi, vous ne m’aurez pas toujours. Cela est vrai selon [sa] présence corporelle, mais il est toujours présent selon [sa] présence spirituelle. Ainsi, plus bas, Mt 28,20, il dit : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles”. » • →Calvin Inst. 4,17,19 : Les deux natures humaine et divine gardent leur intégrité : d’une part la divinité de la gloire du Christ ne se soumet pas aux éléments corruptibles de ce monde ni à aucune créature terrestre ; d’autre part le corps humain du Christ ne s’accommode de rien contraire à la nature humaine (comme l’ubiquité).
12 pour me mettre au tombeau DOGMATIQUE Importance de la mise au tombeau Le Christ donne un sens théologique à cette parabole en acte lorsqu’il dit aux disciples que cette femme l’a fait en vue de son ensevelissement (v.12). La mise au tombeau deviendra un article du Symbole des apôtres (Rome, vers 217, →DzH 10), comme une ultime attestation crédible de la mort du Christ. • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 53,1 : Il convenait que le Christ fût enseveli « afin de prouver la réalité de sa mort : en effet, on ne met un corps au tombeau, que si l’on est certain de la réalité de la mort. » 13bc Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait CHRISTOLOGIE Étendue de la connaissance du Christ L’évangéliste montre Jésus envisageant dès l’époque de son ministère non seulement la césure que représentera sa Pâque (Mt 9,14-17), mais aussi la destinée de son message (cf. Jn 17,20). *chr13b ; *chr13bc ECCLÉSIOLOGIE Rôle des femmes dans la mission L’onction à Béthanie suggère que l’embaumement ne pourra se produire quelques jours plus tard sur un Jésus qui n’est pas resté dans la mort. C’est donc une proclamation de l’essentiel de l’Évangile : Jésus Christ mort et ressuscité. Par sa démarche, la femme devance tous les prédicateurs de l’Évangile. + Philosophie + 10a Jésus leur dit L’amour personnel supplante toute loi • →Hegel Geist « Au complet asservissement à la loi d’un maître étranger, Jésus n’oppose pas la servitude partielle sous la propre loi du sujet, la libre contrainte de la vertu kantienne, mais des vertus excluant la domination et la servitude, des modifications de l’amour ; mais si on ne les considère pas comme des modifications d’un esprit vivant, s’il y a une vertu absolue, des contradictions insolubles naissent de la pluralité des vertus et, sans cette conciliation dans un même esprit, chaque vertu se révèle imparfaite, car chacune est déjà, comme son nom l’indique, une vertu singulière, donc limitée » (66). *jui9.11 10c une bonne œuvre Une belle œuvre — La femme révélatrice de la beauté • →Hegel Geist commente simultanément Mt 26,6-13 et Lc 7,36-50 : « Chez les amis de Jésus s’éveille un intérêt beaucoup plus noble, un intérêt moral : on aurait bien pu vendre le parfum trois cents deniers, et donner l’argent aux pauvres ; leur tendance morale à faire du bien aux pauvres, leur prévoyante ingéniosité, leur vertu attentive alliée à l’entendement, n’est qu’une grossièreté ; car non seulement ils ne conçoivent pas la beauté de la situation, mais ils profanent le saint épanchement d’un cœur aimant : pourquoi vous souciez-vous d’elle, dit Jésus, elle a fait pour moi quelque chose de beau ; — et c’est là la seule circonstance dans l’histoire de Jésus où il soit parlé de beauté ; seule une femme pleine d’amour peut s’exprimer avec une telle candeur, sans aucune intention édifiante, dans la théorie ou la pratique » (65). *voc10c 11 Le vrai christianisme consiste à rendre tous les hommes riches • →Kierkegaard Indøvelse « Cela, c’était bien le christianisme, non pas le fait qu’un homme riche donne sa richesse au pauvre, mais que le plus pauvre de tous rende tous les hommes riches, les riches comme les pauvres. Et cela, c’était bien le christianisme, non pas le fait que ce soit le cœur joyeux qui console l’affligé, mais que ce soit le plus affligé de tous » (196-197). 12 pour me mettre au tombeau Paradoxe de cette onction : une gloire signifiant la ruine ? • →Kierkegaard Indøvelse « Qu’elle est ambigüe [la gloire], comme l’instant où cette femme l’oignit avec un onguent magnifique. Pourtant tu n’as en fait qu’à peine l’impression, dans ce repas, d’une confiante festivité ; il le dit lui-même “c’est pour le jour de la sépulture qu’elle l’a gardé” (cet onguent) — alors effectivement, chaque jour de sa vie, pour lui qui était déterminé à être sacrifié, en un sens est le jour de sa sépulture. — Et ainsi
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se trouvait être toute cette gloire d’un court instant, elle était simplement en perspective de la ruine, sa signification était la ruine ou le fait de se préparer à la ruine. […] Et il fut incompris en tout, il n’y eut pas de jour, pas une heure de chaque jour sans que l’incompréhension, comme elle le peut, l’ait crucifié. […] Oui, à l’exception des apôtres, il n’y eut que cette femme, seule parmi tous, qui le comprit, bien qu’elle ne l’ait pas pourtant compris car elle n’a pas compris qu’elle faisait cela, qu’elle l’oignait, dans la perspective de sa mort. Ô, effroyable frisson qu’il y a dans une telle interprétation mystérieuse de ce qui paraissait être exactement le contraire : que cet instant du banquet, où il fut oint d’un onguent magnifique, signifiait sa sépulture ! » (214-216). + Littérature + 10a S’en étant aperçu Jésus interprète l’intention profonde des cœurs, au-delà de l’intention consciente • →Quesnel Réflexions « L’amour est prévoyant, et il a quelquefois des instincts dont il ne sait pas la raison. - - Admirons la bonté et la condescendance de Jésus-Christ, qui avance en faveur de cette sainte femme la cérémonie de sa sépulture, parce qu’il prévoit qu’elle n’aura pas la consolation de l’embaumer après sa mort. - - Une vraie charité mérite d’être récompensée de tout ce qu’elle aurait voulu faire ; et Jésus-Christ voit dans ses intentions ce qu’elle n’y voit pas elle-même. - - Les actions des saints renferment souvent des mystères qu’ils n’entendent pas eux-mêmes, comme celle-ci renferme le mystère de la sépulture de Jésus-Christ. - - La sollicitude de Jésus lui fait ménager toutes les occasions de renouveler les idées de sa mort, d’y préparer ses vrais disciples, de donner quelques remords au traître en lui découvrant à lui-même son cœur » (366). 10b la femme Le triomphe de la femme • →Claudel Marie-Madeleine (d’abord intitulée Béthanie) : Après avoir longuement commenté le passage de Lc (*ref6-13), relie l’épisode à celui de Mt : « Jusqu’au jour où un autre Simon, Simon le Lépreux, invite à son tour le Seigneur. Et la grande scène se déroule à nouveau. Marie-Madeleine s’approche avec un vase dans les bras rempli de parfums. Ah ! Ces parfums, ces parfums de la Pécheresse, insoutenables ! C’est déjà le paradis ! Mais cette fois-ci, ce n’est pas aux pieds de Jésus qu’elle s’en prend, à cette frange de doigts comme l’Hémorroïsse, qu’elle ne cherchait qu’à toucher de l’extrémité de la main, mais à la tête même, au chef sacré du Fils de Dieu. Et saint Matthieu ne nous parle plus de larmes, mais seulement d’un riche parfum. C’est triomphalement, le rire aux lèvres et debout que Madeleine se mesure à son Dieu. Et ce n’est plus des miettes qui tombent de la table qu’elle se nourrit comme les petits chiens, mais de ce qui est présenté au maître lui-même du festin. Et Jésus la récompense avec ces paroles magnifiques : “Je vous le dis en vérité, partout où sera prêché cet Évangile, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté en mémoire d’elle” » (553). 11a les pauvres Le Christ visible dans les pauvres • →Bossuet Méditations « Combien donc les pauvres nous doivent-ils être chers, puisqu’ils nous tiennent la place de Jésus-Christ ! Baisons leurs pieds, prenons part à leurs humiliations et à leurs faiblesses, versons des larmes sur leurs pieds, pleurons leur misère, compatissons à leurs souffrances, répandons des parfums sur leurs pieds, des consolations sur leurs peines et sur leurs infirmités, un baume adoucissant sur leurs douleurs, essuyons-les de nos cheveux, donnons-leur notre superflu et privons-nous des vains ornements pour les soulager. En même temps parfumons Jésus, laissons exhaler de nos cœurs de tendres désirs, un amour chaste, une douce espérance, de continuelles louanges, et si nous voulons l’aimer et le louer dignement, louons-le par toute notre vie, gardons sa parole » (88-89). 11b mais moi, vous ne m’avez pas toujours Nostalgie romantique du Christ Alfred de Musset perçoit le geste de la pécheresse (Marie-Madeleine) comme une étape majeure dans le parcours christique de la civilisation occidentale.
L’épisode de l’onction est un symbole d’amour en contraste avec l’oubli du Christ décrit peu auparavant, lorsqu’il déplore de ne pas vivre aux siècles de foi : • →Musset « Rolla » « Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte : / Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux. / D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ; / Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux. / Maintenant le hasard promène au sein des ombres / De leurs illusions les mondes réveillés ; / L’esprit des temps passés, errant sur leurs décombres, / Jette au gouffre éternel tes anges mutilés. / Les clous du Golgotha te soutiennent à peine ; / Sous ton divin tombeau le sol s’est dérobé : / Ta gloire est morte, ô Christ ! et sur nos croix d’ébène / Ton cadavre céleste en poussière est tombé ! / […] Nous sommes aussi vieux qu’au jour de ta naissance. / Nous attendons autant, nous avons plus perdu. / […] Où donc est le Sauveur pour entr’ouvrir nos tombes ? » (282-283). Les vers • « Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ? / Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ? / Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ? » (283) s’inscrivent dans une série d’interrogations sur le devenir de l’humanité, qui se trouverait dans une situation semblable à celle qui précédait la venue du Christ, mais sans l’espoir de voir apparaître un Sauveur. Le personnage de Marion, la jeune prostituée aux côtés de qui Rolla passe sa dernière nuit, doit beaucoup à la figure de la pécheresse et à celle de Marie-Madeleine. C’est l’heure de la miséricorde • →Bernanos Journal « “Il y aura toujours des pauvres parmi vous, répond Notre-Seigneur (à Judas), mais moi, vous ne m’aurez pas toujours”. Ce qui veut dire : “Ne laisse pas sonner en vain l’heure de la miséricorde” » (1079). 13c sera raconté aussi ce qu’elle a fait Développements Le geste de la femme est déployé en récits qui en approfondiront le sens, et celui de toute la passion qu’il prophétise. Exégèse philosophico-littéraire : lecture poétique contre lecture positiviste Péguy, en forte réaction contre le carcan positiviste des universitaires, privilégie la citation et la répétition pour faire pénétrer la profondeur de la mémoire de la passion du Christ, au-delà des mots et de leurs référents obvies. Il déconseille ironiquement la lecture de la passion du Christ, sans commune mesure avec ce qu’on nous en transmet de manière édulcorée. Il associe le flot énumératif des épisodes du récit connu au « rien ». • →Péguy Véronique « Dans ces temps les plus bas, dans ces temps ingrossiers je ne vous conseille pas, mon ami, […] de vous reporter au texte, comme le disent mes historiens, d’ouvrir encore votre cœur, en outre votre cœur sur cette agonie tragique […]. Non, mon ami, n’ouvrez pas, n’ouvrez jamais. Ne lisez jamais ce texte, ne connaissez, ne reconnaissez jamais cette histoire […]. Ô Fils le plus aimé qui montait vers son père. […] N’ouvrez jamais cet Évangile » (731-732). « Tout le reste ne fut rien, mon ami, et les soldats et la prison, et le tribunal et le peuple, et les Romains et les Juifs, cette foule juive, cette foule mêlée, et les centurions et les décurions et les simples hommes de troupe(s), […] et Caïphe et Pilate, la haine rentrée, la haine concentrée, la haine fielleuse, la colère venimeuse, l’âcre ressentiment, […] la lointaine indifférence du procurateur de Judée ; et Barabbas ; et le choix de Barabbas ; et l’arrêt du Procurateur : sub Pontio Pilato passus ; et la grande montante et la grande descendante ; […] et les crachats contre lui ; et la flagellation du roseau ; et la flagellation des verges ; et le portement de croix ; le chemin de (la) Croix ; les quatorze stations ; Jésus tombe pour la première fois ; Jésus tombe pour la deuxième fois ; Jésus tombe pour la troisième fois ; (ce fut la première fois, mon ami, que l’on fit, que l’on parcourut le chemin de la croix ; et quoi qu’on ait fait depuis, quelques dévotions que l’on ait inventées, quelques dévotions que l’on ait perfectionnées, laissez-moi vous dire, permettez-moi de vous dire que ce fut encore la meilleure, n’est-ce pas, la principale, hein, la maîtresse fois ; ce qui prouve que votre doctrine du progrès reçoit tout de même quelques limitations) ; le vinaigre mêlé avec du fiel ; les habits partagés ; le sort sur la robe ; l’écriteau infâme, l’écriteau d’infamie ; et crucifié les injures, pis que les injures, parce que moins, parce que moins grave : les insultes ; pis que les insultes, parce que moins, parce que moins grave :
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les quolibets, les plaisanteries, les éternels plaisantins, des infatigables spirituels, des éternels curieux, des passants, des badauds ; de tout celui qui n’a rien à faire ; les plaisanteries saumâtres, les plaisanteries cuistres, les plaisanteries intellectuelles, les plaisanteries pieuses, […] les ironies sacrées et déjà les ironies archéologiques et philologiques ; […] et la lance, le coup de lance au flanc ; et la soif sur la croix ; et l’éponge et le vinaigre ; tout cela, mon ami, tout cela ce n’était rien. C’était la procédure, cela. Ce qui fut un peu plus, déjà, ce qui fut un peu plus sans doute, ce fut le reniement de Pierre, le triple reniement avant le chant du coq ; ça, ça commençait à devenir sérieux. Et ce qui fut sans doute beaucoup plus, ce fut la trahison de Judas, le baiser et les trente deniers. Mais tout cela, mon ami, tout cela n’était rien, encore. Tout cela n’était que (de) la procédure, la procédure même de la passion, de cette passion, la procédure arrêtée. Ce qui compta, mon ami, car c’était l’objet même et comme le contenu de cette passion, ce qui fut la moelle, la moelle de douleur et l’objet propre de cette passion, ce ne fut point même le champ du potier, qui a été appelé, pour cela, jusqu’à aujourd’hui, le champ du sang » (732-733). Péguy rejoint ici Bergson (Matière et mémoire) dans le refus du mécanique et de la définition de la mémoire répétitive. C’est l’histoire positiviste qui est rejetée : le catalogage « factualiste » fait obstacle à la transmission du sens. Cette histoire-là ce n’est pas l’histoire, Clio le dit, « ce n’est rien, ce n’est que de la procédure ». Quant au contenu profond de l’histoire, sa « moelle », il faut le chercher dans la prière du Christ et son agonie (*litt36-46 : Péguy ; *litt39b : Péguy) : • →Péguy Véronique « Ce qui compta, ce qui fut la moelle et l’intérieur, le contenu intérieur de cette passion : […] Et ayant pris Pierre, et les deux fils de Zébédée, il commença à se contrister, et à être affligé. […] Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort : demeurez ici, et veillez avec moi » (734). Exégèse historico-littéraire : lecture pratique Selon Claudel, le geste de la femme aura des suites non seulement narratives, mais aussi pratiques : dans les gestes de charité, p. ex. dans la congrégation des dominicaines de Béthanie, fondée en 1866 par le P. Lataste (1832-1869), sous le patronage de sainte Marie-Madeleine, pour accueillir en particulier des femmes venues de l’univers carcéral : • →Claudel Marie-Madeleine « Cette belle histoire, la plus belle qui sera jamais racontée, c’est l’histoire de Béthanie. L’histoire de ces merveilleuses fondations, sorties de terre à la voix du grand Père Lataste : Montferrand, Ecommoy, Le Plessis-Chenet, la Sainte-Baume, qui sont comme autant de vases brisés aux pieds de Notre-Seigneur. Ces maisons de prière, où règne une paix qui n’est pas de ce monde, sont remplies de saintes religieuses, dont la vocation est semblable en tous points à celle de la grande sainte que je viens d’évoquer. Ce visage rayonnant sous le voile de l’aspirante, c’est celui d’une mère jadis, dans un mouvement de folie qui fit mourir son enfant. Et le petit là-haut la regarde aujourd’hui avec des yeux pleins d’amour ! À Béthanie tout est surnaturel et l’existence qu’on y mène est un miracle de tous les instants. On n’y vit de rien d’autre que d’un parfum sans prix répandu à profusion. Ô vous, qui vous inquiétez peut-être de cette prodigalité, de cette perte de temps de la vie contemplative… “Pourquoi gaspiller ainsi ce parfum ? On aurait pu le vendre 300 deniers, et les donner aux pauvres”. Que ne faites-vous, en réparation, pour une telle pensée, une large aumône à celles-là dont toute la vie est de s’immoler pour le pardon de vos fautes aux pieds de Celui qui leur a pardonné ? » (555). + Musique + 11a les pauvres L’amour de Jésus pour les pauvres Comme en réponse à la préoccupation des disciples pour les pauvres, en →Bach Passion, Jésus souligne lui aussi le mot Armen par un intervalle de 7e diminuée. 12 pour me mettre au tombeau Perspective musicale de l’ensevelissement Pour représenter l’ensevelissement, →Bach Passion fait descendre la mélodie et le quatuor qui l’accompagne dans une tessiture grave. Grâce à des chromatismes, un aspect ténébreux s’installe sur le mot begraben (« enseveli »).
13 Additions →Bach Passion introduit deux pièces après cette deuxième parole de Jésus : Récit Du lieber Heiland « Ô mon Sauveur bien-aimé, quand tes disciples insensés se querellent, parce que cette pieuse femme prépare avec des aromates ton corps pour la tombe, laisse-moi au contraire verser les larmes de mes yeux sur ta tête, comme un parfum. » Air Buß und Reu « Contrit et repentant se brise en deux le cœur pécheur. Que les gouttes de mes larmes se changent pour toi, fidèle Jésus, en agréables aromates. Contrit et repentant se brise en deux le cœur pécheur. » L’idée dominante est celle de l’amour contrit, et les larmes qui l’accompagnent sont illustrées par le mouvement descendant des flûtes dans le récit, ainsi que leur staccato sur le mot Tropfen (« gouttes ») dans l’air. 13a Amen je vous dis Vérité et universalité en musique Par un grand arpège descendant, au caractère solennel, →Bach Passion souligne la vérité que Jésus révèle (Amen ich sage euch), puis la grande montée qui suit sous-entend le caractère universel de la proclamation de l’évangile. + Danse + 10b la femme Glorifiée →Neumeier Passion • Les mains ouvertes des disciples, de leurs doigts étendus, forment mandorle autour de « la » femme, qui se retrouve au centre d’une composition symétrique. Viennent à l’esprit certaines images de l’Assomption, Marie glorifiée entourée d’anges. 11 Soulignement de cette parole de Jésus →Neumeier Passion • La parole de Jésus est amplifiée par les bras des Personnes largement étendus, en symétrie, à chaque extrémité de la table. 12 pour me mettre au tombeau Prophétie visuelle →Neumeier Passion • Les mains de Jésus miment le mouvement d’un corps que l’on tourne pour le baigner de parfum. • Toute de compassion, la Femme de Béthanie, déposée par les Personnes derrière Jésus, se met à bercer le Christ assis sur le sol, replié sur lui-même. 13 →Neumeier Passion Pendant le récit : un surprenant pas de trois • Sous l’œil des fidèles de Jésus, un très lent et étrange pas de trois se développe, en fort contraste avec la fluidité de la musique : deux disciples et l’une des femmes de la suite de Jésus s’avançant d’abord comme en apesanteur, continuent par des bonds, puis élaborent lentement des figures d’équilibre disjointes, groupés à deux ou à trois. — Compositions épaisses, statiques et archaïques comme certaines compositions de Gauguin. Loin d’illustrer la musique (qui appellerait bien un gracieux solo sur pointe), en intrigant le regard, elles obligent à écouter. • Ils terminent en cheminant à même le sol, enchevêtrés, donnant à lire le chagrin et la contrition, figurés par les phrases musicales descendantes — goutte à goutte des larmes. Sur l’air : accablante prophétie de la souffrance de la crucifixion • Pendant cet air, Jésus s’éloigne de la Femme et s’avance vers le podium rouge du Golgotha. (Il n’a pas part à cette prière de repentir, mais doit l’entendre.) • Les deux Personnes s’assoient sur le banc-table. À la fin de l’air, Jésus est revenu, et s’est blotti entre les bras de la Femme, comme descendant en lui-même avant de regagner les siens : Image de pietà, prophétie visuelle de la croix. • Les Personnes viennent le relever, tenant ses bras écartés en croix, tout en formant dôme au-dessus de sa tête et de leurs bras un large triangle autour de sa tête, ils le font avancer en un lent pas de trois vers la salle ;
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• À la fin de l’air la Femme est prosternée vers lui. • Quant aux trois autres danseurs, relevés, ils essaient d’imiter la Trinité, avançant ensemble les bras levés vers le ciel, mais leur figure ne tient pas : les bras de l’un retombent, l’autre s’efforçant de les relever. 13a Amen je vous dis Soulignement de cette parole de Jésus →Neumeier Passion • Les Personnes accompagnent « partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait » en donnant à voir une large croix de leurs bras étendus. + Cinéma + 10b Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Développement : Judas-Jésus • →Pasolini Matteo : Les reproches aux disciples de Mt deviennent un faceà-face, ce que soulignent les gros plans sur les visages. Addition : accusation implicite de vol ? • →Stevens Story : Lui confisquant le flacon, Judas demande à la femme où elle a trouvé l’huile. Devant son silence, Judas change de cible et adresse son reproche à Jésus : tu laisses gaspiller un tel parfum ! Dédain du disciple, tendresse de Jésus • →van den Bergh Matthew montre successivement le visage de Jésus en gros plan, la réaction dédaigneuse de Judas en plan américain, et à nouveau le visage de Jésus. Celui-ci prend dans ses mains celles de la femme qui caressaient ses cheveux lorsqu’il commence à expliquer le sens de son geste. 12 pour me mettre au tombeau Prolepse générale • →Pasolini Matteo : Comme le texte de l’évangile (*pro12), la scène anticipe — de façon visuelle — les thèmes à venir : le drap blanc l’ensevelissement, les poutres en bois la crucifixion, la tablée la Cène et les cordes terminées par un nœud la pendaison de Judas. Prolepse développée : ensevelissement mimé par les femmes • →Stevens Story : La femme reprend le parfum des mains de Judas et se place derrière Jésus. Elle retire le châle qui couvrait sa tête, et tandis qu’un
gros plan isole la tête de Jésus sur la droite du cadre et vient souligner ses paroles (« Elle me prépare pour ma sépulture »), elle oint sa tête. Jésus lève vers le ciel des yeux brillants. En arrière-plan, deux femmes se rapprochent lentement, qui tiennent un grand drap blanc. Elles en revêtent Jésus. Après l’ensevelissement, le début de la scène suivante annonce la résurrection : Jésus sort de la maison. Deux volets d’une porte en bois sont ouverts (anticipant la pierre roulée) devant Jésus filmé de dos, et le dévoilent à la foule. Celle-ci recule lentement et lui laisse un passage. Détail • →van den Bergh Matthew : Pendant que Jésus prononce ces paroles, un homme apparemment rendu joyeux par le vin prend le flacon de parfum, s’en verse sur le doigt et s’amuse avec. Détail significatif qui annonce qu’on ne verra pas l’embaumement de Jésus ? 13 Antithèse entre la femme et Judas • →Olcott Manger : Ces paroles de Jésus ont un grand effet sur Judas, qui quitte précipitamment le repas le visage sombre. Il se lève, marquant sa rupture avec Jésus, assis, et avec la femme, accroupie. Jésus baisse tristement la tête tandis que la femme le remercie ; les disciples suivent Judas du regard, puis se tournent à nouveau vers Jésus qu’ils ne semblent pas comprendre. *pro14-15 Diabolisation de Judas • →Pasolini Matteo : Visible par ses vêtements derrière le visage de Jésus en gros plan, la femme se tient debout, protégée autant par ses paroles que par son corps. En réponse, Judas cède au tentateur. Gonflé d’orgueil, piqué par la jalousie, il se lève, visage en contre-plongée devant le ciel lumineux, défiant Dieu et l’autorité de Jésus. Ce point de vue avait été utilisé pour filmer le démon après le baptême. Le figuier desséché intégré dans ce même plan renforce encore le rapprochement avec la scène des tentations au désert (*cin6-13). C’est à ce moment que véritablement « le démon entre en lui » (Jn 13,27). →Images de Judas au cinéma Tendresse de Jésus • →van den Bergh Matthew : Jésus prononce ces paroles en tenant les mains de la femme près de son menton, et lui souriant. En arrière-plan brûle un grand brasero. 13b évangile →Utilisation des évangiles au cinéma
26,14-16 Judas va « livrer » Jésus Texte + Vocabulaire + 14 Iscariote Origine géographique En hébreu ’îš qeriyyôt « homme de Keriot », village al-Kureitein à 16 km au sud d’Hébron ; peut-être mentionné dans Jos 15,25 (semblablement ’îš ṭôb « les hommes de Tob » [2S 10,6.8 est translittéré Istôb dans G ; cf. →Josèphe A.J. 7,121 Istobos). Mais alors l’Iscariote serait le seul disciple non originaire de Galilée ? Ont également été proposées les significations « homme de Jéricho/d’Issachar/de Corées » (cf. →Josèphe B.J. 1,134 ; 4,449), « homme de Sychar », etc. Origine politique Le mot pourrait être une transcription avec métathèse du grec sikarios et du latin sicarius « assassin, bandit », d’après sica (le court sabre des Thraces), désignant un zélote, combattant durement l’occupation romaine (p. ex. Abba Siqra, neveu de Yohanan ben Zakai et chef pendant la grande révolte : →b. Giṭ. 56a). En →m. Neg. 12,1, ’skry’ désigne un « point d’observation », pour espionner.
Titre dépréciatif En hébreu ’îš šeqer « homme de mensonge », ou ’îš šākûr « homme saoul » (le syriaque de Mt 26,14 porte la consonne kaf et non quf). Origine professionnelle Dérivé de l’araméen sqr « teindre » (cf. →m. Bek. 9,7) : Judas était-il teinturier ? On a également proposé : « trésorier », « roux », etc. L’identification géographique est aujourd’hui la plus admise. 15c pesèrent Mot équivalent Idiome Le verbe estêsan (litt. « placer, poser ») avec de l’argent comme son objet direct a le sens « peser » ou « payer » ; plutôt que « fixer, convenir » également possibles (cf. V et S ; Ac 17,31) ; peut-être aussi Ac 7,60. Origine La phrase date de la période avant l’introduction de la monnaie, quand payer avec de l’argent voulait dire poser des morceaux du métal sur une balance. Dans G le même verbe rend l’hébreu yišqelû : G-Is 46,6 ; G-2Esd 8,25-26.
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+ Grammaire + 15b que moi, je vous le livre Proposition consécutive ou finale : pour que je vous le livre. 15b moi Nuance Concessive = moi-même, tout disciple que je sois. Explicative = moi, qui puis seul vous tirer d’embarras. 15c trente pièces d’argent Pluriel emphatique Mt (*bib15c) change le sg. de Za (trente [en monnaie] d’argent) en un pl. (trente [pièces] d’argent), peut-être pour rendre plus expressif le décompte de la somme dérisoire.
16 une opportunité NARRATION Suspens Il s’agit probablement d’un moment où Jésus ne sera pas en public (cf. Lc 22,6). Judas et les ennemis de Jésus sont aux aguets et le lecteur bénévole dans l’appréhension. 16.18d une opportunité + Mon temps est proche — COMPOSITION Écho antithétique Judas cherchait un moment propice, une opportunité (v.16 eukairian). Jésus sait que le moment (ho kairos) est venu. Aux préparatifs de Judas qui cherche « une occasion favorable » correspondent les préparatifs des disciples qui obéissent au Maître dont « l’occasion est proche », « le temps est presque là ». On touche au sommet dramatique de toute l’action publique de Jésus. *syn18d
Contexte + Milieux de vie +
+ Procédés littéraires + 15b Que voulez-vous me donner MŒURS Corruption Elle est assez fréquente dans l’Antiquité (Ac 24,26 ; →Josèphe Vita 73). 14-16 NARRATION Effet sur le lecteur : suspens L’initiative de Judas brusque le cours des événements contrairement au désir des grands prêtres mais conformé15b je vous le livre ANTHROPOLOGIE But ment à la parole de Jésus. Désormais, Byz V S TR Nes poursuivi par Judas ? Son but est historiJésus est sous la menace d’être arrêté : quement aussi difficile à comprendre l’auditeur ou le lecteur de ce récit va 14 Alors, s’étant rendu chez les grands V que son nom (*voc14) : donc assister à ses derniers actes et princes des prêtres, l’un • Goût du lucre, comme pourrait entendre ses dernières paroles des douze, appelé Judas Iscariote, l’indiquer la rédaction de Mt liant d’homme libre, avec une attention VS Scarioth, cet épisode aux protestations de particulièrement vive. En même gaspillage des v. précédents temps, commence ici — entrelacé au (*syn15b ; *jui15b) ? récit des derniers jours de Jésus — 15 a V Sleur dit : • Impulsion d’un moment ? celui des derniers jours de Judas, b — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le • Rancune pour quelque indélicaparticulièrement développé par Mt. livre ? tesse imaginaire ou ambition *syn14 déçue au sein du groupe ? c Eux lui pesèrent • Désaccord théologique profond le 14-15 NARRATION Parallélisme antithéV fixèrent conduisant à dénoncer Jésus tique entre personnages En très fort S promirent trente pièces d’argent. comme un faux messie juste après contraste avec le geste de la femme l’onction subversive faite par la qui dépense avec munificence pour femme ? Jésus, un de ses apôtres travaille 16 Et de ce moment il était en quête d’une opportunité • Enthousiasme mal dirigé chercontre lui pour un bénéfice appapour le livrer. chant à provoquer de force la révéremment dérisoire. lation messianique de Jésus et/ou les événements eschatologiques 14 alors NARRATION Contraste : irruption 14-16 Judas va « livrer » Jésus Mc 14,10-11 ; Lc 22,3-6 – 14 Suite à leur demande comme on le pense souvent brusque « Alors » lie explicitement Jn 11,57 – 15c trente pièces Gn 37,26-28 ; Ex 21,32 ; Is 43,24 ; Am 2,6 ; Za 11,13 ; aujourd’hui (*chr15b) ? l’onction de Béthanie à la décision de →Typologie de Jésus-Joseph ? – 15c argent Mt 6,24 ; Si 8,2 livrer Jésus. Jésus vient de manifester 15c trente pièces d’argent ÉCONOMIE le peu de cas qu’il fait de l’argent, comparé à un geste d’amour. « Alors » Quelle monnaie ? Judas va trouver les prêtres pour leur réclamer de l’argent. Faut-il croire que Litt. (*pro15c), le texte dit : trente argentés/en argent. On ignore la valeur les mots de Jésus l’ont choqué ? Qu’il n’accepte pas la mort annoncée de exacte, puisque toutes les pièces de monnaie à partir du denier sont en argent. Jésus ? *mil15b • Trente deniers constituent le salaire mensuel d’un ouvrier de l’époque (Mt 20,2). Dans ce cas-là, le parfum versé par la femme, vaut dix fois plus 15b je vous le livre SÉMANTIQUE Dérivation que la valeur accordée par Judas à la vie de Jésus (Mc 14,5). • Tandis que Judas livre le corps du Seigneur (paradidômi), • Si on pense à trente didrachmes, on aboutit au double, le prix de libération • ce dernier le donne (didômi) aux disciples (Mt 26,26-27). d’un esclave (G-Ex 21,32 arguriou triakonta didrachma). Judas réalise le programme annoncé par Jésus en Mt 26,2 : « Le fils de • S’il s’agit du sheqel de Tyr (comme en Za, *ref15c), on parvient au qual’homme est livré pour être crucifié. » *pro2b est livré ; *gra2b est livré druple (un sheqel équivaut quatre deniers) ; quatre mois d’un salaire minimal. 15c pesèrent trente pièces d’argent RHÉTORIQUE Hypotypose soulignant le motif des • La pièce la plus courante à l’époque était la tétradrachme d’Athènes. Elle pièces Le traitement SM (*syn15c) de l’allusion à Zacharie est très expressif : valait environ quatre deniers. Un denier étant le salaire d’une journée de « l’argent » étant transformé en « pièces » (*gra15c), sont ainsi littéralement travail, la somme mentionnée ici correspondrait donc au salaire de cent décomptées sous nos yeux chacune des pièces qui vont circuler tout au long vingt jours de travail. de la passion, jusqu’à finir leur course lors de l’épisode des gardes du tomLe juste prix selon la halaka ? beau de Jésus (Mt 28,12), pour faire croire au vol de son corps. • →Lagrange Matthieu « Trente sicles ou didrachmes étaient le prix fixé pour compenser la perte d’un esclave (Ex 21,32 arguriou triakonta 16 de ce moment RHÉTORIQUE Anaphore : soulignement La formule rappelle deux didrachma dôsei). C’était donc en quelque façon le prix d’un homme ; autres césures importantes du récit de Mt, soulignant ainsi l’importance de il est assez naturel que les prêtres l’aient proposé, et qu’ils aient persuadé la période qui s’ouvre avec la démarche de Judas. Cf. Mt 4,17 ; 16,21.
