La Passion Selon Saint Matthieu: (Matthieu 26-28) (La Bible En Ses Traditions, 4) (French Edition) 9042940921, 9789042940925

La passion selon saint Matthieu : sous ce titre, qui est celui de plusieurs chefs-d'oeuvre de l'art occidental

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La Passion Selon Saint Matthieu: (Matthieu 26-28) (La Bible En Ses Traditions, 4) (French Edition)
 9042940921, 9789042940925

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École biblique et archéologique française de Jérusalem

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LA BIBLE EN SES TRADITIONS La passion selon saint Matthieu Matthieu 26–28

Sous la direction de Olivier-Thomas VENARD

PEETERS

École biblique et archéologique française de Jérusalem

La Bible en ses Traditions

La passion selon saint Matthieu (Matthieu 26–28) Liminaires, traduction et annotation Sous la direction de

Olivier-Thomas Venard o.p. Contributeurs Maria Cristina Álvares — Louis-Marie Ariño-Durand — Geoffroy Aujay de La Dure — Carolina Aznar Sánchez — Gilles Banderier — Méir Bar Asher — Anne-Catherine Baudoin — Mathieu Beaud — Marie-Ève Benoteau-Alexandre — Anne Bertin-Hugault — Christophe Bourgeois — Agnès (Nathalie) Bruyère — Régis Burnet — Paul-Marie Fidèle Chango — José Costa — Andrei Costea — Jean Cronier — Maxime Decout — Blandine Delanoy — Pauline Duclos-Grenet — Emmanuel Durand — Benoît Ente — Jacques Évin — France Ferran — François Friche — David Galand — Jean-François Galinier-­ Pallerola — Tomasz Gałuszka — Pierre Gardeil — Sybille Gérain — Anthony Giambrone — Marie Gil — Hervé Giraud — Monique Gosselin-Noat — Petra Heldt — Xavier Lafontaine — Marc Leroy — Anne-Claire Lozier — Bieke Mahieu — Marie-Ancilla — Étienne Méténier — Gonzague Mézin — Pauline Micos — Clément Millet — Isabelle Moulin — Sophie Mouquin — Esther Pinon — Łukasz Popko — Gaël Prigent — Christophe Rico — Ioan Rigot — Olivier Robert — Marjorie Rousseau-Minier — Marc Ruggeri — Serge Ruzer — Marie-Madeleine (Lucie) Saint-Aubin — Renaud Silly — Marie-Claire Taillandier — Augustin (Paul) Tavardon — Marjolein van Tooren — Jorge Vargas — Olivier-Thomas Venard — David Vincent — Avital Wohlman

PEETERS

LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT

2021

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress.

ISBN 978-90-429-4092-5 eISBN 978-90-429-4093-2 D/2021/0602/180 © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium All rights reserved. No part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher.

Une fois Dieu a parlé — deux fois j’ai entendu. Psaume 62,12

La passion selon saint Matthieu Introduction générale Olivier-Thomas Venard

« La passion selon saint Matthieu » : sous ce titre, qui est celui de plusieurs chefs-d’œuvre de l’art occidental, nous imprimons les trois derniers chapitres du premier évangile canonique, sur lesquels l’équipe-pilote de La Bible en ses Traditions a travaillé, sous ma direction, pendant plus de dix années. Nous y traitons non seulement de la passion elle-même, dont le récit se clôt à la fin du ch.27, mais aussi de la compilation de témoignages de rencontres avec le Ressuscité qui la flanque et constitue le ch.28. En se concentrant sur un texte à la réception immense, multiforme et regorgeant de trésors artistiques, notre équipe souhaitait expérimenter le modèle herméneutique de La Bible en ses Traditions un peu dans toutes les directions, y compris les plus inattendues, comme la danse. Soucieux de ne pas ériger nos expérimentations en modèle à suivre par tous les contributeurs à notre cathédrale d’exégèse biblique, nous n’avions pas souhaité commencer par publier notre propre travail. C’est pourquoi un volume de « démonstration » de notre modèle, puis l’épître aux Philippiens, puis le livre d’Osée sont sortis d’abord. Il était temps, cependant, de donner au public les résultats actuels de notre recherche. Nous n’avons pas pu tout imprimer : de nombreux extraits d’auteurs antiques et modernes, de nombreuses œuvres d’art ne figurent pas dans le présent livre. Nous invitons nos lecteurs qui voudraient en savoir plus à consulter sur l’Internet (bibletraditions.org) la version intégrale de notre recherche. La présente introduction propose, à l’échelle de l’ensemble de ces trois derniers chapitres de l’Évangile selon Matthieu, des réflexions regroupées selon les rubriques d’annotation que l’on retrouvera tout au long du texte. Pour éviter les redites avec le contenu même de l’ouvrage, cette introduction renvoie à de nombreuses notes, données au fil de notre édition, par un astérisque suivi de leur *référence (la manière de faire ces renvois est imprimée en deuxième de couverture) et aux notes de synthèse, classées en ordre alphabétique dans le second volume, par une flèche suivie de leur →titre.

Propositions de lecture Péricope par péricope, ces petites synthèses introduisent le lecteur à l’ensemble des notes proposées. Elles en articulent les lectures (attestées ou simplement possibles) dans les trois dimensions de sa réception (textuelle, contextuelle et culturelle).

• Sur le plan thématique, évitant la paraphrase, elles synthétisent les manières dont le passage a été lu au fil des époques de sa réception et peut l’être aujourd’hui. • Sur le plan formel, elles proposent des structures globales pour les portions de texte qu’elles visent, surtout si leurs « plans » sont objets de débats entre exégètes. ļ Cherchant à relier entre elles le plus possible de notes, une *Proposition de lecture est logiquement pleine de renvois vers ces autres notes. ļ Lorsque la péricope présente un verset ou plusieurs versets particulièrement difficiles, une *Proposition de lecture spéciale pour ces versets peut être formulée. ļ Tout ce qui est hypothétique relève des *Propositions de lecture en principe. En pratique, cependant, pour éviter d’encombrer cette rubrique : • si des effets littéraux avérés structurent le signifiant du texte concerné (p. ex. des répétitions de mots, des chiasmes, etc.), ladite structure est traitée en *Procédés littéraires ; • les hypothèses sémantiques concernant le *Vocabulaire, les *Procédés littéraires et les *Genres littéraires sont l’objet de notes dans les rubriques concernées avec un point d’interrogation dans les titres des notes (p. ex. « chiasme ? »).

Nos propositions ne se veulent aucunement normatives : comme leur nom l’indique, elles invitent à un parcours parmi les sens possibles de la péricope, avérés dans l’histoire de la réception. Elles présentent parfois une hypothèse ou une approximation du « sens littéral » ou « historique » de la péricope, souvent une synthèse des effets littéraires du texte. La proposition principale qui est faite au lecteur à l’échelle de l’ensemble des trois chapitres est celle de la divisio textus, pour reprendre le terme de l’exégèse médiévale. Les plus anciens manuscrits néotestamentaires présentent peu de divisions à l’intérieur des livres : la façon de disposer le texte sur les pages et de le diviser dans le livre constitue donc déjà un premier acte d’interprétation. La division en péricopes que nous proposons, au terme de longs échanges avec Ioan Rigot, découle de l’observation suivante : trois logiques interagissent pour structurer le récit matthéen de la passion : 1) La logique narrative est la plus apparente. Divers épisodes se succèdent, généralement séparés par des changements de lieu et/ou de temps. 2) La logique poétique. Le signifiant a sa propre organisation, parfois un peu décalée par rapport à celle des épisodes narratifs. Cette attention au signifiant peut avoir une origine dans la culture semi-orale qui était celle de Matthieu, les techniques de composition orale s’appuyant beaucoup sur le rythme, les sons,



La passion selon saint Matthieu

les répétitions, les structures circulaires pour des raisons mnémotechniques. Sans prétendre que ce choix s’impose absolument, nous privilégions la logique rhétorique (p. ex. pour le découpage de Mt 27,45-54 : le déchirement du voile du Temple [v.51ab] est placé en fin de l’épisode de la mort de Jésus, car il fait écho à l’obscurité qui la précède, plutôt qu’au début de la petite séquence apocalyptique qu’il déclenche immédiatement [v.51cd-53]). Elle permet de mettre en valeur de nombreux phénomènes littéraires que le logique narrative, avec l’attention particulière que le suspens suscite, laisse au second plan. Ces phénomènes sont presque tous imputables à une troisième logique, qui relie les deux premières : 3) La logique rhétorique de la proclamation évangélique. En mettant en forme les traditions sur Jésus, l’évangéliste adresse aux communautés, pour lesquelles il compose, une parole qu’il veut efficace. Autant dire qu’il mobilise le matériel littéraire dont il hérite au service d’une stratégie de communication propre, ce qui se traduit par des jeux énonciatifs passionnants, tel énoncé de Jésus en venant — par enchâssement dans l’énonciation de l’évangéliste — à s’adresser non seulement aux interlocuteurs de son ministère, mais aux communautés matthéennes, voire à tout lecteur de l’évangile. Un exemple frappant se trouve dans les séquences sur la résurrection, où construction rhétorique et construction narrative ne coïncident pas (*interpMt 28,7-10). La combinaison de ces trois logiques nous semble répartir le texte en une série de triptyques, chacun avec sa logique propre. Cette répartition ternaire de la matière n’a rien de surprenant chez Mt, dont l’amour pour les triades est bien établi.1 Tout au long des trois derniers chapitres de l’Évangile selon Mt, nous commençons donc l’annotation de chaque péricope par une *Proposition de lecture qui la replace dans la structure d’ensemble, le sens général que celle-ci produit, avec le jeu sémantique du « panneau » central et des panneaux latéraux.

TEXTE La zone d’annotation Texte envisage le texte en tant qu’objet linguistique et littéraire. L’Écriture aime jouer avec l’ambiguïté des vocables, des structures grammaticales, des formes littéraires et des cadres énonciatifs (chez les prophètes, on peut souvent se demander qui parle à qui). Dans une logique graduelle allant du lexème au texte, les notes de la zone Texte partent de la matérialité même de l’écrit (la critique textuelle) et vont jusqu’à la détermination du genre littéraire du passage.

des « moins », on tente d’en cerner les causes, en termes de corruption, lacune, conjecture, édulcoration, interpolation, surcharge, troncature, etc. ļ Les notes de *Critique textuelle envisagent le texte à l’intérieur de la tradition d’une version, et ne font intervenir une autre version que si elle aide à établir le texte originel de la variante concernée. La *Comparaison des versions est l’objet d’une rubrique d’annotation différente (cf. infra).

Signe et conséquence de sa popularité et de sa diffusion dans les premières générations du mouvement de Jésus, « l’évangile ecclésiastique » (comme on a surnommé Mt), qui occupe la première place dans les plus anciens codices, présente l’un des textes les plus harmonisés et des mieux établis du NT. Ainsi les notes de critique textuelle ne sont-elles pas très abondantes. Les variantes les plus intéressantes concernent, sans surprise, les péricopes les plus en interaction avec la praxis liturgique de ceux qui les transmirent, tel le récit du dernier repas (*texMt 26,26-29) et l’hésitation à donner le nom de « Jésus » à Barabbas (*texMt 27,16.17c). Les variantes entre manuscrits ou entre versions s’expliquent pour la plupart comme des harmonisations avec les autres récits canoniques de la passion, certaines de ces harmonisations mettant en valeur le spécifique de Mt (p. ex. à propos des scribes : *texMt 26,3a).

Vocabulaire — *voc À l’échelle des mots et sauf à traiter ces différents points comme des *Procédés littéraires, ces notes abordent : • La lexicographie. On décrit la plus ou moins grande fréquence de l’usage d’un terme dans un corpus donné (hapax legomena, idiolectes, etc.). On cite, le cas échéant, d’autres usages bibliques du même terme. • La lexicologie. On propose une datation du vocabulaire, on analyse les radicaux grecs et on traite de l’étymologie. • La sémantique. On donne le sens des noms propres ou des expressions figées et l’on caractérise les termes (anthroponyme, toponyme, éponyme, etc.) ou les champs lexicaux (littéraire, théologique, eschatologique, commercial, technique, etc.). Dans le cadre de l’option sourcière modérée de La Bible en ses Traditions : • si plusieurs traductions d’un même terme sont possibles, on explique l’option retenue ; • si le sens des mots ou des phrases de la traduction retenue, dans le français contemporain, risque de prêter le lecteur à confusion, on donne toute explication utile.

L’analyse fine de plusieurs termes permet de ciseler ici ou là la traduction du récit de la passion, par exemple la posture de

Critique textuelle — *tex La traduction polyphonique du texte biblique proposée au centre de la page inclut les variantes des versions traditionnelles. Les notes de *Critique textuelle donnent les variantes secondaires du passage en question, dans une même version. Pour le NT, elles proviennent des témoins importants tirés des manuscrits, d’anciennes traductions et de témoins patristiques. On décrit brièvement l’intérêt de ces variantes pour la détermination du sens du texte et, lorsque les témoins du texte présentent des « plus » ou

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Cf. les 44 triades inventoriées dans Mt (à l’exclusion de Mt 5-7 ; 10 ; 13 ; 18 et 24-25) par Davies William David et Allison Dale C., Jr., A Critical and Exegetical Commentary on the Gospel according to Saint Matthew (The International Critical Commentary), Edinburgh : T&T Clark, 1988, vol. 1, 86-87 ; et les travaux complémentaires conduits depuis, par exemple, Stassen Glen H., « The Fourteen Triads of the Sermon on the Mount (Matthew 5:21–7:12) », Journal of Biblical Literature 122 (2003) 267-308, qui prolonge des observations de son maître.

Introduction générale

Jésus lors de son onction à Béthanie (*vocMt 26,7b), la nature de l’assemblée qui condamne Jésus (*vocMt 27,1b.7), l’intensité du drame profond vécu par Judas (*vocMt 27,3b), le changement de temporalité par diaphore sur le terme sabbaton (*vocMt 28,1a), ou encore l’ambivalence du terme « Juif/ Judéen » en conclusion du passage polémique de Mt 28,11-15 (*vocMt 28,15b). En remontant, par deçà le grec, vers une possible Vorlage araméenne, elle permet d’approfondir certaines cruces interpretum des récits de la passion, en particulier celle que pose leur →chronologie (*vocMt 26,17a). Elle permet également de rendre tout leur poids à certains personnages dont on a parfois négligé l’importance institutionnelle dans le mouvement primitif autour de Jésus. Ainsi doit-on souligner, par exemple, les connotations institutionnelles des verbes servant à caractériser les femmes témoins de la mort de Jésus en Mt 27,55-56 (*vocMt 27,55b ; *proMt 27,55b).

Grammaire — *gra De la morphologie à la syntaxe, ces notes décrivent les traits grammaticaux saillants du texte, en insistant sur des possibilités de traduction autres que celle qui a été retenue, ou sur des nuances que la traduction ne peut rendre, mais qui sont présentes dans la grammaire du texte dans sa langue originelle.

La langue dans laquelle l’Évangile selon Mt fut originairement composé reste une question ouverte, depuis que Papias évoqua vers 110  une composition « dans la langue hébraïque ». À en croire Eusèbe de Césarée, Papias rapporte dans son Explication des paroles du Seigneur : « Sur Matthieu, il dit ceci : “Matthieu réunit (sunetaxato) donc en langue hébraïque les logia et chacun les interpréta (hêrmêneusen) comme il en était capable” » (→Hist. eccl. 3,39,16). Comme on le sait, les auteurs anciens ne distinguent pas forcément entre hébreu et araméen (cf. Jn 19,20) et l’expression pourrait désigner « une manière hébraïque ».2 Avec nos collègues Christophe Rico et Étienne Méténier, nous constatons simplement que nous avons affaire à un grec koinè fortement sémitisé et le soulignons chaque fois que c’est nécessaire. Le parti-pris d’une traduction fidèle au relatif laconisme du premier évangile nous retient cependant de trop étoffer la traduction elle-même. C’est dans les notes qu’est développée la richesse sémantique que le substrat sémitique a déposée dans le texte. On accorde une particulière importance au rendu des aspects verbaux, aux richesses de sens de plusieurs constructions ambiguës (en particulier celles qui disent la livraison/trahison de Jésus). Il nous semble pouvoir dire de la passion selon Mt ce qui a été dit du reste de son évangile : « Mt ne dédaigne pas de coudre au fil de son texte grec des éléments dont la signification profonde ne pouvait être appréciée que par ceux qui connaissaient l’hébreu. En effet, il se pourrait même que Matthieu ait trouvé un plaisir d’auteur



à réserver des “bons points” à ceux qui voudraient bien chercher un peu sous la surface de l’évangile et les découvriraient. »3 De fait, plusieurs notes de grammaire auraient pu être classées en *Procédés littéraires, tant l’évangéliste semble mobiliser un trait de langue au service d’une intention apologétique (p. ex. *graMt 27,40d.43b ; *graMt 27,64a.65c.66a). Tandis que cet art de la finesse est très évocateur d’un milieu scribal, l’ironie qu’il diffuse joue sur une complicité avec les lecteurs qui suppose un milieu juif (cf. *Tradition juive). L’ironie est déjà de l’ordre des procédés littéraires.

Procédés littéraires — *pro L’Écriture recèle de grandes beautés littéraires. Dans le registre des *Procédés littéraires, on identifie par leurs noms les procédés rhétoriques, stylistiques, poétiques, narratifs, pragmatiques et énonciatifs qui la tissent et — si nécessaire — on en explique la portée. Bien sûr, on n’a pas la naïveté de prétendre que ces distinctions soient adéquates : ce sont plutôt des lumières formelles projetées a posteriori par l’exégète sur un matériau textuel palpitant. Les domaines envisagés sont ceux de la sémantique, de la composition, de la narratologie, des rhétoriques (antiques et nouvelles), de l’énonciation, de la pragmatique. ļ Les échos et liens entre un texte et un autre à l’intérieur d’un même livre biblique ou d’un corpus fortement unifié par la réception traditionnelle (comme les corpus paulinien et johannique) sont traités plutôt comme *Procédés littéraires que comme *Intertextualité biblique (rubrique que l’on réservera aux relations intertextuelles entre livres). ļ Les sémitismes intentionnels dans le grec et le latin sont traités comme *Procédés littéraires. Ceux qui relèvent plus de l’influence globale des langues sémitiques sur le lexique ou la grammaire du grec et du latin relèvent plutôt des notes de *Vocabulaire ou de *Grammaire.

Comme le soulignent d’emblée nos *Propositions de lecture (cf. supra), Mt est un génie architectural. C’est ce qui ressort encore du témoignage de Papias rapporté par Eusèbe : juste avant de parler de Matthieu, il y raconte le travail de Marc, qui aurait rapporté « exactement » mais « sans ordre » les souvenirs de Pierre (→Hist. eccl. 3,39,15). Une interprétation minimale et plausible du témoignage de Papias sur notre évangile serait que Matthieu a regroupé les paroles de/sur Jésus en langue araméenne/hébraïque de manière ordonnée, à la différence de Marc. Mais son art littéraire ne se limite ni à la dispositio ni à l’elocutio. Avec François Friche, nous nous sommes plus à le décrire de la façon la plus ample et analytique possible.

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Kürzinger Josef, Papias von Hierapolis und die Evangelien des Neuen Testaments: Aufsätze, Neuausgabe und Übersetzung der Fragmente, Kommentierte Bibliographie (Eichstätter Materialien 4. Abteilung Philosophie und Theologie), Regensburg : Pustet, 1983, 22. Davies et Allison, Matthew, op. cit. (n. 1), vol. 1, 279 (notre trad.) ; cf. France Richard Thomas, « The Formula-Quotations of Matthew 2 and the Problem of Communication », New Testament Studies 27 (1981) 233251, 250.



La passion selon saint Matthieu

Narration Sur le plan de la narration, tout d’abord, à l’échelle de nos trois chapitres, un fait remarquable doit être souligné : le ch.28 constitue une espèce d’appendice. Le programme narratif principal de la passion, placé par Mt dans la bouche de Jésus en Mt 26,2 (à comparer avec Mc 14,1-2) : {Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être crucifié}, est tout à fait réalisé une fois le corps de Jésus mis au tombeau (Mt 27,60), celui-ci scellé et placé sous bonne garde (Mt 27,66). Les quelques annonces de la résurrection sont passées incomprises ou ignorées, sans donner lieu à aucune actualisation narrative (*proMt 26,2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié ; →Annonces de la passion et de la résurrection). De fait, à partir de Mt 28,2, l’évangile ne présente plus de sutures chronologiques ni spatiales bien établies, mais plutôt des enchaînements chronologico-logiques relevant autant du discours que du récit. On entre dans un texte d’une autre nature que les récits sur la vie de Jésus aux jours de sa chair : la proclamation performative de sa résurrection (*proMt 28,5a.6b. 7ad.8b.10c).4 Tout se passe comme si narrer l’histoire de Jésus aux jours de sa chair — dans ses faits et gestes dans une extériorité accessible à tout un chacun — n’était pas la même chose que rapporter les rencontres avec lui au-delà du tombeau dont ont bénéficié seulement certains témoins privilégiés. Très remarquables sont d’ailleurs en général les jeux de Mt sur la temporalité. Le rythme du récit est singulier : avant d’entrer dans un suivi chronologique avec la séance du matin au sanhédrin, Mt déploie plusieurs fois le rythme ternaire qu’il affectionne (dans la prière à Gethsémani ; dans le reniement de Pierre). La vitesse du récit est frappante : tout se ralentit et se précise à partir de l’aube, avec des épisodes situés toutes les trois heures environ. On atteint l’isochronie, voire le ralenti, quand on s’approche de la mort de Jésus : l’attention narrative semble focalisée sur les souffrances et la mort rédemptrices de Jésus, pourtant traitées avec la sobriété extrême de l’ellipse (*proMt 27,35a), reflet de la contemplation de cet événement traumatisant et magnifique avec les yeux des premiers chrétiens de Jérusalem. Quant aux personnages, le point le plus important à souligner en introduction est la caractérisation presque omnisciente de Jésus en sa passion chez Mt (*interpMt 26,1-2 ; *proMt 26,1b ; *proMt 26,18b), qui n’est au fond pas très différente de celle qu’il a chez Jn. Elle est servie par un réseau typologique serré qui sublime la sugkrisis des historiens rhéteurs à la Plutarque (nous y revenons infra : *Intertextualité biblique). À huit reprises dans le seul ch.26, par exemple, Jésus est doté de traits qui sont ceux du personnage divin dans les Écritures : il connaît les cœurs (Mt 26,10), il commande avec autorité (Mt 26,18), il commence un procès-rîb (Mt 26,22), il respecte la liberté morale de sa créature (Mt 26,25), il est Maître (Mt 26,18), il offre la coupe-destin (Mt 26,27), il siège à la droite de Dieu (Mt 26,64), sa parole volontiers énigmatique ou ironique — par exemple la célèbre formule « Tu as dit » (*proMt 26,25c ; *proMt 26,64a ; *proMt 27,11d) ressemble à celle du Dieu caché des

Écritures (Ex 3,14). Les Pères de l’Église y ont été sensibles quand ils lurent l’épisode de l’agonie comme un sommet paradoxal de la christophanie (cf. infra : *Tradition chrétienne). La caractérisation complexe du personnage de Judas, propre à Mt, mérite elle aussi d’être soulignée car elle s’inscrit en faux contre la diabolisation dont il a majoritairement fait l’objet dans la tradition, qui a plutôt suivi Jn à son propos. Celle de Pierre, enfin, peu flatteuse, pose d’intéressantes questions historiques (*hgeMt 26,69-75). Une autre caractéristique frappante du système des personnages dans la passion est leur répartition par sexe : aux disciples mâles, qui bougonnent, plastronnent, trahissent, fuient, doutent, est confié le symbole rituel de la mort du Christ ; ce sont les disciples femmes, présentes explicitement dans la continuité de leur service depuis la Galilée, après l’avoir servi en le nourrissant durant son ministère, qui restent attachées à son corps concret donné en nourriture pour le salut des hommes, jusqu’à le servir au-delà de sa mort par leur annonce de sa résurrection. L’élément féminin est omniprésent dans la passion : depuis l’onction à Béthanie, qui symbolise à elle seule tout le récit et culmine dans l’instauration par Jésus d’un véritable mémorial de « la » femme inconnue (Mt 26,13), jusqu’aux récits de rencontres avec le Ressuscité du ch.28, en passant par ceux de la mort de Jésus (Mt 27,55-56). Le séisme et les signes cosmiques, équivalents aux douleurs de l’enfantement dans la tradition prophétique (*proMt 27,51c.54b.28,2a.4), qui suivent la mort de Jésus et précèdent la découverte de la tombe ouverte, englobent le cœur de la Pâque de Jésus dans le symbolisme d’une mort-naissance au Ciel et résurrection-renaissance d’une nouvelle vie sur terre (*proMt 27,57b.61). À propos des femmes, cette introduction est le lieu où exprimer notre dette envers nombre d’exégètes féminines pour la riche moisson d’histoire culturelle apportée par leurs travaux.5 Et, s’il est possible d’en faire confidence ici, disons plus généralement notre reconnaissance aux très nombreuses collaboratrices à la présente recherche. Lorsque nous en avons ouvert le chantier, nous avons été frappé par le grand nombre de femmes qui nous rejoignirent d’emblée, avant que n’arrivent les hommes ! Tout s’est passé pour nous, durant ces années 2010, comme si, deux millénaires plus tard, c’étaient toujours davantage les femmes que les hommes qui se sentaient concernées par la (mémoire de la) passion du Christ.

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Pour une analyse narrative de l’ensemble de la passion, voir Venard Olivier-Thomas, « La Parole comme enjeu narratif et théologique dans la Passion selon saint Matthieu : un commentaire littéraire de Mt 26-28 », Revue biblique 115 (2008) 56-96. Nous y offrons en annexe, p. 93-96, le schéma de l’organisation des programmes narratifs et les schémas actantiels de l’ensemble de ces chapitres. Citons ici Sawicki Marianne, Seeing the Lord: Resurrection and Early Christian Practices, Minneapolis MN : Fortress, 1994 ; Setzer Claudia, « Excellent Women: Female Witness to the Resurrection », Journal of Biblical Literature 116 (1997) 259-272, même si nous ne retenons pas la dialectique féministe de la lutte des sexes qui surdétermine parfois leurs conclusions.

Introduction générale

Rhétorique Sur le plan rhétorique, nous avons signalé d’emblée l’extraordinaire ciselure rhétorique de l’elocutio matthéenne. Pour une synthèse plus fournie, nous renvoyons simplement à Ulrich Luz.6 Si on la replace dans le contexte d’une composition littéraire en culture semi-orale,7 ses enjeux principaux nous semblent cependant moins littéraires qu’historiques, et c’est pourquoi nous y revenons plus loin (*Genres littéraires : Irréductible historicité). À la surface de notre récit, le recours fréquent à la topique biblique (cf. *Intertextualité biblique) met en série l’histoire de Jésus avec des Écritures qui remontent aux origines de l’histoire sainte. L’intertexte avec des textes sacrés ouvre l’histoire du temps de Jésus à une fin indéfinie dans le présent des proclamations et des lectures. Il permet au narrateur d’entretenir en basse continue une conversation apocalyptique avec son lecteur. Procédés énonciatifs Cette dernière remarque aborde déjà le plan énonciatif. L’auteur de cet évangile a une véritable conscience littéraire. Le raffinement de l’espèce de « discours de la méthode » qu’est l’ensemble des paraboles dites « du royaume » qu’il enchâsse au cœur de son œuvre — « tout scribe devenu disciple du royaume des cieux est semblable à un homme maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13,52)8 — est pleinement confirmé dans nos chapitres. Dans le grand finale de l’évangile que constituent nos trois chapitres, les indices métalittéraires sont nombreux. Au dernier verset, d’abord, le « leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28,20) forme peut-être inclusion totale avec le premier mot du livre, qui est justement « livre » (Mt 1,1), en passant par « tout cela » (que je vous enseigne et de la manière dont je vous l’enseigne, Mt 13,51) en plein milieu de la composition d’ensemble : c’est le livre même qui s’achève qui est ainsi désigné (*proMt 28,20a). Plus explicitement, la proclamation du royaume dont il était question bien avant dans le récit de Mt (Mt 3,2 ; 4,17) est destinée à s’étendre en tant qu’« évangile » (*vocMt 26,13b ; *genMt 26,13b ; →Le genre littéraire « évangile ») dans le monde entier (Mt 24,14 ; *proMt 26,13b ; *chrMt 26,13b). Le récit matthéen de la femme accomplit l’annonce par Jésus de la proclamation de cet (autodemonstratif) évangile (Mt 26,13) incluant la mémoire du geste de cette femme. Est suggéré ici le fait que l’évangile en question est le livre qu’on est en train de terminer, l’Évangile selon Mt, structuré par les cinq grands enseignements de Jésus (*genMt 26,1a). À la surface même du récit, la présence d’une conscience littéraire se manifeste bien, par exemple, dans la construction de l’épisode de l’agonie en parallèle structurel avec ceux du baptême et de la transfiguration, ciselée par Mt, même si elle est héritée d’une structuration mnémotechnique antécédente de la mémoire sur Jésus (*proMt 26,36-46). Elle se manifeste plus généralement dans le soin apporté aux structures circulaires



chiastiques, beaucoup plus nettes chez Mt que chez Mc (*syn passim ; p. ex. *proMt 26,6-13 : le sertissage soigné du mémorial de Béthanie pour lui donner tout son sens messianique/ politique, sens qui pourrait expliquer les complots contre Jésus). En profondeur, la conscience littéraire de l’auteur travaille le récit par une structure énonciative métaleptique subtile, par laquelle la voix de l’évangéliste s’adresse à tout lecteur futur. À cette fin, elle mobilise en particulier la richesse sémantique de plusieurs locutions adverbiales chronologico-logiques (*proMt 26,29b ap arti ; *graMt 26,3a tote), ou la polysémie de formes verbales comme anakeimai (« être étendu/à table/ mort » : *proMt 26,7b) et paradidômi (« livrer » et « trahir » : *proMt 26,15b). Relève de cette structure énonciative métaleptique l’ironie prégnante dans la passion, dont le schéma actantiel révèle que, derrière toutes les méchancetés et tortures imposées à Jésus par ses ennemis, se réalise énigmatiquement une volonté divine supérieure (*interpMt 26,54), tandis que les réticences ou protestations de ses amis (*interpMt 26,69-75) feraient plutôt le jeu de l’Ennemi véritable. La ligne de la moquerie et de la parodie tout au long du récit de la passion, commencée avec la scène du couronnement d’épines, continuée dans les quolibets au pied de la croix, inversée au niveau de l’énonciation principale (p. ex. *proMt 27,39a), suppose une interaction entre auteurs et récepteurs d’un tel récit : le moqueur du Crucifié est de toutes les époques. Elle suppose aussi la judaïté de l’auteur comme des récepteurs de nos récitatifs. On y reviendra plus loin. Théâtralité Cette énonciation si particulière confère une dimension théâtrale à notre récit, qui abonde en dialogues en style direct, les plus spectaculaires étant sans doute les interrogatoires de Jésus, que l’on peut presque disposer en dialogues entrecoupés de didascalies. Le hic et nunc de la performance vient souvent combler toute distance entre le lecteur et le narrateur, voire le personnage, qu’il s’agisse des prophéties en actes associées à la mort imminente de Jésus (l’onction à Béthanie ou la dernière Cène) ou de l’inclusion de l’ensemble Mt 26-28 dans l’« É/évangile » à venir qui racontera le geste d’onction de Béthanie, puis dans le repas du Seigneur qui l’ouvrira au retour dans la gloire du royaume, puis dans l’annonce de la résurrection faite aux

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Luz Ulrich, Das Evangelium nach Matthäus (Evangelisch-katholischer Kommentar zum Neuen Testament 1), éd. rév. du vol. 1, Zürich : Benziger, 2002, 31-56, donne une liste complète des caractéristiques linguistiques de Mt. Cf. le très long article de Lohr Charles H., « Oral Techniques in the Gospel of Matthew », Catholic Biblical Quaterly 23 (1961) 403-435. Pour une présentation détaillée de ce que nous appelons ici « l’art poétique » de Mt, cf. Venard Olivier-Thomas, « The Prologue of John and the Heart of Matthew (John 1.1-18 and Matthew 12.46-13.58): Does the Jesus of the Synoptic Gospels Really Say Nothing Different from the Prologue of John? », dans Pabst Adrian et Paddison Angus (éd.),  The Pope and Jesus of Nazareth: Christ, Scripture and the Church  (Veritas), Londres : SCM Press, 2009, 134-158.



La passion selon saint Matthieu

femmes : Dites que je vous ai dit de leur dire qu’il est ressuscité comme il l’a dit (Mt 28,6-7). Liturgie Du hic et nunc théâtral à celui de la célébration, il n’y a qu’un pas : rien d’étonnant, par conséquent, à ce que la thématique de notre récit soit aussi intensément liturgique. Certes, le style n’est pas hymnique avec versification rythmique à la manière d’un formulaire liturgique, mais le Pater lui-même (la plus ancienne prière peut-être ?) n’est guère prolixe, et nous avons déjà signalé combien l’elocutio de Mt est maîtrisée : rythmes ternaires, parallèles, antithèses, chiasmes relèvent d’une stylisation mnémotechnique du discours qui n’est pas sans avantage s’il est destiné à la performance rituelle. Le contexte narratif de la passion est celui de la préparation et de la célébration de la Pâque (Mc 14,12 //). Il fait résonner les actes et les paroles de Jésus dans un contexte cultuel de calendrier et de rites. Leur cadre spatio-temporel est celui de la liturgie : quant à l’espace, sa représentation réaliste à l’ombre ou en face du Temple se juxtapose à une représentation mythique, apocalyptique (Mt 27,53 « ils entrèrent dans la ville sainte ») ; quant à la temporalité, elle juxtapose réalisme de l’horaire, temps rituel (le contexte pascal de la livraison de Jésus, les heures du supplice) et temps de l’histoire du salut. À partir de l’aube, le récit est rythmé toutes les trois heures, de 6h du matin à 6h du soir, ce qui semble bien correspondre aux moments de la prière juive au Temple. La dimension liturgique accompagne le motif du corps de Jésus dans sa trajectoire tout au long du récitatif. À une extrémité, entre des mains féminines, l’onction de Béthanie le place au centre en un geste spectaculaire ; à l’autre, le même corps est préparé pour embaumement et funérailles. On songe à un usage d’aromates en début et fin de célébration. Entre les deux moments, le même corps est symboliquement confié en nourriture et boisson aux mains des disciples masculins. La liturgie autour du corps mort de Jésus commence aussitôt après sa mort et n’est interrompue que par le sabbat. C’est au cours de cette liturgie que le corps mort de Jésus est retrouvé vivant et que les femmes sont envoyées aux disciples dispersés pour les rassembler en leur annonçant la bonne nouvelle. C’est finalement la question du genre littéraire de notre texte, et du milieu de vie dans lequel il a pu se produire et se développer, qui est ainsi posée.

Péricope après péricope, et parfois même en identifiant une petite forme littéraire à l’intérieur d’une péricope, ces notes identifient nombre de genres littéraires, de la formule légale (*genMt 27,25b) au récit étiologique (*genMt 27,8), de la discussion casuistique (*genMt 26,9.11) à l’apocalypse (*genMt 27,51c-53), du miracle de délivrance à l’angélophanie (*genMt 28,1-10), etc. En introduction à l’ensemble des ch.26 à 28 du premier évangile, cependant, il faut poser plus généralement le double problème du genre littéraire de la passion et des textes sur le Ressuscité — lequel rejoint celui du →genre littéraire de l’évangile. Kérygme, narration Parmi tous les récits sur Jésus compilés par les évangélistes, ceux de ses derniers jours et de sa mort sont les plus certainement composés dans une perspective postpascale ; cependant, si la « lumière de la résurrection », comme on le dit bizarrement,9 les éclaire constamment, c’est avec une telle discrétion qu’il faut mettre en question la thèse, classique depuis L’histoire de la tradition synoptique de Bultmann, selon laquelle nous aurions affaire à une forme étendue (narrativisée) du kérygme primitif, qui était très lapidaire (cf. 1Co 15,3-5). On serait passé de la demi-douzaine de brèves phrases énonçant le kérygme originel aux récits actuels, en passant par l’agglutination d’épisodes, de légendes (Judas, Pilate) et de dits variés. Il n’est cependant pas si sûr que le « kérygme primitif » ait jamais été aussi fruste : la vie de Jésus, en particulier le récit de sa passion, est moins absente du corpus kérygmatique paulinien qu’on a voulu le penser, et le fait que sa présence y soit largement allusive s’explique bien en termes de sociologie des traditions orales.10 Inversement, il est remarquable que, alors que tous les kérygmes repérables dans les Actes des apôtres (sauf Ac 4,10-12) mentionnent la résurrection et insistent sur le témoignage des apôtres (Ac 2,32 ; 3,15 ; 5,30-32 ; 10,40-41 ; 13,30-31), qui ont vu le Seigneur ressuscité et ont mangé avec lui, les récits de la passion évoquent si discrètement la résurrection. S’ils provenaient du kérygme primitif, on cherche en vain le pourquoi d’une telle discrétion. Enfin, les « récits » d’apparition sont difficilement dérivables d’une source primitive. Ils donnent plutôt l’impression de témoignages colligés a posteriori pour donner aux récits de la passion une structure plus proche du kérygme. 9

Genres littéraires — *gen Il est bien difficile d’interpréter convenablement un texte sans en déterminer le genre. On s’efforce ici d’identifier le genre ou le sous-genre littéraire du texte ou de la portion de texte présenté, en étant conscient du fait qu’il s’agit souvent d’une approximation (et qu’en conséquence le titre de ces notes se terminera souvent par un point d’interrogation). On explique l’impact du genre sur l’interprétation du texte dans son contexte historique originel.

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Cette bizarrerie est bien soulignée par Behr John, John the Theologian and His Paschal Gospel: A Prologue to Theology, Oxford : Oxford University Press, 2019, 122-123 : « Un trait constant, à une exception près, de la vision de la tombe vide ou de la rencontre avec le Christ ressuscité est le manque de compréhension ou de reconnaissance » (notre trad.). De fait, les apparitions du Ressuscité provoquent étonnement ou inquiétude, et la lumière vient bien autant des Écritures que de l’effectivité de la rencontre, comme l’avait bien senti Thomas d’Aquin lorsqu’il interroge le terme argumentis utilisé pour évoquer la résurrection en Ac 1,3 (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 55,5 s.c.). Cf. les tableaux proposés par Dunn James Douglas Grant, Christianity in the Making, vol. 1 : Jesus Remembered, Grand Rapids MI : Eerdmans, 2003, 768.

Introduction générale

Bref, on a tout lieu d’inverser le raisonnement bultmannien et de dire que la parole chrétienne primitive fut composée d’un récit des souffrances et de la mort de Jésus, suivi ou accompagné de discours insistant sur sa résurrection selon les Écritures, et les témoignages de christophanies. Spécialement chez Mt, le récit de la passion est indépendant des témoignages sur la résurrection. Comme on l’a rappelé, l’analyse narratologique identifie ces derniers comme des appendices discursifs au programme narratif principal. Contrairement à un préjugé venu de l’ancienne « critique des formes » selon lequel les récits de la passion seraient des kérygmes narrativisés,11 tout se passe plutôt comme si le narrateur avait cherché à « kérygmatiser » l’histoire dont il héritait. En particulier le recours aux Écritures (*bib passim) fait bien plus penser à une narration kérygmatisée qu’à un kérygme narrativisé. Chronique historique, fiction littéraire L’historien et le théoricien littéraire (post)modernes posent deux questions brûlantes aux récits canoniques des derniers jours de Jésus : s’agit-il de récit historique ou de fiction d’auteur ? Comment faut-il comprendre les différences entre les récits de la passion ? Car on doit bien reconnaître des « plus » (p. ex. chez Mt : la mort de Judas [*synMt 27,3-10], le récit des gardes et le contre-évangile juif [*synMt 28,11-15] ; chez Lc : la séance chez Hérode Antipas [Lc 23,8-12] et le dialogue avec les femmes de Jérusalem [*synMt 27,32]) et toutes sortes d’altérations ou de variations de détails. Sont-ce des efflorescences fictives inventées par les auteurs, ou bien leur viennent-elles de sources spécifiques ? Et s’il s’agit d’inventions, en quoi le reste du matériel narratif, celui qui est commun, en diffère-t-il ? Beaucoup de savants ont discerné dans la passion le résultat d’amplifications littéraires. Au moins au titre de l’histoire de la réception moderne de notre texte, il faut ici lister quelquesunes de leurs propositions de genre littéraire pour les récits de la passion. Amplifications littéraires ? Une partie de l’exégèse moderne a voulu l’assimiler à de la fiction littéraire, soit gréco-romaine, soit juive. Progymnasmata ? Une première hypothèse provient de la comparaison avec la rhétorique gréco-romaine. Les récits évangéliques résulteraient d’un développement « progymnastique » à partir de chreiai.12 Plus spécialement, le récit de la passion et de la mort de Jésus serait né d’une expansion par recontextualisation de quelques phrases : Robbins pense ainsi que Mc 15,1-16,8 est avant tout l’amplification narrative d’articles de foi des premiers chrétiens, composée à partir des trois chreiai en forme de prédictions de Mc 8,31 ; 9,31 ; 10,32-34 et de la recontextualisation historicisante de plusieurs verset du Psaume 22.13 Cependant, on n’a aucun autre exemple de réécriture d’un passage scripturaire incluant l’invention de matériel narratif non relié au noyau traditionnel, pas même dans les biographies parabibliques d’un



Philon. Dans le genre, s’ils étaient fruits de l’inventivité rhétorique, les récits de la passion constitueraient donc une exception. Midrash ? En les comparant aux formes de la tradition rabbinique, on a parfois expliqué la naissance des récits de la passion comme le développement midrashique d’un dossier scripturaire primitif par lequel les croyants en Jésus se seraient efforcés de comprendre sa mort ignominieuse, sinon de la justifier, en découvrant un dessein divin mystérieusement annoncé par avance. Pourtant, si midrash il y a, dans le travail de mémoire sur Jésus, il est inversé : l’évangéliste cherche moins à expliquer des textes en les combinant avec d’autres textes (p. ex. le Psaume 22, des fragments de Zacharie et les « chants du Serviteur » isaïens) ou en composant un récit ad hoc, qu’à éclairer une histoire par des textes. L’auteur ne fait pas à son lecteur une explication de texte en vue d’une décision et d’un effort moral concret, mais il semble plutôt agglutiner des textes autour d’un acte ou d’un événement déjà réalisé, pour l’éclairer et l’expliquer : il « était confronté au fait incontournable de la crucifixion de Jésus. Il ou elle accepta ce fait pleinement comme la volonté mystérieuse de Dieu qui est puissante même à grandes distances dans le temps et dans l’espace ».14 Le recours aux Écritures est avant tout un art de l’allusion, dans la ligne de ce qui deviendrait le rémèze (‫ ֶ)ר ֶמז‬dans l’herméneutique juive postérieure. Cet understatement systématique est en fort contraste avec les fréquentes interventions de l’auteur appréciées dans l’historiographie de l’époque. De fait, avec une seule citation d’accomplissement formelle et un réseau d’allusions particulièrement serré, l’innutrition biblique du récit est si profonde que son « moulage » scripturaire est vraisemblablement primitif. Le type de sugkrisis15 scripturaire qui se déploie dans les récits de la passion dérive plus des « faits terribles et irréductibles de la fin de la vie de Jésus »16 que de l’inventivité littéraire. Il pourrait bien avoir commencé dès la première étape de la mise en forme orale du souvenir de ses derniers jours17 (*genMt 27,45-51b). 11 12

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Cf. Venard, « La Parole », op. cit. (n. 4), 89-92. Dans son manuel de rhétorique, contemporain du NT, →Théon Progymn. 96-106 présente les techniques d’amplification de la chreia. Pour une étude contemporaine, voir Hock Ronald F. et O’Neil Edward N. (éd.), The Chreia in Ancient Rhetoric, vol. 1 : The Progymnasmata (SBL Texts and Translations 27 ; Graeco-Roman Religion Series 9), Atlanta GA : Scholars Press, 1986. Robbins Vernon K., « The Reversed Contextualization of Psalm 22 in the Markan Crucifixion: A Socio-Rhetorical Analysis », dans Van Segbroeck Frans et alii (éd.), The Four Gospels, 1992: Festchrift Frans Neirynck (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 100), Louvain : Leuven University Press, 1992, vol. 2, 1161-1183. Collins Adela Yarbro, « From Noble Death to Crucified Messiah », New Testament Studies 40 (1994), 481-503, 492 (notre trad.). Cf. Aletti Jean-Noël, « Le Christ raconté. Les Évangiles comme littérature ? », dans Aletti Jean-Noël et alii (éd.), Bible et littérature. L’homme et Dieu mis en intrigue (Le livre et le rouleau 6), Bruxelles : Lessius, 1999, 29-53. Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 501 (notre trad.). Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 777.



La passion selon saint Matthieu

Irréductible historicité C’est, de fait, l’histoire littéraire elle-même qui rend très difficile la réduction des récits de la passion de Jésus à des fictions littéraires. Deux traits de notre récit en particulier tranchent fortement sur la littérature gréco-romaine de son époque :18 le nombre d’ambiguïtés qu’il recèle, ainsi que sa relative non-réflexivité ou son immédiateté.19 Contrairement aux autres biographes antiques, les évangélistes interviennent très peu dans leurs récits. Ils ne racontent pas la vie de Jésus comme celle d’un homme admirable à imiter, mais comme celle de quelqu’un qui occupe une fonction dans le plan du salut de Dieu pour Israël et pour l’humanité. Bien qu’une conscience littéraire soit clairement à l’œuvre dans le récit, le point de vue de l’auteur ne s’explicite pour ainsi dire jamais. Par exemple, l’évangéliste déploie un intertexte biblique qui « touche au sublime »20 car il est aussi fourmillant que rarement explicité (cf. infra : *Intertextualité biblique). Par exemple, encore, les récits de la dernière Cène sont gros de questionnements et de suggestions non thématisés ; aucune réponse, aucun appel à interprétation n’y est explicité.21 Il semble même impossible d’imaginer un contexte vraisemblable dans lequel les « paroles de consécration » du dernier repas auraient pu être littérairement forgées : qui aurait eu l’autorité nécessaire pour ce faire ? On est bien « au-delà de toute inventivité humaine », comme le fit remarquer le regretté Georges Steiner.22 Autre exemple : en rapportant les circonstances de la mort de Jésus, en soulignant l’interrogation de ceux qui y assistent sur le sens ultime des derniers mots de Jésus, en laissant dans l’ambiguïté le sens du dernier geste envers le supplicié, de la déclaration du centurion, ou — plus fondamentalement — des motivations de Judas et de Pilate, l’évangéliste n’explicite aucune ligne narrative préconçue dans laquelle chaque action est cohérente et ses motifs évidents, comme c’est le cas dans la légende. Mt ne fait pas de différence entre lui comme auteur et lui comme narrateur, le narrateur semblant au cœur de l’événement, contrairement à la plupart des historiens et biographes antiques, qui interviennent pour apprécier la vraisemblance de ce qu’ils rapportent. Pis, dans sa mort, Jésus apparaît comme un antihéros. Sa seule parole dans la mort est de déréliction, et non pas un discours édifiant ou une attitude à imiter, ce qui est loin d’être une mort noble (*ancMt 27,45-51b). Certes, la sélection de traits remarquables peu flatteurs dans la description de cette mort peut faire penser à l’idéal de véridiction a-morale d’un Suétone, mais le récit évangélique s’en démarque par son absence de souci d’édification morale (*genMt 27,45-51b). Il présente une suite de faits exprimés, grosse potentiellement, et seulement potentiellement, d’une polémique intrajudaïque et d’un enseignement moral et religieux. Il faut encore souligner l’ébauche de dialogue en style direct des moqueries (Mt 27,39-44) : cela va contre les règles de l’écriture de l’histoire antique,23 mais cela rappelle l’écriture romanesque24 ou dramatique25 de cette époque. Et pourtant, Jésus, le fils de Dieu, meurt moins comme un martyr de plus, donnant un exemple de foi et d’endurance héroïque, que comme la victime abandonnée d’une insondable

méchanceté. Dans la littérature de l’époque, il est très improbable qu’il s’agisse d’un procédé d’auteur :26  la réaction d’un Celse aux récits des souffrances, en particulier morales, de Jésus en sa mort — telle du moins qu’on peut la reconstituer à partir de →Origène Cels. — montre clairement que, s’il s’agissait d’un procédé rhétorique pour convaincre les récepteurs, il était particulièrement contre-productif dans un milieu gréco-romain. La comparaison avec les actes des martyrs juifs laisse penser que le laconisme ou le mutisme de Jésus n’aurait pas non plus captivé un lectorat juif hellénisé. Replacé dans le contexte de l’histoire littéraire, le récit matthéen de la passion de Jésus ne s’offre décidément pas comme un récit édifiant. C’est un récit réaliste. Ainsi donc, paradoxalement, le raffinement littéraire de Mt apporte des éléments en faveur de sa charge historique. Les structures poétiques qu’il met en place sont plusieurs fois structurées par des éléments, inessentiels du point de vue du « message », qui relèvent peut-être plus de l’art de la mémorisation. Par exemple, la ciselure rhétorique circulaire de l’épisode de la mort de Jésus n’encadre aucun élément très significatif mais un geste concret qui peut avoir frappé la mémoire des témoins oculaires, en particulier par son ambiguïté : l’abreuvement de Jésus à l’éponge (Mt 27,48). La raison d’une telle construction n’est pas évidemment théologique (même si on y trouve a posteriori de la théologie), elle est plutôt mnémotechnique : un fait particulier de l’exécution de Jésus semble avoir frappé la mémoire, et c’est autour de lui que s’est fixé le récit des derniers instants, construit en symétries mnémotechniques. À la suite d’Erich Auerbach, Justin Taylor, dont nous suivons les conclusions,27 voit dans l’absence des procédés attendus

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Cf. la comparaison souvent faite entre les miracles rapportés en Mc 5,3543 et Lc 7,1-17 et celui que raconte →Philostrate Vita Apoll. 4,45. Auerbach Erich, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. par Heim Cornélius, Paris : Gallimard, 1968, 46. Le sublime est une beauté produite par des techniques littéraires demeurant indécelables, selon la définition du →Ps.-Longin Subl. : Aletti, « Le Christ », op. cit. (n. 15), 48 n. 53. Delorme Jean, « Le dernier repas de Jésus dans le texte Mc 14, 16-25 », dans Quesnel Michel, Blanchard Yves-Marie et Tassin Claude (éd.), Nourriture et repas dans les milieux juifs et chrétiens de l’Antiquité. Mélanges offerts au Professeur Charles Perrot (Lectio Divina 178), Paris: Cerf, 1999, 107-120, 119. Steiner George, No Passion Spent: Essays 1978-1996, Londres : Faber et Faber, 1996, excipit du ch.2 (notre trad.). La rhétorique historiographique transformait ce genre de dialogues en style indirect : Auerbach, Mimésis, op. cit. (n. 19), 46. Cf. Soards Marion L., The Speeches in Acts: Their Content, Context, and Concerns, Louisville KY : Westminster John Knox, 1994. La plupart des pièces antiques, comédie ou tragédie, présentent des passages en stichomythie. Cf. Ruzer Serge, « Crucifixion : The Search for a Meaning vis-à-vis Biblical Prophecy: From Luke to Acts », ch.7 dans Ruzer Serge (éd.), Mapping the New Testament: Early Christian Writings as a Witness for Jewish Biblical Exegesis (Jewish and Christian Perspectives Series 13), Leiden : Brill, 2007, 179-213. Taylor Justin, The Treatment of Reality in the Gospels: Five Studies (Cahiers de la Revue biblique 78), Pendé : Gabalda, 2011.

Introduction générale

selon les canons historiographiques de l’époque, et dans ce type d’ambiguïté et d’innovation, des indices d’historicité. Replacé dans l’histoire de la littérature, notre récit est paradoxalement réaliste : d’une part, il est animé d’une intention historienne (témoignage) ; d’autre part, il ne recourt guère aux procédés propres à ce type d’écriture,28 sans s’interdire d’user de ceux du roman ou du théâtre. L’innovation littéraire correspond ici à une inventivité causée par les faits eux-mêmes. L’ambivalence de la caractérisation des personnages fut moins construite qu’héritée du récit-source, empreint de l’impact des événements sur leurs témoins, mis en forme par Mt. Plus encore, soulignait jadis Auerbach à propos des larmes de Pierre,29 la manière même dont l’histoire est racontée équivaut à une véritable révolution à l’échelle de l’histoire littéraire occidentale. Les évangiles furent les premiers textes à placer des sentiments très élevés dans des personnages très ordinaires. Non seulement cette radicale nouveauté des procédés littéraires utilisés subvertissait la hiérarchie des genres littéraires antique, mais elle se déployait en personnages et en dialogues « réalistes » comme on n’en n’avait jamais composés et comme on n’en composerait pas avant le 19e s. Bien sûr, on peut imaginer qu’elle est construite, mais cela reviendrait à imaginer — contre toute vraisemblance historique — Mt inventeur, des siècles avant l’heure, des techniques « du récit romanesque réaliste moderne : si c’est une fiction, il relève en effet de ce genre de récit ».30 Or, si l’évangile est une fiction, son auteur doit avoir été un artiste extrêmement sophistiqué, pour d’une part s’affranchir des canons rhétorique et esthétique de son temps, d’autre part dissimuler sa technique derrière une naïveté apparente. Une telle hypothèse atteint et dépasse sans doute la frontière la plus reculée du plausible.31 Si l’on ajoute à tous ces caractères la vraisemblance culturelle de nos récits (abondamment illustrée par l’annotation en *Textes anciens, *Intertextualité biblique et *Littérature péritestamentaire), la temporalité qu’ils déploient (celle du temps vécu, plus que reconstruit artistiquement ; cf. infra : *Milieux de vie : une mémoire « populaire » ; *Repères historiques et géographiques : temps), on a autant d’indices de la présence de témoignages en amont de nos textes. Nous posons donc comme vraisemblable l’existence de témoins des derniers jours de Jésus dont les récits furent rapidement combinés dans un récit primitif de la passion, puis interprétés et enrichis diversement par les évangélistes canoniques, disposant ou non de sources propres. L’émission d’hypothèses plausibles concernant l’identité des témoins dont héritait l’évangéliste et concernant les circonstances dans lesquelles ils élaborèrent leurs témoignages relève de la section *Milieux de vie, plus bas. Avant d’y venir, dessinons les contours du récit originaire de la passion. Un récit de la passion originaire ? L’existence d’une « tradition à part » de la mémoire concernant Jésus est aujourd’hui bien étayée.32 C’est la raison la plus plausible des titres des évangiles : kata plus accusatif (« selon »), et non pas le génitif d’auteur auquel on aurait pu s’attendre. Martin Hengel souligne combien l’accord des évangiles est



frappant, comparé aux lieux et aux époques différents auxquels ils furent composés, sur une période de quelques décennies.33 Frappant aussi est le fait que n’y est abordé aucun débat halakhique important pour les toutes premières communautés de disciples : rien de précis n’est placé dans la bouche de Jésus qui tranchât, par exemple, une question aussi âprement débattue alors que la circoncision.34 Les aménagements de la tradition originaire les plus indéniablement repérables restent relativement modestes. En comparant Mt à Mc, ou à Lc-Q, on découvre que, si habile son auteur soit-il (« scribe devenu disciple du royaume », Mt 13,52), il travaille surtout l’architecture de son œuvre. Il est vrai que les évangélistes sont de vrais auteurs et des enseignants expérimentés, cherchant à exprimer les événements du salut.35 La mémoire concernant Jésus semble avoir été transmise moins comme une parole modelable au gré des applications qu’on en ferait dans les communautés, que comme une valeur religieuse en elle-même, donc avec une certaine stabilité. Cette stabilité n’avait rien d’un fixisme stérile : on préservait non seulement les paroles que le Maître avait dites (ses performances), mais la capacité de parler de la même manière que lui (sa compétence). La lettre même des textes canoniques en porte la trace dans les épisodes où les évangélistes autorisent leur production de la bouche même de Jésus, qui la prédit (Jn 17,20) et l’ordonne (Mt 28,20), en envisage la grandeur (Jn 14,10-12) et en donne l’art poétique (Mt 13,52). L’existence de cette tradition isolée est particulièrement plausible pour le récit de la passion. Même l’œuvre largement circonstancielle de Paul en présente des traces, elle qui parle si

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En particulier, l’évangile ne recourt pas à un témoin oculaire garant de l’ensemble du récit, à la différence de la très romancée Vie d’Apollonius de Tyane. Cf. Hengel Martin, « Eye-Witness Memory and the Writing of the Gospels: Form Criticism, Community Tradition, and the Authority of the Authors », ch.4 dans Bockmuehl Markus et Hagner Donald A. (éd.), The Written Gospel, Cambridge : CUP, 2005, 70-96, 88. Auerbach, Mimésis, op. cit. (n. 19), 51-60. Lewis C. S., « Fern-seed and Elephants », dans Christian Reflections, éd. par Hooper Walter, Glasgow : Fount Paperbacks, 1981, 191-208, 194 (notre trad.). Cf. Taylor Justin, Treatment, op. cit. (n. 27). Norden Eduard, Die antike Kunstprosa, vom VI. Jahrhundert v. Chr. bis in die Zeit der Renaissance (Leipzig: Teubner, 1909), 480 : « Les évangiles se distinguent en tout de la littérature artistique. Même considérés comme des monuments littéraires, d’un point de vue purement extérieur, ils portent la marque de la nouveauté radicale » (notre trad.). Bauckham Richard J., Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids MI : Eerdmans, 2006, 278-279, évoque la notion d’isolated tradition apparue chez Kittel Gerhard, Die Probleme des palästinischen Spätjudentums und das Urchristentum (Beiträge zur Wissenschaft vom Alten und Neuen Testament 37), Stuttgart : Kohlhammer, 1926, 69, et développée par Gerhardsson Birger,  The Reliability of the Gospel Tradition, Peabody MA : Hendrickson, 2001, 64. Hengel, « Eye-Witness Memory », op. cit. (n. 28), 90-91. Bruce Frederick Fyvie, « Are the New Testament Documents Still Reliable? », dans Kantzer Kenneth (éd.), Evangelical Roots: A Tribute to Wilbur Smith, Nashville TN : Thomas Nelson, 1978, 49-61, 54. Hengel, « Eye-Witness Memory », op. cit. (n. 28), 93.

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peu de la vie de Jésus. Les deux principales séquences du récit des derniers jours de Jésus (le dernier repas et l’arrestationcondamnation-exécution-ensevelissement) semblent avoir été si rapidement établies qu’elles apparaissent dans les traditions fondatrices des Églises que Paul fonde. Pour les évoquer (1Co 10,14-22 ; 11,17-22), Paul cite des formules reçues et déjà entrées dans la mémoire comme tradition sacrée (1Co 11,2326). La « croix » et la mort ignominieuse de Jésus sont des motifs de la toute première prédication chrétienne : 1Co 1,1718.23 ; 2,2.8 ; 2Co 13,4 ; Ga 3,1 ; 5,11 ; 6,12 ; He 12,2. Plusieurs locutions caractéristiques de la passion font partie du matériel traditionnel le plus ancien de la mémoire chrétienne : Jésus a été livré (paradidômi : Rm 4,25 ; 8,32 ; 1Co 11,23 ; Ga 2,20 ; Ep 5,2.25 ; →Clément de Rome  1 Cor. 16,7) et est mort (Rm  5,6.8 ; 14,15 ; 1Co 8,11 ; 15,3 ; 2Co 5,14-15 ; 1Th 5,10 ; →Ignace d’Antioche Trall. 2,1). Le souvenir de sa passion est un des premiers traits de la spiritualité chrétienne, développée en Rm 8,17 ; 2Co 1,5 ; Ph 3,10 ; He 5,7-8 ; 1P 2,19-24. Les formules de foi primitives sautent de la naissance de Jésus à sa passion et à sa mort : natus ex Maria Virgine, passus sub Pontio Pilato (le souvenir de Pilate dans le credo est préfiguré en 1Tm 6,13). L’ellipse narrative reflète à la fois le peu de données biographiques précises sur le ministère, et la prépondérance du récit des derniers jours dans la parole chrétienne primitive. De fait, alors que leur ordonnance est ailleurs nettement plus diverse, les évangiles suivent presque le même déroulement depuis l’entrée dans Jérusalem jusqu’à la sépulture de Jésus. Les évangélistes, qui ont eu peu d’intérêt pour les liaisons chronologiques dans leurs comptes-rendus du ministère de Jésus, déploient alors un récit qui a la forme d’une chronique presque heure par heure. La « meilleure conclusion » à en tirer est que cette structure narrative s’est mise en place très tôt dans le processus de transmission et est demeurée fixe à travers toutes ses étapes jusqu’aux mises par écrit, ce qui suggère une tradition enracinée dans la mémoire de participants aux événements et transmise avec leur autorité : « […] nous avons un exemple étendu du modèle de la tradition orale, avec sa stabilité de structure et de thème et son souci d’éléments-clés. »36 La plus forte cohérence du récit de la passion par rapport au reste de la narration évangélique pourrait être due au fait que ce furent d’abord des témoignages oculaires. Au fond,

évidemment impossible de déterminer précisément son contenu et ses limites à partir de ce qui est commun aux quatre textes canoniques.38 Trois sont particulièrement saillants : (1) la présence massive de l’Écriture39 (infra : *Intertextualité biblique) ; (2) l’ironie prégnante (supra : *Procédés littéraires), permise par ce dialogisme scripturaire, qui fonctionne au mieux en contexte juif. La mobilisation ironique des Écritures, avec le formalisme et le hiératisme qu’elles apportent, permet de ritualiser le récit à travers des sauts de registres si caractéristiques de l’évangile : on passe d’un niveau de représentation du réel à un autre, du réalisme au symbolique, sans solution de continuité. Elle permet aussi de s’affranchir de la hiérarchie des styles et de traiter sérieusement des personnes et des événements grossiers. (3) L’influence de la liturgie est un troisième caractère raisonnablement attribuable au récit de la passion originaire : la connivence entre locuteurs et auditeurs supposée par l’ironie narrative et scripturaire pourrait renvoyer à l’exercice de mémoire communautaire et interactif qu’est la célébration liturgique. Cette dimension se déploie non seulement dans des procédés littéraires déjà listés : son cadre spatio-temporel, sa topique rituelle, sa stylistique « scripturaire » (l’intertexte scripturaire), sa structure énonciative et sa pragmatique (une parole constamment actualisée), mais encore dans les infrastructures (christo-) logiques de la passion selon Mt. Les éléments clés de la compréhension de l’ensemble du récit sont liés à des gestes cultuels. Soit le schéma actantiel du programme narratif principal de notre récit : {Selon les Écritures [destinateur : le Père envoie (sujet : le Fils → objet : livrer sa vie |et ressusciter|) destinataires : pour les disciples et la multitude] en rémission des péchés}.

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« nous pouvons tenir assez fermement le fait que la tradition des derniers jours de Jésus était rappelée et méditée dès les tout premiers rassemblements communautaires des disciples de Jésus après Pâque de l’an 30. Cette tradition était probablement mise en forme dans une structure d’ensemble, mais il y avait évidemment de la flexibilité dans ce qui pouvait être inclus dans la structure : les performances étaient soumises aux variations habituelles, les épisodes individuels étaient diversement élaborés selon les occasions. Les récits des évangélistes sont en fait des exemples figés de telles performances. »37

Un genre liturgique ? Les principaux caractères de ce récit originaire peuvent être reconstitués avec une certaine vraisemblance, même s’il est

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Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 766 (notre trad.). Ibid., 783 (notre trad.). Parmi les tenants de l’existence d’un tel récit de la passion originaire, les plus célèbres furent Dibelius et Bultmann. Une approche génétique en termes d’histoire des formes fut proposée par Bertram Georg, Die Leidensgeschichte Jesu und der Christuskult: Eine formgeschichtliche Untersuchung (Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments: Neue Folge 15), Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1922. Pesch Rudolf, « Der Schluß der vormarkinischen Passionsgeschichte und des Markusevangeliums », dans Sabbe Maurits (éd.), L’Évangile selon Marc. Tradition et rédaction (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 34), 2e éd., Louvain : Leuven University Press, 1988, 365409, et Limbeck Meinrad (éd.), Redaktion und Theologie des Passionsberichtes nach den Synoptikern (Wege der Forschung 481), Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981, continuèrent dans cette voie. Certains se sont essayés à reconstituer ledit récit originaire ; voir Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 489, pour la liste des arguments classiques en faveur de l’existence d’un tel récit, et l’appendice à la p. 503 : « A Reconstruction of the Pre-Markan Passion Narrative ». Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 488 : « Étant donnée la situation extrêmement chargée, il est improbable que la mort de Jésus ait jamais été décrite sous forme narrative comme un simple rapport historique » (notre trad.).

Introduction générale

N’est-il pas remarquable que les destinataires (disciples et multitude) et la finalité de l’action principale (la rémission des péchés) soient donnés en contexte hautement rituel, dans les paroles de Jésus symbolisant sa mort dans le partage du pain et du vin lors de la dernière Cène (Mt 26,26-28) ? Et remarquable aussi le fait que la séquence qui raconte la réalisation de ce programme narratif, la péricope de la mort de Jésus, déploie si fortement le symbolisme rituel et liturgique dans la mention de l’heure (Jésus meurt à l’heure où les agneaux sacrifiés au Temple sont égorgés : *hgeMt 27,45 sixième heure) et dans celle du voile du Sanctuaire qui se déchire (*interpMt 27,51ab) ? Faisant système avec le thème matthéen de la mort en rémission des péchés, tous ces traits narratifs poursuivent une typologie de →Yom Kippour développée pleinement dans l’épître aux Hébreux,40 qui donna au christianisme le thème théologique central de la mort de Jésus comme expiation du péché. Tous ces éléments contribuent à faire du texte de la passion un véritable mémorial : « La tradition du procès, de l’exécution et de la sépulture de Jésus (la passion proprement dite), tout particulièrement, semble avoir été [...] intégrée en un seul grand récit dès le départ, peut-être pour permettre sa récitation sacrée dans le culte des premiers disciples (lors de leur célébration de la Pâque ?). Il reflète souvent les passages scripturaires choisis pour éclairer les premiers souvenirs des événements, et témoigne de la méditation dévotionnelle que les récits à la fois évoquaient et finirent par incarner. »41

Sur la base de ce constat, l’exégèse contemporaine a fait deux propositions plus précises de genre littéraire (para)liturgique pour le récit de la passion, inspirées par des usages juifs de textes analogues : une lamentation funèbre inversée et une haggada pascale christianisée. Elles sont cependant si liées à des hypothèses concernant le *Milieu de vie dans lequel œuvrèrent les témoins et les rédacteurs, qu’il sera plus clair de les exposer dans cette section-là. Conclusion Au finale, il semble difficile d’assigner un genre littéraire formel à la passion. Voici un texte qui n’obéit à aucune convention littéraire déjà connue (ni une chronique, ni un roman, ni un drame), mais qui emprunte à tous ces genres ; un récit qui n’est ni celui d’une mort noble à la païenne ni celui d’un martyre à la juive, mais qui emprunte des topoi à ces deux genres :42 « […] une nouvelle espèce d’histoire de mort dans laquelle les faits atroces et irréductibles de la fin de la vie de Jésus étaient illuminés par un nouvel usage de l’Écriture ».43 Bref, le récit de la mort de Jésus est quelque chose de profondément neuf, fondé sur des faits historiques têtus et sur la créativité déclenchée par ces événements. Quant aux rencontres avec le Ressuscité compilées au ch.28, elles aussi irréductibles aux récits d’apparitions et autres productions paradoxographiques de la littérature du temps (infra : *Textes anciens), elles posent une question spécifique. Beaucoup moins harmonisées d’un évangile à l’autre, se présentant narrativement comme un « supplément » alors que le récit

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aurait pu se terminer avec le scellement de la tombe, ces « narrations » semblent avoir conservé un lien plus étroit que le reste de la mémoire sur Jésus avec des témoins personnels. Comme le propose Dunn, dans les communautés primitives, ces textes ne fonctionnèrent sans doute pas à la manière de récits devenus communs que l’on pouvait se raconter comme le reste de la mémoire sur Jésus.44 Au contraire, ils étaient propriété personnelle des témoins choisis d’avance qui en avaient eu le privilège et dont on connaissait les noms (cf. 1Co 15,5-8 ; *genMt 27,61). Ils étaient beaucoup moins récit que discours, histoire que prédication, mémoire que proclamation (*interpMt 28,1-20). Du coup, il n’est pas possible d’assimiler le finale de Mt (non plus que celui des autres évangiles canoniques) aux fins topiques des Vitae merveilleuses antiques (*ancMt 28,1-20 Historiographie antique). Et comment ne pas penser que le fait de croire que Jésus n’était pas mort, mais bien vivant de sa vie de Ressuscité, rendait le travail de « préservation de la mémoire » Le concernant différent de celui que d’autres biographes antiques, comme Lucien et Xénophon, accomplissaient pour d’illustres défunts ? Ce n’est donc pas sans raison que les évangiles mirent si longtemps à être considérés comme des œuvres littéraires dignes de ce nom : ils apportaient de facto une véritable révolution littéraire et religieuse. Au-delà du réalisme détecté par Auerbach, c’est aussi une sorte de symbolisme nouveau qu’ils fondaient. Le propre de l’incarnation de Dieu (Emmanuel « Dieu-avec-nous » : Mt 1,23 ; *bibMt 28,20b) est d’unir l’humain et le divin, l’historique et le symbolique. Tout ce que dit ou fait Jésus est gorgé de significations. Celles-ci clignotent d’autant plus fort que Jésus vit dans la culture juive antique, au sein de laquelle on déchiffrait ce qui arrivait en fonction de ce qu’on croyait annoncé dans les Écritures saintes. Le symbolique dans l’Évangile n’est donc pas toujours de l’interprétation plaquée a posteriori, mais du sens qu’inchoativement ses contemporains pouvaient déceler dans les événements vécus par Jésus dans le cadre de l’« histoire sainte » englobant les existences personnelle et collective des Juifs. Comme le proposa C.  S.  Lewis, l’Évangile, singulièrement son récit pascal, se présente comme un « mythe réellement arrivé » (sur tout cela, voir la longue note de synthèse sur →le genre littéraire « évangile »).

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Hasitschka Martin, « Matthew and Hebrews », dans Sim David C. et Repschinski Boris (éd.), Matthew and His Christian Contemporaries (Library of New Testament Studies 333), Londres : T&T Clark, 2008, 87103, 102. Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 783 (notre trad.). Collins, « Noble Death », op. cit. (n. 14), 482. Ibid., 501-502 (notre trad.). Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 855.

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La passion selon saint Matthieu

CONTEXTE Depuis le 19e s., on analyse les phénomènes du passé selon les trois catégories du temps, de l’espace et du milieu de vie. Une telle approche permet de restituer, au moins par approximation, la caisse de résonance originelle des discours humains du passé, conservés par l’écrit sous toutes ses formes. Le texte biblique ne fait pas exception. Le Contexte envisagé par ces notes est à la fois physique (*Repères historiques et géographiques), social (*Milieux de vie) et culturel (*Textes anciens, *Intertextualité biblique et *Littérature péritestamentaire). Ces rubriques ont pour objet des faits d’ordre historique, géographique ou culturel liés au texte, soit qu’ils y soient représentés — directement ou non — soit qu’ils en expliquent la production.

Milieux de vie — *mil Tout groupe humain obéit à des lois de vie commune, des règles de comportement, une éthique définissant le permis et le défendu. La rubrique *Milieux de vie fait allusion au Sitz im Leben : il s’agit des circonstances socio-culturelles qui entourent la production et la transmission du texte et dont la reconstitution importe pour interpréter justement des documents venus de sociétés très lointaines dans le temps et dans l’espace. De l’administration à l’astronomie, de l’agriculture à la cosmographie, de la médecine à la mythologie — pour ne citer que quelques domaines visés par cette rubrique — connaître les milieux de vie des auteurs bibliques et de ceux dont ils parlent est déterminant pour apprécier leur degré d’intégration, d’approbation ou de critique vis-à-vis des cultures dans lesquelles ils vivent ou qu’ils évoquent.

Les notes de cette rubrique donnent d’abord de nombreuses informations sur les manières de vivre antiques, qui permettent de mieux comprendre l’histoire racontée par Mt dans le contexte socio-culturel où elle se déroule, et donc — en relation avec les notes de *Textes anciens et de *Littérature péritestamentaire — d’en évaluer la vraisemblance. Ces notes touchent à de nombreux aspects du quotidien judéen antique, aux questions administratives (comme l’organisation de la sécurité au Temple : *milMt 26,47c, ou ce qu’on pouvait appeler « sanhédrin » dans l’administration de la Palestine juive au 1er s. de notre ère : *milMt 26,59a), aux questions d’observances rituelles (*milMt 26,26-29 ; *milMt 26,26a), de croyances et de disciplines religieuses (*milMt 26,65b ; *milMt 26,65d.66c), en passant par les questions de vêtement (*milMt 26,65a ; *milMt 28,3b), de nourriture (*milMt 26,29b) et de mœurs (*milMt 26,48b ; *milMt 28,9b), avec un accent particulier sur les coutumes funéraires (*milMt 28,6ab ; etc.). Cette catégorie de notes n’aborde qu’incidemment la question du ou des milieu.x de vie dans lequel l’élaboration du texte même que nous lisons, et pas seulement l’histoire qu’il raconte, peut être située. Cette question étant essentielle pour en apprécier la fiabilité, il vaut la peine, en introduction, de lui élaborer plus amplement une réponse. Notre point de départ est le suivant : « L’évangile reflète un moment de mise en récit biographique intelligente de la tradition sur Jésus. En tant que tel, ce récit donne des informations et sur ce moment et sur ceux qui, dans la communauté, avaient la fonction spéciale de transmettre la mémoire de

Jésus et d’élaborer son Évangile. Nous savons qu’ils voulaient raconter l’histoire de Jésus érigée en figure centrale de l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Nous sommes moins certains de la situation générale de la communauté dans son ensemble et le public visé. L’Évangile […] est un bios, pas une lettre. »45

Un produit de la « mémoire collective » de la première communauté  La passion selon Mt est un résultat de la mise en récit de la mémoire collective des derniers jours de Jésus.46 Dans l’œuvre de la mémorisation collective,47 on peut distinguer, d’une part, des éléments liés au passé comme tel (plutôt référentiels) ; d’autre part, des éléments mettant en dialogue le présent avec le passé (plutôt dialogiques). La distinction est subtile. Par exemple, la différence entre « leurs synagogues » en Mt 4,23 ; 9,35 ; 10,17 ; 12,9 ; 13,54 et « vos synagogues » en Mt 23,34 peut relever du référentiel historique (évoquer les références passées d’une synagogue et d’une halaka — celles de Jésus — en conflit contre d’autres « voies » du judaïsme des écoles) autant que du dialogique (installer des distances entre la communauté des lecteurs actuels, désormais « chrétiens », et la synagogue). Quant au passé, l’auteur de Mt inscrit dans sa performance la conscience d’avoir à comprendre et à approfondir la tradition sur Jésus, et la conscience d’exercer une certaine autorité sur l’ensemble de la communauté mnémonique. Il se voyait comme un enseignant héritier de Pierre, participant de son autorité et se positionnant par rapport à lui. Le site de mémoire décisif était le texte de Mc, entendu, mémorisé, raconté. Quant au présent, les métalepses narratives et énonciatives et les locutions temporelles hyper actualisantes (comme

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Byrskog Samuel, « A New Quest for the Sitz im Leben: Social Memory, the Jesus Tradition and the Gospel of Matthew », New Testament Studies 52 (2006) 319-336, 326-327 (notre trad.) ; cf. Bauckham Richard J., « For Whom Were Gospels Written? », dans Bauckham Richard J. (éd.), The Gospels for All Christians: Rethinking the Gospel Audiences, Grand Rapids MI : Eerdmans, 1998, 9-48, 26-30 ; Burridge Richard A., « About People, by People, for People: Gospel Genre and Audiences », dans ibid., 113-145. Voir Dunn James Douglas Grant, A New Perspective on Jesus: What the Quest for the Historical Jesus Missed (Acadia Studies in Bible and Theology), Grand Rapids MI : Baker Academic, 2005, 43-44 ; Stillman Martha K., « Footprints of Oral Transmission in the Canonical Passion Narratives », Ephemerides Theologicae Lovanienses 73 (1997) 393-400 ; Talmon Shemaryahu, « Oral Tradition before, in, and outside the Canonical Passion Narratives », dans Wansbrough Henry (éd.), Jesus and the Oral Gospel Tradition (Journal for the Study of the New Testament: Supplement Series 64), Sheffield : Sheffield Academic Press, 1991, 334-350 ; Theissen Gerd, The Gospels in Context: Social and Political History in the Synoptic Tradition, trad. par Maloney Linda M., Minneapolis MN : Fortress, 1991 ; Hengel, « Eye-Witness Memory », op. cit. (n. 28). Wertsch James V., Voices of Collective Remembering, Cambridge : CUP, 2002 ; Kirk Alan Kenneth et Thatcher Thomas, « Jesus Tradition as Social Memory », dans Kirk  Alan Kenneth et  Thatcher  Thomas (éd.), Memory, Tradition, and Text: Uses of the Past in Early Christianity (SBL Semeia Studies 52), Atlanta GA : SBL, 2005, 25-42.

Introduction générale

« jusqu’à aujourd’hui »), ou même un simple terme comme « évangile » (*proMt 26,13b) — tout en pouvant référer aux circonstances des premières communautés auxquelles ces textes furent destinés — assurent une actuation du texte renouvelée à chaque lecture. Comme le manifeste le cadrage scripturaire de Mt (*Intertextualité biblique), en effet, l’histoire n’est pas pour eux divisée en périodes mais déploie un continu d’accomplissement, de l’origine abrahamique à nos jours. Du point de vue de la *Comparaison synoptique et en acceptant le fait que Mc ait été une source de Mt,48 le finale de Mt pourrait s’interpréter comme un approfondissement de ce dont Mc, originairement suspendu à l’ironique silence des femmes de Mc 16,8, avait laissé la transmission aux performances des témoins de rencontres avec le Ressuscité — tout comme le début de Mt (généalogie et récits d’enfance) pourrait s’interpréter comme un approfondissement de ce que Mc avait laissé dans sa préhistoire (avant le début du ministère public). Mt se récapitulerait ainsi comme l’élaboration messianique, à la fois apocalyptique et halakhique, de la mémoire marcienne sur Jésus. Les trois derniers chapitres de Mt présentent les principaux traits de cette mémoire collective. Une mémoire « populaire » Mt 26-28, pas plus que les témoignages qu’il met en forme, ne relève de la « grande histoire » et, mis à part le célèbre Testimonium de →Flavius Josèphe (A.J. 18,63-64), on n’a guère de grand texte à leur confronter pour en faire la critique historique selon les procédures de la « grande histoire ». Cela ne prive cependant pas ces chapitres de charge historique. Encore faut-il être sensible aux indices de temps « vécu » qu’ils recèlent. Nous en relevons plusieurs au fil du récit, que nous avons parfois classés sous la rubrique *Procédés littéraires pour pouvoir les décrire plus « techniquement », mais qui relèvent en fait de la mémoire réaliste plus que de l’invention de l’auteur (p. ex. *proMt 26,7b.12). Soit l’exemple de la mort de Jésus. Le fait est suffisamment attesté pour qu’il vaille la peine d’y revenir, mais qu’en est-il des circonstances rapportées par les récits évangéliques, en particulier celui du premier évangile ?49 Tous les évangiles sont d’accord sur le jour (un vendredi) et sur l’heure de la mort de Jésus (la 6e heure de la journée tombe vers midi ; la 9e heure vers 15h), mais sa date est incertaine (le 14 ou le 15 Nisan : juste avant la Pâque ou bien en pleine fête) : →Chronologie de la passion. On a bien retenu l’atmosphère pascale de la mort de Jésus, sans pour autant se soucier de l’inscrire dans une chronologie plus générale. Dans cette mort, un autre indice de temps vécu est le cri de Jésus Éli Éli lima sabachthani (Mt 27,46). C’est la translittération d’une phrase en araméen du 1er s., avec assimilation du nom divin araméen (’Ělāhî « mon Dieu ») à l’hébreu (’Ēlî). Les dernières paroles de tout héros sont importantes pour fixer la signification de sa destinée. On peut comprendre que celles de Jésus aient été précieusement conservées par les femmes qui y assistaient, y compris le quiproquo auquel elles donnèrent lieu (*proMt 27,46b). Ce cri et sa traduction sont absents de Lc et de Jn (*synMt 27,46b), signe de l’embarras qu’ils causèrent très tôt.

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Un modèle anthropologique a été proposé pour les occasions au cours desquelles les disciples (des disciples) de Jésus se réunissaient pour entendre les témoignages, commémorer les souvenirs qui les unissaient, et les mettre en forme de mémoires et traditions partagée : le modèle des réunions du soir dans les communautés villageoises du Proche-Orient, au cours desquelles on écoute la tradition de la communauté  (le ḥaflat samar « soirée de récitation » en arabe d’aujourd’hui, désignant un type de divertissement ; samar venant de la même racine que l’hébreu šāmar « conserver »).50 Ce modèle de transmission allie souplesse et fixité, à mi-chemin entre la tradition formelle et contrôlée (p. ex. celle de la tradition rabbinique que l’école scandinave depuis Gerhardsson a voulu plaquer sur le christianisme naissant) et la tradition informelle et incontrôlée (comme l’exégèse l’a longtemps pensé, marquée par le modèle romantique allemand du folklore). Sous le contrôle d’autorités (témoins, disciples, enseignants), ce type de transmission organise des ensembles d’éléments fixes avec la part de flexibilité inhérente à toute tradition vivante. James Dunn a détaillé cinq caractères constitutifs de cette tradition semi-orale, à la fois informelle et contrôlée : elle commença du vivant de Jésus, elle fut commune dès l’origine, elle fut régulée par des autorités, elle fut organique et non fragmentaire et elle fut vivante, à la fois conservatrice et créative.51 L’analyse des récits de la passion et des témoignages sur le Ressuscité nous invite à souligner deux traits qui colorent l’ensemble de la mémoire ainsi transmise : elle est juive et elle est liturgique. Une mémoire juive Un milieu de culture juive est supposé de plusieurs manières. Le recours du récit de la passion aux Écritures pour montrer que Jésus est bien le roi et le messie, contre toute attente, est avant tout un art de l’allusion, dans la ligne de ce qui deviendrait le rémèze dans l’herméneutique juive postérieure (*Intertextualité biblique).

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Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 335-336 : « L’évangile de Matthieu peut être considéré comme un moment mnémonique de ré-oralisation du récit marcien » (notre trad.). Cf. Broer Ingo, « The Death of Jesus from a Historical Perspective », dans Holmén Tom (éd.), Jesus from Judaism to Christianity: Continuum Approaches to the Historical Jesus (Library of New Testament Studies 352), Londres : T&T Clark, 2007, 145-168. Cf. Bailey Kenneth E., « Informal Controlled Oral Tradition and the Synoptic Gospels », Asia Journal of Theology 5 (1991) 34-54 ; Id., « Middle Eastern Oral Tradition and the Synoptic Gospels », The Expository Times 106 (1995) 363-367 ; sa critique par Weeden Theodore J., Sr., « Kenneth Bailey’s Theory of Oral Tradition: A Theory Contested by Its Evidence », Journal for the Study of the Historical Jesus 7 (2009) 3-43 et l’essai de Keener Craig S., « Weighing T.J. Weeden’s Critique of Kenneth Bailey’s Approach to Oral Tradition in the Gospels », Journal of Greco-Roman Christianity and Judaism 13 (2017) 41-78. Dunn James Douglas Grant, « Altering the Default Setting: Re-envisaging the Early Transmission of the Jesus Tradition », New Testament Studies 49 (2003) 139-175, 150-154.

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La passion selon saint Matthieu

L’ironie ou le sarcasme omniprésents dans la passion selon Mt supposent que les sujets abordés sont sérieux, tant pour ceux qui composèrent les récits que pour ceux qui les reçurent. Ils supposent également connue la clé herméneutique de l’inversion : l’ironie contre le grand prêtre (*proMt 26,63cd ; *proMt 26,65a ; *proMt 28,11-15 et passim) suppose que l’on prend la Tora et l’application des miṣwôt au sérieux. Enfin, il est fait allusion à des débats typiquement juifs du 1er  s., comme celui sur les mérites comparés des œuvres de justice (aumône) et des œuvres de miséricorde (sépulture), avec l’allusion à la miṣwâ de Dt 15,11 (Mt 26,10-11 ; *bibMt 26,9.11). Relève aussi de la disputation juive du temps l’allusion à la relation entre Temple et christos (*bibMt 26,61b.63d, se référant à la fois à Za 6,12-13 et 2S 7,12-14). Même le contre-évangile rapporté par Mt au ch.28, et qui semble préfigurer les légendes tardives des →Toledot Yešu, pourrait relever de la polémique intrajuive (*milMt 28,15b). Avec les nécessaires précautions chronologiques, les notes de *Tradition juive apportent des éléments pour reconstituer ce milieu. Une mémoire liturgique Par ailleurs, la thématique et la pragmatique liturgiques prégnantes en Mt 26-28 pourraient bien venir du fait que la remémoration des derniers jours de Jésus se fit très tôt durant des liturgies. De plus en plus, c’est bien dans ce cadre que les historiens se représentent l’invention de la christologie primitive. C’est en s’appuyant sur des fragments d’hymnes et de rituels, plutôt cités que composés par Paul, que Larry Hurtado a proposé que la foi des disciples en Jésus fut pratiquement confessée dans la décennie qui suivit sa mort, bien que ses disciples n’eussent les moyens conceptuels ni verbaux de penser sa « divinité » (il fallut trois ou quatre siècles d’élaborations dogmatiques et de querelles théologiques pour le faire). C’est dans les gestes et les paroles de la célébration liturgique communautaire que put se développer cette foi, et il en alla sans doute de la pratique de rites comme du recours aux Écritures (infra : *Intertextualité biblique) : les deux commencèrent du vivant de Jésus. Pour la génération apostolique, dans la pratique liturgique comme dans la constitution de l’Évangile, c’est Jésus luimême qui est la pierre d’angle (akrogôniaios), c’est-à-dire l’élément qui commence toute la construction (cf. Ep 2,20 ; 1P 2,6). Certains gestes devenus rituels dans la liturgie chrétienne commencèrent peut-être comme des attitudes de respect ou des gestes d’amour pour Jésus lui-même aux jours de sa chair. Dans le christianisme naissant, comme dans le reste du judaïsme, l’orthopraxie précéda l’orthodoxie (cf. *litMt 26,6-13 ; *litMt 26,22b ; *bibMt 28,9b ; →Les gestes corporels pour exprimer l’adoration ; →Onguents et encens dans la liturgie ; →Repas rituels des premiers chrétiens et, plus généralement, de nombreuses notes de *liturgie qui décrivent divers rites en tant que réceptions du texte évangélique). Il est vraisemblable que la vie (para)liturgique du judaïsme du 1er s., dans les demeures individuelles et à la synagogue, avec et sans le Temple, fut le milieu dans lequel s’élabora la mémoire collective des derniers jours de Jésus. Très vite après la

résurrection, une communauté de disciples prestigieuse se structure à Jérusalem autour de Jacques et des Onze. Attendant la parousie, ils continuèrent à fréquenter le Temple de Jérusalem et à en suivre le calendrier religieux (Lc 24,53 ; Ac 2,46 ; 3,1 ; 5,12 ; 20,16 ; 21,26-30 ; 24,6.11.17 — d’où les polémiques de Paul : Rm 14,1-6 ; Ga 4,8-11 ; Col 2,16-23). Presque tous Juifs, les premiers disciples célébraient évidemment la Pâque. C’est seulement lorsqu’elle fut devenue majoritairement hellénistique ex gentibus (→Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 4,6,4), que la communauté de Jérusalem cessa de célébrer la Pâque le 14 Nisan, en même temps que les (autres) Juifs. La querelle quartodécimane témoigne de la poursuite de cette pratique apostolique (→Dates de la célébration de Pâques ; →Jeûne quadragésimal ; →De la fête des Azymes à l’Eucharistie). Une haggada messianique ? Si le rite du repas pascal à l’époque de Jésus est mal connu, on croit savoir que, au cours des deux premières générations après la destruction du Temple, la pratique de la Pâque était probablement de manger un agneau rôti (coutume qui pourrait avoir commencé dans la diaspora avant la destruction du Temple) et de consacrer la nuit à réciter la Loi du sacrifice pascal. La célébration de la Pâque des disciples à Jérusalem fut certainement colorée par la mémoire des derniers jours de Jésus durant sa propre Pâque.52 Leur repas de la Pâque, quelle qu’ait pu être la forme du rite juif à cette époque, fut transformé par ces souvenirs. Ils se souvenaient en particulier du dernier repas de Jésus, des paroles étranges et scandaleuses qu’il avait prononcées sur le pain et le vin. Selon Israël Yuval, la pratique de raconter l’histoire de l’Exode (ou Haggada) semble avoir commencé avec la génération de Javné. Cette coutume protorabbinique pourrait avoir émergé en parallèle polémique à la christianisation des lois du sacrifice. Pour des raisons apologétiques, la Haggada rabbinique se serait éloignée du sacrifice et aurait insisté davantage sur le récit détaillé de l’histoire de l’Exode. À l’avis de Yuval, « deux exégèses concurrentes émergèrent donc au sujet de la Pâque, l’une juive et l’autre chrétienne ».53 Plusieurs éléments primitifs de la Haggada rabbinique refléteraient le « rejet discret de l’interprétation alternative » de la fête qu’en faisaient les disciples de Jésus dans leur célébration.54 Ce fut donc une 52

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Trocmé Étienne, The Passion as Liturgy: A Study in the Origin of the Passion Narratives in the Four Gospels, Londres : SCM, 1983 ; Gamble Harry Y., « Literacy, Liturgy, and the Shaping of the New Testament Canon », dans Horton Charles (éd.), The Earliest Gospels: The Origins and Transmission of the Earliest Christian Gospels – The Contribution of the Chester Beatty Gospel Codex P45 (Journal for the Study of the New Testament: Supplement Series 258), Londres : T&T Clark International, 2004, 27-39 ; Id., Books and Readers in the Early Church: A History of Early Christian Texts, New Haven CT : Yale University Press, 1995. Yuval Israel Jacob, Two Nations in Your Womb: Perceptions of Jews and Christians in Late Antiquity and the Middle Ages, trad. de l’hébreu par Harshav Barbara et Chipman Jonathan (The S. Mark Taper Foundation Imprint in Jewish Studies), Berkeley CA : University of California Press, 2006, 59 (notre trad.). Ibid., 62 (notre trad.).

Introduction générale

tentative pour contrer la foi en Jésus et répondre à ces Juifs messianiques qui leur semblaient brouiller le souvenir de l’Exode avec l’histoire contemporaine de la passion de Jésus, en allégorisant sur les rites du Seder en fonction de sa crucifixion (→Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?). Dans son contexte liturgique pascal, le récit de la passion a donc été rapproché de la Haggada.55 À l’instar du rouleau (megillâ) d’Esther, dont la lecture est au cœur de la fête de Pourim, un bref récit commenté est au cœur de la Pâque rabbinique : la Haggada qui raconte et interprète l’histoire de l’Exode, avec, d’ailleurs, des variations considérables selon les groupes juifs. Benoît Standaert soutient ainsi que le texte de Mc fonctionne comme la Haggada juive.56 Mc, dont Mt hérite, n’aurait-il pas commencé par être une sorte de megillâ utilisée par les disciples de Jésus durant leur célébration lors des rassemblements de pèlerinage, surtout celui de Pesah ?57 Cela éclairerait le fait qu’il ait préservé un rythme horaire analogue à celui de la liturgie juive : à partir du 2e s. av. J.-C. (Ps 55,18 ; Dn 6,11-14) — et plus encore lorsque le culte se fit essentiellement dans les synagogues, faute de Temple (→m. Ber. 2,3 ; 5,4 ; 6,2) — on se mit à prier trois fois le jour. Mc, en suivant ces indications, n’indiquerait-il pas le fonctionnement du récitatif originaire, ensuite gommé au fur et à mesure qu’il s’affranchit du cadre cultuel originaire ? De même, la répartition en lieux divers, dont les toponymes furent conservés par la tradition locale, correspondrait à autant de stations d’un parcours de remémoration étiologique mis en place par la communauté primitive de Jérusalem : anamnèse de la dernière nuit, agapê nocturne, souvenir des tortures du vendredi saint suivant le rythme des heures de prière juive, émerveillement du matin de Pâque près de la tombe vide, ... Un tel parcours serait apparu très tôt, peut-être dès l’an 40, puisque des témoins connus de la première génération (p. ex. Alexandre et Rufus en Mc 15,21 ; Salomé en Mc 15,40 ; 16,1), inconnus en dehors de Mc, semblent oubliés dans les récits postérieurs. Au moins une trace d’une possible Haggada chrétienne a été retrouvée: l’homélie →Peri Pascha de Méliton de Sardes,58 dont la structure ressemble au cœur de la Haggada rabbinique. Les sections 68 et 93 projettent sur Jésus le thème mosaïque suivant : il nous a conduits de l’esclavage à la liberté, du deuil à la joie, de la soumission à la rédemption. Méliton explique typologiquement le sacrifice de la Pâque, la maṣṣâ et les herbes amères, et conclut par des critiques sévères de l’ingratitude d’Israël (dans une sorte d’« anti-Dayyēnû » ; cf. *litMt 27,39a). Son accent principal, placé sur les souffrances expiatoires et la mort, est resté caractéristique du Seder quartodéciman en cours longtemps après la généralisation des célébrations dominicales. Peut-on supposer qu’une explication allégorisante d’Ex 12 ait commencé à se développer dès la première génération de témoins (cf. infra : *Intertextualité biblique) ? Une fois qu’ils eurent identifié Jésus avec l’agneau de la Pâque, ceux qui commémoraient sa mort et sa résurrection auraient typologiquement superposé l’histoire des souffrances, de la mort et de la résurrection de Jésus-nouveau Moïse et le souvenir de la

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libération du peuple de la servitude d’Égypte (→Typologie mosaïque de Jésus dans le NT). Ces premières impulsions auraient abouti à une « pascalisation » de l’ensemble du ministère de Jésus dans la tradition évangélique. Renouvelant la Pâque de Gilgal (Jos 5,10), le nouveau Josué conduit son peuple vers la véritable Terre promise, c’est-à-dire le royaume de Dieu, dont il leur laisse les prémices (→Terre promise). Quant à l’espérance du retour de Jésus, elle fut elle aussi coulée dans un moule narratif scripturaire : celui du retour d’Élie précédant le messie. Maranatha ! (cf. 1Th 1,10 ; 3,13) fait écho, entre autres, à la spectaculaire allusion faite à Élie dans les récits de la passion (→Typologie pascale de la proclamation évangélique). On mesure ici que l’hypothèse d’un genre liturgique pour la passion a des conséquences sur la définition du genre littéraire de l’Évangile lui-même. Une initiation baptismale ? Si certains indices laissent penser que la dernière Cène était racontée en relation avec la pratique cultuelle du « repas du Seigneur » (cf. 1Co 11,23-26), d’autres manifestent que le lien de la Pâque des disciples avec le repas du Seigneur n’était pas automatique (le midrash mélitonien surprend par l’absence de références à la dernière Cène et aux paroles eucharistiques de Jésus). En revanche, elle semble avoir été liée à une autre pratique liturgique, tout aussi fondatrice pour les communautés : celle du baptême. Tout au long du 2e s., de nouveaux croyants étaient baptisés, de préférence lors de la veillée pascale.59 Selon Benoît Standaert, la construction de l’Évangile selon Mc (censé le plus ancien et l’une des sources de Mt) serait liée à la célébration du baptême, la stratégie littéraire du « secret messianique » s’y déployant

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Carrington Philip, The Primitive Christian Calendar: A Study in the Making of the Marcan Gospel, Cambridge : CUP, 1952. Standaert Benoît, Évangile selon Marc : commentaire, 3 vol. (Études bibliques. Nouvelle série 61), Pendé : Gabalda, 2010, vol. 1, 34. Schille Gottfried, « Das Leiden des Herrn: Die evangelische Passionstradition und ihr “Sitz im Leben” », Zeitschrift für Theologie und Kirche 52 (1955) 161-205. On en trouverait d’autres traces en →Ps.-Hippolyte de Rome Pascha (SC 27,117-123) ; →Origène Pascha. Plus généralement, voir Lohse Bernhard, Das Passafest der Quartadecimaner (Beiträge zur Förderung christlicher Theologie. 2. Reihe: Sammlung wissenschaftlicher Monographien 54), Gütersloh : Bertelsmann, 1953 ; Huber Wolfgang, Passa und Ostern: Untersuchungen zur Osterfeier der alten Kirche (Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche 35), Berlin : Töpelmann, 1969. Datable du début du 3e s., →Ac. Thom. 158,1 emprunte sa dimension sotériologique à Mt 26,28 (« en rémission des péchés ») et enchâsse le récit d’institution dans l’interprétation allégorique des divers épisodes et motifs de la passion, de la mort et de la sépulture de Jésus. Au 4e s., →Aphraate le Sage Persan Dem. 12 (« Exposé de la Pâque ») discute semblablement du sens de la Pâque. Safrai Shmuel, Die Wallfahrt im Zeitalter des Zweiten Tempels (Forschungen zum jüdisch-christlichen Dialog 3), Neukirchen : Neukirchener Verlag, 1981 ; Flusser David, « Some Notes on Easter and the Passover Haggadah », Immanuel 7 (1977) 52-60 ; Grappe Christian, « Essai sur l’arrière-plan pascal des récits de la dernière nuit de Jésus », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 65 (1985) 105-125, 107-108.

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La passion selon saint Matthieu

comme une initiation approfondissant le mystère de Jésus en tant que messie, accompagnée d’enseignements halakhiques.60 Le fait est qu’à la toute fin de sa compilation du récit de la passion et de témoignages de rencontres avec le Ressuscité, dans la mise en abîme halakhique qu’il fait de l’ensemble de son évangile, Mt 28,19-20 met en relation le fait de garder tout ce que Jésus a enseigné et le fait de baptiser (*milMt 28,19-20a). Le baptême apparaît ici comme l’une des grandes expériences mnémoniques de la communauté. Pour les nouveaux fidèles, entrer dans la communauté, c’était (1) être instruit de la précieuse mémoire sur Jésus, (2) être inséré dans son histoire telle qu’elle la comprenait (trouver sa place dans son métarécit), pour (3) pouvoir considérer comme sien, en tant que membre de la communauté, le passé conservé par cette mémoire. Au service de ces étapes, les disciples « scribes » y synchronisaient leurs mémoires. La communauté plus largement y était catéchisée et une partie de la tradition sur Jésus y était transmise par performances rituelles, toutes ces expériences entrant en interaction. Quoiqu’il en soit de ces hypothèses précises, le fait est que, d’ironies en sarcasmes et de métalepses énonciatives en récapitulations conclusives, Mt 26-28 fonctionne comme une espèce de sacramental dans la mesure où l’hypotypose et l’isochronie narrative le rendent performatif pour le croyant. Pour les auteurs de ce premier récit de la passion, qu’ils aient été liturges, catéchistes et/ou scribes instruits, désireux de mettre en forme la mémoire de la communauté, « se souvenir et revivre l’expérience du passé étaient fusionnés en un seul événement »61 — ce qui est une belle définition de l’acte liturgique judéo-chrétien. Agents de la mémoire collective de la passion La communauté mnémonique fut celle des disciples, à qui avait été spécialement confié l’enseignement de Jésus et qui pouvait témoigner de ce qu’il était, à partir de ce qu’ils l’avaient vu faire et entendu dire. Les disciples comme enseignants Conformément aux usages du milieu des →« écoles juives » dans lequel le christianisme est né, les premiers ministères qui apparaissent quand le mouvement de Jésus se structura furent liés à l’activité d’enseigner (*milMt 28,20a ; cf. Ac 13,1 ; Rm 12,7 ; 1Co 12,28-29 ; Ga 6,6 ; Ep 4,11 ; He 5,12 ; Jc 3,1 ; →Did. 13,2 ; 15,1-2).62 Que les disciples proches de Jésus aient été considérés comme les garants des traditions de fondations des diverses communautés du christianisme primitif est bien manifesté en 1Co 11,2.23 ; 15,1-3 ; Ph 4,9 ; Col 2,7 ; 1Th 4,1 ; 2Th 2,15 ; 3,6. Mt, plus spécialement, soigne le thème de l’enseignement. Il rythme d’ailleurs son évangile par cinq grands discours si caractéristiques (*genMt 26,1a) qu’en les rapprochant de la →typologie mosaïque qu’il déploie, on y a parfois vu une analogie délibérée avec les cinq livres de la Tora. Les disciples euxmêmes, chez Mt, sont certes présentés avec réalisme, sans trop d’idéalisation : mal croyants (Mt 6,30 ; 8,26 ; 14,31 ; 16,8 ; 17,20), couards (Mt 8,25), dubitatifs (Mt 14,31 ; 28,17), effrayés

(Mt 14,26.30 ; 17,6) et indignés (Mt 20,24 ; 26,8), ils constituent, avec leurs défauts, un bon support d’identification pour des auditeurs/lecteurs décontenancés par l’Évangile. Mt les caractérise cependant comme des « sachants » : ils bénéficient de la révélation du royaume (Mt 13,11), publiquement et en privé (Mt 16,12 ; 17,13), et sont dotés de compétence pour l’approfondir et de l’intérioriser (Mt 13,16.23). Face à eux, Jésus lui-même est un maître enseignant progressivement et s’efforçant de fournir des moyens de comprendre. Quant au lien entre l’enseignement passé de Jésus et l’enseignement futur des disciples, il est thématisé, d’un bout à l’autre de l’évangile : depuis la première fois où Jésus enseigne les disciples (et leur annonce qu’ils enseigneront eux aussi à leur tour : Mt 5,17-19)63 jusqu’au finale dans notre corpus. Mt 28,1820 à la fois amène toute l’histoire passée qui vient d’être racontée dans l’évangile à son point d’aboutissement (en la catégorisant dans la bouche de Jésus comme une nouvelle halaka à mettre en pratique) et l’ouvre au présent de ses auteurs (et des auditeurs/lecteurs futurs). La métalepse énonciative si fréquente et l’ironie, listées plus haut comme des *Procédés littéraires, sont aussi les traces historiques de l’emboîtement réciproque des paroles de Jésus, maître de ses disciples, et des paroles de ses disciples, transmetteurs de sa parole à leurs propres disciples. Un milieu scribal Le double dispositif (narratif et énonciatif) par lequel des enseignants traditionnels légitiment leur enseignement (à la fois comme contenu et comme praxis), par l’autorité et l’exemple mêmes de celui qui l’a enseigné, est très caractéristique du milieu scribal hébreu : les transmetteurs du Pentateuque n’autorisèrent-ils pas leur compilation de Dieu lui-même en en faisant le Premier de tous les scribes, gravant de son doigt le cœur de leur enseignement ?64 C’est un milieu scribal qui semble ainsi se dessiner à l’arrière-plan de nos textes, dans lequel l’influence sapientiale et deutéronomiste, le goût pour la finesse allusive et l’art de la construction oratoire sont cultivés. L’absence remarquable des scribes parmi les comploteurs, si on

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Standaert, Évangile selon Marc, op. cit. (n. 56), vol. 1, 35-37. Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 331 (notre trad.). Cf. Alexander Loveday C. A., « The Living Voice: Scepticism towards the Written Word in Early Christianity and in Graeco-Roman Texts », dans Clines David J. A., Fowl Stephen E. et Porter Stanley E. (éd.), The Bible in Three Dimensions: Essays in Celebration of Forty Years of Biblical Studies in the University of Sheffield (Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series 87), Sheffield : Sheffield Academic Press, 1990, 221-247. Byrskog Samuel, « Matthew 5:17-18 in the Argumentation of the Context », Revue biblique 104 (1997) 557-571 ; Deines Roland, Die Gerechtigkeit der Tora im Reich des Messias: Mt 5,13–20 als Schlüsseltext des matthäischen Theologie (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 177), Tübingen : Mohr Siebeck, 2004, 371-412. Cf. Sonnet Jean-Pierre, « “Lorsque Moïse eut achevé d’écrire” (Dt 31,24). Une “théorie narrative” de l’écriture dans le Pentateuque », Recherches de science religieuse 90 (2002) 509-524.

Introduction générale

compare la liste qu’en donne Mt à celles de Mc et Lc (*synMt 26,3a), et, au contraire, leur présence parmi les envoyés annoncés par Jésus en Mt 23,34 (où « prophètes, sages et scribes » désignent les disciples, ici envisagés dans un futur, qui ne peut être que la mission doctrinale confiée aux disciples à la fin de l’évangile en Mt 28,19-20), n’en seraient-elles pas la discrète confirmation ? Pour Mt, l’idéal du disciple de Jésus semble bien le scribe habile qui sait combiner le neuf de son enseignement avec le vieux de la tradition qu’il reçoit, qui entend les Écritures et les mešālîm (Si 39,1-3, rappelé par Mt 13,52).65 On peut encore préciser : le disciple idéal est un scribe devenu disciple du royaume, instruits de ses secrets : capable d’appeler Jésus kurios et non pas simplement didaskalos, comme le scribe de Mt 8,19, qui n’est pas encore passé « sur l’autre rive » (Mt 8,18). Toute la communauté mnémonique matthéenne n’était sans doute pas composée de scribes, mais le texte canonique garde trace de ceux qui eurent la tâche particulière de conserver, comprendre et enseigner la tradition de Jésus. L’intégration des citations d’accomplissement et des récits où elles figurent est telle qu’il semble difficile qu’elles aient pu être utilisées hors de leur contexte dans l’évangile actuel. Il est vraisemblable que Mt lui-même fut à l’origine de l’utilisation de nombre de ces citations introduites par une formule. Les citations sont faites selon diverses versions : Mt suit G avec Mc quand il lui emprunte ; ailleurs il va jusqu’à adapter le passage utilisé à ses propres centres d’intérêt, face à une communauté mixte de juifs et de gentils (p. ex. en combinant à sa manière Ml 3,1 et Ex 23,20 en Mt 11,10 « Voici, moi j’envoie en avant de toi mon messager qui préparera ton chemin devant toi » ; →Citations d’accomplissement dans l’Évangile). Sans rendre nécessaire l’existence d’une école de rédacteurs selon la proposition jadis si influente de Krister Stendahl,66 la ciselure de la dispositio et de l’elocutio de Mt et son recours aux Écritures, dans la diversité des versions qui en circulent dans la Terre sainte au 1er s. de notre ère, témoignent d’une maîtrise attentive et savante : celle d’un scribe chrétien. Et si l’on doit hasarder une hypothèse sur l’auteur de l’évangile canonique luimême, il nous semble que celle d’un scribe relevant d’une « synagogue » (au sens d’association volontaire de Juifs suivant une halaka propre) pharisienne apocalyptique, située en Galilée (*hgeMt 28,16), en forte opposition aux élites judéennes symbolisées par le haut sacerdoce et Jérusalem, après la destruction du Temple,67 n’est pas la moins vraisemblable. En amont du récit bien organisé et énoncé en troisième personne, transmis par quelque scribe de la première ou deuxième génération devenu disciple de Jésus, est-il possible de remonter jusqu’aux témoignages originels ? Des témoins Admettre raisonnablement l’existence de témoins oculaires à la source du récit de la passion va à l’encontre de l’un des préjugés les mieux enracinés dans les études néotestamentaires par l’ancienne critique des formes : l’idée d’une tradition collective et anonyme de la mémoire de Jésus qui aurait précédé la

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composition des évangiles.68 La question herméneutique du témoignage est étudiée depuis longtemps69 et nous l’approfondissons dans plusieurs notes de *Philosophie (p. ex. →Dialectiques du témoignage). La question exégétique a été posée dans toute sa richesse par James Dunn au début de notre 21e s. Revenant aux intuitions premières de la critique des formes, il a magistralement condensé des décennies de recherches sur la composition et la transmission primitives des évangiles.70 À qui prend en compte les procédés réels de composition et de transmission de la mémoire concernant Jésus,71 dans la culture semi-orale qui était la sienne, les évangiles se présentent non comme des stratifications de couches éditoriales ou rédactionnelles enrobant les souvenirs réels dans des élaborations prophétiques invérifiables attribuées au Ressuscité et suivant des lois stylistiques de complexification croissante selon le paradigme qu’avait imaginé Rudolf Bultmann,72 mais comme la résultante de performances composées d’éléments stables et de variations contrôlées.

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Cf. Orton David E., The Understanding Scribe: Matthew and the Apocalyptic Ideal (Journal for the Study of the New Testament : Supplement Series 25), Sheffield : JSOT, 1989, 140-151. Stendahl Krister, The School of St. Matthew: And Its Use of the Old Testament, 2e éd. (Acta Seminarii Neotestamentici Upsaliensis 20), Lund : Gleerup, 1967. Cf. l’argumentation synthétisée par Runesson Anders, « Behind the Gospel of Matthew: Radical Pharisees in Post-War Galilee? », Currents in Theology and Mission 37 (2010) 460-471, et avant lui les déterminations de Hummel Reinhart, Die Auseinandersetzung zwischen Kirche und Judentum im Matthäusevangelium (Beiträge zur evangelischen Theologie 33), Munich : Kaiser, 1963 ; Davies William David, The Setting of the Sermon on the Mount, Cambridge : CUP, 1964 ; Overman J. Andrew, Matthew’s Gospel and Formative Judaism: The Social World of the Matthean Community, Minneapolis MN : Fortress, 1990 ; Stanton Graham, A Gospel for a New People: Studies in Matthew, Edinburgh : T&T Clark, 1992 ; Saldarini Anthony J., Matthew’s Christian-Jewish Community (Chicago Studies in the History of Judaism), Chicago : University of Chicago Press, 1994 ; Neusner Jacob et Chilton Bruce D. (éd.), In Quest of the Historical Pharisees, Waco TX : Baylor University Press, 2007. Voir la déconstruction proposée par Dunn, « Altering the Default Setting », op. cit. (n. 51). Cf. Ricœur Paul, Essays on Biblical Interpretation, éd. par Mudge Lewis S., Philadelphia PA : Fortress, 1980 ; Vanhoozer Kevin J., « The Hermeneutics of I-Witness Testimony: John 21.20-24 and the “Death” of the “Author” », dans Graeme Auld A. (éd.), Understanding Poets and Prophets: Essays in Honour of George Wishart Anderson (Journal for the Study of the Old Testament: Supplement Series 152), Sheffield : JSOT, 1993, 366-387 ; Id., First Theology: God, Scriptures & Hermeneutics, Downers Grove IL : IVP Academic, 2002, 269 ; Coady C. A. J., Testimony: A Philosophical Study, Oxford : Clarendon, 1992. Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10). Son travail n’est pas isolé. D’autres chercheurs, comme Terence Mournet à Durham University, consacrent leurs travaux à la tradition orale en lien avec les évangiles (cité dans ibid., 195 n. 118). Blomberg Craig L., The Historical Reliability of the Gospels, Leicester : Inter-Varsity, 1987, 19-43 ; Stanton Graham N., Gospel Truth?: New Light on Jesus and the Gospels, Valley Forge PA : Trinity Press International, 1995. Sanders Ed Parish, The Tendencies of the Synoptic Tradition (Society for New Testament Studies Monograph Series 9), Cambridge : CUP, 1969, 272.

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La passion selon saint Matthieu

La valeur historiographique du témoignage, surtout, est mieux établie depuis que Richard Bauckham l’a audacieusement remise sur le devant de la scène exégétique avec son Jesus and the Eyewitnesses73 (→Le témoignage comme instrument historiographique : de l’histoire païenne à l’histoire néotestamentaire ; →Historiographie antique : témoignage et rhétorique). Aujourd’hui, on doit assouplir le principe d’« histoire rétrospective »74 qui prévalut dans l’approche historique des évangiles au 20e s. et la fit tomber dans la community fallacy, avatar sociologique du moderne allégorisme.75 L’historien n’a plus à se limiter à la « position de repli », qui ne trouvait d’histoire dans les évangiles que celle « des premières communautés chrétiennes »76 et croyait ne pouvoir y découvrir Jésus que « comme un fait de société ».77 En effet, la pratique ancienne du témoignage oculaire constitue le chaînon historiographique manquant entre le présent de l’acte de compréhension et le passé du fait envisagé, c’est-à-dire événement et interprétation, « histoire » et « littérature » (aux sens positivistes de ces termes). Or, les Anciens étaient pleinement conscients de la dialectique non contradictoire qui existait entre dire la vérité et parler de manière persuasive, et de la rhétorisation de l’histoire qui avait commencé dès Thucydide.78 Prendre en compte ces témoignages suppose donc une approche plus nuancée que la crédulité ou le soupçon a priori. Si mémoire primitive de la passion de Jésus il y eut, elle doit donc s’appuyer sur des témoignages qu’il vaut la peine d’essayer de cerner (*milMt 27,55-56.61 ; 28,1-10). Matthieu-Lévi ? L’exégèse ancienne voyait dans le premier évangile le témoignage oculaire de « Matthieu le publicain ». Le nom de Matthieu (Maththaios, qui signifie Don de Dieu ou Dieudonné, en grec Théodore) se retrouve dans toutes les listes d’apôtres (Mt  10,3 ; Mc 3,18 ; Lc 6,15 ; Ac 1,13). Mt 9,9 rapporte son métier de publicain (percepteur d’impôt) et son appel par Jésus. L’épigraphiste contemporain Alan Millard79 ne manque pas de remarquer que recruter un fonctionnaire opérant dans un village galiléen comme Capharnaüm, sachant écrire et compter, était un choix judicieux pour un maître enseignant d’autorité dans une culture semi-orale. Cependant Mc 2,14 et Lc 5,27 parlent d’un certain « Lévi (fils d’Alphée) », qui reçut Jésus dans sa maison à Capharnaüm. Est-ce le même homme ou deux personnages différents ? Jésus aurait-il donné le surnom de « Matthieu » à Lévi, malgré le fait que les deux noms fussent sémitiques ? Une part de la tradition a voulu identifier un seul personnage sous ces deux noms. Dans ce cas, l’appel de Lévi-Matthieu serait au départ un récit autobiographique (dont l’imprécision sur « la maison » en Mt 9,10 est parfois comprise comme un indice). Pour la plupart des exégètes modernes, conscients de la construction théologique que constitue la quadruple identification des évangélistes à partir du 2e s., une telle identification est cependant trop belle pour être vraie. D’ailleurs, aucun Père de l’Église ne s’appuie sur la profession du collecteur d’impôt pour supposer qu’il eût connu le grec puisqu’ils lui attribuent plutôt — à tort ou à

raison — un évangile sémitique, sinon l’Évangile selon les Hébreux.80 Sans insister donc sur Matthieu lui-même, on peut déceler deux autres autorités personnelles — présentées à la troisième personne, selon la coutume historiographique antique de réénonciation des témoignages — qui attestent les récits de la passion au fil de la narration. Pierre Les exégètes attentifs à la genèse semi-orale des traditions évangéliques y ont détecté la prééminence de Pierre, affirmée dans une dialectique subtile entre souvenirs personnels et façonnage de la mémoire collective : à sa personne remémorée sans idéalisation sont attachés nombre d’éléments didactiques provenant de souvenirs personnels.81 Matthieu recèle en propre un ensemble particulier sur Pierre, présenté comme « le premier » des disciples (Mt 10,2 ; cf. la focalisation sur lui au milieu des autres disciples en Mt 16,13-16), roc de l’ekklêsia (Mt 16,18-19). Particulièrement proche de Jésus (Mt 17,24-27), il est présenté de façon bien réaliste en Mt 14,28-31. Il se voit confier une tâche didactique, celle de lier et de délier,82 qui va déborder du passé pour venir jusque dans le présent. Dans le récit de la passion, le dernier mention de Pierre est l’épisode peu glorieux de son triple reniement (Mt 26,69-75), prédit dès Mt 26,33-35. Il est étonnamment absent des témoignages de rencontres avec le Ressuscité (en particulier de Mt 28,7 ; Mc 16,7 ; par contre Lc 24,12.34 ; Jn 20,2-7 ; 21). Son futur glorieux n’est pas intégré au récit, il échappe au temps

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Cf. supra n. 32. Les évangiles imposeraient une approche rétrospective « tout à fait exceptionnelle et […] de portée limitée » (Baslez Marie-Françoise, Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme, Paris : Fayard, 1998, 183). Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45). Baslez, Bible, op. cit. (n. 74), 184. Ibid. Byrskog Samuel, Story as History – History as Story (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 123), Tübingen : Mohr Siebeck, 2000, 223 : « L’art de persuader et la crédibilité factuelle étaient des vertus rhétoriques supplémentaires, non contradictoires » (notre trad.). Cf. Millard Alan R., Reading and Writing in the Time of Jesus (The Biblical Seminar 69), Sheffield : Sheffield Academic Press, 2000, 223-229 ; cf. Ellis E. Earle, The Making of the New Testament Documents (Biblical Interpretation Series 39), Leiden: Brill, 1999, 24, 32, 352 ; Gundry Robert Horton, The Use of the Old Testament in St. Matthew’s Gospel: With Special Reference to the Messianic Hope (Supplements to Novum Testamentum 18), Leiden : Brill, 1967, 182. Bilan complet dans Kok Michael J., « The Patristic Traditions about the Evangelist Matthew », blog The Bible and Interpretation (bibleinterp.arizona.edu/articles/patristic-traditions-about-evangelist-matthew, accédé le 14.04.2021). Wiarda Timothy, Peter in the Gospels: Pattern, Personality and Relationship (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament II/127), Tubingen : Mohr Siebeck, 2000, 91-99. Cf. Byrskog Samuel, Jesus the Only Teacher: Didactic Authority and Transmission in Ancient Israel, Ancient Judaism and the Matthean Community (Coniectanea Biblica: New Testament Series 24), Stockholm : Almqvist & Wiksell International, 1994, 246-249.

Introduction générale

narratif. Mais c’est sur le plan pragmatique que Pierre est présent : le simple fait qu’on poursuive jusqu’à présent le récit de la mémoire de Jésus, sur lequel il a au moins partiellement autorité, vient racheter son reniement. Plutôt que la trace d’une polémique antipétrinienne dans les premières communautés, ne peut-on y voir celle d’un souvenir cuisant raconté par Pierre-Képhas lui-même et dont seule son autorité postérieure obligeait à conserver la mémoire (cf. *milMt 26,69-75) ? Ce ne serait pas la dernière fois qu’un aveu de défaillance de la part d’un héros historique aurait renforcé son prestige dans le groupe qui se réclame de lui. Les femmes Parmi les disciples dont le témoignage fut à l’origine du récit de la passion, il faut certainement mettre l’accent sur un groupe longtemps négligé, celui des femmes. À lire le récit de la mort de Jésus à fleur de texte, les témoins ont bien des chances d’avoir été des femmes (*genMt 27,55-56 ; *genMt 27,61), ce qui renforce leur crédibilité pour l’historien, qui connaît la défiance envers le témoignage des femmes dans les cultures patriarcalistes anciennes (cf. la longue note *milMt 27,55-56.61 ; 28,110 : Les femmes dans le récit Mt de la mort, de la sépulture et des apparitions post-mortem de Jésus). L’exégèse féministe83 et rationaliste a proposé pour notre récit l’hypothèse d’un genre relevant de l’usage paraliturgique et de l’inventivité littéraire : celle de l’inversion d’une lamentation funèbre. Les véritables auteurs de la passion auraient été les femmes de l’entourage de Jésus, qui, mettant à profit l’un des rares moments où les femmes antiques pouvaient prendre la parole en public (c’est-à-dire  la lamentation dans le rituel de deuil, au cours de laquelle les pleureuses, expertes dans l’art de raconter, retraçaient la mort du défunt et les traits mémorables de la vie qui la précéda : *milMt 28,1-10 ; *milMt 28,1b), auraient tissé quelques souvenirs, enrichis d’explications scripturaires, en un récit suivi. Cependant, pour justifier le fait que les textes évangéliques ne mentionnent aucune lamentation des femmes, ces hypothèses déploient une herméneutique du soupçon fort anachronique. Il vaut cependant la peine de s’attarder un peu sur leur audacieuse déconstruction-reconstruction du récit, sinon au titre du contexte historique, du moins au titre de l’histoire de la réception, car elle illustre bien la déconstruction de la passion du Christ souvent proposée dans la culture de masse aujourd’hui. Le médiatique John Dominic Crossan,84 par exemple, part du fait que Paul ne mentionne pas les femmes ni leur visite au tombeau dans la liste exhaustive de témoins qu’il adresse aux Corinthiens (1Co 15,5-8). Leurs rencontres avec le Ressuscité ne pourraient donc être que des inventions ajoutées aux souvenirs de la fin tragique de Jésus. Selon lui, la mort affreuse provoqua d’abord une effervescence prophétique : les disciples hommes mobilisèrent les Écritures autour du type du juste souffrant,85 pour se persuader de sa messianité nonobstant son échec. Les récitatifs qui en résultèrent auraient été repris par les femmes dans leurs lamentations funéraires, transformant en

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narrations suivies quelques souvenirs réels des hommes, amplifiés par le recours aux Écritures.86 En un troisième temps, au moment de la rédaction des évangiles à proprement parler, Mc aurait créé le récit de la tombe vide, Mt y aurait ajouté une vision de Jésus, que Jn aurait amplifié avec des dialogues. À ce stade, le patriarcalisme aurait pris le dessus : les femmes n’y furent plus investies que d’une mission de… secrétariat (elles doivent dire aux apôtres d’aller en Galilée : Mt 28,7 ; Mc 16,7), en net contraste avec le mandat magistériel mondial donné aux apôtres mâles. Le finale propre au premier évangile serait un cas typique « non de rédaction dénégative d’une tradition antécédente, mais de tradition dénégative créée sous nos yeux ».87 Cette dialectique à trois temps est grevée de préjugés : ajoutant, inconsciemment, à un faible argument a silentio le nouvel  allégorisme méthodologique jadis dénoncé par Samuel Byrskog,88 Crossan projette directement un fait littéraire (la non-mention des femmes par Paul en 1Co 15,5-8) dans l’effectivité historique.89 En même temps, il rétro-projette au 1er s. la lutte des sexes chère au nouveau féminisme du tournant des 20e et 21e s. Or, il existe d’autres explications pour l’étrange « lacune » de Paul, soit psychologiques (en termes de peur masculine ancestrale du féminin en charge, dans de très nombreuses cultures, des rites de passage de la vie du corps que sont naissance et mort, expériences de sang et d’impureté),90 soit culturelles (en termes de patriarcalisme invincible des premières communautés chrétiennes nonobstant l’extraordinaire liberté de Jésus luimême dans son rapport avec les femmes ; patriarcalisme ironiquement souligné par la désignation initiale du témoignage des femmes comme lêros « délire » en Lc 24,11), soit spécifiquement rhétoriques (écrivant aux Corinthiens, le rusé Paul censure le témoignage des femmes pour ne pas ajouter une difficulté de plus au chemin vers la foi ; cf. *bibMt 28,1-10 ; →« Témoins de la résurrection » dans la communauté primitive), soit en termes d’anthropologie « biblique », plus proche du

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Kraemer Ross Shepard, « Women’s Authorship of Jewish and Christian Literature in the Greco-Roman Period », dans Levine Amy-Jill (éd.), “Women like This”: New Perspectives on Jewish Women in the Greco-Roman World (SBL Early Judaism and Its Literature 1), Atlanta GA : Scholars Press, 1991, 221-242. Crossan John Dominic, The Birth of Christianity: Discovering What Happened in the Years Immediately after the Execution of Jesus, New York NY : HarperCollins, 1999. Ibid., 569. Corley Kathleen E., « Women and the Crucifixion and Burial of Jesus: “He was buried: On the Third Day He Was Raised” », Forum New Series 1 (1998) 181-225. Crossan, Birth, op. cit. (n. 84), 572 (notre trad.). Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 326, évoque « l’allégorisation abusive (the excessive allegorization) du récit évangélique qui marque plusieurs études visant à identifier le cadre dans lequel il est né » (notre trad.). Crossan, Birth, op. cit. (n. 84), 551. Cf. Sered Susan Starr, Priestess, Mother, Sacred Sister: Religions Dominated by Women, New York NY : Oxford University Press, 1994, 89-118, 120133 ; Young Serinity, An Anthology of Sacred Texts by and about Women, New York NY : Crossroad, 1993, xxi.

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La passion selon saint Matthieu

milieu juif apocalyptique du 1er s. (le rôle joué par les femmes au tout début de la mission chrétienne primitive peut être compris en termes de restauration de leur prééminence comme mères des vivants dans la définition protologique de l’humanité : *bibMt 28,1a le [jour] un de la semaine ; *theoMt 28,7a.10c). Bref, il semble que la présence des femmes au pied de la croix et leur implication dans la sépulture de Jésus puissent être attribuées plus vraisemblablement à la tradition orale primitive qu’à une créativité narrative postérieure.91 Est-il vraisemblable que des communautés urbaines ou villageoises de la Palestine du 1er s. aient jamais inventé pareille histoire, qui pourtant résista à l’incrédulité et aux préjugés du public ?92 Pourquoi attribuer un tel témoignage à des femmes ; sinon, tout simplement, parce que ce furent elles qui racontèrent. Reste le fait que leurs noms semblent mal établis. Les listes de femmes-témoins sont un peu différentes chez Mt et chez Mc et, en-deçà de toute tentative pour les harmoniser, cela pourrait refléter des différences d’influence dans les divers cercles où leurs témoignages étaient performés. Devant le très paradoxal mémorial de la femme inconnue solennellement institué par Jésus d’entrée de jeu dans la passion (*interpMt 26,13b), on doit aussi évoquer la discipline de l’anonymat protecteur qui, selon l’hypothèse raisonnable de Gerd Theissen,93 semble avoir prévalu dans la communauté de Jérusalem dans les années 40 à 50, époque de la mise en forme des récitatifs primitifs de la passion (*milMt 26,7a ; cf. *milMt 26,18b). L’approximation du *Milieu de vie dans lequel la passion s’est élaborée permet de la situer dans l’espace et dans le temps.

Repères historiques et géographiques — *hge

pièce décisive pour établir l’historicité de la mort de Jésus, dans la mesure où il constitue un témoignage non chrétien. Il atteste l’enthousiasme suscité parmi les Judéens par l’autorité extraordinaire déployée par Jésus, pris pour messie ; la collusion des autorités judéennes et de Pilate pour le faire crucifier ; le fait que certains de ses sectateurs affirmèrent l’avoir vu de nouveau vivant conformément aux Écritures. Ce n’est pas le lieu ici de discuter en détail les nombreuses questions qu’il a suscitées. Constatons simplement que son authenticité est, avec quelques nuances sur des détails, souvent acceptée par les spécialistes.94 Cependant, un jugement général sur l’historicité du récit de la passion et des témoignages de rencontres avec le Ressuscité est corollaire — on l’a vu — de l’approximation de leurs *Genres littéraires. À la source, il s’agit d’histoire vécue et populaire : des témoignages personnels organisés par les responsables de la mémoire sur Jésus dans la communauté, rédigés par les évangélistes. Il n’est donc pas étonnant que leur historicité s’appréhende mal par la comparaison avec les œuvres d’historiens ou d’annalistes plus formels de leur temps. Nous avons déjà évoqué, à propos de la « tradition isolée » concernant Jésus, que l’ancienneté des principaux épisodes de la passion est attestée dans la toute première littérature chrétienne : la dernière Cène, la souffrance et la mort rédemptrices de Jésus sont évoquées régulièrement par Paul. Il s’agit d’allusions aux textes qui fondent l’éthos chrétien comme imitation de Jésus Christ : « Abba Père » (Mc 14,36, repris dans Rm 8,15 ; Ga 4,6). Elles sont au cœur des traditions fondatrices des communautés auxquelles l’apôtre s’adresse. Quant à leur transmission au-delà des témoignages en contexte semi-oral évoqués en *Milieux de vie, on peut considérer comme trois grands types de sources écrites les ensembles rédigés par Mt-Mc, Lc et Jn. David C. Sim n’hésite pas à conclure à la valeur propre de Mt dans le dossier historique de la passion de Jésus.95

Quant au temps. On apprécie la portée du texte à l’époque de sa rédaction et ce qu’il dit de l’époque où les événements qu’il rapporte sont censés avoir lieu. On limite au strict minimum les hypothèses sur la genèse des textes ; on privilégie les données d’histoire ancienne susceptibles d’éclairer les événements rapportés par l’écrivain biblique. Quant à l’espace. La géographie et la topographie référées par le texte, ainsi que les vestiges archéologiques qui peuvent leur correspondre, aident à comprendre les conditions matérielles des existences individuelles et sociales décrites, ainsi que la vision du monde qu’il décrit, dénonce ou promeut. 91

Temps

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Si l’on définit très (trop?) strictement le fait historique comme quelque chose arrivée dans le temps dont on peut prouver qu’elle eut lieu au moyen de deux documents de nature différente, les plus proches possibles de la chose et que l’on considère (abusivement, nous semble-t-il) l’ensemble de la littérature chrétienne comme une seule source dans la mesure où ses élaborateurs étaient tous gagnés à la foi en Jésus messie, le Testimonium Flavianum (→Josèphe A.J. 18,63-64) est une

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Dunn, Jesus Remembered, op. cit. (n. 10), 783. Ibid., 833. Theissen Gerd, The Gospels, op. cit. (n. 46), ch.4, en particulier 184-189. Cf. la synthèse magistrale proposée par Bardet Serge, Le Testimonium Flavianum. Examen historique, considérations historiographiques (Josèphe et son temps 5), Paris : Cerf, 2002 ; à compléter avec les analyses saisissantes et les hypothèses rédactionnelles proposées par notre collègue de l’École biblique, Nodet Étienne, Histoire de Jésus ? Nécessité et limites d’une enquête (Lire la Bible 135), Paris : Cerf, 2003. Sim David C., « Matthew and Jesus of Nazareth », dans Sim David C. et Repschinski Boris (éd.), Matthew and His Christian Contemporaries (Library of New Testament Studies 333), Londres : T&T Clark, 2008, 155-172.

Introduction générale

Tandis qu’une large note de synthèse pose la question de la →chronologie de la passion, épisode par épisode, des notes déchiffrent les indications chronologiques (*hgeMt 26,2a ; *hgeMt 26,17a) et temporelles (*hgeMt 26,74b) données par le récit. Certaines notes apprécient aussi la plausibilité historique du récit (p. ex. *hgeMt 26,26-29 sur la dernière Cène ; *hgeMt 26,57-68 sur la réunion du sanhédrin ; *hgeMt 26,69-75 sur le reniement de Pierre ; etc.), en lien avec leurs contextes social (*Milieux de vie) et culturel (*Littérature péritestamentaire ; *Textes anciens ; *Intertextualité biblique). Espace Chaque fois que le récit de Mt évoque un lieu ou un espace, directement en le nommant, ou indirectement par une caractérisation (p. ex. la mention d’un accent : *hgeMt 26,73c, ou d’un itinéraire comme le « chemin de croix » : *hgeMt 27,31c ; *hgeMt 27,32-33 ; →Le chemin de croix ; →Le chemin de croix : histoire des 14 stations), une note s’efforce de le localiser. Dans la grande tradition de la topographie historique de la Ville sainte enseignée à l’École biblique depuis le Père Vincent, et sous l’inspiration du regretté Jerome Murphy-O’Connor et avec les compléments apportés par Carolina Aznar, nous offrons, le plus souvent sous forme d’une note de synthèse portant pour titre le nom usuel de l’endroit, un point systématique sur les lieux saints qui se visitent à Jérusalem aujourd’hui, avec une appréciation de leur divers degrés de vraisemblance et des alternatives proposées par les archéologues (→La maison de Caïphe ; →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus). Remontant du lieu saint actuel à son état possible au 1er s., ces notes contextuelles racontent également l’histoire des réceptions liturgiques des récits sacrés. Prosopographie Diverses notes de prosopographie sont également incluses dans les *Repères historiques et géographiques, présentant les contours historiques des personnages principaux (p. ex. *hgeMt 26,3b Caïphe ; *hgeMt 27,2b Ponce Pilate — avec l’aide d’AnneCatherine Baudoin ; *hgeMt 27,32a Simon le Cyrénéen ; *hgeMt 27,56a Marie la Magdeleine — avec le concours de Régis Burnet). Judas a droit à ses notes de synthèse (→Judas Iscariote : fortune littéraire ; →Judas damné ou sauvé ? ; →Images de Judas au cinéma), soignées en particulier par Hervé Giraud. Dans la zone d’annotation Contexte, on replace également le texte biblique dans la perspective du dialogisme (Mikhail Bakhtine) consubstantiel à la production littéraire. Ce dialogisme peut être extrabiblique ou intrabiblique.

Intertextualité biblique — *bib De facto, de nombreux liens relient entre eux les textes à l’intérieur du corpus biblique, sur une échelle allant du simple mot à l’œuvre entière, en passant par l’usage d’une expression, de tel motif narratif, telle idée, telle

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histoire ou telle pratique, à un schéma narratif complet. Les types de relations entre les textes du corpus biblique s’inscrivent sur une courbe comprise entre deux asymptotes : • structurale-synchronique-théologique : elle postule que l’ensemble du canon constitue une structure dans laquelle toutes les parties sont en interaction ; • historique-intentionnelle-psychologique : elle s’interroge sur la possibilité que l’auteur, rédacteur ou compilateur du texte en question ait, consciemment, pu faire telle citation, allusion, etc. à tel ou tel passage des Écritures. Les notes d’*Intertextualité biblique peuvent commenter les *Références marginales brutes ou en proposer de nouvelles. Tandis que les *Références marginales sont très proches de l’asymptote structurale, les notes d’*Intertextualité biblique permettent d’aller plus loin dans l’analyse historique ou intentionnelle. Les herméneutiques traditionnelles de la « typologie » et de l’ « accomplissement des Écritures » trouvent ici leurs places. ļ Ces notes concernent des liens entre des passages de livres différents. Les notes citant d’autres passages à l’intérieur d’un même livre relèvent plutôt des *Procédés littéraires. ļ Certaines notes de *Genres littéraires citent d’autres passages de l’Écriture pour justifier le genre littéraire identifié dans le passage annoté (p. ex. des récits de guérison à distance similaires qui n’ont pas de liens directs entre eux). De même, des notes de *Vocabulaire, de *Grammaire et de *Procédés littéraires peuvent avoir à citer des références scripturaires, pour des raisons plus linguistiques qu’intertextuelles. ļ Pour l’AT, ce registre apparaît plutôt dans la zone d’annotation Réception. Pour le NT, il trouve plus naturellement place dans la zone Contexte : La Bible en ses Traditions considère les Écritures anciennes comme la langue des auteurs du NT. Une autre rubrique est à l’intersection du Contexte et de la Réception : la *Littérature péritestamentaire (cf. infra).

Sous la traduction du texte de Mt sont déjà imprimées de nombreuses références bibliques « brutes » (*Références marginales). Les réflexions qu’elles peuvent inspirer font l’objet de notes dans la rubrique *Intertextualité biblique, dont les titres essaient de situer le niveau de textualité où se trouve l’intertexte biblique : de la référence globale au simple élément de langage, en passant par la citation, le motif, le symbole, la séquence narrative, l’allusion ou la typologie. Référence globale aux Écritures Dans le récit de la passion, il est particulièrement remarquable que les références scripturaires se concentrent dans les épisodes mettant en scène le Christ, par contraste avec les cycles narratifs secondaires comme celui de Pierre, où l’Écriture n’apparaît guère. Le lien entre Jésus et les Écritures est un lieu commun du christianisme primitif (Mc 15,28 ; Lc 18,31 ; 22,37 ; 24,44). Chez Mt, il se concrétise globalement par un façonnage abrahamique de la continuité historique. Mt étend l’histoire vers le passé, jusqu’à Abraham, relié au présent par la généalogie de Jésus (les 39 egennêsen dans Mt 1,1-17 et les trois fois quatorze générations, avec des anomalies par rapport aux Écritures, qui signalent bien la construction intentionnelle). Selon le principe généalogique, plus on remonte haut dans le passé, plus le récit est inclusif dans le présent. Or, Abraham est le père de toutes les nations (Gn 17,4-6) et certains sages finirent par voir en lui le modèle du prosélyte (→b. Sukka 49b ; →b. Ḥag.



La passion selon saint Matthieu

3a). Dans le texte que nous éditons, le finale universalisant de Mt 28,16-20 fait pendant à l’incipit de Mt (*bibMt 28,19a). C’est dans ce cadre d’anamnèse scripturaire globale qu’il faut situer plus particulièrement le récit de la passion. Le contraste entre la présence massive des Écritures et le peu de citations vraiment précises montre que l’ensemble de la passion et de la résurrection est compris par l’évangéliste comme un unique événement eschatologique accomplissant les Écritures. D’où la présence d’une formule de citation, mais sans référence précise, en Mt 26,56 « Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes ».96 Le témoignage de Paul montre que, dès l’origine, on rappelle en particulier les souffrances de Jésus kata tas graphas « selon les Écritures » — formule qui a des équivalents dans les pešārîm de la mer Morte, où d’autres Juifs cherchaient la signification de leur histoire, et qui constitue une sorte de refrain dans le résumé de son évangile que Paul envoie aux Corinthiens.97 Le scandale de la mort en croix de Jésus fut tel qu’on dut, dès le départ, en chercher des raisons dans les Écritures. On l’a vu plus haut (*Genres littéraires : Midrash ?), plusieurs savants ont même cru (faussement, à notre avis) pouvoir réduire la naissance des récits de la passion à la recherche d’une justification scripturaire pour la mort du messie98 — en y projetant, un peu vite, une conception moderne de l’apologétique d’après la galaxie Gutenberg et en négligeant la pratique juive de l’→accomplissement des Écritures, à laquelle nous consacrons une série de notes de synthèse. Typologie Un des premiers effets de cette pratique est l’appréhension typologique de la réalité, et en particulier des personnages. Dans la passion selon Mt, elle est systématique : nous développons ainsi les relations entre Jésus et Isaac (→L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac), Joseph (→Typologie de Jésus-Joseph dans le NT), Moïse (→Typologie mosaïque de Jésus dans le NT), Josué (→Terre promise) et David  (*bibMt 26,30).99 Nous décrivons aussi une typologie actantielle : la mémoire de la mort de Jésus et des rencontres avec lui ressuscité recourt aux figures du fils de l’homme, du fils de Dieu, du roi d’Israël, du serviteur du Seigneur, du juste victime des machinations des injustes, de l’ami devenu ennemi, du Juif fidèle à la Tora, du ou des messie/s. Si, avec Richard A. Burridge,100 l’on admet que les évangiles s’inscrivent dans le genre des bioi, il faut décrire l’usage des Écritures fait par les narrateurs évangéliques comme une spécification juive de la sugkrisis, cette technique de comparaison entre épisodes ou caractères bien illustrée par Plutarque :101 la technique structure le récit, mais bien au-delà de la comparaison illustrative ou esthétique visant la réforme morale par l’imitation. Le comparant tiré des Écritures est ici un type, le comparé se présentant comme sens ultime et accomplissement du comparant.102 « […] au-delà des ressemblances avec les biographies de l’époque [il faut] voir dans les Évangiles un renouvellement réel du genre biographique et de la véridiction propre

à ce type de récit, ce changement étant principalement dû à la manière dont la typologie fut mise en œuvre. Une nouvelle herméneutique naissait avec eux. »103 Dans les évangiles, la quête de l’identité de Jésus n’est pas réservée aux acteurs de sa vie, mais elle s’étend jusqu’au lecteur du récit moyennant la technique narrative de reprise et amplification du point de vue de Jésus. La discrétion allusive de la typologie évangélique continue en fait « le point de vue de Jésus, acteur principal de leurs récits ».104 C’est là une grande différence avec les biographies profanes où les narrateurs sont très diserts. La typologie touche aussi des actants plus mystérieux, même des motifs inanimés, y compris la topographie. En particulier l’identification synoptique du dernier souper avec une célébration de la Pâque se comprend au mieux dans le cadre d’une topographie typologique globale à l’œuvre dès les souvenirs les plus anciens conservés sur Jésus. La →typologie pascale, à la fois mosaïque et exodale, travaille en profondeur la mémoire collective de Jésus. La mémoire chrétienne primitive semble avoir concentré sur les derniers jours de Jésus les différentes →Pâques juives. Depuis les débuts avec Jean-Baptiste, les disciples semblent se comporter selon des scénarios scripturaires, d’une manière similaire aux pešārîm de Qumrân, qui s’efforcent de découvrir les événements arrivés « selon ce qui est écrit » (kathôs gegraptai / ka’ăšer kātûb). La situation géographique et le régime alimentaire de Jean (Mc 1,6 et //) ne pouvaient que frapper des imaginations nourries d’Écritures. Manger la nourriture des nomades (miel et sauterelles) au-delà du Jourdain, n’était-ce pas revivre l’Exode et se rendre de nouveau au désert pour attendre la rédemption de la Terre et du peuple ? Et lorsqu’à la dernière Cène les disciples réticents de Jésus le voient symboliser sa mort dans des paroles et des actes avec du pain et du vin, c’est la Pâque de Gilgal qui était évoquée, celle de l’entrée en Terre promise avec la consommation de ses fruits et une circoncision totale (Jos 5), en même temps que le renouvellement de l’alliance d’Ex 24. Aussi voit-on

Meier John P., Matthew (New Testament Message: A Biblical-Theological Commentary 3), Wilgminton DE : Glazier, 1980, 329. 97 Cf. Brodie Thomas L., The Birthing of the New Testament: The Intertextual Development of the New Testament Writings (New Testament Monographs 1), Sheffield : Sheffield Phoenix Press, 2004. 98 Cf. Dahl Nils Alstrup (revu par Juel Donald H.), « Messianic Ideas and the Crucifixion of Jesus », dans Charlesworth James H. (éd.), The Messiah: Developments in Earliest Judaism and Christianity, Minneapolis MN : Fortress, 1992, 382-403. 99 Nous avons malheureusement négligé la relation entre Jésus et Suzanne. Elle est savamment établie par Tkacz Brown Catherine, « Women a Types of Christ: Susanna and Jephthah’s Daughter », Gregorianum 85 (2004) 278-311. 100 Burridge Richard A.,  What Are the Gospels? A Comparison with Graeco-Roman Biography (Society for New Testament Studies Monograph Series 70), Cambridge : CUP, 1992. 101 Aletti, « Le Christ », op. cit. (n. 15), 37-38. 102 Ibid., 40. 103 Ibid., 53. 104 Ibid., 52. 96

Introduction générale

que, dès « le début de la période prépaulinienne »,105 les significations des repas quotidiens et hebdomadaires de la congrégation et des repas commémoratifs annuels de Pâques avaient tendance à fusionner. Avec cette approche typologique des personnages, des actions et de leurs théâtres, c’est déjà la fécondité littéraire de la passion qui se manifeste : les grands orateurs sacrés de l’Église gallicane, si épris du mystère d’Israël, lui firent, des siècles plus tard, atteindre des sommets. Ainsi, selon Bossuet, • Adam voit-il, « avec les yeux de la foy » et dans le temps même de sa chute, les plaies du Christ et la formation de l’Église.106 • Abraham « a veu en esprit » le sacrifice du Christ.107 • David « a veu toutes les merveilles de sa vie et toutes les circonstances de sa mort, il en a médité tout le mystère »,108 • au même titre que Jacob : « O Jésus, que Jacob a veu en mourant dans l’extrémité de sa vieillesse avec une veue défaillante ! »109 • et que tous les prophètes : « je dirai ici en abrégé qu’ils ont tout veu ».110 Les hypotyposes scripturaires dans lesquelles l’Aigle de Meaux expose les étapes de la vie du Christ continuaient un fleuve de paroles commencé au moment même où Jésus mourait. Formules d’accomplissement Quant à la présence verbale et littérale des Écritures, les problèmes textuels posés par les rares →formules d’accomplissement suggèrent que, pour l’évangéliste comme pour la plupart des Juifs de son temps, les Écritures fonctionnent comme langue plutôt que comme œuvre, comme réservoir de motifs et d’indices plutôt que comme histoire complète. Certains détails littéraux sont lus comme des prophéties de menus événements ou incidents dans la (fin de) vie de Jésus, comme pour souligner que toute cette vie, jusqu’au moindre détail, appartenait au dessein de Dieu. Peut-être faut-il évoquer à la source de sa pratique l’existence de florilèges, ou testimonia, regroupant des séries de citations censées éclairer et dire le sens de ce qui s’était passé (p. ex. Mt 21,4-5 en appelle à Za 9,9, qu’on retrouve en Jn 12,14-15) ? D’autres parties de Zacharie, Jérémie, Isaïe, le psautier (en particulier le Ps 22) fournissent également des fragments en série. Il est remarquable que, depuis →Barn. et →Justin le Martyr jusqu’à la fin de la période des Pères apostoliques, c’est par des centons de prophéties qu’on préféra décrire les souffrances finales de Jésus, plutôt qu’en reprenant les récits évangéliques qui en étaient pourtant déjà composés. Allusions Au-delà de toute citation, le récit clignote de nombreuses allusions scripturaires. En marge du texte dans notre édition, nous en donnons les références, accompagnées d’un titre bref qui en indique le contenu. En introduction, développons-en une seule

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série exemplaire : celle qui apparaît dans l’épisode de la mort de Jésus. Dans son ensemble, cette péricope est prise dans un scénario connu. Juste après la petite apocalypse (Mt 27,51-53) qui va développer le déchirement du voile du Temple en une typologie ambitieuse inspirée d’Ézéchiel (Ez 37,12-14), intervient la confession du centurion (Mt 27,54) : le scénario de la conversion du persécuteur, dans lequel la mort de Jésus est englobée, a des précédents dans la martyrologie juive (Jésus est confessé comme fils de Dieu par celui-là même qui l’a mis à mort, comme les ennemis d’Israël finissent régulièrement par confesser le Dieu d’Israël, une fois leurs persécutions déjouées par Sa providence souveraine ; cf. Daniel ; Esther). Il y a là aussi comme les pierres d’attentes narratives de la symbolisation de la communauté des croyants en Jésus Fils de Dieu comme temple nouveau (2Co 3,16 « C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile est enlevé »). Ce cadre d’interprétation est relayé en détail par un réseau de clins d’œil scripturaires. D’abord, un symbolisme rituel et liturgique est inclus dans la mention de l’heure (*hgeMt 27,45 sixième heure) et dans celle du voile du Sanctuaire qui se déchire. Faisant système avec le thème spécifique matthéen de la mort « en rémission des péchés » (Mt 26,28), elles poursuivent une typologie de →Yom Kippour développée pleinement dans l’épitre aux Hébreux (cf. Lv 16 et He 9,1-14 ; 10,20)111 et donnent le thème théologique central dans le christianisme de la mort expiatrice du Christ. Ensuite, le signe de jugement divin de la ténèbre sur toute la terre (Mt 27,45) — qui met en rapport les événements de la fin avec ceux des origines (*ptesMt 27,45-53) — ouvre à une interprétation eschatologique de la mort de Jésus comprise comme un tournant de l’histoire. S’y rapporte aussi l’allusion à Élie du v.47b : la version grecque de Ml 3,23, cité déjà en Mt 17,11,  évoque le retour du prophète pour restaurer toutes choses, depuis les relations humaines jusqu’à la résurrection des corps, en passant par les rites véritables (*ptesMt 27,47b).112 De même, le cri d’une voix forte

Marshall Ian Howard, « The Last Supper », dans Bock Darrell L. et Webb Robert L. (éd.), Key Events in the Life of the Historical Jesus (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 247), Tübingen: Mohr Siebeck, 2009, 481-588, 550 (notre trad.), faisant allusion à Jeremias Joachim, The Eucharistic Words of Jesus, trad. par Perrin Norman, New York NY : Scribner, 1966, 204-207. 106 Bossuet Jacques-Bénigne, Élévations sur les Mystères, éd. par Dréano Maturin (Études de théologie et d’histoire de la spiritualité 16), Paris : Vrin, 1962, 210. 107 Ibid., 223. 108 Ibid., 249. 109 Ibid., 247. 110 Ibid., 251. 111 Hasitschka, « Matthew », op. cit. (n. 40), 87-103, en particulier le parallèle synthétisé sur la p. 102. 112 Élie restaurera la bouteille de manne, d’eau de lustration et d’huile d’onction (→MekRI Ex 16,33), et il inaugurera la résurrection des morts (→Or. sib. 2,187-188 ; →m. Soṭa 9,15 ; →b. Sanh. 113a). 105

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La passion selon saint Matthieu

(v.50) n’est pas seulement une réaction topique dans l’affliction (Gn 4,10 ; 21,16 ; Ex 3,7 ; Jdt 7,23 ; Ez 11,13 ; →T. Jb. 19,4), mais aussi le prélude à un moment de révélation des événements de la fin (Dn 8,16 ; Ap 6,10 ; 7,10 ; 14,15 ; 18,18 ; 19,17). Enfin, la façon dont Jésus « remet l’esprit » (→2 Hén. 70,16 ; →T. Abr. A 17,19 ; →V.A.È. 27,1 ; 45,3), avec connotation d’une mort volontaire (→4 Macc. 9,25), rapproche sa mort de celle d’un martyr. Quelles conclusions historiques peut-on tirer de cette innutrition scripturaire ? Contrairement à ce qu’a longtemps pensé une exégèse trop rationaliste, l’innutrition scripturaire des récits de la passion n’a pas d’abord un but didactique ni apologétique, comme s’il s’était agi pour les évangélistes de convaincre la synagogue de la messianité de Jésus. Si tel était le cas, on se demande pourquoi il y a si peu de citations formelles dans la passion (on n’en trouve que deux : Mt 26,56 ; 27,9-10). Plutôt qu’elle ne ressortit à une stratégie rhétorique de propagande religieuse, l’imbibition scripturaire des récits mis en forme par Mt, à tous les niveaux de leur textualité, reflète simplement l’état et la pratique d’Écritures aux langues et versions multiples, en voie de canonisation, dans la Palestine juive du 1er s., carrefour de la diaspora alexandrine hellénophone et de la gālût babylonienne araméophone. Elle semble donc résulter de la pratique de l’accomplissement des Écritures vécue dès les premiers témoins eux-mêmes et continuée dans le mouvement de Jésus. L’agglutination des Écritures dans la passion apporte d’ailleurs d’intéressants éléments à l’étude du canon juif du 1er s. Le repérage fin des textes bibliques cités par Mt permet de détecter des allusions au livre de Daniel (en particulier au cycle de Suzanne) qui témoignent, avec quelques autres textes de la littérature juive du second Temple, du fait que les mal nommées « additions » présentes dans la retraduction grecque alors toute récente de Théodotion appartenaient bel et bien au texte sacré.113

Textes anciens — *anc Dans cette rubrique on cite ou résume des textes parallèles au passage biblique tirés des littératures anciennes non bibliques. On considère comme parallèles des textes semblables qui traitent de sujets analogues. Analogies Sous quelques cieux qu’ils vivent, les hommes font souvent les mêmes expériences de bonheur ou de malheur, découvrent d’implacables « lois » de l’existence et inventent parfois les mêmes expressions pour les dire. Tels sont notamment les textes de sagesse en Égypte, en Mésopotamie, dans le monde gréco-romain et dans la Bible. On note ici ces convergences de l’expérience humaine par-delà les limites du temps, de l’espace et du milieu. Mimesis Les auteurs bibliques ont souvent imité des formules littéraires, des récits et des textes des cultures avec lesquelles ils entraient en contact, fût-ce pour s’en démarquer par quelque « démythologisation ». ļ Au-delà des mots, les parallèles concernent les lois, les coutumes et même les normes éthiques. Ils sont alors plutôt l’objet des rubriques *Milieux de vie et *Droit.

Ces notes sont avant tout documentaires. Elles présentent de nombreux parallèles ou analogies de motifs ou de situations qui assoient la vraisemblance historico-culturelle du texte de Mt. Compléments des notes de *Procédés littéraires, ces notes offrent des parallèles, des analogies et des contrepoints pour mieux comprendre les interactions entre personnages, par exemple, l’indignation des disciples (*ancMt 26,8a), le silence de Jésus (*ancMt 26,63a), le mépris pour les traitres (*ancMt 27,4d), la puissance de la jalousie (*ancMt 27,18), des détails narratifs (apocalyptiques) surprenants pour le lecteur moderne (*ancMt 27,45-53). Elles viennent aussi en appui des notes de *Repères historiques et géographiques (p. ex. *ancMt 26,74a) et de *Milieux de vie (p. ex. *ancMt 26,41bc) pour apprécier l’historicité de tel ou tel épisode (p. ex. *ancMt 27,15 sur la coutume de relâcher des prisonniers). Les plus importantes sont sans doute les notes qui décrivent par le menu le supplice de la crucifixion à la romaine (de la flagellation à la déposition du corps, en mettant bien en valeur la parodie d’intronisation que constituait ce théâtre de la cruauté : *ancMt 27,37b) et les notes qui établissent un contrepoint différencié entre la mort de Jésus et la mort du héros gréco-romain et du martyr juif. À cette rubrique ressortissent les textes philosophiques antiques. Ceux-ci ne sont pas placés dans la rubrique *Philosophie, car ils ne reçoivent pas les évangiles, ils en sont une partie du contexte culturel. On n’en saurait surestimer l’importance. Les travaux de Pierre Hadot ont depuis longtemps déjà rappelé combien cet amour de la sagesse dans l’Antiquité pouvait ressembler à la religion moderne, avec son goût pour l’intériorité et les exercices spirituels. De fait, un des premiers Pères de l’Église, Justin de Naplouse (ou Justin de Rome, ou le Martyr) est également célébré comme Justin le Philosophe. Sa présentation de la Voie du Christ (pour reprendre une métaphore chère au judaïsme des →« écoles ») est celle d’une « philosophie » du Christ. De *ancMt 26,12b et *ancMt 26,37-39 à *ancMt 27,50 et *ancMt 27,55-56, nous déployons longuement le parallèle entre la mort de Jésus et celle de Socrate. Le récit de la passion ne rapporte pas la vie de Jésus comme celle d’un homme admirable à imiter, mais comme celle de quelqu’un qui occupe une fonction dans le plan du Salut que Dieu a pour Israël et pour l’humanité. Sa mort inverse celle du Grec. Là où Socrate, ciguë en main, continue de philosopher jusqu’au bout, Jésus meurt exactement comme il ne faut pas que meure un philosophe : dans des douleurs exprimées, l’abandon et l’angoisse… Nous rappelons également l’étonnante rencontre entre la fable de l’anneau de Gygès et la passion de Jésus qu’elle semble prophétiser (*ancMt 27,21b), ainsi que l’intrigant parallèle doctrinal et littéraire entre le mythe d’Er — qui conclut La République de Platon — et les témoignages sur le Ressuscité qui concluent l’Évangile (*ancMt 28,6b). Ces notes sont autant de pierres d’attente pour la réception patristique, qui ne manqua pas de développer en forme d’apologie ce genre de rapprochements.

113

Tkacz, « Women », op. cit. (n. 99).

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Introduction générale

On ne saurait souligner assez l’importance des pseudo-parallèles aux témoignages sur le Ressuscité venus de la paradoxographie antique (*ancMt 27,64-28,20 ; *ancMt 27,64c28,20 ; *ancMt 28,6a). Dans l’historiographie antique, les récits de miracles sont récurrents. De ce point de vue-là, les évangiles ne sont donc pas exceptionnels. Les historiens antiques savaient se moquer des charlatans. Pour autant, on n’était pas crédule : les paradoxographes compilaient des récits de miracles et essayaient de trouver pour chacun d’eux une explication raisonnable (→Miracles dans l’historiographie ancienne, les Écritures et la tradition catholique). L’analyse comparative permet ainsi de saisir ce que la résurrection de Jésus a produit de neuf dans l’ordre du discours.