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à Judas qu’il ne pouvait, d’après la Loi, exiger davantage. On ne peut donc rien objecter contre le caractère historique du fait, quoique Mt y ait vu la réalisation d’une prophétie. » + Textes anciens + 14 les grands prêtres L’hypocrisie d’un prétendu religieux mêlé à des motifs irréligieux est méprisée (→Josèphe Vita 75 ; →Juvénal Sat. 2,4). 16 une opportunité Occasion favorable Chez les stoïciens, la saisie de la « bonne occasion » (eukairia) est la marque d’une convenance parfaite entre l’action du sujet et l’événement : la posséder, c’est posséder le bonheur. Le sage doit attendre le bon moment et saisir l’occasion pour coopérer avec la Divinité. + Intertextualité biblique + 15c trente pièces d’argent Motifs Vendre son frère pour de l’argent Une analogie avec la geste de Joseph et de ses frères apparaît : en Gn 37,28 Juda et ses frères décident de vendre Joseph à des marchands pour la somme de vingt pièces. *bib4 ; →Typologie de Jésus-Joseph ? Prix d’un esclave Ex 21,32 « Si c’est un esclave ou une servante que le bœuf encorne, son propriétaire versera le prix — trente sicles — à leur maître et le bœuf sera lapidé. » Jésus, comme le prophète ancien, ne vaut pas plus qu’un esclave selon ses ennemis et reçoit la mort dans cette condition assumée. Salaire jeté Après avoir raconté son expérience symbolique de berger, irrité par les autres pâtres et par les brebis même, le prophète quitte son emploi et se présente aux marchands qui l’ont embauché : Za 11,12-13 « Je leur dis alors : “Si cela vous semble bon, donnez-moi mon salaire, sinon n’en faites rien”. Ils pesèrent mon salaire : trente sicles d’argent. Le Seigneur mon Dieu me dit : “Jette-le au fondeur, ce prix splendide auquel ils m’ont apprécié” ! Je pris donc les trente sicles d’argent et les jetai à la Maison du Seigneur, pour le fondeur. » L’allusion à un ancien oracle prophétique suggère qu’au-delà de l’apparent triomphe du mal, un dessein de Dieu se réalise. →Zacharie dans l’Évangile
Chez Mt : plein d’initiatives et de remords Il apparaît cinq fois (Mt 10,4 : nommé pour la première fois, immédiatement identifié comme l’agent de l’arrestation de Jésus, le « donneur » ; Mt 26,1416 : donnant ; Mt 26,25 : stigmatisé par Jésus ; Mt 26,47-50 : conduisant l’arrestation ; Mt 27,3-10 [SM] : se suicidant). Mt insiste donc sur sa cupidité mais aussi sur son remords. Le récit de sa mort affreuse rapproche alors son destin de celui d’Ahitophel qui trahit jadis un premier messie, David (2S 17,23). // Mc : sans motif Alors que chez Mt Judas cherche une récompense, Mc ne donne aucune explication quant à la motivation de Judas. // Lc–Jn : possédé Mt n’associe pas Judas aux forces obscures de Satan comme Lc 22,3-4 ou Jn 13,2.21-30. // Mc–Lc : en connivence avec les chefs religieux Chez Mt Judas mène presque exclusivement le jeu : il est à l’initiative d’une négociation, demande à être payé, et il est payé sur le champ (ce qui lui permettra de chercher à rendre l’argent en signe de repentir : Mt 27,3-10), dans une transaction quasi commerciale. La mention par Mc-Lc de la joie des grands prêtres est omise par Mt. // Jn : cupide Le motif de l’appât du gain paraît assez clair lorsque les prêtres lui pèsent une à une les trente pièces. On retrouvera l’argent autour de la tombe de Jésus et du prétendu vol (*pro15c ; *bib15c). Jn 12,6 insiste aussi sur l’âpreté au gain de Judas. 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? // Mc–Lc • Là où Mt use d’une parole en style direct — permettant d’insister sur le motif financier de Judas — Mc 14,10-11 et Lc 22,3-6 se contentent d’un sommaire narratif. • Mc et Lc ne présentent pas non plus le motif des trente pièces. 15c trente pièces d’argent Précision SM L’allusion à Za n’est pas une invention de Mt : elle est pleinement citée en Mt 27,9-10 dans le récit du suicide de Judas, récit que Mt n’invente pas, mais reçoit. *bib27,9-10 + Liturgie +
15c argent Thème : l’amour de l’argent • Qo 5,9 « Celui qui aime l’argent n’est pas rassasié par l’argent. » • 1Tm 6,10 « La racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent. Pour s’y être livrés, certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de tourments sans nombre. » + Littérature péritestamentaire + 15b je vous le livre Motivation féminine Des traditions apocryphes coptes (p. ex. →Év. 12 apôt. [cop.] 5) assurent que c’est la femme de Judas qui poussa son mari à trahir Jésus. 15c trente pièces Prix de vente de Joseph corrigé • →T. Gad 2,3 présente une correction probablement chrétienne qui chiffre le prix de la vente de Joseph par Juda et Gad à trente (pièces d’or) et non pas vingt sicles d’argent (Gn 37,28). Les deux frères en cachèrent dix et n’en montrèrent que vingt aux autres fils de Jacob. *bib15c
Reception + Lecture synoptique + 14 Judas Iscariote À travers les quatre évangiles : l’ami devenu traître Pour toute la tradition évangélique, Judas Iscariote, au nom si énigmatique (*voc14), est l’un des douze, celui qui livre Jésus, agissant en accomplissement des Écritures (→Judas damné ou sauvé ?).
26,14–27,66 TEXTE Évangile du dimanche de la passion de l’année A (→LD 101-103). + Tradition juive + 15b Que voulez-vous me donner ? L’appât du gain était conçu comme l’une des tentations principales dans bien des milieux juifs anciens. →CD-A (4,1419) le décrit comme un des filets utilisés par Satan pour attraper même les fils de la lumière (cf. Lc 22,3 qui évoque l’entrée de Satan en Judas avant son conciliabule avec les notables du Temple). + Tradition chrétienne + 14-16 Interprétations polémiques de la livraison par Judas Antijudaïsme • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,41 « Judas représente les Juifs qui recherchaient les choses de la chair et du monde […] et ne voulurent pas du Christ. » • →Jos. Arim. 1,3 parle de « deux drachmes d’or » données chaque jour à Judas par les Juifs pendant les deux ans où il suivit Jésus. Le récit met ainsi en valeur leur complicité depuis le commencement. • →Josèphe B.J. (slavon) 2,9,3bis : Les scribes juifs paient trente talents à Pilate pour qu’il fasse arrêter et crucifier Jésus. • →Rupert de Deutz Glor. flétrit Israël désobéissant dont Judas ne fait que porter l’iniquité au comble (10,378 ; cf. Mt 23,32) et prononce trente malédictions contre Judas, une pour chaque pièce (10,411-441). Les caractéristiques « juives » prêtées à Judas dans les images et dans les représentations théâtrales populaires cultivèrent l’assimilation de tous les Juifs à son cas.
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→Judas Iscariote : fortune littéraire Polémique anticléricale ou interconfessionnelle chrétienne • →Érasme Par. Matt. 132 fustige les chefs religieux emportés par leurs interprétations de circonstance, qui finissent par trahir et livrer Jésus aux princes de ce monde. Dans le contexte de la lutte des Germains contre l’âpreté au gain de l’Église romaine : • →Luther Tischr. 605 (WA TR 1,285) ; 3749 (WA TR 3,588-589) : Judas était en réalité le pape, car le pape aussi faisait main basse sur le tronc commun (cf. →Musculus Comm. Matt. 543). 14 chez les grands prêtres Contraste dramatique entre les grands prêtres et Jésus • →Origène Comm. Matt. 78 « [Judas alla trouver, pour trahir] l’unique prince des prêtres qui a été “consacré prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech” (Ps 110,4), tous les princes des prêtres et adversaires de l’unique grand prêtre, afin de leur vendre à prix d’argent celui qui voulait racheter le monde entier » (187.17 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,442). 14 l’un des douze Indice de la véracité de l’Évangile • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « [Les évangélistes] ne cachent rien de ce qui peut les humilier ; et cependant ils auraient pu dire simplement qu’il était du nombre des disciples » (727.3). L’élection divine n’est pas une prédestination fatale • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi le Seigneur a-t-il voulu choisir un méchant et un traître ? […] Il voulait indiquer qu’il ne condamne ou ne sauve personne en raison de sa prédestination, mais en raison de sa justice présente. De sorte que si quelqu’un était condamné en raison de sa prédestination, on ne le lui imputerait pas. Ainsi était-ce pour la consolation des hommes : en effet, il savait que, dans l’avenir, beaucoup seraient égarés dans leurs choix […]. Une autre raison peut être que personne ne soit blâmé pour le fait qu’il y ait un méchant, puisqu’il y eut un méchant dans le premier collège. » 14 Judas Iscariote Pas l’autre Judas • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Parmi les disciples, deux portaient ce nom, et cependant un seul fut mauvais, ce qui signifie que certains qui confessent Dieu sont bons, et certains, mauvais » (cf. →Origène Comm. Matt. 78 [186.21]). *syn14 Étymologie • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,435 « J’ai lu que Scarioth, selon l’interprétation hébraïque, devait être appelé “qui a été étouffé par quelqu’un”. Et s’il en est ainsi, on peut trouver une grande convenance de son nom, même si c’est par prophétie, à l’issue de sa mort, puisqu’il se pendit, et mourut étouffé. » *voc14 ; →Judas Iscariote : fortune littéraire 15b Que voulez-vous me donner ? Mépris de Judas pour son maître • →Jérôme Comm. Matt. « Malheureux Judas ! La perte qu’il croyait avoir subie pour le parfum répandu, il veut la compenser par le prix tiré de son maître. Et cependant il ne réclame pas un prix déterminé, ce qui donnerait à sa trahison l’apparence de lui avoir été tout au moins profitable, mais comme s’il livrait un vil esclave, il laisse l’offre à la discrétion des acheteurs » (= →Raban Maur Exp. Matt. 685.25 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,446 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Lui qui n’a pas réfréné sa cupidité tombe dans la trahison. […] Ce fut une grande présomption que de livrer le Christ, lui qui savait tout. De même, Judas parle comme quelqu’un qui a une mauvaise opinion de Dieu, car lorsque quelqu’un veut vendre quelque chose qu’il aime, il lui propose un prix ; mais lorsqu’il a quelque chose dont il veut se débarrasser, il dit : “Donnez-moi ce que vous voulez” ! » Avertissement contre le vice de l’avarice • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,3 « [Judas] était chaque jour en la compagnie de celui qui n’avait pas où reposer sa tête (Mt 8,20) […] mais cela ne le rendit pas sensé. Alors comment, toi, t’attendrais-tu à échapper
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à cette maladie [de l’amour de l’argent], à moins d’y consacrer un soin particulier et d’user d’une grande attention ? Oui, il est bien terrible, ce monstre. Mais si tu l’as décidé, tu l’emporteras » (727.52). • →Léon le Grand Serm. 47,4 (9e sermon sur la passion) « Pour l’amour de l’argent, toute affection est vile, et une âme avide de lucre n’a pas craint de périr même pour un faible gain ; aucune trace de justice ne subsiste dans un cœur où l’avarice a fait sa demeure » (3,127). →Judas Iscariote : fortune littéraire 15c trente pièces d’argent Motif unifiant l’histoire du salut depuis Abraham • →Lv. ab. rapporte une légende chrétienne selon laquelle les pièces ont été forgées par Térah pour son fils Abraham, qui les donna à Isaac. Isaac s’en servit pour acquérir un village, et le vendeur les porta à Pharaon. Pharaon les envoya à Salomon pour la construction du Temple, et Salomon les disposa en cercle autour de la porte de l’autel. Nabuchodonosor les trouva si belles, qu’il les emporta avec lui en même temps que les enfants d’Israël au moment de la déportation à Babylone. Plus tard, il en fit cadeau à des otages perses qu’il libéra, en remerciement pour des présents qu’ils lui avaient adressés. Ils les portèrent à leurs parents royaux. Quand le Christ fut né, ceux-ci virent l’étoile et prenant les pièces d’or, de l’encens et de la myrrhe, partirent l’adorer. Lors d’une étape, près d’Édesse, ils oublièrent les pièces à un puits. Plus tard des marchands les trouvèrent et s’en servirent pour acheter une admirable tunique sans couture à des bergers des alentours (qui venaint de la recevoir d’anges). Abgar le roi d’Édesse demanda à ces marchands s’ils n’avaient rien à lui vendre, qui convînt à un roi. Ils lui montrèrent la tunique, qu’il acheta. Il leur demanda d’où ils la tenaient et ils parlèrent alors des bergers et des trente pièces qu’ils leur avaient laissées : il les fit confisquer et les envoya avec la tunique, en remerciement pour la guérison qu’il avait obtenue de lui. Le Christ conserva à son usage la tunique, et fit porter les trente pièces au trésor du Temple. C’est avec elles que les grands prêtres payèrent Judas. Selon d’autres récits, elles furent données aux frères de Joseph quand ils le vendirent comme esclave, apportées par les mages à l’enfant Jésus, etc. Plus que pour Joseph • →Jérôme Comm. Matt. « Joseph, contrairement à une interprétation fréquente qui se réclame des Septante, ne fut pas vendu vingt pièces d’or, mais, suivant la Bible hébraïque, vingt pièces d’argent : l’esclave ne pouvait valoir plus que son maître » (= →Raban Maur Exp. Matt. 685.29 ; →Sedulius Scotus In Matt.). *ptes15c ; *bib15c ; →Typologie de Jésus-Joseph ? Interprétation numérologique • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,41 « Que le Seigneur fut vendu trente pièces d’argent signifie que, par Judas, les Juifs iniques, poursuivant les biens de la chair et de ce monde, qui sont du domaine des cinq sens, rejetèrent le Messie. Or, parce que le crime fut accompli au sixième âge du monde, cela est signifié par les six fois cinq pièces, prix de la vente du Seigneur. […] De plus, comme la parole du Seigneur est dite d’argent (Ps 12,7), mais qu’eux ont compris la loi d’une manière charnelle, ils ont retenu l’image de la principauté terrestre, frappée dans l’argent, et le Christ a été perdu. » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,461 « Il est acheté avec autant de pièces d’argent qu’il a parcouru d’années en ce monde jusqu’à son baptême. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce nombre se compose de cinq et de six ; ainsi cinq fois six donnent trente. Par cinq, sont indiqués les livres de Moïse, ou bien les réalités temporelles qui sont soumises aux cinq sens. Ainsi est-il indiqué que le salut arriverait au sixième âge après la Loi de Moïse. » 16 en quête d’une opportunité Aujourd’hui encore • →Origène Comm. Matt. 78 « […] après la Cène, lorsqu’il se fut retiré dans le jardin de Gethsémani. Et vois si aujourd’hui encore ce n’est pas cette même occasion favorable que cherchent les traîtres du Verbe de vérité, ceux qui veulent trahir le Christ, Dieu, le Verbe, dans les temps de
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persécution des chrétiens, quand la foule des croyants ne se tient pas autour du Verbe de vérité » (188.16). Pourquoi ? • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Afin d’accomplir son crime plus facilement et de manière plus cachée, comme c’est le cas de ceux qui pèchent (Jb 24,15 ; Jn 3,20). » 16 pour le livrer Péché par action • →Maxime le Confesseur Theol. oec. 3,43 « Si nous désirons être nommés et être enfants de Dieu, efforçons-nous de ne pas trahir le Verbe par les passions, comme fit Judas, ou de ne pas le renier, comme fit Pierre. Car cesser de faire le bien par peur est un reniement du Verbe. Mais le péché commis en acte et l’impulsion vers le péché sont une trahison » (133).
+ Mystique + 15b Que voulez-vous me donner Vaine discussion sur le prix • →Romanos le Mélode Hymn. 33,14 « L’impie, levant les pieds, a passé dans le camp du crime et a rejoint le clan meurtrier ; en livrant le Christ comme un étranger, il tombe dans la misère. “Que voulez-vous me donner” ? dit-il à ceux qui veulent acheter le sang de l’immuable Vivant. Écoute, terre, et frissonne ! Mer, hâte-toi de fuir ! On négocie le meurtre, on discute le prix de celui qui n’a pas de prix, l’égorgement du dispensateur de la vie. Grâce, grâce, grâce pour nous, toi qui supportes toutes les fautes, qui attends tous les repentirs ! » (4,85-87). *litt15c Vente par trahison • →Bonaventure Lignum 17 « À qui veut considérer avec piété la Passion du Christ, la perfidie du traître se présente en premier ; il fut rempli du poison d’une telle fourberie qu’il trahit son Maître et Seigneur ; il fut embrasé par la flamme d’une telle cupidité qu’il vendit le Dieu très bon pour de l’argent et qu’il échangea le précieux sang du Christ contre un vil prix » (45). →Judas Iscariote : fortune littéraire + Théologie + 14-16 THÉOLOGIE FONDAMENTALE Aveuglement du cœur d’un disciple Crédibilité de la Révélation La trahison de Judas, l’un des propres disciples de Jésus, atteste de la véracité et de la non-falsification des événements de la passion du Christ (*chr14 l’un des douze ; cf. →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 [727.9]). Inconnaissance naturelle Cette action ne révèle pas de « l’inconnaissance » naturelle qui habite le cœur du disciple devant la grandeur du mystère du Christ et de sa mission, et qui rejoint l’ignorance profonde face au mystère de Dieu. C’est la condition métaphysique de la foi, une connaissance indirecte et limitée. *theo3646 CHRISTOLOGIE ; →Apophatisme chrétien. Aveuglement dû au péché contre la foi L’apophatisme n’a pas conduit d’autres disciples à la trahison. La différence entre Judas et les autres apôtres se situe au niveau de la foi, de la confiance en Jésus quand il manifeste ce qui n’est pas évident ni accessible à la connaissance humaine. La trahison de Judas relève de l’aveuglement causé par le péché. *theo20-25 ; →Judas damné ou sauvé ? THÉOLOGIE HISTORIQUE Personnage de Judas et antijudaïsme →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt Dans les évangiles (*syn14), Judas, l’un des douze, devient une figure de plus en plus négative au fil des rédactions : la figure du « traître », pas forcément originelle, se complexifie peu à peu. La légende noire, renforcée par bien des commentaires patristiques, à l’exception notable d’Origène, est aggravée par le traitement du suicide du personnage, définitivement condamné par Augustin. À des fins d’édification, le traître est alors logiquement maudit. Les légendes médiévales ne font que noircir le tableau, et mettent en communication l’antijudaïsme théologique chrétien et l’antisémitisme païen jamais disparu.
Avec l’avènement moderne de l’individualisme et l’exaltation romantique de la destinée personnelle, la figure de Judas redevient une énigme ; la critique historique vient ouvrir de nouvelles perspectives, souvent psychologisantes ou moralisantes, et adoucir le destin du personnage. La recherche se tourne vers les sciences politiques, notamment dans les tentatives d’élucidation de motivations supposées du disciple. Et c’est assez naturellement que la littérature générale vient au secours des nombreuses lacunes des sources, construisant bien des romans contemporains autour du personnage. Quoi qu’il en soit, le résultat est là : tantôt complice, tantôt contestataire, le personnage de Judas redevient pleinement humain. →Judas Iscariote : fortune littéraire Reste alors le problème théologique : comment penser aujourd’hui Judas coupable ? Karl Barth au terme de ses travaux sur la figure du réprouvé dans le NT reste sur le seuil de la condamnation. Pour lui, le jugement a été entièrement déversé sur le crucifié (*theo27,50 ; →Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ?). Malgré les apories des témoignages apostoliques et la mise en place progressive de la légende, Judas est devenu une figure de l’humanité livrée à la contingence humaine (→Judas damné ou sauvé ?). En fin de compte, le jugement final sur le cas de Judas appartient à Dieu seul (*theo1416 THÉOLOGIE FONDAMENTALE ; *theo20-25). + Philosophie + 14 Judas Iscariote Figure philosophique Admirateur, imitateur, traître • →Kierkegaard Indøvelse « Qui peut, proprement, si l’on a quelque connaissance de l’homme, douter que Judas était un admirateur de Christ ! Et Christ, au début de sa vie, avait beaucoup, beaucoup d’admirateurs. L’admiration a aussi voulu étendre ses filets sur lui, pour pouvoir en faire son profit. Mais de même qu’une plante, par nécessité interne, se déploie, de même sa vie fut le déploiement de la vérité ; […] et à l’heure de régler les comptes, il trouva, dans l’époque qui autrefois l’admirait, à la fin, à peu près douze imitateurs, et parmi ces douze il y en avait encore un qui n’était qu’un admirateur — ou bien, comme il est appelé généralement, un traître, à savoir Judas, qui justement parce qu’il était un admirateur devient tout à fait à juste titre un traître. […] L’admirateur est épris des grandes choses seulement avec mollesse et égoïsme ; surviennent embarras ou danger, le voilà qui se retire ; si ce n’est pas possible, il devient alors un traître pour échapper de cette façon à ce qu’il admirait autrefois. De la même façon, lorsqu’un “admirateur”, dans et par quelque chose, ou bien dans et par quelqu’un a vu et attendu quelque chose de grand, tout, et qu’il découvre que l’occasion ne se présente pas, oui et que la personne intéressée elle-même est celle qui la gâche (comme c’était effectivement le cas avec le Christ qui “voulait sa propre perte”), alors l’admirateur devient impatient, il devient traître » (293). Kierkegaard annonce ici la thèse girardienne du désir mimétique (*phi3-5 : Girard). Nécessité de la trahison de Judas ? • →Heidegger Freiheit « Que Judas dût trahir le Christ, voilà ce que ni lui-même ni aucune créature n’aurait pu changer, et cependant il a trahi le Christ, non point contraint, mais de plein gré et en toute liberté » (182). • →Leibniz Discours 30 « Mais, dira quelqu’autre, d’où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse est aisée, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n’est que possible dans l’idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question il n’y a point de réponse à attendre ici-bas, si ce n’est qu’en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé bon qu’il existât, nonobstant le péché qu’il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pécheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres façons possibles » (79-80).
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• →Marin Sémiotique 2,1 « La mort de Dieu est nécessaire et impossible : il faut donc que quelqu’un rende ce nécessaire possible ; comment ? Par l’acte aléatoire de la traîtrise. Le traître est nécessaire pour rendre possible ce nécessaire par la contingence de son acte. […] L’incitation fortuite et comme extérieure du traître […] effectuera ainsi l’échange des pôles contraires de l’antinomie fondamentale (Éternel vs Mortel) en échangeant leurs signes et leurs valeurs » (106, 109). 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Judas n’est pas l’archétype du coupable • →Kierkegaard Frygt « Et pourtant, il n’est pas un voleur de temple, condamné aux travaux forcés, qui soit un criminel aussi vil que l’escroc du sacré, et Judas, qui vendit son maître pour trente deniers, n’est pas plus méprisable que le trafiquant d’actions héroïques » (155).
+ Littérature + 14-16 Livraison Poussé par le diable • →Gréban Passion : Le complot de Lucifer et de ses démons, parallèle à celui des grands prêtres, trouve en la personnalité de Judas, avare et méchant, le parfait instrument pour livrer Jésus. Cependant, les démons ne tirent pas toutes les ficelles : ils ne font qu’exciter les passions humaines dans le sens qui leur convient. « Sathan : Ce Jhesus a un disciple / qui se fait appeler Judas ; / oncques nul jour le roy Midas / ne fut plus remply d’avarice / […] Si mauvais qu’il ne vault denier, / le plus traistre qui puisse naistre, / et brief il n’ayme point son maistre, / mes tousjours en murmure et hongne. - - Lucifer : Ha ! que c’est bien nostre besogne ! / - - Sathan, il fault qu’on le batisse / si bien que son maistre trahisse / et le vende a bons deniers secs » (v.17441-17456). Judas lui-même n’est pas dupe. Lors de la Cène, une intervention de Sathan pousse Judas à faire sa besogne et Judas réplique : « le deable me pourmaine et guide, / il est mon ducteur et ma guide / et j’obeys a ses commandz : / mon ame et mon corps luy commande / comme du fait le droit motif » (v.18270-18274). Par avarice • →Gréban Passion présente un Judas désireux de récupérer l’argent gaspillé par Madeleine à Béthanie. Ce désir devient obsession, ce qu’illustrent les fréquentes interventions du personnage, jusqu’à la trahison finale. « Jusqu’au mourir me souvendra / de cest oignement espandu » (v.1637916380). • →Pass. Alsf. souligne l’avarice de Judas en lui faisant identifier chacune des pièces par un détail de couleur, d’usure (v.3198-3225). Judas deviendra au fil des siècles le type même de l’avare, p. ex. →Judas Iscariote : Vincent de Paul. Par méchanceté • →Hugo Fin (« Le gibet : Caïphe en contemplation ») : Un dialogue entre Caïphe et celui qui « l’assistait dans les choses civiles », Rosmophim de Joppé, alors qu’ils cherchent un traître qui leur livrerait Jésus, concentre sur le disciple tous les traits négatifs accumulés par les évangiles : « C’est lui que dans la bande on charge des dépenses ; / Quand on voyage, il compte avec les hôteliers ; / Les autres semblent fiers de porter leurs colliers ; / Lui seul a l’air d’un loup parmi des chiens ; sa voie / Est obscure ; à Naïm, une fille de joie / Avait, avec du baume et des parfums, lavé / Les pieds du maître, un peu meurtris par le pavé ; / Cet homme s’emporta contre elle jusqu’à dire : / — Tu viens de perdre là pour vingt deniers de myrrhe ! / Et Caïphe répond : — C’est l’homme qu’il faudrait. / — Oui, reprend Rosmophim, il est jaloux, secret, / Triste, oblique, inquiet, solitaire, économe. / Prince, tu désirais savoir comme on le nomme. / Je l’ignorais le jour où tu le demandas. / Je le sais aujourd’hui. — Quel est son nom ? — Judas » (826). Par piété religieuse • →Schmitt Pilate : Yehoûdâh n’est pas un traître, mais un fidèle inconditionnel, dont la foi est même plus ardente que celle de Yéchoua. C’est Yehoûdâh qui persuade son ami qu’il est bien le Christ : « Ne te voile pas la face, Yéchoua […] : tu es […] le Fils de Dieu » (57). La ferme conviction
de Yehoûdâh s’explique par sa connaissance des textes sacrés : « [Yéchoua] retrouvait dans des détails absurdes de mon existence la réalisation de ce qu’avaient annoncé Élie, Jérémie, Ézéchiel ou Osée » (58). C’est lui qui conseille Yéchoua : « Tu dois retourner à Jérusalem, Yéchoua. Le Christ connaîtra son apothéose à Jérusalem, les textes sont formels. Tu devras être humilié, torturé, tué, avant de renaître. Il va y avoir un moment difficile » (67-68). *mil15b ; *litt25bc ; →Images de Judas au cinéma 14 Judas Iscariote →Judas Iscariote : fortune littéraire 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Les flatteurs sont comme Judas • →Bossuet Vendredi saint « [Les flatteurs] font des traités secrets dans lesquels ils nous comprennent sans que nous le sachions ; ils s’allient avec Judas : “Que me donnerez-vous, et je vous le mettrai entre les mains” ? » (64-65). Duplicité du monde • →Massillon Passion « Que voulez-vous me donner, leur dit-il, et je vous le livrerai ? Mais que peut vous donner le monde, disciple infidèle, qui puisse remplacer ce que vous allez perdre, et ce que vous aviez reçu de Jésus-Christ ? Quoi ! la gloire de l’estime des hommes ? mais votre nom était écrit dans le ciel, et il va devenir à jamais l’opprobre et l’horreur de toute la terre : le monde autorise le vice ; mais au fond, il n’estime que la vertu » (136-137). 15c trente pièces d’argent Prix de la capture, non du prisonnier • →De Quincey Judas « […] ce n’était pas le Christ qui était évalué à ce prix […] mais tout simplement le mode particulier de l’action qui permettait de surmonter les difficultés attachées à sa capture, puisque dans le pire des cas, cette occasion, une fois perdue, laisserait place à d’autres occasions. Le prix n’était par conséquent pas calculé […] en compensation de la valeur finale et définitive du Christ » (33). →Judas Iscariote : fortune littéraire + Arts visuels + 14-16 La trahison de Judas Alors que l’épisode du baiser de Judas (*vis48-49) — qui marque l’arrestation du Christ (*vis47-56) — a suscité une iconographie assez importante, celui de la trahison, sans doute en raison de la brièveté du passage et de la difficulté à le transcrire en image, ne retint qu’exceptionnellement l’attention des artistes. Moyen Âge La scène ne semble pas avoir été représentée avant le début de cette période où elle retient l’attention des sculpteurs du 12e s., à Saint-Gilles-du-Gard, Modène, la cathédrale d’Autun, la cathédrale de Naumburg, etc. L’œuvre à cette dernière touche particulièrement par l’expressivité des personnages : sans regarder Judas (*vis14), les yeux dans le vide et le visage inquiet (alors que ses conseillers juifs lui murmurent aux oreilles), le grand prêtre fait tomber une à une les pièces d’argent dans le manteau que lui ouvre Judas. La tragédie humaine n’est pas occultée par l’antijudaïsme. Plusieurs Biblia pauperum représentent Joseph vendu par son frère Juda, et David trahi par son fils Absalom, comme des types de la trahison de Judas. En peinture, la scène suscite dès le 14e s. deux chefs-d’œuvre : • Giotto (1303-1306, chapelle Scrovegni de Padoue). Le diable est représenté derrière un Judas rouquin auréolé de noir, vêtu de jaune, le nez proéminent et la bourse à la main, pour mieux signifier l’emprise progressive du mal et de la haine ; • Duccio di Buonisegna (1308-1311, Sienne) place au centre de sa composition l’échange des pièces d’argent. Renaissance Rares sont les peintres qui s’essayèrent à représenter cette scène, hormis dans des ensembles (Fra Angelico, Armadio degli argenti, 1450, Florence), des cycles (Dirck Barendsz, 1580, Paris) et des illustrations de bibles (Petrus
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Comestor, Bible historiale, 1372 ; Hesdin d’Amiens, Biblia pauperum, 1450). Époque moderne Le renouveau des illustrations de bibles et de cycles iconographiques favorisa quelques représentations : • Alexandre Bida (1874) ; James Tissot (1886-1894, Brooklyn). Cependant, rien dans ces rares représentations qui insistent sur l’échange des pièces d’argent comme signe visible de la trahison n’est spécifiquement issu du récit de Mt. Il est impossible de différencier de ceux de Mc, Lc et Jn — à l’exception de la précision du nombre de pièces, qui n’apparaît que chez Mt (*syn15c), et de l’emprise de Satan sur Judas, absent en Mt (*syn14). 14 Judas Iscariote Le traître en peinture L’image « traditionnelle » d’un Judas maléfique s’est mise en place au cours du Moyen Âge, puis s’est transmise jusqu’à notre époque. Antiquité et haut Moyen Âge Avant que se répande sa légende noire (→Judas Iscariote : fortune littéraire), Judas ne se distingue des autres disciples que par ses actes : prendre ou rendre les pièces d’argent, l’embrassade, la pendaison. • Au 4e s., Judas figure sur les sarcophages paléochrétiens s’ornant de scènes du NT : la Porta Maggiore à Rome ; la basilique de Saint-Maximin-laSainte-Baume ; • au 6e s., sur une mosaïque de Ravenne à Saint-Apollinaire-le-Neuf et dans le Codex purpureus Rossanensis ; • au 11e s., dans l’Évangéliaire d’Othon III et les enluminures du Sacramentaire de Rouen. Moyen Âge Au fil du temps, Judas voit sa noirceur d’âme traduite par une laideur qui l’associe directement à Satan et qui s’étend à tous les Juifs. Il est représenté dans des poses vulgaires, la main sur la hanche, le corps déjeté. Faciès Visage étique, nez crochu et traits accusés, le « faciès juif » est utilisé dans les profils : dans l’embrassade du Christ (*vis47-56), au cours de la Cène, devant le grand prêtre, alors que les autres disciples sont vus de face. Amorcé dès le 13e s., ce type ne se trouve pas systématiquement mis en place avant le 17e s., même si l’art allemand est nettement en avance dans cette représentation du Juif Judas. Chevelure Il est roux, couleur dégradante dont le Moyen Âge chrétien emprunte l’aversion à l’Antiquité égyptienne (Seth) et grecque (Typhon) comme aux peuples nordiques, Danois et Vikings ; roux de poils, tel encore le renard, animal réputé maléfique. Le nimbe de sainteté couronnant les autres disciples lui est refusé. Costume À partir du 12e s., sa robe jaune, la couleur de l’or faux, identifiera durablement l’Iscariote et sera liée par extension à tous les Juifs (d’où le triste avatar de l’étoile jaune de l’Occupation). Gestuelle Judas est peint avec une gestuelle de gaucher pour se saisir de la bourse, de la bouchée de pain (à la Cène) et pour préparer sa corde — la gauche étant stigmatisée par Jésus (Mt 25,33.41 : les boucs et les maudits à la gauche). À l’occasion, on le flanque de créatures démoniaques : un chat, le diable en personne ou des diablotins (chapiteaux du 12e s. à Autun et Saulieu). Renaissance Judas est stigmatisé de la sorte dès la Première Renaissance par : • Giotto (1303-1305, chapelle Scrovegni, Padoue) ; Duccio (1308-1311, Museo dell’Opera Metropolitana del Duomo, Sienne) ; Barna da Siena (entre 1330 et 1340, Collégiale de San Gimignano) ; • Andrea Del Castagno (1445-1450, Sant’Apollonia, Florence) ; • Luca Signorelli, Communion des apôtres (1512, Museo Diocesano, Cortona). Cependant, il retrouve un visage plus humain sans tarder : • Léonard de Vinci, La Cène (1495-1498, Santa Maria delle Grazie, Milan) s’éloigne des caricatures : Judas est un noble vieillard aux traits réfléchis (*vis21-25) ; • Rembrandt, Judas repentant (1629, Yorkshire) : agenouillé au sol, les mains jointes, Judas est venu rendre les pièces d’argent.