Saint-Esprit » peut également s’analyser dans les coordonnées de la littérature péritestamentaire, en particulier de certains manuscrits de la mer Morte (*ptesMt 28,19b). À la suite de plusieurs collègues éminents de l’Université hébraïque de Jérusalem, cette rubrique d’annotation, enrichie de suggestions de Serge Ruzer et José Costa, et d’apports de Clément Millet et Olivier Robert, pose des questions aussi nouvelles que celle des existences d’une figure de messie souffrant dans le judaïsme du 1er s. (cf. les travaux d’Israël Knohl, en particulier sur la « Vision de Gabriel »)114 ou d’une spéculation sur l’unipluralité divine dans le judaïsme antique (Menahem Kister et ses étudiants).115

RÉCEPTION

Littérature péritestamentaire — *ptes On cite ici des textes d’inspiration biblique de l’époque dite du second Temple : les apocryphes chrétiens jusque vers 150, et les apocryphes juifs de l’époque tannaïtique, retenus ni dans l’un ni dans l’autre Testament canonique. Ces textes présentent des pratiques, des expressions, des motifs, des idées, des intrigues, parfois des passages entiers, parallèles au texte annoté. ļ La Bible en ses Traditions retient le canon catholique, si bien que le lecteur juif ou protestant lira parfois dans le registre *Intertextualité biblique certaines références qu’il s’attendrait à trouver ici. ļ Quand les continuités entre les notes en *Littérature péritestamentaire et en *Tradition juive (voire en *Tradition chrétienne) sont évidentes, elles sont associées en une seule rubrique.

Outre ce qu’on appelle la « littérature intertestamentaire », les manuscrits de la mer Morte, plusieurs passages de Flavius Josèphe, les écrits de Pères apostoliques, considérés comme des sortes de parallèles aux textes néotestamentaires, ont été placés dans cette rubrique. L’intérêt documentaire de ces notes est immense : il est semblable à celui des *Textes anciens, mais avec l’avantage d’être plus proche du milieu biblique. D’abondantes références à la littérature parabiblique du temps éclaire les attitudes des personnages (p. ex. le silence de Jésus : *ptesMt 26,63a, et son énigmatique allusion à l’arrivée du fils de l’homme : *ptesMt 26,64c). Plusieurs parallèles permettent de mettre en perspective plus historique le récit de la mort de Jésus et les topoi bibliques du martyre juif ou du juste persécuté. La littérature péritestamentaire présente de nombreux motifs apocalyptiques. Les nombreux parallèles proposés avec l’Évangile de Pierre permettent de mettre en perspective plusieurs détails du récit de Mt (*ptesMt 27,45 ; *ptesMt 27,46 ; *ptesMt 27,51-54). Ainsi, le motif de la croix qui parle (*ptesMt 28,1-6) amorce déjà la réception littéraire, imaginative, extraordinaire de la croix (→La croix de Jésus dans la littérature). Côté résurrection, les sources péritestamentaires éclairent aussi des motifs comme la disparition du corps du héros mort (*ptesMt 28,6a), l’ange de lumière (*ptesMt 28,3a), l’autorité universelle (*ptesMt 28,18b), qui accréditent la vraisemblance culturelle des témoignages du ch.28. Plus étonnant encore, une expression aussi typiquement chrétienne qu’« au nom du Père et du Fils et du

Cet immense domaine d’annotation permet de suivre les principaux moments de la réception du texte, depuis sa mise au jour jusqu’à notre époque. Concernant le récit des derniers jours de Jésus et les témoignages de rencontres avec lui après sa mort, une remarque générale préliminaire s’impose : leurs lecteurs – qu’ils soient théologiens ou historiens, mystiques ou musiciens, liturges ou peintres —  les ont la plupart du temps reçus de manière synoptique : ils combinent entre eux les récits canoniques, quand ils ne les supplémentent pas avec des textes apocryphes. Autant dire que plusieurs de nos notes sur Mt conviennent aussi aux autres évangiles. Cependant, l’effort de privilégier la réception spécifique de la passion selon saint Matthieu nous a permis de « contenir » un peu le colossal fleuve culturel jailli, il y a vingt siècles, de la Pâque de Jésus de Nazareth. En proposant une annotation aussi riche, nous espérons continuer le mouvement commencé par Ulrich Luz : convaincre nos collègues biblistes du fait que l’étude de la réception n’est pas une discipline décorative, « en plus », qui serait de moindre importance que l’étude philologique ou historique, ou de moindre sérieux que son utilisation proprement religieuse. Comme on l’a rappelé, en essayant d’approcher son *Genre littéraire à partir des *Milieux de vie d’où il tire son origine, la constitution du texte lui-même est un phénomène de réception ; son étude « scientifique » elle-même est redevable de nombreuses préconceptions positivistes inviscérées aux démarches apparemment les plus rigoureuses de la critique textuelle ou de la grammaire,116 à l’imagination d’une histoire rédactionnelle en l’absence de tout document concret. Enfin, des éléments Knohl Israël, L’autre Messie. L’extraordinaire révélation des manuscrits de la mer Morte, trad. par Veyret Gabriel Raphaël, Paris : Albin Michel, 2001. 115 Newman Carey C., Davila James Rohr et Lewis Gladys S. (éd.), The Jewish Roots of Christological Monotheism: Papers from St. Andrews Conference on the Historical Origins of the Worship of Jesus (Supplements to the Journal for the Study of Judaism 63), Leiden : Brill, 1999. 116 Cf. Saieg Paul, « Reading the Phenomenology of Origen’s Gospel: Toward a Philology of Givenness », Modern Theology 31 (2015) 235-256, 237-239 : « The Assumptions of Traditional Philology ». 114

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La passion selon saint Matthieu

essentiels de la foi qu’il autorise (p. ex. la →descente aux enfers) ont été forgés sur l’enclume de sa réception artistique, qu’il s’agisse de l’imagination narrative des auteurs péritestamentaires ou de l’imaginaire pictural des iconographes.

Comparaison des versions — *com Au-delà des variantes textuelles à l’intérieur d’une même version, signalées en *Critique textuelle, les témoins traditionnels majeurs attestent souvent des choix interprétatifs originels dans la réception du texte par ceux qui les ont transmis dans leurs différentes communautés. Ce sont les témoins de l’exégèse la plus ancienne. ļ Les variantes entre versions qui servent à l’établissement de la Vorlage d’une version donnée, plutôt qu’à amorcer l’histoire de la réception, relèvent de la rubrique de *Critique textuelle (voir supra).

Étant donnée la stabilité du texte de Mt, les variantes d’une version à l’autre sont peu nombreuses et de relativement peu d’amplitude. L’intérêt d’une lecture polyphonique selon les différentes versions est cependant confirmé dans quelques détails. Toutes nos versions coïncident dans l’ambiguïté et l’énigme pour une répartie de Jésus, comme celle de *comMt 26,50b. Plus que la version grecque « ancienne » (reconstituée par Nes), la tradition latine et la tradition syriaque transmettent le texte dans le contexte de son application rituelle ou étiologique. V et S actualisent parfois différemment des possibles grammaticaux présents dans le grec koinè, gros de son substrat sémitique. Là où V, selon le génie latin, tend à « juridiser » le récit, S conserve des registres lexicaux plus proches des systèmes juifs de la pureté rituelle (*comMt 27,4b). De même, ce qui est déjà « résurrection » en V, est plus métaphoriquement (et conformément au symbole sémitique) « lever » ou « relèvement » en S et Gr. Sans surprise, V pratique quelques harmonisations avec l’ensemble de la tradition primitive (p. ex. *comMt 27,8) et facilite la compréhension de certains passages particulièrement énigmatiques en fonction de leur réception dans la *Liturgie (p.  ex. *comMt 26,28a pour les « paroles d’institution »).

Lecture synoptique — *syn Les notes de *Lecture synoptique comparent les différentes occurrences d’une même tradition dans les évangiles (y compris Jn). On y décrit les différences de fait — le contexte dans lequel elles placent cette histoire, leurs manières de la présenter, les aspects qu’elles entendent souligner — pour faire ressortir l’originalité du texte annoté. Lorsqu’un large assentiment des exégètes existe, ou que la question revêt une importance herméneutique décisive, on peut hasarder une hypothèse génétique sur les dépendances possibles entre ces textes (p. ex. la théorie des deux sources, etc.). ļ Les autres parallèles bibliques repérables sont traités en *Intertextualité biblique.

Les quatre récits canoniques de la passion comptent parmi les traditions les plus unifiées de l’Évangile, au point que les exégètes tentent régulièrement de synthétiser ce que put être le récit originel compilé par les témoins, qui leur serait commun :

nous avons fait allusion à ces recherches plus haut (*Genre littéraire ; *Milieux de vie). L’objet de cette rubrique d’annotation est un peu plus ample que celui de la moderne « comparaison synoptique ». On y décrit les trois versions synoptiques de chaque épisode à une échelle perceptible au niveau de leurs traductions : les notes cherchent à mettre en valeur ce qu’il y a de spécial chez Mt. Inversement, on signale quelques détails ou épisodes célèbres de la passion qui apparaissent chez un autre évangéliste mais non chez Mt. Ils peuvent avoir une grande importance, en effet, dans la réception artistique de l’épisode. On y traite aussi un peu de « critique des sources ». Sans entrer dans d’invérifiables hypothèses génétiques cherchant à établir les relations littéraires entre les évangiles, on envisage le rapport des versions synoptiques avec Jn ; on esquisse ici ou là des traits probables du récit de la passion primitif. Dans quelques cas particulièrement nets, enfin, on hasarde la description — évidemment hypothétique — du développement de la tradition, depuis les évangiles les plus anciens (Mt et Mc) jusqu’aux évangiles les plus récents (Lc et Jn). Quelques remarques introductives globales peuvent être utiles. Matériel textuel Le matériel matthéen spécifique. Systématiquement indiqués par l’abréviation « SM », les versets propres à Mt portent probablement plus que d’autres son intention rédactionnelle. Relèvent de cet ensemble spécifique : la pendaison de Judas (*synMt 27,3-10) ; le songe de la femme de Pilate (*synMt 27,19) ; Pilate se lavant les mains (*synMt 27,24-25) ; le quatrain poétique sur les événements d’après la mort (*synMt 27,51c-53) ; la garde du tombeau (*synMt 27,62-66 ; *synMt 28,2-4 ; *synMt 28,11-15). Mt et Mc. Une fois comparés les récits de la passion selon Mt et selon Mc, il faut bien reconnaître de nombreuses omissions, adaptations et additions : outre le matériel spécifiquement matthéen (SM) listé ci-dessus, Mt ajoute encore, par rapport à Mc, l’apparition aux femmes (*synMt 28,9-10) et le grand mandat final (*synMt 28,16-20). On ne peut conclure fermement en faveur d’une dépendance littéraire de Mt envers Mc. En plusieurs lieux-clés de la tradition de la passion, le prétendument précoce Mc semble (comme l’indéniablement tardif Jn) vouloir faciliter la compréhension d’épisodes ou de paroles plus ambigües de Mt. Par exemple, la péricope de l’interrogatoire juif de Jésus (Mt 26,57-68) ne se laisse pas réduire par l’hypothèse des deux sources (*synMt 26,61b ; *synMt 26,64a). Par ailleurs, Mt et Lc partagent plusieurs fois la même sobriété, comparée aux interventions rédactionnelles de Mc. Bien sûr, la thèse de l’antériorité matthéenne existe encore.117 Elle continue la tradition patristique selon laquelle Mt serait le 117

Butler B. Christopher, The Originality of St Matthew, Cambridge : CUP, 1951 ; Dungan David Laird, « Mark—The Abridgement of Matthew and Luke », dans Buttrick David G. (éd.), Jesus and Man’s Hope (A Perspective Book 1), Pittsburgh : Pittsburgh Theological Seminary, 1970, 51-98.

Introduction générale

premier évangile, composé en milieu judéo-chrétien, quelque part en Syrie-Palestine, et s’appuie sur le fait qu’on trouve dans les manuscrits de Mc et Lc des variantes correspondant à des harmonisations sur Mt. Néanmoins, il semble probable118 que Mt se soit référé à Mc comme à un site de mémoire plus que comme à un texte écrit, sans qu’il soit possible de dire s’il ré-oralise un manuscrit flexible de Mc119 ou si tous deux puisent à une même source orale.120 La question est indécidable étant donné que, dans la culture envisagée, l’oral et l’écrit s’épaulaient aussi bien dans la réception121 que dans la production des œuvres littéraires. Les manuscrits en scriptio continua, difficilement reproductibles comme des sources écrites en vue d’un travail rédactionnel, étaient plutôt reconfigurés comme récits mémorisés et intériorisés : si Mc était disponible en manuscrits divers, Mt a pu l’intégrer d’une manière plus proche de la performance orale que de l’édition écrite. Ayant pris conscience des préjugés hérités de la « galaxie Gutenberg », l’exégèse sait désormais prendre du recul et compléter l’étude des traditions évangéliques en termes de processus de copie, édition et rédaction par une plus grande attention aux processus de mémorisation et de performance.122 Or, on connaît depuis longtemps les « petits accords » entre Mt et Lc contre Mc (p. ex. Mc 9,19 et //), qui sont au nombre de 250 à 300. Faut-il émettre l’hypothèse que ces évangiles ont connu une forme antérieure de Mc (« proto-Mc ») pour la triple tradition ? La « source Q » ? Quant à la part non marcienne commune à Mt et à Lc (que la théorie dominante appelle la « source Q ») : autant une co-dépendance littéraire peut expliquer les passages où les accords littéraux touchent 80% (et plus) des mots utilisés (soit 13% des péricopes communes aux Synoptiques), autant elle n’explique pas grand-chose pour les passages où cet accord est inférieur à 40% (soit près de 35% du matériel commun aux Synoptiques). En ces cas, il n’est pas moins raisonnable de supposer une source orale que de reconstituer à tout prix un document écrit. Jn. Plus encore : avec Jn, dans le même temps, Mt partage également de nombreuses informations de détail : le nom de Caïphe et l’existence d’un complot pour perdre Jésus (*synMt 26,3-5) ; l’avidité de Judas (*synMt 26,14) ; le soulignement (discret en Mt, plus intense en Jn) de la maîtrise des événements par Jésus, en particulier au moment de son arrestation (*synMt 26,47-56) ; la description du disciple mettant la main au fourreau (*synMt 26,51a) ; Joseph d’Arimathie comme disciple de Jésus (*synMt 27,57c) ; l’apparition du Ressuscité à une ou plusieurs femmes au tombeau (*synMt 28,9-10). Tous deux puisentils à une matrice de transmission orale, ou bien Jn a-t-il eu accès à des ré-oralisations de Mt ? Dans quelle inflation d’hypothèses (du proto-Mt au proto-Mc au proto-Lc, etc.) entre-t-on alors ! Projets narratifs Comme nous l’a rappelé Anthony Giambrone, chacun des récits canoniques transmet la mémoire de la passion avec un accent différent.

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• Mc l’intègre étroitement au récit qui précède, en particulier par le motif du secret messianique, porteur d’une sorte de « christologie négative » qui culmine dans la crucifixion et la fuite des disciples – inclusion ironique avec leur appel au début de l’évangile (Mc 1,16-20) et leur chute, en fort contraste entre la confession de Jésus devant le grand prêtre (Mc 14,61-62) et la confession du centurion (Mc 15,39). • Mt donne une dimension plus cosmique à l’ensemble du récit, dimension qui culmine dans l’étonnant fragment apocalyptique qu’il insère (ou compose ?) juste au moment où Jésus rend son dernier souffle (*synMt 27,51c-53). • Lc fait de la passion le point d’arrivée du long voyage vers Jérusalem qui donne forme à son récit. Jésus récapitule ainsi le destin de tous les prophètes des Écritures et annonce aussi le schéma des martyres des Actes des apôtres : il est déclaré innocent (par le centurion en Lc 23,47, dikaios « juste, innocent ») et il demande l’absolution pour ses persécuteurs (Lc 23,34). • Jn compose l’ensemble de son évangile comme un procès contre Jésus : les matériaux parallèles aux passions synoptiques sont répartis un peu partout, en particulier dans la séquence du lavement des pieds (Jn 13,1-20) et dans le discours d’adieux (Jn 13,21-17,26). Quant aux témoignages de rencontres avec le Ressuscité du ch.28, la confrontation des quatre évangiles canoniques (*synMt 28,1-6) est évidemment un préalable à la réflexion herméneutique, exégétique et historique qu’ils suscitent : →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques ; →Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité.

Descamps Albert, « Rédaction et christologie dans le récit matthéen de la Passion », dans Id., L’Évangile selon Matthieu. Rédaction et théologie (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 29), Gembloux : Duculot, 1972, 359-415, 385. 119 Shiner Whitney, Proclaiming the Gospel: First-Century Performance of Mark, Harrisburg PA : Trinity Press International, 2003, 103-125 ; Shiell William David, Reading Acts: The Lector and the Early Christian Audience (Biblical Interpretation Series 70), Leiden : Brill, 2004. 120 Byrskog, « A New Quest », op. cit. (n. 45), 329 : « […] instead of objectifying the written text of Mark’s Gospel, the Matthean author related to it as a site of memory that was heard, memorized and performed anew. » 121 Burridge Richard A., « Who Writes, Why and for Whom? », dans Bockmuehl Markus et Hagner Donald A. (éd.), The Written Gospel, Cambridge: CUP, 2005, 99-115. Pour Mt en particulier, Parker David C., The Living Text of the Gospels, CUP : Cambridge, 1997. 122 Gamble Harry Y., « Literacy, Liturgy and the Shaping of the New Testament Canon », dans Horton Charles (éd.), The Earliest Gospels: The Origins and Transmissions of the Earliest Christian Gospels – The Contribution of the Chester Beatty Gospel Codex P45 (Library of New Testament Studies 258), London : T&T Clark, 2004, 27-39 ; Gamble Harry Y., Books and Readers in the Early Church: A History of Early Christian Texts, New Haven CT : Yale University Press, 1995. 118

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La passion selon saint Matthieu

Liturgie — *lit La liturgie constitue le contexte privilégié de la réception croyante des Écritures : lectionnaires et missels sont de véritables centons des Écritures. Avec son calendrier et ses rituels, art total recourant à tous les sens (spécialement à la synesthésie de la vue et de l’ouïe), la célébration liturgique actualise la phénoménologie du mystère référé par les Écritures. Les notes de *Liturgie présentent la réception multiforme du texte biblique : de la simple lecture à l’amplification dans les paraliturgies de la religion populaire, dans le culte des synagogues, des Églises et des communautés chrétiennes, tant occidentales qu’orientales. ļ Les notes d’iconographie stricto sensu (lectures d’icônes liturgiques traditionnelles), ainsi que les notes concernant le chant sacré (grégorien en particulier), relèvent de la rubrique *Liturgie, non des rubriques *Arts visuels et *Musique.

sont parfois plus intelligents que les savants qui se limitent aux deux dimensions de la page imprimée ou au positivisme historique. Un cas anecdotique mais spectaculaire est celui du « tonnerre » dans la célébration de l’office des ténèbres (*litMt 27,45) : une fiction expressive — qui fait entrer dans un autre rapport à l’espace et au temps, à ce qui se voit et à ce qui s’entend, que celui auquel nous sommes habitués dans le monde géométrisé où nous sommes ordinairement plongés — permet d’aller plus loin dans l’interprétation du texte que la bouteille à encre des questionnements sur l’étendue géographique des ténèbres ou l’adynaton d’une éclipse solaire au moment de la pleine lune (*interpMt 27,45). Extension et méthode

Dans ce livre, la liturgie occupe une très grande place. Nécessité Elle se justifie par la genèse et la nature littéraires mêmes des textes que nous éditons (cf. supra : *Procédés littéraires ; *Genres littéraires), qui, pour une large part, ont été élaborés et transmis dans l’éthos liturgique de la vie quotidienne du Levant méridional antique (cf. supra : *Milieux de vie ; *Intertextualité biblique). Quant aux origines, nous consacrons plusieurs notes de synthèse aux grandes hypothèses actuelles sur la différenciation des rites du mouvement de Jésus à partir de la ritualité juive de l’époque du second Temple, pour autant qu’elle nous soit connue  (→De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes ; →Historicité de la dernière Cène ; →Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ?). Soulignons à ce sujet l’importance de la Didachè pour la réception liturgique primitive de Mt, qu’elle cite ou auquel elle fait allusion à de nombreuses reprises. Elle reflète les usages des communautés qui le lisent. Pour l’interprétation de ses parties plus rituelles, nous suivons Kurt Niederwimmer.123 L’importance de la liturgie dans notre annotation de la passion selon saint Matthieu se justifie aussi par sa réception qui a été et demeure avant tout liturgique. La péricope inaugurale de toute la passion matthéenne, celle de l’onction à Béthanie, semble presque livrer un paradigme de la fusion liturgique de la tradition historique sur la vie de Jésus et de sa célébration communautaire (*litMt 26,6-13), en même temps qu’un indice de la cause d’une telle fusion : l’extraordinaire →autorité de Jésus durant son ministère. Dans une moindre mesure, la place des femmes dans les textes et les rituels liturgiques en dit long sur leur importance dans la mémoire de l’Église (*litMt 27,55a ; *litMt 27,56a ; *litMt 28,7a.10c), relayée d’ailleurs par les *Arts visuels et la *Littérature (→Histoire de la dévotion à Marie de Magdala ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale). La place de la liturgie dans notre ouvrage se justifie enfin par un fait herméneutique : les célébrants liturgiques reçoivent le texte réellement en trois dimensions. Touchant aux corps par les rites, à l’espace par le culte, au temps par le calendrier, ils

Pour des raisons contingentes, on privilégie la réception dans les liturgies occidentales. « Charité bien ordonnée commençant par soi-même », nous nous concentrons sur la liturgie latine : lorsque ce n’est pas précisé, ce sont donc les lectionnaires et les rituels de la liturgie romaine que nous citons. Nous osons cependant quelques incursions dans les liturgies orthodoxes (p. ex. byzantin en *litMt 26,10c ; éthiopien en *litMt 27,24b ; syriaque en *litMt 27,33a), mais qui devront être considérablement enrichies. Pour rendre compte de l’extraordinaire richesse de la réception liturgique de la passion, nous la répartissons dans diverses sous-rubriques. C’est avec elles que nous présentons dans cette introduction à la fois la réception liturgique de la passion en général, et des indications sur les types de notes que nous avons élaborées. Texte Quant à l’usage du texte de la passion en son entier dans la liturgie latine actuelle, c’est avec le dimanche « de la Passion » ou « des Rameaux », inaugurant la semaine sainte, que l’histoire de la passion devient le thème proprement dit de la liturgie. La lecture liturgique du récitatif de la passion a cependant une longue histoire. Séquençage et mise en espace de la passion À Jérusalem, dès la fin du 4e s., on semble proclamer le récit des différents épisodes, en suivant l’ordre, sur les différents lieux selon le témoignage de →Égérie Itin. 35-37 (SC 296,279291). Le jeudi saint, une messe où tous communiaient était célébrée à 19h ; après de rapides agapes, on se retrouvait au mont des Oliviers pour célébrer par des chants, des lectures et des prières, le souvenir de l’agonie du Sauveur (modèle de « l’heure sainte »). Après minuit, ils se rendaient à l’endroit où le Christ avait été arrêté, et on y lisait le texte de l’Évangile. Vers le matin, on retournait en ville ; on lisait, sur le calvaire, le récit

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Niederwimmer Kurt, Die Didache, 2e éd. (Kommentar zu den apostolischen Vätern 1), Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1993.

Introduction générale

de la passion du Christ, jusqu’à la comparution devant Pilate. Dans la matinée du vendredi saint, on exposait à la vénération des fidèles la relique de la vraie croix. Les fidèles s’avançaient un à un et baisaient le bois de la croix. De 12h à 15h, le peuple se rassemblait de nouveau au même endroit pour honorer par des lectures de l’AT et du NT, des hymnes et des prières. Répartition des lectures durant les jours saints En certaines Églises on tira des quatre évangiles un texte unique. Dans la liturgie mozarabe, l’histoire de la passion ainsi obtenue est répartie sur les offices du jeudi et du vendredi saints. À Rome, dès Léon le Grand, le dimanche avant Pâques, le trait (la prière chantée à la place de l’alléluia pour les jours de pénitence) cite le Ps 21 et on lit la passion selon Mt. Plus tard, on lut le mardi la passion selon Mc, le mercredi la passion selon Lc et le vendredi la passion selon Jn, et cet usage dura jusque vers 1970. Depuis 1970, les Synoptiques sont lus le dimanche sur trois années. Selon l’année, la passion est prise dans l’un des trois Synoptiques. Les lectures de la passion du mardi et du mercredi sont remplacées, respectivement, par l’annonce de la trahison de Judas et du reniement de Pierre (Jn 13,21-30.3638)  et par la trahison de Judas et son annonce, ainsi que les préparatifs du repas pascal (Mt 26,14-25). Créations littéraires Hymnes, répons et séquences, soigneusement sélectionnés et canonisés par les liturges officiels, sont comme autant de diamants taillés dans la pierre brute des Écritures. Plusieurs prennent même le relai de ces dernières pour médiatiser la passion du Christ à d’autres époques ou en d’autres disciplines (que l’on songe, par exemple, au lien entre les séquences de déploration au pied de la croix, et la conduite narrative des toutes premières Passions au *Cinéma, des siècles plus tard). Les notes dans ce registre décrivent l’usage des diverses péricopes (ou versets) de la passion en liturgie. Elles rappellent systématiquement le choix des autres textes bibliques tirés du Premier et du Second Testament qui les entourent au cours de la « liturgie de la Parole » et éclairent l’interprétation qu’en fait l’Église. Elles inventorient leurs citations ou allusions dans les oraisons et les canons eucharistiques au fil du texte ou sous forme de note de synthèse (p. ex. →Préface eucharistique). La manière de dire (ou non) les « paroles de consécration » tirées de la dernière Cène constitue à elle seule un dossier passionnant (*litMt 26,26c.28a). Anecdotique, mais faisant un point avec la littérature, les échos du chant du coq de la passion dans l’hymnaire a lui aussi toute une histoire (*litMt 26,74-75). Rituel Quant au rite, la mise en scène « théâtralisée » du récitatif de la passion se fit elle aussi progressivement. Entre le 8e et le 9e s., on commença à donner un tour dramatique à quelques parties des offices de la semaine sainte. Le mercredi et le vendredi saints, la passion fut chantée à trois voix et l’usage s’en est

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transmis jusqu’à nos jours. Le prêtre célébrant récite dans un mode grave les paroles prononcées par le Christ ; le diacre « chroniste » psalmodie toute la partie narrative ; et le sousdiacre, qui peut être remplacé par un groupe de chanteurs, donne, à l’octave au-dessus, les paroles de Ponce Pilate, de Judas et des Juifs. Au passage et ecce velum templi scissum est (Mt 27,51 « et voici : le voile du Temple fut déchiré »), on tirait avec fracas un grand rideau sombre tendu devant l’autel. Par sa solennité, par son recours à la musique et à l’ornement, au geste et à la récitation, par le dialogue entre le chœur et l’officiant, par la relation entre le prêtre et les assistants, le rituel ressemble au déroulement d’une représentation théâtrale. Si la fin de l’Empire romain avait connu une dégradation du théâtre — les Pères de l’Église condamnèrent souvent un art qui leur semblait être un agent de corruption — à l’orée du Moyen Âge, au contraire, le théâtre renaquit du culte chrétien. À partir des tropes et des jeux de Pâques qui se développèrent au 10e s., de véritables « drames » se détachèrent peu à peu du rite de la messe et plus particulièrement de certains temps liturgiques — comme la semaine sainte, vécue spontanément comme un drame — composés et joués par des moines et des prêtres dans le but d’enseigner (→Les Passions théâtrales, brève histoire d’un genre littéraire). Aux confins des textes et des rituels, la réception liturgique de la rencontre des femmes et de l’ange à la tombe (*litMt 28,5-7) fait insensiblement passer du culte à la culture, de la liturgie à la littérature. Le lien avec la *Littérature et les *Arts visuels est ici noué. Né de la liturgie avec laquelle il s’est d’abord confondu, le théâtre a conservé, du Moyen Âge aux temps classiques, une prédilection pour les sujets sacrés. Des Mystères médiévaux aux drames contemporains, le théâtre en France a largement été le reflet de la religion. Les notes de ce registre décrivent le déploiement performatif du texte dans la pratique cultuelle : de l’usage des huiles et des parfums (*litMt 26,7a) à la manière de préparer le repas du Seigneur (*litMt 26,17b ; *litMt 27,24b ; →L’offertoire, préparatif rituel de l’Eucharistie), en passant par la célébration eucharistique elle-même (voir, dans notre édition numérique, →Du culte à la culture : l’Eucharistie source de culture). Un dossier énorme est évidemment celui des usages et pratiques liés à la croix : du →crucifix au →signe de croix, de l’→adoration de la croix aux postures de la prière (*litMt 28,9b) et au baptême (*litMt 28,19b). Paraliturgie Outre les liturgies promulguées par des autorités ecclésiastiques, on regarde des pratiques plus populaires développées en marge. Cette sous-rubrique est particulièrement développée dans le cadre de la passion. Ce fut une des surprises de notre recherche que de découvrir à quel point la réception des récits des derniers jours de Jésus a été liée au culte des →reliques de la passion. Ulrich Luz, commentant Mt 27,59, souligne justement le caractère surprenant de l’insistance de tous nos récits de la passion sur les linges mortuaires dont on enveloppa Jésus.

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La passion selon saint Matthieu

Très honnêtement, il ne peut pas ne pas mentionner leur existence : « La plus fameuse “influence” de notre passage (et de Jn 19,40, qui parle de othonia, “liens”) est le linceul de Turin, qui fait l’objet aujourd’hui d’une abondante littérature savante ; mieux : il existe une discipline scientifique spéciale appelée “sindonologie”. »124

Mais c’est pour aussitôt botter en touche : « En tant qu’exégète je peux seulement dire — avec grand soulagement — que, fondé sur le Nouveau Testament, je ne puis en rien contribuer à cette discipline. C’est affaire d’experts en textiles anciens, de chimistes, de psychologues de la religion et d’historiens de la piété. »125

L’annotation de ce volume va un peu plus loin en ce domaine, tant le linceul de Turin, et plus généralement les reliques de la passion, continuent d’exercer leur influence sur des millions de personnes. Encouragés par l’audace herméneutique d’historiens plus récents comme Jean-Christian Petitfils, qui ose faire usage des grandes reliques dans son influente biographie de Jésus (Paris : Fayard, 2011), mais aussi cordialement mis en garde par Jacques Évin, qui supervisa la datation au carbone-14 réalisée dans son laboratoire de Lyon et qui a bien voulu relire nos notes et nous adresser ses observations, on esquisse pour le lecteur, relique après relique, au fil du récit de la passion, une synthèse des connaissances actuelles. Nous renvoyons ici aux sites et ouvrages spécialisés pour trouver les références plus précises de nombreux auteurs anciens auxquels il est fait allusion dans les tentatives de reconstruction de l’itinéraire des reliques. Très instructif est également le déploiement (para) liturgique autour du tombeau (*litMt 27,60a). Chant Les rubriques liturgiques actuelles insistent sur le soin à accorder au chant durant les lectures de la passion du triduum pascal, ainsi que sur l’enseignement mystagogique : • →MR 298 §2 « Le chant du peuple, des ministres et du prêtre célébrant occupe un moment particulier dans les célébrations de ces jours ; en effet, les textes reçoivent au maximum leur force propre quand ils sont chantés. Par conséquent, que les pasteurs n’omettent pas d’expliquer la signification et l’ordre des célébrations aux fidèles du mieux qu’ils peuvent, et de les préparer à une participation active et fructueuse. » Le chant solennel de la passion, de Mt ou de Jn, se présente comme un long récitatif, d’une magnifique sobriété soulignant le ton factuel du récit évangélique. Trois parties, aux formules analogues, se croisent et se répondent. Le Cantus Passionis est moins un chant qu’une lecture ornée. Il suit le ton solennel des leçons de matines (ou vigiles), avec ses trois cadences régulières (la flexe, le mètre et le punctum) : un recto tono avec, à la fin de chaque membre de phrase, une petite cadence très simple, qui se contente d’accuser le dernier accent tonique. Les deux autres parties, celles de la synagogue et du Seigneur, ne quittent ce récitatif sur le do que pour le reprendre respectivement à la quarte supérieure ou à la quinte inférieure, avec une flexe, un

mètre et un punctum symétriques d’un dessin identique, sauf les modifications d’intervalles réclamées par la tonalité. La partie du Seigneur présente deux cadences pour le punctum : l’une suspensive sur ré pour les cadences médianes, l’autre conclusive sur la tonique pour les cadences finales. Cette cadence finale, sur fa, amenée par une modulation, fait de cette partie du Seigneur la plus « chantée », celle qui « donne le ton ». Les notes consacrées au chant liturgique se focalisent sur le chant grégorien. Conformément aux principes généraux de notre programme, relevant de la liturgie d’abord, le grégorien est classé ici et non dans la rubrique *Musique, même s’il donne souvent l’inspiration des plus grands compositeurs. Les plus grandes pièces du graduel, de l’antiphonaire et du missel sont brièvement, mais systématiquement, décrites et commentées. Il est possible d’écouter la plupart d’entre elles dans notre édition numérique. Iconographie Quant à l’iconographie proprement liturgique de la passion, elle recèle des trésors, et c’est une des grandes lacunes de la présente édition imprimée que de s’en faire si peu l’écho. L’icône orientale se conçoit comme un déploiement de l’Écriture — qui se faisait elle-même pictographie dès les manuscrits chrétiens primitifs : →Staurogrammes et christogrammes — plus que comme un *Art visuel. Sr Marie-Claire Taillandier, bénédictine de Sainte-Cécile de Solesmes, iconographe de pieuse mémoire (1933-2017), nous a communiqué un dossier captivant sur deux célèbres icônes bifaces quadripartites de Novgorod,126 écrites entre 1475 et 1525 et conservées au Musée d’histoire et d’architecture de cette ville. Au recto de la seconde icône, l’image inférieure gauche offre un rendu fascinant de la focalisation pétrinienne dans la narration évangélique de son reniement. La mise en scène matthéenne dans la cour extérieure du palais du grand prêtre se reconnaît facilement, mais autour de Pierre quelques détails surprennent : Pierre s’est adjoint au groupe et réchauffe au brasier ses jambes dénudées comme sur l’image du lavement des pieds. Comme en écho de son nom prophétique (Mt 16,18 « Képhas »), Pierre est assis dans le creux d’un rocher qui le soutient et le protège. Il est appuyé contre un pilier qui sépare cette image de la suivante. Il chauffe sa main gauche au-dessus du brasier, tandis qu’il dénie de la droite avoir jamais connu cet homme ; ses lèvres s’ouvrent pour parler. En même temps, il regarde vers la partie gauche de l’icône, surplombant le rocher : il s’y voit, accoudé à une sorte de pupitre, posé au sommet du pilier-chapiteau d’église, sur lequel il s’appuie et qui porte, grand ouvert, le livre des Saintes

→Luz Matthäus 4,379-380 (notre trad.). →Luz Matthäus 4,380 (notre trad.). 126 Cf. Laourina Ver et Pouchkariov Vassili, Les Icônes de Novgorod. XIIe – XVIIe siècles, Léningrad : Aurora, 1980 ; Lasarev Viktor Nikitich, The Double-Faced Tablets from the St.Sophia Cathedral in Novgorod, Moscou : Iskusstvo, 1983. 124 125

Introduction générale

Écritures. Pierre suit d’un doigt de la main droite le texte sacré; tandis que, de la main gauche, il se caresse la barbe, en signe de méditation. Ainsi Pierre qui renie a-t-il déjà les yeux levés vers Pierre qui déchiffrera dans les Écritures les prophéties concernant le Messie souffrant, qui se souviendra de la parole de Jésus (cf. Mc 14,72 ; Lc 22,61) et qui le proclamera : l’iconographe représente génialement le « point de vue pétrinien » à l’œuvre dans les récits de la passion, décrit par la narratologie d’aujourd’hui (*proMt 26,69-75 ; →Pierre chez Mt) ; la liturgie rencontre ici les *Procédés littéraires. Enfin, l’ensemble de la scène (et de la suivante) est dominé de haut par un pilier jaillissant du rocher où Pierre s’abrite, en haut duquel un chapiteau (identique à l’appui de Pierre dans sa « vision ») supporte le Livre ouvert des Écritures Sacrées, surmonté d’un coq s’apprêtant à chanter (tourné vers la scène suivante, la quatrième image). Les desseins de Dieu sont immuables : il faut que les Écritures s’accomplissent. Il y a dans la tradition orthodoxe de l’icône une exactitude exégétique dans l’inventivité que nous n’avons retrouvée à notre époque que dans le chef-d’œuvre chorégraphique de John Neumeier (cf. infra : *Danse). Malheureusement pas intégrées à cette édition imprimée, de telles notes auront toute leur place dans notre édition numérique, qui a l’avantage de permettre de montrer des reproductions des images elles-mêmes. Plus généralement, les trouvailles des *Arts visuels dans la réception de la passion trouvent souvent leur origine dans la méditation des iconographes, ce qui explique que notre annotation place parfois les icônes en *Arts visuels (p. ex. *visMt 27,52-53). Calendrier et discipline Les performances liturgiques des récits de passion s’inscrivent dans des calendriers et des disciplines liturgiques qui n’ont cessé d’évoluer. Notre annotation s’efforce de montrer combien nombre de gestes et conventions des cultes chrétiens peuvent se comprendre comme la réception amplifiée de certains détails du texte lui-même. La liturgie pourrait bien apporter une lumière rétrospective appréciable sur un texte destiné, peutêtre dès l’origine (cf. supra : *Genres littéraires), à être performé autant que lu. Les questions de calendrier dans les cultures et à travers les époques, par diffraction du problème de la →chronologie de la passion, peuvent apporter de nouvelles lumières sur la façon dont on lit chaque péricope. C’est tout le déploiement liturgique de la mémoire de la passion que nous offrons au lecteur en marge du texte évangélique (*litMt 26,20 ; *litMt 26,26-29 ; →Jeudi saint ; →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes ; →Vendredi saint ; →Adoration de la croix ; →Vigile pascale ; →Vigile pascale : l’office de la lumière ; →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques). L’histoire des variations des disciplines rituelles permet de relier de nombreux usages en cours dans les Églises à leur possible origine dans les textes de la passion. Par exemple, autour de l’Eucharistie, le jeûne (*litMt 26,3a ; *litMt 26,22b ; →Jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline ;

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→Jeûne quadragésimal ; →La réconciliation pascale), les manières de communier (*litMt 26,26c) et même les disputes interconfessionnelles et les variétés d’usage engendrées par un seul mot comme « tous » (*litMt 26,27b). L’histoire de l’élaboration de la « semaine sainte » est des plus instructives, et nous y consacrons une note de synthèse assez détaillée : →Développement des solennités pascales. Quelques rappels suffiront en introduction. Dans les documents les plus anciens (2e-3e s.), la fête de Pâques chrétienne consiste en un jeûne rigoureux d’au moins un jour ou deux, vécu non comme un simple préparatif mais bien comme le premier temps de la célébration pascale ellemême, le passage du Christ total (le corps, que constituent les croyants, à la suite du Christ, le chef) de la mort à la vie. Une assemblée nocturne de prière, avec lectures de l’AT et du NT, dure jusqu’au milieu de la nuit puis, « au chant du coq », on célèbre les Saints Mystères. Semblable synaxe (assemblée) avait lieu tous les mercredis et vendredis, avec ou sans Eucharistie. Le vendredi du jeûne pascal, les lectures se rapportaient à la passion du Seigneur. Dès le 3e s., on cherche à revivre la passion selon les jours et les heures des récits évangéliques, et plusieurs auteurs relient les heures de la prière aux faits de la passion. Au cours du 4e s., la fête de Pâques primitive se fragmente, en particulier après la redécouverte des lieux saints et l’instauration à Jérusalem des services liturgiques « accordés au jour et au lieu ». C’est →Égérie Itin. 30,1 qui est le témoin le plus célèbre de « la grande semaine » ou « semaine pascale » à Jérusalem. À la fin du 4e s., l’expression triduum apparaît chez →Ambroise de Milan Ep. 23,12-13 (PL 16,1030). En l’an 400, →Augustin d’Hippone Ep. 55,24 (CCSL 31,253 l.479) montre comment le chrétien doit reproduire en sa propre vie le sacratissimum triduum crucifixi sepulti suscitati (« le très sacré triduum du Crucifié, enseveli, ressuscité »). La différenciation des jours se fait donc : • par égard à la typologie biblique (fondée sur la reconstruction du Temple ou sur l’histoire de Jonas) ; • par souci pastoral de faire vivre à la communauté chrétienne les aspects successifs du mystère du Christ : sa mort dans le présent, qui est le temps de la croix, son repos et sa résurrection en espérance. Le triduum prit, vers cette époque, la forme d’une suite liturgique : jeudi soir, messe In Cena Domini ; deux jours de jeûne ; nuit pascale, seconde messe et vêpres du dimanche de Pâques. Il forme dès lors le centre et le sommet de l’année liturgique. À l’époque moderne, l’heure de la messe du jeudi fut avancée à la matinée, surtout lorsque le pape Pie V (1566-1572) interdit d’offrir le saint sacrifice l’après-midi. On eut alors un triduum sacrum distinct du jour de Pâques et limité aux trois derniers jours de la semaine sainte. Les cérémonies étaient réglées jadis par les anciennes rubriques du Missel, par le Memoriale rituum (de Benoît  XIII et Pie  VII), le Cérémonial des évêques (de Benoît XIV) et le Pontifical romain (de Benoît XIV et Léon XIII). Le 16 novembre 1955, Pie XII promulgue un nouvel Ordo hebdomadae sanctae (→OHS ; cf. le décret général sur la réforme

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La passion selon saint Matthieu

de la semaine sainte Maxima redemptionis nostrae mysteria, suivi d’une Instruction pour l’application du nouvel ordo de la Semaine Sainte). La rénovation liturgique de 1969 a confirmé comme triduum pascal, la célébration du mystère de la passion-résurrection du jeudi soir au dimanche soir. Aujourd’hui, la semaine sainte et l’octave pascale forment un temps privilégié qui exclut toute fête ou mémoire des saints, la quinzaine de Pâques.

l’antijudaïsme qu’ont colporté certaines pratiques liturgiques (*litMt 27,39), mais il faut aussi enquêter sur les continuités et les discontinuités avec les usages liturgiques juifs, ceux du Temple comme ceux de la ritualité domestique. On en traite tantôt dans des notes de synthèse qui traitent de *Tradition juive (p. ex. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?), tantôt dans l’annotation elle-même (p. ex. *litMt 27,39a présente le fameux dossier Impropères — Dayyēnû).

Mystagogie Tradition juive — *jui Le sens des pratiques liturgiques n’a cessé d’être scruté par la mystagogie, ici entendue comme l’explication des symboles et des rites. La fête de Pâques chrétienne des origines, qui célébrait tout le mystère du salut dans la seule nuit de la fête, a connu une certaine fragmentation au fil des siècles, mais cette dissociation n’est qu’apparente : le soir du jeudi saint, le vendredi saint, la nuit de la résurrection et la journée du dimanche ne célèbrent qu’un seul mystère pascal (paschale sacramentum). En célébrant la résurrection du Seigneur, dans la nuit sainte, la liturgie rappelle que par sa mort le Christ a détruit la mort (→MR 530  §45, Préface 1 de Pâques ; cf. →OHS 347, samedi saint,  laudes, 5e antienne : « O mort, je serai ta mort ! »). En commémorant la passion, le vendredi, elle proclame : • « Ta croix, Seigneur, nous l’adorons. Et ta sainte résurrection, nous la chantons et la fêtons. C’est par le bois de la croix, que la joie est venue sur le monde entier » (→MR 325 §20, vénération de la croix, antienne à la croix). L’unité des trois jours est telle que le nom même de « Pâques » fut parfois réservé au vendredi, jour où fut immolé le véritable agneau pascal. Le dimanche de la résurrection ne s’est appelé définitivement « le saint jour de Pâques » que vers le 6e s. Les indications mystagogiques de la présente édition de la passion, tout comme les quelques commentaires de la musique grégorienne qui l’accompagnent, sont très inspirés de la tradition bénédictine de Solesmes, héritière de Dom Guéranger. Sr Marie-Madeleine (Lucie) Saint-Aubin, notre collaboratrice principale pour cette rubrique d’annotation, est elle-même bénédictine de sa congrégation (au monastère de Sainte-Marie des Deux-Montagnes, Québec). Pour les bonnes volontés qui voudront bien nous rejoindre, il reste du travail dans ce domaine : étant donnée son importance dans la formation de l’imaginaire collectif pendant des siècles, nous aurions dû faire un dépouillement plus systématique de la riche mystagogie compilée dans le Rationale de Guillaume Durand, évêque de Mende, immense commentaire, qui entre 1286 et 1296, récapitula des siècles de tradition de l’exposition allégorique et figurative des rites. Là encore, le travail doit continuer sur notre plateforme collaborative, pour enrichir l’édition numérique de la passion. Soulignons, enfin, l’apport de l’histoire aux diverses sous-rubriques de l’annotation liturgique de la passion. Il est impossible, en portant un regard rétrospectif sur les liturgies chrétiennes depuis le cœur de Jérusalem, de ne pas s’interroger sur

Il ne s’agit pas de réception stricto sensu. La tradition rabbinique, dont la partie la plus ancienne est fixée par écrit au 2e s. ap. J.-C., apparaît dans la zone Réception pour une raison chronologique plus qu’herméneutique. Ces notes proposent des textes de la littérature rabbinique qui éclairent le NT. Certains témoignent de traditions plus anciennes, possiblement connues des auteurs néotestamentaires. On peut en être sûr spécialement lorsque des passages chez Philon, Josèphe et d’autres écrits de l’époque du second Temple les corroborent. Néanmoins, pour beaucoup de passages, il est difficile de décider si les rabbins attestent d’une tradition plus ancienne que le NT ou s’ils réagissent à celui-ci — ce qui n’ôte pas pour autant tout intérêt au parallèle. On privilégiera les lectures haggadiques traditionnelles, jusqu’au 12e s. (les commentaires rabbiniques jusqu’à Rachi et Maïmonide), mais sans s’interdire de citer parfois des lectures juives modernes ou contemporaines. ļ La réception des Écritures par des philosophes, des auteurs littéraires, des plasticiens et des compositeurs juifs trouve sa place dans les registres consacrés respectivement à ces arts. La liturgie juive trouve sa place en *Liturgie ; la halaka en *Droit. Philon et Flavius Josèphe se trouvent le plus souvent en *Textes anciens (parfois en *Tradition juive, quand ils apparaissent comme témoins anciens de traditions retrouvées chez les rabbins). Les exceptions, possibles, seront toujours justifiées : ainsi Lévinas en position de « rabbin secondaire » dans ses lectures talmudiques peut-il trouver sa place en *Tradition juive.

La présence d’une rubrique de « tradition juive » dans la zone d’annotation « Réception » d’un texte aussi chargé, dans les relations judéo-chrétiennes, que la passion selon saint Matthieu, a de quoi surprendre. Cette tradition ne relève-t-elle pas plutôt du contexte culturel du NT ? Méthodologie C’est la question difficile de la datation des sources rabbiniques qu’il faudrait poser ici. Les Talmuds étant fixés bien après le NT, il serait naïf d’en faire un usage non critique pour éclairer le texte de Mt, mais il semble établi qu’il existe une réception talmudique de l’Évangile selon saint Matthieu,127 évoqué comme gillāyôn (probable translittération d’euaggelion en hébreu), désignant des fragments de Mt en version hébraïque ou araméenne dès le début du 2e s., par plusieurs tannaïm.128 Becker Hans-Jürgen et Ruzer Serge (éd.), The Sermon on the Mount and Its Jewish Setting (Cahiers de la Revue biblique 60), Paris : Gabalda, 2005. 128 Jaffé Dan, « Les Sages du Talmud et l’Évangile selon Matthieu. Dans quelle mesure l’Évangile selon Matthieu était-il connu des Tannaïm ? », Revue de l’histoire des religions 226 (2009) 583-611. 127

Introduction générale

Entre l’ancienne recherche des concordances verbales à la « Strack und Billerbeck »129 et la défiance totale par crainte d’anachronisme, on adopte ici la position médiane qui est celle des collègues toujours plus nombreux qui nous ont rejoints dans l’étude du « NT en tant que littérature juive de l’époque dite du second Temple ».130 Pour avoir quelque prise historique dans l’utilisation des sources rabbiniques, il est bon de les faire jouer avec celles qui sont données en *Littérature péritestamentaire : si Philon ou Flavius les confirme, on est en terrain plus sûr ; sinon, le parallèle évangélico-rabbinique peut s’interpréter ou bien en réaction rabbinique à la prédication (judéo-)chrétienne des premières générations, ou bien en dépendance commune d’une même tradition juive ancienne dont le passage néotestamentaire serait la première occurrence textuelle. Documents De nombreuses sources viennent donc enrichir notre connaissance du contexte culturel déployé par le récit : des débats halakhiques et haggadiques mentionnés supra (*Milieux de vie : une mémoire juive) et de maints autres aspects, par exemple, l’accent galiléen de Pierre (*juiMt 26,73c), le proverbe utilisé par Jésus lors de son arrestation (*juiMt 26,52c), le motif de la coupe (*juiMt 26,39b), la position dominante concernant le suicide (*juiMt 27,5b), l’espérance pour l’au-delà et la foi en la résurrection qui pouvaient animer l’entourage de Jésus (*juiMt 26,32 ; *juiMt 26,37b ; →Croyances juives sur la vie dans l’audelà au tournant de l’ère chrétienne ; →Résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne). Problèmes La plupart des sources obligent cependant à plus de réflexion. Dans la recherche contemporaine, en effet, les relations entre le christianisme et le judaïsme du 1er au 5e s. s’avèrent beaucoup plus complexes qu’on ne l’a longtemps pensé. D’abord, on prend acte de l’émoussement de l’opposition artificielle entre grécoromain et sémite, qui a longtemps servi à opposer le christianisme comme un hellénisme au judaïsme — elle était sans doute liée à l’antisémitisme invétéré dans les universités européennes où une grande part de l’exégèse néotestamentaire moderne fut élaborée. Aujourd’hui, même à l’Université hébraïque de Jérusalem, nous étudions le judaïsme du 1er s. aussi comme une des formes de l’hellénisme. Ensuite, et surtout, que ce soit pour en affirmer l’antériorité et donc la plus grande légitimité, ou au contraire pour le dénigrer comme dépassé par son accomplissement, on ne peut plus considérer sans plus « le judaïsme » (rabbinique) comme la religion-mère du « christianisme ». Un auteur comme Daniel Boyarin, si controversé soit-il, oblige la recherche contemporaine à penser une relation spéculaire entre les deux orthodoxies dialectiquement élaborées, comme deux sœurs ennemies, durant ces premiers siècles. Dans notre corpus, cette dialectique s’avère particulièrement éclairante au moins sur trois points.

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(1) Quel rapport y a-t-il vraiment entre la dernière Cène et le repas pascal juif ? Aussi bien les travaux des historiens de la liturgie comme Enrico Mazza131 (qui a restauré notre connaissance des rituels de la table quotidiens — cf. *juiMt 26,26a.27a ; *juiMt 26,26a ; passim — à côté de celle du Seder de la Pâque), que les propositions révolutionnaires de savants israéliens contemporains, ont profondément renouvelé l’étude de la relation entre ce qui est devenu l’institution de l’Eucharistie chrétienne et le repas pascal juif. Alors que, à la suite de Joachim Jeremias,132 les savants chrétiens s’efforçaient de situer les gestes de Jésus parmi les rites du Seder pascal rabbinique, désormais — et pour des raisons chronologiques fortes — Israël Yuval, de l’Université hébraïque de Jérusalem, se demande si le Seder dans sa forme historique connue n’est pas, à l’inverse, une réaction protorabbinique précoce à l’Eucharistie des chrétiens133 (cf. *juiMt 26,26-29 ; →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? ; →Pâques juives ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? ; →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes). Le fait est que les célébrations de Pâques et de Pesah se sont développées, après la destruction du Temple en l’an 70, dans des circonstances analogues d’oppression et de destruction (même si le judaïsme, et non le christianisme quand il s’en fut plus nettement détaché, était une religio licita dans l’Empire romain). Un renversement de problématique analogue s’observe sur d’autres aspects de la réception liturgique de la passion de Jésus qui sont problématiques pour les relations judéo-chrétiennes, comme, par exemple, celui des Impropères, que nous traitons en *Liturgie (*litMt 27,39a). (2) La responsabilité de la mort de Jésus. Après des siècles où l’on a laissé se développer, voire encouragé, la terrible thèse du « peuple déicide », l’exégèse néotestamentaire du second 20e s. — horrifiée par la Shoah — a voulu justement corriger cette erreur. Il est certain que le contresens catastrophique, qui a marqué la réception d’un verset comme « Son sang, sur nous et sur nos enfants ! », mérite ample étude (*interpMt 27,25b). Le recours fréquent aux législations (mishnaïques) pour déconstruire la vraisemblance des récits évangéliques de la passion (p. ex. *juiMt 26,57a) n’échappe cependant pas au risque d’anachronisme (peut-on plaquer naïvement sur l’époque du Temple la reconstitution proposée par la Mishna ?). Il semble

Strack Hermann Lebrecht et Billerbeck Paul, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrash, 4 t. en 5 vol., Munich : Beck, 19221928 ; Becker Hans-Jürgen, « Matthew, the Rabbis and Billerbeck on the Kingdom of Heaven », dans Becker et Ruzer (éd.), The Sermon, op. cit. (n. 127), 57-69. 130 Ce titre fut celui du séminaire de Master que l’École biblique de Jérusalem a co-organisé (d’abord Justin Taylor, puis Étienne Nodet, puis Gregory Tatum et enfin Olivier-Thomas Venard) pendant plus de dix ans avec divers collègues israéliens, rassemblés par le prof. Serge Ruzer au département d’étude du christianisme à l’Université hébraïque. 131 Mazza Enrico, The Origins of the Eucharistic Prayer, trad. par Lane Ronald E., Collegeville MN: Liturgical Press, 1995. 132 Jeremias Joachim, Die Abendmahlsworte Jesu, 3e éd., Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1960. 133 Yuval, Two Nations », op. cit. (n. 53), 59-69. 129

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La passion selon saint Matthieu

aujourd’hui assuré que nombre de passages talmudiques médisant sur « Jésus » constituent moins les témoignages historiques indépendants qu’y voyait le vieil antijudaïsme chrétien, que des réactions juives à la prédication chrétienne (*juiMt 27,2b).134 Du coup, on cherche parfois à écarter toute responsabilité juive dans la mort du Juif Jésus (→Motifs de l’arrestation de Jésus), mais c’est au prix de la vraisemblance historique que les sources permettent de reconstituer, qu’il s’agisse de Flavius Josèphe (*ptesMt 26,3b ; →Haut sacerdoce à l’époque de Jésus) ou de la (peut-être trop) célèbre mention de la mort de Jésus dans un passage talmudique-clé (→b. Sanh. 43a). Une note de synthèse s’efforce d’articuler tout cela : →Responsables de la mort de Jésus. (3) La question dite de l’→antijudaïsme de Mt mérite, elle aussi, un traitement plus sophistiqué, et surtout plus soucieux de vraisemblance historique, que le dossier à charge généralement présenté. Les principales lignes argumentaires de ceux qui vont jusqu’à dénier l’origine juive de Mt ne nous semblent pas convaincantes. Qu’elles soient doctrinales (l’antagonisme avec les pharisiens en Mt 23 ; l’expression « tout le peuple » en Mt 27,25 ; de possibles confusions au sujet des pharisiens et des sadducéens en Mt 16,6.12 ; des croyances des sadducéens en Mt 22,23) ou sociales (« leurs scribes » en Nes-Mt 7,29 ; « leurs synagogues » en Mt 4,23 ; 9,35 ; 10,17 ; 12,9 ; 13,54 ; le titre de « rabbi » utilisé seulement par... Judas en Mt : Mt 26,25.49), les tensions dans Mt relèvent plutôt de la querelle interne, comme le propose Anders Runesson.135 Les pharisiens sont le seul groupe mentionné comme s’intéressant à Jésus au point d’avoir des membres qui croient en lui. Les raisons de la colère de Jésus contre les pharisiens sont entièrement compréhensibles selon les idéaux moraux… pharisiens ! En réalité, il existe de nombreux parallèles rabbiniques (et péritestamentaires), à divers traits de la narration matthéenne, qu’une exégèse marquée par le poids de culpabilité de l’antijudaïsme traditionnel a trop systématiquement interprétés comme indices d’un antijudaïsme foncier du premier évangile (p. ex. *juiMt 26,3a ; *juiMt 26,5b). Sans exclure qu’une ultime rédaction de la tradition matthéenne acte la confrontation contre le judaïsme comme tel — laquelle semble à situer plutôt à Antioche (que l’on pense à la polémique chez Ignace d’Antioche) qu’en Galilée — l’essentiel de Mt relève plutôt d’une querelle de famille intrapharisienne à des époques (fin du second Temple puis en reconfiguration sans Temple) où la question de l’autorité religieuse était centrale pour le judaïsme (→Pharisiens chez Mt et dans le contexte du NT). Travailler dans la Jérusalem du 21e s. nous aura peut-être permis d’éviter irénisme ou œcuménisme naïfs : sans les magnifier, bien sûr, nos notes ne masquent ni l’antijudaïsme ou l’antisémitisme, ni l’antichristianisme qui marquent l’interaction des deux traditions. Des deux côtés, d’ailleurs, on peut être sensible à la productivité de certaines réceptions critiques. Par exemple, lorsque Leo Baeck, un des plus grands penseurs du judaïsme réformé, caractérisait le christianisme comme religion « romantique », profondément féminine — « de bonne femme » ? — avec sa conception passive de la grâce, ses dogmes imaginatifs, sa mystique, ses sentiments, par opposition au

judaïsme, religion « classique », plus mâle (avec ses lois à appliquer le plus collectivement et objectivement possible),136 il ne croyait pas si bien dire s’il est vrai que les premiers témoins de la Pâque de Jésus furent les saintes femmes. Plus généralement, les croisements réciproques du judaïsme rabbinique naissant et du christianisme ancien sont aujourd’hui continués dans des entreprises telles que The Jewish Annotated New Testament paru pendant que nous composions cette passion137 et encore trop peu connu du monde francophone. Sr Agnès de la Croix (Nathalie Bruyère), collaboratrice à cette rubrique de *Tradition juive, a mené une recherche systématique dans cette précieuse somme.138 Elle a traduit en français plusieurs textes de la tradition juive ici pour la première fois. Les grandes notes contextuelles et comparatives sur les croyances juives sont proposées par José Costa, spécialiste des études juives à la Sorbonne. Une grande partie de notre annotation a bénéficié aussi de la relecture de notre ami Serge Ruzer de l’Université hébraïque de Jérusalem.

Tradition chrétienne — *chr Des apocryphes bibliques d’après l’an 150 et des Pères de l’Église aux grands auteurs de la Réforme et de la Réformation catholique, en passant par les docteurs médiévaux, on cite ici les principaux auteurs chrétiens qui ont commenté le passage. L’ampleur du corpus est telle qu’on privilégie les œuvres qui se présentent à proprement parler comme des commentaires du livre édité. Les œuvres qui ne font que citer le texte en passant ne sont signalées qu’en cas d’importance exceptionnelle par leur autorité ou leurs conséquences avérées. Ces notes peuvent être de quatre types : 1) des synthèses de l’interprétation donnée par plusieurs auteurs ou par un auteur majeur au fil de sa carrière (les références sont données en fin de synthèse) ; 2) des citations de tel auteur particulièrement éclairant (son nom et la référence à son ouvrage sont donnés avant la citation) ; 3) des listes d’identifications allégoriques traditionnelles de divers actants du texte ; 4) des descriptions de la méthode d’exégèse des anciens, signalant leurs manières propres d’aborder telle ou telle question disputée par la critique moderne à propos de ce texte.

Schäfer Peter, Jesus in the Talmud, Princeton NJ : Princeton University Press, 2007. 135 Runesson Anders, « Re-Thinking Early Jewish-Christian Relations: Matthean Community History as Pharisaic Intragroup Conflict », Journal of Biblical Literature 127 (2008) 95-132 ; Id., « Behind the Gospel of Matthew: Radical Pharisees in Post-War Galilee? », Currents in Theology and Mission 37 (2010) 460-471. 136 Baeck Leo, « Romantische Religion », dans Hochschule for die Wissenschaft des Judentums (éd.), Festschrift zum 50jährigen Bestehen der Hochschule für die Wissenschaft des Judentums in Berlin, mit Beiträgen von Leo Baeck, Eduard Baneth, Ismar Elbogen, Julius Guttmann, Harry Torczyner, Berlin : Philo Verlag, 1922, 1-48. 137 Levine Amy-Jill et Brettler Marc Zvi (éd.), The Jewish Annotated New Testament, 2e éd., Oxford : Oxford University Press, 2017. 138 Bruyère Nathalie, Miroir juif des évangiles. Pour saluer le premier Nouveau Testament entièrement annoté par des amis juifs (Les Essais de La Bible en ses Traditions 1), Bruxelles : Domuni Press–BEST, 2020. 134

Introduction générale

ļ Certains auteurs cités dans *Tradition chrétienne, par exemple, Thomas d’Aquin et Calvin, apparaissent aussi dans la rubrique *Théologie. Ils ressortissent au premier en tant qu’auteurs de commentaires du texte biblique annoté, au second en tant qu’utilisateurs de ce texte pour leurs élaborations théologiques propres.

Sans surprise, la passion du Christ a généré une réception pléthorique dans la tradition chrétienne. Et pour faire le lien avec la rubrique précédente, notons d’emblée que nous y avons dû plus d’une fois souligner, dans le titre des notes, →l’antijudaïsme des Pères qui surcharge l’interprétation de tel ou tel passage (*chrMt 26,5a ; *chrMt 26,14-16). Anticipant sur l’annotation en *Théologie sur la question de la responsabilité de la mort de Jésus, face à une tradition massivement erronée (*chrMt 27,25b), nous donnons la mise au point contemporaine de Joseph Ratzinger (*chrMt 27,25a), autorisée, très bien intentionnée et fine, mais peut-être un peu faible par rapport à l’analyse énonciative et littéraire de Mt 27,25 (*proMt 27,25b — où l’on mesure que la théologie est aussi dans les *Procédés littéraires). En même temps, la tradition chrétienne souligne aussi la compassion de Jésus pour son peuple (*chrMt 26,39b cette coupe) et même (bien avant les polémistes réformés) des applications directes de la critique du sacerdoce juif au sacerdoce chrétien qui l’a suivi (*chrMt 26,57a le grand prêtre), ainsi que, une fois le christianisme fracturé, un alignement antiritualiste et anticlérical de l’antijudaïsme et de l’anticatholicisme chez certains protestants (*chrMt 26,59a le sanhédrin). Il faut aussi souligner la sensibilité des commentateurs chrétiens à la pragmatique de conscientisation de chacun — non des Juifs seulement, ni du seul Judas (*proMt 26,21c ; *proMt 26,22a.25a) — mise en place par Jésus dans l’annonce de sa trahison (*chrMt 26,21c ; *chrMt 26,22b ; *chrMt 26,23b), et leur inventivité pour ne pas réduire la déploration de Jésus sur la destinée de Judas à une malédiction (*chrMt 26,24c), ni le titre de « compagnon » que Jésus lui donne à une ironie (*chrMt 26,50b). Plusieurs de ces commentaires invitent aussi à réviser l’accusation d’antisémitisme systémique contre la tradition chrétienne qui aurait cherché à disculper Pilate : même d’authentiques antijudaïques, comme Martin Luther, accablent plutôt Pilate (*chrMt 27,24c ; →Pilate dans la tradition chrétienne). « Les Juifs » de Mt 28,15 ont été relativement épargnés par l’enflure antijudaïque (*chrMt 28,15b). Extension et présentation Ce sont les faits et gestes concrets de Jésus durant ses derniers jours qui ont retenu Pères et auteurs ecclésiastiques, plus que les manières de dire ou de raconter de tel évangéliste. La réception chrétienne de la passion s’est largement faite de manière synoptique « à travers » les quatre évangiles canoniques. Pour éviter trop d’arbitraire dans ce que nous extrairions d’un massif aussi énorme, sur les conseils de sr Marie-Ancilla, nous avons décidé de privilégier (1) les œuvres qui commentent formellement l’Évangile selon Mt (grâce à Tomasz Gałuszka, nous en

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donnons une liste très complète du 2e au 14e s. dans l’→Introduction générale à Mt sur notre site bibletraditions.org) et (2) les œuvres qui commentent la seule passion — ayant bien conscience qu’il nous a conduit à ignorer des textes importants et admirables qui commentent tel ou tel passage de la passion sans entrer dans ces deux critères. Ici encore, l’édition numérique de notre passion permettra aux patrologues de continuer à enrichir notre annotation. La tradition occidentale et latine est privilégiée dans cette rubrique, non par choix, mais pour des raisons circonstancielles : latins nous-mêmes, il nous était plus facile de trouver des collaborateurs qualifiés en ce domaine pour tenter cette expérimentation à grande échelle du modèle de La Bible en ses Traditions. Thomas d’Aquin est très présent, et ce n’est pas seulement du fait que les principaux contributeurs appartiennent à son ordre, l’ordre des Prêcheurs. Non seulement il composa un commentaire exprès de Mt, mais ce commentaire — fondé sur une catena — offre de nombreuses synthèses des multiples interprétations qui le précèdent, avec un accent nouveau sur les Pères grecs. Son génie classificatoire aide également à organiser la réception chrétienne, tantôt plus allégorique, tantôt plus morale ou spirituelle, tantôt plus dogmatique. Heureusement, Petra Heldt, Étienne Méténier et Louis-Marie Ariño-Durand ont pu apporter de belles références de la tradition syriaque. Bien évidemment, le travail continue sur notre plateforme collaborative, et les relations nouées en particulier avec les initiateurs de la Pan-Orthodox Study Bible (Eugen Pentiuc, John Behr et George Kiraz) nous laissent espérer de riches moissons orthodoxes et orientales. Pour les auteurs de la Réforme, nous nous sommes laissés inspirer par l’histoire de la réception brossée par Ulrich Luz, lui-même protestant, dans son commentaire précurseur de la collection EKK.139 David Vincent et Augustin (Paul) Tavardon se sont assurés de la rigueur de nos citations. Nous avons évité autant que possible une présentation confessionnelle de la tradition chrétienne, en la réservant aux rares péricopes dont l’interprétation devint enjeu de ruptures dogmatiques ou disciplinaires (surtout : la dernière Cène et les reniements de Pierre). En effet, ce fut une surprise de notre recherche de découvrir un Calvin ou un Luther parfois plus proches d’un Jérôme ou d’un Pierre Damien, à force de confiance dans la verbalité des Écritures, que certains humanistes catholiques qui ferraillaient avec eux sur des points doctrinaux. Il nous semblait peu utile de forcer des divisions confessionnelles là où les œuvres marquaient de telles continuités. Pour éviter le plus possible les répétitions, engendrées en particulier par le genre de la catena, on le croise souvent avec un ordre logique (par thèmes, ou par ligne herméneutique), ce qui conduit à présenter les interprètes chrétiens par types de réponses qu’ils apportent à telle question posée par le texte. De

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Luz Ulrich, Das Evangelium nach Matthäus, 4 vol. (Evangelisch-katholischer Kommentar zum Neuen Testament 1/1-4), éd. rév. du vol. 1, Zürich : Benziger, 1990-2002.

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La passion selon saint Matthieu

temps en temps, nous offrons une synthèse traversant les siècles et les confessions : par exemple, sur les reniements de Pierre (*chrMt 26,69-75), sur les grandes variations dans l’appréciation de la culpabilité de Judas (*chrMt 27,3-10), sur le choix des femmes comme apôtres des apôtres (*chrMt 28,7-10), ou encore sur l’histoire des missions déclenchées par le finale de Mt (*chrMt 28,19-20). Cette présentation chronologico-logique permet de préserver le rapport encore « mythique » au temps qui prévalait chez les auteurs jusque vers le 14e s. Ils étaient contemporains du NT, qu’ils ne faisaient pas effort de s’approprier ni d’actualiser. La représentation du temps passé comme étranger, autre que le présent — et donc la rupture avec lui et la nécessité méthodologique de le « reconstituer », voire de l’  « actualiser » — ne devint prévalente qu’avec la Renaissance.140 Ainsi, dans la présentation de leurs citations, Origène et Thomas d’Aquin peuvent-ils voisiner. Au moment où nous rédigeons la présente introduction, cependant, une lacune nous apparaît. Sans même qu’on ait à les lire dans une perspective déconstructiviste, au simple regard de l’histoire de l’art de commenter la Bible, les œuvres exégétiques de certains modernes à partir du 19e s. apparaissent comme un moment de la réception chrétienne. Par exemple, bien que certaines de leurs thèses demeurent actives dans l’exégèse universitaire ou à la mode dans les médias de masse, les théoriciens des sources ou les critiques des sources partaient souvent de préjugés culturels qui méritent d’être décrits. Du moins l’avonsnous fait à grands traits en rappelant l’histoire de la réception des témoignages sur la résurrection (*chrMt 28,1-6). Types de notes De très nombreuses notes portent sur des détails du texte de Mt, que ses commentateurs chrétiens décryptent systématiquement, avec ingéniosité et inventivité poétiques et théologiques, créant d’admirables suites et fugues symbolistes. Par exemple, dès le début de la passion, la polysémie du même verbe « livrer » (paradidômi) est dûment soulignée (*chrMt 26,2b), puis éclairée par de fines analyses psychologiques (*chrMt 26,2b.15b.16). Pour la seule onction de Béthanie, les commentaires portent sur le parfum (*chrMt 26,7a), le grand prix (*chrMt 26,7a), la tête (*chrMt 26,7b), etc. Au moment de la dernière Cène, ils peuvent porter sur le jour (*chrMt 26,29c) ou le royaume (*chrMt 26,29c). La même inventivité se déploie dans l’interprétation morale et dogmatique de la « troisième fois » (*chrMt 26,44). Chaque instrument de la passion s’avère lui aussi porteur de nombreuses significations (p. ex. *chrMt 27,28 écarlate ; *chrMt 27,29a couronne et épines ; *chrMt 27,29b roseau). La prodigieuse profondeur de la réponse laconique de Jésus n’échappe pas non plus aux commentateurs anciens, peu soucieux de la réduire à une signification univoque (*chrMt 27,11d  Tu dis). Ils conjuguent psychologie et érudition biblique pour déployer des éventails d’interprétations, appréciant la mort de Judas (*chrMt 27,5b) et

caractérisant la femme de Pilate (*chrMt 27,19b) et son songe (*chrMt 27,19d). Nos collaborateurs produisent eux-mêmes nombre de traductions ; certains textes patristiques et médiévaux (en particulier ceux d’Albert le Grand, traduits par Isabelle Moulin) sont ici publiés en français pour la première fois. Intérêt méthodologique pour l’exégèse L’exégèse de la passion par les Pères et les médiévaux recèle de nombreux enseignements méthodologiques. À côté de certaines questions simplement historiques, comme celle de l’identité de Simon de Cyrène (*chrMt 27,32a), il est intéressant de constater que bien des problèmes discutés par l’exégèse moderne (en particulier les dysharmonies) sont posés par les Pères mais résolus différemment. Ainsi, leur traitement de la question de la chronologie (*chrMt 26,2a) est-il riche de résonances symboliques et christologiques parfois négligés de nos jours (*chrMt 26,1-2). Leur approche de la topographie par le jeu des convenances rituelles (*chrMt 26,17b) préfigure même certaines hypothèses (trop) audacieuses des historiens déconstructivistes sur la passion (→Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie). Là où l’on a parfois abusivement insisté sur les différences entre évangiles,141 leur premier effort herméneutique va plutôt vers l’harmonisation, qu’il s’agisse des épisodes d’onction dans l’évangile (*chrMt 26,6-13), de la contradiction apparente entre Mt 26,45b et Mt 26,46a (*chrMt 26,46a), du traitement fait à Jésus lors de sa capture (*chrMt 27,2a), ou encore des questions d’attributions posées par les citations d’accomplissement (*chrMt 27,9a : sur « Jérémie le prophète »). Autour d’un des passages les plus énigmatiques pour l’esprit moderne, la petite apocalypse insérée par Mt à la mort de Jésus (*chrMt 27,45.51cd ; *chrMt 27,45), les commentateurs chrétiens anciens déploient un luxe d’explications à cheval sur le cosmique avéré et le scripturaire attesté (*chrMt 27,51a : sur la déchirure du voile du Sanctuaire), pour dégager tout un éventail de significations tropologiques, anagogiques, sotériologiques et christologiques, plus riche que les questions d’historicité qui ont conduit nombre de modernes à l’impasse (*chrMt 27,51c-53). On peut aussi souligner leur sophistication dans la perception vive de la complication chronologique de Mt 28,1-2 (*chrMt 28,1a) et dans l’appréhension pluridimensionnelle des témoignages sur la résurrection en tant que pédagogie de l’écoute de la Parole divine. Le témoignage des femmes sur la résurrection déclenche chez eux à la fois la recherche

Nous faisons bien sûr allusion à la distinction entre histoire-tradition et histoire-reconstitution proposée par Poulat Émile, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste (Bibliothèque de l’évolution de l’Humanité), Paris : Albin Michel, 1996, 117 (à propos de l’œuvre d’Alfred Loisy). 141 Cf. Bauckham Richard J. (éd.), The Gospels for All Christians: Rethinking the Gospel Audiences, Grand Rapids MI : Eerdmans, 1998. 140

Introduction générale

d’un réalisme référentiel et le déploiement d’allégorisations anagogiques, plutôt que la réduction philologique (*chrMt 28,1-6). C’est peut-être la non-opposition entre l’interrogation historique et l’interprétation symbolique qui nous semble une enviable caractéristique de l’exégèse chrétienne ancienne, qui semble en cela rejoindre l’inspiration profonde des auteurs du « mythe réalisé » que sont les évangiles (cf. supra : *Genres littéraires), mieux que le doute méthodologique ou le soupçon a priori caractéristiques de notre (néo)positivisme (post) moderne. Même le précurseur de l’application de la critique historique et rationnelle aux Écritures dans l’Église catholique, le Père Marie-Joseph Lagrange (qui d’ailleurs fréquentait assidûment les catenæ anciennes, en particulier celle de Cornelius a Lapide), a régulièrement la sagesse de souligner que le regard historique n’exclut pas le sens prophétique. Par exemple, il se montre sensible à la polysémie induite par les emboîtements intentionnels décelés dans le récit de l’onction à Béthanie (*chrMt 26,12). Ce continuum du factuel au théologique, en passant par le verbal, le scripturaire et le symbolique, touche aussi bien l’interprétation de détails, on l’a vu, que celle de personnages (*chrMt 26,6 : sur l’identité et le nom de Simon le lépreux ; *chrMt 26,7a : sur l’identité de la femme de l’onction) et de lieux (*chrMt 28,7b.10c.16 : la Galilée). C’est pourquoi de nombreuses notes regroupent les lectures anciennes, en distinguant divers niveaux depuis le textuel jusqu’aux lectures eschatologiques. La plus importante est sans doute celle qui porte sur la crucifixion elle-même. Une note de synthèse retrace tout le chemin — ouvert par les évangélistes dans leurs allusions typologiques et amplifié dès les premiers Pères — qui mène le mémorial de la passion →de l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes. On y décrit en particulier un symbolisme beaucoup trop oublié de la croix : celui du livre.142 Chez les commentateurs médiévaux, lorsqu’on arrive à des passages aussi fondamentaux que les récits d’institution (*chrMt 26,26a.27a), à partir du 12e s., on assiste presque en direct à la naissance de la quæstio à partir de l’interrogation sur le texte biblique.143 De fait, c’est bien de l’Écriture, commentée à même le texte, que les magistri in sacra pagina (en « page sacrée », non pas en « théologie ») tirèrent les pierres des cathédrales théologiques que furent leurs sommes. Est-il impertinent d’imaginer que les théologiens de tout poil d’aujourd’hui puissent gagner en inspiration s’ils reprennent modestement le chemin de la « page sacrée » ? C’est aussi un objectif du présent livre, de la plateforme collaborative bibletraditions.org et de la collection « La Bible en ses Traditions » que de les y aider.

— l’exégèse chrétienne ancienne de la passion offre de multiples fruits théologiques, dont voici quelques exemples. Plusieurs développements sont apologétiques : régulièrement les auteurs chrétiens relèvent les indices de fiabilité des textes qu’ils commentent (en particulier les caractérisations péjoratives des apôtres, p. ex. *chrMt 26,14). Parfois, ils mobilisent les *Textes anciens des philosophes (*chrMt 27,21b). La plupart, cependant, touchent au fond des choses. En morale, par exemple, la tradition chrétienne dresse l’antithèse de Pierre pénitent modèle (*chrMt 26,75c) et de Judas pénitent non converti (*chrMt 26,15b ; →Judas damné ou sauvé ?). La *Littérature ne manqua pas d’amplifier tout cela (→Judas Iscariote : fortune littéraire). En pastorale, certains auteurs chrétiens donnent des leçons de tact vis-à-vis des plus faibles (*chrMt 26,10b). On songe ici à la prédication sociale de Chrysostome, qui n’a pas pris une ride (*chrMt 26,9) et qui fut fortement réactivée par les orateurs sacrés du classicisme (infra : *Littérature). Sur le plan politique, la tradition chrétienne interroge le rapport des disciples à la violence (*chrMt 26,52b), interrogation qui se retrouve dans le domaine missiologique, au fil de la longue route vers l’abjuration de tout emploi de force dans l’œuvre d’évangélisation (*chrMt 28,19-20). On n’est pas surpris que les commentaires des Pères et des médiévaux portent aussi un enseignement en *Liturgie. Certains Pères transmettent des rites aussi significatifs que l’antique afikomane (*chrMt 26,26a le pain : Méliton de Sardes) et l’on est alors en communication avec la *Tradition juive, peut-être présente dans les préfigurations de la Légende de la vraie Croix qui ressemble à du midrash judéo-chrétien et fut appelée à un bel avenir en *Littérature, mais surtout dans des rituels aussi vénérables que les Eucharisties de la Didachè (*chrMt 26,26a bénédiction). D’autres mobilisent la chronologie ou l’onomastique de la fête juive dans la polémique entre rites (*chrMt 26,17a le premier jour des Azymes) et rétro-projettent les usages liturgiques qu’ils connaissent dans des détails du récit de la dernière Cène, qu’il s’agisse de la célébration du rite même — dont chaque détail est objet de commentaires — ou de la mise en condition des communiants (*chrMt 26,17b.19b). Il est encore fait allusion aux rites antiques du baptême (*chrMt 28,19b) et aux modes de présence du Christ dans l’Eucharistie (*chrMt 28,20b je suis avec vous tous les jours). L’apport le plus important est sans surprise en christologie. Ainsi, la réflexion sur l’agonie de Jésus aboutit-elle à un approfondissement de ce que le dogme des deux natures implique pour la psychologie de Jésus et à l’élaboration de la doctrine des deux volontés en Christ (*chrMt 26,37b ; *chrMt 26,39c.42b).

Nous y consacrons la section « Linéaments d’une histoire de la croix comme livre » dans Venard Olivier-Thomas, Thomas d’Aquin, poète théologien, vol. 3 : Pagina sacra. Le passage de l’Écriture sainte à l’écriture théologique (Théologiques), Genève : Ad solem, Paris : Cerf, 2009, 606-627. 143 Nous listons ici quelques observations un peu superficielles. Pour une approche plus exhaustive et technique, voir Dahan Gilbert, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval. XIIe-XIVe siècle (Patrimoines. Christianisme), Paris : Cerf, 1999. 142

Apports et ouvertures aux autres disciplines Outre la prise de conscience de nos propres préjugés herméneutiques et culturels (infra : *Philosophie) — à laquelle nous oblige son étrangeté, dans une forme de continuité avec celle qu’a la *Tradition juive pour beaucoup d’entre nous encore

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La passion selon saint Matthieu

Le travail de l’imagination théologique contribue certainement à l’apparition du dogme de la →descente de Jésus aux enfers, comme une progressive fermentation scripturaire de la passion et de diverses prophéties (*chrMt 27,52-53). Somptueuse est la réception chrétienne des cris de Jésus en croix. Elle est si abondante que trois notes sont nécessaires pour peindre à grands traits leur réception du 1er s. au 19e s. (*chrMt 27,46b). Pour les grammairiens, orateurs, prédicateurs, enseignants qu’étaient les Pères et les auteurs médiévaux, le Verbe (incarné) qui abandonne la faculté de parler ne pouvait que fasciner (*chrMt 27,12.14a). La christologie est ici radicalement ouverte à la théologie du langage, de la voix et de l’art de la parole — domaines désertés par la *Théologie d’aujourd’hui, victime séculaire de l’oubli du langage décrit naguère par Gadamer, mais cultivés par les artistes du langage (*Littérature ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix) et du son (*Musique). Semblablement, l’apostrophe au titulus de la croix (*chrMt 27,37a) situe le lecteur aux confins d’une réception théologique d’un élément essentiel du dispositif sémiotique de la croix de Jésus et de la *Mystique. C’est aussi à la mystique et à la *Littérature que confine le genre homilétique lorsqu’Augustin apostrophe au fidèle sur les souffrances de la passion (*chrMt 26,67a.27,29a.35a).

Mystique — *mys Beaucoup de saints et de saintes se sont approprié les Écritures comme matrice de vie ascétique et mystique. Ces notes font échos à leurs enseignements : elles résument ou citent leurs utilisations du passage biblique en question dans leurs enseignements spirituels — écrits mystiques, journaux intimes, sermons ou homélies, lettres, traités de dévotion. ļ Ces notes relèvent de la spiritualité et ne puisent ni dans les traités théologiques formels (relevant des notes de *Théologie), ni dans les commentaires scripturaires (lesquels relèvent de l’annotation en *Tradition chrétienne).

Œuvre d’auteurs qui reçoivent l’Évangile en tant que Parole de Dieu, la réception mystique est instance de vérification ou de détection des aspects les plus performatifs du texte biblique. Intérêt exégétique Se présentant comme un don de Dieu, la réception mystique de l’Écriture est charismatique. Dans les textes qui en résultent « l’acte de l’énonciation se fonde sur un rapport personnel et proche du référent de la parole : Dieu qui donne de parler. [...] L’élément décisif du discours charismatique n’est pas la forme particulière de l’énoncé, mais l’adhésion qu’il suscite chez tous en s’offrant comme un don. En tant que fait culturel, l’expérience charismatique est la redécouverte du langage à partir de la condition fondamentale de son apprentissage qui est la réceptivité et l’écoute. »144

Pour les mystiques, le Seigneur parle aujourd’hui (Ps 95,7), à chaque lecture (He 3,7.15 ; 4,7) — en termes matthéens, il parle : « Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier » (Mt 26,13 ; cf. Mt 24,35). Leurs compositions dérivent

de pratiques qui actualisent la performativité de l’Écriture. Ces notes peuvent ainsi fonctionner comme instances de détection ou de confirmation des truchements de la performativité décrits en *Procédés littéraires. Elles découlent d’ailleurs parfois directement de la lectio divina, qui consiste précisément en réception de l’Évangile comme parole adressée (ainsi, Thérèse de Lisieux renouvelle spirituellement l’offrande de parfum de la femme de Béthanie : *mystMt 26,9-11). Procédés… exégétiques ? Croisant Écritures, *Littérature, *Arts visuels, *Liturgie et expérience personnelle, les mystiques font de l’Évangile une véritable réception « en cascade ». Le texte évangélique qu’ils approchent est (déjà) développé en rites et pratiques (para) liturgiques, entourés eux-mêmes de disciplines et de mystagogie. Les écrits mystiques sont naturellement de véritables mines d’intertextualité biblique (p. ex. Bonaventure expliquant la mansuétude de Jésus pour Judas : *mystMt 26,50b). Dans la plupart des cas, ces références bibliques ont été spécifiées entre parenthèses. Énonciation, amplification et apostrophe Construisant souvent leur propre énonciation en série avec celle de l’évangéliste, quand ce n’est pas celle de l’un ou l’autre des protagonistes de la passion, y compris Jésus, les mystiques procèdent souvent par amplifications et variations du texte évangélique. La rhétorique de l’amplification permet de prolonger et d’approfondir le dialogue entre Pierre et Jésus (*mystMt 26,34-35), l’expression du remord de Pierre (*mystMt 26,75), l’accablement des gardes du tombeau (*mystMt 28,4), ou encore le dialogue de l’ange et des femmes au tombeau, en dissipant toute tentation de lui rendre un culte (*mystMt 28,5-7). Il est très remarquable que l’amplificatio soit fortement présente dans la réception mystique des témoignages de rencontres avec le Ressuscité : expérience acoustique, au moins autant qu’oculaire, c’est au creuset des mots qu’elle peut se révéler. Ainsi le kérygme « il s’est levé » fait-il l’objet d’une amplification scripturaire qui déploie la foi en la résurrection (*mystMt 28,6b). La phrase de Jésus aux femmes stupéfiées devient un long discours chez Newman, qui le combine avec les phrases que Jn lui fait adresser à Marie-Madeleine, pour expliquer la phénoménologie de son corps ressuscité (*mystMt 28,9b). Admiration et paradoxe Si l’ironie profonde du récit de la passion est souvent soulignée et développée en détail (p. ex. *mystMt 27,62-66 : sur la garde vainement placée devant le tombeau), c’est le registre de l’admiration qui permet aux mystiques d’amplifier bien des détails du texte pour leur donner sens. Ils savent ainsi interpréter dans ce

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Sagne Jean-Claude, « La mystique, chance d’un renouvellement de l’Église », Concilium. Revue internationale de théologie 254 (1994), 83-95, 90.

Introduction générale

registre l’ellipse dans le récit du crucifiement (*mystMt 27,35a ; cf. *proMt 27,35a). Le trop méconnu Louis Chardon, un classique de l’ordre des Prêcheurs, s’illustre particulièrement en ce domaine par le chapelet de paradoxes qu’il découvre en prenant en compte la personne (divine) qui en Christ vit la passion. Dès l’agonie à Gethsémani (*mystMt 26,39a ; *mystMt 26,39c.42b ; cf. *mystMt 26,39b Raymond de Capoue), en approfondissant les relations entre les deux volontés, divine et humaine, en Jésus, il donne une interprétation rigoureuse du « Continuez de dormir », qui sonne presque comme une condamnation (*mystMt 26,45b). C’est encore le paradoxe qu’on retrouve dans la contemplation du condamné comme le vrai juge (*mystMt 27,26b), du silence choisi par le Verbe (*mystMt 27,12.14a) et des deux cris de Jésus vers son Père (*mystMt 26,39b.27,46c) . Apostrophe La sensibilité du mystique à la passion qu’il revit est si vive qu’il explose en apostrophes diverses : Romanos le Mélode interpelle le ciel et la terre (*mystMt 27,45-53), Anselme de Cantorbéry s’adresse à la croix personnifiée pour conjurer le redoutable mirage de pouvoir maudire sa naissance comme Judas (*mystMt 26,24bc), Henri Suso en appelle à Jésus même (*mystMt 27,46c), Gertrude d’Helfta à sa mort personnifiée (*mystMt 27,50), Laurent Drelincourt au Verbe qui ne s’éloigne pas de son corps au tombeau (*mystMt 27,61), Romanos le Mélode, encore, au tombeau même, devenu berceau d’un glorieux événement (*mystMt 28,1-3). À notre époque, où certains courants exégétiques postmodernes veulent réhabiliter les œuvres de fiction ou d’imagination dans les études bibliques à part entière (« Creative writing »), n’y a-t-il pas dans l’écriture mystique déclenchée par la passion une grande richesse encore peu exploitée ? Apports et ouvertures aux autres disciplines Œuvres d’auteurs qui pratiquent les sacrements avec piété, les écrits mystiques donnent chair aux développements et aux disciplines de la *Liturgie (p. ex., en réponse aux « prenez, mangez, buvez » de la dernière Cène, François de Sales donne les raisons et les fruits de communier fréquemment : *mystMt 26,26c.27b). La foi vive en la « présence réelle » de Dieu dans l’Eucharistie allume un véritable feu d’artifice de postures mystiques (*mystMt 26,26c). Édith Stein relie la dévotion si éminemment trinitaire du signe de croix à tous les enseignements que l’on peut tirer personnellement de la crucifixion de Jésus (*mystMt 27,32-38). Et l’on ne peut qu’être bouleversé par son insistance sur la sequela Christi, bouleversante prophétie de son propre holocauste, lorsqu’elle médite sur la nuit de la trahison (*mystMt 26,31b.34c). Cela aussi doit être porté au dossier de la relation avec le judaïsme exploré par la *Philosophie. Les mystiques font passer la *Théologie du concept à l’expérience vécue. Souvent œuvres de théologiens capables d’une conceptualité très subtile, les textes mystiques inspirés de l’Évangile amorcent l’assimilation du texte à la vie concrète

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de leurs auteurs (et de leurs lecteurs). Par exemple, au-delà des développements métaphysiques sur la transsubstantiation, Édith Stein discerne un essentiel qui est amour : en phénoménologue, elle s’avère ici sensible à la performativité, tout comme Éphrem le Syrien, des siècles auparavant, l’avait été en poète inspiré par le symbolisme biblique (*mystMt 26,26-28 ; *mystMt 26,26c.28a —  soulignons au passage le fait que la poésie des mystiques comme Éphrem le Syrien, Romanos le Mélode, Thérèse de Lisieux et Édith Stein est citée dans cette rubrique plutôt qu’en *Littérature, où se rangent la poésie religieuse non « officiellement » mystique comme celle de Zacharie de Vitré et de Pierre Emmanuel). Les mystiques permettent de déployer la riche palette de la demeure à la fois spirituelle, eucharistique, ecclésiale du Christ « tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon » (*mystMt 28,20b). Plus fondamentalement, l’intelligence du cœur donne à plusieurs mystiques le correctif aux possibles contresens liés à certains métaphores scripturaires comme la « livraison » du Fils par le Père (*mystMt 26,2b). À des époques où nombre de théologiens étaient un peu empêtrés dans l’expiation et la justice (infra : *Théologie : sotériologie), plusieurs mystiques surent insister sur l’amour et non sur la culpabilité (*mystMt 26,28b ; *mystMt 26,50d.55b ; *mystMt 27,50). Dans l’interprétation de la mort de Jésus (*mystMt 27,45-51b), c’est le mystère trinitaire qu’ils sentent à l’œuvre : ils préservent ainsi cet essentiel de l’amour là où les théologiens ont été secs, les prédicateurs approximatifs et les littéraires parfois trop audacieux (→Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix). S’ils posent des questions traditionnelles, ils apportent ainsi des réponses hautement personnelles. Que l’on songe, par exemple, à la question des « responsables » de la mort de Jésus (*mystMt 27,32-38), où le criminel antijudaïsme fait place à l’attestation personnelle d’un lien abyssalement profond entre destinée juive et croix (*mystMt 27,23c : Édith Stein ; cf. *interpMt 27,25b). Quant à la figure du Christ qu’elle rencontre, de Bernard de Clairvaux à François d’Assise, Bonaventure ou Thomas a Kempis, la mystique s’est orientée progressivement vers l’amour pour l’humanité de Jésus, de chair à chair. Si le Seigneur Christ demeure un absolu inimitable qui est allé seul là où nul autre homme ne peut aller, l’attendrissement pathétique sur le Crucifié ne cessa de croître, jusqu’à générer des pratiques dévotes comme →le chemin de croix, le pressoir mystique (*visMt 27,29a), le culte de la fontaine de vie et des cinq plaies, etc. Son agonie n’était plus seulement une révélation christophanique, mais la fondation d’un ethos mystique incluant la souffrance à la suite du Christ (*mystMt 26,36-46). L’association à la passion devint le principal de la vie religieuse : ici convergèrent les réceptions savantes, théologiques, liturgiques, mystiques, littéraires et visuelles. Jésus y apparaît à la fois comme un miroir du pécheur (*mystMt 27,26b flagellé) et comme le modèle de toutes les vertus, que l’on doit s’efforcer d’imiter (*mystMt 27,32b). Les auteurs de la devotio moderna occupent une bonne place dans nos notes. Compréhension nouvelle de la foi, cette « spiritualité moderne » qui naquit au 14e s. et se répandit très vite

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La passion selon saint Matthieu

dans toute l’Europe, en particulier grâce aux ordres mendiants, spécialement l’ordre des Prêcheurs. Spiritualité urbaine, destinée à des bourgeois relativement fortunés et éclairés, auxquels elle proposait un idéal de pauvreté et de charité (pas nécessairement souhaité par tous) et une certaine émancipation vis-àvis des pouvoirs seigneuriaux et ecclésiastiques traditionnels, elle trouva en Marie-Madeleine, pécheresse en ville devenue apôtre des apôtres, sa véritable patronne. Les dominicains, jusqu’à aujourd’hui, maintiennent son culte ; on le rappelle dans une brève →histoire de la dévotion à Marie de Magdala.

Théologie — *theo Ces notes présentent la réception multiforme du texte dans la tradition magistérielle des conciles et des papes, et dans les œuvres des grands théologiens de l’histoire du christianisme, replacées dans leurs contextes. Les notes de *Théologie sont organisées selon les distinctions classiques de la théologie latine (dogmatique, morale, pastorale, missiologie, etc.), avec toutes les sous-catégories nécessaires (christologie, théologie mariale, théologie trinitaire, eschatologie, etc.). ļ Ces notes ne sont pas le lieu où les collaborateurs présentent leurs opinions théologiques ou leurs méditations personnelles sur le texte. ļ Tout en distinguant explicitement les interprétations confessionnelles quand elles divergent, ces notes sont structurées dans un ordre le plus possible chronologico-logique et le moins possible confessionnel.

Pour éviter le flou, les notes de cette rubrique se répartissent selon les grands traités de la théologie spéculative tels qu’ils sont enseignés aujourd’hui encore dans les grands studia de l’ordre des Prêcheurs. Elles sont proposées par le signataire de cette introduction, avec des relectures d’Emmanuel Durand. Disons-en quelques mots, des plus anecdotiques aux plus essentielles. Esthétique et spiritualité Quelques notes émargent à des formes plus modernes de théologie. Il est ainsi question d’esthétique théologique pour synthétiser la dramatique de la passion — à la fois histoire, théâtre (donc *Littérature) et *Liturgie (*theoMt 26,1-5) — et de théologie narrative pour décrire la puissance de la Parole du Christ (*theoMt 26,55bc), ou encore de théologie spirituelle, aux confins de la réception *Mystique, mais très proche encore de la description dogmatique (*theoMt 26,64cd : Bernard de Clairvaux sur les venues successives du Verbe). Morale De morale personnelle, il est question quand les théologiens, à propos de la trahison de Judas, réfléchissent sur ce qui fait les actes humains (*theoMt 26,20-25) et insistent sur l’impératif moral de former sa conscience (*theoMt 27,11-26) — déjouant peut-être au passage maint sophisme d’apitoiement sur Judas ? Ils reprennent la dialectique de la grâce et de l’illusion spirituelle à propos de la témérité et de la défection des disciples (*theoMt 26,35b). Avec le reniement de Pierre, la morale

rencontre la théodicée : comment concilier prescience divine et liberté humaine (*theoMt 26,75) ? Cette même dialectique de la liberté et de la prédestination se concentre dans la réflexion sur l’aveuglement et la trahison de Judas (*theoMt 26,14-16) — Judas qui pose aussi la question du suicide (*theoMt 27,5b ; →Judas damné ou sauvé ?) — et l’on confine alors à la morale sociale. Plusieurs questions sont posées en ce domaine. Par exemple, la violence politico-religieuse exercée dans la passion appelle des déterminations théologiques importantes concernant le pouvoir temporel et la violence à propos du célèbre verset « tous ceux qui prennent l’épée, par l’épée mourront » (*theoMt 26,52c). Autre question posée d’emblée dans notre récit hautement liturgique, à quelques encâblures des fastueuses liturgies du Temple : quel équilibre trouver entre souci du culte et souci des pauvres ? On découvre que ce n’est pas seulement une controverse des réformés contre les fastes de l’Église romaine, mais une interrogation qui traverse déjà l’Église ancienne. La valeur de la solidarité est exemplifiée par Simon de Cyrène (*theoMt 27,32b), celle du culte plein à la fois de luxe et d’amour par la femme anonyme de l’onction de Béthanie (*theoMt 26,9-11). Anthropologie et ecclésiologie Les caractérisations d’ensemble des protagonistes hommes et des protagonistes femmes peuvent être également mobilisées  pour construire une théologie du « charisme féminin » (*theoMt 26,7a) et de sa place dans le « plan divin » (*theoMt 27,19b ; *theoMt 27,57b.61). De l’humanité à l’Église, les témoignages d’apparitions obligent à réfléchir sur les rapports entre hommes et femmes (*theoMt 28,7a.10c ; *theoMt 28,9b). La note qui reprend le colophon des femmes témoins de la mort de Jésus (*theoMt 27,55-56) est profondément subversive par rapport au patriarcalisme et à l’antipatriarcalisme idéologiques qui s’affrontent aujourd’hui dans les Églises (*theoMt 27,56a). La conception matthéenne de l’Église, réaliste, est enrichie par la péricope du reniement de Pierre (*theoMt 26,69-75) ; tout comme la réflexion sur l’existence d’un « maudit » parmi les disciples les plus proches de Jésus (*theoMt 26,24b) donne l’occasion de se rappeler que l’Église du passé fut moins naïve que celle des dernières décennies sur l’existence de pécheurs dans sa propre hiérarchie. Enfin, et surtout, si une longue note synthétise l’histoire terrible des interprétations de Mt 27,25 (*theoMt 27,25), plusieurs notes invitent à situer l’Église dans l’unique Israël de Dieu, en évitant le placage de l’antijudaïsme sur des textes qui ne l’imposent nullement (*theoMt 27,9b ; *theoMt 27,40d.42b ; →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt ; →L’Évangile selon Mt et Israël). Sacramentaire Déployant une atmosphère liturgique constante, comme on l’a rappelé en *Procédés littéraires, *Genres littéraires et *Milieux de

Introduction générale

vie, nos chapitres renferment l’un des très rares textes dont le magistère catholique prétend définir le sens littéral,145 la péricope de la dernière Cène de Jésus (*theoMt 26,26c.28a). Dans un contexte de contestation, sinon du dogme, du moins de la manière d’en rendre compte en termes de →transsubstantiation, des notes décrivent la façon dont, pour la tradition théologique, le récit du dernier repas de Jésus avec ses disciples fonde la pratique eucharistique des chrétiens (→Institution et sacrement de l’Eucharistie) et le caractère de sacrifice expiatoire qu’elle accomplit à la lumière de la croix (*theoMt 26,28b). L’allusion in extremis au baptême demande également quelques éclairages dans cette rubrique (*theoMt 28,19b). Christologie La passion recèle une des christophanies majeures de l’Évangile : la péricope de l’agonie, dont les significations morales, sotériologiques et christologiques sont plus profondes que l’angoisse soulignée depuis la fin du 18e s. (*theoMt 26,36-46). Elle se prolonge dans la déréliction de la croix (*theoMt 27,46c), qui force les théologiens à conjuguer dogme de l’incarnation et abandon expérimenté par Jésus. Alors qu’on a souvent réduit la christologie à une superstructure idéologique déconnectée des textes eux-mêmes (→Incarnation : foi orthodoxe et résistances), il faut insister dans cette introduction, plus que nous ne l’avons fait au fil des notes analytiques le long du texte de Mt, sur l’extraordinaire clé d’intégration que constitue le dogme christologique pour rendre intelligible le récit de la passion, de la mort violente et de l’ensevelissement de Jésus, flanqué des témoignages de rencontres avec lui ressuscité, jusque chez les réformés (*theoMt 26,39c.42b Calvin). La dernière tradition évangélique mise par écrit, la tradition johannique, apporte dès son prologue un éclairage puissant : en Jésus, c’est le Verbe qui se fait chair (Jn 1,14). Ce n’est certes pas la christologie explicite de Mt, mais son Jésus Emmanu-el (Mt 1,23) n’est pas loin de l’omniscience ni de l’autorité de celui de Jn.146 Pour qui cherche à répondre à la question la plus épineuse posée par la lettre évangélique même (→Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ?), l’ontologie d’une personne subsistant en deux natures s’avère une clé herméneutique étonnamment féconde pour intégrer de très nombreuses apparentes contradictions du récit (*theoMt 26,11b ; →Apophatisme chrétien ; →Volonté humaine du Christ : problème et exercice). Le récit fournit maints détails qui trouvent leur sens dans la perspective de la naissance de l’adoration de Jésus (*theoMt 26,6-13), qui prend tout sens dans la reconnaissance de sa résurrection (infra : eschatologie) et dans la reconnaissance de son omniprésence (*theoMt 28,20b Et voici : moi je suis). Sotériologie : la question théologique au cœur de la passion À la lumière de cette christologie très haute, toute l’histoire qui se déploie dans la passion selon saint Matthieu est une

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théophanie de l’Amour. Bien des théologiens anciens comprirent déjà la passion comme épanchement d’amour et de miséricorde divins plus que comme compensation juridique humaine (*theoMt 26,27a.28b). Cette compréhension n’est cependant pas évidente, car la structure actantielle la plus profonde du récit de la passion, qui fait de Dieu le destinateur principal (cf. supra : *Genres littéraires : un genre liturgique ?), et les métaphores employées par la littérature chrétienne primitive pour rendre compte de la mort atroce de Jésus (p. ex. He 5,7-9 « perfectionnement » ; Rm 3,24 « rédemption » ; *theoMt 26,28b sacrifice expiatoire) purent aboutir à d’autres explications. Les exagérations de la piété et de la rhétorique sacrée aboutirent à une défiguration de la foi traditionnelle, poussée jusqu’au scandale (*phiMt 27,46c ; *littMt 27,46c 17e siècle ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix), provoquant la dérision des penseurs antichrétiens. Autant dire que la question théologique centrale posée par notre texte concerne l’image de Dieu qu’il véhicule.147 La passion du Christ est-elle le meilleur moyen de culpabiliser l’humanité et d’assujettir la volonté de vivre des plus vigoureux au ressentiment des plus faibles, comme beaucoup l’ont pensé après Nietzsche ? N’y avait-il vraiment pas d’autre moyen pour Dieu de faire le salut d’Israël et de l’humanité que les abominables tortures de la crucifixion : Dieu, était-il obligé (et par quoi ?) de faire mourir Jésus en croix ? Pire : Dieu voulait-il que Jésus mourût en croix ? S’il était contraint, quel Dieu impuissant, et s’il le voulait, quel Dieu sadique ! Or, la question n’est peut-être pas de savoir pourquoi Dieu aurait voulu que le Fils mourût de cette façon, mais pourquoi il a voulu qu’il vécût de la façon dont il vécut, laquelle façon le fit passer par la souffrance et par la mort. C’est justement parce qu’il est Père que Dieu voulut pour son Fils la vie la meilleure, la plus libre possible : une vie vraiment libre, débarrassée de la lutte pour le pouvoir et le contrôle d’autrui qui caractérisent l’humanité déchue. C’est tout le thème du royaume des cieux, central pour l’Évangile selon Mt : en déclarant inauguré le royaume des cieux, Jésus instaurait en paroles et en actes une manière de vivre en toute liberté. Dieu désire que l’amour divin s’incarne en Jésus, alors même qu’il sait qu’un tel amour sera beaucoup trop grand à absorber pour le monde recroquevillé dans sa frustration et sa peur. Dieu désire que cet amour devienne incarné, même si cet amour doit être crucifié. Thomas d’Aquin (Sum. theol. IIIa 46,4) parvient à la même conclusion par un biais autrement plus symbolique, biblique et poétique. S’interrogeant sur la convenance de la croix pour la

Gilbert Maurice, « Les enseignements magistériels sur le sens littéral », dans Venard Olivier-Thomas (éd.), Le sens littéral des Écritures (Lectio Divina. Hors série), Paris : Cerf, 2009, 27-46, insiste sur le fait que le magistère catholique n’a prétendu définir le sens littéral que d’un très petit nombre de passages bibliques. 146 Venard, « The Prologue of John », op. cit. (n. 8). 147 Nous nous inspirons pour ces aperçus du tout récent opuscule de Bauerschmidt Frederick Christian, The Love That Is God: An Invitation to Christian Faith, Grand Rapids MI : Eerdmans, 2020, 34-39. 145

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La passion selon saint Matthieu

mort de Jésus, il souligne que les →sacrifices dans l’AT — que cette mort est censée accomplir — avaient tous lieu par le fer et par le feu. Dans ad. 1, il observe que la croix apportait le bois nécessaire au feu ; quant à la flamme, il fait cette remarque sublime : « à la place du feu matériel il y eut la flamme spirituelle de l’amour dans l’holocauste qu’offrit le Christ ». Ce que Thomas d’Aquin réalisait ainsi, c’est que le cœur du sacrifice de Jésus n’est pas la mort mais l’amour. En ce sacrifice d’amour, Jésus rend à Dieu ce que l’humanité lui doit en toute justice : l’amour. La croix continue ainsi ce qui a été la vie entière de Jésus : une totale consécration à la cause du royaume des cieux, dans une confiance absolue en l’amour de Dieu. Cette « solution » plus acceptable psychologiquement, ne fait-elle pas que reculer le problème d’un cran : consentir de façon indirecte à la croix pour son Fils, alors qu’on est tout-puissant, ne revient-il pas à la même chose que la vouloir ? Oui si, et seulement si, on disloque le dogme trinitaire et celui de l’incarnation et si l’on oublie qu’en vertu de la simplicitas absolue du Dieu trine, toute œuvre divine extratrinitaire implique les Trois Personnes ensemble ! Bien sûr, si la crucifixion dévoile la nature profonde de Dieu, amour pur, et que l’histoire s’arrête là, la passion n’apprendrait qu’une seule chose : Dieu est amour, mais à vouloir aimer comme Dieu, on ne récolte que sa propre destruction (selon le proverbe anglais no good deed goes unpunished), et ce sont la souffrance et la mort violentes qui seraient érigées en absolu, corollaires véritables du « Dieu est mort » de la dialectique des philosophes (post)idéalistes, en deçà du triomphe de « l’homme » qu’elle proclame, comme le montrent les millions de morts des totalitarismes athées. Eschatologie C’est ici que l’appendice sur les rencontres avec le Ressuscité est décisif : les témoins affirment que l’amour crucifié ne put être retenu dans la tombe ni par aucun stratagème des puissants de ce monde. La crucifixion de Jésus s’éclaire autant par la vie qui la précède que par celle qui la suit. De là vient l’insistance sur le corps du Ressuscité, évidemment bien différent de la chair du défunt et pourtant le même : c’est bien par l’amour crucifié et ressuscité que fut vaincu l’égoïsme mortifère. La thématisation des réactions des témoins d’apparitions du Ressuscité et la recherche ininterrompue des historiens et des philosophes sur ces textes nous permet de poser les linéaments d’une riche théologie de la résurrection (*theoMt 28,17) sur une ligne de crête entre la chosification (→Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques), la pure subjectivation (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité) et plusieurs réductions aujourd’hui courantes jusque chez les croyants (→Réductions fréquentes de la foi en la résurrection). De Deo Trino Si la relation du Père et du Fils est au cœur même de son récit de la passion, Mt n’y explicite pas spécialement la présence de

l’Esprit. L’Esprit a cependant accompagné tout son bios de Jésus, depuis sa conception (Mt 1,18.20) jusqu’à son au-revoir final (Mt 28,19), en passant par son entrée en ministère (Mt  3,16). Et le motif trinitaire n’a cessé de hanter son texte, fût-ce à titre de *Procédé littéraire (*proMt 28,19b). La passion est un lieu aussi essentiel que laconique de la révélation de la Trinité. En effet, la tradition chrétienne contemple le mystère pascal, c’est-à-dire dans l’ensemble passion-crucifixion-ensevelissement-résurrection, « non pas comme un triomphe contre Dieu ni une autodéification de l’humanité mais comme l’amour jaillissant pour embrasser l’humanité désorientée, allant la retrouver jusque dans le lieu de la mort, pour la ramener à l’intérieur de cet amour interpersonnel, fécond et joyeux qui s’appelle la Sainte Trinité. Pour la Tradition, la vie de Jésus, confiante et vulnérable, sa proclamation d’un royaume libéré du droit du plus fort, son engagement à en souffrir jusqu’à mourir, son réveil de la tombe pour donner foi et espérance à ses disciples — tout cela est la manifestation dans l’histoire de la joie éternelle qui est Père, Fils et Esprit. De même que Jésus se répand totalement en amour de Dieu et de son prochain, de même le Père se répand en amour engendrant le Fils, le Fils en amour pour le Père, et de ce réciproque effacement de soi dans l’amour est spiré le Saint-Esprit. La vie du royaume que Jésus proclame n’est rien d’autre que la participation de la création à la vie de la Trinité [… qui est] comme la croix, un pur don de soi par amour mais, à la différence de la croix, non entaché de la souffrance et de la violence imposées par le péché humain. Son seul labeur est le joyeux labeur de la jouissance. »148

Cette admirable synthèse, fruit d’une longue méditation de la passion et de la résurrection du Christ par la tradition chrétienne, n’est pas développée dans les notes de *Théologie en marge du texte de Mt 28,19, mais nous préférons la mettre en perspective avec certaines préfigurations triadiques dans la *Littérature péritestamentaire (*ptesMt 28,19b) et avec certaines analogies dans la mystique de la *Tradition juive (*juiMt 28,19b). Une fois le destinateur fondamental de tout le récit de la passion identifié comme Dieu un et trine, on comprend mieux, en tout cas, les élans de nombreux auteurs de la *Mystique qui trouvent dans la contemplation des angoisses, du sang versé par Jésus et de sa mort, non pas matière à culpabiliser mais autant de motifs de consolation et d’exultation : c’est dans la Pâque du Fils qu’ils découvrent un « gai savoir » (mais venu du Père) que d’aucuns croiraient devoir rechercher contre elle, des siècles plus tard. Philosophie — *phi À partir de la fin du 17e s., les philosophes ont pris une telle indépendance de la tradition qu’ils produisent sur les Écritures des discours (la question des miracles, du surnaturel, etc.) et des contre-discours (que l’on songe à la présence de l’Écriture dans la phénoménologie française contemporaine), qui modifient sensiblement la réception qu’en fait le public. Cette rubrique ressemble à la constitution d’une espèce de midrash philosophique le long du texte biblique. Moins que d’éventuels commentaires bibliques produits par des philosophes, on y recense les usages 148

Bauerschmidt, The Love That Is God, op. cit. (n. 147), 40-41 (notre trad.).

Introduction générale

qu’ils ont faits de tel verset, passage, épisode, situation ou personnage dans leurs propres élaborations philosophiques. On présente parfois des développements philosophiques non directement liés au texte biblique, mais qui lui apportent un éclairage intéressant, surtout quand on les croise avec des développements artistiques et théologiques. ļ Cette rubrique s’attache aux philosophes modernes et contemporains. Les philosophes antiques sont placés dans les notes contextuelles de *Milieux de vie et de *Textes anciens. Quant aux développements philosophiques médiévaux, c’est dans la rubrique *Théologie que leur fonction ancillaire sera généralement la mieux mise en valeur.

Justification C’est au professeur Jean-Luc Marion, l’un des parrains de notre programme de recherches, que nous devons l’inspiration de cette rubrique. Il y a dizaine d’années, alors que nous lui exposions notre étonnement de voir combien les artistes s’étaient éloignés de la tradition chrétienne orthodoxe dans leur réception des évangiles à partir du 18e s., il nous fit mieux prendre conscience du nouveau magistère acquis à cette époque-là par les philosophes sur l’opinion. Entre les romantiques, allemands et français, et l’Écriture sainte lue comme histoire sainte, leurs élaborations imposèrent toujours davantage des filtres parfois fort éloignés des interprétations qui avaient traditionnellement prédominé depuis des siècles. Le cas le plus emblématique concerne une péricope de notre corpus : l’agonie de Jésus à Gethsémani. Alors qu’il avait été lu, depuis au moins le 7e s., comme un sommet christophanique de la révélation divine, il devint le support d’interrogations angoissées sur l’illusion religieuse, l’absence, voire la mort, de Dieu. Semblablement, la crucifixion fut de plus en plus interprétée comme une désertion du divin : « Dieu est mort ». Jésus devient un modèle de la condition humaine dans ce qu’elle peut avoir de désespéré pour certains romantiques. Plus généralement, à qui veut bien prendre un peu de recul culturel sur l’histoire du commentaire des Écritures, la réciprocité de la relation entre exégètes et philosophes se révèle évidente. Théoriquement, déjà, tout homme a une vision du monde (sa « philosophie »), y compris les exégètes bibliques, si « scientifiques » se prétendent-ils. La rencontre expresse avec la philosophie est le moyen le plus sûr de prendre conscience, d’expliciter et, si c’est souhaitable, de mettre à distance ses propres présupposés métaphysiques, moraux, noétiques, herméneutiques, épistémologiques, etc. La disproportion entre la quantité d’informations historiques positives et la naïveté philosophique des conclusions de certains gros ouvrages exégétiques d’aujourd’hui est parfois étonnante. Historiquement, la dialectique entre spéculation religieuse (« théologique ») et spéculation séculière (« philosophique ») ne s’est jamais interrompue. Que l’on songe à l’influence des positions proprement religieuses de Luther sur toute l’histoire de l’herméneutique depuis Mélanchthon (dont la savante scolastique semble avoir pour fin de donner consistance objective aux préférences spirituelles et options exégétiques de son maître)149 ; de →Dom Calmet sur Voltaire ; de Rousseau sur Jean Paul Richter puis sur

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tout le romantisme français via Madame de Staël, traductrice à contresens de Siebenkäs ; de Hegel sur David Strauss, Bruno Bauer, et toute la suite. Extension et liens avec les autres disciplines Toute la philosophie présente dans cette édition de la passion est loin d’être confinée dans cette seule rubrique d’annotation. En effet, les philosophies antiques, celles qui précèdent le NT, font partie de son « contexte » et apparaissent surtout en *Milieux de vie et en *Textes anciens. Et pendant longtemps la philosophie se distingue, mais ne se sépare pas vraiment, de la théologie : elle apparaît alors intégrée aux notes de « théologie ». Les puissantes élaborations conceptuelles de la notion de la personne, de la faculté de la volonté et des relations entre substance et accident – qu’ont déclenchées les réceptions d’épisodes comme ceux de l’agonie à Gethsémani, la mort de Jésus et les « paroles d’institution » lors de la dernière Cène – relèvent en effet de la *Théologie d’abord, même s’ils n’ont cessé d’interroger les philosophes depuis. Apparaît donc dans cette rubrique la philosophie en sa phase « moderne », qui se veut autonome et détachée de la théologie, qui en vient à refuser, à des degrés divers, le postulat d’un Dieu librement créateur, rédempteur et provident, a fortiori d’un Dieu incarné. Les auteurs cités ou bien avancent dans cette direction, ou bien s’efforcent d’y résister, lançant des disputes fameuses comme celles de la « philosophie chrétienne » ou du « tournant théologique de la phénoménologie » (→Phénoménologie et exégèse biblique ; →Michel Henry : quand un phénoménologue rencontre les Écritures). Il n’est donc pas étonnant de voir Pascal, Kierkegaard, Blondel et Maritain (et dans une moindre mesure Gardeil) composer leurs développements philosophiques aux confins de la théologie (apologétique) ou de la *Mystique. Paul Ricœur touche à la théologie quand il défend l’impossibilité d’une christologie sans Dieu (*phiMt 27,40d.43a) et à l’exégèse biblique lorsqu’il affirme nécessaire de distinguer la résurrection de Jésus, inaugurale et collective, de toute résurrection à la grecque (*phiMt 27,52-53.28,1-10). Nombreux sont les points communs entre la philosophe Simone Weil et la carmélite mystique, mais aussi phénoménologue, Édith Stein. Même les apostrophes grinçantes de Nietzsche au « chrétien ordinaire » peuvent être des incitations à la ferveur de la vie mystique (*phiMt 28,20b Nietzsche). Et bien sûr, les noms de plusieurs (comme Pascal, Voltaire, d’Holbach, etc.) sont aussi cités en *Littérature. Méthode Les notes de cette rubrique ont été élaborées au cours du séminaire « Bible et philosophie », rassemblant exégètes et philosophes, que nous avons dirigé pendant plusieurs années à l’École biblique et auquel participèrent régulièrement notre 149

Ce point est souligné par Le Guillou Marie-Joseph, Le Mystère du Père, Paris : Fayard, 1973, 16-17.

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La passion selon saint Matthieu

frère et collègue Paul-Marie Chango, ainsi qu’Avital Wohlman de l’Université hébraïque. Les noms de Sibylle Gérain, Pauline Micos et Geoffroy Aujay de La Dure doivent aussi être cités. Et nous voudrions rendre ici hommage à Pierre Gardeil (19322010), qui forma avec ses amis Michel Serres et René Girard — originaires comme lui des environs d’Agen, dans le SudOuest de la France — un trio philosophique et spirituel encore trop peu connu. Il nous a quittés avant de voir ce livre publié. L’humanité et l’anticléricalisme catholique de ce philosophe pédagogue et artiste demeurent une inspiration. Les philosophes, en tant que tels, ne commentent guère les évangiles au fil des textes ; ils s’attachent aux grands épisodes, en mêlant des traits des quatre récits, ou à l’évolution de la figure du Christ à travers les épreuves de sa passion. L’un ou l’autre ignore pratiquement la passion, mais évoque le Christ à plusieurs reprises. Nous pensons à Spinoza en particulier : étant donnée son importance dans l’histoire de l’exégèse ellemême — n’est-il pas l’inventeur de l’appréhension « historico-critique » de la Bible ? — il fait quelques apparitions. C’est donc nous qui avons décidé de placer tel ou tel extrait de telle œuvre philosophique en regard de telle ou telle section du texte évangélique qu’il semblait éclairer particulièrement.150 D’autres choix pourraient être faits, d’autres textes proposés. Nous avons du moins tâché de faire entendre d’importantes voix philosophiques qui ont modifié le rapport de la culture en général avec le mystère pascal. Par ailleurs, si la tradition antichrétienne est présente, c’est non seulement parce qu’elle marque profondément la culture francophone d’aujourd’hui, affectant même la conscience des croyants — volentes nolentes — mais aussi parce qu’elle peut déclencher de salutaires autocritiques du christianisme (p. ex. *phiMt 26,67a Kierkegaard). Dieu, le monde et l’homme Les philosophes aident à problématiser et à approfondir la plupart des grandes questions posées par le texte de la passion, de manières parfois inattendues mais qui ont façonné la conscience des lecteurs (post)modernes (post)chrétiens que nous sommes. Dieu De Jésus lui-même, les philosophes proposent un portrait singulier. Ils continuent le parallèle entre Jésus et Socrate (*phiMt 26,4) : déjà relevé par les Pères, il est encore valide au 18e s. sous les plumes de Rousseau (*phiMt 27,45-46). Voltaire, qui n’en est pas à une inconséquence près quand il s’agit de persifler le judéo-christianisme, présente aussi un bizarre Jésus stoïque (*phiMt 26,37). Jésus est bon Juif (*phiMt 26,60a Voltaire ; *phiMt 27,37b Édith Stein) et bon citoyen (*phiMt 26,60a Hobbes). Il se manifeste aussi comme apolitique (*phiMt 27,22c), législateur universel et pas seulement national comme Moïse (*phiMt 27,11c Spinoza), de par la médiation des prophètes et de la passion (*phiMt 28,19a Spinoza). Au passage, soulignons combien le Christ de Spinoza est énigmatique (un projet de synthèse sur →Spinoza et le Christ est d’ailleurs lancé sur notre plateforme bibletraditions.org). Enfin, le Christ des

philosophes que nous avons lus peut être roi au-delà de toute fausse humilité (*phiMt 28,18b Pascal), de toute apparente domination du mal (*phiMt 28,18b Kant), par une sagesse surhumaine (*phiMt 28,18b Spinoza). Si la croix est occasion de nombreux sarcasmes de la part des « Lumières », un certain nombre de philosophes s’élèvent contre sa réduction doloriste et ses caricatures. En particulier, un long texte de Kierkegaard met en scène l’enfant qui découvre un crucifix au milieu de son livre d’images, pour décrire les effets moraux du crucifix sur les âges de la vie (*phiMt 27,35a) — très loin de la réduction si fréquente de la croix en instrument de culpabilisation générale des populations. La mort de Jésus pose la question de celle de Dieu. Quand elle n’est pas « digérée » dans une dialectique subjectiviste qui la tourne en résurrection de la conscience (Kant, Hegel), elle semble présentée comme un événement encore en cours chez Nietzsche (*phiMt 27,50), qui semble a posteriori avoir livré une glaçante prophétie des totalitarismes athées, très loin de la célébration théologique d’une recréation en Christ ou des méditations de la *Littérature pieuse en forme d’exercice de la bonne mort (*littMt 27,50). Comme on peut s’y attendre, la passion du Christ permet aux philosophes de revenir sur la « question du mal » et sur la théodicée. Diverses réductions philosophiques de la théologie de la « rédemption » et de la « substitution » sont ici rappelées, depuis la mort vicaire du pharmakos rappelée par Celse jusqu’à l’espèce de salut noétique de Pierre Gardeil appuyé sur René Girard, en passant par le solde de toute dette devant un rigoureux et capricieux comptable divin (Hobbes, *phiMt 26,28b). Les prophéties de Jésus et ses prières à Gethsémani et au Golgotha illustrent pour eux la difficulté de concilier omniscience et omnipotence de Dieu avec la liberté humaine. Feuerbach caricature la Providence en une implacable logique et durcit tout ce qui est narratif et contingent en lois inexorables (*phiMt 26,3a). D’autres évoquent une nécessité de la trahison de Judas (*phiMt 26,14). Ils apprécient diversement la réponse christique, sinon chrétienne, au problème de la souffrance et du mal, permanente (Weil) ou obsolète (Camus, *phiMt 27,46c à quoi m’as-tu abandonné ?). À la lumière du dogme de l’incarnation, la passion de Jésus, fils de Dieu, bouleverse donc l’image de Dieu. On le note, avec Jean-Luc Marion, dès le début du récit (*phiMt 26,3-5 Transformation de l’idée de « dieu »). Aussi les moments de déréliction du fils de Dieu deviennent-ils terrain de combats autour de la représentation chrétienne de Dieu. Les persiflages « Lumières » résonnent la chambre d’écho dangereusement construite par les effets pathétiques auxquels avaient eu recours les flamboyants orateurs sacrés du Grand Siècle (*Littérature ;

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Dans nos lectures, nous nous sommes laissés guider, entre autres, par Tilliette Xavier, Le Christ de la philosophie. Prolégomènes à une christologie philosophique (Cogitatio Fidei 155), Paris : Cerf, 1990 ; Id., La Semaine Sainte des Philosophes (Jésus et Jésus-Christ 53), Paris : Desclée, 1992 ; Breton Stanislas, La Passion du Christ et les philosophies, Teramo : Eco, 1954, rééd. Paris : Cerf, 2011.

Introduction générale

*Mystique). À force d’insister sur l’image de la justice à satisfaire par une victime digne de l’Offensé, ceux-ci caricaturèrent le système sacrificiel jusqu’à disloquer la théologie trinitaire, ce que les idolâtres de l’Être suprême ne manquèrent pas d’exploiter. Ainsi déformée, la révélation d’un Dieu trine déclenche non seulement le sarcasme antitrinitaire chez d’Holbach (*phiMt 26,39b si c’est possible) et Feuerbach (*phiMt 26,39b Père), mais aussi l’intéressante sophistication dialectique de Hegel (*phiMt 28,19b) et la réponse de Blondel (*phiMt 26,39b si c’est possible) et de certains existentialistes (*phiMt 27,46c Mon Dieu, mon Dieu). Le monde En cosmologie, la passion et la résurrection du Christ permettent aux philosophes de poser régulièrement la question du surnaturel et du miracle. Bien sûr, la petite apocalypse à la mort de Jésus déclenche moult commentaires (*phiMt 27,45-53). Des plaisanteries de Voltaire contre ces « impertinences » aux rationalisations de Hegel, il y a un lien évident avec la querelle sur Phlégon, reprenant une tradition antique, commencée dès le 17e s. (*littMt 27,45.51cd). Plus haut dans le récit, c’est l’épisode de l’institution de l’Eucharistie qui excite l’imagination philosophique, surtout à partir du moment où la vision du monde se sécularise. On rappelle leurs approches diverses de l’Eucharistie, de l’esthétique chez Gardeil à la phénoménologie de la communion chez Hegel, en passant par la dialectique du sensible et du spirituel chez Feuerbach (*phiMt 26,26-29). Les philosophes même non croyants développent au passage des raisons de convenientia à l’existence du sacrement qui méritent d’être reprises dans la perspective croyante de la *Théologie. Une brève note marginale (*phiMt 26,26c.28a) renvoie à trois longues notes de synthèse rappelant la doctrine de la →transsubstantiation, sa conception comme « miracle » (→Miracles eucharistiques) et l’histoire des →variations philosophiques sur la foi eucharistique : des concepts aussi essentiels à notre compréhension du monde que ceux de la substance, de la subsistance et des accidents n’ont en fait jamais cessé d’être replacés sur l’enclume de la foi eucharistique. Et d’admirables synthèses naissent jusqu’à notre époque, comme celle de Pierre Gardeil, qui propose une apologétique à la fois ontologique, esthétique et éthique de la foi en la transsubstantiation (*phiMt 26,26c.28a ; et dans notre édition numérique : →Du culte à la culture : l’Eucharistie source de culture). Au-delà de la mort de Jésus, la centralité de sa résurrection dans la réflexion des philosophes qui s’intéressent à lui s’explique par son haut degré d’impossibilité. Elle est en cela comparable aux miracles eucharistiques. La critique du 18e s., soucieuse de tracer les limites de la rationalité, s’est donc tournée vers cet événement défiant toutes les lois de l’entendement et du monde. Le débat sur le statut du miracle n’a toutefois pas commencé au 18e s. (→Miracles dans l’historiographie ancienne, les Écritures et la tradition catholique) et il lui a survécu (→Miracles : objections et réponses en philosophie ; →Miracles : contamination de l’exégèse biblique par la question philosophique).

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La résurrection, vraiment ? Quant à la résurrection, même réductrices, les approches empiristes (*phiMt 28,17b Hume), rationalistes et pieuses (*phiMt 28,17b Kant), objectivantes et communautaires (*phiMt 28,8a Hegel), imaginaires (*phiMt 28,9a Feuerbach), sentimentales (*phiMt 28,17b Wittgenstein) et phénoménologiques (*phiMt 28,8a Henry) des philosophes sont donc considérables. Elles permettent à l’exégète d’éviter toute approche positiviste. Au-delà de la défense herméneutique de la véracité du témoignage apostolique (→La résurrection comme événement), c’est plus généralement la véracité des Écritures qui est mise en jeu (→Vérité et véracité de l’Évangile en philosophie) : comment savoir si leur contenu est fiable (*phiMt 28,13-15) ? La résurrection du Christ est présentée dans le NT exclusivement par des témoins, eux-mêmes non exempts de doute. Une fois arrivée « l’ère du soupçon » et de la déconstruction a priori, plusieurs philosophes posent à nouveau la question du témoignage, tel Ricœur (*phiMt 26,59a ; *phiMt 28,7-10). Pour mieux apprécier les témoignages de rencontres avec le Ressuscité, l’apport des phénoménologues contemporains en particulier est particulièrement remarquable (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité). L’homme Sur le plan de l’anthropologie, on retiendra la dénonciation du processus sacrificiel annoncée par le Judas de Kierkegaard (*phiMt 26,14) et amplifiée par René Girard et son ami et disciple Pierre Gardeil (*phiMt 26,3-5 ; *phiMt 26,33bc.35b ; *phiMt 26,63a ; *phiMt 26,69-75 ; *phiMt 27,27-31). Elle permet en particulier de décrire de la façon la plus cinglante le contresens absolu qu’a représenté l’interprétation antijuive de la passion de Jésus à partir de son « verset terrible » (*phiMt 27,25b Son sang, sur nous et sur nos enfants). Quant à la relation avec le judaïsme, il est frappant de comparer des regards philosophiques juifs sur la passion d’avant et d’après la Shoah (*phiMt 27,35a ; *phiMt 27,40d.43a) : Emmanuel Levinas est très loin de Simone Weil, qui perçoit la fulgurance d’un amour absolument divin (*phiMt 27,46c). On rappelle aussi l’appréhension juive (Spinoza, Bergson, Levinas) et/ ou allemande-antijudaïque (*phiMt 28,15b Kant, Nietzsche) de la continuité célébrée (Bergson ; *phiMt 28,19a Spinoza) ou déplorée (*phiMt 28,15b Nietzsche), ou de la discontinuité (Kant, Levinas), entre judaïsme et christianisme. La dissociation de Jésus et de sa religion exerça une influence terrible dans l’histoire de l’exégèse néotestamentaire, jusqu’aux monstrueux « christs aryens » que certains échafaudèrent.151 La philosophie invite aussi à approfondir la notion de responsabilité (*phiMt 27,25), si l’on prétend poser la question des →responsables de la mort de Jésus. Plus circonstanciellement, les philosophes posent, à propos de la passion de Jésus, des questions essentielles comme celle du malheur et du suicide (*phiMt

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Heschel Susannah, The Aryan Jesus: Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton NJ : Princeton University Press, 2008.

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La passion selon saint Matthieu

26,2b et le fils de l’homme est livré), ou celle de la jalousie (*phiMt 27,18). Bref, la lecture des philosophes inspirés par la Bible est d’un grand intérêt pour l’exégète des Écritures aujourd’hui. En négatif, elle l’aide à prendre conscience d’innombrables préjugés qu’il a plus ou moins assimilés, en particulier la tendance à réduire la religion aux limites de la simple raison. Par exemple, lorsque le baptême devient un lien politique (*phiMt 28,19b Hobbes) et l’enseignement du Christ une pure éthique (*phiMt 28,20a Spinoza et Kant ; →Spinoza et les Écritures : aux sources de la méthode historico-critique ; →Kant ou la rationalisation morale de l’Écriture : de la Bible impure à la Bible pure). En positif, plusieurs philosophes jettent les fondements d’une véritable poétique de la Parole de Dieu : le très abstraitement sophistiqué Hegel lui-même n’y était pas insensible (que l’on songe à son appréciation de la valeur esthétique de la parfumeuse de Béthanie : *phiMt 26,10c). Elle affleure encore plus chez des phénoménologues fortement imprégnés de tradition rabbinique (comme Levinas) ou johannique (comme Michel Henry, *phiMt 26,64a). Leur détection fascinante de la réticence divine à entrer dans le langage mondain de la puissance est développée dans la note de synthèse →Silence et parole de Jésus : une théologie narrative du Verbe.

Littérature — *litt L’étude de la réception littéraire permet d’apprécier l’influence du texte et la transformation de sa compréhension au fil des changements vécus par une culture donnée. Les notes *Littérature explorent l’intertexte non biblique de la péricope dans les œuvres littéraires qu’elle a inspirées de près ou de loin. Ces notes sont de deux types : (1) des synthèses de l’interprétation donnée par plusieurs auteurs ou par un auteur majeur au fil de sa carrière (autant que possible, les références sont données en fin de synthèse) ; (2) des citations de tel ou tel auteur particulièrement éclairantes (son nom et la référence à son ouvrage sont donnés avant la citation). ļ La réception littéraire du donné biblique est considérable. Pour ne pas étouffer par son volume les lectures exégétiques et théologiques de l’Écriture, on se limitera aux œuvres, ou aux passages dans les œuvres, qui reçoivent précisément la péricope annotée.

Comme on l’a rappelé avec Auerbach et Lewis au terme de nos propositions sur le *Genre littéraire des derniers chapitres de l’Évangile selon Mt, la passion du Christ est en elle-même une fondation révolutionnaire de la littérature occidentale. La narration réaliste, en effet, y commence avec la passion, tout comme la narration du *Cinéma le ferait des siècles plus tard. Entre les deux se situe la re-naissance du théâtre au haut Moyen Âge à partir de la liturgie, dans les églises, en lien immédiat avec la proclamation de la mort et de la résurrection (ludus paschalis).

principalement les textes faisant du langage lui-même une valeur, mettant donc en œuvre un art poétique. Mais nous prenons le terme aussi au sens sociologique où il désigne l’ensemble des productions textuelles d’une société donnée, pour classer dans cette rubrique diverses œuvres hybrides qui ne relèvent spécifiquement d’aucune autre : par exemple, le baroque Pasquier Quesnel, le classique Bossuet, le philosophe mais aussi prêtre dévot Malebranche, auteur des Méditations chrétiennes, la romantique mystique Anne-Catherine Emmerich, dont les visions furent rédigées par le poète Clemens Brentano, l’historien Renan, dont le Jésus réduit aux limites de l’humanisme bourgeois doit autant à l’habileté stylistique de l’ancien séminariste qu’à la « science » (*littMt 28,1b), l’anthropologue René Girard. On considère aussi comme « littérature » les apocryphes parabibliques tardifs (textes apocryphes et hagiographie antique, en particulier autour de Pilate et de sa femme, de Judas, etc.), tout ce qui s’est développé à partir de la littérature canonisée (théâtre sacré, littérature paramystique, productions des orateurs sacrés et des auteurs de traités ascétiques), sans être œuvre d’auteurs eux-mêmes reconnus officiellement pour saints ni pour mystiques. La littérature a une certaine liberté par rapport à la religion et peut poser des questions impertinentes là où les théologiens, pasteurs et prédicateurs le peuvent plus difficilement dans la mesure où ils sont en charge de foi orthodoxe et de saine morale. Elle a aussi une certaine liberté par rapport à la « science » des exégètes qui, soucieux de maintenir leur magistère universitaire sur le sens de l’Écriture, font si souvent preuve de manque d’imagination. Dans la continuation de la *Tradition chrétienne et de la *Mystique, les auteurs de fictions soumettent le texte au feu de l’invention littéraire. Comme des miroirs grossissants ou déformants, leurs inventions révèlent souvent des possibles du texte et de l’histoire qu’il raconte encore inaperçus. Une grande partie de la littérature moderne et contemporaine a d’ailleurs un fonctionnement religieux, depuis qu’elle a cherché à se constituer en avant-poste de la recherche de sens avec des auteurs se prenant non seulement pour des éclaireurs, mais même pour des mages ou des prophètes (Hugo), des évêques (Mallarmé), des voyants ou des sorciers (Rimbaud) — remarque que l’on doit d’ailleurs étendre à l’ensemble des arts d’aujourd’hui, hantés par « le sacré ». On aurait tort cependant de ne considérer comme « littéraires » que les œuvres résultant de l’idolatrisante adulation dont Paul Bénichou a jadis rappelé l’origine dans Le sacre de l’écrivain.152 La réception croyante et littéraire manifeste une surprenante puissance poétique du dogme (parfois soulignée dans nos titres « Interprétation dogmatique »). Il faut, par exemple, une grande inventivité

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Définition, extension et justification Nous prenons le terme « littérature » en un sens large, dérivé de la « fonction poétique » des linguistes. Y sont inclus

Bénichou Paul, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris : Corti, 1973. Pour aller plus loin, voir nos propositions « Littérature et théologie : deux herméneutiques rivales ? », dans Venard Olivier-Thomas, Thomas d’Aquin, poète théologien, vol. 1 : Littérature et théologie. Une saison en enfer, Genève : Ad Solem, 2002, 59-86.

Introduction générale

psychologique et verbale pour approcher les abîmes du pathos théandrique : les réussites du sonnet religieux baroque, n’invitent-elles pas en retour à interroger nos définitions souvent trop étroites ou prétentieuses de la littérature ? Comme le notait autrefois Henry Spitzmuller, la poésie métaphysique ou eschatologique des grands auteurs qui imaginent à partir de Dieu, plutôt que contre lui, vaut bien, en beauté littéraire et inspiration pour l’humanité, les grincements, le sentimentalisme ou l’« excrémentialisme »153 qui encombrent la scène littéraire d’aujourd’hui.154 Périodes, proportions et propensions À de rares exceptions justifiées par leurs conséquences dans notre corpus (p. ex. Dostoïevski, évoqué dans des références proposées par Marjorie Rousseau en *littMt 26,49c et *littMt 27,42b, et Tolkien en *littMt 28,3b.4.8a), nous nous limitons au domaine français. Les grandes périodes historiques comme l’« époque moderne » (1492-1789) et l’« époque contemporaine » (1789-) ne sont guère pertinentes dans le domaine littéraire. Voici la périodisation conventionnelle utilisée dans l’annotation littéraire de cet ouvrage, assortie de quelques remarques préliminaires : • Moyen Âge. La présence d’auteurs médiévaux dans notre ouvrage est énorme. C’est que, loin de voir dans le Moyen Âge le miroir d’une modernité qui se serait inventée en le contredisant, nous y voyons, avec Stéphane Mallarmé (et, différemment, Arthur Rimbaud), « à jamais, l’incubation ainsi que commencement de monde, moderne ».155 De la truculence au sublime, l’inventivité de la réception médiévale de la passion génère une efflorescence de genres littéraires. À l’intérieur des Passions théâtrales apparaissent de nombreux « morceaux à faire », comme les larmes de Pierre (*littMt 26,75c, déjà si importantes dans l’histoire de la littérature occidentale),156 la déposition de la croix (*littMt 27,55), le discours des gardes terrassés par la résurrection (depuis l’Évangile de Nicodème à Gréban : *littMt 28,11), les lamentations des disciples et des femmes (*littMt 28,1 ; *littMt 28,1b). Certains de ces morceaux acquirent à leur tour leur autonomie et débordèrent la littérature, tels les lamentations des femmes, qui finissent par créer le genre du planctus, intégré à la *Liturgie (*littMt 27,55). →La Passion en littérature dans l’Antiquité et au Moyen Âge • Renaissance (1450-1570) ; • Époque baroque (1570-1660, Poupo, Sponde, Le Clerc, Malherbe, Binet, Camus, Balin, Vitré, Bourgoing) ; • Classicisme (1660-1715, Pascal, Bossuet, Quesnel ; →La Passion dans la littérature de l’époque baroque et du classicisme). Notre annotation pour ces deux dernières périodes est d’une grande richesse : nous la devons à Marc Ruggeri, qui a produit une véritable philocalie baroque et classique de la passion, si abondante que de nombreux textes baroques et classiques présents dans notre version numérique n’ont pu être retenus dans la présente version imprimée. François Friche a enrichi ces

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notes du fruit de ses découvertes surprenantes d’échos évangéliques dans le roman comique de ces époques.157 • « Lumières » (18e s., Voltaire, Diderot). C’est à partir de cette période que le rapport culturel au texte biblique — jusque là relativement direct, au point que les artistes entraient dans son pathos théandrique pour l’amplifier dans la foi — fut médiatisé par les élaborations diverses d’esprits « libertins ». À la fin du 18e s., les auteurs littéraires semblent de plus en plus « libres » dans leur rapport au texte évangélique. Ou plutôt : des interprétations extrinsèques à l’univers de la foi traditionnelle semblent s’interposer entre les auteurs et les textes sacrés. L’inventaire ironique des « Lumières » est lui-même fortement dépendant de la véritable érudition de grands exégètes apologistes du temps, tels Dom Calmet (que Gilles Banderier nous fait redécouvrir dans →Dom Calmet [1672-1757], un bibliste trop oublié du temps des « Lumières »). Les vertiges religieux de certains préromantiques allemands se font sentir chez les romantiques français. • Romantisme (1800-1850, Chateaubriand, Nerval, Musset, Lamartine, Vigny, Sand, Hugo) ; • Parnasse (1850-1870, Leconte de Lisle) ; • Symbolisme (1870-1914, Baudelaire, Hello, Villiers de l’IsleAdam, Rimbaud, Mallarmé) ; • Décadentisme (1880-1900, Huysmans). Ces auteurs sont évoqués dans des notes dont bien des contenus furent proposés par Jean Cronier, Gaël Prigent et Esther Pinon. On a parfois prétendu qu’à la suite de la publication du Génie du christianisme (1802), la religion chrétienne et la France s’étaient en quelque sorte « réconciliées ». Certes, sauf exception, la figure de Jésus — contrairement à celle de l’Église — suscite respect, admiration, voire compassion, mais bien souvent sa nature divine passe au second plan ou est évacuée. En tout cas, il semble bien que la passion soit une sorte de Leitmotiv dans la poésie du 19e s. (il serait peut-être bon de s’interroger aussi sur ceux chez qui elle n’apparaît jamais…). Doit-on parler de passion-prétexte ? Prétexte à exprimer des inquiétudes personnelles, à proclamer la révolte individuelle ou la mort de Dieu, à déplorer le silence de Dieu, à ne voir en Jésus que l’homme souffrant ou l’homme exceptionnel, à confondre le Christ souffrant et l’humanité souffrante, voire à annoncer

Le mot est de Spitzmuller Henry, Poésie latine chrétienne du Moyen Âge, IIIe-XVe siècle (Bibliothèque européenne), Paris : Desclées de Brouwer, 1971, cxxx. 154 Nous étudions plus profondément le phénomène de vases communicants entre exégèse sacrée et littérature séculière, exégèse profane et Écriture sainte, qui se mit en place au cours du 19e s. ; voir Venard, « De la Bible à la littérature et retour », dans Id., Littérature et théologie, op. cit. (n. 152), 373-396. 155 Mallarmé Stéphane, Divagations, Paris : Bibliothèque Charpentier et Eugène Fasquelle, 1897, 302 (« Catholicisme »). 156 Cf. Auerbach, Mimésis, op. cit. (n. 19). 157 Friche François, Entre terre et ciel. Romans comiques et mystère de l’Incarnation (1620-1660) (La République des lettres. Études), Paris : Hermann, 2017. 153

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La passion selon saint Matthieu

un culte nouveau, celui de l’humanité. Plus rarement, le Christ de la passion est pris dans sa totalité. Il faut donc souligner d’emblée l’importance du « contresens » énonciatif de Madame de Staël dans la présentation de sa traduction du cauchemar athée extrait de Siebenkäs, roman de Jean Paul Richter (*littMt 27,52-53), dans l’émergence de la figure du « Christ moderne », peu sûr de sa propre identité et ravagé de doutes sur sa mission ultime. Dans la lecture romantique de la passion, deux moments semblent privilégiés : le jardin des Oliviers et le Golgotha. La crucifixion a concentré l’intérêt des écrivains. Chacun y va donc de sa réécriture, qu’il veut la plus réaliste, la plus touchante, la plus convaincante ou la plus horrible. • 20e s. (Bloy avec Christophe Bourgeois ; Claudel avec MarieÈve Benoteau-Alexandre ; Péguy avec Marie Gil ; Mauriac et Bernanos avec Monique Gosselin-Noat ; Cendrars ; Pagnol ; Grosjean). La morsure du rationalisme ou du nihilisme est bien présente, jusque chez les plus ardents croyants qui peinent à sentir la joie de la résurrection (*littMt 28,17b Bloy). Grâce à Maxime Decout, nous lisons ici d’importants auteurs juifs francophones comme Cohen et Gary, mais aussi Coetzee. • 21e s. (roman : Schmitt, Nothomb ; essai : Michon), avec David Galand, Maria Cristina Álvares et Marjolein van Tooren. Plusieurs démarches récentes (comme l’étonnant roman Soif d’Amélie Nothomb en 2019, intégré trop tard à la version numérique de notre passion pour figurer dans cette version imprimée) ou en cours ont valeur de témoignage de la persistance de la passion comme instance donatrice de sens, même dans la littérature qui se prend pour une religion. Plus généralement, sur la période contemporaine, on consultera avec profit l’ouvrage dirigé par un de nos collaborateurs, Maxime Decout (et Émilie Walezak), Au nom du Père. Les réécritures contemporaines de la Passion (Rencontre 171), Paris : Classiques Garnier, 2017. Nous récoltons notre moisson d’auteurs et d’œuvres sous forme de notes de synthèse présentant succinctement les auteurs retenus, époque par époque. Ces gerbes sont consultables sur notre version numérique (bibletraditions.org). Nous n’imprimons dans ce volume que celles qui présentent les corpus les plus abondants dans notre annotation (baroque et classicisme). Types de notes Quelques notes de synthèse sont particulièrement riches. Nos collaborateurs pour la rubrique *Littérature nous ont permis d’en réaliser de très importantes, par exemple, sur les représentations de la →croix de Jésus dans la littérature et sur les →interprétations littéraires des cris de Jésus en croix. L’une des plus intéressantes est sans doute la →descente de Jésus aux enfers, où le dogme — part intégrante de la sotériologie chrétienne — doit beaucoup à l’imagination des artistes depuis les →Actes de

Pilate. Outre une note de synthèse dédiée, deux notes successives permettent d’en suivre de grandes interprétations littéraires, de l’Antiquité à notre époque (*littMt 27,52-53). Au fil du récit, de longues notes esquissent la réception littéraire des principaux moments de la passion, qui apparaît comme autant de miroirs de la condition humaine présentés aux espoirs et aux peurs des époques et des milieux traversés : par exemple, la tristesse de l’agonie (*littMt 26,38b), dont les amplifications littéraires reflètent en particulier l’angoisse suscitée avec l’effondrement de la foi christologique traditionnelle à la fin du 18e s. ; la flagellation (*littMt 27,26b) ; le couronnement d’épines (*littMt 27,29a) ; ou encore, au moment de la mort de Jésus, l’apparition des signes cosmiques qui déclenche une grande inventivité poétique, depuis les amplifications de Gréban jusqu’aux réécritures de Péguy et Claudel, en passant par les disputes des « Lumières » contre les apologistes de leur temps (*littMt 27,45.51cd). Surtout, de très nombreuses notes plus courtes donnent des échos littéraires à tel ou tel détail du texte évangélique. En introduction, signalons simplement quelques traits généraux et quelques exemples de la réception littéraire de la passion qui nous semblent remarquables. La littérature comme exégèse… … théâtrale. La crucifixion à la romaine était historiquement, dans son *Milieu de vie, perpétrée comme un théâtre de la cruauté (*ancMt 27,37b). Elle retrouve la scène dans les →Passions théâtrales, où la frontière entre réalité et fiction, entre littérature et *Liturgie, entre représentation et célébration est brouillée. En littérature, comme peut-être dans la réalité, la tragédie et la farce ont souvent partie liée (*littMt 27,31b). … psycho-narrative. La mise en scène des divers personnages de la passion invite à les doter de tempérament, de psychologie. Qu’ils soient sujets de biographies fictives, ou que leurs courants de conscience soient objets d’amplifications, les personnages de la passion ne cessent d’inspirer les auteurs de fiction. D’une certaine façon, les Passions médiévales ont déjà tout expérimenté : elles inventent les motivations des personnages au fur et à mesure qu’ils entrent dans l’action. Nous suivons Arnoul Gréban d’un bout à l’autre du récit, dans ses amplifications des délibérations des prêtres (*littMt 26,3-5), des sentiments qui animent « la femme » (*littMt 26,7 ; *littMt 26,7a), des motivations de Judas (*littMt 26,14-16), des sentiments des disciples (*littMt 26,35c), etc. Des monologues intérieurs diversement reconstruits aux 19e et 20e s. viennent encore éclairer le point de vue de Pierre (*littMt 26,69-75). C’est également en forme de flux de conscience interne que les romanciers contemporains réactualisent les interrogations sur les motifs de la condamnation de Jésus (*littMt 26,4). … prosopographique. Depuis les apocryphes chrétiens des premiers siècles jusqu’aux romans contemporains, en passant par le théâtre sacré du Moyen Âge et le roman (en attendant la *Musique, la *Danse et le *Cinéma), les biographies des divers

Introduction générale

personnages finissent considérablement enrichies : par exemple, Caïphe (*littMt 26,57a), Pilate (excusé par Gréban : *littMt 27,11b, mais dont la valeur morale et la destinée restent profondément ambiguës au fil des siècles : *littMt 27,24b), Barabbas (*littMt 27,16), la femme de Pilate (*littMt 27,19b), Joseph d’Arimathie (*littMt 27,57b). Le personnage de Judas, bien sûr, fascine la modernité (→Judas Iscariote : fortune littéraire). Sa première élaboration complète apparut chez Thomas De Quincey (1785-1859).158 De Quincey présente une dialectique à trois temps entre Judas et Jésus : (1) Judas n’est pas un traître, mais le meilleur représentant (le plus conséquent en tout cas) des espérances messianiques-révolutionnaires du judaïsme de son temps. (2) Il est en symbiose mentale avec un Jésus qu’il estime victime du syndrome de Hamlet : confondant royaume de Dieu et restauration du royaume davidique en Israël, il voit en son maître un excellent leader, hyperdoué pour la spéculation mais trop plein d’hésitations, voire de doutes, pour l’action. (3) Il finit par penser qu’il comprend mieux que Jésus ce qu’au fond Jésus veut et se sent investi de l’énergie qui manque à son maître pour le réaliser. … poétique. L’ingéniosité de l’alexandrin baroque éclate dans la structure du sonnet, dont le concetto central donne profondément à penser, au point d’en faire de véritables exercices spirituels. Nous en citons plusieurs, construits, par exemple, autour du vase-cœur de Marie-Madeleine (*littMt 26,7) ou du dialogue des deux volontés divine et humaine du Christ (*littMt 26,39c.42b). Des siècles plus tard, la poésie de Musset exhale une nostalgie du Christ d’une actualité saisissante dans la culture postchrétienne d’aujourd’hui en Europe (*littMt 26,11b). Plus tard encore, et de toute autre manière que les sonnettistes baroques ou classiques, Claudel fouraille poétiquement dans la chair des mots des Écritures pour faire faire à son lecteur l’expérience vécue d’affirmations théologiques qui risqueraient de rester des abstractions ou des allégories (*littMt 26,7). Le lien entre la croix et l’Eucharistie est génialement noué à partir de Jr 11,19 (*littMt 27,31c). L’espérance est minusculement ravivée par la légende du rouge-gorge dans le recueil de Henri Pichette, Les ditelis du rougegorge, en 2005 (*littMt 26,36-46). Registres et tons Sous la plume des poètes, des romanciers et des dramaturges, la passion se dit dans tous les registres. Le regard des auteurs se fait parfois presque archéologique avec la légende du coq dans les contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam (*littMt 26,74b). Péguy se montre sensible à la puissance du symbolisme des pièces de la vente du frère au-delà de la Légende de la vraie Croix (*littMt 27,3b). La réception littéraire tend au pittoresque, par exemple, dans les variations du regard poétique sur Judas pendu (*littMt 27,5b) : tantôt damné, figure du poète maudit, tantôt plus fidèle ami et véritable initié. C’est le merveilleux qui est atteint avec la résurrection chez Arnoul Gréban, qui met carrément Dieu le Père en scène (*littMt 28,2-4) et multiplie les

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apparitions de Jésus à toutes celles et à ceux qui l’ont aimé (*littMt 28,8b). La même résurrection est transposée chez Tolkien (*littMt 28,3b.4.8a), moralisée chez Schmitt (*littMt 28,6b), moquée chez Coetzee (*littMt 28,6b). Bien sûr, le pathétique est omniprésent, en particulier chez les poètes, mais on trouve aussi le registre hypocoristique dans nombre de scènes à faire élaborées durant les Passions médiévales. Il se continue dans le burlesque d’inversions, pleines de sens, des romanciers comiques du 17e s., moins libertins qu’on ne l’a longtemps pensé :159 Cyrano de Bergerac réécrit à l’envers le reniement de Pierre (*littMt 26,69-75), Scarron raconte une grotesque « flagellation » de son antihéros Ragotin (*littMt 27,28). L’absurde n’est pas absent non plus (p. ex. *littMt 28,13b donne l’amplification, dans divers genres, de l’absurdité du « quand nous dormions » des gardes du tombeau). Le registre polémique lui-même apparaît. Polémique interconfessionnelle entre chrétiens surtout, où l’on voit, par exemple, les réformés reprendre et accentuer la critique médiévale du clergé en la tournant en critique de la hiérarchie et des prétentions de l’Église romaine (*littMt 26,3-5), les grands prêtres faisant figures d’ecclésiastiques catholiques (*littMt 27,7), où l’on voit aussi la foi eucharistique catholique réduite au grotesque chez Dumoulin (*littMt 26,29b). Polémique judéo-chrétienne aussi : les titres de plusieurs notes signalent les échos d’un antijudaïsme invétéré (p. ex. *littMt 28,12a). Quant au rapport avec le judaïsme, la littérature apporte aussi quelques lumières : par exemple, celle d’un Paul Claudel bien conscient de la dette chrétienne envers le peuple juif (*littMt 27,1-2) et celle de la variété d’interprétations du « verset terrible » chez les romanciers et les poètes (*littMt 27,25b Son sang, sur nous et sur nos enfants). Au cœur de la *Liturgie dans ses sermons du vendredi saint, prononcés devant la cour au sommet de la prédication du carême, loin de faire des Juifs en général un bouc-émissaire, Bossuet invite les fidèles catholiques au repentir et à s’accuser eux-mêmes de ce « déicide » (*littMt 27,22c). Son Troisième sermon pour le vendredi saint cite l’Écriture (en latin puis en français : Hic est sanguis meus novi testamenti « C’est ici mon sang, le sang du Nouveau Testament », Mt 26,28), puis en trois points dénonce le péché, rappelle la responsabilité de l’entourage de Jésus et invite à la pénitence et à la charité.160 Le sarcastique (Gary) apparaît dans le roman juif d’après la Shoah, à côté des réinterprétations pathétiques (Fleg) du lien entre Jésus et le peuple juif (*littMt 27,22c). Mais l’inversion ironique de l’ancien antijudaïsme sur le titre de « roi des Juifs » chez Cohen (*littMt 27,37b) et sur la séquence passion-résurrection revécue par le héros Cohn chez Gary (*littMt 27,39-44), ne retrouve-t-elle pas en profondeur l’ironie du récit de la passion selon Mt ?

De Quincey Thomas, « Judas Iscariot », Hogg’s Instructor II/10 (1853) 337-342. 159 Friche, Entre terre, op. cit. (n. 157). 160 →Bossuet Vendredi saint (3e sermon), éd. Lachat, vol. 10, 54-73. 158

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Apports et ouvertures aux autres disciplines On a déjà indiqué plusieurs rubriques en interaction avec la réception littéraire de notre corpus. Allons un peu plus loin à ce sujet. Dans ses variations sur la passion du Christ, la littérature rencontre la *Liturgie. Par exemple, les reliques de la passion inspirent des légendes puis des cycles entiers, comme ceux du Graal (*littMt 26,27a). Zacharie de Vitré greffe génialement une poétique de la descente aux enfers au sommet de la moquerie contre Jésus (*littMt 27,42b). La *Théologie (ou, pour les époques récentes, l’athéologie) n’est jamais très loin. La littérature peut ainsi dériver directement du dogme, par exemple, aux temps où le peuple vivait le catéchisme : le dogme d’une Personne en deux natures fournit la forme presque théomachique de l’angoisse de Jésus (*littMt 26,37b) et dialectique de la toute-puissance et de l’incarnation dans un sonnet-théorème de La Ceppède (*littMt 28,18b). Les auteurs sont parfois plus simplement apologétiques, et il faut ici rendre justice aux œuvres de →Dom Calmet (1672-1757), bibliste trop oublié du temps des « Lumières », comme à celles de Gabriel Seigneux de Correvon (1695-1775), dont l’érudition, en particulier dans les notes et dissertations dont il enrichit sa traduction de The Evidences of the Christian Religion de Joseph Addison, contribua à l’information biblique, historique et apologétique de nombre de ses contemporains, tant apologistes croyants qu’ironistes libertins. Avec la *Philosophie, les contacts des auteurs littéraires sont incessants. D’abord, parce que certains philosophes sont aussi de grands auteurs littéraires et émargent donc à nos deux rubriques d’annotation. Pour Rousseau, par exemple, l’hypothèse de Dieu n’est pas pure spéculation philosophique : c’est un besoin du cœur. Si Dieu n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne. Le Dieu de Rousseau est l’Être central qui jugera tout. Le Christ dans Fiction, ou Morceau allégorique sur la Révélation, par sa seule présence pleine de tendresse, établit le triomphe du bien et dissipe le mal. Le vicaire savoyard a fermé tous les livres, sauf l’Évangile : le Christ est moins un médiateur entre Dieu et les hommes qu’un modèle moral à imiter et une consolation dans l’épreuve. Il est l’archétype du juste calomnié par son peuple. Dans la *Mystique, enfin, nombre d’écrivains puisent leur inspiration. Loin des difformités métaphoriques de l’expiation ou de la rédemption, Mauriac et surtout Bernanos captent l’essentiel de la passion sous le signe de l’amour (*littMt 26,28b). L’influence de Thérèse de Lisieux sur Bernanos est bien avérée (*littMt 27,46c). Certains écrivains sont eux-mêmes mystiques, tel Blaise Pascal, qui apparaît dans notre annotation en philosophie et en littérature : enfant prodige, géomètre génial, expérimentateur doué (confirmation de l’existence du vide), inventeur de la machine arithmétique et du « carrosse à cinq sols » (première ligne d’omnibus parisiens), Blaise Pascal se convertit sous l’influence de Port-Royal. À partir du 23 novembre 1654, « nuit du Mémorial », Pascal quitte toute vie mondaine. La mort l’empêche de terminer son Apologie de la religion

chrétienne, dont les brouillons, sous forme de fragments, sont connus mondialement aujourd’hui sous le titre de Pensées. Son Dieu est de « feu », « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ » (Mémorial, →Pensées, Laf. 913 ; Sel. 742). Jésus-Christ manifeste l’ordre de la charité, bien au-delà de l’ordre des corps et de celui des esprits, inaccessible sans une grâce venue d’en-haut. Il est d’usage d’inclure dans Pensées « Le mystère de Jésus » (daté de 1655, Laf. 919 ; Sel. 749), méditation mystique, au cours de laquelle Pascal revit la passion. Même avec la *Danse, quelque rapprochement est possible. Par exemple, la triade de condamnés du Golgotha et de la Trinité fait par La Ceppède (*littMt 27,38a) préfigure et inverse l’incorporation trinitaire génialement chorégraphiée par John Neumeier (→La passion selon saint Matthieu, ballet de John Neumeier : un sommet chorégraphique de la culture occidentale). Espoir L’étude de la réception littéraire de la passion enrichit ainsi considérablement les études bibliques. Un peu dans la continuation des Pères, différents auteurs peuvent réapprendre à leurs lecteurs la non-opposition du symbolique et de l’historique. Péguy propose en ce sens une lecture génialement antipositiviste de la passion à une époque où le monde clérical, dont il a prophétiquement toisé la médiocrité morale, est déjà à la remorque de la « modernité » culturelle (*littMt 26,13c). C’est surtout le paradigme de la parole poétique qui nous semble de nature à réenchanter la relation avec le texte de l’Évangile : la refondation eucharistique de la parole humaine dans la bouche du Verbe incarné ne pouvait que fasciner les poètes.161 Les notes consacrées aux riches interprétations littéraires du « ceci est », époque par époque, permettent de dépasser les clivages confessionnels dans la réception du récit d’institution et de retrouver une action de grâce (*littMt 26,26c). De même, la mise en scène de l’écrit sur la croix, source de si profondes méditations sur le langage et le Verbe chez les théologiens,162 retient l’attention des hommes de lettres : les variations sur le titulus vont jusqu’à la réécriture pure et simple (*littMt 27,37b). Enfin, les poètes sont sensibles à la charge (méta)littéraire de nombreux passages. Le contemporain aussi majeur que discret que fut Jean Grosjean expose la dramatique la plus profonde du Christ-Langage, Verbe divin auto-empiégé aux mots des hommes « dieu, blessé à mort par sa parole se voit luimême et se voit vulnérable » (→Gloire, 182 ; cf. *littMt 26,39c.42b Grosjean). Il rejoignait l’extraordinaire affirmation d’un des fondateurs de la Nouvelle Critique, Northrop Frye, qui Cf. Pickstock Catherine, Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, trad. par Joulié Gérard et Solari Grégory (Angles vifs), Genève : Ad solem, 2001. 162 Ces méditations se prolongent en développements, y compris canoniques, sur les « langues sacrées », suscitées par la précision johannique sur les trois langues de l’écriteau (Jn 19,20). Voir Venard, Pagina sacra, op. cit. (n. 142), 549-555. 161

Introduction générale

nous semble enclore tout l’admirable et le pathétique et le comique de la passion du Christ : →Frye Code « Dès lors que Dieu parle […] il se condamne à mort » (trad. Malamoud, 168). Bien avant lui, très remarquable est la tradition de la croix comme livre (voir n. 142) — tradition presque totalement oubliée à notre époque d’oubli du langage. Elle connut une apogée dans ce sonnet du grand siècle, qu’il nous est impossible de ne pas citer en épigraphe des présents volumes : Jésus puisqu’en toi seul mon dessein se termine, Je consacre ce livre à tes derniers abois ; Tes tourments sacrés-saints font que je te le dois Comme un humble présent dont ils sont l’origine. Le papier précieux de cette chair divine, L’encre de ton beau sang, la presse de la croix, T’ont fait l’original dont par un digne choix, J’entreprends la copie et décris la doctrine. Vrai livre des élus, dont les saintes leçons Fournissent de matière à mes faibles chansons, Enseigne-moi le sens de ces sanglants mystères. Et, m’échauffant le sang de ton esprit vainqueur, Marque-moi, Dieu d’amour, de tes saints caractères, Et de ta propre main trace-les dans mon cœur. →Zacharie de Vitré « Jésus » (éd. Bastaire, 19).

Il existe une surabondante réception non verbale des Écritures. Déjà abordée, par exemple, dans les notes de *Liturgie, elle se déploie singulièrement dans les arts plastiques, visuels et sonores. Chacune des disciplines envisagées constitue une science à part entière et peut donner lieu à des notes techniques recourant à son vocabulaire spécialisé. Arts visuels — *vis Cette rubrique inventorie les principales représentations visuelles (dessin, peinture, sculpture) du thème, de la scène ou de l’épisode rapporté par le texte. Autant que possible, elle en décrit la première représentation connue, puis elle rapporte l’histoire des variations par époque, domaine, aire culturelle, en s’attardant aux œuvres majeures qui font partie de la culture de l’honnête homme du 21e s.

Définitions et méthode De l’art des catacombes à l’art abstrait des églises occidentales contemporaines, en passant par la sculpture romane et les primitifs italiens — pour ne parler que de la branche occidentale — ces notes décrivent des moments importants de la réception de la passion tant dans l’art religieux que dans l’art sacré. Les œuvres d’art religieux livrent les interprétations personnelles que font les artistes de sujets déterminés. L’artiste peut, dans ces conditions, se faire porte-parole d’une tendance idéologique — au risque d’instrumentaliser les Écritures sans rencontre vive avec la Présence réelle qui s’y donne. Dans l’art sacré, l’artiste se met au service d’un but suprême et sacré, en cherchant pour interlocuteur en face de soi-même le Créateur — qu’il Le serve

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de son art ou cherche à rivaliser avec Lui. Au-delà de toute illustration ou décoration, l’art sacré déploie ses œuvres dans le domaine spirituel, tant dans la pratique des artistes que dans la contemplation de ceux qui jouissent de leurs œuvres… Pour éclairante qu’elle soit, cette distinction entre art religieux et art sacré n’est cependant pas assez fonctionnelle pour organiser l’annotation visée ici. Nous avons plutôt retenu la distinction entre un art liturgique (décrit plutôt dans la rubrique *Liturgie) et le reste de la production artistique inspirée par la Bible. Pour nous aider à rédiger ces notes, Sophie Mouquin a fait un inventaire en s’efforçant de privilégier des représentations de ce qui est propre à la passion selon Mt. Péricope après péricope, elle a recensé les premières représentations visuelles connues, que ce soit sur des monuments, des meubles, ou sous forme de peintures ou de sculptures autonomes. Elle a scruté leurs relations plus particulières avec le texte de Mt et brossé à grands traits l’histoire des variations des représentations dans l’art occidental jusqu’à nos jours. Mathieu Beaud et Pauline Duclos-Grenet ont enrichi de nombreuses notes en décrivant la fragmentation des grandes séquences narratives de la passion en épisodes/scènes-images à faire, par exemple, la fragmentation progressive de l’épisode de l’arrestation de Jésus en baiser de Judas, dialogue entre Jésus et les gardes, essorillement du serviteur du grand prêtre, départ de Jésus et fuite des disciples (*visMt 26,47-56),  ou encore le procès romain se ramifiant en cinq épisodes (*visMt 27,11-26). Ils rappellent aussi les variations dans l’histoire de la représentation de tel ou tel personnage : ainsi du traître en peinture (*visMt 26,14) ; de la communion des apôtres (*visMt 26,2629) ; de Procula, femme de Pilate, tantôt sainte, tantôt démon (*visMt 27,19, ce qui montre combien les artistes anciens avaient saisi en profondeur le schéma actantiel de la passion) ; des deux larrons (*visMt 27,38.44) ; de l’enrichissement progressif puis de l’épuration des représentations de Marie-Madeleine (→Marie-Madeleine : éléments d’iconographie) ; des saintes femmes au pied de la croix (*visMt 27,55-56). Importance exégétique L’image est d’un grand intérêt exégétique. Il faut le souligner ici, en mettant en valeur de nombreux points de rencontre avec d’autres disciplines de notre commentaire. D’emblée, les notes en arts visuels font des ponts évidents avec la *Danse et le *Cinéma, puisque les peintres et les sculpteurs offrent à chaque fois un éventail de possibilité pour la (re)mise en espace des textes évangéliques. Elles en font aussi avec la *Littérature (p. ex. *visMt 26,69-75 permet de suivre au fil des époques l’interprétation du reniement et des larmes de Pierre, dont on a dit la révolution littéraire qu’elle constituait dans l’Antiquité ; supra : *Genres littéraires : irréductible historicité, Auerbach). En cela, elles vont déjà beaucoup plus loin que de simples illustrations et constituent une véritable exégèse biblique. En diachronie, les arts visuels obligent souvent l’exégète à relativiser les représentations qu’il se fait de tel ou tel épisode et à en reprendre la lecture à nouveaux frais. Le cas de l’agonie

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à Gethsémani est exemplaire : les premières représentations (byzantines) de l’épisode reflètent et suggèrent une lecture de l’épisode extrêmement différente du tragique ou du dolorisme qui s’est imposée par la suite (*visMt 26,36-46). En synchronie, ils permettent une approche en quelque sorte « cubiste » du texte biblique. Préfigurant la « lecture tabulaire », plus que linéaire préconisée par les théoriciens postmodernes, l’image peut juxtaposer ce qui est linéaire dans l’écrit, montrer plusieurs aspects à la fois (p. ex. le Christ à la fois homme et Dieu),163 le passé et le présent, les divers points de vue sur un même épisode (comme dans l’icône du reniement de Pierre à Novgorod ; voir supra : *Liturgie). Elle aide ainsi le spectateur ou le contemplateur à actualiser immédiatement l’histoire. Maints détails iconographiques déploient des allusions qui relèvent de l’*Intertextualité biblique et de la *Littérature péritestamentaire (p. ex. Adam au Golgotha : *visMt 27,33b). De l’art au sacrement L’image est également d’un grand intérêt pour la *Théologie. Souvent les artistes visuels ont suppléé les ellipses du récit. Ainsi la flagellation, qui tient en un verset, connaît-elle à partir du 9e s. un déploiement iconographique complexe (*visMt 27,26b), comme si la scène si « graphique » était devenue un des lieux privilégiés de la contemplation du Dieu incarné. La même remarque peut être faite pour la scène de la mise au tombeau (*visMt 27,60a). La simple mention de la réception du corps de Jésus donne lieu au développement de plusieurs images non scripturaires de « descente de croix », de « déposition de croix », de lamentations et de Pietà (*visMt 27,59). Le cas le plus spectaculaire est celui de l’icône de la →descente aux enfers du Christ, carrément devenue un article du Credo, inspirée de la petite apocalypse matthéenne à la mort de Jésus (*visMt 27,52-53). L’histoire de la représentation des acteurs de la crucifixion (*visMt 27,35-56 ; →Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles) dialogue avec l’interrogation séculaire en *Théologie sur les →responsables de la mort de Jésus. Les arts visuels touchent également aux relations de la passion avec la *Tradition juive, abordées dans des notes sur les personnages les plus controversés (les grands prêtres, Judas) ou portant sur des détails hautement symboliques (p. ex. *visMt 27,51a : les personnifications de l’Église et de la Synagogue). L’importance des enjeux de la réception visuelle de la passion n’a pas échappé aux pasteurs en charge de l’enseignement de la doctrine et de la discipline (voir, dans notre édition numérique, →Images et culte). L’art roman peut ainsi se comprendre comme la réception, de facto, des enseignements du concile de Nicée II (en l’an 787) sur l’image. C’est par les traductions latines — dues à Jean Scot Érigène — des œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, véritable philosophe de l’image dans la ligne de Plotin et même de Proclus, que la théologie de l’image, passée en Occident, put inspirer les productions iconographiques de l’art roman clunisien, non seulement en sculpture, mais aussi en fresques et enluminures produites à foison dans les

monastères et prieurés qui structurèrent la culture européenne médiévale. À partir du 16e s., la production artistique est durablement marquée par le concile de Trente. Lors de la 25e session du 3 décembre 1563, le décret De invocatione, veneratione et reliquiis sanctorum et de sacris imaginibus (« Sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les images sacrées ») réaffirme la décision du concile de Nicée  II promouvant les images, afin de répondre à un certain iconoclasme protestant. Cependant, pour mettre fin à ce qui paraissait comme des excès de représentation, des consignes sont données : que l’on abandonne les images susceptibles d’induire en erreur les fidèles, que les peintures soient approuvées par les évêques, que l’on abandonne les représentations indécentes. Très générales, ces recommandations furent petit à petit précisées par des théologiens, en particulier Gabriele Paleotti, archevêque de Bologne, auteur d’un Discorso intorno alle immagini sacre e profane (1582) et Johannes Molanus, auteur d’un De picturis et sanctis imaginibus (1570). Elles déployèrent toute leur fécondité dans le dialogue entre les artistes et les pasteurs baroques et classiques. Avec eux, la réception de la passion dans les arts visuels acquiert une valeur sacramentale pour la *Liturgie. La reprise chrétienne de l’adage horatien Ut pictura poesis, déjà reçu comme un topos au 4e s., vise moins la mimèsis que le mysterium. Le concile de Trente, repris par Bossuet dans l’Exposition de la doctrine de l’Église catholique, recommande une peinture plus figurative qu’imitative, moins représentative que présentative. On n’admire pas sa capacité de faire illusion, mais plutôt le fait qu’elle mette en présence. « Ainsi, à parler précisément et selon le style ecclésiastique, quand nous rendons honneur à l’image d’un apôtre ou d’un martyr, notre intention n’est pas tant d’honorer l’image, que d’honorer l’apôtre ou le martyr en présence de l’image. »164

L’image artistique peut ainsi devenir une véritable participation sacramentale à l’unique Image de Dieu qu’est le Christ. « Voyez le Fils de Dieu : il est la parfaite image du Père, son Verbe, son intelligence, sa sagesse, le caractère de sa substance et le jaillissement de sa gloire (He 1,3). […] Tel est le devoir ou plustost telle est la nature de l’image. »165

Or « l’art de peinture », pour parler comme Pierre de Bérulle, fait naturellement passer de la pensée à l’action : « Nous n’avons point à porter en nous l’image du vieil homme, mais celle du nouvel homme. Et pour parler plus clairement, nous avons à peindre un seul objet et le plus excellent objet qui soit, […] JésusChrist notre Seigneur, qui est l’image vive que le Père a formée et exprimée en soi-même. Et nous avons à passer notre vie en ce bel

→Luz Matthäus 4,349. Bossuet Jacques-Bénigne, Exposition de la doctrine de l’Église catholique (1671), éd. par Vogt Albert (La Pensée chrétienne), Paris : Bloud, 1911, 121. C’est à Marc Ruggeri que nous empruntons toutes les références dixseptiémistes et plusieurs formulations des paragraphes qui suivent. 165 →Bossuet Méditations, éd. Dréano, 195. 163 164

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et noble exercice, auquel nous sommes exprimant et formant, en nous-mêmes, celui que le Père éternel a exprimé en soi et qu’il a exprimé, au monde et au sein de la Vierge, par le nouveau mystère de l’Incarnation. »166

Autant dire qu’un des exercices spirituels promu par la réformation catholique fut le travail de l’imagination pour se représenter l’Image incarnée. Les Exercices spirituels (1548) d’Ignace de Loyola, en recommandant les « compositions de lieu » en particulier, fondent en quelque sorte la « rhétorique des peintures », orchestrée par la suite dans le Traité de l’oraison et de la méditation (1557) de Louis de Grenade, les Tableaux sacrez (1601) et La Peinture spirituelle (1611) de Louis Richeome, jusqu’à l’Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices (1621) d’Étienne Binet. Du coup, certaines notes en art visuels confinent à l’annotation *Mystique, car ce sont bien souvent les enluminures, peintures et sculptures — images pieuses du →Vir dolorum, des →Arma Christi, de la →Croix et du Crucifié — qui ont fourni aux voyants les détails visuels pour imaginer les scènes. Le lien entre les planctus de la *Littérature, les séquences de la *Liturgie et les images de déposition de croix et de lamentation sont évidents. Plusieurs notes en marge du texte sur la couronne d’épines (*visMt 27,29a), sur les chemins de croix (*visMt 27,32b), sur le partage des vêtements (*visMt 27,35a), sur le titulus crucis (*visMt 27,37) ont un lien évident avec les →reliques de la passion, étudiées une par une en *Liturgie. Le Crucifié-Ressuscité Au sommet de la passion, c’est bien sûr le Crucifié qui fournit le sujet principal, et sa représentation fait ici l’objet d’une abondante note de synthèse : →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles. Une évolution générale des arts visuels accompagne les transformations de la dévotion à la passion du Christ jusque vers le 14e s. À partir de cette époque, les diverses représentations, insistant plutôt sur la gloire (hiératisme antique et roman) ou plutôt sur la kénose (« naturalisme » gothique), sont présentes en même temps. Leur étude produit un effet cumulatif : loin qu’une image chasse les précédentes, c’est l’entièreté du mystère qui semble se dévoiler facette après facette, au fil des époques, jusqu’à la nôtre. Les milliers de chefs-d’œuvre — dessinés, gravés, peints, sculptés, fondus — du Crucifix et de la crucifixion suivent, en effet, la prédication de Paul : « à vos yeux, Jésus Christ a été dépeint (Gr : proegraphê ; V : proscriptus est) en croix » (Ga 3,1).

Présentée comme un modèle graphique, sinon pictural, la doctrine évangélique invite ses auditeurs à l’imitation du Christ. Or, le Christ lui-même représente une image bien singulière : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9).

Autant dire que la figuration confine à l’impossible et que les arts visuels affrontent à leur manière la question centrale de l’→apophatisme chrétien si profondément posée par les grandes ellipses du texte même de l’évangile selon Mt (régulièrement

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signalées dans les notes de *Procédés littéraires). La première « image » du Crucifié, sous la forme presque abstraite du →staurogramme, qui relève plutôt de la *Critique textuelle, est d’ailleurs une caractéristique encore trop peu connue des premiers manuscrits chrétiens. Elle continuait pourtant de facto la synesthésie de l’ouïe et de la vision, de ce qui se dit/s’entend et de ce qui se voit, de la parole et de l’image, qui est au cœur de la révélation biblique elle-même.167 La question de la représentation de l’Irreprésentable est posée par les œuvres s’attachant à la visite des saintes femmes au tombeau et l’angélophanie (*visMt 28,1-8). L’on n’est guère étonné que les évocations visuelles du Ressuscité aient commencé par la reprise de symbolismes conventionnels de victoire (*visMt 28,6b). La résurrection, qui n’est guère matière à récit (supra : *Genres littéraires), et dont l’appréhension repose sur la foi aux dires de témoins, eux-mêmes « prouvés » par les Écritures (→Résurrection, Écritures et parole de Jésus), est encore moins matière à représentation visuelle. De cela, les plasticiens anciens eurent la profonde conviction. Dans cette introduction, la description, même rapide, d’une de leurs plus belles réussites vaudra bien tous les discours théoriques. Erwin Panofsky168 étudia jadis le sublime ambon de la Parole sculpté au baptistère de Pise par Nicola Pisano.169 Sur le monument hexagonal, cinq panneaux en bas-relief représentent les scènes principales de la vie du Christ, du point de vue de l’humain sur le point d’être baptisé : nativité, adoration des mages, présentation au Temple, crucifixion et le Jugement dernier, à l’exception de la résurrection. C’est que le sixième côté de l’ambon est ouvert pour donner accès à la plateforme d’où le ministre peut, depuis l’aigle-pupitre à la charnière de la crucifixion et du Jugement dernier, proclamer l’Écriture — comme si l’annonce de la Parole était la seule « présentation » possible de la résurrection, l’expérience même, avec le baptême qu’on est en train de célébrer, de la rencontre avec le Ressuscité (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité ; *theoMt 28,17 Voir, adorer ou douter). L’évocation de la sublime (non-) représentation en creux de la résurrection par ce précurseur de la Renaissance nous permet de noter une lacune de notre annotation du ch.28 : les arts ultra-contemporains, où la résurrection apparaît aussi en creux, quelquefois, mais un creux où il →Bérulle Grandeurs, éd. Dupuy, 294-295. Sur le motif proliférant du tableau spirituel, voir Cousinié Frédéric, « Images et contemplation dans le discours mystique du XVIIe  siècle français », XVIIe  siècle 230 (2006) 23-47, 44. 167 Cf. Venard Olivier-Thomas, « La sensation du divin » et « Le texte comme symbole de Dieu », dans Venard, Pagina sacra, op. cit. (n. 142), 144-152. 168 Panofsky Erwin, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, trad. par Verron Laure, Paris : Flammarion, 1976. 169 Pisano Nicola, ambon du baptistère de Pise (1255-1260, sculpture en ronde-bosse sur marbre). Son innovante base hexagonale est posée sur une colonne centrale (à la base sculptée de trois atlantes) et six colonnes latérales (à chapiteaux représentant les vertus de charité, force, humilité et foi, ainsi que Jean-Baptiste et l’archange Michel), qui abritent des arceaux trilobés à écoinçons sculptés représentant des prophètes et les évangélistes. 166

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n’est plus sûr que l’espérance résonne. Par exemple, l’œuvre de Damien Hirst (°1965), Resurrection (213 × 213 × 213 cm, 19982003) exhibe, en forme de croix sous verre, métal, acier et aluminium, un squelette humain bariolé. La mimèsis au-delà du visuel À leurs sommets, les arts visuels sont ainsi en interaction profonde avec la vie chrétienne elle-même, qu’ils favorisent au point de pouvoir même lui fournir un paradigme : « Examinons en détail tout ce qui contribue à l’imitation de l’image : une première couleur, c’est l’humilité. “Apprenez de moi, dit le Christ, que je suis doux et humble de cœur” (Mt 11,29). Une seconde couleur, c’est la patience, qui a été manifestée, ô combien, par l’image du Dieu invisible. […] on peut tout voir dans l’image-prototype de Dieu : c’est en la regardant, en la prenant comme modèle pour rendre plus belle sa propre forme que l’homme devient lui aussi image du Dieu invisible, en la dessinant par sa patience. »170

Chaque baptisé a vocation de copiste : en son existence même, il doit reproduire les traits du Fils. Le Christ lui-même, qui pour s’abaisser à notre condition « nous [a] regardés comme son modèle » (→Bossuet Carmélites, éd. Lebarq, vol. 4, 56), le précède dans l’atelier : →Bossuet Carmélites (« Sur les souffrances », 1661) « Et ne vous persuadez pas que je vous propose en ce lieu une entreprise impossible ; car, dans un original de peinture, on considère deux choses, la perfection et les traits. La copie, pour être fidèle, doit imiter tous les traits ; mais il ne faut pas espérer qu’elle en égale la perfection. Ainsi je ne vous dis pas que vous puissiez atteindre jamais à la perfection de Jésus ; il y a le degré suprême, qui est toujours réservé à la dignité d’exemplaire ; mais je dis que vous le devez copier dans les mêmes traits, que vous êtes obligés aux mêmes pratiques. Et en voici la raison dans la conséquence des mêmes principes : c’est que nous devons suivre, autant qu’il se peut, en ressemblant au Sauveur, la règle qu’il a suivie en nous ressemblant. Il s’est rendu en tout semblable à ses frères, et ses frères doivent en tout lui être semblables » (éd. Lebarq, vol. 4, 57-58).

Socialement, les arts visuels ainsi sublimés en exercices spirituels peuvent devenir facteurs de conscientisation, comme en témoigne l’espèce de discours de platte peinture que constitue le très expressif sermon de Bossuet Pour le vendredi saint, du Carême des Minimes, en 1660 : →Bossuet Minimes « Eh bien ! Chrétiens, avez-vous bien considéré cette peinture épouvantable ? Cet amas terrible de maux inouïs, que je vous ai mis tout ensemble devant les yeux, suffit-il pas pour émouvoir ? Quoi ! je vois encore vos yeux secs ? Quoi ! je n’entends point encore de sanglots ! Attendez-vous que je représente en particulier toutes les diverses circonstances de cette sanglante tragédie ? » (éd. Lebarq, vol. 3, 380).

Au tableau sanglant de la passion du Plus Petit se superpose celui de la passion des siens (Mt 25,35-40) ; à l’admiration doivent succéder la méditation et l’action : « Je ne demande pas […] que vous contempliez attentivement quelque peinture excellente de Jésus-Christ crucifié. J’ai une autre peinture à vous proposer, peinture vivante et parlante, qui porte une expression naturelle de Jésus mourant. Ce sont les pauvres, mes Frères, dans

lesquels je vous exhorte de contempler aujourd’hui la Passion de Jésus. Vous n’en verrez nulle part une image plus naturelle. »171

Au passage, puisqu’il est ici question du peuple, mentionnons — pour regretter de ne pas avoir pu les intégrer à cette édition — les nombreuses créations de l’art populaire, ces « trésors de ferveur » qui font la jonction entre la relique ou l’icône liturgique authentique et la vraie vie, par la médiation de l’imagination pieuse. Les conservateurs du musée Trésors de Ferveur nous ont communiqué les clichés de plusieurs objets aussi beaux qu’émouvants de leur collection (www.tresorsdeferveur.fr), que nous intégrons à l’édition numérique de notre passion.

Musique —*mus La Bible est l’une des sources d’inspiration les plus abondantes de l’histoire de la musique. Sous cette rubrique, on énumère, époque par époque, les principales œuvres musicales inspirées par le texte biblique. Les œuvres majeures interprétant un corpus entier (p. ex. les oratorios de la Passion ou des Lamentations) peuvent faire l’objet d’analyses musicologiques plus systématiques. Le premier niveau d’annotation mis en place dans cette rubrique, • s’efforce de refléter la grande variété des styles et compositeurs qui reprennent les versets de l’Écriture : il donne à entendre des polyphonies de la Renaissance comme des chansons de Bob Dylan, avec le souhait que le répertoire sélectionné puisse toucher à la fois les mélomanes avertis et le public plus large ; • présente souvent les grands traits de la vie du compositeur, ainsi que les caractéristiques propres de la pièce ; • donne la seule représentation pour des passages plus courts ou des musiques brèves. Cet éclairage du texte biblique fait découvrir une relation essentielle, jamais présentée aussi directement, entre la musique et la Parole venue faire ses délices dans les cultures des hommes. ļ Le chant grégorien et, plus généralement, la musique vocale liturgique canonisée par les rites principaux ont leur place en *Liturgie.

En annotant systématiquement ce que Jean-Sébastien Bach fait du texte de Mt dans son célèbre oratorio, nous avons décidé de suivre en détail le chef-d’œuvre occidental de la réception musicale de Mt, plutôt que de donner des aperçus plus variés, mais moins approfondis, sur diverses grandes œuvres. Ce choix est également cohérent avec les notes de chorélogie (*Danse), qui suivent à leur tour pas à pas — c’est le cas de le dire — le retour aux trois dimensions du corps et du geste que le chorégraphe fait faire au texte de Mt, reçu à travers sa supplémentation littéraire et pieuse par Picander et son interprétation musicale par Bach. Cette introduction fournit l’occasion de placer la Matthäus-Passion dans le cadre plus général de l’histoire de la musique occidentale, grâce à l’expertise d’Anne BertinHugault à qui nous devons la plupart des notes de cette rubrique,172 et de souligner les rencontres multiples de la

→Bérulle Grandeurs, éd. Dupuy, 48-49. →Bossuet Louvre, éd. Lebarq, Urbain et Levesque, vol. 4, 397-398. 172 On ira plus loin en consultant Lemaire Frans C., La Passion dans l’histoire de la musique. Du drame chrétien au drame juif, Paris : Fayard, 2011. 170 171

Introduction générale

musique, non seulement avec la *Littérature et la danse, mais avec bien d’autres disciplines. Premières attestations du chant de la passion Relevant d’abord de la liturgie (supra : *Liturgie : texte et rituel), la proclamation de la passion, dans la mesure où elle est chantée, est aussi une œuvre culturelle, et il faut ici dire quelques mots de l’histoire de son interprétation musicale. Dès l’époque patristique, la passion fut chantée en *Liturgie, probablement sous forme de récitatif solennel (→Augustin d’Hippone Serm. 218, PL 38,1084). Dans ses récits de pèlerinage en Terre sainte au 4e s., la pèlerine Égérie décrit la liturgie de la semaine sainte à Jérusalem. Les récits de la passion y sont déclamés pour perpétuer la mémoire de l’évènement de la Pâque du Christ. Au 5e s., le pape Léon le Grand décrète la lecture du récit de Mt lors de la messe des Rameaux et du mercredi saint, ainsi que du récit de Jn le vendredi saint. Au 7e s., la lecture de Lc est adoptée pour le mercredi saint à la place de Mt. Au 10e s. s’installe la coutume de chanter Mc le mardi saint. Des mss. du 9e s. présentent des litterae significativae indiquant la manière de chanter le texte solemniter. Ainsi, l’usage de la tessiture grave de la voix (lettre b), ainsi que la déclamation lente et solennelle (lettres t et l), des paroles de Jésus y sont déjà indiqués, alors que le récit de l’évangéliste est doté de la lettre c (celeriter « rapide »), ce qui atteste des différents tons employés par le chanteur. Les Passions ultérieures hériteront de ces traditions musicales. Avant le 12e s., rien ne permet d’attester le recours à différents chanteurs pour interpréter les différents personnages. Le récit était chanté par un seul diaconus. Le ms. d’un graduel de Parme (ca. 1300) partage l’ensemble du texte pour cinq chanteurs différents, et un chanteur spécifique pour les paroles du Christ en croix. La passion semble ainsi se dramatiser de plus en plus. Naissance et essor des passions polyphoniques 15e siècle La polyphonie apparaît pour les passages de la foule (turba), et la durée des Passions s’allonge sensiblement, en harmonie avec la spiritualité de l’imitatio Christi (cf. supra : *Mystique). De nouveaux genres naissent : • les Passions responsoriales alternant récitatifs de personnages singuliers et polyphonies de groupes de personnages. Un exordium et une conclusio en polyphonie sont insérés pour introduire et conclure le récit. • les Motets de Passion (comme celle de Jacob Obrecht), œuvres continues interprétant en polyphonie l’ensemble ou des extraits d’une des quatre Passions évangéliques, ou bien une compilation des quatre (les Summae Passionis, dont Longueval composa vers 1500 le modèle le plus influent pour l’histoire du genre), incluant en particulier les sept dernières paroles du Christ (qui seraient traitées aussi pour

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elles-mêmes par Roland de Lassus, Joseph Haydn et Théodore Dubois). Par ailleurs, au cours du 15e s., la musique intervient en particulier dans les représentations de grands Mystères, et c’est ici la *Littérature qu’elle rencontre (→Les Passions théâtrales, brève histoire d’un genre littéraire). Ainsi Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban est-il rythmé par quatorze moments musicaux. Servant tantôt à introduire les dialogues, tantôt à agrémenter les silete (interludes musicaux marquant des pauses dans le discours, lors des déplacements des personnages et des changements de scène), ils sont composés soit de musique vocale simple (chansons, rondeaux, hymnes), soit de polyphonies interprétées par les bergers, ou plus généralement par des êtres surnaturels tels que les anges, les patriarches, les prophètes et les diables. La musique a une fonction théâtrale et dramaturgique tout au long du Mystère : matérialisant le temps qui s’écoule (l’histoire du monde créé par Dieu) et les espaces symboliques de cette histoire, elle s’avère essentielle à la compréhension et à la mémorisation de la passion par les fidèles. 16e-17e siècles L’interprétation musicale de la passion ne cesse de se développer à partir du 16e s. Selon leur rapport au texte évangélique lui-même, on distingue à cette époque trois genres principaux de Passions liturgiques : 1) celles qui suivent le texte intégral d’un évangéliste ; 2) les Summae Passionis ; 3) les pièces usant de versions abrégées d’un seul évangile. Le monde protestant veut rester plus proche du texte biblique. À la suite de Luther, certains préfèrent renoncer à chanter la passion et reviennent à une simple lecture ; d’autres développent des Passions oratoires à partir des évangiles canoniques, dans la continuité immédiate du rite de la semaine sainte. Les compositeurs ajoutent des chœurs puis des airs à la manière des airs d’opéra, qui accompagnent l’individualisation de la piété qui conduit au piétisme. Durant la guerre de Trente Ans, le thème de la souffrance devient prépondérant. Dans la seconde moitié du 17e s., c’est Mt qui est le plus souvent mis en musique. Le modèle des Passions responsoriales protestantes en Allemagne est défini par Johann Walter, ami de Luther, qui composa une Matthäus-Passion et une Johannes-Passion aux alentours de 1530. Le genre produisit de nombreux chefsd’œuvre, de Thomas Selle (1642) à Carl Philipp Emanuel Bach (21 Passions entre 1769 et 1789) en passant par Heinrich Schütz (Matthäus-Passion, 1666). Dans l’Église catholique, le genre des Passions oratoires s’épanouit de plus en plus, surtout dans la deuxième moitié du 17e s., et se construit sur des textes poétiques librement inspirés des évangiles (Tomás Luis de Victoria, William Byrd, Jacobus Gallus, Francisco Guerrero, Cipriano de Rore). Mais la Passion responsoriale reste le genre dominant (p. ex. Francesco Corteccia, Passione di Christo secondo Giovanni, 1527, et Passione secondo Matteo, 1532). En effet, le concile de Trente invite à préférer la compréhension du texte à la jouissance des oreilles, si bien que la Passion responsoriale est privilégiée. Dans ses

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liturgies, l’Église catholique défend donc d’interpréter autre chose que le texte biblique lui-même. C’est l’époque où Roland de Lassus publie sa Passio Domini nostri Jesu Christi secundum Mattheum (1575), alternant versets chantés dans le ton grégorien et fragments polyphoniques. Il produisit quatre Passions (les quatre évangiles) entre 1575 et 1582. 18e siècle Le premier grand librettiste de la passion est Barthold Heinrich Brockes. Sa méditation poétique Der für die Sünde der Welt gemarterte und sterbende Jesus (1712), pressant son lecteur à la contrition, fut mise en musique par Reinhard Keiser (1712), Georg Philipp Telemann (1716), Johann Mattheson (1718), George Friedrich Händel (1719), Johann Friedrich Fasch (1723) et Gottfried Heinrich Stölzel (1725). Les Passions oratoires continuent donc de fleurir. Le genre de la Passion oratoire, fidèle au texte d’un des quatre évangiles, est à son apogée dans les milieux luthériens : les Passions oratoires les plus connues sont celles du luthérien JeanSébastien Bach (dont ses deux chefs-d’œuvre : la Johannes-Passion de 1724 et la Matthäus-Passion de 1727). Chez Bach, l’œuvre d’art reste au service du culte ecclésial (cf. infra). Les œuvres à succès de Carl Heinrich Graun (Der Tod Jesu, 1755, sur un livret de Carl Wilhelm Ramler) puis de Johann Christoph Bach (Der Fremdling auf Golgotha, 1776) mettent l’accent sur la compassion pour Jésus, l’homme à l’agonie, tel que la théologie libérale le comprend. De nouvelles formes musicales Au 19e siècle Le genre des Passions connaît une certaine éclipse. Les compositeurs restent cependant sensibles au récit évangélique dans la veine de la théologie libérale, mais la représentation musicale de la passion s’éloigne de la liturgie. En effet, les concerts de musique vocale se font de plus en plus nombreux, nouveauté qui bouleverse la fonction de la musique sacrée pour chœur. • Ludwig van Beethoven, Christus am Ölberge, oratorio (1803). • Louis Spohr, Des Heilands letzte Stunden, oratorio (1835). Plus originaux sont : • Franz Liszt, Christus, oratorio pour solistes, chœur et orchestre (composé entre 1862 et 1866). Livret tiré de la Vulgate ; la troisième partie a pour titre Passio et Resurrectio. • Edmond de Polignac, Pilate livre le Christ, oratorio octatonique (1879). Polignac écrivit un traité sur ce qu’on appellerait plus tard la gamme octatonique, déjà en usage dans le folklore russe et qu’il mit en œuvre dans certaines de ses compositions, comme après lui Olivier Messiaen. • Heinrich von Herzogenberg, Die Passion, forme liturgique (1896). • John Stainer, The Crucifixion (1887), inclut plusieurs hymnes devenus célèbres depuis.

Au 20e siècle La passion de Jésus inspire de nouvelles créations musicales, en particulier : • John Henry Maunder, Olivet to Calvary (1904). • Paul Bazelaire, Jésus devant Pilate (1904), drame liturgique sur un livret de Jean Brun. Les partitions non éditées sont conservées à la médiathèque de Sedan, ville natale de Bazelaire, ainsi qu’au département de Musique de la BnF. • Marc de Ranse, élève de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum, maître de chapelle de Saint-Louis d’Antin, directeur de l’Institut grégorien de Paris et fondateur du Chœur mixte de Paris, compose une Passion de Notre-Seigneur JésusChrist pour le dimanche des Rameaux (selon Mt, 1929), avec 21 interventions du chœur a cappella. • Eric Harding Thiman, The Last Supper (1930), cite Mt et Jn, ainsi que des hymnes de Thomas d’Aquin, Charles Wesley et Johann Franck. • Hugo Distler, Choralpassion (1932). • Olivier Messiaen, Visions de l’Amen. No. 3 : Amen de l’agonie de Jésus (1943). • Frank Martin, Golgotha (1945-1948), oratorio sur des textes de la Bible et d’Augustin ; Pilate (1964), oratorio brève, inspiré par le personnage de Ponce Pilate du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban. • Bohuslav Martin, Řecké pašije (La Passion grecque), opéra d’après le roman de Nikos Kazantzákis, Ho Christos Xanastaurônetai (Le Christ recrucifié, 1948), deux versions (19541957 et 1959). • Germain Desbonnet, Trois visions de la Passion du Christ (pour orgue, 1973) ; La Passion de Notre Seigneur JésusChrist (pour piano, 1979) ; Jésus-Christ (1979), opéraoratorio en quatre actes, d’une durée de 3 h et demie. • Joachim Havard de la Montagne, maître de chapelle de plusieurs églises parisiennes, compose en particulier des Répons pour la Passion selon saint Matthieu pour un chœur (1978). Le genre des Passions renaît avec force : • Krzysztof Penderecki, Passio et mors Domini nostri Jesu Christi secundum Lucam (1963-1966), œuvre atonale destinée à la liturgie ; elle fait mémoire du massacre de Katyń. • Arvo Pärt, Passio Domini nostri Jesu Christi secundum Joannem (1982). • Mark Alburger, The Passion according to St. Matthew (1997). Le texte évangélique est parfois accompagné d’autres textes : • des prophéties bibliques : Ernst Pepping, Passionsbericht des Matthäus (1949-1950), cite Is 53 ; 1Jn ; 1Co ; • des textes patristiques : Frank Martin, Golgotha (19451948), cite Augustin ; • des hymnes et antiennes de la liturgie grégorienne : Penderecki et Pepping ; • des traditions talmudiques : Oskar Gottlieb Barr, JesusPassion (1985).

Introduction générale

À notre époque La faveur de la passion comme inspiration pour les compositeurs n’est pas retombée. On peut citer : • Donald Fraser, The People’s Passion: A Musical for Easter (1999), livret de Jane McCulloch (directrice de l’English Chamber Theatre), pour la télévision anglaise BBC One. Ce drame musical pour le temps de Pâques actualise le récit évangélique, en particulier par une mise en scène résolument moderne, contrastant avec la musique d’un style plus classique. Le rôle de Jésus, qui ne parle pas, est dansé par Jonathan Cope et chanté par les garçons de St Paul’s Cathedral Choir. • Erling Wold, Sub Pontio Pilato (2003), opéra. Le livret très intellectuel de James Bisso, mêlant anglais, latin, grec et hébreu, développe le drame spirituel de Pilate en complétant l’intrigue évangélique par l’intervention de personnages allégoriques tels « Histoire », à la manière des Passions médiévales. • Scott King, The Passion and Death of Jesus according to the Gospels (2006). Inspirés de certains éléments des Passions traditionnelles, certains arts plus populaires, notamment le cinéma, ont recours à des compositeurs de succès : Andrew Lloyd Webber, Jesus Christ Superstar (1970) ; Stephen Schwartz, Godspell (1971) ; Peter Gabriel, Passion (pièce instrumentale qui servit au film de Scorsese de 1988) ; cf. infra : *Cinéma. Jean-Sébastien Bach, Matthäus-Passion (1727) L’obituaire de Bach de 1754 mentionne « cinq Passions, dont une pour double chœur ». Celle-ci, la Matthäus-Passion, fut composée en 1727, entre les œuvres plus modestes que furent la Johannes-Passion de 1724 et la Markus-Passion de 1731. Créée en 1727, elle fut retouchée en 1736 dans le sens d’une plus grande concentration des moyens musicaux mis en œuvre. Tombée dans un certain oubli après la mort de Bach, l’œuvre fut reprise en 1829 à Berlin, avec grand succès, par Felix Mendelssohn Bartholdy, âgé de vingt ans, secondé par l’acteur et chanteur Eduard Devrient dans le rôle du Christ. Depuis, elle a acquis le statut d’un incontournable de la culture occidentale. « Dire qu’il aura fallu un comédien et un fils de Juif pour redécouvrir la plus grande musique chrétienne du monde ! », se serait alors exclamé le jeune prodige. Dans cette « grande Passion » (comme on l’appelait dans l’entourage de Bach) est déclamé le texte intégral et scrupuleusement respecté de l’évangile selon Mt, dans le style du récitatif**. Divers textes sont ajoutés à l’évangile, souvent inspirés de textes bibliques, écrits par le poète Christian Friedrich Henrici (dit Picander) en association avec Jean-Sébastien Bach. Dans un contexte religieux mêlant à la fois orthodoxie luthérienne et piétisme, ces textes forment avec le texte sacré un véritable support pour une Passion oratoire, sur lequel Bach a pu composer son œuvre d’un seul jet. Les pages musicales intercalées entre les versets de l’évangile, qu’elles soient des chorals**, des récits** ou des airs**, permettent de commenter, approfondir et méditer le texte de l’évangile.

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Les passages visés dans les notes sont tous ad locum, sauf indication expresse. Notre choix de privilégier ici le chefd’œuvre absolu qu’est la Matthäus-Passion de Bach nous permet de composer des notes descriptives relativement abondantes. Sur le plan musical, Bach recourt ici à tous les moyens musicaux dont il pouvait disposer, d’où la grande diversité des voix et des timbres instrumentaux (cuivres exclus). Il emprunte à tout le répertoire des formes de musique sacrée et profane disponibles. Du coup, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici les définitions de quelques termes utilisés dans les notes. C’est à ce petit glossaire que renvoient les doubles astérisques en exposant dans ces notes : • Air : voir « récit et air ». • Appogiature : note de musique n’appartenant pas à l’harmonie, qui est donc une mise en tension de l’harmonie, tension qui se résout sur la note suivante, appartenant elle à l’harmonie. • Cadence : du latin cadere « tomber ». En musique classique, une cadence est un moment d’articulation dans une phrase musicale. Par exemple, une cadence dite « parfaite », donnant un sentiment de détente, peut indiquer la fin d’une phrase. Une cadence dite « demi-cadence », donnant un sentiment de tension, indique plutôt un moment de suspension dans une phrase. • Chœur de turba : ainsi sont appelés les chœurs de la foule (latin : turba) qui intervient au cours du récit évangélique. • Choral : en Allemagne, chant liturgique écrit en langue allemande et employé pour les offices luthériens. Bach s’en servira régulièrement dans ses grandes œuvres liturgiques. • Chromatisme : montée ou descente de demi-tons successifs, qui est un moyen d’exprimer l’obscurité, la souffrance. • Double chœur : le double chœur est constitué de deux chœurs distincts à quatre voix. Il est notamment utilisé pour créer des effets sonores dans l’espace comme celui produit par le dialogue entre les deux chœurs. • Entrées en imitation : comme le canon, les entrées en imitation reprennent le début d’une phrase musicale déjà énoncée, mais à sa différence, elles n’en conservent pas la suite. • Figuralisme : type d’écriture musicale issue du madrigalisme italien du 17e s., qui cherche à exprimer une idée ou un affect par des moyens musicaux : rythme, harmonie, intervalles, etc. • Intervalles non conjoints : intervalles toujours plus grands que la seconde majeure. • Homophonie : monodie ; écriture musicale où toutes les voix ont la même mélodie et le même rythme. • Homorythmie : écriture musicale où toutes les voix font le même rythme. • Note sensible : septième note de la gamme. Attirée par la note tonique avec laquelle elle forme un demi-ton, elle laisse un sentiment de suspension lorsqu’elle ne se résout pas sur celle-ci. • Récit et air : les styles du récit et de l’air sont issus de l’opéra italien du 17e s. Le plus souvent chanté par un soliste accompagné de quelques instruments, le récit joue en général un

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rôle d’intermédiaire musical et poétique, entre le récitatif qui le précède et l’air qui le suit. À l’origine, il était mélangé au récitatif et insistait sur un mot ou une idée. Puis il s’en détache pour former une petite pièce à part entière. Alors que le récit est de forme libre, l’air, dont la forme « da capo aria » est issue de l’opéra italien du milieu du 17e s., est constitué de trois parties : la première et la troisième parties sont identiques et encadrent une seconde partie en contraste, aussi bien du point de vue du contenu du texte que dans l’écriture musicale. Chaque partie développe une idée, un mot-clef du texte, qui sera traduit musicalement. Dans la passion, le rôle du récit et de l’air est de commenter, développer, approfondir, intérioriser le texte de l’Évangile, aussi bien grâce au texte, qui leur sert de support et qui prend souvent la forme d’une prière adressée au Sauveur, que grâce à la musique, qui essaie de traduire de façon figuraliste les idées du texte que le compositeur veut mettre en valeur. • Récitatif : du latin recitare « raconter ». Style d’écriture musicale où la mélodie s’inspire des inflexions de la voix déclamée du récitant. • Triton : le triton est un intervalle composé de trois tons entiers, qui forme donc une quarte augmentée (p. ex. do-fa#). Dans une partition, comme le chromatisme, l’intervalle du triton, considéré au Moyen Âge comme étant un intervalle diabolique, exprime à l’époque de Bach une grande souffrance.

l’importance de la Matthäus-Passion chorégraphiée par un des plus grands chorégraphes de notre temps, John Neumeier. Dans un premier temps, la danse nous sembla bien loin de l’exégèse biblique. Un heureux hasard, ou plutôt la Providence, nous a fit rencontrer la même année Carsten Jung, danseur étoile du ballet de Hambourg, en visite avec sa femme chez ses beaux-parents à San Francisco. C’est lui qui, depuis la création du ballet de Neumeier, y interprétait à la fois Judas et Pilate. Quelques mois plus tard, un après-midi de vendredi saint, au Staatsoper de Hambourg, nous remerciions John Neumeier en personne pour son chef-d’œuvre, dont la performance venait de nous bouleverser. Cette rubrique d’annotation décrit, scène après scène, sa prodigieuse réception chorégraphique de la passion selon saint Matthieu. Une note de synthèse (→La passion selon saint Matthieu, ballet de John Neumeier : un sommet chorégraphique de la culture occidentale) est entièrement consacrée à une description d’ensemble de ce qui se trouve être le plus long ballet de l’histoire de la danse, aussi pouvons-nous être assez bref ici. Intérêt exégétique

Le lien avec la *Théologie est évident. Une confidence de l’actuel pontife romain exprime l’importance et l’actualité de l’interprétation que le luthérien Bach sut donner du repentir de Pierre pour celui qui prétend en détenir l’autorité aujourd’hui encore. Après avoir rappelé son ouverture radicale à la miséricorde pour tous comme une certitude « dogmatique »,173 le pape François partage ses goûts musicaux, en particulier « les Passions de Bach. L’air que je préfère est celui de l’Erbarme Dich, la plainte de Pierre dans la Passion selon saint Matthieu. C’est sublime »174 (*musMt 26,75). En des temps où la barque de l’Église prend l’eau de toutes parts,175 François fait de l’expérience de la miséricorde faite par Pierre, triple renégat (Mt  26,69-75) et triple confesseur de l’amour du Christ (Jn 21,15-17), une fondation de la papauté et de l’Église, hôpital pour pécheurs et non pas club de parfaits.

En Occident, la danse, tout comme le théâtre (cf. →Les Passions théâtrales), est un art dont l’origine est intimement liée à la proclamation de la résurrection de l’Agneau immolé, et dont l’essor progressif a été parfois mis en relation avec l’affaissement progressif de l’information de la culture commune par la liturgie. Le ballet fait ainsi un pont artistique entre peinture, musique, texte, liturgie et théologie. Il s’agit d’une réception directe, à même le corps des danseurs. En effet, tout sentiment intérieur tend à se traduire au dehors : le geste a dans l’ensemble du comportement humain un rôle capital ; plus qu’un signe représentatif, il permet d’agir sur le psychisme. Corps et esprit sont en constante interaction dans la vie, et de cette interaction vient l’importance de tout ce qui dans la liturgie s’adresse à l’âme, en passant par le corps, en particulier les attitudes de la prière. Il est significatif que le ballet de Neumeier, depuis sa création, ne soit produit que deux fois par an, l’après-midi du vendredi saint et au cours de l’octave de Pâques. Dans l’œuvre de Neumeier, il s’agit aussi d’une réception indirecte, « à tiroirs multiples », dans la mesure où Neumeier interprète Mt non seulement en suivant l’inspiration de Bach (et de son librettiste), mais aussi en tissant à son œuvre les échos

Danse — *dan

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Les notes de *Danse rendent compte de la mise en œuvre du texte biblique dans des ballets ou des pièces chorégraphiques de plus petites dimensions. Elles s’efforcent de donner à voir, traduits en mots qui les décrivent, les pas et les figures inventés par le chorégraphe et d’élucider son intention interprétative.

Alors que la recherche sur la passion était lancée depuis quelque temps, une critique de danse émérite, alors conseillère culturelle de la mairie de Lourdes, France Ferran, nous signala

« Pour ma part, j’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans toute vie humaine. Même si la vie d’une personne est un terrain plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un espace dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se fier à Dieu » dans Spadaro Antonio, « Interview du pape François aux revues culturelles jésuites », Études (octobre 2013) 1-30, 22-23. 174 Ibid., 24. 175 Cf. Agamben Giorgio, Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, trad. par Gayraud Joël, Paris : Bayard, 2017.

Introduction générale

d’œuvres aussi anciennes que les →Actes de Jean (dans la figure de la ronde des disciples autour de Jésus) ou aussi modernes que Le Cri d’Edvard Munch (*danMt 26,29). Un moment extrêmement puissant de l’œuvre de Neumeier est ainsi la scène de l’institution de l’Eucharistie (*danMt 26,26a ; *danMt 26,28a) : la danse y rend présente à la fois la réalité de la présence eucharistique, corporelle et substantielle du Christ, et la transfiguration de l’assemblée en corps mystique. La Passion dans la danse La passion a fait l’objet d’un petit nombre d’œuvres chorégraphiques, tandis que quelques œuvres qui n’en traitent pas directement l’évoquent ou méritent d’être citées pour l’influence qu’elles exercent sur le ballet que nous présentons : • Doris Humphrey (1895-1958), pionnière de la modern dance, auteur d’innovations techniques comme le fall and recovery. Dans ses chorégraphies sur des pièces de Bach, elle rend le jeu musical de la discorde et de l’harmonie par des groupes formels. • Charles Weidman (1901-1975), pionnier de la modern dance. Ses œuvres sont généralement satiriques, abordant les problèmes sociaux et politiques de son époque. Lynchtown (1936), concluant sa trilogie de ballets Atavisms, met en scène la mob violence aveugle conduisant au lynchage (on la retrouve peut-être dans la scène proposée par Neumeier en *danMt 27,23c Qu’il soit crucifié). Il chorégraphie une Saint Matthew Passion (1973) sur la musique de Bach, dansant seulement les airs et les chœurs et non l’action même de la passion. Seul Pierre est représenté par un danseur (Weidman lui-même). • George Balanchine (-), The Crucifixion of Christ (1943) présente l’interprétation mimée en silence d’un ancien Mystère de la passion. • Serge Lifar (-), Suite en ré majeur (1954), est une chorégraphie dans laquelle le danseur va jusqu’à glisser des esquisses de signes de croix. Lifar écrit à Neumeier après la création de sa passion : « Vous avez réalisé mon rêve (de 1934 à 1981). »176 • Martha Graham (1894-1991) a transposé en œuvres dansées les rituels des Jeux de la Passion du Southwest. • Merce Cunningham (1919-2009), en transition entre modern dance et postmodern dance, intègre une part de hasard dans le déroulement de ses chorégraphies, recourt parfois à des amateurs et emprunte structures et mouvements à la vie quotidienne. Il inspire peut-être les scènes simultanées proposées par Neumeier sur Mt 27,62-66 (Nun ist der Herr zu Ruh gebracht : *danMt 27,66). • Andonis Foniadakis, Selon désir (2004), sur la musique des chœurs d’entrée des Matthäus-Passion et Johannes-Passion de Bach, oppose l’élévation vers l’esprit céleste, synonyme de légèreté et de glissement, à l’énergie terrienne, représentée par des corps entremêlés les uns aux autres, tout en citant nombre de représentations picturales de la foi et du martyre, avec sa joie dans la douleur.



• Alain Platel, Pitié (2009), sur une musique de Fabrizio Cassol autour de la Matthäus-Passion de Bach. Comme pour la réception en *Musique, le choix de privilégier ici un seul chef-d’œuvre permet de composer des notes descriptives relativement abondantes. Du coup, il n’est peut-être pas inutile de rappeler les définitions de quelques termes utilisés dans les notes. C’est à ce petit glossaire que renvoient les doubles astérisques en exposant dans ces notes : • Adage : mouvements lents enchaînés. • Arabesque : sur une jambe, l’autre tendue en arrière. • Attitude : le corps repose sur une seule jambe, tandis que l’autre est repliée à la hauteur des hanches (inspirée de Jean de Bologne, dit Giambologna, Mercure volant, 1565). • Battement : l’action de battre de la jambe qui travaille, qu’elle soit tendue ou pliée. Il existe une grande variété de battements dont le… • battement tendu jeté : la jambe est « jetée » en l’air à hauteur. • Chaîne : ronde ouverte menée par un danseur. • Corps de ballet : le groupe des danseurs effectuant des mouvements d’ensemble, alors que les… • Solistes (étoiles dans certaines compagnies comme l’Opéra de Paris) se distinguent par des rôles spécifiques (solos de grande virtuosité) qui leur sont confiés. • Crochet : coude-coude ou bras dessus-dessous. • Dégagé : la jambe qui se lève va se plier, monter en avant, sur le côté ou en arrière, le long de la jambe de terre. • Développé : mouvement lent et soutenu dans lequel la jambe qui se lève se plie, monte le long de la jambe de terre en avant, en arrière, ou sur le côté. • Jeté : saut débuté sur une jambe et terminé sur l’autre. • Grand jeté : saut vers l’avant au moyen du grand écart. • Pas courus : série de petits pas précédant souvent un grand saut. • Pas de deux, pas de trois, pas de quatre : partie dansée par deux, trois ou quatre danseurs. • Pirouette : tour relevé sur un seul pied, sur pointe ou demi-pointe. • Pointes : chaussons à bout rigide. • sur pointes : le pied prend appui sur l’extrémité des orteils, maintenus par le chausson rigide. • Positions : cinq positions des pieds, bases du ballet classique. • Relevé : montée sur un ou deux pieds sur pointe ou demi-pointe. • Ronde : en cercle en se donnant la main. • Tour : rotation sur un seul pied ; il y a des « tours en l’air », « tours en dedans », « tours fouettés », etc. • Tour-promenade : la danseuse, soutenue par son partenaire, tourne autour de lui.

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Neumeier John, Johann Sebastian Bach: Matthäus-Passion. Photographien und Texte zum Ballett von John Neumeier, Hambourg : Knaus, 1983, 9.

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La passion selon saint Matthieu

Cinéma —*cin Les notes de *Cinéma rendent compte de la réception du texte biblique à l’écran. Les réalisateurs doivent raconter des histoires visuellement. De même que les tenants du contemporain performance criticism font (re) passer de la galaxie Gutenberg à l’univers de l’oralité les textes bibliques qu’ils mettent en espace ou en scène (suscitant parfois d’intéressantes révisions dans les interprétations habituelles des textes en question), de même l’adaptation des récits bibliques à l’écran les fait passer des deux dimensions de la page aux quatre dimensions de l’image et de la durée. Le processus aboutit parfois à d’intéressantes propositions « exégétiques » — à condition que les réalisateurs n’abusent pas d’effets spéciaux — sous forme de reconstructions s’efforçant d’atteindre la vraisemblance historique. Le premier niveau d’annotation est descriptif et narratif : il rapporte la manière dont les divers réalisateurs qui mirent en scène le passage en ont donné à voir les détails et souligné les symbolismes.

Le fait n’est pas très connu, mais les débuts du « septième art » furent étroitement liés à la réception de la passion du Christ. Depuis, le Christ n’a cessé d’inspirer le cinéma, et nous consacrons une longue note de synthèse à présenter une filmographie chronologique sur l’→identité de Jésus au cinéma (toutes les œuvres évoquées ci-dessous y sont succinctement présentées) et une autre à une brève synthèse sur l’→utilisation des évangiles au cinéma. Nos notes ont été largement nourries des recherches de Jean-Francois Galinier-Pallerola (pour les débuts du cinéma, grâce à la Cinémathèque de Toulouse), Gonzague Mézin, Benoît Ente (tous deux sur Pasolini), Anne-Claire Lozier et François Friche.177 Intérêt exégétique Le septième art est aujourd’hui considéré non seulement comme une instance de réception des évangiles, mais comme une véritable discipline exégétique. Les cinéastes inspirés par l’Écriture s’installent à plus ou moins grande proximité du texte canonique : si Pasolini (1964), Sykes (1979) et van den Bergh (1993) se caractérisent par leur fidélité au texte et en déploient avec plus ou moins de succès le coefficient de réalisme — qui peut être une cure de jouvence pour les exégètes tentés par trop de déconstruction — d’autres y trouvent prétexte à explorer des thématiques qui leur sont chères, comme celle des frères ennemis chez Scorsese (1988), ou à raconter une belle histoire, quitte à créer leur propre diatessaron (Young, 1999). Certains utilisent l’histoire du Christ à des fins sociales ou politiques, ou tout simplement de divertissement. Plusieurs réalisateurs font des choix narratifs fins, comme celui de raconter la vie de Jésus, à travers sa passion, par flash-backs (rappelant la célèbre hypothèse de Martin Kähler sur →le genre littéraire « évangile » comme un récit de la passion précédé d’une longue introduction), procédé inauguré par Cellan Jones (1980) et repris par Mel Gibson (2004). Plus généralement, d’ailleurs, il est intéressant que les films sur Jésus aient été occasions d’inventer, ou de confirmer, des techniques cinématographiques nouvelles, à commencer par la couleur (DeMille, 1927) et le filtre bleu (Olcott, 1912 ; cf. Gibson, 2004). Certains proposent d’intéres-

santes mises en contexte historique (Ray, 1961, s’inspire de Flavius Josèphe ; Rossellini, 1975, évoque l’histoire de l’attente messianique en Israël ; Zeffirelli, 1977, soigne la reconstitution historique). Les cinéastes tirent le texte évangélique des deux dimensions de la page pour le déployer dans les trois dimensions de l’espace, et dans le temps de la pellicule. Leur art équivaut à une interprétation totale du texte : chaque scène, chaque plan même, peut se commenter comme un choix interprétatif dans les possibles ouverts par le texte. Tout comme les arts visuels, le cinéma est aujourd’hui le sujet d’études, et même de synthèses spécialisées, dans d’excellentes collections bibliques.178 Nos notes en marge du texte ne prétendent pas à ce niveau de profondeur interprétative. Extension de l’annotation Les films directement consacrés à Jésus étaient si nombreux que nous avons préféré nous en tenir à eux, sans essayer de faire écho aux innombrables évocations de la passion à travers les « figures christiques » du cinéma.179 Très peu de notes traitent de la réception de la passion à ce niveau du cinéma. Rares aussi sont les notes qui envisagent les interventions de Jésus plus « latérales » comme personnage secondaire dans des films se concentrant plutôt sur l’un ou l’autre personnage de la passion, qu’il s’agisse de Marie (Delannoy, 1995 ; Connor, 1999) ; Marie-Madeleine (Ferrara, 2005) ; Ponce Pilate (Schaffner, 1952) ; Barabbas (Fleischer, 1961) ; Judas (lequel occupe le cinéma dès le film de Bour en 1908), dont la possession diabolique fascine (Dreyer, 1921 ; Gibson, 2004) et dont l’identité gnostique permet un suspens narratif inépuisable (Scorsese, 1988), ou donne l’occasion d’étranges hybridages, y compris avec les vampires (Lussier, 2000). Nous lui consacrons une note de synthèse (→Images de Judas au cinéma). Parfois il s’agit de personnages fictifs comme Ben-Hur (Niblo, 1925 ; Wyler, 1959). Le sujet central des films peut même être un simple actant, comme la tunique de Jésus (Koster, 1953). Quant à la façon de représenter l’homme-Dieu, d’ailleurs, ces films où Jésus intervient comme personnage secondaire ne sont pas les moins intéressants : ils suggèrent par le détail ou la musique une identité qui transcende ce que l’œil pouvait voir (→Apophatisme chrétien). Une fois visionnés des dizaines de films mettant en scène la passion, nous nous sommes efforcés de lister le plus simplement possible les grandes options de mise en scène retenues Notre annotation étant très simplement narrative, nous proposons en note de synthèse des éléments bibliographiques qui permettront au lecteur d’approfondir la réception de la passion au cinéma : →La passion du Christ au cinéma : éléments bibliographiques. 178 Burnette-Bletsch Rhonda, The Bible in Motion: A Handbook of the Bible and Its Reception in Film, 2 vol. (Handbooks of the Bible and Its Reception), Berlin : de Gruyter, 2016. 179 Cf. Sever Irena, « Cinematographic Christ Figures », dans Lis Marek (éd.), Cinematic Transformations of the Gospel, Opole : Wydział Teologiczny Uniwersytetu Opolskiego, 99-113. 177

Introduction générale

par les cinéastes, selon une périodisation très simple : débuts du cinéma (Zecca, Olcott, Griffith, DeMille) ; milieu du 20e s. (Schaffner, Koster, Pasolini, Stevens, …) ; dernier quart du 20e s. (Greene, Jewison, Jones, Scorsese, Arcand, van den Bergh, Delannoy, …) ; tournant du 20e s. (Connor, Young, Gibson, …). Les citations à l’intérieur des films sont données en traduction française. Notre édition numérique reste bien sûr ouverte à toute proposition plus récente et plus sophistiquée. Survol historique Si le cinéma vint au monde avec les célèbres et anecdotiques Sortie des usines Lumière (1895) et Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896), le seul film important réalisé chez Lumière en ces temps héroïques fut La Passion (1897). L’art du long métrage était ainsi porté sur les fonts baptismaux par la continuation des Passions médiévales : le film a été tourné à Horitz, en Bohème, d’après la représentation d’une Passion qui faisait concurrence à celle d’Oberammergau. L’influence de la Passion médiévale sur le cinéma fut durable, comme en ont témoigné l’énorme succès et l’énorme controverse suscitée au début de notre millénaire par The Passion of the Christ de Mel Gibson.180 Les parentés formelles et structurelles entre les films des premiers temps et la narration médiévale sont nombreux. Le cinéma enchaînait des tableaux, un peu à la manière du récit iconique médiéval (celui des vitraux et des miniatures) ou de l’image d’Épinal. Autonomie de chaque tableau, espace de représentation centrifuge, non-linéarité et non-clôture du récit,181 chevauchements et répétitions caractérisent « un mode de représentation primitif ».182 Quant à la structure de ces films en tableaux, elle évoque les séquences liturgiques ou les laisses épiques. Une vraie continuité culturelle relie ainsi, à travers moult médiations, la Passion de Zecca (1903) et celle de Guy (1906) avec les grands Mystères d’Arnoul Gréban et de Jehan Michel. Aux hiératiques débuts dans les studios européens succéda l’ère des « Jésus de cinéma », catalysée par les progrès de cet art, spécialement après qu’il fut devenu parlant avec Golgotha de Julien Duvivier (1935) et atteignit le format large (scope) avec The Robe de Henry Koster (1953). Outre-Atlantique, autant les écoles du dimanche enseignaient le texte des évangiles, autant Hollywood fournissait les images. Dans The King of Kings de DeMille, de beaux hommes aux yeux bleus, aux barbes bouclées et taillées et aux robes immaculées déambulent dans une Judée verdoyante en parlant l’anglais de la King James. La révolution que représenta le ministère de Jésus relevait plus d’une conférence à Oxford, et sa mort effroyable et rédemptrice d’un tableau peint sur du velours. À Il Vangelo secondo Matteo de Pier Paolo Pasolini, chefd’œuvre néoréaliste qui tranche sur l’académisme hollywoodien, on consacre une note de synthèse entière (→Il Vangelo secondo Matteo, un chef-d’œuvre par Pier Paolo Pasolini). Les choix qu’il a faits dans sa représentation des divers épisodes de la passion méritera plus ample étude dans notre version numérique.

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Si le célébrissime Jesus of Nazareth de Franco Zeffirelli (1977) s’efforçait d’atteindre une représentation plus réaliste, son chef-d’œuvre populaire resta cependant dans des canons un peu saint-sulpiciens. Il fallut attendre l’adaptation d’œuvres iconoclastes comme The Last Temptation of Christ de Scorsese (1988) pour que l’homme Jésus fût vraiment retrouvé, non sans complications car le film suscita alors des accusations de blasphème. Ce sont des accusations inverses que déclencha plus tard The Passion of the Christ de Mel Gibson (2004), qui, tout en s’affichant comme une œuvre de piété, continuait à dépouiller le récit biblique de la confiserie dévote. Mettant à distance les stéréotypes hollywoodiens sur les personnages du NT, avec des apôtres aux tuniques sales et trempées de sueur, le film reconstitue un temps d’occupation où l’on vivait dans l’espérance (ou la crainte) de rencontrer le messie au détour d’une rue de Palestine, au point de faire parler ses personnages en araméen. Certains spectateurs, depuis les demi-habiles de l’exégèse télévisée jusqu’aux nouveaux bien-pensants du catholicisme,183 furent ébranlés par l’exhibition de la cruauté et de la violence (cf. les notes en *Textes anciens et *Milieux de vie décrivant les principales tortures subies par Jésus), que le récit évangélique médiatise par l’understatement scripturaire et le rituel généralisé (les notes en *Procédés littéraires décrivent le laconisme rhétorique et l’ellipse narrative dans Mt et, aux mêmes endroits, les *Références marginales et les notes d’*Intertextualité biblique reconstituent la caisse de résonances bibliques dans laquelle ces tortures s’appréhendaient pour un Juif du 1er s.). Servis par la performance de James Caviezel, le couronnement d’épines, la flagellation au pilier et l’agonie du calvaire s’efforcent de montrer ce que Jésus a souffert et pourquoi. En traversant dangereusement les évangiles, avec une foi catholique directement branchée sur la pratique de la *Liturgie traditionnelle, servie par la maîtrise des codes hollywoodiens de la violence, de la mise en scène et du montage, Gibson a créé une œuvre marquante (le septième film le plus rentable de l’histoire du cinéma nord-américain). Nous lui consacrons une note de synthèse dans notre édition numérique (→Enjeux exégétiques, culturels et religieux du film de Mel Gibson, The Passion of the Christ).

Pour tout le paragraphe qui suit, cf. Gunning Tom, « Le style non continu dans le cinéma des premiers temps (1900-1906) », Les Cahiers de la cinémathèque 29 (1979) 24-34. 181 Burch Noël, « Passions, poursuites. D’une certaine linéarisation », dans Id., La lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, trad. par Brewster Ben, Paris : Nathan, 1991, 137-155 ; Leprohon Pierre, « Les évocations directes de la Passion (du début du cinéma muet jusqu’en 1939) », Études cinématographiques  10/11 (1961) 135-149 ; Cosandey Roland, Gaudreault André et Gunning Tom (éd.), Une invention du diable ? Cinéma des premiers temps et religion, Québec : PUL, Lausanne : Payot, 1992, 91-144. 182 Burch Noël, « Un mode de représentation primitif ? », dans Id., La lucarne, op. cit. (n. 181), 173-190. 183 Cf. notre proposition d’inventaire de la réception de ce film dans Venard Olivier-Thomas, « Une Passion révélatrice. Trois études sur la réception de The Passion of the Christ », Képhas 10 (avril-juin 2004), 17-50, en particulier « II. Réactions venues de divers horizons religieux ». 180

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La passion selon saint Matthieu

Quelques questions herméneutiques Les films sur la passion posent la question de l’usage qui est fait du texte évangélique. S’il confine parfois à la propagande religieuse (Michael Bouson, The Life and the Passion of Christ, 2005, filme une prédication de Benny Hinn, pasteur évangélique mondialement connu), il est souvent simplement mis au service de l’évangélisation (Regardt van den Bergh, The Visual Bible: Matthew, 1993, respecte strictement les paroles de l’évangile selon la Holy Bible: New International Version). En mettant en scène tout ou partie de la passion, plusieurs réalisateurs posent de véritables interrogations théologiques sur des modes réaliste (les plus grands films racontent simplement l’histoire), surréaliste (Luis Buñuel, La voie lactée, 1969) ou humoristique (Trey Parker, South Park, 1997-2020, aborde directement la question des →responsables de la mort de Jésus et celle de l’→antijudaïsme). La vie de Jésus sert aussi à la critique politique, sociale et culturelle. David Wark Griffith, Intolerance, 1916, médite sur la Première Guerre mondiale ; Julien Duvivier, Golgotha, 1935, démonte les rouages de la violence politique ; Jules Dassin, Celui qui doit mourir, 1957, évoque la persécution turque des Grecs en Crète ; Luis Buñuel, La voie lactée, 1969, critique les abus ecclésiastiques, et le finale de Robert Elfstrom, Gospel Road, 1973, semble une critique de l’American way of life. Elle sert aussi à une sorte d’autocritique du monde de la culture, lorsqu’elle rencontre la culture pop, et elle devient une sorte de cinéma (ou de culture) « au carré » lorsque des films parodient les péplums sur Jésus (p. ex. Terry Jones, Life of Brian, 1979). Elle autorise aussi la critique religieuse (Life of Brian et South Park parodient ainsi la niaiserie de la musique de supermarché qui a envahi tant d’églises depuis quelques décennies). Les hybridages de films sur Jésus et du film de vampire (Lussier, 2000 ; Demarbre, 2001) sont anecdotiques. Elle est également le reflet de certaines obsessions de l’époque, en particulier la sexualité : l’incarnation de Jésus aboutit souvent à une mise en scène de sa sensibilité, voire de sa sexualité (dans des « tentations » fictives, p. ex. chez Scorsese, inspiré par Kazantzákis, dont le statut exégétique pourrait être analogue à celui du « songe d’un athée » du Siebenkäs de Jean Paul en *Littérature), avec une complaisance parfois gênante, sadomasochiste ou homoérotique sur sa chair torturée (flagellation chez Jewison, 1973 ; crucifixion chez Cellan Jones, 1980). Remarquable est le croisement du cinéma sur le Christ avec d’autres disciplines, surtout la *Littérature (Dassin, 1957 : Kazantzákis ; Wyler, 1959 : Wallace) et la *Mystique (Ray, 1961 : Jean de la Croix ; Gibson, 2004 : Anne-Catherine Emmerich). Certains films sont inspirés évidemment des *Arts visuels (les images pieuses chez Zecca et Nonguet, 1903 ; James Tissot chez Olcott, 1912 ; Léonard de Vinci chez Antamoro, 1916 ; toute l’histoire de la peinture chez Gibaud, 1951 ; les peintures de Rembrandt chez Roland, 1964). Des œuvres majeures du patrimoine de la *Musique structurent certains films : que l’on songe à la Matthäus-Passion de Bach (Marischka, 1949), ou à l’étonnant dialogue sur le Christ et sur l’humanité que Klein, 1999,

noue avec Händel. Les grands chefs-d’œuvre de la musique religieuse occidentale sont d’ailleurs utilisés par les bandes-son depuis le début du cinéma sur Jésus. Lorsque le film est un musical, il recèle parfois des hits populaires (Elfstrom, 1973 ; Greene, 1973 ; Jewison, 1973 ; Jones, 1979). Enfin, le cinéma aide à saisir la sacramentalité du texte de la passion et confine alors à la para-*Liturgie. C’est le cas lorsque le chemin de Jésus vers le Golgotha est filmé sur l’actuelle Via Dolorosa à Jérusalem (Olcott, 1912), lorsque l’intrigue se concentre sur une relique de la passion (Koster, 1953) ou sur une dévotion traditionnelle (Peyton, 1957). Dans l’intention des réalisateurs, on est frappé par le contraste entre les implications personnelles différenciées d’un Pasolini (se posant en figure christique en demandant à sa mère d’interpréter Marie âgée durant la passion de Jésus) et d’un Gibson (filmant sa propre main plantant un clou dans celle de Jésus au moment de la crucifixion) — un peu comme, en *Arts visuels, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat avaient peint la face du Christ sur leurs fameux Ten Punching Bags (Last Supper, 1986) — et d’Abel Ferrara (jouant le Christ dans son propre film, 2005). Touchante aussi est l’intention évangélisatrice de Johnny Cash, tout juste converti, dans le musical d’Elfstrom, 1973. Surtout, l’histoire des tournages, pas seulement celle de la réception, des plus grands films est émaillée d’anecdotes manifestant combien, lorsqu’on s’approche de l’Évangile, « fiction » (inspiration ? grâce ?) et « réalité » entrent en interaction. Dès DeMille, 1927, on est frappé par l’exigence morale de certains réalisateurs chrétiens vis-à-vis de leurs acteurs. Parfois l’acteur lui-même se sent « poussé » à une espèce de réforme morale (que l’on songe à l’impact du rôle de Jésus sur la vie personnelle de Robert Powell, dans Zeffirelli, 1977 ; en particulier la régularisation de son statut marital). Ceux qui jouent le Christ vivent durant les tournages des expériences de souffrance et de grâce dans lesquelles la fiction semble rejointe et dépassée par la réalité (cf. le témoignage de James Caviezel sur les blessures accidentellement reçues lors du tournage de Gibson, 2004). La résurrection au cinéma Notre annotation comporte ici une vraie lacune : la « représentation » directe de la résurrection ou du Ressuscité au cinéma y est peu mentionnée. Cette introduction est l’occasion de pallier un peu ce défaut en rappelant quelques réalisations du septième art sur ce thème, en commençant par les plus anecdotiques. Il y a, bien sûr, les « résurrections » métaphoriques de tant de films à intrigues « en U » racontant une mort et une « résurrection » émotionnelle, professionnelle, etc., de leur héros qui, du coup, peut s’iriser de traits christiques. Il y a aussi les réanimations des films de zombies ou de vampires, sortes de résurrections dépravées ; les réincarnations de science-fiction à la manière de 2001: A Space Odyssey et The Fountain ; les réveils de l’héroïne endormie, comme La Belle au bois dormant, Blanche-Neige et autres princesses de Disney (du moins celles-ci sont-elles réveillées par l’amour !). Plusieurs films

Introduction générale

marquants, tant du cinéma d’auteur que du cinéma populaire, semblent plus directement (et diversement) liés aux récits d’apparitions du Christ ressuscité : • Robert Wise (réal., 1914-2005), The Day the Earth Stood Still, USA : Twentieth Century Fox, 1951 (Scott Derrickson en tourne un remake en 2008). Dans cette première œuvre d’envergure de science-fiction dans le cinéma américain, Edmund H. North (scén., 1911-1990) adapte la nouvelle Farewell to the Master de Harry Bates. L’extraterrestre Klaatu vient dire aux terriens qu’ils doivent agir pacifiquement, et par deux fois ceux-ci lui tirent dessus. La seconde fois, il est tué, mais Gort, son robot protecteur, le ressuscite, et il quitte la terre, non sans exhorter à embrasser la paix plutôt que la violence. Un étranger tout-puissant venu sur terre pour apporter un message de paix et d’amour, pour être trahi et tué par les humains, puis ressuscité ? Cela semble être une figure potentielle du Christ. • Carl Theodor Dreyer (réal., 1889-1968), Ordet, Danemark : Palladium, 1955. Un père âgé, chrétien fondamentaliste, a trois fils. L’un est agnostique, l’autre amoureux et le troisième fou, peut-être à force d’avoir lu Kierkegaard et se prenant pour Jésus. La femme du deuxième, enceinte, tombe malade et meurt. Au milieu du service funèbre, le frère fou déclare que la femme se relèvera, si du moins ils ont la foi. Dans une émouvante scène miraculeuse, la femme remue et revient à la vie, à la louange de tous. Sa mort et sa résurrection ont un impact profond sur toutes les relations au sein de la famille, transformant tous ceux qui sont témoins de l’événement. • Nicholas Meyer (réal., °1945), Star Trek II: The Wrath of Khan, USA : Paramount Pictures, 1982, et Leonard Nimoy (réal., 1931-2015), Star Trek III: The Search for Spock, USA : Paramount Pictures, 1984. À la fin du premier film, Spock, stoïque Vulcain, meurt ; dans le second, il s’agit de réunir l’esprit de Spock avec son corps. C’est bien la résurrection hylémorphique du judéo-christianisme qui nourrit ici l’intrigue. • Brad Bird (réal., °1957), The Iron Giant, USA : Warner Bros, 1999, met en scène un robot extraterrestre géant qui devient l’ami d’un petit paysan du Maine durant la guerre froide. Le géant surarmé ne veut plus utiliser ses pouvoirs pour blesser les autres. Lorsque l’armée américaine décide que le géant de fer est une menace, elle tire un missile nucléaire pour le détruire mais cible par erreur ses propres coordonnées dans un acte d’autodestruction. Le géant vole alors vers la bombe et se sacrifie pour ceux qui veulent détruire. Dans la scène finale, les différentes parties du géant de fer commencent à se rassembler… le géant ressuscite. • Russell Mulcahy (réal., °1953) et Brad Mirman (scén., °1953), Resurrection, USA et Canada : Interlight Pictures, Baldwin/Cohen Productions, Resurrection Productions, 1999. Le thriller a beau porter comme titre le nom du mystère central du christianisme, Resurrection n’est qu’un sarcasme de la part d’un tueur en série de Chicago qui mutile ses victimes dans les semaines précédant Pâques, pour mener à un bien le projet maniaque de reconstituer le corps du Christ pour le jour de la résurrection.



Récemment, un long métrage a voulu prendre le relai de Mel Gibson, The Passion of the Christ, 2004, en usant du même langage cinématographique pour évoquer directement le Christ ressuscité : • Kevin Reynolds (réal., scén., °1952), Risen, USA : LD Entertainment, Big Wheel Entertainment, 2016. L’action se déroule à Jérusalem durant les quarante jours qui succèdent à la résurrection, puis en Galilée. Clavius, tribun militaire mandaté par Pilate pour superviser la crucifixion d’un juif nommé Jésus de Nazareth, est encore chargé par lui d’enquêter sur la disparition du corps du Nazaréen. Pourchassant les disciples du Christ soupçonnés d’avoir volé le corps, il se convertit lorsqu’il les retrouve dans une petite maison de Jérusalem autour de Jésus ressuscité. En un remarquable effort apologétique, le réalisateur cherche à présenter l’expérience d’un homme qui rencontre le Christ avec le soutien d’une communauté fragile. Nous terminons cette introduction en évoquant quelques rubriques d’annotation présentes, mais peu garnies, dans le présent ouvrage. Ici, aussi, la raison est largement circonstancielle : elles sont apparues assez récemment dans notre programme de recherches, alors que le travail pour le présent ouvrage imprimé était déjà en voie de finition. Leur enrichissement continue sur notre plateforme numérique bibletraditions.org.

Islam — *isl Là où elle existe, la réception musulmane (principalement coranique) du passage annoté sera présentée dans une rubrique spéciale. Lorsque cette réception s’est déployée aussi dans des rites ou dans des œuvres d’art, ceux-ci sont regroupés sous cette unique rubrique.

Étant donnée son importance fondatrice pour le christianisme tel qu’il se comprend lui-même, la passion de Jésus n’est guère présente dans le Coran, qui fonde un nouveau monothéisme en reconfigurant intégralement le judaïsme et le christianisme qu’il déclare parachever. Méir Bar-Asher nous a cependant proposé quelques notes très intéressantes. Au ch.26, une note évoque les liens possibles entre la très énigmatique sourate de la « Table servie » avec le récit de la dernière Cène (*islMt 26,26-29). Au ch.27, on rappelle le déni coranique de la crucifixion de Jésus (*islMt 27,32-38). Au ch.28, quelques mots sont donnés sur la réception diversifiée de la résurrection de Jésus dans l’islam (*islMt 28,6b), sur le déni de la Trinité et de la christologie orthodoxe (*islMt 28,19b ; cf. →Incarnation : foi orthodoxe et résistances). Ces quelques références sont intéressantes à deux titres : celui de la charité intellectuelle, qui oblige l’honnête homme d’aujourd’hui à connaître au moins un peu une religion désormais omniprésente ; celui de la curiosité intellectuelle, qui découvre dans le Coran un rendu en quelque sorte kaléidoscopique de passages disparates des traditions bibliques ou



La passion selon saint Matthieu

suspecte des liens textuels souterrains non officiels entre islam, judaïsme et christianisme (ainsi le déni de la crucifixion de Jésus rejoint-il la vieille opinion de Basilide rapportée par →Irénée de Lyon Haer. 1,24,4 : *chrMt 27,32a).

Histoire des traductions — *tra Cette rubrique donne des traductions antérieures du texte, en privilégiant celles qui ont fait autorité dans l’histoire culturelle, passée ou contemporaine. ļ On considère l’histoire des traductions comme un phénomène de Réception, placé avant la rubrique *Littérature puisque ces traductions furent en elles-mêmes des entreprises littéraires, et que la plupart des auteurs littéraires inspirés par la Bible écrivent à partir de traductions qui les orientent. ļ Cette rubrique n’a pour objet ni de commenter ni de justifier la traduction proposée pour le passage annoté.

La note que nous y avons placée (*traMt 27,46c) explique notre choix de traduction en fonction d’autres options, pour un verset particulièrement complexe. Le lecteur de versets aussi dangereux ou riches que Mt 27,25 et Mt 28,1 gagnera à comparer nos propositions de traductions à d’autres traductions : ce sera fait dans notre édition numérique.

Droit — *dro Les notes de *Droit traitent de la réception juridique des Écritures, que ce soit dans la halaka rabbinique ou dans les droits canoniques et civils.

L’apparition tardive de cette rubrique dans les laboratoires du programme de La Bible en ses Traditions, que nous avons quelque honte à avouer, nous qui travaillons à Jérusalem avec des amis juifs dont la Tradition envisage l’Écriture fondamentalement comme Loi, fait que trois notes seulement (*droMt 27,60a ; *droMt 28,7-10 ; *droMt 28,13b), y figurent. Or, nombre de notes placées en *Milieux de vie, *Textes anciens, *Littérature péritestamentaire et *Tradition juive (toutes celles qui concernent le procès et les peines), mais aussi, peut-être, plusieurs notes concernant les disciplines liturgiques, pourraient, moyennant une reformulation de leur objet formel, figurer dans cette rubrique d’annotation-ci. Envisager la réception de l’Écriture sous l’angle du droit permet aux lecteurs de tradition chrétienne de retrouver le sens de la Tora comme Loi et le goût pour la casuistique parfois caricaturée en contexte chrétien depuis l’heureuse redécouverte de la « morale des vertus », mais bien nécessaire (en plus de l’assistance du Saint-Esprit !) à qui veut modestement faire la volonté de Dieu en appliquant ses commandements aux hic et

nunc successifs et infiniment variés de l’action humaine concrète. L’enrichissement de cette rubrique avec des enseignements tirés du magistère, voire transcrits dans le droit canonique, peut également permettre aux lecteurs de tradition juive de réaliser que le christianisme, si caricaturé qu’il ait été (souvent par lui-même) en « religion de l’amour » qui dispenserait de toute loi, accorde aussi une grande importance à l’observation des dix commandements en toutes circonstances, sans laquelle l’idéal commun, celui d’être a decent human being, est tout simplement révoqué. Enfin, il est clair qu’à notre époque de judiciarisation grandissante du quotidien, plusieurs notes classées dans d’autres rubriques auraient été encore plus percutantes ici. Il y a là une occasion de plus pour notre lecteur bénévole de consulter la version numérique de ce livre, déjà enrichie par rapport au présent volume. * Envoi Au terme de cette introduction, composée comme une récapitulation pleine d’admiration pour la fécondité proprement divine de la passion dans la culture humaine, pour les collaborations, la patience, la somme d’amour partagée par chacun de nos collaborateurs, il nous reste à l’offrir aux lecteurs bénévoles comme une riche carrière de pierres, taillées avec plus ou moins de raffinement, rangées du mieux possible et surtout… prêtes pour de nouvelles élaborations. Sont à découvrir en particulier de très nombreux liens entre les œuvres recensées dans les arts visuels et musicaux (que l’on pourra écouter ou regarder dans l’édition numérique de cette passion) et maint détail de critique textuelle, de lexique, de grammaire ou de narration du texte lui-même. Puisse, du moins, notre monument inachevé rouvrir nos lecteurs à la possibilité qu’une conception du temps qui passe comme continuité plus que comme segmentation, une imagination du passé comme semblable à notre temps autant qu’autre que lui — et peut-être même une déprise de la représentation du temps comme droite orientée, qui n’est qu’une représentation — apporte, sur le texte biblique, des lumières non moins intelligentes que sa nécessaire critique rationnelle, mais — combien ! — plus enthousiasmantes. Jérusalem – Bethléem – Tel Aviv – Safed – Toulouse – Hambourg – Paris – San Francisco – Bruxelles – Leuven – Monaco – Paussac-et-Saint-Vivien 2010-2021

Traduction de Matthieu –

Matthieu 26 Byz TR Nes 1

V

Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :

1

2

— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être crucifié.

3

S

Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :

1

Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :

2

— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrivera et le fils de l’homme sera livré pour être crucifié.

2

— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être pendu.

Alors s’assemblèrent les grands prêtres Byz TR et les scribes et les anciens du peuple dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe

3

Alors s’assemblèrent les princes des prêtres et les anciens du peuple dans la cour du prince des prêtres nommé Caïphe

3

Alors s’assemblèrent les grands prêtres et les scribes et les anciens du peuple dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe

4

et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer,

4

et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer,

4

et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer,

5

mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple !

5

mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple !

5

mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple !

6

Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux,

6

Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux,

6

Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux,

7

une femme l’approcha, ayant [un flacon d’] albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé.

7

une femme l’approcha, ayant [un flacon d’] albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé.

7

une femme l’approcha, ayant [un flacon d’] albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé.

8

Voyant cela, Byz TR ses Nes les disciples s’emportèrent disant : — Pourquoi cette perte ?

8

Voyant cela, les disciples s’emportèrent disant :

8

Voyant cela, les disciples furent contrariés disant :

9

Car Byz TR cette huile de parfum Nes cela pouvait se vendre très cher et être donné à des pauvres !

9

Car cela pouvait se vendre très cher et être donné à des pauvres !

9

Car cela pouvait se vendre très cher et être donné à des pauvres !

10

S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi.

10

S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi.

10

S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une belle œuvre qu’elle a accomplie envers moi.

11

Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.

11

Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.

11

Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.

12

Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.

12

Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.

12

Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.

13

Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.

13

Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.

13

Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé mon évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.

14

Alors, s’étant rendu chez les grands prêtres, l’un des douze, appelé Judas Iscariote,

14

Alors, s’étant rendu chez les princes des prêtres, l’un des douze, appelé Judas Scarioth,

14

Alors, s’étant rendu chez les grands prêtres, l’un des douze, appelé Judas Scarioth,

15

dit : — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Eux lui pesèrent trente pièces d’argent.

15

leur dit : — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Eux lui fixèrent trente pièces d’argent.

15

leur dit : — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Eux lui promirent trente pièces d’argent.

— Pourquoi cette perte ?

— Pourquoi cette perte ?

66

La passion selon saint Matthieu

Byz TR Nes 16

V

Et de ce moment il était en quête d’une opportunité pour le livrer.

16

17

Or le premier jour des Azymes les disciples approchèrent Jésus, Byz TRlui disant : — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?

18

S

Et de ce moment il était en quête d’une opportunité pour le livrer.

16

Et de ce moment il était en quête d’une opportunité pour le livrer.

17

Or le premier jour des Azymes les disciples approchèrent Jésus, disant : — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?

17

Or le premier jour des Azymes les disciples approchèrent Jésus, lui disant : — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?

Et il dit : — Allez en ville chez un tel et dites-lui : — Le maître dit : — Mon temps est proche, c’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes disciples.

18

Et Jésus dit : — Allez en ville chez un tel et dites-lui : — Le maître dit : — Mon temps est proche, c’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes disciples.

18

Et il leur dit : — Allez en ville chez un tel et dites-lui : — Notre maître dit : — Mon temps est proche, c’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes disciples.

19

Les disciples firent comme le leur avait ordonné Jésus et préparèrent la Pâque.

19

Les disciples firent comme le leur avait fixé Jésus et préparèrent la Pâque.

19

Ses disciples firent comme le leur avait ordonné Jésus et préparèrent la Pâque.

20

Le soir venu, il était allongé avec les douze

20

Le soir venu, il était allongé avec les douze disciples

20

Le soir venu, il était allongé avec ses douze disciples

21

et pendant qu’ils mangeaient, il dit : — Amen je vous dis : — Un de vous me livrera.

21

et pendant qu’ils mangeaient, il dit : — Amen je vous dis : — Un de vous est sur le point de me livrer.

21

et pendant qu’ils mangeaient, il dit : — Amen je vous dis : — Un de vous me livrera.

22

Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, Byz TR chacun d’entre eux : Nes l’un après l’autre : — Ce n’est pas moi, Seigneur ?

22

Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, un par un :

22

Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, chacun d’entre eux :

23

Or lui, répondant, dit : — Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera.

23

24

Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né.

25

26

27

— Ce n’est pas moi, Seigneur ? Or lui, répondant, dit : — Qui plonge avec moi la main dans l’assiette, celui-là me livrera.

Or lui, répondant, dit : — Qui plonge avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera.

24

Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né.

24

Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né.

Répondant, Judas, qui le livrait, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.

25

Répondant, Judas, qui le livra, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.

25

Répondant, Judas, le traître, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.

Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris Byz TR le Nes du pain et Byz rendu grâce, TR Nes dit une bénédiction, le rompit et Byz TR il le donnait Nes l’ayant donné aux disciples Byz TRet dit : — Prenez, mangez, ceci est mon corps.

26

Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris du pain et dit une bénédiction, le rompit

26

Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris le pain et dit une bénédiction, le rompit

Et ayant pris

Byz TR

la une coupe et rendu grâce, il la leur donna disant : — Buvez-en tous,

et il le donna à ses disciples et dit :

Byz TR

car ceci est mon sang, celui de l’alliance Byz TR nouvelle, répandu pour une multitude en rémission des péchés.

et il le donna à ses disciples et dit :

— Prenez et mangez, ceci est mon corps. 27

Nes

28

— Ce n’est pas moi, Seigneur ? 23

Et ayant pris un calice, il rendit grâce, le leur donna disant :

— Prenez, mangez, ceci est mon corps. 27

— Buvez-en tous, 28

car ceci est mon sang, de l’alliance nouvelle, qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés.

Et ayant pris la coupe, il rendit grâce, la leur donna disant : — Buvez-en tous,

28

car ceci est mon sang, de l’alliance nouvelle, qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés.

67

Traduction de Matthieu –

Byz TR Nes 29

Mais je vous dis

Byz TR

que :

V 29

Mais je vous dis :

S 29

Mais je vous dis que

Nes Byz TR

je — Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.

Nes

— Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.

je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.

30

Et ayant chanté des louanges, ils sortirent vers le mont des Oliviers.

30

Et après avoir dit l’hymne, ils sortirent vers le mont d’Oliveraie.

30

Et ils chantèrent des louanges et ils sortirent vers le mont des Oliviers.

31

Alors Jésus leur dit : — Tous vous serez scandalisés à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis du troupeau seront dispersées.

31

Alors Jésus leur dit : — Tous vous souffrirez un scandale à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis du troupeau seront dispersées.

31

Alors Jésus leur dit : — Tous vous serez scandalisés à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis de son troupeau seront dispersées.

32

Mais après que je me serai levé, je vous précéderai en Galilée.

32

Mais après que j’aurai ressuscité, je vous précéderai en Galilée.

32

Mais après que je me serai levé, je vous précéderai en Galilée.

33

Répondant, Pierre lui dit : — Byz TRMême si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé.

33

Répondant, Pierre lui dit : — Même si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé.

33

Répondant, Pierre lui dit : — Même si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé.

34

Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras.

34

Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras.

34

Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras.

35

Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.

35

Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.

35

Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.

36

Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Byz TR Gethsemanê. Nes Gethsemani. Et il dit aux disciples : — Asseyez-vous ici jusqu’à ce que, m’en étant allé là-bas, j’aie prié.

36

Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Gethsemani.

36

Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Gedshiman.

37

Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse.

37

Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et affliction.

37

Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse.

38

Alors Byz Jésus TR Nes il leur dit : — Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi.

38

Alors il leur dit :

38

Alors il leur dit :

39

Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant et disant : — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe ; cependant, non pas comme je veux, moi, mais comme toi…

39

Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant et disant : — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi ce calice ; cependant, non pas comme je veux, moi, mais comme toi…

39

Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant et disant : — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe ; cependant, non pas comme je veux, moi, mais comme toi…

40

Il vient vers les disciples et les trouve endormis et il dit à Pierre : — Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !

40

Il vient vers les disciples et les trouve endormis et il dit à Pierre : — Ainsi vous n’avez pas pu veiller une heure avec moi !

40

Il vient vers les disciples et les trouve endormis et il dit à Pierre : — Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !

Et il dit à ses disciples : — Asseyez-vous ici pendant que j’irai là-bas et que je prie.

Et il dit à ses disciples : — Asseyez-vous ici pendant que je vais prier.

— Mon âme est triste jusqu’à la mort ; attendez ici et veillez avec moi.

— Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi.

68

La passion selon saint Matthieu

Byz TR Nes 41

V

Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible.

41

42

S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria en disant : — Mon Père, si Byz TR cette coupe Nes ceci ne peut passer Byz TRloin de moi sans que je Byz TR la Nes le boive, que ta volonté soit faite.

43

S

Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible.

41

Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation : l’esprit est prêt, mais la chair est faible.

42

S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria en disant : — Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que ta volonté soit faite.

42

S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria en disant : — Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite.

Et étant venu de nouveau, il les Byz TR trouve Nes trouva endormis, car leurs yeux étaient appesantis.

43

Et il vint de nouveau et il les trouva endormis,

43

Et il vint de nouveau, il les trouva endormis,

44

Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole Nesde nouveau.

44

45

Alors il vient vers Byz TR ses Nes les disciples et leur dit : — Continuez de dormir à partir de maintenant et de vous reposer. Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.

45

46

Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.

46

Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.

46

Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.

47

Il parlait encore, voici : Judas, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des épées et des bâtons de la part des grands prêtres et des anciens du peuple.

47

Il parlait encore, voici : Judas, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des épées et des bâtons de la part des princes des prêtres et des anciens du peuple.

47

Il parlait encore, voici : Judas, le traître, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des épées et des bâtons de la part des grands prêtres et des anciens du peuple.

48

Or celui qui allait le livrer leur avait donné un signe en disant : — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissezle !

48

Or celui qui le livra leur avait donné un signe en disant : — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissezle !

48

Or celui qui allait le livrer leur avait donné un signe en disant : — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissezle !

49

Et aussitôt, s’étant avancé vers Jésus, il dit : — Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser.

49

Et aussitôt, s’approchant de Jésus, il dit : — Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser.

49

Et aussitôt, s’étant avancé vers Jésus, il dit : — Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser.

50

Jésus lui dit : — Compagnon, Byz TR pour quoi tu es venu !? Nes dans quel but es-tu venu ? Alors ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent.

50

Jésus lui dit : — Ami, pour quoi tu es venu !?

50

Jésus lui dit : — Est-ce pour cela que tu es venu, mon ami ?

Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, étendant la main, tira son épée et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui arracha l’oreille.

51

51

car leurs yeux étaient appesantis.

car leurs yeux étaient appesantis.

Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole.

44

Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole.

Alors il vient vers ses disciples et leur dit :

45

Alors il vient vers ses disciples et leur dit :

— Dormez maintenant et reposez-vous.

— Continuez de dormir à partir de maintenant et de vous reposer. Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.

Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.

Alors ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent. Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, étendant la main, tira son épée et, frappant le serviteur du prince des prêtres, lui arracha l’oreille.

Alors ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent. 51

Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, étendant la main, tira le glaive et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui arracha l’oreille.

69

Traduction de Matthieu –

Byz TR Nes 52

V

Alors Jésus lui dit : — Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée, par l’épée Byz mourront. TR Nes périront.

52

53

Penses-tu donc que je ne puisse Byz TRsur le champ prier mon Père et il me fournira Nessur le champ plus de douze légions d’anges ?

54

S

Alors Jésus lui dit : — Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui auront pris l’épée, par l’épée périront.

52

Alors Jésus lui dit : — Remets le glaive à sa place, car tous ceux qui ont pris l’épée, par l’épée mourront.

53

Ou bien penses-tu que je ne puisse prier mon Père et il me fournira sur le champ plus de douze légions d’anges ?

53

Ou bien penses-tu que je ne puisse prier mon Père et il me fournira sur le champ plus de douze légions d’anges ?

Comment donc s’accompliraient alors les Écritures [disant] qu’il doit en être ainsi ?

54

Comment donc s’accompliront alors les Écritures [disant] qu’il doit en être ainsi ?

54

Comment donc s’accompliraient alors les Écritures [disant] qu’il doit en être ainsi ?

55

À cette heure-là Jésus dit aux foules : — Comme après un brigand vous êtes sortis avec des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Tous les jours je siégeais Byz TRchez vous, enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi.

55

À cette heure-là Jésus dit aux foules : — Comme après un brigand vous êtes sortis avec des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Tous les jours je siégeais chez vous, enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi.

55

À cette heure-là Jésus dit aux foules : — Comme après un brigand vous êtes sortis avec des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Tous les jours je siégeais chez vous, enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi.

56

Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes. Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent.

56

Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes. Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent.

56

Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures des prophètes. Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent.

57

Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le conduisirent chez Caïphe le grand prêtre

57

Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le conduisirent chez Caïphe le prince des prêtres où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés.

57

Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le conduisirent chez Caïphe le grand prêtre

où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés.

où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés.

58

Quant à Pierre, il le suivait de loin, jusqu’à la cour du grand prêtre, et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin.

58

Quant à Pierre, il le suivait de loin, jusqu’à la cour du prince des prêtres, et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin.

58

Quant à Simon Pierre, il le suivait de loin, jusqu’à la cour du grand prêtre, et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin.

59

Les grands prêtres Byz TRet les anciens et le sanhédrin entier cherchaient un faux témoignage contre Jésus afin de le faire tuer

59

Les princes des prêtres et tout le conseil cherchaient un faux témoignage contre Jésus afin de le livrer à la mort

59

Les grands prêtres et les anciens et toute l’assemblée cherchaient un faux témoignage contre Jésus afin de le faire tuer

60

et ils n’en trouvèrent pas, Byz TR et bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés, Byz TR ils n’en trouvèrent pas. Mais finalement il se présenta deux Byz TR faux témoins

60

et ils n’en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés.

60

et ils n’en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés.

61

pour dire : — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le Sanctuaire de Dieu et en trois jours Byz TR le reconstruire.

61

pour dire : — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le Temple de Dieu et en trois jours le reconstruire.

61

pour dire : — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le Temple de Dieu et en trois jours le reconstruire.

62

S’étant levé, le grand prêtre lui dit : — Tu n’as rien à répondre ? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi ?

62

S’étant levé, le prince des prêtres lui dit : — Tu n’as rien à répondre à ce que ceux-ci témoignent contre toi ?

62

S’étant levé, le grand prêtre lui dit : — Tu n’as rien à répondre ? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi ?

63

Mais Jésus gardait le silence. Et le grand prêtre Byz TR répondant lui dit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu.

63

Mais Jésus gardait le silence. Et le prince des prêtres lui dit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu.

63

Mais Jésus gardait le silence. Et le grand prêtre lui répondit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu.

Mais finalement il se présenta deux faux témoins

Mais finalement il se présenta deux

70

La passion selon saint Matthieu

Byz TR Nes 64

V

Jésus lui dit : — Tu as dit. Aussi bien je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.

64

65

Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre Byz TR son Nes le blasphème.

66

S

Jésus lui dit : — Tu as dit. Mais je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.

64

Jésus lui dit : — Tu as dit. Mais je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.

65

Alors le prince des prêtres déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre le blasphème.

65

Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre son blasphème.

Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.

66

Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.

66

Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.

67

Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent à coups de poing ; certains le giflèrent

67

Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent à coups de poing ; certains le giflèrent au visage

67

Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent ; certains le giflèrent

68

en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?

68

en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?

68

en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?

69

Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour lorsque s’approcha de lui une servante disant :

69

Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour lorsque s’approcha de lui une servante disant :

69

Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour lorsque s’approcha de lui une certaine servante lui disant : — Toi aussi, tu étais avec Jésus le Nazôréen !

— Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen !

— Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen !

70

Byz TR

Mais lui nia devant eux tous disant : — Je ne sais pas ce que tu dis.

70

Mais lui nia devant tous disant : — Je ne sais pas ce que tu dis.

70

Mais lui nia devant eux tous disant : — Je ne sais pas ce que tu dis.

71

Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : — Celui-là Byz TRaussi était avec Jésus le Nazôréen.

71

Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : — Celui-là aussi était avec Jésus le Nazarénien.

71

Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : — Celui-là aussi était avec Jésus le Nazôréen.

72

Et de nouveau il nia avec serment : — Je ne connais pas l’homme.

72

Et de nouveau il nia avec serment : — Je ne connais pas l’homme.

72

Et de nouveau il nia avec serments : — Moi, je ne connais pas l’homme.

73

Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient là dirent à Pierre : — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! D’ailleurs ton langage te rend clair.

73

Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient là dirent à Pierre : — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! D’ailleurs ton langage te rend clair.

73

Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient là dirent à Pierre : — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! D’ailleurs ton langage te rend clair.

74

Alors il se mit à maudire et à jurer : — Je ne connais pas l’homme ! Et aussitôt un coq chanta.

74

Alors il se mit à maudire et à jurer qu’il ne connaissait pas l’homme ! Et aussitôt un coq chanta.

74

Alors il se mit à maudire et à jurer : — Moi, je ne connais pas l’homme ! Et aussitôt un coq chanta.

75

Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui Byz TR lui avait dit : — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me renieras. Et, sortant dehors, il pleura amèrement.

75

Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui avait dit : — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me renieras. Et, sortant dehors, il pleura amèrement.

75

Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui lui avait dit : — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me renieras. Et, sortant dehors, il pleura amèrement.

71

Traduction de Matthieu –

Matthieu 27 Byz TR Nes 1

V

Le matin venu tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus en sorte de le faire mourir

1

2

et, l’ayant entravé, l’emmenèrent et Byz TRle livrèrent à Byz TRPonce Pilate le gouverneur.

3

S

Le matin venu tous les princes des prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus en sorte de le livrer à la mort

1

Le matin venu tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus en sorte de le faire mourir

2

et, l’ayant entravé, l’emmenèrent et [le] livrèrent à Ponce Pilate le gouverneur.

2

et ils l’entravèrent, l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate le gouverneur.

Alors Judas, qui le livrait, voyant qu’il avait été condamné, se repentant, retourna les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens

3

Alors Judas, qui le livra, voyant qu’il avait été condamné, poussé par le repentir, rapporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres et aux anciens

3

Alors Judas le traître vit que Jésus était condamné, se repentit et alla, il retourna ces trente [pièces] d’argent aux grands prêtres et aux anciens

4

en disant : — J’ai péché en livrant un sang innocent. Mais eux dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.

4

en disant : — J’ai péché en livrant un sang juste. Mais eux dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.

4

et dit : — J’ai péché, car j’ai livré un sang innocent. Mais eux lui dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.

5

Ayant jeté les pièces d’argent Byz TR dans Nes vers le Sanctuaire et s’étant retiré, il se pendit.

5

Ayant jeté les pièces d’argent dans le Temple

5

Et il jeta l’argent dans le Temple

6

Mais les grands prêtres, ayant pris les pièces d’argent, dirent : — Il n’est pas permis de les mettre au korbane puisque c’est le prix du sang.

6

Mais les princes des prêtres, ayant pris les pièces d’argent, dirent : — Il n’est pas permis de les mettre au korbane puisque c’est le prix du sang.

6

Mais les grands prêtres prirent l’argent et dirent : — Il n’est pas permis de le mettre dans le trésor puisque c’est le prix du sang.

7

Et après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec elles le champ du potier pour la sépulture des étrangers.

7

Et après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec elles le champ du potier pour la sépulture des étrangers.

7

Et ils tinrent conseil et ils achetèrent avec lui le champ du potier pour la sépulture des étrangers.

8

C’est pourquoi on a appelé ce champ — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui.

8

C’est pourquoi on a appelé ce champ Acheldemach — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui.

8

C’est pourquoi on a appelé ce champ — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui.

9

Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers Jérémie le prophète disant : — Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du mis à prix, qu’ont mis à prix des fils d’Israël,

9

Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers Jérémie le prophète disant : — Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du mis à prix, qu’ont mis à prix des fils d’Israël,

9

Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers le prophète qui dit : — Je pris les trente [pièces] d’argent, le prix du précieux, que [ceux] des enfants d’Israël avaient fixé,

10

et ils les ont données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.

10

et ils les ont données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.

10

et je les ai données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.

11

Quant à Jésus, il Byz TR se tint Nes fut placé debout devant le gouverneur et le gouverneur l’interrogea disant : — Tu es le roi des Juifs ? Jésus Byz TRlui dit : — Tu dis.

11

Quant à Jésus, il se tint debout devant le gouverneur

11

Quant à Jésus, il se tint debout devant le gouverneur

12

Et tandis qu’il était accusé par les grands prêtres et les anciens, il ne répondit rien.

12

Et tandis qu’il était accusé par les princes des prêtres et les anciens, il ne répondit rien.

12

Et tandis que les grands prêtres et les anciens l’accusaient, il ne répondit rien.

13

Alors Pilate lui dit : — Est-ce que tu n’entends pas de combien [de choses] ils témoignent contre toi ?

13

Alors Pilate lui dit : — Est-ce que tu n’entends pas combien de témoignages ils portent contre toi ?

13

Alors Pilate lui dit : — Est-ce que tu n’entends pas de combien [de choses] ils témoignent contre toi ?

14

Et il ne lui répondit pas à un seul mot, si bien que le gouverneur s’étonna à l’extrême.

14

Et il ne lui répondit pas à un seul mot, si bien que le gouverneur s’étonna à l’extrême.

14

Et il ne lui répondit pas, pas même un mot, et de cela il s’étonna beaucoup.

et s’étant retiré, il se pendit à une corde.

et se retira. Il s’étrangla lui-même.

et le gouverneur l’interrogea disant : — Tu es le roi des Juifs ? Jésus lui dit : — Tu dis.

et le gouverneur l’interrogea et lui dit : — Tu es le roi des Juifs ? Jésus lui dit : — Tu dis.

72

La passion selon saint Matthieu

Byz TR Nes 15

V

À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’ils voulaient.

15

16

Ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé NesJésus Barabbas.

17

S

À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient.

15

À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient.

16

Il avait alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas.

16

Ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé Bar-Aba.

Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche ? Nes Jésus Barabbas ou Jésus qui est dit christ ?

17

Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche ? Barabbas ou Jésus qui est dit christ ?

17

Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche ? Bar-Aba ou Jésus qui est appelé mshiho ?

18

Il savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient livré.

18

Il savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient livré.

18

Pilate savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient livré.

19

Or, tandis qu’il était assis sur la tribune,

19

Or, tandis qu’il était assis sur la tribune,

19

Or, tandis que le gouverneur était assis sur sa tribune, sa femme lui envoya dire : — Rien entre toi et ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en songe à cause de lui.

Mais les princes des prêtres et les anciens persuadèrent le peuple de réclamer Barabbas et de faire supprimer Jésus.

20

Mais les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Bar-Aba

Et le gouverneur répondit et leur dit : — Lequel voulez-vous que je vous relâche, d’entre les deux ? Mais eux dirent : — Bar-Aba.

sa femme lui envoya dire : — Rien entre toi et ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. 20

sa femme lui envoya dire : — Rien entre toi et ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en vision à cause de lui.

Mais les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Barabbas et de faire supprimer Jésus.

20

21

Répondant encore, le gouverneur leur dit : — Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? Mais eux dirent : — Barabbas.

21

Répondant encore, le gouverneur leur dit : — Lequel des deux voulez-vous voir relâcher ? Mais eux dirent : — Barabbas.

21

22

Pilate leur dit : — Que ferai-je donc de Jésus dit christ ?

22

Pilate leur dit : — Que ferai-je donc de Jésus qui est appelé christ ? Tous disent : — Qu’il soit crucifié !

22

Pilate leur dit : — Et de Jésus qui est appelé mshiho, que ferai-je ? Tous disent : — Qu’il soit crucifié !

Mais Byz TR le gouverneur Nes lui rétorqua : — Qu’a-t-il donc fait de mal ? Eux de plus belle criaient en disant : — Qu’il soit crucifié !

23

Le gouverneur leur rétorqua :

23

Le gouverneur leur dit :

24

Alors Pilate, voyant que cela ne sert à rien mais augmente le tumulte, prenant de l’eau, se lava les mains en présence de la foule disant : — Je suis innocent Byz TR du sang de ce juste. Nes de ce sang. À vous de voir.

24

Alors Pilate, quand il vit que cela ne sert à rien mais augmente le tumulte, prenant de l’eau, se lava les mains en présence du peuple disant : — Je suis innocent du sang de ce juste. À vous de voir.

24

Alors Pilate, voyant que cela ne sert à rien mais augmente le tumulte, prit de l’eau, se lava les mains en présence de la foule et dit : — Je suis innocent du sang de ce juste. À vous de voir.

25

Répondant tout le peuple dit : — Son sang, sur nous et sur nos enfants !

25

Répondant tout le peuple dit : — Son sang, sur nous et sur nos enfants !

25

Tout le peuple répondit et dit : — Son sang, sur nous et sur nos enfants !

26

Alors il leur libéra Barabbas. Quant à Jésus, une fois flagellé, il le livra pour qu’il fût crucifié.

26

Alors il leur libéra Barabbas. Quant à Jésus, une fois flagellé, il le leur livra pour qu’il fût crucifié.

26

Alors il leur libéra Bar-Aba et il fit flageller Jésus avec des fouets et le livra pour qu’il fût crucifié.

27

Alors les soldats du gouverneur, ayant pris Jésus dans le prétoire, rassemblèrent contre lui la cohorte entière

27

Alors les soldats du gouverneur, prenant Jésus dans le prétoire, rassemblèrent contre lui la cohorte entière

27

Alors les soldats du gouverneur prirent Jésus au prétoire et rassemblèrent contre lui la cohorte entière

28

et, l’ayant déshabillé, l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.

28

et, l’ayant déshabillé, l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.

28

et le déshabillèrent et l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.

Tous Byz TRlui disent : — Qu’il soit crucifié ! 23

et de faire supprimer Jésus.

— Qu’a-t-il donc fait de mal ? Eux de plus belle criaient en disant : — Qu’il soit crucifié !

— Qu’a-t-il donc fait de mal ? Mais eux de plus belle crièrent et dirent : — Qu’il soit crucifié !

73

Traduction de Matthieu –

Byz TR Nes 29

V

Et ayant tressé une couronne avec des épines, ils la posèrent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et faisant des génuflexions devant lui ils se Byz TR moquaient Nes moquèrent de lui disant : — Salut roi des Juifs !

29

30

Et, lui crachant dessus, ils prirent le roseau et frappaient sa tête

30

31

et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour le crucifier.

32

Et tressant une couronne avec des épines, ils la posèrent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et faisant des génuflexions devant lui ils se moquaient de lui disant :

S 29

— Salut roi des Juifs !

Et ils tressèrent une couronne d’épines, la mirent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et ils firent des génuflexions devant lui et se moquaient de lui disant : — Salut roi des Juifs !

Et, lui crachant dessus, ils prirent le roseau et frappaient sa tête

30

Et ils lui crachèrent au visage et prirent le roseau et le frappaient sur la tête

31

et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour le crucifier.

31

et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour être crucifié.

Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils requirent pour qu’il portât sa croix.

32

Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils contraignirent pour qu’il portât sa croix.

32

Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils contraignirent pour qu’il portât sa croix.

33

Et arrivés à un lieu dit « Golgotha » (ce qui veut dire « lieu du crâne »),

33

Et ils arrivèrent à un lieu dit « Golgotha » (ce qui veut dire « lieu du calvaire »)

33

Et ils arrivèrent à un lieu appelé « Gogulto » (qui s’interprète « le crâne »)

34

ils lui donnèrent à boire du Byz TR vinaigre Nes vin mêlé de fiel. Et [l’]ayant goûté, il ne Byz TR voulait Nes voulut pas boire.

34

et ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel.

34

et ils lui donnèrent à boire du vinaigre mêlé de fiel.

35

L’ayant crucifié, ils divisèrent ses vêtements, les tirant au sort, TR afin que s’accomplît ce qui avait été dit par le prophète : — Ils se sont partagés mes vêtements et ont tiré au sort ma tunique.

35

L’ayant crucifié, ils divisèrent ses vêtements, les tirant au sort.

35

Et lorsqu’ils le crucifièrent, ils divisèrent ses vêtements par lot.

36

Et assis, ils le gardaient, là.

36

Et assis, ils le gardaient.

36

Et assis, ils le gardaient, là.

37

Et ils disposèrent au-dessus de sa tête [la] cause [de] sa [condamnation] écrite : Celui-ci est Jésus le roi des Juifs.

37

Et ils disposèrent au-dessus de sa tête [la] cause [de] sa [condamnation] écrite : Ici est Jésus le roi des Juifs.

37

Et ils disposèrent au-dessus de sa tête la cause de sa mort, en une inscription : Celui-ci est Jésus le roi des Juifs.

38

Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.

38

Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.

38

Alors furent crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.

39

Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête

39

Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête

39

Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête

40

et disaient : — [Toi] qui détruis le Sanctuaire et en trois jours le bâtis, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu Neset descends de la croix !

40

et disaient : — [L’homme] qui détruit le Temple et en trois jours le rebâtit, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu, descends de la croix !

40

et disaient : — [Toi] qui détruis le Temple et en trois jours le bâtis, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu et descends de la croix !

41

Semblablement, les grands prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens Byz Nes et les pharisiens, disaient :

41

Semblablement, les princes des prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens, disaient :

41

Semblablement, les grands prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens et les pharisiens, disaient :

42

— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! Byz TR S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui !

42

— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui !

42

— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui !

Et [l’]ayant goûté, il ne voulut pas boire.

Et il [le] goûta et ne voulut pas boire.

74

La passion selon saint Matthieu

Byz TR Nes 43

Byz TR

V

Il s’est confié en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il veut de lui, car il a dit : — De Dieu je suis fils.

43

44

Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.

45

46

S

Il se confiera en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il veut, car il a dit : — De Dieu je suis fils.

43

Il se confie en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il prend plaisir en lui, car il dit : — Je suis le fils de Dieu.

44

Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.

44

Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.

À partir de la sixième heure, il y eut de la ténèbre sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.

45

À partir de la sixième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.

45

À partir de la sixième heure, il y eut de la ténèbre sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.

Vers la neuvième heure, Jésus clama d’une voix forte disant : — Éli, Éli, Byz lima TR lama Nes lema sabachthani ? C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné !?

46

Vers la neuvième heure, Jésus clama d’une voix forte disant : — Éli, Éli, lema sabachthani ?

46

Vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte et dit : — Eil, Eil, lmono shvaqtoni ?

47

[L’]ayant entendu, certains de ceux qui se tenaient là disaient : — C’est Élie qu’il appelle, celui-ci.

47

[L’]entendant, certains de ceux qui se tenaient là disaient : — C’est Élie qu’il appelle, celui-ci.

47

Quand certains de ceux qui se tenaient là [l’] entendirent, ils disaient : — Celui-ci a appelé Élie.

48

Et étant accouru aussitôt, l’un d’eux, ayant pris une éponge, l’ayant gorgée de vinaigre et l’ayant fixée autour d’un roseau, essayait de le faire boire.

48

Et accourant aussitôt, l’un d’eux, ayant pris une éponge, il la gorgea de vinaigre et la fixa à un roseau et essayait de le faire boire.

48

Et aussitôt, l’un d’eux accourut et prit une éponge, la gorgea de vinaigre, la fixa à un roseau et essayait de le faire boire.

49

Et les autres disaient : — Voyons voir si Élie vient le sauver !

49

Mais les autres disaient : — Laisse, que nous voyions si Élie vient le libérer !

49

Mais les autres disaient : — Laissez, que nous voyions si Élie vient le sauver !

50

Mais Jésus, ayant crié de nouveau d’une voix forte, remit l’esprit.

50

Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, remit l’esprit.

50

Mais Jésus cria de nouveau d’une voix forte et remit l’esprit.

51

Et voici : le voile du Sanctuaire fut déchiré Byz TR en deux Nes de haut en bas Byz TR de haut en bas Nes en deux et la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés

51

Et voici : le voile du Temple fut déchiré en deux

51

Et aussitôt le voile du Temple fut déchiré en deux

52

et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis furent levés

52

et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis ressuscitèrent

52

et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis se levèrent

53

et étant sortis des tombeaux après son relèvement, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.

53

et sortant des tombeaux après sa résurrection,

53

et sortirent ; et après sa résurrection,

54

Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus, voyant le tremblement et ce qui était arrivé, furent effrayés à l’extrême disant : — En vérité, celui-ci était le fils de Dieu.

54

Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus, voyant le tremblement de terre et ce qui était arrivé, furent effrayés à l’extrême disant : — En vérité, celui-ci était le fils de Dieu.

54

Lorsque le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus virent le tremblement de terre et ce qui était arrivé, ils furent très effrayés et dirent : — En vérité, celui-ci était le fils de Dieu.

55

Étaient là aussi de nombreuses femmes observant à distance, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée en le servant,

55

Étaient là aussi de nombreuses femmes à distance, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée en le servant,

55

Il y avait là aussi de nombreuses femmes qui observaient à distance, celles qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée en le servant,

C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pour quoi m’as-tu abandonné !?

de haut en bas

de haut en bas

et la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés

et la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés

ils vinrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.

ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.

75

Traduction de Matthieu –

Byz TR Nes 56

V

S

parmi lesquelles se trouvaient Marie la Magdeleine et Marie, mère de Jacques et de Byz TR José, Nes Joseph, et la mère des fils de Zébédée.

56

57

Le soir venu, vint un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui lui aussi Byz TR fut Nes avait été fait disciple de Jésus.

57

Le soir venu, vint un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui lui aussi était disciple de Jésus.

57

Le soir venu, vint un homme riche de Ramta, nommé Joseph, qui lui aussi avait été fait disciple de Jésus.

58

Celui-ci, s’étant rendu chez Pilate, lui demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna Byz TR que fût rendu le corps. Nes qu’il fût rendu.

58

Celui-ci, s’étant rendu chez Pilate, lui demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna que fût rendu le corps.

58

Celui-ci se rendit chez Pilate et lui demanda le corps de Jésus et Pilate ordonna que fût rendu le corps.

59

Et ayant pris le corps, Joseph l’enveloppa Byz TR d’ Nes dans un drap pur

59

Et ayant pris le corps, Joseph l’enveloppa d’un drap pur

59

Et Joseph prit le corps et l’enveloppa dans un drap de lin pur

60

et il le plaça dans le tombeau neuf qu’il s’était fait tailler dans le roc et ayant fait rouler une grande pierre à l’entrée du tombeau, il partit.

60

et il le plaça dans le tombeau neuf qu’il s’était fait tailler dans le roc et il roula une grande pierre à l’entrée du tombeau et il partit.

60

et il le plaça dans son tombeau neuf qui était taillé dans la pierre et ils roulèrent une grande pierre, la placèrent contre la porte du tombeau et partirent.

61

Étaient là : Byz TR Marie Nes Mariam la Magdeleine et l’autre Marie, assises en face du sépulcre.

61

Étaient là : Marie la Magdeleine et l’autre Marie, assises en face du sépulcre.

61

Étaient là : Mariam la Magdeleine et l’autre Mariam, assises en face du sépulcre.

62

Le lendemain, c’est-à-dire après la Préparation, les grands prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate

62

Le jour suivant, c’est-à-dire après la Parascève,

62

Le jour suivant, c’est-à-dire après la Préparation, les grands prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate

disant : — Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce déviant a dit quand il était encore vivant :

63

disant : — Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce séducteur a dit quand il était encore vivant : — Après trois jours, je ressusciterai.

63

et lui dirent : — Monseigneur, nous nous sommes souvenus que cet imposteur disait quand il était encore vivant : — Après trois jours, je me lève.

63

parmi lesquelles se trouvaient Marie la Magdeleine et Marie, mère de Jacques et de Joseph,

56

et la mère des fils de Zébédée.

et la mère des fils de Zébédée.

les princes des prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate

— Après trois jours, je me lève.

parmi lesquelles se trouvaient Mariam la Magdeleine et Mariam, mère de Jacques et de José,

64

Ordonne donc de s’assurer du sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober Byz TR de nuit et qu’ils ne disent au peuple : — Il s’est levé des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.

64

Ordonne donc de garder le sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober et qu’ils ne disent au peuple : — Il est ressuscité des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.

64

Ordonne donc de garder le sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober de nuit et qu’ils ne disent au peuple qu’il s’est levé des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.

65

Pilate leur dit : — Vous avez une garde. Allez, assurez-vous comme vous le savez.

65

Pilate leur dit : — Vous avez une garde. Allez, gardez comme vous le savez.

65

Pilate leur dit : — Vous avez des bourreaux. Allez, gardez comme vous le savez.

66

Et s’en étant allés, ils s’assurèrent du sépulcre,

66

Et s’en étant allés, ils s’assurèrent du sépulcre,

66

Et ils s’en allèrent, postèrent une garde au sépulcre et scellèrent cette pierre avec les bourreaux.

en scellant la pierre avec la garde.

en scellant la pierre avec les gardes.

76

La passion selon saint Matthieu

Matthieu 28 Byz TR Nes 1

2

V

Or, sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine, Byz TR Marie Nes Mariam la Magdeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre

1

et voici : il se fit un grand tremblement,

2

car un ange du Seigneur descendu du ciel Nes et s’étant approché, roula la pierre Byz TRde la porte et se tenait assis sur elle.

S

Or, le soir du sabbat, alors que [ça] luisait vers le premier [jour] de la semaine, Marie la Magdeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre

1

Or, le soir, le sabbat, alors que [ça] luisait le [jour] un de la semaine, Mariam la Magdeleine et l’autre Mariam vinrent pour voir le sépulcre

et voici : il se fit un grand tremblement de terre, car un ange du Seigneur descendit du ciel et, s’étant approché, roula la pierre et se tenait assis sur elle.

2

et voici : il se fit un grand tremblement, car un ange du Seigneur descendit du ciel et s’approcha, roula la pierre de la porte et se tenait assis sur elle.

3

Son aspect était comme un éclair et son vêtement blanc comme la neige.

3

Son aspect était comme un éclair et son vêtement comme la neige.

3

Son aspect était comme un éclair et son vêtement blanc comme la neige.

4

Par crainte de lui, ceux qui [le] gardaient tremblèrent et devinrent comme des morts.

4

Par crainte de lui, les gardes furent épouvantés et devinrent comme des morts.

4

Par crainte de lui, ceux qui [le] gardaient tremblèrent et devinrent comme des morts.

5

Répondant l’ange dit aux femmes : — Ne craignez pas, vous, car je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié.

5

L’ange répondit et dit aux femmes : — Ne craignez pas, vous, car je sais que vous cherchez Jésus, qui a été crucifié.

5

L’ange répondit et dit aux femmes : — Ne craignez pas, car moi je sais que vous cherchez Jésus, qui a été crucifié, vous.

6

Il n’est pas ici, car il s’est levé, comme il [l’]a dit. Venez, voyez le lieu où Byz TR le Seigneur Nes il gisait

6

Il n’est pas ici, car il est ressuscité, comme il [l’]a dit. Venez, voyez le lieu où le Seigneur avait été déposé

6

Il n’est pas ici, car il s’est levé, comme il [l’]a dit. Venez, voyez le lieu dans lequel notre Seigneur avait été mis

7

et vous en allant vite, dites à ses disciples qu’il s’est levé d’entre les morts et voici : il vous précède en Galilée ; là vous le verrez. Voilà, je vous [l’]ai dit.

7

et vous en allant vite, dites à ses disciples qu’il est ressuscité et voici : il vous précède en Galilée ; là vous le verrez. Voilà, je vous [l’]ai prédit.

7

et allez vite, dites à ses disciples qu’il s’est levé d’entre les morts et voici : il vous précède en Galilée ; là vous le verrez. Voilà, je vous [l’]ai dit.

8

Et Byz TR étant parties Nes partant vite du tombeau avec crainte et grande joie, elles coururent [l’]annoncer à ses disciples.

8

Et elles sortirent vite du tombeau avec crainte et grande joie,

8

Et elles partirent vite du sépulcre avec crainte et grande joie,

9

Byz TR

Or, comme elles allaient [l’]annoncer à ses disciples, voici : Jésus les rencontra disant : — Réjouissez-vous ! Et elles, s’approchant, lui saisirent les pieds et se prosternèrent devant lui.

9

10

Alors Jésus leur dit : — Ne craignez pas, partez, annoncez à mes frères qu’ils s’en aillent en Galilée et là ils me verront.

10

Alors Jésus leur dit : — Ne craignez pas, partez, annoncez à mes frères qu’ils aillent en Galilée, là ils me verront.

10

Alors Jésus leur dit : — Ne craignez pas, mais partez, dites à mes frères qu’ils aillent en Galilée, là ils me verront.

11

Pendant qu’elles cheminaient, voici : quelques-uns de la garde étant venus à la ville annoncèrent aux grands prêtres tout ce qui s’était passé.

11

Quand elles étaient parties, voici : quelques-uns des gardes vinrent à la ville et annoncèrent aux princes des prêtres tout ce qui s’était passé.

11

Quand elles étaient parties, voici : quelques-uns de ces bourreaux vinrent à la ville et dirent aux grands prêtres tout ce qui s’était passé.

12

Et s’étant assemblés avec les anciens et ayant tenu conseil, ils donnèrent une importante [somme] d’argent aux soldats

12

Et s’étant assemblés avec les anciens et un conseil ayant été tenu, ils donnèrent une importante [somme] d’argent aux soldats

12

Et ils se rassemblèrent avec les anciens et tinrent conseil et ils donnèrent de l’argent, pas qu’un peu, aux bourreaux

13

disant : — Dites : — Ses disciples, venus de nuit, l’ont dérobé quand nous dormions.

13

disant : — Dites : — Ses disciples sont venus de nuit et l’ont dérobé quand nous dormions.

13

et ils leur dirent : — Dites que ses disciples sont venus, ils l’ont dérobé de nuit quand nous dormions.

courant [l’]annoncer à ses disciples. Et voici : Jésus les rencontra disant : — Salut !

courant [le] dire à ses disciples. 9

Et elles s’approchèrent, tinrent ses pieds et l’adorèrent.

Et voici : Jésus les rencontra et leur dit : — Paix à vous ! Et elles s’approchèrent, saisirent ses pieds et se prosternèrent devant lui.

77

Traduction de Matthieu –

Byz TR Nes 14

V

Et si on venait à l’entendre chez le gouverneur, c’est nous qui Byz TRle persuaderons et nous vous rendrons libres de tout souci.

14

15

Eux donc, ayant pris l’argent, firent comme ils avaient été enseignés et cette parole s’est diffusée parmi les Juifs jusqu’au jour d’hui.

16

17

S

Et si cela était entendu du gouverneur, c’est nous qui le persuaderons et nous vous rendrons libres de tout souci.

14

Et si cela est entendu devant le gouverneur, c’est nous qui le persuaderons, en sorte que nous ne vous fassions pas de souci.

15

Eux donc — argent pris — firent comme ils avaient été enseignés et cette parole s’est diffusée parmi les Juifs jusqu’au jour d’hui.

15

Eux donc, quand ils prirent l’argent, firent comme ils les avaient enseignés et cette parole sortit parmi les Juifs jusqu’aujourd’hui.

Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la montagne que Jésus leur avait fixée.

16

Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la montagne que Jésus leur avait fixée.

16

Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la montagne que Jésus leur avait fixée.

Et l’ayant vu, ils se prosternèrent Byz TR devant lui, mais ils doutèrent.

17

Et le voyant, ils adorèrent,

17

Et quand ils le virent, ils se prosternèrent devant lui, mais quelques-uns d’eux doutèrent.

18

Et s’étant approché, Jésus leur parla disant : — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur Nes la terre.

18

Et s’avançant, Jésus leur parla disant : — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur terre.

18

Et Jésus s’approcha, leur parla et leur dit : — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur terre. Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.

19

Allant TR Nesdonc, faites des disciples de toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit,

19

Allant donc, enseignez toutes les nations,

19

Allez donc, faites des disciples de toutes les nations, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit

leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon. Byz TR Amen.

20

20

et enseignez leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle. Amen. Conclusion du saint Évangile, proclamation de Matthieu l’apôtre, qui a parlé en hébreu en Palestine.

20

mais certains doutèrent.

les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle.

Matthieu 

79

Matthieu ,-

26,1-2 Annonce de la passion + Propositions de lecture + 1-16 « Prologue » à la passion : sens et fonction Comme une sorte de « prologue » au grand récitatif de la passion, l’annonce de Jésus, le complot des grands prêtres et la trahison de Judas introduisent la passion et la mort de Jésus comme le fruit de deux volontés libres : • d’une part, celles de Judas et des chefs du peuple, qui croient avoir l’initiative mais apparaissent peu à peu comme les jouets de forces plus profondes qui leur échappent ; • d’autre part, une mystérieuse volonté qui n’est pas immédiatement celle de Jésus mais que lui seul connaît et qu’il assume (*gra2b est livré), ce qui confirme que Jésus lui-même maîtrise l’événement de sa propre mort (*interp1-2). 1-2 Jésus omniscient ? Ces v. agrafant le récit de la passion à tout ce qui précède (*pro1a). On comprend d’emblée que c’est le début de la fin. Or chez Mt (*syn2) cela commence par une prophétie de Jésus lui-même qui maîtrise à la fois l’intrigue et le tempo du récit (*gra2b est livré ; *pro1b ; *pro2b est livré) : « Ma vie nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne » (Jn 10,17-18).

Texte + Critique textuelle + 2a Vous savez Omission dans D, peutêtre à cause de l’illogisme implicite. *gra2b est livré

Le présent moyen-passif Cette forme peut être comprise comme étant : • au passif « il est livré » ; • au moyen « il se livre (lui-même) ». Les deux interprétations sont retrouvées dans l’histoire de la réception. *lit2b ; *chr2b ; *myst2b Passif à valeur théologique ? Le sujet réel n’est pas précisé. La « livraison » de Jésus n’est pas le seul fait des hommes : le verbe paradidômi a fréquemment un sujet divin (c’est Dieu qui a livré son fils, *bib2b). Selon un paradoxe théologique central dans l’annonce primitive de l’Évangile, Judas et Dieu sont donc les deux « donneurs » de Jésus, le fils qui s’est lui-même « livré pour nous ». *theo1-5

Byz V S TR Nes 1a b

2a b

Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples : — Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive V arrivera et le fils de l’homme est V sera livré pour être crucifié. S pendu.

1-2 Approche de la Pâque Mc 14,1 ; Lc 22,1 – 1a eut achevé toutes ces paroles Dt 31,24 ; 32,45 ; →Typologie mosaïque – 2a la Pâque →Typologie pascale – 2b le fils de l’homme →Fils de l’homme ; →Annonces de la passion/résurrection

+ Vocabulaire + 2a Pâque Terme religieux *chr2a 2b pendu (S) Nuance péjorative, allusion intertextuelle S reprend exactement le terme de Dt 21,23 : « une malédiction de Dieu, celui qui est pendu » (le verbe zqf). + Grammaire + 2b et Subordonnant, coordonnant ou explétif ? • Si kai est un simple coordonnant, Jésus leur apprend quelque chose de dramatique. • Si le kai grec traduit un we- subordonnant hébraïque, on peut comprendre que les disciples savent ce qui va arriver, ou qu’ils devraient le savoir : la Pâque arrive, si bien que le →fils de l’homme est sur le point d’être livré (cf. Mt 20,18). *pro2 • S’il s’agit d’un kai à valeur explétive, alors Jésus met sur le même plan la Pâque des Juifs et sa propre crucifixion en se posant d’emblée comme l’agneau immolé (cf. Jn 1,29). 2b est livré Ambiguïté du verbe Valeur aspectuelle Le présent grec paradidotai a ici valeur aspectuelle d’imminence. On peut traduire « va être livré » ; cf. V.

+ Procédés littéraires + 1a toutes ces paroles COMPOSITION Variation Dans les autres emplois du refrain-conclusion des discours cher à Mt (*gen1a), le quantificateur tout n’apparaît pas. Cette fois-ci, Jésus n’a pas seulement terminé le discours eschatologique du ch.25, ni seulement l’ensemble que ce ch. forme avec le discours aux pharisiens du ch.23 (qui ne comporte pas de refrain-conclusion), mais tous ses discours (*chr1a). Il a dit tout ce qu’il avait à dire : l’heure est venue de poser les actes, qui parlent plus fort que tous les mots. 1b il dit à ses disciples Parole performative

PRAGMATIQUE Acte de langage (*syn2) L’annonce du récit de la passion se fait dans une parole directe de Jésus. La première action du récit de la passion est donc une parole. Comme tout le ministère de Jésus, la passion est un événement didactique. NARRATION Caractérisation de Jésus Jésus apparaît comme maître de sa propre destinée (*interp1-2) : il sait ce qui va lui arriver. *pro2b 2 Vous savez + et — PRAGMATIQUE Compétence du lecteur implicite (*gra2b) Présupposant un savoir, Jésus en appelle à une préconnaissance de la destinée du →fils de l’homme. Mt établit ainsi une étroite connexion entre le discours eschatologique où il vient d’être question du fils de l’homme (Mt 24-25) et le récit de la passion. 2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié COMPOSITION Refrain Dernière des →annonces de la passion/résurrection. Seule la mort est ici prophétisée. Pour la résurrection, cf. Mt 26,32. 2b est livré SÉMANTIQUE SÉMANTIQUE Isotopie Dans Mt, Jean le Baptiste a déjà été « livré » (Mt 4,12), Judas a été caractérisé comme celui qui « a livré » Jésus (Mt 10,4) et Jésus a annoncé aux disciples (et donc aux lecteurs) qu’un jour ils seraient eux aussi « livrés » au sanhédrin par les hommes (Mt 10,17-21 ; 24,9). Mais ici, l’agent implicite de la livraison peut bien être Dieu lui-même (*gra2b est livré).

80

La passion selon saint Matthieu

Polysémie Dans le NT, le verbe indique aussi le sacrifice volontaire de Jésus (*pro27,50 remit l’esprit ; *syn27,50 ; *ptes27,50). RHÉTORIQUE Dérivation S : mštlm forme un jeu de mot avec šlm « achevé », de même racine, au v.1a. + Genres littéraires + 1a Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles Récit mosaïque : refrain La formule grecque, calque d’une cheville narrative sémitique, abonde en G sous la forme kai egeneto + un verbe conjugué. La séquence kai egeneto + inf. imite de plus près le tour sémitique. Mt utilise une seule fois la formule sémitisante (Mt 9,10) et cinq fois la formule grecque (ici et Mt 7,28 ; 11,1 ; 13,53 ; 19,1), pour conclure les cinq grands discours de Jésus qui structurent l’œuvre. Le refrain egeneto etelesen ho Iêsous tous logous divise en effet l’ensemble de l’évangile en cinq ensembles, alternant séquences dominées par les récits et séquences dominées par les discours : • (1) Sermon sur la montagne (Mt 5,1 [Jésus et les disciples sur la montagne] jusque Mt 7,28 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé ces paroles »]). • (2) Discours apostolique (Mt 10,1 [Jésus et les douze] jusque Mt 11,1 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé de donner ces consignes à ses douze disciples »]). • (3) Discours parabolique (Mt 13,1-2 [Jésus et les foules au bord de la mer] jusque Mt 13,53 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé ces paraboles »]). • (4) Discours ecclésiastique (Mt 18,1 [Jésus et les disciples] jusque Mt 19,1 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé ces paroles »]). • (5) Discours eschatologique (Mt 24,1-3 [Jésus et les disciples auprès du Temple et sur le mont des Oliviers] jusque Mt 26,1 [« Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles »]). Dans une telle organisation littéraire, l’imitation délibérée de G relève de la →typologie mosaïque, qui est l’un des ingrédients principaux de la christologie de Mt.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 2a dans deux jours la Pâque Chronologie « Dans deux jours » L’expression meta duo hêmeras ne signifie pas un seul jour de manière inclusive en ajoutant le jour qui vient au jour présent. En effet, pour exprimer « lendemain », Mt emploie epaurion (Mt 27,62 ; cf. Mc 11,12 ; Jn 1,29.35.43 ; 6,22 ; 12,12 ; Ac 10,9.23-24 ; 14,20 ; 20,7 ; 21,8 ; 22,30 ; 23,32 ; 25,6.23 ; et cf. duo hêmeras « deux jours » en Mc 14,1 ; Jn 4,40.43 ; 11,6) et non une périphrase comme « le deuxième jour ». « Pâque » Pascha désigne l’immolation des agneaux ou leur consommation au cours du repas pascal. Le « jour » désigné par Jésus ici peut être : • le jour de l’immolation des agneaux, le 14 Nisan, • le jour où on les consomme, le 15 Nisan. Les agneaux sont immolés l’après-midi d’un jour et consommés la nuit même, laquelle marque le début du jour suivant. Le 14 Nisan est à la fois le jour où l’on finit d’éliminer tout produit fermenté (*hge17a) et où l’on immole la Pâque (→Philon d’Alexandrie Spec. 2,149 ; →Josèphe A.J. 3,248 ; cf. Lv 23,5 ; Nb 28,16 ; 33,3 ; Ez 45,21 ; Mc 14,1). Date précise ? Comme Mt 26,17 situe la préparation de la dernière Cène « le premier jour des Azymes » et que Jésus sera arrêté cette même nuit, Jésus semble ici parler le 12 Nisan au sujet du 14 Nisan. →Chronologie de la passion

+ Milieux de vie + 2a dans deux jours TEMPORALITÉS Computs antiques des jours • Pour les Romains, la journée de 24 heures commençait à minuit. • Dans le calendrier liturgique juif, les jours sont comptés à partir de la veille au soir. Mais outre cette division traditionnelle du temps enracinée dans des traditions sacrées, la pratique populaire était de compter le début des journées à partir du matin. L’imprécision de la formule suggère que Mt divise les jours à la manière romaine, tout en les comptant rituellement à la manière juive. + Intertextualité biblique + 1a Et il advint, lorsque Typologie : Jésus-Moïse Mt raconte la vie de Jésus dans le moule des récits mosaïques (*gen1a ; →Typologie mosaïque). 2a la Pâque Cadre temporel La mort de Jésus est d’emblée située dans le contexte de la Pâque, comme chez Jn et chez Paul. L’ensemble du récit qui va suivre doit être lu à la lumière d’une →typologie pascale de la proclamation évangélique (*bib5a). 2b le fils de l’homme Scénario connu En se désignant indirectement comme le →fils de l’homme, Jésus inscrit sa destinée dans le scénario préétabli de la souffrance du juste comme préalable nécessaire à sa victoire, supposé connu de ses auditeurs. 2b est livré Connotation variable Chez Paul, le verbe paradidotai comporte une connotation d’expiation pour parler de la mort de Jésus (Rm 4,25 ; 8,32 ; Ga 2,20 ; Ep 5,25), ce qui n’est pas forcément le cas dans les évangiles.

Reception + Lecture synoptique + 1-2 Mt // Mc-Lc-Jn Les v. introductifs de la passion chez Mt (*interp1-2) esquissent un portrait de Jésus maître de sa vie et de sa mort, proche de celui de Jn. Chez Mt C’est une série d’événements providentiels, illuminée par la foi. Jésus continue d’être le maître, et le lecteur est en permanence en présence du fils de Dieu plein de puissance. P. ex. en Mt 26,53 on ne doute pas qu’il pourrait avoir le secours de ces milliers d’anges — c’est seulement une impossibilité morale — ; sa messianité est exprimée même dans la bouche des ennemis (Mt 26,63-66) ; son autorévélation résonne comme un blasphème aux oreilles juives (Mt 27,40.43) ; même chez Pilate l’accent est moins mis sur la dimension politique que sur « Jésus appelé Christ » (Mt 27,17.22). Mt 27,6364 et Mt 28,7 sont peut-être des réminiscences du kérygme chrétien. Les autres évangélistes soulignent d’autres aspects de la passion de Jésus : // Mc C’est surtout une insondable énigme (avec cependant des accents politiques secondaires : dans l’épisode du choix entre Jésus et Barabbas proposé par Pilate à la foule, Mc dit partout « le roi des Juifs » là où Mt dit « le Christ »). // Lc et Jn Lc 23,2 et Jn 19,12 présentent la catastrophe finale de toute une intrigue politique. 1a SM Voir *gen1a. 2 // Mc : énonciateur différent Mt place dans la bouche de Jésus ce que le narrateur exprime directement en Mc. 2a la Pâque // Mc 14,1 ajoute « et les pains sans levains ». Mt le corrige-t-il (la fête des Azymes commençait seulement le 15 Nisan selon la Bible) ? Ou bien supprime-t-il une redondance (un début de la fête des Azymes le 14 Nisan est attesté dans la tradition juive) ?

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+ Liturgie + 2a dans deux jours la Pâque arrive →Dates de célébration de Pâques 2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié TEXTE Transformation liturgique du refrain *pro2b ; →Annonces de la passion/résurrection • Devenue mémorial et kérygme chez Paul, l’annonce de la passion et de la résurrection est un Leitmotiv des célébrations pascales, particulièrement les vendredi et samedi saints : Ph 2,8-9 Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. V/ Propter quod et Deus exaltavit illum et dedit illi nomen quod est super omne nomen (« Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. V/ C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom »). • Dimanche des rameaux, répons graduel après la 2e lecture (→Grad. 148). • Vendredi saint, célébration de la passion du Seigneur, répons graduel après la 2e lecture (→Grad. 148). • Vendredi et samedi saints (→OHS 244-246) : récité recto tono à la fin des petites heures (de prime à complies), qu’il clôt avec le Pater et l’oraison ; récité avant et après les repas, en guise de bénédicité et d’action de grâces. • Vendredi et samedi saints : office des laudes ; samedi saint : office des vêpres. On chante ce même répons graduel inspiré de Ph 2,8-9 (→Grad. 148). Le samedi on ajoute la suite : Propter quod et Deus exaltavit… (« C’est pourquoi Dieu l’a exalté… »). MUSIQUE Chant grégorien • Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem… D’abord simple récitatif sur la tonique, sans autre ornement que le podatus d’accentuation, puis belle demi-cadence large et expressive, ondulant autour de la tonique sur laquelle elle vient finalement se poser : pro nobis (« pour nous ») ; l’idée est magnifiquement soulignée. Appuyée sur cette base, la mélodie monte vers la quinte, soulignant ainsi la grandeur de l’obéissance du Christ, d’où elle ne tarde pas à retomber presque lourdement vers la tonique, avec gravité profonde et recueillie. • Mortem autem crucis : nouvelle insistance de la mélodie. Autem, simple conjonction, précise le genre de mort, la plus cruelle : les courbes musicales et douces sur cet autem amènent le mot principal crucis (« croix ») où la mélodie sur la 1re syllabe répercute la tonique autant de fois que le nombre de clous plantés dans les mains et les pieds sacrés. Sur la 2e syllabe elle étale une quarte descendante sur le do grave et évolue de nouveau autour de la tonique en faisant entendre le thème pascal fa-mi, sol-la (le demi-ton descendant fa-mi exprime la douleur, et le ton montant sol-la la résurrection ; c’est le thème de l’alléluia de la messe du jour de Pâques : Pascha nostrum, →Grad. 197). • Propter quod et Deus… : jaillissement en contraste absolu avec ce qui précède. En mouvement syllabique, la mélodie bondit à la quinte supérieure, puis dans une grande vocalise en de larges intervalles et courbes descendantes sur illum (« lui »), elle grimpe à l’octave supérieure, qu’elle dépasse même, pour se livrer à une série de balancements festifs, où se tempère peu à peu l’exultation qui vient de l’emporter. Surgit un nouvel élan, plus retenu sur et dedit illi (« et lui a donné »), suivi, sur nomen (« le nom »), de la belle formule large, solennelle, vibrante, que l’on retrouve souvent dans les graduels du 2e et 5e modes, pour se terminer enfin dans le calme et la gravité retrouvée de quod est super omne nomen (« qui est au-dessus de tout nom »). MYSTAGOGIE Avec la seconde partie du répons graduel (Propter quod et Deus…), le samedi saint, la pensée latente au cours de tout l’office se concrétise et achève la liturgie douloureuse de la semaine sainte : la résurrection est virtuellement commencée, le deuil de l’Église achevé, les cœurs rassérénés. Dans la liturgie eucharistique romaine, la douloureuse passion est bel et bien « la passion qui nous sauve » (salutiferae passionis : Prière eucharistique 3, →MR 587 §113) ; le Canon romain fait « mémoire de la passion bienheureuse » du Fils de Dieu, Jésus Christ, notre Seigneur (Unde et memores… eiusdem Christi, Filii tui, Domini nostri, tam beatae passionis…, anamnèse, →MR 576 §92).