+ Musique + 14 Judas Iscariote Caractérisation musicale du personnage • Jean-Sébastien Bach (1685-1750) ne suit pas l’accentuation naturelle du mot Iscárióth, mais brise la ligne du récitatif en mettant l’accent sur le « i », pour donner un effet de fausseté. • František Xaver Brixi (1732-1771, compositeur baroque bohémien, Kapellmeister de l’église Saint-Vitus de Prague), Judas Iscariothes, oratorio latin pour la semaine sainte (ca. 1760) : Judas, chanté par un ténor, exprime en grands airs solo ses atermoiements et son déchirement intérieur. • Edward Elgar (1857-1934), The Apostles, oratorio pour solistes, chœur et orchestre (1903) : Judas cherche à persuader Jésus de se déclarer divin et d’établir son royaume sur terre, puis succombe au désespoir. • Andrew Lloyd-Webber (1948-), Jesus Christ Superstar, paroles de Tim Rice, opéra-rock (1970) transformé en film en 1973 : Judas y tient un rôle central. →Images de Judas au cinéma : Jewison 16 Déploration de la traîtrise →Bach Passion exprime une lamentation sur Judas par un air, cette fois sans récit : • Blute nur, du liebes Herz. Ach, ein Kind, das du erzogen, das an deiner Brust gesogen, droht den Pfleger zu ermorden ; denn es ist zur Schlange worden. « Saigne seulement, toi, cœur bien-aimé. Hélas, un enfant que tu as élevé, nourri à ton sein, menace de tuer son bienfaiteur, car il est devenu serpent. » Bach souligne les mots ermorden (« tuer ») et Schlange (« serpent ») par de longues vocalises. + Danse + 14 Judas Iscariote Surgissement d’un fauve →Neumeier Passion • Judas vient brutalement arracher la femme du sol, après que Jésus s’est relevé de son embrassement. Il la balance brusquement, met un pied sur la table. Et regarde d’un profil dédaigneux la scène. • Jésus est debout à droite sur le devant, de profil, une Personne les bras ouverts penchée vers le sol devant lui, l’autre debout derrière lui — les Trois unis en une sorte de compassion transcendante devant ce qui se profile. Air • Les trois Marie disent leur douleur impuissante — renversements du buste, saccades des épaules, tournoyant, semblant bercer sur leur sein un nouveau-né, et ouvrant des bras vides vers le ciel, se désoler de sa perte… courant aveuglément — disent leur refus du supplice qui s’annonce. Tel un fauve, • Judas rôdant autour de leurs évolutions harmonieuses et désolées. Il s’éloigne un moment avant de revenir… puis d’aller s’asseoir avec tous les autres sur l’estrade au fond. + Cinéma + 14 Alors Transition cinématographique vers la scène de la trahison Transition déplacée • →DeMille King : Liant la scène des Rameaux (*cin27,11c : DeMille) avec celle de la trahison (*cin14 chez les grands prêtres : DeMille), un intertitre développe Mt 26,14-15 — qu’il prétend citer : « Et il en fut ainsi que Judas, amer… pris de panique… désespéré… tout espoir d’un royaume terrestre s’étant évanoui, trahit son Seigneur pour trente pièces d’argent. » Les manigances du futur traître sont ainsi liées à sa déception politique (→Images de Judas au cinéma : DeMille). • →Stevens Story : La trahison de Judas est imbriquée par un montage alterné dans la scène des préparatifs du repas (*cin30 : Stevens) — comme si elle en faisait partie : Judas quitte la pièce avant que Jésus n’arrive, se cache dans l’embrasure d’une porte quand Jésus passe, puis rejoint le
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Temple. Judas croise sur son chemin le personnage du « Dark Hermit » : vieil homme au crâne dégarni et barbe blanche, figure de Satan. Il est apparu pour la première fois dans le film pour tenter Jésus au désert. La caméra s’attarde ici sur son visage, dans l’ombre, les yeux tournés vers la droite : étrange insistance sur une immobilité qui suggère l’importance de son action à venir. • →Gibson Passion : La préparation chez les grands prêtres de l’arrestation est intercalée dans le récit de l’agonie (*cin42a). Transition respectée • →Pasolini Matteo lit bien l’ambivalence chronologico-logique du tôte matthéen (*cin3a) : la scène de la femme au parfum est directement cause de la suivante. Judas s’est désolidarisé du groupe. En courant pour quitter Béthanie, il descend la colline, s’engouffre dans la vallée déjà animé par l’intention de livrer son maître aux grands prêtres. • →van den Bergh Matthew : Le feu sert d’élément de transition : le grand brasero de Béthanie devient un petit brasero, dans une pièce où vient d’entrer Judas. *pro14 Cadre temporel imaginé De nuit, dans le secret • →Stevens Story : Caïphe est assis dans une grande pièce sombre éclairée par une bougie. Judas reste dans l’embrasure de la porte et déclare dans l’obscurité qu’il est un « ami de Jésus de Nazareth ». Il est introduit à Caïphe par un prêtre qui sort lui aussi de l’ombre. La suite de la scène est filmée en plan rapproché : de Caïphe, le spectateur ne perçoit que la voix. →Images de Judas au cinéma : Stevens Au grand jour • →Jewison Superstar : Judas, tiraillé depuis le début du film entre son amitié pour Jésus et les doutes que lui inspire son comportement récent, est seul accroupi dans le désert. En arrière-plan, une rangée de chars d’assaut apparaît, canon en avant. Judas se met à courir pour ne pas être écrasé et le plan suivant le montre escaladant l’échafaudage qui figure la résidence des grands prêtres. 14 chez les grands prêtres Judas séparé visuellement des grands prêtres • →Olcott Manger (comme dans le tableau de James Tissot) : Une barrière les sépare, annonçant déjà le refus des grands prêtres de prendre sur eux la faute (cf. Mt 27,4). Le balcon et les costumes caractéristiques des grands prêtres marquent leur supériorité sociale. Tout indique en Judas le traître et le cupide : il jette sans cesse des regards alentours, se frotte les mains, caresse sa barbe et palpe l’air de ses doigts en roulant les yeux. La discussion entre le disciple et les grands prêtres est longue : à deux reprises, ceux-ci se concertent avant de faire une nouvelle proposition à Judas. Un moment, il semble déjà pris de remords : tournant le dos aux grands prêtres, il se tient le front, reculant comme victime de vertige. Cette reculade déclenche la décision de Caïphe : il tend une main que Judas regarde l’air hagard. La scène s’achève sur cette hésitation : on ne sait pas si Judas a conclu le marché. de la foule • →DeMille King : Deux scènes montrent un dialogue entre Judas et Caïphe. La première suit la tentative de couronnement de Jésus par Judas : il se voit alors vivement reproché son geste par le grand prêtre et menacé. Puis Jésus, debout sur l’escalier du Temple et tenant dans ses bras un agneau, explique à la foule la véritable nature de sa royauté (*cin27,11c : DeMille). Judas s’est alors déjà, visuellement, désolidarisé de la foule : sa réaction au discours de Jésus est présentée dans des plans où seul, il manipule la couronne qu’il tient encore dans ses mains, ouvre les yeux avec horreur puis regarde vers la gauche, en direction du hors-champ où sont partis les grands prêtres. Il lâche la couronne et s’essuie les mains, d’un air dégoûté, sur sa tunique. *cin15b des disciples • →Greene Godspell : Au milieu d’une chanson où les disciples (hommes et femmes, noirs et blancs) jurent fidélité à Jésus (« Où vas-tu ? Peux-tu me prendre avec toi ? »), Judas/Jean-Baptiste, resté à l’écart, récite les v.14-16 sur un ton triste.
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Face-à-face En spirale • →van den Bergh Matthew : La caméra tourne autour de Judas et d’un grand prêtre (*cin5a), ne laissant d’abord voir que le visage du premier. Puis c’est le prêtre qui tourne autour de Judas, l’examinant et appelant un autre homme, d’un signe de la tête. Gros plan sur la main luisante de Judas, qu’il lève lentement et creuse pour recevoir l’argent. Une autre main y dépose une à une les pièces. En gros plan contre-plongée, le visage du prêtre surveille silencieusement la transaction. Horizontal puis vertical • →Gibson Passion : Caïphe, vêtu de ses habits liturgiques et entouré de prêtres et de soldats, fait face à Judas, qui apparaît presque hésitant. Alors que celui-ci tourne la tête vers la porte, Caïphe lui propose « trente » deniers, comme arrangement entre « moi et toi ». Sa main droite désigne sa poitrine, puis Judas, pour souligner leur complicité et leur égale responsabilité. Judas acquiesce. Un prêtre sort de son manteau une bourse et la lance à Judas : au ralenti, le petit sac en cuir se dirige d’abord droit vers l’œil de la caméra, puis est suivi alors qu’il traverse la pièce et que Judas l’attrape « au vol », répandant tout autour des pièces dans un cliquetis amplifié. Il se baisse, lance un regard vers les prêtres et se met à genoux pour ramasser précipitamment son dû. Le changement rapide d’échelle (gros plan, puis plan d’ensemble) renforce le côté humiliant de sa situation. Caïphe et les prêtres se détournent et s’en vont, tandis que les gardes s’approchent de Judas. Ils le regardent s’affairer et lui demandent « où » se trouve Jésus. Un jeu de plongée-contre-plongée rend visuellement le rapport de subordination de Judas aux gardes. 14 Judas Iscariote →Images de Judas au cinéma 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Qui prend l’initiative ? Deux officiers romains • →Koster Robe : Ce sont eux qui concluent que le moyen le plus sûr pour arrêter Jésus est d’acheter un de ses disciples. C’est l’esclave Demetrius, déjà converti, qui tient la bourse de son maître et doit donner l’argent : la trahison de Judas est redoublée. Suit une première scène de remords : Demetrius court dans la ville pour tenter de prévenir Jésus. La musique souligne l’intensité dramatique du moment. Suivent de nombreuses allusions au texte évangélique (→Utilisation des évangiles au cinéma : Koster) : une patrouille de soldats passe ; Demetrius croise un esclave et dit chercher « un homme, celui qu’on appelle Jésus » (cf. Jn 18,4-5) ; il s’arrête près d’un puits pour boire de l’eau, n’ayant pas pu suivre deux hommes qui pénétraient dans une maison (cf. Mc 14,13 et Lc 22,10) ; une femme qu’il interroge à sa fenêtre lui répond qu’elle n’a jamais entendu parler de Jésus (cf. Mt 26,70 ; Mc 14,68 ; etc.). Judas • →Pasolini Matteo : Ce trait SM se traduit cinématographiquement par un geste du traître pour attirer l’attention du grand prêtre alors occupé par une autre affaire. Interpellé, ce dernier se retourne et, de sa hauteur, fait face à Judas. Une fois encore, un groupe de personnages dans le texte de l’évangile (les grands prêtres) se transforme en personnage unique dans le film. Chaque scène est ressaisie dans une rencontre d’individu à individu. Ainsi, nul besoin de voir l’argent compté, un simple échange de regard fait deviner l’accord entre les deux hommes. *mil15b Caïphe et Anne • →Jewison Superstar : Judas ne demande ni argent ni récompense car il ne veut pas être « damné pour l’éternité », comme le souligne alors le refrain de sa chanson. Il vient voir les grands prêtres car « cela doit être fait ». Plus pragmatiques, Caïphe et Anne lui expliquent qu’ils n’ont que besoin de savoir où ils pourront arrêter Jésus, et proposent une récompense que Judas finit par accepter, non comme « prix du sang » mais comme « salaire », à donner aux pauvres (*cin9). La musique s’arrête et le mouvement de la caméra (qui adopte le point de vue de Judas, zoomant sur la bourse tenue par Anne) souligne le retournement de Judas. Anne a lâché la bourse, aussi Judas doit-il se baisser pour la ramasser ; c’est physiquement inféodé aux grands prêtres qu’il délivre l’information cruciale : jeudi
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soir, dans le jardin de Gethsémani. Un brusque zoom sur ses lèvres dramatise le moment de la trahison en en soulignant le biais : les lèvres de Judas, qui bientôt embrasseront leur Maître. 15c trente pièces d’argent En inclusion • →DeMille King : Après l’intertitre (*cin14 Alors : DeMille), la séquence de la trahison s’ouvre sur un fondu au noir laissant apparaître progressivement l’éclat de pièces d’argent qu’une main laisse tomber une à une sur une table. Le plan suivant montre l’ensemble de la scène : Caïphe, assis sur une sorte de trône, plonge la main dans une bourse tendue par un serviteur ; de l’autre côté de la table est assis Judas, l’air hagard. Caïphe semble
à dessein utiliser le bruit des pièces — qu’on imagine sans peine sonnantes et trébuchantes — pour le tirer de son hébétude. Toute la scène montre la lutte intérieure de Judas, à travers les expressions successives de son visage. Elle se clôt par un fondu au noir, Caïphe ayant fait tomber sur la table la dernière pièce, Judas dissimulant la tête entre ses deux épaules. *pro15c 16 de ce moment Transition cinématographique • →van den Bergh Matthew : Gros plan sur le visage de Judas qui, regardant droit devant, déglutit. Un lointain bruit de pièce se prolonge lors de la scène suivante.
26,17-19 Les préparatifs de la Pâque + Propositions de lecture +
Caractérisation de Jésus Il fait préparer son repas d’adieux dans une atmosphère de grand secret (*mil18b ; *mil18d). Plus qu’une personne qui connaît miraculeusement le futur (*chr18b Interprétation christologique), Jésus est un maître Byz V S TR Nes qui commande et à qui l’on obéit (*pro18b), qui dispose souveraineOr le premier jour des Azymes les disciples ment de la propriété d’un parfait Byz S TR approchèrent Jésus, lui disant : inconnu, parce qu’il est le maître du — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs temps (*pro17b.18d.29c). Paterfamilias au milieu de ses disciples pour que tu manges la Pâque ? (*mil18c), Jésus va présider un dernier repas, que Mt décrit comme un V S Et Jésus leur dit : repas pascal (*jui26-29 ; →La der— Allez en ville chez un tel et dites-lui : nière Cène fut-elle un repas pascal ?). Prophétisant la trahison d’un — Le disciple et pressentant la proximité S Notre maître dit : de sa mort, il en préfigure la vio— Mon temps est proche, lence et en donne une interprétation à travers des gestes symboc’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes liques accomplis avec du pain et du disciples. vin.
17-29 Triptyque du dernier repas COMPOSITION Disposition Le récit du dernier repas de Jésus se divise en trois moments : 17 a • la préparation centrée sur l’affirmation « Mon temps est proche » b (v.17-19) ; • la prédiction de la « livraison » par Judas centrée sur l’affirmation « Le fils de l’homme s’en va comme c’est 18 a écrit » (v.20-25) ; b • l’institution des signes du pain et du vin lors du repas lui-même c (v.26-29). Sens d Cette construction pourrait se comprendre comme un approfondissee ment progressif : • (1) d’abord la préparation extérieure de la célébration ; 19 a Les disciples firent comme le leur avait ordonné • (2) puis la préparation intérieure 17-19 Les préparatifs du dernier repas, V des célébrants, purification de leur fixé Jésus entre temps présent et fin des temps En conscience par la prédiction de leur éliminant les détails (*syn17-19), et b et préparèrent la Pâque. possible trahison ; en ciselant son récit autour de « mon • (3) et enfin le don gratuit de Jésus temps est proche » (*pro17-19), lui-même à une assemblée de 17-19 Les préparatifs de la Pâque Mc 14,12-16 ; Lc 22,7-13 – 17a Azymes Mt ouvre la temporalité narrative Ex 12,8.15-20 ; 13,3 ; 23,15 ; 34,18 ; Lv 6,9 ; 23,6 ; Ac 12,3 ; 1Co 5,7-8 – 17b Où pécheurs pardonnés. à l’eschatologie : *pro17b.18d.29c ; Dt 16,2.7 – 17b Faire les préparatifs Ex 12,16 – 18b Scénario similaire Mt 21,2-3 NARRATION *pro16.18d. – 18b Indication cryptique de lieu 1S 21,3 ; 2R 6,8 – 18b Désignation floue d’une Tension Stimulés par l’urgence ressentie personne précise G-Rt 4,1 – 18c Le maître Mt 23,8 ; Mc 5,35 ; Jn 11,28 ; 13,13 – Mt met à nu la structure narrative : le par Jésus, les disciples semblent en 18d Mon temps Jn 7,6.8 ; cf. Jn 2,4 ; 7,30 ; 12,23 ; 13,1 ; 17,1 ; *ref26,45c – groupe des disciples et le groupe de 18d proche Mt 3,2 ; 4,17 ; 10,7 ; Mc 1,15 ; Ph 4,5 – 18e chez toi Lc 19,5-6 – train d’accomplir ce qui avait été ceux qui condamnent Jésus se pré- 18e faire la Pâque Ex 12,48 ; Nb 9,4.6 ; 2R 23,21 ; 2Ch 35,1.18 ; He 11,28 ; etc. – annoncé lors de la parabole du fesparent tous deux à l’événement de la 19a Obéissance prompte et exacte Mt 1,24 ; 21,6 ; 27,10 ; 28,15 ; Gn 7,9 ; 21,4 ; tin nuptial (Mt 22,1-14). Le mort de Jésus. La construction du Ex 12,28.50 ; 31,11 →royaume des cieux est un festin de récit est particulièrement serrée : à noces (Ap 19,7 ; 21,2) pour le fils chaque action correspond une trahidu roi auquel sont conviés tous les son qui culmine dans la trahison de l’arrestation : Béthanie-Judas, préparahommes. Le banquet est proche, les serviteurs se disposent à le préparer. Au tifs-Judas, Eucharistie-Pierre, Gethsémani-arrestation. À travers la tension cours du repas, avec le questionnement fortement adressé à la conscience narrative, c’est l’ouverture eschatologique de la temporalité qui se dessine. de chaque disciple, le kairos du Jugement se superpose au kairos du Salut.
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Texte + Vocabulaire + 17a Le premier jour Ou « le jour précédent » Gr : têi prôtêi peut provenir d’un aramaïsme ywm qdmy (cf. S : ywm’ qdmy’ ici et S-Jb 18,20). Le sens de « jour avant (les Azymes) » réconcilierait la chronologie de Mt et Mc (Mc 14,12) avec Jn 19,31 (*hge17a), qui met la Cène avant la Pâque juive. Ce sens de « avant » est même envisageable aussi pour le grec prôtos. C’est ainsi que le comprenait →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 (PG 58,729).
trouvons aux prémices de la réalisation eschatologique du dessein de Dieu préparé par le Seigneur depuis la fondation du monde (Mt 13,35). La dimension eschatologique est donc forte dans ce passage, qui va culminer dans l’annonce du festin à venir au →royaume du Père (v.29). 17b.19b fassions les préparatifs + préparèrent — NARRATION Caractérisation des disciples comme médiateurs Ils contribuent à la volonté et à l’agir divin. Tout comme Jean-Baptiste en son temps avait préparé les voies pour le Seigneur lorsque le Cri annonçait le Verbe (Mt 3,3 ; Lc 1,17.76) et tout comme le Seigneur prépare les places pour les bénis du royaume et pour les réprouvés (Mt 20,23 ; 25,34.41 ; Jn 14,2-3), les disciples préparent sa Pâque.
18b un tel Hapax AT/NT = ton deina. *syn18b 18d Mon temps LEXICOGRAPHIE Terme récurrent dans la Bible Kairos désigne le moment favorable, fixé et défini (*anc18d). Si c’est par Dieu : moment apocalyptique (temps de la révélation) ou eschatologique (temps de la fin, avec venue du Seigneur et jugement). Terme polysémique chez Mt Sens banal Il s’agit d’un moment dans la narration : « en ce temps-là » (Mt 12,1 ; 14,1). À l’articulation du banal et de l’apocalyptique « En ce temps-là Jésus prit la parole et dit : “Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits” » (Mt 11,25). Nettement eschatologique • « Que nous veux-tu, fils de Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? » (Mt 8,29) ; • « Au moment de la moisson je dirai aux moissonneurs : “Ramassez” » (Mt 13,30) ; • « le moment des fruits » et « les fruits en leur temps » (Mt 21,34.41) ; • « le serviteur […] établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu » (Mt 24,45). En passant par la médiation du temps gnomique Dans un proverbe : « Le visage du ciel, vous savez l’interpréter, et pour les signes des temps vous n’en êtes pas capables » (Mt 16,3). *gra18d 18e je vais faire la Pâque Sémitisme Traduction littérale en grec de formes telles ‘ōśê pesaḥ. *ref18e ; *jui18e 19a comme le leur avait ordonné Sémitisme Formule stéréotypée empruntée à l’AT. *ref19a + Grammaire + 18d mon Pronom personnel possessif qui oblige à rapprocher le « temps » (*voc18d) de l’« heure » du v.45. + Procédés littéraires + 17-19 COMPOSITION Chiasme L’épisode est ciselé autour de l’urgence ressentie par Jésus : {premier jour des Azymes [demande à Jésus [manger la Pâque [allez chez un tel (Mon temps est proche) c’est chez toi] faire la Pâque] obéissance à Jésus] la Pâque}. 17.19 COMPOSITION Parallélisme Les deux v. répètent le même vocabulaire : les disciples/préparer/la Pâque. 17b.18d.29c fassions les préparatifs + Mon temps est proche + jusqu’à ce jour où je le boirai dans le royaume de mon Père — NARRATION Temporalité eschatologique Hetoimazô désigne ici une action à accomplir avant le temps fixé (kairos ; *voc18d). La préparation est la marque de la réalisation de la bienveillante Providence divine. Le récit de Mt est comme une montée : nous nous
18-19 NARRATION Ellipse On passe directement de l’ordre donné à sa réalisation effective, ce qui met en avant l’autorité de Jésus sur ses disciples et ses connaissances sur le cours des événements et intensifie le sentiment d’urgence. 18b chez un tel NARRATION Caractérisation de Jésus, omniscient Gardant secrète l’identité de l’hôte, le narrateur insiste sur la puissance de Jésus, qui continue de maîtriser la suite des événements comme s’il en était le dramaturge. Ellipse énigmatique L’anonymat de l’hôte suscite l’interrogation du lecteur. *mil18b ; *syn18b ; *chr18b 18e je vais faire Présent de narration Gr : poiô (avec un aspect de futur proche) dans toutes les versions grecques.
Contexte + Repères historiques et géographiques + 17a le premier jour des Azymes Chronologie *hge2a ; →Chronologie de la passion La fête des Azymes Elle commence officiellement le 15 Nisan (Lv 23,6 ; Nb 28,17 ; →Philon d’Alexandrie Spec. 2,150.155 ; →Josèphe A.J. 3,249-250 ; →Tg. Ps.-J. Lv 23,11). Cependant l’examen de la maison en vue d’éliminer tout produit fermenté se fait à partir du soir introduisant le 14 Nisan, et peut se poursuivre pendant la journée du 14 Nisan (→m. Pesaḥ. 1,1.3 ; →y. Pesaḥ. 1,1 = 27ab ; 1,3 = 27c). Ce jour-là commence également l’abstinence de tout pain levé : • →m. Pesaḥ. 1,4 « R. Méir dit : “On peut manger du levain pendant les cinq premières heures du 14 Nisan (jusqu’à 11h du matin) et l’on brûle ce qui reste au commencement de la sixième heure.” R. Juda dit : “On mangera seulement pendant quatre heures (de crainte d’empiéter au-delà), on suspendra pendant la cinquième (sans que la jouissance en soit interdite aux animaux), et l’on brûle le reste au commencement de la sixième heure.” » Dans la tradition juive, Ex 12,15 « dès le premier jour (G : tês hêmeras tês prôtês) vous ferez disparaître le levain de vos maisons » est interprétée comme se référant au 14 Nisan (→MekRI Ex 12,15). G et Flavius Josèphe ne contiennent que l’expression « la fête des Azymes », jamais « les Azymes » seulement. Date précise ? Par « le premier jour des Azymes » (têi de prôtêi tôn azumôn), Mt pourrait donc désigner le 14 Nisan, conformément au précepte de préparer la Pâque ce jour-là (Mt 26,17-19), et non pas au premier jour de la fête proprement dite (le 15 Nisan). Importance liturgique Le problème de la datation de la Pâque a d’importantes conséquences dans la vie des Églises chrétiennes : *chr17a le premier jour des Azymes : Albert le Grand ; →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 18b chez un tel Localisation L’endroit est traditionnellement situé au →cénacle.
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+ Milieux de vie + 17b manges la Pâque LITURGIE Pourquoi Mt tient-il à présenter la dernière Cène comme un repas pascal ? *jui26-29 ; *lit26-29 ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? 18b chez un tel VIE DES COMMUNAUTÉS Raisons historiques possibles de cette indétermination • Jésus veut-il garder secret le lieu de son repas d’adieux, pour que Judas ne puisse pas venir l’arrêter à ce moment-là ? *chr18b • L’expression floue peut aussi relever d’un anonymat protecteur, s’il est vrai que la condamnation de Jésus eut une dimension politique : à l’époque où la communauté de Jérusalem commença à fixer la mémoire de sa passion, il ne faisait pas bon être connu comme l’un de ses sympathisants. • L’expression peut enfin s’expliquer comme une prétérition à la manière biblique, par le caractère bien connu du lieu pour les premiers auditeurs des récits de la passion, si le →cénacle est effectivement devenu la maison de rendez-vous des disciples par la suite. *hge18b 18c Le maître VIE DES COMMUNAUTÉS Symptôme discret du contexte du « judaïsme des partis » ? Il semble suffire que les disciples disent « le maître » pour que l’interlocuteur comprenne qu’il s’agit de Jésus : le groupe des disciples est organisé autour de Jésus comme une confrérie attirée par un maître dont la parole compte (rabbî), qui est aussi un spirituel (ḥāsîd) aux comportements paradoxaux, à l’écart des cercles savants officiels. 18d Mon temps est proche VIE DES COMMUNAUTÉS Mot de passe ? Cette phrase a parfois été comprise comme le mot de passe que Jésus aurait donné à ses envoyés pour s’assurer que le secret du lieu de son repas d’adieux serait gardé. On suppose donc un accord préalable entre Jésus et cet hôte énigmatique, sans doute un ami ou un disciple.
+ Textes anciens + 18d Mon temps Kairos Essentiel Dans la culture grecque, la perception du kairos (*voc18d) est indispensable à l’homme d’action, à l’orateur, à l’homme d’État (→Thucydide Hist. 2,34,8), mais aussi au sage qui doit être capable de saisir « le moment favorable ». Cette notion trouve son origine dans les textes médicaux et judiciaires. Proverbial Le terme est employé dans de nombreux proverbes. Le plus célèbre, souvent repris dans l’Antiquité (cf. →Diogène Laërce 1,41 ; →Térence Andria 61 ; →Jérôme Ep. 60,7), est attribué à Chilon, l’un des sept sages : • →Critias Fr. 7 « “Rien de trop.” [grec : mêden agan ; latin : ne quid nimis] / Car tout ce qui est beau, toujours se trouve lié / Au moment opportun, toutes les belles choses dépendent du moment convenable (kairos) » (1139). Divin Représenté sous la forme d’un dieu chauve par derrière, le kairos s’identifie parfois à Chronos, le dieu du temps. • →Platon Leg. 4,709b « la fortune et l’occasion (kairos) […] gouvernent toutes les affaires humaines sans exception » ; ce sont des collaborateurs de la Divinité. Cf. aussi *anc16. + Intertextualité biblique + 17.19 Typologie mosaïque *ref17a ; *ref17b ; →Typologie mosaïque 18b chez un tel Motifs narratifs Cicérone anonyme Ce renvoi prophétique à un interlocuteur inconnu qui orientera vers le but recherché, rappelle le signe donné par Samuel à Saül juste après son onction royale en confirmation du fait que « Dieu est avec [lui] » (1S 10,7).
Indication d’un lieu dont le nom est tenu secret 1S 21,3 (« rendez-vous à tel endroit »), 2R 6,8 (« une descente contre telle place ») et Rt 4,1 (« le parent dont Booz avait parlé ») se réfèrent de manière semblable à un lieu particulier ou à une personne précise, tout en le gardant secret.
Reception + Lecture synoptique + 17-19 Hypothèse de datation relative des récits de cet épisode Ni Lc ni Jn ne présentent de tradition autonome de cet épisode. La sobriété de Mt comparé à l’abondance Mc fait-elle du récit de Mt le plus ancien ? *ref17-19 // Mc Mt (52 mots) est beaucoup plus court que Mc (99). N’apparaissent chez Mt ni le porteur d’eau-cicérone (Mc 14,13), ni la description de la pièce de l’étage (Mc 14,15). Mt met l’accent sur les ordres de Jésus et sur l’obéissance exacte des disciples, ainsi que sur l’advenue du « temps » de Jésus (*interp17-29). Il fait allusion au récit exodal d’institution de la Pâque. Le laconisme Mt concentre l’attention sur les actes posés dans un contexte d’urgence, créant ainsi un crescendo dramatique. *pro16.18d // Mc–Lc Tous deux précisent que le premier jour des Azymes est celui « où l’on immolait la Pâque » (Mc 14,12 ; Lc 22,7) et développent plus en détail la connaissance prophétique de Jésus concernant les préparatifs ou la salle. Mc indique que Jésus envoie deux disciples, rappelant l’envoi en mission (Mc 6,7). Ces deux disciples sont Pierre et Jean chez Lc (Lc 22,8). 17a le premier jour des Azymes →Chronologie de la passion 18b un tel // Mc Le pron. indéfini (*voc18b) est parfois interprété comme une indifférence affectée envers l’identité de cet homme et donc comme un signe de dépendance de Mt envers Mc qui serait plus précis sur ce point. Mais la « précision » de Mc 14,13 est plutôt énigmatique : « un homme portant une cruche ». 18b.21c // Mc • L’allusion à 1S (*bib18b) est plus claire en Mc 14,14-15 qui rapporte un dialogue avec un guide énigmatique ; • de même l’allusion à Ps 41,10 au v.23b. 18d Mon temps est proche SM // Jn Mt construit toute cette péricope autour de la conscience que Jésus a de son heure. Il fait un usage figuré riche du mot temps (*voc18d), qui rappelle celui que Jn fait du mot heure : l’heure qui n’est pas encore venue à Cana (Jn 2,4) et à la fête des Tentes (Jn 7,6) « arrive » au moment pascal (Jn 12,23 ; 13,1). + Liturgie + 17-19 Préparations à Pâques →La réconciliation pascale ; →Le jeûne quadragésimal 17a Azymes →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 17b nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque RITUEL Offertoire Les activités préparatoires des disciples sont aujourd’hui développées et symbolisées par des rites proposés à l’assemblée au moment de l’offertoire. →L’offertoire, préparatif rituel de l’Eucharistie + Tradition juive + 17-19 Les préparatifs de la Pâque : l’élimination du vieux levain Dans le judaïsme rabbinique, le 13 Nisan à la tombée de la nuit, les Juifs pieux effectuent la bedîqat
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ḥāmēṣ (« fouille du hametz »). S’éclairant d’une lampe, le père de famille recherche le ḥāmēṣ (tout ce qui est levain ou susceptible de fermenter) dans toute la maison. La cérémonie précédée d’une bénédiction et terminée par une formule de décharge assure que tout a été mis en œuvre pour faire disparaître la moindre trace. Le ḥāmēṣ est symbolique de l’instinct du mal : • Philon d’Alexandrie (→Congr. 169 et surtout →Spec. 1,292-295) l’assimile à la vanité, vaine gloire qui enfle le cœur de l’homme comme la levure fait enfler le pain, en accord avec l’interprétation de l’Exode comme lutte entre Pharaon qui se divinise lui-même et le seul Dieu vivant : en recherchant le ḥāmēṣ on cherche les traces d’arrogance de Pharaon qui sont en soi. Il s’agit de passer de l’assujettissement aux jougs humains, à la libération par les commandements divins. Paul fait peut-être allusion à de telles coutumes et interprétations quand il évoque la mort du Christ (*ref17a). →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 17b manges la Pâque Locution récurrente Elle n’existe pas dans l’AT mais apparaît dans les sources rabbiniques : • →m. Pesaḥ. 6,6 ; 7,9 ; 9,9 ; →y. Pesaḥ. 3,5 = 30b ; →Sifre Nomb. 68 ; →Tanḥ. 3,6. 17b la Pâque L’agneau pascal La Pâque désigne le repas du Seder : • →m. Pesaḥ. 7,9 « Les os, les tendons et [la chair de l’agneau pascal] conservée au-delà du délai permis doivent être brûlés le seize Nisan. » • →m. Pesaḥ. 10,3 « À l’époque du Temple, on apportait [également] l’agneau pascal. » • →Josèphe A.J. 3,241 « Au mois de Xanthicos, qui s’appelle chez nous Nisan et qui commence l’année, le quatorzième jour en comptant d’après la lune, quand le soleil est au Bélier — car c’est en ce mois que nous avons été délivrés de l’esclavage des Égyptiens — il a institué qu’on devait chaque année offrir le même sacrifice que j’ai dit que nous avions offert jadis au sortir de l’Égypte, sacrifice dit Pascha. » →Pâque juive 18b en ville Précepte • →m. Pesaḥ. 7,9 : L’agneau pascal (*jui17b la Pâque) doit être mangé dans la ville de Jérusalem. 18e faire la Pâque Locution Cf. →m. Pesaḥ. 8,1 ; 9,1. 18e la Pâque avec mes disciples Rituel avec la famille charnelle ou spirituelle ? Dès les sources rabbiniques les plus anciennes, il y a une tension entre un modèle de célébration pascale centré sur la famille charnelle, et un modèle de célébration centré sur la famille spirituelle. Au début du maggîd (récitation de la Haggada, livret rassemblant prières, bénédictions, commentaires midrachiques et Psaumes à réciter le soir de la Pâque) du Seder de Pesah (service domestique célébrant la fête), une citation de →m. Ber. 5 (sur la nécessité de commémorer l’Exode tous les jours de sa vie) vient couronner le souvenir édifiant de cinq rabbis tannaïtiques (Éliézer, Josué, Éléazar ben Azaria, Akiba et Tarfon) qui passèrent toute une nuit à Bene Beraq (lieu de l’académie d’Akiva) à converser au sujet de l’Exode (l’histoire n’est racontée que dans la Haggada, mais le débat est mentionné aussi en →MekRI Ex 13,2). Aucune mention n’est faite de leurs familles, mais seulement d’un certain nombre disciples. Dans la Haggada, cette histoire est suivie d’une autre, décrivant quatre types de fils qui doivent être instruits par leurs pères selon leurs dispositions. (Sur le plan historique, si l’on situe un tel souvenir aux lendemains des révoltes juives, on peut se demander si cette absence ne tient pas à des raisons politiques, les familles n’étaient peut-être pas informées de la part la plus sensible des délibérations, concernant le salut messianique et peut-être la révolte contre Rome). *jui26-29 ; →Pâque juive + Tradition chrétienne + 17a le premier jour des Azymes = le soir du 14 Nisan, la veille du 15 Nisan • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « L’habitude est en effet de compter les jours à partir de la veille au soir » (729.48).