2b livré TEXTE Usage le jeudi saint, messe In Cena Domini La liturgie de ce soir (*lit26-29) rapproche plusieurs usages du verbe « livrer/transmettre » au sens si riche (*gra2b ; *pro27,2b ; *pro27,50 remit l’esprit) comme pour manifester les aspects du mystère ; cf. →MR 300-302. • Collecte : Jésus « avant de se livrer lui-même à la mort » (par amour et par obéissance). • 2e lecture : 1Co 11,23 « Moi [Paul], je vous ai transmis [= livré] ce que j’ai reçu du Seigneur : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré. » • Canon romain, additions propres au jeudi saint : Communicantes, et diem sacratissimum celebrantes, quo Dominus noster Iesus Christus pro nobis traditus… (« Dans la communion de toute l’Église, nous célébrons le jour très saint où notre Seigneur Jésus Christ fut livré pour nous », →MR 306 §20) ; Hanc igitur oblationem servitutis nostrae, sed et cunctae familiae tuae, quam tibi offerimus ob diem in qua Dominus noster Jesus Christus tradidit discipulis suis Corporis et Sanguinis sui mysteria celebranda (« Voici l’offrande que nous présentons devant toi, nous tes serviteurs et ta famille entière, le jour même où notre Seigneur Jésus-Christ a livré à ses disciples, pour qu’ils les célèbrent, les mystères de son Corps et de son Sang », →MR 306 §21). Cf. « Au moment d’être livré et d’entrer librement dans sa passion, c’est-à-dire aujourd’hui, il prit le pain… » (Prière eucharistique 2). • →MR 307 §23 Qui pridie, quam pro nostra omniumque salute pateretur, hoc est hodie (« Qui, la veille du jour où il devait souffrir pour notre salut et celui de tous les hommes, c’est-à-dire aujourd’hui »). Livré par Dieu entre les mains des pécheurs (v.45), trahi par l’un d’entre eux, Jésus se livre librement en sacrifice expiatoire et transmet son Eucharistie. Toutes ces « livraisons » n’en font qu’une : c’est le mystère pascal, consommé au Calvaire et célébré dans la liturgie. + Tradition chrétienne + 1-2 Importance de ces versets Jusque vers la fin du Moyen Âge et l’éclosion de la devotio moderna et aujourd’hui encore dans la plupart des Églises d’Orient, les souffrances de Jésus ne sont pas le centre de l’attention croyante quand on lit la passion : elle est entièrement illuminée par la perspective de sa victoire pascale. Ces premiers v. permettent d’insister sur la divinité de Jésus, qui maîtrise les événements de sa propre mort. 1a achevé toutes ces paroles Achèvement du ministère • →Raban Maur Exp. Matt. : Ces « paroles » concernaient « la fin du monde ou le partage lors du jugement », ou alors elles signifiaient « il les a toutes accomplies […] par ses actes et sa prédication » (677.10 ; cf. →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1465A). • →Albert le Grand Sup. Matt. redéfinit l’achèvement des paroles (consummasset Jesus sermones) comme le signe de l’achèvement de la passion : « Il est arrivé à l’achèvement le plus total par lequel il a atteint le point ultime, c’est-à-dire sa passion. […] En croix il a dit : “Tout est achevé” (consummatum est). » 1b il dit Pourquoi ? Pour associer la croix à la gloire • →Hilaire de Poitiers In Matt. 28,2 « Après ce discours, où il avait montré qu’il viendrait dans un retour glorieux, il avertit ses disciples qu’il va maintenant souffrir, pour qu’ils reconnaissent que le mystère de la Croix est associé à la gloire de l’éternité » (= →Raban Maur Exp. Matt. 677.18). Pour assumer pleinement sa mort • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « À l’approche de sa passion, il a voulu non seulement l’annoncer d’avance mais également en annoncer le jour, afin de montrer qu’il voulait souffrir toute sa passion et de sa propre volonté subir sa mort, puisqu’il ne l’évitait d’aucune manière. C’est la raison pour laquelle il voulait la prédire afin de réconforter les apôtres » (1466B). 2a dans deux jours la Pâque arrive Problème chronologique →Chronologie de la passion • →Augustin d’Hippone Cons. 2,78,153 souligne la prolepse : « Matthieu et Marc, après avoir dit que la Pâque serait dans deux jours, rappellent que

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Jésus était à Béthanie, où l’on situe l’épisode du parfum précieux, alors que Jean dit que Jésus est venu à Béthanie “six jours avant la Pâque” (Jn 12,1) quand il s’apprête à raconter le même épisode concernant le parfum » (cf. →Raban Maur Exp. Matt. 678.27). • →Rupert de Deutz Glor. 10,60 souligne le problème de la proximité de la Pâque et du sabbat. • →Albert le Grand Sup. Matt. « C’était le mercredi, au treizième jour de la lune. » Portée christologique : il s’agit déjà des Pâques chrétiennes • →Origène Comm. Matt. 75 « Il ne dit pas “dans deux jours la Pâque” sera ou viendra, pour montrer que la Pâque à venir n’était pas celle qui se célébrait conformément à la Loi, mais “arrive”, c’est-à-dire telle qu’elle n’a jamais été célébrée, afin que par cette nouvelle Pâque l’ancienne soit déracinée » (176.2). Parce que pascha (*voc2a) est la racine du mot de Pâques dans la plupart des langues européennes, pendant des siècles, la plupart des lecteurs ont ignoré l’allusion à la Pâque juive ; cf. même la traduction de →Luther Bibel WA DB 6,115 : « nach zween tagen Ostern wird ». Les souffrances et la passion de Jésus sont bien le commencement de la victoire de Pâques. Portée symbolique • →Jérôme Comm. Matt. « Après les deux jours d’éclatante lumière, ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament, la vraie Pâque est célébrée pour le salut du monde » (= →Raban Maur Exp. Matt. 678.33 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anonymes In Matt. 195.74). • →Rupert de Deutz Glor. 10,96 « Bien qu’ils sussent que la Pâque arrivait, ils ignoraient qu’au soir de cette Pâque, [Jésus] serait livré et que le jour suivant il serait crucifié. Or non seulement il savait, mais aussi depuis le commencement, il avait prédit qu’il en irait ainsi : la Pâque ancienne recevant sa fin dans l’immolation de l’agneau de la Loi en même temps que serait immolé l’Agneau véritable, la Pâque nouvelle. Ce qui avait été ainsi signifié comme dans l’ombre, désormais c’est en réalité qu’il paraissait, la vérité éternelle succédant à la forme passagère. » 2a Pâque Sens premier : « passage » • →Jérôme Comm. Matt. « La “pâque” (pascha), en hébreu phase [translittération latine de l’hébreu pesaḥ], tire son nom non de passion (passione) [cf. le grec pascheô “souffrir”] comme beaucoup le croient mais de “passage” (transitus), car voyant le sang sur les portes des Israélites, l’exterminateur a passé (pertransierit) sans les frapper (Ex 12,13) ; ou encore : Dieu lui-même, apportant à son peuple le secours d’en haut, s’est mis en marche […] ; or notre “passage”, c’est-à-dire notre Pâque, nous le fêtons si, quittant les choses de la terre et l’Égypte, nous nous hâtons vers le ciel. » • = →Raban Maur Exp. Matt. 678.34 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1471D ; cf. →Augustin d’Hippone Ep. 55,1 (170.17) ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1465C ; →Albert le Grand Sup. Matt. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ajoute que « ce nom de pâque […] signifie à proprement parler “phase”, c’est-à-dire “passage”. En effet, il y a quatre passages, selon les quatre sens du mot “passage”. Au sens historique, la Pâque a été célébrée quand l’exterminateur a frappé les premiers-nés d’Égypte ; alors le Seigneur ordonna [aux fils d’Israël] de manger la [Pâque], la “phase”. Ensuite, au sens allégorique, il s’agit du passage du Christ par la mort (Jn 13,1) […]. En troisième lieu, moral ou typique, pour autant qu’on passe d’une conduite charnelle à une conduite spirituelle. Enfin, il y a un passage général, pour autant qu’on dit : “Le ciel et la terre passeront” (Mt 24,35), etc. » *voc2a 2b le fils de l’homme Pas la divinité • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « C’est à juste titre qu’il s’agit du →fils de l’homme, car la divinité est impassible et seule la chair a souffert » (1472A ; cf. →Albert le Grand Sup. Matt.). 2b est livré Par qui ? • →Origène Comm. Matt. 75 « Il a utilisé l’expression impersonnelle “est livré”, en évitant de dire par qui. Le verbe peut s’appliquer à tous ceux qui l’ont livré » (176.18). *pro2b est livré

• →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il sera livré par les Juifs parce qu’ils voulaient mettre à mort quelqu’un, ils le condamnaient à mort et le livraient ensuite au pouvoir romain, car il ne leur était pas permis de porter des armes ni de tuer personne » (1472A). cf. *chr2b.15b.16 Le Christ, victime volontaire • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,6 « Tu veux sans doute qu’on te démontre qu’il est venu de bon gré à la Passion ? Les autres meurent de mauvais gré, car ils meurent dans le noir, mais lui disait d’avance de sa Passion : “Voici que le Fils de l’homme est livré pour être crucifié” (Mt 26,2). Or sais-tu pourquoi ce miséricordieux n’a pas fui la mort ? Pour éviter que le monde tout entier ne sombrât dans ses péchés. “Voici que nous montons à Jérusalem et le Fils de l’homme va être livré et crucifié” (Mt 20,18) ; et encore : “Il prit résolument le chemin de Jérusalem” (Lc 9,51). […] Il n’a pas été obligé de quitter la vie, ni n’a été immolé de force, mais il était volontaire. Écoute ce qu’il dit : “J’ai le pouvoir de laisser ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre” (Jn 10,18), c’est volontairement que je cède à mes ennemis, car si je ne le voulais pas, rien n’arriverait » (190-191). *pro2b est livré ; *chr2b est livré 2b crucifié Sans allusion à la résurrection • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 79,3 « Il ne leur a pas dit un mot de la résurrection à ce moment-là ; il était inutile de revenir sur ce sujet […]. Il leur fait d’ailleurs comprendre […] que la passion elle-même délivrera le genre humain de mille maux ; et cela, en leur rappelant les antiques bienfaits dont ils avaient été comblés en Égypte par la Pâque » (720.37). 2b.15b.16 livré + livre + livrer — La diversité de l’intention fait la diversité des actes • →Origène Comm. Matt. 75 « Mais tous ne l’ont pas livré pour la même raison : Dieu l’a livré par miséricorde pour le genre humain […], Judas par avarice, les prêtres par jalousie, le diable par crainte qu’il ne lui arrache le genre humain par son enseignement » (176.18). • →Augustin d’Hippone Tract. ep. Jo. 7,7 « Voici le Christ livré par le Père, livré par Judas ; alors Dieu le Père aussi est un traître ? Loin de nous cette pensée, dis-tu ! Mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Apôtre : “Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous” (Rm 8,32). Le Père l’a livré, et il s’est livré ! Ce même Apôtre le dit : “Il m’a aimé et s’est livré pour moi” (Ga 2,20). Si le Père a livré le Fils et si le Fils s’est livré lui-même, Judas qu’a-t-il fait ? Acte de livrer de la part du Père, acte de livrer de la part du Fils, acte de livrer de la part de Judas : il y a là un seul et même acte. Mais qu’est-ce qui distingue le Père livrant son Fils, le Fils se livrant lui-même, Judas le disciple livrant son maître ? Ceci : ce que le Père et le Fils ont fait par charité, Judas l’a fait par trahison. Vous voyez qu’il faut considérer non ce que fait l’homme, mais dans quel esprit et quelle intention il le fait. Dans une même action, nous voyons Dieu le Père faire ce que fait Judas : nous bénissons le Père, nous maudissons Judas. Pourquoi bénir le Père, maudire Judas ? Nous bénissons la charité, nous maudissons l’iniquité. De quels biens le genre humain n’est-il pas redevable au Christ livré à la mort ? Est-ce là ce que Judas avait en vue en le livrant ? Dieu avait en vue notre salut en nous rachetant ; Judas avait en vue l’argent en vendant son maître. Le Fils lui-même avait en vue le prix qu’il donnerait pour nous ; Judas avait en vue le prix qu’il recevrait en le vendant. La diversité de l’intention fait la diversité des actes » (SC 75,324-327). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il est livré par Judas de manière active ; par le Père et par lui-même, de manière distributive (Rm 8,32). » *pro2b est livré + Mystique + 2b est livré Passif théologique ? Le Père céleste a livré son Fils unique Pour délivrer l’homme • →Hildegarde de Bingen Scivias 1,4,30 « Les chœurs des anges chantent : Tu es juste, ô Seigneur, parce que la justice de Dieu n’a aucune tache. Il n’a pas délivré l’homme en vertu de sa puissance, mais de sa compassion,

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lorsqu’il a envoyé dans le monde son Fils, pour la rédemption de l’homme. […] Et parce que le Père céleste n’a pas épargné son Fils unique, et l’a envoyé pour ta délivrance […] lorsque lui-même a livré pour toi son Fils unique, qui t’a délivré de la mort dans les tourments et les labeurs de toutes sortes » (118-120). Pour triompher de l’antique ennemi par l’humilité • →Hildegarde de Bingen Scivias 2,6,2-3 « Parce qu’il a lui-même donné sa chair et son sang pour la sanctification des croyants [cf. Jn 6,56-57], tout comme le Père céleste l’avait livré à sa Passion pour la rédemption des peuples, triomphant grâce à lui de l’antique serpent, grâce à l’humilité et à la douceur, et ne voulant pas le surpasser par sa puissance et sa force, car il est le Dieu juste qui refuse l’iniquité […]. Car c’est par sa bonté suprême qu’il a résisté à l’œuvre d’iniquité, c’est-à-dire en envoyant dans le monde son Fils qui, avec son corps, dans le plus grand abaissement, a ramené aux cieux sa brebis perdue. […] Ce même Fils unique de Dieu, vrai vivant, s’est offert lui-même à sa Passion sur l’autel de la croix, pour la rédemption du genre humain » (282-284). *gra2b est livré

+ Théologie + 1-5 ESTHÉTIQUE THÉOLOGIQUE La passion comme drame humano-divin Dans cette ultime annonce de sa passion, le Christ plante la scène d’une véritable dramatique divine (→Balthasar Dramatique II,2) puisque l’évangéliste présente cet événement à la fois comme : • un acte politique — le complot des chefs du peuple (Mt 26,3-5), • un divertissement cruel de ses ennemis (Mt 26,59-68 ; 27,39-44 ; *interp1-16), • un acte cultuel (Mt 26,2) engageant le vouloir divin lui-même. Cette imbrication est admirablement concentrée dans la poétique évangélique, en particulier autour du verbe « livrer/transmettre » (*gra2b est livré ; *pro2b est livré ; *pro27,2b le livrèrent). Tout dans cette histoire semblerait explicable en termes de causes et de déterminismes : dispositions des cœurs humains et circonstances conjoncturelles ; attitudes face à l’occupation romaine ; mises en question des autorités contestées ; ambitions, lâchetés, trafics d’intérêts, trahisons et reniements, manipulation de foules, etc. Cependant, rien de tout cela n’explique ce qui est en fait un drame par excellence : Jésus apparaît comme l’homme unique qui ne subit pas la mort comme une fatalité. Quoique sa sensibilité humaine et divine l’ait en parfaite horreur, il y va souverainement, de tout son cœur de fils et de tout son amour pour ses disciples et pour l’humanité. THÉODICÉE Providence : la liberté humaine dans le plan divin Dieu (et même Jésus, suggère Mt : *interp1-2 ; *gra3a ; *pro1b) maîtrise les événements dramatiques qui procurent le salut de l’humanité, chacun jouant son propre rôle : les chefs du peuple motivés par le péché, et Jésus par l’obéissance à la volonté divine, concourent à soumettre le →fils de l’homme à l’épreuve de la souffrance, de la croix et de la mort. En aucun cas, ils ne mènent le jeu : même Judas les amène à changer leurs plans. Le futur « donneur » sera un agent de la volonté divine de donner son Fils. Mais Judas reste libre dans son agir, et Dieu n’est pas la cause de son péché. • →Jean Damascène Fid. orth. 2,29 « Il faut savoir que Dieu primitivement veut que tous soient sauvés et parviennent à son royaume. Il ne nous a pas façonnés pour le châtiment, mais pour la participation à sa bonté, parce qu’il est bon. Mais parce qu’il est juste, il veut le châtiment des pécheurs. On dit par conséquent que la volonté première et antécédente ainsi que le bon plaisir proviennent de lui, tandis que de la volonté seconde et conséquente et de l’autorisation nous sommes responsables. Et cette autorisation a deux aspects, l’un entre dans le plan divin et dans sa pédagogie pour notre salut, l’autre est un reniement conduisant au châtiment final, comme nous l’avons dit » (SC 535,365). 2b le fils de l’homme est livré pour être crucifié SOTÉRIOLOGIE La mission et la prédication du Christ culminent dans l’événement de sa passion, de sa

mort et de sa résurrection, comme point focal de toute l’histoire du salut qu’il est venu accomplir (cf. →Jean Chrysostome Hom. Matt. 79,3 [720.34]). Le Christ en accueillant lucidement l’événement de sa passion assume sa destinée personnelle et avec elle, celle de toute l’humanité. *theo36-46 SOTÉRIOLOGIE ; →Christologie orthodoxe : motif sotériologique

+ Philosophie + 2b et le fils de l’homme est livré Ce n’est pas un suicide • →Kant Religion 2,2 « Ce n’est pas que (suivant une imagination romanesque de D. Bahrdt) il cherchât la mort pour favoriser l’exécution d’un bon dessein, au moyen d’un brillant exemple de nature à faire sensation ; cela eût été un suicide. Car s’il est permis d’exposer sa vie en accomplissant certaines actions, si l’on peut même recevoir tranquillement la mort des mains d’un adversaire, quand on ne saurait l’éviter sans se rendre infidèle à un devoir imprescriptible, on n’a jamais le droit de disposer de soi et de sa vie, comme d’un moyen en vue d’une fin, quelle qu’elle soit, et d’être ainsi l’auteur de sa mort » (67 n. 1). *chr1b : Anselme • →Hegel Geist « Pour avoir dédaigné de vivre avec les Juifs et pour avoir en même temps sans cesse combattu avec son idéal leurs déterminations effectives, Jésus ne pouvait manquer de succomber à elles ; il ne se déroba pas à ce développement de son destin, mais ne le rechercha certes pas davantage ; pour tout rêveur qui ne délire que pour lui-même la mort est la bienvenue, mais celui qui rêve de grandes choses ne peut sans douleur abandonner la scène où il voulait se manifester ; Jésus mourut avec la conviction que ses idées ne seraient pas perdues » (111). Le devancement résolu de la mort • →Heidegger Sein und Zeit 50 « La mort est une possibilité d’être que le Dasein a, chaque fois, à assumer lui-même. Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité-là, il y va purement et simplement pour le Dasein de son êtreau-monde. Sa mort est la possibilité de ne-plus-être-Dasein. Si le Dasein est imminent à lui sous la forme de cette possibilité de soi, il est complètement renvoyé à son pouvoir-être le plus propre » (250). C’est un jugement pleinement autorisé sur le sort de la vérité dans l’histoire • →Kierkegaard Indøvelse « Ce n’est pas lui qui, en se laissant naître et en apparaissant en Judée, s’en est allé passer l’examen de l’histoire, c’est lui qui est l’examinateur, sa vie est l’examen et pas seulement sur cette génération-là, mais sur la génération. […] Bien que sa perspective soit de sauver l’homme, il a voulu aussi pourtant exprimer que “la vérité” à chaque génération doit souffrir et ce que la vérité doit souffrir. Mais si c’est cette volonté suprême qui est la sienne et s’il veut dans son retour se montrer dans la gloire, et s’il n’est pas encore revenu ; et si aucune génération ne peut sans repentir considérer, s’il faut au contraire que chaque génération, comme complice, considère ce que sa génération a fait de lui : alors malheur à celui qui a l’audace de lui retirer l’abaissement, ou de laisser tomber dans l’oubli l’injustice qu’il a soufferte, et par affabulation le revêtir de la gloire humaine des conséquences historiques, pour faire de lui ce qu’il n’est en rien » (71-72). *chr1b : Hilaire L’attendait-il secrètement ? • →Camus Chute « Continuer, voilà ce qui est difficile. Tenez, savez-vous pourquoi on l’a crucifié, l’autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être ? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. C’est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l’innocence parfois, seulement. Mais, à côté des raisons qu’on nous a très bien expliquées pendant deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie, et je ne sais pourquoi on la cache si soigneusement. La vraie raison est qu’il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, il en avait commis d’autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d’ailleurs ? Il était à la source, après tout ; il avait dû entendre parler d’un certain

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massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ses enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant ! » (1530-1531). →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix C’est dans la logique même du message biblique • →Ricœur « Récit » « Le kérygme chrétien prolonge le message biblique, en tant qu’il affronte lui aussi l’inévitabilité du dessein divin et la contingence de l’action humaine ; […] le nœud des récits de la Passion est ici : “Il fallait que le fils de l’homme fût livré” [cf. Lc 24,26] ; cette formule, qui souligne l’inévitabilité du cours d’événement ne va pas sans un récit de trahison, de reniement, d’abandon, de fuite, qui témoigne de la récalcitrance humaine, chemin privilégié du dessein inévitable » (20). C’est l’ultime révélation de Dieu comme amour • →Marion  « Au lieu d’attendre qu’on l’aime pour se décider à aimer en retour, il aime par avance. Au lieu d’aimer un autrui aimable, il aime celui qui n’aime pas (le pécheur, l’ennemi), ne l’aime pas et ne l’aimera jamais en retour. Au lieu d’aimer celui qui le mérite, il aime celui qui ne le mérite pas. Bref, au lieu d’aimer pour se faire aimer (comme fait l’amant humain), il aime au risque de sa vie — ce qui ne signifie pas seulement qu’il y laisse sa peau, mais qu’il aime sans retour, sans retraite, sans condition et pour toujours… Dieu révèle dans la geste du Christ que sa divinité se joue et se dit selon la “richesse transcendante de sa grâce” (Ep 2,7) et rien d’autre. Ou plus exactement, tout ce que la pensée des hommes attribue, en fait de transcendance, à Dieu (comme d’être l’être lui-même, ou la toute-puissance, l’omniscience, l’éternité, l’immortalité, etc.), tout cela ou bien provient de la charité et y reconduit, ou bien s’effondre dans la pure et simple idolâtrie. Ce qui rend absolument vains les prétendus débats sur l’humilité de Dieu : laquelle, vue à partir de la charité, devient justement la seule figure et le seul mode de transcendance convenables à “Dieu est amour” » (17). 2b livré pour être crucifié Le Père livrant son Fils : Passif théologique ? *gra2b est livré ; *pro2b est livré ; *chr2b est livré Élever l’humanité jusqu’à l’intimité divine et pour cela la dilater jusqu’à l’infini • →Kierkegaard Sygdommen « […] un Grec l’a déjà dit en termes magnifiques, l’homme apprend des hommes à parler, et des dieux à se taire. Cette différence qualitative infinie qui sépare Dieu et l’homme, c’est la possibilité du scandale, qui ne peut être supprimée. Dieu se fait homme par amour ; vois, dit-il, ce qu’il en est d’être homme. Mais il ajoute : prends garde, car en même temps je suis Dieu — heureux qui ne se scandalise pas de moi. Il revêt comme homme la forme d’un humble serviteur, il se présente sous l’aspect d’un homme insignifiant, afin que nul ne se croie exclu ou pense qu’il y a parmi les hommes acception de personnes susceptible d’amener tel ou tel plus près de Dieu. Non ; il est l’homme de peu. Regarde, dit-il, et vois quelle est la condition humaine ; mais prends garde, car en même temps, je suis Dieu — heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de scandale. Ou, au contraire : le Père et moi sommes Un ; pourtant je suis ce particulier, homme de peu, pauvre, abandonné, livré entre les mains des hommes — celui pour qui je ne suis pas une occasion de scandale. Moi, homme de peu, je suis Celui qui fait que les sourds entendent, que les aveugles voient, que les boiteux marchent, que les lépreux sont purifiés, que les morts ressuscitent — heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de scandale » (281-282). • →Blondel Esprit « Comment, a-t-on répété, la paternelle bonté de Dieu peut-elle ainsi sévir cruellement et obstinément contre les hommes fragiles, avec une sorte de rancune pour une offense personnelle, jusqu’à ne point épargner son propre Fils unique ? [*phi27,46c Mon Dieu, mon Dieu : Holbach] - - Dieu, tout en paraissant se mettre à notre portée, ne nous abaisse pas à nous satisfaire de cette condescendance presque humiliante

à notre égard. Ce n’est pas pour se faire lui-même à notre mesure qu’il vient à nous, c’est pour nous faire à la sienne, pour imposer à nos ambitions, même spirituelles, une extension infinie. D’où les terribles élargissements de nos capacités naturelles et ces purifications passives qui sont la voie des illuminations intérieures jusqu’à la vie contemplative et à l’union transformante, nous associant à la méthode que le Christ rappelait aux disciples d’Emmaüs : oportuit pati Christum et ita intrare in gloriam (Lc 24,26), seule route qui peut conduire la créature jusqu’à Dieu et transfigurer le pécheur au corps mystique du Christ » (183-184). *theo27a.28b ; *theo28b : Ratzinger + Littérature + 2b livré pour être crucifié Jésus, modèle de consentement aux croix de l’existence • →Quesnel Réflexions « À l’entendre parler avec une telle tranquillité de la mort si cruelle et si ignominieuse qu’il devait subir deux jours après, on voit bien que ce Fils de l’homme est aussi le Fils de Dieu. C’est même quelque chose de plus que le prédire, comme il fait. Apprenez à regarder les croix qui nous sont préparées avec la paix et la douceur de notre chef. - - Il nous apprend à épargner nos ennemis en ne nommant point ici les siens. - - Jésus-Christ joint les deux Pâques ensemble, la figurative et la véritable : c’est pour nous avertir de l’imiter en joignant toujours à la Pâque eucharistique l’amour de la croix et la disposition à souffrir tout ce qu’il plaira à Dieu, ce qui est la Pâque évangélique » (363). Signification d’ensemble de la passion : la souffrance personnifiée • →Huysmans Oblat « [La souffrance] ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme Dieu. Sa capacité de souffrances dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers Lui, en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde, et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eut enlacée et devint grandiose. Elle était si terrible qu’Il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’Époux, avant même que les Juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé, et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang. - - Elle L’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à Lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, effila jalousement les pointes des clous. - - Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la croix, elle, comme la Pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’Église naquit ; elle sortit en des flots de sang et d’eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort. - - Aussi décriée que le Messie, elle s’était élevée avec Lui et elle avait, elle aussi, dominé du haut de la croix, le monde ; sa mission était entérinée et anoblie ; elle était dorénavant compréhensible pour les chrétiens et elle allait être jusqu’à la fin des âges aimée par des âmes qui la devaient appeler pour hâter l’expiation de leurs péchés et de ceux des autres, l’aimer en souvenir et en imitation de la Passion du Christ » (341).

+ Arts visuels + 1-5 Introduction de la passion Le texte qui ouvre le récit de la passion, malgré sa richesse narrative, se prête difficilement aux représentations peintes ou sculptées. Exceptionnelles sont donc les mises en images des deux moments

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Matthieu ,-

qui composent ces premiers v. : l’annonce de sa passion par le Christ, et la réunion des grands prêtres et des anciens dans le palais de Caïphe (*vis3-5). 2b livré pour être crucifié Cycles de la passion Des ensembles d’œuvres consacrés à la passion présentent des vignettes illustrant des évangiles et s’efforcent de représenter la spécificité narrative de Mt. 16e siècle • Dirck Barendsz (1534-1592), ensemble de quarante grisailles peintes à l’huile sur papier (ca. 1580-1590), préparatoires pour une suite de gravures sur la passion du Christ ; Jérôme Nadal (1507-1580), Evangelicae historiae imagines (1594, Anvers), composé par ce jésuite à l’instigation d’Ignace de Loyola lui-même, comme supports de méditations pour les novices (ce qui s’appelle « composition du lieu » dans les Exercices spirituels). 17e siècle • Johann Christoph Weigel (1654-1725), Biblia ectypa (1695). 18e siècle • Caspar Luiken (1672-1708), Historiae celebriores Veteris Testamenti iconibus representatae (1712). 20e siècle • Lillie Anne Faris (1868-1945), Standard Bible Story Readers (1925) ; etc. →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles + Musique + 1-2 Prologue : invitation à contempler Dans la tradition des passions responsoriales, →Bach Passion fait précéder le récit évangélique d’une pièce introductive qui donne le ton de cette « grande passion ». Mais au lieu de faire aux fidèles la traditionnelle invitation à écouter le récit des dernières heures de la vie du Christ, il compose un double chœur d’ouverture invitant les fidèles moins à entendre qu’à voir le Christ en croix. Il met en scène les personnages symboliques des « Filles de Sion » (chœur 1), qui contemplent le mystère de la rédemption et invitent les « Croyants » (chœur 2) à faire de même. Ce double **chœur accompagné par un double orchestre (il y avait deux tribunes face à face dans l’église Saint-Thomas, pour laquelle cette passion a été conçue et où elle fut exécutée le 11 avril 1727, aux vêpres du vendredi saint) fait entrer dans un climat de contemplation à l’orée de la fresque qui suit. Le choral monophonique, qui fait intervenir un troisième chœur, et qui semble planer au-dessus du dialogue des deux premiers, y invite encore davantage. Chœur « Kommt, ihr Töchter » • « Sion : Venez, mes filles, aidez-moi à lamenter. Voyez ! / Croyants : Qui ? / Sion : Le fiancé. Voyez-le ! / Croyants : Comment ? / Sion : Tel un agneau. Voyez ! / Croyants : Quoi ? / Sion : Sa patience. Voyez ! / Croyants : Où ? / Sion : Sur notre faute. Voyez-le qui par amour et par grâce porte luimême le bois de la croix. » Choral • « Ô Agneau de Dieu innocent, sacrifié sur le tronc de la croix, toujours trouvé patient, alors qu’on te méprisait, tu as porté tous nos péchés, autrement, nous aurions dû désespérer. Aie pitié de nous, ô Jésus. » Tout au long de la passion, six dialogues entre les deux chœurs permettront d’approfondir pédagogiquement la contemplation de la passion du Christ, en mettant en abyme la situation dans laquelle se trouve la communauté réelle des spectateurs/auditeurs. Le procédé du dialogue entre les deux chœurs est pédagogique : tandis que le chœur 1 sait d’emblée ce qu’il faut contempler dans la passion, le chœur 2 semble au contraire ne pas savoir comment regarder : il demande au premier de le lui apprendre. Est ainsi mise en œuvre la recommandation de Luther dans sa prédication : la passion du Christ engage une mystique du regard, qui doit être éduquée car le salut en dépend en partie. 1a Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles Musique rhétorique Le style du récitatif utilisé par →Bach Passion pour le texte de l’évangile

utilise différents codes que Bach avait déjà employés pour sa Passion selon saint Jean, de cinq ans antérieure. En effet, le rythme, l’harmonie et les intervalles mélodiques sont porteurs d’un sens rhétorique bien connu des auditeurs de l’époque. Ainsi, la mélodie culmine sur le mot Jesus, puis s’incline vers le mot Jüngern (« disciples ») pour signifier la divinité de Jésus. 1b qu’il dit Esthétique musicale des paroles de Jésus →Bach Passion éclaire toutes les paroles de Jésus musicalement par l’auréole d’un quatuor à cordes qui les accompagne, les soutient, même les commente parfois, hormis une (*mus27,46b). Bach accorde un soin tout particulier aux mélodies qui soutiendront ces paroles. Ici, par exemple, sur le mot überantwortet (« livré »), il écrit une petite vocalise, ainsi que sur gekreuziget (« crucifié »), où la vocalise cruciforme et tourmentée est encore assombrie par une harmonie d’accords diminués. 2 Addition Pour amplifier la portée de ces premières paroles de Jésus, →Bach Passion intercale ici un premier choral (Herzliebster Jesu) : « Jésus aimé, en quoi as-tu failli pour qu’on ait prononcé sentence si cruelle ? Quelle est ta faute ? Pour quels méfaits es-tu jugé ? » + Danse + 1-2 Prolégomènes chorégraphiques à tout récit de la passion →Neumeier Passion Silence initial Un large podium au fond de la scène, sept bancs noirs perpendiculaires. Une flaque de lumière intense éclaire une pièce de tissu blanc au-devant. Un carré pourpre sur la droite, en avant. • Entrée de tout le corps de ballet depuis le fond à droite. Les hommes à gauche, les femmes à droite, quelques-unes devant, comme pour s’asseoir sur les bancs. • Dans le silence, lentement s’avancent deux danseurs (qui vont jouer Jésus et Judas). • Et deux grands et beaux personnages qui les encadrent en se faisant face (de profil vu de la salle). • Jésus se retourne pour regarder l’ensemble des danseurs, puis descend vers le sol. Une grande chemise-tunique blanche se découvre sur le sol, dans la flaque de lumière. • Jésus se penche sur elle, la plie lentement et la prend sur le bras — comme un manuterge, tel le prêtre s’apprête à offrir le sacrifice. • Après un éloquent échange de regards où se donnent à lire les prémisses de la trahison, de l’arrestation et de la mise à mort, Jésus l’emporte vers la gauche, flanqué de Judas et escorté de deux personnages. — Gardes ? Anges ? Personnes, en tout cas. C’est ainsi que nous les nommerons : elles sont Quelqu’un et en même temps personne/s, en ce monde, mais au-delà du monde — • Ils l’accompagneront jusqu’au bout. Ils s’enfoncent dans la pénombre, traversant les rangs de spectateurs. Premières mesures de l’orchestre. • De la foule massée sur le podium se détache un danseur qui avance jusqu’au premier plan de la scène et se met à genoux. • Un à un plusieurs les rejoignent — ce seront les disciples Jean et Jacques, Pierre et André — • puis tous les autres, qui commencent une ronde de profil. Viennent aussi celles qui suivent le Christ — femmes anonymes de l’Évangile. • Ils avancent en marchant, tout simplement : non pas une danse sophistiquée, mais le mouvement humain élémentaire, aussi simple que croire ou prier. Ces danseurs représentent l’humanité. Chœur puis choral • Pendant que se déploie le chœur symphonique d’entrée, la ronde devient une très belle théorie linéaire rappelant les frises antiques, marchant au pas de la musique, qui passe derrière les femmes.

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La figure de la ronde reviendra souvent dans le ballet. Cette figure chorégraphique, présente dans les danses de tous les folklores, symbolise la communauté humaine. Elle a aussi une résonnance cosmique, si l’on pense à la ronde des planètes autour du soleil, aux danses de l’Égypte antique qui représentaient peut-être les douze signes du zodiaque. Elle rappellera une tradition picturale immémoriale : les figures de femmes sur les frises du palais de Knossos et sur les fresques égyptiennes antiques ; Fra Angelico, la ronde des anges du Jugement dernier (1431, musée San Marco, Florence) ; Sandro Botticelli, la danse des anges de la Nativité mystique (ca. 1500, National Gallery, Londres) ; Henri Matisse, La danse (1909-1910, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg). • Les femmes dansent en un ensemble coordonné. Elles semblent plonger, nager, ramasser au sol la drachme perdue, mesurer de leurs paumes étendues la largeur, la hauteur et la profondeur du drame qui va commencer ; comprendre, puis ne plus comprendre, scruter cela, ce qui résonne déjà dans la gravité de la musique. • Leurs solos expressifs permettent de repérer Marie-Madeleine, la Femme au Parfum et une Femme Mystique — sœurs de compassion et de douleur, de foi et de tendresse. • Le groupe des disciples grandit pour se disloquer en courses éperdues. • Le symbole de la croix, figurée par le corps d’un danseur qui tombe sur la face, cloué au sol, fait sa première apparition — réalité palpable du supplice à venir. On pense au prêtre au jour de son ordination, au religieux le jour de sa consécration perpétuelle, holocauste de tout son être. • Il attire plusieurs femmes, dont les attitudes disent le désarroi face à sa chute. • Les femmes commencent une ronde semblable à celles des hommes, à droite. • Traverse en diagonale toute la scène le disciple Jean tâtonnant devant lui comme un aveugle, qui a pris par l’autre bras son frère Jacques, marchant d’un pied et d’une main. — L’aveugle conduisant le boiteux, à l’orée du mystère ! N’illustrent-ils pas admirablement le face-à-face musical des chœurs 1 et 2 ? • La théorie des disciples reprend et dessine tout le périmètre de la scène, enveloppant plusieurs couples, alternant avec des **pas de deux où la Femme est tenue en croix par son partenaire. Entre deux figures, au détour de deux mouvements, la croix va apparaître, comme en clignotant, sur le corps des danseurs. • Finalement, plusieurs sont agenouillés, tournés vers la salle, comme en attente. • Pendant ce temps Jésus portant Judas sur ses épaules comme un fardeau inerte. — La brebis perdue ? Le blessé secouru par le bon Samaritain ? — Le faix de l’humanité pécheresse humblement accepté. • Il est suivi des deux Personnes au port altier, a traversé toute la salle et rejoint la scène. • Lui fait écho en fond de scène un danseur portant sa partenaire à bout de bras, au-dessus de sa tête. • Jésus est happé par l’ensemble des danseurs, qui se rapprochent en un groupe compact, levant les mains puis les agitant comme des feuilles ou comme des flammes loin au-dessus de leurs têtes, et qui se referment autour de lui comme un rempart. Il s’abaisse soudain. On découvre Jésus debout, chargé de Judas au milieu du triangle de tout le corps de ballet agenouillé. • Encadré par les deux Personnes se faisant face, de profil, l’ensemble forme alors un magnifique triangle blanc, pointé vers la salle. — Il concentre en sa direction tout le drame de l’Amour trinitaire incarné dans l’histoire qui va se déployer dans la passion réactualisée sur la scène. (Fin du choral d’entrée) 1b qu’il dit Interprétation trinitaire →Neumeier Passion • Le Christ va de l’un à l’autre, apportant son réconfort par de rapides étreintes et un baiser à Jean, le disciple bien-aimé. La gestique de Jésus, toute de douceur et de gravité, épouse la musique du quatuor à cordes, qui soulignera chacune de ses interventions.

• Au milieu de tous les danseurs, genoux à terre, divisés en deux groupes symétriques autour de lui, Jésus ouvre la bouche. • Il la désigne de ses deux mains étendues encadrant ses lèvres ; sa parole est comme amplifiée encore par les deux Personnes qui l’accompagnent de leurs attitudes accordées. Le soulignement trinitaire de la Parole sortie de la bouche du Verbe fait chair sera systématique tout au long de la passion. • Ces deux Personnes soutiennent Jésus qui s’effondre entre elles quand il annonce que le →fils de l’homme sera livré. En même temps, elles semblent consentir à la « livraison » de Jésus, mimant de leurs mains vigoureusement plaquées sur ses épaules les gestes des gardes qui saisiront Jésus et le mettront à terre. Seuls « personnages » avec Jésus à être interprétés par les mêmes danseurs d’un bout à l’autre de la passion, vêtus de gris comme d’une sorte de non-couleur symbolisant leur transcendance au-delà de tout visible, chaussés de chaussettes japonaises comme pour figurer leur « étrangeté » à ce monde, ils figurent la Trinité divine, tout entière à l’œuvre dans la douloureuse passion du Fils incarné. Neumeier s’inspire ici du décor dans lequel il a composé son ballet : • Le Christ entouré de deux anges (mosaïque de verre, 1910) se montre sur le retable moderne du maître-autel de Sankt Michaelis-Kirche, l’église de Hambourg, où fut donnée la 1re représentation du ballet le 25 juin 1981. C’est dans cette église que Neumeier inventa les esquisses du ballet et qu’est enterré le « Bach de Hambourg », Carl-Philipp Emmanuel (17141788), le 2e fils du cantor de Leipzig. Il évoque d’autres œuvres plus prestigieuses : • Le Rédempteur entouré des archanges Michel et Gabriel (ca. 547 ap. J.-C., détail de la cour céleste, mosaïque de l’abside, basilique de Saint-Vital à Ravenne). • Paolo Caliari, dit Véronèse, Le Christ au jardin de Gethsémani (huile sur toile, 1583-1584, Pinacothèque de Brera, Milan) : Jésus est soutenu d’un ange par les genoux. Cf. la tradition iconographique du « Christ de piété » : *vis27,59.

+ Cinéma + 1 Matthieu narrateur intradiégétique • →van den Bergh Matthew : Mt prononce ce v. en voix off. Le disciple apparaît à plusieurs reprises dans le film comme racontant son évangile à une femme et un enfant. Dès lors, le récit second (l’histoire de Jésus) peut peut-être apparaître comme la représentation des souvenirs du narrateur (qu’il raconte) ou bien la représentation générée par le récit du narrateur dans l’imagination de son premier auditoire. 2a Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive Focalisation : le point de vue romain • →Koster Robe : Un centurion explique à Marcellus, jeune officier romain muté en Palestine, l’agitation croissante de Jérusalem : « […] c’est la fête qu’ils appellent la Pâque, l’époque où leurs prophètes leur disent que le Messie doit arriver. » Syncope narrative : la mort de Jésus conséquence de son action au Temple • →Pasolini Matteo : La scène présente la cour des grands prêtres en suggérant une causalité directe : réaction de l’institution attaquée par Jésus. Aux invectives de Jésus contre les « scribes et pharisiens » (Mt 23) succède immédiatement la décision du grand prêtre de le faire mourir (Mt 26,3-5). Si bien que les dernières paroles de Jésus avant d’entrer dans sa passion ne sont pas Mt 26,2 (« le fils de l’homme est livré ») mais Mt 24,2, où Jésus prédit la destruction du Temple. Mais au-delà du texte de Mt où il est question du Temple, ici, la ville entière est désignée et balayée du regard. Images et paroles renvoient aux destructions qui surviendront à la mort sur la croix. Omission : Jésus sage ou insouciant, adepte du carpe diem ? • →Jewison Superstar : Jésus refuse de dire à ses disciples agités ce qui se passe, prétendant ne pas bien comprendre ce qui va arriver (*interp1-2) :

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mieux vaut ne pas se préoccuper du lendemain. Il repousse une boisson qu’on lui tend dans une coupe. Énonciation : Jésus heureux • →van den Bergh Matthew : Jésus et ses disciples se lavent dans une rivière : zoom sur le visage de Jésus lorsqu’il prononce ces paroles, puis gros plan sur le visage de Judas qui se relève, attentif. Un plan d’ensemble montre la réaction étonnée des disciples, qui se regardent, puis à nouveau Jésus, souriant.

2b livré pour être crucifié Requête de Jésus • →Scorsese Temptation : C’est ce qu’il demande à Judas lors d’un dialogue filmé en plans rapprochés. Jésus lui avait déjà confié à plusieurs reprises qu’il comprenait de mieux en mieux que telle était la volonté de Dieu pour lui — le thème de la crucifixion est présent dès les premières scènes du film (→L’identité de Jésus au cinéma). Devant la réticence de Judas, Jésus explique qu’il n’aurait pas non plus « le courage de trahir son maître, c’est pourquoi Dieu lui a donné cette tâche plus facile, être crucifié » (→Images de Judas au cinéma).



26,3-5 Complot contre Jésus + Propositions de lecture +

+ Vocabulaire +

3-16 Triptyque d’entrée dans la passion, ou l’amour enserré par la mort 3a les grands prêtres Lexicologie : extension À l’époque du NT, le terme grand Disposition et sens prêtre ne désigne plus seulement le grand prêtre gouvernant (le kōhēn hagAu centre, le signe d’amour fou posé par la femme de Béthanie gaspillant gādôl de l’AT). Peut-être sous influence étrangère, les auteurs juifs ont comson parfum précieux sur le corps de Jésus (v.6-13) est encadré par : mencé à nommer « grands prêtres » tous les membres de l’aristocratie sacer• la scène du complot des grands prêtres et des anciens (v.3-5) dotale (ou seulement ceux de la famille du grand prêtre). *hge3a les grands • et celle de la « livraison » par Judas (v.14-16). prêtres et les anciens du peuple Au milieu du péché des hommes (Jésus trahi par son propre disciple 3b dans la cour Sens premier On peut et voué à la mort par les autorités), la aussi comprendre (par synecdoque) Byz V S TR Nes femme accomplit la bonne œuvre par « au palais ». *voc58b.69a 3 a Alors s’assemblèrent les grands excellence de la compassion. V Prolepse inversée du finale de Mt 4 tinrent conseil Hapax Mt Sunebouprinces des prêtres Byz S TR et La section finale de tout l’évangile, leusanto en grec désigne tout conseil les scribes et les anciens du peuple Mt 28,9-20, également organisée en et, en particulier à l’époque classique, b dans la cour du grand prêtre triptyque (apparition aux femmes, le « Conseil des Cinq-Cents » (hê V supercherie des Juifs, apparition en boulê hê tôn pentakosiôn). *syn4 ; prince des prêtres nommé Caïphe Galilée), inversera cet ordre en pré*mil4 sentant la mort encadrée par la vie 4 et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par (*interp28,16-20). Les ch.26-28 for4 tuer Verbe récurrent ruse et de le tuer, ment ainsi un seul ensemble du • Le verbe apokteinô est utilisé par point de vue de l’argumentation Mc 6,19 ; Rm 11,3 (cf. G-3R implicite à leur construction. 19,10) ; 1Th 2,15 ; Ap 11,7 pour 5 a mais ils disaient : — Pas pendant la fête ; désigner la mise à mort des b que tumulte n’advienne dans le peuple ! 3-5 NARRATION prophètes. Sens • →Platon Apol. 30d utilise le terme Jésus prophétise sa mort, ses enne- 3-5 Complot contre Jésus Mc 14,1-2 ; Lc 22,2 ; Jn 11,47-53 – 3 Convocation des pour la mort de Socrate. mis commencent à la préparer puissants Ps 2,1-2 ; Ac 4,25-28 – 4 Conseil des méchants Ps 1,1 ; 31,14 ; 38,13 ; comme s’ils ne faisaient qu’obéir à ce 41,6 ; 56,6 ; 83,5 ; 140,5-6 ; *ref27,62b – 4 →Typologie de Jésus-Joseph ? – 4 par ruse 5a fête Nuance syriaque La racine ‘d qu’il a prévu. Ils cherchent cepen- Ex 21,14 – 4 de le tuer Gn 37,18 ; Jn 11,53 – 5 Le bon moment Dn 13,14 signifie d’abord « convocation » et dant à modifier son rapport à la « témoignage », ce qui est bien Pâque (*pro5a). Judas (v.14-16) vienaccompli dans ce contexte de la dra en quelque sorte contredire leurs passion. projets en se conformant à d’autres réalités, plus hautes. Disposition : parallélisme 5b peuple Désignation formelle du peuple (laos) par opposition à ochlos, qui Comme la précédente, cette scène est divisée en un sommaire et une parole désigne une foule (cf. cependant Mt 14,5). Laos sert à distinguer Israël directe. Jésus était le sujet de la première phrase, ses ennemis fournissent comme nation sainte par rapport aux autres nations (Mt 2,6 ; Lc 1,68 ; celui de la seconde. 2,10.32 ; 24,19 ; Jn 11,50 ; 18,14 ; Ac 3,23 ; 10,2) et — dans la même logique — les chrétiens par rapport aux païens (Ac 15,14 ; 18,10 ; Rm 9,25 ; 1P 2,10). Il sert aussi à distinguer l’assemblée par rapport aux prêtres Texte (Mt 2,4 ; 21,23 ; Lc 19,47 ; 22,66). + Critique textuelle + + Grammaire + 3a les scribes Harmonisation Les grandes versions traditionnelles harmonisent la liste des ennemis de Jésus, mais Mt semble ménager les →scribes quand on le compare aux autres évangiles. *syn3a ; *mil3a

3a Alors Particule ambiguë (ironie ?) Tote peut signifier à la fois l’enchaînement temporel et l’enchaînement causal (cf. *pro27,3a). La nuance causale lui

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donne ici un tour ironique : elle suggère que la parole de Jésus qui précède cause, de quelque manière, la réunion de ses ennemis ! 3b nommé Caïphe Sémitisme Legomenou + nom propre sémitique ; cf. Mt 2,23 ; 9,9 ; 26,14.36 ; 27,16.33. + Procédés littéraires + 3-5.13 RHÉTORIQUE Antithèse entre le secret du complot mortel des dignitaires et la publicité de la proclamation de l’acte de la femme oignant la tête de Jésus. 4 tinrent conseil NARRATION Actualisation ultime d’un conflit virtualisé dans la parabole des vignerons homicides L’action des grands prêtres et des anciens est préparée par la célèbre parabole qui annonce symboliquement la passion. Le vocabulaire (sunebouleusanto) est plus « officiel » ici qu’en Mt 21,38 (eipon en heautois « se dirent par-devers eux ») ; Mc 12,7 (pros heautous eipan « se dirent entre eux »). Elle s’inscrit dans le cadre d’une série d’attaques des castes qui composent le sanhédrin : • mise en question de l’autorité de Jésus par les grands prêtres et les anciens (Mt 21,23), avec crainte de la foule (ochlos) ; • décision prise par les « grands prêtres et pharisiens » avec peur des foules à l’issue de la parabole des deux enfants (les interlocuteurs de Jésus — probablement grands prêtres, anciens et pharisiens — derrière les publicains et les prostituées au royaume de Dieu, Mt 21,28-32), de la parabole des vignerons homicides et du festin nuptial (refus des invités, Mt 22,1-14) ; • tentative politique sur la question de l’impôt (les pharisiens sumboulion elabon « tiennent conseil » et envoient des hérodiens, Mt 22,15-22) ; • question sur la Loi (le plus grand commandement, Mt 22,34-40) ; • affirmation de Jésus, Christ et Seigneur (silence des pharisiens sur ce qu’ils considèrent peut-être comme un blasphème, Mt 22,41-45). Désormais Jésus parle seul en prophète (Mt 23,13-39).

• Lc 3,2 et Ac 4,6 mentionnent Anne mais non le lien de parenté. Appellations • →Josèphe A.J. 18,35 parle de « Joseph, appelé aussi Caïphe » et 18,95 du « grand prêtre Joseph appelé Caïphe » ; • →m. Para 3,5 « le fils de Haqqôp (variante : Haqqayip) » ; • →t. Yebam. 1,10 « la maison de qyp’ ». Pontificat Il dure environ de l’an 18 ap. J.-C. jusqu’à la Pâque de l’an 36 (dates toujours disputées). Résidence →La maison de Caïphe Tombeau En 1990, on a découvert une tombe sacerdotale familiale au sud de la colline d’Abu Tor à Jérusalem qui est probablement celle de Caïphe. 4 et ils tinrent conseil Nature de ce conseil Le mot employé (*voc4) suggère une réunion formelle. L’idée de complot est assez proche. Ce conseil furtif est peut-être en contraste avec la réunion plus formelle du « sanhédrin », improvisée à la hâte en Mt 26,57-68. 5a pas pendant la fête Chronologie Nonobstant les recommandations halakhiques (*jui5), l’arrestation est envisagée • ou bien après la fête : les foules de pèlerins arrivaient bien à l’avance pour les rites de purification (Jn 11,55) et auraient sans doute autant réagi à deux jours de la fête que le jour même ; • ou bien avant : dans ce cas, ce pourrait être soit la trace d’une chronologie différente de Mc mais accordée à Jn (*syn3-5), suggérant que Jésus a été livré avant la Pâque ; soit un procédé narratif soulignant la précipitation des chefs — quand Judas leur fera sa proposition, à un moment non prévu (*pro14-16) — opposée à la maîtrise de Jésus qui connaissait déjà le moment (*interp1-2). La suite de Mt montre Jésus arrêté le soir même de la fête. →Chronologie de la passion

5a pas pendant la fête NARRATION Suspens dramatique Alors que Jésus vient de prédire sa mort en relation avec la fête, le souhait des grands prêtres relance le suspens sur le moment de la fin de Jésus. Suspens théologique Au-delà du motif explicite de sa condamnation qui sera donné lors de leur interrogatoire et répété par les moqueurs au pied de la croix (ses attaques contre le Temple), le lecteur est invité à approfondir le rapport que Jésus vient juste de prophétiser entre sa mort et la Pâque. →Typologie pascale de la proclamation évangélique

3a les scribes Comme l’évangéliste Mt se caractérise par un regard plus bienveillant que les autres évangélistes (*syn3a ; *tex3a) sur les →scribes, peutêtre parce qu’il était lui-même un « scribe devenu disciple du royaume » (Mt 13,52). →Scribes (chrétiens) selon Mt

5b le peuple NARRATION Suspens Craint par les principaux opposants de Jésus (*syn3a), le peuple est encore un actant ambigu qui n’a pas encore pris parti contre Jésus.

4 s’emparer de Jésus JUSTICE Motifs de l’arrestation Pourquoi les autorités juives (s’il faut en croire les récits évangéliques) ont-elles fait saisir Jésus ? La question des →motifs de l’arrestation de Jésus reste entière à ce stade du récit (*mil59a cherchaient). Elle sera quelque peu éclairée lors de l’interrogatoire de Jésus par le →sanhédrin (*mil59a le sanhédrin).

Contexte + Repères historiques et géographiques + 3a s’assemblèrent Comment et où ? En session formelle au sanhédrin ? En assemblée informelle chez le grand prêtre ? *hge4 ; cf. *hge57-68. 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Principaux opposants à Jésus durant sa passion Les pires ennemis de Jésus semblent avoir été les membres de l’aristocratie du Temple, non les pharisiens. *syn3a ; →Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus

+ Milieux de vie +

3b la cour du grand prêtre HABITAT →La maison de Caïphe

5b que tumulte n’advienne SOCIOLOGIE Troubles populaires Aux moments des fêtes, alors que de grandes foules étaient rassemblées à Jérusalem, les troubles n’étaient pas rares (→Josèphe A.J. 17,213-218) et le ch.21 a rapporté un mouvement populaire favorable à Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Pilate aura la même crainte en Mt 27,24. Le gouverneur romain résidait normalement à Césarée, mais pendant la fête pascale s’installait à Jérusalem pour surveiller la situation (*mil27,24a). + Intertextualité biblique +

3b la cour du grand prêtre →La maison de Caïphe

3-4 s’assemblèrent + le tuer — Narration : séquence d’actions analogue (*ref3) Dès la première génération chrétienne (Ac), la séquence {parole du messie — rassemblement des méchants} rappelle celle des Ps 1-2.

3b Caïphe Parenté • Jn 18,13 (*syn3-5) en fait le gendre d’Anne (*hge57a chez Caïphe) ;

4 par ruse et de le tuer Motif : conciliabule des jaloux en vue de tuer l’innocent aux prétentions insupportables (*ref4 ; *jui4) Ce motif pourrait amorcer une typologie discrète de Jésus comme nouveau Joseph (→Typologie de Jésus-Joseph ?).

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En ce cas, l’évangéliste suggérerait-il que les membres de l’établissement sacerdotal soient comme des « frères » de Jésus ? →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt 5a pas pendant la fête Mort de Jésus et Pâque juive Le suspens (*pro5a) est non seulement dramatique mais aussi théologique : quel est le rapport entre la Pâque et la mort de Jésus ? →Typologie pascale de la proclamation évangélique + Littérature péritestamentaire + 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Pouvoir contesté • →1QpHab 1,13 ; 9,4-5 semble indiquer que les sectateurs de Qumrân, entre autres groupes juifs de l’époque, s’opposaient à l’aristocratie sacerdotale qui contrôlait le Temple : →Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus. 3b grand prêtre Un pouvoir important Le grand prêtre (→Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus) pourrait parfois aller jusqu’à prendre des décisions qui revenaient au roi ou au gouverneur, en l’absence de celui-ci : un épisode célèbre est celui de l’exécution de Jacques, frère de Jésus, fomentée par un grand prêtre. • →Josèphe A.J. 20,199-203 « Arian le jeune, qui […] reçut le grand-pontificat, était d’un caractère fier et d’un courage remarquable : il suivait, en effet, la doctrine des sadducéens, qui sont inflexibles dans leur manière de voir si on les compare aux autres Juifs […]. Comme Anan était tel et qu’il croyait avoir une occasion favorable parce que Festus était mort et Albinus encore en route, il réunit un →sanhédrin et traduisit Jacques, frère de Jésus appelé le Christ, et certains autres, en les accusant d’avoir transgressé la loi, et il les fit lapider. Mais tous ceux des habitants de la ville qui étaient les plus modérés et les plus attachés à la loi en furent irrités et ils envoyèrent demander secrètement au roi d’enjoindre à Anan de ne plus agir ainsi, car déjà auparavant, il s’était conduit injustement. Certains d’entre eux allèrent même à la rencontre d’Albinus qui venait d’Alexandrie et lui apprirent qu’Anan n’avait pas le droit de convoquer le sanhédrin sans son autorisation. Albinus, persuadé par leurs paroles, écrivit avec colère à Anan en le menaçant de tirer vengeance de lui. Le roi Agrippa lui enleva pour ce motif le pontificat qu’il avait exercé trois mois et en investit Jésus, fils de Damnaios. » Moins célèbres, mais caractéristiques sont les interventions des notables de Jérusalem en faveur de l’ordre public lorsque l’autorité d’occupation fait défaut. Par exemple en →Josèphe B.J. 2,232-244, suite à l’inaction du gouverneur Cumanus, des Judéens de Jérusalem vont se venger des Samaritains qui avaient tué un pèlerin galiléen. Des magistrats de Jérusalem en habits de pénitence parviennent à en dissuader un bon nombre de continuer leur vengeance contre Samarie, mais beaucoup continuent à semer le trouble. Lorsqu’enfin les Romains réagissent, une délégation dirigée par le grand prêtre Jonathan accuse Cumanus d’avoir laissé la situation dégénérer.

Reception + Lecture synoptique + 3-5 Rassemblement chez le grand prêtre Mt–Jn Mt et Jn 11,47-53 sont les seuls à évoquer une réunion du sanhédrin et à nommer le grand prêtre Caïphe dans leurs récits de passion. // Mc–Lc Caïphe est absent de Mc et de Lc (cf. cependant Lc 3,2 ; Ac 4,6), mais se retrouve en Jn 11,49 ; 18,13-14.24.28. Signes que Mt et Jn bénéficient d’une source commune ? 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Qui sont les principaux opposants à Jésus durant sa passion ? Les grands prêtres Ils sont les principaux opposants de Jésus en Mt (Mt 26,3.14 ; 27,6 ; 28,11) : ils sont toujours mentionnés les premiers et sont l’unique groupe à

apparaître seul (partout en Mt, sauf Mt 26,3). C’est peut-être le signe que le conflit fatal à Jésus porta sur le Temple, et non sur des questions intéressant les pharisiens. *pro5a ; *jui4 par ruse Les anciens : SM Ils apparaissent plusieurs fois dans la passion de Mt (jamais chez Mc ni Lc) : • avec les grands prêtres (Mt 26,3.47 ; 27,1.3.12.20.41) ; • avec eux et tout le sanhédrin (Mt 26,59). Leur collusion avec les grands prêtres apparaît dès Mt 16,21 ; 21,23. Appelés en Mt 26,3.47 ; 27,1 « les anciens du peuple » (laou ; *voc5b), ils entraînent peut-être celui-ci dans leur péché, selon la perspective de Mt (Mt 27,20.25). Les pharisiens Très présents dans les controverses du ministère, ils sont absents ici (sauf Mt 27,62 avec les grands prêtres, comme pour faire écho à Mt 12,14 ; ce v. signalait qu’ils avaient été les premiers à désirer tuer Jésus). *pro27,62b Les scribes Ils sont moins présents que dans les autres Synoptiques. Ils apparaissent seulement en Mt 26,57 (chez Caïphe juste après l’arrestation de Jésus // Mc 14,53) et en Mt 27,41 (au pied de la croix // Mc 15,31, mais non Lc), nettement moins qu’en Mc et Lc (cf. Mc 14,1 // Lc 22,2 ; Mc 14,43.53 ; 15,1 ; Lc 22,66 ; 23,10) : indice de la sympathie du scribe Matthieu pour les lettrés (*mil3a) ? de l’existence de →scribes chrétiens ? • →Lagrange Matthieu « [Mt] met donc en avant les deux influences politiques du sacerdoce et de l’aristocratie ; les scribes, très consultés sur les questions légales, étaient peut-être moins influents dans les mesures administratives. Cette nuance est à noter quand on parle de la haine de Mt contre les Pharisiens ; elle ne se trouve que dans Lc 22,52, tandis que Mc est sur ce point toujours schématique. » 4 tinrent conseil SM De même, le terme sumboulion (*voc4) est spécifiquement matthéen en Mt 22,15 et sans parallèle synoptique en Mt 27,7 et Mt 28,12 : ironie de Mt soulignant que par quatre fois, les grands prêtres complotent, mais sans réussir jamais à mener le jeu (et Judas étant absent de tous leurs débats) ? + Liturgie + 3-5 CHANT Antienne de carême Antienne Principes sacerdotum, samedi de la 5e semaine de carême, laudes, antienne de 1er mode à Benedictus (→AM 1,184) Dès le matin du dernier jour avant la semaine sainte, mettant en œuvre le texte évangélique, la liturgie fait entrer dans le drame de la passion prophétisé par Jésus (v.2) : • Principes sacerdotum consilium fecerunt ut Iesum occiderent ; dicebant autem : “Non in die festo, ne forte tumultus fieret in populo” (« Les princes des prêtres tinrent conseil pour tuer Jésus ; mais ils disaient : “Non pas pendant la fête, de peur qu’il n’y ait tumulte parmi le peuple” »). L’antienne est construite en deux volets symétriques dont les courbes mélodiques utilisent des formules semblables : • Le 1er achemine lentement vers le sommet consilium fecerunt (« tinrent conseil ») avec une montée au si bémol qui lui donne un caractère dramatique. L’arrivée sur la dominante la du 1er mode suggère aussi un reproche mêlé d’étonnement devant la gravité de la conspiration des grands prêtres : cette incise en l’air sonne comme un point d’exclamation. La mélodie ensuite redescend tout doucement par sons conjoints, sauf sur l’accent de occiderent (« tuer », 2e syllabe) qui, lui, s’enfonce à la sous-tonique do par une tierce majeure pour aller se reposer sur la tonique à la dernière syllabe. Il y a dans cet ut Iesum occiderent (« pour tuer Jésus ») quelque chose de très doux et d’infiniment respectueux, comme une inclination empreinte d’adoration où se mêle à la fois tristesse et paix. Le fils de l’homme, Seigneur de la gloire, est le Seigneur de l’humilité, infiniment aimant. • Le 2e commence aussi sur la tonique du mode, mais s’élève plus rapidement par une quarte sur le autem (« mais ») pour redescendre à la quinte inférieure. Ces intervalles décrivent la crainte des grands prêtres et le caractère tourmenté de leur décision. Le sommet de ce 2e membre de phrase se trouve à die festo (« jour festif ») avec une formule presque

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identique à consilium fecerunt (« tinrent conseil ») se terminant aussi sur la dominante. La 2e moitié redescend lentement avec une petite remontée avec cadence sur sol à tumultus (« tumulte ») qui laisse comme en suspens. La dernière incise est reliée à la précédente par un grand saut de quinte descendante jusqu’au do inférieur au mot fieret (« y ait ») et se termine simplement sur la tonique. Toute l’antienne, admirable par la simplicité de ses moyens musicaux et son expression de grandeur et de paix, prélude au grand mystère d’amour que la liturgie fera se dérouler dans l’Église durant la semaine sainte. 3a DISCIPLINE Origine des usages de jeûne avant les célébrations pascales • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Quand notre Seigneur entra avec splendeur dans Jérusalem, c’était le premier jour de la semaine et au bout de quatre jours ils se rassemblèrent et tinrent conseil en vue de son meurtre. Voilà pourquoi les apôtres ont voulu que le mercredi, le vendredi et le premier jour de la semaine, on jeûne et on célèbre les saints mystères. Le quatrième parce que c’est alors qu’ils tinrent conseil en vue de le tuer et pour ainsi dire le mirent à mort, le vendredi parce que c’est le jour où il souffrit et fut crucifié — et selon certains theophori [c.-à-d. des docteurs en théologie] même les serpents et les oiseaux carnivores proclament un jeûne les vendredis — et le premier jour de la semaine parce qu’en ce jour il ressuscita. » *lit17-19 ; →Le jeûne quadragésimal + Tradition juive + 3a les grands prêtres et les anciens du peuple — Critique du pouvoir Prêtres et anciens • Un mamzēr « disciple des Sages » est supérieur à un grand prêtre ignorant (→m. Hor. 3,8). • La caste sacerdotale n’est pas la seule à subir du discrédit (*ptes3a ;→Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus) : le Midrash évoque un cas d’anciens indignes (→Gen. Rab. 49,9, dans un passage sur Sodome, mais à propos des anciens de l’époque de Josué, non pas de Sodome et de Gabaon). Le pouvoir, mal nécessaire Les rabbins manifestent une méfiance instinctive à l’égard de ceux qui ont le pouvoir, même si ce pouvoir n’est pas aux mains de Gentils persécuteurs. • Celui qui se livre à l’activité politique non seulement finit par persécuter les justes (cf. *bib59), mais néglige l’étude de la Tora. Et cependant l’existence d’un pouvoir politique est une réalité nécessaire (→m. ’Abot 3,2). Du coup, →m. ’Abot 1,10 « Ne te fais pas connaître du pouvoir » ; 2,3 « sois circonspect envers le pouvoir ». • Les tensions parmi les rabbins qui exercent le pouvoir politique (nāśî ou réš gālûtâ) et avec les autres sages sont loin d’être négligeables (→y. Demai 1,3 = 22a ; →y. Ta‘an. 3,1 = 66c ; →b. Meg. 28a ; →b. Hul. 44b). • Le monde futur sera un monde renversé où ceux qui étaient en haut se retrouveront en bas (et vice-versa ; cf. →b. B. Bat. 10b). 4 par ruse Acte impardonnable ! Selon Ex 21,14 ; Dt 27,24, les homicides commis avec intention maligne (dolôi), bien attestés par ailleurs (cf. →Josèphe A.J. 10,164 ; 13,8), ne sont pas pardonnables. Ainsi les membres de ce conseil décident de commettre un crime capital ! 4 le tuer Vraisemblance ? →La crucifixion et les Juifs au 1er s. ; →Sanhédrin : compétences pénales 5a pas pendant la fête… alors que ce serait le plus indiqué, selon la halaka Rarement cité pour commenter ce verset, un passage de la Tosefta recommande d’exécuter des condamnés aux moments où leur châtiment sera le plus efficace pour instruire le peuple : durant les grandes fêtes de pèlerinage. • →t. Sanh. 11,7 « Un fils têtu et rebelle, un aîné rebelle, un enchanteur de l’idolâtrie, une ville égarée, un faux prophète et les parjureurs ne sont pas tués immédiatement mais on les fait monter à la haute cour de Jérusalem [c.-à-d. le Sanhedrin] et on les garde en prison jusqu’à un festin [c.-à-d. une des trois fêtes principales] et on les exécute à une fête, car il est écrit : “Et tout le peuple entendra et craindra et ne fera plus rien présomptueusement” (Dt 17,13). »

5b que tumulte n’advienne dans le peuple Interdiction de tout machiavélisme Quoique d’une manière plus floue qu’en Jn 11,50 (« Il est de votre intérêt qu’un seul homme meure […] et que la nation ne périsse pas »), la mort de Jésus est ici mise en rapport avec la tranquillité du peuple. Ce machiavélisme avant la lettre est résolument condamné par la Loi : • →y. Ter. 8,10 « À supposer qu’un certain nombre d’Israélites soit en train de faire un grand voyage. Ils rencontrent des païens qui leur disent : “Livrez-nous l’un d’entre vous, nous le tuerons ! Si vous ne le faites pas, on vous tuera tous” ! Dans ce cas, ils n’ont pas le droit de livrer un seul Israélite, même si c’est au prix d’être tous tués. » • Le Talmud déplore en outre la relativisation de cette prescription sous la pression d’occupants cruels. Il n’est pas impossible que la paradoxale récupération juive de la responsabilité de la mort de Jésus en →b. Sanh. 43a ait été inspirée par la culpabilité d’avoir agi sous la crainte des Romains : *jui27,2b le livrèrent. + Tradition chrétienne + 3 les grands prêtres et les anciens du peuple — Autorité des chefs • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Ils se sont rassemblés chez le chef des prêtres parce qu’il n’y en avait pas de plus grand parmi leur peuple. Après l’exil en effet les prêtres ont toujours eu la préséance en termes d’honneur royal jusqu’à Hérode […]. Caïphe signifie l’instigateur des maux » (1472B). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Trois groupes ont l’autorité pour agir : les chefs (principes) qui possèdent le pouvoir judiciaire (Is 32,1) […], mais ceux-ci sont de ceux dont il est question en Is 1,23 : “Tes princes sont des rebelles, complices de brigands” […] ; des prêtres (sacerdotum) qui doivent posséder la bonté de la sainteté (Ex 28,41) […], au contraire, ceux-ci sont de ceux dont parle So 3,4 “ils ont profané mon Sanctuaire, ils ont agi contre la loi de manière inique” ; et les anciens du peuple (seniores populi), qui doivent posséder la sagesse (Jb 12,12 ; etc.), mais de ceux-ci il est dit au contraire “le grand âge ne donne pas la sagesse” (Jb 32,9). » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Leur péché] est aggravé par le grand nombre […] et par la condition des pécheurs, car ils faisaient partie des notables. » 4 ils tinrent conseil Négligence de la fête • →Jérôme Comm. Matt. « Aux approches de la Pâque, ils auraient dû préparer les victimes, laver les murs du Temple, nettoyer le pavé, purifier les vases et, conformément aux prescriptions de la Loi, se purifier eux-mêmes pour se rendre dignes de manger l’agneau. Or ils se rassemblent pour délibérer sur les moyens de faire périr le Seigneur, non qu’ils craignent un soulèvement, le simple récit le montre, mais parce qu’ils prennent des mesures pour qu’une intervention du peuple ne le leur arrache des mains » (= →Raban Maur Exp. Matt. 680.80 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1466B ; →Anonymes In Matt. 195.80). Accomplissement des Écritures • →Rupert de Deutz Glor. 10,129 « Ce conseil est celui que le patriarche Jacob a prédit (Gn 49,5-7). » →Typologie de Jésus-Joseph ? • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il s’agit de l’artifice du conseil, afin que l’iniquité procédât d’un consensus prémédité (Gn 49,5-7 ; Is 7,5). » *bib4 4 par ruse Futilité • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il était impertinent de croire qu’ils l’arrêteraient par ruse, car il savait tout. » 5a pas pendant la fête Pourquoi ? Parce qu’ils sont les jouets du diable (antijudaïsme chrétien) Deux Pères dont les communautés sont soumises à une forte attraction pour le judaïsme insistent : • →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 20,4 « Le malin se joua secrètement des persécuteurs, qui furent pour lui comme la harpe visible dont il jouait : “pas pendant la fête ; que tumulte n’advienne dans le peuple”. Satan voyait l’agneau : il était terrifié. Il voyait combien affreux lui seraient ce mois et

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ce jour et il se hâta de le faire tuer avant la première lune de Nisan, avant son jour, le quatorzième. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 79,3 « Le diable, c’était pour éviter que sa passion n’eût de retentissement qu’il ne voulait pas qu’il fût mis à mort pendant la Pâque ; eux, c’était pour éviter le tumulte. Remarque qu’ils ne craignent pas Dieu ni l’aggravation d’une infamie commise dans un pareil moment, mais toujours ce qui vient des hommes » (721.5). Par un décret de la Providence • →Léon le Grand Serm. 45,1-2 (7e sermon sur la passion) « […] ce fut par une disposition du plan de Dieu que les princes sacrilèges des Juifs […] ne reçurent pouvoir d’exercer leur fureur que lors de la solennité pascale. Il fallait, en effet, que l’événement manifestât par son accomplissement ce qui depuis longtemps avait été promis sous le voile des figures : il fallait que l’agneau véritable prît la place de l’agneau symbolique […] ce n’était pas de la fête, mais de la mauvaise action, que les princes des prêtres se préoccupaient ; […] ce n’était pas pour que le peuple ne péchât point, mais pour que le Christ ne s’échappât point » (3,93-95). Ironie en tout cela • →Raban Maur Exp. Matt. « Ils avaient donc redouté que survînt un tumulte dans le peuple, eux qui n’avaient pas craint d’assassiner le fils de Dieu ; ils avaient voulu posséder tranquillement un temps de paix, eux qui n’avaient pas appréhendé de se retrouver en état permanent de discorde avec Dieu. Ils avaient été secoués par la crainte, précisément là où il n’y avait pas lieu de craindre. “Les flèches des tout-petits sont aussi devenues leurs fléaux” (Ps 64,7) » (680.87). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ce n’est pas qu’ils craignaient une profanation de la fête (Is 1,13-14) mais plutôt qu’il ne se fît un tumulte dans le peuple (Mt 21,26 ; Mc 11,32) et ils avaient peur que, s’ils portaient à nouveau la main sur lui en présence du peuple, il fût pareillement défendu (Jn 7,45-46). » + Théologie + 3 THÉOLOGIE NT Antijudaïsme ou polémique intrajuive dans Mt ? Mt raconte moins le rejet de Jésus Christ par le peuple juif, que le rejet d’un juste juif par des responsables juifs. *mil3a ; *jui3a ; →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt ; →L’Évangile selon Mt et Israël + Philosophie + 3-5 Le tuer pourquoi ? Pour dévoiler les mécanismes du processus sacrificiel (René Girard) Description du processus sacrificiel Les récits de la passion, qui insistent sur l’innocence de la victime et l’injustice des persécuteurs, contiennent selon René Girard une critique radicale du sacrifice. Ils achèvent la déconstruction du processus sacrificiel, par lequel depuis l’origine l’humanité prétend sauver les communautés, toujours menacées de violence interne, en dirigeant toutes les flèches sur une unique victime, arbitrairement choisie. (1) Au commencement de l’humanité, il y a le désir : • →Girard Violence « L’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer » (204). (2) Au commencement de l’humanité pécheresse, il y eut le mimétisme d’appropriation par lequel chacun imitant le désir de l’autre, tous deviennent potentiellement rivaux. Adage girardien : Plus on se ressemble, plus on se hait, plus on se hait, plus on se ressemble. (3) La discipline sacrificielle fondée sur le « mimétisme de l’antagoniste » (tous contre un), tente de canaliser la violence universelle. Le sacrifice exclut une victime unique en transformant les haines réciproques en exécration du même, fondant ainsi une première « fraternité ». La différence sacralisée (celle de la victime) dégonfle le mimétisme du désir, et donc éloigne la violence possible.

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L’histoire des variations de la « discipline sacrificielle » correspond à un progrès de la conscience humaine. La passion de Jésus vient y mettre un terme au terme de tout un processus : La conscience mythique justifiait le meurtre sacrificiel. La conscience tragique naquit quand on reconnut le mensonge qui constituait la première (dans la tragédie, le héros est puni plus qu’il ne le mérite). La déconstruction tragique du sacrifice déboucha sur la pitié pour l’homme et la terreur du divin. La conscience biblique achève la déconstruction du mécanisme sacrificiel. Elle souligne la parenté de toutes les persécutions et l’injustice du sacrifice en racontant avec détails la mort du juste dans l’AT (Abel, Job, Joseph, etc.) et dans le NT (la passion de Jésus). Les récits de la passion soulignent l’innocence de Jésus : sur lui la violence ne rebondit pas comme elle le fait sur tous les autres hommes. Sa mort vide de tout sens l’interprétation du sacrifice comme offrande pour apaiser la divinité courroucée. Elle en révèle l’injustice totale, puisque la victime est absolument innocente. Dénonciation de « l’idéologie sacrificielle » La passion de Jésus vient ainsi mettre un terme à tout le « processus sacrificiel » : en soulignant comme jamais combien la victime est innocente, il en démasque l’injustice totale. Pour Girard, les Écritures judéo-chrétiennes enseignent ainsi la vérité anthropologique la plus profonde, alors que les sciences de l’homme restent idéologiquement tributaires des représentations sacrificielles (*phi28b répandu pour une multitude). Il n’est pas certain qu’il faille récuser tout discours sacrificiel pour penser la mort du Christ. D’ailleurs la théologie de la rédemption, telle qu’elle est exposée dans le NT et la tradition chrétienne y a recours. Entre les auteurs du NT et Girard, le terme de « sacrifice » a changé de sens : sa critique du sacrifice est en fait celle d’une idéologie ou d’une anthropologie du sacrifice, forme dégénérée de la théologie chrétienne du sacrifice de la croix. Seul le sacrifice de Jésus Christ, Fils de Dieu, dépossède l’homme de toute ambition de fabriquer du sacré ou de forcer un dieu à le donner (*theo28b). Il faut encore ajouter qu’ « une idée de sacrifice extraite de l’histoire des religions et même de l’inconscient humain est rejetée de manière la plus explicite par la théologie chrétienne » (cf. →Nicolas , 241). Pour que survienne une radicale transformation de l’idée de « dieu » (Jean-Luc Marion) • →Marion  « La révélation de l’amour comme le dernier Nom de Dieu constituait précisément ce que les contemporains du Christ ne pouvaient (ou ne voulaient) pas entendre […]. Ils ne demandaient pas que Dieu aime, mais qu’Il délivre et restaure Israël d’une libération aussi politique que religieuse — libération religieuse certes, mais qui confirmerait aussi l’élection d’un peuple de Dieu face à tous les autres et son privilège. Et pour ce faire, Dieu devait se révéler d’abord comme le Dieu des armées, ou du moins comme le Seigneur de l’histoire universelle et maître du monde créé. En sorte que, tant que l’événement n’avait pas imposé la marque de la kénose de Dieu-même comme sa plus haute révélation, tant que la Résurrection n’avait pas pris racine au fond de la mort en Croix, tant que Dieu n’avait pas lui-même publiquement et irrévocablement récusé l’idée que les hommes se faisaient de “Dieu”, bref tant qu’on pouvait encore pouvoir annoncer autre chose que “… le Christ et le Christ crucifié” (1Co 2,2), il restait inconcevable que Dieu se nomme lui-même selon et comme l’amour » (12-13). 3a Alors s’assemblèrent les grands prêtres L’endurcissement des ennemis de Jésus comme décret divin ? • →Feuerbach Wesen « Toute-Puissante est, en effet, la grâce divine, et l’incrédulité opiniâtre des Pharisiens n’est pas une objection, car précisément la grâce leur fut refusée. — Le Messie devait nécessairement, d’après un décret divin, être trahi, maltraité, crucifié ; il devait y avoir des individus pour le trahir, le maltraiter et le crucifier ; la grâce divine devait, par conséquent, être chez eux absente. S’ils en avaient encore un brin, comme on l’assure, c’était tout simplement pour augmenter leur faute, et Dieu n’avait pas sérieusement l’intention de leur en donner assez pour les convertir. Comment leur eût-il été possible, en effet, de résister à la volonté

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de Dieu, en supposant que ce fût une volonté sérieuse et non une simple velléité ? » (282). *gra3a 4 Parallèle Jésus-Socrate • →Voltaire Tolérance « Enfin il meurt victime de l’envie. Si l’on ose comparer le sacré avec le profane, et un Dieu avec un homme, sa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le philosophe grec périt par la haine des sophistes, des prêtres, et des premiers du peuple : le législateur des chrétiens succomba sous la haine des scribes, des pharisiens, et des prêtres. Socrate pouvait éviter la mort, et il ne le voulut pas : Jésus-Christ s’offrit volontairement. Le philosophe grec pardonna non-seulement à ses calomniateurs et à ses juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ses enfants comme lui-même, s’ils étaient assez heureux pour mériter leur haine comme lui : le législateur des chrétiens, infiniment supérieur, pria son père de pardonner à ses ennemis » (86-87). • →Rousseau Émile 4 « Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu [*anc27,21b], il peint trait pour trait Jésus-Christ ; la ressemblance est si frappante que les Pères l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ? Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage, et si cette facile mort n’eût honoré sa vie on douterait si Socrate avec tout son esprit fut autre chose qu’un sophiste. […] La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple est la plus horrible qu’on puisse craindre ; Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu » (5,98-99). 5b que tumulte n’advienne dans le peuple Absurdité de la réduction politique du ministère du Christ opérée p. ex. par Reimarus (1694-1768) dans les Fragments dits « de Wolfenbüttel », publiés par Gotthold Ephraim Lessing (17741778) : • →Kant Religion 2,2 « […] ce n’est pas non plus qu’il ait risqué sa vie (comme le soupçonne l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel) non dans un but moral, mais simplement dans un but politique, mais clandestin, visant en quelque sorte à renverser la domination des prêtres, et à s’installer à leur place avec le pouvoir temporel ; à cette supposition s’oppose en effet la recommandation adressée par Jésus à ses disciples, à la Cène, alors qu’il avait déjà perdu l’espérance de sortir vivant de la lutte : “Faites ceci en mémoire de moi” ; s’il eût voulu par ces paroles les porter à commémorer l’échec d’un dessein temporel, la recommandation aurait été blessante, propre à soulever de l’indignation contre son auteur et par suite intrinsèquement contradictoire » (96, note 1). + Littérature + 3-5 Moyen Âge Calcul politique • →Gréban Passion : Selon les grands prêtres, même dans le cas où Jésus est effectivement Christ et roi de Judée, il n’est pas prudent de le reconnaître comme tel car il est incapable de défendre son peuple, n’ayant ni armée ni allié. « Et donc se l’empereur peust voir / qu’aultre roy nous vueillons avoir / que cil qu’il nous commet et baille, / il vendra a grosse bataille / subvertir toutes nos cités / et mettre en telz nescessités / que mors ou vifz il nous prendra ; / et qui alors nous deffendra ? / sera ce Jhesus assés fort, / luy qui n’a puissance ne port, / n’alliance a prince du monde ? / Par quoy mon argument se fonde / qu’il nous doit estre reffusé, / et seroit le peuple abusé / de soy mettre soubz la baniere / d’ung roy qui en telle manière / ne luy pourroit porter sa bende » (v.15635-15636). Plus loin, Caïphe évoque même Aristote, soutenant que le bien commun

précède le particulier : « je dis qu’il est expedient / de tuer ung homme et destruyre, / si que tout le peuple ne muyre ; / mieulx vault qu’ung homme soit grevé / et ung puissant peuple sauvé / que pour ung seul homme sauver / ung peuple se doye grever » (v.15696-15697 ; cf. Jn 11,50). *phi3-5 17e siècle Critique réformée des prétentions de l’Église romaine à l’infaillibilité Pour l’Église réformée, le conseil de Caïphe préfigure les erreurs de l’Église romaine. • →Daillé Mort « Tous ces gens, qui étaient les conducteurs et les chefs d’Israël, s’assemblèrent en la salle de Caïphe, le premier et le souverain Sacrificateur ; et là, poussés et animés d’une envie et malignité infernale, tinrent conseil, où il fut résolu de se saisir de Jésus et de le faire mourir. […] D’où vous voyez, pour vous le dire en passant, combien est vaine la fantaisie de ceux qui se figurent que les souverains Pontifes et les Conciles de l’Église ne peuvent errer. […] Ne vous étonnez donc pas si, depuis, il est souvent arrivé que les Pontifes et les Conciles des Chrétiens soient tombés en des erreurs évidemment contraires à la parole de Dieu, nonobstant le glorieux titre qu’ils prennent de dépositaires de la vérité et d’infaillibles Docteurs de la foi. Car ils n’ont pas plus de promesses que les Sacrificateurs en avaient autrefois entre les Juifs, et Dieu a permis que les uns et les autres aient fait de si lourdes fautes, expressément pour nous apprendre à ne dépendre que de lui, et à attacher nos cœurs à sa seule parole, pour ne rien croire que ce qu’il a daigné nous y enseigner » (122-125). Avertissement pour les hommes • →Quesnel Réflexions « Qui n’aurait cru que des prêtres et des magistrats ne s’assemblaient que pour faire recevoir Jésus-Christ et le faire proclamer pour le Messie, après tout ce qu’ils avaient vu et entendu de lui ? Craignons qu’à leur exemple l’abus de la lumière et des grâces de Dieu ne nous attire un aveuglement semblable au leur. - - Les desseins des hommes, quoique contraires à ceux de Jésus-Christ dans leurs intentions, en sont pourtant les moyens par sa souveraine sagesse. Que sa conduite est incompréhensible et adorable ! » (364). 4 le tuer À cause de sa prétention à l’intimité divine • →Schmitt Pilate : Yéchoua s’exprime : « Le clergé ne supportait pas ma manière, cette façon de descendre au fond de moi pour y trouver mon Père, et d’en revenir avec un inépuisable amour ; se limitant aux lois écrites, il relevait mes ruptures avec le respect formel des usages […]. J’avais beau me justifier, le résultat était là : alors que je ne parlais que d’amour, je comptais désormais des milliers d’ennemis » (52-53). + Arts visuels + 3-5 La conspiration Alors que l’entrée du Christ à Jérusalem marque le début de plusieurs cycles de la passion (*vis2b), le complot des grands prêtres ne fut représenté que par de très rares artistes : • Johann-Christoph Weigel (1654-1725) ; • surtout James Tissot (1836-1902) dans le dernier tiers du 19e s. L’illustrateur français, qui fut sans doute l’un des iconographes les plus prolixes grâce à sa série sur La Vie de notre Seigneur Jésus Christ réalisée entre 1886 et 1894, propose plusieurs versions aquarellées de l’événement, toutes aujourd’hui conservées au musée de Brooklyn. Dans Les Pharisiens et les hérodiens conspirent contre Jésus et La Conspiration des Juifs, il met l’accent sur l’action du mal : encore discret dans la première version qui se déroule dans un jardin et non dans un palais, il enveloppe les personnages dans la seconde. Jalousie, calcul, haine : l’artiste parvient à donner à sa représentation toute la profondeur scripturaire. + Musique + 3b dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe Caractérisation musicale des personnages de haut rang : une tessiture connotée →Bach Passion élève la tessiture des mots Hohenpriester, Schriftgelehrten, Ältesten im Volk (« grands prêtres, scribes, anciens du peuple »), exprimant leur haut rang dans la société juive

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et rappelant la tessiture de « canaille » utilisée pour ces rôles dans les passions antérieures. 4 Jésus Caractérisation musicale →Bach Passion utilise aussi un code sur le mot Jesum qui couvre une octave, exprimant ainsi sa domination sur toute chose. 5 Les contrastes : outils dramaturgiques →Bach Passion fait chanter cette phrase des prêtres, scribes et anciens du peuple par le chœur, comme chaque parole collective du texte de l’évangile. Un très fort contraste saisit l’auditeur entre la simplicité du récitatif et la complexité polyphonique de ces **chœurs de turba, ici avec des entrées en canon. Le tumulte, Aufruhr, grandit dans la foule, au moyen de vocalises qui s’amplifient à chaque nouvelle entrée du mot dans une des voix du chœur. Bach travaille le texte de façon à souligner ce qui lui paraît important, ce qui explique la répétition de certains mots ou expressions. + Danse + 3a les grands prêtres et les anciens du peuple Jeu de scène : procession →Neumeier Passion • Pendant le récitatif du rassemblement des chefs juifs, tous les danseurs se dirigent vers l’estrade au fond de la scène, Jésus le dernier, toujours flanqué des deux Personnes. 5a mais ils disaient : pas pendant la fête Perplexité →Neumeier Passion • Les rondes des hommes et des femmes se défont, pas courus : perplexité des accusateurs (Caïphe, prêtres et docteurs juifs) sur le chœur Ja nicht auf das Fest (« Oui, pas pendant la fête »), empreint de violence. • Soutenu par les deux Personnes, Jésus s’assoit devant un banc disposé à droite, comme attablé. + Cinéma + 3a Alors Transcription en langage cinématographique • →Pasolini Matteo : Fort contraste avec la scène précédente : le bain de foule où la caméra bouge au gré des bousculades laisse brusquement place à la cour des grands prêtres, large espace vide et ordonné où se tiennent quelques groupes de personnes éparses. • →van den Bergh Matthew : Tandis que la voix off prononce le v., vue sur la muraille du Temple, puis gros plan sur un brasero. Un zoom arrière fait apparaître les « grands prêtres et anciens », leurs talits sur la tête, murmurant dans une pièce assez sombre. *gra3a 4 et ils tinrent conseil Qui ? Caïphe et les prêtres • →Olcott Manger : Caïphe songeur détaille son complot aux chefs des prêtres tout en se frottant les mains.

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• →Pasolini Matteo place cette parole du narrateur dans la bouche du grand prêtre. Le personnage ainsi dessiné mène de façon contrôlée l’opposition contre Jésus. • →van den Bergh Matthew : Après un plan d’ensemble sur les grands prêtres, un gros plan montre le sourire « rusé » de Caïphe qui reste muet : c’est un autre prêtre qui prendra la parole pour prononcer le v. suivant (*cin5a : van den Bergh). Pilate • →Koster Robe : Un centurion au bain public dit que Pilate a donné l’ordre d’arrêter Jésus, ce « fanatique » venu « prêcher dans le Temple, ameuter la population ». Caïphe, Pilate et Hérode • →Stevens Story fait de l’entrée messianique de Jésus dans Jérusalem et dans le Temple le moment de réunion des volontés des trois « puissants » : Caïphe (et les prêtres), Pilate et Hérode s’accordent sur la nécessité d’arrêter Jésus. D’abord affaire de Caïphe dont les gardes échouent à cause de la foule, le rétablissement de l’ordre et l’arrestation de Jésus sont pris en main par Pilate. Le cinéaste met en scène l’ambiguïté de la relation politique entretenue par Pilate et Hérode (cf. Lc) par une boutade du gouverneur romain. Après avoir ordonné qu’on lui amène Jésus, il dit à Hérode : « Celui-ci dit qu’il faut aimer ses ennemis », ce qui les fait sourire tous deux. *cin27,24c 5a ils disaient Qui ? Le grand prêtre seul • →Pasolini Matteo : L’image souligne son importance en la détachant visuellement du reste du discours : autant Jésus prend visiblement plaisir à se tenir au milieu des petites gens et ceux-ci à l’écouter, autant le grand prêtre reste à distance. En effet, le peuple est un actant incontrôlable : dans la scène précédente, les soldats cèdent au mouvement de la foule vers Jésus. Un autre prêtre intrigant • →van den Bergh Matthew : Ce personnage récurrent et important tout au long du film est inclus dans le plan par un zoom arrière, après le gros plan sur Caïphe muet (*cin4). Sa déclaration déclenche un regain de murmures entre les Juifs assemblés. 5b le peuple Uni contre l’occupant • →Koster Robe : L’afflux de population dans la ville à la rencontre du messie qui entre à Jérusalem est un obstacle à l’arrestation de Jésus par les Romains. Aucune division au sein du peuple juif, qui fait bloc face aux occupants. La présence en premier plan, dans cette scène, de l’esclave Demetrius ébloui par l’entrée de Jésus à Jérusalem, montre que le réseau des sympathisants de Jésus s’agrandit : il va falloir employer la ruse.



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26,6-13 Onction à Béthanie + Propositions de lecture + 6-13 L’onction à Béthanie NARRATION Caractérisation des personnages Jésus continue de dominer sa destinée : il sait qu’il va bientôt mourir (v.12). En réponse à cette prescience, l’action symbolique mais sans paroles de la femme est antithétique et complémentaire de celle des chefs du peuple : elle aime et sert Jésus contrairement à eux ; elle l’ensevelit symboliquement, après qu’ils ont décidé de le tuer. Tout se joue autour de la vérité de Jésus — pressentie par elle et refusée par eux — et de l’imminence du drame méconnue des disciples, réaffirmée par Jésus. Sens L’objection des disciples au geste de la femme mobilise les idéaux religieux les plus hauts du judaïsme commun de leur temps (*jui9.11) : en donnant raison à la femme, Jésus enseigne que la piété à son égard peut transcender les devoirs les plus hauts. *theo9-11

Texte + Critique textuelle + 6 le lépreux Ou « le tisserand » ? Le grec leprosou (D) pourrait être une mauvaise interprétation de l’araméen gardā’â « tisserand », lu par erreur garbâ « lépreux ». + Vocabulaire +

8b perte Sens contextuel Le premier sens de apôleia est « destruction, perte » (Mt 7,13). Le verbe apparenté apollumi signifie « périr » ou « faire périr » (Mt 26,52 ; 27,20). Dans ce contexte de la mort de Jésus, la question des disciples questionne le but de sa vie et de sa passion. *myst9-11

+ Procédés littéraires +

6-13 Ciselure rhétorique et narrative COMPOSITION Chiasme Au centre du triptyque d’entrée dans le récitatif de la passion, Mt place un récit dont le cœur est le désaveu de l’attitude des disciples par rapport à « la femme » et l’éloge de son geste fou : {pas de tumulte dans le peuple [à Béthanie [myrrhe versée [gaspillage : les pauvres (tort des disciples/raison de la femme = bonne œuvre) moi] myrrhe répandue] partout] raconté dans le monde entier}. Byz V S TR Nes NARRATION Prolepse La parfumeuse de Béthanie prophé6 Or Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison de tise la mort prochaine du Christ et Simon le lépreux, révèle le drame qui commence. Sa « belle œuvre » (*voc10c) est d’avoir 7 a une femme l’approcha, ayant [un flacon d’]albâtre compris la portée de l’instant, d’avoir saisi le moment favorable pour d’une huile de parfum de grand prix, exprimer sa révérence. Verser sur la b et la lui versa sur la tête alors qu’il était allongé. tête de Jésus tout le contenu du vase révèle théâtralement le caractère déi8 a Voyant cela, ses tif de ce qui va suivre : puisque le V Nes Christ doit mourir, le parfum ne doit les disciples s’emportèrent plus servir à personne. S furent contrariés disant :

7a.12 huile de parfum Lexicographie b — Pourquoi cette perte ? • Muron est la traduction de G pour 6 Béthanie SÉMANTIQUE Étymologisme l’hébreu šemen « graisse, huile » Béthanie pourrait signifier « maison dans Ps 133,2 ; Pr 27,9 et pour du pauvre » (de l’hébreu bét ‘ānî ou 9 Car cela šemen « parfum » dans Ct 1,3 (cf. de l’araméen bét ‘ănāy) — cadre idéal Byz TR cette huile de parfum pouvait se vendre très Ap 18,13). Le mot est à distinguer pour une discussion sur les pauvres ? cher et être donné à des pauvres ! de smurna « myrrhe » (qui traduit l’hébreu môr) utilisé en Mt 2,11 6 Simon le lépreux RHÉTORIQUE Amplia(*anc7a huile de parfum). Myrrhe 6-13 L’onction à Béthanie Mc 14,3-9 ; Jn 12,1-8 ; cf. Lc 7,36-50 – 7 // Jn 12,3 – tion L’hôte de Jésus continue d’être et muron peuvent être apparentés. appelé le lépreux peut-être même 7b versa sur la tête Ps 23,5 ; Ct 1,12 – 9 Devoir de donner aux pauvres Mt 19,21 ; • Pour désigner l’huile d’une onction Dt 15,10-11 ; Ps 112,6.9-10 ; 1Jn 3,17 après que Jésus l’a guéri. *mil6 royale, G traduit šemen par elaion et non pas par muron. 7a.15c.27,6b.9b de grand prix + Si l’on s’en tient à ces données lexicologiques, l’onction faite par la femme trente pièces d’argent + le prix du sang + le prix du mis à prix — COMPOSITION Double n’est pas une onction messianique. antithèse • entre la dépense consentie par cette femme et le bas prix auquel le disciple 7a de grand prix Hapax NT Barutimos, litt. « d’une valeur (timê) pesante Judas va vendre son maître (Mt 26,15) ; (barus) ». L’assimilation de la valeur et du poids est une constante dans la • entre le prix de cette myrrhe et le prix du sang de Jésus estimé par ses mentalité juive ancienne. L’hébreu yāqār combine les deux sens. adversaires (Mt 27,6.9). 7b allongé Lexicologie : catachrèse ? • Sens premier : le verbe grec anakeimai signifie au départ « être allongé, s’étendre ». • Extension : comme on prenait généralement les repas allongé (*mil7b allongé), le verbe a fini par signifier simplement « se mettre/être à table ». Ici, du fait de la prémonition funéraire développée par Jésus, la catachrèse est réactivée.

7b.12 versa sur la tête + corps NARRATION Temporalité : effet de réel, hypotypose L’action extravagante d’une femme anonyme qui fait irruption dans le quotidien de Jésus est décrite avec réalisme, comme par un spectateur de la scène. Mieux encore : la myrrhe versée sur la tête de Jésus se répand sur son corps (torse) entre le v.7b et le v.12 : le temps qu’il entre en discussion avec les disciples.

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RHÉTORIQUE Synecdoque Jésus désigne le tout de son corps à partir de sa tête pour donner au geste de la femme une interprétation un peu décalée par rapport à sa matérialité : elle lui fait une onction de fête, que certains pourraient juger messianique (*mil7b la lui versa sur la tête), et il y perçoit une onction funéraire (*voc7a.12). Il n’est décidément pas le messie qu’on croit ! PRAGMATIQUE Geste symbolique En même temps, en une parfaite coïncidence du réalisme et du symbolisme, cette action suggère que Jésus est l’« Oint » (*bib63d ; →Jésus messie ?) et qu’il va mourir dans des conditions telles qu’on n’aura pas le temps pour l’ensevelir selon les rites.

• un texte performatif comme au théâtre, introduisant ses lecteurs à une mimêsis (participation présente aux événements passés). Le soulignement du cadre énonciatif primaire « je/vous » au v.13a, l’insistance sur « cet évangile » au v.13b et la fusion des temporalités de la lecture de cet épisode et de l’histoire qu’il raconte via la temporalité du récit performé favorisent une intégration parfaite du lecteur au récit par actualisation : chaque lecture confirme la parole de Jésus et fait mémoire de cette femme. Ce mémorial est paradoxal car il demeure… anonyme ! Quelles que soient les possibles raisons originelles de cet anonymat (*mil7a une femme), il est d’autant plus efficace aujourd’hui qu’il pique la curiosité du lecteur. 9.11 Discussion juridique/casuistique *bib9.11

7b allongé Double-entendre Gr : anakeimenou. De la même racine keimai est dérivé le verbe koimaomai « être étendu dans la mort ». L’onction de Béthanie, au seuil de la passion, signifie déjà la mort de Jésus, allongé et prêt pour l’embaumement (les lits pour manger servent également à recevoir les corps avant l’embaumement).

Contexte + Repères historiques et géographiques +

8-10 NARRATION Mise en place des tensions entre personnages, en particulier entre hommes et femmes Parallélisme entre la réaction et la question des disciples, d’une part ; et la réaction et la question de Jésus, d’autre part. Double antithèse actantielle • entre les disciples qui s’indignent (*pro8a) et Jésus qui sera de plus en plus isolé ; • entre tous les disciples qui finiront par fuir (Mt 26,56) et les femmes qui suivront Jésus jusqu’au tombeau (Mt 27,55-56.61 ; 28,1). Tandis que tous les hommes abandonneront Jésus, les femmes ne cesseront pas de montrer leur amour pour lui : le péché des disciples est un refus du caractère excessif de l’amour qui se manifestera sur la croix et que les femmes savent pressentir et accompagner. Ce n’est pas la première fois que les disciples mâles s’opposent aux femmes (cf. Mt 15,23). 8a ses disciples s’emportèrent NARRATION Prolepse L’attitude critique des apôtres, à court devant le symbole des événements qui se préparent, préfigure notamment l’état d’esprit de celui d’entre eux qui s’apprête à livrer Jésus : ils font plus confiance en leurs idées sur Jésus qu’en Jésus lui-même. Quand s’écrouleront leurs constructions, une fois que Jésus se sera rendu à ses ennemis, ils le fuiront comme une espérance gâchée. Leur abandon, reniement et trahison (Mt 26,14-75) continueront leur indignation devant le gaspillage du parfum par la femme.

+ Genres littéraires + 6–13 Récit apologétique ? *mil6-13 Récit d’objection • Une action surprenante est posée dans un décor rapidement planté ; • elle suscite des critiques de l’assistance ; • Jésus reprend l’action et les critiques et les explique. L’accent est généralement placé sur la réponse de Jésus ; cf. une structure analogue dans les épisodes du pardon au paralytique (Mt 9,1-8) ; de la guérison de l’aveugle-muet (Mt 12,22-30) ; des petits enfants conduits à Jésus (Mt 19,13-15) ; des malades guéris et des enfants en liesse dans le Temple (Mt 21,14-16). Mémorial Jésus institue ce récit, et plus généralement « [s]on évangile » en mémorial. C’est à la fois : • un texte narratif (récit d’une séquence d’événements passés) ; • un texte lyrique (marqué par la subjectivité du narrateur, développant un discours implicite sur sa compréhension de Jésus comme messie et comme fils tout en racontant le récit) ;

6 Béthanie Localisation Village sur le versant sud-est du mont des Oliviers, à 3 km de Jérusalem (cf. Jn 11,18) en direction de Jéricho. Le nom arabe du village, el-Azariyeh, préserve le grec Lazarion « le lieu de Lazare », sous quel nom le lieu est connu par Eusèbe de Césarée et les pèlerins byzantins et médiévaux. Ce village arabe est construit autour du tombeau de Lazare. Au 1er siècle Le terrain est un cimetière, avec le village (bét) de Ananya (Ne 11,32 ; cf. « Béthanie ») plus haut sur la colline. Ce village est la patrie de Lazare, Marthe et Marie (Jn 11,1) ; une halte pour Jésus lorsqu’il se rend à Jérusalem (Mt 21,17 ; Mc 11,1 ; Lc 19,29). Il y séjourne juste avant sa passion (Mc 11,11-12 ; Jn 12,1). Lc 24,50 y situe l’ascension. Depuis l’époque byzantine Jérôme mentionne l’existence d’une église en l’an 390. Après sa destruction dans un tremblement de terre, une nouvelle église est construite au 6e s. avec la même largeur que la précédente, mais l’abside se trouve 13 m de plus vers l’est, afin d’élargir l’église pour accueillir un grand nombre de pèlerins. Les deux églises ont un accès au tombeau de Lazare. Depuis l’époque croisée Entre 1138 et 1144 on y ajoute un monastère de bénédictines, dont l’église se trouve au-dessus du tombeau. À la fin du 14e s., les deux églises sont en ruines et l’entrée originale au tombeau est devenue une mosquée. Les musulmans vénèrent la résurrection de Lazare et permettent aux chrétiens de continuer leurs visites liturgiques. Quand ceci devient plus difficile, les franciscains coupent l’entrée actuelle au tombeau entre 1566 et 1575. Aujourd’hui En 1954 les franciscains érigent une nouvelle église et un monastère adjoint. L’église grecque orthodoxe (commencée en 1965) à l’autre côté du tombeau inclut une partie du mur nord de l’église bénédictine médiévale. Le site fut fouillé par la Custodie de Terre Sainte de 1949 à 1953 (S. Saller) et en 1969 (S. Loffreda). + Milieux de vie + 6-13 MŒURS Rites funéraires Être enseveli sans les onctions d’usage (*mil12) était un grand déshonneur pour les Juifs du 1er s. (*jui7b ; *mil27,59). Dans le cadre des controverses primitives, cela pouvait jouer contre Jésus ; ce prétendu messie aurait donc été enterré ainsi ! Le récit de l’onction à Béthanie (*gen6-13) permettait de répondre qu’il avait été enterré par avance, dans un temps propice à ces gestes de miséricorde : *jui10c.12. 6 Simon le lépreux ANTHROPONYMIE Qui est-il ? • Cette « lèpre » distingue ce Simon des quatre autres de l’évangile : deux apôtres (Pierre : Mt 4,18 ; 10,2 ; 16,16-17 ; 17,25, et le Cananéen : Mt 10,4),

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un parent de Jésus (Mt 13,55) et un passant originaire de Cyrène (Mt  27,32). Il serait l’un des amis que Jésus aurait choisi parmi les plus rejetés de la société de son temps. *chr6 Simon le lépreux • Il s’agirait d’un ancien lépreux : Jésus ne se serait pas mis en état d’impureté rituelle à quelques jours de célébrer la Pâque (*chr6 lepreux). • Ce Simon habite Béthanie : 11QTa 46,17-18 situe une zone réservée aux lépreux « à l’est de la cité », c.-à-d. à l’est de Jérusalem, la région où se trouve Béthanie. • Dans le parallèle problématique de Lc 7,36-50 (*syn6-13), Simon est un pharisien. Voir aussi *tex6. 7a une femme PROSOPOGRAPHIE Anonymat protecteur ? *syn7a Mt (cf. Mc 14,3-9 ; Jn 12,1-8) ne donne aucune précision sur la femme qui oint la tête du Christ. L’anonymat dans lequel elle demeure peut être une trace des précautions prises dans la communauté de Jérusalem à l’époque toute proche des événements où l’on commença à fixer le récit des derniers jours de Jésus. Il était encore dangereux d’être nommément attaché à la mémoire de celui que les occupants avaient exécuté comme un criminel. Jn, qui écrit quelques décennies plus tard, divulgue les noms de plusieurs personnages restés anonymes dans les traditions synoptiques de la passion (*chr7a). Marie-Madeleine ? S’il s’agit d’elle. *mil27,56a 7a flacon d’albâtre Objets L’archéologie confirme que les parfums étaient conditionnés dans de petits flacons d’albâtre importé d’Égypte (carbonate ou sulfate de calcaire), semi-transparent et ressemblant au marbre, en forme de bouton de rose, avec un long goulot cassable. Le récipient était scellé afin d’éviter une évaporation, de sorte qu’on devait casser le long goulot et que tout le parfum se manifestait en un seul instant (→Pline Nat. 13,19 ; 36,60). Il existait aussi des alabastroi en d’autres matériaux que d’albâtre, p. ex. en or, et surtout en verre. On les appelait aussi alabastroi à cause de leur fragilité. G-4R 21,13 évoque le même objet (ho alabastros). 7b la lui versa sur la tête MŒURS Onction profane Dans la culture antique, l’onction d’huile parfumée a diverses fonctions profanes, toutes illustrées dans la Bible : • outre un usage technique militaire (2S 1,21 ; Is 21,5), • elle a un usage cosmétique (être oint signifie souvent être parfumé : Rt  3,3 ; 2S 14,2 ; Est 2,12 ; Ps 104,15 ; 133,2 ; 141,5 ; Ct 3,6 ; Ez 16,9 ; Am 6,6), • qui en fait un véritable symbole de joie (2S 12,20 ; 14,2 ; Ps 45,8 ; 92,11 ; Pr 27,9 ; Qo 9,8 ; Ct 1,3 ; 4,10 ; Is 61,1-3 ; Dn 10,3 ; Mi 6,15 ; Mt 6,17 ; He 1,9). • Le geste était probablement en usage pour les fêtes dans les milieux aisés (*anc7b ; Ps 23,5 ; Ct 1,12). →Josèphe A.J. 19,358 parle d’onctions et de libations pour Charon lors de festivités, généralement en début de repas (cf. Lc 7,44.46). • Elle a aussi un usage médicinal (Is 1,6 ; Mc 6,13 ; Lc 10,34 ; Jc 5,14). • Enfin, elle est en usage dans des rites funéraires (*mil12 ; Mc 16,1 ; Lc 23,56 ; Jn 19,39-40). Onction religieuse L’onction d’huile a également des usages plus religieux (*bib7b). Elle sert à consacrer : • des choses comme les objets de culte (Gn 28,18 ; 31,13 ; 35,14 ; Ex 29,36 ; 30,22-24.26-28 ; 40,9-11 ; Lv 2,4 ; 7,12 ; Nb 6,15. Inversement, l’idolâtrie consiste parfois à oindre d’huile et de parfum une divinité étrangère : Is 57,6.9 « C’est pour elles que tu as répandu des libations, que tu as présenté ton offrande. […] Tu t’es approchée de Mèlèk avec des présents d’huile, tu as prodigué les parfums. » • des personnes, en particulier les souverains (Jg 9,6-8 ; 1R 19,15). En Israël, l’onction des rois (et celle des prêtres, voire des prophètes) fut le point de départ d’un mouvement religieux qui finit par structurer toute la Bible chrétienne : le →messianisme. *bib7b ; *bib63d

7b allongé MŒURS Usages du lit Jésus est probablement installé sur un lectus tricliniaris conformément à la coutume antique de prendre ses repas allongé. Le lit, chez les anciens, servait à trois usages : • on y dormait ; • on s’y couchait à demi pour manger ; • avant les funérailles, on y exposait les morts. + Textes anciens + 7a huile de parfum Parfums antiques • →Pollux Onom. 6,104 donne les différentes sortes de mura, dont le nardos Babulôniakê kai muron Aiguption et l’huile de roses homérienne. Muron s’utilise en relation avec des repas d’invités (cf. Lc 7,46). • →Horace Carm. 2,11,16 décrit le nard comme un parfum précieux, importé de l’Orient. • →Pline Nat. 13,17-18 décrit un parfum qui ne peut être obtenu qu’en Syrie et qui est connu par les Parthes comme un parfum précieux (cumulus […] deliciarum). • →Hérodote Hist. 3,20 compte un flacon de nard (murou alabastron) parmi les cinq présents que Cambyse II envoya au roi d’Éthiopie. 7b la lui versa sur la tête Onction • →Platon Resp. 3,398a témoigne de la pratique de l’onction dans les banquets. *mil7b 8a s’emportèrent Onction remise en cause • →Cicéron Verr. 2,3,62 critique l’onction de la tête pendant un repas d’invités. • →Pline Nat. 13,20 : Le parfum est signe de luxe superflu (13,20 materia luxus e cunctis maxime supervacui) ; d’autres objets de luxe comme les perles et les pierres précieuses gardent leur valeur, tandis que les parfums se dissolvent tout de suite (ilico expirant). • →Plutarque Galb. 19,3 considère l’usage démesuré d’huile coûteuse comme un luxe répréhensible. • →Pétrone Sat. 70 : Pendant un repas, des jeunes esclaves oignirent les pieds des convives, « par une mode inouïe dans nos mœurs ». + Intertextualité biblique + 7b la lui versa sur la tête *ptes63d ; →Jésus messie ? ; →Messianisme à l’époque du NT Langage L’expression katecheen epi tês kephalês autou pourrait être une combinaison de epicheô epi tên kephalên autou (G-Ex 29,7 ; G-Lv 21,10 ; G-1R 10,1 ; G-4R 9,3.6) et de muron epi kephalês (G-Ps 133,2) ; cf. katacheô ep auton (G-Jb 41,15). L’onction sur la tête : messianisme et messies dans l’AT L’AT présente tous les usages profanes de l’huile connus dans le monde méditerranéen antique (*mil7b). • Parmi ses usages religieux, l’onction la plus caractéristique dans les Écritures est celle des rois : Saül (1S 9,16 ; 10,1), David (1S 16,3.12-13 ; 2S 2,4-7 ; 5,3 ; 12,7), Absalom (2S 19,11), Salomon (1R 1,34.39.45), Jéhu (1R 19,16 ; 2R 9,3.6.12), Joas (2R 11,12), Joachaz (2R 23,30). Une fois oint, le roi régnant est appelé māšîaḥ « messie » : 1S 2,10.35 ; 12,3.5 ; 15,1.17 ; 16,6 ; 24,7.11 ; 2S 1,14.16 ; 19,22 ; 22,51 ; 23,1 ; Ps 2,2 ; 18,50 ; 20,7 ; 28,8 ; 84,10 ; 132,17 ; Lm 4,20). • Lui semble associé le titre de « fils de Dieu » ; cf. le contexte messianique des déclarations de 2S 7,14 ; Ps 2,7 ; 89,27 ; Is 9,5. • L’oint devient à un titre particulier propriété de Dieu qui le protège (1S 24,7 ; 26,9.11.16.23 ; 2S 1,14.16 ; 19,22). Dès l’époque royale, le « messie », qu’il soit explicitement désigné comme tel ou non, absolutisé en triomphateur ultime concentre de grandes espérances : Ps 72 ; Is 9,4-6 ; 11,1-3 ; Jr 23,5-6 ; 33,15 ; Ez 34,23-24 ; 37,22-24 ; Mi 5,1-3 ; Za 9,9-10.

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• Les grands prêtres sont oints : Ex 29,7.29 ; Lv 4,3.5.16 ; 6,13-15 ; 8,12 ; 16,32 ; 21,12 ; Dn 9,24-26 (avec le « prince-messie ») ; Za 4,14 (« les deux oints ») ; 1Ch 29,22 (Salomon et Sadoq). • Les prêtres également sont oints : Ex 28,40-41 ; 29,7-9 ; 30,30 ; 40,12-14 ; Lv 8,30 ; 10,7 ; Nb 3,3. En Ex 30,23-32 les prescriptions sur l’huile et les parfums, étendant aux prêtres leur usage anciennement réservé aux rois puis aux grands prêtres, lui donnent déjà une connotation mémorielle un peu énigmatique : « Prends des parfums de choix […]. Tu oindras […] et tu les consacreras pour qu’ils exercent mon sacerdoce. Puis tu parleras aux Israélites et tu leur diras : ceci sera pour vous [M : “moi”], pour vos générations, une huile d’onction sainte. On n’en versera pas sur le corps d’un homme quelconque » (Ex 30,23.30-32). • L’onction royale prend parfois des connotations sacerdotales : les rois accomplissent des gestes sacerdotaux, bénédictions, sacrifices de communion, holocaustes ou soin du Temple : 2S 6,17-19 ; 1R 8,14.55.63-65 ; 9,25 ; 2R 16,12-13 ; Ps 110,4. • D’autres personnes objets de la faveur spéciale de Dieu sont par métonymie nommées « messie » (et « prophète ») : les patriarches (1Ch 16,22 ; Ps 105,15) et les prophètes (1R 19,16 ; Is 61,1). • C’est parfois le peuple entier qui semble oint du Seigneur : Ps 28,8 ; Ha 3,13. • Inversement, l’idolâtrie pourra consister à oindre d’huile et de parfum une divinité étrangère : Is 57,6.9. Portée ecclésiologique de l’onction dans le NT Selon la tradition paulinienne, le corps du Christ est aussi l’Église. Le geste de cette femme n’a donc pas seulement une portée christologique mais également ecclésiologique : elle annonce le peuple de « prêtres, prophètes et rois » qui « dans le monde entier », « partout où sera proclamé » l’évangile, répéteront ce geste. 9.11 Concentré d’allusions bibliques en forme de raisonnement juridique Discussion casuistique Les v.9 et 11 jouent sur l’interprétation du précepte de Dt 15,10-11 loué par Ps 112,6.9-10 (*ref9). Aux disciples qui, avec raison, veulent appliquer ce précepte, Jésus signale subtilement qu’il a bien perçu leur intention (c’est lui qui cite Dt), mais qu’en l’occurrence c’est peut-être bien lui le pauvre ! Enseignement messianique La construction rhétorique relie étroitement Jésus et les pauvres. D’après les Écritures, le messie est humble, selon la pauvreté du cœur définie par Ps 22,25 ; So 2,3 ; Za 9,9 (« Car il n’a point méprisé, ni dédaigné la pauvreté du pauvre »). Jésus s’est appliqué à lui-même cette humble condition en développant le paradoxe du →fils de l’homme recevant les justes charitables envers les pauvres au banquet du royaume (Mt 25,31-46). Au festin messianique « les pauvres mangeront et seront rassasiés » (Ps 22,27) mais ils garderont la pauvreté du cœur : « Je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste » (So 3,12). Si l’onction de Béthanie insiste sur la mort de Jésus et la séparation, la dernière Cène insistera sur la réunion future : « Je le boirai avec vous nouveau dans le royaume de mon Père » (Mt 26,29 ; cf. Jn 14,19-20). Conclusion Le geste de la femme anticipe, en le renversant, les actions des « bénis » du →royaume qui voient le Christ dans les nécessiteux.

Reception

• Le terme d’évangile chez Mt et chez Mc semble décrire et mettre en abime le récit de la passion lui-même, non pas le royaume du message prêché par Jésus, mais le message qu’est Jésus prêché par ses disciples. →Le genre littéraire « évangile » Comparaison du matériel textuel // Mc Mc 14,3-9 (*ref6-13) contient quinze mots de plus. Mt est plus synthétique et présente des constructions plus symétriques que Mc (*pro6-13), qui donne des détails comme la nature du parfum (nard ; Mc 14,3), le bris du flacon (Mc 14,3) et son prix (Mc 14,5 : trois cents deniers). Mt identifie ceux qui protestent avec l’ensemble des apôtres ; Mc non. Doit-on interpréter les parallélismes vigoureux de Mt (*pro8-10) comme une mise en forme de Mc (qui présente de son côté plusieurs sémitismes absents de Mt) ou bien inversement comme les vestiges d’une structuration orale négligée par ce dernier ? Ou tout simplement les deux récits comme deux états différents d’une tradition orale antérieure ? // Lc Lc 7,36-50 raconte un épisode semblable durant le ministère en Galilée — dans la maison d’un pharisien nommé Simon (*mil6) — et omet l’onction de Béthanie : serait-ce qu’il y vit un doublet inutile ? // Jn Jn 12,1-8 raconte aussi un épisode d’onction, mais avant l’entrée à Jérusalem (onction sur les pieds), qui présente plusieurs parallèles littéraux avec Mc (Mc 14,3 // Jn 12,3 ; Mc 14,5 // Jn 12,5 ; Mc 14,6.8 // Jn 12,7). Hypothèses génétiques Combien d’onctions ? A-t-on affaire à : • quatre versions d’une même histoire, présentant les variations permises par la transmission orale autour d’un noyau commun (la maison d’un « Simon » / une femme qui oint Jésus / un flacon d’albâtre / du parfum / la réponse de Jésus aux critiques) ? • deux (en Galilée : Lc ; à Béthanie : Mt, Mc et Jn) ? • trois (en Galilée : Lc ; à Béthanie chez Simon : Mt et Mc ; à Béthanie chez Lazare : Jn) onctions différentes qui eurent lieu durant la vie de Jésus ? Combien de femmes ? L’onction est cependant peut-être réalisée par la même femme, celle-ci « faisant mémoire » justement de la première fois, renouvelant l’expression de sa gratitude et de son amour, dans ce rite tout personnel qu’elle avait inauguré ? *chr7a une femme Remarque de méthode Tandis que les commentateurs modernes soulignent les différences, les anciens cherchaient à les concilier : les différences entre les évangiles, irréductibles si l’on prend chaque récit comme un tout achevé, peuvent s’agencer entre elles comme les morceaux d’un puzzle dont l’unité se dégage à mesure que l’on progresse, si l’on cherche à tirer de chaque variante son apport propre. *chr6-13 7a une femme Qui ? Seul Jn 11,1 ; 12,1-3 la nomme : Marie, la sœur de Marthe et de Lazare (cf. Lc 10,38-42). Très tôt, une identification (par rapprochement) s’est établie, entre : • d’une part, cette femme présente à Béthanie ; • d’autre part, la pécheresse dont parle Lc 7,37-50 dans une scène différente ; • et Marie de Magdala exorcisée par le Christ (Mc 16,9 ; Lc 8,2 ; cf. Mt 28,1 ; Mc 16,1 ; Lc 24,10 ; Jn 19,25 ; Jn 20), même si rien de précis dans les évangiles n’indique que ces trois femmes n’en feraient qu’une. *chr7a ; →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala

+ Lecture synoptique + 8a ses disciples // Jn Judas seulement (Jn 12,4-5). *chr8a ; *litt8a ; *cin8a 6-13 L’onction à Béthanie Comparaison narrative • Mt met l’accent sur la prescience que Jésus a de ce qui va suivre ; • Qui proteste ? Chez Mt ce sont les disciples ; chez Mc c’est plus vague ; chez Jn c’est Judas ; • Chez Mc les femmes au tombeau (Mc 16,1) font écho au geste inaugural de « la femme » en venant oindre le corps — pas chez Mt ;

+ Liturgie + 6-13 Une péricope éminemment liturgique USAGE DES TEXTES Actualisation constante de la prophétie de Jésus Selon la parole de Jésus, partout où est proclamée la Bonne Nouvelle, dans le monde entier, on redit à la mémoire de la femme de Béthanie le geste

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d’exquise prodigalité et d’humble vénération qu’elle accomplit ce soir-là sur la personne du Sauveur (v.13). En particulier dans la liturgie romaine : • Jn 12,1-11 : →LS 301 Lundi saint (d’un strict point de vue chronologique, ce repas le soir du sabbat — « six jours avant la Pâque » — aurait dû être lu le samedi avant le dimanche des rameaux. Mais, jusqu’au Moyen Âge, il n’y avait pas de « station » à Rome la veille des rameaux, jour de préparatifs ; la lecture fut donc remise). • Mc 14,3-9 : →LD 450-451 Dimanche des rameaux de l’année B. RITUEL Adoration comme témoignage visible de la foi L’acte presque cultuel de vénération du corps de Jésus par la femme de Béthanie anticipe l’embaumement du corps du Christ (*ref12 ; *interp6-13). « La femme » n’ « embaume » pas n’importe quel corps, mais celui du Dieu fait homme. Elle dit, par le fait même, quelque chose sur l’adoration et sur la divinité du Christ. • →Nicée II « L’adoration véritable propre à notre foi […] convient à la nature divine seule » (→DzH 601). Après son ascension ce culte du Christ mort et ressuscité s’actualisera dans l’Eucharistie (*theo26-29). • →Jean-Paul II EE 47 « Jésus, le soir de la dernière Cène, institue ce grand Sacrement. Il y a un épisode qui, en un sens, lui sert de prélude : c’est l’onction à Béthanie. […] Jésus pense à l’événement imminent de sa mort et de sa sépulture, et il voit dans l’onction qui vient de lui être donnée une anticipation de l’honneur dont son corps continuera à être digne même après sa mort, car il est indissolublement lié au mystère de sa personne. » MYSTAGOGIE Sens de l’adoration • →Ratzinger Gott « L’adorer et le glorifier n’est pas une atteinte à la dignité, la liberté et la grandeur de l’homme. En effet, si nous le renions pour éviter de l’adorer, il ne nous reste plus que la nécessité éternelle de la matière. Alors, nous sommes réellement privés de toute liberté, nous ne sommes qu’un grain de poussière quelconque qui est catapulté dans le grand moulin de l’univers et qui tente en vain de croire qu’il est libre. C’est uniquement si Dieu est le Créateur que la liberté est le fondement de toute chose et que nous pouvons être libres. En s’inclinant devant lui, notre liberté ne s’en trouve pas abolie mais véritablement accueillie et rendue définitive. Et il y a plus […] nous nous inclinons devant celui qui s’est incliné lui-même, car nous nous inclinons devant l’amour » (122). HISTOIRE Vestiges d’une adoration précoce de Jésus ? Cet épisode prend un relief singulier si on le rapporte à l’extraordinaire déploiement d’→autorité de Jésus durant son ministère : le christianisme naissant dans le judaïsme du 1er s. présente l’inclusion d’un homme, Jésus de Nazareth, dans le culte d’adoration. Dès avant la fixation écrite des quatre évangiles canoniques, les Juifs croyant en Jésus l’ont placé pratiquement au cœur du culte d’adoration dû au Dieu unique seulement : • En témoignent peut-être les hymnes primitives donnant à Jésus le titre de kurios (« Seigneur »), cités par Paul (p. ex. 1Co 8,6 ; Ph 2,6-11 ; Col 1,15-20). • 1Co 1,2 et des passages où le nom de Jésus remplace celui de Dieu dans des invocations à la manière juive (Ac 2,21.38 ; Rm 10,9-13) indiquent une dévotion précoce au → nom de Jésus. • Paul lui-même réitère avec beaucoup de vigueur la foi strictement monothéiste du judaïsme, et même les moqueries traditionnelles contre les idoles païennes et leurs rites (1Co 10,14-22) et contre les hommages cultuels rendus à des hommes dans le monde gréco-romain (Rm 1,18-25). Tout en intégrant Jésus Christ dans l’unique identité du seul Dieu affirmée dans le Šema‘ (1Co 8,6 « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes » ; 1Th 1,9-10) ! • Le principal souci de Paul, concernant l’identité de Jésus, ne semble pas sa divinité, mais plutôt son humanité. Ainsi Rm 1,3 et Ga 4,4 soulignent que Jésus est bien « issu de la lignée de David », « né d’une femme, né sujet de la Loi ». En 2Co 5,16 Paul affirme : « Nous avons connu le Christ selon la chair », comme pour distinguer cette connaissance de celle de sa divinité simplement confessée dans la tradition primitive qu’il a reçue ainsi que ses interlocuteurs. Le problème du premier

« théologien » chrétien ne semble pas avoir été d’inculquer la divinité de Jésus qui semble aller de soi, mais plutôt de lutter contre une tendance précoce à ne voir en Jésus qu’un être divin qui aurait fait semblant d’être un homme — préfiguration de ce qu’on appellerait par la suite l’hérésie docétiste. Ce statut divin donné à Jésus se repère également dans la manière dont sa mémoire est conservée pratiquement. • Il est frappant d’observer que son nom, Jésus, et un certain nombre de mots caractéristiques de son ministère, devenus → nomina sacra ou divina (croix, crucifier, sauver, sauveur, …) sont traités de la même manière que le Nom divin Yhwh dans de nombreux mss. juifs antiques. Très tôt et dans toutes les premières communautés (à Jérusalem dès avant 70 ap. J.-C. ?), ils sont abrégés presque comme des idéogrammes : kurios : KC, ΚΥ et ΚΡC ; theos : ΘC et ΘΥ ; Iêsous : ΙC, ΙΥ et IΗC ; Christos : XC, XΥ et XΡC. La génération apostolique ne se soucie guère de synthétiser sa foi en formules à la manière des dogmes ultérieurs, mais procède par juxtaposition d’affirmations et de comportements signifiant à la fois « Jésus est vrai homme » et « Jésus est vrai Dieu ». • →Justin le Martyr Dial. 75,1 synthétisera tout cela : « Le nom de Dieu lui-même était aussi Jésus, ce qu’il affirme n’avoir été révélé ni à Abraham ni à Jacob. » Et c’est bien en termes d’inhabitation (comme dans une tente : le verbe skênoô en grec, et curieusement la même racine škn en hébreu) que Jn parle de l’incarnation du Verbe en Jésus dans son prologue. 7a huile de parfum Usages liturgiques MYSTAGOGIE Le culte chrétien assume dans ses rites la tradition de l’AT relative à l’onction du grand prêtre : « Yhwh parla à Moïse et lui dit : “Pour toi, prends des parfums de choix : cinq cents sicles de myrrhe vierge, la moitié de cinnamome odoriférant : deux cent cinquante sicles, et de roseau odoriférant : deux cent cinquante sicles. Cinq cents sicles de casse — selon le sicle du Sanctuaire — et un setier d’huile d’olive. Tu en feras une huile d’onction sainte, un mélange odoriférant comme en compose le parfumeur” » (Ex 30,22-25). Il y avait plus de parfum que d’huile dans le chrême confectionné par Moïse. La bonne odeur de l’onction se répand tant que l’évangile sera proclamé : le parfum qui embaume le geste de la femme symbolise le véritable parfum du Christ, « la bonne odeur du Christ » (2Co 2,15). La sainteté ne l’a jamais quitté, même au tombeau, aussi n’eut-il pas à être parfumé ; c’est lui plutôt qui parfume tout l’univers depuis sa Pâque, mélange délicieux de mort et de vie, d’humilité et de grandeur. HISTOIRE/RITUEL Usage pascal des parfums *lit26-29 ; →Onguents et encens dans la liturgie • Aux 5e-6e s., au baptistère du Latran, durant la nuit pascale, un candélabre de porphyre, émergeant de la piscine baptismale bordée de basalte vert, supportait une vasque d’or, où une mèche d’amiante, plongée dans cent livres d’huile parfumée répandait une lumière parfumée durant toute la sainte vigile. • Au 6e s., les pèlerins rapportent de Jérusalem de petites ampoules souvenirs contenant de l’huile sanctifiées par le contact de la vraie croix, attachées au cou en guise de protection. Sur leurs parois sont historiées d’une part la croix, de l’autre la visite au tombeau vide. • Pendant la vigile pascale, le célébrant (imitant les femmes et Nicodème voulant oindre le corps de parfum), incruste des grains d’encens dans les trous percés en forme de croix sur le cierge pascal (attesté peut-être dès le 4e s., répandu au 12e s.). Les liturgistes médiévaux les mettent en relation avec les cinq plaies dont le ressuscité a voulu garder les glorieux stigmates : « Par ses saintes plaies glorieuses, que le Christ Seigneur nous garde et nous protège. Amen » (→MR 338 §11, 339 §12 ; cf. →OL 61). →Vigile pascale : l’office de la lumière • →MR 291-293, messe chrismale, confection du chrême (Ordo conficiendi chrisma) : « L’évêque verse les aromates dans l’huile et confectionne le chrême, si celui-ci n’a pas été préparé auparavant. » Il s’agit d’un véritable

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rite liturgique en même temps que d’un travail de parfumerie, car le chrême devra répandre un parfum agréable, si l’on veut respecter son symbolisme fondamental. • Dans l’Église byzantine on mêle à l’huile d’olive 50 substances aromatiques diverses plus ou moins précieuses. 41 de celles-ci doivent être cuites avec l’huile ; les autres sont ajoutées après la cuisson (→Mercenier Prière 2/2,155 n. 1). • Il est d’usage de faire brûler de l’huile dans la lampe qui indique la présence de l’Oint de Dieu mort et ressuscité, Dieu lui-même, au tabernacle. + Tradition juive + 7b versa sur la tête Onction des corps pour l’ensevelissement Quelles que soient les circonstances, l’inhumation d’un défunt est un devoir primordial : • →m. Sanh. 23,5 « Pour tous les morts, c’est transgresser une interdiction de la Tora que de leur faire passer la nuit [sans les inhumer]. [Toutefois,] si l’on attend toute une nuit pour pouvoir les honorer [correctement], par exemple pour préparer leur cercueil et leurs vêtements mortuaires, on n’aura commis à leur égard aucune transgression. On ne donne pas [au condamné à mort] une sépulture dans la tombe de ses pères. » L’onction des corps fait partie des rites de funérailles, dans la tradition juive : • →T. Abr. A 20,11 « Ils soignèrent le corps du juste avec des aromates et des parfums d’une senteur divine jusqu’au troisième jour après sa mort. Puis ils l’ensevelirent dans la terre de la promesse, au chêne de Mambré. » • →Josèphe A.J. 17,199 « Derrière eux, s’avançait le reste de l’armée marchant en ordre de bataille, conduit par les centurions et les chefs de cohorte. Suivaient cinq cents esclaves portant des aromates. On alla ainsi jusqu’à Hérodion, distant de huit stades. » 8a s’emportèrent Dépenser ou ne pas dépenser ? Le judaïsme rabbinique est partagé entre des courants ascétiques et des tendances plus mondaines. • Pour les tendances mondaines : c’est un devoir de dépenser de l’argent pour « embellir la mariée ». • Pour les tendances ascétiques : celui qui étudie la Tora se nourrit de pain et d’eau et dort à même le sol. Il finit par mourir, épuisé par les rigueurs de l’étude. La destruction du Temple a renforcé les courants ascétiques. Nombre de rabbins estiment que le juste ne doit pas jouir des biens de ce monde et qu’il doit souffrir en ce monde pour avoir une récompense pleine et entière dans le monde futur. 9.11 Dispute halakhique entre les disciples et Jésus ? Jésus et ses disciples argumentent autour d’un problème débattu dans la casuistique juive du temps : qu’est-ce qui est le meilleur, →amour ou aumône ? Le débat porte sur le sens du verset de la Tora auquel ils pensent et que Jésus explicite : Dt 15,10-11 (*bib9.11). 9 donné à des pauvres Parallèle • →b. Ta‘an. 20b « N’aurait-il pas dû plutôt les faire distribuer aux pauvres ? »

+ Tradition chrétienne + 6-13 Exégèse ancienne : harmonisation des données évangéliques Le passage de l’onction à Béthanie est une interruption de narration dans le récit de Mt et Mc et intervient en analepse ; cela explique qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux jours des deux évangélistes synoptiques et les six jours du récit de Jn (*syn6-13). • →Augustin d’Hippone Cons. 2,79,154 « Il est plus probable que ce Simon, qui n’est pas lépreux, n’est pas le même que celui dans la maison duquel s’est passée la scène à Béthanie. » Le texte de l’onction à Béthanie a pour fonction de préparer la trahison de Judas et c’est l’onction qui a décidé Judas à trahir le Christ :

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• →Thomas d’Aquin Cat. aur. « Il nous instruit tout d’abord des causes de cette trahison, ce fut la peine qu’il éprouva qu’on n’eût pas vendu le parfum que cette femme répandit sur la tête de Jésus Christ, car il désirait retenir quelque chose sur le prix ; ce fut donc pour se dédommager de cette perte qu’il conçut le dessein de trahir son maître » (= →Raban Maur Exp. Matt. 680.95 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1086 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt.). 6 Béthanie = « maison d’obéissance » • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 680.4 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. • →Albert le Grand Sup. Matt. « La maison de l’obéissance préfigure ce que sera l’obéissance parfaite selon l’Apôtre aux Ph 2,8 “Il s’est fait obéissant à son Père jusqu’à la mort, et la mort sur une croix”. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Par cela est signifiée l’obéissance [du Christ]. “Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort” (Ph 2,8). Il est donc approprié qu’il se trouve dans la maison d’un lépreux. “Et nous, nous l’avons considéré comme un lépreux” (Is 53,4). C’est pour cette raison qu’il est venu là. » = le monde tout entier • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,134 « Puisque par cette obéissance, nous serons dignes de monter vers la Jérusalem céleste, qui est très proche de lui. » Ce monde est à la frontière de la Jérusalem céleste, comme Béthanie est à la frontière de Jérusalem. *hge6 6 Simon le lépreux = une personne réelle guérie par Jésus Les Pères supposent que Jésus l’a guéri plus tôt, dans son ministère (cf. Mt 8,2-4) : • →Jérôme Comm. Matt. « Son ancien surnom lui restait pour montrer la puissance miraculeuse de celui qui l’avait guéri. De même, dans la liste des apôtres, à cause de son ancien métier infamant, Matthieu est nommé le publicain, alors que, certainement, il avait cessé de l’être » (= →Raban Maur Exp. Matt. 680.4 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472D ; →Albert le Grand Sup. Matt. cite Mt 8,3 et 2R 5,14). • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. mentionne, parmi les solutions apportées par les commentateurs au problème posé par les diverses scènes d’onctions dans les évangiles (*ref6-13 ; *syn6-13), cette tentative d’harmonisation : « D’autres disent que ce Simon le pharisien était Simon le lépreux : le père de Lazare, de Marthe et de Marie, surnommé “le lépreux” car son corps était tout entier lépreux si bien qu’il était permis par la Loi de le toucher (Lv 13,13) ; ou encore, parce qu’il avait été lépreux en esprit puisqu’il s’était scandalisé du fait que Notre Seigneur ait attiré chez lui une pécheresse ; ou encore ils disent que Notre Seigneur l’avait guéri d’une lèpre mais que son surnom lui était resté. » *mil6 = l’homme pur, chez qui l’Église a été guérie • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 680.8 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,142 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472D : Simon veut dire « celui qui obéit ». • →Anonymes In Matt. « La maison est celle de Simon le lépreux parce qu’il a ensuite été guéri par le Sauveur. La Maison du lépreux est une figure pour le genre humain, car il a été guéri de la lèpre du péché par la venue du Seigneur […]. Sa maison représente l’Église » (195.87). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,140 : Si Béthanie représente le monde, la maison de Simon représente le lieu dans lequel Jésus se trouve, mange et est servi, l’Église catholique. 6 lépreux = une maladie réelle qui pose un problème de pureté rituelle • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « S’il n’avait pas été guéri, le Christ ne serait pas demeuré chez lui, puisque cela est interdit par la Loi. »

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= symbole de la maladie spirituelle du péché • →Éphrem le Syrien Diat. 17,11 donne la solution : « Elle fut expulsée, la lèpre prisonnière entre la foi de Simon et la bonté du Seigneur. […] Alors que son humanité était à table dans la maison de Simon, sa divinité habitait l’âme de Simon. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 « Comme la lèpre était une maladie impure et contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, […] elle espérait fermement que Jésus Christ pouvait de même la guérir […] de l’impureté de son âme » (723.41). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,126 « De même qu’en Lazare on déclare que [le Seigneur] rend à la vie ceux qui tombent dans la mort du péché, de même en Simon le lépreux on fait valoir qu’il purifie de tous les crimes. Mais aussi en la femme, parce qu’elle est dite pécheresse, on dit qu’il lave de toute faute. Est proclamée, en tout admirable, la bonté du Dieu tout-puissant qui ne fuit pas le lépreux, n’évite pas la pécheresse, ne se détourne pas avec effroi de ce qui est impur pour pouvoir laver les souillures du corps et de l’esprit humain. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Cette femme] s’approchait pour être guérie de la lèpre spirituelle. […] On ne dit de personne d’autre qu’il s’est approché du Christ en vue de la santé spirituelle, sauf de celle-là. Elle était donc digne d’éloge. » 7a une femme Qui ? = une autre qu’en Lc 7,36-50 • →Jérôme Comm. Matt. : Chez Mt le parfum est versé sur la tête du Christ ; chez Lc une pécheresse le verse sur ses pieds. Ce n’est donc pas la même scène ni la même femme (cf. →Ambroise de Milan Exp. Luc. 6,14). = la même en Mt-Mc-Lc, une autre en Jn • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 : C’est la même femme dans les Synoptiques, enhardie parce que Jésus avait guéri Simon de sa lèpre, mais c’est Marie, sœur de Lazare et de Marthe, en Jn (723.35). = la même en Mt-Mc, une autre en Lc, une autre en Jn • →Origène Comm. Matt. 77 (180.1). = la même dans les quatre évangiles mais deux occasions différentes en Lc et les trois autres : • →Augustin d’Hippone Cons. 2,79,154. • →Grégoire le Grand Hom. ev. 25,10 (sur Jn 20,11-18) et 33,1 (sur Lc 7,36-50) propose qu’elle ait connu une vie de péché avant de rencontrer le Christ. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Si nous disons qu’elle était la même, nous pouvons dire que, bien qu’elle ait été la même, elle n’avait pas le même mérite, car, alors qu’elle était pécheresse, elle n’osa pas oindre la tête [de Jésus], mais, par la suite, ayant pris confiance, elle lui oignit la tête. » *syn7a ; →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale = le peuple des gentils • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472. = l’Église • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,149 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1472C. 7a huile de parfum Riche de significations symboliques Parfum sentimental • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 « Le parfum est le fruit d’une bonne action et, pour le soin du corps, il est très goûté du sexe féminin. Elle répandit donc […] tout ce qui soigne son corps et tout ce qu’il y a de précieux dans les sentiments de son cœur. » Parfum typologique • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Le flacon était un vase de verre en forme de grande fiole. L’huile qu’il contenait était du nard. Ce nard était l’huile d’onction que nous appelons la Grecque et qui dans ce pays peut s’acheter pour environ un suso [c.-à-d. une drachme] en quantité suffisante pour oindre tout le corps. Ceci étant dit, il est évident que la douce odeur [cf. Jn 12,3] ne vient pas de la nature de cette onction, mais de la

chair, le saint des saints, de Notre Seigneur. […] Tout cet épisode constitue aussi un type : la maison est un symbole du monde, la femme un symbole des pécheurs qui se repentent, et le parfum de cette onction est le symbole des évangiles dont la bonne odeur triomphe de notre puanteur. » Parfums spirituels • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 10,4-8 ; →Serm. div. 87,6 ; 90 distingue trois types de parfums spirituels. Le premier, une myrrhe, se répand sur les pieds : il émane du souvenir des péchés, quand on ressent de la componction et demande le pardon (cf. Lc 15,7). Le deuxième, un nard (Mt 26,7), provient du souvenir des bienfaits de Dieu : il se répand sur la tête car les vertus ne peuvent se rapporter qu’à Dieu de qui elles viennent. Le troisième est composé d’aromates précieux : c’est celui dont les femmes voulaient embaumer le cadavre de Jésus (Mc 16,1). Celui-là, le Seigneur n’a pas voulu qu’on le répandît sur son corps mort, mais qu’on le réservât pour son corps vivant : l’Église, à qui les saintes myrrhophores sont envoyées annoncer sa résurrection. Ainsi le premier parfum est celui de la componction, et se consume sur le feu de la contrition ; le second est celui de la dévotion et se brûle sur le feu de l’amour, le troisième est le parfum de la piété, on ne le brûle point, mais on le conserve tout entier. Parfum de l’Épouse • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,154 « De ce parfum l’épouse du Christ, qui est l’Église, dit dans le Cantique : “Mon nard a donné son parfum” (Ct 1,12). » Le parfum de l’Église est celui de la foi. *chr7b sur la tête Parfum de l’exégèse • →Rupert de Deutz Glor. 10,342 assimile la femme à l’âme fidèle qui « écrit des livres fidèles à la vérité des saintes Écritures », et compare les disciples qui s’indignent à certains catholiques qui « s’irritent contre nous, parce que nous écrivons et étudions les Écritures, et qui condamnent comme perte de parfum ce que nous écrivons, pensant que nous faisons cela par présomption et par vaine gloire. Mais cependant le Seigneur, témoin fidèle (Ap 1,5) a dit, ayant connaissance de son intention, “Pourquoi tracassez-vous cette femme” ? » 7a de grand prix = dépassant la simple bienfaisance humaine • →Origène Comm. Matt. 77 « Un homme fait du bien à son semblable par un sentiment naturel de justice, non à cause de Dieu, comme le faisaient parfois les gentils et bien des hommes, cette action est une huile ordinaire, qui n’a point d’odeur exquise, et pourtant elle est agréable à Dieu » (185.13). = digne du Sauveur de nos âmes • →Romanos le Mélode Hymn. 21,9 montre la femme en train d’acheter le parfum : « Donne-moi, si tu en as, un parfum digne de mon ami, celui que j’aime avec raison, avec pureté, qui m’a enflammée tout entière, reins et cœur. Qu’il ne soit pas question du prix : qu’as-tu à hésiter ? Je suis prête à donner, s’il le faut, jusqu’à ma peau et à mes os, pour avoir de quoi payer celui qui accourt me purifier de la lie bourbeuse de mes œuvres. » • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,284 cite dans ce contexte Ct 1,12 (*ref7b) et exhorte à honorer la double nature du Christ (*theo36-46 Christologie ; →Christologie orthodoxe) en menant une vie exemplaire, qui permettra de jouir de la présence du Christ. = divin : le vrai parfum est le nom du Sauveur • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,164 « Tous ces parfums proviennent du nom du Sauveur, qui a été répandu sur les esprits des croyants. » Le parfum est « de grand prix parce que divin. Autrement, s’il n’était divin, il ne pourrait être répandu sur la tête du Christ. » 7b versa Ici pas un acte de débauche • →Augustin d’Hippone Doctr. chr. 3,12,18 « La bonne odeur, c’est la bonne renommée que chacun obtient par les œuvres d’une vie sainte en marchant sur les traces du Christ et en répandant, pour ainsi dire, sur ses pieds le plus précieux des parfums. Ainsi un acte qui, chez les autres personnes, est la plupart du temps une turpitude, devient, chez la personne de Dieu ou d’un prophète, le signe d’une grande chose. » *anc8a

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7b sur la tête et non sur les pieds : pourquoi ? Pour honorer Dieu, qui est la tête du Christ (1Co 11,3) • →Origène Comm. Matt. 77 « Mais ce que font pour Dieu ses fidèles, ça, c’est un parfum qui exhale une odeur délicieuse. […] Celui qui exerce [des œuvres de miséricorde] à l’égard des chrétiens, répand un parfum sur les pieds du Seigneur. […] Celui qui s’applique à la pratique de la chasteté, qui persévère dans les prières et dans les jeûnes (V-Jdt 4,12), qui dans l’adversité est patient comme Job, qui dans les tentations ne craint pas de confesser la vérité de Dieu, toutes attitudes qui ne sont pas utiles aux hommes mais ne tendent qu’à la gloire de Dieu, répand des parfums sur la tête du Seigneur » (185.13). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 « C’est seulement par l’instruction qu’il leur donne que le salut peut être offert aux païens qui ont été ensevelis avec lui dans le parfum que cette femme a répandu, parce que la régénération n’est accordée qu’en échange d’une mort avec lui dans la profession de foi baptismale. » Pour toucher toute l’Église dont Jésus est la tête • →Ignace d’Antioche Eph. 17,1 « Si le Seigneur a reçu une onction sur la tête, c’est afin d’exhaler pour son Église un parfum d’incorruptibilité. Ne vous laissez donc pas oindre de la mauvaise odeur du prince de ce monde, pour qu’il ne vous emmène pas en captivité loin de la vie qui vous attend. » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,293 « […] pour que le parfum qui descend, après avoir été répandu sur la tête, sur les membres et peut-être jusqu’aux pieds, se répande à nouveau des pieds jusqu’à la tête suffisamment en ordre. Parce que c’est de lui, et par lui jusqu’à nous, qui sommes les pieds, que vient toute onction. Jésus a en effet de nombreux parfums très précieux, c’est pourquoi l’épouse chante, dans le Cantique, à Dieu son Époux : “Nous courons à l’odeur de tes parfums, c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment beaucoup” (Ct 1,4). » En signe des choses célestes • →Bernard de Clairvaux Serm. div. 90,2 « Ainsi, la pécheresse s’approche des pieds de Jésus et, devenue juste, s’avance vers sa tête pour l’imprégner de parfum. Et ce parfum destiné à la tête, il faut, en comparaison de celui versé sur les pieds, l’estimer d’autant plus précieux qu’il est composé de substances elles-mêmes plus précieuses. Les autres, assurément, nous les trouvons facilement et sans peine dans notre “région” [de la dissemblance, c.-à-d. celle des pécheurs]. Car, pécheurs, nous le sommes tous. Mais les substances précieuses, elles, ne se trouvent que difficilement et viennent de très loin, du paradis de Dieu, et c’est exportées de là que nous les recevons » (3,141). En signe d’adhésion de foi immédiate à Dieu en contraste avec la confiance en un simple enseignement humain : • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le parfum répandu sur les pieds du Sauveur, c’est la doctrine qui est nécessaire aux hommes, tandis que la connaissance de la foi qui n’a pour objet que Dieu est le parfum répandu sur la tête de Jésus Christ, et c’est par ce parfum que nous sommes, par le baptême, ensevelis avec Jésus Christ pour mourir au péché (Rm 6,4). » • L’assimilation du parfum de la femme à la foi (pistis) chez les Latins est encouragée par les connotations de l’adjectif pistikos (« pur ») qui le détermine en // Mc (*syn6-13 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,150 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1473A ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 440). 8a ses disciples Ou Judas seulement ? • →Jérôme Comm. Matt. « La figure nommée syllepsis consiste à dire tous au lieu d’un […]. Nous pouvons aussi répondre autrement : l’indignation des apôtres en faveur des pauvres était sincère, alors que Judas n’avait en vue que son profit. Et c’est pourquoi ses murmures sont présentés comme coupables » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,349). *syn8a 8a s’emportèrent Avec raison • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 « Parce qu’ils avaient entendu le Maître leur dire : “Je veux la miséricorde, et non le sacrifice” (Os 6,6), […] ils pensaient en eux-mêmes que, si le Seigneur n’admettait pas les holocaustes ni l’ancien culte, à plus forte raison l’onction d’huile » (725.1).

À tort • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. (437) reproche aux disciples leur dureté : les pasteurs doivent prendre en compte l’état spirituel des personnes dont ils doivent apprécier le comportement, or la femme (pécheresse convertie) était encore faible. 9 pauvres = ceux qui manquent de foi • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2. = les nécessiteux • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 50,4 « Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’Église ; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres […]. Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide ? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas ? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une raillerie, comme le dernier de tous les outrages ? […] Encore une fois, en vous parlant ainsi, je ne vous défends point de faire de tels présents, mais je vous exhorte à les accompagner de vos aumônes, ou plutôt à ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour avoir enrichi les temples ; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône de la géhenne, du feu inextinguible et du châtiment réservé aux démons » (509). + Mystique + 7b la lui versa sur la tête, alors qu’il était allongé Parole jointe à l’offrande du parfum pour remplir toute la terre • →Grégoire de Narek Prières 33,1 : Le grand mystique arménien a cette admirable prière : « À présent, la composition liturgique de mon discours que je T’offre parmi les fruits de mon âme, ô Béni et Très-Compatissant, veuille, après l’avoir jointe à l’offrande des porteuses d’aromates, l’unir également à la douceur du parfum, préparé par Marie, femme pieuse. Ainsi j’aurai imité la bonne action des bienheureuses femmes pécheresses qui furent accueillies par Toi avec un respect merveilleux, et Tu Te réjouiras grandement de mon humble parole, en la recevant [tel un parfum] sur ta Tête inaccessible et louée, ô Très-Haut ; […] fais que le parfum de ce Livre de confession redouble en intensité et agisse sur beaucoup : qu’il se répande à travers tout l’univers et remplisse la terre entière, symbolisée par la maison [cf. Mt 26,13 ; Jn 12,3], en souvenir de leur exemple ! » (202). Madeleine, sépulcre vivant du Christ • →Bérulle Élévation « Lorsque vous serez mort dans le sépulcre de Joseph, Madeleine voudra vous oindre, mais vous la préviendrez en ressuscitant avant son arrivée ; or son amour est subtil, il ne veut être déçu ; son amour est trop fort, il ne peut être vaincu ; elle vous prévient donc maintenant par la puissance de son amour, comme vous le prévenez lors par la puissance de votre vie et de votre gloire, et elle veut vous oindre et vous ensevelir : et puisque vous ne voulez pas être oint par elle lorsque vous serez mort, elle veut vous oindre et vous ensevelir dès à présent, elle veut vous ensevelir tout vivant, elle veut vous ensevelir en ce banquet, et vous cédez à son vouloir et à son amour qui la porte à vous rendre ces devoirs et à vous ensevelir en ses odeurs, et à vous ensevelir encore plus dans son cœur et dans son esprit, qui vous est un sépulcre délicieux et vivant. […] Ô vie, ô sépulcre ! ô Madeleine, ô banquet : que de délices et d’amertumes tout ensemble ! Mais et les délices et les amertumes sont toutes célestes et divines, elles ne regardent que Jésus ; il est le sujet du banquet et l’objet des pensées, actions et affections qui y paraissent » (432-434).

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9-11 Aimer Jésus, une perte ? • →Thérèse de Lisieux « Vivre » §13 « “Vivre d’amour, quelle étrange folie” ! / Me dit le monde. “Ah ! cessez de chanter / Ne perdez pas vos parfums, votre vie, / Utilement sachez les employer” ! / T’aimer, Jésus, quelle perte féconde !… / Tous mes parfums sont à toi sans retour. » *theo9-11

+ Théologie + 6-13 THÉOLOGIE NT : CHRISTOLOGIE Vénération du corps de Jésus et adoration de la divinité du Christ Dans le geste extravagant de « la femme », ce qu’il y a de plus précieux et de parfumé sur terre revient de droit à Celui qui a tout créé. L’Église fait de cet épisode un des moments du mystère pascal. L’action si concrète et sensible de « la femme » constitue un signe spirituel, une manière de sacrement, orienté vers l’Eucharistie que Jésus va instituer peu après (*lit613). Après son ascension, ce culte du Christ mort et ressuscité s’actualise dans l’Eucharistie. *theo26-29 ; *theo28,17a adorèrent ; *theo28,20b moi je suis avec vous tous les jours 7a une femme THÉOLOGIE SPIRITUELLE La femme image de l’Église • →Jean-Paul II EE 48 « Comme la femme de l’onction à Béthanie, l’Église n’a pas craint de “gaspiller”, plaçant le meilleur de ses ressources pour exprimer son admiration et son adoration face au don incommensurable de l’Eucharistie. » Le charisme féminin Dans le contexte tout proche de l’annonce aux disciples qui introduit le récit de la passion (v.2 « le fils de l’homme est livré pour être crucifié »), le geste de « la femme » contraste avec les paroles consternées des disciples lors des trois annonces précédentes (Mt 16,21-22 ; 17,22-23 ; 20,18-19). Cette dernière, imminente, a dû les effrayer plus encore. « La femme » répond non en paroles mais par un geste qui vaut confession. Les femmes sont particulièrement gardiennes du message évangélique (*theo13bc). • →Jean-Paul II MD 15 « Le Christ parle aux femmes des choses de Dieu et elles les comprennent, dans une réceptivité authentique de l’esprit et du cœur, dans une démarche de foi. Devant cette réponse tellement “féminine”, Jésus montre son estime et son admiration, comme dans le cas de la Cananéenne (Mt 15,28). Parfois, il donne en exemple cette grande foi imprégnée d’amour : en somme, il donne un enseignement à partir de cette adhésion féminine de l’esprit et du cœur. [… En Mt 26,6-13] Jésus prend la défense de la femme et de son geste devant ses disciples. » 7b versa sur la tête CHRISTOLOGIE L’onction reçue sur la tête comme un roi ou un prêtre, mais dans une position allongée comme un cadavre, symbolise le fait que Jésus est le roi/le prêtre dont le trône/l’autel est la croix. Le Christ a été oint par Dieu de l’huile d’allégresse, consacré prêtre et roi en son humanité par le « chrême » de la Divinité ; il est ici oint du parfum dont on imprégnait les cadavres. Il sera en effet la victime en même temps que le prêtre du sacrifice rédempteur. Figure de l’Église, « la femme » de Béthanie honore le corps sacré qui va s’offrir à Dieu « en oblation de suave odeur ». ECCLÉSIOLOGIE Selon la tradition paulinienne, le geste de cette femme a aussi une dimension ecclésiologique ; cf. *bib7b *chr7a une femme ; *chr7a huile de parfum ; *chr7b sur la tête. 9-11 DOGMATIQUE Primat de l’absolu christologique La personne de Jésus représente un absolu capable de relativiser les préceptes les plus sacrés : de même que l’amour pour Jésus peut aller jusqu’à délaisser la sépulture de son père (Mt 8,21-22), de même il peut aller jusqu’à une certaine imprudence dans la gestion de ses ressources (la personne de

Jésus relativise ainsi la dispute traditionnelle sur la primauté de l’aumône ou des bonnes œuvres : *jui9.11 ; →Amour ou aumône ?). L’épisode suggère quelle tendresse la personne de Jésus pouvait susciter dès avant la Pâque (*myst9.11). • →Barth Dogmatik 4/2,796-798 refuse de réduire cet épisode de manière puritaine et y voit un fondement de l’amour du chrétien pour Dieu et pour le Christ, même s’il doit être connoté par quelque éros. MORALE SOCIALE Souci des pauvres L’objection des apôtres semble très bienvenue à la suite de Mt 25,31-46, et en accord avec les préoccupations de Jésus (Mt 11,5 ; 19,21). La réponse de Jésus suggère même un nouveau mode de service des pauvres, fondé dans une relation vivante avec lui. • →Benoît XVI Caritas 36 « Le temps consacré à Dieu dans la prière ne nuit pas à l’efficacité ni à l’activité de l’amour envers le prochain mais il en est en réalité la source inépuisable. » Dans l’Église ancienne Pour Jean Chrysostome (*chr9), il faut du tact pastoral pour ménager à la fois la glorification de Dieu et le souci des pauvres, et pour respecter la générosité des fidèles tout en l’éclairant. Si ceux-ci font des offrandes pour l’embellissement des édifices et du culte, il faut leur enjoindre de ne les faire qu’après avoir subvenu aux besoins des pauvres. • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Marc. 14,6-9 s’élève contre l’idée de faire fondre les vases sacrés servant au culte pour en donner le prix aux pauvres au nom de sa foi eucharistique : pour le Christ l’amour pour lui passe avant l’amour pour les pauvres, or c’est son vrai sang qui est dans le calice et son vrai corps sur la patène (645-648). Au temps de la Réforme Les réformés luttent contre trop de luxe dans les églises et dans le culte. • →Calvin Comm. NT insiste sur le caractère exceptionnel du geste de la femme, souligné par Jésus lui-même qui ne le donne pas comme exemple à suivre par tous : ce qui lui plut dans les circonstances tragiques où il allait mourir ne lui plairait pas nécessairement par la suite (→Bucer Enarr. Matt. 187c ; →Musculus Comm. Matt. 545 jugent juste l’objection des disciples). • →Maldonat Comm. ev. 1,526-527 justifie le luxe déployé dans la liturgie et le fait que les pauvres « toujours avec nous » soient moins bien traités, par l’absolu christologique qui se donne dans l’Eucharistie. *litt9 • →Lapide Arg. Matt. 472 poursuit la polémique en ces termes : « En vérité qui ne voit pas que c’est le même esprit qui anime Judas dans cette scène et Calvin ? »

+ Littérature + 6 Jésus se trouvant à Béthanie dans la maison Pourquoi ? • →Mauriac Vie « Dans le village de Béthanie, il a une maison, un foyer, des amis » (167). 7 Portée symbolique du geste Poésie du 17e siècle Le vase, cœur de Madeleine • →Beauvais La Magdeleine « Parfum délicieux ! Celui qui mélangea / Tant de rares senteurs, dit-elle, ne songea / (Ce crois-je moi) qu’on dût te mettre en tel usage. / […] Mon Dieu, qui m’a appris / À bien aimer, j’aurais encor meilleur courage / De l’épandre à tes pieds, et n’est-ce pas dommage / Qu’au lieu de ce vaisseau, je ne puis épancher / Mon cœur ? mon propre cœur ? Je l’irais arracher / Moi-même de mon sein, car jaçoit [encore] que ce vase / Luise, mon cœur luit mieux, ton Amour qui l’embrase / L’a rendu transparent. Ce vase est plein d’odeurs, / Et mon cœur est confit en suaves ardeurs ; / Ce vase est fait au tour, et mon cœur tout de même ; / Ce vase est tout uni, et mon cœur est sans fard ; / Ce vase vient de loin, et mon cœur, bien que tard, / Vient à toi, d’aussi loin comme il y a d’espace / Depuis le plus haut Ciel jusqu’à la terre basse. / En un point seulement tu

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cèdes, ô mon cœur, / C’est que tu as perdu ta première blancheur, / Et ce vase, or’ qu’il soit d’une pierre si frêle, / A toujours conservé sa beauté naturelle. / Mais j’espère, ô mon cœur, que celui qui t’a fait / Pour l’aimer chèrement, t’aura bientôt refait » (192-193, v.128-156). *myst7b Madeleine, nouvelle Pandore La comparaison vient de façon presque spontanée sous la plume des écrivains imprégnés de mythologie païenne : • →Pierre de Saint-Louis Magdeleine « Comme une autre Pandore, avec sa boîte en main, / (Non point pleine de maux, pour tout le genre humain) / Brise tout cet albâtre, autre fois si funeste » (194, v.18-20). 20e siècle Madeleine, personnification de l’âme et de l’Église épouse Elle est associée à l’expression des thèmes majeurs de la poésie et de la spiritualité claudéliennes dans sa méditation de l’Écriture sainte : • →Claudel Cantique « L’âme, et je pourrais dire aussi bien l’Église, est arrivé au bout de sa course. L’heure est venue de la possession. C’est cette étreinte de l’Époux entre les bras de l’Épouse que le latin exprime par le mot accubitus : où je distingue quelqu’un de couché et qui se blottit : ou qui s’est mis, suivant l’usage antique, à table ; et ce n’est pas en vain que le mot d’incubation me vient également à l’esprit. Dum esset Rex in accubitu suo… […] Spiritus ! C’est l’esprit, c’est le souffle que j’ai reçu de Dieu que je Lui livre maintenant à respirer, imprégné de mon propre nom. Mon nard, dit-elle, ce qu’il y a en moi de plus intime, de plus personnel, j’allais dire de plus animal, à quoi les animaux mêmes me reconnaissent entre tous, le témoignage que mon propre être rend de lui-même par le moyen de cet esprit vital qui est attaché à ma chair. Me voici, dit l’Épouse, entre les bras de Celui que j’aime en odeur de sacrifice. Domus impleta est ex odore unguenti (Jn 12,3). Ainsi autour du Saint Sacrement l’Église remplie tout entière de la fumée de l’encens » (41-42). 7a une femme l’approcha Qui et dans quels sentiments ? La plupart des écrivains, conformément à la tradition, la confond avec la pécheresse de Magdala et la femme de l’onction chez le pharisien (*mil7a ; *syn7a ; *chr7a ; *lit27,56a ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale). Mystères médiévaux • On représente les hésitations et les résolutions de conversion de MarieMadeleine avant qu’elle n’ose entrer chez Simon et approcher le maître (p. ex. →Pass. Pal. v.5). Son action est le motif de la trahison de Judas. • Une fois sa figure totalement développée, chez →Michel Passion elle accomplit un parcours qui va de l’amour charnel (ressenti y compris pour le Fils de Dieu) à la conversion et à la sainteté. • →Gréban Passion imagine deux onctions, chacune ayant une fonction narrative différente : la première (cf. Lc 7,36-50) introduit le personnage de Madeleine qui suivra Jésus tout au long de sa passion, tandis que la seconde, à Béthanie, provoque la colère de Judas et amorce le processus de trahison : « Mes se je puis, j’exploiteray / de faire telle trahison / que je raray ma porcion / que j’ay pardu a ceste fois » (v.16013-16014). Poésie baroque L’onction à Béthanie, une scène à faire Certains poètes baroques (→Balin Madeleine ; →Le Clerc Uranie) commencent par inventer l’ultime combat intérieur de la jeune femme, son hésitation, avant de se résoudre à pousser la porte de Simon. D’erôs à agapê D’amoureuse mondaine, Marie-Madeleine devient amoureuse du Christ, la rhétorique pétrarquiste assurant le passage d’un amour à un autre : • →Durant Magdaliade « Ses cheveux, que pendant le règne de ses vices / Elle allait attifant avec mille artifices, / Pour surprendre en leurs rets les plus légers cerveaux, / Servent ore de linge à essuyer les eaux / Que la contrition, fille de penitence, / Sur les saints pieds de Christ répand en abondance » (184, v.99-104). • →Desmarets de Saint-Sorlin Marie-Madeleine « De l’admirable odeur la salle est embaûmée. / […] Elle essuye avec ses cheveux, / Où volaient jadis tant de vœux, / De l’huile et de ses pleurs les ruisseaux honorables. / Puis de ses baisers redoublés / Réverant les pieds adorables, / Étonne les esprits des riches assemblés » (132, v.131-140).

20e siècle Éloge de la compassion • →Mauriac Vie « Un seul cœur, averti par l’amour, discernait dans cet homme couché, dans ce Jésus, une créature à bout de course, un cerf rendu, qui serait demain la proie des chiens. Depuis tant de semaines il tourne autour de la ville, errant de retraite en retraite ! » (212). Sacralisation de l’erôs • →Cohen Solal : Aude et Ariane, deux des aimées de Solal, partagent le même fantasme : un ermite à qui elles lavent les pieds. Ariane s’auto-désigne comme « disciple » et affirme qu’elle préférerait de l’huile pour l’oindre à la place de l’eau parfumée. Le rêve laisse sourdre une sensualité et un érotisme croissants qui ne s’opposent pas à la sacralité de la scène (128, 204). • →Coetzee Barbarians : Le magistrat, figure associée au Christ, lave les pieds de la barbare qu’il a recueillie, sorte de disciple improvisée. Ainsi le lavement des pieds devient-il un « rite du lavage » (52) qui s’étend peu à peu à tout le corps et se substitue aux rapports sexuels. Le narrateur précise même qu’il « oin[t] son cuir chevelu » (53) : c’est la jeune femme qui occupe la position du Sauveur. Une première mise en demeure du statut christique refusé au magistrat ? 8a ses disciples s’emportèrent Tous les disciples ou Judas ? *syn8a ; *cin8a • →Pagnol Judas (« Préface »), en prenant acte de l’échec public de la pièce, explique que cet épisode évangélique n’est pas indifférent à l’égard du mystère qui entoure le personnage de Judas. Il note que Mt ne désigne pas Judas nommément, mais, comme Mc, emploie un pluriel : « les disciples ». En Jn 12,4-6 Judas Iscariote seul proteste, en affirmant que le parfum dont Marie a oint les pieds de Jésus eût pu être vendu afin d’en donner l’argent aux pauvres ; Jean ajoute par ailleurs que c’est sa cupidité de voleur bien plus que le souci des pauvres qui avait causé cette réaction du futur traître. De cette différence des versions, l’écrivain conclut que le texte de Jean noircit le personnage de Judas (→Judas damné ou sauvé ?), qu’il réhabilite dans sa pièce. Judas croirait obéir aux desseins divins en livrant Jésus. Voir cependant *chr8a. 9 se vendre très cher et être donné à des pauvres Légitimation du culte • →Quesnel Réflexions « C’est donc une bonne œuvre, que de rendre à Dieu et à Jésus-Christ un culte extérieur, quelquefois même avec éclat et avec dépense. - - L’Église calomniée sur cela par les disciples du perfide Judas, ou par les imitateurs des disciples imparfaits, aura toujours JésusChrist pour elle. - - Rien de ce que la charité fait faire ne peut être mauvais devant Dieu. - - Ce n’est rien devant lui de perdre de l’or et de l’argent, quand ce n’est pas la cupidité qui le perd ; c’est beaucoup de contrister son prochain en manquant, pour intérêt temporel, de correspondre à sa charité » (365-366).

+ Arts visuels + 6–13 Onction à Béthanie et repas chez Simon L’onction de Béthanie est une scène complexe, relatée différemment par chaque évangéliste. Elle fait intervenir un personnage très nébuleux du NT, une femme pénitente (*mil7a ; *chr7a), qui fut majoritairement identifiée comme Marie Madeleine au Moyen Âge (surtout dans les images). L’iconographie de cet épisode a toujours compilé différents éléments mentionnés par différents évangélistes. Premières images à partir du 9e siècle Modelées sur la Cène Les premières figurations médiévales sont conçues sur le modèle de la →Cène telle qu’elle est conçue dès le 9e s. Le Christ est assis en bout-de-table, alors que les convives sont réunis, de face, d’un côté de la table. La femme à l’onguent est présentée inclinée, le plus souvent à genoux, devant la table (du côté visible par le spectateur), pour oindre les pieds. Judas est de même présent. L’épisode est intégré à la scène du repas chez Simon le lépreux, et sa composition ressemble à celle de la Cène, montrant la communion de Judas

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(*vis26,21-25). C’est sous cette forme que le passage se transmet durant tout le Moyen Âge : • Linteau de l’église Sainte-Marie-Madeleine de Neuilly-en-Donjon, La Cène et L’Onction de Béthanie (ca. 1140). Parfois des rapports sont aussi dressés entre l’onction des pieds de Jésus pendant un banquet et le lavement des pieds des apôtres lors de la Cène. Préférence pour Jean… L’Évangile selon Jean (avec l’onction des pieds par la femme, Jn 12,3) est la source privilégiée au Moyen Âge car elle donne un sens précis à l’épisode. Les pieds de Jésus (et cela en général dans l’iconographie chrétienne) se rapportent à son humanité et donc à sa mortalité. L’onction des pieds annonce la mort et la sépulture de Jésus. La résurrection de Lazare (Jn 11), qui côtoie cette représentation, apporte plus qu’un simple lien narratif : elle complète l’évocation de la mort et de la résurrection. • Les Homélies de Grégoire de Nazianze (ca. 879-883, ms. réalisé à Constantinople, Paris Bnf, Ms Grec 510 f. 196v). Dans cette miniature la scène se passe durant le repas chez Simon le lépreux. Elle présente l’onction des pieds et est couplée avec la résurrection de Lazare. Judas se trouve à la même place que celle qu’il occupe souvent à table lors de la Cène : le dos au spectateur (*vis21-25 ; →Cène [arts visuels]). • Codex Egberti (ca. 985, Bibliothèque municipale de Trèves, Cod. 24 f. 65r). La légende de cette scène à la table de Simon le lépreux identifie les personnages : Marthe (légendée Martha, Jn 12,2) tient un vase d’onguent alors que Marie de Béthanie (qui n’est pas légendée) se prosterne aux pieds de Jésus. Jésus est hissé sur un immense trône, si bien que la femme opère quasiment un geste d’un culte impérial. Judas (Ivdas) est lui aussi présent. Cette miniature lie à nouveau l’onction des pieds et la résurrection de Lazare. … par rapport aux Synoptiques L’onction de la tête (Mt 26,7 ; Mc 14,3) est beaucoup plus rare dans l’iconographie : • Le  Psautier de Besançon (composé vers 1260 pour un monastère cistercien, folio 7) montre pour la première fois le motif de l’onction sur la tête. L’épisode est pourtant encore associé à celui de l’onction des pieds : deux femmes sont simultanément représentées, l’une oignant la tête et l’autre les pieds de Jésus. L’artiste associe Marthe et Marie et attribue à chacune un acte distinct d’onction, représentant ainsi différentes expressions de la vénération due au Christ. *chr7a huile de parfum : Bernard de Clairvaux 15e-18e siècle Le geste de l’onction des pieds fut privilégié et a suscité les plus belles créations dans tous les foyers artistiques, p. ex. : • Jean Fouquet (1452-1460, Chantilly) ; Dieric Bouts (1440, Berlin) ; • Tintoret (1562, Padoue) ; Véronèse (16e s., le salon d’Hercule au château de Versailles) ; • Pierre-Paul Rubens (1618-1620, Saint-Pétersbourg) ; • Philippe de Champaigne (1602-1674, Nantes) ; Jean Jouvenet (1706, Lyon). 20e siècle Le texte synoptique apparaît parfois comme source iconographique : • Eric Gill (1926), Éric de Saussure (1968), Arcabas (abbaye de Leffe) et Macha Chmakoff choisissent explicitement le geste de l’onction de la tête.

+ Musique + 7 une femme l’approcha et la lui versa sur la tête — Rhétorique musicale des mouvements Parmi les codes utilisés par →Bach Passion dans ses récitatifs figure aussi le mouvement ascendant des mélodies pour traduire l’action d’aller quelque part. Ici, par exemple, sur le trat zu ihm (« l’approcha »). De même l’écoulement du parfum versé sur la tête de Jésus est évoqué par un arpège descendant sur goss es auf (« versa »).

8b Pourquoi Mécontentement des disciples →Bach Passion choisit le chœur 1 pour cette phrase des disciples. Il insiste sur le mot wozu, manifestant ainsi dramatiquement l’incompréhension des disciples. 9 La voix de la raison →Bach Passion met ce verset en musique par entrées en imitation (ténor, basse, alto, puis soprano), ce qui lui donne un caractère de rigueur, comme si c’était la voix de la raison qui parlait par la bouche des disciples. La première entrée au ténor figure peut-être la suggestion de l’un des disciples (Judas) qui entraîne tous les autres. D’autre part, on remarque l’attention portée à die Armen (« les pauvres ») par chaque voix. + Danse + 7 une femme l’approcha Jésus lui-même devient coupe →Neumeier Passion • La femme de Béthanie sur ses **pointes porte un invisible et précieux parfum dans ses mains et le verse sur la tête de Jésus. • Il frémit et forme de tout son corps l’image d’une coupe. • Les Personnes le font lentement pivoter face à la salle. 8b pourquoi L’ignorance fait écran →Neumeier Passion • Tandis que Judas se tient à l’écart (poing levé), les mains des onze apôtres forment écran devant le regard de Jésus pour manifester leur désapprobation de l’onction coûteuse dont ils ne savent reconnaître le sens. + Cinéma + 6-13 L’onction à Béthanie Chronologie Repensée • →Olcott Manger : L’épisode est représenté entre la guérison des aveugles de Jéricho (Mt 20,29) et l’entrée messianique à Jérusalem. Suggestive • →Pasolini Matteo : Comme pour établir un fort contraste, la séquence commence par le plan d’un arbre sec déjà vu lors d’une scène précédente (Mt 21,18-19) où musique et images avaient rappelé les tentations au désert. Mais, à la place du démon, Judas seul (et non les disciples) avait posé la question à Jésus : « Comment a-t-il séché en un instant ? » Fidèle • →van den Bergh Matthew s’appuie sur le texte Mt : l’onction suit le complot des prêtres juifs. Gros plan sur le visage de Judas, assis à l’écart, avant qu’un zoom arrière ne dévoile l’ensemble de la scène : un repas festif (en musique) dans une pièce au sol couvert de tapis. La table est posée par terre et les invités sont assis sur des coussins. Les plats sont servis par des femmes voilées. Transposition • →Koster Robe : Pas d’onction à Béthanie, mais, au bain public où Marcellus se fait masser. En guise de repas, les soldats romains grappillent du raisin et boivent du vin apparemment mauvais (« Du vinaigre, comme tout le vin qu’ils ont ! »). Marcellus quitte son banc revêtu d’une grande serviette immaculée (Mc 14,51). Ces allusions détournées au texte évangélique préparent la future conversion du personnage principal : il accomplit déjà, sans le savoir, les mêmes gestes que Jésus et ses disciples. Dédoublement • →Jewison Superstar met en scène deux onctions. Lors de la première, Jésus ajoute que seule Marie fait à ce moment-là ce qu’il désire : ne pas se préoccuper des événements futurs. *vis6-13 7a une femme Focalisations • →Olcott Manger : La femme s’avance : Jésus mange seul, allongé, et ses voisins (et notamment Judas) lui tournent le dos. La scène est d’abord un moment d’intimité entre Jésus réjoui et la femme.

Matthieu ,-

• →Pasolini Matteo : Tel Lazare sortant du tombeau, dans l’ombre d’une porte qui semble taillée dans le roc, apparaît la femme au parfum, premier personnage visible de la scène. Ralentissement de l’action : le bruissement du vent, le son des animaux, le chant d’une flûte et les visages éblouis des disciples font de ce geste un moment d’éternité. Un gros plan en plongé sur le visage paisible et heureux de Jésus regardant l’objectif identifie le spectateur à la femme. L’accusation brisera brutalement le charme de l’instant. • →van den Bergh Matthew : Le narrateur prononce le v.6 tandis que la caméra suit en plan rapproché l’entrée d’une femme, robe orange et voile doré, un flacon entre les mains, puis s’arrête sur Jésus qui l’aperçoit, et baisse les yeux, pensif. 7b versa sur la tête Onction Tendre • →Olcott Manger suit Mt 26, mais harmonise les différents récits : la femme lui verse du parfum sur la tête, puis sur les pieds, avant de les essuyer avec ses cheveux (cf. Lc). • →van den Bergh Matthew : Sur fond de musique orientale, la femme tourne autour de la table et Jésus lui fait une place à ses côtés. Elle s’agenouille à sa gauche, débouche le flacon et Jésus baisse la tête en souriant pour qu’elle lui verse le parfum. Sombre • →Stevens Story suit Jn 12 (*syn6-13) dans une scène remarquable pour sa gravité : assis dans une pièce dont les fenêtres grillagées ne laissent passer que quelques rayons de soleil, les disciples immobiles chantent l’action de grâces. La femme s’approche lentement de Jésus, le touche, lui présente le flacon de parfum. Il relève lentement la tête, puis la regarde enlever sa sandale et oindre son pied. Tout est très lent. Obscurité et chants apparaîtront bientôt comme funèbres. Médicale • →Jewison Superstar fait de l’onction un geste thérapeutique pour soigner une fièvre de Jésus qu’on devine préoccupé par les événements qui vont suivre, tandis que Marie-Madeleine veut l’endormir et peut-être l’écarter de sa mission. 8a ses disciples s’emportèrent Judas surtout • →Olcott Manger : Judas est le plus indigné : il ramasse le flacon par terre et prend à témoin les disciples et Jésus. Il s’interpose entre Jésus et la femme recroquevillée au pied du lit.

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• →Pasolini Matteo : Contrairement au texte de l’évangile, les disciples ne sont pas choqués mais émerveillés par le geste de la femme. Seul Judas est choqué : isolé visuellement, il baisse la tête visage fermé. • →Stevens Story : Judas rompt l’instant de grâce : après avoir observé les gestes de la femme, il s’avance et l’interroge brutalement quand elle dénoue ses cheveux. Ce mouvement brusque contraste avec l’immobilité générale de la scène et les lents gestes de la femme ; le ton de sa voix interrompt le doux murmure du chant des disciples. • →Jewison Superstar : Lors de la première onction (*cin6-13 : Jewison), Judas réprobateur contemplait la scène de loin, puis reprochait à Jésus de fréquenter « ce genre » de femme, en contradiction avec son enseignement. L’image montrait alors une onction inversée : Jésus caressant les cheveux de la femme en la défendant. Finalement, c’était Jésus et non pas Judas qui quittait le repas avec colère, se disant déçu par l’incompréhension de ses disciples. La deuxième onction provoque aussi la colère de Judas, au nom des « pauvres » qui « meurent de faim ». • →van den Bergh Matthew : Le narrateur prononce le v.8 tandis que la femme verse le parfum sur la tête de Jésus. Le plan suivant montre, à l’arrière-plan, l’indignation du disciple assis à l’écart. Sur le mot « gaspillage », le plan montre à nouveau la femme oignant les cheveux de Jésus. *syn8a ; *chr8a 9 Accord ou désaccord de Jésus et de Judas ? • →Pasolini Matteo : La critique est prononcée par Judas seul (comme dans Jn 12,4 ; *chr8a ses disciples). Ce faisant, il s’oppose au groupe, comme le soulignent les deux plans de la caméra (Judas seul, un côté de table avec quatre disciples) : le cinéaste va plus loin que Mt, déjà si bienveillant envers les disciples ! Auparavant, Jésus avait lancé un regard à Judas : pour lui reprocher son isolement ou bien pour lui signifier qu’il devait intervenir ? • →Jewison Superstar : La scène semble réconcilier Judas et Jésus (tous deux soucieux des pauvres ?) : un gros plan focalise leurs deux mains, blanche et noire, serrées. Ils sont les deux seuls personnages graves de la scène, tandis que tous chantent autour d’eux : « Tout va bien, tout va bien, détends-toi. » La scène se termine par un gros plan sur le visage fermé de Jésus, qu’un fondu enchaîné entoure de nombreux vautours. Ceux-ci sont rapidement remplacés par les grands prêtres dans leurs capes noires, autres oiseaux de malheur perchés sur des échafaudages. • →van den Bergh Matthew : La caméra suit Judas qui se lève, dit le v.9 et vient se placer derrière Jésus tandis que la musique off, plus dramatique, couvre celle de la fête. Gros plan sur la tête de Jésus que la femme continue d’oindre.



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La passion selon saint Matthieu

+ Propositions de lecture +

Il est le « beau » pasteur (ho poimên ho kalos, Jn 10,11), qui accomplit les « belles » œuvres venant du Père (erga kala, Jn 10,32).

13b proclamé cet évangile, dans le monde entier Mémorial de la femme inconnue Jésus établit la vérité du geste de la femme (qui a peut-être une valeur prophétique et politique, *bib7b) et le transforme en un véritable évangile (*pro12). En témoignant à l’égard de Jésus d’un dévouement absolu, elle seule est à la hauteur de ce qui va se passer (*pro8-10), au point que la justesse de son geste doive être proclamée dans le monde entier, conformément à l’idéal rabbinique des bonnes œuvres brillant devant les gens (Mt 5,16 ; *jui10c.12). L’Évangile que les disciples auront à prêcher (Mt 28,20) est comparable au parfum de l’onction de Béthanie, qui embaumera le monde entier (*theo28,7a.10c).

13b évangile Terme polysémique Litt. « bonne nouvelle ». Le mot peut désigner : • la confession de Jésus comme messie symbolisée par l’onction ; • la résurrection de Jésus au-delà de sa mort qu’elle prophétise sans le savoir (*pro12) ; • le témoignage favorable que Jésus est en train de rendre à cette femme ; • et finalement l’Évangile selon Matthieu lui-même (*pro13b ; *chr13b ; *gen13b ; →Le genre littéraire « évangile »).

Byz V S TR Nes

Texte + Critique textuelle + 11 vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours Variante syS : « les pauvres seront toujours auprès de vous — mais moi je ne serai pas toujours auprès de vous ». Le grec semble plus en harmonie avec Mt  28,20 : « moi je suis avec vous tous les jours ».

10 a b c

S’en étant aperçu, Jésus leur dit : — Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne S belle œuvre qu’elle a accomplie envers moi.

11 a b

Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours.

12

Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait.

13 a b

Amen je vous dis : — Partout où sera proclamé cet S mon évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.

+ Vocabulaire + 10b faites-vous de la peine Littéralement kopous parechete signifie « causer un trouble ». La même expression se trouve en Lc 11,7 ; 18,5 ; Ga 6,17.

13c mémoire Connotations liturgiques Le mot grec mnêmosunon dénote tout d’abord un objet qui favorise le travail de la mémoire, un « souvenir ». • Ici et en Mc 14,9 il peut être traduit comme « mémoire ». Dans le contexte des Écritures et de la liturgie juive, le terme est riche de significations. Dans G : • la phrase eis mnêmosunon fait référence à un livre écrit (Ex 17,14 ; Est 1,1p ; 2,23 ; 9,32 ; 10,2) ; • le mot mnêmosunon traduit entre autres ’azkārā, une portion du sacrifice qui était brulée avec de l’encens. Son « odeur agréable » montait au ciel pour que Dieu se rappelle du sacrificateur (Lv 2,2.9.16 ; 5,12 ; 6,8 ; 24,7). + Grammaire + 10b la femme Article défini à sens démonstratif en français comme en grec. Cette désignation généralisante permet aussi de penser cette femme comme LA femme. *pro8-10

10c bonne Ou « belle » — Lexicographie c Sens premier Litt. kalos signifie « belle » œuvre. En grec, beau et bon sont similaires. 10a aperçu Mt 22,18 ; Sg 1,9-10 – 10b Dieu ne juge pas comme les hommes L’idéal grec de l’honnête homme est 1S 16,7 ; Is 55,8 ; Jr 17,10 ; Sg 12,22 – 10b Dieu défend les siens Rm 8,31.33-34 – le kalos k’agathos, litt. le « beau et 10bc Bienveillance divine envers les œuvres 1Jn 3,18.20 ; Sg 9,9.11-12 – 10c une + Procédés littéraires + bonne œuvre Tb 1,3.19-20 – 11a *ref9 – 11b avec vous Mt 1,23 ; 18,20 ; 28,20 bon ». (*ref28,20b) ; Jn 13,33 – 12 me mettre au tombeau Mt  27,57-61 ; Lc 23,50-55 – En syriaque 10a S’en étant aperçu NARRATION Caracšpyr exprime, comme habituellement 13b  L’évangile partout Mt 5,16 ; 24,14 ; 2Co 2,14 – 13c  en mémoire d’elle térisation de Jésus Mt ne dit pas que Ps 112,6.9-10 dans les langues sémitiques, d’abord l’indignation des disciples est secrète un sens concret extérieur : ce qui par (à la différence de Mc 14,4 pros heaules sens peut être perçu, et ici, tous) tout en soulignant que Jesus en admiré. Le sens moral — ou « utile à une fin » — est comme une conséprend conscience. Cela pourrait être un signe de la dépendance littéraire de quence. Un cognat important dans la pensée syriaque est špy « lisse, clair, Mt envers Mc (dont il suppose le détail connu) ou du desir de Mt d’insister lumineux, limpide », d’où « pur, serein ». sur la clairvoyance de Jésus qui va jusqu’à la cardiognosie. Chez Mt • Beau et bon sont souvent synonymiques (cf. dendron agathon en Mt 7,17, 10c.11a.12 Car RHÉTORIQUE Diaphore sur gar, répété trois fois, qui introduit et dendron kalon en Mt 12,33). trois maximes venant après la question rhétorique de Jésus. • L’adjectif kalos se traduit par « beau » en Mt 13,45 ; et peut-être aussi en Mt 17,4 (lors de la transfiguration). Ici, comme en Mt 5,16 (qui parle de 11 COMPOSITION Soulignement de la relation entre Jésus et les pauvres « belles œuvres »), la visibilité des actions est soulignée. Chiasme • Le même mot kalos est employé pour contraster avec la tragédie de Judas, {toujours [les pauvres (avec vous) moi] pas toujours}. pour qui « il aurait mieux valu » (kalon) ne pas être né (Mt 26,24). Parallélisme antithétique Avec le mot « œuvre » parfait entre la critique des disciples et la réponse de Jésus. La phrase ergon kalon represente ici plutôt une expression figée : « une bonne œuvre » (*jui10c ; par contre *phi10c). 11b mais moi, vous ne m’avez pas toujours NARRATION Prolepse En fort Nuance messianique contraste avec le thème Mt constant de « Dieu avec nous » (*ref11b), Jésus Dans les Écritures, et notamment chez Jean, kalos a souvent une valeur mesannonce sa prochaine disparition. Il avait lié sa présence à la communion sianique. À Cana, c’est le « beau » vin que Jésus offre aux mariés (Jn 2,10). de ses disciples dans la piété. En annonçant son absence à venir, il annonce

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aussi la dissolution de leur communion : leur indignation annonce bien leur trahison. 12 pour me mettre au tombeau NARRATION Prolepse (double ?) Jésus suggère que, dans les événements qui vont suivre, • du fait de la proximité du sabbat, on n’aura pas le temps de procéder aux rites d’onction pour sa sépulture (*syn28,1b) ; • et peut-être aussi que, du fait de sa résurrection, les femmes qui voudraient revenir après le sabbat pour faire les rites funéraires sur son corps ne le pourront pas ? Du coup, le mémorial du v.13 résonne aussi comme la prophétie de l’avènement de la bonne nouvelle (euaggelion) de la résurrection. 13b évangile *voc13b ; *gen13b ; →Le genre littéraire « évangile » COMPOSITION Mise en abyme Jésus semble s’extraire lui-même de son statut de personnage dans le récit pour décrire la destinée du récit comme s’il y était extérieur. Dans son contexte immédiat, la « bonne nouvelle » en question est le témoignage favorable que Jésus rend à cette femme. Mais c’est aussi l’annonce messianique concernant Jésus, qui inclura le récit de sa passion, et finalement l’évangile que le lecteur a dans les mains. PRAGMATIQUE Métalepse actualisante totale Cet évangile est destiné à être proclamé partout (cf. Mt 24,14 « Cette bonne nouvelle [ou “évangile”] du royaume sera proclamée dans le monde entier »), jusqu’au lieu où je me trouve au moment où je lis ou entends cette parole performative, vérifiée à chaque fois qu’elle est lue ou entendue. *pro28,16-20 + Genres littéraires + 13b évangile Naissance d’un genre littéraire Apparaît ici le dernier (après Mt 4,23 ; 9,35 ; 24,14) des quatre usages du terme euaggelion par Mt (*voc13b). La « bonne nouvelle » en question ici est-elle seulement celle de l’action de cette femme, ou bien ce qu’elle symbolise aux yeux de Jésus : sa mort proche et sa résurrection (qui empêchera qu’on puisse lui faire les onctions rituelles d’usage, après le sabbat), ou bien encore l’« Évangile selon Matthieu » luimême, que l’on est en train de lire ? →Le genre littéraire « évangile »

• En plus des libations, le tombeau devait recevoir des branches de myrte et être régulièrement orné (→Euripide El. 323-325). Discours et chants L’offrande des libations s’accompagnait d’un discours précis, les « vœux » : • →Eschyle Cho. 89-95 « — À l’époux aimé j’apporte les présents d’une épouse aimante » et « une heureuse récompense ». • Une fois la libation accomplie, l’urne qui portait le parfum et servait à la purification devait être jetée parce qu’elle était désormais impure (→Eschyle Cho. 98-99). • Puis l’on entonnait le péan du mort (→Eschyle Cho. 151). On reprenait les cérémonies funèbres le troisième, le neuvième et le trentième jour après l’enterrement. Pour les pratiques juives : *mil27,59.

+ Textes anciens + 12b pour me mettre au tombeau Contrepoint socratique : indifférence du philosophe antique à sa sépulture • →Platon Phaed. 66b « La mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés […]. » Dans ce passage et maint autre (→Phaedr. 248e-249d ; →Phaed. 64c, 67c-d) qui insistent sur l’autonomie de l’âme et décrivent la mort comme une libération du corps, le philosophe souligne l’indifférence de Socrate à la manière dont il serait enseveli. Il brisait ainsi pour lui-même un vrai tabou antique (*mil27,57-61), tout en développant une conviction qui avait contribué à sa propre condamnation. En effet, l’une des principales accusations contre lui fut son attitude de défense des généraux athéniens victorieux de la bataille des Arginuses en 406 av. J.-C. Alors qu’ils avaient remporté la bataille, donnant à Athènes sa seule victoire de l’époque, ils avaient négligé de recueillir les équipages de quelques trières abîmées, dont les cadavres n’avaient de ce fait même pas eu de sépulture décente : crime atroce pour les anciens ; le peuple réclama et obtint la condamnation à mort des généraux.

+ Milieux de vie + + Intertextualité biblique + 10c.12 bonne œuvre + mettre au tombeau — MŒURS Rites funéraires : devoir de sépulture dans le monde antique *mil27,57-61 11a les pauvres MŒURS Rites funéraires Des sociétés de funérailles veillaient à ce que même les gens pauvres fussent ensevelis dignement. *mil27,57-61 12 mettre au tombeau MŒURS Rites funéraires dans le monde hellénistique Toilette et parfum • Dans la Méditerranée antique, on lavait le corps avant l’enterrement (Ac  9,37 ; →Homère Il. 18,345.350 ; 24,582 ; →Euripide Phoen. 1667 ; →Virgile Aen. 6,219 ; 9,487 ; →Ovide Metam. 13,531-532 ; →Apulée Metam. 9,30). Huiles et parfums étaient en usage pour les toilettes funéraires (2Ch 16,14 ; →Homère Il. 18,350-351 ; 24,582 ; →Virgile Aen. 6,219 ; →Josèphe B.J. 1,673 ; →A.J. 17,199 ; →Martial Epigr. 3,12 ; →Lucien de Samosate Luct. 11 ; →Pétrone Sat. 78 ; →Perse Sat. 3,105 ; →Hérodien Exc. Marc. 4,2,8 ; →T. Abr. A 20,11 ; →V.A.È. 40,2 ; →m. Ber. 8,6), ainsi que de l’encens (→Virgile Aen. 6,224-225 ; →Ovide Metam. 2,626). • Mt ne rapporte aucun apprêt au moment de la mort (à la différence de Mc 16,1 ; Jn 19,39 ; voir cependant *mil6-13). Libations • Pendant les enterrements, l’usage était d’offrir des libations à l’aide d’un vase précieux (→Sophocle Ant. 430-431). • Mais on offrait également des libations après l’enterrement pour apaiser la colère des dieux ou celle du mort (→Eschyle Cho. 14-15). Les libations étaient bues par la terre afin d’atteindre le mort (164-166).

10c une bonne œuvre Expression Peu fréquente dans l’AT *ref10c. Plus fréquente dans le NT Mt 5,16 ; Jn 10,32-33 « Je vous ai montré quantité de bonnes œuvres […]. Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons. » *voc10c + Littérature péritestamentaire + 13 Joie et mémoire • →1 Hén. 103,4 « [Les âmes des fidèles défunts] seront dans la joie, et leurs esprits ne périront pas, non plus que [leur] mémoire, devant le Grand, pour toutes les générations des âges. »

Reception + Lecture synoptique + 13b Partout où sera proclamé cet évangile // Jn 12,3 « La maison s’emplit de la senteur du parfum. » L’hyperbole de Jésus instaurant le mémorial paradoxal développe peut-être l’image originelle de la myrrhe dont le parfum se

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La passion selon saint Matthieu

répand dans toute la maison comme en Is 6,3-4 : la gloire du Seigneur « emplit toute la terre » en même temps que la fumée (de l’encens ?) remplit « la maison » (le Temple ?). *chr13bc + Liturgie + 10c c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi Actualisations dans le rite byzantin TEXTE Les femmes myrrhophores sont très présentes dans l’hymnographie byzantine liée au mystère pascal : • Eulogétaire des myrrhophores : « Tu es béni, Seigneur. Enseigne-moi tes jugements. / Pourquoi mêlez-vous à la myrrhe des larmes de compassion, / vous, ses disciples ? / disait aux myrrhophores l’ange éblouissant dans le tombeau ; / voyez le sépulcre et réjouissez-vous, / car le Sauveur s’est relevé du tombeau. » • Tropaire byzantin des matines du samedi saint : « Pour oindre, ô Christ, ton corps divin les myrrhophores prirent du parfum et te l’offrirent avec empressement. / Près de ton sépulcre nous venons avec les myrrhophores, nous aussi, pour embaumer ton corps, ô Dieu vivant. / Pour en oindre, ô Christ, ton corps divin des femmes sont parties de grand matin portant la myrrhe pleine de senteur. » L’huile parfumée sous forme de « saint chrême » occupe une place importante dans les liturgies d’initiation chrétienne. *lit7a ; →Onguents et encens dans la liturgie RITUEL • Dans de nombreuses communautés grecques orthodoxes, dès la fin du service du vendredi saint et durant l’office du samedi saint, on propose aux femmes de venir asperger avec de l’eau de rose l’épitaphios (*lit27,60a). Écho lointain de l’onction de Béthanie prophétisant l’embaumement par les saintes femmes. Au Saint-Sépulcre de Jérusalem, les moniales oignent de parfums la « pierre de l’onction » à l’entrée de la basilique. • Aux matines du samedi saint, durant le chant du Ps 119, régulier dans les funérailles orthodoxes, les prêtres encensent l’épitaphios. • L’huile de la joie, bénite à la Litia (= une procession aux vêpres avec des prières de supplications chantées) des grandes fêtes, peut s’utiliser à la fin de chaque liturgie. 11b mais moi, vous ne m’avez pas toujours HISTOIRE Les reliques de la passion comme substituts de présence ? Pour pallier ce manque de présence physique du Christ consécutif à sa mort, puis à sa résurrection-ascension, ses disciples se sont plu à vénérer de modestes traces de Jésus aux jours de sa chair. Les principales →reliques de la passion (la croix, la couronne, le linceul) ont joué un rôle considérable dans le christianisme populaire, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, avec quelques périodes particulièrement intenses, comme celle qui s’étendit entre la destruction du tombeau du Christ à Jérusalem et le lancement de la première croisade (1096-1099), et celle de l’arrivée des principales reliques à Paris durant le règne de Louis IX. + Tradition juive + 10c.12 bonne œuvre + me mettre au tombeau — Contexte pascal Les jours précédant la →Pâque étaient particulièrement indiqués pour exercer la charité sous forme de ma‘ăśîm ṭôbîm (→m. Pesaḥ. 10,1). *voc10c ; →Devoir de sépulture dans la piété juive traditionnelle + Tradition chrétienne + 10b Pourquoi faites-vous de la peine à la femme Leçon de tact pastoral • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « Pourquoi ne dit-il pas simplement : “Elle a bien agi”, mais d’abord : “Pourquoi tracasser la femme” ? Pour qu’ils apprennent qu’il ne faut pas dès le début exiger des choses

assez élevées de la part d’hommes encore faibles. [… Il nous apprend à] accueillir et favoriser un bien donné par qui que ce soit, même s’il ne correspond pas parfaitement, et à tâcher de l’améliorer, au lieu d’exiger qu’il soit parfait dès le principe. […] Si quelqu’un lui eût posé la question sans l’acte de cette femme, il aurait déclaré que cela ne devait pas se faire ; […] mais quand l’huile était déjà répandue, leur réprimande devenait intempestive » (726.4). 10c bonne œuvre Par une pécheresse • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,1 « De la même façon que son Père a supporté les graisses et les fumées des sacrifices, lui supporte la prostituée, parce que — ce qu’il se hâte de dire — il connaît son cœur » (725.15). La cause comme conséquence • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,340 : Inversement, chaque bonne œuvre est un parfum versé sur la tête du Christ : « Si chacune des choses que nous faisons profite à la louange de Dieu, et que toute œuvre a pour but la gloire du Christ, alors nous parfumons la tête du Christ avec un parfum de grand prix, et par conséquent il se répand à travers son corps tout entier, c’est-à-dire à travers toute l’Église. Et c’est véritablement un onguent très précieux, celui dont l’odeur remplit toute la maison, c’est-àdire l’Église. » 11b vous ne m’avez pas toujours Présence corporelle • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 684.90 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,336. Présence spirituelle • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,362 « L’Apôtre dit, que si nous connaissons le Christ selon la chair, alors nous ne le connaissons pas encore. Et parce que Dieu Verbe (Deus Verbum) est partout, et qu’il sera toujours avec les siens, la vraie foi le connaît. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il est toujours présent selon sa présence spirituelle. Ainsi, plus bas, il dit : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles” (Mt 28,20). » 12 sur mon corps Preuve de l’union des deux natures • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,366 « Qu’ils écoutent, les hérétiques qui disent que le Christ n’avait pas de corps ; […] qu’ils écoutent ce fait que de deux natures, il y a un seul et même Christ. Et c’est pourquoi celui qui parle est le même que celui dont le corps fut parfumé ; il ne dit pas : elle l’a fait pour ensevelir mon corps, mais pour m’ensevelir. » →Christologie orthodoxe 12 pour me mettre au tombeau Inspiration de l’Esprit Saint au-delà des intentions humaines • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il arrive que quelqu’un soit mû par l’Esprit Saint dans un sens qu’il ne prévoyait pas. Ainsi, cette femme avait l’intention de faire une bonne action, mais l’Esprit Saint mit celle-ci en rapport avec la sépulture. » • →Bérulle Élévation « Pas un ne pense à votre mort, car vous êtes la vie, et Madeleine n’y croit pas, car vous êtes sa vie ; comment donc, ne sachant rien de votre mort, prévient-elle votre mort et votre sépulture ? Le secret de la croix ne lui est pas révélé, et elle ne sait pas ce qui doit arriver dans peu de jours ; elle ne sait pas que ces pieds, qu’elle arrose de ses liqueurs, seront bientôt percés et cloués en une croix, et que ce chef, qu’elle couvre de ses parfums, sera couvert de crachats et couronné d’épines : cela est caché à son cœur et elle ne le sait pas. Mais vous le savez, Seigneur, et vous le savez pour elle, car votre esprit et le sien n’est qu’un, et elle opère saintement dans votre connaissance sans sa connaissance » (548). • →Lagrange Matthieu « La femme, croyant rendre un hommage usité dans les banquets, avait, sans s’en douter, pratiqué un rite de sépulture. Mais le texte n’exclut pas qu’elle ait eu conscience de la portée réelle de son acte, et c’est bien ce que dit Mc : elle a fait ce qu’elle pouvait faire, les rites de la sépulture devant ensuite être précipités. »

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13b le monde entier Sens prophétique et allégorique • →Hilaire de Poitiers In Matt. 29,2 « Israël faisant défaut, la gloire de l’Évangile est proclamée par la foi des païens. » • →Grégoire de Nysse Hom. Cant. 3,9 « Il nous invite à considérer la maison pleine de la bonne odeur comme image de tout l’univers lorsqu’il dit “partout où sera proclamé cet évangile — dans le monde entier —” l’odeur du parfum sera diffusée en même temps que l’annonce de l’Évangile, et l’Évangile en gardera mémoire. […] La bonne odeur qui autrefois a rempli la maison devient le parfum du corps entier de l’Église sur toute la terre et dans tout l’univers » (89). Avertissement pour Judas • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « [Judas] ne fut pas saisi de crainte lorsqu’il entendit que l’Évangile serait prêché partout. C’était là, néanmoins, la preuve d’une puissance ineffable » (726.57). 13bc Mémorial • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « Les hauts faits de rois et de généraux sans nombre, dont il demeure des monuments, on n’en parle plus […]. Mais qu’une femme perdue a répandu de l’huile dans la maison d’un lépreux, en présence d’une dizaine d’hommes, voilà ce que tous chantent dans le monde entier » (725.43). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,407 « l’Évangile ne sera pas proclamé sans qu’il y ait mémoire de cette femme, qui est l’Église, ni la mémoire de celle-ci rappelée sans proclamation de l’Évangile. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Nombreux sont ceux qui ont voulu que leur naissance fût divulguée dans le monde entier et dont le souvenir a été effacé, alors que ce fait n’a pas été effacé (Ps 112,6 ; Pr 10,7). » *gen6-13 + Mystique + 13b dans le monde entier Espérance pour les générations futures • →Grégoire de Narek Prières 93,15 « Tu as donné l’ordre vivifiant, émané de Toi, de prêcher à travers l’univers entier la valeur de cette huile modeste comme un sujet d’étonnement et de merveille pour les auditeurs et un sujet d’espérance pour les générations futures » (509). + Théologie + 11b vous ne m’avez pas toujours CHRISTOLOGIE Contradiction avec la théologie Mt de l’Emmanuel ? De manière traditionnelle, on résout d’apparentes contradictions, comme entre Mt 26,11 (« vous ne m’avez pas toujours ») et Mt 28,20 (« je suis avec vous tous les jours »), en appliquant une stricte distinction entre les deux natures du Christ. Le premier passage doit s’entendre du Christ selon sa nature humaine, le second de Christ selon sa nature divine. • →Jérôme Comm. Matt. « Une question se pose : pourquoi, après sa résurrection, le Maître a-t-il dit à ses disciples : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation du monde” (Mt 28,20), alors qu’il dit maintenant : “Moi, vous ne m’aurez pas toujours” ? Dans ce passage, me semblet-il, c’est de sa présence corporelle qu’il parle : après sa résurrection, il ne sera nullement avec eux comme il l’est maintenant, dans un compagnonnage et une familiarité totale. En souvenir de cela, l’Apôtre affirme : “Même si nous connaissions Jésus-Christ selon la chair, maintenant ce n’est plus ainsi que nous le connaissons” (2Co 5,16) » (2,239). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Moi, vous ne m’aurez pas toujours. Cela est vrai selon [sa] présence corporelle, mais il est toujours présent selon [sa] présence spirituelle. Ainsi, plus bas, Mt 28,20, il dit : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles”. » • →Calvin Inst. 4,17,19 : Les deux natures humaine et divine gardent leur intégrité : d’une part la divinité de la gloire du Christ ne se soumet pas aux éléments corruptibles de ce monde ni à aucune créature terrestre ; d’autre part le corps humain du Christ ne s’accommode de rien contraire à la nature humaine (comme l’ubiquité).

12 pour me mettre au tombeau DOGMATIQUE Importance de la mise au tombeau Le Christ donne un sens théologique à cette parabole en acte lorsqu’il dit aux disciples que cette femme l’a fait en vue de son ensevelissement (v.12). La mise au tombeau deviendra un article du Symbole des apôtres (Rome, vers 217, →DzH 10), comme une ultime attestation crédible de la mort du Christ. • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 53,1 : Il convenait que le Christ fût enseveli « afin de prouver la réalité de sa mort : en effet, on ne met un corps au tombeau, que si l’on est certain de la réalité de la mort. » 13bc Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait CHRISTOLOGIE Étendue de la connaissance du Christ L’évangéliste montre Jésus envisageant dès l’époque de son ministère non seulement la césure que représentera sa Pâque (Mt 9,14-17), mais aussi la destinée de son message (cf. Jn 17,20). *chr13b ; *chr13bc ECCLÉSIOLOGIE Rôle des femmes dans la mission L’onction à Béthanie suggère que l’embaumement ne pourra se produire quelques jours plus tard sur un Jésus qui n’est pas resté dans la mort. C’est donc une proclamation de l’essentiel de l’Évangile : Jésus Christ mort et ressuscité. Par sa démarche, la femme devance tous les prédicateurs de l’Évangile. + Philosophie + 10a Jésus leur dit L’amour personnel supplante toute loi • →Hegel Geist « Au complet asservissement à la loi d’un maître étranger, Jésus n’oppose pas la servitude partielle sous la propre loi du sujet, la libre contrainte de la vertu kantienne, mais des vertus excluant la domination et la servitude, des modifications de l’amour ; mais si on ne les considère pas comme des modifications d’un esprit vivant, s’il y a une vertu absolue, des contradictions insolubles naissent de la pluralité des vertus et, sans cette conciliation dans un même esprit, chaque vertu se révèle imparfaite, car chacune est déjà, comme son nom l’indique, une vertu singulière, donc limitée » (66). *jui9.11 10c une bonne œuvre Une belle œuvre — La femme révélatrice de la beauté • →Hegel Geist commente simultanément Mt 26,6-13 et Lc 7,36-50 : « Chez les amis de Jésus s’éveille un intérêt beaucoup plus noble, un intérêt moral : on aurait bien pu vendre le parfum trois cents deniers, et donner l’argent aux pauvres ; leur tendance morale à faire du bien aux pauvres, leur prévoyante ingéniosité, leur vertu attentive alliée à l’entendement, n’est qu’une grossièreté ; car non seulement ils ne conçoivent pas la beauté de la situation, mais ils profanent le saint épanchement d’un cœur aimant : pourquoi vous souciez-vous d’elle, dit Jésus, elle a fait pour moi quelque chose de beau ; — et c’est là la seule circonstance dans l’histoire de Jésus où il soit parlé de beauté ; seule une femme pleine d’amour peut s’exprimer avec une telle candeur, sans aucune intention édifiante, dans la théorie ou la pratique » (65). *voc10c 11 Le vrai christianisme consiste à rendre tous les hommes riches • →Kierkegaard Indøvelse « Cela, c’était bien le christianisme, non pas le fait qu’un homme riche donne sa richesse au pauvre, mais que le plus pauvre de tous rende tous les hommes riches, les riches comme les pauvres. Et cela, c’était bien le christianisme, non pas le fait que ce soit le cœur joyeux qui console l’affligé, mais que ce soit le plus affligé de tous » (196-197). 12 pour me mettre au tombeau Paradoxe de cette onction : une gloire signifiant la ruine ? • →Kierkegaard Indøvelse « Qu’elle est ambigüe [la gloire], comme l’instant où cette femme l’oignit avec un onguent magnifique. Pourtant tu n’as en fait qu’à peine l’impression, dans ce repas, d’une confiante festivité ; il le dit lui-même “c’est pour le jour de la sépulture qu’elle l’a gardé” (cet onguent) — alors effectivement, chaque jour de sa vie, pour lui qui était déterminé à être sacrifié, en un sens est le jour de sa sépulture. — Et ainsi

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se trouvait être toute cette gloire d’un court instant, elle était simplement en perspective de la ruine, sa signification était la ruine ou le fait de se préparer à la ruine. […] Et il fut incompris en tout, il n’y eut pas de jour, pas une heure de chaque jour sans que l’incompréhension, comme elle le peut, l’ait crucifié. […] Oui, à l’exception des apôtres, il n’y eut que cette femme, seule parmi tous, qui le comprit, bien qu’elle ne l’ait pas pourtant compris car elle n’a pas compris qu’elle faisait cela, qu’elle l’oignait, dans la perspective de sa mort. Ô, effroyable frisson qu’il y a dans une telle interprétation mystérieuse de ce qui paraissait être exactement le contraire : que cet instant du banquet, où il fut oint d’un onguent magnifique, signifiait sa sépulture ! » (214-216). + Littérature + 10a S’en étant aperçu Jésus interprète l’intention profonde des cœurs, au-delà de l’intention consciente • →Quesnel Réflexions « L’amour est prévoyant, et il a quelquefois des instincts dont il ne sait pas la raison. - - Admirons la bonté et la condescendance de Jésus-Christ, qui avance en faveur de cette sainte femme la cérémonie de sa sépulture, parce qu’il prévoit qu’elle n’aura pas la consolation de l’embaumer après sa mort. - - Une vraie charité mérite d’être récompensée de tout ce qu’elle aurait voulu faire ; et Jésus-Christ voit dans ses intentions ce qu’elle n’y voit pas elle-même. - - Les actions des saints renferment souvent des mystères qu’ils n’entendent pas eux-mêmes, comme celle-ci renferme le mystère de la sépulture de Jésus-Christ. - - La sollicitude de Jésus lui fait ménager toutes les occasions de renouveler les idées de sa mort, d’y préparer ses vrais disciples, de donner quelques remords au traître en lui découvrant à lui-même son cœur » (366). 10b la femme Le triomphe de la femme • →Claudel Marie-Madeleine (d’abord intitulée Béthanie) : Après avoir longuement commenté le passage de Lc (*ref6-13), relie l’épisode à celui de Mt : « Jusqu’au jour où un autre Simon, Simon le Lépreux, invite à son tour le Seigneur. Et la grande scène se déroule à nouveau. Marie-Madeleine s’approche avec un vase dans les bras rempli de parfums. Ah ! Ces parfums, ces parfums de la Pécheresse, insoutenables ! C’est déjà le paradis ! Mais cette fois-ci, ce n’est pas aux pieds de Jésus qu’elle s’en prend, à cette frange de doigts comme l’Hémorroïsse, qu’elle ne cherchait qu’à toucher de l’extrémité de la main, mais à la tête même, au chef sacré du Fils de Dieu. Et saint Matthieu ne nous parle plus de larmes, mais seulement d’un riche parfum. C’est triomphalement, le rire aux lèvres et debout que Madeleine se mesure à son Dieu. Et ce n’est plus des miettes qui tombent de la table qu’elle se nourrit comme les petits chiens, mais de ce qui est présenté au maître lui-même du festin. Et Jésus la récompense avec ces paroles magnifiques : “Je vous le dis en vérité, partout où sera prêché cet Évangile, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté en mémoire d’elle” » (553). 11a les pauvres Le Christ visible dans les pauvres • →Bossuet Méditations « Combien donc les pauvres nous doivent-ils être chers, puisqu’ils nous tiennent la place de Jésus-Christ ! Baisons leurs pieds, prenons part à leurs humiliations et à leurs faiblesses, versons des larmes sur leurs pieds, pleurons leur misère, compatissons à leurs souffrances, répandons des parfums sur leurs pieds, des consolations sur leurs peines et sur leurs infirmités, un baume adoucissant sur leurs douleurs, essuyons-les de nos cheveux, donnons-leur notre superflu et privons-nous des vains ornements pour les soulager. En même temps parfumons Jésus, laissons exhaler de nos cœurs de tendres désirs, un amour chaste, une douce espérance, de continuelles louanges, et si nous voulons l’aimer et le louer dignement, louons-le par toute notre vie, gardons sa parole » (88-89). 11b mais moi, vous ne m’avez pas toujours Nostalgie romantique du Christ Alfred de Musset perçoit le geste de la pécheresse (Marie-Madeleine) comme une étape majeure dans le parcours christique de la civilisation occidentale.

L’épisode de l’onction est un symbole d’amour en contraste avec l’oubli du Christ décrit peu auparavant, lorsqu’il déplore de ne pas vivre aux siècles de foi : • →Musset « Rolla » « Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte : / Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux. / D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ; / Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux. / Maintenant le hasard promène au sein des ombres / De leurs illusions les mondes réveillés ; / L’esprit des temps passés, errant sur leurs décombres, / Jette au gouffre éternel tes anges mutilés. / Les clous du Golgotha te soutiennent à peine ; / Sous ton divin tombeau le sol s’est dérobé : / Ta gloire est morte, ô Christ ! et sur nos croix d’ébène / Ton cadavre céleste en poussière est tombé ! / […] Nous sommes aussi vieux qu’au jour de ta naissance. / Nous attendons autant, nous avons plus perdu. / […] Où donc est le Sauveur pour entr’ouvrir nos tombes ? » (282-283). Les vers • « Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ? / Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ? / Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ? » (283) s’inscrivent dans une série d’interrogations sur le devenir de l’humanité, qui se trouverait dans une situation semblable à celle qui précédait la venue du Christ, mais sans l’espoir de voir apparaître un Sauveur. Le personnage de Marion, la jeune prostituée aux côtés de qui Rolla passe sa dernière nuit, doit beaucoup à la figure de la pécheresse et à celle de Marie-Madeleine. C’est l’heure de la miséricorde • →Bernanos Journal « “Il y aura toujours des pauvres parmi vous, répond Notre-Seigneur (à Judas), mais moi, vous ne m’aurez pas toujours”. Ce qui veut dire : “Ne laisse pas sonner en vain l’heure de la miséricorde” » (1079). 13c sera raconté aussi ce qu’elle a fait Développements Le geste de la femme est déployé en récits qui en approfondiront le sens, et celui de toute la passion qu’il prophétise. Exégèse philosophico-littéraire : lecture poétique contre lecture positiviste Péguy, en forte réaction contre le carcan positiviste des universitaires, privilégie la citation et la répétition pour faire pénétrer la profondeur de la mémoire de la passion du Christ, au-delà des mots et de leurs référents obvies. Il déconseille ironiquement la lecture de la passion du Christ, sans commune mesure avec ce qu’on nous en transmet de manière édulcorée. Il associe le flot énumératif des épisodes du récit connu au « rien ». • →Péguy Véronique « Dans ces temps les plus bas, dans ces temps ingrossiers je ne vous conseille pas, mon ami, […] de vous reporter au texte, comme le disent mes historiens, d’ouvrir encore votre cœur, en outre votre cœur sur cette agonie tragique […]. Non, mon ami, n’ouvrez pas, n’ouvrez jamais. Ne lisez jamais ce texte, ne connaissez, ne reconnaissez jamais cette histoire […]. Ô Fils le plus aimé qui montait vers son père. […] N’ouvrez jamais cet Évangile » (731-732). « Tout le reste ne fut rien, mon ami, et les soldats et la prison, et le tribunal et le peuple, et les Romains et les Juifs, cette foule juive, cette foule mêlée, et les centurions et les décurions et les simples hommes de troupe(s), […] et Caïphe et Pilate, la haine rentrée, la haine concentrée, la haine fielleuse, la colère venimeuse, l’âcre ressentiment, […] la lointaine indifférence du procurateur de Judée ; et Barabbas ; et le choix de Barabbas ; et l’arrêt du Procurateur : sub Pontio Pilato passus ; et la grande montante et la grande descendante ; […] et les crachats contre lui ; et la flagellation du roseau ; et la flagellation des verges ; et le portement de croix ; le chemin de (la) Croix ; les quatorze stations ; Jésus tombe pour la première fois ; Jésus tombe pour la deuxième fois ; Jésus tombe pour la troisième fois ; (ce fut la première fois, mon ami, que l’on fit, que l’on parcourut le chemin de la croix ; et quoi qu’on ait fait depuis, quelques dévotions que l’on ait inventées, quelques dévotions que l’on ait perfectionnées, laissez-moi vous dire, permettez-moi de vous dire que ce fut encore la meilleure, n’est-ce pas, la principale, hein, la maîtresse fois ; ce qui prouve que votre doctrine du progrès reçoit tout de même quelques limitations) ; le vinaigre mêlé avec du fiel ; les habits partagés ; le sort sur la robe ; l’écriteau infâme, l’écriteau d’infamie ; et crucifié les injures, pis que les injures, parce que moins, parce que moins grave : les insultes ; pis que les insultes, parce que moins, parce que moins grave :

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les quolibets, les plaisanteries, les éternels plaisantins, des infatigables spirituels, des éternels curieux, des passants, des badauds ; de tout celui qui n’a rien à faire ; les plaisanteries saumâtres, les plaisanteries cuistres, les plaisanteries intellectuelles, les plaisanteries pieuses, […] les ironies sacrées et déjà les ironies archéologiques et philologiques ; […] et la lance, le coup de lance au flanc ; et la soif sur la croix ; et l’éponge et le vinaigre ; tout cela, mon ami, tout cela ce n’était rien. C’était la procédure, cela. Ce qui fut un peu plus, déjà, ce qui fut un peu plus sans doute, ce fut le reniement de Pierre, le triple reniement avant le chant du coq ; ça, ça commençait à devenir sérieux. Et ce qui fut sans doute beaucoup plus, ce fut la trahison de Judas, le baiser et les trente deniers. Mais tout cela, mon ami, tout cela n’était rien, encore. Tout cela n’était que (de) la procédure, la procédure même de la passion, de cette passion, la procédure arrêtée. Ce qui compta, mon ami, car c’était l’objet même et comme le contenu de cette passion, ce qui fut la moelle, la moelle de douleur et l’objet propre de cette passion,  ce ne fut point même le champ du potier, qui a été appelé, pour cela, jusqu’à aujourd’hui, le champ du sang » (732-733). Péguy rejoint ici Bergson (Matière et mémoire) dans le refus du mécanique et de la définition de la mémoire répétitive. C’est l’histoire positiviste qui est rejetée : le catalogage « factualiste » fait obstacle à la transmission du sens. Cette histoire-là ce n’est pas l’histoire, Clio le dit, « ce n’est rien, ce n’est que de la procédure ». Quant au contenu profond de l’histoire, sa « moelle », il faut le chercher dans la prière du Christ et son agonie (*litt36-46 : Péguy ; *litt39b : Péguy) : • →Péguy Véronique « Ce qui compta, ce qui fut la moelle et l’intérieur, le contenu intérieur de cette passion : […] Et ayant pris Pierre, et les deux fils de Zébédée, il commença à se contrister, et à être affligé. […] Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort : demeurez ici, et veillez avec moi » (734). Exégèse historico-littéraire : lecture pratique Selon Claudel, le geste de la femme aura des suites non seulement narratives, mais aussi pratiques : dans les gestes de charité, p. ex. dans la congrégation des dominicaines de Béthanie, fondée en 1866 par le P. Lataste (1832-1869), sous le patronage de sainte Marie-Madeleine, pour accueillir en particulier des femmes venues de l’univers carcéral : • →Claudel Marie-Madeleine « Cette belle histoire, la plus belle qui sera jamais racontée, c’est l’histoire de Béthanie. L’histoire de ces merveilleuses fondations, sorties de terre à la voix du grand Père Lataste : Montferrand, Ecommoy, Le Plessis-Chenet, la Sainte-Baume, qui sont comme autant de vases brisés aux pieds de Notre-Seigneur. Ces maisons de prière, où règne une paix qui n’est pas de ce monde, sont remplies de saintes religieuses, dont la vocation est semblable en tous points à celle de la grande sainte que je viens d’évoquer. Ce visage rayonnant sous le voile de l’aspirante, c’est celui d’une mère jadis, dans un mouvement de folie qui fit mourir son enfant. Et le petit là-haut la regarde aujourd’hui avec des yeux pleins d’amour ! À Béthanie tout est surnaturel et l’existence qu’on y mène est un miracle de tous les instants. On n’y vit de rien d’autre que d’un parfum sans prix répandu à profusion. Ô vous, qui vous inquiétez peut-être de cette prodigalité, de cette perte de temps de la vie contemplative… “Pourquoi gaspiller ainsi ce parfum ? On aurait pu le vendre 300 deniers, et les donner aux pauvres”. Que ne faites-vous, en réparation, pour une telle pensée, une large aumône à celles-là dont toute la vie est de s’immoler pour le pardon de vos fautes aux pieds de Celui qui leur a pardonné ? » (555). + Musique + 11a les pauvres L’amour de Jésus pour les pauvres Comme en réponse à la préoccupation des disciples pour les pauvres, en →Bach Passion, Jésus souligne lui aussi le mot Armen par un intervalle de 7e diminuée. 12 pour me mettre au tombeau Perspective musicale de l’ensevelissement Pour représenter l’ensevelissement, →Bach Passion fait descendre la mélodie et le quatuor qui l’accompagne dans une tessiture grave. Grâce à des chromatismes, un aspect ténébreux s’installe sur le mot begraben (« enseveli »).

13 Additions →Bach Passion introduit deux pièces après cette deuxième parole de Jésus : Récit Du lieber Heiland « Ô mon Sauveur bien-aimé, quand tes disciples insensés se querellent, parce que cette pieuse femme prépare avec des aromates ton corps pour la tombe, laisse-moi au contraire verser les larmes de mes yeux sur ta tête, comme un parfum. » Air Buß und Reu « Contrit et repentant se brise en deux le cœur pécheur. Que les gouttes de mes larmes se changent pour toi, fidèle Jésus, en agréables aromates. Contrit et repentant se brise en deux le cœur pécheur. » L’idée dominante est celle de l’amour contrit, et les larmes qui l’accompagnent sont illustrées par le mouvement descendant des flûtes dans le récit, ainsi que leur staccato sur le mot Tropfen (« gouttes ») dans l’air. 13a Amen je vous dis Vérité et universalité en musique Par un grand arpège descendant, au caractère solennel, →Bach Passion souligne la vérité que Jésus révèle (Amen ich sage euch), puis la grande montée qui suit sous-entend le caractère universel de la proclamation de l’évangile. + Danse + 10b la femme Glorifiée →Neumeier Passion • Les mains ouvertes des disciples, de leurs doigts étendus, forment mandorle autour de « la » femme, qui se retrouve au centre d’une composition symétrique. Viennent à l’esprit certaines images de l’Assomption, Marie glorifiée entourée d’anges. 11 Soulignement de cette parole de Jésus →Neumeier Passion • La parole de Jésus est amplifiée par les bras des Personnes largement étendus, en symétrie, à chaque extrémité de la table. 12 pour me mettre au tombeau Prophétie visuelle →Neumeier Passion • Les mains de Jésus miment le mouvement d’un corps que l’on tourne pour le baigner de parfum. • Toute de compassion, la Femme de Béthanie, déposée par les Personnes derrière Jésus, se met à bercer le Christ assis sur le sol, replié sur lui-même. 13 →Neumeier Passion Pendant le récit : un surprenant pas de trois • Sous l’œil des fidèles de Jésus, un très lent et étrange pas de trois se développe, en fort contraste avec la fluidité de la musique : deux disciples et l’une des femmes de la suite de Jésus s’avançant d’abord comme en apesanteur, continuent par des bonds, puis élaborent lentement des figures d’équilibre disjointes, groupés à deux ou à trois. — Compositions épaisses, statiques et archaïques comme certaines compositions de Gauguin. Loin d’illustrer la musique (qui appellerait bien un gracieux solo sur pointe), en intrigant le regard, elles obligent à écouter. • Ils terminent en cheminant à même le sol, enchevêtrés, donnant à lire le chagrin et la contrition, figurés par les phrases musicales descendantes — goutte à goutte des larmes. Sur l’air : accablante prophétie de la souffrance de la crucifixion • Pendant cet air, Jésus s’éloigne de la Femme et s’avance vers le podium rouge du Golgotha. (Il n’a pas part à cette prière de repentir, mais doit l’entendre.) • Les deux Personnes s’assoient sur le banc-table. À la fin de l’air, Jésus est revenu, et s’est blotti entre les bras de la Femme, comme descendant en lui-même avant de regagner les siens : Image de pietà, prophétie visuelle de la croix. • Les Personnes viennent le relever, tenant ses bras écartés en croix, tout en formant dôme au-dessus de sa tête et de leurs bras un large triangle autour de sa tête, ils le font avancer en un lent pas de trois vers la salle ;

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• À la fin de l’air la Femme est prosternée vers lui. • Quant aux trois autres danseurs, relevés, ils essaient d’imiter la Trinité, avançant ensemble les bras levés vers le ciel, mais leur figure ne tient pas : les bras de l’un retombent, l’autre s’efforçant de les relever. 13a Amen je vous dis Soulignement de cette parole de Jésus →Neumeier Passion • Les Personnes accompagnent « partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait » en donnant à voir une large croix de leurs bras étendus. + Cinéma + 10b Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Développement : Judas-Jésus • →Pasolini Matteo : Les reproches aux disciples de Mt deviennent un faceà-face, ce que soulignent les gros plans sur les visages. Addition : accusation implicite de vol ? • →Stevens Story : Lui confisquant le flacon, Judas demande à la femme où elle a trouvé l’huile. Devant son silence, Judas change de cible et adresse son reproche à Jésus : tu laisses gaspiller un tel parfum ! Dédain du disciple, tendresse de Jésus • →van den Bergh Matthew montre successivement le visage de Jésus en gros plan, la réaction dédaigneuse de Judas en plan américain, et à nouveau le visage de Jésus. Celui-ci prend dans ses mains celles de la femme qui caressaient ses cheveux lorsqu’il commence à expliquer le sens de son geste. 12 pour me mettre au tombeau Prolepse générale • →Pasolini Matteo : Comme le texte de l’évangile (*pro12), la scène anticipe — de façon visuelle — les thèmes à venir : le drap blanc l’ensevelissement, les poutres en bois la crucifixion, la tablée la Cène et les cordes terminées par un nœud la pendaison de Judas. Prolepse développée : ensevelissement mimé par les femmes • →Stevens Story : La femme reprend le parfum des mains de Judas et se place derrière Jésus. Elle retire le châle qui couvrait sa tête, et tandis qu’un

gros plan isole la tête de Jésus sur la droite du cadre et vient souligner ses paroles (« Elle me prépare pour ma sépulture »), elle oint sa tête. Jésus lève vers le ciel des yeux brillants. En arrière-plan, deux femmes se rapprochent lentement, qui tiennent un grand drap blanc. Elles en revêtent Jésus. Après l’ensevelissement, le début de la scène suivante annonce la résurrection : Jésus sort de la maison. Deux volets d’une porte en bois sont ouverts (anticipant la pierre roulée) devant Jésus filmé de dos, et le dévoilent à la foule. Celle-ci recule lentement et lui laisse un passage. Détail • →van den Bergh Matthew : Pendant que Jésus prononce ces paroles, un homme apparemment rendu joyeux par le vin prend le flacon de parfum, s’en verse sur le doigt et s’amuse avec. Détail significatif qui annonce qu’on ne verra pas l’embaumement de Jésus ? 13 Antithèse entre la femme et Judas • →Olcott Manger : Ces paroles de Jésus ont un grand effet sur Judas, qui quitte précipitamment le repas le visage sombre. Il se lève, marquant sa rupture avec Jésus, assis, et avec la femme, accroupie. Jésus baisse tristement la tête tandis que la femme le remercie ; les disciples suivent Judas du regard, puis se tournent à nouveau vers Jésus qu’ils ne semblent pas comprendre. *pro14-15 Diabolisation de Judas • →Pasolini Matteo : Visible par ses vêtements derrière le visage de Jésus en gros plan, la femme se tient debout, protégée autant par ses paroles que par son corps. En réponse, Judas cède au tentateur. Gonflé d’orgueil, piqué par la jalousie, il se lève, visage en contre-plongée devant le ciel lumineux, défiant Dieu et l’autorité de Jésus. Ce point de vue avait été utilisé pour filmer le démon après le baptême. Le figuier desséché intégré dans ce même plan renforce encore le rapprochement avec la scène des tentations au désert (*cin6-13). C’est à ce moment que véritablement « le démon entre en lui » (Jn 13,27). →Images de Judas au cinéma Tendresse de Jésus • →van den Bergh Matthew : Jésus prononce ces paroles en tenant les mains de la femme près de son menton, et lui souriant. En arrière-plan brûle un grand brasero. 13b évangile →Utilisation des évangiles au cinéma



26,14-16 Judas va « livrer » Jésus Texte + Vocabulaire + 14 Iscariote Origine géographique En hébreu ’îš qeriyyôt « homme de Keriot », village al-Kureitein à 16 km au sud d’Hébron ; peut-être mentionné dans Jos 15,25 (semblablement ’îš ṭôb « les hommes de Tob » [2S 10,6.8 est translittéré Istôb dans G ; cf. →Josèphe A.J. 7,121 Istobos). Mais alors l’Iscariote serait le seul disciple non originaire de Galilée ? Ont également été proposées les significations « homme de Jéricho/d’Issachar/de Corées » (cf. →Josèphe B.J. 1,134 ; 4,449), « homme de Sychar », etc. Origine politique Le mot pourrait être une transcription avec métathèse du grec sikarios et du latin sicarius « assassin, bandit », d’après sica (le court sabre des Thraces), désignant un zélote, combattant durement l’occupation romaine (p. ex. Abba Siqra, neveu de Yohanan ben Zakai et chef pendant la grande révolte : →b. Giṭ. 56a). En →m. Neg. 12,1, ’skry’ désigne un « point d’observation », pour espionner.

Titre dépréciatif En hébreu ’îš šeqer « homme de mensonge », ou ’îš šākûr « homme saoul » (le syriaque de Mt 26,14 porte la consonne kaf et non quf). Origine professionnelle Dérivé de l’araméen sqr « teindre » (cf. →m. Bek. 9,7) : Judas était-il teinturier ? On a également proposé : « trésorier », « roux », etc. L’identification géographique est aujourd’hui la plus admise. 15c pesèrent Mot équivalent Idiome Le verbe estêsan (litt. « placer, poser ») avec de l’argent comme son objet direct a le sens « peser » ou « payer » ; plutôt que « fixer, convenir » également possibles (cf. V et S ; Ac 17,31) ; peut-être aussi Ac 7,60. Origine La phrase date de la période avant l’introduction de la monnaie, quand payer avec de l’argent voulait dire poser des morceaux du métal sur une balance. Dans G le même verbe rend l’hébreu yišqelû : G-Is 46,6 ; G-2Esd 8,25-26.

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+ Grammaire + 15b que moi, je vous le livre Proposition consécutive ou finale : pour que je vous le livre. 15b moi Nuance Concessive = moi-même, tout disciple que je sois. Explicative = moi, qui puis seul vous tirer d’embarras. 15c trente pièces d’argent Pluriel emphatique Mt (*bib15c) change le sg. de Za (trente [en monnaie] d’argent) en un pl. (trente [pièces] d’argent), peut-être pour rendre plus expressif le décompte de la somme dérisoire.

16 une opportunité NARRATION Suspens Il s’agit probablement d’un moment où Jésus ne sera pas en public (cf. Lc 22,6). Judas et les ennemis de Jésus sont aux aguets et le lecteur bénévole dans l’appréhension. 16.18d une opportunité + Mon temps est proche — COMPOSITION Écho antithétique Judas cherchait un moment propice, une opportunité (v.16 eukairian). Jésus sait que le moment (ho kairos) est venu. Aux préparatifs de Judas qui cherche « une occasion favorable » correspondent les préparatifs des disciples qui obéissent au Maître dont « l’occasion est proche », « le temps est presque là ». On touche au sommet dramatique de toute l’action publique de Jésus. *syn18d

Contexte + Milieux de vie +

+ Procédés littéraires + 15b Que voulez-vous me donner MŒURS Corruption Elle est assez fréquente dans l’Antiquité (Ac 24,26 ; →Josèphe Vita 73). 14-16 NARRATION Effet sur le lecteur : suspens L’initiative de Judas brusque le cours des événements contrairement au désir des grands prêtres mais conformé15b je vous le livre ANTHROPOLOGIE But ment à la parole de Jésus. Désormais, Byz V S TR Nes poursuivi par Judas ? Son but est historiJésus est sous la menace d’être arrêté : quement aussi difficile à comprendre l’auditeur ou le lecteur de ce récit va 14 Alors, s’étant rendu chez les grands V que son nom (*voc14) : donc assister à ses derniers actes et princes des prêtres, l’un • Goût du lucre, comme pourrait entendre ses dernières paroles des douze, appelé Judas Iscariote, l’indiquer la rédaction de Mt liant d’homme libre, avec une attention VS Scarioth, cet épisode aux protestations de particulièrement vive. En même gaspillage des v. précédents temps, commence ici — entrelacé au (*syn15b ; *jui15b) ? récit des derniers jours de Jésus — 15 a V Sleur dit : • Impulsion d’un moment ? celui des derniers jours de Judas, b — Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le • Rancune pour quelque indélicaparticulièrement développé par Mt. livre ? tesse imaginaire ou ambition *syn14 déçue au sein du groupe ? c Eux lui pesèrent • Désaccord théologique profond le 14-15 NARRATION Parallélisme antithéV fixèrent conduisant à dénoncer Jésus tique entre personnages En très fort S promirent trente pièces d’argent. comme un faux messie juste après contraste avec le geste de la femme l’onction subversive faite par la qui dépense avec munificence pour femme ? Jésus, un de ses apôtres travaille 16 Et de ce moment il était en quête d’une opportunité • Enthousiasme mal dirigé chercontre lui pour un bénéfice appapour le livrer. chant à provoquer de force la révéremment dérisoire. lation messianique de Jésus et/ou les événements eschatologiques 14 alors NARRATION Contraste : irruption 14-16 Judas va « livrer » Jésus Mc 14,10-11 ; Lc 22,3-6 – 14 Suite à leur demande comme on le pense souvent brusque « Alors » lie explicitement Jn 11,57 – 15c trente pièces Gn 37,26-28 ; Ex 21,32 ; Is 43,24 ; Am 2,6 ; Za 11,13 ; aujourd’hui (*chr15b) ? l’onction de Béthanie à la décision de →Typologie de Jésus-Joseph ? – 15c argent Mt 6,24 ; Si 8,2 livrer Jésus. Jésus vient de manifester 15c trente pièces d’argent ÉCONOMIE le peu de cas qu’il fait de l’argent, comparé à un geste d’amour. « Alors » Quelle monnaie ? Judas va trouver les prêtres pour leur réclamer de l’argent. Faut-il croire que Litt. (*pro15c), le texte dit : trente argentés/en argent. On ignore la valeur les mots de Jésus l’ont choqué ? Qu’il n’accepte pas la mort annoncée de exacte, puisque toutes les pièces de monnaie à partir du denier sont en argent. Jésus ? *mil15b • Trente deniers constituent le salaire mensuel d’un ouvrier de l’époque (Mt 20,2). Dans ce cas-là, le parfum versé par la femme, vaut dix fois plus 15b je vous le livre SÉMANTIQUE Dérivation que la valeur accordée par Judas à la vie de Jésus (Mc 14,5). • Tandis que Judas livre le corps du Seigneur (paradidômi), • Si on pense à trente didrachmes, on aboutit au double, le prix de libération • ce dernier le donne (didômi) aux disciples (Mt 26,26-27). d’un esclave (G-Ex 21,32 arguriou triakonta didrachma). Judas réalise le programme annoncé par Jésus en Mt 26,2 : « Le fils de • S’il s’agit du sheqel de Tyr (comme en Za, *ref15c), on parvient au qual’homme est livré pour être crucifié. » *pro2b est livré ; *gra2b est livré druple (un sheqel équivaut quatre deniers) ; quatre mois d’un salaire minimal. 15c pesèrent trente pièces d’argent RHÉTORIQUE Hypotypose soulignant le motif des • La pièce la plus courante à l’époque était la tétradrachme d’Athènes. Elle pièces Le traitement SM (*syn15c) de l’allusion à Zacharie est très expressif : valait environ quatre deniers. Un denier étant le salaire d’une journée de « l’argent » étant transformé en « pièces » (*gra15c), sont ainsi littéralement travail, la somme mentionnée ici correspondrait donc au salaire de cent décomptées sous nos yeux chacune des pièces qui vont circuler tout au long vingt jours de travail. de la passion, jusqu’à finir leur course lors de l’épisode des gardes du tomLe juste prix selon la halaka ? beau de Jésus (Mt 28,12), pour faire croire au vol de son corps. • →Lagrange Matthieu « Trente sicles ou didrachmes étaient le prix fixé pour compenser la perte d’un esclave (Ex 21,32 arguriou triakonta 16 de ce moment RHÉTORIQUE Anaphore : soulignement La formule rappelle deux didrachma dôsei). C’était donc en quelque façon le prix d’un homme ; autres césures importantes du récit de Mt, soulignant ainsi l’importance de il est assez naturel que les prêtres l’aient proposé, et qu’ils aient persuadé la période qui s’ouvre avec la démarche de Judas. Cf. Mt 4,17 ; 16,21.

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à Judas qu’il ne pouvait, d’après la Loi, exiger davantage. On ne peut donc rien objecter contre le caractère historique du fait, quoique Mt y ait vu la réalisation d’une prophétie. » + Textes anciens + 14 les grands prêtres L’hypocrisie d’un prétendu religieux mêlé à des motifs irréligieux est méprisée (→Josèphe Vita 75 ; →Juvénal Sat. 2,4). 16 une opportunité Occasion favorable Chez les stoïciens, la saisie de la « bonne occasion » (eukairia) est la marque d’une convenance parfaite entre l’action du sujet et l’événement : la posséder, c’est posséder le bonheur. Le sage doit attendre le bon moment et saisir l’occasion pour coopérer avec la Divinité. + Intertextualité biblique + 15c trente pièces d’argent Motifs Vendre son frère pour de l’argent Une analogie avec la geste de Joseph et de ses frères apparaît : en Gn 37,28 Juda et ses frères décident de vendre Joseph à des marchands pour la somme de vingt pièces. *bib4 ; →Typologie de Jésus-Joseph ? Prix d’un esclave Ex 21,32 « Si c’est un esclave ou une servante que le bœuf encorne, son propriétaire versera le prix — trente sicles — à leur maître et le bœuf sera lapidé. » Jésus, comme le prophète ancien, ne vaut pas plus qu’un esclave selon ses ennemis et reçoit la mort dans cette condition assumée. Salaire jeté Après avoir raconté son expérience symbolique de berger, irrité par les autres pâtres et par les brebis même, le prophète quitte son emploi et se présente aux marchands qui l’ont embauché : Za 11,12-13 « Je leur dis alors : “Si cela vous semble bon, donnez-moi mon salaire, sinon n’en faites rien”. Ils pesèrent mon salaire : trente sicles d’argent. Le Seigneur mon Dieu me dit : “Jette-le au fondeur, ce prix splendide auquel ils m’ont apprécié” ! Je pris donc les trente sicles d’argent et les jetai à la Maison du Seigneur, pour le fondeur. » L’allusion à un ancien oracle prophétique suggère qu’au-delà de l’apparent triomphe du mal, un dessein de Dieu se réalise. →Zacharie dans l’Évangile

Chez Mt : plein d’initiatives et de remords Il apparaît cinq fois (Mt 10,4 : nommé pour la première fois, immédiatement identifié comme l’agent de l’arrestation de Jésus, le « donneur » ; Mt 26,1416 : donnant ; Mt 26,25 : stigmatisé par Jésus ; Mt 26,47-50 : conduisant l’arrestation ; Mt 27,3-10 [SM] : se suicidant). Mt insiste donc sur sa cupidité mais aussi sur son remords. Le récit de sa mort affreuse rapproche alors son destin de celui d’Ahitophel qui trahit jadis un premier messie, David (2S 17,23). // Mc : sans motif Alors que chez Mt Judas cherche une récompense, Mc ne donne aucune explication quant à la motivation de Judas. // Lc–Jn : possédé Mt n’associe pas Judas aux forces obscures de Satan comme Lc 22,3-4 ou Jn 13,2.21-30. // Mc–Lc : en connivence avec les chefs religieux Chez Mt Judas mène presque exclusivement le jeu : il est à l’initiative d’une négociation, demande à être payé, et il est payé sur le champ (ce qui lui permettra de chercher à rendre l’argent en signe de repentir : Mt 27,3-10), dans une transaction quasi commerciale. La mention par Mc-Lc de la joie des grands prêtres est omise par Mt. // Jn : cupide Le motif de l’appât du gain paraît assez clair lorsque les prêtres lui pèsent une à une les trente pièces. On retrouvera l’argent autour de la tombe de Jésus et du prétendu vol (*pro15c ; *bib15c). Jn 12,6 insiste aussi sur l’âpreté au gain de Judas. 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? // Mc–Lc • Là où Mt use d’une parole en style direct — permettant d’insister sur le motif financier de Judas — Mc 14,10-11 et Lc 22,3-6 se contentent d’un sommaire narratif. • Mc et Lc ne présentent pas non plus le motif des trente pièces. 15c trente pièces d’argent Précision SM L’allusion à Za n’est pas une invention de Mt : elle est pleinement citée en Mt 27,9-10 dans le récit du suicide de Judas, récit que Mt n’invente pas, mais reçoit. *bib27,9-10 + Liturgie +

15c argent Thème : l’amour de l’argent • Qo 5,9 « Celui qui aime l’argent n’est pas rassasié par l’argent. » • 1Tm 6,10 « La racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent. Pour s’y être livrés, certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de tourments sans nombre. » + Littérature péritestamentaire + 15b je vous le livre Motivation féminine Des traditions apocryphes coptes (p. ex. →Év. 12 apôt. [cop.] 5) assurent que c’est la femme de Judas qui poussa son mari à trahir Jésus. 15c trente pièces Prix de vente de Joseph corrigé • →T. Gad 2,3 présente une correction probablement chrétienne qui chiffre le prix de la vente de Joseph par Juda et Gad à trente (pièces d’or) et non pas vingt sicles d’argent (Gn 37,28). Les deux frères en cachèrent dix et n’en montrèrent que vingt aux autres fils de Jacob. *bib15c

Reception + Lecture synoptique + 14 Judas Iscariote À travers les quatre évangiles : l’ami devenu traître Pour toute la tradition évangélique, Judas Iscariote, au nom si énigmatique (*voc14), est l’un des douze, celui qui livre Jésus, agissant en accomplissement des Écritures (→Judas damné ou sauvé ?).

26,14–27,66 TEXTE Évangile du dimanche de la passion de l’année A (→LD 101-103). + Tradition juive + 15b Que voulez-vous me donner ? L’appât du gain était conçu comme l’une des tentations principales dans bien des milieux juifs anciens. →CD-A (4,1419) le décrit comme un des filets utilisés par Satan pour attraper même les fils de la lumière (cf. Lc 22,3 qui évoque l’entrée de Satan en Judas avant son conciliabule avec les notables du Temple). + Tradition chrétienne + 14-16 Interprétations polémiques de la livraison par Judas Antijudaïsme • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,41 « Judas représente les Juifs qui recherchaient les choses de la chair et du monde […] et ne voulurent pas du Christ. » • →Jos. Arim. 1,3 parle de « deux drachmes d’or » données chaque jour à Judas par les Juifs pendant les deux ans où il suivit Jésus. Le récit met ainsi en valeur leur complicité depuis le commencement. • →Josèphe B.J. (slavon) 2,9,3bis : Les scribes juifs paient trente talents à Pilate pour qu’il fasse arrêter et crucifier Jésus. • →Rupert de Deutz Glor. flétrit Israël désobéissant dont Judas ne fait que porter l’iniquité au comble (10,378 ; cf. Mt 23,32) et prononce trente malédictions contre Judas, une pour chaque pièce (10,411-441). Les caractéristiques « juives » prêtées à Judas dans les images et dans les représentations théâtrales populaires cultivèrent l’assimilation de tous les Juifs à son cas.

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→Judas Iscariote : fortune littéraire Polémique anticléricale ou interconfessionnelle chrétienne • →Érasme Par. Matt. 132 fustige les chefs religieux emportés par leurs interprétations de circonstance, qui finissent par trahir et livrer Jésus aux princes de ce monde. Dans le contexte de la lutte des Germains contre l’âpreté au gain de l’Église romaine : • →Luther Tischr. 605 (WA TR 1,285) ; 3749 (WA TR 3,588-589) : Judas était en réalité le pape, car le pape aussi faisait main basse sur le tronc commun (cf. →Musculus Comm. Matt. 543). 14 chez les grands prêtres Contraste dramatique entre les grands prêtres et Jésus • →Origène Comm. Matt. 78 « [Judas alla trouver, pour trahir] l’unique prince des prêtres qui a été “consacré prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech” (Ps 110,4), tous les princes des prêtres et adversaires de l’unique grand prêtre, afin de leur vendre à prix d’argent celui qui voulait racheter le monde entier » (187.17 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,442). 14 l’un des douze Indice de la véracité de l’Évangile • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 « [Les évangélistes] ne cachent rien de ce qui peut les humilier ; et cependant ils auraient pu dire simplement qu’il était du nombre des disciples » (727.3). L’élection divine n’est pas une prédestination fatale • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi le Seigneur a-t-il voulu choisir un méchant et un traître ? […] Il voulait indiquer qu’il ne condamne ou ne sauve personne en raison de sa prédestination, mais en raison de sa justice présente. De sorte que si quelqu’un était condamné en raison de sa prédestination, on ne le lui imputerait pas. Ainsi était-ce pour la consolation des hommes : en effet, il savait que, dans l’avenir, beaucoup seraient égarés dans leurs choix […]. Une autre raison peut être que personne ne soit blâmé pour le fait qu’il y ait un méchant, puisqu’il y eut un méchant dans le premier collège. » 14 Judas Iscariote Pas l’autre Judas • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Parmi les disciples, deux portaient ce nom, et cependant un seul fut mauvais, ce qui signifie que certains qui confessent Dieu sont bons, et certains, mauvais » (cf. →Origène Comm. Matt. 78 [186.21]). *syn14 Étymologie • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,435 « J’ai lu que Scarioth, selon l’interprétation hébraïque, devait être appelé “qui a été étouffé par quelqu’un”. Et s’il en est ainsi, on peut trouver une grande convenance de son nom, même si c’est par prophétie, à l’issue de sa mort, puisqu’il se pendit, et mourut étouffé. » *voc14 ; →Judas Iscariote : fortune littéraire 15b Que voulez-vous me donner ? Mépris de Judas pour son maître • →Jérôme Comm. Matt. « Malheureux Judas ! La perte qu’il croyait avoir subie pour le parfum répandu, il veut la compenser par le prix tiré de son maître. Et cependant il ne réclame pas un prix déterminé, ce qui donnerait à sa trahison l’apparence de lui avoir été tout au moins profitable, mais comme s’il livrait un vil esclave, il laisse l’offre à la discrétion des acheteurs » (= →Raban Maur Exp. Matt. 685.25 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,446 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Lui qui n’a pas réfréné sa cupidité tombe dans la trahison. […] Ce fut une grande présomption que de livrer le Christ, lui qui savait tout. De même, Judas parle comme quelqu’un qui a une mauvaise opinion de Dieu, car lorsque quelqu’un veut vendre quelque chose qu’il aime, il lui propose un prix ; mais lorsqu’il a quelque chose dont il veut se débarrasser, il dit : “Donnez-moi ce que vous voulez” ! » Avertissement contre le vice de l’avarice • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,3 « [Judas] était chaque jour en la compagnie de celui qui n’avait pas où reposer sa tête (Mt 8,20) […] mais cela ne le rendit pas sensé. Alors comment, toi, t’attendrais-tu à échapper

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à cette maladie [de l’amour de l’argent], à moins d’y consacrer un soin particulier et d’user d’une grande attention ? Oui, il est bien terrible, ce monstre. Mais si tu l’as décidé, tu l’emporteras » (727.52). • →Léon le Grand Serm. 47,4 (9e sermon sur la passion) « Pour l’amour de l’argent, toute affection est vile, et une âme avide de lucre n’a pas craint de périr même pour un faible gain ; aucune trace de justice ne subsiste dans un cœur où l’avarice a fait sa demeure » (3,127). →Judas Iscariote : fortune littéraire 15c trente pièces d’argent Motif unifiant l’histoire du salut depuis Abraham • →Lv. ab. rapporte une légende chrétienne selon laquelle les pièces ont été forgées par Térah pour son fils Abraham, qui les donna à Isaac. Isaac s’en servit pour acquérir un village, et le vendeur les porta à Pharaon. Pharaon les envoya à Salomon pour la construction du Temple, et Salomon les disposa en cercle autour de la porte de l’autel. Nabuchodonosor les trouva si belles, qu’il les emporta avec lui en même temps que les enfants d’Israël au moment de la déportation à Babylone. Plus tard, il en fit cadeau à des otages perses qu’il libéra, en remerciement pour des présents qu’ils lui avaient adressés. Ils les portèrent à leurs parents royaux. Quand le Christ fut né, ceux-ci virent l’étoile et prenant les pièces d’or, de l’encens et de la myrrhe, partirent l’adorer. Lors d’une étape, près d’Édesse, ils oublièrent les pièces à un puits. Plus tard des marchands les trouvèrent et s’en servirent pour acheter une admirable tunique sans couture à des bergers des alentours (qui venaint de la recevoir d’anges). Abgar le roi d’Édesse demanda à ces marchands s’ils n’avaient rien à lui vendre, qui convînt à un roi. Ils lui montrèrent la tunique, qu’il acheta. Il leur demanda d’où ils la tenaient et ils parlèrent alors des bergers et des trente pièces qu’ils leur avaient laissées : il les fit confisquer et les envoya avec la tunique, en remerciement pour la guérison qu’il avait obtenue de lui. Le Christ conserva à son usage la tunique, et fit porter les trente pièces au trésor du Temple. C’est avec elles que les grands prêtres payèrent Judas. Selon d’autres récits, elles furent données aux frères de Joseph quand ils le vendirent comme esclave, apportées par les mages à l’enfant Jésus, etc. Plus que pour Joseph • →Jérôme Comm. Matt. « Joseph, contrairement à une interprétation fréquente qui se réclame des Septante, ne fut pas vendu vingt pièces d’or, mais, suivant la Bible hébraïque, vingt pièces d’argent : l’esclave ne pouvait valoir plus que son maître » (= →Raban Maur Exp. Matt. 685.29 ; →Sedulius Scotus In Matt.). *ptes15c ; *bib15c ; →Typologie de Jésus-Joseph ? Interprétation numérologique • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,41 « Que le Seigneur fut vendu trente pièces d’argent signifie que, par Judas, les Juifs iniques, poursuivant les biens de la chair et de ce monde, qui sont du domaine des cinq sens, rejetèrent le Messie. Or, parce que le crime fut accompli au sixième âge du monde, cela est signifié par les six fois cinq pièces, prix de la vente du Seigneur. […] De plus, comme la parole du Seigneur est dite d’argent (Ps 12,7), mais qu’eux ont compris la loi d’une manière charnelle, ils ont retenu l’image de la principauté terrestre, frappée dans l’argent, et le Christ a été perdu. » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,461 « Il est acheté avec autant de pièces d’argent qu’il a parcouru d’années en ce monde jusqu’à son baptême. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce nombre se compose de cinq et de six ; ainsi cinq fois six donnent trente. Par cinq, sont indiqués les livres de Moïse, ou bien les réalités temporelles qui sont soumises aux cinq sens. Ainsi est-il indiqué que le salut arriverait au sixième âge après la Loi de Moïse. » 16 en quête d’une opportunité Aujourd’hui encore • →Origène Comm. Matt. 78 « […] après la Cène, lorsqu’il se fut retiré dans le jardin de Gethsémani. Et vois si aujourd’hui encore ce n’est pas cette même occasion favorable que cherchent les traîtres du Verbe de vérité, ceux qui veulent trahir le Christ, Dieu, le Verbe, dans les temps de

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persécution des chrétiens, quand la foule des croyants ne se tient pas autour du Verbe de vérité » (188.16). Pourquoi ? • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Afin d’accomplir son crime plus facilement et de manière plus cachée, comme c’est le cas de ceux qui pèchent (Jb 24,15 ; Jn 3,20). » 16 pour le livrer Péché par action • →Maxime le Confesseur Theol. oec. 3,43 « Si nous désirons être nommés et être enfants de Dieu, efforçons-nous de ne pas trahir le Verbe par les passions, comme fit Judas, ou de ne pas le renier, comme fit Pierre. Car cesser de faire le bien par peur est un reniement du Verbe. Mais le péché commis en acte et l’impulsion vers le péché sont une trahison » (133).

+ Mystique + 15b Que voulez-vous me donner Vaine discussion sur le prix • →Romanos le Mélode Hymn. 33,14 « L’impie, levant les pieds, a passé dans le camp du crime et a rejoint le clan meurtrier ; en livrant le Christ comme un étranger, il tombe dans la misère. “Que voulez-vous me donner” ? dit-il à ceux qui veulent acheter le sang de l’immuable Vivant. Écoute, terre, et frissonne ! Mer, hâte-toi de fuir ! On négocie le meurtre, on discute le prix de celui qui n’a pas de prix, l’égorgement du dispensateur de la vie. Grâce, grâce, grâce pour nous, toi qui supportes toutes les fautes, qui attends tous les repentirs ! » (4,85-87). *litt15c Vente par trahison • →Bonaventure Lignum 17 « À qui veut considérer avec piété la Passion du Christ, la perfidie du traître se présente en premier ; il fut rempli du poison d’une telle fourberie qu’il trahit son Maître et Seigneur ; il fut embrasé par la flamme d’une telle cupidité qu’il vendit le Dieu très bon pour de l’argent et qu’il échangea le précieux sang du Christ contre un vil prix » (45). →Judas Iscariote : fortune littéraire + Théologie + 14-16 THÉOLOGIE FONDAMENTALE Aveuglement du cœur d’un disciple Crédibilité de la Révélation La trahison de Judas, l’un des propres disciples de Jésus, atteste de la véracité et de la non-falsification des événements de la passion du Christ (*chr14 l’un des douze ; cf. →Jean Chrysostome Hom. Matt. 80,2 [727.9]). Inconnaissance naturelle Cette action ne révèle pas de « l’inconnaissance » naturelle qui habite le cœur du disciple devant la grandeur du mystère du Christ et de sa mission, et qui rejoint l’ignorance profonde face au mystère de Dieu. C’est la condition métaphysique de la foi, une connaissance indirecte et limitée. *theo3646 CHRISTOLOGIE ; →Apophatisme chrétien. Aveuglement dû au péché contre la foi L’apophatisme n’a pas conduit d’autres disciples à la trahison. La différence entre Judas et les autres apôtres se situe au niveau de la foi, de la confiance en Jésus quand il manifeste ce qui n’est pas évident ni accessible à la connaissance humaine. La trahison de Judas relève de l’aveuglement causé par le péché. *theo20-25 ; →Judas damné ou sauvé ? THÉOLOGIE HISTORIQUE Personnage de Judas et antijudaïsme →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt Dans les évangiles (*syn14), Judas, l’un des douze, devient une figure de plus en plus négative au fil des rédactions : la figure du « traître », pas forcément originelle, se complexifie peu à peu. La légende noire, renforcée par bien des commentaires patristiques, à l’exception notable d’Origène, est aggravée par le traitement du suicide du personnage, définitivement condamné par Augustin. À des fins d’édification, le traître est alors logiquement maudit. Les légendes médiévales ne font que noircir le tableau, et mettent en communication l’antijudaïsme théologique chrétien et l’antisémitisme païen jamais disparu.

Avec l’avènement moderne de l’individualisme et l’exaltation romantique de la destinée personnelle, la figure de Judas redevient une énigme ; la critique historique vient ouvrir de nouvelles perspectives, souvent psychologisantes ou moralisantes, et adoucir le destin du personnage. La recherche se tourne vers les sciences politiques, notamment dans les tentatives d’élucidation de motivations supposées du disciple. Et c’est assez naturellement que la littérature générale vient au secours des nombreuses lacunes des sources, construisant bien des romans contemporains autour du personnage. Quoi qu’il en soit, le résultat est là : tantôt complice, tantôt contestataire, le personnage de Judas redevient pleinement humain. →Judas Iscariote : fortune littéraire Reste alors le problème théologique : comment penser aujourd’hui Judas coupable ? Karl Barth au terme de ses travaux sur la figure du réprouvé dans le NT reste sur le seuil de la condamnation. Pour lui, le jugement a été entièrement déversé sur le crucifié (*theo27,50 ; →Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ?). Malgré les apories des témoignages apostoliques et la mise en place progressive de la légende, Judas est devenu une figure de l’humanité livrée à la contingence humaine (→Judas damné ou sauvé ?). En fin de compte, le jugement final sur le cas de Judas appartient à Dieu seul (*theo1416 THÉOLOGIE FONDAMENTALE ; *theo20-25). + Philosophie + 14 Judas Iscariote Figure philosophique Admirateur, imitateur, traître • →Kierkegaard Indøvelse « Qui peut, proprement, si l’on a quelque connaissance de l’homme, douter que Judas était un admirateur de Christ ! Et Christ, au début de sa vie, avait beaucoup, beaucoup d’admirateurs. L’admiration a aussi voulu étendre ses filets sur lui, pour pouvoir en faire son profit. Mais de même qu’une plante, par nécessité interne, se déploie, de même sa vie fut le déploiement de la vérité ; […] et à l’heure de régler les comptes, il trouva, dans l’époque qui autrefois l’admirait, à la fin, à peu près douze imitateurs, et parmi ces douze il y en avait encore un qui n’était qu’un admirateur — ou bien, comme il est appelé généralement, un traître, à savoir Judas, qui justement parce qu’il était un admirateur devient tout à fait à juste titre un traître. […] L’admirateur est épris des grandes choses seulement avec mollesse et égoïsme ; surviennent embarras ou danger, le voilà qui se retire ; si ce n’est pas possible, il devient alors un traître pour échapper de cette façon à ce qu’il admirait autrefois. De la même façon, lorsqu’un “admirateur”, dans et par quelque chose, ou bien dans et par quelqu’un a vu et attendu quelque chose de grand, tout, et qu’il découvre que l’occasion ne se présente pas, oui et que la personne intéressée elle-même est celle qui la gâche (comme c’était effectivement le cas avec le Christ qui “voulait sa propre perte”), alors l’admirateur devient impatient, il devient traître » (293). Kierkegaard annonce ici la thèse girardienne du désir mimétique (*phi3-5 : Girard). Nécessité de la trahison de Judas ? • →Heidegger Freiheit « Que Judas dût trahir le Christ, voilà ce que ni lui-même ni aucune créature n’aurait pu changer, et cependant il a trahi le Christ, non point contraint, mais de plein gré et en toute liberté » (182). • →Leibniz Discours 30 « Mais, dira quelqu’autre, d’où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse est aisée, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n’est que possible dans l’idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question il n’y a point de réponse à attendre ici-bas, si ce n’est qu’en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé bon qu’il existât, nonobstant le péché qu’il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pécheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres façons possibles » (79-80).

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• →Marin Sémiotique 2,1 « La mort de Dieu est nécessaire et impossible : il faut donc que quelqu’un rende ce nécessaire possible ; comment ? Par l’acte aléatoire de la traîtrise. Le traître est nécessaire pour rendre possible ce nécessaire par la contingence de son acte. […] L’incitation fortuite et comme extérieure du traître […] effectuera ainsi l’échange des pôles contraires de l’antinomie fondamentale (Éternel vs Mortel) en échangeant leurs signes et leurs valeurs » (106, 109). 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Judas n’est pas l’archétype du coupable • →Kierkegaard Frygt « Et pourtant, il n’est pas un voleur de temple, condamné aux travaux forcés, qui soit un criminel aussi vil que l’escroc du sacré, et Judas, qui vendit son maître pour trente deniers, n’est pas plus méprisable que le trafiquant d’actions héroïques » (155).

+ Littérature + 14-16 Livraison Poussé par le diable • →Gréban Passion : Le complot de Lucifer et de ses démons, parallèle à celui des grands prêtres, trouve en la personnalité de Judas, avare et méchant, le parfait instrument pour livrer Jésus. Cependant, les démons ne tirent pas toutes les ficelles : ils ne font qu’exciter les passions humaines dans le sens qui leur convient. « Sathan : Ce Jhesus a un disciple / qui se fait appeler Judas ; / oncques nul jour le roy Midas / ne fut plus remply d’avarice / […] Si mauvais qu’il ne vault denier, / le plus traistre qui puisse naistre, / et brief il n’ayme point son maistre, / mes tousjours en murmure et hongne. - - Lucifer : Ha ! que c’est bien nostre besogne ! / - - Sathan, il fault qu’on le batisse / si bien que son maistre trahisse / et le vende a bons deniers secs » (v.17441-17456). Judas lui-même n’est pas dupe. Lors de la Cène, une intervention de Sathan pousse Judas à faire sa besogne et Judas réplique : « le deable me pourmaine et guide, / il est mon ducteur et ma guide / et j’obeys a ses commandz : / mon ame et mon corps luy commande / comme du fait le droit motif » (v.18270-18274). Par avarice • →Gréban Passion présente un Judas désireux de récupérer l’argent gaspillé par Madeleine à Béthanie. Ce désir devient obsession, ce qu’illustrent les fréquentes interventions du personnage, jusqu’à la trahison finale. « Jusqu’au mourir me souvendra / de cest oignement espandu » (v.1637916380). • →Pass. Alsf. souligne l’avarice de Judas en lui faisant identifier chacune des pièces par un détail de couleur, d’usure (v.3198-3225). Judas deviendra au fil des siècles le type même de l’avare, p. ex. →Judas Iscariote : Vincent de Paul. Par méchanceté • →Hugo Fin (« Le gibet : Caïphe en contemplation ») : Un dialogue entre Caïphe et celui qui « l’assistait dans les choses civiles », Rosmophim de Joppé, alors qu’ils cherchent un traître qui leur livrerait Jésus, concentre sur le disciple tous les traits négatifs accumulés par les évangiles : « C’est lui que dans la bande on charge des dépenses ; / Quand on voyage, il compte avec les hôteliers ; / Les autres semblent fiers de porter leurs colliers ; / Lui seul a l’air d’un loup parmi des chiens ; sa voie / Est obscure ; à Naïm, une fille de joie / Avait, avec du baume et des parfums, lavé / Les pieds du maître, un peu meurtris par le pavé ; / Cet homme s’emporta contre elle jusqu’à dire : / — Tu viens de perdre là pour vingt deniers de myrrhe ! / Et Caïphe répond : — C’est l’homme qu’il faudrait. / — Oui, reprend Rosmophim, il est jaloux, secret, / Triste, oblique, inquiet, solitaire, économe. / Prince, tu désirais savoir comme on le nomme. / Je l’ignorais le jour où tu le demandas. / Je le sais aujourd’hui. — Quel est son nom ? — Judas » (826). Par piété religieuse • →Schmitt Pilate : Yehoûdâh n’est pas un traître, mais un fidèle inconditionnel, dont la foi est même plus ardente que celle de Yéchoua. C’est Yehoûdâh qui persuade son ami qu’il est bien le Christ : « Ne te voile pas la face, Yéchoua […] : tu es […] le Fils de Dieu » (57). La ferme conviction

de Yehoûdâh s’explique par sa connaissance des textes sacrés : « [Yéchoua] retrouvait dans des détails absurdes de mon existence la réalisation de ce qu’avaient annoncé Élie, Jérémie, Ézéchiel ou Osée » (58). C’est lui qui conseille Yéchoua : « Tu dois retourner à Jérusalem, Yéchoua. Le Christ connaîtra son apothéose à Jérusalem, les textes sont formels. Tu devras être humilié, torturé, tué, avant de renaître. Il va y avoir un moment difficile » (67-68). *mil15b ; *litt25bc ; →Images de Judas au cinéma 14 Judas Iscariote →Judas Iscariote : fortune littéraire 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Les flatteurs sont comme Judas • →Bossuet Vendredi saint « [Les flatteurs] font des traités secrets dans lesquels ils nous comprennent sans que nous le sachions ; ils s’allient avec Judas : “Que me donnerez-vous, et je vous le mettrai entre les mains” ? » (64-65). Duplicité du monde • →Massillon Passion « Que voulez-vous me donner, leur dit-il, et je vous le livrerai ? Mais que peut vous donner le monde, disciple infidèle, qui puisse remplacer ce que vous allez perdre, et ce que vous aviez reçu de Jésus-Christ ? Quoi ! la gloire de l’estime des hommes ? mais votre nom était écrit dans le ciel, et il va devenir à jamais l’opprobre et l’horreur de toute la terre : le monde autorise le vice ; mais au fond, il n’estime que la vertu » (136-137). 15c trente pièces d’argent Prix de la capture, non du prisonnier • →De Quincey Judas « […] ce n’était pas le Christ qui était évalué à ce prix […] mais tout simplement le mode particulier de l’action qui permettait de surmonter les difficultés attachées à sa capture, puisque dans le pire des cas, cette occasion, une fois perdue, laisserait place à d’autres occasions. Le prix n’était par conséquent pas calculé […] en compensation de la valeur finale et définitive du Christ » (33). →Judas Iscariote : fortune littéraire + Arts visuels + 14-16 La trahison de Judas Alors que l’épisode du baiser de Judas (*vis48-49) — qui marque l’arrestation du Christ (*vis47-56) — a suscité une iconographie assez importante, celui de la trahison, sans doute en raison de la brièveté du passage et de la difficulté à le transcrire en image, ne retint qu’exceptionnellement l’attention des artistes. Moyen Âge La scène ne semble pas avoir été représentée avant le début de cette période où elle retient l’attention des sculpteurs du 12e s., à Saint-Gilles-du-Gard, Modène, la cathédrale d’Autun, la cathédrale de Naumburg, etc. L’œuvre à cette dernière touche particulièrement par l’expressivité des personnages : sans regarder Judas (*vis14), les yeux dans le vide et le visage inquiet (alors que ses conseillers juifs lui murmurent aux oreilles), le grand prêtre fait tomber une à une les pièces d’argent dans le manteau que lui ouvre Judas. La tragédie humaine n’est pas occultée par l’antijudaïsme. Plusieurs Biblia pauperum représentent Joseph vendu par son frère Juda, et David trahi par son fils Absalom, comme des types de la trahison de Judas. En peinture, la scène suscite dès le 14e s. deux chefs-d’œuvre : • Giotto (1303-1306, chapelle Scrovegni de Padoue). Le diable est représenté derrière un Judas rouquin auréolé de noir, vêtu de jaune, le nez proéminent et la bourse à la main, pour mieux signifier l’emprise progressive du mal et de la haine ; • Duccio di Buonisegna (1308-1311, Sienne) place au centre de sa composition l’échange des pièces d’argent. Renaissance Rares sont les peintres qui s’essayèrent à représenter cette scène, hormis dans des ensembles (Fra Angelico, Armadio degli argenti, 1450, Florence), des cycles (Dirck Barendsz, 1580, Paris) et des illustrations de bibles (Petrus

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Comestor, Bible historiale, 1372 ;  Hesdin d’Amiens, Biblia pauperum, 1450). Époque moderne Le renouveau des illustrations de bibles et de cycles iconographiques favorisa quelques représentations : • Alexandre Bida (1874) ; James Tissot (1886-1894, Brooklyn). Cependant, rien dans ces rares représentations qui insistent sur l’échange des pièces d’argent comme signe visible de la trahison n’est spécifiquement issu du récit de Mt. Il est impossible de différencier de ceux de Mc, Lc et Jn — à l’exception de la précision du nombre de pièces, qui n’apparaît que chez Mt (*syn15c), et de l’emprise de Satan sur Judas, absent en Mt (*syn14). 14 Judas Iscariote Le traître en peinture L’image « traditionnelle » d’un Judas maléfique s’est mise en place au cours du Moyen Âge, puis s’est transmise jusqu’à notre époque. Antiquité et haut Moyen Âge Avant que se répande sa légende noire (→Judas Iscariote : fortune littéraire), Judas ne se distingue des autres disciples que par ses actes : prendre ou rendre les pièces d’argent, l’embrassade, la pendaison. • Au 4e s., Judas figure sur les sarcophages paléochrétiens s’ornant de scènes du NT : la Porta Maggiore à Rome ; la basilique de Saint-Maximin-laSainte-Baume ; • au 6e s., sur une mosaïque de Ravenne à Saint-Apollinaire-le-Neuf et dans le Codex purpureus Rossanensis ; • au 11e s., dans l’Évangéliaire d’Othon III et les enluminures du Sacramentaire de Rouen. Moyen Âge Au fil du temps, Judas voit sa noirceur d’âme traduite par une laideur qui l’associe directement à Satan et qui s’étend à tous les Juifs. Il est représenté dans des poses vulgaires, la main sur la hanche, le corps déjeté. Faciès Visage étique, nez crochu et traits accusés, le « faciès juif » est utilisé dans les profils : dans l’embrassade du Christ (*vis47-56), au cours de la Cène, devant le grand prêtre, alors que les autres disciples sont vus de face. Amorcé dès le 13e s., ce type ne se trouve pas systématiquement mis en place avant le 17e s., même si l’art allemand est nettement en avance dans cette représentation du Juif Judas. Chevelure Il est roux, couleur dégradante dont le Moyen Âge chrétien emprunte l’aversion à l’Antiquité égyptienne (Seth) et grecque (Typhon) comme aux peuples nordiques, Danois et Vikings ; roux de poils, tel encore le renard, animal réputé maléfique. Le nimbe de sainteté couronnant les autres disciples lui est refusé. Costume À partir du 12e s., sa robe jaune, la couleur de l’or faux, identifiera durablement l’Iscariote et sera liée par extension à tous les Juifs (d’où le triste avatar de l’étoile jaune de l’Occupation). Gestuelle Judas est peint avec une gestuelle de gaucher pour se saisir de la bourse, de la bouchée de pain (à la Cène) et pour préparer sa corde — la gauche étant stigmatisée par Jésus (Mt 25,33.41 : les boucs et les maudits à la gauche). À l’occasion, on le flanque de créatures démoniaques : un chat, le diable en personne ou des diablotins (chapiteaux du 12e s. à Autun et Saulieu). Renaissance Judas est stigmatisé de la sorte dès la Première Renaissance par : • Giotto  (1303-1305, chapelle Scrovegni, Padoue) ;  Duccio  (1308-1311, Museo dell’Opera Metropolitana del Duomo, Sienne) ; Barna da Siena (entre 1330 et 1340, Collégiale de San Gimignano) ; • Andrea Del Castagno (1445-1450, Sant’Apollonia, Florence) ; • Luca Signorelli, Communion des apôtres (1512, Museo Diocesano, Cortona). Cependant, il retrouve un visage plus humain sans tarder : • Léonard de Vinci, La Cène (1495-1498, Santa Maria delle Grazie, Milan) s’éloigne des caricatures : Judas est un noble vieillard aux traits réfléchis (*vis21-25) ; • Rembrandt, Judas repentant (1629, Yorkshire) : agenouillé au sol, les mains jointes, Judas est venu rendre les pièces d’argent.

+ Musique + 14 Judas Iscariote Caractérisation musicale du personnage • Jean-Sébastien Bach (1685-1750) ne suit pas l’accentuation naturelle du mot Iscárióth, mais brise la ligne du récitatif en mettant l’accent sur le « i », pour donner un effet de fausseté. • František Xaver Brixi (1732-1771, compositeur baroque bohémien, Kapellmeister de l’église Saint-Vitus de Prague), Judas Iscariothes, oratorio latin pour la semaine sainte (ca. 1760) : Judas, chanté par un ténor, exprime en grands airs solo ses atermoiements et son déchirement intérieur. • Edward Elgar (1857-1934), The Apostles, oratorio pour solistes, chœur et orchestre (1903) : Judas cherche à persuader Jésus de se déclarer divin et d’établir son royaume sur terre, puis succombe au désespoir. • Andrew Lloyd-Webber (1948-), Jesus Christ Superstar, paroles de Tim Rice, opéra-rock (1970) transformé en film en 1973 : Judas y tient un rôle central. →Images de Judas au cinéma : Jewison 16 Déploration de la traîtrise →Bach Passion exprime une lamentation sur Judas par un air, cette fois sans récit : • Blute nur, du liebes Herz. Ach, ein Kind, das du erzogen, das an deiner Brust gesogen, droht den Pfleger zu ermorden ; denn es ist zur Schlange worden. « Saigne seulement, toi, cœur bien-aimé. Hélas, un enfant que tu as élevé, nourri à ton sein, menace de tuer son bienfaiteur, car il est devenu serpent. » Bach souligne les mots ermorden (« tuer ») et Schlange (« serpent ») par de longues vocalises. + Danse + 14 Judas Iscariote Surgissement d’un fauve →Neumeier Passion • Judas vient brutalement arracher la femme du sol, après que Jésus s’est relevé de son embrassement. Il la balance brusquement, met un pied sur la table. Et regarde d’un profil dédaigneux la scène. • Jésus est debout à droite sur le devant, de profil, une Personne les bras ouverts penchée vers le sol devant lui, l’autre debout derrière lui — les Trois unis en une sorte de compassion transcendante devant ce qui se profile. Air • Les trois Marie disent leur douleur impuissante — renversements du buste, saccades des épaules, tournoyant, semblant bercer sur leur sein un nouveau-né, et ouvrant des bras vides vers le ciel, se désoler de sa perte… courant aveuglément — disent leur refus du supplice qui s’annonce. Tel un fauve, • Judas rôdant autour de leurs évolutions harmonieuses et désolées. Il s’éloigne un moment avant de revenir… puis d’aller s’asseoir avec tous les autres sur l’estrade au fond. + Cinéma + 14 Alors Transition cinématographique vers la scène de la trahison Transition déplacée • →DeMille King : Liant la scène des Rameaux (*cin27,11c : DeMille) avec celle de la trahison (*cin14 chez les grands prêtres : DeMille), un intertitre développe Mt 26,14-15 — qu’il prétend citer : « Et il en fut ainsi que Judas, amer… pris de panique… désespéré… tout espoir d’un royaume terrestre s’étant évanoui, trahit son Seigneur pour trente pièces d’argent. » Les manigances du futur traître sont ainsi liées à sa déception politique (→Images de Judas au cinéma : DeMille). • →Stevens Story : La trahison de Judas est imbriquée par un montage alterné dans la scène des préparatifs du repas (*cin30 : Stevens) — comme si elle en faisait partie : Judas quitte la pièce avant que Jésus n’arrive, se cache dans l’embrasure d’une porte quand Jésus passe, puis rejoint le

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Temple. Judas croise sur son chemin le personnage du « Dark Hermit » : vieil homme au crâne dégarni et barbe blanche, figure de Satan. Il est apparu pour la première fois dans le film pour tenter Jésus au désert. La caméra s’attarde ici sur son visage, dans l’ombre, les yeux tournés vers la droite : étrange insistance sur une immobilité qui suggère l’importance de son action à venir. • →Gibson Passion : La préparation chez les grands prêtres de l’arrestation est intercalée dans le récit de l’agonie (*cin42a). Transition respectée • →Pasolini Matteo lit bien l’ambivalence chronologico-logique du tôte matthéen (*cin3a) : la scène de la femme au parfum est directement cause de la suivante. Judas s’est désolidarisé du groupe. En courant pour quitter Béthanie, il descend la colline, s’engouffre dans la vallée déjà animé par l’intention de livrer son maître aux grands prêtres. • →van den Bergh Matthew : Le feu sert d’élément de transition : le grand brasero de Béthanie devient un petit brasero, dans une pièce où vient d’entrer Judas. *pro14 Cadre temporel imaginé De nuit, dans le secret • →Stevens Story : Caïphe est assis dans une grande pièce sombre éclairée par une bougie. Judas reste dans l’embrasure de la porte et déclare dans l’obscurité qu’il est un « ami de Jésus de Nazareth ». Il est introduit à Caïphe par un prêtre qui sort lui aussi de l’ombre. La suite de la scène est filmée en plan rapproché : de Caïphe, le spectateur ne perçoit que la voix. →Images de Judas au cinéma : Stevens Au grand jour • →Jewison Superstar : Judas, tiraillé depuis le début du film entre son amitié pour Jésus et les doutes que lui inspire son comportement récent, est seul accroupi dans le désert. En arrière-plan, une rangée de chars d’assaut apparaît, canon en avant. Judas se met à courir pour ne pas être écrasé et le plan suivant le montre escaladant l’échafaudage qui figure la résidence des grands prêtres. 14 chez les grands prêtres Judas séparé visuellement des grands prêtres • →Olcott Manger (comme dans le tableau de James Tissot) : Une barrière les sépare, annonçant déjà le refus des grands prêtres de prendre sur eux la faute (cf. Mt 27,4). Le balcon et les costumes caractéristiques des grands prêtres marquent leur supériorité sociale. Tout indique en Judas le traître et le cupide : il jette sans cesse des regards alentours, se frotte les mains, caresse sa barbe et palpe l’air de ses doigts en roulant les yeux. La discussion entre le disciple et les grands prêtres est longue : à deux reprises, ceux-ci se concertent avant de faire une nouvelle proposition à Judas. Un moment, il semble déjà pris de remords : tournant le dos aux grands prêtres, il se tient le front, reculant comme victime de vertige. Cette reculade déclenche la décision de Caïphe : il tend une main que Judas regarde l’air hagard. La scène s’achève sur cette hésitation : on ne sait pas si Judas a conclu le marché. de la foule • →DeMille King : Deux scènes montrent un dialogue entre Judas et Caïphe. La première suit la tentative de couronnement de Jésus par Judas : il se voit alors vivement reproché son geste par le grand prêtre et menacé. Puis Jésus, debout sur l’escalier du Temple et tenant dans ses bras un agneau, explique à la foule la véritable nature de sa royauté (*cin27,11c : DeMille). Judas s’est alors déjà, visuellement, désolidarisé de la foule : sa réaction au discours de Jésus est présentée dans des plans où seul, il manipule la couronne qu’il tient encore dans ses mains, ouvre les yeux avec horreur puis regarde vers la gauche, en direction du hors-champ où sont partis les grands prêtres. Il lâche la couronne et s’essuie les mains, d’un air dégoûté, sur sa tunique. *cin15b des disciples • →Greene Godspell : Au milieu d’une chanson où les disciples (hommes et femmes, noirs et blancs) jurent fidélité à Jésus (« Où vas-tu ? Peux-tu me prendre avec toi ? »), Judas/Jean-Baptiste, resté à l’écart, récite les v.14-16 sur un ton triste.

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Face-à-face En spirale • →van den Bergh Matthew : La caméra tourne autour de Judas et d’un grand prêtre (*cin5a), ne laissant d’abord voir que le visage du premier. Puis c’est le prêtre qui tourne autour de Judas, l’examinant et appelant un autre homme, d’un signe de la tête. Gros plan sur la main luisante de Judas, qu’il lève lentement et creuse pour recevoir l’argent. Une autre main y dépose une à une les pièces. En gros plan contre-plongée, le visage du prêtre surveille silencieusement la transaction. Horizontal puis vertical • →Gibson Passion : Caïphe, vêtu de ses habits liturgiques et entouré de prêtres et de soldats, fait face à Judas, qui apparaît presque hésitant. Alors que celui-ci tourne la tête vers la porte, Caïphe lui propose « trente » deniers, comme arrangement entre « moi et toi ». Sa main droite désigne sa poitrine, puis Judas, pour souligner leur complicité et leur égale responsabilité. Judas acquiesce. Un prêtre sort de son manteau une bourse et la lance à Judas : au ralenti, le petit sac en cuir se dirige d’abord droit vers l’œil de la caméra, puis est suivi alors qu’il traverse la pièce et que Judas l’attrape « au vol », répandant tout autour des pièces dans un cliquetis amplifié. Il se baisse, lance un regard vers les prêtres et se met à genoux pour ramasser précipitamment son dû. Le changement rapide d’échelle (gros plan, puis plan d’ensemble) renforce le côté humiliant de sa situation. Caïphe et les prêtres se détournent et s’en vont, tandis que les gardes s’approchent de Judas. Ils le regardent s’affairer et lui demandent « où » se trouve Jésus. Un jeu de plongée-contre-plongée rend visuellement le rapport de subordination de Judas aux gardes. 14 Judas Iscariote →Images de Judas au cinéma 15b Que voulez-vous me donner, que moi, je vous le livre ? Qui prend l’initiative ? Deux officiers romains • →Koster Robe : Ce sont eux qui concluent que le moyen le plus sûr pour arrêter Jésus est d’acheter un de ses disciples. C’est l’esclave Demetrius, déjà converti, qui tient la bourse de son maître et doit donner l’argent : la trahison de Judas est redoublée. Suit une première scène de remords : Demetrius court dans la ville pour tenter de prévenir Jésus. La musique souligne l’intensité dramatique du moment. Suivent de nombreuses allusions au texte évangélique (→Utilisation des évangiles au cinéma : Koster) : une patrouille de soldats passe ; Demetrius croise un esclave et dit chercher « un homme, celui qu’on appelle Jésus » (cf. Jn 18,4-5) ; il s’arrête près d’un puits pour boire de l’eau, n’ayant pas pu suivre deux hommes qui pénétraient dans une maison (cf. Mc 14,13 et Lc 22,10) ; une femme qu’il interroge à sa fenêtre lui répond qu’elle n’a jamais entendu parler de Jésus (cf. Mt 26,70 ; Mc 14,68 ; etc.). Judas • →Pasolini Matteo : Ce trait SM se traduit cinématographiquement par un geste du traître pour attirer l’attention du grand prêtre alors occupé par une autre affaire. Interpellé, ce dernier se retourne et, de sa hauteur, fait face à Judas. Une fois encore, un groupe de personnages dans le texte de l’évangile (les grands prêtres) se transforme en personnage unique dans le film. Chaque scène est ressaisie dans une rencontre d’individu à individu. Ainsi, nul besoin de voir l’argent compté, un simple échange de regard fait deviner l’accord entre les deux hommes. *mil15b Caïphe et Anne • →Jewison Superstar : Judas ne demande ni argent ni récompense car il ne veut pas être « damné pour l’éternité », comme le souligne alors le refrain de sa chanson. Il vient voir les grands prêtres car « cela doit être fait ». Plus pragmatiques, Caïphe et Anne lui expliquent qu’ils n’ont que besoin de savoir où ils pourront arrêter Jésus, et proposent une récompense que Judas finit par accepter, non comme « prix du sang » mais comme « salaire », à donner aux pauvres (*cin9). La musique s’arrête et le mouvement de la caméra (qui adopte le point de vue de Judas, zoomant sur la bourse tenue par Anne) souligne le retournement de Judas. Anne a lâché la bourse, aussi Judas doit-il se baisser pour la ramasser ; c’est physiquement inféodé aux grands prêtres qu’il délivre l’information cruciale : jeudi

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soir, dans le jardin de Gethsémani. Un brusque zoom sur ses lèvres dramatise le moment de la trahison en en soulignant le biais : les lèvres de Judas, qui bientôt embrasseront leur Maître. 15c trente pièces d’argent En inclusion • →DeMille King : Après l’intertitre (*cin14 Alors : DeMille), la séquence de la trahison s’ouvre sur un fondu au noir laissant apparaître progressivement l’éclat de pièces d’argent qu’une main laisse tomber une à une sur une table. Le plan suivant montre l’ensemble de la scène : Caïphe, assis sur une sorte de trône, plonge la main dans une bourse tendue par un serviteur ; de l’autre côté de la table est assis Judas, l’air hagard. Caïphe semble

à dessein utiliser le bruit des pièces — qu’on imagine sans peine sonnantes et trébuchantes — pour le tirer de son hébétude. Toute la scène montre la lutte intérieure de Judas, à travers les expressions successives de son visage. Elle se clôt par un fondu au noir, Caïphe ayant fait tomber sur la table la dernière pièce, Judas dissimulant la tête entre ses deux épaules. *pro15c 16 de ce moment Transition cinématographique • →van den Bergh Matthew : Gros plan sur le visage de Judas qui, regardant droit devant, déglutit. Un lointain bruit de pièce se prolonge lors de la scène suivante.



26,17-19 Les préparatifs de la Pâque + Propositions de lecture +

Caractérisation de Jésus Il fait préparer son repas d’adieux dans une atmosphère de grand secret (*mil18b ; *mil18d). Plus qu’une personne qui connaît miraculeusement le futur (*chr18b Interprétation christologique), Jésus est un maître Byz V S TR Nes qui commande et à qui l’on obéit (*pro18b), qui dispose souveraineOr le premier jour des Azymes les disciples ment de la propriété d’un parfait Byz S TR approchèrent Jésus, lui disant : inconnu, parce qu’il est le maître du — Où veux-tu que nous fassions les préparatifs temps (*pro17b.18d.29c). Paterfamilias au milieu de ses disciples pour que tu manges la Pâque ? (*mil18c), Jésus va présider un dernier repas, que Mt décrit comme un V S Et Jésus leur dit : repas pascal (*jui26-29 ; →La der— Allez en ville chez un tel et dites-lui : nière Cène fut-elle un repas pascal ?). Prophétisant la trahison d’un — Le disciple et pressentant la proximité S Notre maître dit : de sa mort, il en préfigure la vio— Mon temps est proche, lence et en donne une interprétation à travers des gestes symboc’est chez toi que je vais faire la Pâque avec mes liques accomplis avec du pain et du disciples. vin.

17-29 Triptyque du dernier repas COMPOSITION Disposition Le récit du dernier repas de Jésus se divise en trois moments : 17 a • la préparation centrée sur l’affirmation « Mon temps est proche » b (v.17-19) ; • la prédiction de la « livraison » par Judas centrée sur l’affirmation « Le fils de l’homme s’en va comme c’est 18 a écrit » (v.20-25) ; b • l’institution des signes du pain et du vin lors du repas lui-même c (v.26-29). Sens d Cette construction pourrait se comprendre comme un approfondissee ment progressif : • (1) d’abord la préparation extérieure de la célébration ; 19 a Les disciples firent comme le leur avait ordonné • (2) puis la préparation intérieure 17-19 Les préparatifs du dernier repas, V des célébrants, purification de leur fixé Jésus entre temps présent et fin des temps En conscience par la prédiction de leur éliminant les détails (*syn17-19), et b et préparèrent la Pâque. possible trahison ; en ciselant son récit autour de « mon • (3) et enfin le don gratuit de Jésus temps est proche » (*pro17-19), lui-même à une assemblée de 17-19 Les préparatifs de la Pâque Mc 14,12-16 ; Lc 22,7-13 – 17a Azymes Mt ouvre la temporalité narrative Ex  12,8.15-20 ; 13,3 ; 23,15 ; 34,18 ; Lv 6,9 ; 23,6 ; Ac 12,3 ; 1Co 5,7-8 – 17b Où pécheurs pardonnés. à l’eschatologie : *pro17b.18d.29c ; Dt 16,2.7 – 17b Faire les préparatifs Ex 12,16 – 18b Scénario similaire Mt 21,2-3 NARRATION *pro16.18d. – 18b Indication cryptique de lieu 1S 21,3 ; 2R 6,8 – 18b Désignation floue d’une Tension Stimulés par l’urgence ressentie personne précise G-Rt 4,1 – 18c Le maître Mt 23,8 ; Mc 5,35 ; Jn 11,28 ; 13,13 – Mt met à nu la structure narrative : le par Jésus, les disciples semblent en 18d Mon temps Jn 7,6.8 ; cf. Jn 2,4 ; 7,30 ; 12,23 ; 13,1 ; 17,1 ; *ref26,45c – groupe des disciples et le groupe de 18d proche Mt 3,2 ; 4,17 ; 10,7 ; Mc 1,15 ; Ph 4,5 – 18e chez toi Lc 19,5-6 – train d’accomplir ce qui avait été ceux qui condamnent Jésus se pré- 18e faire la Pâque Ex 12,48 ; Nb 9,4.6 ; 2R 23,21 ; 2Ch 35,1.18 ; He 11,28 ; etc. – annoncé lors de la parabole du fesparent tous deux à l’événement de la 19a  Obéissance prompte et exacte Mt 1,24 ; 21,6 ; 27,10 ; 28,15 ; Gn 7,9 ; 21,4 ; tin nuptial (Mt 22,1-14). Le mort de Jésus. La construction du Ex 12,28.50 ; 31,11 →royaume des cieux est un festin de récit est particulièrement serrée : à noces (Ap 19,7 ; 21,2) pour le fils chaque action correspond une trahidu roi auquel sont conviés tous les son qui culmine dans la trahison de l’arrestation : Béthanie-Judas, préparahommes. Le banquet est proche, les serviteurs se disposent à le préparer. Au tifs-Judas, Eucharistie-Pierre, Gethsémani-arrestation. À travers la tension cours du repas, avec le questionnement fortement adressé à la conscience narrative, c’est l’ouverture eschatologique de la temporalité qui se dessine. de chaque disciple, le kairos du Jugement se superpose au kairos du Salut.

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Texte + Vocabulaire + 17a Le premier jour Ou « le jour précédent » Gr : têi prôtêi peut provenir d’un aramaïsme ywm qdmy (cf. S : ywm’ qdmy’ ici et S-Jb 18,20). Le sens de « jour avant (les Azymes) » réconcilierait la chronologie de Mt et Mc (Mc 14,12) avec Jn 19,31 (*hge17a), qui met la Cène avant la Pâque juive. Ce sens de « avant » est même envisageable aussi pour le grec prôtos. C’est ainsi que le comprenait →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 (PG 58,729).

trouvons aux prémices de la réalisation eschatologique du dessein de Dieu préparé par le Seigneur depuis la fondation du monde (Mt 13,35). La dimension eschatologique est donc forte dans ce passage, qui va culminer dans l’annonce du festin à venir au →royaume du Père (v.29). 17b.19b fassions les préparatifs + préparèrent — NARRATION Caractérisation des disciples comme médiateurs Ils contribuent à la volonté et à l’agir divin. Tout comme Jean-Baptiste en son temps avait préparé les voies pour le Seigneur lorsque le Cri annonçait le Verbe (Mt 3,3 ; Lc 1,17.76) et tout comme le Seigneur prépare les places pour les bénis du royaume et pour les réprouvés (Mt 20,23 ; 25,34.41 ; Jn 14,2-3), les disciples préparent sa Pâque.

18b un tel Hapax AT/NT = ton deina. *syn18b 18d Mon temps LEXICOGRAPHIE Terme récurrent dans la Bible Kairos désigne le moment favorable, fixé et défini (*anc18d). Si c’est par Dieu : moment apocalyptique (temps de la révélation) ou eschatologique (temps de la fin, avec venue du Seigneur et jugement). Terme polysémique chez Mt Sens banal Il s’agit d’un moment dans la narration : « en ce temps-là » (Mt 12,1 ; 14,1). À l’articulation du banal et de l’apocalyptique « En ce temps-là Jésus prit la parole et dit : “Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits” » (Mt 11,25). Nettement eschatologique • « Que nous veux-tu, fils de Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? » (Mt 8,29) ; • « Au moment de la moisson je dirai aux moissonneurs : “Ramassez” » (Mt 13,30) ; • « le moment des fruits » et « les fruits en leur temps » (Mt 21,34.41) ; • « le serviteur […] établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu » (Mt 24,45). En passant par la médiation du temps gnomique Dans un proverbe : « Le visage du ciel, vous savez l’interpréter, et pour les signes des temps vous n’en êtes pas capables » (Mt 16,3). *gra18d 18e je vais faire la Pâque Sémitisme Traduction littérale en grec de formes telles ‘ōśê pesaḥ. *ref18e ; *jui18e 19a comme le leur avait ordonné Sémitisme Formule stéréotypée empruntée à l’AT. *ref19a + Grammaire + 18d mon Pronom personnel possessif qui oblige à rapprocher le « temps » (*voc18d) de l’« heure » du v.45. + Procédés littéraires + 17-19 COMPOSITION Chiasme L’épisode est ciselé autour de l’urgence ressentie par Jésus : {premier jour des Azymes [demande à Jésus [manger la Pâque [allez chez un tel (Mon temps est proche) c’est chez toi] faire la Pâque] obéissance à Jésus] la Pâque}. 17.19 COMPOSITION Parallélisme Les deux v. répètent le même vocabulaire : les disciples/préparer/la Pâque. 17b.18d.29c fassions les préparatifs + Mon temps est proche + jusqu’à ce jour où je le boirai dans le royaume de mon Père — NARRATION Temporalité eschatologique Hetoimazô désigne ici une action à accomplir avant le temps fixé (kairos ; *voc18d). La préparation est la marque de la réalisation de la bienveillante Providence divine. Le récit de Mt est comme une montée : nous nous

18-19 NARRATION Ellipse On passe directement de l’ordre donné à sa réalisation effective, ce qui met en avant l’autorité de Jésus sur ses disciples et ses connaissances sur le cours des événements et intensifie le sentiment d’urgence. 18b chez un tel NARRATION Caractérisation de Jésus, omniscient Gardant secrète l’identité de l’hôte, le narrateur insiste sur la puissance de Jésus, qui continue de maîtriser la suite des événements comme s’il en était le dramaturge. Ellipse énigmatique L’anonymat de l’hôte suscite l’interrogation du lecteur. *mil18b ; *syn18b ; *chr18b 18e je vais faire Présent de narration Gr : poiô (avec un aspect de futur proche) dans toutes les versions grecques.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 17a le premier jour des Azymes Chronologie *hge2a ; →Chronologie de la passion La fête des Azymes Elle commence officiellement le 15 Nisan (Lv 23,6 ; Nb 28,17 ; →Philon d’Alexandrie Spec. 2,150.155 ; →Josèphe A.J. 3,249-250 ; →Tg. Ps.-J. Lv 23,11). Cependant l’examen de la maison en vue d’éliminer tout produit fermenté se fait à partir du soir introduisant le 14 Nisan, et peut se poursuivre pendant la journée du 14 Nisan (→m. Pesaḥ. 1,1.3 ; →y. Pesaḥ. 1,1 = 27ab ; 1,3 = 27c). Ce jour-là commence également l’abstinence de tout pain levé : • →m. Pesaḥ. 1,4 « R. Méir dit : “On peut manger du levain pendant les cinq premières heures du 14 Nisan (jusqu’à 11h du matin) et l’on brûle ce qui reste au commencement de la sixième heure.” R. Juda dit : “On mangera seulement pendant quatre heures (de crainte d’empiéter au-delà), on suspendra pendant la cinquième (sans que la jouissance en soit interdite aux animaux), et l’on brûle le reste au commencement de la sixième heure.” » Dans la tradition juive, Ex 12,15 « dès le premier jour (G : tês hêmeras tês prôtês) vous ferez disparaître le levain de vos maisons » est interprétée comme se référant au 14 Nisan (→MekRI Ex 12,15). G et Flavius Josèphe ne contiennent que l’expression « la fête des Azymes », jamais « les Azymes » seulement. Date précise ? Par « le premier jour des Azymes » (têi de prôtêi tôn azumôn), Mt pourrait donc désigner le 14 Nisan, conformément au précepte de préparer la Pâque ce jour-là (Mt 26,17-19), et non pas au premier jour de la fête proprement dite (le 15 Nisan). Importance liturgique Le problème de la datation de la Pâque a d’importantes conséquences dans la vie des Églises chrétiennes : *chr17a le premier jour des Azymes : Albert le Grand ; →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 18b chez un tel Localisation L’endroit est traditionnellement situé au →cénacle.

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+ Milieux de vie + 17b manges la Pâque LITURGIE Pourquoi Mt tient-il à présenter la dernière Cène comme un repas pascal ? *jui26-29 ; *lit26-29 ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? 18b chez un tel VIE DES COMMUNAUTÉS Raisons historiques possibles de cette indétermination • Jésus veut-il garder secret le lieu de son repas d’adieux, pour que Judas ne puisse pas venir l’arrêter à ce moment-là ? *chr18b • L’expression floue peut aussi relever d’un anonymat protecteur, s’il est vrai que la condamnation de Jésus eut une dimension politique : à l’époque où la communauté de Jérusalem commença à fixer la mémoire de sa passion, il ne faisait pas bon être connu comme l’un de ses sympathisants. • L’expression peut enfin s’expliquer comme une prétérition à la manière biblique, par le caractère bien connu du lieu pour les premiers auditeurs des récits de la passion, si le →cénacle est effectivement devenu la maison de rendez-vous des disciples par la suite. *hge18b 18c Le maître VIE DES COMMUNAUTÉS Symptôme discret du contexte du « judaïsme des partis » ? Il semble suffire que les disciples disent « le maître » pour que l’interlocuteur comprenne qu’il s’agit de Jésus : le groupe des disciples est organisé autour de Jésus comme une confrérie attirée par un maître dont la parole compte (rabbî), qui est aussi un spirituel (ḥāsîd) aux comportements paradoxaux, à l’écart des cercles savants officiels. 18d Mon temps est proche VIE DES COMMUNAUTÉS Mot de passe ? Cette phrase a parfois été comprise comme le mot de passe que Jésus aurait donné à ses envoyés pour s’assurer que le secret du lieu de son repas d’adieux serait gardé. On suppose donc un accord préalable entre Jésus et cet hôte énigmatique, sans doute un ami ou un disciple.

+ Textes anciens + 18d Mon temps Kairos Essentiel Dans la culture grecque, la perception du kairos (*voc18d) est indispensable à l’homme d’action, à l’orateur, à l’homme d’État (→Thucydide Hist. 2,34,8), mais aussi au sage qui doit être capable de saisir « le moment favorable ». Cette notion trouve son origine dans les textes médicaux et judiciaires. Proverbial Le terme est employé dans de nombreux proverbes. Le plus célèbre, souvent repris dans l’Antiquité (cf. →Diogène Laërce 1,41 ; →Térence Andria 61 ; →Jérôme Ep. 60,7), est attribué à Chilon, l’un des sept sages : • →Critias Fr. 7 « “Rien de trop.” [grec : mêden agan ; latin : ne quid nimis] / Car tout ce qui est beau, toujours se trouve lié / Au moment opportun, toutes les belles choses dépendent du moment convenable (kairos) » (1139). Divin Représenté sous la forme d’un dieu chauve par derrière, le kairos s’identifie parfois à Chronos, le dieu du temps. • →Platon Leg. 4,709b « la fortune et l’occasion (kairos) […] gouvernent toutes les affaires humaines sans exception » ; ce sont des collaborateurs de la Divinité. Cf. aussi *anc16. + Intertextualité biblique + 17.19 Typologie mosaïque *ref17a ; *ref17b ; →Typologie mosaïque 18b chez un tel Motifs narratifs Cicérone anonyme Ce renvoi prophétique à un interlocuteur inconnu qui orientera vers le but recherché, rappelle le signe donné par Samuel à Saül juste après son onction royale en confirmation du fait que « Dieu est avec [lui] » (1S 10,7).

Indication d’un lieu dont le nom est tenu secret 1S 21,3 (« rendez-vous à tel endroit »), 2R 6,8 (« une descente contre telle place ») et Rt 4,1 (« le parent dont Booz avait parlé ») se réfèrent de manière semblable à un lieu particulier ou à une personne précise, tout en le gardant secret.

Reception + Lecture synoptique + 17-19 Hypothèse de datation relative des récits de cet épisode Ni Lc ni Jn ne présentent de tradition autonome de cet épisode. La sobriété de Mt comparé à l’abondance Mc fait-elle du récit de Mt le plus ancien ? *ref17-19 // Mc Mt (52 mots) est beaucoup plus court que Mc (99). N’apparaissent chez Mt ni le porteur d’eau-cicérone (Mc 14,13), ni la description de la pièce de l’étage (Mc 14,15). Mt met l’accent sur les ordres de Jésus et sur l’obéissance exacte des disciples, ainsi que sur l’advenue du « temps » de Jésus (*interp17-29). Il fait allusion au récit exodal d’institution de la Pâque. Le laconisme Mt concentre l’attention sur les actes posés dans un contexte d’urgence, créant ainsi un crescendo dramatique. *pro16.18d // Mc–Lc Tous deux précisent que le premier jour des Azymes est celui « où l’on immolait la Pâque » (Mc 14,12 ; Lc 22,7) et développent plus en détail la connaissance prophétique de Jésus concernant les préparatifs ou la salle. Mc indique que Jésus envoie deux disciples, rappelant l’envoi en mission (Mc 6,7). Ces deux disciples sont Pierre et Jean chez Lc (Lc 22,8). 17a le premier jour des Azymes →Chronologie de la passion 18b un tel // Mc Le pron. indéfini (*voc18b) est parfois interprété comme une indifférence affectée envers l’identité de cet homme et donc comme un signe de dépendance de Mt envers Mc qui serait plus précis sur ce point. Mais la « précision » de Mc 14,13 est plutôt énigmatique : « un homme portant une cruche ». 18b.21c // Mc • L’allusion à 1S (*bib18b) est plus claire en Mc 14,14-15 qui rapporte un dialogue avec un guide énigmatique ; • de même l’allusion à Ps 41,10 au v.23b. 18d Mon temps est proche SM // Jn Mt construit toute cette péricope autour de la conscience que Jésus a de son heure. Il fait un usage figuré riche du mot temps (*voc18d), qui rappelle celui que Jn fait du mot heure : l’heure qui n’est pas encore venue à Cana (Jn 2,4) et à la fête des Tentes (Jn 7,6) « arrive » au moment pascal (Jn 12,23 ; 13,1). + Liturgie + 17-19 Préparations à Pâques →La réconciliation pascale ; →Le jeûne quadragésimal 17a Azymes →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 17b nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque RITUEL Offertoire Les activités préparatoires des disciples sont aujourd’hui développées et symbolisées par des rites proposés à l’assemblée au moment de l’offertoire. →L’offertoire, préparatif rituel de l’Eucharistie + Tradition juive + 17-19 Les préparatifs de la Pâque : l’élimination du vieux levain Dans le judaïsme rabbinique, le 13 Nisan à la tombée de la nuit, les Juifs pieux effectuent la bedîqat

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ḥāmēṣ (« fouille du hametz »). S’éclairant d’une lampe, le père de famille recherche le ḥāmēṣ (tout ce qui est levain ou susceptible de fermenter) dans toute la maison. La cérémonie précédée d’une bénédiction et terminée par une formule de décharge assure que tout a été mis en œuvre pour faire disparaître la moindre trace. Le ḥāmēṣ est symbolique de l’instinct du mal : • Philon d’Alexandrie (→Congr. 169 et surtout →Spec. 1,292-295) l’assimile à la vanité, vaine gloire qui enfle le cœur de l’homme comme la levure fait enfler le pain, en accord avec l’interprétation de l’Exode comme lutte entre Pharaon qui se divinise lui-même et le seul Dieu vivant : en recherchant le ḥāmēṣ on cherche les traces d’arrogance de Pharaon qui sont en soi. Il s’agit de passer de l’assujettissement aux jougs humains, à la libération par les commandements divins. Paul fait peut-être allusion à de telles coutumes et interprétations quand il évoque la mort du Christ (*ref17a). →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 17b manges la Pâque Locution récurrente Elle n’existe pas dans l’AT mais apparaît dans les sources rabbiniques : • →m. Pesaḥ. 6,6 ; 7,9 ; 9,9 ; →y. Pesaḥ. 3,5 = 30b ; →Sifre Nomb. 68 ; →Tanḥ. 3,6. 17b la Pâque L’agneau pascal La Pâque désigne le repas du Seder : • →m. Pesaḥ. 7,9 « Les os, les tendons et [la chair de l’agneau pascal] conservée au-delà du délai permis doivent être brûlés le seize Nisan. » • →m. Pesaḥ. 10,3 « À l’époque du Temple, on apportait [également] l’agneau pascal. » • →Josèphe A.J. 3,241 « Au mois de Xanthicos, qui s’appelle chez nous Nisan et qui commence l’année, le quatorzième jour en comptant d’après la lune, quand le soleil est au Bélier — car c’est en ce mois que nous avons été délivrés de l’esclavage des Égyptiens — il a institué qu’on devait chaque année offrir le même sacrifice que j’ai dit que nous avions offert jadis au sortir de l’Égypte, sacrifice dit Pascha. » →Pâque juive 18b en ville Précepte • →m. Pesaḥ. 7,9 : L’agneau pascal (*jui17b la Pâque) doit être mangé dans la ville de Jérusalem. 18e faire la Pâque Locution Cf. →m. Pesaḥ. 8,1 ; 9,1. 18e la Pâque avec mes disciples Rituel avec la famille charnelle ou spirituelle ? Dès les sources rabbiniques les plus anciennes, il y a une tension entre un modèle de célébration pascale centré sur la famille charnelle, et un modèle de célébration centré sur la famille spirituelle. Au début du maggîd (récitation de la Haggada, livret rassemblant prières, bénédictions, commentaires midrachiques et Psaumes à réciter le soir de la Pâque) du Seder de Pesah (service domestique célébrant la fête), une citation de →m. Ber. 5 (sur la nécessité de commémorer l’Exode tous les jours de sa vie) vient couronner le souvenir édifiant de cinq rabbis tannaïtiques (Éliézer, Josué, Éléazar ben Azaria, Akiba et Tarfon) qui passèrent toute une nuit à Bene Beraq (lieu de l’académie d’Akiva) à converser au sujet de l’Exode (l’histoire n’est racontée que dans la Haggada, mais le débat est mentionné aussi en →MekRI Ex 13,2). Aucune mention n’est faite de leurs familles, mais seulement d’un certain nombre disciples. Dans la Haggada, cette histoire est suivie d’une autre, décrivant quatre types de fils qui doivent être instruits par leurs pères selon leurs dispositions. (Sur le plan historique, si l’on situe un tel souvenir aux lendemains des révoltes juives, on peut se demander si cette absence ne tient pas à des raisons politiques, les familles n’étaient peut-être pas informées de la part la plus sensible des délibérations, concernant le salut messianique et peut-être la révolte contre Rome). *jui26-29 ; →Pâque juive + Tradition chrétienne + 17a le premier jour des Azymes = le soir du 14 Nisan, la veille du 15 Nisan • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « L’habitude est en effet de compter les jours à partir de la veille au soir » (729.48).

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• →Jérôme Comm. Matt. « Le 1er jour des Azymes est le 14e jour du premier mois, quand l’agneau est immolé, que la lune est pleine, et que le levain est laissé de côté. » • = →Raban Maur Exp. Matt. 686.54 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. ; →Rupert de Deutz Glor. 10,448 ; →Anonymes In Matt. ; cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt. qui essaie d’expliquer le parallèle avec Jn 13,1 « avant la fête de la Pâque ». • →Rémi d’Auxerre In Matt. « Peut-être nous fera-t-on cette objection : si cet agneau figuratif était le symbole du véritable agneau, pourquoi Jésus Christ n’a-t-il pas souffert la nuit même où on immolait cet agneau ? Nous répondrons que c’est cette nuit-là même qu’il a donné à ses disciples le pouvoir de célébrer les mystères de son corps et de son sang. » *hge17a ; →Chronologie de la passion Argument dans la polémique rituelle • →Albert le Grand Sup. Matt. met en avant les pains sans levain, « d’où l’on s’aperçoit que notre rite, qui consacre du pain azyme, convient mieux que le rite des Grecs, qui consacrent le pain fermenté ». →De la fête des Azymes à l’Eucharistie 17a les disciples approchèrent Jésus Judas inclus • →Jérôme Comm. Matt. (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. ; →Anonymes In Matt.). Accomplissement des Écritures • →Albert le Grand Sup. Matt. : Les disciples accomplissent les paroles d’Ex 28,41 ; Is 61,6 ; 1P 2,9 sur le sacerdoce ; ils sont envoyés (Lc 10,3 ; Mc 16,15). 17b Où Preuve de la pauvreté de Jésus et ses disciples • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 (730.45) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Ils n’avaient pas de maison à eux (// Mt 8,20). Lien entre le repas à Béthanie et le sacrifice à Jérusalem • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il était requis et d’usage, dans ce pays, que l’on vienne au Temple du Seigneur pour une fête si importante, mais que l’on mange l’agneau avec qui l’on voulait, seulement là où une famille était peu nombreuse dans la maison, qu’elle reçoive un voisin de sa maison [cf. Ex 12,4]. » • →Rupert de Deutz Glor. « Il devait obéir à la Loi (Dt 12,13-14), si bien qu’il offrirait son sacrifice non à Béthanie ni en un autre lieu quelconque, mais dans le lieu qui avait été choisi par Dieu, c’est-à-dire Jérusalem. Quand crois-tu que ce lieu a été choisi par Dieu ? Ne crois-tu pas que ce fut lorsque Salomon a bâti le Temple dans cette cité ? » (10,484-488) ; « Ce fut même bien avant, le mont Moria, c’est-à-dire la terre de la Vision, le lieu où Abraham sacrifia Isaac (Gn 22,2) » (10,488-496). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Pour que la trahison s’accomplisse, il fallait que l’on pût le trouver sans la foule. « Il y a donc deux moments opportuns, l’un éloigné, l’autre proche […]. Le premier est la table sacramentelle […]. L’autre est le lieu de la prière solitaire […]. La ville indique l’unité des citoyens […]. Il n’est donc pas possible de se mettre à la table avec le Seigneur, si Dieu n’habite pas en nous par la grâce. » 17b.19b que nous fassions les préparatifs + préparèrent la Pâque — Nécessité de se préparer pour recevoir l’Eucharistie, Pâque nouvelle • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,4 « Que personne ne s’approche de cette table sacrée avec dégoût, avec négligence, et avec froideur […]. Car puisque les Juifs, en mangeant l’agneau pascal, avaient accoutumé de se tenir debout, d’être chaussés, d’avoir un bâton à la main, et de manger en diligence ; avec combien plus d’ardeur et d’activité devez-vous manger le divin Agneau de la Loi nouvelle ? Les Juifs étaient alors sur le point de passer de l’Égypte dans la Palestine ; c’est pourquoi ils étaient en posture de voyageurs : mais quand à vous, vous devez faire un plus grand voyage, puisque vous devez passer de la terre au ciel » (743). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,559 « Pour que [la maison] soit digne d’un tel hôte, il est nécessaire qu’elle soit purifiée, pour que rien de mauvais ne la souille. Et il est prouvé que cette maison était dans la ville de

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Jérusalem, c’est-à-dire dans l’Église. L’on montre cet homme, c’est-à-dire le maître de cette maison, sans nom, afin que ce mystère soit commun à tous ceux, quels qu’ils soient, qui veulent se préparer à recevoir comme hôte le Christ ; homme chez qui la Pâque fut dignement célébrée par le Seigneur. » *chr18b 17b.18e manges + faire la Pâque Jésus a fidèlement observé la Loi… • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. s’élève contre une idée présente dans sa tradition (il l’attribue à Hanan), selon laquelle le Christ n’aurait jamais mangé que cette Pâque. Si telle était la vérité « lorsque les disciples lui dirent : “Où veux-tu que nous préparions la Pâque pour toi” ?, ils auraient dû lui demander d’abord s’il souhaitait manger la Pâque. Et si l’on nous répond que le Seigneur l’avait ordonné expressément à Kéfas et Jean, comment expliquer que Pierre ne s’en soit pas étonné ? Mais non, il était bien connu que chaque année il montait à Jérusalem et y consommait la Pâque. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur n’enfreignit pas les cérémonies. » … pour en libérer ses disciples • →Origène Comm. Matt. 79 « Jésus n’a pas été fait “sujet de la Loi” (Ga 4,4) pour laisser sujets de la Loi ceux qui étaient sujets de la Loi, mais pour les éduquer hors de la Loi. […] Sortons donc de la lettre de la Loi : accomplissons d’une manière spirituelle tout ce que la Loi prescrivait d’accomplir extérieurement ; rejetons le “vieux ferment de la malice et de la méchanceté”, et célébrons la Pâque avec “les azymes de la sincérité et de la vérité” (1Co 5,7-8) » (189.20). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Le faire est la marque du « pouvoir du célébrant qui produit les sacrements, quand il le veut ». 18b chez un tel Pourquoi cet anonymat ? *pro18b Interprétation stylistique • →Augustin d’Hippone Cons. 2,80,157 « par souci de brièveté ». Interprétation linguistique : style biblique • →Jérôme Comm. Matt. « Le Nouveau Testament conserve la manière de parler de l’Ancien. Nous lisons souvent : “un tel dit à un tel, et en tel et tel lieu”, en hébreu phelmoni et helmoni, sans mention cependant du nom des personnes et des lieux. » *bib18b Interprétation historique : pour se cacher de Judas ? • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Luc. 904 ; →Euthyme Zigabene Exp. Matt. 653 ; →Denys bar Salibi Comm. Matt. 55-56. *mil18b Interprétation christologique • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « Pourquoi les envoie-t-il chez un inconnu ? Pour leur faire voir ici aussi qu’il pouvait éviter de souffrir. Car celui qui a pu persuader l’esprit d’un homme afin que celui-ci les reçoive, et cela uniquement par des paroles, que n’aurait-il pu faire contre ceux qui le crucifièrent, s’il avait voulu éviter de souffrir ? » (730.50). • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Premièrement pour que cela restât caché au traître et que ni la Pâque ni ses mystères ne fussent troublés avant le temps fixé ; deuxièmement pour manifester par là même sa connaissance de choses cachées et éloignées dans le futur. » • →Calvin Comm. NT : Le Christ veut révéler lui-même sa divinité avant d’endurer la souffrance, pour que les disciples sachent bien qu’il meurt volontairement et non pas forcé par autrui. Encore aujourd’hui, il est nécessaire que les chrétiens se souviennent de cela pour surmonter le scandale de la croix. Interprétation allégorique spirituelle • →Origène Comm. Matt. 79 (190-191) assimile la demeure en question à l’âme humaine en laquelle le Christ-Verbe veut habiter : la chambre haute représente la connaissance mystique, ou l’âme ou l’Église qui en sont les réceptacles (*litt19b). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,1 « [Jésus] ne nomme pas l’homme avec lequel il devait célébrer la Pâque […] ; c’était pour que nous sachions que les apôtres préparent la Pâque du Seigneur avec l’homme, auquel au temps du Seigneur devait être attribué un nom nouveau. »

• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,546 « En lui, c’était la figure de tous ceux qui sont destinés à monter vers la Jérusalem céleste. » Identification de l’anonyme • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Certains disent que c’était Joseph le membre du conseil ; pour d’autres ce fut Nicodème ; pour d’autres Lazare. D’autres virent bien qu’il s’agissait de Simon le Cyrénéen qui fut contraint de porter la croix, lorsqu’ils l’interceptèrent, avec son maître : de même qu’il avait joui de la Pâque le jour précédent, de même il participa à sa passion le jour même. Et l’on est encore dans le vrai quand on continue en disant qu’ils l’honorèrent grandement en lui faisant porter la croix. » • →Denys bar Salibi Comm. Matt. 56 reprend la même énumération et fait le même choix mais décrypte une intention de moquerie dans le choix de Simon de Cyrène, l’hôte de la dernière scène, par les exécuteurs de Jésus : ils purent se moquer de lui en disant : « De même que tu t’es réjoui en sa compagnie en mangeant la Pâque, de même maintenant sois-lui associé dans ses souffrances. » 18c Le maître Et non le Seigneur • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il vaut mieux dire Maître (magister) que Seigneur (dominus), parce que le sacrement est “un signe, qui, au-delà de l’espèce que l’on atteint par les sens, fait qu’une autre chose devienne évidente” et son usage tient tout entier dans la signification de la doctrine spirituelle ; et cet aspect relève plus du domaine du Maître (magisterium) que du Seigneur (dominium). » Cf. V-Is 50,4 « Le Seigneur (Dominus) […] me réveille l’oreille tous les matins, afin que je l’écoute comme un maître (magistrum) » ; Jn 3,2. 18d Mon temps est proche Le temps de faire la Pâque véritable • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,539 « Il semble certes parler du temps de la solennité de la Pâque, qui n’était pas seulement son temps, mais le temps de tous les Juifs. Et c’est pourquoi, bien que d’une manière cachée, il signifie plutôt pour nous le temps qu’il reconnaît être le sien propre et comme déjà très proche du moment où il était venu pour souffrir. Et ceci est son temps, l’heure venue pour lui de passer de ce monde à son Père, c’est-à-dire de faire la Pâque de la manière la plus véritable. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il faut entendre, pour préparer la Pâque. En effet, [l’homme] n’était pas assez croyant pour qu’il dût lui faire connaître sa mort prochaine » (1475C). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le temps du Christ est la passion du Christ. » *voc18d + Théologie + 17-29 THÉOLOGIE FONDAMENTALE Pâque juive et Pâques chrétienne Le Magistère catholique aime à souligner la relation d’accomplissement qui existe entre les Pâques de l’ancienne (→Pâque juive) et de la nouvelle alliance. • →CEC 1339 « Jésus a choisi le temps de la Pâque pour accomplir ce qu’il avait annoncé à Capharnaüm : donner à ses disciples son Corps et son Sang : “Vint le jour des Azymes, où l’on devait immoler la Pâque”. […] En célébrant la dernière Cène avec ses apôtres au cours du repas pascal, Jésus a donné son sens définitif à la Pâque juive. En effet, le passage de Jésus à son Père par sa mort et sa résurrection, la Pâque nouvelle, est anticipée dans la Cène et célébrée dans l’Eucharistie qui accomplit la Pâque juive et anticipe la Pâque finale de l’Église dans la gloire du Royaume. » Il suggère même de se risquer à la comparaison des rituels : • →CEC 1098 « Le rapport entre liturgie juive et liturgie chrétienne, mais aussi la différence de leurs contenus, sont particulièrement visibles dans les grandes fêtes de l’année liturgique, comme la Pâque. » 17-19 Préparatifs avant la Pâque Dans la tradition juive, la préparation du repas pascal est aussi un temps de purification de toute trace de levain (*jui17-19) ; ce qui est, selon Paul, la purification du « vieux levain » de malice et de méchanceté, afin de célébrer la Pâque du Christ avec des azymes de pureté et de vérité (1Co 5,7-8).

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THÉOLOGIE SPIRITUELLE La grâce de conversion préalable • →Trente distingue la préparation à la justification du pécheur (à savoir, ce qui précède le pardon des péchés mortels par le baptême ou par le sacrement de la réconciliation) de la justification ou sanctification proprement dite que ces sacrements permettent de recevoir : « Cette disposition ou préparation [de l’homme pécheur] est suivie par la justification ellemême, qui n’est pas seulement rémission des péchés, mais à la fois sanctification et rénovation de l’homme intérieur par la réception volontaire de la grâce et des dons. Par là, d’injuste l’homme devient juste, d’ennemi ami » (→DzH 1528). La grâce sanctifiante donnée par les sacrements Cette démarche spirituelle qui correspond à la purification des œuvres de péché aboutit en particulier dans le pardon sacramentel reçu comme un moyen de grâce, nécessaire en cas de péché mortel, pour se préparer à célébrer dignement les mystères de la foi. Une purification des péchés véniels s’opère dans tous les sacrements, « par [lesquels] l’homme est sanctifié en tant que la sainteté comporte la purification du péché, œuvre de la grâce » (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 63,5 ad. 2).

+ Arts visuels + 17-19 Préparatifs du dernier repas De tous les épisodes de la passion, celui des préparatifs de la Pâque est sans doute l’un de ceux qui se prête le moins à des représentations, qu’elles soient peintes ou sculptées. • Quelques bibles et recueils illustrés, comme celui réalisé à l’instigation d’Ignace de Loyola par le père Jérôme Nadal (Evangelicae historiae imagines, 1593-1594) et la bible de Johann Christoph Weigel (Biblia ectypa, 1695), essayèrent à présenter une image susceptible de correspondre au texte. • Vincenzo Civerchio (1470-1544) seul proposa, à l’aube du 16e s., une œuvre qui représentait ces quelques v. et parvint à retranscrire le dialogue entre le Christ et ses disciples. Quatre apôtres, dont Pierre et Jean (leur présence est précisée par Lc : *syn17-19), entourent le Christ, qui, s’adressant à Pierre, lui commande — d’un geste de douce autorité — de préparer la Pâque. La simplicité et la lisibilité de la composition sont au service de la narration, elle-même plus dépouillée chez Mt que chez Mc et Lc, sans pour autant que la source scripturaire soit explicite. + Musique +

18e la Pâque avec mes disciples Famille charnelle, famille spirituelle Jésus ne célèbre pas la Pâque avec sa famille, comme il se devrait, mais avec ses disciples. *jui18e

+ Littérature + 17b Où Chez Simon • →Pass. Pal. : L’institution de l’Eucharistie a lieu au cours du repas chez Simon, et Judas est l’un des premiers communiants : « Tenez, seigneurs, mengiez, buvez ! / C’est li miens cors que ci veëz. / Si le recevez dignement, / Se sera vostre sauvement. / C’est li mien cors que ci veëz. / Sus l’autel est representez. / Ce iert de la nouvele loy, / Si veil que vous tenez de moy. / O moi menjue et o moy boit / Qui le mien cors voir traïr doit » (v.216-217). Dans le théâtre religieux anglais (→Pass. Hegge I) des indications scéniques suggèrent que la maison choisie pour la dernière Cène est celle de Simon le lépreux. Disciples apatrides • →Quesnel Réflexions « Extrême pauvreté de Jésus, qui n’a point eu de maison sur la terre. Qui s’y veut établir comme dans sa patrie n’est pas son disciple. Les disciples et les imitateurs de sa pauvreté suivent l’esprit de leur maître, dépendent de la providence, vivent en paix jusqu’au dernier jour sans savoir ni où ni comment elle pourvoira à leurs besoins. - - On est en repos de tout, quand on a Jésus-Christ dans son cœur » (368). 18b chez un tel Personnage accueillant • →Gréban Passion : L’hôte anonyme devient un personnage accueillant : Urion. Sympathisant de Jésus, il s’inquiète de l’hostilité envers Jésus manifestée dans la cité et assistera au repas (v.17679-17734). 19b préparèrent la Pâque Les ornements du cœur • →Bossuet Méditations « Jésus-Christ voulait nous faire voir avec quel soin il fallait que fussent décorés les lieux consacrés à la célébration de ce mystère : il n’y a que dans cette circonstance où il semble n’avoir pas voulu paraître pauvre. Les chrétiens ont appris par cet exemple tout l’appareil qu’on voit paraître dès les premiers temps, pour célébrer avec honneur l’Eucharistie selon les facultés des Églises. Mais ce qu’ils doivent apprendre principalement, c’est à se préparer eux-mêmes à la bien recevoir, c’est-àdire à lui préparer comme une grande salle, un cœur dilaté par l’amour de Dieu et capable des plus grandes choses, avec tous les ornements de la grâce et des vertus qui sont représentés par cette tapisserie dont la salle était parée. Préparons tout à Jésus qui vient à nous : que tout soit digne de le recevoir » (318-319).

17b Où veux-tu Suspens paisible La question, posée par les disciples et chantée par le chœur 1 dans →Bach Passion, insiste à nouveau sur le pronom interrogatif Wo, qui est prononcé trois fois, mais une certaine paix se dégage du fait de la mesure à trois temps et de la stabilité tonale. La demi-cadence qui clôt cette intervention souligne l’attente de la réponse à la question. 18c Le maître Caractérisation par la tessiture →Bach Passion choisit la tessiture grave de la voix de basse pour le mot Meister, comme pour rappeler les paroles de Jésus en Jn 13,14 : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » Ou bien encore : « Le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20,28). + Danse + 17 Récitatif : portrait des disciples en serveurs ? →Neumeier Passion • Les disciples quittent les bancs de l’estrade et viennent à gauche former un groupe tourné vers Jésus. Tous en ligne, mains tendues vers l’avant — comme des serveurs présentant leurs plateaux ? — • disponibles pour préparer la Pâque, levant un bras tour à tour pour montrer un cercle de serviteurs prêts à se mettre à l’ouvrage. • À chaque occurrence des trois Wer (« Qui ? »), une Personne, puis le Christ lui-même, redresse la tête. • Jésus manque de défaillir (il est retenu par les Personnes) quand on évoque la Pâque. 18c Le maître Apparition du « pieux pélican » →Neumeier Passion • Jésus donne son ordre avec majesté, amplifié des bras des Personnes, étendus en une vaste croix. Ils désignent ensemble son cœur quand il parle de sa Pâque — évoquant déjà le pieux pélican. + Cinéma + 17-19 Les préparatifs de la Cène Ces v. sont souvent omis par les cinéastes (comme par les artistes : *vis17-19) qui réécrivent les préparatifs de la Cène à leur manière. Qui préparent ? Les anges • →Antamoro Christus : Intertitre : « Le soir des Azymes. La dernière Cène. La table mise par les anges. » Ces derniers préparent le décor et la symbolique de la scène.