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• →Jérôme Comm. Matt. « Le 1er jour des Azymes est le 14e jour du premier mois, quand l’agneau est immolé, que la lune est pleine, et que le levain est laissé de côté. » • = →Raban Maur Exp. Matt. 686.54 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. ; →Rupert de Deutz Glor. 10,448 ; →Anonymes In Matt. ; cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt. qui essaie d’expliquer le parallèle avec Jn 13,1 « avant la fête de la Pâque ». • →Rémi d’Auxerre In Matt. « Peut-être nous fera-t-on cette objection : si cet agneau figuratif était le symbole du véritable agneau, pourquoi Jésus Christ n’a-t-il pas souffert la nuit même où on immolait cet agneau ? Nous répondrons que c’est cette nuit-là même qu’il a donné à ses disciples le pouvoir de célébrer les mystères de son corps et de son sang. » *hge17a ; →Chronologie de la passion Argument dans la polémique rituelle • →Albert le Grand Sup. Matt. met en avant les pains sans levain, « d’où l’on s’aperçoit que notre rite, qui consacre du pain azyme, convient mieux que le rite des Grecs, qui consacrent le pain fermenté ». →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 17a les disciples approchèrent Jésus Judas inclus • →Jérôme Comm. Matt. (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. ; →Anonymes In Matt.). Accomplissement des Écritures • →Albert le Grand Sup. Matt. : Les disciples accomplissent les paroles d’Ex 28,41 ; Is 61,6 ; 1P 2,9 sur le sacerdoce ; ils sont envoyés (Lc 10,3 ; Mc 16,15). 17b Où Preuve de la pauvreté de Jésus et ses disciples • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 (730.45) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Ils n’avaient pas de maison à eux (// Mt 8,20). Lien entre le repas à Béthanie et le sacrifice à Jérusalem • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il était requis et d’usage, dans ce pays, que l’on vienne au Temple du Seigneur pour une fête si importante, mais que l’on mange l’agneau avec qui l’on voulait, seulement là où une famille était peu nombreuse dans la maison, qu’elle reçoive un voisin de sa maison [cf. Ex 12,4]. » • →Rupert de Deutz Glor. « Il devait obéir à la Loi (Dt 12,13-14), si bien qu’il offrirait son sacrifice non à Béthanie ni en un autre lieu quelconque, mais dans le lieu qui avait été choisi par Dieu, c’est-à-dire Jérusalem. Quand crois-tu que ce lieu a été choisi par Dieu ? Ne crois-tu pas que ce fut lorsque Salomon a bâti le Temple dans cette cité ? » (10,484-488) ; « Ce fut même bien avant, le mont Moria, c’est-à-dire la terre de la Vision, le lieu où Abraham sacrifia Isaac (Gn 22,2) » (10,488-496). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Pour que la trahison s’accomplisse, il fallait que l’on pût le trouver sans la foule. « Il y a donc deux moments opportuns, l’un éloigné, l’autre proche […]. Le premier est la table sacramentelle […]. L’autre est le lieu de la prière solitaire […]. La ville indique l’unité des citoyens […]. Il n’est donc pas possible de se mettre à la table avec le Seigneur, si Dieu n’habite pas en nous par la grâce. » 17b.19b que nous fassions les préparatifs + préparèrent la Pâque — Nécessité de se préparer pour recevoir l’Eucharistie, Pâque nouvelle • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,4 « Que personne ne s’approche de cette table sacrée avec dégoût, avec négligence, et avec froideur […]. Car puisque les Juifs, en mangeant l’agneau pascal, avaient accoutumé de se tenir debout, d’être chaussés, d’avoir un bâton à la main, et de manger en diligence ; avec combien plus d’ardeur et d’activité devez-vous manger le divin Agneau de la Loi nouvelle ? Les Juifs étaient alors sur le point de passer de l’Égypte dans la Palestine ; c’est pourquoi ils étaient en posture de voyageurs : mais quand à vous, vous devez faire un plus grand voyage, puisque vous devez passer de la terre au ciel » (743). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,559 « Pour que [la maison] soit digne d’un tel hôte, il est nécessaire qu’elle soit purifiée, pour que rien de mauvais ne la souille. Et il est prouvé que cette maison était dans la ville de
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Jérusalem, c’est-à-dire dans l’Église. L’on montre cet homme, c’est-à-dire le maître de cette maison, sans nom, afin que ce mystère soit commun à tous ceux, quels qu’ils soient, qui veulent se préparer à recevoir comme hôte le Christ ; homme chez qui la Pâque fut dignement célébrée par le Seigneur. » *chr18b 17b.18e manges + faire la Pâque Jésus a fidèlement observé la Loi… • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. s’élève contre une idée présente dans sa tradition (il l’attribue à Hanan), selon laquelle le Christ n’aurait jamais mangé que cette Pâque. Si telle était la vérité « lorsque les disciples lui dirent : “Où veux-tu que nous préparions la Pâque pour toi” ?, ils auraient dû lui demander d’abord s’il souhaitait manger la Pâque. Et si l’on nous répond que le Seigneur l’avait ordonné expressément à Kéfas et Jean, comment expliquer que Pierre ne s’en soit pas étonné ? Mais non, il était bien connu que chaque année il montait à Jérusalem et y consommait la Pâque. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur n’enfreignit pas les cérémonies. » … pour en libérer ses disciples • →Origène Comm. Matt. 79 « Jésus n’a pas été fait “sujet de la Loi” (Ga 4,4) pour laisser sujets de la Loi ceux qui étaient sujets de la Loi, mais pour les éduquer hors de la Loi. […] Sortons donc de la lettre de la Loi : accomplissons d’une manière spirituelle tout ce que la Loi prescrivait d’accomplir extérieurement ; rejetons le “vieux ferment de la malice et de la méchanceté”, et célébrons la Pâque avec “les azymes de la sincérité et de la vérité” (1Co 5,7-8) » (189.20). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Le faire est la marque du « pouvoir du célébrant qui produit les sacrements, quand il le veut ». 18b chez un tel Pourquoi cet anonymat ? *pro18b Interprétation stylistique • →Augustin d’Hippone Cons. 2,80,157 « par souci de brièveté ». Interprétation linguistique : style biblique • →Jérôme Comm. Matt. « Le Nouveau Testament conserve la manière de parler de l’Ancien. Nous lisons souvent : “un tel dit à un tel, et en tel et tel lieu”, en hébreu phelmoni et helmoni, sans mention cependant du nom des personnes et des lieux. » *bib18b Interprétation historique : pour se cacher de Judas ? • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Luc. 904 ; →Euthyme Zigabene Exp. Matt. 653 ; →Denys bar Salibi Comm. Matt. 55-56. *mil18b Interprétation christologique • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « Pourquoi les envoie-t-il chez un inconnu ? Pour leur faire voir ici aussi qu’il pouvait éviter de souffrir. Car celui qui a pu persuader l’esprit d’un homme afin que celui-ci les reçoive, et cela uniquement par des paroles, que n’aurait-il pu faire contre ceux qui le crucifièrent, s’il avait voulu éviter de souffrir ? » (730.50). • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Premièrement pour que cela restât caché au traître et que ni la Pâque ni ses mystères ne fussent troublés avant le temps fixé ; deuxièmement pour manifester par là même sa connaissance de choses cachées et éloignées dans le futur. » • →Calvin Comm. NT : Le Christ veut révéler lui-même sa divinité avant d’endurer la souffrance, pour que les disciples sachent bien qu’il meurt volontairement et non pas forcé par autrui. Encore aujourd’hui, il est nécessaire que les chrétiens se souviennent de cela pour surmonter le scandale de la croix. Interprétation allégorique spirituelle • →Origène Comm. Matt. 79 (190-191) assimile la demeure en question à l’âme humaine en laquelle le Christ-Verbe veut habiter : la chambre haute représente la connaissance mystique, ou l’âme ou l’Église qui en sont les réceptacles (*litt19b). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,1 « [Jésus] ne nomme pas l’homme avec lequel il devait célébrer la Pâque […] ; c’était pour que nous sachions que les apôtres préparent la Pâque du Seigneur avec l’homme, auquel au temps du Seigneur devait être attribué un nom nouveau. »
• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,546 « En lui, c’était la figure de tous ceux qui sont destinés à monter vers la Jérusalem céleste. » Identification de l’anonyme • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Certains disent que c’était Joseph le membre du conseil ; pour d’autres ce fut Nicodème ; pour d’autres Lazare. D’autres virent bien qu’il s’agissait de Simon le Cyrénéen qui fut contraint de porter la croix, lorsqu’ils l’interceptèrent, avec son maître : de même qu’il avait joui de la Pâque le jour précédent, de même il participa à sa passion le jour même. Et l’on est encore dans le vrai quand on continue en disant qu’ils l’honorèrent grandement en lui faisant porter la croix. » • →Denys bar Salibi Comm. Matt. 56 reprend la même énumération et fait le même choix mais décrypte une intention de moquerie dans le choix de Simon de Cyrène, l’hôte de la dernière scène, par les exécuteurs de Jésus : ils purent se moquer de lui en disant : « De même que tu t’es réjoui en sa compagnie en mangeant la Pâque, de même maintenant sois-lui associé dans ses souffrances. » 18c Le maître Et non le Seigneur • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il vaut mieux dire Maître (magister) que Seigneur (dominus), parce que le sacrement est “un signe, qui, au-delà de l’espèce que l’on atteint par les sens, fait qu’une autre chose devienne évidente” et son usage tient tout entier dans la signification de la doctrine spirituelle ; et cet aspect relève plus du domaine du Maître (magisterium) que du Seigneur (dominium). » Cf. V-Is 50,4 « Le Seigneur (Dominus) […] me réveille l’oreille tous les matins, afin que je l’écoute comme un maître (magistrum) » ; Jn 3,2. 18d Mon temps est proche Le temps de faire la Pâque véritable • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,539 « Il semble certes parler du temps de la solennité de la Pâque, qui n’était pas seulement son temps, mais le temps de tous les Juifs. Et c’est pourquoi, bien que d’une manière cachée, il signifie plutôt pour nous le temps qu’il reconnaît être le sien propre et comme déjà très proche du moment où il était venu pour souffrir. Et ceci est son temps, l’heure venue pour lui de passer de ce monde à son Père, c’est-à-dire de faire la Pâque de la manière la plus véritable. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il faut entendre, pour préparer la Pâque. En effet, [l’homme] n’était pas assez croyant pour qu’il dût lui faire connaître sa mort prochaine » (1475C). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le temps du Christ est la passion du Christ. » *voc18d + Théologie + 17-29 THÉOLOGIE FONDAMENTALE Pâque juive et Pâques chrétienne Le Magistère catholique aime à souligner la relation d’accomplissement qui existe entre les Pâques de l’ancienne (→Pâque juive) et de la nouvelle alliance. • →CEC 1339 « Jésus a choisi le temps de la Pâque pour accomplir ce qu’il avait annoncé à Capharnaüm : donner à ses disciples son Corps et son Sang : “Vint le jour des Azymes, où l’on devait immoler la Pâque”. […] En célébrant la dernière Cène avec ses apôtres au cours du repas pascal, Jésus a donné son sens définitif à la Pâque juive. En effet, le passage de Jésus à son Père par sa mort et sa résurrection, la Pâque nouvelle, est anticipée dans la Cène et célébrée dans l’Eucharistie qui accomplit la Pâque juive et anticipe la Pâque finale de l’Église dans la gloire du Royaume. » Il suggère même de se risquer à la comparaison des rituels : • →CEC 1098 « Le rapport entre liturgie juive et liturgie chrétienne, mais aussi la différence de leurs contenus, sont particulièrement visibles dans les grandes fêtes de l’année liturgique, comme la Pâque. » 17-19 Préparatifs avant la Pâque Dans la tradition juive, la préparation du repas pascal est aussi un temps de purification de toute trace de levain (*jui17-19) ; ce qui est, selon Paul, la purification du « vieux levain » de malice et de méchanceté, afin de célébrer la Pâque du Christ avec des azymes de pureté et de vérité (1Co 5,7-8).
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THÉOLOGIE SPIRITUELLE La grâce de conversion préalable • →Trente distingue la préparation à la justification du pécheur (à savoir, ce qui précède le pardon des péchés mortels par le baptême ou par le sacrement de la réconciliation) de la justification ou sanctification proprement dite que ces sacrements permettent de recevoir : « Cette disposition ou préparation [de l’homme pécheur] est suivie par la justification ellemême, qui n’est pas seulement rémission des péchés, mais à la fois sanctification et rénovation de l’homme intérieur par la réception volontaire de la grâce et des dons. Par là, d’injuste l’homme devient juste, d’ennemi ami » (→DzH 1528). La grâce sanctifiante donnée par les sacrements Cette démarche spirituelle qui correspond à la purification des œuvres de péché aboutit en particulier dans le pardon sacramentel reçu comme un moyen de grâce, nécessaire en cas de péché mortel, pour se préparer à célébrer dignement les mystères de la foi. Une purification des péchés véniels s’opère dans tous les sacrements, « par [lesquels] l’homme est sanctifié en tant que la sainteté comporte la purification du péché, œuvre de la grâce » (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 63,5 ad. 2).
+ Arts visuels + 17-19 Préparatifs du dernier repas De tous les épisodes de la passion, celui des préparatifs de la Pâque est sans doute l’un de ceux qui se prête le moins à des représentations, qu’elles soient peintes ou sculptées. • Quelques bibles et recueils illustrés, comme celui réalisé à l’instigation d’Ignace de Loyola par le père Jérôme Nadal (Evangelicae historiae imagines, 1593-1594) et la bible de Johann Christoph Weigel (Biblia ectypa, 1695), essayèrent à présenter une image susceptible de correspondre au texte. • Vincenzo Civerchio (1470-1544) seul proposa, à l’aube du 16e s., une œuvre qui représentait ces quelques v. et parvint à retranscrire le dialogue entre le Christ et ses disciples. Quatre apôtres, dont Pierre et Jean (leur présence est précisée par Lc : *syn17-19), entourent le Christ, qui, s’adressant à Pierre, lui commande — d’un geste de douce autorité — de préparer la Pâque. La simplicité et la lisibilité de la composition sont au service de la narration, elle-même plus dépouillée chez Mt que chez Mc et Lc, sans pour autant que la source scripturaire soit explicite. + Musique +
18e la Pâque avec mes disciples Famille charnelle, famille spirituelle Jésus ne célèbre pas la Pâque avec sa famille, comme il se devrait, mais avec ses disciples. *jui18e
+ Littérature + 17b Où Chez Simon • →Pass. Pal. : L’institution de l’Eucharistie a lieu au cours du repas chez Simon, et Judas est l’un des premiers communiants : « Tenez, seigneurs, mengiez, buvez ! / C’est li miens cors que ci veëz. / Si le recevez dignement, / Se sera vostre sauvement. / C’est li mien cors que ci veëz. / Sus l’autel est representez. / Ce iert de la nouvele loy, / Si veil que vous tenez de moy. / O moi menjue et o moy boit / Qui le mien cors voir traïr doit » (v.216-217). Dans le théâtre religieux anglais (→Pass. Hegge I) des indications scéniques suggèrent que la maison choisie pour la dernière Cène est celle de Simon le lépreux. Disciples apatrides • →Quesnel Réflexions « Extrême pauvreté de Jésus, qui n’a point eu de maison sur la terre. Qui s’y veut établir comme dans sa patrie n’est pas son disciple. Les disciples et les imitateurs de sa pauvreté suivent l’esprit de leur maître, dépendent de la providence, vivent en paix jusqu’au dernier jour sans savoir ni où ni comment elle pourvoira à leurs besoins. - - On est en repos de tout, quand on a Jésus-Christ dans son cœur » (368). 18b chez un tel Personnage accueillant • →Gréban Passion : L’hôte anonyme devient un personnage accueillant : Urion. Sympathisant de Jésus, il s’inquiète de l’hostilité envers Jésus manifestée dans la cité et assistera au repas (v.17679-17734). 19b préparèrent la Pâque Les ornements du cœur • →Bossuet Méditations « Jésus-Christ voulait nous faire voir avec quel soin il fallait que fussent décorés les lieux consacrés à la célébration de ce mystère : il n’y a que dans cette circonstance où il semble n’avoir pas voulu paraître pauvre. Les chrétiens ont appris par cet exemple tout l’appareil qu’on voit paraître dès les premiers temps, pour célébrer avec honneur l’Eucharistie selon les facultés des Églises. Mais ce qu’ils doivent apprendre principalement, c’est à se préparer eux-mêmes à la bien recevoir, c’est-àdire à lui préparer comme une grande salle, un cœur dilaté par l’amour de Dieu et capable des plus grandes choses, avec tous les ornements de la grâce et des vertus qui sont représentés par cette tapisserie dont la salle était parée. Préparons tout à Jésus qui vient à nous : que tout soit digne de le recevoir » (318-319).
17b Où veux-tu Suspens paisible La question, posée par les disciples et chantée par le chœur 1 dans →Bach Passion, insiste à nouveau sur le pronom interrogatif Wo, qui est prononcé trois fois, mais une certaine paix se dégage du fait de la mesure à trois temps et de la stabilité tonale. La demi-cadence qui clôt cette intervention souligne l’attente de la réponse à la question. 18c Le maître Caractérisation par la tessiture →Bach Passion choisit la tessiture grave de la voix de basse pour le mot Meister, comme pour rappeler les paroles de Jésus en Jn 13,14 : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » Ou bien encore : « Le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20,28). + Danse + 17 Récitatif : portrait des disciples en serveurs ? →Neumeier Passion • Les disciples quittent les bancs de l’estrade et viennent à gauche former un groupe tourné vers Jésus. Tous en ligne, mains tendues vers l’avant — comme des serveurs présentant leurs plateaux ? — • disponibles pour préparer la Pâque, levant un bras tour à tour pour montrer un cercle de serviteurs prêts à se mettre à l’ouvrage. • À chaque occurrence des trois Wer (« Qui ? »), une Personne, puis le Christ lui-même, redresse la tête. • Jésus manque de défaillir (il est retenu par les Personnes) quand on évoque la Pâque. 18c Le maître Apparition du « pieux pélican » →Neumeier Passion • Jésus donne son ordre avec majesté, amplifié des bras des Personnes, étendus en une vaste croix. Ils désignent ensemble son cœur quand il parle de sa Pâque — évoquant déjà le pieux pélican. + Cinéma + 17-19 Les préparatifs de la Cène Ces v. sont souvent omis par les cinéastes (comme par les artistes : *vis17-19) qui réécrivent les préparatifs de la Cène à leur manière. Qui préparent ? Les anges • →Antamoro Christus : Intertitre : « Le soir des Azymes. La dernière Cène. La table mise par les anges. » Ces derniers préparent le décor et la symbolique de la scène.
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Les disciples • →Stevens Story : Ils préparent à manger (un plat de viande est sorti du feu) tandis que des soldats romains patrouillent dans les rues. Ils déplacent tables et bancs. Jésus rejoint ensuite la pièce. Jésus • →Jewison Superstar : La séquence s’ouvre par plusieurs plans bucoliques : un berger et son troupeau, les oliviers du jardin, un reflet sur l’eau. Les apôtres rejoignent Jésus, sous un olivier, qui finit d’arranger la table improvisée (*cin20 : Jewison), en chantant qu’ils ont « toujours espéré être apôtre ». Jésus verse lentement de l’eau et tous s’y lavent les mains. • →van den Bergh Matthew : La caméra filme une table apprêtée, un homme arrive et finit d’ordonner une jarre et une pile de pains sans levain. Un léger recul de la caméra montre que c’était Jésus, qui s’assoit alors à table (posée à même le sol) sur une banquette garnie de coussins et la regarde en souriant. Fondu enchaîné sur le visage d’un disciple qui mange, vêtu de son châle. Le narrateur off prononce les v.17-19 alors qu’un travelling latéral s’attarde sur le visage de Jean, assis à sa droite, puis de trois autres disciples. Ils mangent, discutent, rient. Quelques autres plans rapides achèvent de présenter le contexte des prochaines paroles de Jésus. Les femmes • →Delannoy Marie, consacré au rôle de Marie tout au long de la vie de Jésus, montre la part que prennent les femmes à la préparation du repas. Elles servent les plats sur la table et assistent à la Cène depuis la cuisine. Des plans réguliers montrent leurs réactions à ce qui se déroule dans la salle (*cin20 : Delannoy).
Symbolique ? Annonce de la crucifixion • →Antamoro Christus : Les anges, agenouillés côté à côté et mains croisées sur la poitrine, forment une grande croix face à la table où s’assoiront les apôtres, puis disparaissent. Portée universelle • →Pasolini Matteo : Les v.17-19 sont absents du film. Aussi, les quatre uniques mentions de la Pâque dans l’évangile disparaissent-elles — la première, au v.2, a également été supprimée (*cin2a : Pasolini). Cependant, quelques détails peuvent faire penser au repas pascal : la séquence suivante commence par le plat de viande (de mouton) en gros plan et à table se trouve du pain azyme. Plus fondamentalement, le cinéaste s’intéresse moins à retranscrire des éléments de la culture juive qu’à toucher ce qu’il y a d’universel en chaque personnage et en chaque situation. Ainsi, les habits des grands prêtres ne prétendent pas à la justesse historique, mais plutôt à traduire visuellement une classe de condition supérieure privilégiée et mise à part du peuple. Accentuation du contexte juif • →Scorsese Temptation ajoute deux scènes au roman de Kazantzákis qui accentuent l’inscription de la Cène dans le contexte juif : en montage alterné, égorgement de moutons dans le Temple et bain rituel de Jésus. La caméra insiste sur le caractère sanglant de la Pâque : le mouton saignant est d’abord filmé en gros plan, puis lent zoom arrière qui montre les chants et danses ; gros plans sur les vases remplis de sang, sur les vêtements maculés des prêtres, sur le sol teint en rouge, sur l’autel qu’on arrose de sang. Le cinéaste introduira quatre femmes au repas (Marie la mère de Jésus, Marie-Madeleine, Marthe et Marie sœurs de Lazare).
26,20-25 L’annonce de la trahison + Propositions de lecture +
de noces ? » (Mt 22,12). Il se retrouve au dehors (v.24b ; cf. Mt 22,13). Celui qui livre Jésus est cependant un intime, soulignant que les publicains et les pécheurs ne sont pas plus impurs que les familiers (Mt 9,10-13).
20-25 Prédiction de la « livraison » par Judas Au centre du triptyque de son dernier repas, prophétisant solennellement la défection d’un des disciples (v.21bc), Jésus continue de maîtriser son destin, appuyé sur la connaissance des Byz V S TR Nes Texte Écritures (v.24). 20 Le soir venu, il était allongé avec les douze DISPOSITION chiastique V les douze disciples + Vocabulaire + Le passage présente une structure S circulaire soigneusement construite ses douze disciples 20 Le soir venu Expression récurrente Le par Mt (*syn25) autour du savoir de terme opsias (hôra) désigne le début Jésus concernant sa destinée et pla21 a et pendant qu’ils mangeaient, il dit : de nuit, après 18h ou même plus çant Judas en fort contraste avec les b — Amen je vous dis : tard, en tout cas, probablement après autres disciples : le coucher du soleil (Mc 1,32). {je vous dis [chacun : moi ? c — Un de vous me livrera. *pro20 ; *jui20 [quelqu’un : celui qui (le →fils de V est sur le point de me livrer. l’homme s’en va) malheur à cet 20 allongé *voc7b homme-là qui] à son tour Judas : 20-25 L’annonce de la trahison Mc 14,17-21 ; Lc 22,14.21-23 ; Jn 13,18-30 – 21b moi ?] tu as dit} Amen je vous dis Jn 13,19 – 21c Omniscience de Dieu Ps 139 ; Qo 12,14 ; Jr 16,17 ; NARRATION Analepse performative + Grammaire + La dernière Cène peut être lue cf. Ps 7,10 ; 44,21-22 ; 90,8 ; Pr 15,11 ; 24,12 ; Si 23,19 ; Jr 11,20 ; 17,9-10 – 21c Un comme une réalisation de la para- de vous Is 1,2 21c me livrera (S) Ou « me livre » : tembole du festin des noces : les mauvais poralité verbale S emploie ici un participe (mšlm), qui peut être compris aussi comme les bons sont invités. Mais il en est un qui ne porte pas la tenue de bien comme un temps présent. noces : « Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir une tenue
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+ Procédés littéraires + 20 Le soir venu NARRATION Repère chronologique D’usage fréquent chez Mt (Mt 8,16 ; en particulier lors de la première multiplication des pains : Mt 14,15.23), le terme (*voc20 ; *hge20) indique l’accomplissement imminent d’un signe et fonctionne comme un repère pour le lecteur (Mt 20,8). Dt 24,15 ordonne de ne pas « laisser le soleil se coucher sur cette dette » (cf. Jn 13,27 « Ce que tu fais, fais-le vite »). 21a.26a Pendant qu’ils mangeaient COMPOSITION Répétition • Moyen de faire monter la tension dramatique (repas-chant-prière au dehors) ? • Ou de souligner la distinction entre deux moments distincts du repas (d’abord le repas normal, puis les rites de bénédiction, ou encore : d’abord le rite juif, puis la nouvelle institution rituelle) ? *chr26a ; *jui26-29 Inclusion C’est dans le cadre du repas partagé qu’est dramatiquement inscrit le dialogue sur la trahison. 21c Un de vous ÉNONCIATION Désignation ambiguë Jésus vise la conscience de tous les disciples à travers un seul : chacun doit se sentir concerné (*interp23-25). NARRATION Caractérisation de Jésus comme pédagogue (*pro25c) L’affirmation pleine d’assurance de Jésus (« Amen je vous dis ») contraste avec la question pleine de doute des disciples suggérant qu’ils se connaissent moins eux-mêmes que Jésus ne les connaît. Dans les quatre évangiles, Jésus est régulièrement celui qui met chacun face à ses responsabilités (Jn 8,9 : ils « s’en allèrent un à un […] ; et il fut laissé seul, avec la femme toujours là au milieu »). La question que pose chacun des disciples prépare l’abandon final face aux événements de la passion, ainsi que le souligne Jn : « Voici venir l’heure — et elle est venue — où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul » (Jn 16,32 hekastos eis). *tex22a
Sapiential « Le fils de l’homme s’en va » (v.24a) // Ps 144,3-4 « Seigneur, qu’est donc l’homme, que tu le connaisses, l’être humain, que tu penses à lui ? L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme l’ombre qui passe. » 20 les douze Typologie mosaïque L’allusion à l’alliance du v.28 (Ex 23,8) permet de voir ici un écho de la présence des douze tribus lors de la fondation de la première alliance (Ex 24,4). 21c Un de vous me livrera Allusion La situation de Jésus ressemble à celle du psalmiste (*ref23b, mais *syn23b). + Littérature péritestamentaire + 20 Le soir venu Drame nocturne de la livraison • →Tg. Neof. Ex 12,42 cite et commente un « Poème des quatre nuits » qui furent inscrites dans le Livre des Mémoires. La première était celle de la création ; la deuxième celle de l’apparition à Abraham à qui Dieu promet un enfant puis le lui demande en sacrifice ; la troisième celle de la sortie d’Égypte ; la quatrième mettra un terme à l’histoire selon un scénario messianique double : « La quatrième nuit, quand le monde arrivera à sa fin pour être dissous, les jougs de fer seront brisés et les générations perverses anéanties et Moïse montera du milieu du désert et le Roi Messie viendra de Rome. L’un marchera à la tête du troupeau et l’autre marchera à la tête du troupeau et sa Parole [ou “la Parole de Yhwh”] marchera entre les deux et moi et eux marcheront ensemble. C’est la nuit de la Pâque pour le nom de Yhwh, nuit réservée et fixée pour la libération de tout Israël, au long de leurs générations. » Plutôt que « de Rome » on pourrait lire rômâ « d’en-haut », ce qui serait une allusion à l’origine céleste du messie parallèle à Moïse, tenu en réserve comme Élie pour intervenir au moment voulu par Dieu, ou comme le →fils d’homme de Dn 7,13 transformé ici en messie davidique.
Reception + Lecture synoptique +
Contexte + Repères historiques et géographiques + 20 Le soir venu Indication liturgique ? Dans le contexte des préparatifs de la Pâque tout juste mentionnés, l’évangéliste semble indiquer l’arrivée du moment du repas pascal (*jui20). + Textes anciens + 21c Un de vous Trahison • par des confidents (→Polybe Hist. 1,7,3.7-8 ; 3,52), • par des ennemis (→Josèphe B.J. 2,450-454). + Intertextualité biblique + 20-25 Scénario Protologique Dès Gn 3,9-13 Dieu s’adresse à la conscience de chacun avec discrétion (où es-tu ? qu’as-tu fait là ?) en le laissant libre de son choix. Le coupable, identifié, s’efforce de transmettre à d’autres sa culpabilité ; il est maudit. Dans la livraison de Jésus, c’est donc le péché des origines qui se rejoue. Conformément à une tendance forte de la culture juive du 1er s., l’eschatologie rejoint la protologie. Prophétique En Dn le →fils de l’homme accède à la glorification près du trône divin après une épreuve de souffrance.
20-25 Un des épisodes les mieux attestés Cet épisode, attesté diversement dans les quatre évangiles, appartient à la tradition la plus ancienne du récit de la passion. // Mc Mt 26,24 reprend littéralement Mc 14,21. Chez Mc, c’est la seule prédiction de Jésus qui ne se réalise pas dans son propre récit de la passion : Mt 26,25 (et sa suite dans le récit du remords et du suicide de Judas en Mt 27,3-10) chercherait-il à remplir une lacune perçue chez Mc ? // Lc L’annonce de la trahison de Judas en Lc 22,21-23 suit l’institution eucharistique (*chr20-29). Elle est suivie par une discussion entre les disciples pour savoir qui est le plus grand (discussion placée bien plus tôt dans le récit par Mt et Mc). Faut-il en inférer que les disciples se sont demandé lequel était le moins propre à livrer Jésus ? La réponse de Jésus sur le service (Lc 22,27 « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert ») n’est pas sans rapport avec le lavement des pieds dans Jn, ce qui suggère que le questionnement chez Lc n’est pas totalement hors contexte. // Jn Jn 13,18-30 présente une mise en scène encore plus dramatique de l’identification du traître et introduit une relation intime concernant l’événement de la trahison : « Aucun parmi les convives ne comprit pourquoi il le lui disait » (Jn 13,28). + Liturgie + 20 Le soir venu CALENDRIER Moment de la célébration du repas du Seigneur Le repas du Seigneur semble avoir été célébré très anciennement non seulement au moment de la Pâque, mais tous les dimanches. *lit28,1a ; →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques
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+ Tradition juive + 20 Le soir venu Horaire Le dîner juif a lieu entre 16h et 17h, mais le repas pascal vers 18h : après le crépuscule (→t. Pesaḥ. 5,2 ; →b. Ber. 9a ; →b. Pesaḥ. 107b), du temps du sacrifice du soir jusqu’à minuit (→m. Pesaḥ. 10,1). 20 allongé ou debout ? • Ex 12,11 prescrit de manger la →Pâque debout. La tradition rabbinique conseille l’allongement : • →y. Pesaḥ. 10,1 = 37b « R. Lévi dit : “Comme c’est l’usage des esclaves de manger debout, il est recommandé à la fête de Pâque de bien se reposer, ou s’accouder en mangeant, pour montrer le passage de l’esclavage à la liberté”. R. Simon dit au nom de R. Josué b. Lévi : “La quantité de pain azyme, de la grandeur d’une olive au moins, à consommer le soir de Pâque devra être mangée en étant accoudé”. » On mangeait probablement debout pendant la partie principale du repas pascal et allongé pendant le reste du repas. La pratique de l’allongement montre bien l’influence de l’environnement gréco-romain sur les rabbins et certains n’hésitent pas à faire du repas du Seder l’équivalent d’un banquet de type hellénistique.