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Les disciples • →Stevens Story : Ils préparent à manger (un plat de viande est sorti du feu) tandis que des soldats romains patrouillent dans les rues. Ils déplacent tables et bancs. Jésus rejoint ensuite la pièce. Jésus • →Jewison Superstar : La séquence s’ouvre par plusieurs plans bucoliques : un berger et son troupeau, les oliviers du jardin, un reflet sur l’eau. Les apôtres rejoignent Jésus, sous un olivier, qui finit d’arranger la table improvisée (*cin20 : Jewison), en chantant qu’ils ont « toujours espéré être apôtre ». Jésus verse lentement de l’eau et tous s’y lavent les mains. • →van den Bergh Matthew : La caméra filme une table apprêtée, un homme arrive et finit d’ordonner une jarre et une pile de pains sans levain. Un léger recul de la caméra montre que c’était Jésus, qui s’assoit alors à table (posée à même le sol) sur une banquette garnie de coussins et la regarde en souriant. Fondu enchaîné sur le visage d’un disciple qui mange, vêtu de son châle. Le narrateur off prononce les v.17-19 alors qu’un travelling latéral s’attarde sur le visage de Jean, assis à sa droite, puis de trois autres disciples. Ils mangent, discutent, rient. Quelques autres plans rapides achèvent de présenter le contexte des prochaines paroles de Jésus. Les femmes • →Delannoy Marie, consacré au rôle de Marie tout au long de la vie de Jésus, montre la part que prennent les femmes à la préparation du repas. Elles servent les plats sur la table et assistent à la Cène depuis la cuisine. Des plans réguliers montrent leurs réactions à ce qui se déroule dans la salle (*cin20 : Delannoy).

Symbolique ? Annonce de la crucifixion • →Antamoro Christus : Les anges, agenouillés côté à côté et mains croisées sur la poitrine, forment une grande croix face à la table où s’assoiront les apôtres, puis disparaissent. Portée universelle • →Pasolini Matteo : Les v.17-19 sont absents du film. Aussi, les quatre uniques mentions de la Pâque dans l’évangile disparaissent-elles — la première, au v.2, a également été supprimée (*cin2a : Pasolini). Cependant, quelques détails peuvent faire penser au repas pascal : la séquence suivante commence par le plat de viande (de mouton) en gros plan et à table se trouve du pain azyme. Plus fondamentalement, le cinéaste s’intéresse moins à retranscrire des éléments de la culture juive qu’à toucher ce qu’il y a d’universel en chaque personnage et en chaque situation. Ainsi, les habits des grands prêtres ne prétendent pas à la justesse historique, mais plutôt à traduire visuellement une classe de condition supérieure privilégiée et mise à part du peuple. Accentuation du contexte juif • →Scorsese Temptation ajoute deux scènes au roman de Kazantzákis qui accentuent l’inscription de la Cène dans le contexte juif : en montage alterné, égorgement de moutons dans le Temple et bain rituel de Jésus. La caméra insiste sur le caractère sanglant de la Pâque : le mouton saignant est d’abord filmé en gros plan, puis lent zoom arrière qui montre les chants et danses ; gros plans sur les vases remplis de sang, sur les vêtements maculés des prêtres, sur le sol teint en rouge, sur l’autel qu’on arrose de sang. Le cinéaste introduira quatre femmes au repas (Marie la mère de Jésus, Marie-Madeleine, Marthe et Marie sœurs de Lazare).



26,20-25 L’annonce de la trahison + Propositions de lecture +

de noces ? » (Mt 22,12). Il se retrouve au dehors (v.24b ; cf. Mt 22,13). Celui qui livre Jésus est cependant un intime, soulignant que les publicains et les pécheurs ne sont pas plus impurs que les familiers (Mt 9,10-13).

20-25 Prédiction de la « livraison » par Judas Au centre du triptyque de son dernier repas, prophétisant solennellement la défection d’un des disciples (v.21bc), Jésus continue de maîtriser son destin, appuyé sur la connaissance des Byz V S TR Nes Texte Écritures (v.24). 20 Le soir venu, il était allongé avec les douze DISPOSITION chiastique V les douze disciples + Vocabulaire + Le passage présente une structure S circulaire soigneusement construite ses douze disciples 20 Le soir venu Expression récurrente Le par Mt (*syn25) autour du savoir de terme opsias (hôra) désigne le début Jésus concernant sa destinée et pla21 a et pendant qu’ils mangeaient, il dit : de nuit, après 18h ou même plus çant Judas en fort contraste avec les b — Amen je vous dis : tard, en tout cas, probablement après autres disciples : le coucher du soleil (Mc 1,32). {je vous dis [chacun : moi ? c — Un de vous me livrera. *pro20 ; *jui20 [quelqu’un : celui qui (le →fils de V est sur le point de me livrer. l’homme s’en va) malheur à cet 20 allongé *voc7b homme-là qui] à son tour Judas : 20-25 L’annonce de la trahison Mc 14,17-21 ; Lc 22,14.21-23 ; Jn 13,18-30 – 21b moi ?] tu as dit} Amen je vous dis Jn 13,19 – 21c Omniscience de Dieu Ps 139 ; Qo 12,14 ; Jr 16,17 ; NARRATION Analepse performative + Grammaire + La dernière Cène peut être lue cf. Ps 7,10 ; 44,21-22 ; 90,8 ; Pr 15,11 ; 24,12 ; Si 23,19 ; Jr 11,20 ; 17,9-10 – 21c Un comme une réalisation de la para- de vous Is 1,2 21c me livrera (S) Ou « me livre » : tembole du festin des noces : les mauvais poralité verbale S emploie ici un participe (mšlm), qui peut être compris aussi comme les bons sont invités. Mais il en est un qui ne porte pas la tenue de bien comme un temps présent. noces : « Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir une tenue

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+ Procédés littéraires + 20 Le soir venu NARRATION Repère chronologique D’usage fréquent chez Mt (Mt  8,16 ; en particulier lors de la première multiplication des pains : Mt  14,15.23), le terme (*voc20 ; *hge20) indique l’accomplissement imminent d’un signe et fonctionne comme un repère pour le lecteur (Mt 20,8). Dt 24,15 ordonne de ne pas « laisser le soleil se coucher sur cette dette » (cf. Jn 13,27 « Ce que tu fais, fais-le vite »). 21a.26a Pendant qu’ils mangeaient COMPOSITION Répétition • Moyen de faire monter la tension dramatique (repas-chant-prière au dehors) ? • Ou de souligner la distinction entre deux moments distincts du repas (d’abord le repas normal, puis les rites de bénédiction, ou encore : d’abord le rite juif, puis la nouvelle institution rituelle) ? *chr26a ; *jui26-29 Inclusion C’est dans le cadre du repas partagé qu’est dramatiquement inscrit le dialogue sur la trahison. 21c Un de vous ÉNONCIATION Désignation ambiguë Jésus vise la conscience de tous les disciples à travers un seul : chacun doit se sentir concerné (*interp23-25). NARRATION Caractérisation de Jésus comme pédagogue (*pro25c) L’affirmation pleine d’assurance de Jésus (« Amen je vous dis ») contraste avec la question pleine de doute des disciples suggérant qu’ils se connaissent moins eux-mêmes que Jésus ne les connaît. Dans les quatre évangiles, Jésus est régulièrement celui qui met chacun face à ses responsabilités (Jn 8,9 : ils « s’en allèrent un à un […] ; et il fut laissé seul, avec la femme toujours là au milieu »). La question que pose chacun des disciples prépare l’abandon final face aux événements de la passion, ainsi que le souligne Jn : « Voici venir l’heure — et elle est venue — où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul » (Jn 16,32 hekastos eis). *tex22a

Sapiential « Le fils de l’homme s’en va » (v.24a) // Ps 144,3-4 « Seigneur, qu’est donc l’homme, que tu le connaisses, l’être humain, que tu penses à lui ? L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme l’ombre qui passe. » 20 les douze Typologie mosaïque L’allusion à l’alliance du v.28 (Ex 23,8) permet de voir ici un écho de la présence des douze tribus lors de la fondation de la première alliance (Ex 24,4). 21c Un de vous me livrera Allusion La situation de Jésus ressemble à celle du psalmiste (*ref23b, mais *syn23b). + Littérature péritestamentaire + 20 Le soir venu Drame nocturne de la livraison • →Tg. Neof. Ex 12,42 cite et commente un « Poème des quatre nuits » qui furent inscrites dans le Livre des Mémoires. La première était celle de la création ; la deuxième celle de l’apparition à Abraham à qui Dieu promet un enfant puis le lui demande en sacrifice ; la troisième celle de la sortie d’Égypte ; la quatrième mettra un terme à l’histoire selon un scénario messianique double : « La quatrième nuit, quand le monde arrivera à sa fin pour être dissous, les jougs de fer seront brisés et les générations perverses anéanties et Moïse montera du milieu du désert et le Roi Messie viendra de Rome. L’un marchera à la tête du troupeau et l’autre marchera à la tête du troupeau et sa Parole [ou “la Parole de Yhwh”] marchera entre les deux et moi et eux marcheront ensemble. C’est la nuit de la Pâque pour le nom de Yhwh, nuit réservée et fixée pour la libération de tout Israël, au long de leurs générations. » Plutôt que « de Rome » on pourrait lire rômâ « d’en-haut », ce qui serait une allusion à l’origine céleste du messie parallèle à Moïse, tenu en réserve comme Élie pour intervenir au moment voulu par Dieu, ou comme le →fils d’homme de Dn 7,13 transformé ici en messie davidique.

Reception + Lecture synoptique +

Contexte + Repères historiques et géographiques + 20 Le soir venu Indication liturgique ? Dans le contexte des préparatifs de la Pâque tout juste mentionnés, l’évangéliste semble indiquer l’arrivée du moment du repas pascal (*jui20). + Textes anciens + 21c Un de vous Trahison • par des confidents (→Polybe Hist. 1,7,3.7-8 ; 3,52), • par des ennemis (→Josèphe B.J. 2,450-454). + Intertextualité biblique + 20-25 Scénario Protologique Dès Gn 3,9-13 Dieu s’adresse à la conscience de chacun avec discrétion (où es-tu ? qu’as-tu fait là ?) en le laissant libre de son choix. Le coupable, identifié, s’efforce de transmettre à d’autres sa culpabilité ; il est maudit. Dans la livraison de Jésus, c’est donc le péché des origines qui se rejoue. Conformément à une tendance forte de la culture juive du 1er s., l’eschatologie rejoint la protologie. Prophétique En Dn le →fils de l’homme accède à la glorification près du trône divin après une épreuve de souffrance.

20-25 Un des épisodes les mieux attestés Cet épisode, attesté diversement dans les quatre évangiles, appartient à la tradition la plus ancienne du récit de la passion. // Mc Mt 26,24 reprend littéralement Mc 14,21. Chez Mc, c’est la seule prédiction de Jésus qui ne se réalise pas dans son propre récit de la passion : Mt 26,25 (et sa suite dans le récit du remords et du suicide de Judas en Mt 27,3-10) chercherait-il à remplir une lacune perçue chez Mc ? // Lc L’annonce de la trahison de Judas en Lc 22,21-23 suit l’institution eucharistique (*chr20-29). Elle est suivie par une discussion entre les disciples pour savoir qui est le plus grand (discussion placée bien plus tôt dans le récit par Mt et Mc). Faut-il en inférer que les disciples se sont demandé lequel était le moins propre à livrer Jésus ? La réponse de Jésus sur le service (Lc 22,27 « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert ») n’est pas sans rapport avec le lavement des pieds dans Jn, ce qui suggère que le questionnement chez Lc n’est pas totalement hors contexte. // Jn Jn 13,18-30 présente une mise en scène encore plus dramatique de l’identification du traître et introduit une relation intime concernant l’événement de la trahison : « Aucun parmi les convives ne comprit pourquoi il le lui disait » (Jn 13,28). + Liturgie + 20 Le soir venu CALENDRIER Moment de la célébration du repas du Seigneur Le repas du Seigneur semble avoir été célébré très anciennement non seulement au moment de la Pâque, mais tous les dimanches. *lit28,1a ; →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques

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+ Tradition juive + 20 Le soir venu Horaire Le dîner juif a lieu entre 16h et 17h, mais le repas pascal vers 18h : après le crépuscule (→t. Pesaḥ. 5,2 ; →b. Ber. 9a ; →b. Pesaḥ. 107b), du temps du sacrifice du soir jusqu’à minuit (→m. Pesaḥ. 10,1). 20 allongé ou debout ? • Ex 12,11 prescrit de manger la →Pâque debout. La tradition rabbinique conseille l’allongement : • →y. Pesaḥ. 10,1 = 37b « R. Lévi dit : “Comme c’est l’usage des esclaves de manger debout, il est recommandé à la fête de Pâque de bien se reposer, ou s’accouder en mangeant, pour montrer le passage de l’esclavage à la liberté”. R. Simon dit au nom de R. Josué b. Lévi : “La quantité de pain azyme, de la grandeur d’une olive au moins, à consommer le soir de Pâque devra être mangée en étant accoudé”. » On mangeait probablement debout pendant la partie principale du repas pascal et allongé pendant le reste du repas. La pratique de l’allongement montre bien l’influence de l’environnement gréco-romain sur les rabbins et certains n’hésitent pas à faire du repas du Seder l’équivalent d’un banquet de type hellénistique.

+ Tradition chrétienne + 20-29 Inversion de l’ordre narratif : signale une « récapitulation » scripturaire L’ordre chronologique entre la trahison de Judas et l’institution de l’Eucharistie est inversée chez Mt et Lc (*syn20-25). Lc présente la narration de la trahison de Judas après l’institution de l’Eucharistie. Chez Jn, Satan entre en Judas après la bouchée de pain (c.-à-d., selon lui, après la communion au corps et au sang du Christ). • →Rupert de Deutz Glor. (10,539), pour atténuer la discordance, cite la 6e règle de Ticonius, dont il a lu le nom chez Augustin d’Hippone (→Doctr. chr. 3,30,42), intitulée la « récapitulation » et qui stipule que l’on a parfois affaire, dans le cours narratif, à l’explicitation de ce qui a été implicitement suggéré plus tôt dans la narration, mais de manière cachée (il prend l’exemple de l’arbre du bien et du mal dans Gn). Il souligne que cette règle est très utile pour comprendre maints passages obscurs dans les Écritures. 20-25 Motif de la « livraison » au cours du dernier repas L’association de l’acte de livrer, au passif, et du dernier repas était déjà traditionnelle pour Paul (1Co 11,23), qui ne nomme pas Judas. 20 Le soir venu = au moment de l’immolation des agneaux • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « L’agneau devait être immolé le soir, la nuit même où l’exterminateur devait passer [cf. Ex 12,12], ou bien parce que la nuit, la lune change lorsqu’arrive le quatorzième jour, car la lune régit la nuit [cf. Gn 1,16], ou parce que le peuple d’Israël s’est enfui cette nuit même de la terre d’Égypte » (1475C). = au moment du coucher du Soleil—le Christ • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 (738.32) ; →Raban Maur Exp. Matt. : Lorsque la lumière du monde, c’est-à-dire le vrai soleil, s’est hâté vers le moment de sa mort et lorsque le Seigneur s’est couché à table avec ses disciples, lui qui leur préparait le repos éternel (688.9 ; = →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1469A). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Jésus allait vers son couchant (Za 14,7). Ou bien, la véritable mort du Christ est indiquée, c’est-à-dire sa fin : le soir est la fin du jour. » 20.25a avec les douze + Judas — Participation de Judas à l’Eucharistie ? Judas exclu comme modèle de discipline sacramentelle • →Éphrem le Syrien Diat. 19,3-4 traite du rapport entre Judas et l’Eucharistie. Judas n’a pas reçu l’Eucharistie, car Jésus (en trempant la bouchée ?) a en quelque sorte lavé le pain de sa bénédiction. Ainsi Judas ne consomma-t-il pas plus du pain consacré qu’il ne but de la coupe de vie.

• →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,2 « [Judas] n’avait pas mérité de communier aux mystères éternels. » • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Matt. fr. 290 considère que c’est après le départ de Judas (Jn 13,30) que Jésus fait participer les onze au mystère. • →Did. 9,5 applique à la discipline eucharistique la recommandation « ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. » Judas inclus dans l’espérance de sa conversion • →Albert le Grand Sup. Matt. : Le Christ était avec ses disciples selon Ps 133,1. Mais « il n’a pas exclu le traître afin qu’il s’écarte [de son projet] grâce au bénéfice [du sacrement]. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur le donna en même temps à tous, même à Judas, et cela afin de le ramener du péché par sa douceur. C’était aussi afin de donner à l’Église l’enseignement que, aussi longtemps qu’un pécheur est occulte, il ne doit pas être empêché de recevoir ce sacrement : en effet, les hommes n’ont pas à juger des choses occultes. » *chr21a 21a pendant qu’ils mangeaient À un moment convivial • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « L’évangéliste marque à dessein que c’est “pendant qu’ils mangeaient” que le Christ parle de la trahison, afin que tant le moment que la table manifestent la vilenie du traître. […] Le Christ ménagea cette rencontre pour faire plus d’impression dans l’esprit de ce disciple et pour le pousser dans une autre disposition » (731.26). • →Albert le Grand Sup. Matt. interprète l’ensemble du passage concernant le rapport entre Jésus et Judas comme le véritable déploiement d’une pédagogie divine à l’égard du traître, visant à écarter la trahison de quatre manières : « Tout d’abord, il l’écarte en montrant qu’il connaît par avance la trahison et le traître afin que, méditant sur la science de Dieu, il ait honte ; ensuite, en insistant sur le privilège du partage du repas, afin qu’il ait honte de trahir ce privilège ; en troisième lieu, il insiste en provoquant la peur par les menaces des châtiments éternels afin qu’il s’écarte du mal au moins par peur ; en quatrième lieu et enfin, en révélant d’une manière un peu obscure afin qu’ainsi marqué, il soit confondu et se détourne de son projet. » 21b Amen je vous dis Omniscience divine • →Albert le Grand Sup. Matt. ajoute ces références : Jn 16,30 « Nous savons maintenant que tu sais tout et n’as pas besoin qu’on te questionne » ; V-Jb 42,2 « Je sais que tu te souviens de tout et qu’aucune pensée ne t’échappe » ; Ps 26,2 ; 139,24 ; He 4,12-13 « Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur. Aussi n’y a-t-il pas de créature qui reste invisible devant elle, mais tout est nu et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte. » 21c Un de vous Pas de révélation publique • →Jérôme Comm. Matt. « [Jésus] formule son accusation en général pour que celui qui se sait coupable fasse pénitence. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Ô étonnante puissance du Seigneur ! Il a d’abord dit : “L’un de vous me trahira”. Le traître persévère dans le mal ; il affirme de manière plus évidente et pourtant il ne cite pas proprement son nom » (688.25). • →Léon le Grand Serm. 45,3 (7e sermon sur la passion) : « Il montra que la conscience du traître lui était connue ; il ne confondit pas l’impie par une réprimande sévère et publique, mais chercha à l’atteindre par un avertissement doux et muet, afin que le repentir pût le corriger plus facilement » (3,95-97). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,575 « [Jésus] pouvait aussitôt montrer plus spécialement qui était celui qui le trahirait, et cependant ne le fit pas, mais il lance l’accusation dans le groupe, afin d’éprouver la disposition d’esprit de chacun et de donner au misérable traître l’occasion de faire pénitence. Cela était équitable en effet, parce qu’il avait annoncé d’avance sa passion comme il annonçait un traître : dans chacun des deux cas, pour montrer que de son plein gré il allait vers sa passion. Cependant il n’accusa pas de manière évidente celui dont il surprit secrètement les pensées cachées du cœur. » →Judas Iscariote : fortune littéraire

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+ Théologie + 20-25 THÉOLOGIE MORALE FONDAMENTALE Actes humains et obscurcissement de la conscience Le mystère d’iniquité, ou l’aveuglement du péché se présente parfois comme un enténèbrement de la conscience, comme il apparaît dans la trahison de Judas. En effet, dans l’annonce qu’en fait explicitement Jésus à tous les disciples, Judas semble incapable de voir que ce dessein malveillant a déjà assombri son cœur ; d’où sa question quasi inutile, sinon pour mieux se dévoiler au lecteur : « Ce n’est pas moi, rabbi ? » (v.25b). Judas se rendra ainsi complice des ennemis du Christ en leur livrant (v.24b.46b) cet ami qui lui a fait confiance jusqu’au bout. En tous cas, Judas prononce un véritable aveu en Mt 27,4 : l’initiative semble alors lui en incomber totalement. Ce passage éclaire un élément de théologie morale chrétienne sur la valeur et la moralité des « actes humains », dépendantes de l’engagement de la liberté et de la volonté. Judas, comme les autres disciples, a été prévenu par Jésus lui-même (*interp23-25 ; *chr24a comme c’est écrit). Il va donc poser un acte libre, en pleine conscience mais, cette conscience est obscurcie (→CEC 1749) : • →Vatican II GS 16 « Lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien […], l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle. » Face aux ténèbres dues au péché qui peuvent fausser les choix de l’homme, il faut travailler à l’éducation humaine et chrétienne de la conscience (→JeanPaul II VS 32, 64, 85). + Littérature + 20 allongé avec les douze Légende de la Table Ronde • →Robert de Boron Merlin : En souvenir de la table de la Cène et de celle qu’aurait établie Joseph d’Arimathie en arrivant en Grande-Bretagne, Merlin l’Enchanteur aurait créé la Table Ronde pour le mythique roi de Bretagne Uther Pendragon, père du roi Arthur. Elle symbolise la fraternité, aucun des convives n’ayant de préséance. Cette table symbolique apparaît dans de nombreux manuscrits médiévaux à enluminures. Les noms des chevaliers invités à cette table sont inscrits sur leurs sièges, un seul restant anonyme, en souvenir de Judas. S’y assiéra le chevalier le meilleur, celui qui trouvera le Graal. *litt27a Transposition picturale et littéraire de la Cène : Jésus, modèle du poète Michon commente le portait de groupe — Bonnier, Blémont, Aicard, Valade, d’Hervilly, Pelletan, Verlaine et Rimbaud — peint par Henri Fantin-Latour en 1872, intitulé Un coin de table. La tradition picturale des représentations de la dernière Cène sont le modèle du portrait de Rimbaud, fils décentré qui signale le déplacement du sacré ou de l’absolu de la religion à la poésie. • →Michon Rimbaud le fils « […] cette Cène énigmatique, où, contrairement aux usages de la peinture, le Fils parmi les fils n’est pas au milieu des fils, ouvrant ses mains vers les fils, mais décalé et même tournant un peu le dos aux autres, cette Cène des temps modernes vous a comblé d’émerveillement et d’un peu d’inquiétude » (100). Transposition picturale et politique de la Cène : la révolution supplante la révélation Dans Les Onze, Michon raconte la Révolution en imaginant un tableau représentant les membres du comité du salut public (dit « les Onze ») par qui fut instaurée la Terreur en 1793. Tableau et peintre (un dénommé François-Élie Corentin) fictifs permettent à Michon d’inventer les pages que Michelet aurait pu écrire en contemplant l’œuvre. L’historien romantique y aurait détecté une réactivation profane de la cène : elle incarne la fraternité révolutionnaire, évacuant la figure du Christ. • →Michon Onze « Certainement que Michelet, dans le premier choc que lui causa le tableau (il a cru s’évanouir, écrit-il, et on veut bien le croire) a eu sur-le-champ la révélation dont il tirera plus tard la célèbre exégèse qui tient en douze pages. Il a vu une cène laïque, peut-être la première cène laïque précise-t-il, celle où bravement on sacrifie encore le pain et le vin en l’absence du Christ […] ; il a vu et bien vu que c’était une véritable cène, c’est-à-dire en onze hommes séparés une âme collective, et non pas une simple collection d’hommes. […] Il ne fut pas gêné que les onze

fussent debout, et non pas rêveusement assis comme dans les scènes classiques ; au contraire, il écrit que sa cène républicaine renoue avec le repas originaire, évangélique, “qui se prend le bâton à la main, debout et les reins ceints” — d’une ceinture de marche ou de celle “à la nation”, dans l’urgence. Et la présence de Collot dans le tableau, dans les deux tableaux, ne le gêna pas davantage : au contraire elle le conforta, car parmi les convives de ce genre de repas, on a du mal à se passer de Judas, même si on peut se passer du Christ, comme “Les Onze” le prouvent » (130-131). + Arts visuels + 21-25 Annonce de la trahison de Judas Judas portant la main au plat L’annonce de la trahison de Judas est dans un premier temps l’élément le plus important de l’iconographie de la Cène, pour l’intégrer dans le cycle de la passion : →Cène (arts visuels). Les premières images du repas montrent clairement le détail de Judas portant la main au plat : • Le Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano). C’est le détail qui connaît le plus grand succès et qui se retrouve plusieurs siècles plus tard :  • Les fresques de l’église Sant’Angelo in Formis (11e s., Capoue). Judas communiant La désignation du traître se transforme rapidement en une communion par le traître. Certaines images montrent ainsi Jésus donner une bouchée à Judas et non pas Judas portant la main au plat (*syn23b). Le motif se rapporte à Jn, le seul à préciser qu’ « Après la bouchée, Satan entra en lui » (Jn 13,27). • Psautier de Saint-Germain-des-Prés ou Psautier de Stuttgart (ca. 820-830). Cette enluminure est l’une des plus anciennes occurrences du motif de la communion de Judas. Il s’agit d’un sujet autonome, extrait de la Cène. Un oiseau noir entre dans la bouche de Judas au moment où Jésus lui tend l’hostie, qu’il présente au-dessus d’un calice. Le verset de Jn est littéralement figuré en convertissant la colombe (le signe du Saint-Esprit) en un oiseau noir, pour ainsi signifier le mal. L’image reflète aussi une prescription que l’Église veut mettre en place dès le 9e s. (mais qui ne le sera qu’à partir du 13e s.) : l’interdiction pour le laïc de toucher l’hostie avec la main ; il doit communier directement dans la bouche. Le thème de la communion de Judas est apprécié au Moyen Âge et se retrouve jusqu’au 13e s., intégré à la Cène. Le plus souvent Judas est isolé d’un côté de la table, le dos au spectateur, alors que le Christ porte à sa bouche le morceau de pain : • l’église Saint-Martin de Vic, La Cène (12e s., mur ouest du chœur) ; • Nicolas de Verdun, autel de Klosterneuburg (1181) ; • le Psautier d’Ingeburge (1210, musée Condé de Chantilly) ; • Gaddo Gaddi, La Cène (1285-1295, mosaïque de la coupole du baptistère de Florence). Le thème se développe au 12e s. en même temps qu’un autre thème populaire : lors de l’onction à Béthanie la femme pénitente, à genoux devant la table du banquet, reçoit une bouchée de la main du Christ (*vis6-13). La disposition de Judas Le traître de dos Dans le Cenacolo florentin, le motif symbolique de la bénédiction eucharistique est associé à celui de la désignation du traître. La peinture florentine des 14e et 15e s. unit les deux instants de manière très intime. Les Primitifs italiens mettent en place un jeu visuel qui rend compte de l’agitation qui suit l’annonce de la trahison et qui désigne naturellement Judas comme le traître annoncé (geste, traits physiques stigmatisant, jeux de regards, etc.). • Le Pérugin, La Cène (ca. 1493-1496, Cenacolo di Fuligno, Florence). Le Christ préside (de la manière habituelle dans les images italiennes du 15e s.) au centre d’une table en “U” (de type triclinium) et tous les apôtres se trouvent face au spectateur de l’autre côté de la table, tandis que Judas se trouve isolé à un côté de la table, le dos au spectateur et portant la main au plat. • Léonard de Vinci, La Cène (1495-1498, réfectoire de Santa Maria delle Grazie, Milan). En plaçant tous les personnages du même côté de la table sur cette peinture murale, Léonard de Vinci met en place un jeu subtile,

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qui rend la désignation du traître moins évidente. Jésus vient d’annoncer la trahison prochaine, et l’agitation est à son comble alors que Jésus tend l’oreille (toutes les lignes de perspective conduisent à son oreille). Judas, à la droite du Christ, porte la main au plat et est mis en opposition avec Jean (qu’il regarde), l’apôtre bien-aimé. Judas reste dans une posture marquée puisque, en fixant Jean, il tourne quelque peu le dos au spectateur.  Parfois plusieurs apôtres (dont Judas) sont représentés de dos : • Dieric Bouts, Retable du Saint-Sacrement (1464-1467, collégiale SaintPierre de Louvain). Celui qui allait livrer le Christ (*vis47-56) est cependant toujours reconnaissable, ne serait-ce que par l’absence de nimbe, ce qui tend à devenir la règle. Le traître à même hauteur Dans les dispositions frontales, le traître n’est identifiable que par sa position et le jeu des regards et des expressions. Tributaire du modèle léonardien, cette composition donne lieu à quelques chefs-d’œuvre : • Andrea del Sarto (1520-1525, Florence) ; Joos Van Cleve (1530-1540, Paris). Le traître mis en avant Dans les compositions où les apôtres sont autour d’une table rectangulaire, Judas est volontiers disposé de dos, au premier plan. Il dissimule aux apôtres et au Christ la bourse qui symbolise sa trahison (*vis14-16) : • au 16e s. : Francesco Bassano (1586, Madrid) ; Albrecht Dürer (1510, Vienne) ; Albert Jacobzoon Maler van Kampen (16e s., Lille) ; Colin Nouailher (16e s., Écouen) ; Bernard van Orley (1530, New York) ; Léonard Limosin (1557, Écouen) ; Juan de Juanes (1560, Madrid) ; • au 17e s. : Frans Pourbus le Jeune (1618, Paris) ;  Daniele Crespi (1624-1625, Milan) ; Valentin de Boulogne (1625-1626, Rome) ; Philippe de Champaigne (1652, Paris) ; Louis Le Nain (Paris) ; Jeremias Mittendorff (1620-1640, Lille) ; Johan Wierix (Paris) ; • au 18e s. : Louis de Silvestre (1710, Versailles) ; Anton Maulbertsch (1754, Salzburg) ; Nicolo Grassi (1re moitié du 18e s., Lille). Le traître à l’écart Plus exceptionnellement, le traître est tenu à l’écart, debout : • Jean Fouquet,  Livre d’heures d’Étienne Chevalier (1452-1460, Chantilly) ; ou s’éloignant au premier plan : • Pierre Pourbus (1548, Bruges) ; • Sebastiano Ricci (1713-1714, Washington) ; ou à l’arrière-plan : • Julius Schnorr von Carolsfeld (1890) ; ou encore ne tient pas la bourse qui contient le prix de son forfait : • au 14e s. : Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Mariotti di Nardo (fin 14e s., Avignon et Nantes) ; • au 15e s. : Sassetta (1423, Sienne) ; Ercole de’ Roberti (1493, Londres) ; • au 16e s. : Hans Holbein Le Jeune (1524-1525, Bâle) ; Jacopo Bassano (1546, Rome) ; Otto Van Veen (1592, Anvers) ; Tintoret (1579-1581, Venise) ; • au 17e s. : Pierre-Paul Rubens (1630-1632, Milan) ; Nicolas Poussin (1636-1640, Grantham, et 1644-1648, Édimbourg) ; Gérard de Lairesse (1648, Paris) ; Antoine Bouzonnet-Stella (2e moitié du 17e s., Paris) ; • au 18e s. : Giovanni Battista Tiepolo (1745-1747, Paris). Tous montrent leur maîtrise de la composition et des études d’expression. Le traître absent Judas peut aussi, plus rarement encore, ne pas apparaître dans la scène :  • Simon Vouet (1636, Lyon) ; • Salvador Dalí (1955, Washington). + Musique + 20 Le soir venu Mise en scène musicale →Bach Passion met ici l’arrivée du soir, comme symbole du commencement de la passion, en musique dans des tonalités mineures et sombres, teintées de chromatisme.

21bc Traduction musicale de la souffrance →Bach Passion fait retentir les paroles de Jésus musicalement comme un cri de douleur. La mélodie est distordue autour de grands intervalles qui en accentuent le côté dramatique. La petite vocalise et les harmonies tendues sur le mot verraten (« livrer ») annoncent déjà l’angoisse que Jésus éprouvera à l’agonie. + Danse + 20 Mise en scène →Neumeier Passion • Les disciples forment un cercle parfait, assis au sol, suggérant une Table Ronde (*litt20) — le héros légendaire de prédilection du chorégraphe est le roi Arthur ; son personnage historique préféré est Jésus Christ. • Jésus et les Personnes les rejoignent, face à la salle. 21c Un de vous me livrera Jésus s’abandonne aux siens →Neumeier Passion • Jésus se laisse tomber vers l’avant dans le cercle des disciples, qui l’accueillent et le retiennent. + Cinéma + 20 allongé avec les douze La Cène : mise en scène Picturale • →Zecca Passion s’inspire du tableau de Léonard de Vinci (*vis25a) et de la gravure de Gustave Doré : les apôtres sont assis d’un seul côté devant une longue table, Jésus est au centre, la caméra en face. Jésus, debout, mange lui-même du pain et boit du vin. *cin27a : Zecca • →Olcott Manger s’inspire de la mise en scène du tableau de James Tissot. Certains disciples sont étendus, à la romaine, d’autres assis auprès de Jésus. • →Antamoro Christus narrativise lui aussi le tableau de Léonard de Vinci (annoncé en intertitre) : le Christ et les apôtres entrent dans le plan par la droite — l’une des tapisseries sombres de Léonard de Vinci est transformée en une porte ouvrant sur un hors-champ. Immobilisation des personnages en tableau vivant, entre deux intertitres qui l’isolent des autres plans et de tout mouvement. • →Niblo Ben-Hur imite cinématographiquement le même tableau, en en bousculant la composition : Judas est déplacé de l’autre côté de la table, en plein centre. Il cache le Christ dont on ne voit plus que l’auréole et les bras. Cette subversion du tableau s’inscrit dans le principe visuel du film (dissimuler le visage de Jésus à l’écran). Ce principe consistant à ne pas montrer au spectateur le visage du Christ est érigé en loi par la censure anglaise de 1913 à 1961. • →Stevens Story : Tous sont assis d’un seul côté (sauf deux, assis aux bouts) d’une longue et étroite table en bois filmée en plan frontal. Une cruche, un gobelet et un pain sont sur la table. Derrière Jésus, le four où l’on a fait cuire la viande forme une arcade dans le mur, comme une alcôve pour la statue d’un saint, et accentue ainsi la symétrie de l’ensemble, centré sur Jésus. Dans une disposition qui rappelle celles de Léonard de Vinci et d’André del Sarto (*vis25a), les disciples sont quasiment immobiles et l’image forme réellement un tableau. • →Jewison Superstar met en scène un repas champêtre : nappe étalée sur l’herbe, convives assis à terre. Le plan s’immobilise artificiellement de manière à former lui aussi le tableau de Léonard de Vinci. Le réalisateur avoue envisager la Cène comme l’emblème de la référence iconographique et défend l’écart qu’il prend avec elle par un argument de réalisme historique (pourtant absurde, pour un film qui cultive les jeux d’anachronisme). Réaliste • →DeMille King : Dans une salle voûtée et sombre, Jésus et ses disciples sont assis autour d’une table rectangulaire. Au centre, Jésus entouré de Jean (à sa droite) et Judas (à sa gauche), semble être la source de la lumière de la scène. • →Duvivier Golgotha dispose, dans son souci de réalisme, les tables en U et les convives à l’extérieur, étendus sur des lits, à la romaine, comme l’indique le texte. • →van den Bergh Matthew utilise une longue table rectangulaire, posée à même le sol, sur laquelle sont disposés de nombreux plats. Les disciples sont assis tout autour.

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Clownesque • →Greene Godspell : Comme tous les épisodes de la passion (trahison, agonie, crucifixion), la Cène se déroule dans un terrain vague, parmi des éléments de décor de cirque — comme si les personnages-clowns, quittant les rues de New York, entraient vraiment en scène. Aux disciples assis par terre autour d’une vieille porte rouge, Jésus apporte gobelets en plastiques, carafe en verre et pain azyme. Rituelle • →Delannoy Marie : Une table en L accueille Jésus et les apôtres. Jésus utilise du pain pita, et la communion au pain déclenche le départ d’une des femmes qui suivait depuis la cuisine : ces gens sont des « païens, qui pratiquent des rites défendus ». Un apôtre joue de la flûte pour accompagner le chant des Psaumes. • →Gibson Passion : La Cène est traité dans plusieurs flashbacks au moment de la crucifixion (*cin27,35a L’ayant crucifié ; *cin27,35a ils divisèrent ses vêtements). Les disciples sont assis autour d’une table rectangulaire, Jean à la gauche de Jésus, Pierre à sa droite. Le cinéaste insiste sur le discours johannique des adieux, mais utilise le texte de la consécration eucharistique pour le pain et le vin. 21c.23b Un de vous me livrera + celui-là me livrera — Le traître révélé Du doigt • →Zecca Passion : Après le partage du pain et du vin (inversion par rapport à Mt ; cf. Lc 22 : *syn20-25), Judas, déjà arrivé en retard, est le seul disciple qui tourne le dos à Jésus. Sur demande des disciples, celui-ci désigne Judas comme le traître. Du doigt, il lui montre l’extérieur de la pièce : Judas est jeté dehors, comme les marchands du Temple. Il sort sous les regards réprobateurs des Onze, roulant les yeux, exprimant à la fois honte et colère. Par la bouchée (// Jn) • →Olcott Manger : Sur une question de Jean, Jésus annonce la trahison : tous les apôtres, allongés, se soulèvent pour marquer leur protestation. Judas, assis en face de Jésus et placé au milieu de l’écran, commence déjà à détourner la tête, comme s’il réfléchissait à ce qu’il allait faire. La suite est basée sur le récit de Jn 13 : Jésus annonce qu’il va donner une bouchée au traître, et c’est Judas qui tend la main pour la prendre. Il mange lentement sous le regard des autres convives, puis comme contaminé, son regard change : il fait des gestes plus brusques et, sur un mot de Jésus, se lève, ramasse sa sandale et quitte la pièce. Le cinéaste ne semble placer le choix de la trahison qu’à ce moment du film (= →Duvivier Golgotha). *syn23b Par le contact évité • →Antamoro Christus : Après une pose picturale (*cin20 : Antamoro), le mouvement et le récit reprennent : un plan rapproché autour de la figure christique montre le partage du pain et l’annonce de la trahison de Judas. Le Christ, après avoir distribué le pain à Judas, cherche le contact avec son disciple, mais le traître se défile à l’accolade de Jésus qui tourne la tête d’un air entendu et triste. Le film restitue ainsi sur un mode narratif les différentes interprétations du tableau de Léonard de Vinci (*vis25a).

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Par la main sur la table (// Lc) • →DeMille King inverse l’institution de l’Eucharistie et l’annonce de la trahison : le refus par Judas de communier à la coupe déclenche la parole de Jésus « la main de celui qui me livre est avec moi sur la table » (Lc 22,21). Or tous les disciples, Judas le premier, se rendent compte qu’ils ont les mains sur la table (*interp23-25). • →Stevens Story : Même mise en scène inspirée de Lc : Jésus annonce que « la main qui le trahira est sur la table », alors que tous sont accoudés et que lui-même vient de poser, à plat, ses deux paumes sur la table. Calme protestation des apôtres dont quelques-uns se redressent et retirent leurs coudes de table. L’annonce de la trahison est redoublée : Jésus répond aux questions des disciples (« Qui est-ce ? ») en précisant que c’est « un qui mange avec moi le pain ce soir ». *syn23b Par le don d’un manteau • →Jewison Superstar : Un dialogue tendu entre Judas et Jésus a lieu devant les autres apôtres : Judas lui demande d’arrêter la comédie car il « sait très bien qui le livrera », et il tente de s’expliquer. Jésus « ne veut pas savoir » et lui ordonne de se dépêcher — rage douloureuse de l’ami trahi ou volonté d’en venir vite au dénouement ? Tandis que les apôtres chantent un dernier refrain (« Regarde mes tribulations sombrer dans une douce flaque de vin, qu’est-ce qu’il y a dans le pain, ça m’est monté à la tête… Et quand nous nous retirerons du monde, nous pourrons écrire les évangiles afin qu’on parle de nous, même après notre mort »), Jésus prend un manteau et l’apporte à Judas, déçu, qui lui fait de vifs reproches puis part en courant. Par réflexion • →Greene Godspell : Lorsque Jésus prépare la table, il tend au disciple un miroir rond et désigne ainsi le traître. Par les mains plongées dans le bol (suivant Mt) • →van den Bergh Matthew : La caméra placée face à Jésus, de l’autre côté de la table, pivote comme pour en faire le tour, tout en restant centrée sur Jésus. À l’avant-plan défile le haut des têtes de quelques disciples, floues. Ses mots provoquent l’arrêt des conversations, et leur poids est accentué par une musique dramatique. Jésus place la main sur l’épaule de Judas, à sa droite. Gros plan sur le visage de Judas, de profil, avec celui de Jésus en arrière-plan, puis un autre gros plan montre la main de Jésus plonger un morceau de pain dans un bol en même temps que celle de Judas avant de revenir au cadrage précédent où Jésus prononce à voix basse le v.23, sans regarder le disciple. Celui-ci jette un coup d’œil aux alentours, comme pour vérifier qu’il est le seul à avoir entendu. La caméra suit la main de Judas, qui remonte le pain assaisonné jusqu’à sa bouche. *syn23b Le traître est un autre • →Zeffirelli Jesus imagine un autre personnage pour comploter la mort de Jésus, Zérah, un personnage non biblique. Ainsi Jésus n’est plus mort à cause des Juifs et des païens, symbolisant ensemble toute l’humanité, mais à cause d’un seul homme, un inconnu qui n’a jamais existé et qui a trompé Judas — procédé cinématographique pour identifier le mal en une seule personne ? Exit la théologie du péché : Zérah est le bouc émissaire de toute la passion et de la mort du Christ.



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+ Propositions de lecture + 23-25 Identification du « livreur » Judas est clairement identifié comme le donneur, mais à travers des jeux de langage subtils (*pro23b), qui permettent à Jésus de faire planer l’ombre de la trahison sur chacun des disciples (et des lecteurs, *pro21c). Jusque dans sa malédiction ambiguë du traître (*pro24bc) et dans la réponse qu’il lui fait (*pro25c), il rejoint l’angoisse de l’ensemble des disciples se demandant : « Serait-ce moi ? » On est loin d’une situation où les bons et les méchants seraient clairement distingués. Il y a là tout un enseignement sur l’aveuglement de la conscience. *chr22 ; *theo20-25

Texte + Critique textuelle + 22a chacun d’entre eux : Byz TR S | V : un par un | Nes : l’un après l’autre • Byz TR : hekastos autôn ; cf. S : ḥd ḥd mnhwn ; • V : singuli ; • Nes : heis hekastos. + Vocabulaire +

23b bol Référent Le substantif trublion désigne un récipient profond ou son contenu (cf. Si 31,14). En Mt le mot apparaît seulement ici. 23b assiette (V) Référent Une parapsis ou paropsis est une sorte de plat long sur lequel on servait des légumes, fruits et desserts. *jui23b

+ Grammaire + 22b.25b Ce n’est pas ? Particule interrogative (mêti) de forme négative ; avec l’indicatif, elle implique une réponse négative ou du moins le souhait qu’il n’en soit pas ainsi (cf. le latin num et nonne).

Byz V S TR Nes 22 a

b 23 a b

22a attristés Tristesse *voc37b ; *chr22 22b Seigneur LEXICOGRAPHIE Titre divin Kurios signifie régulièrement « Seigneur » et fonctionne comme un équivalent de Yhwh en G (*ref22b). Titre humain Mais il peut aussi traduire simplement l’hébreu ’ādôn (« monsieur ») utilisé comme équivalent de rab (cf. →m. ’Abot 1,3) et signifier simplement « rabbi » ou « maître ». *pro22b.25b

25b rabbi Terme technique désignant un chef religieux dans le judaïsme rabbinique à partir de la fin du 2e s. ap. J.-C. Il n’est pas nécessaire de supposer qu’il a ce sens dans le NT (ici et Mt 23,7-8 ; Jn 3,2.26 ; cf. l’usage de didaskalos en Jn 3,10 ; Ac 13,1) ni d’en conclure que les textes qui l’emploient sont de rédaction tardive. Au 1er s., le terme peut être une simple désignation respectueuse. *pro22b.25b

24 a b c 25 a

b c

Extrêmement attristés, ils commencèrent à lui dire, chacun d’entre eux : V un par un : Nes l’un après l’autre : — Ce n’est pas moi, Seigneur ? Or lui, répondant, dit : — Qui a plongé VS plonge avec moi la main dans le bol, V l’assiette, celui-là me livrera. Le fils de l’homme s’en va comme c’est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré. Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né. Répondant, Judas, qui le livrait, V qui le livra, S le traître, dit : — Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit.

22a attristés Mt 17,23 ; 26,75 – 22a Tous pécheurs 1R 8,46 ; Qo 7,20 ; Pr 20,9 ; 28,14 ; Si 2,17 – 23b Qui a plongé avec moi la main Ps 41,10 ; 55,13-15 ; Si 6,10 ; Ab 7 ; Jb 19,14.19 ; Si 12,9 ; Jn 6,70-71 – 24a comme c’est écrit de lui Jn 17,12 ; *pro2b ; →Annonces de la passion/résurrection – 24b malheur à cet homme Mt 18,7 ; Dt 21,22-23 ; 27,24-25 ; Ps 109,17 ; Si 2,12 ; Mi 2,1 ; Ga 3,13 – 24c il lui eût été bon de ne pas être né Jb 3,3 ; Si 23,14 ; Jr 20,14 – 25a Judas, qui le livrait Is 65,15 ; cf. Jn 6,64.70-71 – 25ab Poids de la parole Mt 12,37 – 25c Il lui dit : — Tu as dit // Mt 26,64 ; 27,11

24a s’en va Lexicographie Sens figuré Le verbe hupagô signifie ici « mourir », comme en Jn 7,33-36 (en alternance avec poreuô ; cf. Lc 13,33 et Jn 16,28). Terme fréquent Courant dans les évangiles, il désigne régulièrement le départ de Jésus de ce monde avant l’arrivée de l’Esprit qui suit la résurrection, en particulier chez Jn (Jn 13,33 ; 14,5.28 ; 16,5.10.17).

23b plonge Aoriste aspectuel plutôt que « aura plongé » : l’aoriste ne marque pas nécessairement ici une antériorité relative. 24b est livré Présent aspectuel Ou « va être livré » : présent à valeur d’imminence. + Procédés littéraires + 22a.25a chacun + Judas — NARRATION Suspens Le récit suggère que Judas est le dernier à parler (cf. sa place dans la liste des apôtres : Mt 10,2-4), signe de son drame intérieur ? • →Lagrange Matthieu 26,25 « Mais rien n’empêche d’admettre que Jésus ait répondu à Judas d’une voix basse. Il est d’ailleurs probable que ce verset est placé ici en rejet, car Judas a dû poser la question en même temps que les autres apôtres. Jésus lui aura répondu pour lui seul, dans le tumulte des interrogations, qui avaient la chaleur et l’éclat de protestations indignées. Puis, élevant la voix, il aura donné à tous une indication moins claire. »

22b.25b Seigneur + rabbi — NARRATION Parallélisme antithétique entre personnages • Les disciples appellent Jésus « Seigneur » ; • Judas l’appelle « rabbi » (ici et au v.49). La séparation d’avec les autres disciples commence ; sans nécessairement indiquer par là que les uns confessent déjà Jésus comme Dieu et l’autre n’y voit que son rabbi, l’évangéliste semble au moins vouloir suggérer que la trahison de Judas s’appuie sur une différence de perception de Jésus. Sa séparation d’avec les autres disciples commence (*chr25b). Cf. cependant *voc22b.

24a comme c’est écrit Hapax Mt kathôs gegraptai. *ptes24a ; *bib24a ; *jui24a 24b malheur Exclamation Ouai est une onomatopée qui se traduit également par « hélas ! ». Il peut s’agir : • d’un jugement de condamnation de la part de Jésus (*gen24b ; *ptes24b ; *chr24b) ; • d’une complainte. *pro24bc

23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera NARRATION Suspens Judas n’est pas le seul à se servir avec Jésus dans le bol : la tension dramatique sur l’identité du traître et l’interrogation de chacun des disciples demeurent au moins jusqu’au v.25c. Tous sont encore susceptibles de correspondre au forfait.

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ÉNONCIATION Désignation indirecte et ambiguë Si l’on est dans le cadre du repas pascal (*jui23b ; *hge26-29), tous peuvent avoir à se servir dans le bol. *chr23b ; *litt23b ; *cin21c.23b 24a s’en va RHÉTORIQUE Euphémisme *voc24a 24ab Le fils de l’homme + cet homme — RHÉTORIQUE Diaphore alternée suggérant le lien intime qui unit la destinée du →fils de l’homme et celle de cet homme, d’autant plus que « fils de l’homme » peut désigner « n’importe quel homme » ou « cet homme-ci » (Jésus). En même temps, les connotations scripturaires de « fils de l’homme » placent Jésus et Judas dans une dimension eschatologique. 24bc malheur à cet homme + il lui eût été bon de ne pas être né — SÉMANTIQUE Connotations : malédiction ou commisération ? Désignant le traître par des paroles nourries d’Écritures (*ref24b ; *ref24c ; *bib24a), Jésus adoucit sa condamnation : il rapproche ainsi Judas de deux prophètes persécutés tentés par le désespoir. 25c Tu as dit et Mt 26,64 ; 27,11 : miroir verbal Manière délibérément ambiguë de placer l’interlocuteur en face de sa propre responsabilité sans rien endosser du langage de l’interlocuteur ; cf. aussi Mt 26,64 ; 27,11. *pro25c SÉMANTIQUE Il n’y a pas suffisamment d’évidence pour considérer cette expression comme une forme d’affirmation, ni en grec, ni en hébreux, ni en araméen. COMPOSITION Refrain Jésus reprendra cette réponse face à Caïphe (Mt 26,64) et à Pilate (Mt 27,11), complices au même titre de la chaîne des trahisons. NARRATION Caractérisation de Jésus comme pédagogue. *pro21c ÉNONCIATION Enchaînement sur l’énonciation La réponse de Jésus se contente de décrire, factuellement, ce que Judas vient de faire : dire ce qu’il a dit. PRAGMATIQUE Ambiguïté, ironie ? Une telle réponse renvoie l’interlocuteur, ici Judas, à sa propre question : le maître ne tranche pas clairement ni pour libérer les disciples du doute qui plane sur eux, ni pour enfoncer Judas dans un crime dont il n’a manifestement pas encore conscience. Ce refrain ironique et ambigu (*bib25c) est un véritable miroir verbal tendu par Jésus à son interlocuteur (*cin21c.23b : Greene). + Genres littéraires + 24b malheur à cet homme Malédiction La structure rappelle Mt 11,20-24 (malédiction de trois villages du bord du lac de Galilée) : • une apostrophe, • un chef d’accusation, • la prophétie d’un châtiment. La malédiction de la naissance est un lieu commun des littératures antiques (*ref24c ; *anc24c ; *ptes24bc ; *jui24c ; *chr24b ; cf. cependant *theo24b).

Contexte + Textes anciens + 23b me livrera Hospitalité vs. trahison Être à table peut sembler une protection (→Homère Od. 14,404-405). Nuire à quelqu’un avec qui on a mangé fait peut-être accéder à la renommée (→Od. 4,534-535 ; 11,414-420), mais constitue une grave transgression (→Homère Il. 21,76-77 ; →Apollonius de Rhodes Argon. 3,377-380 ; →Tite-Live 25,16,6 ; 39,51,11-12). Le rapport entre l’hôte et son invité s’exprime dans la notion grecque de xenia, qui suppose salutation, satisfaction des besoins physiques (nourriture, bain, lit pour la nuit) et intellectuels (conversation, échanges personnels). Souvent des cadeaux sont échangés (voir en particulier la Télémachie, c.-à-d.

→Homère Od. chants 1-4). Violer les règles de la xenia, c’est s’exposer à la colère des dieux (→Od. 24,286-287). 24c ne pas être né Lamentations grecques Certaines lamentations maudissent la naissance (→Homère Il. 18,85-87 ; 22,481 ; →Homère Od. 8,312 ; 18,79 ; →Euripide Tro. 636-637).

+ Intertextualité biblique + 24a comme c’est écrit Référence délibérément vague aux Écritures (*ptes24a ; *jui24a) Elle ne doit pas nécessairement être précisée (en identifiant une allusion particulière, comme l’est p. ex. Is 53,12). Elle implique un scénario connu de Dieu et de ceux qui le connaissent (Lc 22,22 « Le fils de l’homme, certes, va son chemin selon ce qui a été arrêté » ; *bib20-25). Cependant un sens banal est également possible. 25c Tu as dit Langage : invitation à sortir de l’ambiguïté « Ne joue pas au juste devant le Seigneur » (Si 7,5). Il le rappelle à sa responsabilité morale face à sa conscience éclairée par Dieu : « Je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. […] Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (Dt 30,15.19 ; cf. Sg 1,13 « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants » ; 11,23 ; 12,2 ; Si 15,17 ; Ez 18,32 ; 33,11 avec appels à la conversion). *pro25c + Littérature péritestamentaire + 24a comme c’est écrit Expression récurrente L’expression (*voc24a) traduit ka’ăšer kātûb que l’on trouve souvent dans les mss. de la mer Morte ; cf. G-4R 14,6 ; G-Dn 9,13. *bib24a ; *jui24a 24bc malheur à cet homme + il lui eût été bon de ne pas être né — Malédiction *gen24b Dans la littérature chrétienne primitive Même type de malédiction : • →Clément de Rome Ep. 46,8 ; →Ap. P. (éth.) ; • →Hermas Vis. 4,2,6 « Malheur à ceux qui ont entendu ces paroles sans les comprendre. Il vaudrait mieux pour eux n’être pas nés. » *chr24b Dans la littérature péritestamentaire • →1 Hén. 38,2 « Où sera le séjour de ceux qui ont renié le Seigneur des Esprits ? Mieux vaudrait pour eux ne pas être nés ! » ; • →2 Hén. 41,2 ; →4 Esd. 7,63.65 ; →2 Bar. 10,6. *jui24c

Reception + Lecture synoptique + 23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera // Lc « La main » et « livrer » se retrouvent en Lc 22,21. // Mc–Jn Connotations intertextuelles : Mc 14,18 fait plus clairement allusion à Ps  41,10 (*ref23b) ; Jn 13,18 le cite explicitement en y mêlant 2S 18,28 (*bib27,3-10). Au premier sens, il s’agit de « plonger » la main dans un plat commun pour y puiser sa nourriture. Mais le verbe utilisé est le même que celui du baptême (embaptô). La même racine (baptô) est utilisée en Jn 13,26 après le lavement des pieds, dans le contexte d’un enseignement sur la pureté. Pour Judas, le moment est celui d’une entrée dans le mal, d’un baptême à l’envers, d’une dé-purification. Tremper la main avec l’intention de trahir suffit pour être impur tout entier (Jn 13,10). Pourtant chez Jn, il ne suffit pas de tremper la main : Judas doit avaler la bouchée de pain pour que « Satan » entre en lui (Jn 13,27).

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24b mais malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré Mt–Mc Mt reprend littéralement Mc 14,21. *syn20-25 25 SM Mt présente une conversation entre Jésus et Judas, absente des autres évangiles, composée d’expressions typiquement matthéennes ou tirées du contexte immédiat, qui rend évidente l’identification de celui qui va le livrer avec Judas (cf. Jn 13,26). + Liturgie + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Préparation à l’Eucharistie par l’examen de conscience et le jeûne La réconciliation Dès les origines, la tradition chrétienne semble avoir relié la pratique de l’examen de conscience avant de communier à cette scène (*chr22) : • 1Co 11,28 « Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe. » • →Did. 14,1-2 « Le jour dominical du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâce, après avoir en outre confessé vos fautes pour que votre sacrifice soit pur. Mais que celui qui a un différend avec son compagnon ne se joigne pas à vous avant de s’être réconcilié, de peur que votre sacrifice ne soit profané » (cf. Mt 5,23-24). L’actuelle discipline de l’Église permet la confession et donc la réconciliation « individuelle » fréquente : c’est l’un des sacrements du septénaire mis en forme au 13e s. Il consiste en l’aveu secret des péchés à un prêtre, les paroles de l’absolution prononcée par le prêtre manifestent que tout pardon vient du mystère de Pâques, de la croix et de la résurrection du Christ : • →CEC 1449 « La formule d’absolution en usage dans l’Église latine exprime les éléments essentiels de ce sacrement : le Père des miséricordes est la source de tout pardon. Il réalise la réconciliation des pécheurs par la Pâque de son Fils et le don de son Esprit, à travers la prière et le ministère de l’Église : “Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde ; par la mort et la résurrection de son Fils il a réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission des péchés : Par le ministère de l’Église qu’il vous donne le pardon et la paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je vous pardonne tous vos péchés”. » Le jeûne eucharistique *lit26a Pendant qu’ils mangeaient ; →Le jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline + Tradition juive + 23b Qui a plongé avec moi la main Désignation ambiguë • →Shem-Tob Matt. : Ils ne le reconnurent point, car s’ils l’avaient reconnu ils l’auraient détruit. 23b le bol Quel contenu ? Peut-être le plat de ḥărôset, décoction de fruits, noix, gingembre ou cinnamome dans du vin ou du vinaigre, dans laquelle on trempe les herbes amères et la laitue (→m. Pesaḥ. 10,3 ; →b. Pesaḥ. 114b). 24a comme c’est écrit Expression similaire La tradition rabbinique emploie plutôt les expressions araméennes kedî ketîb « comme il est écrit » ou hādâ hû/ hî dî ketîb « c’est ce qui est écrit », ou l’hébreu šenne’ěmar « ainsi qu’il est dit » (*bib24a ; *ptes24a). Dans le présent contexte, l’expression peut signifier simplement que tout homme (→Fils de l’homme) a une destinée mortelle voulue par Dieu (→m. ’Abot 2,1 exprime cette idée en exhortant à ne pas oublier qu’il existe au-dessus un œil et une oreille constamment en éveil, et que tous les actes sont inscrits [par Dieu] dans un « livre »). 24c Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né Malédiction de naissance • →m. Ḥag. 2,1 « Il vaudrait mieux que [celui qui n’honore pas son Créateur] ne vienne pas au monde. » • →b. Qidd. 40a « Mieux vaudrait n’avoir jamais été né » (cf. →’Abot R. Nat. A 29,6 ; →Lév. Rab. 35,7).

+ Tradition chrétienne + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Tout le monde peut tomber • →Origène Comm. Matt. 81 « Chacun des disciples savait, par les enseignements de Jésus, que la nature humaine est changeante et peut se tourner vers le mal, et qu’elle est toujours en lutte contre “les principautés, les puissances et les régisseurs de ce monde de ténèbres” (Ep 6,12). […] Ainsi nous devons craindre tout de l’avenir, nous qui sommes si faibles » (192.13). • →Jérôme Comm. Matt. « Et certainement, onze apôtres savaient qu’ils n’avaient rien médité de tel contre le Seigneur, mais ils avaient davantage confiance en leur maître qu’en eux-mêmes et, craignant leur propre fragilité, tout tristes, ils interrogeaient au sujet d’un péché dont ils n’avaient pas conscience » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,588 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1469B). • Cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt. sur la promptitude de l’homme à pécher, citant 1Co 4,4 ; 10,12. Dans la piété protestante, qui met l’accent sur l’examen de conscience personnel, la prophétie de Jésus et la question des disciples sont reçues dans la ligne de l’usus elenchticus legis paulinien (la Loi comme pédagogie, qui convainc de péché ceux qui la transgressent ; cf. Rm 5,20 « La Loi, elle, est intervenue pour que se multipliât la faute »). Bach en donne un exemple frappant : *mus22b. 23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol Simple manière de désigner • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Les maîtres, dans les écoles, enseignent que deux plats avaient été placés devant les disciples : six se servaient dans l’un et six dans l’autre avec le Seigneur ; or Judas était dans le même groupe que le Seigneur. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ou bien, on peut dire qu’ils étaient assis deux à deux, et que Judas s’était placé près de lui pour apporter [le plat]. » Problème rituel s’il s’agit du repas pascal • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Il faut se demander pourquoi ils trempaient leurs bouchées au plat alors que la Loi interdisait de manger rien qui ne fût rôti au feu (Ex 12,8-9). En fait, ils les trempaient dans une des sauces dont on sait qu’elles accompagnaient la viande rôtie ; ils mangèrent aussi une viande rôtie respectant la règle rituelle ancienne » (cf. le ḥărôset ; *jui23b le bol). →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? Contraste entre l’arrogance de Judas et la patience de Jésus • →Jérôme Comm. Matt. « Admirable patience du Seigneur ! […] Le traître persévère dans sa malice. Jésus précise son accusation, sans toutefois désigner personne en particulier. Accablés de tristesse, les autres retirent leurs mains et cessent de porter leurs aliments à leur bouche. Judas […] va jusqu’à mettre la main au plat avec le Maître pour feindre une bonne conscience par ce trait d’audace » (= →Anonymes In Matt. 198.60 ; →Raban Maur Exp. Matt. 688.27 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,613 souligne l’ingratitude de Judas : « Il ne se souvient ni du sel, ni de son repas, ni du pain, ni de la viande d’agneau qu’il avait mangés, et il se hâte impudemment de livrer le dispensateur de ces bonnes œuvres. » • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Certains disent que tous devaient plonger la main au plat avec le Seigneur pour manifester son humilité ; mais non pas en même temps que lui : lorsqu’il y plongea la main, chacun d’eux avait retiré la sienne et la retenait, hésitant à la plonger avec la sienne ; or Judas en son impudence mit la main au plat en même temps que lui et même lui pressa la main plusieurs fois. D’autres pensent que cela ne se passa pas ainsi : si le traître ne fut pas dévoilé immédiatement, c’est parce qu’il plongea la main en même temps que le Seigneur — lequel n’avait pas besoin de le déceler : le traître se mit à comploter [en mastiquant] la bouchée de pain que le Seigneur trempa et lui donna. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « C’était la coutume chez les anciens que plusieurs mangent dans un même plat […]. Étonnés, tous retirèrent donc la main, sauf Judas, afin de se disculper davantage. C’était donc une façon de parler qui prêtait au doute, car il mettait la main en même temps que tous les autres. Le Seigneur ne voulut donc pas le mettre à découvert de crainte qu’il ne devienne davantage pécheur. »

Matthieu ,-

• →Musculus Comm. Matt. 546 qualifie d’impudentia l’apparition de Judas au dernier souper, après qu’il a trahi son maître (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,611). 24a s’en va Euphémisme • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1475D « S’en va, autrement dit : va vers sa mort » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,619). 24a comme c’est écrit L’omniscience divine disculpe-t-elle Judas de sa faute ? Ce passage conduit les commentateurs à s’interroger sur le lien entre prescience divine et prédestination : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,2 « S’il était écrit que [Jésus] devait souffrir ces choses, pourquoi l’accusation dont Judas est l’objet ? Il a simplement accompli les Écritures. Certes, mais pas dans cette intention : par vilenie. […] Ce n’est point à la trahison de Judas que nous devons notre salut, c’est à la sagesse du Christ, […] qui s’est admirablement servi pour notre bien de la perversité même des autres » (732.38). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le fils de l’homme s’en va vers sa passion volontairement, selon ce qui est écrit de lui, et il fait ce qui a été prévu sans rien refuser de ce qui a rapport à la rédemption, mais il protège Judas de son acte, car “moi, en faisant ce qui convient, je l’avertis afin qu’il se protège lui-même”. Ainsi, le fils de l’homme va vers sa passion sans donner l’occasion à Judas. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Il s’en va] de sa propre volonté. […] Mais on dira : Si [Jésus] s’en va de sa propre volonté, il ne faut donc pas l’imputer à Judas. Bien au contraire, faut-il répondre, car il faisait par une volonté mauvaise ce que le Fils faisait volontairement. » • →Calvin Comm. NT : La volonté divine de racheter le monde n’empêche nullement Judas d’être un traître odieux. • →Maldonat Comm. ev. 1,539 reproche à Calvin de rendre Dieu responsable du péché. →Judas damné ou sauvé ? 24b malheur à cet homme Déploration • →Éphrem le Syrien Diat. 19,1 « Par ces paroles il pleurait avec amour sur ce démolisseur inique » ; 19,11 « Si Judas avait fait pénitence […], il eût été libéré de la malédiction et eût reçu sa place et son trône dans le ciel. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 « Ce n’est pas avec violence qu’il parle à cet endroit, mais plutôt avec compassion, et de nouveau de façon voilée » (732.23). • →Jérôme Comm. Matt. « Ni la première, ni la seconde accusation n’ont arrêté Judas et ne l’ont fait reculer dans la voie de la trahison, mais la patience du Maître nourrit son impudence. […] Jésus lui prédit le châtiment pour que, celui que la honte n’avait pas vaincu, l’annonce des supplices le remît dans le droit chemin » (= →Raban Maur Exp. Matt. 689.46 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt. 198.68). Avertissement aux communiants indignes • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,2 « [Judas] n’avait pas mérité de communier aux mystères éternels. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Malheur à l’homme qui, de nos jours, dissimulant les trahisons de son cœur, s’approche de la table en état de perversité et n’hésite pas à participer aux oblations saintes des Mystères du Christ » (689.50 ; = →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1469D). • →Rupert de Deutz Glor. 10,670 est plus prolixe sur le sujet et cherche à justifier la pratique de la confession avant l’Eucharistie : « Il faut donc bien voir que, nous avons par la suite cette tradition parce que Jésus a commencé de faire et d’enseigner ainsi et qu’il a fait lui-même en son temps ce qu’il a enseigné. » Il souligne cependant « qu’il ne faut éloigner personne de la sainte communion à moins qu’il n’ait été dénoncé et convaincu de crime » (697). Malédiction • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 15,30 « Il fait choix de Judas, / Tel qui ignore tout, / Et puis il le maudit, / Tel celui qui sait tout. »

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• →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Malheur à cet homme dont l’entrée dans l’enfer est imminente, car il le livrera à cause de son avarice. Or le Père aussi l’a livré et le Fils aussi s’est livré lui-même. Mais le Père et le Fils l’ont fait par amour, tandis que Judas l’a fait par avarice » (1476A). →Judas damné ou sauvé ? Malédiction comme genre littéraire (*gen24b) Il apparaît ailleurs dans la littérature chrétienne primitive : *ptes24bc. 24b par qui Judas instrumentalisé par le diable • →Origène Comm. Matt. 83 « Il ne dit pas : “Malheur à l’homme par qui”, mais : “Par le moyen duquel il sera trahi”, pour nous montrer qu’il y en avait un autre qui le trahissait, c’est-à-dire le diable, et que Judas n’était que l’instrument (ministrum) de sa trahison » (195.13 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,623). *chr2b est livré 24c Cet homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né Ambiguïté sur « cet homme-là » • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « [Cette phrase] peut s’entendre de deux façons : soit comme s’il disait que cet homme-là [c.-à.d. l’homme qui livre] ne fût pas né, c’est-à-dire Judas. Soit que cet homme-ci [c.-à.d. le fils de l’homme] ne fût pas né, c’est-à-dire le Christ » (1470A). Allusion au malheur de l’apostasie ? • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « […] il est possible d’exposer ce verset d’une autre manière. “Il eût mieux valu pour lui”, autrement dit, il eût été un moindre mal pour Judas, car un moindre mal est dit un bien en comparaison d’un plus grand mal. “Que cet homme”, c’est-à-dire Judas, “n’eût pas été né” dans la foi et n’eût pas été élu au nombre des apôtres par l’appel du Christ : en effet s’il n’était pas né par vocation, il n’aurait pas été apostat par trahison. Ou bien encore “il eût mieux valu pour lui”, c’est-à-dire il eût été un moindre mal pour lui, “qu’il ne fût pas” venu au monde, mais qu’il eût été né avant le terme, mort dans le ventre de sa mère » (1470A). Allusion à la damnation ? (exceptionnelle) • →Denys le Chartreux Enarr. ev. « Il vaut mieux n’avoir jamais existé que de perpétrer de telles horreurs et de perdre pour toujours la grâce et la gloire. Il est évidemment préférable pour l’homme de ne jamais venir à l’existence que d’être damné […]. Nul doute que les malheureuses personnes qui se retrouvent en enfer souhaitent ne pas exister » (11,288-289). *chr24b malheur à cet homme ; →Judas damné ou sauvé ? Allusion à la préexistence des âmes ou aux limbes ? • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,40 « Le Seigneur parle-t-il, selon le langage ordinaire, de la vie naturelle ? Car une chose ne peut être bonne que pour celui qui jouit de l’existence. Si l’on soutient qu’il y a une vie antérieure à la vie présente, ce ne sera pas seulement pour Judas mais pour tout homme qu’il sera vrai de dire qu’il était bon de ne point naître. Ou bien Jésus dit-il qu’il eût été bon pour Judas de ne pas naître au diable pour pécher ? Ou bien enfin, de ne point naître à la vie du Christ par la grâce de la vocation, afin de ne point devenir apostat ? » • →Grégoire de Nysse Infant. « Non seulement celui qui n’a pas fait l’expérience du mal, mais aussi celui qui n’a même pas commencé à vivre, peuvent être plus heureux que celui qui a vécu dans le mal […]. Dans un cas [c.-à.d. celui de Judas] à cause de la profondeur du mal qui est en lui, le châtiment voulu par la purification est sans fin, dans l’autre cas, comment ce qui n’existe pas pourrait-il être touché par la souffrance ? » (87.5). Le néant de la non-existence vaut mieux que l’existence dans le mal • →Jérôme Comm. Matt. « Il ne faut pas croire qu’il a existé avant de naître, parce qu’il ne peut y avoir du bien que pour celui qui existe déjà. Il dit tout simplement qu’il vaut mieux ne pas vivre que vivre mal » (= →Raban Maur Exp. Matt. 690.60 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Anonymes In Matt. « Il vaut mieux ne pas être né, qu’être mal né, et il vaut mieux ne pas être, qu’être dans l’état de malheur » (198.74). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Certains objectent que s’il n’avait pas été né, il n’aurait pas été, et s’il n’avait pas été, il ne lui serait arrivé ni bien ni mal. Contre cette position, Jérôme soutient que c’est une manière de parler, parce qu’il vaut mieux ne pas être que de vivre dans un malheur

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extrême. Il voulait montrer que ne pas être peut s’entendre de deux manières : en soi, et alors il n’y a rien et il n’y a pour lui ni bien ni mal ; ou en tant qu’opposé à être, et dans cette opposition l’étant peut être moins mauvais que l’être ; et ainsi l’être du mal ou du malheur est par voie de conséquence un être privatif ou négatif. » Une mort vivante • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 81,4 « Mais quelle vie est celle où il eût mieux valu ne pas naître que de n’y pouvoir jamais mourir ? C’est bien plutôt une mort, et d’autant plus pénible que c’est la mort du péché, non de la nature. Bref, “la pire mort est celle des pécheurs” (Ps 34,22 = V-Ps 33,22). L’âme qui “vit selon la chair” (Rm 8,13) est donc “une morte vivante” (1Tm 5,6) ; mieux valait pour elle ne pas vivre du tout que de vivre ainsi. Oui, de cette sorte de mort vivante elle ne ressuscitera jamais, sinon par “la parole de vie” (Ep 5,26), ou plutôt par le Verbe qui est vie vivante et vivifiante » (303-305). Dialectique du choix, de l’être et du néant • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Certains disent qu’une peine n’est pas imposée à qui n’existe pas ; ils disent donc qu’il aurait été tout simplement mieux qu’il n’existe pas […]. Mais du fait qu’il n’y a rien, cela ne peut être choisi […] ; le fait qu’on puisse choisir est plus proche du bonheur que le fait de ne pas exister […]. Est-ce que quelqu’un peut choisir plutôt de ne pas exister que d’être soumis à une peine ? Ne pas exister peut donc s’entendre de deux façons : en soi ou par comparaison à autre chose. En soi, je dis que cela ne peut être choisi […], mais par comparaison à autre chose, cela peut être choisi […]. En effet, ne pas exister n’est pas quelque chose qui existe par nature, mais est perçu comme quelque chose par la perception de l’âme, comme le fait de ne pas être assis. Or, le choix porte sur ce qui est perçu. De sorte qu’être privé d’un mal est perçu comme un bien. Ainsi, si on choisit cela non pas en soi, mais en tant que cela exclut le mal, on choisit […]. Le Seigneur dit donc que ce qui s’éloigne le plus du mal est perçu comme plus rapproché de la félicité. […] Il est donc mieux de ne pas être que d’être dans les souffrances. » 25ab Judas, type de tous les faux-frères dans l’Église • →Origène Comm. Matt. 82 « C’est le caractère particulier des hommes parvenus aux dernières limites du mal, de dresser des embûches, après avoir partagé le sel et le pain, à des hommes qui ne leur ont jamais nui en rien […]. Tels sont dans l’Église tous ceux qui tendent des embûches à leurs frères après s’être approchés souvent avec eux de la même table du corps de Jésus Christ » (194.16). • Même idée chez les Réformés, comme →Bucer Enarr. Matt. 188b, qui invite en conséquence à la tolérance envers les méchants même à l’intérieur de l’Église, corpus permixtum. • →Trente 26,1 rapproche expressément les mauvais pasteurs et Judas (*theo24b Existence de pécheurs dans l’Église). →Judas Iscariote : fortune littéraire 25b rabbi Incrédulité de Judas • →Jérôme Comm. Matt. « Judas ajoute ce qui est une flatterie affectueuse ou une marque d’incrédulité. En effet, les autres, qui ne devaient pas trahir, disent : “Serait-ce moi, Seigneur” ? mais lui qui se propose de le livrer l’appelle, non Seigneur, mais Maître, comme si du moins ce refus de l’appeler Seigneur l’excusait d’avoir livré son Maître » (= →Anonymes In Matt. 198.80 ; →Raban Maur Exp. Matt. 690.65 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,669 « Il l’appelle rabbi, signe d’incrédulité, parce qu’après tant de signes et de miracles il ne croyait pas qu’il fût Dieu et Seigneur. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « En tardant à poser la question, il avait indiqué qu’il était triste, mais il simulait. De même, les autres l’appellent “Seigneur”, mais lui, “Maître”. Toutefois, Jésus était les deux (Jn 13,13). » 25c Tu as dit Omniscience divine • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 3,15 « Derechef en toi le mystère est levé, le secret, / Avec ce pain qu’il lui donne au grand jour : / Il cache : c’est pour lui apprendre combien il l’aime ; / Il révèle : c’est pour lui faire

savoir qu’il le connaît ; / Il cache, et l’autre pense qu’il n’a rien remarqué…  / Il le blâme, il lui reproche son énorme déni : / Oh ! Le TrèsDoux ! il ne lui a point dit : “C’est toi” ! / Mais : “C’est toi qui l’as dit”. » Révélation sans réprimandes • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,2 « Il eût bien pu lui dire : “Impur, impur que tu es, maudit scélérat, après avoir préparé pendant si longtemps ce forfait, être sorti, avoir contracté une alliance diabolique, avoir convenu de prendre l’argent, et après que j’ai fait une remarque à ton intention, tu as encore l’audace de m’interroger” ? Non, il ne lui a rien dit de cela. Ce qu’il a dit ? “Tu as dit” ; il nous fixe des limites et, pour la résignation, des règles » (732.31). // Mt 26,64 • →Jérôme Comm. Matt. « Même réponse pour confondre le traître que celle qui sera faite à Pilate » (= →Raban Maur Exp. Matt. 690.74 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,674). Ambiguïté • →Augustin d’Hippone Cons. 3,1,2 « Mais ces dernières paroles ne révélaient pas clairement que Judas fût le traître. Elles peuvent en effet être comprises comme : Je n’ai pas dit cela. Il se pourrait aussi que ce qui a été dit par Judas et répondu par le Seigneur s’est fait sans que les autres le remarquent. » Autocondamnation • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Tu as dit. C’est comme s’il disait : Tu t’es trahi, pas moi » (1470B). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Remarquez la mansuétude du Seigneur. […] “Tu l’as dit”, à savoir : Tu l’as confessé. Ou bien : Tu dis cela, je ne l’affirme pas ; mais toi, tu le dis. » *pro25c + Mystique + 24bc malheur à cet homme + il lui eût été bon de ne pas être né — Assimilation • →Anselme de Cantorbéry Or. 4,34-40 « Ô toi en qui, par qui est mon salut, ma vie ; ô toi en qui, par qui est mon bien tout entier, que jamais je ne me glorifie [ailleurs] qu’en toi [cf. Ga 6,14]. Que me [sert] en effet d’avoir été conçu, d’être né, de vivre et de jouir de tous les biens de cette vie, puis de descendre en enfer ? S’il en était ainsi de moi, oui, mieux vaudrait pour moi n’avoir pas été conçu ! Et certes je serais tel, si par toi je n’avais été racheté ! » (5,273). + Théologie + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? DOGMATIQUE La grâce La question posée par tous les disciples peut être lue comme une attestation que l’homme ne peut savoir avec absolue certitude qu’il est en état de grâce. *chr22 24b malheur à cet homme Malédiction ? Jésus a-t-il donc par avance condamné celui qui allait le « donner/livrer » à ses juges ? L’imagination populaire pense parfois que Jésus prononce ici un verdict de perdition éternelle pour Judas, semblable à la malédiction prononcée contre le figuier improductif (Mt 21,19 ; *voc24b). La phrase de Jésus constitue cependant un jugement topique de l’apostasie ou de la trahison (*pro22a.25a ; *gen24b). Autant que d’une malédiction, il peut s’agir d’un constat du malheur dans lequel le traître se plonge, voire d’une douloureuse complainte sur le destin tragique d’un ami. Pour la plupart des commentateurs cependant, c’est bien la mort de Judas qui est prophétisée à ce moment-là par Jésus, faisant peut-être allusion à Dt 21,22-23 (*ref24b). En tout état de cause, le Christ rachète cette malédiction (Ga 3,13). Prédestination ? Ce qui aura lieu accomplit le dessein salvifique de Dieu inscrit dans les Écritures au moyen (dia) de l’action libre et responsable de Judas qui en est l’instrument. Cependant, l’ambiguïté de la désignation du traître par Jésus illustre la vérité que Dieu sait mais ne détermine pas la liberté humaine. On pourrait d’ailleurs lire v.24b et v.24c comme deux prophéties successives (1 : « malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré » et 2 : « cet

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homme-là, il lui eût été bon de ne pas être né ») et non comme une seule : ce n’est que dans un second temps que Judas devient responsable d’une mort qu’il n’avait peut-être point voulue. Se rendant compte de sa responsabilité écrasante et n’osant croire qu’il peut être pardonné, il fait alors l’expérience du désespoir jusqu’au suicide, provoquant la réalisation de la deuxième prophétie de Jésus. →Judas Iscariote : fortune littéraire Existence de pécheurs dans l’Église Le concile de Trente n’hésite pas à mettre en garde contre la présence de loups parmi les évêques eux-mêmes, pourtant censés protéger la bergerie. On les compare à Judas : • →Trente 26,1 (« Du sacrement de l’ordre : il est utile d’expliquer aux fidèles le sacrement de l’ordre ») « Les uns en effet n’embrassent l’État ecclésiastique que pour se procurer ce qui est nécessaire à la nourriture et au vêtement, ils ne cherchent que le gain dans le Sacerdoce, comme font la plupart de ceux qui prennent les métiers les plus vulgaires. Il est bien vrai comme l’enseigne l’Apôtre, d’après la loi naturelle et la Loi divine, que “celui qui sert à l’Autel, doit vivre de l’Autel” (1Co 9,13), cependant c’est un grand sacrilège d’approcher de l’Autel en vue du profit qui en résulte. D’autres sont conduits au Sacerdoce par la soif des honneurs et par l’ambition. Il en est enfin qui ne recherchent les Ordres que pour s’enrichir ; et la preuve c’est que, si vous ne leur offrez quelque bénéfice considérable, ils ne songent même pas à recevoir un seul des Ordres sacrés. Ce sont ceux-là que notre Sauveur appelle des mercenaires, et dont le Prophète Ezéchiel disait : “Ils se paissent eux-mêmes, et non leurs brebis” (Ez 34,2). Leur bassesse et leur avidité a déshonoré l’État ecclésiastique aux yeux des Fidèles, qui le regardent maintenant presque comme la profession la plus vile et la plus méprisable. Aussi ne tirent-ils point d’autre fruit de leur Sacerdoce, que celui que recueillit Judas de son apostolat, c’est-à-dire leur perte éternelle. » • →Trente 14,8 (« Des sacrements en général : de l’auteur et du ministre des sacrements ») « De même donc que les arbres ne peuvent souffrir en rien de la perversité de celui qui les plante, de même, d’après le texte que nous venons de citer, ceux qui sont entrés en Jésus-Christ par le ministère d’hommes coupables, ne peuvent recevoir aucun dommage spirituel de fautes qui leur sont étrangères. Judas, par exemple, comme l’ont enseigné nos saints Pères, d’après l’Évangile de Saint Jean, baptisa plusieurs personnes, et cependant nous ne lisons nulle part qu’aucune d’elles ait été baptisée de nouveau. Ce qui a fait dire à Saint Augustin ces paroles remarquables : “Judas a donné le Baptême, et l’on n’a point baptisé après Judas. Jean (le Baptiste) l’a donné aussi, et l’on a baptisé après Jean. C’est que le Baptême que donnait Judas était le Baptême de Jésus-Christ, tandis que celui que donnait Jean était le baptême de Jean. Certes, nous ne préférons point Judas à Jean, mais nous préférons à bon droit le Baptême de JésusChrist, donné par Judas, au baptême de Jean donné par les mains de Jean lui-même” (→Augustin d’Hippone Tract. ep. Jo. 2). » 24c ne pas être né DOGMATIQUE Eschatologie particulière : Jésus comme révélateur ; la rencontre avec Jésus comme naissance ou anéantissement Le péché qui produit la malédiction ne vient pas de la naissance (Jn 9,2-3). Jésus renverse la perspective : c’est le péché qui, à rebours, fait regretter la naissance. La nouvelle naissance ou régénération par le baptême introduit le croyant dans une nouvelle vie d’intimité avec Dieu. En plongeant (embaptô) la main dans le même plat que Jésus pour le trahir, Judas régresse dans un état antébaptismal, anténatal. Il ne régresse pas tant avant sa naissance physique qu’avant sa renaissance spirituelle, commencée lorsqu’il a été admis comme l’un des douze et destinée à s’accomplir dans la réception de l’Esprit après la résurrection à la Pentecôte. →Judas Iscariote : fortune littéraire + Littérature + 23b Qui a plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera Mise en scène de l’ambiguïté • →Gréban Passion précise, dans une des rares didascalies : « Et notez ici que tous les apostres ont main dedans le plat et menjue Jhesus et Judas aussi » (v.18168). On imagine sans peine le jeu de scène impliqué. Est ainsi suggéré que chacun des douze Apôtres va, à sa manière, le livrer. Ils prennent alors tour à tour la parole pour demander : « Serait-ce moi ? »

(inversion des v.22 et 23). Judas se résout à faire de même : « Puisqu’on fait enqueste si forte, / numquid tunc ego sum, raby ? / suis-je pas leal en la sorte ? serez vous de par moy trahy ? » (v.18197-18199). *pro23b 24c il lui eût été bon ne de pas être né Judas l’avoue lui-même • →Gréban Passion place une telle malédiction dans la bouche de Judas lui-même, avant qu’il n’entre au service de Jésus : « mauldis mille fois corps et ame / et l’heure quand oncques fus né » (v.11034-11035). C’est l’homme qui se condamne lui-même. 25bc Ce n’est pas moi, rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit →Judas Iscariote : fortune littéraire + Musique + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? →Bach Passion Répétition significative La question Herr, bin ich’s? est à nouveau chantée par le chœur. Bach nous donne un bel exemple de la minutie de son exégèse et de sa traduction musicale. Ainsi, le mot Herr est entendu bien distinctement onze fois, réparties dans toutes les voix, c’est-à-dire autant de fois qu’il y a d’apôtres, excepté Judas qui prendra la parole plus tard (v.25). Par ailleurs, le rythme musical saccadé, associé au rythme du texte, traduit l’affliction un peu affolée des disciples : le mot Herr apparaît presque sur chaque temps, et le « s » de ich’s parcourt presque continuellement ces cinq mesures. Addition : choral En réponse à la question des disciples et avant celle que donnera Jésus au v.23, s’entend ici la strophe d’un choral dont le texte suggère que chaque homme est celui-là qui le livre, faisant ainsi méditer l’auditeur sur la dimension universelle de la rédemption : • Choral Ich bin’s, ich sollte büßen « C’est moi, je devrais réparer pieds et poings liés en enfer ; les fers et les fouets, ce que tu as souffert, c’est mon âme qui le méritait. » 23b.24b livrera + livré — Autre traduction musicale de la souffrance À deux reprises dans →Bach Passion, le verbe verraten (« livrer ») induit une tension musicale, donnée par un intervalle de **triton. 25b Ce n’est pas moi, rabbi ? Dialogue entre Jésus et Judas Selon les codes du récitatif, les tessitures utilisées par →Bach Passion pour la question de Judas traduisent déjà une hiérarchie entre les deux personnes : ich (« je/moi ») est chanté dans le grave, rabbi dans l’aigu. 25c Tu as dit Expression douloureuse Par des croches descendantes jouées aux cordes, descendantes et liées par deux à cause d’**appogiatures, →Bach Passion donne des accents de tristesse douloureuse à la réponse de Jésus. + Danse + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Trouble des disciples… et du Maître ? →Neumeier Passion : Le cercle se défait, les uns debout, les autres prostrés au sol, les uns faisant le poirier, d’autres esquissant une **pirouette : évoluant sans cesse et s’agitant jusqu’à se défaire. Choral : À l’annonce de la trahison de l’un d’eux, tous s’écroulent. Judas s’enfuit d’un trait, comme si le danseur qui l’interprète se refusait à entrer dans le rôle imparti par le chorégraphe. Les autres danseurs improvisent leurs réactions à ce mouvement soudain. Jésus se retire vers l’estrade du fond et se dévêt en partie de sa tunique pour ensuite la réendosser — brève hésitation du Christ, très humaine à l’imminence du sacrifice suprême ? Les disciples se regroupent en cercle. Se préparant à participer au repas de la Pâque, ils figurent une émouvante fleur humaine, corolle qui s’ouvre ou se replie rythmiquement autour de son calice, le Christ. 23-24 Figuration de l’inéluctable →Neumeier Passion : Jésus debout au-dessus d’eux, flanqué des Personnes amplifiant ses paroles, annonce qui va le livrer.

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À ces paroles, les disciples affichent leur perplexité. Et tandis que Jean et son frère Jacques viennent appuyer leur tête sur le sein du Christ, tous se prosternent autour de lui, face contre terre. Judas apparaît debout, derrière, un bras tendu très haut, la main aux doigts ouverts se repliant lentement au-dessus de la tête de Jésus.

Aux disciples • →van den Bergh Matthew : Contrairement à la phrase précédente, Jésus s’adresse ouvertement à tous ses disciples, tournant la tête à gauche puis à droite. Sur les mots « cet homme », gros plan sur le visage de Judas qui mange encore sa bouchée (*cin21c.23b : van den Bergh), pensif.

25b Ce n’est pas moi, rabbi ? Insondable prédestination de Judas →Neumeier Passion • Presque brutalement, Jésus s’empare de cette main (*dan23-24) et la maintient sur son visage : le traître est désigné. Juste au-dessous de cette figure, un disciple totalement cambré sur les bras joints de deux autres qui l’encadrent, tête renversée en arrière, semble en extase (posture de certains danseurs sacrés de Bali), comme écrasé par le poids du drame qui se profile (*theo1-5). Mais les disciples, toujours assis au sol et regardant dans une autre direction, n’ont pas vu.

25bc Ce n’est pas moi, Rabbi ? Il lui dit : — Tu as dit Judas quitte la scène • →Olcott Manger montre le disciple indécis jusqu’au bout, que seule la bouchée donnée par Jésus fait basculer (*cin21c.23b : Olcott). Judas ne participe pas à l’institution de l’Eucharistie. Une scène intercalée entre les v.29 et 30 montre Judas rasant les murs de la ville. L’image est très sombre : Judas passe dans le camp des ténèbres (// Jn 13,30). • →DeMille King : Judas a déjà montré beaucoup de signes de mépris et d’ironie pendant le repas, refusant de communier. De même, il est le premier à se lever pour protester. Alors face à face avec Jésus (// Jn 13,27 ; *syn20-25), il perd son assurance et se retire pendant le mouvement de protestation général. En sortant, il tombe nez à nez avec Marie et se cache avec son manteau en rasant les murs. Marie serre ses mains sur son cœur. • →Jewison Superstar : Judas s’enfuit après les mots de Jésus : « Tu l’as dit. Ce que tu as à faire, fais-le vite. » En rapprochant les deux réponses données à Judas (v.25 et v.50), Jésus annonce l’arrestation à venir. • = →Duvivier Golgotha. *chr20.25a Jésus ne répond pas • →Stevens Story : Judas est un personnage ambigu : il s’emporte contre le gaspillage d’argent (*cin10b : Stevens) mais semble livrer Jésus par amour et non pour l’argent (*cin14 Alors : Stevens). Ici, Jésus ne répond pas à la question de Judas mais se lève et annonce que ses disciples ne peuvent le suivre là où il va. Le cinéaste insère ensuite l’annonce du reniement de Pierre (// Jn 13). Jésus s’attendrit • →van den Bergh Matthew : Judas, teint mat et cheveux noirs, murmure ce v. à Jésus, qui ferme les yeux de tristesse et vient blottir sa tête dans le cou de Judas : « Oui, c’est toi. » Le cadrage en gros plan et la musique douce accentue l’intimité de ce moment où Jésus manifeste encore sa tendresse à son disciple. Celui-ci se détourne, puis passe sa main devant sa bouche. →Images de Judas au cinéma

25c il lui dit : — Tu as dit Ratification divine →Neumeier Passion • Jésus est relevé par les Personnes qui amplifient sa parole. • Judas quitte le groupe et monte sur l’estrade vers le fond de la scène. + Cinéma + 22b Ce n’est pas moi, Seigneur ? Question posée par le narrateur • →van den Bergh Matthew : Un peu comme après l’annonce de sa passion (*cin2a : van den Bergh), les disciples se regardent entre eux, mi-gênés mi-étonnés, mais le cinéaste ne représente pas leurs questions à Jésus : le v.22 n’est raconté que par le narrateur. 24 Énonciation : Jésus s’adresse Au spectateur • →Pasolini Matteo : Un léger zoom sur le visage de Jésus introduit le v.24 : cette parole et ce qu’elle implique lui coûtent. De fait, le film le montre attaché à Judas jusqu’au bout (*cin49c : Pasolini ; *cin56c : Pasolini). À la fin de la phrase, Jésus regarde en direction de la caméra — interpellation directe du spectateur. Ce dernier, identifié à Judas, se trouve par ce fait associé à la réaction des disciples à l’annonce du Maître qui indique que tous, potentiellement, pouvaient le trahir.



26,26-29 La dernière Cène + Propositions de lecture + 26-29 Institution des signes du pain et du vin NARRATION Un dernier repas ritualisé Sens Le récit de la dernière Cène et l’épisode de la mort de Jésus sont doublement liés par la temporalité narrative (*pro27a.29b) et par des détails rituels (*bib27,51a ; *bib28b) pour signifier la valeur de sacrifice expiatoire de cette mort. Jésus exprime en gestes symboliques comme ceux des prophètes la valeur de sa mort pour beaucoup. Il scelle une alliance de sang, tel un nouveau Moïse (*bib26-29 Conclusion d’alliance), fait un sacrifice comme un prêtre (Lv 4-5 ; *bib28b répandu) et s’offre lui-même comme une victime expiatoire à la manière du Serviteur souffrant (*ref28b ; *bib28b pour une multitude). Disposition : parallélisme Deux gestes symboliques accompagnés de paroles très fortes, rapportés en parallèles, font passer du repas que Jésus est en train de prendre (v.26) à un mystérieux repas futur « dans le →royaume de [s]on Père » (v.29).

Prolepse par discours performatif En même temps qu’elles donnent sens à ses gestes, les paroles de Jésus l’engagent lui-même dans la Pâque, l’obligeant à agir selon son dire et commandant ainsi au déroulement des événements. À travers ses gestes et ses paroles symboliques avec le pain et le vin, Jésus insère par avance sa passion et sa mort dans le monde des signes, fondant ainsi la pratique liturgique de la communauté de ses disciples. PRAGMATIQUE Le « récit de l’institution » Toutes les Églises chrétiennes fondent leurs pratiques eucharistiques dans ce texte. Regard traditionnel Du point de vue de la foi chrétienne, ce récit embrasse toute l’expérience du temps : il remonte dans le passé à la repromulgation-institution de l’Alliance-nouvelle par Jésus lui-même. Il présente l’Eucharistie qu’ils célèbrent à leur époque comme une participation aux effets du sacrifice de Jésus. Il ouvre cette Eucharistie à la restauration eschatologique de la commensalité avec Jésus (v.29). Il élargit aussi les destinataires du groupe des douze à la multitude sauvée par la rémission des péchés. *tex26-29 ; *gen26-29

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Regard moderne À ce récit hautement traditionnel l’« histoire », comme science moderne, applique le doute méthodologique. Elle s’efforce de reconstituer les actes et les intentions de Jésus en-deçà des interprétations liturgiques qui les ont transmises, avec parfois la présomption de considérer que ces interprétations n’ont rien à voir avec l’histoire. 26c.27b mangez + buvez — PRAGMATIQUE Scandale Paterfamilias au milieu des siens, Jésus endosse la responsabilité fondamentale du père, qui est de nourrir ses enfants. Mais à travers ses gestes symboliques il se présente lui-même comme la nourriture que le père donne à ses enfants. « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » (Jn 6,52). Seule une autorité exceptionnelle pourrait oser une mise en scène symbolique aussi révoltante pour la mentalité biblique (*theo27b.28a ; →De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures ; →Autorité de Jésus durant son ministère).

le corps et le sang du Christ ne peut donc pas s’appuyer seulement sur ce verbe. Voir cependant *gra26c.28a. 26c mon corps Sémitisme ? Le grec sôma et ses équivalents araméens (gûf et beśar) et hébreux (gûfâ et bāśār) peuvent signifier simplement « soi-même ». En hébreu l’expression bāśār wedām (« corps et sang ») peut indiquer « l’homme » en sa totalité physique et morale. + Grammaire + 26a dit une bénédiction Complément implicite ambigu • Ou bien Jésus bénit Dieu (pour ses dons, etc. ; cf. Mt 14,19) ; • ou bien Jésus bénit le pain (dans la logique des deux verbes encadrant celui-ci : « prit » et « donna »). *jui26a ; *lit26a

26c.28a ceci est Formules énigmatiques Antécédent imprécis du pronom en grec Touto, neutre, ne désigne ni le pain (artos, masc.), ni le vin (oinos, masc.). Il peut désigner : • en v.26 : par avance, le corps (sôma, neutre) ; • en v.28 : la coupe (potêrion, neutre) ou, par avance, le sang (haima, neutre) ; • autre chose encore (*pro26c.28a). Phrase nominale d’identification en araméen ? Byz V S TR Nes La phrase originelle, en araméen, ne 26 a Pendant qu’ils mangeaient, Jésus, ayant pris le comportait probablement pas de V Nes du pain verbe (*voc26c.28a), juxtaposant sujet et prédicat : les mots de « corps » et et rendu grâce, de « sang » se trouvant attachés direcV S TR Nes dit une bénédiction, le rompit tement au pain et à la coupe.

26c.28a ceci est Histoire de la réception Cette péricope est l’un des rares passages des Écritures dont le magistère de l’Église catholique a défini dogmatiquement le sens littéral (*theo26-29). En prenant les paroles de Jésus au pied de la lettre, à l’orée des temps modernes, ce texte lançait ainsi un défi aux théologiens (*theo passim) que les philosophes (*phi passim) et les poètes (*litt passim) ne cesseraient plus d’essayer de relever.

Texte + Critique textuelle + 26-29 Abondance de variantes qui reflète de façon évidente l’interprétation liturgique de ce récit : les copistes y voient spontanément l’institution des rites eucharistiques qu’ils célèbrent, et harmonisent. 26a le pain Ou « du pain » Nes lit arton, sans article, la même lecture que Mc 14,22 ; Lc 22,19 ; 1Co 11,23, mais Byz et TR lisent ton arton « le pain » en Mt 26,26. Evocation d’un pain de l’apîqômān (*jui26a) ? Le syriaque peut être lu aussi bien « un pain » que « le pain ».

b

c

et l’ayant donné aux VS il le donna à ses Byz TR il le donnait aux disciples Byz V S TRet dit : — Prenez Vet mangez, ceci est mon corps.

26-29 La dernière Cène Mc 14,22-25 ; Lc 22,19-20 ; 1Co 11,23-25 ; cf. Jn 6,3235.50-58 ; 13,1-3 – 26-29 Sacrifice préparé par Dieu So 1,7 – 26-29 Une nourriture divine Dt 32,12-14 ; Ps 78,24 ; 81,17 ; 104,15 ; 111,4-5.9 ; 136,25 ; 147,14 ; Za 9,1617 ; Jn 6,32 – 26-27 Pain et vin Mt 6,11 ; Gn 14,18-19 ; Pr 9,5 – 26 Fraction du pain Mt 14,19 ; 15,36 ; Mc 6,41 ; 8,6 ; Lc 9,16 ; 24,30 ; Jn 6,11 ; Ac 27,35 – 26ac pain + corps Sg 16,21 ; Jn 6,51-52.60-61.66 ; 1Co 10,17 – 26b dit Sg 16,26 – 26c mangez Lv 10,12 – 26c ceci Ex 16,15

26a rendu grâce : Byz | V S TR Nes : dit une bénédiction • Byz : eucharistêsas ; • V : benedixit ; • S : bērak ; • TR et Nes : eulogêsas ; • syS : brk ’lwhy « prononça sur lui [= le pain] la bénédiction ». Dans la prière juive, milieu dont est proche la culture syriaque en ses origines, et suivant l’Écriture, on ne bénit pas la matière (déjà bénie lors de la Création), mais on bénit Dieu au sujet de ses dons, c.-à-d. « pour le pain ». + Vocabulaire + 26a rompit Verbe spécifique Outre son sens concret originel, le verbe eklasen est par excellence celui de l’Eucharistie des premiers chrétiens désignant par synecdoque l’ensemble de la célébration (*mil26a). 26c Prenez Double sens Le grec labete, le latin accipite et le syriaque sbw signifient aussi bien « recevez ». 26c.28a est Polysémie Le verbe estin peut signifier « représente » ou « symbolise » dans Mt (p. ex. Mt 13,19-23.37-39). L’identification des éléments avec

+ Procédés littéraires + 26-29 NARRATION Motif récurrent L’attitude et les gestes de Jésus font écho à des motifs semblables (prendre, bénir et donner de la nourriture) lors des épisodes de la multiplication des pains des ch.14 et 15.

26a.27a dit une bénédiction + rendu grâce — (TR Nes) Variation Le v.26a emploie le verbe eulogeô dans TR et Nes, tandis que le v.27a le verbe eucharisteô dans Byz, TR et Nes. Quel sens donner à cette variation : *chr27a ? 26a.30a dit une bénédiction + ayant chanté des louanges — SÉMANTIQUE Ambiguïté Ces locutions françaises traduisent de simples verbes en grec : « bénir » et « louer ». On peut traduire aussi « dit la bénédiction » et « chanté les louanges », si le narrateur a en vue la célébration bien connue du Seder de Pâque (*jui26-29). *gra26a

26c.28a ceci est Formules énigmatiques Il est difficile de déterminer ce que Jésus désigne par ces pronoms démonstratifs et cette indétermination, qui met un peu le langage représentatif en « court-circuit », très riche de sens. ÉNONCIATION Désignation générale de l’acte rédempteur ? Quand Mt use de l’expression « ceci est », il accorde généralement le pronom ceci avec son antécédent (Mt 3,3 ; 13,19-20.22-23 ; 15,20). Ici « ceci » ne convient pas au pain (*gra26c.28a) : il désigne plutôt l’ensemble du processus de prendre le pain, de le rompre, de le prendre et de le consommer. De même, ce n’est pas le vin en soi, mais le partage de la coupe (*pro27a) qui permet à tous de prendre part à sa mort, à son sang. Le déictique « ceci », qui semble renvoyer à l’ici-et-maintenant d’une action unique (c’est-à-dire « ce pain et ce vin que je tiens dans mes mains »)

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contraste avec la pluralité des termes qui inscrivent la parole performative dans la succession des temps : « tous » (v.27b), « alliance nouvelle » (v.28a), « une multitude » (v.28b). Désignerait-il le « une fois pour toutes » de la rémission des péchés (*pro42b ; cf. He 9,12.24) ? PRAGMATIQUE Actes de langage En désignant ainsi le pain et le vin, Jésus les fait aussi « être » autres que ce qu’ils sont.

Pour les premiers lecteurs de Mt, ces connotations sont donc à la fois originaires (le geste fait par Jésus ce soir-là) et liturgiques (le geste qu’ils faisaient dans leurs assemblées) : *lit26a. + ayant donné + mangez : Connotations sacrificielles Dans le contexte pascal de tout ce récit, Jésus transpose symboliquement sur le pain les gestes d’immolation, de dépeçage et de distribution de l’agneau pascal. →Les divers noms de l’Eucharistie : Fraction du pain

26c mon corps NARRATION Motif Le « corps » de Jésus ouvre (Mt 26,12) et clôt (Mt 27,58) l’ensemble du récit de la passion. Cette omniprésence du corps du Christ contraste avec son absence au tombeau au moment de la résurrection. L’ensemble de l’Évangile du Dieu-avec-nous (Mt 1,23 ; 18,20 ; 28,20) culmine dans cette présence-absence du corps de Jésus.

+ Textes anciens +

+ Genres littéraires + 26-29 Récit étiologique Autant qu’un témoignage historique sur le dernier repas de Jésus — et même si Jésus lui-même n’ajoute pas « faites cela en mémoire de moi » ici —, ce récit résonne pour les contemporains de l’évangéliste comme celui de la fondation du rite central de leur pratique religieuse, le repas du Seigneur. Toute « mémoire » suppose la répétition d’un acte institué (*mil26a rompit).

Contexte

26-29 // adieux d’autres grands sages de l’humanité Bouddha donne ses suprêmes recommandations à son disciple Ananda et à ses compagnons au moment de partir, au terme d’un repas servi par lui-même chez une courtisane, et après avoir triomphé d’une ultime maladie : soyez vos propres lumières, attachez-vous à la doctrine, non les uns aux autres, ne comptez que sur vous-même. Que chacun s’efforce de vivre en son corps sans lui être asservi ; que chacun s’en rapporte à ses propres vues et à ses décisions personnelles en s’attachant à la vérité seule, non au maître qui va partir (→Carus Buddha, 268-272). Socrate témoigne devant ses disciples qu’il va à la mort avec assurance : la mort de son corps le fera passer vers la vraie réalité, l’immortalité que l’esprit acquiert par la connaissance de la vérité et l’accomplissement du bien (→Platon Phaedr. 245c-246a). + Intertextualité biblique +

+ Repères historiques et géographiques + 26-29 Historicité de la dernière Cène Elle est largement admise, pour de nombreuses raisons. *mil26-29 ; →Historicité de la dernière Cène + Milieux de vie + 26-29 LITURGIE Repas pascal ? Les gestes et les paroles racontés suggèrent un repas pascal (→Pâque juive). Cependant, aucune mention n’est faite de l’agneau, des quatre coupes, du pain azyme, ni d’autres éléments du Seder de Pâque (codifié, il est vrai, après 70 ap. J.-C., dans la Mishna ; →b. Pesaḥ. 115ab rappelle qu’il y eut différentes manières de faire). Est-ce parce que →la dernière Cène ne serait pas un repas pascal ? Ou parce que dans le contexte juif d’élaboration des premières traditions on présupposait évidemment connu l’ensemble du rite, pour ne raconter que les gestes surprenants de Jésus ? *theo17-29 Le « repas du Seigneur » dans les communautés chrétiennes primitives Le récit de la dernière Cène de Jésus évoque naturellement pour les lecteurs de Mt leur propre pratique eucharistique (*gen26-29 ; *lit26-29). →Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes →Les repas rituels des premiers chrétiens 26a Pendant qu’ils mangeaient RELIGION Repas sacrés des religions orientales contemporaines proches des rites chrétiens. • →Justin le Martyr 1 Apol. 66,4 écrit que les démons ont imité le repas du Seigneur dans les mystères de Mithra.

26-29 Typologies Conclusion d’alliance Le « sang de l’alliance » (*ref28a) proposé aux « douze » continue la →typologie mosaïque (*bib1a). L’alliance au Sinaï (Ex 24,6-8) constitue l’arrière-plan du récit. Même si la conclusion de l’Alliance en Ex ne fait pas mention de la rémission des péchés (le lien entre le sacrifice sanglant et la rémission des péchés est fait en Lv 4-5), l’aspersion de sang est, dans la tradition juive, explicitement interprétée comme expiatoire (cf. →Tg. Onq. Ex 24,8 ; →Tg. Ps.-J. Ex 24,8, attesté dès le 1er s. par He 9,20). De même la séquence {« sang répandu »/banquet eschatologique} rappelle la séquence {aspersion de sang par Moïse (Ex 24,6-8)/repas céleste mystérieux de Moïse et des 70 anciens (Ex 24,9-11)}. →Typologie pascale de la proclamation évangélique. Isaac La tradition juive ancienne semble avoir rapproché le sang de l’alliance et celui de la circoncision/du sacrifice d’Isaac. *jui28a ; *bib36c ; →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac Geste prophétique À la manière des anciens prophètes (Ez 2,8-3,3 ; 4,9-17 ; Os 1-2 ; etc.), Jésus accomplit une action symbolique ambigüe (*mil26a) ou choquante (*pro27b28a ; *theo27b.28a ; →De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures) avant d’en donner l’explication. Le geste a valeur de parole en acte. Au-delà du simple partage aux divers convives, les gestes de rompre le pain et de faire circuler le vin, séparément désignés comme corps et sang, peuvent annoncer la mise à mort de Jésus sur la croix.

Reception + Lecture synoptique +

26a rompit LITURGIE Double ancrage rituel Coutume familiale et célébrations communautaires Le geste du Christ est celui du père de famille. Si important fut ce geste, qu’il est passé dans la langue du NT. • Les disciples d’Emmaüs reconnaîtront le Seigneur « à la fraction du pain » (Lc 24,35) ; • Ac 2,46 « Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple et rompaient le pain dans leurs maisons » (cf. Ac 20,7 ; 20,11).

26-29 Traditions eucharistiques NT Caractères généraux Mt et Mc racontent la dernière Cène dans une perspective rituelle. Jn, dans son discours d’adieux, adopte une perspective plus testamentaire. Lc semble faire la synthèse en enchâssant la première dans la seconde : la tradition cultuelle reçoit sa coloration de la tradition testamentaire (vigilance dans le service fraternel). *ref26-29

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Variations dans les formulations : deux traditions principales, Mt–Mc et Lc–1Co s’opposent respectivement sur les points suivants : ayant pris du pain / il prit du pain ; il dit une bénédiction / il rendit grâce ; il dit / en disant ; prenez / Ø ; Ø / qui est livré pour vous ; Ø / faites cela en mémoire de moi ; prit une coupe / et de même la coupe ; Ø / après le repas ; il rendit grâce / Ø ; ceci est mon sang / cette coupe ; de l’alliance / la nouvelle alliance en mon sang. On considère souvent les « ajouts » de Lc et 1Co comme des explications théologiques du rite (cf. Lc 22,19b est omis en ms. D), mais il est impossible d’établir avec certitude que l’une ou l’autre est la plus originaire. La formule originaire comprenait au moins : • une introduction à la parole sur le pain (il prit du pain ; il rendit grâce / pria ; il le rompit ; il dit) ; • « Ceci est mon corps » ; • une introduction à la parole sur la coupe ; • « Cette coupe est la [nouvelle] alliance en mon sang » • et probablement un vœu d’abstinence : « Je vous dis : — Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père. » // Mc Le parallélisme des paroles sur le pain et sur le vin est plus souligné en Mt qu’en Mc. En Mt Jésus commande aux apôtres de boire, non en Mc. La rémission des péchés apparaît en Mt mais non en Mc. Les différences entre Mt et Mc viennent soit d’un travail rédactionnel du premier sur le second, soit de sa fidélité aux traditions liturgiques dont Mt hérite dans sa communauté. Ceci pourrait expliquer l’omission d’« Amen » (v.29a, qui apparaît en Mc 14,25 —mot par ailleurs favori de Mt), ou l’introduction du déictique « ce produit » (v.29b). // Lc et Paul séparent la bénédiction sur le pain et la bénédiction sur la coupe par un repas (1Co 11,25). Mt semble les juxtaposer, mais s’il raconte un repas pascal, il faut y voir une syncope (cf. un même phénomène dans le récit de l’agonie, *pro45b.46a). Différences de genres littéraires entre Paul et les Synoptiques : récit circonstanciel ou texte rituel ? Les récits évangéliques de la dernière Cène se présentent comme des récits autorisés dans lesquels les chrétiens peuvent reconnaître leur propre rite (*gen26-29). En revanche, 1Co 11,23-25 est un texte circonstanciel, dans lequel Paul développe sa vision sur le rite, marqué par son style personnel en s’adressant fortement à son auditoire (cf. 1Co 11,24 to huper humôn [« le pour-vous »] ; // Mt et Mc disent plus impersonnellement « pour une multitude »). En rappelant vers les années 50 le « récit d’institution », Paul ne décrit pas forcément le rituel même que l’on célèbre (p. ex., le rituel qu’il décrit à la 1re pers. pl. en 1Co 10,16-17 semble avoir suivi l’ordre coupe-pain, et non pas l’ordre pain-coupe trouvé dans le récit d’institution). En 1Co 11,23-25, Paul donne : • la raison pour laquelle on célèbre ce repas communautaire : il s’en prend à des dérives de la pratique rituelle des Corinthiens et veut les corriger en situant leurs repas dans la tradition la plus autorisée concernant Jésus ; • une mystagogie du repas communautaire rituel que les Corinthiens célèbrent (quels qu’en soient les contours précis) : enraciné dans la tradition juive/judéenne (v.25 : la « nouvelle alliance » renvoie à Ex 24,5-8 à travers Jr 31,31 ; cf. le thème de la libération d’esclavage en 1Co 7,22), il est sacrificiel (« pour vous » insiste sur la mort vicaire). C’est un mémorial (v.23 « chaque fois… ») du Christ (v.24-25 « de moi ») et il doit donc exprimer pour les croyants leur communion avec lui et entre eux. 26c.27b Prenez et mangez + buvez : Traits institutionnels chez Mt Mt–Mc ne comportent aucun ordre de répétition des gestes accomplis avec le pain et le vin, ordre qu’on attendrait dans un récit d’institution rituelle. SM En revanche, la succession des impératifs, propres à Mt (« prenez », « mangez », « buvez ») suggère le caractère institutif du rite : le texte déploie toutes ses résonances chez des lecteurs habitués à la célébration liturgique. *gen26-29

+ Liturgie + 26-29 La réception du récit de la dernière Cène dans la liturgie Aux origines du christianisme, le repas du Seigneur était célébré : • non seulement au moment de la Pâque comme une commémoration de la dernière Cène du Seigneur, • mais tous les dimanches (→Did. 14,1 « Le jour dominical du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâce ») : →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques. Vingt siècles plus tard cette dualité de rythme est maintenue par : • la solennité du →jeudi saint • et les Eucharisties quotidiennes et dominicales. →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes 26a Pendant qu’ils mangeaient Alors pourquoi le jeûne eucharistique ? Le rituel eucharistique d’abord étroitement lié à un repas, s’en est progressivement séparé au point qu’on ne peut plus communier qu’au terme d’un temps de jeûne (*chr26a). Dans la tradition latine, les prescriptions concernant le jeûne eucharistique — rigoureuses dans le passé, très allégées aujourd’hui — font toujours partie du domaine du droit ecclésiastique : →Le jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline. 26a.27a ayant pris Du geste quotidien au geste rituel Le geste du Christ prenant sur la table du repas pascal le pain puis le vin a été très tôt ritualisé, amplifié et solennisé par la liturgie : →L’offrande par le prêtre ; →Les rites complémentaires de préparation du pain et du vin. 26a pain MYSTAGOGIE Symbolisme christique-ecclésiologique du pain naturel • →Gaudence de Brescia Tract. 2,32 « Il faut que le pain soit fait avec de la farine de nombreux grains de froment, mêlée à de l’eau, et reçoive du feu son achèvement. On y trouve donc une image ressemblante du corps du Christ, car nous savons qu’il forme un seul corps avec la multitude des hommes, qui a reçu son achèvement du feu de l’Esprit Saint. » RITUEL Azyme ou non ? Cf. *lit17a. Le symbolisme du pain unique est sauvegardé autant que possible, même dans les célébrations de grandes assemblées : • →MR 73 §321 « La notion de signe demande que la matière de la célébration eucharistique apparaisse réellement comme une nourriture ; il convient donc que le pain eucharistique — tout en restant du pain non levé (azyme) — soit confectionné de telle manière que le prêtre à la Messe en présence du peuple puisse réellement rompre l’hostie en plusieurs parts et distribuer celles-ci au moins à quelques-uns des fidèles. » 26a bénédiction HISTOIRE/MYSTAGOGIE Bénédiction des éléments ou louange à Dieu ? Origines juives Jésus prononce sans doute une bénédiction dans la tradition des berākôt qui a enveloppé l’→institution de l’Eucharistie (*jui27a rendu grâce). L’Église ne peut que faire la même chose en mémoire de lui : • →Did. 9-10 : Les prières d’action de grâces et de louanges pour la coupe et pour le pain, de manière très juive, sont toutes destinées à Dieu, même si elles sont prononcées au-dessus des éléments. • →Justin le Martyr 1 Apol. 67,5 « […] le président, pareillement, fait monter prières et actions de grâces, de son mieux, et le peuple exprime son accord en proclamant l’Amen. » *lit26-29 Les catholiques rapprochent cette bénédiction de celle des oblats avant la consécration eucharistique (→Maldonat Comm. ev. [1,542-544] citant →Justin le Martyr 1 Apol. 66,2 ; →Lapide Arg. Matt. [480] citant 1Co 10,16).

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• →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,289 identifie cette bénédiction avec les paroles de l’institution qui suivent dans le récit. • →Cajétan Comm. Sum. y voit cependant, une bénédiction « de louange, pas de consécration » (71A). Les réformés contestent l’interprétation traditionnelle d’une bénédiction prononcée sur le pain. Selon eux, ce fut une louange adressée à Dieu. • →Calvin Comm. NT rejette les signes de croix faits par le prêtre sur les oblats durant la messe comme des « exorcismes ». Jésus voulait ici remercier le Père pour le salut éternel de l’humanité accordé à travers le repas du Seigneur. TEXTE La volonté de bénir le Seigneur pour ses dons a abouti à la création d’un genre liturgique particulier : →La préface eucharistique. 26a le rompit Du geste quotidien au geste rituel La tradition liturgique n’a pas manqué d’approfondir le geste de Jésus. *voc26a ; *mil26a ; →La fraction du pain ; →Les rites complémentaires à la fraction du pain 26b.27a dit + disant — Comment ? RITUEL/HISTOIRE Prononciation à voix haute ou prière silencieuse ? La récitation à voix basse de la prière eucharistique est répandue dans les Églises d’Orient antiques, puisque →Nov. 137,6 prescrit aux prêtres, en l’an 565, de « prononcer la divine oblation […] non secrètement, mais d’une voix telle qu’elle soit entendue par le peuple fidèle » (699). Un siècle et demi après, →Moschus Prat. spir. 196 précise comme une curiosité que dans la région d’Apamée en Syrie les célébrants ont l’habitude de dire l’anaphore tout haut. • Entendant les paroles de l’institution au cœur de la liturgie eucharistique comme une promesse (*theo26a), les réformés insistent pour que le Canon de la messe soit entièrement prononcé à voix haute pour qu’il puisse être entendu de tous, comme une parole de promesse. Luther supprime presque tout le Canon eucharistique, ne conservant que la préface et les verba testamenti. • Les catholiques ont longtemps distingué entre les paroles de l’institution prononcées à voix haute pour que tous puissent entendre et entrer dans l’adoration du Dieu qui vient à son Église, et d’autres paroles du Canon, adressées à Dieu lui-même, prononcées doucement, voire murmurées en silence. MYSTAGOGIE Sens du Canon silencieux • →Ratzinger Geist « Le prêtre pourrait prononcer à haute voix les premiers mots des diverses prières, comme point de repère pour l’assemblée, de sorte que chacun puisse s’unir à la récitation silencieuse de la Prière eucharistique, et qu’ainsi la prière liturgique nourrisse la prière personnelle et qu’à son tour la prière personnelle se fonde dans la prière de l’Église. Quiconque a fait l’expérience d’une communauté unie dans la prière silencieuse du Canon sait ce que représente un silence véritable. Là, le silence est à la fois un cri puissant, pénétrant, lancé vers Dieu, et une communion de prière remplie de l’Esprit » (170). 26c.27b Prenez et mangez + Buvez DISCIPLINE Communion aux deux espèces (pain et vin) ou non ? • En Orient la communion sous les deux espèces pour les fidèles a toujours eu lieu. • La communion sous la seule espèce du pain est pratiquée dans les cas où elle se fait en dehors de la messe (absents, malades, etc.). Cependant, en Occident, pour des raisons pratiques, elle devint universelle pour tous les fidèles, la coupe étant réservée au célébrant. • →Luther Capt. bab. WA 6,504 : La première des trois captivités babyloniennes de l’Église est le refus de la coupe aux fidèles laïcs. Ce n’est pas un point de détail pratique, mais une question d’obéissance au sens obvie de la Parole de Dieu : « pour une multitude » ne peut pas désigner seulement les prêtres. La pratique catholique est aujourd’hui très large : • →IGMR 85 ; →MR 38 « Il est très souhaitable que les fidèles, comme le prêtre est tenu de le faire lui-même, reçoivent le Corps du Seigneur avec

des Hosties consacrées à cette même Messe et, dans les cas prévus, qu’ils participent au Calice afin que, même par ses signes, la communion apparaisse mieux comme une participation au sacrifice actuellement célébré. » • →MR 65 « L’Évêque diocésain [… peut] permettre que la Communion soit donnée sous les deux espèces à chaque occasion jugée opportune par le prêtre à qui est confiée la communauté, comme son pasteur propre, pourvu que les fidèles soient bien instruits et qu’il n’y ait aucun danger de profaner le Sacrement ni que le rite soit rendu difficile en raison de l’affluence de participants ou pour une autre cause. » RITE • →IGMR 286 ; →MR 65 « Si la communion au Sang se fait en buvant directement au calice, le communiant, après avoir reçu le Corps du Christ, se rend vers le ministre du calice et se tient devant lui. Le ministre dit : Sanguis Christi ; le communiant répond : Amen, et le ministre lui tend le calice, que le communiant approche de la bouche avec ses propres mains. Le communiant boit un peu au calice, le rend au ministre et se retire ; le ministre essuie le bord du calice avec le purificatoire. » • →IGMR 287 ; →MR 66 « Si la communion au calice se fait par intinction, le communiant, tenant le plateau au-dessous de la bouche, s’approche du prêtre, qui tient le vase contenant les saintes Parcelles, ayant à son côté le ministre qui porte le calice. Le prêtre prend une Hostie, en trempe une partie dans le calice, et, en la montrant, dit : Corpus et Sanguis Christi ; le communiant répond Amen, reçoit du prêtre le Sacrement dans la bouche, et ensuite se retire. » 26c Prenez et mangez DISCIPLINE Communion au pain eucharistié dans la même célébration La foi en la présence réelle et les raisons de commodité pratique (p. ex. lorsque l’on ne peut pas prévoir réellement le nombre approximatif des communions) permettent de donner la communion aux fidèles avec des hosties tirées de la sainte réserve du tabernacle, mais, pour d’évidentes raisons pédagogiques et symboliques, il est préférable qu’ils mangent tous du pain unique de la charité, partagé entre frères durant la célébration même : • →Congrégation des rites Euch. myst. 31 « Pour que, même par les signes, la communion apparaisse mieux comme la participation au sacrifice qui se célèbre, on veillera à ce que les fidèles puissent la recevoir avec des hosties consacrées durant cette Messe. » Manière de communier La liturgie recommande une attitude de profond respect. La pratique actuelle dans l’Église catholique permet à chacun d’exprimer au mieux son attitude face au don de Dieu. Communier à genoux signifie l’adoration. *lit39a Communier debout signifie la confiance en Dieu, qui relève et adopte, et la réception de l’Eucharistie comme prémisses de la résurrection. *lit28,9 Communier dans la main permet un contact plus « physique » avec le divin corps et son adoration plus intime : • →Cyrille de Jérusalem Catech. myst. 5,21 « Quand donc tu t’approches, ne t’avance pas les paumes des mains étendues, ni les doigts disjoints ; mais fais de ta main gauche un trône pour ta main droite, puisque celle-ci doit recevoir le Roi, et, dans le creux de ta main, reçois le corps du Christ, disant : “Amen”. Avec soin alors sanctifie tes yeux par le contact du saint corps [en le contemplant], puis prends-le et veille à n’en rien laisser perdre. Car ce que tu perdrais, c’est comme si tu étais privé de l’un de tes membres. Dis-moi en effet, si l’on t’avait donné des paillettes d’or, ne les retiendrais-tu pas avec le plus grand soin, prenant garde d’en rien perdre et d’en subir dommage ? Ne veilleras-tu donc pas avec beaucoup plus de soin sur un objet plus précieux que l’or et que les pierres précieuses, afin de n’en pas perdre une miette ? » Communier sur la langue signifie recevoir de Dieu le pain céleste comme un don gratuit, comme le nourrisson nourri par sa mère.

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26c.28a ceci est mon corps + ceci est mon sang HISTOIRE/DISCIPLINE/MYSTAGOGIE Présence réelle →Adoration eucharistique durant les liturgies ; →Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques ; →Le tabernacle ; →Les miracles eucharistiques TEXTE Les « paroles de consécration » Les témoins anciens de liturgies eucharistiques présentent les « paroles de consécration » sous plusieurs formes. *syn26-29 Forme brève (Mc-Mt) • →Ignace d’Antioche Rom. 7,3 ; →Phld. 4,1 ; →Smyrn. 7,1 ; • →Justin le Martyr 1 Apol. 66,3. Forme longue (Lc-1Co) Elle ne se trouve jamais dans les anaphores orientales, mais toujours dans les anaphores occidentales (pas chez Hippolyte cependant : l’adoption occidentale de la formule longue n’est sans doute pas originelle). Forme éclectique • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 32 : Hoc est corpus meum quod pro vobis confringetur, hic est sanguis meus qui pro vobis effunditur. • →Ac. Thom. 158,1 présente une intéressante superposition de la crucifixion sur le rite : to huper humôn staurouthen. Absence Plusieurs anaphores eucharistiques anciennes ne présentent pas les paroles de consécration, voire omettent le récit d’institution : • →Ac. Jn. 109-110 et →Ac. Thom. 26,2 ; 29,3 ; 49,2 ; 50,2-3 ; 51,1-2 ; 121,3 mentionnent plusieurs fois la célébration eucharistique et les prières qui y sont prononcées, sans reprendre les paroles de Jésus à la Cène. • →Ac. Thom. 158,1 « Judas fit apporter le pain et la coupe mélangée. Il prononça sur elle la bénédiction et dit : “Nous mangeons ton saint corps, qui fut crucifié pour nous, et nous buvons ton sang vivifiant, qui fut répandu pour nous”. » • →Anaph. Addaï Mari, l’une des trois anaphores traditionnellement en usage dans l’Église assyrienne d’Orient, depuis des temps immémoriaux se présente sans récit de l’institution, même dans son plus ancien ms. (Mar Esa’ya). • →Did. 9 et 10 présente des prières en contexte eucharistique, sans les paroles de l’institution (*chr26a bénédiction). + Tradition juive + 26-29 Échos du rituel du Seder pascal ? *lit26-29 ; →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? ; →Pâque juive ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? ; →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes 26a ayant pris le pain et dit une bénédiction Le récit d’institution : un genre littéraire liturgique juif ? Dans tout rite liturgique, le « récit d’institution » est le lieu théologique qui fonde la célébration. Dans les rituels de fêtes juives telles que Kippour, Hanoukka et Pourim, de tels récits apparaissent comme des embolismes rappelant l’événement célébré par la fête, insérés dans la prière d’action de grâces en fin de repas (birkat hammāzôn). Les formes anciennes de la birkat hammāzôn reconstituées par les historiens présentent, en fin de seconde strophe, une citation de Dt 8,10 : « quand vous aurez été rassasiés, vous bénirez le Seigneur votre Dieu ». Ce commandement divin institue la bénédiction du pain en tant qu’action liturgique, comme en témoigne →b. Ber. 48b. Or la rubrique inaugurale de →Did. 10 fait une claire allusion à ce v. : « une fois que vous serez rassasiés, rendez grâce ainsi : […] ». →Did. 10 peut ainsi se lire comme l’embryon d’un récit d’institution de l’Eucharistie chrétienne. →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes 26a.27a pain + coupe — Pain béni avant le vin : pratiques similaires Dans le repas messianique décrit par 1Q28a 2,11-22 ; cependant, le texte ne stipule pas que le pain est béni avant le vin. Dans le repas juif ordinaire réglementé par la loi rabbinique : la bénédiction sur le pain (avant le repas) précède la bénédiction sur le vin (qui se fait : pendant le repas s’il en est effectivement bu ; ou à la fin du repas dans la birkat hammāzôn).

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Dans le rituel de sanctification du sabbat et des fêtes (qîddûš) : le vin est béni en premier. À l’époque de Jésus, il est possible que le qîddûš du sabbat n’ait pas eu lieu au début du repas mais une fois celui-ci terminé, comme un rituel distinct, du fait que le repas du « soir » devait se prendre avant le coucher du soleil qui marque le début du sabbat. Durant le repas pascal C’est le seul repas de l’année qui commence après le coucher du soleil et qui débute par une double bénédiction sur la première coupe de vin (celle du qîddûš, marquant le début de la fête, et celle qui correspond à la consommation du vin). →Pâque juive 26a pain ’Apîqômān ? Le rituel de Pesah prévoit un rite final appelé ’apîqômān (du grec epikômon « qui vient après », « dessert ? »). Il est évoqué en : • →MekRI Ex 13,14 (mention sans détail) ; • →m. Pesaḥ. 10,8 (mention du rite après l’offrande pascale). Il consiste à partager en deux le pain du milieu et à mettre de côté la plus grosse moitié, enveloppée dans un linge et cachée, pour la fin du repas. Il est alors distribué par le président, après les desserts. Jésus présuppose peut-être l’identification de l’’apîqômān avec le messie (*chr26a le pain : Méliton de Sardes) : ses paroles pourraient alors signifier « Je suis le messie » et ajouteraient ainsi une portée apocalyptique à la dimension sacrificielle du rite lui-même (cf. 1Co 10,16 met en rapport l’identité messianique de Jésus et les éléments eucharistiques). • →m. Pesaḥ. 10,5 : « On n’ajoute pas d’’apîqômān après la fête de Pâque » est généralement comprise comme une interdiction de prendre de la nourriture après la fin du repas pascal, pour en garder toute la saveur. Cette défense pourrait être une réaction contre l’interprétation messianique que les judéo-chrétiens faisaient de ce rite. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? 26a dit une bénédiction Bénédictions juives La tradition juive attache une grande importance aux actions de grâces et bénédictions (berākôt) que l’on prononce pour remercier Dieu de ses multiples bienfaits, particulièrement à l’occasion des repas. Elles répondent par des « bien-dits » aux « bien-faits » divins et articulent l’œuvre de Dieu et l’œuvre de la communauté humaine. Dans le rite ou la liturgie, le merci de l’homme répond à l’initiative divine. • →m. Ber. 6,1 « [Béni sois-tu], qui fait produire ce pain à la terre » prononcée sur le pain azyme. L’usage en est maintenu dans la prière des premières communautés chrétiennes (*mil26-29 Le « repas du Seigneur » dans les communautés chrétiennes primitives ; *lit26a bénédiction ; →Les repas rituels des premiers chrétiens). Bénédictions pascales Les berākôt du Seder pascal gardent mémoire du passé (la libération de l’esclavage en Égypte), mais ont aussi une tonalité prophétique. En effet, le peuple sait d’expérience que cette libération ne fut pas définitive : son histoire est marquée par l’esclavage et le péché. Le mémorial de l’antique libération s’ouvre donc à une attente plus définitive. 26b.27a.29a dit + disant + dis — Importance de la parole dans la célébration • →m. Pesaḥ. 10,5 : Selon Rabbi Gamaliel, quiconque omet les trois paroles sur chacun des trois éléments du repas pascal (l’agneau, le pain non fermenté et les herbes amères) n’a pas accompli son devoir religieux. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? 26c ceci est mon corps Formule d’usage ? L’interprétation des éléments particuliers du repas est une part intégrante du Seder pascal. Cet usage — développé à partir d’Ex 12,26-27 ; 13,8 — peut avoir suggéré à Jésus d’annoncer sa passion sous cette forme (cependant : →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?). • Haggada de Pesah, début du maggîd (hâ laḥmâ ‘anyâ) : « Ceci est le pain de l’affliction que vos Pères eurent à manger quand ils sortirent d’Égypte ; quiconque a faim, qu’il vienne et mange ; quiconque est dans le besoin, qu’il vienne et célèbre la Pâque. »

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La passion selon saint Matthieu

Vieille formule araméenne intégrée au rituel de Pesah comme un invitatoire, ces paroles sont prononcées durant l’élévation du pain azyme, juste après qu’on a rompu celui-ci du milieu (*jui26a le pain). + Tradition chrétienne + 26a Pendant qu’ils mangeaient Convenance du moment choisi pour l’institution de l’Eucharistie Pour inscrire la réalité dans la figure • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « De même que dans un unique fleuve, en une seule fois, il effectua deux baptêmes, lorsqu’il mit un terme à celui des Juifs et accomplit celui de Jean, ouvrant ainsi la porte de son propre baptême à son Église, de même ici à une seule table et en une seule fois, il observe deux Pâques, celle de l’accomplissement et celle du commencement. » Pour passer de la figure à la réalité • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 « Pourquoi donc est-ce à ce moment de la fête de Pâque qu’il célébra ce mystère ? C’est pour que tu apprennes qu’il est de toute façon le législateur de l’Ancien Testament, et que ce qui y est exposé était esquissé en vue de ce qui est maintenant. C’est pourquoi là où était la figure, il place la vérité » (737.59). • →Jérôme Comm. Matt. « La Pâque figurative avait été achevée, avec les apôtres il avait mangé la chair de l’agneau ; il prend alors le pain qui fortifie le cœur de l’homme et en vient au vrai mystère de la Pâque. Ce qu’avait fait en figure Melchisédech, prêtre du Très-Haut, en offrant le pain et le vin, lui aussi le reprenait dans la réalité de son corps et de son sang » (= →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Il faut noter « l’adéquation du temps […]. Lorsqu’il dit : “tandis qu’ils mangeaient”, cela veut dire, tandis qu’ils achevaient le repas de l’agneau symbolique (typici agni) ; car une fois qu’a été accompli le dernier acte à son égard, le nouveau lui succède immédiatement afin qu’après cette dernière Cène, on ne place plus d’espoir en lui. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi l’a-t-il institué durant le repas lui-même, et non avant ? […] Parce que le Seigneur voulait que celui-ci succède à l’ancien sacrement, comme la vérité à la figure. C’est pourquoi  il a institué le nouveau après l’institution de l’ancien sacrement (Lv 26,10). » Mais cela pose un problème disciplinaire : le jeûne eucharistique ? • →Augustin d’Hippone Ep. 54,5 « Cette circonstance prouve clairement que les disciples n’étaient pas à jeun lorsqu’ils reçurent, pour la première fois, le corps et le sang du Seigneur. Doit-on pour cela blâmer l’usage de l’Église universelle, qui prescrit de ne recevoir l’Eucharistie qu’à jeun ? Non sans doute, car il a plu à l’Esprit Saint que, par respect pour un si grand sacrement, le corps du Seigneur entrât dans la bouche du chrétien avant toute autre nourriture » (166.17). Par souci pédagogique : marquer les esprits de ceux qui auraient à administrer ses sacrements • →Augustin d’Hippone Ep. 54,5 « Ce fut pour faire ressortir plus fortement la grandeur de ce mystère que notre Seigneur voulut l’imprimer en dernier lieu dans le cœur et dans le souvenir de ses disciples, dont il allait se séparer pour aller à la mort, et s’il n’a pas établi lui-même la manière de recevoir ce sacrement par la suite, c’était pour laisser aux apôtres, qui devaient en son nom gouverner l’Église, le soin de la déterminer euxmêmes » (166.17 ; = →Pierre Lombard Sent. 4,8,5). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « C’était aussi pour une autre raison : il voulait qu’il soit fixé dans leur mémoire. En effet, ce qu’on entend au dernier moment se fixe plus nettement dans la mémoire. » À la toute fin du repas On a donc compris traditionnellement à la fin du repas, avant que la table fût desservie et qu’ils ne s’en levassent (→Maldonat Comm. ev. 1,540 ; →Calvin Comm. NT ; →Trente 1741). L’exégèse catholique distingua même : le repas pascal juif (→Pâque juive), un repas normal apaisant la faim naturelle et l’institution de l’Eucharistie — clairement distinguée d’un simple « repas » (→Maldonat Comm. ev. 1,541-542 ; →Lapide Arg. Matt. 479 ; →Jansen Tetrat. 262). *theo26a ; →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes ; →Institution et sacrement de l’Eucharistie

26a ayant pris La puissance de la main divine • →Albert le Grand Sup. Matt. « Pour effectuer [l’opération de la puissance divine] il [l’] a pris[e] dans ses mains, pour que par son toucher il confère le caractère transsubstantiel à la matière du sacrement, afin qu’à l’arrivée de la forme, elle puisse se produire et que s’effectue le sacrement, tout comme “il a conféré aux eaux par son toucher la puissance rédemptrice de la chair la plus pure” (→Pierre Lombard Sent. 4,3,5) […]. Il n’est pas étonnant en effet que la main qui avait créé puisse également transformer des choses créées en ce qu’elle voulait. » 26a.27a le pain + la coupe — Deux matières différentes Les deux alimentations de base • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Entre tous les aliments nécessaires à la vie, le pain et le vin signifient la nourriture qui fortifie et revivifie notre faiblesse, il lui a plu de confirmer le mystère de son sacrement par ces deux aliments. Car le vin apporte la joie et renforce le sang » (1476D). Pédagogie • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Il n’était guère convenant qu’à travers farine et vin fussent célébrés sur terre les mystères de celui qui est céleste et assis à la droite du Père. [Il les choisit cependant] pour que nous ne considérions pas les mystères comme choses banales, mais pour qu’en les approchant, premièrement, nous croyions tout uniment que nous touchons réellement notre Seigneur, que nous mêlons notre corps à son corps et formons le mystère du sacrifice de la croix ; deuxièmement, nous ne pensions pas, dans notre ignorance due au péché, qu’il y a deux corps, mais que nous saisissions qu’il n’y en a qu’un et qu’Il est lui-même le mystère pleinement accompli dans le corps qui est au ciel, avec puissance et sainteté et non point de manière naturelle. De même que l’image d’un roi signifie le roi lui-même, et qu’un roi et son image ne sont point appelés deux rois, de même le corps sacré qui est au ciel et le mystère célébré dans l’Église constituent l’unique corps du Christ. » • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Premièrement, à cause de la facilité qu’on a à se procurer ces éléments [*chr26a le pain] ; deuxièmement, pour que la valeur de ces choses soit clairement attribuée à celle de notre salut ; troisièmement, parce que c’était la race des hommes qui était dans l’attente de l’accomplissement du salut : il voulut donc le réaliser par une nourriture propre à l’être humain — les êtres irrationnels aussi usent de boissons et de diverses nourritures ; mais seule la race des hommes use de pain et de vin ; quatrièmement, pour que nous puissions révérer un type aussi élevé en puissance et en honneur. Car si une chose sans vie, par la puissance qui a été donnée à sa nature par le créateur, peut maintenir suffisamment de vie dans ceux qui la mangent, combien plus donne-t-elle par la puissance de l’Esprit vivifiant vie éternelle et immortalité ? […] Cinquièmement, de même que par son corps il purifie et vivifie nos corps, et par son sang sanctifie nos âmes de leurs péchés, par l’un [= le pain devenu corps] nous abolissons la mort tandis que par l’autre [= le vin devenu sang] nous écartons les péchés : car il dit “Ceci est mon corps” et “mon sang”, et non pas “Ceci est le type de mon corps et de mon sang.” » Un seul sacrement • →Albert le Grand Sup. Matt. « On pourrait se demander s’il y a deux sacrements du fait des deux matières et des deux formes. Mais il faut répondre qu’il n’y en a pas deux, parce que le vrai sacrement est le corps du Christ, qui demeure entier et le même sous l’espèce du pain et sous l’espèce du vin. » Pour le salut du corps et de l’âme • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il revient à ce sacrement de rappeler la passion du Seigneur. Et il ne pouvait mieux la signifier qu’en indiquant que le sang était répandu et séparé du corps. […] Le sang est en rapport avec l’âme, non pas que le sang soit l’âme, mais parce que la vie est conservée par le sang. Il est donc indiqué que […] le pain soit offert pour le salut du corps, mais le vin pour le salut de l’âme. » 26a le pain Pour se désigner comme messie ? • →Méliton de Sardes Pascha 66.467, 86.642 évoque l’afikomane (*jui26a) pour désigner la venue ou le retour glorieux de Jésus (Houtos aphikomenos

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ex ouranôn epi tên gên) juste après son homélie midrashique présentant la Pâque comme un symbole du Christ. Pour faire l’offrande des prémices • →Irénée de Lyon Haer. 4,17,5 « À ses disciples aussi il conseillait d’offrir à Dieu les prémices de ses propres créatures, le pain qui provient de la création […], la coupe pareillement qui provient de la création dont nous sommes. » Pour s’inscrire dans la lignée « universaliste » de Melchisédech • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi sous une telle espèce ? Parce qu’il a voulu qu’il soit célébré par tous partout dans le monde. Il a donc voulu leur donner une matière qui soit commune à tous. […] Il apparaît aussi que nos sacrements sont plus anciens que les sacrements de l’ancienne loi, car les sacrements de l’ancienne loi ont débuté avec Moïse et Aaron, mais les sacrements de la nouvelle loi ont débuté avec Melchisédech, qui offrit à Abraham du pain et du vin. C’est pourquoi on dit que le Christ est devenu prêtre selon l’ordre de Melchisédech (Ps 110,4). » 26a bénédiction La Didachè L’un des plus anciens textes eucharistiques connus propose des formules de bénédiction : • →Did. 9,1-4 « Pour l’Eucharistie, rendez grâce de cette manière : D’abord pour la coupe : “Nous te rendons grâce, notre Père, / Pour la sainte vigne de David ton serviteur, / Que tu nous as révélée par Jésus, ton serviteur. / Gloire à toi, dans les siècles” ! Puis, pour le pain rompu : “Nous te rendons grâce, notre Père, / Pour la vie et la connaissance / Que tu nous as révélées par Jésus, ton serviteur. / Gloire à toi, dans les siècles ! Comme ce pain rompu, disséminé sur les montagnes, a été rassemblé pour être un, que ton Église soit rassemblée de la même manière des extrémités de la terre dans ton royaume. Car c’est à toi qu’appartiennent la gloire et la puissance par Jésus Christ dans les siècles” ! » • →Did. 10,1-5 « Après vous être rassasiés, rendez grâce de cette manière : “Nous te rendons grâce, Père saint, / Pour ton saint nom / Que tu as fait habiter dans nos cœurs, / Et pour la connaissance, la foi et l’immortalité / Que tu nous as révélées par Jésus ton serviteur. / Gloire à toi dans les siècles ! C’est toi, maître tout-puissant, / Qui as créé l’univers à cause de ton nom (Sg 1,14 ; Si 18,1), / Et qui as donné aux hommes la nourriture et la boisson en jouissance afin qu’ils te rendent grâce. Mais à nous, tu nous as fait la grâce d’une nourriture et d’une boisson spirituelles et de la vie éternelle par Jésus, ton serviteur. Pour tout, nous te rendons grâce, parce que tu es puissant. Gloire à toi dans les siècles ! Souviens-toi, Seigneur, de ton Église, pour la délivrer de tout mal et la parfaire dans ton amour. Et rassemble-la des quatre vents (Mt 24,31), cette Église sanctifiée, dans ton royaume que tu lui as préparé. Car c’est à toi qu’appartiennent la puissance et la gloire dans les siècles” ! » Une fois pris le repas normal encadré par ces bénédictions, suivait le repas du Seigneur, introduit par : • →Did. 10,6-7 « Que la grâce vienne et que ce monde passe ! “Hosanna au Dieu de David” (Mt 21,9.15). Si quelqu’un est saint, qu’il vienne ! Si quelqu’un ne l’est pas, qu’il fasse pénitence ! Maranatha. Amen (1Co 16,22 ; cf. Ap 22,20). Laissez les prophètes rendre grâce autant qu’ils voudront. » À imiter pour adorer en esprit et en vérité Les premiers auteurs chrétiens parlant de l’Eucharistie insistent dans la lignée prophétique sur le culte intérieur, la reconnaissance de Dieu comme auteur des bienfaits, et sur l’offrande de soi-même. Ils identifient l’Eucharistie avec le sacrifice annoncé par Malachie (Ml 1,10-11) : • →Did. 14,4 ; →Justin le Martyr Dial. 28,5 ; 41,2 ; 117,1 ; →Athénagore Leg. 13 ; →Irénée de Lyon Haer. 4,17-18 ; 5,2,3 ; →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes À triple portée : cosmique, christologique et anthropologique • →Éphrem le Syrien Diat. 19,4 « Et parce que Adam n’avait pas béni le fruit au temps où, rebelle, il le cueillit, Notre Seigneur “bénit le pain et le rompit”. Et le pain entra en eux, compensant la convoitise par laquelle Adam rejeta Dieu. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : La bénédiction se fait sur « trois choses : (1) sur la matière, car il a béni le fruit de la terre, par quoi est signifié que

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la malédiction d’Adam a été annulée par le Christ ; (2) sur ce qui était contenu dans ce sacrement, c’est-à-dire le Christ ; (3) sur le fruit du sacrement, car par lui seront bénis les fidèles. » Simple louange ou déjà « consécration » ? *lit26a 26a le rompit Symbole de la passion et de l’incarnation • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,685 « [Ils étaient] sa vraie chair et son vrai sang, dans lesquels la vraie mort du Christ était annoncée. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Cela signifie le mystère de la passion à venir car au cours de la passion ses membres furent percés (Ps 22,17). Et ceci eut lieu parce qu’il le voulut bien lui-même (Is 53,7). Cela signifie aussi que, rompue, la matière passe de l’unité à la multiplicité ; elle signifie donc l’incarnation, car, alors que le Verbe de Dieu était simple, il est venu dans cette multiplicité, sans abandonner sa simplicité. De même indiquet-il l’effet qu’il entraîne pour chacun, car, selon l’apôtre, “les grâces sont réparties, mais l’Esprit est unique” (1Co 12,4) » (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1476C). →La fraction du pain 26b l’ayant donné aux disciples Destinataires du sacrement Les baptisés • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce sacrement ne doit être donné à personne qui ne soit baptisé. […] Il ne doit pas être permis aux infidèles de voir ce sacrement. C’est ainsi que, dans l’Église primitive, alors que les catéchumènes étaient nombreux, ils étaient accueillis dans l’église jusqu’à l’évangile, puis ils en étaient renvoyés. » →De la dernière Cène de Jésus aux Eucharisties chrétiennes Judas ? • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1075 « Le malheureux Judas, possédé par le démon, sortit, étranger à l’assemblée de tous les apôtres, avant d’avoir communié au sang du Christ, afin que l’action de grâces et la louange soient dites pour ceux-là et en ceux-là qui devaient demeurer jusqu’à la fin avec le Seigneur, bienheureux dans la vie. » 26c.27b Prenez et mangez + Buvez — Jésus lui-même mange-t-il et boit-il ? Oui, répondent plusieurs Pères : • →Irénée de Lyon Haer. 5,33,1 ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 (739.16). C’est, de fait, plus cohérent avec sa position allongée à table (Mt 26,20) et l’insistance sur la commensalité (Mt 26,18.20.29), le fait qu’il trempe une bouchée (Mt 26,23) et l’ouverture en fin de repas d’une nouvelle époque durant laquelle il ne va plus boire avec eux (*pro29b ; *pro64c). 26c Prenez et mangez, ceci est mon corps « Forme » du sacrement de l’Eucharistie • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La forme du sacrement est contenue dans ces paroles, qui sont des paroles du Seigneur, car le sacrement se réalise par les paroles du Seigneur. De sorte que si la parole d’Élie a eu une telle puissance qu’elle fit descendre le feu du ciel, à bien plus forte raison la parole de Dieu pourra-t-elle changer un corps en un autre. […] Il existe une cause active principale, qui agit par une efficacité qui se trouve en elle-même. Il existe aussi une cause instrumentale, et celle-ci n’agit pas par une efficacité qui se trouve en elle-même, mais par une efficacité qui passe en elle à partir d’un autre. Ainsi les sacrements sont des causes, non pas comme des causes principales, mais comme des causes instrumentales par lesquelles passe la puissance d’un autre. » *theo26-29 26c.28a ceci est mon corps + ceci est mon sang — Formule courte • Comme Mt/Mc, →Justin le Martyr 1 Apol. 66 ne mentionne que « ceci est mon corps », sans le supplément de Lc/1Co (*syn26-29). *lit26c.28a TEXTE 26c.28a ceci est Réalisme sacramentel *theo26c.28a ; →Transsubstantiation : histoire, théologie dogmatique et sacramentaire Présence du corps du Christ • →Théodore de Mopsueste Fr. 106 rejette expressément une interprétation « symbolique » de la parole de Jésus.

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• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,698 « Je m’étonne que certains veuillent dire maintenant qu’il n’y a pas en réalité la vérité de la chair et du sang du Christ ; mais que dans le sacrement c’est la puissance (virtutem) de la chair et non la chair, la puissance du sang et non le sang, la figure et non la vérité, l’ombre et non le corps, alors que cette espèce (species) reçoit la vérité et la figure » ; 12,964 « Ceci est le corps du Seigneur dans lequel Dieu a souffert, mais non selon ce que Dieu est. Et ce corps est dans ce mystère qui est créé en Esprit et en la puissance du Verbe pour être le corps du Christ, et non pas autre chose que ce qui a souffert, et son propre corps. » • →Calvin Inst. 4,17,10 : Le signe est indissociable de la réalité : « Or s’il est vrai que le signe visible nous est baillé pour nous sceller la donation de la chose invisible, il nous faut avoir cette confiance indubitable, qu’en prenant le signe du corps, nous prenons pareillement le corps. » Toutefois, Calvin rejette toute idée de présence corporelle (consubstantiation ou transsubstantiation). Mais que désigne au juste « ceci » ? • →Maldonat Comm. ev. 1,550 s’appuyant sur le texte de V (*com28a) argumente grammaticalement en faveur de l’interprétation catholique (transsubstantiation) : le pronom hic (masc.) est accordé non tant avec l’antécédent calix, que par avance avec sanguis (masc.). Parole performative • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Les paroles sacramentelles sont moins significatives que factives ; elles ne désignent pas, mais elles créent les réalités dont elles parlent (cf. encore →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 78,5 resp.). + Mystique + 26-28 Devancement • →Éphrem le Syrien Hymn. arm. 48,24 « S’il ne s’était pas immolé luimême en symbole, ils ne l’auraient pas immolé en réalité. » Amour suprême • →Éphrem le Syrien Hymn. eccl. 4,15 « […] la bonté du Seigneur se donnant ainsi en nourriture surpasse tout amour humain pour le prochain. » 26a.27a dit + disant — Paroles transformantes • →Édith Stein Gebet « Dans la bouche du Christ, les anciennes formules de bénédiction deviennent paroles créatrices de vie. Les fruits de la terre, débordants de sa vie, deviennent son corps et son sang. La création visible, dans laquelle il était déjà entré du fait de son incarnation, lui est unie de façon nouvelle, mystérieuse ; les éléments nécessaires à la vie du corps sont substantiellement transformés ; s’ils les reçoivent dans la foi, les hommes à leur tour sont transformés : ils se trouvent immergés dans la vie du Christ et remplis de sa vie divine » (28-29). 26c.27b Prenez et mangez + Buvez Préparation à la communion S’approcher avec désir • →Mechtilde de Hackeborn Gratiae 3,23 « Le Seigneur lui dit : “Lorsque tu veux communier, reçois-moi comme si tu possédais tous les désirs et tout l’amour dont un cœur humain peut jamais être enflammé : ainsi tu t’approcheras avec le plus grand amour possible. Et moi, j’accepterai de toi cet amour, non tel qu’il s’y trouve réellement, mais comme s’il était aussi ardent que tu aurais souhaité qu’il le fût” » (269). Se jeter en Dieu • →Gertrude d’Helfta Exerc. 4,316-321 « De grâce, par la puissance de ta charité, daigne faire s’élever si puissamment le vent brûlant de ton amour tout-puissant, et me jeter en toi si fortement par le tourbillon de ton Esprit, et me recevoir en le sein de ta tendre sollicitude ; afin que je commence en vérité à mourir à moi-même, et à m’absorber en toi dans le transport de mon esprit, mon doux amour » (146-149). Fruits de la communion Guérison et conversion • →Jean Damascène Prec. « […] ouvre-moi ton cœur bénin, et accueillemoi, moi qui m’approche de toi et qui te touche, comme tu as accueilli la courtisane et l’hémorroïsse. Celle-ci en touchant ta frange, reçut une facile

guérison ; l’autre, en saisissant tes pieds immaculés, remporta le pardon de ses péchés. Et moi, misérable, qui reçois ton corps tout entier, fais que je ne sois pas consumé par le feu, mais accueille-moi comme jadis ces femmes. Éclaire les sens de mon âme, et brûle la culpabilité de mon péché » (817). Participation à la vie divine • →Guerric d’Igny Serm. : « Deuxième sermon pour la résurrection du Seigneur » 4 : « Comprends quel bonheur il y a à ne pas t’enivrer de la volupté et de la folie du siècle, pour boire avec le Christ le vin nouveau dans le royaume de son Père ! L’Agneau pascal invite lui-même ses amis au banquet délicieux de son corps et de son sang en disant : “Venez, mes amis, buvez, et enivrez-vous, mes bien-aimés” ! (Ct 5,1). Cette nourriture et ce breuvage sont le mystère de vie, le remède d’immortalité, la cause de la première résurrection et le gage de la seconde, parce qu’ils sont en nous le commencement de la nature divine » (2,241). Renforcement • →Marie de l’Incarnation Écrits « Après toutes mes fatigues que je prenais pour le service du prochain, mon corps brisé de pénitences reprenait ses forces par la manducation de ce divin pain et un nouveau courage pour recommencer tout de nouveau, ce que naturellement je n’aurais pu. Mais, quoique j’eusse, avec une certitude de foi et de fruition, joui dans la sainte communion de mon Bien-aimé, néanmoins, après la consommation des espèces, mon âme retournait en sa tendance de le posséder sans retour » (2,223). Transformation • →François de Sales Amour 6,7 « Vous noterez soigneusement, Théotime, qu’en somme tout ce recueillement se fait par l’amour, qui sentant la présence du Bien-aimé par les attraits qu’il répand au milieu du cœur, ramasse et rapporte toute l’âme vers icelui par une très aimable inclination, par un très doux contournement et par un délicieux repli de toutes les facultés du côté du Bien-aimé, qui les attire à soi par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les cœurs, comme on tire les corps par les cordes et liens matériels » (631). Purification • Newman (une prière) « Ô mon Dieu, quand tu condescends à souffrir que je te reçoive, que je te mange et que je te boive, quand tu acceptes de faire en moi ta demeure, fais que mon cœur batte avec ton Cœur, purifie-le de tout ce qui est de ce monde, de tout ce qui est orgueilleux et sensuel, de tout ce qui est dur et cruel, de toute perversité, de tout désordre, de toute mort. Emplis-le de toi afin que ni les événements de ce jour ni les circonstances de ce temps n’aient le pouvoir de le corrompre ; mais que dans ton amour et dans l’adoration, il trouve ton repos et ta paix » (cité par →Marquis , 116). Réception fréquente du sacrement Par François d’Assise • →Thomas de Celano Vita « Ne pas entendre chaque jour au moins une Messe, lorsqu’il [= François d’Assise] n’avait pas d’empêchement, lui aurait paru une faute grave. Il communiait souvent et si pieusement que sa piété se communiquait aux autres. Il apportait à cette action si sainte tout son recueillement, faisait à Dieu le sacrifice de tous ses membres, et, en recevant l’Agneau immolé, il immolait son esprit dans le feu qui brillait toujours sur l’autel de son cœur » (152). Moyen de sanctification • →Mechtilde de Hackeborn Gratiae 3,26 « Comme elle priait pour une personne qui s’effrayait de communier trop souvent, le Seigneur lui répondit : “Plus on communie, plus l’âme devient pure, de même que le corps est plus propre quand on le lave plus fréquemment. Plus une personne communie, plus aussi j’opère en elle et elle en moi, de sorte que ses œuvres deviennent plus saintes” » (273). • →Édith Stein Crèche « […] celui qui en fait véritablement son pain quotidien voit se renouveler en lui chaque jour le mystère de Noël, l’Incarnation du Verbe. C’est là certainement le chemin le plus sûr pour conserver l’union à Dieu et pour s’enraciner chaque jour plus solidement et plus profondément dans le Corps mystique du Christ » (48). Recommandée… • →de Foucauld Écrits : Le Seigneur fait cette demande : « Reçois la Sainte Communion le plus souvent que tu pourras, et dans la Sainte Communion

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offre-moi à mon Père pour sa plus grande gloire : […] en adoration, en action de grâce, en propitiation des péchés, en demandes, pour obtenir pour les créatures toutes les grâces qui le glorifieront » (152). … à tous • →François de Sales Introduction 2,21 « Dites-leur que deux sortes de gens doivent communier souvent : les parfaits, parce qu’étant bien disposés, ils auraient grand tort de ne pas s’approcher de la source et fontaine de perfection, et les imparfaits, afin de pouvoir justement prétendre à la perfection ; les forts afin qu’ils ne deviennent faibles, et les faibles afin qu’ils deviennent forts ; les malades afin d’être guéris, les sains afin qu’ils ne tombent en maladie ; et que pour vous, comme imparfaite, faible et malade, vous avez besoin de souvent communiquer avec votre perfection, votre force et votre médecin » (120-121). Communion spirituelle • →Alphonse de Liguori Visite « Mon Jésus, je crois à Votre présence dans le Très Saint Sacrement. Je Vous aime plus que toute chose et je désire que Vous veniez dans mon âme. Je ne puis maintenant vous recevoir sacramentellement dans mon cœur : venez-y au moins spirituellement. Je Vous embrasse comme si Vous étiez déjà venu, et je m’unis à Vous tout entier. Ne permettez pas que j’aie jamais le malheur de me séparer de Vous » (26). *lit26c.27b 26c.28a ceci est mon corps + ceci est mon sang — Éminente dignité du sacrement • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 1,11 « De bouche de poisson il donna un statère / Au cachet transitoire, un métal corruptible ; / Mais de sa bouche à lui, c’est le cachet nouveau / D’un Testament nouveau qui sort, et qu’il nous donne : / Bénie, sa Donation ! » • →Baudouin de Ford Euch. « En raison de sa dignité et du respect qu’il mérite, le sacrement du corps et du sang du Christ réclame de dignes ministres pour le traiter dignement, le préparer dignement, le recevoir dignement, le distribuer dignement. Grande et inestimable est la dignité de ce sacrement, et qui peut en prendre vraiment conscience ? Elle dépasse les possibilités de notre intelligence, elle excède nos capacités. Le prix du monde est considérable, il n’a pas de prix ; c’est un trésor inappréciable […] » (→LM 4,902). • →de Foucauld Écrits « La Sainte Eucharistie est le plus grand des dons qu’il t’ait fait ; tu lui rendras Lui-même. Ainsi tu Lui rendras réellement “tous les biens qu’il t’a faits” (Ps 116,12) […]. Tu lui rends aussi dans une certaine mesure les biens qu’il t’a faits en l’offrant à son Père dans la Sainte Communion, mais d’une manière très inférieure, et bien moins glorieuse pour son Père et pour Lui. Tu reçois bien plus que tu ne donnes dans la Sainte Communion. […] dans la Sainte Messe tu donnes autant que tu reçois : […] tu reçois l’Infini et tu donnes l’Infini. C’est donc seulement en offrant le Saint Sacrifice que tu peux parfaitement et pleinement “remercier Dieu de tous les dons qu’Il t’a faits” » (152-154). 26c.28a ceci est Réalisme sacramentel Mystère caché • →Baudouin de Ford Euch. « Quand le prophète s’écrie : “Vraiment tu es le Dieu caché […]” (Is 45,15), c’est à lui qu’il s’adresse. Le Christ était caché, dès le commencement, dans le sein du Père. Il s’est caché ensuite sous la forme d’esclave qu’il a assumée. Il se cache encore actuellement dans le sacrement qu’il a institué. Caché dans le sein du Père, la foi le trouve ; caché dans une humanité, la foi le trouve encore ; et c’est encore la foi qui le découvre dans le sacrement où il se cache. Grande est la vertu de la foi qui obtient une telle grâce de familiarité avec Dieu ! » (→LM 4,905). L’Agneau immaculé s’offre en nourriture • →Bonaventure Lignum 16 « Entre tous les souvenirs du Christ les plus dignes de mémoire, se place ce repas final de la très sainte cène dans lequel non seulement l’agneau pascal est donné à manger, mais aussi l’Agneau immaculé qui enlève les péchés du monde (Jn 1,29), sous l’espèce du pain, […] s’est offert en nourriture. […] Admirable largesse de munificence lorsqu’à ces premiers prêtres et par la suite à toute l’Église et au monde entier, il donna son corps très saint et son sang véritable en nourriture et en breuvage afin que le sacrifice qui serait bientôt agréable à Dieu

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et prix inestimable de notre rédemption devînt notre viatique et notre soutien » (39-40). Merveille digne de foi • →Thomas a Kempis Imitatio 4,2,5 « Merveille digne de foi qui défie l’intelligence humaine : Toi, Seigneur mon Dieu, vrai Dieu et vrai homme, Tu es contenu tout entier sous les pauvres espèces du pain et du vin, et sans être anéanti, Tu es mangé par celui qui te reçoit. Toi, Seigneur de l’univers qui ne manque de rien, Tu as voulu habiter parmi nous par ton sacrement. » Mystère mortel • →Vianney Pensées « Voyez la puissance du prêtre ! La langue du prêtre, d’un morceau de pain fait un Dieu ! C’est plus que de créer le monde. […] Que c’est beau ! Après la consécration, le bon Dieu est là, comme dans le ciel ! […] Si l’homme connaissait bien ce mystère, il mourrait d’amour. Dieu nous ménage à cause de nos faiblesses » (107-108). →Transsubstantiation : histoire, théologie dogmatique et sacramentaire 26c ceci est mon corps Adoration Regard d’amour • →Gertrude d’Helfta Legatus 4,27,8 « […] lorsqu’un homme regarde avec désir et dévotion l’Hostie où se cache sacramentellement le Corps du Christ, chaque fois il augmente ses mérites pour le ciel. En effet, dans l’éternelle vision de Dieu, il goûtera des délices particulières pour toutes les fois où, sur terre, il aura contemplé le corps du Christ avec désir et dévotion, ou seulement même souhaité le voir, tout en ne pouvant, de fait, y parvenir » (247). Regard céleste • →Élisabeth de la Trinité Écrits « Nous avons le Saint Sacrement exposé à l’oratoire. Ce sont des heures divines que l’on passe en ce petit coin du ciel, où nous possédons la vision en substance sous l’humble Hostie. Oui, c’est bien le Même que les bienheureux contemplent dans la clarté et que nous adorons dans la foi » (98-99). Attente du Seigneur • →Vianney Pensées « Que fait le Seigneur dans le tabernacle ? Il nous attend ! Notre Seigneur est au ciel. Il est aussi dans son tabernacle. Quel bonheur ! » (111). Exposition aux rayons divins… • →Thérèse de Lisieux Poésies (« Cantique d’une âme ayant trouvé le lieu de son repos ! ») « Ô Jésus ! En ce jour, tu combles tous mes vœux, / Je pourrai désormais, près de l’Eucharistie / M’immoler en silence, attendre en paix les Cieux, / M’exposant aux rayons de la Divine Hostie / À ce foyer d’amour, je me consumerai / Et comme un séraphin, Seigneur, je t’aimerai » (122). … et consumation • →Thérèse de Lisieux Poésies (« L’Atome de Jésus-Hostie ») « Se consumant près de l’Hostie / Dans le tabernacle d’amour / Ainsi s’écoulera ma vie / En attendant le dernier jour / Quand l’épreuve sera finie / Volant au séjour des élus / L’Atome de l’Eucharistie / Brillera près de son Jésus ! » (117). Le tabernacle, trône de Miséricorde • →Marie-Faustine Kowalska Dzienniczek : Jésus dit à sainte Faustine Kowalska : « Pourquoi redoutes-tu, mon enfant, le Dieu de miséricorde ? Ma sainteté ne m’empêche pas d’être miséricordieux. Regarde, âme, c’est pour toi que j’ai institué le trône de la miséricorde sur la terre. Ce trône, c’est le tabernacle. Et de ce trône de miséricorde, je désire descendre dans ton cœur. Regarde, aucune suite, aucun garde ne m’entoure. Tu as accès auprès de moi à tout moment, à chaque heure du jour. Je désire parler avec toi et t’accorder des grâces » (474 §1484). Force apaisante • →Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus Voir Dieu « La communion eucharistique peut produire des effets physiques, et l’expérience montre que le seul voisinage de Jésus-Hostie, l’entrée dans une église où Il réside, produisent des effets sensibles d’apaisement intérieur sur certaines âmes d’oraison. Il leur suffit ensuite de faire de temps en temps des actes de foi en la Présence divine, de fixer le tabernacle ou de porter parfois vers Lui leur regard ou leur pensée pour que se maintiennent ses effets d’apaisement » (594).