+ Tradition chrétienne + 20-29 Inversion de l’ordre narratif : signale une « récapitulation » scripturaire L’ordre chronologique entre la trahison de Judas et l’institution de l’Eucharistie est inversée chez Mt et Lc (*syn20-25). Lc présente la narration de la trahison de Judas après l’institution de l’Eucharistie. Chez Jn, Satan entre en Judas après la bouchée de pain (c.-à-d., selon lui, après la communion au corps et au sang du Christ). • →Rupert de Deutz Glor. (10,539), pour atténuer la discordance, cite la 6e règle de Ticonius, dont il a lu le nom chez Augustin d’Hippone (→Doctr. chr. 3,30,42), intitulée la « récapitulation » et qui stipule que l’on a parfois affaire, dans le cours narratif, à l’explicitation de ce qui a été implicitement suggéré plus tôt dans la narration, mais de manière cachée (il prend l’exemple de l’arbre du bien et du mal dans Gn). Il souligne que cette règle est très utile pour comprendre maints passages obscurs dans les Écritures. 20-25 Motif de la « livraison » au cours du dernier repas L’association de l’acte de livrer, au passif, et du dernier repas était déjà traditionnelle pour Paul (1Co 11,23), qui ne nomme pas Judas. 20 Le soir venu = au moment de l’immolation des agneaux • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « L’agneau devait être immolé le soir, la nuit même où l’exterminateur devait passer [cf. Ex 12,12], ou bien parce que la nuit, la lune change lorsqu’arrive le quatorzième jour, car la lune régit la nuit [cf. Gn 1,16], ou parce que le peuple d’Israël s’est enfui cette nuit même de la terre d’Égypte » (1475C). = au moment du coucher du Soleil—le Christ • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 (738.32) ; →Raban Maur Exp. Matt. : Lorsque la lumière du monde, c’est-à-dire le vrai soleil, s’est hâté vers le moment de sa mort et lorsque le Seigneur s’est couché à table avec ses disciples, lui qui leur préparait le repos éternel (688.9 ; = →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1469A). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Jésus allait vers son couchant (Za 14,7). Ou bien, la véritable mort du Christ est indiquée, c’est-à-dire sa fin : le soir est la fin du jour. » 20.25a avec les douze + Judas — Participation de Judas à l’Eucharistie ? Judas exclu comme modèle de discipline sacramentelle • →Éphrem le Syrien Diat. 19,3-4 traite du rapport entre Judas et l’Eucharistie. Judas n’a pas reçu l’Eucharistie, car Jésus (en trempant la bouchée ?) a en quelque sorte lavé le pain de sa bénédiction. Ainsi Judas ne consomma-t-il pas plus du pain consacré qu’il ne but de la coupe de vie.
• →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,2 « [Judas] n’avait pas mérité de communier aux mystères éternels. » • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Matt. fr. 290 considère que c’est après le départ de Judas (Jn 13,30) que Jésus fait participer les onze au mystère. • →Did. 9,5 applique à la discipline eucharistique la recommandation « ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. » Judas inclus dans l’espérance de sa conversion • →Albert le Grand Sup. Matt. : Le Christ était avec ses disciples selon Ps 133,1. Mais « il n’a pas exclu le traître afin qu’il s’écarte [de son projet] grâce au bénéfice [du sacrement]. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur le donna en même temps à tous, même à Judas, et cela afin de le ramener du péché par sa douceur. C’était aussi afin de donner à l’Église l’enseignement que, aussi longtemps qu’un pécheur est occulte, il ne doit pas être empêché de recevoir ce sacrement : en effet, les hommes n’ont pas à juger des choses occultes. » *chr21a 21a pendant qu’ils mangeaient À un moment convivial • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « L’évangéliste marque à dessein que c’est “pendant qu’ils mangeaient” que le Christ parle de la trahison, afin que tant le moment que la table manifestent la vilenie du traître. […] Le Christ ménagea cette rencontre pour faire plus d’impression dans l’esprit de ce disciple et pour le pousser dans une autre disposition » (731.26). • →Albert le Grand Sup. Matt. interprète l’ensemble du passage concernant le rapport entre Jésus et Judas comme le véritable déploiement d’une pédagogie divine à l’égard du traître, visant à écarter la trahison de quatre manières : « Tout d’abord, il l’écarte en montrant qu’il connaît par avance la trahison et le traître afin que, méditant sur la science de Dieu, il ait honte ; ensuite, en insistant sur le privilège du partage du repas, afin qu’il ait honte de trahir ce privilège ; en troisième lieu, il insiste en provoquant la peur par les menaces des châtiments éternels afin qu’il s’écarte du mal au moins par peur ; en quatrième lieu et enfin, en révélant d’une manière un peu obscure afin qu’ainsi marqué, il soit confondu et se détourne de son projet. » 21b Amen je vous dis Omniscience divine • →Albert le Grand Sup. Matt. ajoute ces références : Jn 16,30 « Nous savons maintenant que tu sais tout et n’as pas besoin qu’on te questionne » ; V-Jb 42,2 « Je sais que tu te souviens de tout et qu’aucune pensée ne t’échappe » ; Ps 26,2 ; 139,24 ; He 4,12-13 « Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur. Aussi n’y a-t-il pas de créature qui reste invisible devant elle, mais tout est nu et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte. » 21c Un de vous Pas de révélation publique • →Jérôme Comm. Matt. « [Jésus] formule son accusation en général pour que celui qui se sait coupable fasse pénitence. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Ô étonnante puissance du Seigneur ! Il a d’abord dit : “L’un de vous me trahira”. Le traître persévère dans le mal ; il affirme de manière plus évidente et pourtant il ne cite pas proprement son nom » (688.25). • →Léon le Grand Serm. 45,3 (7e sermon sur la passion) : « Il montra que la conscience du traître lui était connue ; il ne confondit pas l’impie par une réprimande sévère et publique, mais chercha à l’atteindre par un avertissement doux et muet, afin que le repentir pût le corriger plus facilement » (3,95-97). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,575 « [Jésus] pouvait aussitôt montrer plus spécialement qui était celui qui le trahirait, et cependant ne le fit pas, mais il lance l’accusation dans le groupe, afin d’éprouver la disposition d’esprit de chacun et de donner au misérable traître l’occasion de faire pénitence. Cela était équitable en effet, parce qu’il avait annoncé d’avance sa passion comme il annonçait un traître : dans chacun des deux cas, pour montrer que de son plein gré il allait vers sa passion. Cependant il n’accusa pas de manière évidente celui dont il surprit secrètement les pensées cachées du cœur. » →Judas Iscariote : fortune littéraire
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+ Théologie + 20-25 THÉOLOGIE MORALE FONDAMENTALE Actes humains et obscurcissement de la conscience Le mystère d’iniquité, ou l’aveuglement du péché se présente parfois comme un enténèbrement de la conscience, comme il apparaît dans la trahison de Judas. En effet, dans l’annonce qu’en fait explicitement Jésus à tous les disciples, Judas semble incapable de voir que ce dessein malveillant a déjà assombri son cœur ; d’où sa question quasi inutile, sinon pour mieux se dévoiler au lecteur : « Ce n’est pas moi, rabbi ? » (v.25b). Judas se rendra ainsi complice des ennemis du Christ en leur livrant (v.24b.46b) cet ami qui lui a fait confiance jusqu’au bout. En tous cas, Judas prononce un véritable aveu en Mt 27,4 : l’initiative semble alors lui en incomber totalement. Ce passage éclaire un élément de théologie morale chrétienne sur la valeur et la moralité des « actes humains », dépendantes de l’engagement de la liberté et de la volonté. Judas, comme les autres disciples, a été prévenu par Jésus lui-même (*interp23-25 ; *chr24a comme c’est écrit). Il va donc poser un acte libre, en pleine conscience mais, cette conscience est obscurcie (→CEC 1749) : • →Vatican II GS 16 « Lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien […], l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle. » Face aux ténèbres dues au péché qui peuvent fausser les choix de l’homme, il faut travailler à l’éducation humaine et chrétienne de la conscience (→JeanPaul II VS 32, 64, 85). + Littérature + 20 allongé avec les douze Légende de la Table Ronde • →Robert de Boron Merlin : En souvenir de la table de la Cène et de celle qu’aurait établie Joseph d’Arimathie en arrivant en Grande-Bretagne, Merlin l’Enchanteur aurait créé la Table Ronde pour le mythique roi de Bretagne Uther Pendragon, père du roi Arthur. Elle symbolise la fraternité, aucun des convives n’ayant de préséance. Cette table symbolique apparaît dans de nombreux manuscrits médiévaux à enluminures. Les noms des chevaliers invités à cette table sont inscrits sur leurs sièges, un seul restant anonyme, en souvenir de Judas. S’y assiéra le chevalier le meilleur, celui qui trouvera le Graal. *litt27a Transposition picturale et littéraire de la Cène : Jésus, modèle du poète Michon commente le portait de groupe — Bonnier, Blémont, Aicard, Valade, d’Hervilly, Pelletan, Verlaine et Rimbaud — peint par Henri Fantin-Latour en 1872, intitulé Un coin de table. La tradition picturale des représentations de la dernière Cène sont le modèle du portrait de Rimbaud, fils décentré qui signale le déplacement du sacré ou de l’absolu de la religion à la poésie. • →Michon Rimbaud le fils « […] cette Cène énigmatique, où, contrairement aux usages de la peinture, le Fils parmi les fils n’est pas au milieu des fils, ouvrant ses mains vers les fils, mais décalé et même tournant un peu le dos aux autres, cette Cène des temps modernes vous a comblé d’émerveillement et d’un peu d’inquiétude » (100). Transposition picturale et politique de la Cène : la révolution supplante la révélation Dans Les Onze, Michon raconte la Révolution en imaginant un tableau représentant les membres du comité du salut public (dit « les Onze ») par qui fut instaurée la Terreur en 1793. Tableau et peintre (un dénommé François-Élie Corentin) fictifs permettent à Michon d’inventer les pages que Michelet aurait pu écrire en contemplant l’œuvre. L’historien romantique y aurait détecté une réactivation profane de la cène : elle incarne la fraternité révolutionnaire, évacuant la figure du Christ. • →Michon Onze « Certainement que Michelet, dans le premier choc que lui causa le tableau (il a cru s’évanouir, écrit-il, et on veut bien le croire) a eu sur-le-champ la révélation dont il tirera plus tard la célèbre exégèse qui tient en douze pages. Il a vu une cène laïque, peut-être la première cène laïque précise-t-il, celle où bravement on sacrifie encore le pain et le vin en l’absence du Christ […] ; il a vu et bien vu que c’était une véritable cène, c’est-à-dire en onze hommes séparés une âme collective, et non pas une simple collection d’hommes. […] Il ne fut pas gêné que les onze
fussent debout, et non pas rêveusement assis comme dans les scènes classiques ; au contraire, il écrit que sa cène républicaine renoue avec le repas originaire, évangélique, “qui se prend le bâton à la main, debout et les reins ceints” — d’une ceinture de marche ou de celle “à la nation”, dans l’urgence. Et la présence de Collot dans le tableau, dans les deux tableaux, ne le gêna pas davantage : au contraire elle le conforta, car parmi les convives de ce genre de repas, on a du mal à se passer de Judas, même si on peut se passer du Christ, comme “Les Onze” le prouvent » (130-131). + Arts visuels + 21-25 Annonce de la trahison de Judas Judas portant la main au plat L’annonce de la trahison de Judas est dans un premier temps l’élément le plus important de l’iconographie de la Cène, pour l’intégrer dans le cycle de la passion : →Cène (arts visuels). Les premières images du repas montrent clairement le détail de Judas portant la main au plat : • Le Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano). C’est le détail qui connaît le plus grand succès et qui se retrouve plusieurs siècles plus tard : • Les fresques de l’église Sant’Angelo in Formis (11e s., Capoue). Judas communiant La désignation du traître se transforme rapidement en une communion par le traître. Certaines images montrent ainsi Jésus donner une bouchée à Judas et non pas Judas portant la main au plat (*syn23b). Le motif se rapporte à Jn, le seul à préciser qu’ « Après la bouchée, Satan entra en lui » (Jn 13,27). • Psautier de Saint-Germain-des-Prés ou Psautier de Stuttgart (ca. 820-830). Cette enluminure est l’une des plus anciennes occurrences du motif de la communion de Judas. Il s’agit d’un sujet autonome, extrait de la Cène. Un oiseau noir entre dans la bouche de Judas au moment où Jésus lui tend l’hostie, qu’il présente au-dessus d’un calice. Le verset de Jn est littéralement figuré en convertissant la colombe (le signe du Saint-Esprit) en un oiseau noir, pour ainsi signifier le mal. L’image reflète aussi une prescription que l’Église veut mettre en place dès le 9e s. (mais qui ne le sera qu’à partir du 13e s.) : l’interdiction pour le laïc de toucher l’hostie avec la main ; il doit communier directement dans la bouche. Le thème de la communion de Judas est apprécié au Moyen Âge et se retrouve jusqu’au 13e s., intégré à la Cène. Le plus souvent Judas est isolé d’un côté de la table, le dos au spectateur, alors que le Christ porte à sa bouche le morceau de pain : • l’église Saint-Martin de Vic, La Cène (12e s., mur ouest du chœur) ; • Nicolas de Verdun, autel de Klosterneuburg (1181) ; • le Psautier d’Ingeburge (1210, musée Condé de Chantilly) ; • Gaddo Gaddi, La Cène (1285-1295, mosaïque de la coupole du baptistère de Florence). Le thème se développe au 12e s. en même temps qu’un autre thème populaire : lors de l’onction à Béthanie la femme pénitente, à genoux devant la table du banquet, reçoit une bouchée de la main du Christ (*vis6-13). La disposition de Judas Le traître de dos Dans le Cenacolo florentin, le motif symbolique de la bénédiction eucharistique est associé à celui de la désignation du traître. La peinture florentine des 14e et 15e s. unit les deux instants de manière très intime. Les Primitifs italiens mettent en place un jeu visuel qui rend compte de l’agitation qui suit l’annonce de la trahison et qui désigne naturellement Judas comme le traître annoncé (geste, traits physiques stigmatisant, jeux de regards, etc.). • Le Pérugin, La Cène (ca. 1493-1496, Cenacolo di Fuligno, Florence). Le Christ préside (de la manière habituelle dans les images italiennes du 15e s.) au centre d’une table en “U” (de type triclinium) et tous les apôtres se trouvent face au spectateur de l’autre côté de la table, tandis que Judas se trouve isolé à un côté de la table, le dos au spectateur et portant la main au plat. • Léonard de Vinci, La Cène (1495-1498, réfectoire de Santa Maria delle Grazie, Milan). En plaçant tous les personnages du même côté de la table sur cette peinture murale, Léonard de Vinci met en place un jeu subtile,
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qui rend la désignation du traître moins évidente. Jésus vient d’annoncer la trahison prochaine, et l’agitation est à son comble alors que Jésus tend l’oreille (toutes les lignes de perspective conduisent à son oreille). Judas, à la droite du Christ, porte la main au plat et est mis en opposition avec Jean (qu’il regarde), l’apôtre bien-aimé. Judas reste dans une posture marquée puisque, en fixant Jean, il tourne quelque peu le dos au spectateur. Parfois plusieurs apôtres (dont Judas) sont représentés de dos : • Dieric Bouts, Retable du Saint-Sacrement (1464-1467, collégiale SaintPierre de Louvain). Celui qui allait livrer le Christ (*vis47-56) est cependant toujours reconnaissable, ne serait-ce que par l’absence de nimbe, ce qui tend à devenir la règle. Le traître à même hauteur Dans les dispositions frontales, le traître n’est identifiable que par sa position et le jeu des regards et des expressions. Tributaire du modèle léonardien, cette composition donne lieu à quelques chefs-d’œuvre : • Andrea del Sarto (1520-1525, Florence) ; Joos Van Cleve (1530-1540, Paris). Le traître mis en avant Dans les compositions où les apôtres sont autour d’une table rectangulaire, Judas est volontiers disposé de dos, au premier plan. Il dissimule aux apôtres et au Christ la bourse qui symbolise sa trahison (*vis14-16) : • au 16e s. : Francesco Bassano (1586, Madrid) ; Albrecht Dürer (1510, Vienne) ; Albert Jacobzoon Maler van Kampen (16e s., Lille) ; Colin Nouailher (16e s., Écouen) ; Bernard van Orley (1530, New York) ; Léonard Limosin (1557, Écouen) ; Juan de Juanes (1560, Madrid) ; • au 17e s. : Frans Pourbus le Jeune (1618, Paris) ; Daniele Crespi (1624-1625, Milan) ; Valentin de Boulogne (1625-1626, Rome) ; Philippe de Champaigne (1652, Paris) ; Louis Le Nain (Paris) ; Jeremias Mittendorff (1620-1640, Lille) ; Johan Wierix (Paris) ; • au 18e s. : Louis de Silvestre (1710, Versailles) ; Anton Maulbertsch (1754, Salzburg) ; Nicolo Grassi (1re moitié du 18e s., Lille). Le traître à l’écart Plus exceptionnellement, le traître est tenu à l’écart, debout : • Jean Fouquet, Livre d’heures d’Étienne Chevalier (1452-1460, Chantilly) ; ou s’éloignant au premier plan : • Pierre Pourbus (1548, Bruges) ; • Sebastiano Ricci (1713-1714, Washington) ; ou à l’arrière-plan : • Julius Schnorr von Carolsfeld (1890) ; ou encore ne tient pas la bourse qui contient le prix de son forfait : • au 14e s. : Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Mariotti di Nardo (fin 14e s., Avignon et Nantes) ; • au 15e s. : Sassetta (1423, Sienne) ; Ercole de’ Roberti (1493, Londres) ; • au 16e s. : Hans Holbein Le Jeune (1524-1525, Bâle) ; Jacopo Bassano (1546, Rome) ; Otto Van Veen (1592, Anvers) ; Tintoret (1579-1581, Venise) ; • au 17e s. : Pierre-Paul Rubens (1630-1632, Milan) ; Nicolas Poussin (1636-1640, Grantham, et 1644-1648, Édimbourg) ; Gérard de Lairesse (1648, Paris) ; Antoine Bouzonnet-Stella (2e moitié du 17e s., Paris) ; • au 18e s. : Giovanni Battista Tiepolo (1745-1747, Paris). Tous montrent leur maîtrise de la composition et des études d’expression. Le traître absent Judas peut aussi, plus rarement encore, ne pas apparaître dans la scène : • Simon Vouet (1636, Lyon) ; • Salvador Dalí (1955, Washington). + Musique + 20 Le soir venu Mise en scène musicale →Bach Passion met ici l’arrivée du soir, comme symbole du commencement de la passion, en musique dans des tonalités mineures et sombres, teintées de chromatisme.
21bc Traduction musicale de la souffrance →Bach Passion fait retentir les paroles de Jésus musicalement comme un cri de douleur. La mélodie est distordue autour de grands intervalles qui en accentuent le côté dramatique. La petite vocalise et les harmonies tendues sur le mot verraten (« livrer ») annoncent déjà l’angoisse que Jésus éprouvera à l’agonie. + Danse + 20 Mise en scène →Neumeier Passion • Les disciples forment un cercle parfait, assis au sol, suggérant une Table Ronde (*litt20) — le héros légendaire de prédilection du chorégraphe est le roi Arthur ; son personnage historique préféré est Jésus Christ. • Jésus et les Personnes les rejoignent, face à la salle. 21c Un de vous me livrera Jésus s’abandonne aux siens →Neumeier Passion • Jésus se laisse tomber vers l’avant dans le cercle des disciples, qui l’accueillent et le retiennent. + Cinéma + 20 allongé avec les douze La Cène : mise en scène Picturale • →Zecca Passion s’inspire du tableau de Léonard de Vinci (*vis25a) et de la gravure de Gustave Doré : les apôtres sont assis d’un seul côté devant une longue table, Jésus est au centre, la caméra en face. Jésus, debout, mange lui-même du pain et boit du vin. *cin27a : Zecca • →Olcott Manger s’inspire de la mise en scène du tableau de James Tissot. Certains disciples sont étendus, à la romaine, d’autres assis auprès de Jésus. • →Antamoro Christus narrativise lui aussi le tableau de Léonard de Vinci (annoncé en intertitre) : le Christ et les apôtres entrent dans le plan par la droite — l’une des tapisseries sombres de Léonard de Vinci est transformée en une porte ouvrant sur un hors-champ. Immobilisation des personnages en tableau vivant, entre deux intertitres qui l’isolent des autres plans et de tout mouvement. • →Niblo Ben-Hur imite cinématographiquement le même tableau, en en bousculant la composition : Judas est déplacé de l’autre côté de la table, en plein centre. Il cache le Christ dont on ne voit plus que l’auréole et les bras. Cette subversion du tableau s’inscrit dans le principe visuel du film (dissimuler le visage de Jésus à l’écran). Ce principe consistant à ne pas montrer au spectateur le visage du Christ est érigé en loi par la censure anglaise de 1913 à 1961. • →Stevens Story : Tous sont assis d’un seul côté (sauf deux, assis aux bouts) d’une longue et étroite table en bois filmée en plan frontal. Une cruche, un gobelet et un pain sont sur la table. Derrière Jésus, le four où l’on a fait cuire la viande forme une arcade dans le mur, comme une alcôve pour la statue d’un saint, et accentue ainsi la symétrie de l’ensemble, centré sur Jésus. Dans une disposition qui rappelle celles de Léonard de Vinci et d’André del Sarto (*vis25a), les disciples sont quasiment immobiles et l’image forme réellement un tableau. • →Jewison Superstar met en scène un repas champêtre : nappe étalée sur l’herbe, convives assis à terre. Le plan s’immobilise artificiellement de manière à former lui aussi le tableau de Léonard de Vinci. Le réalisateur avoue envisager la Cène comme l’emblème de la référence iconographique et défend l’écart qu’il prend avec elle par un argument de réalisme historique (pourtant absurde, pour un film qui cultive les jeux d’anachronisme). Réaliste • →DeMille King : Dans une salle voûtée et sombre, Jésus et ses disciples sont assis autour d’une table rectangulaire. Au centre, Jésus entouré de Jean (à sa droite) et Judas (à sa gauche), semble être la source de la lumière de la scène. • →Duvivier Golgotha dispose, dans son souci de réalisme, les tables en U et les convives à l’extérieur, étendus sur des lits, à la romaine, comme l’indique le texte. • →van den Bergh Matthew utilise une longue table rectangulaire, posée à même le sol, sur laquelle sont disposés de nombreux plats. Les disciples sont assis tout autour.
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Clownesque • →Greene Godspell : Comme tous les épisodes de la passion (trahison, agonie, crucifixion), la Cène se déroule dans un terrain vague, parmi des éléments de décor de cirque — comme si les personnages-clowns, quittant les rues de New York, entraient vraiment en scène. Aux disciples assis par terre autour d’une vieille porte rouge, Jésus apporte gobelets en plastiques, carafe en verre et pain azyme. Rituelle • →Delannoy Marie : Une table en L accueille Jésus et les apôtres. Jésus utilise du pain pita, et la communion au pain déclenche le départ d’une des femmes qui suivait depuis la cuisine : ces gens sont des « païens, qui pratiquent des rites défendus ». Un apôtre joue de la flûte pour accompagner le chant des Psaumes. • →Gibson Passion : La Cène est traité dans plusieurs flashbacks au moment de la crucifixion (*cin27,35a L’ayant crucifié ; *cin27,35a ils divisèrent ses vêtements). Les disciples sont assis autour d’une table rectangulaire, Jean à la gauche de Jésus, Pierre à sa droite. Le cinéaste insiste sur le discours johannique des adieux, mais utilise le texte de la consécration eucharistique pour le pain et le vin. 21c.23b Un de vous me livrera + celui-là me livrera — Le traître révélé Du doigt • →Zecca Passion : Après le partage du pain et du vin (inversion par rapport à Mt ; cf. Lc 22 : *syn20-25), Judas, déjà arrivé en retard, est le seul disciple qui tourne le dos à Jésus. Sur demande des disciples, celui-ci désigne Judas comme le traître. Du doigt, il lui montre l’extérieur de la pièce : Judas est jeté dehors, comme les marchands du Temple. Il sort sous les regards réprobateurs des Onze, roulant les yeux, exprimant à la fois honte et colère. Par la bouchée (// Jn) • →Olcott Manger : Sur une question de Jean, Jésus annonce la trahison : tous les apôtres, allongés, se soulèvent pour marquer leur protestation. Judas, assis en face de Jésus et placé au milieu de l’écran, commence déjà à détourner la tête, comme s’il réfléchissait à ce qu’il allait faire. La suite est basée sur le récit de Jn 13 : Jésus annonce qu’il va donner une bouchée au traître, et c’est Judas qui tend la main pour la prendre. Il mange lentement sous le regard des autres convives, puis comme contaminé, son regard change : il fait des gestes plus brusques et, sur un mot de Jésus, se lève, ramasse sa sandale et quitte la pièce. Le cinéaste ne semble placer le choix de la trahison qu’à ce moment du film (= →Duvivier Golgotha). *syn23b Par le contact évité • →Antamoro Christus : Après une pose picturale (*cin20 : Antamoro), le mouvement et le récit reprennent : un plan rapproché autour de la figure christique montre le partage du pain et l’annonce de la trahison de Judas. Le Christ, après avoir distribué le pain à Judas, cherche le contact avec son disciple, mais le traître se défile à l’accolade de Jésus qui tourne la tête d’un air entendu et triste. Le film restitue ainsi sur un mode narratif les différentes interprétations du tableau de Léonard de Vinci (*vis25a).
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Par la main sur la table (// Lc) • →DeMille King inverse l’institution de l’Eucharistie et l’annonce de la trahison : le refus par Judas de communier à la coupe déclenche la parole de Jésus « la main de celui qui me livre est avec moi sur la table » (Lc 22,21). Or tous les disciples, Judas le premier, se rendent compte qu’ils ont les mains sur la table (*interp23-25). • →Stevens Story : Même mise en scène inspirée de Lc : Jésus annonce que « la main qui le trahira est sur la table », alors que tous sont accoudés et que lui-même vient de poser, à plat, ses deux paumes sur la table. Calme protestation des apôtres dont quelques-uns se redressent et retirent leurs coudes de table. L’annonce de la trahison est redoublée : Jésus répond aux questions des disciples (« Qui est-ce ? ») en précisant que c’est « un qui mange avec moi le pain ce soir ». *syn23b Par le don d’un manteau • →Jewison Superstar : Un dialogue tendu entre Judas et Jésus a lieu devant les autres apôtres : Judas lui demande d’arrêter la comédie car il « sait très bien qui le livrera », et il tente de s’expliquer. Jésus « ne veut pas savoir » et lui ordonne de se dépêcher — rage douloureuse de l’ami trahi ou volonté d’en venir vite au dénouement ? Tandis que les apôtres chantent un dernier refrain (« Regarde mes tribulations sombrer dans une douce flaque de vin, qu’est-ce qu’il y a dans le pain, ça m’est monté à la tête… Et quand nous nous retirerons du monde, nous pourrons écrire les évangiles afin qu’on parle de nous, même après notre mort »), Jésus prend un manteau et l’apporte à Judas, déçu, qui lui fait de vifs reproches puis part en courant. Par réflexion • →Greene Godspell : Lorsque Jésus prépare la table, il tend au disciple un miroir rond et désigne ainsi le traître. Par les mains plongées dans le bol (suivant Mt) • →van den Bergh Matthew : La caméra placée face à Jésus, de l’autre côté de la table, pivote comme pour en faire le tour, tout en restant centrée sur Jésus. À l’avant-plan défile le haut des têtes de quelques disciples, floues. Ses mots provoquent l’arrêt des conversations, et leur poids est accentué par une musique dramatique. Jésus place la main sur l’épaule de Judas, à sa droite. Gros plan sur le visage de Judas, de profil, avec celui de Jésus en arrière-plan, puis un autre gros plan montre la main de Jésus plonger un morceau de pain dans un bol en même temps que celle de Judas avant de revenir au cadrage précédent où Jésus prononce à voix basse le v.23, sans regarder le disciple. Celui-ci jette un coup d’œil aux alentours, comme pour vérifier qu’il est le seul à avoir entendu. La caméra suit la main de Judas, qui remonte le pain assaisonné jusqu’à sa bouche. *syn23b Le traître est un autre • →Zeffirelli Jesus imagine un autre personnage pour comploter la mort de Jésus, Zérah, un personnage non biblique. Ainsi Jésus n’est plus mort à cause des Juifs et des païens, symbolisant ensemble toute l’humanité, mais à cause d’un seul homme, un inconnu qui n’a jamais existé et qui a trompé Judas — procédé cinématographique pour identifier le mal en une seule personne ? Exit la théologie du péché : Zérah est le bouc émissaire de toute la passion et de la mort du Christ.
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+ Propositions de lecture + 23-25 Identification du « livreur » Judas est clairement identifié comme le donneur, mais à travers des jeux de langage subtils (*pro23b), qui permettent à Jésus de faire planer l’ombre de la trahison sur chacun des disciples (et des lecteurs, *pro21c). Jusque dans sa malédiction ambiguë du traître (*pro24bc) et dans la réponse qu’il lui fait (*pro25c), il rejoint l’angoisse de l’ensemble des disciples se demandant : « Serait-ce moi ? » On est loin d’une situation où les bons et les méchants seraient clairement distingués. Il y a là tout un enseignement sur l’aveuglement de la conscience. *chr22 ; *theo20-25
Texte + Critique textuelle + 22a chacun d’entre eux : Byz TR S | V : un par un | Nes : l’un après l’autre • Byz TR : hekastos autôn ; cf. S : ḥd ḥd mnhwn ; • V : singuli ; • Nes : heis hekastos. + Vocabulaire +
23b bol Référent Le substantif trublion désigne un récipient profond ou son contenu (cf. Si 31,14). En Mt le mot apparaît seulement ici. 23b assiette (V) Référent Une parapsis ou paropsis est une sorte de plat long sur lequel on servait des légumes, fruits et desserts. *jui23b
+ Grammaire + 22b.25b Ce n’est pas ? Particule interrogative (mêti) de forme négative ; avec l’indicatif, elle implique une réponse négative ou du moins le souhait qu’il n’en soit pas ainsi (cf. le latin num et nonne).
Byz V S TR Nes 22 a
b 23 a b
22a attristés Tristesse *voc37b ; *chr22 22b Seigneur LEXICOGRAPHIE Titre divin Kurios signifie régulièrement « Seigneur » et fonctionne comme un équivalent de Yhwh en G (*ref22b). Titre humain Mais il peut aussi traduire simplement l’hébreu ’ādôn (« monsieur ») utilisé comme équivalent de rab (cf. →m. ’Abot 1,3) et signifier simplement « rabbi » ou « maître ». *pro22b.25b
25b rabbi Terme technique désignant un chef religieux dans le judaïsme rabbinique à partir de la fin du 2e s. ap. J.-C. Il n’est pas nécessaire de supposer qu’il a ce sens dans le NT (ici et Mt 23,7-8 ; Jn 3,2.26 ; cf. l’usage de didaskalos en Jn 3,10 ; Ac 13,1) ni d’en conclure que les textes qui l’emploient sont de rédaction tardive. Au 1er s., le terme peut être une simple désignation respectueuse. *pro22b.25b
24 a b c 25 a
b c
Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, chacun d’entre eux : V un par un : Nes l’un après l’autre : — Ce n’est pas moi, Seigneur ? Or lui, répondant, dit : — Qui a plongé VS plonge avec moi la main dans le bol, V l’assiette, celui-là me livrera. Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né. Répondant, Judas, qui le livrait, V qui le livra, S le traître, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.
22a attristés Mt 17,23 ; 26,75 – 22a Tous pécheurs 1R 8,46 ; Qo 7,20 ; Pr 20,9 ; 28,14 ; Si 2,17 – 23b Qui a plongé avec moi la main Ps 41,10 ; 55,13-15 ; Si 6,10 ; Ab 7 ; Jb 19,14.19 ; Si 12,9 ; Jn 6,70-71 – 24a comme c’est écrit de lui Jn 17,12 ; *pro2b ; →Annonces de la passion/résurrection – 24b malheur à cet homme Mt 18,7 ; Dt 21,22-23 ; 27,24-25 ; Ps 109,17 ; Si 2,12 ; Mi 2,1 ; Ga 3,13 – 24c il lui eût été bon de ne pas être né Jb 3,3 ; Si 23,14 ; Jr 20,14 – 25a Judas, qui le livrait Is 65,15 ; cf. Jn 6,64.70-71 – 25ab Poids de la parole Mt 12,37 – 25c Il lui dit : — Tu as dit // Mt 26,64 ; 27,11
24a s’en va Lexicographie Sens figuré Le verbe hupagô signifie ici « mourir », comme en Jn 7,33-36 (en alternance avec poreuô ; cf. Lc 13,33 et Jn 16,28). Terme fréquent Courant dans les évangiles, il désigne régulièrement le départ de Jésus de ce monde avant l’arrivée de l’Esprit qui suit la résurrection, en particulier chez Jn (Jn 13,33 ; 14,5.28 ; 16,5.10.17).
23b plonge Aoriste aspectuel plutôt que « aura plongé » : l’aoriste ne marque pas nécessairement ici une antériorité relative. 24b est livré Présent aspectuel Ou « va être livré » : présent à valeur d’imminence. + Procédés littéraires + 22a.25a chacun + Judas — NARRATION Suspens Le récit suggère que Judas est le dernier à parler (cf. sa place dans la liste des apôtres : Mt 10,2-4), signe de son drame intérieur ? • →Lagrange Matthieu 26,25 « Mais rien n’empêche d’admettre que Jésus ait répondu à Judas d’une voix basse. Il est d’ailleurs probable que ce verset est placé ici en rejet, car Judas a dû poser la question en même temps que les autres apôtres. Jésus lui aura répondu pour lui seul, dans le tumulte des interrogations, qui avaient la chaleur et l’éclat de protestations indignées. Puis, élevant la voix, il aura donné à tous une indication moins claire. »
22b.25b Seigneur + rabbi — NARRATION Parallélisme antithétique entre personnages • Les disciples appellent Jésus « Seigneur » ; • Judas l’appelle « rabbi » (ici et au v.49). La séparation d’avec les autres disciples commence ; sans nécessairement indiquer par là que les uns confessent déjà Jésus comme Dieu et l’autre n’y voit que son rabbi, l’évangéliste semble au moins vouloir suggérer que la trahison de Judas s’appuie sur une différence de perception de Jésus. Sa séparation d’avec les autres disciples commence (*chr25b). Cf. cependant *voc22b.