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Source de grâces • →Mère Teresa My Life « Il nous faut revenir à l’Eucharistie et à l’adoration. Notre règle ordonnait, jusqu’en 1973, une heure d’adoration par semaine devant le Saint Sacrement. À ce moment, à l’occasion d’un chapitre général, nous avons décidé, d’un commun accord, d’établir une heure d’adoration par jour. […] Depuis que nous avons introduit cette modification dans notre emploi du temps, notre amour pour Jésus est devenu plus intime, plus éclairé. Notre amour réciproque est plus compréhensif, il règne entre nous une entente plus affectueuse, nous aimons davantage nos pauvres et, chose encore plus surprenante, le nombre des vocations a doublé chez nous » (144). →Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques + Théologie + 26-29 Institution de l’Eucharistie Le récit du dernier repas de Jésus avec ses disciples fonde la pratique eucharistique des chrétiens. →Institution et sacrement de l’Eucharistie 26a Pendant qu’ils mangeaient DOGMATIQUE Convenance théologique du moment de l’institution de l’Eucharistie L’interprétation traditionnelle de l’Église est que l’institution de l’Eucharistie eut lieu après le repas pascal. Le « repas du Seigneur » institué par Jésus n’est donc pas la Pâque : il remplace la Pâque juive (→Maldonat Comm. ev. 1,540 ; →Calvin Comm. NT ; →Trente 1741). Pour les catholiques de l’époque de la réforme, en opposition aux tendances protestantes à penser l’Eucharistie d’abord comme un repas, il faut distinguer trois moments différents (→Maldonat Comm. ev. 1,541-542) : • le repas symbolique et rituel de la Pâque, • le vrai repas (qui nourrit), • l’institution sacramentelle de l’Eucharistie. 26b.27a l’ayant donné + la leur donna : DOGMATIQUE La passion, œuvre de la Trinité toute entière Contre les exagérations de la piété ou de la rhétorique sacrée qui aboutirent à une véritable défiguration de la foi traditionnelle (*litt27,46c : 17e siècle ; *phi27,46c ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix), il faut rappeler la solidarité sans faille du Père et du Fils dans l’œuvre de la rédemption réalisée visiblement par le Fils. • →Ouellet  « C’est le Père qui fait le plus gros sacrifice en livrant son Fils aux mains des pécheurs. “Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique” (Jn 3,16). Il prend le pain du ciel, le bénit, le rompt et le distribue pour que les bourreaux de son Fils puissent avoir la vie en abondance. Les paroles de Jésus sont donc avant tout des paroles du Père qui se donne en livrant son propre Fils aux pécheurs. Ce qui apparaît comme sa “colère” n’est au fond qu’une modalité économique de son don absolu. Et ce don est fait d’un commun accord avec le Fils au point qu’en se “glorifiant” mutuellement, le Père et le Fils donnent même la “communion de gloire”, qui les unit : “l’Esprit de Vérité”. C’est pourquoi l’Eucharistie se doit d’être aussi au plus haut point un geste et une parole de l’Esprit Saint » (32). 26c.27b.28b Prenez et mangez + Buvez-en tous + multitude — SACRAMENTAIRE Eucharistie et corps mystique La responsabilité morale et le pardon des péchés qui lui répond sont présentées dans le récit évangélique comme transcendant les questions de personnes (*pro27b.28b) : il y a une solidarité dans le péché qui fait du péché de l’un le péché de tous, à laquelle répond la solidarité dans le pardon offert. C’est cette double communauté dans le mal et dans le bien que symbolise la communion à la même coupe. 26c.28a ceci est DOGMATIQUE catholique : réalisme sacramentel Dans un contexte de contestation, sinon du dogme, du moins de la manière d’en rendre compte en termes de →transsubstantiation, le pape du concile Vatican II voulut réaffirmer de la façon la plus nette le contenu de la foi catholique : • →Paul VI SPF « Nous croyons que, comme le pain et le vin consacrés par le Seigneur à la Sainte Cène ont été changés en son Corps et en son Sang qui allaient être offerts pour nous sur la croix, de même le pain et le vin consacrés par le prêtre sont changés au Corps et au Sang du Christ

glorieux siégeant au ciel, et nous croyons que la mystérieuse présence du Seigneur, sous ce qui continue d’apparaître à nos sens de la même façon qu’auparavant, est une présence vraie, réelle et substantielle. Le Christ ne peut être ainsi présent en ce sacrement autrement que par le changement en son Corps de la réalité elle-même du pain et par le changement en son Sang de la réalité elle-même du vin, seules demeurant inchangées les propriétés du pain et du vin que nos sens perçoivent. Ce changement mystérieux, l’Église l’appelle d’une manière très appropriée transsubstantiation. » (18). + Philosophie + 26-29 ESTHÉTIQUE Convenance symbolique du pain et du vin • →Feuerbach Wesen « Dieu pouvait, en vertu de sa toute-puissance, attacher les mêmes effets à la première chose venue ; mais il ne le fait pas, il s’accommode à la qualité naturelle, il choisit une matière semblable, correspondante à l’effet voulu. Ce qui appartient à la nature n’est donc pas indifférent, n’est pas tout à fait mis de côté ; il en reste encore quelque chose, ne fût-ce qu’une simple analogie. Le vin représente le sang ; le pain représente la chair. Le miracle lui-même se guide sur des analogies évidentes ; il métamorphose l’eau en vin ou en sang, une espèce en une autre semblable, en conservant l’idée générique de fluidité » (279). *chr27a la coupe L’expérience eucharistique comme paradigme de l’expérience esthétique ? • →Gardeil Regards (« La visitation ») « Un malheur insondable mystérieusement consolé : n’est-ce pas le fond du “sentiment esthétique”, incompréhensible par sa façon de jouer en même temps sur les deux registres contraires de la tristesse et de la joie et par son pouvoir d’ouvrir la finitude de nos âmes à ce qui paraît sans mesure dans chacun de ces affects ? » (185) ; « Le don eucharistique justifie la compassion-exultation dont les œuvres de l’art offrent l’incompréhensible expérience. Tristesse de l’abandon, immense pitié que cet abandon éveille en notre âme. Joie de l’assomption, dans le Seigneur, de toutes choses, et d’abord du pécheur réconcilié avec son Père » (188). PERSPECTIVE PHÉNOMÉNOLOGIQUE Dieu caché • →Pascal Pensées « Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun » (Laf. 225 ; Sel. 258). Nostalgie eucharistique : un goût de poussière ? • →Hegel Geist « Dans un Apollon, dans une Vénus, on peut sans doute oublier le marbre… Mais si l’on réduit en poussières la Vénus ou l’Apollon, et si l’on dit : ceci est Apollon, ceci est Vénus, j’ai bien la poussière et l’image des divinités en moi, mais la poussière et la réalité divine ne peuvent plus se réunir en un tout. La valeur de la poussière consistait dans sa forme, celle-ci a disparu ; la poussière est maintenant l’élément principal. La valeur du pain consistait dans son sens mystique, mais en même temps dans sa propriété de pain comestible ; dans l’adoration aussi il doit être présent comme pain. Devant l’Apollon réduit en poussière, il ne reste plus qu’à méditer, mais la méditation ne peut s’adresser à la poussière ; la poussière peut faire souvenir de méditer, mais non orienter la méditation vers elle ; il naît un regret : c’est le sentiment d’une scission, d’une contradiction, de même que la tristesse de ne pouvoir concilier la réalité du cadavre et la représentation des forces vivantes. Après le repas, les disciples devinrent soucieux, à cause de la perte imminente de leur maître ; or un acte authentiquement religieux laisse l’âme tout entière satisfaite ; après la participation à la Cène naît chez les chrétiens d’aujourd’hui un étonnement pieux sans sérénité, ou mêlé de sérénité mélancolique, car le sentiment et l’entendement attendaient chacun de leur côté, le recueillement était imparfait ; une réalité divine avait été promise au fidèle et elle s’est dissoute dans sa bouche » (75). Autosuggestion eucharistique : frustration ou jouissance ? • →Feuerbach Wesen « L’objet de l’eucharistie est le corps du Christ, un corps réel, mais auquel manquent tous les attributs nécessaires de la

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réalité. Nous avons ici […], dans un exemple sensible, ce que nous avons mille fois trouvé dans l’essence de la religion en général. D’après la syntaxe religieuse, le sujet est toujours réel, humain, naturel, sensible, l’attribut n’est rien de sensible, c’est-à-dire en contradiction avec le sujet. Je distingue un corps réel d’un corps imaginaire en ce qu’il produit sur moi des impressions matérielles, involontaires. Si le pain était le vrai corps du Christ, il produirait sur moi des effets sanctifiants, même malgré ma volonté ; je n’aurais besoin d’aucune préparation particulière, d’aucune intention religieuse. Être à jeun, telle est la seule condition exigée par les catholiques. Mais pourquoi ce corps que je m’assimile corporellement, ce corps qui est de nature corporelle et en même temps céleste ne se fait-il pas sentir d’une manière naturelle et surnaturelle à la fois ? Si c’est mon intention, ma foi seule qui font de ce corps un corps sanctificateur, quel besoin ai-je d’un corps extérieur ? Moi seul je produis l’effet du corps sur moi, et par conséquent, sa réalité ; je ne suis affecté que par moi-même. — Où sont ici la force et la vérité objective ? Celui qui accomplit indignement l’eucharistie n’a rien de plus que la jouissance physique du pain et du vin. Qui n’apporte rien avec soi n’emporte rien non plus » (283). 26ab-27a prit + rompit + dit + donna — L’amour en acte expérimenté subjectivement, bien au-delà du signe • →Hegel Geist « Les adieux de Jésus à ses amis sont un festin de l’amour : l’amour n’est pas encore la religion, ce festin n’est donc pas non plus un acte proprement religieux […]. Dans ce festin de l’amour apparaît bien aussi la réalité objective, mais le sentiment, s’il y attache, ne s’unit pas à elle en une figure ; c’est pourquoi ce repas oscille entre un festin de l’amitié et un acte religieux, et cette oscillation rend difficile de caractériser nettement son esprit. Jésus rompt le pain : prenez ceci, c’est mon corps qui est livré pour vous ; faites-le en mémoire de moi ; de même, il prend la coupe : buvez tous, ceci est mon sang, le sang du nouveau testament, répandu pour vous et pour beaucoup d’autres en rémission de leurs péchés ; faites-le en mémoire de moi. […] L’acte de manger et de boire en commun n’est pas ici ce qu’on nomme un signe ; […] manger et boire avec quelqu’un est un acte d’union, et l’expression même de cette union ; ce n’est pas un signe conventionnel » (70). 26c.27b mangez + Buvez — Manducation eucharistique et absorption du l/Logos dans la p/Parole • →Hegel Geist « Ainsi le pain et le vin n’existent pas simplement pour l’entendement, comme des objets ; l’acte de manger et de boire n’est pas une pure union avec soi-même produite par leur anéantissement, ni le sentiment de la simple saveur de l’aliment et de la boisson ; l’esprit de Jésus en qui ses disciples sont un seul et même être, est devenu pour le sens externe une réalité, présente comme objet. Mais l’amour objectivé, ce subjectif devenu chose, retourne à sa nature, redevient subjectif dans l’acte de manger. — À cet égard, on peut comparer ce retour à celui de la pensée devenue chose dans le mot écrit et qui, à partir de l’élément mort, d’un simple objet, retrouve dans la lecture sa subjectivité. La comparaison serait plus juste avec la lecture recueillie où le mot disparaît comme chose dans l’acte de comprendre ; de même, dans l’acte de consommer le pain et le vin, ces objets mystiques n’éveillent pas seulement le sentiment et la vie de l’esprit, mais disparaissent eux-mêmes comme objets. Et ainsi l’action paraît plus pure, plus conforme à son but dans la mesure où elle produit seulement l’esprit, le sentiment, et ravit à l’entendement son objet propre, anéantit la matière, l’inanimé » (73). 26c.28a ceci est ONTOLOGIE Comment rendre philosophiquement compte de la transsubstantiation ? *theo26c.28a ; →Transsubstantiation ; →Histoire des variations philosophiques sur la foi eucharistique Croire en l’efficacité des paroles eucharistiques n’est pas absurde • →Gardeil Regards (« La Cène et la Croix ») « Ceci est bien le corps livré, ceci est bien le sang versé. Je comprends qu’on ne le croie pas ; je comprends moins bien qu’on s’ébahisse de notre foi comme d’une absurdité risible. Car les principes « naturels » qui s’offusquent en nous du mystère

ne sont que des principes accoutumés, et ceux qui s’ébahissent devraient s’ébahir bien davantage d’être là pour s’ébahir, alors que n’est guère éloigné le temps où ils n’étaient nulle part ! Ce passage du néant à l’être est un prodige bien plus étonnant qu’une transsubstantiation ; seulement, il se produit tous les jours… “populaire façon de juger” !, dit Pascal, auquel j’emprunte cette remarque » (129). Croire en la transsubstantiation prévient contre l’idolâtrie • →Gardeil Regards (La Cène et la Croix) « C’est le réalisme eucharistique qui nous garantit de l’idolâtrie dont justement on l’accuse parfois. Si la présence réelle est dans le groupe dont les espèces sont le signe, c’est alors qu’on est dans l’idolâtrique et le sacrificiel, car le groupe se célèbre, et comme il n’est qu’un groupe, sa solidarité tient toujours quelque chose de la violence […], même et surtout quand son agressivité fait mine de se détourner contre soi […]. Ce qui qualifie le groupe comme chrétien, c’est l’extériorité de l’eucharistie. La distance métaphysique qui nous en sépare […] est garante d’une impossibilité d’appropriation et d’usage en circuit fermé. Et pourquoi cette obsession de consommer toutes les hosties dans l’instant de la messe, comme si leur mystère ne débordait pas la conscience momentanée que le groupe prend de lui-même ? La présence réelle est heureusement irrémédiable. […] Tous les pas que l’on fait vers une transfinalisation qui serait le contraire de la transsubstantiation, vont vers l’idolâtrie de l’ici et maintenant, vers la célébration de la conscience discutable du groupe, c’est-à-dire vers le sacrificiel d’une paix selon le monde. Au contraire, révérer dans la sainte hostie une présence substantielle, ce n’est pas la modeler sur nos dimensions, c’est nous laisser modeler aux siennes » (122-123). ETHIQUE La foi en la transsubstantiation exauce le désir humain le plus profond • →Gardeil Regards (« La Visitation ») « Notre transsubstantiation — qui fait le fond de tous les espoirs humains, si l’on veut bien les déchiffrer avec rigueur — est enfin rendue possible par la sienne. Ainsi il nous rend à nous-mêmes en se rendant à nous. Notre grâce — notre bonne grâce ! — est l’espérance et la figure de notre gloire, et pas seulement de la nôtre : puisqu’il a transformé ce pain et ce vin en son corps et son sang très précieux, ces nourritures ne sont plus elles-mêmes, mais les arrhes de l’univers transfiguré, qui dans les saintes espèces attend sa propre gloire d’être renouvelé avec nous » (187). + Islam + 26-29 Sourate de la « Table servie » La mort de Jésus semblant expressément niée par le Coran (→Coran sour. 4,157), il ne fait guère de place pour l’épisode de la dernière Cène, censé avoir eu lieu la nuit précédant la crucifixion. Un passage est cependant parfois référé à la dernière Cène : • →Coran sour. 5,112-114 « Ô Jésus, fils de Marie ! “Ton Seigneur peut-il, du ciel, faire descendre sur nous une Table servie” ? Il dit : “Craignez Dieu, si vous êtes croyants” ! Ils dirent : “Nous voulons en manger et que nos cœurs soient rassurés […]”. Jésus, fils de Marie, dit : “Ô Dieu, notre Seigneur ! Du ciel, fais descendre sur nous une Table servie ! Ce sera pour nous une fête”. » L’expression « Table servie » rend le terme énigmatique mâ’ida : • il dériverait de l’éthiopien : chez les chrétiens abyssins, c’est en effet un mot quasi technique pour désigner le repas du Seigneur ; • il pourrait aussi s’agir d’un mot persan signifiant la nourriture. Témoin de l’exégèse chrétienne ancienne ? Quoi qu’il en soit le passage coranique réfère indubitablement à deux épisodes du NT : la dernière Cène et le passage de la multiplication du pain et des poissons (Mt 14,17-19). Les exégèses musulmanes les plus anciennes de ce passage reflètent la tendance du christianisme primitif à assimiler ces deux épisodes évangéliques (les fresques des catacombes romaines montrent la table de l’Eucharistie avec les douze paniers de restes de la multiplication des pains au premier plan). Pour d’autres savants, le passage coranique fait écho à Ac 10,10-16 où Pierre, ayant faim, prie lorsque « du ciel ouvert, il vit descendre un objet semblable à une grande nappe ».

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Polémique antichrétienne ? Dans la tradition musulmane mystique, les v. de la « Table servie » sont parfois lus de manière polémique : • Abû al-Qâsim al-Qusahyrî (mystique soufi, mort en 1073) souligne tout ce qui sépare une communauté (les chrétiens) dont le prophète (Jésus) demande à Dieu de la gratifier d’une « Table servie » à savoir de nourriture purement matérielle (!), d’une autre communauté (les musulmans) dont le prophète (Mohammed) prie pour une nourriture non matérielle et à qui Dieu répond quand il « fait descendre sa Sakina [c.-à-d. la présence divine] dans les cœurs des croyants » (→Coran sour. 48,4), donc une nourriture spirituelle.

+ Littérature + 26-29 Eucharistie (selon des poètes du 20e siècle) Un sens inépuisable • →La Tour du Pin Somme II « À propos du cri “Eucharistie” ! que nous avons jeté tous les quatre au sommet du mont de la Passion : quel sens lui avons-nous donné ? Don de sa vie aux hommes par le Christ descendant à leurs enfers avant d’apparaître ressuscité devant certains et de ressusciter “en” eux ? Croix significative formée par quatre corps d’hommes allongés, face contre terre, le Christ devenant la lumière permettant de voir ? […] Communion anticipée avec le Christ ressuscité et avec les hommes retrouvés ? Action de grâce témoignant de l’action de la grâce ? Tout cela se mêle, et conflue à la nuit du sacrement eucharistique où s’abreuve “ma” nuit, poussant vers “mon” jour, qui doit se recourber continuellement dans la nuit eucharistique pour espérer la levée du jour du Christ » (227). Dieu accueille et se donne • →La Tour du Pin Somme III « Tous les chemins de Dieu vivant / Mènent à Pâques, / Tous ceux de l’homme à son impasse : / Ne manquez pas au croisement / L’auberge avec sa table basse ; / Car le Seigneur vous y attend. — N’attendez pas que votre chair / Soit déjà morte, / N’hésitez pas, ouvrez la porte, / Demandez Dieu, c’est lui qui sert, / Demandez tout, il vous l’apporte : / Il est le vivre et le couvert. — Mangez ici à votre faim, / Buvez de même / À votre soif, la coupe est pleine ; / Ne courez pas sur des chemins, / Allant à Dieu sans que Dieu vienne : / Soyez des hommes de demain. — Prenez son corps dès maintenant, / Il vous convie / À devenir eucharistie ; / Et vous verrez que Dieu vous prend, / Qu’il vous héberge dans sa vie / Et vous fait hommes de son sang » (295-296). Pas une métaphore • →Emmanuel Évangéliaire (« La chambre haute ») « Entrons dans la chambre haute / Célébrer la Pâque avec lui / La table a le diamètre du monde / Comme dans le tableau de Vinci / C’est l’envergure des bras de la croix / Son cœur y tient table ouverte aussi - - Le premier venu a part au symbole / Il met la main avec Dieu au plat / Ces gens qui rompent le pain tous ensemble / Les voilà presque capables d’aimer / Venus tomber malgré eux dans ces bras / Où chacun prend sa plus vaste mesure - - Et même ceux pour qui l’amour n’est qu’un mot / Gardent comme un regret la parole / Il les aima jusqu’à la fin / Ils ont grand’peur d’être aimés et grand’faim / Eux qui voudraient qu’une force les prenne / Ils reculent quand Dieu tend le pain - - Reculent car si le cœur est ouvert / Ce n’est pas en métaphore / Qui prend vraiment sa part du pain / Partage aussi douleur et mort / Qui mange le corps et le sang / La plaie au côté le mange » (157). 26b l’ayant donné Don de la vie éternelle • →Emmanuel Évangéliaire (« Vous êtes des dieux ») « En leur donnant ma Parole / Ma chair et mon sang / Je leur donne ce présent / Dont leur temps mortellement / Est le manque et le symbole / La vie éternelle en moi » (127-128). Don de lumière • →La Tour du Pin Somme III « Tu as transfiguré ton Christ en lumière, Seigneur, et maintenant il se donne à nous sous forme de nourriture : oui, c’est bien le même Christ qui nous vient désormais par la nuit où nous ne

voyons pas ! Qu’il nous mène vers le Jour où nous serons nous-mêmes lumières » (430). 26b aux disciples Réactions • →Gréban Passion imagine les réactions immédiates de trois Apôtres : « S. Pierre : O haulte prudence divine, / quel viande vallable et bonne, / quand nostre maistre si nous donne / son corps precieux par ses mains ! - - S. Jaques : Je n’y en croy ne plus ne mains / en ce sacrement de noblesse / que la vierge, nostre maistresse, / en enffanta virginalement. - - S. Andry : Et moy je le croy fermement / et ay parfaicte confidence » (v.1810918118). 26c ceci est mon corps Présence ou absence réelle ? Exploration poétique du mystère, du Moyen Âge au 17e siècle Moyen Âge Sacrement du salut • →Gréban Passion : Avant de rompre le pain, Jésus lui-même nomme son geste « sacrement » : « […] a tous vouldray departir / mon corps sacramentalement, / et faire le grant sacrement / qui a vostre salut vauldra / et au peuple qu’après vendra » (v.18101-18105). 16e-17e siècle La muse théologienne, exercices d’admiration Pour disposer à l’Eucharistie, la poésie se fait militante, soutenant la cause des réformés ou épousant celle des catholiques : Un mystère de foi (poésie réformée)… • →Sponde Poèmes (« Stances de la Cène ») « Embrasse étroitement ce Corps brillant de gloire, / Embrasse-le, mon Âme, et à force de croire / Mange-le tout entier, comme tu dois manger / Hume ce sang vermeil répandu de ses veines, / Et remporte du Ciel des épreuves certaines, / Que j’en suis domestique et non pas étranger. — Or cependant qu’au Ciel cette double substance / Saoule l’avidité de ta ferme assurance, / Avec le fruit entier de ce saint Sacrement : / Ici mon faible corps beaucoup moins que toi digne, / N’en prend visiblement que le visible signe, / Mais il prend tout par toi comme invisiblement » (385). • →Poupo Muse « En ce mystère donc la grosse nourriture / Du signe extérieur ne reçoit changement : / C’est nous, c’est nous, Seigneur, qu’il faut réellement / Transmuer en ton corps, rechanger de nature : - - Aussi le sens formel (ainsi que l’as prescrit) / De ces mots solennels se rapporte à l’esprit, / Qui les doit (non la bouche) appréhender et croire. - - Chercher vie en ta mort, y arrêter sa Foi, / N’est-ce pas comme il faut s’incorporer en toi, / Et vraiment en Chrétien te manger et te boire ? […] Ce céleste aliment de substance immortelle, / Qui de pauvres humains en dieux nous peut changer : / Est donné pour nourrir l’esprit franc et léger / Du limon sensuel, à la vie éternelle. - - Comme donc l’oiseau tire à mont vers son gibier, / Lève le cœur en haut bien loin de ce bourbier, / Où le Seigneur ta foi, non ta bouche convie. - - Christ est monté ès cieux pour nous tirer à soi. / De le tirer à nous c’est renverser la foi : / La chair ne sert de rien, l’esprit seul vivifie » (43-46). … avec un contenu métaphysique (poésie catholique) • →Vitré Essais « Errant ! contre ces mots que ton Sauveur avance, / Tu ne crois sous le pain son être corporel ; / Cependant, aveuglé ! tu dis que ta croyance / Fait que là, tu reçois son vrai corps naturel. - - Mais s’il n’a point au pain sa réelle présence, / Dis-moi comment ta foi l’y pourra rendre tel ? / Elle est bien plutôt fausse, est sans point d’apparence, / S’il n’a pas son vrai corps sous le pain de l’Autel. - - La foi de ce qu’on croit ne peut être la cause ; / C’est de l’être réel de cette même chose / Qu’elle a sa vérité, son principe et son poids : - - Ainsi, peuple abusé ! ton mensonge se prouve ; / Tu le veux dans le pain, parce que tu l’y crois ; / Au lieu qu’il le faut croire, à cause qu’il s’y trouve » (23). Poétique de la substance • →Vitré Essais « Mets où nous rencontrons la vie ou le poison, / Selon les deux états, ou de grâce, ou d’offense ; / Admirable milieu de présence et d’absence, / Dont le Ciel, et la Terre ont fait leur liaison. / […] Ô changement divin ! qui fait l’étonnement, / De l’univers entier, tant il le trouve étrange : / Saint manger, seul sujet de jalousie à l’Ange, / Qui n’y pouvant goûter l’adore incessamment. - - Mais pourquoi, mon Sauveur, fais-tu ce

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changement, / Pour nourrir de ton corps l’homme pétri de fange ? / Ah ! tu veux m’élever à toi, quand je te mange, / Changeant le pain, et moi, quoique diversement » (21-24). *myst26c Rhétorique de la transsubstantiation Aux réformés qui invoquent le signe et la métaphore, deux évêques écrivains opposent l’évidence d’un style sublime et la simplicité du sermo humilis : • →François de Sales Sermons 44 « […] n’a-t-on pas vu la substance de l’eau changée en la substance du vin ès noces de Cana en Galilée [elle fut faite vin, Jn 2,9], et la femme de Loth en une statue de sel (Gn 19,26) ? […] Notre Sauveur n’a-t-il pas converti le rien en tout (Gn 1) ? Ne convertira-t-il pas notre pourriture en un beau corps, en la résurrection (1Co 15,42-44) ? Ne convertit-il pas la poudre en chair (Gn 3,19-23) ? Il n’y a donc plus de doute qu’elle [= la transsubstantiation] se puisse faire. […] - - Notre Seigneur prit du pain et dit : Ceci est mon corps. Donc ce n’est plus pain si c’est le corps de Notre Seigneur ; car si ce qu’il prit en ses bénites mains n’était pas changé, il ne fallait pas dire que ce fut autre chose que ce qui était auparavant. […] Qui vendrait un sac, moitié froment, moitié avoine, et dirait : Achetez ceci, car c’est froment, sans doute qu’il tromperait le monde et serait réputé pour avoir dit mensonge » (335-336). • →Bossuet Méditations « […] s’il y faut quelque glose, c’est seulement en remarquant que selon la force de l’original, il faudrait traduire : “Ceci est mon corps, mon propre corps, le même corps qui est donné pour vous […].” Car c’est aussi pour cette raison que le syrien, aussi ancien que le grec et fait du temps des apôtres, lit : “Ceci est mon propre corps”, et que dans la liturgie des Grecs, il est porté que “ce qu’on nous donne, ce qu’on fait de ce pain et de ce vin, c’est le propre corps de Jésus, son propre sang”. Voilà la glose, s’il en faut. […] Quelle netteté ! Quelle force dans ces paroles ! […] Quand il fait des comparaisons, des similitudes, les évangélistes ont bien su dire : “Jésus dit cette parabole, il fit cette comparaison”. Ici sans rien préparer, sans rien tempérer, sans rien expliquer, ni devant, ni après, on nous dit tout court : “Jésus dit : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, mon corps donné, mon sang répandu“. Voilà ce que je vous donne. Et vous, que ferez-vous en le recevant ? Souvenez-vous éternellement du présent que je vous fais en cette nuit. […] - - Dans l’ancienne façon de communier, le prêtre disait : “Le corps de Jésus-Christ”, et le fidèle répondait : “Amen, il est ainsi”. Tout était fait, tout était dit, tout était expliqué par ces trois mots » (366-368). Prosopopée du Verbe-Sagesse • →Malebranche Méditations 17,7 « Dès que l’homme est tombé dans le péché, l’accès à l’arbre de vie lui a été exactement défendu, à lui et à sa postérité (Pr 3,18), et si quelques personnes se sont nourries de la sagesse, et ont consulté sérieusement la Raison, sache, mon fils, qu’ils ne l’ont fait que d’une manière fort imparfaite […]. Ainsi je ne me suis communiqué aux hommes que d’une manière imparfaite […]. Mais dans le Ciel je me donnerai tout entier à eux. […] Voilà, mon fils, ton espérance, voilà ta fin, voilà l’objet de tes désirs. C’est aussi cela principalement que j’ai voulu figurer par l’Eucharistie, que Dieu reçoit comme sacrifice, et toi comme Sacrement. Car, si maintenant tu manges réellement mon Corps et bois mon Sang, tu ne dois pas douter que tu ne te nourrisses dans le Ciel de ma substance. Je te marque donc par l’Eucharistie que je suis réellement la Raison et la nourriture de l’homme. […] Je te fais espérer un bonheur dont tu ne peux te former une trop grande idée. […] Ainsi ce mystère doit exciter dans ton cœur des désirs et des mouvements qui te tiennent toujours en action, jusques à ce que tu jouisses des biens que je t’ai promis » (374-375).

ne fait pas cela par son sang considéré comme sang en sa nature et comme on dit matériellement, mais par l’effusion de son sang, c’est-à-dire de sa Passion. En l’usage du sacrement, ces deux signes ne peuvent être séparés, sans qu’on ôte cette signification. Ce n’est plus annoncer la mort de Christ, c’est y renoncer ; et ceux qui le font […] sont contraints d’avouer que les deux signes appartiennent à l’intégrité du sacrement, lequel par conséquent ils mutilent, quand ils en ôtent une partie comme s’ils voulaient dire : tu n’as point ta parfaite nourriture en Christ » (338-340). Pour le respect de la lettre du récit d’institution, contre les usages de l’Église romaine : signe et commémoration • →Dumoulin Anatomie « Jésus-Christ donnant ce pain a dit : Ceci est mon corps, déclarant que le pain qu’il donnait était son corps. Au contraire, l’Église romaine enseigne que le pain n’est pas le corps de Christ. Ains [= Mais] enseigne que le pain n’est plus, et est transsubstantié au corps de Jésus-Christ. Or, comment le pain est le corps de Jésus-Christ, lui-même l’enseigne en ajoutant que c’est sa commémoration. […] - - Notre Seigneur Jésus a rompu le pain avant que prononcer les paroles qu’on appelle consécrantes : Il prit le pain, et le bénit, et le rompit, et le donna, disant “Ceci est mon corps qui se rompt pour vous”. Dont s’ensuit, par la doctrine de l’Église romaine, qu’il rompit du pain non consacré et non transsubstantié. Au contraire en l’Église romaine, le prêtre rompt l’hostie après les paroles consécrantes, afin que le peuple croie qu’il rompt et sacrifie le vrai corps de Jésus-Christ. Nos adversaires donc confessent que le prêtre rompt autre chose que Jésus-Christ n’a rompu » (4-9). Polémique catholique Une diatribe tridentine contre l’ingratitude de ceux qui refusent de croire en un amour aussi kénotique • →Coton Matières « […] pour avoir assemblé [dans la sainte Eucharistie], par excès de Charité infinie, toutes les merveilles de votre Puissance, Sapience et Bonté, et y avoir enclos comme dans un tableau raccourci le Trésor incomparable de votre Corps, de votre Sang, de votre Humanité et Divinité, on y trouve tant à redire, on demande pourquoi, on veut savoir comment ; on dispute, on étrive, on blasphème […]. Ô impiété humaine, ô malice diabolique de contrepointer ainsi les vérités éternelles […] ! J’aperçois néanmoins que c’est la même bonté qui vous a mis en ce Sacrement, laquelle vous y retient ; et que la même vous convie à les supporter. Vous y êtes en trois qualités, qui sont inséparables de votre sacerdoce, comme Victime pour les péchés, Hostie Pacifique et Holocauste. En tant que Holocauste, vous endurez ; comme Hostie, vous apaisez ; comme Victime, vous pardonnez ; ni plus ni moins que sur la Croix (dont la représentation est continuelle en ce Mystère) vous priâtes pour ceux qui vous blasphémaient et mettaient à mort » (386-387). Contre la réduction symbolique • →Quesnel Réflexions « Rien de plus commun et de plus simple en apparence que ce que fait ici Jésus-Christ, mais c’est un mystère de foi. Dieu confond l’orgueil des hommes charnels, et exerce la foi humble des vrais chrétiens, en cachant ses plus grands mystères sous des voiles simples et méprisables aux yeux de la chair. Croyons et nous le comprendrons. - Paroles saintes et adorables, qui contiennent l’établissement du culte chrétien, l’institution de la loi nouvelle, le contrat de la vraie alliance, le testament d’un père mourant, un commandement des plus importants, la fondation de la religion véritable, la substitution de la réalité aux ombres, et la fin des figures mêmes. N’y chercher donc encore que des figures, c’est prétendre que Jésus-Christ n’a pu s’expliquer clairement, ou n’a pas voulu qu’on l’entendît dans une occasion où le droit et la raison demandent qu’il n’y ait pas la moindre parole obscure ni équivoque » (371-372).

26c ceci est mon corps Présence ou absence réelle ? Écrits polémiques au 17e siècle Polémique réformée Contre la réduction rituelle • →Rivet Méditations « Comme en Christ nous avons une nourriture entière, aussi pour la signifier, il a institué deux signes divers : l’un pour représenter la viande, l’autre pour nous figurer le breuvage, afin qu’ès deux signes séparés faisant commémoration de la mort du Seigneur, nous nous souvenions que son sang a été séparé de son corps, sorti de ces vaisseaux précieux, pour nettoyer nos âmes, en faire des vaisseaux à honneur. Christ

26c ceci est mon corps Présence ou absence réelle ? Fascination des poètes symbolistes au 19e siècle Jésus eucharistique est à la fois admiré et écarté comme impossible • →Rimbaud Poésies (« Le mal »), dans une allusion au célèbre cri de Proudhon (« Dieu c’est le mal »), condamne l’indifférence apparente de Dieu aux massacres perpétrés par les hommes, en opposant à deux quatrains décrivant les tueries de masse des guerres, la calme splendeur de la messe : « Tandis qu’une folie épouvantable broie / Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ; / […] — Il est un Dieu, qui rit aux

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La passion selon saint Matthieu

nappes damassées / Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ; / Qui dans le bercement des hosannah s’endort » (30). • →Rimbaud Saison (prologue) « […] j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien. […] La charité est cette clef. — Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » (93). Dès lors, les poètes — et plus généralement les artistes incroyants — se sont imposés la tâche démesurément impossible d’assurer du sens au monde uniquement par leur propre force, d’inventer une parole fondatrice, qui fît ce qu’elle dit, à l’instar de la puissance divine, en interrogeant le monde et le langage sans relâche pour les réinvestir à la fois de sens et de présence, allant paradoxalement les dépouiller complètement de sens et de présence. Réduction esthétique de l’Eucharistie ? • →Mallarmé Divagations (« Grands faits divers : or ») surimprime à un naufrage catastrophique le schéma d’une bénédiction du Saint-Sacrement : l’Eucharistie, ce pain conservé dans l’or, dévoile la vanité des richesses matérielles : « Le numéraire […] perd jusqu’à un sens. » L’Eucharistie semble parfaitement vaine hors le mouvement, l’action d’ostension ; mais elle est comparée à une submersion dérisoire : « Ce refus à trahir quelque éclat doit peut-être cesser, dans le désespoir et si la lumière se fait de dehors : alors les somptuosités pareilles au vaisseau qui enfonce, ne se rend, et fête ciel et eau de son incendie. Pas, l’instant venu ostentatoire. » Une espèce d’oraison clôt ce texte énigmatique, où il est question de « Vérité » et de « Beauté » qui brillent mieux que la « monnaie ». Sa contemplation laïque de l’Eucharistie y semble l’occasion de découvrir « le don (qui) se produit, chez l’écrivain, d’amonceler la clarté radieuse avec des mots qu’il profère comme ceux de Vérité et de Beauté » (295-296). L’Eucharistie comme solution aux apories des poètes • →Mallarmé Divagations (« Offices ») évoque un « Mystère, autre que représentatif et que, je dirai, grec » (289). Sa principale réalisation est précisément l’Eucharistie, qui est à la fois présentation (au point que les orfèvres lui cisèlent des ostensoirs) et représentation dans le théâtre sacré de la remémoration liturgique de la Cène, le pain n’est pas l’image du Christ ; il en est le symbole : il est le Christ lui-même en tant qu’Il se laisse toucher, manger, ici et maintenant. N’ayant pas la foi, Mallarmé, ce prince des poètes, y voit l’archétype des « fêtes futures » cependant vidées de toute référence au mystère pascal du Christ où il fait intrusion : « Dites si artifice, préparé mieux et à beaucoup, égalitaire, que cette communion, d’abord esthétique, en le héros du Drame divin. Quoique le prêtre céans n’ait qualité d’acteur, mais officie — désigne et recule la présence mythique avec qui on vient se confondre ; loin de l’obstruer du même intermédiaire que le comédien qui arrête la pensée à son encombrant personnage » (293). En effleurant la réalité liturgique du Corps mystique, il laisse percer la nostalgie du prêtre-poète : • →Mallarmé Divagations « Notre communion ou part d’un à tous et de tous à un, soustraite au mets barbare que désigne le sacrement — en la consécration de l’hostie, néanmoins, s’affirme, prototype de cérémonials, malgré la différence avec une tradition d’art, la Messe. L’amateur que l’on est, maintenant, de quelque chose qui, au fond, soit ne saurait plus assister, comme passant, à la tragédie, comprît-elle un retour, allégorique, vers lui ; et, tout de près, exige un fait — du moins la crédulité à ce fait au nom de résultats. “Présence réelle” : ou, que le dieu soit là, diffus, total, mimé de loin par l’acteur effacé, par nous su tremblants, en raison de toute gloire, latente si telle indue, qu’il assuma, puis rend, frappée à l’authenticité des mots et lumière, triomphale de Patrie, ou d’Honneur, de Paix » (289-290). L’Eucharistie est évoquée comme une réponse aux aspirations de l’âme moderne : • →Mallarmé Divagations « Telle, en l’authenticité de fragments distincts, la mise en scène de la religion d’état, par nul cadre encore dépassée et qui, selon une œuvre triple, invitation directe à l’essence du type (ici le Christ), puis invisibilité de celui-là, enfin élargissement du lieu par vibrations [Mallarmé a longuement décrit le chant, et la musique de l’orgue] jusqu’à l’infini, satisfait étrangement un souhait moderne philosophique et d’art » (293).

Comme pour Rimbaud, pourtant, l’Évangile avait passé. Pour Mallarmé la foi en l’Eucharistie est dépassée : il entrevoit, suivant les « lumières », les fêtes futures que la foule se donnera une fois que le « vieux vice religieux, si glorieux » de l’obscurantisme sera dissipé par la science… la science et non la poésie ! ayant donné le coup de grâce au Christ et à son Évangile. • →Mallarmé Divagations « Tout s’interrompt, effectif, dans l’histoire, peu de transfusion : ou le rapport consiste en ceci que les deux états auront existé, séparément, pour une confrontation par l’esprit. L’éternel, ce qui le parut, ne rajeunit, enfonce aux cavernes et se tasse : ni rien, dorénavant, neuf, ne naîtra que de source. / Oublions — / Une magnificence se déploiera, quelconque, analogue à l’ombre de jadis. / Alors s’apercevra-t-on ou, du moins, y gardera-t-on la sympathie, qui m’angoisse : peut-être, pas ; et j’ai voulu, d’ici, quand ce n’est prêt, accouder le Songe à l’autel contre le tombeau retrouvé — pieux ses pieds à de la cendre. Le nuage autour exprès : que préciser… Plus, serait entonner le rituel et trahir, avec rutilance, le lever de soleil d’une chape d’officiant, en place que le desservant enguirlande d’encens, pour la masquer, une nudité de lieu » (290-291). 26c ceci est mon corps Présence ou absence réelle ? Aux 20e-21e siècle Poésie : l’Eucharistie comble par avance tous les désirs du poète • →Claudel Messe (« Consécration ») : Dans l’Eucharistie faire (poieô) et connaître, réalité et symbole ne s’opposent pas ; par son Acte même, Dieu y consacre l’artifice : « Ce que tu [= Rimbaud] cherchais si loin, l’Éternité dès cette vie accessible à tous les sens, / Lève les yeux et tiens-les fixés devant toi, c’est là, et regarde l’Azyme dans la monstrance […]. - - Tu ne te trompais pas quand tu dévorais les choses ainsi, poète sans le pouvoir du prêtre, / “Ceci est”, voici l’une d’elles tout-à-coup qui est capable de servir de voile à l’Être, - - Cet objet entre les fleurs de papier sec, c’est cela qui est la Suprême Beauté, / Ces paroles si usées qu’on ne les entend plus, c’est en elles qu’était la vérité. - - Ce qui ressuscitera les morts, la parole, mais est-ce donc qu’elle s’use ou meurt ? / Que le prêtre la profère, il lui suffit de ce pain pour qu’elle demeure. […] - - Le voile des choses pour moi sur un point est devenu transparent. / J’étreins la Substance enfin au travers de l’Accident ! - - Je comprends maintenant l’échec de cette chose tant de fois essayée, / La combinaison de notre âme avec les choses créées. - - Ne finirons-nous pas par désirer ce qui est vraiment le vin et ce qui est vraiment la chair, / Quand Dieu même sur la croix pour nous s’est rompu et nous est ouvert ? » (37-40). Traitement « réaliste » : réalisme de la Cène, réalisme de l’Eucharistie • →Bernanos Joie : Au pied de la croix, couchée dans « la grande ombre silencieuse » (683) la jeune Chantal de Clergerie revit les derniers instants du Christ : « Et la veille, tandis que les derniers disciples discutaient entre eux l’étape du lendemain, le gîte et les vivres ainsi que font les soldats avant une marche de nuit, — un peu honteux tout de même de laisser le Rabbi monter là-haut, presque seul — criant fort, exprès, de leurs grasses voix paysannes en se donnant des claques sur l’épaule, selon l’usage des bouviers et des maquignons, Lui, cependant, bénissant les prémices de sa prochaine agonie, ainsi qu’Il avait béni ce jour même la vigne et le froment, consacrant pour les siens, pour la douloureuse espèce, son œuvre, le Corps sacré, Il l’offrit à tous les hommes, Il l’éleva vers eux de ses mains saintes et vénérables, par-dessus la large terre endormie, dont Il avait tant aimé les saisons. Il l’offrit une fois, une fois pour toutes, encore dans l’éclat et la force de sa jeunesse […]. Et, sans doute, Il l’offrit à tous les hommes, mais Il ne pensait qu’à un seul. Le seul auquel ce Corps appartînt véritablement, humainement, comme celui d’un esclave à son maître, s’étant emparé de Lui par ruse » (684). Réalité du pain • →Bonnefoy Poésie « Le prêtre qui enseignait le Credo enseignait aussi les essences. Que le pain soit le corps du Christ, cela n’est communicable que pour autant que le pain soit déjà le pain, c’est-à-dire une réalité bien identifiée et stable, et non quelque apparition obscure et changeante, indéfiniment susceptible de prendre forme nouvelle. Il reste que ce pain, s’il a ainsi son image claire et distincte, est donc vécu en Dieu et sous le signe de l’Un » (262). Métaphore : l’hostie, un enfant qui dort Pour donner à penser l’Eucharistie, Mauriac — parmi d’autres écrivains — recourt fréquemment à la métaphore :

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Matthieu ,-

• →Mauriac Fils « Hostie : enfance de Dieu. Hostie en moi : petit enfant qui se laisse aller au sommeil et dort. Sa tête ne pèse pas lourd sur mon épaule. Mais c’est un sommeil ardent, une présence qui brûle à la fois et qui pacifie. Je l’emporte avec moi comme caché sous mon manteau. Dieu ne donne pas de réponse à notre interrogation désespérée : il se donne lui-même » (24). Métaphore : l’Eucharistie, un pacte d’amour • →Mauriac Jeudi-Saint « L’Eucharistie nous engage à fond : pacte d’amour, alliance signée au plus profond repli de notre être […] ; la trahison serait à la mesure de cette alliance et de ce pacte » (203) ; « Le mystère d’amour du Jeudi-Saint rend forts ceux qui étaient faibles, audacieux les lâches, libres les esclaves, nobles les êtres vils, purs les souillés, miséricordieux les implacables. Et il découvre à tous en même temps la misère du pauvre orgueil humain, la toute-puissance de l’héroïque humilité » (204). Déplacement : une Eucharistie juive • →Rabi Judas : Les paroles de l’institution eucharistiques sont reprises par le Juif errant lui-même : « Ceci est mon corps et ceci est mon sang. […] Ma croix géante s’étend sur les terres et les mers. Et c’est sur moi, peuple de pauvres, affamé et nu, que s’est appesantie toute la malédiction du monde » (17). C’est lui qui prend la place rédemptrice du Christ et symbolise tout le peuple juif appelé à souffrir à la suite ou à la place de Jésus. Recentrement poétique sur l’Eucharistie : Dieu vivant, Dieu amour, Dieu passage à travers la mort • →La Tour du Pin Somme II « Invente-moi sans cesse, et reste l’Ineffable, / Mais conduis-moi par le désert à cette table / Où l’on ne mange plus que du vivant de Dieu » (122). • →La Tour du Pin Somme II « Tu es l’amour m’aimant plus que mon cœur ne s’aime, / La brèche ouverte à ton sang dans nos bords, / Toi qui désormais fais cœur à nos corps. / Seigneur de ma vraie chair et de ma bonne histoire, / De ma vraie vue et de mon seul savoir, / Sois mon amour en étant l’Amoureux » (268). • →La Tour du Pin Somme III « Voulant leur signifier qu’il était lui-même le passage au travers de la mort et la résurrection, il prit le pain ; après t’avoir rendu grâce pour son baptême à venir, il le rompit et l’offrit en partage à ceux qu’il aimait disant : Prenez et mangez-en tous, Ceci est mon corps livré pour vous » (421). Réduction sentimentale : partage d’amour humain • →Schmitt Pilate « Comme tout Juif, en bon chef de maison, je pris le pain, le bénis avec mes prières et l’offris à mes convives. Puis, tout aussi ému, je bénis et distribuai le vin. — Pensez toujours à moi, à nous, à notre histoire. Pensez à moi dès que vous partagez. Même quand je ne serai plus là, ma chair sera votre pain, mon sang votre breuvage. On est un dès que l’on s’aime. Ils frémirent, surpris par ce ton. Je regardai ces hommes rudes, dans la force de l’âge, et j’eus subitement envie d’être tendre avec eux. L’amour jaillissait à gros flots de mon cœur » (78).

valeur collective et comme acte fondateur de l’Église qui prime sur l’épisode lui-même : • la présence de Paul montre que la scène s’extrait du temps évangélique ; • le collège apostolique représente l’Église (certaines images de ce type présentent parfois treize apôtres, y ajoutant Paul) ; • de nombreux gestes liturgiques marquent l’image : l’inclinaison du premier apôtre devant la table et la révérence des suivants ; Pierre et Paul baisant la main du Christ comme des diacres baisent la main de l’officiant. Dans le Codex purpureus Rossanensis (6e s.), plusieurs miniatures représentent la Cène, principalement la désignation du traître (Judas portant la main au plat : *vis21-25) et la distribution, par le Christ, du pain et du vin à une procession d’apôtres d’inspiration liturgique. Le Codex purpureus Rossanensis porte l’attention à la distinction des deux espèces, chacune distribuée dans deux miniatures différentes. La représentation de la communion des apôtres au 6e s. témoigne de la célébration liturgique de l’Eucharistie dans l’Église syrienne, comme attestée dès le 5e s. dans les sources écrites. • Les Évangiles de Rabula (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Cod. Plut. I. 56, fo 11v, produit en Syrie en 586) représente la distribution des espèces comme une scène marginale, encore une fois processionnelle. Il découle donc de ces images grecques pour la plupart une forte valeur ecclésiologique. En Occident Le thème ne connaît pas de vrai succès en Occident dans les périodes les plus anciennes. On le retrouve cependant en Italie aux alentours du 14e s. : • Fra Angelico, La Communion des apôtres, tableau de l’armoire en argent de l’oratoire de l’Annunziata (1450, musée San Marco, Florence). • Fra Angelico, La Communion des apôtres, fresque de la cellule 35 du couvent San Marco (1440-1441, Florence). + Musique + 26 Traitement privilégié de l’institution de l’Eucharistie (1) →Bach Passion symbolise la bénédiction par un grand intervalle descendant sur dankete (« rendit grâce »), code repris pour la même action au v.27. Afin de donner toute leur importance à ces paroles capitales de Jésus, Bach soigne tout spécialement la mélodie, le rythme et l’accompagnement, sortant du style du récitatif pour adopter un style qui ressemble davantage à celui du récit ou de l’air. Ce procédé met en contraste musical ces paroles avec tout le reste du texte, leur donnant un caractère très solennel. + Danse + 26 Apparition de la Croix →Neumeier Passion • Entouré des siens, Jésus écarte les mains et donne à voir fugitivement la croix (*interp26-29 : Sens).

+ Arts visuels + 26-29 Communion des apôtres En Orient Le motif iconographique de la communion des apôtres est une invention de l’Orient chrétien au 6e s., qui — au moment de mettre en image la →Cène — va préférer cet instant précis. Il s’agit d’une distribution par le Christ des deux espèces après leur consécration à chacun des disciples. Deux patènes datées du 6e s. en sont les témoins les plus anciens : • Patène de Riha, en argent doré repoussé, La Communion des apôtres (565578, Dumbarton Oaks, Washington) ; • Patène de Stuma, en argent doré repoussé, La Communion des apôtres (565-578, Musée archéologique d’Istanbul). Sur ces deux objets, derrière une table couverte d’une nappe (représentant un autel) et surmonté d’un dais, le Christ est dédoublé : il distribue le pain et le vin à gauche et à droite, à Pierre et à Paul, chacun à la tête d’un groupe de six apôtres. Plusieurs éléments montrent que c’est l’aspect rituel dans sa

26a le rompit Réalisme total de la transsubstantiation →Neumeier Passion D’un mouvement sec, Jésus « rompt le pain » qui devient son corps : aussitôt étendu face vers la terre, il est porté et enfoui dans le cercle des disciples. + Cinéma + 26a Pendant qu’ils mangeaient Transition théologique • →Pasolini Matteo : Un fondu enchaîné superpose le visage de Jésus avec le pain qui devient son corps. Transition personnalisée • →van den Bergh Matthew : La transition se fait par les visages des disciples : celui de Jean, buvant et conversant, remplace celui de Judas, pensif. Un travelling latéral montre que le repas continue.

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La passion selon saint Matthieu

26a pain La communion au pain : mise en scène Sacramentelle : comme une première communion • →Olcott Manger : Durant « The Last Supper » — selon l’intertitre — Jésus, debout, distribue les morceaux de pain aux apôtres à genoux, les tables et les lits servant de banc de communion. Contrastée : Judas vs. Jean (et Pierre) • →DeMille King : Jésus se lève, partage un pain rond et plat dont il donne une moitié à Jean et une autre à Judas. Le cadrage (Jésus debout, au centre, tendant le pain aux deux hommes assis à ses côtés) met en parallèle les attitudes de Jean et Judas : l’un étonnement sérieux et grave à droite de Jésus, l’autre méprisant à sa gauche. Chaque disciple coupe ensuite pour lui un petit morceau de pain avant de le faire passer. Plusieurs plans courts détaillent leurs réactions : Judas fait mine de manger le pain mais le laisse tomber par terre et regarde les autres d’un air légèrement moqueur ; Pierre a l’air très ému, il regarde tendrement le pain, puis Jésus. Ensuite il ferme les yeux et joint les mains après avoir communié. Les autres disciples font de même preuve de respect et de gravité, les yeux levés vers Jésus. Désintéressée ou profonde ? le point de vue de Judas • →Duvivier Golgotha fait sortir Judas après l’annonce de sa trahison (*cin25bc) : le spectateur regarde avec lui, de loin, l’institution de l’Eucharistie à laquelle il ne participe pas. Les gestes de Jésus sont ceux du prêtre à la messe catholique, durant une scène exclusivement religieuse et sans parole — désintérêt du réalisateur, prise de distance ou, au contraire, célébration d’une scène qui se passe de tout langage humain ? Judaïsante : un repas pascal ? →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? • →Pasolini Matteo au contraire donne de l’ampleur à la scène. Il se sert de pains azymes carrés comme les Juifs en utilisent aujourd’hui pour souligner l’ancrage juif de la Cène. Le repas s’apparente à une communion eucharistique : le rythme ralentit, le temps paraît suspendu, Jésus seul distribue des petits morceaux de pain azyme, il ne boit ni ne mange. • →Greene Godspell : Jésus prononce sur le pain puis le vin la bénédiction traditionnelle hébraïque : Baruch atta ’Adonai… Eucharistique : Judas ne communie pas • →Stevens Story : Debout, Jésus élève le pain rond dans une assiette — comme une patène — et semble le bénir ou le présenter au Père. Il le rompt en deux moitiés égales qu’il donne à sa gauche et à sa droite, en prononçant les paroles de la consécration pendant la messe. Chaque disciple prend un morceau du pain et le mange tandis que Jésus remplit de vin le gobelet. Judas porte le pain à sa bouche, puis se ravise : il ne communie pas. • →van den Bergh Matthew : Vu comme d’un disciple qui serait assis de l’autre côté de la table, Jésus se couvre de son châle, puis prend un pain

rond et plat. Il le caresse en souriant, l’élève ensuite vers le ciel, fermant les yeux et bougeant les lèvres. La caméra zoome lentement sur Jésus qui rompt le pain en deux, toujours souriant. La distribution des deux moitiés se fait en plan plus général, cadré à partir d’une extrémité de la table. La musique est sereine. Zoom sur le passage du pain de Jésus à Judas : Jésus cherche le regard de son disciple et retient le moment de lâcher le pain — comme pour signifier que c’est lui qui livre son corps — alors que Judas se détourne encore. Ce dernier ne prend pas de pain : il le donne, intact, à son voisin de droite. La caméra suit ainsi, à travers le pain partagé, la communion des disciples. Subversive ? la trahison et le reniement à l’horizon de la Cène • →Jewison Superstar : Jésus, grave, rompt la bonne humeur des disciples : « Pour ce que ça vous fait, ce vin pourrait être mon sang, pour ce que ça vous fait, ce pain pourrait être mon corps. » Jésus rompt un pain azyme en deux et le fait passer, puis remplit un verre de vin. Tous mangent et boivent tandis que Jésus reprend ces paroles : « Ceci est mon sang que vous buvez, ceci est mon corps que vous mangez, si vous voulez bien vous souvenir de moi quand vous mangerez et boirez. » Judas « communie ». S’ensuit un moment de doute de Jésus sur la volonté de ses disciples et l’utilité de son sacrifice auquel participe la double annonce de la trahison et du reniement : « Dix minutes après ma mort, l’un de vous me reniera, l’un de vous me trahira. » Inattendue : musique arabe et communion des femmes • →Scorsese Temptation : Le silence remplace les chants de la Pâque, alors que Jésus prend un pain azyme dans une corbeille. L’intensité visuelle de la Cène est entraînée par un montage rapide et des mouvements de caméra inhabituels : travelling vertical en plan rapproché sur Jésus qui « consacre le pain ». Lui succède un autre long travelling horizontal sur le pain qui passe de main en main, alors que la bande-son reprend sur une couleur étrange : la musique est en effet arabe et non hébraïque — selon le compositeur Peter Gabriel il s’agit d’un chanteur sénégalais qui chante l’appel à la prière musulmane. Les femmes communient aussi. Alternée : ceci est mon corps • →Gibson Passion : Durant la montée au Golgotha (*cin27,33a : Gibson), un flashback montre des pains sortis du four, placés dans un tissu blanc et amené à table devant Jésus. Jean dévoile le pain, futur corps du Christ. Le plan suivant revient à la passion et montre Jésus que l’on dépouille de ses vêtements. Plus tard, alors que Jésus est élevé sur la croix (*cin27,35a : Gibson), nouveau flashback sur l’institution de l’Eucharistie : le pain azyme était élevé par Jésus devant les yeux de ses disciples comme son corps est dressé sur la croix. Ce flashback participe de la médiation liturgique du film : écho à l’élévation du pain consacré à la messe.



Texte

27a la coupe Ou « une coupe » Byz et TR lisent un article défini (ainsi que P45, A, C, D, K, … ; Lc 22,20 ; 1Co 11,25) par contraste avec Nes (Nes-Mc 14,23 n’a pas d’article non plus). L’article évoque une identification de la coupe jadis utilisée par Jésus avec « la » coupe eucharistique familière à ceux qui transmirent le récit.

Sens propre Cf. Mt 23,25-26 ; Mc 7,4.8 ; 14,23 ; Lc 11,39 ; 22,17.20 ; 1Co 11,25 ; Ap 17,4. Employé avec un génitif qui indique : • le contenu de cette coupe (Mt 10,42 « eau fraîche » ; Mc 9,41 « eau ») ; • par métonymie (*pro27a RHÉTORIQUE), celui qui la propose (1Co 11,27 « la coupe du Seigneur ») ; • ses effets (1Co 10,16 « la coupe de bénédiction »). *bib27a

28a alliance nouvelle Absence de « nouvelle » dans Nes, ‫ א‬et B (présence dans Byz, TR, A, C, D et W) ; soit une harmonisation, soit une haplologie par homéotéleute (tês kainês diathêkês). *bib28a ; *syn28a

28b répandu Terme spécifique Mt emploie ici le verbe ekchunnô, variante non classique du verbe ekcheô, aux connotations bibliques très fortes (*bib28b répandu ; *bib28b en rémission des péchés).

+ Vocabulaire +

28b en rémission Lexicographie Les 36 emplois NT d’aphesis (*bib28b) renvoient exclusivement à la rémission, au pardon des péchés, comme s’il s’agissait d’un terme religieux spécifique exprimant l’élément fondamental de l’œuvre rédemptrice de la croix.

+ Critique textuelle +

27a coupe Lexicographie : terme récurrent (potêrion) commun aux quatre traditions eucharistiques (*syn26-29).

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Matthieu ,-

+ Grammaire +

cf. Jn 6,52.60-61.66 ; *theo27b.28a ; →De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures. Voir cependant *jui28a.

28b est répandu Présent aspectuel à valeur d’imminence : on peut donc traduire aussi « va être répandu » ou « sera répandu ». 28b pour Polysémie • En grec, la prép. peri signifie habituellement « en raison de ». En grec classique, elle signifie aussi « en vue de ». Elle semble avoir pris le sens d’intérêt ou d’attribution dans les confessions de foi primitives, peut-être par association à d’autres textes bibliques (*bib28b pour une multitude). Initialement elle signifie l’idée de combattre « pour » quelqu’un ou quelque chose : Jésus se pose ainsi en « défenseur » de la multitude de ses disciples. • En syriaque, ḥlp signifie d’abord « à la place de », comme pour l’holocauste de S-Gn 22,13. 28b une multitude Indétermination du quantitatif Le gén. pollôn ne signifie pas immédiatement la totalité (*syn28b), bien qu’on ait parfois proposé qu’il s’agît d’un sémitisme équivalent à « tous », mais rabbîm signifie simplement un grand nombre. Au moment de promulguer des traductions liturgiques, cela a suscité des débats intéressants : *lit28b pour une multitude. + Procédés littéraires +

27 a

b 28 a

27b.28b Buvez-en tous + en rémission des péchés — NARRATION Caractérisation des disciples coupables Ils sont invités à s’unir avec Jésus dans son offrande volontaire comme victime expiatoire et à boire un sang versé pour les péchés d’ « une multitude ». Cela fait écho à la culpabilité qui les étreint tous depuis l’annonce de la trahison, y compris Judas. *interp23-25

28a mon sang de l’alliance SÉMANTIQUE Ambiguïté par surdétermination L’adj. possessif et le complément du nom saturent le « sang », qui apparaît à la fois comme neuf (en tant que sang propre de Jésus par lui donné) et comme ancien (en tant que sang « de l’alliance »). On peut comprendre mon sang versé pour (re)sceller l’alliance ou bien ce que je considère comme le sang de l’alliance, celui qui pour moi en tient lieu (par opposition au sang des sacrifices rituels du Temple, par exemple). On peut comprendre également, par hypallage, le sang de mon alliance. Au finale, on n’est Byz V S TR Nes pas loin de « l’alliance nouvelle » de coupe et rendu Lc 22,20 ; 1Co 11,25 (*syn28a).

Et ayant pris la V un calice, il rendit S la coupe, il rendit Nes une coupe et rendu grâce, il la V le leur donna disant : — SPrenez, buvez-en tous,

28b répandu SÉMANTIQUE Connotation Le terme (*voc28b ; cf. Mt 23,35) fait allusion à une mort violente comme dans un sacrifice sanglant. *bib28b 28b en rémission des péchés

car ceci est mon sang, Byz TRcelui de l’alliance Byz V S TR nouvelle, VS qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés.

27a.29b coupe + je ne boirai plus b — NARRATION Prolepse Le motif de la coupe (v.27) et de la boisson (v.29) trouvera écho à Geth27 Métaphore de l’amour comme vin Ct 1,14 ; 5,1 – 27a coupe Mt 20,22-23 ; sémani (Mt 26,39.42) puis sur la 26,39.42 ; Ps 11,6 ; 16,5 ; 23,5 ; 75,8-9 ; 116,13 ; Is 51,17.22 ; Jr 25,15.17.28 ; croix (Mt 27,34.48), quand Jésus ne Lm 4,21 ; Ez 23,31-33 ; Ha 2,16 ; Za 12,2 ; Ap 14,10 ; 16,19 – 27b tous 1Co 10,17 – boira pas le vin frelaté qu’on lui 28a Vin-sang Gn 49,11 ; Dt 32,14 ; Is 63,3.6 ; Za 9,15 ; 1Co 10,16 – 28a Sang offrira. À travers son geste de la der- interdit Gn 9,4-6 ; Lv 7,26-27 ; 17,14 ; Dt 12,23 ; Ac 15,20 – 28a sang de l’alliance nière Cène, Jésus accepte d’avance la Ex 24,8 ; Za 9,11 – 28a alliance nouvelle Is 55,3 ; Jr 31,31-32.34 ; He 8,7.13 – coupe qu’il voudra éviter dans la ten- 28b répandu He 9,14-15 ; 9,22 ; 10,4-7 – 28b multitude Mt 20,28 ; Is 53,4-6.12 – tation de l’agonie et qu’il boira sur la 28b rémission des péchés Lv 4 ; Is 53,10 ; 59,20 ; Jr 31,33-34 ; Za 9,11.15-17 ; Rm 3,25 ; 5,5.9.15 ; 11,26-27 ; Ep 1,7 ; Col 1,13-14 ; He 8,10-12 ; 10,16-19 ; 1Jn 2,2 ; croix. *gen29ab 1P 1,18-19 ; Ap 1,6 ; 5,9 Analepse Jésus avait déjà annoncé aux fils de Zébédée (Mt 20,22-23) qu’ils auraient un jour à boire à sa coupe.

28b en rémission des péchés Langage rituel ? En grec, l’absence de tout article donne à cette expression l’allure d’une formule rituelle (*bib28b). SÉMANTIQUE Isotopie Dans tout Mt, la rémission des péchés a été au cœur de l’identité de Jésus (Mt 1,21), de son activité (Mt 9,2-8 : Dieu a donné un tel pouvoir aux hommes ; Mt 18,21-35 ; cf. Mt 6,12). La dernière Cène dévoile la source de ce pouvoir, la puissance de salut contenue dans l’offrande volontaire que Jésus fait de sa vie.

Contexte

27a la coupe NARRATION Surprise Dans le contexte d’un repas juif ordinaire, le fait qu’il n’y ait qu’une seule coupe serait étonnant (*mil27a). RHÉTORIQUE Métonymie Doit-on comprendre spontanément le contenant mis pour le contenu : Jésus parle du vin, non de la coupe qui le contient (*chr26c.28a : Maldonat) ? Synecdoque Ou bien faut-il insister sur le fait que le vin n’est même pas mentionné et que les // de Lc 22,20 et 1Co 11,25 interprètent directement « la coupe » comme « la nouvelle alliance », en sorte que « la coupe » désigne généralement tout le symbolisme qu’elle comporte : (son unicité, le fait de la faire passer et que tous boivent de la même) et non seulement son contenu ? 27b-28a Buvez-en tous + ceci est mon sang — PRAGMATIQUE Exhortation scandaleuse En contexte biblique et juif, l’invitation à boire du sang est scandaleuse ;

+ Milieux de vie + 27a la coupe LITURGIE Vraisemblance du geste ? Jésus semble faire passer sa propre coupe aux disciples, ce qui est surprenant dans le contexte d’un repas juif normal où chacun disposait d’un couvert. Le geste appelle donc une explication. Par ailleurs : • Ac 2,42.46 ; 20,7.11 ; 27,35 évoquent des « fractions du pain » sans mentionner explicitement d’offrande de coupe. • Certains mss. du récit de l’institution en Lc omettent les paroles eucharistiques sur la coupe (Lc 22,19b-20 ; *syn26-29). • Mc 14,24 semble en déchronologie après Mc 14,23 (les mots sur la coupe semblent prononcés après qu’on l’a bue). Certains historiens proposent donc que le rite de la coupe ait été ajouté dans un second temps, peut-être par imitation du →sumposion grec. Cela expliquerait la désignation favorite du rite eucharistique en Ac : « fraction du pain » (*mil26a rompit), et le caractère nettement plus théologique de la parole sur la coupe par rapport à la parole sur le pain.

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La passion selon saint Matthieu

Cependant la recension longue de Lc, mieux attestée que la courte, semble la plus ancienne ; elle contient plusieurs sémitismes et traits pauliniens et présente une séquence coupe-pain-coupe comparable à des rites juifs de bénédictions (éloignée de la séquence pain-coupe qui s’imposa précocement dans le rite nouveau). De plus, il est peu probable qu’une autorité autre que celle de Jésus se soit permis d’énoncer de telles paroles sur le vin (*pro27b-28a). 27b Buvez-en tous CULTURE Rassemblement d’amis autour d’une coupe à boire Cette pratique n’est pas inconnue de la culture grecque antique, qui la ritualisa même sous la forme du →sumposion. 28a alliance nouvelle LITURGIE Positions juives contemporaines sur le culte au Temple On a proposé de voir dans le repas rituel institué par Jésus la dernière étape de sa remise en question du « système du Temple » : le pain et le vin partagés à sa table constitueraient un sacrifice plus agréable à Dieu qu’aucun des sacrifices offerts au Temple. *jui28a ; *mil26-29 ; →Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie + Textes anciens + 27 coupe + Buvez-en tous — Expression négative • →Plaute Cas. 933 : ut senex hoc eodem poculo quo ego bibi biberet « afin que le vieillard vienne boire à la même coupe que moi » signifie à peu près « Puisse ce vieux subir aussi mauvais traitement que moi ! » Usages analogues chez Hérodote, Ctésias, Aristophane et Lucien. + Intertextualité biblique + 27a coupe Motif : métaphore Récurrente Heureuse (Ps 16,5 ; 23,5 ; 116,13) ou tragique (Ps 11,6 ; 75,9 ; Is 51,17.22 ; Jr 25,15.17.28 ; Lm 4,21-22 ; Za 12,2), la mission personnelle de chaque homme est comparée par les Écritures à une coupe proposée par le Créateur. Générale Plus largement, dans les cultures hébraïque, arabe, syriaque et chez certains auteurs latins, la coupe désigne l’expérience ou la destinée. Religieuse Elle peut aussi être une image de punition divine (Ap 14,10 ; 16,19 ; 18,6). Concentrée Toutes ces significations se retrouvent dans la coupe de Jésus, coupe d’amertume (Mt 26,39.42 ; Mc 14,36 ; Lc 22,42) proposée à ses disciples (Jn 18,11) : « boire de ma/la coupe que je vais boire » signifie subir les mêmes persécutions et tortures que moi (Mt 20,22-24 ; Mc 10,38-39). 27a rendu grâce Allusion au « sacrifice de louange », offrande volontaire de soi-même ? Dans un des plus anciens textes à interpréter la mort de Jésus sur la croix comme un sacrifice, spécialement en contexte pascal, Paul semble faire allusion à un sacrifice de louange. Il comprend la mort de Jésus à la fois : • comme une nouvelle Pâque (1Co 5,7-8 « Purifiez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle, puisque vous êtes des azymes. Car notre Pâque, le Christ, a été immolée. Ainsi donc, célébrons la fête, non pas avec du vieux levain, ni un levain de malice et de méchanceté, mais avec des azymes de pureté et de vérité »), • et comme sacrifice de louange (Ep 5,2 « Suivez la voie de l’amour, à l’exemple du Christ qui vous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur »). Du rite au texte • Originairement, le terme zebaḥ hattôdâ (« sacrifice de louange ») référait au repas de sacrifice offert en action de grâces après une épreuve (→Sacrifices dans l’AT). • Cependant, il en était venu à désigner la prière qui devait accompagner ledit repas : la louange devenait non seulement une part du rituel sacrificiel mais le sacrifice par excellence. Os 14,3 parle ainsi du « sacrifice des

lèvres », où s’exprime l’oblation du cœur « brisé et contrit » que Ps 51,19 présente comme préalable nécessaire aux sacrifices rituels. Cène de Jésus, repas de la Pâque et sacrifice de louange La proximité rituelle du « sacrifice de louange » — lié à l’initiative personnelle — et du repas pascal (→Sacrifices dans l’AT : analogies entre le sacrifice de louange et repas pascal) donnait à Jésus une marge de manœuvre pour transformer un repas pris en contexte pascal (que celui-ci ait été ou non le sēder formel : →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ?) en fonction de son propre sacrifice volontaire conçu comme une action de grâces à Dieu pour une libération (du péché, cette fois) à commémorer. 28a alliance nouvelle Simple renouvellement de l’alliance éternelle, ou alliance vraiment nouvelle ? Même si l’expression « nouvelle alliance » n’y apparaît pas toujours, comme d’ailleurs en certains mss. de Mt, l’alliance renouvelée est un modèle bien présent dans les Écritures : outre les prophètes (*ref28a alliance nouvelle), voir Jos 24,19-26 ; 2R 23,1-23 ; 2Ch 15,8-15. Dans les versions des Écritures circulant au 1er siècle L’attitude de Dieu par rapport au peuple infidèle à son alliance est objet de perplexité. L’alliance peut être nouvelle du côté des hommes infidèles, et éternelle du côté de Dieu fidèle ; ou bien nouvelle des deux côtés, Dieu ayant rompu la première alliance à cause de l’infidélité des hommes. En particulier dans la réception de Jr, le texte massorétique insiste sur la permanence de l’alliance du côté de Dieu, nullement ébranlé par l’infidélité de son peuple. Dans la version hébraïque Dieu reste fidèle : • M-Jr 31,32 « Eux-mêmes ont rompu mon alliance mais moi [ou “quoi que”] je reste maître chez eux [ou “je les aie épousés”] (bā‘altî bām) », convenablement traduit en V : « Mais moi je les ai dominés (dominatus sum eorum) ». M-Jr 31,31-34 n’a donc pas la dimension d’une prophétie de la nouvelle alliance dont Jésus Christ est le médiateur. Dans ce contexte, la nouveauté de l’alliance conclue par le sang de Jésus semble relative. Dans la version grecque (et sa Vorlage hébraïque), Dieu semble s’être détourné : • G-Jr 38,32 = Jr 31,32 « Moi aussi je les ai négligés (êmelêsa autôn) ». G souligne la discontinuité de l’alliance rompue à plusieurs reprises, tant par l’infidélité du peuple que par choix divin. Pour G-Jr la nouvelle alliance aura nouveau contenu et nouvelle forme, tandis que pour M la forme seule changera : le contenu demeurera la Tora (cf. G-Jr 38,31-34 et M-Jr 31,31-34). Dans ce contexte, c’est bien une nouvelle alliance que Jésus conclut en son sang. Dans le NT Tandis que la tradition paulinienne se rapporte plutôt à M (cf. 2Tm 2,13 « Si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle car il ne peut se renier luimême »), He 8,9 se rapporte plutôt à G (Nes-He 8,9 cite G-Jr « Moi aussi je les ai négligés [êmelêsa autôn] »). *jui28a ; *chr28a sang de l’alliance 28b répandu Typologie rituelle Le sacrifice d’expiation Accompli Le verbe grec (*voc28b) connote la mort violente (cf. Mt 23,35 : la mort de Jésus ressemblera à celle des prophètes qui l’ont précédé) ainsi que le geste rituel de verser une libation (cf. G-Lv 4,7.18.25.30.34 ; 8,15 ; 9,9 ; Nb 35,33 ; Ps 79,10 [G-Ps 78,10] ; Ez 22,3 ; Jl 4,19 ; Ac 22,20, où il est question soit de sacrifices, soit de meurtres). Dans le contexte de la Pâque on pense immédiatement à l’agneau. La mort de Jésus symboliquement désignée ici est donc comprise comme un sacrifice d’expiation (*bib27,51a). Prédit Plus généralement, Jésus a annoncé sa passion en des termes qui caractérisaient le sacrifice expiatoire : il vient pour servir, il donne sa vie, meurt en rançon pour la multitude (Mt 20,28 ; Mc 10,45 ; Lc 22,37 ; Is 53,10-12). En Mt 26,2 ; Jn 11,55-57 ; 12,1 ; 13,1, une relation est établie entre la mort du Christ et le sacrifice de l’agneau pascal. Et en Mt 26,28 ; Mc 14,24 ; Lc 22,20, Jésus s’approprie la formule d’Ex 24,8 « le sang de l’Alliance ». Allusion à Yom Kippour ? Jointe à d’autres traits de la passion selon Mt, tels le scénario du choix entre Jésus Barabbas et Jésus le christ (*bib27,15-21), cette mention jette les bases

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d’une typologie liée aux extraordinaires rites de →Yom Kippour, qui serait une base de la théologie chrétienne de la mort de Jésus comme sacrifice expiatoire. →Yom Kippour dans la littérature paléochrétienne 28b pour une multitude Type : le serviteur souffrant Il peut y avoir ici une allusion (*ref28b multitude) à Is 53,12 (et Is 52,14), en particulier que le serviteur souffrant « aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels ». Les confessions de foi primitives (comme Rm 8,3 ; Ga 1,4 ; He 5,3 ; 10,18.26 ; 13,11 ; 1P 3,18 ; 1Jn 2,2) semblent bien être sous l’influence de ces textes. 28b en rémission des péchés LANGAGE Terme juridique et rituel Aphesis (« rémission ») traduit onze racines ou expressions hébraïques de M dont la connotation commune est juridique. En G, aphesis désigne une forme de libération : • la répudiation (libération du lien sponsal : G-Ex 18,2), jusqu’à la jachère (libération de la terre elle-même : G-Ex 23,11), l’affranchissement (G-Lv 25,10-54 ; cf. G-Is 58,6 ; 61,1) et la remise de dette (G-Dt 15,1-9) jubilaires et sabbatiques (cf. G-Nb 36,4), • l’abandon du bouc émissaire de Kippour au désert (G-Lv 16,26) : à la fois « libération » ou lâchage de la bête en milieu naturel hostile, et « libération » ou absolution des fautes de ceux pour qui le sacrifice est accompli (péché du sacerdoce, péché du peuple, péché personnel), puisque dans le rituel des sacrifices expiatoires (*bib28b répandu), la victime prend sur elle l’ensemble des péchés de ceux qui l’offrent. TYPOLOGIE Pâque de Jésus et Yom Kippour Mt fera écho au motif du boisson lors du dernier repas en racontant la mort de Jésus (*pro27a.29b ; cf. Mt 27,48 « on essayait de le faire boire »). • Combinée au thème du sang et de la rémission des péchés, enrichie du motif du dévoilement (Mt 27,51 « le voile du Temple se déchira »), cette mort fait ainsi écho au grand rite du Jour de l’expiation (Kippour), fête au cours de laquelle le grand prêtre se rend derrière le voile avec le sang du sacrifice pour accomplir le grand rite annuel d’expiation des péchés de tous. →Yom Kippour dans le judaïsme du second Temple • He 9,7-28, puis la Tradition chrétienne primitive (→Yom Kippour dans la littérature paléochrétienne), développeront amplement ce programme théologique suggéré dans la narration évangélique en faisant de nettes allusions à la conclusion de l’alliance d’Ex 24,8. + Littérature péritestamentaire + 27a coupe de la colère ou du jugement divins • →Ps. Sal. 8,14-15 ; →1QpHab 11,14-15. 28a alliance nouvelle Dans la littérature essénienne le thème de la nouvelle alliance est développé : →CD-A 6,19 ; 8,21 ; 19,33-34 ; →1QpHab 2,3 ; 1Q28b 3,26 ; 1Q34bis 2,6. 28b répandu pour une multitude Valeur expiatoire de la Pâque À l’epoque du NT, l’agneau pascal avait pris une valeur d’expiation des péchés ; cf. →Josèphe A.J. 2,14 (à propos du sang sur les linteaux des portes). Selon →Jub. 49,15, l’accomplissement scrupuleux des rites de la Pâque mérite à Israël la protection pendant l’année.

Reception + Comparaison des versions + 28a ceci est : Gr (neutre) | V (masc.) V accorde le pron. dém. avec le mot sang : hic est enim sanguis meus, effaçant l’ambiguïté du neutre en Gr. *gra26c.28a ; *pro26c.28a

+ Lecture synoptique + 28a sang de l’alliance nouvelle ou pas ? Les versions qui harmonisent avec la tradition lucano-paulinienne du même épisode (Lc 22,20 ; 1Co 11,25) ne se trompent pas : les allusions typologiques à Ex 24 pour désigner le sang de Jésus montrent bien qu’il s’agit d’une nouveauté. *mil28a ; *bib28a 28b pour Jésus expiateur ou défenseur ? Mt dit peri (*gra28b) là où Mc dit huper. Cela pourrait correspondre à deux façons complémentaires d’envisager le sens de sa mort violente. Mt : Jésus comme expiateur ? La prép. peri désigne le bénéficiaire d’un rite d’expiation par le sang en Lv 4,20 ; 5,16. // Mc–Jn : Jésus comme défenseur ? Dans son sens premier, huper désigne l’idée de combattants qui s’avancent pour la défense de quelqu’un ou de quelque chose et, par élargissement (notamment dans la prière), l’objet pour lequel on demande une faveur. Si l’on garde à l’esprit le sens premier de la prép., Jésus apparaît comme le défenseur des disciples et de la multitude, en attendant l’arrivée du Paraclet, comme dans Jn. 28b une multitude // Lc et Paul Dans le contexte immédiat, la coupe qui circule entre les disciples leur apporte l’expiation accomplie par Jésus. L’Église qui transmet le récit étiologique s’identifie à eux : le sens n’est guère différent de celui de la tradition de Lc et de Paul (« pour vous »). 28b en rémission des péchés SM Mt seul précise que le sang de Jésus est répandu « en rémission des péchés ». • Mc 1,4 emploie la même expression à propos du baptême de Jean. • Mt enseigne que le Christ et l’Église ont le pouvoir de remettre les péchés (Mt 1,21 ; 9,6 ; 18,15-18). Mt a donc un accent théologique différent de Mc : c’est la mort de Jésus, non le baptême de Jean, qui procure la rémission des péchés.

+ Liturgie + 27a la coupe MYSTAGOGIE Symbolisme christique-ecclésiologique du vin naturel • →Gaudence de Brescia Tract. 2,33 « Le vin de son sang est tiré de plusieurs grappes, c.-à-d. de raisins de la vigne plantée par lui, écrasés sous le poids du pressoir de la croix. Versé dans le cœur des fidèles au moyen de grandes coupes, il y bouillonne par sa propre vertu. » RITUEL/DISCIPLINE Communion à la coupe Mt place l’accent sur l’unicité de la coupe de Jésus partagée par tous (*pro27a ; *mil27a ; *anc27). Les traditions chrétiennes ont peiné à maintenir ce symbolisme : tandis que l’Église catholique a maintenu jusqu’à une date récente l’unité de la coupe, elle l’a réservée au seul prêtre, limitant les laïcs à la communio sub una specie, probablement pour des raisons pratiques et hygiéniques. En rendant aux fidèles la possibilité de communier sous les deux espèces depuis le concile Vatican II, on a parfois perdu le symbolisme de l’unicité de la coupe. Pas moins illogiques, bien des communautés protestantes tinrent à user de coupes individuelles dans leurs célébrations, alors même qu’ils insistaient (surtout sous l’influence de Zwingli) sur le fait que l’unique sacrifice de Jésus sur la croix et lui seul produit la rémission des péchés et la commensalité fraternelle. On en déduira au minimum que la célébration du sacrement de l’Eucharistie ne saurait être la simple imitation de la dernière Cène. PARALITURGIE : reliques de la passion La richesse symbolique de la coupe est telle qu’on n’a pas à s’étonner que plusieurs lieux de pèlerinage prétendent en posséder la relique. →Reliques de la passion : le calice

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27a rendu grâce Eucharistie L’Eucharistie chrétienne tire son nom de la bénédiction prononcée par Jésus, lors de la dernière Cène : « Ayant pris le pain et rendu grâce » (Mt 26,26 ; cf. Mc 14,22 ; Lc 22,19 ; 1Co 11,24). L’Eucharistie (du grec eucharistia « reconnaissance », *pro26a.27a) vient d’abord. →Les divers noms de l’Eucharistie 27b tous Destinataires de l’Eucharistie L’adjectif semble avoir été compris très tôt de manière spécifique : « tous ceux d’entre vous qui en êtes dignes » : • →Did. 9,5 « Que personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie en dehors de ceux qui sont baptisés au nom du Seigneur ; car le Seigneur a dit aussi à ce sujet : “Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens” (Mt 7,6). » *lit22b ; *chr22 • →Justin le Martyr 1 Apol. 66,1-2 « Cette nourriture, nous l’appelons eucharistie et personne ne peut y prendre part s’il ne croit à la vérité de ce qu’on enseigne chez nous, s’il n’a reçu le bain pour la rémission des péchés et la nouvelle naissance et s’il ne vit selon les préceptes du Christ. Car nous ne la prenons pas comme un pain et une boisson ordinaires. » DISCIPLINE Communion de tous ? Dès la fin de l’Antiquité la communion des fidèles semble tombée en désuétude, peut-être par réaction des Pères contre de nouveaux convertis communiant sans grande conviction : • →Ambroise de Milan Sacr. 5,25 avise ses fidèles de ne pas imiter les Grecs qui ne communient plus. Contre cette aberration, le concile de Latran IV ordonne la communion de tous les fidèles au moins à Pâques (ce qui devient le troisième « commandement de l’Église »). Plus tard les papes s’efforcent d’aménager la discipline du jeûne eucharistique pour faciliter l’accès de « tous » au corps et au sang du Christ. *lit26a Pendant qu’ils mangeaient ; →Le jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline • →Vatican II SC 55 : Les fidèles sont tenus de participer à la messe au moins chaque dimanche ; c’est donc chaque dimanche qu’ils sont invités, s’ils ont les dispositions requises, à communier. • →Vatican II OE 15 : Même les catholiques orientaux, dont ce n’a pas toujours été la pratique, sont invités à la communion fréquente et même quotidienne. Pour ou contre les « messes privées » La généralisation des missels autour de l’an 1200 témoigne de celle de la « messe privée » (célébrée par un prêtre en présence d’un seul ou de quelques fidèles). Elle concerne les prêtres hors des villes (sans chantres ni grande assemblée, on réduit la solennité de la célébration) ; les moines (plus nombreux à être ordonnés ; leur ordination fait de l’Eucharistie le point central de leur vie et chacun symbolise toute l’assemblée de croyants). • →Calvin Comm. NT Mt 26,26c voit une invention diabolique dans le fait qu’un homme se sépare des autres pour célébrer le saint repas tout seul. Pour les catholiques la messe a une valeur intrinsèque, qui peut justifier sa célébration même en l’absence de fidèles. Cependant : • →PGMR 252-254 « À la messe qu’un prêtre célèbre avec un seul servant pour l’assister et lui répondre, on observe les rites de la Messe avec peuple, le servant prononçant, selon l’opportunité, les parties du peuple. Si, toutefois, le servant est diacre, il accomplit les fonctions qui lui sont propres ainsi que les autres parties que le peuple remplit. La célébration n’aura pas lieu sans servant, ou sans quelque fidèle, à moins d’une cause juste et raisonnable. En ce cas, les salutations, les monitions et la bénédiction à la fin de la Messe sont omises. » Messe catholique et cènes protestantes Lors d’Assemblée de Zollikon en janvier 1525 les anabaptistes célébrèrent la première « cène du Seigneur » protestante, en insistant sur le fait qu’il ne s’agissait ni d’une messe ni d’un sacrement, mais d’un repas en souvenir du corps brisé du Christ, signe d’engagement communautaire auquel ceux qui déshonorent le lien intérieur de l’amour prennent part pour leur propre condamnation. La question du ministre de la cène devient dès lors secondaire. « Participation active » dans la liturgie catholique contemporaine • →Vatican II SC 41 insiste sur la « participation active » de tous les fidèles à l’action liturgique de l’Église ; 51-54 propose l’utilisation des langues

vernaculaires pour les lectures et diverses prières permettant à chacun de prendre sa place au repas du Seigneur ; 55 « recommande fortement cette participation plus parfaite à la messe qui consiste en ce que les fidèles, après la communion du prêtre, reçoivent le Corps du Seigneur avec des pains consacrés à ce même sacrifice ». • →Benoît XVI Sacramentum 52 : Par « participation active », « on n’entend pas faire référence à une simple attitude extérieure durant la célébration [mais à une] plus grande conscience du mystère qui est célébré et de sa relation avec l’existence quotidienne. […] Que les fidèles “se laissent instruire par la Parole de Dieu, refassent leurs forces à la table du Corps du Seigneur, rendent grâces à Dieu, et qu’offrant la victime sans tache non seulement par les mains du prêtre, mais aussi en union avec lui, ils apprennent ainsi à s’offrir eux-mêmes et soient conduits de jour en jour, par le Christ Médiateur, à la perfection de l’unité avec Dieu et de l’unité entre eux” » ; 55 « On ne peut attendre une participation active à la liturgie eucharistique si l’on s’en approche de manière superficielle, sans s’interroger auparavant sur sa propre vie. Le recueillement et le silence, au moins quelques minutes avant le début de la liturgie, le jeûne et, lorsque cela est nécessaire, la Confession sacramentelle, favorisent, par exemple, cette disposition intérieure. Un cœur réconcilié avec Dieu permet la vraie participation. Il convient en particulier de rappeler aux fidèles le fait qu’une actuosa participatio aux saints Mystères ne peut pas se réaliser si l’on ne cherche pas en même temps à prendre une part active à la vie ecclésiale dans son intégralité, qui comprend aussi l’engagement missionnaire de porter l’amour du Christ dans la société. » « Communion spirituelle » • →Benoît XVI Sacramentum 55 « Sans aucun doute, la pleine participation à l’Eucharistie se réalise quand on s’approche aussi personnellement de l’autel pour recevoir la Communion. Toutefois, on doit veiller à ce que cette juste affirmation n’introduise pas parmi les fidèles un certain automatisme, comme si par le seul fait de se trouver dans une église durant la liturgie on avait le droit ou peut-être même le devoir de s’approcher de la Table eucharistique. Quand il n’est pas possible de s’approcher de la communion sacramentelle, la participation à la Messe demeure cependant nécessaire, valable, significative et fructueuse. Dans ces circonstances, il est bon de cultiver le désir de la pleine union avec le Christ, par exemple par la pratique de la communion spirituelle. » 28a l’alliance ultime • →MR 534 §49 (5e préface pascale) : Lors de l’institution de l’Eucharistie, Jésus anticipe le Calvaire et montre que « tous les sacrifices de l’ancienne Alliance parviennent à leur achèvement ». 28b pour une multitude Ou « pour la multitude ». TEXTE — RITE La formule de consécration eucharistique du vin Alors que certaines traductions étaient allées trop loin en rendant la formule par « pour tous » (for all, dans le monde anglophone, par exemple ; cf. *gra28b), et durent être révisée (for many, à partir de l’Avent 2011), on peut relever la subtilité de la traduction liturgique francophone actuelle : « pour la multitude ». L’article défini joint au substantif signifiant « un grand nombre » ne lui fait pas à signifier la totalité (la multitude n’est pas tout le monde), tout en évitant de suggérer que Dieu veuille a priori réserver le sang sauveur de son Unique à un groupe limité, une multitude, à l’exception des autres. Mieux, cette expression suscite la méditation. L’aspect défini de l’article, joint à l’expression d’un nombre immense mais non précisé, invite l’auditeur à s’interroger : quelle multitude si bien connue est ainsi désignée ? Il peut alors s’ouvrir au dessein d’amour bienveillant du Seigneur, qui par le mémorial rituel de sa passion atteint beaucoup de personnes concrètes qui le célèbrent (l’Église), sans atteindre toutes les personnes, auxquelles cependant il offre le salut par sa mort rédemptrice prêchée et célébrée par son Église dans l’Eucharistie. 28b en rémission des péchés Le vendredi saint, jour d’expiation • →OHS 137, vendredi saint, prière de conclusion, à toutes les heures : Respice, quaesumus, Domine, super hanc familiam tuam, pro qua Dominus noster Iesus Christus non dubitavit manibus tradi nocentium, et crucis subire

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tormentum (« Regarde, Seigneur, nous t’en prions, la famille qui t’appartient : c’est pour elle que Jésus, le Christ, notre Seigneur, ne refusa pas d’être livré aux mains des méchants et de subir le supplice de la croix »). • →MR 317, vendredi saint, prière universelle IV, pour les catéchumènes : « Prions aussi pour les (nos) catéchumènes, afin que notre Dieu et Seigneur ouvre les oreilles de leur cœur et la porte de la miséricorde, pour qu’ayant reçu la rémission de tous leurs péchés grâce au bain de la régénération (de la naissance nouvelle), ils soient eux aussi trouvés dans le (incorporés au) Christ Jésus notre Seigneur. » + Tradition juive + 27a coupe Durant le repas pascal (→La dernière Cène fut-elle un repas pascal ?) on emploie quatre coupes (→m. Pesaḥ. 10,1 ; →b. Pesaḥ. 108ab ; →Gen. Rab. 88,5 ; →Ex. Rab. 6,4). Il peut s’agir ici de la deuxième (la coupe de la Haggada de Pesah), de la troisième (bénie après le repas) ou de la quatrième (la coupe du Hallel). Cependant, dans le Seder pascal rabbinique, les deux rituels du pain et du vin ne se succèdent pas de manière immédiate, comme le récit des évangiles en donne l’impression. →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? 27a rendu grâce Écho du Seder ? Au début du Seder de Pesah, on bénit le vin ainsi (*jui26a dit une bénédiction) : • →m. Ber. 6,1 « [Béni sois-tu], créateur du fruit de la vigne. » Voir cependant *jui26a.27a. 28a sang de l’alliance Plusieurs référents Dans les traditions juives anciennes, c’est à la fois : • le sang de l’agneau pascal, • celui de la circoncision des Israélites (→Tg. Ps.-J. Ex 12,13 ; →PRE. 29 ; cf. Jos 5,2-8), • celui d’Isaac, lequel vaut offrande totale de soi-même (→Pseudo-Philon Ant. bib. 32,1-4 ; →Josèphe A.J. 1,232 ; →Tg. Neof. Ex 12,42 ; →Tg. Ps.-J. Gn 22,1). →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac Symbolique ou métaphorique ? À la →Pâque on boit du vin rouge (→t. Pesaḥ. 10,1), représentant le sang de l’alliance d’Ex 24,8. Il ne faut donc pas exagérer le scandale que causent les paroles de Jésus dans son contexte juif. Les Juifs du 1er s. savent évidemment distinguer entre sens propre et sens métaphorique, entre objet matériel et réalité symbolique. Et s’il est impossible qu’un sage juif de l’époque enjoigne de manger de la chair humaine ou de boire le sang d’un animal quelconque, à vue humaine, aucune chair humaine ni aucun sang n’est consommé par Jésus et ses disciples. Mieux : aucune violation des codes de pureté juifs n’a lieu quand les chrétiens célèbrent l’Eucharistie, aussi vive que soit leur foi en la →transsubstantiation. + Tradition chrétienne + 27a la coupe Deux coupes • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,818 « Ainsi certains sont d’avis qu’il y eut non pas deux coupes mais une seule qui fut mentionnée d’abord pour être partagée, et ensuite pour être donnée aux disciples afin d’être bue. Mais d’autres […] affirment plutôt qu’il y eut deux coupes offertes aux disciples ; parce qu’il voulut dans l’une, c’est-à-dire dans la première, exprimer sa passion, et dans l’autre préfigurer la passion de ses fidèles. D’autres encore s’efforcent de montrer à propos de chacune des deux coupes, qu’il est prescrit dans l’Ancien Testament, que celui qui ne ferait pas la Pâque en mangeant un agneau le premier mois, l’accomplirait en mangeant le repas le second mois, et voilà pourquoi le Seigneur avait transmis deux coupes aux disciples. Et ils prouvent véritablement qu’il faut comprendre dans les deux coupes les deux Testaments, et que pour cela l’une est associée à l’agneau, mais l’autre au mystère du corps. »

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• →Anonymes In Matt. « Dans Luc [*syn26-29], nous lisons qu’il y a deux coupes qu’il a offertes aux disciples : l’une du premier repas et l’autre du second, afin que celui qui ne pouvait pas manger l’agneau parmi les saints au premier repas, mange le chevreau parmi les pécheurs au second repas » (199.96). Une coupe d’eau ? • →Ac. P. Sim. 2 (« Ils présentèrent alors à Paul du pain et de l’eau pour le sacrifice, afin qu’il fît la prière et en donnât à chacun ») ; →Cyprien de Carthage Ep. 63,11,1 ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 (740.7) évoquent des eucharisties de pain et d’eau, probablement résultats de tendances encratites. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Mt] ne dit pas “prenant du vin”. Pour cette raison, certains ont dit qu’il devait faire cela avec de l’eau. Mais cela est exclu, car vient ensuite : “Je ne boirai plus du produit de la vigne” (v.29). En second lieu, il est clair qu’il s’agissait de vin et d’eau mêlés. […] Dans les pays chauds, c’est la coutume que le vin ne soit pas bu sans eau. Il ne faut donc pas croire que le Seigneur l’a fait avec du vin seulement. Cela convient aussi à ce qui est contenu dans le sacrement, car ce sacrement est un mémorial de la passion du Seigneur. Or, du côté du Christ, sont sortis du sang et de l’eau (Jn 19,34). C’était aussi pour signifier les effets […] : laver et racheter. Il nous a rachetés par son sang (Ap 5,9). Il a aussi lavé nos souillures (Ap 1,6). L’eau et le sang étaient nécessaires pour laver et racheter. L’ablution est signifiée par l’eau et la rédemption par le vin. De même, par l’eau est signifié le peuple (Ap 17,15). […] Ainsi, par ce mélange, on signifie que le peuple est uni au Christ. » Du vin coupé d’eau • →Raban Maur Exp. Matt. « Le pain atteste la chair tandis que le vin signifie le sang dans la chair : le premier réfère mystiquement au corps du Christ, le second au sang. C’est parce qu’il faut en effet que nous demeurions dans le Christ et que le Christ demeure en nous que le vin du calice du Seigneur est mélangé à l’eau. Car comme l’atteste Jean (Ap 17,15), “les eaux sont les peuples”. Et il ne peut y avoir ni de l’eau seule, ni du vin seul, tout comme ni le grain de blé seul sans adjonction d’eau dans la fabrication du pain ne peut être offert à quiconque, de peur qu’une telle oblation ne signifie que la tête doive être comme séparée du corps et qu’il pût sembler que le Christ ait pu souffrir sans l’amour de notre rédemption ou bien que nous puissions être consacrés au Père et être sauvés sans la passion du Christ » (691.10 ; = →Sedulius Scotus In Matt.). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « On mélange de l’eau dans le sacrement de son sang, car on désigne par l’eau son peuple pour lequel il a voulu mourir. Et pas de vin sans eau, ni d’eau sans vin, car il est mort pour nous, ainsi nous devons mourir pour lui et pour nos frères qui forment l’Église » (1477A ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1471A ; →Albert le Grand Sup. Matt.). 27a rendu grâce Pourquoi une deuxième bénédiction ? • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Bien sûr, la bénédiction sur le pain aurait suffi, transmise à la coupe. Cependant, sur le pain il dit en son nom propre et au nom du Père et du Saint-Esprit […] mais sur la coupe il dit une action de grâces pour ces choses sublimes et admirables qu’il faisait par ses mains, semblable à celle qu’il avait dite auparavant (Mt 11,25 “Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre”). Nous devrions louer et rendre grâce de la même manière, lorsque nous participons à ces mystères. » Exemple de comportement moral dans l’adversité • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 « Il rendit grâce pour nous enseigner comment il faut participer à ce mystère et pour nous montrer que ce n’était pas contre sa volonté qu’il marchait vers sa passion, et pour nous former à rendre grâce de ce que nous pouvons avoir à souffrir, apportant par là même de magnifiques espérances » (738.34). • →Raban Maur Exp. Matt. « Il rend grâce afin de montrer ce que chacun doit faire dans le châtiment (in flagello) de sa propre faute, puisque lui supporte avec sérénité les châtiments de la faute d’autrui » (691.4 ; cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ; →Grégoire le Grand Moral. Job 2,37 Comme le Christ, Job rend grâce dans le châtiment). *chr26a bénédiction ; *lit26a bénédiction

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28a l’alliance nouvelle À la fois nouvelle et ancienne • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 « Il l’appelle sang de la nouvelle alliance, c’est-à-dire de la promesse, de l’annonce, de la loi nouvelle. Cela était promis depuis longtemps, et marque la continuation dans le Nouveau Testament. De même que l’Ancien Testament avait des brebis et des taureaux, de même le Nouveau a le sang du Seigneur. Par là, il montre encore qu’il doit mourir ; aussi parle-t-il de testament, en rappelant même le premier, qui avait également été inauguré par le sang » (738.51). • →Raban Maur Exp. Matt. « Lorsqu’il dit : “Ceci est mon sang, le sang de l’alliance nouvelle”, il a en vue la différentiation d’avec l’ancienne alliance, qui était consacrée par le sang des boucs et des jeunes taureaux, ainsi que le dit le législateur au moment de l’aspersion : “Ceci est le sang de l’alliance que Dieu vous a prescrite” (He 9,20 ; cf. Ex 24,8) » (692.30 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; cf. →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). Résolument nouvelle • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « L’alliance écrite avec le sang des brebis et des veaux avait cessé et une autre était advenue, dont la plume du rédacteur avait été dans le sang de celui qui la concluait ; et il y introduisait pour héritiers, à la place des douze tribus, les familles innombrables des Gentils. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il dit : “Ceci est mon sang de la nouvelle alliance” pour la distinguer de l’ancienne alliance, car il ne pouvait, par le sang des boucs, purifier le péché pour ceux qui y étaient soumis » (1477A). = un testament • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,979 « L’alliance éternelle de Dieu a été scellée […] dans le sang du Christ. Et c’est pourquoi c’est à bon droit qu’il ne dit pas “Ceci est le pain ou le corps de l’Alliance Nouvelle”, mais “Ceci est la coupe de l’Alliance Nouvelle en mon sang qui sera versé pour vous”. Ce n’est donc pas à tort qu’il dit que ce mystère est, selon le droit, alliance (testamentum), parce qu’il est scellé par la mort du testateur. » 28b répandu Quand ? • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,706 « Il n’était pas encore répandu, et cependant c’était le sang lui-même qui était offert dans la coupe, le sang qui devait être répandu. Certes, il était déjà dans la coupe, ce sang qui pourtant devait être encore répandu en rançon ; et c’est pourquoi c’est le même et unique sang qui était déjà dans la coupe, et qui était aussi dans le corps, de même aussi que le corps ou la chair était dans le pain. » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,763 « Et s’il a déjà été répandu, comment à présent peut-il être répandu à nouveau ? Et si la chair a été consommée, comment demeure-t-elle jusqu’à maintenant intacte et peut-elle être dévorée ? Voici ce qui est bu et répandu chaque jour ; et ce qui a été immolé une fois, est immolé chaque jour jusqu’à maintenant ; n’est donc pas immolé, si ce n’est ce qui est vivant. Il est certes bu et répandu en rémission des péchés. Mais si tu cherches comment il est répandu de sorte que demeure ce qui a été répandu, comprends comment l’amour (charitas) de Dieu a été répandu dans nos cœurs (Rm 5,5), et demeure intègre : ainsi peut-être pourras-tu connaître que ce que l’Esprit Saint opère est ineffable. Et si l’amour (charitas) de Dieu a été répandu en nous alors qu’il demeure en soi, vraiment le sang de l’Alliance Nouvelle de Dieu est pleinement répandu dans nos cœurs, pour la rémission des péchés ; par le sang répandu nos péchés sont remis en lui. » 28b une multitude = les croyants • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,843 « Pour la multitude certes, mais non pas pour tous, car tous n’obéissent pas à l’Évangile, et tous ne croient pas en lui. » • →Anonymes In Matt. « Il n’a pas dit “pour tous” (pro totis) mais “pour la multitude” (pro multis), c’est-à-dire ceux qui croient au Christ et qui sont prédestinés à l’accession de la foi » (199.89).

= tous les hommes • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 « Vois-tu comme il fait sortir de l’observation des coutumes juives et les retire ? Car, dit-il, comme vous faisiez autrefois cela en mémoire des miracles survenus en Égypte, de même vous ferez ceci en mémoire de moi. Ce sang-là a été versé pour le salut des premiers-nés, mais celui-ci l’est pour la rémission des péchés du monde entier » (739.2). 28b rémission des péchés L’enjeu de la passion • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,1 « De nouveau, il expose la cause de sa mort » (738.59). Pas d’autre salut • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,713 « Qu’il le dise, celui qui veut, si quelque rémission des péchés se trouve dans un autre que le Christ. On constate donc que non. Et parce que dans ce corps et ce sang se trouve la rémission des péchés, c’est véritablement la chair et le sang du Christ. De là, ceux qui le mangent et le boivent dignement, mangent et boivent véritablement la vie éternelle, et la vie demeure intacte. »

+ Mystique + 27a ayant pris la coupe Jésus prend volontairement la mort • →Baudouin de Ford Alt. 2,1 « Prendre le calice était un signe mystique de ce qui allait arriver : c’était se vouer soi-même à la mort, la prendre sur soi volontairement. C’est sur ce même calice que le Seigneur interroge les fils de Zébédée lorsqu’il dit “Pouvez-vous boire le calice que moi je boirai” ? (Mt 20,22). Il prit donc le calice, parce que spontanément il prit sur lui la mort. “Il s’offrit”, en effet, “parce que lui-même le voulut” (Is 53,7) » (1,151). *bib27a coupe Prendre le calice de Jésus • →Gertrude d’Helfta Exerc. 7,95-99 « Je placerai le calice de Jésus sur le plateau vide [de la balance] de la Vérité. Ainsi, je suppléerai à tout ce qui me manque. Ainsi je couvrirai tous mes péchés. Par ce calice je comblerai (adimplebo) toutes mes ruines. Par ce calice je suppléerai, dignement et au-delà, à tout ce qu’il y a en moi d’imparfait (imperfectum meum) » (264-267). 27a rendu grâce L’action de grâces est une bénédiction • →Baudouin de Ford Alt. 2,1 « Matthieu écrit qu’en prenant le calice le Seigneur rendit grâces, et ne dit pas expressément qu’il ait béni ; au contraire, il écrit qu’en prenant le pain le Seigneur le bénit, mais n’ajoute pas qu’il ait rendu grâces. On pourrait donc penser que les deux expressions s’équivalent ; d’autant plus qu’au moment où le Seigneur prend le pain, l’un des évangélistes met “il bénit” ; et l’autre “il rendit grâces” [*syn26-29]. On peut dire que l’action de grâces est une bénédiction ; car nous bénissons Dieu lorsque nous lui rendons grâces de ses bienfaits » (1,151-153). Triple raison • →Édith Stein Gebet « Il rend grâce pour la force divine qui est en lui et par laquelle il attestera la toute-puissance du Créateur aux yeux des hommes. Il rend grâce pour l’œuvre de rédemption qu’il est sur le point d’accomplir, et il rend grâce par cette œuvre, qui est en soi la glorification même de la Trinité Sainte, puisqu’elle en rétablit, dans toute sa splendeur, l’image défigurée. Ainsi le sacrifice perpétuel du Christ — sur la Croix, pendant la messe et dans la gloire éternelle du Ciel — peut-il être compris comme une immense et unique action de grâce : une eucharistie pour la Création, la Rédemption et la Parousie. […] Par son offrande, le Christ appelle aussi toute la création à se joindre à lui dans une action de grâce digne du Créateur » (30-31). *chr26a bénédiction ; *lit26a bénédiction ; *chr27a rendu grâce

Matthieu ,-

28a alliance nouvelle De l’ancienne à la nouvelle alliance • →Édith Stein Gebet « Par la Cène du Seigneur, le repas pascal de l’Ancienne Alliance a passé dans la Nouvelle Alliance. C’est la Pâque que l’on retrouve dans le sacrifice de la Croix du Golgotha ; que l’on retrouve dans ces repas joyeux, entre Pâques et l’Ascension, au cours desquels les disciples reconnurent le Seigneur à sa manière de rompre le pain ; que l’on retrouve enfin dans le sacrifice de la messe, avec la sainte communion » (29-30). 28b en rémission des péchés Objectif de la passion • →Martyrius Perfection 37-38 « Plus encore qu’à tout autre moment, il est réceptif à ta demande en cet instant où il est sacrifié pour toi, car c’est alors qu’il a même demandé à son Père le pardon pour les hommes qui l’avaient crucifié [cf. Lc 23,34]. Voilà bien la raison pour laquelle il fut sacrifié : pour le pardon de nos péchés. C’est en faveur de notre salut et de celui du monde entier qu’il rompit son Corps très Saint et versa son Sang vénérable pour la rémission des péchés » (246). Mes péchés inclus • →Marie de l’Incarnation Écrits « Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit, convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut. […] Mais de voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre, surpasse l’horreur même, et un Dieu fait homme mourir pour expier le péché et répandre tout son Sang précieux […] ! Mais de voir qu’outre cela que personnellement on est coupable, et que quand on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu’il a fait pour tous, c’est ce qui consomme et comme anéantit l’âme » (2,182-183). + Théologie + 27a.28b rendu grâce + en rémission des péchés — DOGMATIQUE La passion comme amour et miséricorde divins et non pas compensation juridique humaine L’action de grâce du Christ au Père au moment d’entrer dans la passion aurait dû empêcher la déformation grossière du sens de son sacrifice qui a altéré la conscience chrétienne depuis quelques siècles, consistant à penser que la croix serait l’apaisement humain du courroux divin (*litt27,37b : Molinier ; *litt27,39-44 : Bourdaloue et Quesnel ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix ; *theo27,46c ; →Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ? ; *phi27,46c : Holbach). • →Ratzinger Foi « […] dans le nouveau Testament, la croix apparaît avant tout comme un mouvement de haut en bas. Elle n’est pas l’œuvre de réconciliation que l’humanité offre au Dieu courroucé contre une justice implacable de Dieu, mais l’expression de l’amour insensé de Dieu qui se livre, qui s’abaisse pour sauver l’homme ; elle est sa venue auprès de nous, et non l’inverse. À partir de cette révolution dans l’idée d’expiation, et donc dans l’axe même de la réalité religieuse, le culte chrétien et toute l’existence chrétienne reçoivent eux aussi une nouvelle orientation. L’adoration dans le christianisme consiste d’abord dans l’accueil reconnaissant de l’action salvifique de Dieu. C’est pourquoi l’expression essentielle du culte chrétien s’appelle à bon droit eucharistie, action de grâces. Dans ce culte, ce ne sont pas des actions humaines qui sont offertes à Dieu ; il consiste plutôt en ce que l’homme se laisse combler. Nous ne glorifions pas Dieu en lui apportant soi-disant du nôtre — comme si tout ne lui appartenait pas déjà — mais en acceptant ses dons et en le reconnaissant ainsi comme l’unique Seigneur » (199). *theo28b ; →« Satisfaction » et « expiation » : la révolution de la croix 27b.28a Buvez + mon sang — Dieu peut-il se contredire et ordonner de boire le sang, contre tous ses préceptes antérieurs ? →De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures 28b en rémission des péchés SACRAMENTAIRE Eucharistie comme sacrifice expiatoire Aussi précocement que →Did. 14,1-3, le repas du Seigneur (→De la dernière

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Cène aux Eucharisties chrétiennes) est désigné comme thusia, c’est-à-dire « sacrifice ». Les allusions au sacrifice de propitiation du serviteur souffrant semblent être une première interprétation (*bib28b pour une multitude) de la fin douloureuse de Jésus comme sacrifice d’expiation pour les vivants et pour les morts, et comme sacrifice rédempteur. Le sens de ces termes doit être épuré des connotations païennes qui leur ont été rattachées aux temps modernes. Sacrifice En théologie chrétienne, depuis Augustin d’Hippone, le mot ne signifie pas principalement immolation dans la souffrance, mais avant tout offrande volontaire et amoureuse. Le « sacrifice » chrétien n’est pas d’abord quelque chose que l’homme donnerait à Dieu : tout vient de lui et le donateur de tout don n’a que faire de nos dons ! Le sacrifice chrétien est le don que Dieu fait à l’homme de pouvoir lui « rendre » ses dons, en remerciement ou action de grâces (sens étymologique du mot eucharistie). Dans le sacrifice de l’Eucharistie, le Christ n’est pas un don que les hommes font à Dieu en colère (*theo27a.28b), mais un don que Dieu fait aux hommes, l’expression même de son amour miséricordieux et inconditionnellement lié à la liberté humaine. • Les écrits apostoliques développent la nature du sacrifice de la croix, qui est un acte d’amour inouï. Ce ne sont pas les hommes qui sacrifient à Dieu, comme dans l’AT et les religions non chrétiennes, mais Dieu luimême en la Personne de son Fils qui se sacrifie aux hommes en un renversement prodigieux. Pour libérer les hommes du péché, il fallait, non pas quelque chose venant des hommes — geste d’abnégation d’un héros ou immolation d’une victime — mais l’irruption dans le monde de l’amour de Dieu pour le monde. La passion, comme l’incarnation, manifeste la nécessité libre qui découle du nom suprême de Dieu comme amour. Le sacrifice du Fils ne saurait être pensé sans le sacrifice du Père : dans sa volonté humaine Jésus veut ce que veut le Père, notre salut. Cet accord de sa volonté est rendu douloureux par le péché des hommes, et prend la forme de l’obéissance. • →Augustin d’Hippone Civ. 10,6 : Le sacrifice est « toute œuvre bonne qui contribue à nous unir à Dieu en une sainte société, à savoir toute œuvre rapportée à ce bien suprême grâce auquel nous pouvons être véritablement heureux. […] Tel est le sacrifice des chrétiens : à plusieurs, n’être qu’un seul corps dans le Christ. Et ce sacrifice, l’Église ne cesse de le reproduire dans le Sacrement de l’autel bien connu des fidèles, où il est montré que dans ce qu’elle offre, elle est elle-même offerte. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 48,3 ad. 2 « Du côté de ceux qui ont crucifié le Christ, sa passion fut un crime ; mais du point de vue de la charité de celui qui a souffert, c’était un sacrifice. » • →Ratzinger Jésus « Seul le Verbe fait chair, dont l’amour trouve son achèvement sur la Croix, est obéissance parfaite. En lui, non seulement la critique des sacrifices du Temple est devenue définitive, mais le désir qui était demeuré en attente se trouve aussi exaucé : son obéissance “corporelle” est le nouveau sacrifice par lequel il nous implique tous et dans lequel, en même temps, toute notre désobéissance est annulée par son amour » (266). Expiation Au sens théologique chrétien du terme, « expiation » ne signifie pas tant la punition rigoureuse d’une victime, que la réconciliation coûteuse et volontaire entreprise par l’offenseur. C’est l’activité qu’il déploie volontairement et par amour, pour que la personne offensée puisse croire en la vérité de la demande de pardon qui lui est adressée. Qui plus est, c’est Dieu lui-même, l’offensé, qui prend place de l’offenseur pour produire l’expiation, ou plutôt : la réconciliation : • →« Satisfaction » et « expiation » : la révolution de la croix. • →Ratzinger Jésus « La réalité du mal […] doit être éliminée. Mais n’est-ce pas là une chose infinie exigée par un Dieu cruel ? C’est précisément le contraire ! Dieu lui-même se situe comme lieu de réconciliation et, dans son Fils, prend la souffrance sur lui. Dieu lui-même introduit dans le monde sa pureté infinie comme un don. Dieu lui-même “boit le calice” de tout ce qui est terrible et il rétablit ainsi le droit par la grandeur de son amour qui, à travers la souffrance, transforme les ténèbres » (272).

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La passion selon saint Matthieu

Eucharistie • →Trente « L’Eucharistie [est le] véritable et unique sacrifice » (→DzH 1738). • →Vatican II SC : À la messe, le prêtre offre à Dieu pour le peuple cet unique sacrifice rédempteur car « dans le divin sacrifice de l’Eucharistie, “s’exerce l’œuvre de notre rédemption” » (2). C’est pourquoi, on peut dire dans la foi que le Christ « est là [réellement] présent dans le sacrifice de la Messe » (7). + Philosophie + 28a sang de l’alliance Esprit ? • →Hegel Geist « Non seulement le vin est sang, mais le sang est esprit ; c’est la coupe commune, où l’on boit en commun l’esprit d’une nouvelle alliance qui pénètre un grand nombre d’hommes, où beaucoup viennent boire pour s’élever au-dessus de leurs péchés » (72). Plénitude de l’Alliance Le Christ consomme la nouvelle alliance, qui ne finira jamais : • →Blondel Esprit « Consommation […] cette expression constitue la plénitude du testament et l’holocauste suprême du Christ expirant. Ce mot d’holocauste qui signifie que la victime offerte en sacrifice est entièrement consumée, sans que rien en soit conservé pour l’usage du sacrificateur reste encore au-dessous du sens tout spirituel du consummatum est ; car si le Christ meurt de la mort corporelle, c’est par son propre amour pour son Père et les hommes ; loin d’être consumé et détruit par ce feu de la charité, il remporte la victoire éternelle lui donnant la gloire de régner sur les âmes fidèles ; il consomme ainsi la nouvelle Alliance qui ne finira jamais. Il importe donc d’attirer l’attention sur cette transfiguration de tous les anciens sacrifices qui étaient de simples figures inopérantes, des prélibations du seul Sacrifice et de la seule Victime, mais qui témoignaient néanmoins à la fois d’un besoin profond des âmes, d’une attente si longtemps déçue et d’une foi seule efficace, ainsi que le marque si fortement l’épître aux Hébreux à propos d’Abraham et de tous les saints d’Israël » (172-173). 28b répandu pour une multitude en rémission des péchés Une mort vicaire analogue à celle de justes païens ? • →Origène Cels. 1,31 « […] un homme, crucifié depuis trois jours, s’était volontairement abandonné à ce supplice pour le salut du genre humain, conformément à ce que firent autrefois ceux qui avaient accepté de mourir pour délivrer leur patrie de quelque peste qui la ravageait, de quelque stérilité qui la menaçait de famine, ou de quelque tempête qui empêchait la navigation ? Car il faut que dans la nature des choses il y ait certaines causes secrètes dont les ressorts ne sont pas aisés à comprendre à tout le monde, par lesquelles cet ordre est établi ; que quand un homme de bien s’expose volontairement à la mort pour le public, il détourne l’effort des mauvais démons qui produisent les pestes, les stérilités, les tempêtes et les autres désordres semblables. Et je voudrais bien demander à ceux qui refusent de croire que Jésus ait été crucifié pour les hommes, s’ils ont la même incrédulité pour toutes ces autres histoires des Grecs et des Barbares, dont on dit qu’ils sont morts pour délivrer ou une ville ou tout un pays, des maux qui les affligeaient ; ou si, recevant ces histoires, ils ne rejettent, comme entièrement éloignée de la vraisemblance, que celle de la mort que Jésus, revêtu de la forme humaine, a soufferte sur la croix, pour détruire l’empire que le grand démon, le prince des autres démons, s’était acquis sur les âmes de tous les hommes qui venaient au monde » (trad. Migne). Une rédemption garantie moins par la justice que par le seul bon plaisir de Dieu • →Hobbes Leviathan ch.41 : Le Christ « a été sacrifié, et […], par là, il porte sur sa propre tête, ôtant ce poids de la nôtre, nos iniquités, comme Dieu l’a exigé. Non que la mort d’un seul homme, même sans péché, puisse acquitter tous les hommes de leurs péchés, selon la rigueur de la justice, mais elle le peut selon la miséricorde de Dieu qui a décrété, pour les péchés, les sacrifices qu’il lui a plu d’agréer en sa miséricorde. […] Tout comme le sacrifice d’un bouc était un prix suffisant (parce que Dieu

pouvait l’agréer) pour la rançon de tout Israël, la mort du Messie est un prix suffisant pour les péchés de toute l’humanité, puisque rien de plus ne fut exigé » (3,97). L’union réelle de Jésus et des croyants, au-delà de toute transaction • →Hegel Geist « Le lien du sang répandu et des amis de Jésus n’est pas qu’il aurait été répandu, comme quelque chose d’objectif, pour eux, pour leur profit, pour leur utilité, mais (comme l’indique l’expression : qui mange ma chair et boit mon sang) le sang est le lien même, le rapport qui les unit au vin qu’ils ont tous bu dans la même coupe, qui est pour tous et le même pour tous ; ils en boivent tous, un même sentiment est en tous ; tous sont pénétrés du même esprit de l’amour. Si ce qui les identifie était un avantage, un bienfait découlant du sacrifice du corps et de l’effusion du sang, ils ne se trouveraient unis sous ce rapport que dans un même concept ; mais dans la mesure où ils mangent le pain et où ils boivent le vin, où le corps et le sang de Jésus passent en eux, Jésus est en eux tous et sa nature les pénètre divinement, comme amour » (73). La finitude de l’incarnation comme mal à expier • →Hegel Philosophie 65-69 « Dans la mort du Christ il faut en particulier souligner le moment suivant : c’est Dieu qui a fait mourir la mort en tant qu’il en sort ; par la finitude, l’humanité et l’abaissement sont posés comme quelque chose d’étranger dans le Christ comme en celui qui est purement et simplement Dieu ; il apparaît que la finitude lui est étrangère et qu’elle est reprise de quelque chose d’autre ; or cet autre, ce sont les hommes qui se trouvent en face du processus divin. C’est leur finitude que le Christ a adoptée […] qui en sa pointe extrême est le mal. Cette humanité qui est elle-même moment de la vie divine est maintenant déterminée comme quelque chose d’étranger, qui n’appartient pas à Dieu. Mais cette finitude dans son être-pour-soi par rapport à Dieu est le mal, quelque chose qui lui est étranger ; mais il l’a pris sur lui, pour le faire mourir par sa mort. Unification prodigieuse de ces extrêmes absolus, la mort ignominieuse est en cela l’amour infini. Dieu s’est posé identique avec ce qui lui est étranger pour le faire mourir ; c’est là l’amour infini et c’est la signification de la mort du Christ. Le Christ a porté le péché du monde, il a réconcilié Dieu est-il dit » (240). Insuffisance du concept même d’expiation • →Blondel Esprit « Si, en toute rigueur, la réparation du péché à l’égard de Dieu exigeait inexorablement un sacrifice adéquat à l’offense, est-ce que cependant cette expiation même eût suffi, par elle seule, à faire rentrer en grâce le coupable ? Non, car c’est par l’homme pécheur lui-même que la Passion allait être infligée à Celui qui prenait à sa charge toutes les fautes à réparer, comme l’Agneau de Dieu qui porte tous les péchés du monde. Donc, pour que le crime nouveau que renferme et que pousse à son comble le supplice du Juste par excellence fût effacé de la dette de l’humanité au lieu de l’accroître infiniment, il fallait que ce qui était d’abord subi et consommé par rigoureuse obéissance fût en outre accueilli librement et pardonné par le Supplicié lui-même ; de sorte que le sommet de la méchanceté et de l’ingratitude fût absorbé, submergé sous les flots de sang versé par la plus gratuite, par la plus méritoire charité, puisque c’est la Victime divine qui devient le Sauveur humain, — logique étonnante et magnifiquement généreuse, comme le suggère cette parole mise par la liturgie dans la bouche du Sauveur s’adressant à ceux mêmes qui le font mourir et pour qui sa seule attitude n’est point de vengeance mais de pardon : ero Victima tua et Redemptor tuus [« Je serai ta Victime et ton Rédempteur »]. Mais il fallait aussi que les coupables, plus ou moins conscients de leurs fautes, prissent part à la conversion de la méchanceté égoïste et sacrilège en repentir et en œuvre compensatrice, dans le même sentiment et dans l’intention charitable de leur victime et pour leur victime » (184). *theo27a.28b La passivité de l’incarnation est une expiation en tant que substitution • →Levinas Homme « Le problème de l’Homme-Dieu comporte, d’une part, l’idée d’une humiliation que s’inflige l’Être suprême, d’une descente du Créateur au niveau de la Créature, c’est-à-dire d’une absorption dans la Passivité la plus passive de l’activité la plus active. Le problème comporte, d’autre part, et comme se produisant de par cette passivité poussée dans la Passion à sa dernière limite, l’idée d’expiation pour les autres, c’està-dire d’une substitution : l’identique par excellence, ce qui est non

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interchangeable, ce qui est l’unique par excellence, serait la substitution elle-même » (64). Une expiation noétique, par la libération de l’idéologie sacrificielle ? • →Girard Violence : Le progrès de la conscience humaine consiste en une libération du processus sacrificiel (*phi3-5). Le sens de la mort du Christ est réinterprété comme expiation pour l’humanité, enseigné par le NT. La mort de Jésus est « salutaire », elle « rachète » l’humanité moins parce que Jésus donnerait un exemple de courage, que parce qu’elle délivre les consciences de l’illusion sacrificielle. La mort de Jésus est rédemptrice non parce qu’un seul est sacrifié par/pour tous à une divinité en colère, mais parce qu’elle montre à tous l’absurdité d’une telle idée. Elle oblige celui qui la contemple à changer son image de Dieu, à retrouver l’identité du Père derrière celle du Tout-Puissant, et à s’ouvrir au mystère d’une justice parfaite qui coïncide avec une bienveillance inconditionnelle et infinie. Tout en appréciant la portée apologétique d’une telle proposition, la théologie met en garde contre une réduction de la rédemption accomplie par le Christ à un salut noétique. Elle ne consiste pas seulement à libérer les consciences humaines de l’illusion dans laquelle elles sont plongées par l’ancienne discipline du sacrifice, ni seulement à changer d’idée sur Dieu. La passion est aussi le fondement d’une espérance surnaturelle, celle d’un salut qui fait du corps livré et du sang répandu l’espérance pour tous d’une vie éternelle dans le Christ. *theo28b 28b en rémission des péchés Contre une interprétation grossière de la satisfaction • →Hegel Philosophie 1666-1670 s’élève contre « les faux rapports qu’on y a transportés, par exemple la mort sacrificielle offre l’occasion de la représentation de Dieu comme d’un tyran exigeant des sacrifices ; cela n’est pas ; la nature de Dieu est au contraire l’esprit et la négation est alors un moment essentiel » (147). Pour une interprétation gnostique de la satisfaction divine • →Hegel Philosophie 1641-1646 « Dans cette mort il est […] donné satisfaction à Dieu. Dieu ne peut pas être satisfait par quelque autre chose, mais seulement par soi-même. La satisfaction consiste en ce que le terme premier, immédiat, est nié ; alors seulement il arrive à la paix avec soimême, alors seulement la spiritualité est posée. Dieu est le vrai Dieu, est Esprit, en ce qu’il n’est pas simplement Père et ainsi renfermé en lui-même, mais en ce qu’il est Fils, devient l’autre et supprime cela » (147). Une exacte justice qui est la conséquence de la miséricorde • →Blondel Esprit « Supposons, en outre, que, pour réparer l’offense faite à Dieu, le Christ-Médiateur n’eût fait qu’obéir passivement à cette exigence de justice, en subissant la mort […]. Comment, si les choses […] se fussent bornées à l’exécution de cette sentence, inexorablement juste, ne point frémir d’horreur contre la dureté du Père à l’égard du Fils ? […] Tel est en effet le secret que révèle l’Évangile en déclarant que Dieu a tant aimé le monde et tant exalté l’humanité qu’il lui a donné son Fils unique, comme s’il préférait le salut des hommes à sa tendresse pour ce Fils bienaimé. […] Ce n’est pas tout encore : si la chute avait été, non certes prédéterminée, mais inévitablement prévue, on peut estimer, en prenant dans un sens profond l’interjection surprenante : O felix culpa ! que c’est parce qu’il pouvait et devait résulter de cette faillite un surcroît de valeur pour l’humanité elle-même et pour la gloire accidentelle de Dieu » (175-178). + Littérature + 27a coupe Le saint Graal Histoire d’une légende Élaborée sur plusieurs générations, elle fait partie intégrante de la légende arthurienne : le Graal est un mystérieux objet symbolique, aux pouvoirs puissants, objet de quête des chevaliers de la Table Ronde. L’objet apparaît pour la première fois, semble-t-il, sous la plume de : • →Chrétien de Troyes Perceval (ca. 1180) : Au château du Roi Pêcheur, le héros éponyme rencontre successivement : un valet tenant « une blanche lance » (v.3130) à la pointe de laquelle sort « une goute de sanc » (v.3136) ; deux jeunes hommes tenant des « chandeliers » (v.3152-3153) ; une demoiselle portant un « graal […] / De fin or » enchâssé de « pierres

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précieuses » (v.3170-3172). Le Graal répand un tel éclat que « perdirent les chandoilles / Lor clarté » (v.3165-3166). Il s’agit d’une épreuve dont Perceval n’a pas conscience ; il échoue faute d’en demander le sens (il n’« anquiert ne ne demande », v.3191). L’auteur ne donne pas de signification de l’énigme symbolique. Aussi ses continuateurs interprètent-ils diversement l’histoire de Perceval, mais dans le cadre du sacré chrétien. Le mythe ne cesse d’évoluer suivant les conceptions personnelles des continuateurs de la légende. Les fictions profanes, les vieux thèmes folkloriques et les allusions chrétiennes s’entremêlent. Au début du 13e s. : • Ps.-Wauchier de Denain continue le texte de Chrétien de Troyes : le Graal donne à chacun les nourritures qu’il désire ; il va avec la sainte lance, qui a percé le flanc du Christ sur la croix (Jn 19,34). • Wolfram von Eschenbach Parzival : Le Graal est une pierre au nom intraduisible : lapsit exillis. On le comprend diversement : lapis exilis « pierre de l’exil » ou lapis ex coelis « pierre venue du ciel ». Dans ce dernier cas, ce serait une gemme tombée du front de Lucifer lors de sa révolte, finalement taillée en vase, où l’on recueillit le sang des cinq plaies du Christ. Tous les chevaliers sont en quête du Graal, dont la découverte doit apporter au monde la paix, mais, paradoxalement, le trouvera qui ne le cherchait pas. Cette quête d’un objet sacré finalisant et relativisant toute l’existence correspond bien à la vision chrétienne de la vie terrestre comme passage vers le monde meilleur. C’est principalement sur ce texte (et celui de Chrétien de Troyes) que Wagner se base pour composer son Parsifal (1882). • →Robert de Boron Graal en fait une relique chrétienne. Le Graal est le →calice, c’est-à-dire la coupe avec laquelle Jésus a célébré la Cène et dans laquelle a ensuite été recueilli son sang : « Uns Juis le veissel trouva / Chiés Symon, sel prist et garda, / Car Jhesus fu d’ilec menez / Et devant Pilate livrez » (v.397-400). Emporté jusqu’en Grande Bretagne par Joseph d’Arimathie (*litt27,57b ; *chr27,57b Joseph), le « saint Graal » d’abord caché puis perdu devient le centre d’une célébration mystérieuse autour d’une table ronde à laquelle certains élus participent, les chevaliers de la Table Ronde. • La Queste del Saint-Graal, roman anonyme écrit vers 1220, parfait la christianisation de la légende du Graal : celui-ci est désormais un symbole de la grâce divine. Qui boit dans cette coupe accède à la vie éternelle. Le Graal est désormais identifié au mystère même du christianisme : la révélation personnelle de la lumière du Christ. →Reliques de la passion Interprétations Diverses lectures du Graal ont été proposées : • Pour l’histoire des religions, il semble un avatar du chaudron d’immortalité, attribut du dieu-druide Dagda de la mythologie celtique. Les légendes du Graal exprimeraient le triomphe de la lumière de la grâce du Christ sur le chaos magique et superstitieux de la culture celtique. Déposé au centre de la Table Ronde, le saint Graal symbolise peut-être l’instauration du christianisme. En donnant leur sens aux peines des chevaliers, il montre aussi la primauté du spirituel sur le temporel. • Plusieurs ésotéristes contemporains ont bâti des fortunes en inventant une fable nouvelle du Graal. À partir d’une étymologie fantaisiste, « Saint Graal » est lu comme un mot-valise, non seulement « San Gréal » (saint Graal, la lecture habituelle) mais aussi « Sang réal » (sang royal), au terme d’une rêverie allégorique combinant théorie du complot et anticatholicisme. Ils finissent par voir dans le Graal une métaphore désignant en termes cryptiques la descendance cachée de Jésus et de Marie-Madeleine, lignée de sang royal ; ou une métonymie désignant Marie-Madeleine ellemême, réceptrice du « sang » royal, matrice de cette descendance. *cin27a 28a sang de l’alliance Un testament écrit dans le sang • →Bossuet Louvre (« Sermon sur la passion de Notre-Seigneur ») « Le testament de Jésus-Christ a été scellé et cacheté durant tout le cours de sa vie. Il est ouvert aujourd’hui publiquement sur le Calvaire, pendant que l’on y étend Jésus à la croix. C’est là qu’on voit ce testament gravé en caractères sanglants sur sa chair indignement déchirée ; autant de plaies, autant de lettres ; autant de gouttes de sang qui coulent de cette victime innocente, autant de traits qui portent empreintes les dernières volontés de ce

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divin Testateur. Heureux ceux qui peuvent entendre cette belle et admirable disposition que Jésus a faite en notre faveur, et qu’il a confirmée par sa mort cruelle ! » (249). • →Bossuet Méditations « Rendons grâces à Jésus-Christ qui nous a expliqué en tant de sortes et d’une manière si expresse le sacrifice qu’il continue à offrir pour nous dans l’Eucharistie. Voyons-y encore couler pour nous le sang de la rédemption en vérité comme sur la croix, quoique sous une forme étrangère. Il est puissant pour opérer tout ce qu’il a dit : son sang est ici, cette coupe en est pleine ; il s’y répand tous les jours pour nous, c’est de ce sang qu’est écrit le testament de notre Père. […] Et pourquoi nous léguer par testament la rémission des péchés, si ce n’est pour lever l’obstacle qui nous empêchait d’entrer dans le ciel, qui est notre véritable héritage ? » (446). 28b qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés 17e siècle De l’aspersion à la communion • →Bossuet Méditations « Moïse dit en jetant le sang des victimes sur le peuple : “Ceci est le sang de l’alliance” (Ex 24,8), à quoi le Sauveur regarde manifestement, lorsqu’il dit : “Ceci est mon sang de la nouvelle alliance”. C’est donc du sang en l’une et en l’autre occasion. Tout le peuple en est touché, mais différemment. Car il en est touché par aspersion sous Moïse, et l’aspersion qu’ordonne Jésus, c’est de le boire. […] Cette différence des deux Testaments est pleine de mystère […]. “Toute victime qu’on immolera pour expier le péché dans le sanctuaire ne sera pas mangée, mais elle sera consumée par le feu” (Lv 6,23). […] La rémission des péchés ne pouvant pas s’accomplir par les sacrifices de la Loi, ceux qui les offraient demeuraient sous l’interdit et dans une espèce d’excommunication, sans participer à la victime qui était offerte pour le péché. Mais par une raison contraire, Jésus-Christ ayant expié nos âmes et ayant parfaitement accompli la rémission des péchés par l’oblation de son corps et l’effusion de son sang, il nous ordonne de “manger ce corps livré pour nous, et de boire le sang de la nouvelle alliance versé pour la rémission des péchés”, pour nous montrer qu’elle était faite et que nous n’avions plus qu’à nous l’appliquer » (370-371). L’invention du sacrifice • →Quesnel Réflexions « Jésus-Christ fait de son corps et de son sang le prix de notre rachat, la victime de notre sacrifie, la nourriture de notre âme, le lien de notre union avec Dieu, etc. Rendons sacrifice pour sacrifice. Sacrifice de l’homme extérieur par la pénitence, la mortification et la pureté ; sacrifice de l’homme intérieur par l’adoration, l’action de grâce, l’amour, le renoncement à soi-même et la prière, qui sont l’âme du sacrifice de Jésus-Christ et de tout sacrifice chrétien. - - Le sacrifice est une invention admirable de la sagesse de Dieu, où tout est rendu à Dieu par sa créature, et tout est donné de nouveau à la créature par son Dieu dans la communion » (372). 20e siècle Dieu répond au crime contre l’Amour par le don total • →Bernanos Textes (lettre à Frédéric Lefèvre) « Qu’est-ce donc que le Péché ? Une transgression à la loi ? Sans doute, mais que voilà une pauvre abstraction ! Au lieu que vous aurez tout exprimé de lui quand vous l’aurez nommé de son nom : un déicide. — Je sais que cette parole est dure. Un Créateur souriant à l’étourderie de sa créature, ou fronçant un peu des sourcils, c’était tellement plus commode ! Mais si vous abandonnez quoi que ce soit de la définition capitale, la rédemption n’a plus de sens, et l’ignominieuse agonie du Juste n’est qu’une affreuse et démentielle histoire. — […] Quand le péché n’était qu’une transgression à la loi, sa répression si sévère était incompréhensible, mais il est d’abord un crime contre l’Amour. Le sacrifice de la Croix n’est plus seulement un sacrifice compensatoire, car la justice n’est plus seule intéressée, n’étant pas la seule outragée : au crime contre l’Amour, l’Amour répond à sa manière et selon son essence : par un don total, infini » (1052-1053). La rémission des péchés Abîme de miséricorde • →Mauriac Souffrances « Du fond de la nef, à Solesmes, tu aperçois, à l’entrée du chœur, les frères convers dont chacun ressemble à l’une des

Béatitudes, — puis les Pères, pareils à ceux dont saint Jean rapporte qu’ils ont le nom de l’Agneau écrit sur le front ; — et là-bas, enfin, suspendu entre le ciel et la terre dans une colombe d’or, l’Agneau de Dieu. Mais alors que la distance te terrifie de ces hommes qui ont tout donné à toi qui ne donne rien, vois ce miracle : entre l’Agneau de Dieu et ta misère, il n’existe pas d’abîme que la Miséricorde ne comble » (145). Article de foi difficile mais libérateur • →Mauriac Crois « Je crois que je suis pardonné. Ce n’est pas la plus facile à croire de toutes les choses auxquelles j’aurai cru. Et c’est pourtant celle-là dont je devrais être le plus persuadé, puisque me voilà dans ce temps du déclin, ayant pris les habitudes qui étaient celles de ma mère quand elle avait l’âge que j’ai atteint aujourd’hui. Me revoilà à la même messe qu’elle dans l’aube noire de l’hiver ou dans la lumière d’un matin d’été, me revoilà comblé du même silence qui devrait suffire à nous délivrer de toute inquiétude et à abandonner notre vie passée à la miséricorde vivante en nous et qui est Vous-même, ô Pain de vie ! » (177). Seule réalité • →Mauriac Mémoires « Peut-être un moment vient-il dans toute vie chrétienne où rien ne subsiste plus que la rémission des péchés et la réalité du Pain Vivant » (182). + Musique + 27-28 Traitement privilégié de l’institution de l’Eucharistie (2) Les paroles de Jésus sortent à nouveau du contexte du récitatif. Ici encore, →Bach Passion use de **figuralisme pour traduire le texte : vocalise sur le mot alle (« tous »), mouvement mélismatique descendant sur welches vergossen wird für viele zur Vergebung der Sünden (« qui est versé pour beaucoup en rémission des péchés ») évoquant le sang versé et la miséricorde divine. Le caractère n’est pas tragique (tonalité majeure, pas de chromatismes) mais solennel (lenteur due à la pulsation à la noire 6/4, grands arpèges, ascension mélodique des dernières mesures), ce qui renforce l’idée de miséricorde liée au sacrifice du Christ. Le continuo de ce passage joue 116 notes, ce qui établirait un lien avec Ps 116 où il est écrit « J’élèverai la coupe du salut » (Ps 116,13). + Danse + 28a ceci est mon sang Absolue réalité de la transsubstantiation →Neumeier Passion : Jésus est soulevé face au ciel, montré à bout de bras. De ses mains jointes il désigne son cœur d’où il semble puiser le sang qu’il verse d’un geste circulaire large sur ses disciples en cercle au-dessous de lui et de toute la salle des spectateurs — image du pieux Pélican (→Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques : Texte/Mystagogie : Thomas d’Aquin : Adoro te). La coupe : toujours maintenu élevé par ses disciples, son corps en forme de coupe inversée, comme répandue tout à fait sur le sol, est finalement renversé en offertoire total, à nouveau englouti dans leur cercle à terre. + Cinéma + 27a coupe La communion au calice : mise en scène Mondaine : Judas boit puis jette le vin • →Zecca Passion : Après avoir invité les disciples à s’asseoir puis leur avoir distribué le pain, Jésus, debout, remplit sa coupe avec l’une des deux carafes posées devant lui, puis les apôtres se servent. Après que Jésus a prononcé des paroles, à la manière d’un toast dans un banquet, les convives se lèvent et boivent. Au premier plan, à droite de l’écran, Judas resté assis boit également, l’air embarrassé, tournant le dos aux autres, puis il jette le vin par terre. L’annonce de sa trahison intervient immédiatement après. Sacramentelle : Jean le premier • →Olcott Manger : Même mise en scène que pour le pain (*cin26a pain : Olcott). Les gestes de Jésus sont ceux du prêtre de la messe catholique : il élève le calice que lui a tendu Jean, premier enfant de chœur, prononce les paroles de la consécration, puis donne à boire à chacun, en commençant par Jean.

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Picturale : tableau vivant • →Antamoro Christus : Le plan s’immobilise à nouveau en tableau (*cin20 : Antamoro) à la fin de la séquence, lorsque Jésus lève la coupe vers le ciel et que la colombe du Saint-Esprit apparaît. L’immobilité est nécessaire au trucage (la surimpression) qui permet l’apparition divine, mais sert aussi, à travers la forme du tableau vivant (suivant la tradition dramatique du 18e s.), à accentuer le poids du récit (explicitation du destin ultime du sacrifice annoncé). Contrastée : Judas vs. Jean et Pierre • →DeMille King : Jésus est seul dans le plan lorsqu’il prononce la bénédiction. Il fait passer la coupe à Jean, tournant le dos à Judas. L’échange de regards aimants entre le maître et le disciple contraste avec l’attitude de Judas qui ne semble d’abord pas concerné avant de lever des yeux noirs. Après avoir bu à la coupe, Pierre la sert contre lui, les larmes aux yeux. Pendant la communion des disciples au calice, Jésus prononce la parole de Jn 13,33-34 (le commandement nouveau), ce qui lui vaut un regard moqueur de Judas. Quand la coupe lui parvient, il semble gêné et oppressé, n’arrive pas à boire et la regarde avec horreur. Ce plan sert de transition vers l’annonce de la trahison. *cin21c.23b : DeMille Joyeuse : spectateur inclus • →Pasolini Matteo : La scène du dernier repas fait entrer le spectateur dans la joie et la paix. Entre les v.28 et 29, les disciples boivent la coupe (en l’occurrence un gobelet). Les plans de leurs visages et celui de Jésus réjoui regardant la caméra alternent. Après avoir été identifié à Judas (*cin24 : Pasolini), le spectateur fait maintenant la joie du maître de table en étant identifié aux disciples. Eucharistique • →Stevens Story : Même mise en scène que pour le pain. Un travelling latéral suit la communion de chaque disciple au « calice », tandis que Jésus prononce Lc 22,15-16. Il parle du commandement nouveau quand le gobelet arrive à Judas. Celui-ci hésite. Des gros plans font dialoguer les visages de Jésus et du disciple. Les deux regards brillent de larmes. Judas s’en va enfin sur l’injonction de Jésus (// Jn 13). • →van den Bergh Matthew : Même cadrage que pour le pain, mais de l’autre extrémité de la table. La caméra pivote et zoome lentement pour arriver en plan frontal sur Jésus élevant la coupe (un gobelet en terre). Après avoir prononcé le v.28, il la fait passer à sa gauche. Suivant le trajet de la coupe, la caméra montre par un travelling la communion au « calice ».

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Inattendue : le sang coule réellement sur le pain • →Scorsese Temptation : Gros plan sur la coupe que Jésus remplit de vin, puis la caméra remonte avec la coupe jusqu’au visage de Jésus. Celui-ci boit le premier. Même mouvement latéral de la caméra vers la droite, qui suit la communion de chaque disciple. Les plans sont en revanche coupés après chaque personne — ce qui accentue le geste de porter la coupe à ses lèvres. Seul Judas (puis Pierre) est filmé en plan frontal, comme Jésus. Le v. est illustré par un plan étrange — mais proche de la doctrine de la transsubstantiation : Pierre est embarrassé de trouver dans la bouche un caillot de sang. Un gros plan sur son visage, puis sur sa main — où le caillot se liquéfie — se continue jusqu’au pain azyme posé sur la table : à travers les doigts de Pierre, le sang coule sur le pain. →Les miracles eucharistiques La coupe à l’origine d’une légende : le saint Graal Comme en littérature (*litt27a), le saint Graal a inspiré nombre de films dans des genres différents : • →Gilliam et Jones Monty Python (comédie) relate les aventures du roi Arthur embarqué avec ses chevaliers à la recherche de l’objet légendaire. Ce dernier est en possession des Français, mais le film s’interrompt avant que les chevaliers de la Table Ronde ne le trouvent. Au-delà de son caractère loufoque et absurde, cette comédie invite à réfléchir au pouvoir des reliques et à la fascination qu’elles exercent : le Graal donc ; mais aussi la sainte Grenade d’Antioche dont se servent les chevaliers pour se débarrasser du lapin tueur à l’entrée de la caverne de Caerbannog, pure invention qui associe symboliquement sacralité et destruction. • →Spielberg Indiana Jones (aventure fantastique), troisième des quatre volets. Suivant les traces de son père, Indiana Jones, archéologue aventurier, part à la recherche du Graal que convoitent également les nazis. L’objet, que le héros atteint après une série d’épreuves initiatiques, se trouve dans un temple caché au Moyen-Orient. • →Howard Da Vinci Code (policier, adaptation du roman éponyme de Dan Brown) : En tentant de comprendre l’assassinat du conservateur du musée du Louvre, le professeur Richard Langdon et la cryptologue Sophie Neveu sont amenés au cœur du mystère qui entoure le saint Graal. Une lecture cryptologique de la Cène de Léonard de Vinci (*vis25a) leur révèle que le Graal n’est pas une chose mais une personne, Marie-Madeleine, dont la révélation du secret menace de remettre en cause toute l’histoire de la chrétienté.



Texte + Vocabulaire + 29c ce jour Expression récurrente Cf. Mt 24,19.22.29.36.38. Expression spécifique Dans les Écritures, bayyôm hahû « en ce jour-là » a un évident sens eschatologique. *bib29c + Procédés littéraires + 29b désormais (ap arti) Connexion dialectique COMPOSITION Refrain Comme en Mt 23,39 (« Désormais vous ne me verrez plus jusqu’à ce que vous disiez : “Béni soit celui qui vient…” ») et Mt 26,64 (« Désormais *pro64c ; *pro64cd

SÉMANTIQUE Relation chronologico-logique La locution instaure un rapport dialectique, à la fois de succession temporelle et d’opposition logique, entre ce qui la précède et ce qui la suit. Dans Byz V S TR Nes ces trois occurrences en Mt, elle lève 29 a Mais je vous dis que un coin du voile qui couvre l’aspect V Nes eschatologique de l’activité de Jésus. : Lier la perspective eschatologique à b je l’annonce de sa mort pourrait procuV Nes — Je ne boirai plus désormais de ce produit de rer aux disciples une consolation dans leur peine. la vigne

c

jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père.

29c avec vous + le royaume de mon Père — NARRATION Résumé de tout l’Évangile Cette dernière parole de Jésus sur le →royaume, formulée en langage 29c Banquet eschatologique Mt 8,11 ; 19,28 ; 20,20-23 ; 22,1-14 ; 25,10.21.23 ; Ex biblique hiératique (*bib29c ce jour), 24,7-11 ; Ps 22,26 ; Is 25,6 ; 55,1-2 ; Lc 14,15 ; 22,30 ; 1Co 11,26 ; Ap 3,20 ; 19,9 – 29c mon Père Mt 11,27 ; 16,17 ; 26,39.42 revêt une grande solennité et envisage l’accomplissement eschatologique des thèmes centraux de Mt : vous verrez le fils de l’homme… »). • la proximité du royaume (depuis Mt 3,2 ; 4,17) ; • Dieu « avec nous » (depuis Mt 1,21-23) ;

166

La passion selon saint Matthieu

• en Jésus, Dieu est « avec nous » pour enlever les péchés de son peuple (Mt 9,6.8) ; • la communion fraternelle, ici mise en œuvre, thème largement développé dans les sections centrales de l’évangile (cf. ch.18) ; • enfin, le thème du banquet céleste (devenu prégnant depuis le ch.20). *ref29c + Genres littéraires + 29ab je vous dis que je ne boirai plus désormais Vœu ou prophétie ? Jésus lie solennellement (*bib29a je vous dis) son dernier repas et le banquet eschatologique (*mil29b ; *bib29c). Vœu ? Jésus fait peut-être vœu de naziréat (cf. Nb 6) — celui de ne pas boire de vin jusqu’à la venue du royaume — par une sorte de « défi » à Dieu de faire advenir le →royaume (cf. Is 62,1 « Je ne me tairai pas […] jusqu’à ce que sa justice jaillisse » ; Is 62,6-7), défi qui aurait été relevé lors de sa résurrection et des repas partagés alors en signe du commencement d’une recréation à parachever (Ac 10,41). Prophétie ? C’est surtout une prophétie authentique de sa mort et de l’accomplissement à venir de son alliance avec ses disciples dans le royaume. Du fait de cette dernière prophétie, le repas du Seigneur apparaît comme le contraire d’un repas funéraire (ou son inversion ? *gen28,1-10 ; →Culte des morts dans le monde antique, en particulier juif).

Contexte + Repères historiques et géographiques + 29 Historicité Cette parole (// Mc 14,25 ; Lc 22,18 ; *syn26-29) est l’une des plus authentiques paroles de la tradition de la dernière Cène. Commençant par un typique Amen legô humin… (cf. Mt 10,23 ; Mc 9,1 ; 13,30 ; Jn 13,38 et Mt 5,26 // Lc 12,59 et Mt 23,39 // Lc 13,35), c’est une prophétie visant la fin des temps, tout en faisant allusion à une mort imminente. Chez Mc et Lc cette parole, qui n’aurait guère de sens ailleurs dans l’Évangile, n’a aucune connotation christologique ni ecclésiologique (contrairement à Mt qui y introduit une allusion à la relation Père-Fils et au rassemblement ecclésial : « avec vous »). Sa fonction messianique à lui et son triomphe futur en sont absents : elle énonce l’espérance personnelle de Jésus qu’en dépit de son échec apparent le →royaume triomphe. + Milieux de vie + 29b produit de la vigne MŒURS Boissons Dans l’Antiquité, les vins, fort sirupeux, étaient généralement bus coupés d’eau (→Sumposion). Le détail a son importance dans la tradition : *chr27a une coupe ; *lit26a.27a ayant pris ; →Les rites complémentaires de préparation du pain et du vin. + Intertextualité biblique + 29-30 Narration : séquence d’actions analogue La séquence repas/nuit sur une montagne existe déjà en Gn 31,53-54, où Jacob et Laban se réconcilient : « Jacob prêta serment par le parent d’Isaac, son père. Jacob fit un sacrifice sur la montagne et invita ses frères au repas. Ils prirent le repas et passèrent la nuit sur la montagne. » 29a je vous dis Langage : formule solennelle Fréquente • dans les vœux d’abstinence (Gn 24,33), • ainsi que dans des prédictions diverses (Is 55,11). Récurrente Mt l’utilise déjà en Mt 5,18 ; 10,23 ; 16,28 ; 23,39 ; 24,34.

Introduisant un performatif vœu d’abstinence ? Cf. Nb 6,1-2 ; 30,2 et *ptes29c. 29bc produit de la vigne + nouveau — Motif narratif Il est le symbole avéré : • d’Israël (*chr29b vigne) : Ps 80,9 ; Is 5,7 ; Jr 2,21 ; • du monde à venir ; • du →royaume de Dieu/des cieux, accomplissement de la →Terre promise : Gn 49,11-12 ; Is 25,6 ; Jl 2,24 ; 4,18 ; Am 9,13. *ptes29c 29c ce jour Cadre temporel eschatologique Ce jour (*voc29c) est celui de la venue du →fils de l’homme (*bib2b) en gloire avec ses anges pour exercer le jugement sur le monde (Mt 25,31). Cf. Is 10,20 ; Os 2,21 ; Am 9,11 ; So 1,14-16 ; Za 12,3-11 ; 13,1-4 ; 14,4-9.13.20-21 ; Lc 17,31 ; 21,34 ; 2Tm 4,8. + Littérature péritestamentaire + 29c je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume Abondance eschatologique de vin • →1 Hén. 10,19 ; →2 Bar. 29,5 ; →Or. sib. 3,622.