24a comme c’est écrit Hapax Mt kathôs gegraptai. *ptes24a ; *bib24a ; *jui24a 24b malheur Exclamation Ouai est une onomatopée qui se traduit également par « hélas ! ». Il peut s’agir : • d’un jugement de condamnation de la part de Jésus (*gen24b ; *ptes24b ; *chr24b) ; • d’une complainte. *pro24bc
23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera NARRATION Suspens Judas n’est pas le seul à se servir avec Jésus dans le bol : la tension dramatique sur l’identité du traître et l’interrogation de chacun des disciples demeurent au moins jusqu’au v.25c. Tous sont encore susceptibles de correspondre au forfait.
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ÉNONCIATION Désignation indirecte et ambiguë Si l’on est dans le cadre du repas pascal (*jui23b ; *hge26-29), tous peuvent avoir à se servir dans le bol. *chr23b ; *litt23b ; *cin21c.23b 24a s’en va RHÉTORIQUE Euphémisme *voc24a 24ab Le fils de l’homme + cet homme — RHÉTORIQUE Diaphore alternée suggérant le lien intime qui unit la destinée du →fils de l’homme et celle de cet homme, d’autant plus que « fils de l’homme » peut désigner « n’importe quel homme » ou « cet homme-ci » (Jésus). En même temps, les connotations scripturaires de « fils de l’homme » placent Jésus et Judas dans une dimension eschatologique. 24bc malheur à cet homme + il lui eût été bon de ne pas être né — SÉMANTIQUE Connotations : malédiction ou commisération ? Désignant le traître par des paroles nourries d’Écritures (*ref24b ; *ref24c ; *bib24a), Jésus adoucit sa condamnation : il rapproche ainsi Judas de deux prophètes persécutés tentés par le désespoir. 25c Tu as dit et Mt 26,64 ; 27,11 : miroir verbal Manière délibérément ambiguë de placer l’interlocuteur en face de sa propre responsabilité sans rien endosser du langage de l’interlocuteur ; cf. aussi Mt 26,64 ; 27,11. *pro25c SÉMANTIQUE Il n’y a pas suffisamment d’évidence pour considérer cette expression comme une forme d’affirmation, ni en grec, ni en hébreux, ni en araméen. COMPOSITION Refrain Jésus reprendra cette réponse face à Caïphe (Mt 26,64) et à Pilate (Mt 27,11), complices au même titre de la chaîne des trahisons. NARRATION Caractérisation de Jésus comme pédagogue. *pro21c ÉNONCIATION Enchaînement sur l’énonciation La réponse de Jésus se contente de décrire, factuellement, ce que Judas vient de faire : dire ce qu’il a dit. PRAGMATIQUE Ambiguïté, ironie ? Une telle réponse renvoie l’interlocuteur, ici Judas, à sa propre question : le maître ne tranche pas clairement ni pour libérer les disciples du doute qui plane sur eux, ni pour enfoncer Judas dans un crime dont il n’a manifestement pas encore conscience. Ce refrain ironique et ambigu (*bib25c) est un véritable miroir verbal tendu par Jésus à son interlocuteur (*cin21c.23b : Greene). + Genres littéraires + 24b malheur à cet homme Malédiction La structure rappelle Mt 11,20-24 (malédiction de trois villages du bord du lac de Galilée) : • une apostrophe, • un chef d’accusation, • la prophétie d’un châtiment. La malédiction de la naissance est un lieu commun des littératures antiques (*ref24c ; *anc24c ; *ptes24bc ; *jui24c ; *chr24b ; cf. cependant *theo24b).
Contexte + Textes anciens + 23b me livrera Hospitalité vs. trahison Être à table peut sembler une protection (→Homère Od. 14,404-405). Nuire à quelqu’un avec qui on a mangé fait peut-être accéder à la renommée (→Od. 4,534-535 ; 11,414-420), mais constitue une grave transgression (→Homère Il. 21,76-77 ; →Apollonius de Rhodes Argon. 3,377-380 ; →Tite-Live 25,16,6 ; 39,51,11-12). Le rapport entre l’hôte et son invité s’exprime dans la notion grecque de xenia, qui suppose salutation, satisfaction des besoins physiques (nourriture, bain, lit pour la nuit) et intellectuels (conversation, échanges personnels). Souvent des cadeaux sont échangés (voir en particulier la Télémachie, c.-à-d.
→Homère Od. chants 1-4). Violer les règles de la xenia, c’est s’exposer à la colère des dieux (→Od. 24,286-287). 24c ne pas être né Lamentations grecques Certaines lamentations maudissent la naissance (→Homère Il. 18,85-87 ; 22,481 ; →Homère Od. 8,312 ; 18,79 ; →Euripide Tro. 636-637).
+ Intertextualité biblique + 24a comme c’est écrit Référence délibérément vague aux Écritures (*ptes24a ; *jui24a) Elle ne doit pas nécessairement être précisée (en identifiant une allusion particulière, comme l’est p. ex. Is 53,12). Elle implique un scénario connu de Dieu et de ceux qui le connaissent (Lc 22,22 « Le fils de l’homme, certes, va son chemin selon ce qui a été arrêté » ; *bib20-25). Cependant un sens banal est également possible. 25c Tu as dit Langage : invitation à sortir de l’ambiguïté « Ne joue pas au juste devant le Seigneur » (Si 7,5). Il le rappelle à sa responsabilité morale face à sa conscience éclairée par Dieu : « Je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. […] Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (Dt 30,15.19 ; cf. Sg 1,13 « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants » ; 11,23 ; 12,2 ; Si 15,17 ; Ez 18,32 ; 33,11 avec appels à la conversion). *pro25c + Littérature péritestamentaire + 24a comme c’est écrit Expression récurrente L’expression (*voc24a) traduit ka’ăšer kātûb que l’on trouve souvent dans les mss. de la mer Morte ; cf. G-4R 14,6 ; G-Dn 9,13. *bib24a ; *jui24a 24bc malheur à cet homme + il lui eût été bon de ne pas être né — Malédiction *gen24b Dans la littérature chrétienne primitive Même type de malédiction : • →Clément de Rome Ep. 46,8 ; →Ap. P. (éth.) ; • →Hermas Vis. 4,2,6 « Malheur à ceux qui ont entendu ces paroles sans les comprendre. Il vaudrait mieux pour eux n’être pas nés. » *chr24b Dans la littérature péritestamentaire • →1 Hén. 38,2 « Où sera le séjour de ceux qui ont renié le Seigneur des Esprits ? Mieux vaudrait pour eux ne pas être nés ! » ; • →2 Hén. 41,2 ; →4 Esd. 7,63.65 ; →2 Bar. 10,6. *jui24c
Reception + Lecture synoptique + 23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera // Lc « La main » et « livrer » se retrouvent en Lc 22,21. // Mc–Jn Connotations intertextuelles : Mc 14,18 fait plus clairement allusion à Ps 41,10 (*ref23b) ; Jn 13,18 le cite explicitement en y mêlant 2S 18,28 (*bib27,3-10). Au premier sens, il s’agit de « plonger » la main dans un plat commun pour y puiser sa nourriture. Mais le verbe utilisé est le même que celui du baptême (embaptô). La même racine (baptô) est utilisée en Jn 13,26 après le lavement des pieds, dans le contexte d’un enseignement sur la pureté. Pour Judas, le moment est celui d’une entrée dans le mal, d’un baptême à l’envers, d’une dé-purification. Tremper la main avec l’intention de trahir suffit pour être impur tout entier (Jn 13,10). Pourtant chez Jn, il ne suffit pas de tremper la main : Judas doit avaler la bouchée de pain pour que « Satan » entre en lui (Jn 13,27).
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24b mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré Mt–Mc Mt reprend littéralement Mc 14,21. *syn20-25 25 SM Mt présente une conversation entre Jésus et Judas, absente des autres évangiles, composée d’expressions typiquement matthéennes ou tirées du contexte immédiat, qui rend évidente l’identification de celui qui va le livrer avec Judas (cf. Jn 13,26). + Liturgie + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Préparation à l’Eucharistie par l’examen de conscience et le jeûne La réconciliation Dès les origines, la tradition chrétienne semble avoir relié la pratique de l’examen de conscience avant de communier à cette scène (*chr22) : • 1Co 11,28 « Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe. » • →Did. 14,1-2 « Le jour dominical du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâce, après avoir en outre confessé vos fautes pour que votre sacrifice soit pur. Mais que celui qui a un différend avec son compagnon ne se joigne pas à vous avant de s’être réconcilié, de peur que votre sacrifice ne soit profané » (cf. Mt 5,23-24). L’actuelle discipline de l’Église permet la confession et donc la réconciliation « individuelle » fréquente : c’est l’un des sacrements du septénaire mis en forme au 13e s. Il consiste en l’aveu secret des péchés à un prêtre, les paroles de l’absolution prononcée par le prêtre manifestent que tout pardon vient du mystère de Pâques, de la croix et de la résurrection du Christ : • →CEC 1449 « La formule d’absolution en usage dans l’Église latine exprime les éléments essentiels de ce sacrement : le Père des miséricordes est la source de tout pardon. Il réalise la réconciliation des pécheurs par la Pâque de son Fils et le don de son Esprit, à travers la prière et le ministère de l’Église : “Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde ; par la mort et la résurrection de son Fils il a réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission des péchés : Par le ministère de l’Église qu’il vous donne le pardon et la paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je vous pardonne tous vos péchés”. » Le jeûne eucharistique *lit26a Pendant qu’ils mangeaient ; →Le jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline + Tradition juive + 23b Qui a plongé avec moi la main Désignation ambiguë • →Shem-Tob Matt. : Ils ne le reconnurent point, car s’ils l’avaient reconnu ils l’auraient détruit. 23b le bol Quel contenu ? Peut-être le plat de ḥărôset, décoction de fruits, noix, gingembre ou cinnamome dans du vin ou du vinaigre, dans laquelle on trempe les herbes amères et la laitue (→m. Pesaḥ. 10,3 ; →b. Pesaḥ. 114b). 24a comme c’est écrit Expression similaire La tradition rabbinique emploie plutôt les expressions araméennes kedî ketîb « comme il est écrit » ou hādâ hû/ hî dî ketîb « c’est ce qui est écrit », ou l’hébreu šenne’ěmar « ainsi qu’il est dit » (*bib24a ; *ptes24a). Dans le présent contexte, l’expression peut signifier simplement que tout homme (→Fils de l’homme) a une destinée mortelle voulue par Dieu (→m. ’Abot 2,1 exprime cette idée en exhortant à ne pas oublier qu’il existe au-dessus un œil et une oreille constamment en éveil, et que tous les actes sont inscrits [par Dieu] dans un « livre »). 24c Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né Malédiction de naissance • →m. Ḥag. 2,1 « Il vaudrait mieux que [celui qui n’honore pas son Créateur] ne vienne pas au monde. » • →b. Qidd. 40a « Mieux vaudrait n’avoir jamais été né » (cf. →’Abot R. Nat. A 29,6 ; →Lév. Rab. 35,7).
+ Tradition chrétienne + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Tout le monde peut tomber • →Origène Comm. Matt. 81 « Chacun des disciples savait, par les enseignements de Jésus, que la nature humaine est changeante et peut se tourner vers le mal, et qu’elle est toujours en lutte contre “les principautés, les puissances et les régisseurs de ce monde de ténèbres” (Ep 6,12). […] Ainsi nous devons craindre tout de l’avenir, nous qui sommes si faibles » (192.13). • →Jérôme Comm. Matt. « Et certainement, onze apôtres savaient qu’ils n’avaient rien médité de tel contre le Seigneur, mais ils avaient davantage confiance en leur maître qu’en eux-mêmes et, craignant leur propre fragilité, tout tristes, ils interrogeaient au sujet d’un péché dont ils n’avaient pas conscience » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,588 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1469B). • Cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt. sur la promptitude de l’homme à pécher, citant 1Co 4,4 ; 10,12. Dans la piété protestante, qui met l’accent sur l’examen de conscience personnel, la prophétie de Jésus et la question des disciples sont reçues dans la ligne de l’usus elenchticus legis paulinien (la Loi comme pédagogie, qui convainc de péché ceux qui la transgressent ; cf. Rm 5,20 « La Loi, elle, est intervenue pour que se multipliât la faute »). Bach en donne un exemple frappant : *mus22b. 23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol Simple manière de désigner • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Les maîtres, dans les écoles, enseignent que deux plats avaient été placés devant les disciples : six se servaient dans l’un et six dans l’autre avec le Seigneur ; or Judas était dans le même groupe que le Seigneur. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ou bien, on peut dire qu’ils étaient assis deux à deux, et que Judas s’était placé près de lui pour apporter [le plat]. » Problème rituel s’il s’agit du repas pascal • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Il faut se demander pourquoi ils trempaient leurs bouchées au plat alors que la Loi interdisait de manger rien qui ne fût rôti au feu (Ex 12,8-9). En fait, ils les trempaient dans une des sauces dont on sait qu’elles accompagnaient la viande rôtie ; ils mangèrent aussi une viande rôtie respectant la règle rituelle ancienne » (cf. le ḥărôset ; *jui23b le bol). →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? Contraste entre l’arrogance de Judas et la patience de Jésus • →Jérôme Comm. Matt. « Admirable patience du Seigneur ! […] Le traître persévère dans sa malice. Jésus précise son accusation, sans toutefois désigner personne en particulier. Accablés de tristesse, les autres retirent leurs mains et cessent de porter leurs aliments à leur bouche. Judas […] va jusqu’à mettre la main au plat avec le Maître pour feindre une bonne conscience par ce trait d’audace » (= →Anonymes In Matt. 198.60 ; →Raban Maur Exp. Matt. 688.27 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,613 souligne l’ingratitude de Judas : « Il ne se souvient ni du sel, ni de son repas, ni du pain, ni de la viande d’agneau qu’il avait mangés, et il se hâte impudemment de livrer le dispensateur de ces bonnes œuvres. » • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Certains disent que tous devaient plonger la main au plat avec le Seigneur pour manifester son humilité ; mais non pas en même temps que lui : lorsqu’il y plongea la main, chacun d’eux avait retiré la sienne et la retenait, hésitant à la plonger avec la sienne ; or Judas en son impudence mit la main au plat en même temps que lui et même lui pressa la main plusieurs fois. D’autres pensent que cela ne se passa pas ainsi : si le traître ne fut pas dévoilé immédiatement, c’est parce qu’il plongea la main en même temps que le Seigneur — lequel n’avait pas besoin de le déceler : le traître se mit à comploter [en mastiquant] la bouchée de pain que le Seigneur trempa et lui donna. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « C’était la coutume chez les anciens que plusieurs mangent dans un même plat […]. Étonnés, tous retirèrent donc la main, sauf Judas, afin de se disculper davantage. C’était donc une façon de parler qui prêtait au doute, car il mettait la main en même temps que tous les autres. Le Seigneur ne voulut donc pas le mettre à découvert de crainte qu’il ne devienne davantage pécheur. »
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• →Musculus Comm. Matt. 546 qualifie d’impudentia l’apparition de Judas au dernier souper, après qu’il a trahi son maître (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,611). 24a s’en va Euphémisme • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1475D « S’en va, autrement dit : va vers sa mort » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,619). 24a comme c’est écrit L’omniscience divine disculpe-t-elle Judas de sa faute ? Ce passage conduit les commentateurs à s’interroger sur le lien entre prescience divine et prédestination : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,2 « S’il était écrit que [Jésus] devait souffrir ces choses, pourquoi l’accusation dont Judas est l’objet ? Il a simplement accompli les Écritures. Certes, mais pas dans cette intention : par vilenie. […] Ce n’est point à la trahison de Judas que nous devons notre salut, c’est à la sagesse du Christ, […] qui s’est admirablement servi pour notre bien de la perversité même des autres » (732.38). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le fils de l’homme s’en va vers sa passion volontairement, selon ce qui est écrit de lui, et il fait ce qui a été prévu sans rien refuser de ce qui a rapport à la rédemption, mais il protège Judas de son acte, car “moi, en faisant ce qui convient, je l’avertis afin qu’il se protège lui-même”. Ainsi, le fils de l’homme va vers sa passion sans donner l’occasion à Judas. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Il s’en va] de sa propre volonté. […] Mais on dira : Si [Jésus] s’en va de sa propre volonté, il ne faut donc pas l’imputer à Judas. Bien au contraire, faut-il répondre, car il faisait par une volonté mauvaise ce que le Fils faisait volontairement. » • →Calvin Comm. NT : La volonté divine de racheter le monde n’empêche nullement Judas d’être un traître odieux. • →Maldonat Comm. ev. 1,539 reproche à Calvin de rendre Dieu responsable du péché. →Judas damné ou sauvé ? 24b malheur à cet homme Déploration • →Éphrem le Syrien Diat. 19,1 « Par ces paroles il pleurait avec amour sur ce démolisseur inique » ; 19,11 « Si Judas avait fait pénitence […], il eût été libéré de la malédiction et eût reçu sa place et son trône dans le ciel. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « Ce n’est pas avec violence qu’il parle à cet endroit, mais plutôt avec compassion, et de nouveau de façon voilée » (732.23). • →Jérôme Comm. Matt. « Ni la première, ni la seconde accusation n’ont arrêté Judas et ne l’ont fait reculer dans la voie de la trahison, mais la patience du Maître nourrit son impudence. […] Jésus lui prédit le châtiment pour que, celui que la honte n’avait pas vaincu, l’annonce des supplices le remît dans le droit chemin » (= →Raban Maur Exp. Matt. 689.46 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt. 198.68). Avertissement aux communiants indignes • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,2 « [Judas] n’avait pas mérité de communier aux mystères éternels. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Malheur à l’homme qui, de nos jours, dissimulant les trahisons de son cœur, s’approche de la table en état de perversité et n’hésite pas à participer aux oblations saintes des Mystères du Christ » (689.50 ; = →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1469D). • →Rupert de Deutz Glor. 10,670 est plus prolixe sur le sujet et cherche à justifier la pratique de la confession avant l’Eucharistie : « Il faut donc bien voir que, nous avons par la suite cette tradition parce que Jésus a commencé de faire et d’enseigner ainsi et qu’il a fait lui-même en son temps ce qu’il a enseigné. » Il souligne cependant « qu’il ne faut éloigner personne de la sainte communion à moins qu’il n’ait été dénoncé et convaincu de crime » (697). Malédiction • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 15,30 « Il fait choix de Judas, / Tel qui ignore tout, / Et puis il le maudit, / Tel celui qui sait tout. »
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• →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Malheur à cet homme dont l’entrée dans l’enfer est imminente, car il le livrera à cause de son avarice. Or le Père aussi l’a livré et le Fils aussi s’est livré lui-même. Mais le Père et le Fils l’ont fait par amour, tandis que Judas l’a fait par avarice » (1476A). →Judas damné ou sauvé ? Malédiction comme genre littéraire (*gen24b) Il apparaît ailleurs dans la littérature chrétienne primitive : *ptes24bc. 24b par qui Judas instrumentalisé par le diable • →Origène Comm. Matt. 83 « Il ne dit pas : “Malheur à l’homme par qui”, mais : “Par le moyen duquel il sera trahi”, pour nous montrer qu’il y en avait un autre qui le trahissait, c’est-à-dire le diable, et que Judas n’était que l’instrument (ministrum) de sa trahison » (195.13 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,623). *chr2b est livré 24c Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né Ambiguïté sur « cet homme-là » • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « [Cette phrase] peut s’entendre de deux façons : soit comme s’il disait que cet homme-là [c.-à.d. l’homme qui livre] ne fût pas né, c’est-à-dire Judas. Soit que cet homme-ci [c.-à.d. le fils de l’homme] ne fût pas né, c’est-à-dire le Christ » (1470A). Allusion au malheur de l’apostasie ? • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « […] il est possible d’exposer ce verset d’une autre manière. “Il eût mieux valu pour lui”, autrement dit, il eût été un moindre mal pour Judas, car un moindre mal est dit un bien en comparaison d’un plus grand mal. “Que cet homme”, c’est-à-dire Judas, “n’eût pas été né” dans la foi et n’eût pas été élu au nombre des apôtres par l’appel du Christ : en effet s’il n’était pas né par vocation, il n’aurait pas été apostat par trahison. Ou bien encore “il eût mieux valu pour lui”, c’est-à-dire il eût été un moindre mal pour lui, “qu’il ne fût pas” venu au monde, mais qu’il eût été né avant le terme, mort dans le ventre de sa mère » (1470A). Allusion à la damnation ? (exceptionnelle) • →Denys le Chartreux Enarr. ev. « Il vaut mieux n’avoir jamais existé que de perpétrer de telles horreurs et de perdre pour toujours la grâce et la gloire. Il est évidemment préférable pour l’homme de ne jamais venir à l’existence que d’être damné […]. Nul doute que les malheureuses personnes qui se retrouvent en enfer souhaitent ne pas exister » (11,288-289). *chr24b malheur à cet homme ; →Judas damné ou sauvé ? Allusion à la préexistence des âmes ou aux limbes ? • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,40 « Le Seigneur parle-t-il, selon le langage ordinaire, de la vie naturelle ? Car une chose ne peut être bonne que pour celui qui jouit de l’existence. Si l’on soutient qu’il y a une vie antérieure à la vie présente, ce ne sera pas seulement pour Judas mais pour tout homme qu’il sera vrai de dire qu’il était bon de ne point naître. Ou bien Jésus dit-il qu’il eût été bon pour Judas de ne pas naître au diable pour pécher ? Ou bien enfin, de ne point naître à la vie du Christ par la grâce de la vocation, afin de ne point devenir apostat ? » • →Grégoire de Nysse Infant. « Non seulement celui qui n’a pas fait l’expérience du mal, mais aussi celui qui n’a même pas commencé à vivre, peuvent être plus heureux que celui qui a vécu dans le mal […]. Dans un cas [c.-à.d. celui de Judas] à cause de la profondeur du mal qui est en lui, le châtiment voulu par la purification est sans fin, dans l’autre cas, comment ce qui n’existe pas pourrait-il être touché par la souffrance ? » (87.5). Le néant de la non-existence vaut mieux que l’existence dans le mal • →Jérôme Comm. Matt. « Il ne faut pas croire qu’il a existé avant de naître, parce qu’il ne peut y avoir du bien que pour celui qui existe déjà. Il dit tout simplement qu’il vaut mieux ne pas vivre que vivre mal » (= →Raban Maur Exp. Matt. 690.60 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Anonymes In Matt. « Il vaut mieux ne pas être né, qu’être mal né, et il vaut mieux ne pas être, qu’être dans l’état de malheur » (198.74). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Certains objectent que s’il n’avait pas été né, il n’aurait pas été, et s’il n’avait pas été, il ne lui serait arrivé ni bien ni mal. Contre cette position, Jérôme soutient que c’est une manière de parler, parce qu’il vaut mieux ne pas être que de vivre dans un malheur
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extrême. Il voulait montrer que ne pas être peut s’entendre de deux manières : en soi, et alors il n’y a rien et il n’y a pour lui ni bien ni mal ; ou en tant qu’opposé à être, et dans cette opposition l’étant peut être moins mauvais que l’être ; et ainsi l’être du mal ou du malheur est par voie de conséquence un être privatif ou négatif. » Une mort vivante • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 81,4 « Mais quelle vie est celle où il eût mieux valu ne pas naître que de n’y pouvoir jamais mourir ? C’est bien plutôt une mort, et d’autant plus pénible que c’est la mort du péché, non de la nature. Bref, “la pire mort est celle des pécheurs” (Ps 34,22 = V-Ps 33,22). L’âme qui “vit selon la chair” (Rm 8,13) est donc “une morte vivante” (1Tm 5,6) ; mieux valait pour elle ne pas vivre du tout que de vivre ainsi. Oui, de cette sorte de mort vivante elle ne ressuscitera jamais, sinon par “la parole de vie” (Ep 5,26), ou plutôt par le Verbe qui est vie vivante et vivifiante » (303-305). Dialectique du choix, de l’être et du néant • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Certains disent qu’une peine n’est pas imposée à qui n’existe pas ; ils disent donc qu’il aurait été tout simplement mieux qu’il n’existe pas […]. Mais du fait qu’il n’y a rien, cela ne peut être choisi […] ; le fait qu’on puisse choisir est plus proche du bonheur que le fait de ne pas exister […]. Est-ce que quelqu’un peut choisir plutôt de ne pas exister que d’être soumis à une peine ? Ne pas exister peut donc s’entendre de deux façons : en soi ou par comparaison à autre chose. En soi, je dis que cela ne peut être choisi […], mais par comparaison à autre chose, cela peut être choisi […]. En effet, ne pas exister n’est pas quelque chose qui existe par nature, mais est perçu comme quelque chose par la perception de l’âme, comme le fait de ne pas être assis. Or, le choix porte sur ce qui est perçu. De sorte qu’être privé d’un mal est perçu comme un bien. Ainsi, si on choisit cela non pas en soi, mais en tant que cela exclut le mal, on choisit […]. Le Seigneur dit donc que ce qui s’éloigne le plus du mal est perçu comme plus rapproché de la félicité. […] Il est donc mieux de ne pas être que d’être dans les souffrances. » 25ab Judas, type de tous les faux-frères dans l’Église • →Origène Comm. Matt. 82 « C’est le caractère particulier des hommes parvenus aux dernières limites du mal, de dresser des embûches, après avoir partagé le sel et le pain, à des hommes qui ne leur ont jamais nui en rien […]. Tels sont dans l’Église tous ceux qui tendent des embûches à leurs frères après s’être approchés souvent avec eux de la même table du corps de Jésus Christ » (194.16). • Même idée chez les Réformés, comme →Bucer Enarr. Matt. 188b, qui invite en conséquence à la tolérance envers les méchants même à l’intérieur de l’Église, corpus permixtum. • →Trente 26,1 rapproche expressément les mauvais pasteurs et Judas (*theo24b Existence de pécheurs dans l’Église). →Judas Iscariote : fortune littéraire 25b rabbi Incrédulité de Judas • →Jérôme Comm. Matt. « Judas ajoute ce qui est une flatterie affectueuse ou une marque d’incrédulité. En effet, les autres, qui ne devaient pas trahir, disent : “Serait-ce moi, Seigneur” ? mais lui qui se propose de le livrer l’appelle, non Seigneur, mais Maître, comme si du moins ce refus de l’appeler Seigneur l’excusait d’avoir livré son Maître » (= →Anonymes In Matt. 198.80 ; →Raban Maur Exp. Matt. 690.65 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,669 « Il l’appelle rabbi, signe d’incrédulité, parce qu’après tant de signes et de miracles il ne croyait pas qu’il fût Dieu et Seigneur. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « En tardant à poser la question, il avait indiqué qu’il était triste, mais il simulait. De même, les autres l’appellent “Seigneur”, mais lui, “Maître”. Toutefois, Jésus était les deux (Jn 13,13). » 25c Tu as dit Omniscience divine • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 3,15 « Derechef en toi le mystère est levé, le secret, / Avec ce pain qu’il lui donne au grand jour : / Il cache : c’est pour lui apprendre combien il l’aime ; / Il révèle : c’est pour lui faire
savoir qu’il le connaît ; / Il cache, et l’autre pense qu’il n’a rien remarqué… / Il le blâme, il lui reproche son énorme déni : / Oh ! Le TrèsDoux ! il ne lui a point dit : “C’est toi” ! / Mais : “C’est toi qui l’as dit”. » Révélation sans réprimandes • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,2 « Il eût bien pu lui dire : “Impur, impur que tu es, maudit scélérat, après avoir préparé pendant si longtemps ce forfait, être sorti, avoir contracté une alliance diabolique, avoir convenu de prendre l’argent, et après que j’ai fait une remarque à ton intention, tu as encore l’audace de m’interroger” ? Non, il ne lui a rien dit de cela. Ce qu’il a dit ? “Tu as dit” ; il nous fixe des limites et, pour la résignation, des règles » (732.31). // Mt 26,64 • →Jérôme Comm. Matt. « Même réponse pour confondre le traître que celle qui sera faite à Pilate » (= →Raban Maur Exp. Matt. 690.74 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,674). Ambiguïté • →Augustin d’Hippone Cons. 3,1,2 « Mais ces dernières paroles ne révélaient pas clairement que Judas fût le traître. Elles peuvent en effet être comprises comme : Je n’ai pas dit cela. Il se pourrait aussi que ce qui a été dit par Judas et répondu par le Seigneur s’est fait sans que les autres le remarquent. » Autocondamnation • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Tu as dit. C’est comme s’il disait : Tu t’es trahi, pas moi » (1470B). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Remarquez la mansuétude du Seigneur. […] “Tu l’as dit”, à savoir : Tu l’as confessé. Ou bien : Tu dis cela, je ne l’affirme pas ; mais toi, tu le dis. » *pro25c + Mystique + 24bc malheur à cet homme + il lui eût été bon de ne pas être né — Assimilation • →Anselme de Cantorbéry Or. 4,34-40 « Ô toi en qui, par qui est mon salut, ma vie ; ô toi en qui, par qui est mon bien tout entier, que jamais je ne me glorifie [ailleurs] qu’en toi [cf. Ga 6,14]. Que me [sert] en effet d’avoir été conçu, d’être né, de vivre et de jouir de tous les biens de cette vie, puis de descendre en enfer ? S’il en était ainsi de moi, oui, mieux vaudrait pour moi n’avoir pas été conçu ! Et certes je serais tel, si par toi je n’avais été racheté ! » (5,273). + Théologie + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? DOGMATIQUE La grâce La question posée par tous les disciples peut être lue comme une attestation que l’homme ne peut savoir avec absolue certitude qu’il est en état de grâce. *chr22 24b malheur à cet homme Malédiction ? Jésus a-t-il donc par avance condamné celui qui allait le « donner/livrer » à ses juges ? L’imagination populaire pense parfois que Jésus prononce ici un verdict de perdition éternelle pour Judas, semblable à la malédiction prononcée contre le figuier improductif (Mt 21,19 ; *voc24b). La phrase de Jésus constitue cependant un jugement topique de l’apostasie ou de la trahison (*pro22a.25a ; *gen24b). Autant que d’une malédiction, il peut s’agir d’un constat du malheur dans lequel le traître se plonge, voire d’une douloureuse complainte sur le destin tragique d’un ami. Pour la plupart des commentateurs cependant, c’est bien la mort de Judas qui est prophétisée à ce moment-là par Jésus, faisant peut-être allusion à Dt 21,22-23 (*ref24b). En tout état de cause, le Christ rachète cette malédiction (Ga 3,13). Prédestination ? Ce qui aura lieu accomplit le dessein salvifique de Dieu inscrit dans les Écritures au moyen (dia) de l’action libre et responsable de Judas qui en est l’instrument. Cependant, l’ambiguïté de la désignation du traître par Jésus illustre la vérité que Dieu sait mais ne détermine pas la liberté humaine. On pourrait d’ailleurs lire v.24b et v.24c comme deux prophéties successives (1 : « malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré » et 2 : « cet
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homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né ») et non comme une seule : ce n’est que dans un second temps que Judas devient responsable d’une mort qu’il n’avait peut-être point voulue. Se rendant compte de sa responsabilité écrasante et n’osant croire qu’il peut être pardonné, il fait alors l’expérience du désespoir jusqu’au suicide, provoquant la réalisation de la deuxième prophétie de Jésus. →Judas Iscariote : fortune littéraire Existence de pécheurs dans l’Église Le concile de Trente n’hésite pas à mettre en garde contre la présence de loups parmi les évêques eux-mêmes, pourtant censés protéger la bergerie. On les compare à Judas : • →Trente 26,1 (« Du sacrement de l’ordre : il est utile d’expliquer aux fidèles le sacrement de l’ordre ») « Les uns en effet n’embrassent l’État ecclésiastique que pour se procurer ce qui est nécessaire à la nourriture et au vêtement, ils ne cherchent que le gain dans le Sacerdoce, comme font la plupart de ceux qui prennent les métiers les plus vulgaires. Il est bien vrai comme l’enseigne l’Apôtre, d’après la loi naturelle et la Loi divine, que “celui qui sert à l’Autel, doit vivre de l’Autel” (1Co 9,13), cependant c’est un grand sacrilège d’approcher de l’Autel en vue du profit qui en résulte. D’autres sont conduits au Sacerdoce par la soif des honneurs et par l’ambition. Il en est enfin qui ne recherchent les Ordres que pour s’enrichir ; et la preuve c’est que, si vous ne leur offrez quelque bénéfice considérable, ils ne songent même pas à recevoir un seul des Ordres sacrés. Ce sont ceux-là que notre Sauveur appelle des mercenaires, et dont le Prophète Ezéchiel disait : “Ils se paissent eux-mêmes, et non leurs brebis” (Ez 34,2). Leur bassesse et leur avidité a déshonoré l’État ecclésiastique aux yeux des Fidèles, qui le regardent maintenant presque comme la profession la plus vile et la plus méprisable. Aussi ne tirent-ils point d’autre fruit de leur Sacerdoce, que celui que recueillit Judas de son apostolat, c’est-à-dire leur perte éternelle. » • →Trente 14,8 (« Des sacrements en général : de l’auteur et du ministre des sacrements ») « De même donc que les arbres ne peuvent souffrir en rien de la perversité de celui qui les plante, de même, d’après le texte que nous venons de citer, ceux qui sont entrés en Jésus-Christ par le ministère d’hommes coupables, ne peuvent recevoir aucun dommage spirituel de fautes qui leur sont étrangères. Judas, par exemple, comme l’ont enseigné nos saints Pères, d’après l’Évangile de Saint Jean, baptisa plusieurs personnes, et cependant nous ne lisons nulle part qu’aucune d’elles ait été baptisée de nouveau. Ce qui a fait dire à Saint Augustin ces paroles remarquables : “Judas a donné le Baptême, et l’on n’a point baptisé après Judas. Jean (le Baptiste) l’a donné aussi, et l’on a baptisé après Jean. C’est que le Baptême que donnait Judas était le Baptême de Jésus-Christ, tandis que celui que donnait Jean était le baptême de Jean. Certes, nous ne préférons point Judas à Jean, mais nous préférons à bon droit le Baptême de JésusChrist, donné par Judas, au baptême de Jean donné par les mains de Jean lui-même” (→Augustin d’Hippone Tract. ep. Jo. 2). » 24c ne pas être né DOGMATIQUE Eschatologie particulière : Jésus comme révélateur ; la rencontre avec Jésus comme naissance ou anéantissement Le péché qui produit la malédiction ne vient pas de la naissance (Jn 9,2-3). Jésus renverse la perspective : c’est le péché qui, à rebours, fait regretter la naissance. La nouvelle naissance ou régénération par le baptême introduit le croyant dans une nouvelle vie d’intimité avec Dieu. En plongeant (embaptô) la main dans le même plat que Jésus pour le trahir, Judas régresse dans un état antébaptismal, anténatal. Il ne régresse pas tant avant sa naissance physique qu’avant sa renaissance spirituelle, commencée lorsqu’il a été admis comme l’un des douze et destinée à s’accomplir dans la réception de l’Esprit après la résurrection à la Pentecôte. →Judas Iscariote : fortune littéraire + Littérature + 23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera Mise en scène de l’ambiguïté • →Gréban Passion précise, dans une des rares didascalies : « Et notez ici que tous les apostres ont main dedans le plat et menjue Jhesus et Judas aussi » (v.18168). On imagine sans peine le jeu de scène impliqué. Est ainsi suggéré que chacun des douze Apôtres va, à sa manière, le livrer. Ils prennent alors tour à tour la parole pour demander : « Serait-ce moi ? »
(inversion des v.22 et 23). Judas se résout à faire de même : « Puisqu’on fait enqueste si forte, / numquid tunc ego sum, raby ? / suis-je pas leal en la sorte ? serez vous de par moy trahy ? » (v.18197-18199). *pro23b 24c il lui eût été bon ne de pas être né Judas l’avoue lui-même • →Gréban Passion place une telle malédiction dans la bouche de Judas lui-même, avant qu’il n’entre au service de Jésus : « mauldis mille fois corps et ame / et l’heure quand oncques fus né » (v.11034-11035). C’est l’homme qui se condamne lui-même. 25bc Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit →Judas Iscariote : fortune littéraire + Musique + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? →Bach Passion Répétition significative La question Herr, bin ich’s? est à nouveau chantée par le chœur. Bach nous donne un bel exemple de la minutie de son exégèse et de sa traduction musicale. Ainsi, le mot Herr est entendu bien distinctement onze fois, réparties dans toutes les voix, c’est-à-dire autant de fois qu’il y a d’apôtres, excepté Judas qui prendra la parole plus tard (v.25). Par ailleurs, le rythme musical saccadé, associé au rythme du texte, traduit l’affliction un peu affolée des disciples : le mot Herr apparaît presque sur chaque temps, et le « s » de ich’s parcourt presque continuellement ces cinq mesures. Addition : choral En réponse à la question des disciples et avant celle que donnera Jésus au v.23, s’entend ici la strophe d’un choral dont le texte suggère que chaque homme est celui-là qui le livre, faisant ainsi méditer l’auditeur sur la dimension universelle de la rédemption : • Choral Ich bin’s, ich sollte büßen « C’est moi, je devrais réparer pieds et poings liés en enfer ; les fers et les fouets, ce que tu as souffert, c’est mon âme qui le méritait. » 23b.24b livrera + livré — Autre traduction musicale de la souffrance À deux reprises dans →Bach Passion, le verbe verraten (« livrer ») induit une tension musicale, donnée par un intervalle de **triton. 25b Ce n’est pas moi, rabbi ? Dialogue entre Jésus et Judas Selon les codes du récitatif, les tessitures utilisées par →Bach Passion pour la question de Judas traduisent déjà une hiérarchie entre les deux personnes : ich (« je/moi ») est chanté dans le grave, rabbi dans l’aigu. 25c Tu as dit Expression douloureuse Par des croches descendantes jouées aux cordes, descendantes et liées par deux à cause d’**appogiatures, →Bach Passion donne des accents de tristesse douloureuse à la réponse de Jésus. + Danse + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Trouble des disciples… et du Maître ? →Neumeier Passion : Le cercle se défait, les uns debout, les autres prostrés au sol, les uns faisant le poirier, d’autres esquissant une **pirouette : évoluant sans cesse et s’agitant jusqu’à se défaire. Choral : À l’annonce de la trahison de l’un d’eux, tous s’écroulent. Judas s’enfuit d’un trait, comme si le danseur qui l’interprète se refusait à entrer dans le rôle imparti par le chorégraphe. Les autres danseurs improvisent leurs réactions à ce mouvement soudain. Jésus se retire vers l’estrade du fond et se dévêt en partie de sa tunique pour ensuite la réendosser — brève hésitation du Christ, très humaine à l’imminence du sacrifice suprême ? Les disciples se regroupent en cercle. Se préparant à participer au repas de la Pâque, ils figurent une émouvante fleur humaine, corolle qui s’ouvre ou se replie rythmiquement autour de son calice, le Christ. 23-24 Figuration de l’inéluctable →Neumeier Passion : Jésus debout au-dessus d’eux, flanqué des Personnes amplifiant ses paroles, annonce qui va le livrer.
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À ces paroles, les disciples affichent leur perplexité. Et tandis que Jean et son frère Jacques viennent appuyer leur tête sur le sein du Christ, tous se prosternent autour de lui, face contre terre. Judas apparaît debout, derrière, un bras tendu très haut, la main aux doigts ouverts se repliant lentement au-dessus de la tête de Jésus.
Aux disciples • →van den Bergh Matthew : Contrairement à la phrase précédente, Jésus s’adresse ouvertement à tous ses disciples, tournant la tête à gauche puis à droite. Sur les mots « cet homme », gros plan sur le visage de Judas qui mange encore sa bouchée (*cin21c.23b : van den Bergh), pensif.
25b Ce n’est pas moi, rabbi ? Insondable prédestination de Judas →Neumeier Passion • Presque brutalement, Jésus s’empare de cette main (*dan23-24) et la maintient sur son visage : le traître est désigné. Juste au-dessous de cette figure, un disciple totalement cambré sur les bras joints de deux autres qui l’encadrent, tête renversée en arrière, semble en extase (posture de certains danseurs sacrés de Bali), comme écrasé par le poids du drame qui se profile (*theo1-5). Mais les disciples, toujours assis au sol et regardant dans une autre direction, n’ont pas vu.
25bc Ce n’est pas moi, Rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit Judas quitte la scène • →Olcott Manger montre le disciple indécis jusqu’au bout, que seule la bouchée donnée par Jésus fait basculer (*cin21c.23b : Olcott). Judas ne participe pas à l’institution de l’Eucharistie. Une scène intercalée entre les v.29 et 30 montre Judas rasant les murs de la ville. L’image est très sombre : Judas passe dans le camp des ténèbres (// Jn 13,30). • →DeMille King : Judas a déjà montré beaucoup de signes de mépris et d’ironie pendant le repas, refusant de communier. De même, il est le premier à se lever pour protester. Alors face à face avec Jésus (// Jn 13,27 ; *syn20-25), il perd son assurance et se retire pendant le mouvement de protestation général. En sortant, il tombe nez à nez avec Marie et se cache avec son manteau en rasant les murs. Marie serre ses mains sur son cœur. • →Jewison Superstar : Judas s’enfuit après les mots de Jésus : « Tu l’as dit. Ce que tu as à faire, fais-le vite. » En rapprochant les deux réponses données à Judas (v.25 et v.50), Jésus annonce l’arrestation à venir. • = →Duvivier Golgotha. *chr20.25a Jésus ne répond pas • →Stevens Story : Judas est un personnage ambigu : il s’emporte contre le gaspillage d’argent (*cin10b : Stevens) mais semble livrer Jésus par amour et non pour l’argent (*cin14 Alors : Stevens). Ici, Jésus ne répond pas à la question de Judas mais se lève et annonce que ses disciples ne peuvent le suivre là où il va. Le cinéaste insère ensuite l’annonce du reniement de Pierre (// Jn 13). Jésus s’attendrit • →van den Bergh Matthew : Judas, teint mat et cheveux noirs, murmure ce v. à Jésus, qui ferme les yeux de tristesse et vient blottir sa tête dans le cou de Judas : « Oui, c’est toi. » Le cadrage en gros plan et la musique douce accentue l’intimité de ce moment où Jésus manifeste encore sa tendresse à son disciple. Celui-ci se détourne, puis passe sa main devant sa bouche. →Images de Judas au cinéma
25c il lui dit : — Tu as dit Ratification divine →Neumeier Passion • Jésus est relevé par les Personnes qui amplifient sa parole. • Judas quitte le groupe et monte sur l’estrade vers le fond de la scène. + Cinéma + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Question posée par le narrateur • →van den Bergh Matthew : Un peu comme après l’annonce de sa passion (*cin2a : van den Bergh), les disciples se regardent entre eux, mi-gênés mi-étonnés, mais le cinéaste ne représente pas leurs questions à Jésus : le v.22 n’est raconté que par le narrateur. 24 Énonciation : Jésus s’adresse Au spectateur • →Pasolini Matteo : Un léger zoom sur le visage de Jésus introduit le v.24 : cette parole et ce qu’elle implique lui coûtent. De fait, le film le montre attaché à Judas jusqu’au bout (*cin49c : Pasolini ; *cin56c : Pasolini). À la fin de la phrase, Jésus regarde en direction de la caméra — interpellation directe du spectateur. Ce dernier, identifié à Judas, se trouve par ce fait associé à la réaction des disciples à l’annonce du Maître qui indique que tous, potentiellement, pouvaient le trahir.
26,26-29 La dernière Cène + Propositions de lecture + 26-29 Institution des signes du pain et du vin NARRATION Un dernier repas ritualisé Sens Le récit de la dernière Cène et l’épisode de la mort de Jésus sont doublement liés par la temporalité narrative (*pro27a.29b) et par des détails rituels (*bib27,51a ; *bib28b) pour signifier la valeur de sacrifice expiatoire de cette mort. Jésus exprime en gestes symboliques comme ceux des prophètes la valeur de sa mort pour beaucoup. Il scelle une alliance de sang, tel un nouveau Moïse (*bib26-29 Conclusion d’alliance), fait un sacrifice comme un prêtre (Lv 4-5 ; *bib28b répandu) et s’offre lui-même comme une victime expiatoire à la manière du Serviteur souffrant (*ref28b ; *bib28b pour une multitude). Disposition : parallélisme Deux gestes symboliques accompagnés de paroles très fortes, rapportés en parallèles, font passer du repas que Jésus est en train de prendre (v.26) à un mystérieux repas futur « dans le →royaume de [s]on Père » (v.29).
Prolepse par discours performatif En même temps qu’elles donnent sens à ses gestes, les paroles de Jésus l’engagent lui-même dans la Pâque, l’obligeant à agir selon son dire et commandant ainsi au déroulement des événements. À travers ses gestes et ses paroles symboliques avec le pain et le vin, Jésus insère par avance sa passion et sa mort dans le monde des signes, fondant ainsi la pratique liturgique de la communauté de ses disciples. PRAGMATIQUE Le « récit de l’institution » Toutes les Églises chrétiennes fondent leurs pratiques eucharistiques dans ce texte. Regard traditionnel Du point de vue de la foi chrétienne, ce récit embrasse toute l’expérience du temps : il remonte dans le passé à la repromulgation-institution de l’Alliance-nouvelle par Jésus lui-même. Il présente l’Eucharistie qu’ils célèbrent à leur époque comme une participation aux effets du sacrifice de Jésus. Il ouvre cette Eucharistie à la restauration eschatologique de la commensalité avec Jésus (v.29). Il élargit aussi les destinataires du groupe des douze à la multitude sauvée par la rémission des péchés. *tex26-29 ; *gen26-29
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Regard moderne À ce récit hautement traditionnel l’« histoire », comme science moderne, applique le doute méthodologique. Elle s’efforce de reconstituer les actes et les intentions de Jésus en-deçà des interprétations liturgiques qui les ont transmises, avec parfois la présomption de considérer que ces interprétations n’ont rien à voir avec l’histoire. 26c.27b mangez + buvez — PRAGMATIQUE Scandale Paterfamilias au milieu des siens, Jésus endosse la responsabilité fondamentale du père, qui est de nourrir ses enfants. Mais à travers ses gestes symboliques il se présente lui-même comme la nourriture que le père donne à ses enfants. « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » (Jn 6,52). Seule une autorité exceptionnelle pourrait oser une mise en scène symbolique aussi révoltante pour la mentalité biblique (*theo27b.28a ; →De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures ; →Autorité de Jésus durant son ministère).
le corps et le sang du Christ ne peut donc pas s’appuyer seulement sur ce verbe. Voir cependant *gra26c.28a. 26c mon corps Sémitisme ? Le grec sôma et ses équivalents araméens (gûf et beśar) et hébreux (gûfâ et bāśār) peuvent signifier simplement « soi-même ». En hébreu l’expression bāśār wedām (« corps et sang ») peut indiquer « l’homme » en sa totalité physique et morale. + Grammaire + 26a dit une bénédiction Complément implicite ambigu • Ou bien Jésus bénit Dieu (pour ses dons, etc. ; cf. Mt 14,19) ; • ou bien Jésus bénit le pain (dans la logique des deux verbes encadrant celui-ci : « prit » et « donna »). *jui26a ; *lit26a
26c.28a ceci est Formules énigmatiques Antécédent imprécis du pronom en grec Touto, neutre, ne désigne ni le pain (artos, masc.), ni le vin (oinos, masc.). Il peut désigner : • en v.26 : par avance, le corps (sôma, neutre) ; • en v.28 : la coupe (potêrion, neutre) ou, par avance, le sang (haima, neutre) ; • autre chose encore (*pro26c.28a). Phrase nominale d’identification en araméen ? Byz V S TR Nes La phrase originelle, en araméen, ne 26 a Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris le comportait probablement pas de V Nes du pain verbe (*voc26c.28a), juxtaposant sujet et prédicat : les mots de « corps » et et rendu grâce, de « sang » se trouvant attachés direcV S TR Nes dit une bénédiction, le rompit tement au pain et à la coupe.
26c.28a ceci est Histoire de la réception Cette péricope est l’un des rares passages des Écritures dont le magistère de l’Église catholique a défini dogmatiquement le sens littéral (*theo26-29). En prenant les paroles de Jésus au pied de la lettre, à l’orée des temps modernes, ce texte lançait ainsi un défi aux théologiens (*theo passim) que les philosophes (*phi passim) et les poètes (*litt passim) ne cesseraient plus d’essayer de relever.
Texte + Critique textuelle + 26-29 Abondance de variantes qui reflète de façon évidente l’interprétation liturgique de ce récit : les copistes y voient spontanément l’institution des rites eucharistiques qu’ils célèbrent, et harmonisent. 26a le pain Ou « du pain » Nes lit arton, sans article, la même lecture que Mc 14,22 ; Lc 22,19 ; 1Co 11,23, mais Byz et TR lisent ton arton « le pain » en Mt 26,26. Evocation d’un pain de l’apîqômān (*jui26a) ? Le syriaque peut être lu aussi bien « un pain » que « le pain ».
b
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et l’ayant donné aux VS il le donna à ses Byz TR il le donnait aux disciples Byz V S TRet dit : — Prenez Vet mangez, ceci est mon corps.
26-29 La dernière Cène Mc 14,22-25 ; Lc 22,19-20 ; 1Co 11,23-25 ; cf. Jn 6,3235.50-58 ; 13,1-3 – 26-29 Sacrifice préparé par Dieu So 1,7 – 26-29 Une nourriture divine Dt 32,12-14 ; Ps 78,24 ; 81,17 ; 104,15 ; 111,4-5.9 ; 136,25 ; 147,14 ; Za 9,1617 ; Jn 6,32 – 26-27 Pain et vin Mt 6,11 ; Gn 14,18-19 ; Pr 9,5 – 26 Fraction du pain Mt 14,19 ; 15,36 ; Mc 6,41 ; 8,6 ; Lc 9,16 ; 24,30 ; Jn 6,11 ; Ac 27,35 – 26ac pain + corps Sg 16,21 ; Jn 6,51-52.60-61.66 ; 1Co 10,17 – 26b dit Sg 16,26 – 26c mangez Lv 10,12 – 26c ceci Ex 16,15
26a rendu grâce : Byz | V S TR Nes : dit une bénédiction • Byz : eucharistêsas ; • V : benedixit ; • S : bērak ; • TR et Nes : eulogêsas ; • syS : brk ’lwhy « prononça sur lui [= le pain] la bénédiction ». Dans la prière juive, milieu dont est proche la culture syriaque en ses origines, et suivant l’Écriture, on ne bénit pas la matière (déjà bénie lors de la Création), mais on bénit Dieu au sujet de ses dons, c.-à-d. « pour le pain ». + Vocabulaire + 26a rompit Verbe spécifique Outre son sens concret originel, le verbe eklasen est par excellence celui de l’Eucharistie des premiers chrétiens désignant par synecdoque l’ensemble de la célébration (*mil26a). 26c Prenez Double sens Le grec labete, le latin accipite et le syriaque sbw signifient aussi bien « recevez ». 26c.28a est Polysémie Le verbe estin peut signifier « représente » ou « symbolise » dans Mt (p. ex. Mt 13,19-23.37-39). L’identification des éléments avec
+ Procédés littéraires + 26-29 NARRATION Motif récurrent L’attitude et les gestes de Jésus font écho à des motifs semblables (prendre, bénir et donner de la nourriture) lors des épisodes de la multiplication des pains des ch.14 et 15.
26a.27a dit une bénédiction + rendu grâce — (TR Nes) Variation Le v.26a emploie le verbe eulogeô dans TR et Nes, tandis que le v.27a le verbe eucharisteô dans Byz, TR et Nes. Quel sens donner à cette variation : *chr27a ? 26a.30a dit une bénédiction + ayant chanté des louanges — SÉMANTIQUE Ambiguïté Ces locutions françaises traduisent de simples verbes en grec : « bénir » et « louer ». On peut traduire aussi « dit la bénédiction » et « chanté les louanges », si le narrateur a en vue la célébration bien connue du Seder de Pâque (*jui26-29). *gra26a
26c.28a ceci est Formules énigmatiques Il est difficile de déterminer ce que Jésus désigne par ces pronoms démonstratifs et cette indétermination, qui met un peu le langage représentatif en « court-circuit », très riche de sens. ÉNONCIATION Désignation générale de l’acte rédempteur ? Quand Mt use de l’expression « ceci est », il accorde généralement le pronom ceci avec son antécédent (Mt 3,3 ; 13,19-20.22-23 ; 15,20). Ici « ceci » ne convient pas au pain (*gra26c.28a) : il désigne plutôt l’ensemble du processus de prendre le pain, de le rompre, de le prendre et de le consommer. De même, ce n’est pas le vin en soi, mais le partage de la coupe (*pro27a) qui permet à tous de prendre part à sa mort, à son sang. Le déictique « ceci », qui semble renvoyer à l’ici-et-maintenant d’une action unique (c’est-à-dire « ce pain et ce vin que je tiens dans mes mains »)
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contraste avec la pluralité des termes qui inscrivent la parole performative dans la succession des temps : « tous » (v.27b), « alliance nouvelle » (v.28a), « une multitude » (v.28b). Désignerait-il le « une fois pour toutes » de la rémission des péchés (*pro42b ; cf. He 9,12.24) ? PRAGMATIQUE Actes de langage En désignant ainsi le pain et le vin, Jésus les fait aussi « être » autres que ce qu’ils sont.
Pour les premiers lecteurs de Mt, ces connotations sont donc à la fois originaires (le geste fait par Jésus ce soir-là) et liturgiques (le geste qu’ils faisaient dans leurs assemblées) : *lit26a. + ayant donné + mangez : Connotations sacrificielles Dans le contexte pascal de tout ce récit, Jésus transpose symboliquement sur le pain les gestes d’immolation, de dépeçage et de distribution de l’agneau pascal. →Les divers noms de l’Eucharistie : Fraction du pain
26c mon corps NARRATION Motif Le « corps » de Jésus ouvre (Mt 26,12) et clôt (Mt 27,58) l’ensemble du récit de la passion. Cette omniprésence du corps du Christ contraste avec son absence au tombeau au moment de la résurrection. L’ensemble de l’Évangile du Dieu-avec-nous (Mt 1,23 ; 18,20 ; 28,20) culmine dans cette présence-absence du corps de Jésus.
+ Textes anciens +
+ Genres littéraires + 26-29 Récit étiologique Autant qu’un témoignage historique sur le dernier repas de Jésus — et même si Jésus lui-même n’ajoute pas « faites cela en mémoire de moi » ici —, ce récit résonne pour les contemporains de l’évangéliste comme celui de la fondation du rite central de leur pratique religieuse, le repas du Seigneur. Toute « mémoire » suppose la répétition d’un acte institué (*mil26a rompit).
Contexte
26-29 // adieux d’autres grands sages de l’humanité Bouddha donne ses suprêmes recommandations à son disciple Ananda et à ses compagnons au moment de partir, au terme d’un repas servi par lui-même chez une courtisane, et après avoir triomphé d’une ultime maladie : soyez vos propres lumières, attachez-vous à la doctrine, non les uns aux autres, ne comptez que sur vous-même. Que chacun s’efforce de vivre en son corps sans lui être asservi ; que chacun s’en rapporte à ses propres vues et à ses décisions personnelles en s’attachant à la vérité seule, non au maître qui va partir (→Carus Buddha, 268-272). Socrate témoigne devant ses disciples qu’il va à la mort avec assurance : la mort de son corps le fera passer vers la vraie réalité, l’immortalité que l’esprit acquiert par la connaissance de la vérité et l’accomplissement du bien (→Platon Phaedr. 245c-246a). + Intertextualité biblique +
+ Repères historiques et géographiques + 26-29 Historicité de la dernière Cène Elle est largement admise, pour de nombreuses raisons. *mil26-29 ; →Historicité de la dernière Cène + Milieux de vie + 26-29 LITURGIE Repas pascal ? Les gestes et les paroles racontés suggèrent un repas pascal (→Pâque juive). Cependant, aucune mention n’est faite de l’agneau, des quatre coupes, du pain azyme, ni d’autres éléments du Seder de Pâque (codifié, il est vrai, après 70 ap. J.-C., dans la Mishna ; →b. Pesaḥ. 115ab rappelle qu’il y eut différentes manières de faire). Est-ce parce que →la dernière Cène ne serait pas un repas pascal ? Ou parce que dans le contexte juif d’élaboration des premières traditions on présupposait évidemment connu l’ensemble du rite, pour ne raconter que les gestes surprenants de Jésus ? *theo17-29 Le « repas du Seigneur » dans les communautés chrétiennes primitives Le récit de la dernière Cène de Jésus évoque naturellement pour les lecteurs de Mt leur propre pratique eucharistique (*gen26-29 ; *lit26-29). →Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes →Les repas rituels des premiers chrétiens 26a Pendant qu’ils mangeaient RELIGION Repas sacrés des religions orientales contemporaines proches des rites chrétiens. • →Justin le Martyr 1 Apol. 66,4 écrit que les démons ont imité le repas du Seigneur dans les mystères de Mithra.
26-29 Typologies Conclusion d’alliance Le « sang de l’alliance » (*ref28a) proposé aux « douze » continue la →typologie mosaïque (*bib1a). L’alliance au Sinaï (Ex 24,6-8) constitue l’arrière-plan du récit. Même si la conclusion de l’Alliance en Ex ne fait pas mention de la rémission des péchés (le lien entre le sacrifice sanglant et la rémission des péchés est fait en Lv 4-5), l’aspersion de sang est, dans la tradition juive, explicitement interprétée comme expiatoire (cf. →Tg. Onq. Ex 24,8 ; →Tg. Ps.-J. Ex 24,8, attesté dès le 1er s. par He 9,20). De même la séquence {« sang répandu »/banquet eschatologique} rappelle la séquence {aspersion de sang par Moïse (Ex 24,6-8)/repas céleste mystérieux de Moïse et des 70 anciens (Ex 24,9-11)}. →Typologie pascale de la proclamation évangélique. Isaac La tradition juive ancienne semble avoir rapproché le sang de l’alliance et celui de la circoncision/du sacrifice d’Isaac. *jui28a ; *bib36c ; →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac Geste prophétique À la manière des anciens prophètes (Ez 2,8-3,3 ; 4,9-17 ; Os 1-2 ; etc.), Jésus accomplit une action symbolique ambigüe (*mil26a) ou choquante (*pro27b28a ; *theo27b.28a ; →De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures) avant d’en donner l’explication. Le geste a valeur de parole en acte. Au-delà du simple partage aux divers convives, les gestes de rompre le pain et de faire circuler le vin, séparément désignés comme corps et sang, peuvent annoncer la mise à mort de Jésus sur la croix.
Reception + Lecture synoptique +
26a rompit LITURGIE Double ancrage rituel Coutume familiale et célébrations communautaires Le geste du Christ est celui du père de famille. Si important fut ce geste, qu’il est passé dans la langue du NT. • Les disciples d’Emmaüs reconnaîtront le Seigneur « à la fraction du pain » (Lc 24,35) ; • Ac 2,46 « Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple et rompaient le pain dans leurs maisons » (cf. Ac 20,7 ; 20,11).
26-29 Traditions eucharistiques NT Caractères généraux Mt et Mc racontent la dernière Cène dans une perspective rituelle. Jn, dans son discours d’adieux, adopte une perspective plus testamentaire. Lc semble faire la synthèse en enchâssant la première dans la seconde : la tradition cultuelle reçoit sa coloration de la tradition testamentaire (vigilance dans le service fraternel). *ref26-29
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Variations dans les formulations : deux traditions principales, Mt–Mc et Lc–1Co s’opposent respectivement sur les points suivants : ayant pris du pain / il prit du pain ; il dit une bénédiction / il rendit grâce ; il dit / en disant ; prenez / Ø ; Ø / qui est livré pour vous ; Ø / faites cela en mémoire de moi ; prit une coupe / et de même la coupe ; Ø / après le repas ; il rendit grâce / Ø ; ceci est mon sang / cette coupe ; de l’alliance / la nouvelle alliance en mon sang. On considère souvent les « ajouts » de Lc et 1Co comme des explications théologiques du rite (cf. Lc 22,19b est omis en ms. D), mais il est impossible d’établir avec certitude que l’une ou l’autre est la plus originaire. La formule originaire comprenait au moins : • une introduction à la parole sur le pain (il prit du pain ; il rendit grâce / pria ; il le rompit ; il dit) ; • « Ceci est mon corps » ; • une introduction à la parole sur la coupe ; • « Cette coupe est la [nouvelle] alliance en mon sang » • et probablement un vœu d’abstinence : « Je vous dis : — Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père. » // Mc Le parallélisme des paroles sur le pain et sur le vin est plus souligné en Mt qu’en Mc. En Mt Jésus commande aux apôtres de boire, non en Mc. La rémission des péchés apparaît en Mt mais non en Mc. Les différences entre Mt et Mc viennent soit d’un travail rédactionnel du premier sur le second, soit de sa fidélité aux traditions liturgiques dont Mt hérite dans sa communauté. Ceci pourrait expliquer l’omission d’« Amen » (v.29a, qui apparaît en Mc 14,25 —mot par ailleurs favori de Mt), ou l’introduction du déictique « ce produit » (v.29b). // Lc et Paul séparent la bénédiction sur le pain et la bénédiction sur la coupe par un repas (1Co 11,25). Mt semble les juxtaposer, mais s’il raconte un repas pascal, il faut y voir une syncope (cf. un même phénomène dans le récit de l’agonie, *pro45b.46a). Différences de genres littéraires entre Paul et les Synoptiques : récit circonstanciel ou texte rituel ? Les récits évangéliques de la dernière Cène se présentent comme des récits autorisés dans lesquels les chrétiens peuvent reconnaître leur propre rite (*gen26-29). En revanche, 1Co 11,23-25 est un texte circonstanciel, dans lequel Paul développe sa vision sur le rite, marqué par son style personnel en s’adressant fortement à son auditoire (cf. 1Co 11,24 to huper humôn [« le pour-vous »] ; // Mt et Mc disent plus impersonnellement « pour une multitude »). En rappelant vers les années 50 le « récit d’institution », Paul ne décrit pas forcément le rituel même que l’on célèbre (p. ex., le rituel qu’il décrit à la 1re pers. pl. en 1Co 10,16-17 semble avoir suivi l’ordre coupe-pain, et non pas l’ordre pain-coupe trouvé dans le récit d’institution). En 1Co 11,23-25, Paul donne : • la raison pour laquelle on célèbre ce repas communautaire : il s’en prend à des dérives de la pratique rituelle des Corinthiens et veut les corriger en situant leurs repas dans la tradition la plus autorisée concernant Jésus ; • une mystagogie du repas communautaire rituel que les Corinthiens célèbrent (quels qu’en soient les contours précis) : enraciné dans la tradition juive/judéenne (v.25 : la « nouvelle alliance » renvoie à Ex 24,5-8 à travers Jr 31,31 ; cf. le thème de la libération d’esclavage en 1Co 7,22), il est sacrificiel (« pour vous » insiste sur la mort vicaire). C’est un mémorial (v.23 « chaque fois… ») du Christ (v.24-25 « de moi ») et il doit donc exprimer pour les croyants leur communion avec lui et entre eux. 26c.27b Prenez et mangez + buvez : Traits institutionnels chez Mt Mt–Mc ne comportent aucun ordre de répétition des gestes accomplis avec le pain et le vin, ordre qu’on attendrait dans un récit d’institution rituelle. SM En revanche, la succession des impératifs, propres à Mt (« prenez », « mangez », « buvez ») suggère le caractère institutif du rite : le texte déploie toutes ses résonances chez des lecteurs habitués à la célébration liturgique. *gen26-29
+ Liturgie + 26-29 La réception du récit de la dernière Cène dans la liturgie Aux origines du christianisme, le repas du Seigneur était célébré : • non seulement au moment de la Pâque comme une commémoration de la dernière Cène du Seigneur, • mais tous les dimanches (→Did. 14,1 « Le jour dominical du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâce ») : →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques. Vingt siècles plus tard cette dualité de rythme est maintenue par : • la solennité du →jeudi saint • et les Eucharisties quotidiennes et dominicales. →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes 26a Pendant qu’ils mangeaient Alors pourquoi le jeûne eucharistique ? Le rituel eucharistique d’abord étroitement lié à un repas, s’en est progressivement séparé au point qu’on ne peut plus communier qu’au terme d’un temps de jeûne (*chr26a). Dans la tradition latine, les prescriptions concernant le jeûne eucharistique — rigoureuses dans le passé, très allégées aujourd’hui — font toujours partie du domaine du droit ecclésiastique : →Le jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline. 26a.27a ayant pris Du geste quotidien au geste rituel Le geste du Christ prenant sur la table du repas pascal le pain puis le vin a été très tôt ritualisé, amplifié et solennisé par la liturgie : →L’offrande par le prêtre ; →Les rites complémentaires de préparation du pain et du vin. 26a pain MYSTAGOGIE Symbolisme christique-ecclésiologique du pain naturel • →Gaudence de Brescia Tract. 2,32 « Il faut que le pain soit fait avec de la farine de nombreux grains de froment, mêlée à de l’eau, et reçoive du feu son achèvement. On y trouve donc une image ressemblante du corps du Christ, car nous savons qu’il forme un seul corps avec la multitude des hommes, qui a reçu son achèvement du feu de l’Esprit Saint. » RITUEL Azyme ou non ? Cf. *lit17a. Le symbolisme du pain unique est sauvegardé autant que possible, même dans les célébrations de grandes assemblées : • →MR 73 §321 « La notion de signe demande que la matière de la célébration eucharistique apparaisse réellement comme une nourriture ; il convient donc que le pain eucharistique — tout en restant du pain non levé (azyme) — soit confectionné de telle manière que le prêtre à la Messe en présence du peuple puisse réellement rompre l’hostie en plusieurs parts et distribuer celles-ci au moins à quelques-uns des fidèles. » 26a bénédiction HISTOIRE/MYSTAGOGIE Bénédiction des éléments ou louange à Dieu ? Origines juives Jésus prononce sans doute une bénédiction dans la tradition des berākôt qui a enveloppé l’→institution de l’Eucharistie (*jui27a rendu grâce). L’Église ne peut que faire la même chose en mémoire de lui : • →Did. 9-10 : Les prières d’action de grâces et de louanges pour la coupe et pour le pain, de manière très juive, sont toutes destinées à Dieu, même si elles sont prononcées au-dessus des éléments. • →Justin le Martyr 1 Apol. 67,5 « […] le président, pareillement, fait monter prières et actions de grâces, de son mieux, et le peuple exprime son accord en proclamant l’Amen. » *lit26-29 Les catholiques rapprochent cette bénédiction de celle des oblats avant la consécration eucharistique (→Maldonat Comm. ev. [1,542-544] citant →Justin le Martyr 1 Apol. 66,2 ; →Lapide Arg. Matt. [480] citant 1Co 10,16).
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• →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,289 identifie cette bénédiction avec les paroles de l’institution qui suivent dans le récit. • →Cajétan Comm. Sum. y voit cependant, une bénédiction « de louange, pas de consécration » (71A). Les réformés contestent l’interprétation traditionnelle d’une bénédiction prononcée sur le pain. Selon eux, ce fut une louange adressée à Dieu. • →Calvin Comm. NT rejette les signes de croix faits par le prêtre sur les oblats durant la messe comme des « exorcismes ». Jésus voulait ici remercier le Père pour le salut éternel de l’humanité accordé à travers le repas du Seigneur. TEXTE La volonté de bénir le Seigneur pour ses dons a abouti à la création d’un genre liturgique particulier : →La préface eucharistique. 26a le rompit Du geste quotidien au geste rituel La tradition liturgique n’a pas manqué d’approfondir le geste de Jésus. *voc26a ; *mil26a ; →La fraction du pain ; →Les rites complémentaires à la fraction du pain 26b.27a dit + disant — Comment ? RITUEL/HISTOIRE Prononciation à voix haute ou prière silencieuse ? La récitation à voix basse de la prière eucharistique est répandue dans les Églises d’Orient antiques, puisque →Nov. 137,6 prescrit aux prêtres, en l’an 565, de « prononcer la divine oblation […] non secrètement, mais d’une voix telle qu’elle soit entendue par le peuple fidèle » (699). Un siècle et demi après, →Moschus Prat. spir. 196 précise comme une curiosité que dans la région d’Apamée en Syrie les célébrants ont l’habitude de dire l’anaphore tout haut. • Entendant les paroles de l’institution au cœur de la liturgie eucharistique comme une promesse (*theo26a), les réformés insistent pour que le Canon de la messe soit entièrement prononcé à voix haute pour qu’il puisse être entendu de tous, comme une parole de promesse. Luther supprime presque tout le Canon eucharistique, ne conservant que la préface et les verba testamenti. • Les catholiques ont longtemps distingué entre les paroles de l’institution prononcées à voix haute pour que tous puissent entendre et entrer dans l’adoration du Dieu qui vient à son Église, et d’autres paroles du Canon, adressées à Dieu lui-même, prononcées doucement, voire murmurées en silence. MYSTAGOGIE Sens du Canon silencieux • →Ratzinger Geist « Le prêtre pourrait prononcer à haute voix les premiers mots des diverses prières, comme point de repère pour l’assemblée, de sorte que chacun puisse s’unir à la récitation silencieuse de la Prière eucharistique, et qu’ainsi la prière liturgique nourrisse la prière personnelle et qu’à son tour la prière personnelle se fonde dans la prière de l’Église. Quiconque a fait l’expérience d’une communauté unie dans la prière silencieuse du Canon sait ce que représente un silence véritable. Là, le silence est à la fois un cri puissant, pénétrant, lancé vers Dieu, et une communion de prière remplie de l’Esprit » (170). 26c.27b Prenez et mangez + Buvez DISCIPLINE Communion aux deux espèces (pain et vin) ou non ? • En Orient la communion sous les deux espèces pour les fidèles a toujours eu lieu. • La communion sous la seule espèce du pain est pratiquée dans les cas où elle se fait en dehors de la messe (absents, malades, etc.). Cependant, en Occident, pour des raisons pratiques, elle devint universelle pour tous les fidèles, la coupe étant réservée au célébrant. • →Luther Capt. bab. WA 6,504 : La première des trois captivités babyloniennes de l’Église est le refus de la coupe aux fidèles laïcs. Ce n’est pas un point de détail pratique, mais une question d’obéissance au sens obvie de la Parole de Dieu : « pour une multitude » ne peut pas désigner seulement les prêtres. La pratique catholique est aujourd’hui très large : • →IGMR 85 ; →MR 38 « Il est très souhaitable que les fidèles, comme le prêtre est tenu de le faire lui-même, reçoivent le Corps du Seigneur avec
des Hosties consacrées à cette même Messe et, dans les cas prévus, qu’ils participent au Calice afin que, même par ses signes, la communion apparaisse mieux comme une participation au sacrifice actuellement célébré. » • →MR 65 « L’Évêque diocésain [… peut] permettre que la Communion soit donnée sous les deux espèces à chaque occasion jugée opportune par le prêtre à qui est confiée la communauté, comme son pasteur propre, pourvu que les fidèles soient bien instruits et qu’il n’y ait aucun danger de profaner le Sacrement ni que le rite soit rendu difficile en raison de l’affluence de participants ou pour une autre cause. » RITE • →IGMR 286 ; →MR 65 « Si la communion au Sang se fait en buvant directement au calice, le communiant, après avoir reçu le Corps du Christ, se rend vers le ministre du calice et se tient devant lui. Le ministre dit : Sanguis Christi ; le communiant répond : Amen, et le ministre lui tend le calice, que le communiant approche de la bouche avec ses propres mains. Le communiant boit un peu au calice, le rend au ministre et se retire ; le ministre essuie le bord du calice avec le purificatoire. » • →IGMR 287 ; →MR 66 « Si la communion au calice se fait par intinction, le communiant, tenant le plateau au-dessous de la bouche, s’approche du prêtre, qui tient le vase contenant les saintes Parcelles, ayant à son côté le ministre qui porte le calice. Le prêtre prend une Hostie, en trempe une partie dans le calice, et, en la montrant, dit : Corpus et Sanguis Christi ; le communiant répond Amen, reçoit du prêtre le Sacrement dans la bouche, et ensuite se retire. » 26c Prenez et mangez DISCIPLINE Communion au pain eucharistié dans la même célébration La foi en la présence réelle et les raisons de commodité pratique (p. ex. lorsque l’on ne peut pas prévoir réellement le nombre approximatif des communions) permettent de donner la communion aux fidèles avec des hosties tirées de la sainte réserve du tabernacle, mais, pour d’évidentes raisons pédagogiques et symboliques, il est préférable qu’ils mangent tous du pain unique de la charité, partagé entre frères durant la célébration même : • →Congrégation des rites Euch. myst. 31 « Pour que, même par les signes, la communion apparaisse mieux comme la participation au sacrifice qui se célèbre, on veillera à ce que les fidèles puissent la recevoir avec des hosties consacrées durant cette Messe. » Manière de communier La liturgie recommande une attitude de profond respect. La pratique actuelle dans l’Église catholique permet à chacun d’exprimer au mieux son attitude face au don de Dieu. Communier à genoux signifie l’adoration. *lit39a Communier debout signifie la confiance en Dieu, qui relève et adopte, et la réception de l’Eucharistie comme prémisses de la résurrection. *lit28,9 Communier dans la main permet un contact plus « physique » avec le divin corps et son adoration plus intime : • →Cyrille de Jérusalem Catech. myst. 5,21 « Quand donc tu t’approches, ne t’avance pas les paumes des mains étendues, ni les doigts disjoints ; mais fais de ta main gauche un trône pour ta main droite, puisque celle-ci doit recevoir le Roi, et, dans le creux de ta main, reçois le corps du Christ, disant : “Amen”. Avec soin alors sanctifie tes yeux par le contact du saint corps [en le contemplant], puis prends-le et veille à n’en rien laisser perdre. Car ce que tu perdrais, c’est comme si tu étais privé de l’un de tes membres. Dis-moi en effet, si l’on t’avait donné des paillettes d’or, ne les retiendrais-tu pas avec le plus grand soin, prenant garde d’en rien perdre et d’en subir dommage ? Ne veilleras-tu donc pas avec beaucoup plus de soin sur un objet plus précieux que l’or et que les pierres précieuses, afin de n’en pas perdre une miette ? » Communier sur la langue signifie recevoir de Dieu le pain céleste comme un don gratuit, comme le nourrisson nourri par sa mère.
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26c.28a ceci est mon corps + ceci est mon sang HISTOIRE/DISCIPLINE/MYSTAGOGIE Présence réelle →Adoration eucharistique durant les liturgies ; →Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques ; →Le tabernacle ; →Les miracles eucharistiques TEXTE Les « paroles de consécration » Les témoins anciens de liturgies eucharistiques présentent les « paroles de consécration » sous plusieurs formes. *syn26-29 Forme brève (Mc-Mt) • →Ignace d’Antioche Rom. 7,3 ; →Phld. 4,1 ; →Smyrn. 7,1 ; • →Justin le Martyr 1 Apol. 66,3. Forme longue (Lc-1Co) Elle ne se trouve jamais dans les anaphores orientales, mais toujours dans les anaphores occidentales (pas chez Hippolyte cependant : l’adoption occidentale de la formule longue n’est sans doute pas originelle). Forme éclectique • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 32 : Hoc est corpus meum quod pro vobis confringetur, hic est sanguis meus qui pro vobis effunditur. • →Ac. Thom. 158,1 présente une intéressante superposition de la crucifixion sur le rite : to huper humôn staurouthen. Absence Plusieurs anaphores eucharistiques anciennes ne présentent pas les paroles de consécration, voire omettent le récit d’institution : • →Ac. Jn. 109-110 et →Ac. Thom. 26,2 ; 29,3 ; 49,2 ; 50,2-3 ; 51,1-2 ; 121,3 mentionnent plusieurs fois la célébration eucharistique et les prières qui y sont prononcées, sans reprendre les paroles de Jésus à la Cène. • →Ac. Thom. 158,1 « Judas fit apporter le pain et la coupe mélangée. Il prononça sur elle la bénédiction et dit : “Nous mangeons ton saint corps, qui fut crucifié pour nous, et nous buvons ton sang vivifiant, qui fut répandu pour nous”. » • →Anaph. Addaï Mari, l’une des trois anaphores traditionnellement en usage dans l’Église assyrienne d’Orient, depuis des temps immémoriaux se présente sans récit de l’institution, même dans son plus ancien ms. (Mar Esa’ya). • →Did. 9 et 10 présente des prières en contexte eucharistique, sans les paroles de l’institution (*chr26a bénédiction). + Tradition juive + 26-29 Échos du rituel du Seder pascal ? *lit26-29 ; →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? ; →Pâque juive ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? ; →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes 26a ayant pris le pain et dit une bénédiction Le récit d’institution : un genre littéraire liturgique juif ? Dans tout rite liturgique, le « récit d’institution » est le lieu théologique qui fonde la célébration. Dans les rituels de fêtes juives telles que Kippour, Hanoukka et Pourim, de tels récits apparaissent comme des embolismes rappelant l’événement célébré par la fête, insérés dans la prière d’action de grâces en fin de repas (birkat hammāzôn). Les formes anciennes de la birkat hammāzôn reconstituées par les historiens présentent, en fin de seconde strophe, une citation de Dt 8,10 : « quand vous aurez été rassasiés, vous bénirez le Seigneur votre Dieu ». Ce commandement divin institue la bénédiction du pain en tant qu’action liturgique, comme en témoigne →b. Ber. 48b. Or la rubrique inaugurale de →Did. 10 fait une claire allusion à ce v. : « une fois que vous serez rassasiés, rendez grâce ainsi : […] ». →Did. 10 peut ainsi se lire comme l’embryon d’un récit d’institution de l’Eucharistie chrétienne. →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes 26a.27a pain + coupe — Pain béni avant le vin : pratiques similaires Dans le repas messianique décrit par 1Q28a 2,11-22 ; cependant, le texte ne stipule pas que le pain est béni avant le vin. Dans le repas juif ordinaire réglementé par la loi rabbinique : la bénédiction sur le pain (avant le repas) précède la bénédiction sur le vin (qui se fait : pendant le repas s’il en est effectivement bu ; ou à la fin du repas dans la birkat hammāzôn).
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Dans le rituel de sanctification du sabbat et des fêtes (qîddûš) : le vin est béni en premier. À l’époque de Jésus, il est possible que le qîddûš du sabbat n’ait pas eu lieu au début du repas mais une fois celui-ci terminé, comme un rituel distinct, du fait que le repas du « soir » devait se prendre avant le coucher du soleil qui marque le début du sabbat. Durant le repas pascal C’est le seul repas de l’année qui commence après le coucher du soleil et qui débute par une double bénédiction sur la première coupe de vin (celle du qîddûš, marquant le début de la fête, et celle qui correspond à la consommation du vin). →Pâque juive 26a pain ’Apîqômān ? Le rituel de Pesah prévoit un rite final appelé ’apîqômān (du grec epikômon « qui vient après », « dessert ? »). Il est évoqué en : • →MekRI Ex 13,14 (mention sans détail) ; • →m. Pesaḥ. 10,8 (mention du rite après l’offrande pascale). Il consiste à partager en deux le pain du milieu et à mettre de côté la plus grosse moitié, enveloppée dans un linge et cachée, pour la fin du repas. Il est alors distribué par le président, après les desserts. Jésus présuppose peut-être l’identification de l’’apîqômān avec le messie (*chr26a le pain : Méliton de Sardes) : ses paroles pourraient alors signifier « Je suis le messie » et ajouteraient ainsi une portée apocalyptique à la dimension sacrificielle du rite lui-même (cf. 1Co 10,16 met en rapport l’identité messianique de Jésus et les éléments eucharistiques). • →m. Pesaḥ. 10,5 : « On n’ajoute pas d’’apîqômān après la fête de Pâque » est généralement comprise comme une interdiction de prendre de la nourriture après la fin du repas pascal, pour en garder toute la saveur. Cette défense pourrait être une réaction contre l’interprétation messianique que les judéo-chrétiens faisaient de ce rite. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? 26a dit une bénédiction Bénédictions juives La tradition juive attache une grande importance aux actions de grâces et bénédictions (berākôt) que l’on prononce pour remercier Dieu de ses multiples bienfaits, particulièrement à l’occasion des repas. Elles répondent par des « bien-dits » aux « bien-faits » divins et articulent l’œuvre de Dieu et l’œuvre de la communauté humaine. Dans le rite ou la liturgie, le merci de l’homme répond à l’initiative divine. • →m. Ber. 6,1 « [Béni sois-tu], qui fait produire ce pain à la terre » prononcée sur le pain azyme. L’usage en est maintenu dans la prière des premières communautés chrétiennes (*mil26-29 Le « repas du Seigneur » dans les communautés chrétiennes primitives ; *lit26a bénédiction ; →Les repas rituels des premiers chrétiens). Bénédictions pascales Les berākôt du Seder pascal gardent mémoire du passé (la libération de l’esclavage en Égypte), mais ont aussi une tonalité prophétique. En effet, le peuple sait d’expérience que cette libération ne fut pas définitive : son histoire est marquée par l’esclavage et le péché. Le mémorial de l’antique libération s’ouvre donc à une attente plus définitive. 26b.27a.29a dit + disant + dis — Importance de la parole dans la célébration • →m. Pesaḥ. 10,5 : Selon Rabbi Gamaliel, quiconque omet les trois paroles sur chacun des trois éléments du repas pascal (l’agneau, le pain non fermenté et les herbes amères) n’a pas accompli son devoir religieux. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? 26c ceci est mon corps Formule d’usage ? L’interprétation des éléments particuliers du repas est une part intégrante du Seder pascal. Cet usage — développé à partir d’Ex 12,26-27 ; 13,8 — peut avoir suggéré à Jésus d’annoncer sa passion sous cette forme (cependant : →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?). • Haggada de Pesah, début du maggîd (hâ laḥmâ ‘anyâ) : « Ceci est le pain de l’affliction que vos Pères eurent à manger quand ils sortirent d’Égypte ; quiconque a faim, qu’il vienne et mange ; quiconque est dans le besoin, qu’il vienne et célèbre la Pâque. »
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La passion selon saint Matthieu
Vieille formule araméenne intégrée au rituel de Pesah comme un invitatoire, ces paroles sont prononcées durant l’élévation du pain azyme, juste après qu’on a rompu celui-ci du milieu (*jui26a le pain). + Tradition chrétienne + 26a Pendant qu’ils mangeaient Convenance du moment choisi pour l’institution de l’Eucharistie Pour inscrire la réalité dans la figure • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « De même que dans un unique fleuve, en une seule fois, il effectua deux baptêmes, lorsqu’il mit un terme à celui des Juifs et accomplit celui de Jean, ouvrant ainsi la porte de son propre baptême à son Église, de même ici à une seule table et en une seule fois, il observe deux Pâques, celle de l’accomplissement et celle du commencement. » Pour passer de la figure à la réalité • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 « Pourquoi donc est-ce à ce moment de la fête de Pâque qu’il célébra ce mystère ? C’est pour que tu apprennes qu’il est de toute façon le législateur de l’Ancien Testament, et que ce qui y est exposé était esquissé en vue de ce qui est maintenant. C’est pourquoi là où était la figure, il place la vérité » (737.59). • →Jérôme Comm. Matt. « La Pâque figurative avait été achevée, avec les apôtres il avait mangé la chair de l’agneau ; il prend alors le pain qui fortifie le cœur de l’homme et en vient au vrai mystère de la Pâque. Ce qu’avait fait en figure Melchisédech, prêtre du Très-Haut, en offrant le pain et le vin, lui aussi le reprenait dans la réalité de son corps et de son sang » (= →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Il faut noter « l’adéquation du temps […]. Lorsqu’il dit : “tandis qu’ils mangeaient”, cela veut dire, tandis qu’ils achevaient le repas de l’agneau symbolique (typici agni) ; car une fois qu’a été accompli le dernier acte à son égard, le nouveau lui succède immédiatement afin qu’après cette dernière Cène, on ne place plus d’espoir en lui. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi l’a-t-il institué durant le repas lui-même, et non avant ? […] Parce que le Seigneur voulait que celui-ci succède à l’ancien sacrement, comme la vérité à la figure. C’est pourquoi il a institué le nouveau après l’institution de l’ancien sacrement (Lv 26,10). » Mais cela pose un problème disciplinaire : le jeûne eucharistique ? • →Augustin d’Hippone Ep. 54,5 « Cette circonstance prouve clairement que les disciples n’étaient pas à jeun lorsqu’ils reçurent, pour la première fois, le corps et le sang du Seigneur. Doit-on pour cela blâmer l’usage de l’Église universelle, qui prescrit de ne recevoir l’Eucharistie qu’à jeun ? Non sans doute, car il a plu à l’Esprit Saint que, par respect pour un si grand sacrement, le corps du Seigneur entrât dans la bouche du chrétien avant toute autre nourriture » (166.17). Par souci pédagogique : marquer les esprits de ceux qui auraient à administrer ses sacrements • →Augustin d’Hippone Ep. 54,5 « Ce fut pour faire ressortir plus fortement la grandeur de ce mystère que notre Seigneur voulut l’imprimer en dernier lieu dans le cœur et dans le souvenir de ses disciples, dont il allait se séparer pour aller à la mort, et s’il n’a pas établi lui-même la manière de recevoir ce sacrement par la suite, c’était pour laisser aux apôtres, qui devaient en son nom gouverner l’Église, le soin de la déterminer euxmêmes » (166.17 ; = →Pierre Lombard Sent. 4,8,5). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « C’était aussi pour une autre raison : il voulait qu’il soit fixé dans leur mémoire. En effet, ce qu’on entend au dernier moment se fixe plus nettement dans la mémoire. » À la toute fin du repas On a donc compris traditionnellement à la fin du repas, avant que la table fût desservie et qu’ils ne s’en levassent (→Maldonat Comm. ev. 1,540 ; →Calvin Comm. NT ; →Trente 1741). L’exégèse catholique distingua même : le repas pascal juif (→Pâque juive), un repas normal apaisant la faim naturelle et l’institution de l’Eucharistie — clairement distinguée d’un simple « repas » (→Maldonat Comm. ev. 1,541-542 ; →Lapide Arg. Matt. 479 ; →Jansen Tetrat. 262). *theo26a ; →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes ; →Institution et sacrement de l’Eucharistie
26a ayant pris La puissance de la main divine • →Albert le Grand Sup. Matt. « Pour effectuer [l’opération de la puissance divine] il [l’] a pris[e] dans ses mains, pour que par son toucher il confère le caractère transsubstantiel à la matière du sacrement, afin qu’à l’arrivée de la forme, elle puisse se produire et que s’effectue le sacrement, tout comme “il a conféré aux eaux par son toucher la puissance rédemptrice de la chair la plus pure” (→Pierre Lombard Sent. 4,3,5) […]. Il n’est pas étonnant en effet que la main qui avait créé puisse également transformer des choses créées en ce qu’elle voulait. » 26a.27a le pain + la coupe — Deux matières différentes Les deux alimentations de base • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Entre tous les aliments nécessaires à la vie, le pain et le vin signifient la nourriture qui fortifie et revivifie notre faiblesse, il lui a plu de confirmer le mystère de son sacrement par ces deux aliments. Car le vin apporte la joie et renforce le sang » (1476D). Pédagogie • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Il n’était guère convenant qu’à travers farine et vin fussent célébrés sur terre les mystères de celui qui est céleste et assis à la droite du Père. [Il les choisit cependant] pour que nous ne considérions pas les mystères comme choses banales, mais pour qu’en les approchant, premièrement, nous croyions tout uniment que nous touchons réellement notre Seigneur, que nous mêlons notre corps à son corps et formons le mystère du sacrifice de la croix ; deuxièmement, nous ne pensions pas, dans notre ignorance due au péché, qu’il y a deux corps, mais que nous saisissions qu’il n’y en a qu’un et qu’Il est lui-même le mystère pleinement accompli dans le corps qui est au ciel, avec puissance et sainteté et non point de manière naturelle. De même que l’image d’un roi signifie le roi lui-même, et qu’un roi et son image ne sont point appelés deux rois, de même le corps sacré qui est au ciel et le mystère célébré dans l’Église constituent l’unique corps du Christ. » • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Premièrement, à cause de la facilité qu’on a à se procurer ces éléments [*chr26a le pain] ; deuxièmement, pour que la valeur de ces choses soit clairement attribuée à celle de notre salut ; troisièmement, parce que c’était la race des hommes qui était dans l’attente de l’accomplissement du salut : il voulut donc le réaliser par une nourriture propre à l’être humain — les êtres irrationnels aussi usent de boissons et de diverses nourritures ; mais seule la race des hommes use de pain et de vin ; quatrièmement, pour que nous puissions révérer un type aussi élevé en puissance et en honneur. Car si une chose sans vie, par la puissance qui a été donnée à sa nature par le créateur, peut maintenir suffisamment de vie dans ceux qui la mangent, combien plus donne-t-elle par la puissance de l’Esprit vivifiant vie éternelle et immortalité ? […] Cinquièmement, de même que par son corps il purifie et vivifie nos corps, et par son sang sanctifie nos âmes de leurs péchés, par l’un [= le pain devenu corps] nous abolissons la mort tandis que par l’autre [= le vin devenu sang] nous écartons les péchés : car il dit “Ceci est mon corps” et “mon sang”, et non pas “Ceci est le type de mon corps et de mon sang.” » Un seul sacrement • →Albert le Grand Sup. Matt. « On pourrait se demander s’il y a deux sacrements du fait des deux matières et des deux formes. Mais il faut répondre qu’il n’y en a pas deux, parce que le vrai sacrement est le corps du Christ, qui demeure entier et le même sous l’espèce du pain et sous l’espèce du vin. » Pour le salut du corps et de l’âme • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il revient à ce sacrement de rappeler la passion du Seigneur. Et il ne pouvait mieux la signifier qu’en indiquant que le sang était répandu et séparé du corps. […] Le sang est en rapport avec l’âme, non pas que le sang soit l’âme, mais parce que la vie est conservée par le sang. Il est donc indiqué que […] le pain soit offert pour le salut du corps, mais le vin pour le salut de l’âme. » 26a le pain Pour se désigner comme messie ? • →Méliton de Sardes Pascha 66.467, 86.642 évoque l’afikomane (*jui26a) pour désigner la venue ou le retour glorieux de Jésus (Houtos aphikomenos
Matthieu ,-
ex ouranôn epi tên gên) juste après son homélie midrashique présentant la Pâque comme un symbole du Christ. Pour faire l’offrande des prémices • →Irénée de Lyon Haer. 4,17,5 « À ses disciples aussi il conseillait d’offrir à Dieu les prémices de ses propres créatures, le pain qui provient de la création […], la coupe pareillement qui provient de la création dont nous sommes. » Pour s’inscrire dans la lignée « universaliste » de Melchisédech • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi sous une telle espèce ? Parce qu’il a voulu qu’il soit célébré par tous partout dans le monde. Il a donc voulu leur donner une matière qui soit commune à tous. […] Il apparaît aussi que nos sacrements sont plus anciens que les sacrements de l’ancienne loi, car les sacrements de l’ancienne loi ont débuté avec Moïse et Aaron, mais les sacrements de la nouvelle loi ont débuté avec Melchisédech, qui offrit à Abraham du pain et du vin. C’est pourquoi on dit que le Christ est devenu prêtre selon l’ordre de Melchisédech (Ps 110,4). » 26a bénédiction La Didachè L’un des plus anciens textes eucharistiques connus propose des formules de bénédiction : • →Did. 9,1-4 « Pour l’Eucharistie, rendez grâce de cette manière : D’abord pour la coupe : “Nous te rendons grâce, notre Père, / Pour la sainte vigne de David ton serviteur, / Que tu nous as révélée par Jésus, ton serviteur. / Gloire à toi, dans les siècles” ! Puis, pour le pain rompu : “Nous te rendons grâce, notre Père, / Pour la vie et la connaissance / Que tu nous as révélées par Jésus, ton serviteur. / Gloire à toi, dans les siècles ! Comme ce pain rompu, disséminé sur les montagnes, a été rassemblé pour être un, que ton Église soit rassemblée de la même manière des extrémités de la terre dans ton royaume. Car c’est à toi qu’appartiennent la gloire et la puissance par Jésus Christ dans les siècles” ! » • →Did. 10,1-5 « Après vous être rassasiés, rendez grâce de cette manière : “Nous te rendons grâce, Père saint, / Pour ton saint nom / Que tu as fait habiter dans nos cœurs, / Et pour la connaissance, la foi et l’immortalité / Que tu nous as révélées par Jésus ton serviteur. / Gloire à toi dans les siècles ! C’est toi, maître tout-puissant, / Qui as créé l’univers à cause de ton nom (Sg 1,14 ; Si 18,1), / Et qui as donné aux hommes la nourriture et la boisson en jouissance afin qu’ils te rendent grâce. Mais à nous, tu nous as fait la grâce d’une nourriture et d’une boisson spirituelles et de la vie éternelle par Jésus, ton serviteur. Pour tout, nous te rendons grâce, parce que tu es puissant. Gloire à toi dans les siècles ! Souviens-toi, Seigneur, de ton Église, pour la délivrer de tout mal et la parfaire dans ton amour. Et rassemble-la des quatre vents (Mt 24,31), cette Église sanctifiée, dans ton royaume que tu lui as préparé. Car c’est à toi qu’appartiennent la puissance et la gloire dans les siècles” ! » Une fois pris le repas normal encadré par ces bénédictions, suivait le repas du Seigneur, introduit par : • →Did. 10,6-7 « Que la grâce vienne et que ce monde passe ! “Hosanna au Dieu de David” (Mt 21,9.15). Si quelqu’un est saint, qu’il vienne ! Si quelqu’un ne l’est pas, qu’il fasse pénitence ! Maranatha. Amen (1Co 16,22 ; cf. Ap 22,20). Laissez les prophètes rendre grâce autant qu’ils voudront. » À imiter pour adorer en esprit et en vérité Les premiers auteurs chrétiens parlant de l’Eucharistie insistent dans la lignée prophétique sur le culte intérieur, la reconnaissance de Dieu comme auteur des bienfaits, et sur l’offrande de soi-même. Ils identifient l’Eucharistie avec le sacrifice annoncé par Malachie (Ml 1,10-11) : • →Did. 14,4 ; →Justin le Martyr Dial. 28,5 ; 41,2 ; 117,1 ; →Athénagore Leg. 13 ; →Irénée de Lyon Haer. 4,17-18 ; 5,2,3 ; →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes À triple portée : cosmique, christologique et anthropologique • →Éphrem le Syrien Diat. 19,4 « Et parce que Adam n’avait pas béni le fruit au temps où, rebelle, il le cueillit, Notre Seigneur “bénit le pain et le rompit”. Et le pain entra en eux, compensant la convoitise par laquelle Adam rejeta Dieu. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : La bénédiction se fait sur « trois choses : (1) sur la matière, car il a béni le fruit de la terre, par quoi est signifié que
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la malédiction d’Adam a été annulée par le Christ ; (2) sur ce qui était contenu dans ce sacrement, c’est-à-dire le Christ ; (3) sur le fruit du sacrement, car par lui seront bénis les fidèles. » Simple louange ou déjà « consécration » ? *lit26a 26a le rompit Symbole de la passion et de l’incarnation • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,685 « [Ils étaient] sa vraie chair et son vrai sang, dans lesquels la vraie mort du Christ était annoncée. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Cela signifie le mystère de la passion à venir car au cours de la passion ses membres furent percés (Ps 22,17). Et ceci eut lieu parce qu’il le voulut bien lui-même (Is 53,7). Cela signifie aussi que, rompue, la matière passe de l’unité à la multiplicité ; elle signifie donc l’incarnation, car, alors que le Verbe de Dieu était simple, il est venu dans cette multiplicité, sans abandonner sa simplicité. De même indiquet-il l’effet qu’il entraîne pour chacun, car, selon l’apôtre, “les grâces sont réparties, mais l’Esprit est unique” (1Co 12,4) » (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1476C). →La fraction du pain 26b l’ayant donné aux disciples Destinataires du sacrement Les baptisés • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce sacrement ne doit être donné à personne qui ne soit baptisé. […] Il ne doit pas être permis aux infidèles de voir ce sacrement. C’est ainsi que, dans l’Église primitive, alors que les catéchumènes étaient nombreux, ils étaient accueillis dans l’église jusqu’à l’évangile, puis ils en étaient renvoyés. » →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes Judas ? • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1075 « Le malheureux Judas, possédé par le démon, sortit, étranger à l’assemblée de tous les apôtres, avant d’avoir communié au sang du Christ, afin que l’action de grâces et la louange soient dites pour ceux-là et en ceux-là qui devaient demeurer jusqu’à la fin avec le Seigneur, bienheureux dans la vie. » 26c.27b Prenez et mangez + Buvez — Jésus lui-même mange-t-il et boit-il ? Oui, répondent plusieurs Pères : • →Irénée de Lyon Haer. 5,33,1 ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 (739.16). C’est, de fait, plus cohérent avec sa position allongée à table (Mt 26,20) et l’insistance sur la commensalité (Mt 26,18.20.29), le fait qu’il trempe une bouchée (Mt 26,23) et l’ouverture en fin de repas d’une nouvelle époque durant laquelle il ne va plus boire avec eux (*pro29b ; *pro64c). 26c Prenez et mangez, ceci est mon corps « Forme » du sacrement de l’Eucharistie • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La forme du sacrement est contenue dans ces paroles, qui sont des paroles du Seigneur, car le sacrement se réalise par les paroles du Seigneur. De sorte que si la parole d’Élie a eu une telle puissance qu’elle fit descendre le feu du ciel, à bien plus forte raison la parole de Dieu pourra-t-elle changer un corps en un autre. […] Il existe une cause active principale, qui agit par une efficacité qui se trouve en elle-même. Il existe aussi une cause instrumentale, et celle-ci n’agit pas par une efficacité qui se trouve en elle-même, mais par une efficacité qui passe en elle à partir d’un autre. Ainsi les sacrements sont des causes, non pas comme des causes principales, mais comme des causes instrumentales par lesquelles passe la puissance d’un autre. » *theo26-29 26c.28a ceci est mon corps + ceci est mon sang — Formule courte • Comme Mt/Mc, →Justin le Martyr 1 Apol. 66 ne mentionne que « ceci est mon corps », sans le supplément de Lc/1Co (*syn26-29). *lit26c.28a TEXTE 26c.28a ceci est Réalisme sacramentel *theo26c.28a ; →Transsubstantiation : histoire, théologie dogmatique et sacramentaire Présence du corps du Christ • →Théodore de Mopsueste Fr. 106 rejette expressément une interprétation « symbolique » de la parole de Jésus.
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• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,698 « Je m’étonne que certains veuillent dire maintenant qu’il n’y a pas en réalité la vérité de la chair et du sang du Christ ; mais que dans le sacrement c’est la puissance (virtutem) de la chair et non la chair, la puissance du sang et non le sang, la figure et non la vérité, l’ombre et non le corps, alors que cette espèce (species) reçoit la vérité et la figure » ; 12,964 « Ceci est le corps du Seigneur dans lequel Dieu a souffert, mais non selon ce que Dieu est. Et ce corps est dans ce mystère qui est créé en Esprit et en la puissance du Verbe pour être le corps du Christ, et non pas autre chose que ce qui a souffert, et son propre corps. » • →Calvin Inst. 4,17,10 : Le signe est indissociable de la réalité : « Or s’il est vrai que le signe visible nous est baillé pour nous sceller la donation de la chose invisible, il nous faut avoir cette confiance indubitable, qu’en prenant le signe du corps, nous prenons pareillement le corps. » Toutefois, Calvin rejette toute idée de présence corporelle (consubstantiation ou transsubstantiation). Mais que désigne au juste « ceci » ? • →Maldonat Comm. ev. 1,550 s’appuyant sur le texte de V (*com28a) argumente grammaticalement en faveur de l’interprétation catholique (transsubstantiation) : le pronom hic (masc.) est accordé non tant avec l’antécédent calix, que par avance avec sanguis (masc.). Parole performative • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Les paroles sacramentelles sont moins significatives que factives ; elles ne désignent pas, mais elles créent les réalités dont elles parlent (cf. encore →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 78,5 resp.). + Mystique + 26-28 Devancement • →Éphrem le Syrien Hymn. arm. 48,24 « S’il ne s’était pas immolé luimême en symbole, ils ne l’auraient pas immolé en réalité. » Amour suprême • →Ép