Reception + Liturgie + 29b je ne boirai plus désormais DISCIPLINE Jours aliturgiques • →MR 313 §1 « Le vendredi et le samedi saints, selon une très ancienne tradition, l’Église ne célèbre pas les sacrements à l’exception de la pénitence et de l’onction des malades. » Cette sobriété liturgique ainsi que le jeûne qui accompagne ces jours saints permettent aux baptisés de s’unir au Christ. 29c jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père HISTOIRE En résonnance avec la formule (non Mt) « faites ceci en mémoire de moi » comprise comme « faites ceci pour que Dieu se souvienne de moi », ce vœu peut faire allusion à une prière de la Haggada qui demande à Dieu « qu’il se souvienne du messie », c.-à-d. qu’il hâte la parousie. La dernière section du Hallel (Ps 118,25-29) anticipe d’ailleurs l’accueil du messie. Jésus-messie va sceller dans son sang l’éternelle alliance, mais son œuvre de recréation ne sera parfaite qu’à son dernier avènement. Voir cependant →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? MYSTAGOGIE On voit traditionnellement un premier accomplissement de cette prophétie dans la vie liturgique de l’Église, qui est une célébration, c.-à-d. au sens étymologique du terme, une fréquentation du ressuscité (*chr29c jusqu’au jour ; *theo29c). Cependant l’Eucharistie est aussi une brèche eschatologique dans le temps quotidien. TEXTE • →MR 311 §36, jeudi saint, messe In Cena Domini : La prière après la communion, d’origine gallicane (Missale Gothicum), tourne les fidèles vers la Pâque éternelle, but final de nos assemblées eucharistiques : « Nous avons repris des forces, Dieu tout-puissant, en participant ce soir à la Cène de ton Fils ; accorde-nous d’être un jour rassasiés à la table de son Royaume éternel. » La réforme liturgique consécutive au concile Vatican II a replacé un fort accent eschatologique sur le rite eucharistique ordinaire : • →MR 582 §104, ordinaire de la messe : Après avoir élevé le calice et génuflecté, le célébrant interpelle l’assemblée : « Il est grand le mystère de la foi. » Celle-ci répond en affirmant son attente eschatologique : « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire » (cf. 1Co 11,26). • →Ratzinger Geist « La consécration est le moment de la grande actio de Dieu accomplie pour nous dans ce monde. Elle emporte nos regards et

Matthieu ,-

nos cœurs vers les hauteurs. En cet instant le monde fait silence, tout se tait. Le temps d’un battement de cœur nous sommes arrachés au flux du temps et entrons dans l’éternel présent de Dieu » (166-167). De même, l’embolisme du Pater, transition entre l’oraison dominicale et le rite de la paix, a une forte résonance eschatologique : « Rassure-nous devant les épreuves [entendu d’abord de celles qui précéderont la parousie : 1Th 5,3] en cette vie où nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de Jésus Christ, notre Sauveur. » Plus littéralement, selon Tt 2,13-14 : « Soutenus par ta miséricorde, nous serons libérés de tout péché et préservés de toute angoisse et nous attendrons que se réalise la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus Christ. »

+ Tradition juive + 29b je ne boirai plus désormais Vœu d’abstinence similaire • →m. ’Abot 3,13 ; →Gen. Rab. 92,5 : Abstinence de vin pendant les 22 ans de l’absence de Joseph ; cf. Ac 23,12. 29b produit de la vigne Expression liturgique ? • →m. Ber. 6,1 : perî haggepen. Cf. Dt 22,9 ; Is 32,12 ; Ha 3,17. 29c je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume Le festin messianique À la suite de la tradition prophétique, le judaïsme aime représenter les joies de l’ère messianique sous forme de festin. Le paradis est un lieu où l’on mange (→1 Hén. 62,14). →Gen. Rab. 82,8 évoque le pain du monde futur. Le paradis est comparé à un banquet (→b. Šabb. 153a ; →Qoh. Rab. 9,8,1) et pendant ce banquet, Dieu donne à manger aux justes la chair du Léviathan (→b. B. Bat. 74b-75a). Le vin des six jours de la création est gardé en réserve pour les justes du monde futur (→b. Ber. 34b ; →b. Sanh. 99a). Le messie est celui qui « lave son vêtement dans le vin » (Gn 49,11) : il faut comprendre par là que le vin sera très abondant dans les temps messianiques ; ou que le vin est une allégorie de la Tora que le messie enseigne dans sa parfaite clarté (→Gen. Rab. 98,9). + Tradition chrétienne + 29b je ne boirai plus désormais Jésus a donc bu : pour instaurer la foi eucharistique orthodoxe • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. « Jésus fut prêtre, sacrifice et consommateur : il se sacrifia lui-même avant d’être immolé par les bourreaux. Il fait couler son propre sang et enseigne comment il doit être consommé ; lui-même est le premier à le boire, quand il dit “je ne boirai plus désormais” après avoir mangé et bu. Éphrem le dit dans un sermon sur l’Épiphanie : les anges n’ont pas mangé le pain vivant donné au monde, mais le Seigneur des anges l’a fait. Nestorius en concluait que le consécrateur devait être le premier à consommer avant de distribuer aux autres, pour montrer qu’il avait lui aussi besoin de purification et de sanctification, ce qui est donné à tous par le moyen du sacrifice ; il consacre, l’Esprit accomplit : le prêtre est un instrument par la grâce de l’Esprit. Jésus a aussi bu pour contrer par avance l’hérésie des Messaliens qui usent d’eau et non de vin pour célébrer les mystères. » Jésus n’a donc pas bu : il attend la conversion de tous ses disciples pour boire avec eux • →Origène Hom. Lev. 7,1-2 « Avant qu’il s’approche de l’autel, ce pontife véritable boit du vin avec ses prêtres ; mais quand il commence à s’approcher de l’autel et à entrer dans la tente du témoignage, il s’abstient de vin. […] Mon Sauveur, encore maintenant, pleure mes péchés. Mon Sauveur ne peut goûter d’allégresse tant que je demeure dans l’iniquité. Pourquoi ne le peut-il ? Parce que lui-même est “avocat pour nos péchés auprès du Père”, comme le déclare Jean, son intime : “Et si quelqu’un vient à pécher, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ, le Juste ; il est, lui, la victime propitiatoire pour nos péchés” (1Jn 2,1-2). Comment donc lui, l’avocat pour mes péchés, pourrait-il boire le vin de l’allégresse, quand moi, je le contriste en péchant ? Comment lui, qui “s’approche de l’autel” (cf. Lv 10,9) en victime propitiatoire pour moi pécheur, pourrait-il être

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dans l’allégresse, quand vers lui la tristesse de mes péchés monte sans cesse ? […] Tant que nous, nous n’agissons pas de façon à monter au royaume, il ne peut, lui, boire seul ce vin qu’il a promis de boire avec nous. Il est donc dans la tristesse, tant que nous persistons dans l’erreur. […] Alors il attend que nous nous convertissions […] pour être dans l’allégresse avec nous […]. C’est bien nous qui, négligeant notre vie, retardons son allégresse » (1,307-313). 29b vigne = le peuple d’Israël • →Jérôme Comm. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,43 ; →Anonymes In Matt. • →Raban Maur Exp. Matt. « Ce qu’on appelle la vigne ou le vignoble du Seigneur, c’est la synagogue, comme le montrent ça et là tous les passages de l’Écriture et en particulier, de manière très claire, Isaïe dans le chant écrit à son sujet, lorsqu’il dit : “La vigne du Seigneur Sabaoth est la maison d’Israël” (Is 5,7) » (692.40). *bib29bc • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « C’est la vigne de Juda, le vin des patriarches et des prophètes et des autres élus. Jusqu’alors, Judas fit du raisin d’où s’écoulait le vin, c’est-à-dire, des œuvres par la foi. À partir de la mort du Seigneur il produisit une vigne sauvage, jusqu’à ce qu’Énoch et Élie la conduisent dans le royaume, dans l’Église du Christ à la fin des temps » (1477B). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,903 « Soit que nous lisons “de ce fruit de la vigne”, soit “de cette créature de la vigne”, comme l’ont d’autres manuscrits, et le pieux maître cherche à bon droit à savoir s’il étend le doigt vers le pain et le calice pour les montrer avant qu’ils soient chair et sang, ou s’il les accomplit d’abord, selon la Loi, sans doute pour désigner la Synagogue elle-même qui était la vigne du Seigneur Sabaoth, qu’il a fait sortir d’Égypte, parce que les deux semblent concorder. » 29c jusqu’à ce jour Quand ? = après la résurrection • Ac 10,41 ; →Év. Héb. 7 « Jacques avait fait serment de ne pas manger de pain, depuis qu’il avait bu la coupe du Seigneur et jusqu’à ce qu’il le voie ressuscité d’entre ceux qui dorment. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 « Pourquoi a-t-il bu après sa résurrection ? C’était pour ne point passer pour un fantôme dans l’esprit des plus grossiers. Nombreux sont en effet ceux qui considèrent cela comme une preuve de la résurrection » (739.50). • →Raban Maur Exp. Matt. « C’est comme s’il disait ouvertement : je ne trouverai plus de joie dans les cérémonies charnelles de la synagogue, parmi lesquelles la cérémonie sacrée de l’agneau pascal tenait la première place. Car viendra le temps de ma résurrection, viendra ce jour où me trouvant dans le royaume de Dieu, c’est-à-dire exalté à la gloire de la vie immortelle, je serai inondé avec vous de la joie nouvelle du salut de ce peuple régénéré à la source de la grâce spirituelle » (693.52). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « À partir de ce moment du repas, il ne boit pas de vin jusqu’à ce qu’il devienne immortel et incorruptible après la résurrection. Voici la raison pour laquelle il voulait donner à ses disciples, après la Cène, le sacrement de son corps et de son sang et que nous soyons dans l’obligation de le prendre à jeun : le Seigneur a montré que l’alliance figurative (figurale testamentum) était une loi venant de lui, jusqu’à ce que vienne la vraie. Il a mis alors une terme à la première et a donné le commencement de la nouvelle alliance » (1477B). • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. : Les récits d’apparition du ressuscité mentionnent bien qu’il a mangé avec les disciples, non pas qu’il a bu. En fait, boire et manger sont étroitement associés, et on entend généralement l’un avec l’autre. C’est ainsi que se comprend le témoignage de Pierre en Ac 10,41 : « nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection. » = au retour de Jésus à la fin des temps • *bib29c ; Paul ; →Did. ; →Anaph. Addaï Mari ; →Éphrem le Syrien Hymn. az. 17,8-12 font de l’Eucharistie un moment d’anticipation eschatologique. • →Jérôme Comm. Matt. (cf. →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,43) : Quand les Juifs (= l’ancienne vigne) seront incorporés au Christ, avec les Gentils, « alors le Seigneur boira de leur vin ».

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29c nouveau = avec un corps immortel • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 « D’une manière nouvelle, c’est-àdire qui nous est étrangère, non dans un corps passible, mais bien dans un corps immortel, incorruptible, n’ayant plus besoin d’aliments. Une fois ressuscité, ce n’était plus par besoin qu’il buvait et mangeait : le corps n’avait plus besoin de cela ; c’était pour manifester la réalité de la résurrection » (739.60). • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,43 « Entendons que le premier fruit symbolise ce qui est ancien, puisque le second est appelé un fruit nouveau. Puisqu’en effet le Seigneur avait pris de la lignée d’Adam, qui est appelé le vieil homme, un corps qu’il devait livrer à la mort dans la passion (d’où le mystère du vin, symbole de son sang), quel autre nouveau fruit de la vigne devons-nous comprendre, sinon l’immortalité des corps renouvelés [par la résurrection] ? Car quand il dit : “Je le boirai avec vous”, c’est à euxmêmes qu’il promet la résurrection des corps qui doit revêtir d’immortalité ; “pour vous” ne veut pas dire qu’elle aura lieu au même moment, mais qu’elle est un renouvellement semblable. C’est ainsi que l’apôtre dit que nous sommes ressuscités avec le Christ, de sorte que l’espérance de l’avenir produit une joie qui est déjà présente. Et en disant du fruit de la vigne qu’il sera “nouveau”, il veut dire que ressusciteront par un renouvellement céleste les mêmes corps qui aujourd’hui sont mortels par leur vétusté terrestre » (= →Raban Maur Exp. Matt. 693.60 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Isho‘dad de Merv Comm. Matt.). = avec ceux qui ont été renouvelés • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,930 « Parce que, quand il promit qu’il boirait dans le royaume, il montra que ce ne serait cependant pas sans eux, mais avec eux qu’il boirait le vin nouveau dans le royaume de son Père. Parce que le vin nouveau, seuls ceux qui ont été renouvelés peuvent le boire. Par contre, les anciens ne prennent pas de choses nouvelles, et les nouveaux eux-mêmes ne le peuvent pas non plus, si ce n’est avec le Christ ; comme le Christ ne le peut, si ce n’est avec eux. » 29c royaume = la résurrection • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 (739). = la vie éternelle • →Raban Maur Exp. Matt. 693.56. = la foi des croyants • →Jérôme Comm. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,925. = les quarante jours après la résurrection • →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. = l’Église présente • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,925 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. = l’Église eschatologique, après la réunion d’Israël • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,43 « Si l’on entend par ce fruit ancien la vigne dont le Seigneur a bu le calice dans sa passion, les Juifs eux-mêmes, il faut reconnaître également ce même peuple accédant au corps du Christ dans le fruit nouveau de la vie, quand la plénitude des Gentils étant entrée, tout Israël obtiendra le salut. » →Royaume de Dieu/ des cieux

+ Théologie + 29c jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père L’Eucharistie comme repas eschatologique : présence bien réelle de Dieu-avec-nous… Un peu négligée dans la tradition, cette promesse d’une présence eschatologique faite par Jésus physiquement présent au milieu de ses disciples est d’une extrême importance (*pro29c), pour comprendre le rite qu’il vient d’instituer. Mt sait qu’un temps va venir où Jésus ne sera plus avec ses disciples (Mt 9,15 ; 26,11). Il sait aussi que l’Emmanuel terrestre qui a célébré ce dernier repas pour sceller une alliance avec ses disciples (Mt 26,18.20), une fois ressuscité, sera toujours avec eux jusqu’à la fin du monde (Mt 28,20), en particulier dans la célébration de ce repas du Seigneur. Ce que l’Église expérimente dans le temps présent participe déjà de ce qui continuera à la fin du temps (*lit29c). … mais toujours en attente de dévoilement complet L’attente eschatologique n’est donc pas seulement le fait de la →Pâque juive, que viendrait entièrement accomplir la Pâque chrétienne ; elle marque le rite chrétien lui-même, tendu par l’attente du retour glorieux du Christ : les signes eucharistiques sont encore des figures en même temps que la véritable réalité spirituelle de Dieu même. • →CEC 1098 « Les chrétiens et les juifs célèbrent la Pâque : Pâque de l’histoire, tendue vers l’avenir chez les juifs ; Pâque accomplie dans la mort et la résurrection du Christ chez les chrétiens, bien que toujours en attente de la consommation définitive. » • →Méliton de Sardes Pascha 2.4.7 « Le mystère de la Pâque est ancien et nouveau, provisoire et éternel, corruptible et incorruptible, mortel et immortel. […] La loi est ancienne mais le Verbe est nouveau ; la figure est provisoire mais la grâce est éternelle ; la brebis est corruptible, mais le Seigneur est incorruptible, lui qui a été immolé comme l’agneau et qui ressuscita comme Dieu. […] La loi est devenue le Verbe et, d’ancienne, elle est devenue nouvelle (l’une et l’autre sorties de Sion et de Jérusalem), le commandement s’est transformé en grâce, la figure en vérité, l’agneau est devenu fils, la brebis est devenue homme et l’homme est devenu Dieu. » • →Grégoire de Nazianze Or. 45,23 « Nous allons participer à la Pâque. Cette participation sera, maintenant encore, en figure, par le sacrement. Toutefois, ce sacrement sera plus parlant que dans la loi ancienne, car le banquet pascal, j’ose le dire, était lors très obscur : c’était une préfiguration. Mais bientôt, la Pâque sera plus parfaite et plus pure, car le Verbe y boira avec nous le vin nouveau dans le royaume de son Père. Alors, en effet, Il nous révélera et nous enseignera ce qu’il nous a montré jusqu’ici de façon restreinte. Car elle est toujours nouvelle, la Pâque que nous pouvons connaître aujourd’hui. […] Quant à nous, participons à la loi, mais à la lumière de l’Évangile et non pas selon la lettre ; de façon parfaite et non ébauchée ; pour toujours et non pas pour un moment. Ayons pour capitale non pas la Jérusalem d’en bas mais la cité d’en haut […]. Offrons en sacrifice, non pas de jeunes taureaux [… mais] un sacrifice de louange sur l’autel céleste, en union avec les chœurs du ciel. Ce que je vais dire va plus loin : c’est nous-mêmes que nous devons offrir à Dieu en sacrifice ; offrons-lui chaque jour toute notre activité » (PG 36,653-656).

+ Mystique + + Littérature + 29bc ce produit de la vigne + nouveau Vin sans âpreté • →Baudouin de Ford Alt. 2,1 « C’est comme s’il disait : Jusqu’à présent je mettais ma joie à œuvrer le salut du monde, comme jusqu’à présent il le fallait. En tout cela j’ai mis ma joie, et j’ai bu le vin d’allégresse, car “mes délices sont d’être avec les fils des hommes” (Pr 8,31). Mais ce n’était pas encore le vin nouveau, le vin doux. La douceur s’y mêlait à l’âpre peine que je sens encore. Désormais, c’est-à-dire après ma passion imminente, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’à ce jour, celui de ma glorification ; alors je le boirai avec vous, nouveau, débarrassé de son âpreté, plein de douceur. […] Vous aussi vous boirez avec moi, lorsque je vous abreuverai du torrent de mes délices [cf. Ps 36,9] » (1,183).

29b je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne Le grotesque au service de la controverse • →Dumoulin Anatomie « IX. Jésus-Christ a appelé ce qui était dans le calice “fruit de la vigne”, disant : “Je ne boirai plus de ce fruit de vigne”. Au contraire l’Église romaine enseigne que ce qui est dans le calice n’est point fruit de vigne, ains [= mais] du sang. Et dit que dans le calice est non seulement le vrai sang de Jésus-Christ, mais aussi que son corps y est, et son âme, et sa divinité, et que le corps est tout entier en chaque goutte du calice. Dont s’ensuit (et l’Église romaine le croit ainsi) que Jésus-Christ a bu sa chair et avalé son âme et son corps, et s’est mangé soi-même, et a eu sa tête dans sa bouche » (6).

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29c jusqu’au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père 17e siècle Un vrai banquet transformé à cause des abus • →Bossuet Méditations « Attendons-nous donc à ce repas éternel, où le pain des anges nous sera donné à découvert, où nous serons enivrés et transportés de la volupté du Seigneur et des ravissantes délices de son amour. Le festin de Notre-Seigneur en était l’image ; et pour imiter son exemple, c’était aussi dans des festins que les premiers chrétiens célébraient l’Eucharistie, comme saint Paul le fait bien voir dans la première Épître aux Corinthiens [1Co 11,20-34]. Le festin de l’Eucharistie conserva toujours cette forme primitive, jusqu’à ce que les abus la firent changer ; mais elle n’en a pas moins pour cela la force d’un banquet d’union et de société entre les frères et d’espérance pour le repas éternel de Dieu. Fréquentons donc ce sacré repas de l’Eucharistie, et vivons en union avec nos frères. Fréquentons-le et nourrissons-nous de l’espérance de la joie céleste » (370-372). Une nourriture symbole de vérité incréée : vers la communion du Ciel • →Quesnel Réflexions « La communion du corps et du sang de JésusChrist est un gage de la communion du ciel. - - Jésus ressuscité est un homme tout nouveau, le Prêtre, la victime et le sacrifice de l’éternité. - Toute l’Église renouvelée par la participation de sa gloire et réunie à lui comme à son chef, offrira avec lui et en lui ce sacrifice, et y communiera en se nourrissant de la vérité incréée, le pain et le vin des élus. Quand sera-ce, ô mon Dieu ? » (373). 20e siècle Récapitulation de l’histoire du salut, en attente de la fin absolue • →Claudel Croix « Le Fils de l’Homme entouré de son Église consomme, absorbe en Lui-même sous les espèces solide et liquide toute la Création, toutes les figures de l’Ancien Testament. Je ne mangerai plus, dit-il au-dessus de la nourriture, cette Pâque, ce viatique, cette ration du voyageur qui lui sert à aller au-delà, cet aliment du désir, jusqu’à ce qu’elle soit remplie dans le Royaume de Dieu. Et au-dessus de la coupe : Prenez-la et divisez-la entre vous, partagez-vous suivant vos besoins propres et suivant les offices d’une charité fraternelle, la vertu d’expression commune qui s’y trouve renfermée […]. Quant à moi, je ne boirai plus de la génération de la vigne, je cesserai de m’alimenter suivant le mode temporel au cep humain, d’y puiser à travers les générations successives le support de mon incarnation, jusqu’à ce jour, ajoutent Matthieu et Marc, où je le boirai nouveau dans le Royaume de Dieu, c’est-à-dire où, au travers de la figure, je tirerai à Moi la réalité » (477-478). + Musique + 29 Additions : offrande du cœur éperdu de reconnaissance Juste après ces paroles, →Bach Passion cherche à prolonger la méditation de l’auditeur en plaçant un récit et un air. Il s’agit d’une prière où l’âme exprime des sentiments d’amour et d’abandon envers son Sauveur. L’accompagnement des deux hautbois d’amour symbolise les remous du cœur et la volonté de l’élever vers le Sauveur ou, au contraire, de le plonger (versenken) en lui. • Récit Wiewhol mein Herz « De même que mon cœur fond en larmes quand Jésus prend congé de moi, de même son testament me rend tout joyeux : sa chair et son sang, inestimables trésors, il les remet entre mes mains. De même que, dans le monde, il ne fit jamais aucun mal aux siens, de même il les aima jusqu’au bout. »

• Air Ich will dir mein Herze schenken « Je veux t’offrir mon cœur ; descends-y, mon Sauveur. Je veux me plonger en toi. Si le monde est pour toi trop petit, ah, alors tu seras pour moi seul plus que le monde et le ciel. Je veux t’offrir mon cœur ; descends-y, mon Sauveur. »

+ Danse + 29 Chagrin intense avant l’imminente séparation →Neumeier Passion • Pendant le récit, solo féminin de forme classique. Telle l’oisillon cherchant à rejoindre son nid, la Femme Mystique exprime des sentiments variés où alternent sérénité et inquiétude (dont **développés, **arabesques, **pirouettes, **petits pas courus en toutes directions). • Sur l’air, lente ronde hiératique des apôtres, comme au début du ballet. Au cœur de cette ronde, on aperçoit Jésus en posture méditative, paumes ouvertes en appui sur ses genoux. Se détachant du cercle, les siens vont, par des trajectoires variées, des gestes mécaniques ou d’amples mouvements individuels, pas de deux ou de trois, frénésie, entre grâce néoclassique et transe primitive, essayant de comprendre, de clamer leur désolation sans effet, arrachant de leur bouche un cri muet saisissant — l’image saisissante du Cri de Munch vient alors à l’esprit. Ou encore semblant vouloir en arracher ce Pain — pain de larme et de douleur qui vient de leur être donné, ou s’arracher le cœur pour le lui donner — pressentiment d’un malheur incommensurable. Neumeier lui-même dit s’être inspiré de l’extraordinaire Hymnus Christi dans →Ac. Jn. (*ptes28,10c). Le Christ appelle ses disciples à former un cercle autour de lui et à répondre « Amen » aux phrases qu’il va chanter : « Je veux jouer de la flûte, dansez tous ! — Amen. — Je veux chanter une complainte, frappez-vous tous la poitrine ! — Amen. […] — Celui qui ne danse pas ignore ce qui se passe. — Amen. […] — En répondant à ma danse, vois-toi en moi qui parle, et, voyant ce que je fais, garde le silence sur mes mystères. Toi qui danses, comprends ce que je fais, car elle est tienne, cette souffrance de l’Homme que je dois endurer » (→Ac. Jn. 95-96). Suit le récit de la crucifixion. 29c jusqu’à ce jour La petite fleur espérance →Neumeier Passion • Comme une fleur qui éclorait par miracle, en un mouvement soudain, le cercle s’élargit de toute la taille des corps, se redressant debout en se donnant la main en ronde — en tension Jésus seul demeurant assis au sol, comme écartelé dans la ronde qu’ils vont lancer, avant de se fermer hermétiquement sur lui, invisible en leur centre. • La Femme Mystique s’approche sur ses pointes, elle cherche à voir Jésus, mais ne peut pénétrer le rempart des disciples, réunis en grappe autour de lui. + Cinéma + 29 Énonciation : Jésus Apaisé et heureux • →Pasolini Matteo : Jésus s’adresse au spectateur, son regard vers la caméra renvoyant visuellement au dernier plan du film : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des temps. » *cin28,18-20 : Pasolini Serein • →van den Bergh Matthew : Dans un plan rapproché intercalé pendant la communion au calice, Jésus pose la main sur l’épaule de son voisin de droite, regardant tous ses disciples.



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La passion selon saint Matthieu

26,30-35 En route vers le mont des Oliviers

Byz TR Nes 30

V

S

Et ayant chanté des louanges, ils Et après avoir dit l’hymne, ils Et ils chantèrent des louanges et ils sortirent vers le mont des Oliviers. sortirent vers le mont d’Oliveraie. sortirent vers le mont des Oliviers.

30-35 En route vers le mont des Oliviers Mc 14,26-31 ; Lc 22,39 ; Jn 13,36-38 – 30 le mont des Oliviers 2S 15,30

+ Propositions de lecture +

+ Grammaire +

30-56 Triptyque de l’arrestation Sens Sur le thème général de l’impossibilité de suivre le messie souffrant, la réaction de Pierre et des disciples à la prophétie de leur dispersion illustre d’abord l’impossibilité de comprendre le messie ; leur sommeil durant son agonie illustre celle de veiller avec lui ; leur fuite enfin celle de l’accompagner dans son supplice. Composition • Une conversation en chemin (mais *gra30) prédisant la défection des disciples (v.30-35) encadre • le grand tableau de l’agonie à Gethsémani (v.36-46) • avec la scène de l’arrestation de Jésus et de la fuite de tous, une fois la troupe arrivée (v.47-56).

30 vers Préposition spatiale (eis) permet de penser que la conversation a lieu : • ou bien en chemin vers le mont des Oliviers, • ou bien une fois arrivé au mont ; eis suggérerait alors l’entrée dans un lieu plutôt que la direction.

30-35 Conversation en chemin Sens Dans le miroir de la Providence symbolisé par l’Écriture citée par Jésus, ce dialogue est un concentré de tout l’Évangile. Jésus sera trahi, frappé à mort. Il ressuscitera et apparaîtra en Galilée. À la divine prescience de Jésus (*pro32 après que je me serai levé) s’oppose ironiquement (*pro35b avec toi mourir) l’ignorance et la sincérité téméraire de Pierre et des autres disciples (*pro33), qui ne tarderont pas à succomber au →scandale. Comme Judas a succombé à la tentation de la richesse, tel le grain étouffé par les épines (Mt 13,22), ainsi les autres disciples vont fuir au premier signe de persécution, tels des grains tombés sur la pierraille (Mt 13,20-21). Réception Dès la constitution de la mémoire sur Jésus, le personnage de →Pierre attire l’attention (*syn30-35). L’effet d’annonce de la trahison est moins souvent commenté que sa trahison même. Il s’agit pourtant d’un moment décisif de l’identification du lecteur de l’Évangile aux premiers croyants, et au premier d’entre eux. Dans la témérité de Pierre, on voit l’expression d’un grand amour ou d’un grand orgueil (le dernier en particulier chez les réformés : *chr33a). L’opposition entre sa volonté et le décret divin soulève la question de la liberté humaine dans le cadre de la prescience divine (*theo35b).

Texte

+ Procédés littéraires + 30-35 COMPOSITION Chiasme autour de la prédiction de Jésus sur sa résurrection — qui ne trouve aucun écho chez les disciples ! • {ils chantèrent [tous scandalisés cette nuit [le pasteur et les brebis (ma résurrection) tous et moi] cette nuit même tu renieras] tous dirent non}

Contexte + Repères historiques et géographiques + 30 mont des Oliviers Localisation Chaîne de montagnes de 3,5 km de long, située immédiatement à l’est de Jérusalem (cf. Ac 1,12 « un chemin de sabbat »), parallèle à la ville, au-delà de la vallée du Cédron (ca. 60 m audessus), contenant plusieurs collines. Le récit réfère probablement au mont central (altitude 812 m), pour lequel on employa d’habitude le nom « mont des Oliviers » (*hge2S 15,30). + Intertextualité biblique + 30 mont des Oliviers Typologie : Jésus-David • David trahi par son conseiller quitte Jérusalem et emprunte la côte du mont des Oliviers, en pleurant (2S 15,30). • David est persécuté la nuit par douze mille hommes (2S 17,1). Jésus est livré la nuit et peut implorer l’aide de douze légions d’anges (Mt 26,31.53). • Ahitophel a l’intention de faire fuir les compagnons de David (2S 17,2). Jésus est abandonné par ses disciples (Mt 26,31.56). • En outre, Jésus se désigne ici comme berger, ce qui le rapproche encore de David (1S 16,11 ; Ps 78,70 ; *bib31d). *bib27,3-10

+ Vocabulaire +

Reception

30 ayant chanté des louanges Sens contextuel • Gr : humnêsantes ; le verbe humneô exprime l’action de chanter un humnos. Le substantif humnos est employé pour des chants de louange adressés à des divinités. Dans G ces deux mots traduisent, entre autre, le verbe hillēl (« louer ») et le nom tehillâ (« psaume »). • V : hymno dicto est une expression technique pour désigner les chants d’action de grâces après la cène pascale (probablement les psaumes du Hallel : Ps 113-118 ; *jui30).

+ Lecture synoptique + 30-35 Méditation primitive sur Pierre Mt–Mc // Lc–Jn Mt est proche de Mc. Lc et Jn présentent de nombreux points communs qui semblent approfondir le rôle et la mission de Pierre (Lc 22,32 « J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » ; Jn 13,36 « Tu me suivras plus tard ») — preuves de l’intérêt

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particulier des premiers transmetteurs de cet épisode pour la personne, l’attitude et la destinée de Pierre. Mt insiste sur l’importance de la communauté En Mt 16,13-23 Pierre est à la fois institué le chef de la communauté et traité de « Satan ». Pierre montre ici qu’il n’a rien appris depuis le moment où il s’est élevé contre la passion (*pro31b.34c.35b). Il continue à faire obstacle (skandalizô) au Christ. Mû par le même enthousiasme et le même amour brûlant à l’égard de Jésus (ses bonnes intentions), il ne laisse pas s’accomplir les Écritures et cherche encore une fois à s’approprier Jésus. Tant qu’il n’a pas compris la transcendance de la messianité de Jésus, il ne peut pas conformer sa volonté à celle de Dieu. Jn développe cette conclusion en soulignant l’accomplissement de la mission de Pierre. Ce dernier affirme trop tôt qu’il le suivra où qu’il aille : « Pourquoi ne puis-je pas te suivre ? » (Jn 13,37) ; ce qui lui est accordé après la résurrection : « Jésus lui dit : “[…] suis-moi” » (Jn 21,22). Au triple reniement répond la triple affirmation d’amour et la triple injonction de prendre la place du pasteur : « Pais mes brebis » (Jn 21,15-17 ; *chr34c trois fois). C’est alors que s’accomplit la véritable liberté de l’apôtre, qui est celle de la soumission de sa volonté à la volonté du Père : « Quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, […] un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas » (Jn 21,18). Pierre devient alors, et alors seulement, le vicaire du Christ. *pro31d.33bc 30 mont des Oliviers // Mc–Lc Mc 14,26 et Lc 22,39 situent explicitement l’agonie au mont des Oliviers. // Jn Jn 18,1 la situe de l’autre côté du Cédron. Mt–Mc Mt 26,36 et Mc 14,32 précisent le nom du lieu : Gethsémani. + Liturgie + 30 ayant chanté des louanges RITUEL La purification des vases sacrés À la suite de plusieurs grands auteurs chrétiens (*chr30 ayant chanté des louanges), on peut rapprocher ces prières finales des rites d’usage à la fin de la messe. Le respect porté par les prêtres aux parcelles ou à ce qui reste de vin consacré dans le calice a valeur pédagogique pour tous : la purification des vases sacrés se fait avec soin (cf. le ramassage des restes en Mt 14,20 ; Mc 6,43). La pratique de l’autel face à l’assemblée peut souligner la maladresse des célébrants et ne rend pas toujours ce rite facile ; on peut donc le faire à la crédence, voire le reporter après la messe. + Tradition juive + 30 louanges Durant le repas pascal On adresse des louanges à Dieu (→Philon d’Alexandrie Spec. 2,148 ; →Jub. 49,6). La forme hîmnôn translittérée du grec en hébreu est utilisée dans la littérature rabbinique pour désigner une partie du Hallel (composé des Psaumes 113 à 118 : →m. Pesaḥ. 10,6-7). Avant de boire la deuxième coupe, on récite une première partie du Hallel et, à la fin du repas pascal, après avoir bu la quatrième coupe, on récite la deuxième partie. →Pâque juive 30 ils sortirent Mouvement légitime Aller à Gethsémani n’est pas une transgression d’Ex 12,22 (interdiction de quitter la maison pendant la nuit de Pesah), car les rabbins permettent de manger en un lieu et de passer la nuit en un autre lieu (→t. Pesaḥ. 8,11-17). Horaire Il est courant de dire que le repas de l’agneau pascal se termine à minuit (→m. Zebaḥ. 5,8 ; →m. Pesaḥ. 10,9), ou avant (→Jub. 49,12 : avant la troisième partie de la nuit). Jésus et ses disciples ont pu atteindre Gethsémani vers 21h, quelques heures après le coucher du soleil. En fait, il est probable que la limite de minuit a été fixée par les rabbins à une date plus tardive (2e s.).

Certaines sources évoquent explicitement une consommation de l’agneau qui pourrait avoir lieu jusqu’au matin (→m. Ber. 1,1 ; →MekRI Ex 12,10). Le rite originel consistait à veiller pendant toute la nuit, étudier les règles de Pesah jusqu’au cri du coq (→y. Pesaḥ. 10,11-12) afin de pouvoir réciter Ps 114,1 sur la sortie d’Égypte au moment du chant du coq (opinion de l’École de Shammai : →y. Pesaḥ. 10,9). C’était la réactualisation de la libération des hébreux qui avaient quitté l’Égypte au lever du jour. Le Seder originel suivait vraisemblablement cet ordre : repas de fête, puis récitation du maggîd, puis consommation de l’agneau. →Pâque juive + Tradition chrétienne + 30 ayant chanté des louanges Harmonisation évangélique • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Il faut peut-être comprendre cet hymne que le Seigneur chantait tout en rendant grâce à son Père comme le signale Jean [cf. Jn 17], comme un hymne dans lequel il priait pour lui, pour ses disciples et pour ceux qui croiraient en lui » (1471D). Selon la liturgie juive ? • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « D’après l’usage des Juifs ce jourmême, avant la Cène, il a chanté les psaumes à partir du 112e (“Serviteurs, louez le Seigneur”) jusqu’au milieu du 113e (“Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous”) et après le repas le reste jusqu’au psaume 118 ; à moins qu’il ne s’agisse de cette prière que rapporte Jean, celle qu’il a prononcée avant l’arrestation » (1477C ; = →Maldonat Comm. ev. 1,570 ; →Lapide Arg. Matt. 486 ; →Bucer Enarr. Matt. 191d ; →Musculus Comm. Matt. 562). *jui30 Rétroprojection des liturgies chrétiennes primitives ? Les premiers auditeurs ou lecteurs de ce récit ont pu penser aussi aux hymnes qu’ils chantaient durant ou après la →fraction du pain (1Co 14,26 ; Ep 5,19 ; Col 3,16). Exemple de piété à suivre • →Origène Comm. Matt. 86 (199.26) ; • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 « Qu’ils écoutent ceux qui, après avoir mangé comme des cochons, se contentent de repousser du pied la table [au sens propre : tên trapezan tên aisthêtên] et se lèvent dans les vapeurs de l’ivresse, alors qu’il faudrait rendre grâces et finir par un hymne. Écoutez aussi, vous qui n’attendez pas la dernière oraison lors des mystères, celle qui est le symbole de l’action de grâces. Le Seigneur a rendu grâce avant de donner [le pain] aux disciples, pour que nous aussi nous rendions grâce ; et il a rendu grâce et chanté les hymnes après, pour que nous aussi nous fassions la même chose » (740.16). • →Jérôme Comm. Matt. « C’est ce que nous lisons dans un psaume : “Tous les riches de la terre ont mangé, puis adoré” (Ps 22,30). Suivant cet exemple, celui qui s’est rassasié du pain du Sauveur et enivré de sa coupe peut louer le Seigneur et monter au mont des Oliviers » (= →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 445 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1015). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La cène a d’abord eu lieu ainsi que le repas matériel, après lequel nous devons rendre grâce à Dieu et le louer (Ps 22,27). De même, après ce repas, il y eut une cène sacramentelle, après laquelle nous devons aussi rendre grâce. […] C’est ainsi que ce qui est dit à la messe après la communion représente cet hymne. Les fidèles doivent donc attendre jusqu’à la fin de la messe afin d’entendre cet hymne. » • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,290 évoque une action de grâces « pour l’institution du sacrement ». →Institution et sacrement de l’Eucharistie 30 vers le mont De hauteur en hauteur • →Origène Comm. Matt. 86 « D’une hauteur [= la dernière Cène], [Jésus] les élève à une autre hauteur, car le vrai fidèle ne peut rien opérer de grand tant qu’il reste dans la vallée » (199.29 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1071 « parce que le Seigneur très bon les conduit toujours de vertu en vertus »). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,2 « Une fois consommée toute la puissance des mystères divins, ils sont emportés vers la gloire céleste dans une joie et une allégresse communes. »

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• →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 « Il se rend disponible pour se faire arrêter, pour ne pas paraître se cacher ; il se hâte d’arriver au lieu que Judas aussi connaissait » (740.21). 30 le mont des Oliviers = le mont de la miséricorde puisque l’olive est le symbole de la paix à cause de la douceur salutaire de l’huile (→Origène Comm. Matt. 86 [200.1] ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1080 « là où se trouve le soulagement des peines, le repos de la douleur, et la connaissance de la vraie lumière » ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.).

prédiction du reniement de Pierre ne fut que peu représenté. Relaté chez Mc et Lc, sensiblement dans les mêmes termes que chez Mt (*syn30-35), il repose sur un dialogue dont la transcription visuelle est hasardeuse. Comme l’épisode des préparatifs du repas pascal (*vis17-19) — dont le mode littéraire est semblable — il figure cependant dans des bibles et recueils illustrés, notamment ceux de : • Jérôme Nadal, Evangelicae historiae imagines (1593-1594) ; • Johann Christof Weigel, Biblia ectypa (1695) ; • James Tissot, The Life of Our Lord Jesus Christ (1886-1894).

+ Mystique +

+ Musique +

30 ayant chanté des louanges En son nom et en notre nom • →Chardon Passion 1 « Considérez la joie de l’esprit, la ferveur du cœur et la voix mélodieuse du sacré Sauveur, qui chante un Hymne qu’il compose à la gloire de son Père, auparavant que commencer sa Passion. […] C’était trop peu, pour son amour, de nous combler des biens qui surpassassent nos espérances, s’il ne nous eût acquitté du devoir de les reconnaître, suppléant dans le mérite de sa Personne, le pouvoir qui nous manquait de le faire dignement. Mon Dieu ! y eut-il, et y aura-t-il jamais cœur obligeant de si bonne grâce ? Toutefois les louanges de son âme avec les bénédictions de sa bouche ne sont pas tant des acquis pour nous, que des sacrifices d’actions de grâce qu’il présente pour soi-même. Il mettait la gloire de souffrir à un prix si haut, qu’il prévient les tourments par sa gratitude » (1-2).

30 sortirent Rhétorique musicale du mouvement Dans →Bach Passion le rapide mouvement ascendant de la basse continue se poursuit dans le récitatif de l’évangéliste gingen sie hinaus (« sortirent »), et traduit ici la montée des disciples au mont des Oliviers.

+ Littérature +

30 ils sortirent Qui et comment ? Jésus et Jean • →Zecca Passion : Jésus sort en tenant Jean par l’épaule. • →Pasolini Matteo : Discrètement, dans la pénombre, Jésus marche main dans la main avec Jean, geste d’amitié. Judas, puis Jésus, rencontrant Marie • →DeMille King : Judas sort avant les autres et croise Marie qui se tient assise, à la porte. À l’intérieur, Jésus prédit le reniement de Pierre (*cin3435 : DeMille) et donne sa paix (en prononçant Jn 16,33), avant de sortir à son tour, suivi de ses disciples. Il embrasse sa mère, qui lui propose de retourner à Nazareth avec elle, loin de ses ennemis, mais Jésus lui rappelle la nécessité de son sacrifice (citant Mt 20,28). Pierre est le dernier à quitter la salle du repas. Il approche une dernière fois de la coupe avant de sortir. Celle-ci se met à briller et une colombe vient voler autour d’elle. Le halo lumineux entourant la coupe est le dernier point de l’écran à être englouti par le lent fondu au noir. Insertions : analepse et prolepse • →Stevens Story insère, à ce moment du récit, plusieurs plans assez courts : Pilate et sa femme (*cin27,19b : Stevens), un homme allongé dans le Temple, la tête en bas, sur les marches qui mènent à l’autel des sacrifices (la voix off prononce Mt 18,20), puis Judas recevant chez Caïphe son salaire (*cin14 Alors : Stevens). Tandis que les pièces tombent une à une dans sa main, les prêtres viennent l’entourer et une bande de soldats romains et gardes du Temple se rassemble dans la salle avec des torches. Un montage alterné montre Jésus au début de son agonie, appuyant sa tête contre un arbre (*cin39a : Stevens). La trentième pièce est versée alors que Jésus vient de s’abandonner à la volonté du Père. Judas affirme en se levant ne pas vouloir d’argent, ce qui lui vaut la réponse ironique de Caïphe : « Donne-le aux pauvres, alors », allusion claire à la scène de l’onction (*cin8a : Stevens).

30 ayant chanté des louanges Jésus chanteur • →Prus Théâtre « Jésus entonna l’air de cet hymne spirituel, pour témoigner avec quel amour, avec quel courage, et avec quelle allégresse, il allait au trépas » (34). 30 ils sortirent vers le mont des Oliviers Topographie spirituelle • →La Ceppède Théorèmes « Vers la plage Rosine où le Soleil s’élève, / Loin d’Acre et de Sion le chemin d’un Sabbat, / Vis-à-vis du Calvaire un autre mont s’élève / Toujours vert des honneurs du Minervé combat. - - Ces feuilleux arbrisseaux ennemis du débat, / Ce mont qui dans Cédron ses racines abrève, / Où l’humble solitude aux soucis donne trêve, / Étaient de notre Amant le coutumier ébat. - - Il y avait au pied de ce mont une terre / Dite Gethsémani, et dedans, un parterre / Où le Sauveur s’en va loin du peuple et du bruit. - - Ô voyage, ô village, ô jardin, ô montagne, / Si dévot maintenant le sauveur j’accompagne / Permettez qu’à ce coup je goûte votre fruit » (78-79). • →Selve Œuvres spirit. (« Sur l’arrivée de Jésus-Christ au mont d’Olivet ») « Vois mon âme aujourd’hui la sainte colombelle / Qui cueille de l’olive un rameau verdissant, / Pour montrer que ces eaux vont ores s’abaissant / Qui noyèrent d’Adam la race criminelle. - - Vois le Samaritain plein d’amour et de zèle / Au mont des Oliviers, les olives pressant / Pour faire l’huile saint, dont il va guérissant / Du pauvre homme navré mainte playe mortelle. - - Il est l’oint du Seigneur, qui veut oindre les siens, / Le Christ qui fait le chrême, et qui nous fait chrétiens, / Prenant pour lui le fruit vert, amer, et moleste. - - Il est notre grand Roi, qui sacré en la croix, / De l’huile, et des rameaux nous veut comme rois / Sacrer, et couronner au royaume céleste » (81). + Arts visuels +

+ Danse + 30 sortirent Fin de l’adoration eucharistique ? →Neumeier Passion • Les apôtres se prosternent en métanies en rond autour du maître. Les Personnes viennent rejoindre Jésus, qui annonce avec majesté la fuite prochaine de tous les disciples. + Cinéma +

30-35 Prédiction du reniement de Pierre Alors que l’épisode du reniement proprement dit suscite des créations artistiques variées (*vis69-75), celui de la



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Texte + Vocabulaire + 31b.33bc scandalisés Terme récurrent Comme en Mt 24,10 : « faire défaut » ou « perdre la foi ». Les disciples vont vivre le →scandale religieux de voir succomber sans résistance celui qu’ils tiennent pour le messie (Mt 16,16), dont ils attendaient le triomphe prochain (Mt 20,21). 31d je frapperai Sens fort Pataxô traduit le hiphil ḥikkâ’ (de nkh) qui signifie souvent plus que frapper : « porter un coup mortel ». 34c renieras Nuance positive S : kpr signifie aussi « couvrir, expier, pardonner ».

32 après que je me serai levé ELOCUTIO Double entendre Le choix du verbe egeirô, ici comme ailleurs dans l’évangile, joue sur le double sens de « se lever » et de « ressusciter » (*gra32). NARRATION Prolepse d’un dénouement heureux Jésus fait ici un dernier écho aux →annonces de la passion/résurrection qui ont jalonné son ministère.

32

Mais après que je me serai levé V j’aurai ressuscité, je vous précéderai en Galilée.

33 a b

Répondant, Pierre lui dit : — Byz V S TRMême si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé Sà ton sujet.

32 je vous précéderai RHÉTORIQUE Métaphore pastorale filée ? Plus que l’antécédence dans l’espace ou dans le temps, le verbe proagô file peut-être discrètement la métaphore du berger (*pro31d.33bc) : Jésus ressuscité conduira de nouveau son troupeau (*bib32 ; *chr32). En plus, la métaphore de la marche derrière quelqu’un désigne l’activité du disciple qui suit son maître. Néanmoins, il n’est pas sûr que les bergers marchent devant leurs troupeaux (*mil32) !

c d

35a répond Présent de narration *pro35a

31b.34c.35b scandalisés + renieras + renierai COMPOSITION Écho Le passage fait allusion précise à la confession de Pierre en Mt 16,23-24, qui associait déjà la racine skandalet le verbe aparneomai au moment où Jésus réprimandait Pierre qui refusait d’avance le scénario de sa Pâque : Pierre lui est cause de scandale et les disciples doivent se renier eux-mêmes. Pierre semble avoir retenu la leçon, mais… NARRATION Caractérisation de Pierre, à la fois courageux et peureux comme lors de la tempête sur le lac (Mt 14,28-31).

31d pasteur RHÉTORIQUE Métaphore filée Le symbolisme est évident depuis Mt 9,36 : Jésus est le pasteur, les disciples (et plus généralement la nation entière) le troupeau (Mt 10,5-6).

Byz V S TR Nes

32 je me serai levé Ou « je serai levé » — Forme verbale ambivalente Gr : egerthênai ; le verbe egeirô est ici à l’aoriste moyen de forme passive et de sens réfléchi. De même le peal syriaque q’m peut désigner l’un et l’autre sens. *theo32

+ Procédés littéraires +

31d.33bc pasteur + brebis + tous + moi NARRATION Parallélisme antithétique Pierre pense échapper seul à la lâcheté commune prédite par Jésus. Il se place par là en dehors du « troupeau » des disciples, donc plutôt du côté du pasteur. PRAGMATIQUE Ironie Mais il est trop tôt pour Pierre de jouer les pasteurs, comme le montrera la suite (cf. le passage de Mt 26,69-75 avec celui de Jn 21,15-19).

Alors Jésus leur dit : — Tous vous serez scandalisés V souffrirez un scandale à mon sujet cette nuit, car il est écrit : — Je frapperai le pasteur et les brebis du S de son troupeau seront dispersées.

31 a b

+ Grammaire +

35b non, je ne te renierai pas Négation renforcée ? Dans le grec classique ou mê devant un verbe à l’indicatif futur ou au subjonctif aoriste est plus emphatique qu’une négation simple. Dans le NT cette emphase est moins évidente.

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c 34 a b c

35 a b c

Jésus lui déclara : — Amen je te dis que cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras. Pierre lui répond : — Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas. Autant en dirent tous les disciples.

31b Tous vous serez scandalisés Mt 11,6 ; Jn 16,1 ; →Scandale – 31d frapperai Is 53,8 – 31d Pasteurs coupables Jr 23,1-2 – 31d Brebis dispersées Mt 9,36 ; 10,6 ; Nb 27,17 ; 1R 22,17 ; Jr 51,23 ; Ez 34,5-6.8 ; Za 10,2 ; 13,7 – 32 je vous précéderai Ex 13,21 ; Is 45,2 ; Mi 2,12-13 ; Jn 10,4 – 32 // Mt 28,7.10 ; cf. Jr 31,10 – 33bc La bouche du pécheur Si 1,29-30 ; 19,16 ; 20,18 ; 23,8 – 34 // Mt 26,75 ; cf. Pr 8,1213.33-34 ; 11,2 – 35b Entêtement Pr 12,15 ; 13,18 ; 15,5.31 ; *ref33bc ; cf. Pr 26,1112 – 35c Disciples présomptueux Mt 13,51 ; 20,22 ; Pr 16,18 ; Jn 11,16 ; cf. Mt 26,56.69-75

31b.34c cette nuit + cette nuit même — RHÉTORIQUE Anaphore avec intensification dramatique dans la précision du moment, que souligne encore l’usage du tote (« alors »), accentuant l’imminence et la gravité du reniement de Pierre par rapport à la défection des autres disciples. *jui31b.34c ; *litt31b.34c 31c car il est écrit NARRATION Qualification divine mais paradoxale du héros La prophétie de Za 13,7 est placée dans la bouche de Jésus, qui partage ainsi la prescience divine.

33 NARRATION Quiproquo Pierre ne réagit qu’à la prédiction de la défection des disciples. L’ultime annonce de la résurrection par Jésus n’est pas mieux comprise que les précédentes. 33bc.35b à ton sujet + moi + Me + avec toi + je + te RHÉTORIQUE Conduplication sur les pronoms Le discours de Pierre rapproche « à ton sujet » (en soi) et « moi » (egô) ; « Me… avec toi » (me sun soi) ; « non, je ne te » (ou mê se ; doublé par le jeu des assonances de m et s). Dans sa volonté de se rapprocher de Jésus, Pierre se désolidarise de l’ensemble de la communauté (« tous »/ « moi »). *pro31d.33bc

PRAGMATIQUE Ironie Pierre cherche à créer un espace moi-Jésus coupé des autres, alors que Jésus annonce avec Za 13,7 que sa passion doit l’opposer à l’ensemble des disciples ! Il y a là une grande ironie (*litt33bc.35b). Ce moment n’est que temporaire. Si la passion le sépare des disciples qui se dispersent (berger/troupeau), lui-même les précèdera en Galilée où la réunion avec eux est attendue. Le Christ et ses disciples seront réunis définitivement au dernier v. de Mt :

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La passion selon saint Matthieu

« Moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle. » →Apophatisme chrétien ; →Silence et parole de Jésus ; →L’Évangile selon Matthieu et Israël 35a répond NARRATION Caractérisation de Pierre Le présent de narration (*gra35a) souligne sa vivacité (et sa témérité). 35b avec NARRATION Réitération Le début du récit de la passion fourmille d’expressions de l’accompagnement (meta) exprimant la communauté de destin : Mt 26,11.18.20.23.29.36.38.40.51.69.71.

31d le pasteur Typologie Jésus est le →berger, comme Abel (Gn 4,2), comme Abraham (Gn 13,2), comme Isaac (Gn 26,20 ; →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac), comme les Israélites (Gn 37,2 ; 46,32-34), comme Moïse (Ex 3,1 ; →Typologie mosaïque) et surtout comme David (*bib30). 32 je vous précéderai Motif : métaphore pastorale ? Tel le Seigneur aidant Judas Maccabée et ses compagnons à restaurer la cité et le Temple (2M 10,1 proagontos). *pro32 35 Thème : promesse non tenue Les disciples ne tiendront pas plus leur serment que le peuple ses promesses de fidélité au Sinaï (Ex 19,8).

35b avec toi mourir COMPOSITION Écho antithétique Pierre se contredit car il s’était opposé catégoriquement à l’idée que le messie puisse mourir (Mt 16,21-23). PRAGMATIQUE Ironie Jésus sera accompagné dans la mort, mais par deux malfaiteurs anonymes (Mt 27,38.44).

31d Je frapperai le pasteur et les brebis du troupeau seront dispersées Citation • →CD-A 19,7-9 cite M-Za 13,7 (*bib31d frapperai) à propos du maître de justice.

Contexte

Reception

+ Repères historiques et géographiques +

+ Lecture synoptique +

32 Galilée Localisation Région septentrionale de la Palestine. À l’est, sa frontière se forme par le Jourdain depuis le territoire de Scythopolis jusqu’au lac Hulé ; à l’ouest, par la bande côtière de Tyr à Gaba. On peut y distinguer cinq régions géographiques : • (1) la plaine côtière, • (2) la Haute-Galilée, • (3) la Basse-Galilée, • (4) la plaine de Yizréel (de Beth Shéân au mont Carmel), qui marque la limite avec la Samarie, • (5) la vallée du Jourdain.

31-32 Prophéties communes Conservées dans les diverses traditions évangéliques (*ref30-35), elles semblent aussi anciennes que le récitatif de la passion.

+ Milieux de vie + 32 je vous précéderai AGRICULTURE Les bergers (*pro32) en Palestine marchent plutôt derrière leurs troupeaux (*chr32). 34c le coq chante TEMPORALITÉS Indication ancienne de la division du temps durant la nuit, où l’usage d’horloges à eau n’est pas fréquent. *anc34c + Textes anciens + 31d dispersées Quand les chefs sont abattus les troupes se dispersent (→Arrien Anab. 4,24,4-5). 34c le coq chante Division du temps • →Macrobe Sat. 1,3,12 divise ainsi les heures nocturnes après minuit : chant des coqs (gallicinium) / silence des coqs (conticuum) / aurore (diluculum ; cf. →Pollux Onom. 1,70). *mil34c + Intertextualité biblique + 31b.33bc scandalisés →Scandale/scandaliser dans les Écritures. 31d frapperai Citation M-Za 13,7 dit « Frappe le berger et les brebis se disperseront ». Mt cite une autre version, peut-être le ms. grec A ? (à moins que ce ms. n’ait été lui-même influencé par notre passage ?), et transforme l’impératif en un futur (« Je frapperai » ; cf. Ex 12,13 ; 2S 17,2) pour ré-activer la prophétie. Le décalage charge Dieu de la responsabilité de l’attaque contre le pasteur : Dieu a « prévu » le scénario tragique qui va suivre (cependant, dans son contexte déjà, Za semble envisager le martyre d’un messie davidique eschatologique). →Jésus-berger : un héritage prophétique chez Mt ; →Zacharie dans l’Évangile

+ Littérature péritestamentaire +

34c avant que le coq chante Mt–Lc–Jn // Mc Mt donne la même indication que Lc 22,34 et Jn 13,38. Mc 14,30 précise « avant que le coq chante deux fois ». *chr34c + Liturgie + 31-32 Antienne à Magnificat des 2es vêpres du dimanche des Rameaux Scriptum est enim : Percutiam pastorem, et dispergentur oves gregis ; postquam autem surrexero, praecedam vos in Galilaeam ; ibi me videbitis, dicit Dominus. Cf. →AM 1,192. L’antienne à Magnificat des 2es vêpres du dimanche des Rameaux met en musique la double prophétie du Seigneur en Mt 26,31-32 : l’annonce du scandale de sa passion suivie de la fuite des apôtres et — dans un sommet musical d’une clarté incomparable — celle de sa résurrection accompagnée de la promesse de sa venue en Galilée et de sa rencontre avec les disciples : là vous me verrez (cf. Mt 28,7), parole de l’ange aux femmes le matin de Pâques que l’auteur de l’antienne grégorienne met sur les lèvres du Seigneur. Une semaine avant Pâques, l’Église nous donne déjà un avant-goût des joies de la résurrection. Le mystère pascal s’y trouve admirablement résumé, éclairé par le regard du Seigneur qui voit loin et nous établit dans une espérance invincible. Du point de vue musical, cette antienne est tout à fait remarquable. 1re phrase : • jusqu’à pastorem (« Il est écrit en effet : Je frapperai le pasteur ») : 1re et 2e incises très liées par la mélodie, début sur fa se terminant avec petite cadence sur FA : simple récitatif avec attirance du fa. On a l’impression de quelque chose de bien décidée avec la descente du la au fa sur pastorem. La sérénité domine malgré l’annonce tragique de la mort du pasteur. • 3e incise, à partir de dispergentur jusqu’à gregis (« et les brebis du troupeau seront dispersées ») : la montée vers le do au mot dispergentur (« seront dispersées ») suggère le drame. La descente vers le sol à gregis (« du troupeau ») donne l’impression d’un suspens qui prépare une autre annonce. 2e phrase : • la 1re incise, postquam autem surrexero (« mais après que je serai ressuscité »), dans une montée incomparable atteint le mi manifestant la clarté

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Matthieu ,-

de la gloire du ressuscité. La mélodie semble moduler dans un autre ethos celui du mode de ré transposé à la quinte supérieure. La joie est irrésistible. • 2e incise, praecedam vos in Galilaeam (« je vous précéderai en Galilée ») : établissement du mode de sol, très joyeux surtout au mot Galilaeam. 3e phrase : • 1re incise, ibi me videbitis (« là vous me verrez ») : beaucoup de tendresse dans la belle descente, reprise deux fois comme pour souligner la profondeur de l’amour dans l’ambitus plagal du mode de sol. C’est le Seigneur qui fait cette merveilleuse promesse « là vous me verrez » dans un chant à la fois intime et joyeux. « La promesse garde aussi toute sa valeur pour nous qui vivons aujourd’hui, qui ne voyons pas de l’œil du corps et cependant contemplons dans la foi » (Aemiliana Löhr, Les mystères de la Pâque, Paris : Cerf, 1957, 57). • 2e incise, dicit Dominus (« dit le Seigneur ») : cette petite formule utilise trois notes fa sol la comme dans les deux 1res incises de la 1re phrase, mais contrairement à celles-ci elle se termine sur la tonique sol. 32.28,7b ressuscité, je vous précéderai + il vous précède — (V) Chant grégorien →Grad. 216-217 1re antienne de l’Alléluia du 2e dimanche de Pâques (dimanche de la miséricorde) : Alleluia. V/ In die resurrectionis meae, dicit Dominus, praecedam vos in Galilaeam (« Alléluia. V/ Au jour de ma résurrection, dit le Seigneur, je vous précéderai en Galilée »). La mélodie joyeuse et fraîche du jubilus de l’Alleluia s’élève à peine au-delà de la quinte, ne s’y appuyant qu’un instant au tout début. Elle redescend aussitôt pour se maintenir à l’intérieur de la quarte et même de la tierce. Mais le verset réserve aux auditeurs une grande surprise. La 1re phrase s’appuie sur la quinte et la quitte presque aussitôt, redescendant progressivement vers la tonique pour s’épanouir dans une cadence du 8e mode sur Dominus. Auparavant, elle aura fait une incursion dans le grave à dicit, lui donnant un caractère grave et solennel : c’est le Seigneur qui parle ! Mais voici sans aucune préparation, surgit un jaillissement à l’aigu à praecedam vos. La mélodie attaque directement la quinte et se développe énergiquement dans la partie supérieure de l’échelle du mode de sol. L’insistance est soulignée par les neumes longs des manuscrits. C’est le sommet de toute la pièce. Le compositeur a voulu donner à l’affirmation du Seigneur un maximum de puissance et de solennité. Elle retombe ensuite dans le grave, reprenant le thème de l’Alleluia aux mots in Galilaeam.

messie(/s) [et nul de ce] qu’ils contiennent ne se détournera des commandements des saints. Raffermissez-vous vous qui cherchez le Seigneur dans Son service. […] Des actions glorieuses qui n’ont jamais eu lieu, le Seigneur réalisera comme Il l’a d[it], car Il guérira les (mortellement) blessés et les morts Il fera revivre, les humbles Il évangélisera » ; 7,5-6 « [et no]n comme ceux-ci, les maudit[s,] car [ils] seront pour la Mort [lorsque] le Vivificateur [ressus]citera les morts de Son peuple » ; 8 « [ ]un mur en[t]re [ ] ils apparaîtront [ ] Adam [ les bé]nédictions(?) de Jacob [ le temp]le et tous ses objets sacrés [ la prêtri]se et tous ses oints [ ] pour [se sancti]fier(?), et la parole du Seigneur et [ - ] [pour béni]r(?) le Seigneur [ ] les yeux de(?) » (DJD 25,11, 24, 29). • →m. Soṭa 9,15 : Le motif se retrouve, associé à la destruction du Temple et à l’attente de la rédemption messianique : « R. Pinhas fils de Yair dit : “La vigilance conduit à la propreté, la propreté à la pureté, la pureté à la chasteté, la chasteté à la sainteté, la sainteté à l’humilité, l’humilité à la crainte du péché, la crainte du péché à la justice, la justice à la sainteté, la sainteté à l’Esprit Saint et l’Esprit Saint conduit à la résurrection des morts et la résurrection des morts arrive à travers Élie, de sainte mémoire. Amen”. » 34c avant que le coq chante Le chant du coq Il marque le début de la matinée. Il fait l’objet d’une louange spécifique dans les bénédictions du matin. Le coq est a priori interdit à Jérusalem et il serait même interdit pour les prêtres à l’extérieur de Jérusalem (→m. B. Qam. 7,7). Mais la tradition rabbinique n’est visiblement pas unanime sur cette question. Plusieurs traditions rapportent la lapidation d’un coq qui avait percé la partie molle du crâne d’un enfant à Jérusalem (→m. ‘Ed. 6,1 ; →y. ‘Erub. 10,1). 34c renieras Connotation religieuse Le verbe correspond à l’hébreu kôfēr « renier, douter, remettre en question ». Le kôfēr bā‘îqqār est celui qui remet en question les grands principes de la Tora. Le kôfēr biteḥiyyat hammētîm (celui qui doute ou nie la réalité de la future résurrection des morts) est exclu du monde futur et il est condamné à la géhenne éternelle (→t. Sanh. 13,5). L’un des quatre enfants du maggîd est le kôfēr bā‘îqqār. 35b Me faudrait-il avec toi mourir Engagement similaire Les disciples de Mardochée s’engagent également pour lui, à la vie, à la mort (→Pesiq. Rab. 18,6). + Tradition chrétienne +

+ Tradition juive + 31b.34c cette nuit + cette nuit même — Expression topos de la Haggada de Pesah Comme un refrain, elle souligne le fait que toute une série d’événements rédempteurs (la rédemption messianique future incluse) ont eu lieu et auront lieu la nuit du Seder pascal. Les éditeurs de la Haggada de Pesah ont rapproché systématiquement deux motifs : • le mémorial de l’Exode d’Égypte et • l’anticipation du salut messianique, qui doit avoir lieu cette même nuit. 32 après que j’aurai ressuscité (V) Croyance en la résurrection dans le judaïsme de l’époque de Jésus Croyance attestée • Josèphe (→B.J. 2,163 ; →A.J. 18,14) présente les →pharisiens comme des champions de la croyance en la →résurrection (sans que l’on puisse déterminer exactement son contenu) : ils croient en l’immortalité de l’âme, celle des bons passant dans un autre corps, celle des mauvais subissant un châtiment éternel. Jésus dans les Synoptiques et Paul dans Ac prennent le parti des pharisiens contre les sadducéens sur le même sujet. Croyance dans une perspective eschatologique • Dn 12 témoigne de cette croyance en lien avec le Jugement dernier, donc en contexte eschatologique. • 4Q521 fait de même, dans un contexte explicitement messianique, probablement en s’assimilant une formule liturgique déjà existante (plus tard reprise dans la prière juive par excellence que sont les Dix-huit bénédictions) : Fr. 2,2,1-3.11-12 « [car(?) les ci]eux et la terre écouteront Son(/Ses)(?)

31-32 Prédiction — accomplissement scripturaire — prédiction • →Albert le Grand Sup. Matt. « La prédiction est le signe de la prescience divine, la réalisation de l’Écriture est le signe du divin préordonnancement des choses qui ont rapport à la passion et la prédiction de la résurrection qui apaise la tristesse. Par la première il montre que la passion est l’acte volontaire de lui-même qui la subit ; par le second il affermit la foi de l’auditeur, par la troisième il prévient en tempérant le scandale du faible » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1082). 31b Tous vous serez scandalisés Différence de gravité du scandale avant et après le don de l’Esprit • →Origène Comm. Matt. 87 « De même que “personne ne peut dire : Jésus est le Seigneur, sinon par l’Esprit Saint” (1Co 12,3), ainsi personne ne peut être sans scandale sans le secours de l’Esprit Saint. Lorsque ces paroles du Sauveur : “Tous vous serez scandalisés à mon sujet cette nuit”, reçurent leur accomplissement, “il n’y avait pas encore d’Esprit Saint, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié” (Jn 7,39). Pour nous, au contraire, si après avoir confessé le Seigneur Jésus par l’Esprit Saint […], il nous devient un sujet de scandale ou que nous venions à le renier, nous sommes tout à fait inexcusables » (200.21 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1095). Distinction entre scandale actif et scandale passif • →Albert le Grand Sup. Matt. « Mt 18,7 “malheur celui par qui le scandale arrive” : ici, il faut comprendre le scandale passif qui retentit dans la faiblesse supportée par le Christ, tandis que Judas a commis un scandale actif. » →Scandale/scandaliser

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31b nuit Le temps des péchés • →Jérôme Comm. Matt. « Ceux qui s’enivrent le font la nuit, de même ceux qui souffrent le scandale attendent dans la nuit et les ténèbres » (= →Raban Maur Exp. Matt. 696.26 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1105). • →Albert le Grand Sup. Matt. « […] quand c’est le moment, mais non à la manière de la lumière extérieure, la “vraie lumière, qui illumine tout homme venu en ce monde” (Jn 1,9). » 31c il est écrit Le plan divin dans les faits actuels →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,3 ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 (740.29). 31d le pasteur = le Christ Jn 10,11 ; 1P 2,25 • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Le Seigneur fit comme le bon pasteur lorsqu’il voit arriver les lions et les loups : il s’est posté en avant et s’est exposé à la mort pour ses brebis. Pendant ce temps, les brebis ont fui lorsqu’elles ont vu le pasteur livré à la mort » (= →Paschase Radbert Exp. Matt.). *bib31d le pasteur ; →Jésus-berger : un héritage prophétique chez Mt 31d dispersées Apologétique : contre le docétisme • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 « Ceux qui n’avaient pas eu le courage de se tenir auprès du crucifié sont après sa mort inébranlables, plus forts que le diamant. Au fond, ceci même est une preuve de sa mort, la fuite des disciples et leur crainte […] : honte à ceux qui souffrent de l’hérésie de Marcion ! […] S’il n’avait pas été chargé de liens et mis en croix, pourquoi celui-là et les autres auraient-ils ressenti de telles frayeurs ? » (740.36). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1119 « Il n’est pas étonnant que, si les brebis du troupeau ayant beaucoup souffert du scandale de la peur, ont été dispersées à cause de leur propre faiblesse, elles soient enfin rassemblées dans l’unité (Jn 11,52) par la résurrection du Christ, et qu’elles le suivent dans la Galilée des nations, là où, parce que toutes ont fui dans les ténèbres selon le prophète, elles puissent voir une grande lumière. » 32 j’aurai ressuscité (V) Puissance du Fils et puissance du Père • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Bien que le Père l’ait ressuscité, comme il est dit ailleurs (Ac 2,24), il est cependant ressuscité par sa propre puissance, puisque la puissance du Père est la puissance du Fils (2Co 13,4). » *chr28,6b Prophétie pour accroître la confiance des disciples • →Calvin Comm. NT ; →Bullinger Comm. Matt. 238B ; →Musculus Comm. Matt. 561. 32 je vous précéderai Continuation de la métaphore pastorale ? • →Jérôme Comm. Matt. 2,252 (= →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ; →Grotius Ann. NT 2,313 ; →Bengel Gnom. NT 156) parle même de verbum pastorale : ce qui était au départ une interprétation théologique est ainsi devenu une lecture philologique. *pro32 32 en Galilée Prédiction • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Tout comme il a prédit le lieu de sa passion, il prédit également le lieu de sa résurrection » (1472A). Chez lui • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,2 « Il n’apparaîtra pas venant directement du ciel, il ne s’en ira pas dans une contrée lointaine ; c’est dans la nation même au milieu de laquelle il a été crucifié, et pour ainsi dire sur les lieux, pour que là encore ils puissent croire que le crucifié, c’est lui, et le ressuscité, aussi, et qu’ainsi il apporte un plus grand adoucissement à leur douleur. Il leur dit “en Galilée” pour que, délivrés de la crainte des Juifs, ils aient foi en ce qui a été dit » (740.51). La région du ministère et de l’élection de Pierre • →Albert le Grand Sup. Matt. « C’est là qu’il a commencé sa prédication et c’est là qu’il a voulu montrer la lumière de sa résurrection, non parce

qu’il n’est pas apparu tout d’abord [ailleurs] mais parce que c’est là qu’il a donné en tout premier lieu le pouvoir de fonder l’Église. » Pour annoncer l’ouverture du salut aux païens ? • Cf. Mt 4,12-25 « Galilée des nations » : →Origène Comm. Matt. 87 (201.10). *chr28,7b.10c.16 33a Pierre Amoureux • →Jérôme Comm. Matt. « Ce n’est point témérité ou mensonge, mais foi, chez l’apôtre Pierre, et ardent amour à l’égard du Seigneur, notre Sauveur » (= →Raban Maur Exp. Matt. 696.44 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1472B ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1127 ; →Lapide Arg. Matt. 487). • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,3 « Il permet qu’il tombe, l’éduquant ainsi à mettre toute sa confiance dans le Christ, et à considérer que sa parole à lui est plus digne de foi que son propre jugement. […] Pourquoi cela lui arrive-t-il ? À cause de son grand amour, à cause de son grand plaisir d’être libéré de la crainte qui accompagne la trahison, il a vu le traître. […] Ce sont des paroles de tendresse, mais aussi d’orgueil » (741.4). Présomptueux • →Origène Comm. Matt. 88 (201.24) : Pierre fait de Jésus qui vient de prophétiser sa fuite un menteur ou un présomptueux. Il surévalue ses capacités. • →Luther Ev.-Ausl. 5,83 (sermon du vendredi saint 1527) : Chacun agit suivant sa propre passion. • →Calvin Comm. NT : Pierre pèche par arrogance (= →Musculus Comm. Matt. 562). Excusé • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,3 : Le péché de Pierre est seulement de ne pas être assez réaliste sur la faiblesse de la chair et de ne pas avoir confiance en l’absolue vérité des paroles du Seigneur : « [Pierre] était transporté d’une telle affection et d’un tel amour pour le Christ qu’il ne voyait pas la faiblesse de sa chair et la véracité des paroles du Seigneur, comme si véritablement ses déclarations ne devaient pas se réaliser. » Il répète sa promesse à trois occasions différentes : Mt 26,33 (// Mc 14,29) ; Lc 22,33 ; Jn 13,37. • = →Augustin d’Hippone Cons. 3,2,7 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1478B (Pierre n’a pas encore reçu le Saint-Esprit) ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1141 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. 34c avant que le coq chante Une fois ou deux ? Harmonisation • →Augustin d’Hippone Cons. 3,2,7 « Avant le premier chant du coq, la série des reniements était commencée ; or les trois évangélistes [Mt, Lc et Jn] ne se sont pas proposé de nous dire à quel moment Pierre paracheva son acte de lâcheté ; il leur a suffi de nous révéler l’heure avant laquelle il le commença, et le nombre de fois qu’il le renouvela. […] Ce reniement fut commencé réellement avant le premier chant du coq, quoiqu’il n’ait été achevé qu’avant le second » (= →Sedulius Scotus In Matt.). *syn34c 34c trois fois Trois confirmations en Jn 21 • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1162 met en parallèle le triple reniement de Pierre avec la triple question de Jésus en Jn 21,15-17. *syn30-35 : Jn 34c tu me renieras Pierre plus coupable que les autres disciples • →Lapide Arg. Matt. 488 : Non seulement il va fuir, mais même renier, et trois fois encore. Pédagogie de l’humilité • Le Christ permet le reniement pour abattre l’orgueil de Pierre (→Hilaire de Poitiers In Matt. 30,4 ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,4 [743.6]) et de son Église (→Lapide Arg. Matt. 488). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1203 « De là nous sommes instruits de ne jamais promettre sottement quelque chose qui dépasse notre capacité, sans avoir considéré nos forces. » Prédiction et liberté humaine • →Albert le Grand Sup. Matt. « Objection : puisque Pierre n’a pas perdu son libre arbitre du fait des paroles du Seigneur, il aurait pu se produire,

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après cette parole, qu’il n’ait pas renié ; il s’ensuivrait que les paroles du Seigneur puissent faillir, ce qui est impossible. Réponse : lorsqu’il dit “tu me renieras trois fois”, il dit une chose qui dépend d’un futur contingent qui n’est ni vrai ni faux, jusqu’à ce que le libre arbitre de Pierre entre en conflit avec lui. Mais cette parole envisagée du point de vue du locuteur n’a pas de rapport au futur mais a été connue à l’avance de toute éternité et pendant tout ce temps elle appartient à la vérité immobile et ainsi le libre arbitre n’entre pas en conflit avec elle. Par conséquent, il ne s’ensuit pas que s’il n’avait pas renié, la parole du Seigneur aurait failli, mais il s’ensuit qu’alors, il n’y aurait pas eu de prescience et donc que le Seigneur n’aurait pas fait de prédiction. » *theo75 35b avec toi mourir Inversion des rôles • →Origène Comm. Matt. 88 « Ici aussi [// Lc 9,33] Pierre ne sait pas ce qu’il dit […], car il n’appartenait pas aux hommes de mourir avec Jésus, qui donnait sa vie pour nous tous, afin que nous vivions. En effet, tous les hommes étaient ensevelis dans leurs péchés ; tous avaient donc besoin qu’un autre mourût pour eux, et eux-mêmes ne pouvaient mourir pour leurs semblables » (= 203.33 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1207). 35b je ne te renierai pas Nécessité de la grâce et de la bonne volonté Les attitudes de Judas et de Pierre font réfléchir sur la grâce et la liberté de l’homme (*theo75), thème cher à : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 82,4 « La bonne volonté de l’homme ne lui suffit pas pour le bien, s’il ne bénéficie pas de la puissance venue d’en haut ; et, de même, cette puissance venue d’en haut ne sert à rien, s’il n’y a pas la bonne volonté. Judas et Pierre sont deux preuves de l’une et de l’autre de ces vérités : le premier, ayant reçu tant de secours, n’en a tiré aucun avantage, parce qu’il n’a pas voulu s’en servir ni y contribuer ; le second, au contraire, quoiqu’il eût cette bonne volonté, puisqu’il n’avait pas bénéficié de ce secours, tomba. Toute la vertu est établie sur ces deux principes » (742.49). 35c tous les disciples Fermeté des apôtres • →Hilaire de Poitiers In Matt. 30,3 « Ils promettent que même auraientils peur de la mort, ils ne renonceraient pas à confesser son nom, car pour être parfaitement fermes dans leur ministère, ils s’étaient fortifiés par une volonté intrépide de foi. » Instruction pour les chefs des Églises • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1216 « Ce n’est pas seulement Pierre mais encore les autres apôtres qui se sont laissés aller à la tentation ; parmi d’autres raisons, pour que ceux qui étaient les futurs maîtres des Églises de Dieu apprennent désormais à partir de leur propre expérience à ne jamais présumer d’eux-mêmes, afin de savoir comment tolérer la faute des autres, eux qui reconnaissent leurs propres chutes ; et si quelqu’un vient à tomber comme il arrive souvent à la faiblesse humaine, il puisse apprendre ainsi à ne jamais désespérer de sa faute, voyant que les maîtres des Églises sont tombés dans un moment de trouble. » Synecdoque • →Albert le Grand Sup. Matt. « Seul Pierre est corrigé parce qu’à travers lui, les autres disciples sont également corrigés. »

+ Mystique + 31b.34c cette nuit + cette nuit même — La nuit de l’âme • →Édith Stein Crèche « Celui qui appartient au Christ doit vivre toute la vie du Christ, et un jour entamer son chemin de croix, vers Gethsémani et vers le Golgotha. Et toutes les souffrances venues de l’extérieur ne sont rien en comparaison de la nuit obscure de l’âme, quand la lumière divine ne luit plus et que la voix du Seigneur ne parle plus. […] La souffrance et la mort du Christ se perpétuent dans son Corps mystique et dans chacun de ses membres. Tout homme doit souffrir et mourir ; mais lorsqu’il est un membre vivant du Corps du Christ, sa souffrance et sa mort tiennent

de la divinité du Chef une force rédemptrice. C’est la raison objective pour laquelle tous les saints ont demandé à souffrir […]. Ainsi uni au Christ, le chrétien tiendra bon, inébranlablement, dans la nuit obscure, subjectivement vécue comme un éloignement et un abandon de Dieu. Mais peutêtre la Providence divine fait-elle de son épreuve l’instrument de libération d’un être objectivement prisonnier. C’est pourquoi, encore, et précisément au cœur de la nuit la plus obscure, que ta volonté soit faite » (42-45). *litt31b.34c 34-35 Amplification du dialogue • →Romanos le Mélode Hymn. 34,7-8 « “Voici, dès maintenant, je te le dis : avant que chante le coq, trois fois tu me trahiras, et laissant battre de toutes parts et submerger ton esprit comme font les vagues de la mer, trois fois tu me renieras. Toi qui alors avais crié et qui maintenant pleureras, tu ne me trouveras plus pour te donner la main comme la première fois : c’est que je m’en servirai pour prendre une plume et commencer à écrire une lettre de rémission pour tous ceux qui descendent d’Adam. Ma chair que tu vois, j’en fais comme un papier, et mon sang, j’en fais de l’encre dont j’imbibe ma plume pour inscrire le don que je distribue sans relâche à ceux qui crient : ‘Hâte-toi, saint, sauve ton troupeau.’” - - “À présent donc, ô Éternel”, répondit Pierre, “à présent que tu m’as révélé combien de fois je te renierai, à mon tour je te ferai connaître mon intention, Sauveur. Car bien que tu le saches avant que j’aie parlé, ami des hommes, je vais quand même t’expliquer ma pensée. Devant les anges et devant les mortels et devant toi, le Créateur du monde d’en haut et de celui d’en bas, je le confesse aujourd’hui : même s’il me faut mourir, je ne te renierai pas, Rédempteur. Je veux vivre avec toi, et après toi ne pas vivre” » (4,121). Reniement non reproché par le ressuscité • →Cabasilas Vita 6,70 « Non seulement il [= Jésus] ne mentionna pas l’étendue de son reniement, non seulement il ne lui rappela pas les serments par lesquels il s’était voué à partager la mort de son maître, serments qu’il avait aussitôt violés, sans le moindre délai ; mais c’est à lui, à l’exclusion de tout autre, qu’il envoya annoncer sa Résurrection [cf. Mc 16,7] ; et après l’avoir distingué, quand il le rencontra, il s’entretint amicalement avec lui, il s’enquiert de savoir si son amour pour lui est plus grand que celui de ses autres compagnons [cf. Jn 21,15-17] » (2,103).

+ Théologie + 32 j’aurai ressuscité (V) DOGMATIQUE L’œuvre du salut, commune à toute la Trinité Jésus est ressuscité par le Père et, en même temps, selon sa nature divine, il se relève lui-même d’entre les morts. *gra32 35b non, je ne te renierai pas THÉOLOGIE MORALE FONDAMENTALE Illusion spirituelle, présomption et espérance →Pierre manque du vrai sens de la vertu d’espérance car sa présomption lui fait trop compter sur ses propres capacités (cf. →CEC 2092). • →Trente Décret sur la justification : On doit se garder de toute présomption concernant la prédestination car, personne « aussi longtemps qu’il vit dans la condition mortelle, ne doit présumer du mystère caché de la prédestination divine qu’il déclare avec certitude qu’il est absolument du nombre des prédestinés, comme s’il était vrai qu’une fois justifié, ou bien il ne puisse plus pécher ; ou bien, s’il venait à pécher, il doive se promettre une repentance certaine » (→DzH 1540). Nécessité de la grâce avec la nature pour agir vertueusement Pour Jean Chrysostome (*chr35b), Dieu a fait don à l’homme d’être à son image, doué de liberté. Il peut donc faire le bien par une décision responsable. La liberté est comme naturelle à l’homme : la nature humaine étant un don de Dieu, on ne peut l’opposer à la grâce. Dans ce contexte, la distinction nature/surnature n’a pas de sens. La liberté est sous la mouvance de la grâce, mais elle reste elle-même. Outre la liberté, Dieu a fait don à l’homme du libre arbitre : il est donc apte à rechercher ce qui lui convient, à choisir de faire le bien ou le mal. Le don de la liberté et du libre arbitre confère

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à l’homme une certaine autonomie. « Si tu veux, tu peux » pourrait résumer la position de Jean Chrysostome sur la liberté de l’homme. En Occident, dans un contexte de pélagianisme, la doctrine de ce dernier est apparue proche de celle soutenue par Pélage.

+ Philosophie + 31b vous serez scandalisés Le Christ : une cause perdue ? • →Kierkegaard Indøvelse « Le scandale est en direction de l’abaissement : que lui, le Très-Haut, le fils unique du Père, qu’il dût ainsi souffrir, qu’il soit réduit à l’impuissance et livré au pouvoir de ses ennemis. […] C’est la dernière fois où Christ est réuni avec ses disciples avant sa passion et c’est ce qu’il dit, il le prédit. Ah ! Quelle douleur ! Une douleur que pas un homme ne peut concevoir, et qui aussi n’apparaît qu’indirectement dans l’Écriture Sainte. Car le Christ dit en peu de mots ce qu’il doit souffrir et ne fournit pas de détails sur les supplices qu’il doit subir — et pourtant il prédit sa passion, hélas ! son effroyable passion, car c’est justement en cela qu’ils devront se scandaliser de lui. […] L’homme qui n’a que le sens de ce qui est extérieur ne remarque absolument pas comment Christ prédit sa passion, ne voit pas que ce qui est effroyable dans cette nuit où il fut trahi, dans la nuit où il fut bafoué, où il fut insulté, couvert de crachats, flagellé, c’était cela : que tous se scandalisent de lui. Quand on le voit cloué en croix comme un larron, alors on se dit que jamais un homme, humainement parlant, n’a fait si peu de choses et que jamais, humainement parlant, une cause n’a été aussi totalement perdue comme il l’a été, comme sa cause à cet instant. Mais on oublie l’horreur ; sous le coup de l’horreur, on en oublie “l’horreur”. Car, que ses ennemis et les méchants aient eu pouvoir sur lui, soit ; ce n’est pas pour autant que l’on peut dire, humainement parlant, qu’il est venu pour rien sur la terre » (147-149). 31d.34c les brebis du troupeau seront dispersées + tu me renieras — Jésus révélateur du mimétisme • →Gardeil Livre « Après la protestation vertueuse et hautaine de Pierre suivant sa confession de Césarée (Mt 16,22), Jésus l’avait repoussé comme un “satan” et un “scandale”. Jésus discernait déjà l’étiage des motifs : appropriation et trahison sont de même farine. De même cœur. Et c’est le cœur qu’il faut changer. C’est pourquoi il choisit le moment de l’exaltation suiviste pour pronostiquer la dispersion et le reniement. Jésus n’est pas un magicien qui prédit par miracle un avenir indiscernable à la raison. Pour celui qui comprend de quoi est tissée l’ardeur des disciples, de désir mimétique, rien n’est plus aisé à prévoir que leur défection quand le “modèle” sera devenu objet d’opprobre, quand ils ne seront plus enviés mais suspectés d’être proches de cet homme-là. Les vociférations de la fidélité font aux oreilles du maître le même bruit que le galop de la débandade ; c’est même chanson même péché » (190). *phi3-5 : Girard 33bc.35b si tous viennent à être scandalisés à ton sujet — moi jamais je ne serai scandalisé + non, je ne te renierai pas — Pierre sujet exemplaire du mimétisme • →Gardeil Livre « Tant que Jésus est admiré de tous, son annonce qu’il va être cause de scandale suscite une émulation (de ferveur) où Pierre ne fait que précéder le peloton. Le mimétisme culminant dans la volonté de se distinguer, Pierre est au plus haut point mimétique, spécialement quand il annonce : “Les autres peut-être, mais pas moi” ! Pierre veut être celui qui admire le plus l’être admirable. Ce qui induit la fanfare des aboiements précipités : “Nous non plus ! Nous non plus” ! » (189). *phi3-5 : Girard ; *phi69-75 35b Me faudrait-il avec toi mourir, non, je ne te renierai pas Martyre et vérité • →Ricœur « Témoignage » « Le témoignage du Christ ce sont les œuvres du Christ, sa Passion, et le témoignage du disciple c’est, analogiquement, sa passion. Un étrange cercle herméneutique se met à tourner : le cercle de la Manifestation et de la Passion. Le martyr ne prouve rien […] mais une vérité qui ne saisit pas l’homme jusqu’au sacrifice manque de preuve » (56).

+ Littérature + 31b.34c cette nuit + cette nuit même — Nuit romanesque • →Bernanos Journal : Le curé d’Ambricourt se trouve conduit au cœur même de la nuit de Gethsémani, nuit de silence, de solitude, d’angoisse, de doute (*litt45b). Le roman est en quelque sorte une métaphore de cette nuit : acceptation de « l’effrayante présence du divin » (1034), épreuve de l’absence de Dieu — « Dieu s’était retiré de moi » (1140). La nuit, qui « appartient au diable », domine le paysage romanesque. Au début du roman, la paroisse apparaît dans un paysage crépusculaire et pluvieux : « C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître. » À la fin, le curé meurt à l’aube, la muraille tournée vers l’est commence à blanchir, comme une allusion à la résurrection. Entre l’ouverture du roman et sa fermeture (qui est ouverture sur l’espérance), c’est la nuit, « la nuit affreuse » (1099) qui s’affirme comme le signe même de l’absence de Dieu : « Si l’expression ne devait paraître ridicule, je dirais que de la tête aux pieds, je n’étais plus que silence. Silence et nuit » (1189). Face au double silence — celui de l’être intérieur et celui de Dieu —, il ne reste plus que l’angoisse d’exister et la souffrance physique et morale. Souffrance liée au cancer de l’estomac qui se développe à son insu, souffrance morale liée au doute et au combat contre le péché. « Au bord du vide, du néant » (1113), le curé d’Ambricourt a même la tentation du suicide (1185). 33bc.35b si tous viennent à être scandalisés à ton sujet, moi jamais je ne serai scandalisé + non, je ne te renierai pas Méditation augustinienne sur la faiblesse de l’homme sans la grâce • →Quesnel Réflexions « Le présomptueux s’imagine pouvoir tout, et ne peut rien ; croit exceller par-dessus tous, et n’excelle en rien ; promet tout, et ne tient rien. L’humble fait le contraire. - - Il n’y a rien qui nous soit si inconnu que nous-mêmes, rien que nous voyions moins que notre pauvreté et notre faiblesse. - - Croyons plutôt ce que Dieu nous dit de nous dans l’Écriture, que ce que nous sentons nous-même en nous. Les forces de l’orgueil sont des forces d’un moment. - - La vanité ne sert qu’à nous cacher ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas […]. Cet ouvrage de terre aura-t-il la présomption de croire se mieux connaître que celui qui l’a fait ? - - Notre propre expérience ne suffit pas pour nous convaincre de notre fragilité. Il ne suffit pas même que Jésus-Christ nous assure que notre chute est proche, qu’elle est infaillible sans la grâce. Il faut une lumière divine qui perce le cœur, qui l’éclaire, qui le change » (375). Pierre, goutte la plus amère du calice de Jésus Ces mots touchent les écrivains les plus secrètement proches de l’apôtre, ceux qui ont eux aussi trahi, ou savent qu’ils auraient pu trahir : • →Mauriac Vie « Impétueusement, l’Apôtre l’interrompt et il est prêt à aller avec Jésus, et en prison, et à la mort. Jésus discerne en lui, à cette minute, la goutte la plus amère du calice qu’il va boire. Car cet homme, le plus fort de tous, et qui crie, transporté d’amour et de confiance, à l’aube du jour, le reniera trois fois. Jésus l’en avertit doucement. Mais Pierre, hors de lui, insiste : — “Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai pas” ! » (239-240). 35c Autant en dirent tous les disciples Disciples déterminés mais fragiles • →Gréban Passion « S. Pierre : Et se toute ceste assemblee / vous nye de cueur inconstant, / je ne vous nyrai pas pourtant, / mes me tendray de vostre accord / et suivray a vie et a mort ; / je suis en ce point affermé. - - S. Jehan : Quiconques en soit deffermé, je tendray tousjours sa querelle. - - S. Andry : De le suivir suis tout fermé, / quiconques en soit deffermé. - - S. Jaques Zebedey : Mon vouloir est tout confermé / tenir loyauté naturelle. - - S. Berthelemy : Quiconques en soit deffermé / je tendray tousjours sa querelle. - - S. Phelipe : Que je commette fuyte telle ! / jamès je ne veil vivre après. - - S. Thomas : Ja ne doint l’essence immortelle / que je commette fuyte telle ! - - S. Jaques Alphey : Seray je reprouché par elle, il me tient au cœur de trop près. - - S. Mathieu : Que je commette fuyte telle ! jamès je ne veil vivre après » (v.18349-18370). Les Onze font preuve d’une détermination dont la fragilité est suggérée par

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la répétition, de bouche en bouche, de deux refrains. La rapidité avec laquelle les apôtres abandonneront Jésus sera mise en évidence par le même procédé (v.19220-19235). Disciples fanfarons • →La Ceppède Théorèmes « J’accompare ces onze aux apprentis de Mars, / Chauds à l’apprentissage, et vaillants en boutades, / Qui semblent au seul vent de leurs rodomontades / Atterrer, enterrer les plus braves soudards. - - Mais dès qu’il faut sortir à la merci des dards, / Choquer les ennemis, boire les mousquetades, / Les voilà tous en fuite : adieu leurs incartades, / Adieu leur assurance, adieu leurs étendards. - - Ainsi le bon Pierre, ainsi toute sa bande, / Lorsque contre leur Chef nul rouet ne débande, / Bravent, disent que rien ne les étonnera. - - Mais soudain qu’ils verront les ennemis paraître / Sur lui, le plus vaillant seul l’abandonnera, / Et Céphas jurera de ne le point connaître » (81-82).

• Sous son bras étendu comme une toise passent — l’un après l’autre — ses disciples, avant de s’agenouiller en ligne déférente devant lui : le disciple n’est pas au-dessus de son maître. Neumeier lui-même dit inscrire ici un symbole baptismal : chaque disciple est plongé dans la vie du Christ et devient membre de son Église, participant de son Bras étendu à l’œuvre dans l’univers à travers les siècles. • D’une légère touche — signe très paternel de protection et d’affection — Jésus fait pencher sur l’épaule chaque tête de ses disciples, toujours en ligne, en posture de repos au sol. • Pierre reste debout. Face à Jésus et dos à la salle, il étend gauchement un bras vers Jésus comme pour donner une explication. • Pas de trois de Jésus et des Personnes : s’étant éloigné de Pierre, Jésus — soutenu par le couple de Personnes-Gardes hiératiques — revient vers son disciple en enchaînant **relevés sur demi-pointes et **dégagés devant-derrière. Il maîtrise ainsi parfaitement le tempo de la nuit.

+ Musique + 31d dispersées La dispersion mise en musique →Bach Passion précise un tempo vivace pour cette citation de Zacharie et y opère un brusque changement de ton qui renforce l’idée d’agitation. La dispersion atteint par ailleurs les violons qui s’affolent dans de rapides arpèges staccatos. 32 ressuscité (V) Annonce musicale de la résurrection →Bach Passion évoque ici la résurrection par les gammes ascendantes des violons. 32 Addition À cet endroit →Bach Passion fait intervenir un choral très célèbre de Paul Gerhardt (O Haupt), souvent repris par Bach, avec des harmonisations différentes suivant le contexte. Ici, le texte médite sur l’image du berger (Hirte). Choral Erkenne mich, mein Hüter • « Reconnais-moi, mon protecteur ; mon berger, accueille-moi ! De toi, source de tous biens, m’est venu tout bienfait. Ta bouche m’a rassasié de lait et de douce nourriture ; ton esprit m’a gratifié de tant de joie céleste. » 35 Addition Nouvelle strophe du choral O Haupt dans Bach Passion. Cette fois, le texte correspond au désir de fidélité de Pierre, et de l’auditeur de la passion. Choral Ich will hier bei dir stehen « Je veux rester ici près de toi, ne me dédaigne donc pas ! De toi je ne veux pas m’éloigner, quand ton cœur se brisera. Quand ton cœur pâlira, sous le dernier coup de la mort, alors je t’étreindrai dans mes bras et sur mon sein. » Formant une prière qui répond bien à toute cette péricope, les deux additions expriment le désir que le croyant a de la grâce, qui le soutienne dans sa bonne volonté. + Danse + 31d je frapperai le pasteur Paroles divines, effroi des hommes →Neumeier Passion • Les mains des Personnes aux doigts étendus forment couronne autour de sa tête quand il dit le mot « berger ». Quand il dit qu’il sera frappé, ils le soutiennent comme un agneau pascal écartelé sur ses broches à rôtir. • Au changement de ton, tous les disciples fuient en courant dans diverses directions, stoppent brusquement, stupéfaits (*dan50b). 32 ressuscité Acte divin →Neumeier Passion • Les Personnes soulèvent le Christ bien au-dessus du sol — symbole étymologique et tout naïf de la résurrection — • lui faisant des pas majestueux dans les airs quand il annonce qu’il les précèdera en Galilée. 32 Choral : toise divine et action humaine →Neumeier Passion • Jésus face à la salle étend le bras droit et marche à reculons en ligne droite.

35 Impuissance et bonne volonté →Neumeier Passion • Pierre en un bref solo déséquilibré parvient à poser sa main sur le cœur de Jésus : le tout premier, il veut affirmer très fort sa fidélité. • Tous suivent, toujours au sol, en se redressant sur un bras, l’autre bras tendu vers Jésus : posture d’impotence (ils restent comme « cloués au sol ») en même temps que de bonne volonté. • Tous se relèvent et viennent rejoindre Pierre. Choral Se donne à voir pour un bref moment d’équilibre la parfaite communion des apôtres : • entrelacs de leurs bras soudés en une chaîne fraternelle et mouvements d’ensemble que mène Jésus, leur maître. Le trio des disciples rapprochés — Pierre, Jean et son frère Jacques — forme un pont humain sur lequel Jésus prend pied, le temps d’un grand pas en avant. • Tous, les bras en croix, avancent lentement face à la scène comme en apesanteur. Il y a là foi, espérance et charité : belle forme de triangle parfait. • Puis Jésus et ses disciples esquissent en équilibre et au ralenti une série de **dégagés. + Cinéma + 31d les brebis du troupeau en inclusion • →Jewison Superstar : Un troupeau de brebis paisiblement guidé par un berger, puis suivant à toute vitesse Judas dans sa fuite, encadre la séquence de la dernière Cène. 34-35 Prédiction du reniement Composition : parallèle à l’annonce de la trahison • →DeMille King : Le dialogue Pierre-Jésus qui a lieu dans la salle du dernier repas est visuellement mis en parallèle avec le précédent dialogue Jésus-Judas (*cin25bc : DeMille). Les deux disciples sont isolés dans le plan, debout, soulignant leurs promesses de fidélité par de grands gestes tandis que Jésus, quasiment immobile, les transperce de son regard. Ces plans rapprochés sont tous deux suivis de plans d’ensemble qui montrent la protestation générale. Énonciation : racontée par Pierre aux premiers chrétiens • →LeRoy Quo Vadis : La voix de Pierre rapportant l’échange avec Jésus se prolonge tandis qu’un fondu fait apparaître l’image de la Cène figée en un tableau vivant — reprise de la composition de Léonard de Vinci comme illustration par excellence de l’évènement (*cin20). L’image redevient narrative lorsque Pierre récite les paroles du Christ : Jésus bouge les lèvres dans l’image. Puis tous les disciples rompent leur immobilité pour réagir à l’annonce de trahison, s’animant suivant le tableau de Léonard de Vinci. Insistance : du silence à la réalisation de la prophétie • →Pasolini Matteo : Pierre affirme sa fidélité, contre la parole de Jésus. Après la réplique du disciple, un plan fixe du visage de Jésus silencieux indique (mieux qu’aucun discours) qu’il est inutile d’insister : seule la

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réalisation de la prophétie fera disparaître la certitude de Pierre. Dans ce dialogue Jean se tient à côté de Jésus, préparant visuellement le contraste entre le reniement à venir de Pierre et la fidélité de Jean. Mise en scène : face-à-face • →Stevens Story : Inséré dans la Cène (*cin25bc : Stevens), le dialogue est filmé en plan rapproché, ce qui souligne le face-à-face des deux hommes et l’embarras de Pierre qui ne peut plus, après l’annonce de son reniement, soutenir le regard de Jésus. • →van den Bergh Matthew : Le décor est sombre : Jésus arrive, suivi par Pierre, dans un jardin. Il marche en tête quand il prononce le v.30 et se retourne à la fin du v.32. De dos, en avant-plan, il fait face à Pierre, qui jure sa fidélité. Des bruits de jardin (oiseaux, vent dans les feuillages, grillons) constituent la bande-son de ce plan rapproché. Les visages de Pierre et de Jésus dialoguent en gros plans. Jésus se rapproche de son disciple, l’air grave. C’est le visage de Pierre qui occupe l’écran, étonné et peiné,

lorsque Jésus lui annonce son reniement futur. Il baisse légèrement la tête, déglutit avant de répondre. La scène finit sur le visage de Jésus, légèrement souriant, qui tend la main vers le visage de son disciple avant de s’éloigner sur une musique plutôt grave. 35c Autant en dirent tous les disciples Acquiescement Passé sous silence… • →Pasolini Matteo : Seul Pierre contredit Jésus, les autres disciples restent silencieux. Si le film privilégie les rapports d’homme à homme (*cin15b : Pasolini), les disciples (Jean mis à part) forment spatialement un ensemble : ils font face à Jésus et au disciple bien-aimé. … ou raconté • →van den Bergh Matthew : Un plan d’ensemble montre les disciples autour d’un arbre, mais l’acquiescement général Mt est uniquement rapporté par le narrateur.



26,36-46 L’agonie à Gethsémani + Propositions de lecture +

rachat des pécheurs, mais le prolongement de l’offrande éternelle du Verbe au Père, dans la nature humaine qu’il assume et qui se donne à voir dans 36-46 L’Agonie à Gethsémani L’agonie est le pivot de la passion, de l’histoire de l’épisode de l’agonie (*chr36-46 ; *chr39c.42b ; *chr45cd). Le vocabulaire luiJésus et de l’histoire du salut : c’est ici que le décret divin de salut s’opère, même suggère la dimension rituelle de l’épreuve qui est à vivre : *voc41b dans la restauration de la liberté de l’homme, par l’union parfaitement réusl’esprit est prompt. sie d’une volonté humaine avec celle de Dieu. Le « sur la terre comme au Sens eschatologique ciel » central du Notre Père, devient par l’agonie une réalité effective pour L’accent est placé sur la condition humaine et faible du →fils de l’homme qui tout homme, restaurant à nouveaux frais la communication entre ciel et tranche avec l’identité de Jésus →fils de Dieu et Dieu-avec-nous, connue dès terre par l’union des volontés humaine et divine (*theo39c.42b). les ch.1-3. L’épisode revêt une valeur qui dépasse le moment historique de Sens originel la dernière nuit de Jésus : c’est un moment eschatologique (*ref38c) et paraDans le contexte de la piété juive doxal de dévoilement du messie antique, lamentation et confiance, (*pro45c ; *chr36-46). À l’agonie, Byz TR Nes VS supplication et soumission à la Jésus se manifeste plus que jamais 36 a Alors Jésus vient avec eux Alors Jésus vient avec eux volonté de Dieu font partie intécomme l’Emmanuel : il devient le grante du portrait de Jésus comme dans un domaine appelé dans un domaine appelé corps entier où retentit le cri de tous juste devant Dieu. Sa prière les hommes de tous les temps et Gethsemanê. Gethsemani. (*pro39bc), sa prosternation même anticipe pour eux l’épreuve ultime Nes S Gethsemani. Gedsiman. (*voc39a) ne sont pas des actes de avant le Jugement (*voc41a). Poètes b Et il dit aux disciples : Et il dit à ses disciples : désespoir mais des manifestations de et musiciens élargissent la scène de piété relevant d’un langage religieux l’agonie jusqu’à lui donner une c — Asseyez-vous ici — Asseyez-vous ici bien établi (*bib38b). dimension cosmique (*mus39c : jusqu’à ce que, m’en pendant que j’irai là-bas Beethoven et Messiaen). Sens moral étant allé là-bas, j’aie et que je prie. Jésus met ici parfaitement en praSens anthropologique S tique son propre enseignement sur la prié. je vais prier. La réception théologique antique, prière. L’épisode a dû être transmis pour rendre compte de la scène dans dans les premières communautés le cadre de la foi en la divinité de comme un encouragement à la vigi- 36-46 L’agonie à Gethsémani Mc 14,32-42 ; Lc 22,40-46 ; Jn 12,23.27-28 ; 14,30-31 ; Jésus, dut se faire inventive en psylance et à la prière, à cause de l’ex- 17,1 ; 18,1.11 ; cf. He 5,7-9 – 36c ici + là-bas Gn 22,5 ; →L’agonie de Jésus et la chologie : elle établit les distinctions ligature d’Isaac hortation au v.38c et au proverbe du entre passion et « propassion », et v.41 (*gen41bc). Une partie de la traentre volonté d’exercice et volonté de dition est allée dans ce sens (*chr39c.42b ; *chr41a Veillez et priez ; *theo36spécification. La réception a-théologique moderne se plaît à imaginer Jésus 46 MORALE). Cependant, illustrant plutôt l’échec des disciples et l’imposen homme priant dans le vide, héros tragique du silence ou de l’absence de sibilité de prier avec le Fils en son heure, l’épisode porte plutôt un accent Dieu (*litt36-46). christologique (*theo36-46 CHRISTOLOGIE). Texte Sens christologique Le contraste narratif de cet épisode avec le reste de la vie de Jésus dans le + Vocabulaire + premier évangile pousse à y lire un enseignement théologique décisif sur la mission et sur l’identité de l’Emmanuel (*pro36-46 Échos : baptême/tenta36a un domaine appelé Gethsemanê Étymologie Mt 26,36 ; Mc 14,32 tions et transfiguration et agonie). C’est ce qu’ont fait les Pères (*chr37b ; (*syn36a) appellent le lieu de l’arrestation Gethsemanê. Le mot dérive de *chr38b ; *chr39c.42b). La valeur rédemptrice de la passion de Jésus, syml’hébreu gat šemānîm. Le mot gat signifie généralement « pressoir de vin ». bolisée rituellement dans la Cène et accomplie sur la croix, n’est pas celle Dans la littérature rabbinique gat peut aussi référer à un lieu pour la d’un affreux commerce du Père exigeant la mort de son Fils comme prix du

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préparation d’huile (→t. Ter. 3,6 ; →y. Pe’a 7,1 = 20a). Le pluriel šemānîm est employé pour différentes sortes d’huile (→m. Šabb. 2,2), des portions d’huile (→y. Beṣa 1,11 = 60d) et des dépôts d’huile (→m. Mid. 2,5). Gethsemanê désigne donc un lieu de fabrication de l’huile (→Jérôme Comm. Matt. « la vallée très grasse », de gay’ « vallée »). *hge36a + Grammaire + 36c je vais prier Inaccompli dans S, comme le futur du ms. grec 565 (proseuxomai pour proseuxômai). + Procédés littéraires + 36-46 COMPOSITION Échos : baptême/tentations et transfiguration et agonie Les trois récits du baptême/tentations (Mt 3,13-17 ; 4,1-11), de la transfiguration (Mt 17,1-8) et de l’agonie apparaissent comme les moments-clés de cette histoire du retour de Dieu-avec-nous par la Pâque de Jésus qu’est l’Évangile. L’agonie est l’accomplissement ultime du modèle du Fils présenté au baptême et confirmé à la transfiguration. • Jésus est modèle de l’écoute obéissante annoncée au baptême et instituée à la transfiguration par la parole venue du ciel : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur (eudokêsa) » (Mt 3,17 ; 17,5), « Écoutez-le » (Mt 17,5). • Contrairement au baptême/tentations et à la transfiguration, le ciel reste silencieux à l’agonie : au baptême, les cieux s’ouvrent sur la voix qui salue le Fils ; après les tentations, les « anges s’approchèrent, et ils le servaient » (Mt 4,11) ; à la transfiguration, la voix venant du ciel se fait à nouveau entendre (Mt 17,5). *syn36-46 • La triple prière de Jésus rappelle sa triple réponse aux injonctions du Tentateur. Mais alors que le récit de la tentation progressait (désir détruisant ma relation au moi, désir détruisant ma relation à l’autre, désir détruisant ma relation à Dieu), c’est la même prière que répète trois fois le Christ à Gethsémani (v.44 « disant la même parole »). *chr44 une troisième fois Échos antithétiques : transfiguration et agonie Les deux épisodes sont construits en antithèse par Mt : • là et ici Jésus est sur une montagne avec les mêmes disciples ; • là sa face brillait comme un soleil, ici elle est collée à la poussière ; • là il parlait avec Élie et Moïse, ici avec Dieu ; • là Pierre l’interpellait, ici c’est lui qui interpelle Pierre ; • là la voix céleste l’appelait « mon Fils », ici il appelle Dieu « Père ». Les expressions « il parlait encore » (Mt 17,5 ; 26,47), « il tomba sur la face » (Mt 26,39 ; cf. Mt 17,6 « les disciples tombèrent sur leurs faces ») et les verbes egeirô (Mt 17,7 ; 26,46) et paralambanô (Mt 17,1 ; 26,37) servent dans les deux récits : la vision de la gloire du →Fils de Dieu et celle de l’humilité du →fils de l’homme sont corrélatives. Gloire et faiblesse, transfiguration et agonie, tendent l’une vers l’autre jusqu’à se fondre. 36ac.39a.42a vient + dans + ici + là-bas + avancé + S’en étant allé — NARRATION Cadre topographique Indications d’une répartition de l’épisode de l’agonie en des lieux différents du même endroit. *hge36a ; *cin36c 36a.38c.40c avec SÉMANTIQUE Syllepse Être avec est le → nom de Jésus (Emmanuel, Dieu-avec-nous), qui encadre en grande inclusion tout l’évangile (Mt 1,23 ; 28,20). Il ne s’agit pas seulement d’être physiquement « avec » Jésus, ni seulement de lui apporter un soutien effectif ; il s’agit d’être de ceux qui ont part à sa Pâque. Car c’est une grâce : lui seul choisit ceux qui seront avec lui. D’où la justesse de Bach (*mus32). 36c.37a.38c.41a.45b.46a Asseyez-vous ici jusqu’à ce que, m’en étant allé là-bas, j’aie prié + restez et veillez + Veillez et priez + Continuez de dormir et de vous reposer + Levez-vous ! Allons ! COMPOSITION « Asseyez-vous ici jusqu’à ce que… » contre « Levez-vous ! Allons ! » : inclusion antithétique L’opposition est totale entre les deux ordres et les deux postures physiques demandées par Jésus au début et à la fin de la péricope.

NARRATION Caractérisation paradoxale de Jésus Cette opposition symbolise bien l’extrême transformation intérieure que Jésus doit vivre dans le temps qui sépare ce début et cette fin. Par ailleurs, Jésus contrôle et la mise en scène et le tempo de l’épisode dans lequel il manifeste son immense déréliction. Caractérisations antithétiques de Jésus et des apôtres La passivité des disciples (qui va jusqu’à l’endormissement récurrent) contraste avec l’activité de Jésus et sa maîtrise face aux disciples. Cette activité de Jésus contraste également avec le pathos qu’il subit. Jésus ne cesse de veiller (sur les disciples, dans sa prière) alors même qu’il est affligé par l’angoisse. Prolepse : l’abandon commence Le fait que les disciples n’obéissent pas aux injonctions du Christ « prépare » le moment de leur dispersion et marque le début de la solitude du Christ lors de sa passion. 36c.39a m’en étant allé là-bas + avancé un peu — NARRATION Mise en scène répétitive Jésus se sépare d’abord de l’ensemble des disciples, puis des trois qu’il a choisis — pour être un peu moins loin de lui. La séparation entre Jésus et ses disciples ne lui est pas imposée par les circonstances de son arrestation. Elle existait dès leurs dénégations de ses prédictions de la passion, et il prend acte de leur impossibilité de le suivre dès son agonie.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 36a Gethsemanê Toponyme ? Gethsemanê (*voc36a) pourrait bien être d’abord le nom d’un endroit précis dans le terrain cultivé au-delà du Cédron (*syn36a), où l’arrestation eut lieu (cf. Jn 18,4 Jésus sort — exêlthen — de quelque part pour rencontrer les soldats). En effet, les pressoirs à olives ne sont en usage que pendant l’automne et l’hiver, après la récolte des olives. Au printemps (saison de la Pâque), les grottes des pressoirs d’olives sont employées comme dépôts. Jésus y aurait trouvé un endroit accueillant pour passer la nuit : sec et spacieux, avec de l’eau sur place. Vu la fraîcheur des nuits à cette époque, les disciples n’ont probablement pas passé la nuit en plein air, Jésus a pu être arrêté dans la grotte de trahison, après avoir prié sur le site de l’actuelle « église des Nations », peut-être sur l’un des affleurements rocheux qui s’y trouve. + Milieux de vie + 36-46 MŒURS Attitude singulière face à la mort En fort contraste avec la vaillance face à la mort des martyrs juifs (antérieurs ou contemporains) et des martyrs chrétiens (postérieurs), le trouble de Jésus a marqué la mémoire des disciples, témoins de son agonie à des degrés divers (*pro40a.43b ; *pro39a.40a.42a.43a). + Intertextualité biblique + 36-46 Motif : triple prière Demander la même chose trois fois exprime le sérieux de la demande : 2R 1,9-16 ; Ps 55,18 ; 2Co 12,8 (Paul demande trois fois d’être débarrassé du messager de Satan). La triple supplication évoquée en Ps 55,18 devient l’usage de la triple prière quotidienne en Dn 6,11, attesté encore en →Did. 8,3. *chr44 36c ici + là-bas Jésus-Abraham/Isaac Allusion probable à Gn 22,5 (*ref36c ; →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac). Abraham est à la fois figure du Christ et figure du Père (appelé à sacrifier son propre Fils). • Comme la ‘ăqédâ, l’agonie de Jésus a pour scène une montagne (Gn 22,2 // Mt 26,30). • Comme Abraham, Jésus retient trois personnes (Gn 22,3 // Mt 26,37).

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• Comme Abraham et Isaac, il se sépare des autres pour prier (Gn 22,5 // Mt 26,36). • Comme pour Isaac, le bois du sacrifice est mentionné (Gn 22,6 // Mt 27,32). • Comme Isaac, il interpelle son père (Gn 22,7 // Mt 26,39.42). • Comme Abraham, il s’abandonne au vouloir divin, si douloureux celui-ci lui semble-t-il (Gn 22,8 // Mt 26,39.42). L’accomplissement des Écritures n’est pas une simple allégorie narrative, où des histoires passées se reproduisent dans le présent avec simple changement de personnages pour remplir les mêmes fonctions narratives. Le récit nouveau qui fait signes vers le récit ancien opère des déplacements significatifs et c’est sur eux que l’accent est posé. Dans l’accomplissement évangélique du célèbre récit du « sacrifice d’Abraham », Jésus emprunte à la fois des traits d’Abraham et des traits d’Isaac — des traits du père et des traits du fils. Cela peut conduire le lecteur de Mt, nourri des Écritures, à s’interroger sur le rôle et l’identité de Jésus par rapport à son Père. *jui39b Père, si c’est possible ; *chr39b si c’est possible ; *theo36-46 CHRISTOLOGIE Jésus-Moïse Allusion possible à Ex 17,9-13 ; 32,11-14.31-32 ; Nb 14,13-20 ; 21,7-8. *chr36c : Albert Le Grand ; →Typologie mosaïque

Reception + Lecture synoptique + 36-46 // Mc • Mt est rhétoriquement plus structuré que Mc : il raconte les trois prières ; il cisèle le parallélisme entre la venue de l’heure et celle du traître (Mt 26,45-46) ; de même Mt 26,37 présente un parallélisme plus fort que Mc 14,33 : deux sections comportant un verbe suivi de deux compléments. • Jésus est plus résigné en Mt qu’en Mc : il fait trois fois la même prière, visant moins à infléchir la volonté de son Père qu’à s’y accorder (*interp36-46 Sens originel) ; il ne cherche pas à réveiller les disciples après sa deuxième prière. • Mc semble admettre que Jésus argumente avec son Père. Jésus rappelle au Père que « tout [lui] est possible » (Mc 14,36). Ce rappel peut aussi se comprendre comme la volonté de Mc d’atténuer le scandale de la prière de Jésus comprise comme un moment de doute sur la toute-puissance du Père. // Lc Les évangiles (*ref36-46) plus récents, Lc et Jn, semblent atténuer un peu le scandale de Jésus priant sans réponse apparente de son Père. À Gethsémani, Mt choisit de ne montrer que l’angoisse de Jésus, dans sa solitude. En revanche, Lc signale qu’un ange vient consoler Jésus (Lc 22,43). Lc dramatise ensuite en mentionnant la sueur de sang (Lc 22,44). Le verbe bareô (« appesantir »), utilisé par Mt 26,43, est employé par Lc pour désigner l’assoupissement des disciples à la transfiguration (Lc 9,32), soulignant la parenté des deux récits. // Jn Jean semble développer le souvenir de Gethsémani en plusieurs endroits. Un logion de l’épisode est inséré dans une annonce de la passion : Jn 12,2728 « Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. Père, glorifie ton nom ! » Jn souligne alors l’ouverture du ciel opérée par l’union des deux vouloirs humain et divin en cette Heure eschatologique : « Du ciel vint alors une voix » (Jn 12,28). Un passage comme Jn 14,30-31 (« Je ne m’entretiendrai plus beaucoup avec vous, car il vient, le Prince de ce monde ; sur moi il n’a aucun pouvoir, mais il faut que le monde reconnaisse que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé. Levez-vous ! Partons d’ici ! ») pourrait commenter l’épisode synoptique. 36a Gethsemanê // Lc Lc 22,39 parle seulement du mont des Oliviers.

Mt–Mc appellent Gethsémani « un lieu » (chôrion). *voc36a // Jn Jn 18,1 parle d’un kêpos « un terrain cultivé » (généralement traduit « un jardin »), près de la vallée du Cédron. La tradition a réuni les deux : « le jardin de Gethsémani ». 36c.39a.42a ici + là-bas + avancé + S’en étant allé — Cadre commun Les Synoptiques divisent assez nettement la scène de l’agonie en deux espaces (Mc 14,32.35.39 ; Lc 22,41) ; de même Jn 18,4 décrit Jésus « sortant » (exêlthen). *hge36a + Tradition juive + 36-46 Prière répétée Si un homme prie et n’est pas entendu, qu’il prie une deuxième fois (→b. Ber. 32b ; →Midr. Ps. 27,7 ; →Deut. Rab. 2,12). + Tradition chrétienne + 36-46 Réception chrétienne primitive de l’agonie : Paul L’agonie de Jésus est un motif connu dans la tradition chrétienne primitive, en particulier dans ses enseignements moraux allégoriques sur la veille et le sommeil (*ref36-46 // *syn36-46 ; *bib40a.43a ; *chr41a Veillez et priez). Paul semble bien faire allusion non seulement à l’épisode de l’agonie, mais encore à celui de l’arrestation, en Rm 13,11-12 « D’autant que vous savez en quel moment nous vivons. C’est l’heure désormais de vous arracher au sommeil ; le salut est maintenant plus près de nous qu’au temps où nous avons cru. La nuit est avancée. Le jour est arrivé. Laissons là les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière. » Plusieurs motifs bien attestés dans ses lettres semblent se référer non seulement à la croix, mais bien à l’agonie de Jésus : on peut trouver des allusions : • à son prodigieux combat intérieur et à l’humiliation suprême du →Fils de Dieu qui se fait (passer pour) ce qu’il n’est pas, en entrant dans la déréliction de l’âme humaine pécheresse (2Co 5,21 « [Dieu] l’a fait péché pour nous » ; 2Co 8,9 « Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté » et 2Co 12,10 « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ») ; • à son adhésion volontaire à la coupe que lui présente le Père, interprétée comme un sacrifice : Ep 5,2 « Le Christ qui vous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur » ; Ph 2,8 « Il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » En réponse, Dieu manifeste la condition divine de Jésus (Ph 2,6) : Il « l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9) ; • à l’échec des disciples dans l’effort de veille qui leur est demandé en Rm 5,8 (« Le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous »). Dans les premiers récits de martyres, pourtant décrits en héros pleinement maîtres d’eux-mêmes (→Attitudes antiques face à la mort), on empruntera de nombreux motifs au récit de l’agonie de Jésus : • →Mart. Pol. 7,1 : Polycarpe prie comme Jésus au moment de son arrestation, racontée aussi comme celle de Jésus. 36a Gethsemanê Signification prophétique et ecclésiologique • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1244 « On comprend Gethsémani comme une vallée très fertile, ou une vallée de terres grasses, au sommet de laquelle était situé le Temple de Dieu. Isaïe dit à propos de cette vallée : Malheur à l’orgueilleuse couronne des ivrognes d’Ephraïm, qui étaient au sommet de la grasse vallée (Is 28,1), signifiant les prêtres et les scribes enivrés du vin de l’erreur, qui en cet endroit, saisirent et tuèrent le Seigneur. […] Comme il parlait du lieu de la passion, il disait qu’il était florissant. Et il est dit que c’était un jardin, parce que l’Église de Dieu est dans le monde ensemencée de vertus émaillées de fleurs au parfum odorant, dans laquelle Jésus entre souvent, pour voir si les grenadiers sont en fleurs (Ct 7,13) et si les parterres sont irrigués par les eaux divines, eux qui sont des massifs bien parfumés (Ct 5,13) ; à propos de ces parterres, David dit,

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selon l’hébreu : Comme les parterres (areole) désirent les eaux vives, ainsi mon âme le Dieu vivant (Ps 42,2-3). Mais ce jardin de délices ne peut d’abord fleurir pour donner du fruit, ou germer, avant que Jésus ait traversé le torrent du Cédron (Jn 18,1). À ce torrent il s’abreuve en chemin (Ps 110,7). Mais avant d’être livré, il convenait qu’il priât, et nulle part ailleurs que sur le mont des Oliviers, où il y avait aussi un jardin situé dans la vallée ; pour lequel, et dans lequel, il lui fallait prier, parce que l’Église du Christ est véritablement la maison de prière (Mt 21,13). » *voc36a 36c ici + là-bas →Typologie mosaïque • →Albert le Grand Sup. Matt. : Moïse s’est approché du Seigneur en trois étapes (*chr44). En premier lieu, il a défini les limites autour du mont que le peuple ne pouvait pas approcher. Dans un second temps, il a fait l’ascension de la montagne avec un petit nombre, et enfin, en s’arrachant d’eux aussi, il est entré seul dans la nuée (Ex 19,12.21-24 ; 34). De la même façon, le Christ a renvoyé l’ensemble des disciples en premier lieu, puis il a renvoyé le petit groupe de disciples qu’il a pris avec lui, et il est arrivé seul pour prier son Père. Enseignement sur la prière • Elle doit être humble, dévote et solitaire (→Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 [745.36] ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.) et non superbe comme le pharisien de la parabole (→Raban Maur Exp. Matt. 700.33). • →Albert le Grand Sup. Matt. : On voit par là qu’il faut chercher un lieu caché et retiré de l’agitation du monde lorsque l’on veut prier (Os 2,16). Jésus s’éloigne pour mieux prier pour eux • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Il a accepté la foi des disciples et la fermeté de leur volonté aimante, mais il prévoyait qu’ils seraient persécutés et dispersés. C’est pourquoi il leur demande symboliquement de s’asseoir dans ce lieu tandis qu’il poursuivrait sa prière » (1473A). + Mystique + 36-46 L’angoisse de l’agonie L’angoisse de l’agonie Le Christ assume notre condition • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 60,3 « Il nous a transfigurés en sa personne (nos transfiguravit in se), quand il s’est laissé tenter par le démon. Nous lisions tout à l’heure dans l’Évangile que Notre Seigneur Jésus Christ a été tenté par le diable dans le désert. Le Christ était vraiment tenté par le diable, et tu étais toi-même tenté en Jésus Christ, car il avait assumé la chair qui est la tienne (de te sibi habebat carnem), et il devenait pour toi le salut (de se tibi salutem) ; il avait puisé la mort en toi, et il te communiquait la vie ; à cause de toi, il a subi toutes sortes d’outrages ; à cause de lui, tu es arrivé à la gloire ; de ta part lui venait donc la tentation, et de la sienne la victoire. Si nous avons été tentés en lui, nous avons aussi en lui vaincu le diable. » École de foi, d’espérance et de charité • →Bonaventure Lignum 18 « Vraiment tu as voulu exprimer ainsi par des signes évidents la faiblesse naturelle de la chair pour que nous croyions que tu avais vraiment notre nature mortelle ; que nous soyons formés à la foi, et dans une semblable continuité de tribulations nous soyons maintenus dans l’espérance et animés de plus vifs élans d’amour. Ainsi nous apprenons que tu as vraiment porté nos douleurs [cf. Is 53,4] et que tu n’as pas goûté sans douleur les amertumes de la Passion » (46-47). Modèle de prière • →CEC 2849 cite Mt 26,36-44 à propos de la sixième demande du Pater pour donner Jésus en exemple de vigilance et de persévérance dans le combat contre la tentation. L’agonie de Jésus, son combat, va perdurer en son corps jusqu’à la consommation des siècles : son agonie se mue en cette heure dans le grand combat de l’apocalypse. Réception médiévale et moderne : idéal de l’imitatio Christi L’agonie de Jésus ne doit pas tant susciter une réflexion abstraite qu’une appropriation par l’expérience : *lit40c ; *myst38b ; *myst41a. • →Ludolphe de Saxe Vita 2,58,11 décrit ainsi les étapes du processus : imitatio, compassio, miratio (étonnement devant ce que Jésus a accepté de

subir, et pour qui !), exultatio, resolutio cordium in Christo, quies dulcoris. • →Ignace de Loyola Exerc. (troisième semaine) invite le retraitant spirituel à se représenter la scène de l’agonie de la manière la plus réaliste possible, pour compatir avec Jésus : éprouver une grande souffrance à cause de la souffrance que le Christ souffre pour moi. • →Thérèse d’Avila Vida 9,4 (64) se sent proche du Christ à Gethsémani : il lui permet de se rapprocher de lui tout particulièrement à ce moment-là, où il cherche la consolation. Dans la nuit mystique Les mystiques doivent passer par des « nuits » (p. ex. →Jean de la Croix Noche), temps d’épreuves qui purifient l’âme de ses péchés et de l’imperfection d’une nature humaine trop limitée pour « voir » Dieu (*myst31b.34c ; *litt31b.34c). Mais l’épreuve du Fils incarné ne saurait s’y réduire (→Apophatisme chrétien). • →Jean-Paul II NMI 26-27 « La tradition théologique n’a pas manqué de se demander comment Jésus pouvait vivre en même temps l’union profonde avec son Père, qui est par nature source de joie et de béatitude, et l’agonie jusqu’au cri de l’abandon. La présence simultanée de ces deux éléments apparemment inconciliables est en réalité enracinée dans la profondeur insondable de l’union hypostatique. Face à ce mystère, conjointement à la recherche théologique, une aide sérieuse peut nous venir du grand patrimoine qu’est la “théologie vécue” des Saints. Ceux-ci nous offrent des indications précieuses qui permettent d’accueillir plus facilement l’intuition de la foi, […] à travers l’expérience qu’ils ont faite de ces états terribles d’épreuve que la tradition mystique appelle “nuit obscure”. Bien souvent, les saints ont vécu quelque chose de semblable à l’expérience de Jésus sur la Croix, dans un mélange paradoxal de béatitude et de douleur. » Dans les phénomènes surnaturels des stigmates et de la passion revécue Au moins depuis l’avènement médiéval d’une dévotion sensible à l’humanité souffrante de Jésus, à chaque génération, des mystiques ont la grâce de revivre la passion du Christ jusque dans leur corps. P. ex., François d’Assise (1181-1226), Catherine de Sienne (1347-1380), Juan de Dios (1495-1550), Marie de l’Incarnation (1599-1672), Agnès de Langeac (1602-1634), Anne-Catherine Emmerich (1774-1824), Thérèse Neumann (1898-1962), Padre Pio (1887-1968), … Peut-être Paul lui-même en fut-il favorisé : Ga 6,17 « Je porte dans mon corps les marques de Jésus » ? 36a Gethsemanê L’huile, symbole de la miséricorde • →Chardon Passion 9 « Puisque l’huile est le symbole de la miséricorde, il semble que l’adorable Rédempteur pouvait choisir un lieu plus propre pour commencer de faire paraître l’excès de cet attribut divin, que dans un champ, un Jardin ou un village qui s’appelle Gethsémani, qui signifie pressoir d’Olives. Aussi est-il probable que l’on y avait bâti des pressoirs qui servaient à tirer l’huile des Olives qu’on cueillait en la montagne prochaine qui en porte le nom. C’est là, où par une je ne sais quelle mystérieuse convenance, le cœur de l’aimable Jésus est mis sous la presse des angoisses excessives, qui le réduisent jusqu’aux dernières douleurs de la mort » (11). *voc36a + Théologie + 36-46 CHRISTOLOGIE L’agonie Comme expression de la filiation divine de Jésus L’adhésion du Fils à la volonté du Père dans son triple consentement témoigne paradoxalement en faveur de sa filiation divine (cf. Ph 2,8 ; He 5,7-8). • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 47,2 : Le motif pour lequel le →Fils de Dieu s’est livré à la passion est son obéissance d’amour au Père. Comme expression de la double nature de Jésus Bien avant que fussent « fixées » les doctrines christologiques de l’incarnation (à Nicée, en 325, →DzH 126) et de l’union hypostatique (à Éphèse, en 431, →DzH 250-251), dès le 2e s., les lecteurs de cet épisode y décèlent une révélation de la vérité de la nature humaine de Jésus (*chr37b : Origène). En effet, dans le contexte de l’ensemble des évangiles et du NT — dont le canon est alors en cours d’élaboration — transmis dans un contexte cultuel d’adoration précoce de Jésus le Christ (*lit6-13) qui faisait écho à l’→autorité de

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La passion selon saint Matthieu

Jésus durant son ministère, les premières générations chrétiennes cherchent à comprendre comment Jésus peut être à la fois le Verbe divin et cet homme qui souffre. Les Pères se sont appuyés sur la tristesse et la prière de Jésus pour défendre la vérité de la nature humaine du Fils, Un de la Trinité, qu’est Jésus (*chr37b ; *chr38b), selon la →christologie orthodoxe. • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Matt. fr. 294 évoquera « l’inexprimable et incompréhensible unité (henôsis) » qui permet au Christ de souffrir, d’être triste comme homme. Le compagnonnage (sunodos) du Logos et de la chair doit ainsi consolider en nous la foi dans le mystère de l’incarnation. Comme révélation de la double volonté de Jésus Les Pères sont conduits à poser le problème de la volonté humaine du Christ (*chr39c.42b). C’est à Maxime le Confesseur que revient le mérite d’avoir compris comment elle pouvait exister réellement tout en étant parfaitement accordée à sa volonté divine : pour y parvenir, il fit faire un progrès remarquable à l’analyse philosophique de la volonté humaine : →Volonté humaine du Christ : problème et exercice. L’Église confesse la vérité des deux natures et de leurs opérations propres (cf. →Chalcedoine 300-302 ; →Honorius I Script. 488 ; →Jean IV Dominus 496). L’épisode révèle l’existence de deux volontés dans le Christ : • selon sa volonté humaine, il demande que la souffrance s’éloigne ; • selon la volonté divine il se soumet à son Père. À travers sa prière « non pas comme je veux, moi, mais comme toi », Jésus ajuste sa volonté humaine à sa volonté divine. SOTÉRIOLOGIE L’agonie comme point central du salut La foi de l’Église dans le salut apporté par Jésus repose sur l’attestation apostolique de sa libre offrande face à sa mort (*chr36-46). L’épisode de l’agonie est le grand moment de révélation de la liberté de Jésus dans son offrande volontaire. MORALE Jésus, modèle d’obéissance ? On cherche parfois dans l’agonie de Jésus un exemple du combat moral et spirituel (*chr39c.42b MORALE). Enseignement sur la prière et l’obéissance, elle soutient dans les épreuves (*chr41a Veillez et priez ; *myst36-46). Mais Jésus est homme aussi exceptionnellement qu’il l’est réellement (→Christologie orthodoxe). La réalité de son épreuve échappe à nos possibilités de compréhension, et son obéissance a une modalité trop singulière (n’étant marquée par aucune ignorance) pour être un modèle imitable (→Apophatisme chrétien). Le modèle d’obéissance du croyant (Rm 16,26) est peut-être moins à chercher dans le fiat de Jésus « Dieu avec nous » (Mt 1,23) et « Sauveur » (Mt 1,21), que dans celui de Marie (Lc 1,38), première des sauvés (Lc 1,28.48). + Littérature + 36-46 Lectures littéraires de la péricope Moyen Âge Révélation du mystère du Dieu qui souffre Jésus n’est pas troublé, mais enseigne le mystère à ses disciples : • →Pass. Pal. « Seigneurs, veez ci la prophetie. / Ci ne vin pas pour presentie, / Mais de mon père qui est laissus. / Il m’envoia a vous ça jus, / Et je i sui volentiers venuz ; / Et sai bien qu’en croiz serai penduz » (v.217-218). Le caractère exceptionnel de la souffrance du Christ : • →Gréban Passion « Quand la peine bien considere / par laquelle me fault passer, / j’ay tel paour qu’il n’est a penser : / mon ame se doulouze fort / et est triste jusqu’à la mort ; / tristis est anima mea : / l’ame qui mon corps amé a / sur toutes les formes du monde / sent en soy douleur si parfonde / qu’au siecle n’est point de pareille » (v.18687-18696). Application du mystère du Dieu qui souffre À partir de l’avènement de la Devotio moderna, l’accent est mis sur l’actualisation de la passion dans la vie des fidèles. *chr41a Veillez et priez : Réception médiévale et moderne 17e siècle Mise en place du topos de l’agonie de Jésus continuée Blaise Pascal met l’accent sur la réponse que la scène appelle de la part des hommes. C’est à eux, bien plus qu’à son Père, que Jésus adresse une prière :

• →Pascal Pensées « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. - - Jésus au milieu de ce délaissement universel et de ses amis choisis pour veiller avec lui, les trouvant dormant, s’en fâche à cause du péril où ils exposent non lui, mais eux-mêmes, et les avertit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse cordiale pour eux pendant leur ingratitude, et les avertit que l’esprit est prompt et la chair infirme (Mt 26,41). - - […] Jésus a prié les hommes, et n’en a pas été exaucé » (Laf. 919 ; Sel. 749). *phi37 Lumières Les Lumières allemandes présentent en Jésus un Dieu héroïque et philanthrope. *litt39c.42b : Klopstock Romantisme Jésus priant : modèle de la condition du poète Au-delà du doute religieux, les poètes trouvent dans le Christ s’efforçant d’articuler sa prière à Gethsémani un possible modèle de leur déréliction dans la société moderne (*litt37b). Surtout, les poètes décèlent dans la prière de Jésus à l’agonie l’essence de toute parole poétique : • →Lamartine Harmonies 4,11 (« Novissima verba, ou Mon âme est triste jusqu’à la mort ! ») manifeste un conflit presque permanent entre aspiration vers Dieu et difficulté à le concevoir et à le dire : « Je meurs de ne pouvoir nommer ce que j’adore » (480) ; peut-être s’agit-il de l’essence même du langage (*litt39c.42b : Grosjean). Jésus angoissé : modèle de la condition moderne de l’homme sans Dieu Certains poètes, comme →Hugo Fin (« Commencement de l’angoisse »), mettent simplement en vers le récit évangélique. Chez d’autres, Jésus à l’agonie devient le modèle de tout homme mourant (*litt37b). Le topos de l’angoisse continuée de Jésus, institué notamment par Pascal, est fréquent dans la littérature postromantique, qui l’inverse en invoquant la difficulté ou l’impossibilité de croire (*litt38b ; *litt39b). 20e siècle La littérature moderne a retenu de Gethsémani l’incarnation extrême de l’humaine condition en ses composantes les plus essentielles : l’angoisse et la prière. L’épisode a inspiré aussi bien des poètes chrétiens (p. ex. Emmanuel et La Tour du Pin) que des poètes païens (→Frénaud Sainte Face « Chuchotements aux Oliviers »). Si plusieurs poètes croyants expriment avec une vigueur inégalée l’absolu scandale du Dieu qui souffre et voient dans l’agonie, la révélation ultime de la réalité de l’incarnation de Dieu (*litt39b : Péguy), si Bernanos (*litt38b ; *litt39b ; *litt45b) fait de l’agonie du Christ — comprise à la suite de Pascal à la lumière de la communion des saints (*theo36-46 MORALE ; *myst3646) — le fondement d’une mystique de la souffrance (thème central de son œuvre), beaucoup voient dans Jésus en agonie un modèle de désir ou de nostalgie de la prière (*litt39b : Cendrars). • →Jouve Sueur (« L’Angoisse ») dit la façon dont « Le néant distend le rapport envers Dieu » (164). La mort, au cœur de l’agonie, comme dévoilement de l’unique contenu de la passion du Christ • →Péguy Véronique « Vous savez, mon ami, vous savez comme ils veillèrent. Demeurez ici et veillez avec moi. Mais ce qu’il faut voir, mon ami, ce qui est annoncé ici, près de qui tout n’est rien, tout n’est que de la procédure, ce qui est la moelle et le contenu même de la passion, c’est cela, ce qui est annoncé ici, c’est la mort même, enfant, non point une mort extraordinaire (si, une mort extraordinaire tout de même, en un sens, et même en plusieurs sens), mais enfin je veux dire la mort elle-même, la mort commune, la mort de tout le monde, votre mort, toute mort, votre propre mort, la mort de tout le monde, la mort païenne […] (car ce fut très précisément, ponctuellement, éminemment la première mort chrétienne […]). Ce fut la mort charnelle, enfant, la simple mort, qui le mit en cet état, sa mort corporelle, sa mort temporelle, enfin la mort de son corps, de son corps mortel précisément, mortel pourtant et qu’il savait mortel » (733-734). Reprise du thème pascalien de l’agonie continuée • →Mauriac Insomnie fait écho à Pascal Le Mystère de Jésus (n° 553) : « Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures… Je te suis plus ami que tel et tel ; car j’ai fait pour toi plus qu’eux, et ils ne souffriraient pas ce que j’ai souffert de toi » (257).

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• →Mauriac Fils « Ce que fut cette veille, chaque parole, chaque soupir, chaque goutte de sueur et de sang, quel chrétien à un moment de sa vie n’y a attaché son cœur et sa pensée ? » (54). 21e siècle Légende sur une trace de l’agonie dans le cosmos : la présence du rouge-gorge ! • →Pichette Ditelis « De Jésus qui priait au jardin des Pardons, un petit oiseau s’approcha. Haut sur pattes fines comme aiguilles, la plume brunette un peu olive, l’œil rond comme un cassis, il s’en venait frisant le sol, sautillant et parfois s’arrêtant pour faire une révérence. Une brise lui avait dit que cet Homme-là était le cœur fait homme. Que voulait-il bien, ce petit passereau du monde ? Il désirait visiter le cœur du Fils. Alors souriant, Jésus lui ouvrit son cœur, et le petit oiseau entra dans la cage des côtes : il y fut pris d’amour, et battit des ailes au rythme des pulsations divines. En souvenir de cette visite, Jésus lui empreignit la lumière de son sang sur la poitrine. Désormais, l’oiseau était baptisé rougegorge. - Chaque jour, un rougegorge témoigne discrètement de cette sorte de légende sur la branche du temps. - - Qu’il en tire profit, celui qui a des oreilles pour entendre » (77). 36a domaine Locus horridus • →Pascal Pensées « Jésus est dans un jardin, non de délices comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices, où il s’est sauvé et tout le genre humain » (Laf. 919 ; Sel. 749). • →Lamartine « Gethsémani » « Conduisez-moi, mon père, à la place où l’on pleure ! / À ce jardin funèbre où l’homme de salut, / Abandonné du père, et des hommes, voulut / Suer le sang et l’eau qu’on sue avant qu’on meure ; / Laissez-moi seul, allez, j’y veux sentir aussi / Ce qu’il tient de douleur dans une heure infinie. - - […] Là, s’ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse / Où l’homme de douleur vint savourer la mort, / Quand réveillant trois fois l’amitié qui s’endort, / Il dit à ses amis : Veillez, l’heure est affreuse ! / La lèvre, en frémissant, croit encore étancher / Sur le pavé sanglant les gouttes du calice, / Et la moite sueur du fatal sacrifice / Sue encore aux flancs du rocher » (561). • →Vigny Destinées (« Le mont des Oliviers », 1844) « Alors il était nuit, et Jésus marchait seul, / Vêtu de blanc ainsi qu’un mort de son linceul ; / Les disciples dormaient au pied de la colline. / Parmi les oliviers, qu’un vent sinistre incline, / Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ; / Triste jusqu’à la mort, l’œil sombre et ténébreux, / Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe / Comme un voleur de nuit cachant ce qu’il dérobe ; / Connaissant les rochers mieux qu’un sentier uni, / Il s’arrête en un lieu nommé Gethsémani » (202-203). + Arts visuels + 36-46 L’agonie du Christ à Gethsémani Dans l’art occidental et dans des cycles christologiques, l’abondante iconographie emprunte aux différents évangiles synoptiques (celui de Jn se faisant moins volontiers le support d’une représentation imagée), sans se limiter à un seul évangile (*syn36-46). Dans l’Antiquité tardive L’épisode est peu présent en tant que tel dans les images antiques, qui préfèrent au cycle de la passion les miracles du Christ. Il arrive cependant que la scène dans le jardin de Gethsémani soit évoquée. Parmi les plus anciens exemples références se trouvent : • La Lipsanothek de Brescia (ca. 360-370). Les seuls éléments permettant de reconnaître la scène sont les oliviers au milieu desquels se trouve le Christ juste avant la scène d’arrestation. Le Christ semble tenir un volumen, en référence à sa prière. • Les mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf (526, Ravenne) sont parmi les premières représentations de la scène dans le monde occidental. L’accent est porté sur l’exhortation et l’enseignement du Christ aux disciples : Jésus est représenté nimbé de lueur, debout, de face et les paumes ouvertes ; il n’est pas en agonie. Le haut Moyen Âge Cette époque favorisa une iconographie beaucoup plus littérale et exégétique que celle développée par les artisans ravennates.

• Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano). Sur cette miniature le Christ prie prosterné, puis réveille les trois apôtres endormis. • Les portes en bois de l’église Sainte-Marie-du-Capitole à Cologne (milieu du 11e s.) développent la même iconographie. À partir du 9e siècle La mise en image conforme à Mt tend à disparaître, au profit de représentations du Christ agenouillé, détail de Lc 22,41 (*syn39a). • Le Psautier de Stuttgart (ca. 820-830) présente le Christ agenouillé devant la main de son Père (apparaissant dans les cieux), puis réveillant le groupe des apôtres (et non seulement Pierre, Jacques et Jean). À partir du 12e siècle Les concepteurs d’images privilégient les représentations de l’ange consolateur de Lc 22,43. Le Christ est presque toujours agenouillé en présence de l’ange, qui lui présente, ou non, un calice ou une croix : • le Psautier d’Ingeburge (1210, musée Condé de Chantilly) ; le Retable de l’abbaye de Klosterneuburg (1330, Klosterneuburg).  Cette mise en image se diffuse abondamment, d’autant plus que les cycles de la passion se multiplient à partir du 13e s. Ces productions permettent la diffusion très large de la dévotion au Christ à l’agonie. Pendant la Renaissance et l’époque moderne L’accent sur la solitude du Christ et la consolation apportée par les anges se renforce. La scène disparaît peu à peu des cycles de la passion, moins fréquents. Elle devient un événement isolé où s’offre à la méditation la souffrance du Christ et son consentement. Le plus souvent les artistes mettent l’accent sur un dialogue entre le Christ et l’ange : • Hans Multscher (1437, Berlin) ;  Andrea Mantegna (1459, Londres) ;  Giovanni Bellini (1460, Londres) ;  Donatello (1465, San Lorenzo) ; Benvenutto di Giovanni (1491, Washington) ; Botticelli (1500, Granada) ; Tintoret (1578-1581, Venise) ; Ludovico Carracci (1586, Londres) ; El Greco (1590, Londres) ; Valerio Castello (1645, Los Angeles) ; Émile Bernard (1889). Aux 17e et 18e s., l’accent porte sur une consolation apportée par le ou les messagers du Père : • Gerrit van Honthorst (1617, Saint-Pétersbourg) ; Guido Reni (ca. 1620) ; Jacques Stella (1640) ; Jean-Baptiste Jouvenet (1694, Rennes). La représentation ou l’accentuation de ce détail, donné par Lc 22,43, peut aller jusqu’à l’omission ou le rejet dans l’ombre du reste de l’épisode : • Giovanni Battista Caracciolo (1615, Vienne) ; Philippe de Champaigne (1650, Portland) ; Sebastiano Ricci (1730, Vienne) ; • Henry Siddons Mowbray (1915-1925). Se développe ainsi une nouvelle iconographie, non scripturaire : le Christ consolé ou servi par les anges au mont des Oliviers : • Charles André van Loo (1760, Los Angeles). Exceptionnels dans ce corpus sont les artistes qui ignorent la présence de l’ange et accentuent ainsi la solitude du Christ : • Vittore Carpaccio  (1502, Venise) ; Gustave Doré (1843) ; Paul Delaroche (1855). Du 6e s. à nos jours, l’évolution est sensible : l’aspect moralisateur de l’Antiquité tardive et l’aspect narratif du Moyen Âge (où le déroulement des différents moments du passage scripturaire est d’autant plus visible que l’événement se situe sur une montagne) furent peu à peu remplacés, à partir du 15e s., par un aspect plus méditatif et contemplatif que des œuvres récentes n’ont pas démenti. La création contemporaine, dans son souci de dépouillement, est cependant parfois revenue à Mt : • Willy Fries (1936-1944, Cologne-Marienburg). Le Christ, à l’écart, profondément incliné, est représenté de dos, tandis que les apôtres, dans l’ombre du contrebas, se sont assoupis. + Musique + 36c prié La prière de Jésus Dans →Bach Passion, le mot bete (« prie ») inspire un petit mouvement expressif aux violons qui sortent ainsi de leur simple cadre d’accompagnateurs, comme si Jésus trouvait dans la prière réconfort et consolation, souhaitant s’y attarder. *mus39a ; *mus42a

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+ Danse + 36c ici + là-bas — Mise en scène →Neumeier Passion • La posture des disciples se relâche et s’affaisse peu à peu. Ils rejoignent l’estrade du fond quand Jésus s’éloigne avec trois d’entre eux, qui gardent un moment un bras vers lui en signe d’acceptation (ils vont veiller avec le Seigneur). Il y a d’un côté Pierre, à l’autre extrémité les deux fils de Zébédée, Jean et Jacques. + Cinéma + 36a Gethsémanê Focalisation En parallèle : l’agonie et le traître • →DeMille King : Le spectateur suit parallèlement l’agonie au jardin et la préparation de Judas et de la bande armée. Une lanterne à la main, Judas sort du Temple tandis que Jésus monte sur un rocher pour prier. Puis, alors que la bande armée progresse vers le jardin, Jésus trouve ses disciples endormis. Ce montage alterné augmente l’intensité dramatique de l’épisode : le danger approche. Du point de vue de Jésus • →Scorsese Temptation : Balayage rapide du décor, de gauche à droite, puis de droite à gauche, qui semble se placer du point de vue de Jésus cherchant un endroit pour prier à l’écart ; à l’extrémité droite, les trois disciples auxquels il ordonne de rester là ; à l’extrémité gauche, des rochers vers lesquels il s’avance. À distance • →van den Bergh Matthew : Plusieurs plans courts montrent Jésus marchant en tête, suivi de ses disciples. La caméra s’arrête à distance si bien que Jésus est caché par les branchages d’un arbre lorsqu’il commande à ses disciples de rester là. Il s’éloigne ensuite vers la gauche avec trois disciples tandis que les autres s’assoient et s’allongent. La voix du narrateur prononce alors le v.37. 36c.38c Asseyez-vous ici + restez ici — Jésus Ne prenant que Jean et Pierre • →Zecca Passion : Alors que les autres disciples restent endormis, Jésus semble leur donner des enseignements (gestes habituels de prédication :

doigt pointé vers le haut, mouvements des mains). Par la suite, le texte Mt est simplifié : Jésus demande aux deux disciples de s’éloigner, leur montrant le hors-champ. Il insiste jusqu’à ce qu’ils aient disparus de la scène. Faisant signe aux disciples de se disperser • →Olcott Manger : Avec une sorte de télescopage entre les v.31 et 36, trois disciples restent près de Jésus, et Jean se démarque en ne s’asseyant pas, alors que Jésus s’éloigne et quitte le champ de la caméra. Hésitant à trois reprises • →Pasolini Matteo : Filmé de dos du point de vue de Jean, Jésus s’éloigne. Spatialement, une distance se creuse entre lui et ses disciples. Après avoir demandé aux disciples de rester là, il s’éloigne, s’arrête, se retourne et appelle Pierre, Jacques et Jean : « Venez avec moi », parole qui ne se trouve pas exactement dans le texte de l’Évangile, qui souligne l’hésitation de Jésus et annonce le trouble de l’agonie. Le v.37b est placé dans la bouche de Jésus, adresse directe à ses disciples qui justifie l’appel précédent. À nouveau, Jésus s’éloigne filmé de dos en plan moyen, tandis que les disciples s’approchent dans un jeu où chacun ne sait plus très bien ce qu’il a à faire. Puis Jésus hésite, s’arrête, se retourne pour la deuxième fois. Zoom jusqu’au plan rapproché où apparaît le visage triste du maître. L’affolement de la caméra manifeste l’état d’esprit de Jésus. La majorité des disciples est restée en arrière. Jésus serre dans ses bras Jean, un plan large accompagnant cette brève communion goûtée avec ses trois disciples. Puis la musique s’arrête, il s’éloigne une troisième fois, seul, filmé de face en gros plan. Cette série de rupture indique la gravité du moment. *pro36c.37a.38c.41a.45b.46a 36c ici + là-bas — Cadre Identique au jardin de la Cène • →Jewison Superstar : Le repas avait déjà eu lieu dans un jardin d’oliviers : le soleil de l’après-midi est remplacé par la pleine lune et la séquence s’ouvre sur les apôtres endormis autour de la nappe non débarrassée. Respecté • →Pasolini Matteo : Le découpage en trois lieux décrits par Mt (*pro36ac.39a.42a) est respecté à la lettre.

 Texte + Critique textuelle + 39a s’étant avancé Variante grecque • Byz : proselthôn ; • TR Nes : proelthôn « ayant allé en avant ». + Vocabulaire + 37b ressentir tristesse et angoisse Lexicographie : verbe spécifique Lupeomai (« s’affliger ») en grec désigne couramment la tristesse. Le terme s’accompagne souvent de manifestations de cette tristesse : les larmes, les lamentations (Jr 31,15), etc. Le calme apparent dont Jésus fait preuve ici contraste avec les manifestations habituelles de la tristesse. Adêmoneô (« s’angoisser ») désigne plus spécifiquement l’inquiétude et notamment l’anxiété face à la mort. *syn37b 38b Mon âme Sémitisme pour « ma vie, moi ». *theo38b 39a il tomba sur la face Expression biblique pour signifier l’adoration (cf. Mt 17,6 ; *ref39a). C’est le seul moment de l’Évangile où Jésus adopte cette posture.

39c cependant Adverbe polysémique (plên) pouvant avoir un sens : • adversatif fort (Mt 18,7) ; • récapitulatif de l’argumentation qui précède (Mt 11,22.24) : Jésus débat dans sa prière, tout en admettant déjà la conclusion. + Procédés littéraires + 37b ressentir tristesse et angoisse Langage : hendiadys récurrent Cf. le couple de termes ṣārâ weṣûqâ « affliction et angoisse » (Is 30,6 ; Pr 1,27). 38b triste jusqu’à la mort SÉMANTIQUE Ambiguïté Simple expression scripturaire stéréotypée (*bib38b ; *ptes38b) ou nuance temporelle (plongée dans la tristesse jusqu’à ce que la mort y mette un terme) ? consécutive (d’une telle tristesse que j’en meurs) ou finale (d’une tristesse telle qu’elle me fait désirer la mort) ? *chr38b 39a.40a.42a.43a.44.45a s’étant avancé + il vient + S’en étant allé + étant venu + s’en étant allé + il vient SÉMANTIQUE Dérivation La multiplication des dérivés de erchomai (« venir »), proerchomai (« marcher en avant »), aperchomai (« s’en aller, partir ») fait du groupe des trois disciples choisis pour veiller le centre spatial de l’observation de toute la scène.

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NARRATION Focalisation C’est peut-être la trace du témoignage primitif à la source de ce récit ? *pro40a.43b ; *mil36-46

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encore du temps”. — “Ceux qui font ce que tu dis, Criton”, répondit Socrate, “ont leurs raisons ; ils croient que c’est autant de gagné : et moi, j’ai aussi les miennes pour ne pas le faire ; car la seule chose que je croirais gagner, en buvant un peu plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi39bc Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe — cepenmême, en me trouvant si amoureux de la vie que je veuille l’épargner dant non pas comme je veux, moi, mais comme toi… Prière lorsqu’il n’y en a plus. Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, COMPOSITION Écho et ne me tourmente pas davantage”. À ces mots, Criton fit signe à l’esclave La prière de Jésus fait écho au Notre Père (Mt 6,9-13) : mon Père (cf. Mt […]. Aussitôt que Socrate le vit : “Fort bien, mon ami, lui dit-il ; mais que 6,9b), que ta volonté soit faite (cf. Mt 6,10b), que vous n’entriez pas en tenfaut-il que je fasse ? Car c’est à toi à me l’apprendre”. “Pas autre chose”, lui tation (cf. Mt 6,13a). dit cet homme, “que de te promener quand tu auras bu ; le poison agira PRAGMATIQUE Paroles performatives ainsi de lui-même”. Et en même temps, il lui tendit la coupe. Socrate la Jésus a non seulement enseigné comment prier, mais a donné l’exemple en prit avec la plus parfaite sérénité » (319-321). *anc27,50 appliquant son enseignement. L’agonie semble une magistrale mise en Jésus n’a même pas la dignité d’un Socrate : comment serait-il Dieu ? œuvre de sa prière : c’est le Notre • →Origène Cels. 2,23-24 (citant Byz V S TR Nes Père en acte, qui réussit ce qu’il dit, Celse) : « Puisqu’il était Dieu et parole devenant efficace du Fils à qu’il le voulait, les traitements 37 a Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée, son Père. spontanément voulus pouvaient ne b il commença à ressentir tristesse et angoisse. lui causer ni douleurs ni peines. V affliction. 39b.42b loin de moi + sans que je la […] Pourquoi dès lors exhale-t-il boive + ta volonté — NARRATION Gradation des plaintes et des gémissements et dramatique La coupe est d’abord envifait-il, pour échapper à la crainte 38 a Alors Jésus sagée de loin comme passant, puis de la mort, cette sorte de prière ? » V S TR Nes il leur dit : de plus près comme devant être bue. (347, 349). b — Mon âme est triste jusqu’à la mort ; On passe du verbe conjugué à la pre• →Porphyre Christ. fr. 62 « Ces mière personne (hôs egô thelô paroles ne sont pas dignes d’un fils c restez « comme je le veux ») à une tourde Dieu : elles ne le sont même pas V attendez ici et veillez avec moi. nure nominale au passif (« que ta d’un homme courageux qui volonté soit faite »). Jésus ajuste peu affronte la mort. » 39 a Et s’étant avancé un peu, il tomba sur la face, priant à peu sa volonté à celle du Père. Une question décisive : l’immortalité de l’âme et disant : 39b.42b coupe RHÉTORIQUE Métaphore Selon certains interprètes, l’angoisse b — Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi Au-delà du sens psychologique des de Jésus (*chr37b ; *chr38b ; cette coupe ; souffrances et de la mort annoncées *theo37b.38b) s’expliquerait par une V à Jacques et Jean (Mt 20,23) expliciabsence de croyance en l’immortalité ce calice ; tement mentionnées ici — un sens de l’âme, contrastant avec la sérénité c cependant, non pas comme je veux, moi, mais qui est mis en scène dans le dernier de Socrate avant sa mort (voir comme toi… repas (Mt 26,27) — la coupe poursupra). Cependant : rait désigner le jugement eschatolo• La non-croyance en l’immortalité gique de Dieu. *anc27 ; *bib27a 37a Pierre et les deux fils de Zébédée Mt 4,18-22 ; 17,1-8 ; 20,20-28 – 37b Jésus de l’âme pourrait justement aboutir coupe ; *ptes27a ; *ptes39b coupe à la paix, comme le recommande devenu semblable aux hommes Ph 2,7 ; He 4,15 – 38b Mon âme est triste jusqu’à Épicure (→Attitudes antiques face la mort Jg 16,16 ; 1R 19,4 ; 2M 3,16 ; Ps 6,3 ; 42,5.11 ; 43,5 ; 55,4 ; Si 37,2 ; Jon 4,9 à la mort : la mort épicurienne). – 38c Nécessité de veiller Mt 24,42-43 ; 25,13 ; 1M 3,58-60 ; 1P 5,8 – 39a Solitude pour prier Mt 14,23 ; Ex 33,7-9 – 39a sur la face Gn 17,3.17 ; Nb 14,5 ; 16,4.22.45 ; Contexte • Les sources (proto-)rabbiniques 22,31 ; Rt 2,10 ; 1S 20,41 ; 2S 9,6 ; 1R 18,39 ; Dn 8,17 – 39b que passe loin de moi sur le sort de l’âme dans l’au-delà He 5,7-8 – 39b coupe Mt 20,22 ; Is 51,17-23 – 39c Soumission à la volonté du Père + Milieux de vie + sont abondantes : →Croyances Mt 6,9-13 ; Ps 40,8-9 ; 143,10 ; Jn 4,34 ; 6,38 ; Ph 2,8 ; He 10,5.7 juives sur la vie dans l’au-delà au 37a Pierre et les deux fils de Zébédée tournant de l’ère chrétienne. Personnages : pourquoi trois ? Il faut deux • De plus, le NT lui-même atteste en plusieurs passages l’existence d’une surou trois témoins pour une cause. vie de l’âme. Jésus l’enseigne par ses paraboles sur le jugement, par exemple. *ref60c 39b coupe Métonymie La coupe peut désigner la mort (→Anth. graec. 7,96 ; + Textes anciens + →Cicéron Tusc. 1,96), peut-être en souvenir du poison donné à boire à Socrate (*anc37-39). 37-39 Mort du sage et mort du Sauveur ? Jésus (Mt 26,39-44 ; Mc 14,35-36 ; Lc 22,41-45 ; Jn 12,27) envisage la possibilité d’échapper à la mort mais, dans 39c comme je veux Choix libre Cela pourrait rapprocher la mort de Jésus de la prière, met de côté sa propre volonté. Cela permet de comparer sa mort la mort stoïque : →Attitudes antiques face à la mort. aux →attitudes antiques face à la mort (*anc27,45-51b ; *mil36-46). Contrepoint Socrate-Jésus + Intertextualité biblique + • →Platon Phaed. 117a-118a « [Socrate :] “[…] obéissons-lui de bonne grâce, et qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé ; sinon, qu’il le broie lui38b Mon âme est triste jusqu’à la mort Langage : Leitmotiv Cf. Jon 4,9 ; même. — “Mais je pense, Socrate”, lui dit Criton, “que le soleil est encore Ps  42,5.11 ; Jn 12,27. Ps 42 a été très tôt associé au récit traditionnel de sur les montagnes, et qu’il n’est pas couché : d’ailleurs je sais que beaucoup Gethsémani. d’autres ne prennent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné ; qu’ils mangent et qu’ils boivent à souhait ; quelques-uns 39b Père, si c’est possible Thème : audace dans la prière En parlant à Dieu d’une même ont pu jouir de leurs amours ; c’est pourquoi ne te presse pas, tu as décision déjà prise, Jésus suit ici la conception biblique selon laquelle Dieu

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peut lui-même se repentir de sa colère à la prière des hommes. En Is 51,1723 Dieu finit par éloigner d’Israël la coupe de sa colère (cf. 2R 20,1-6 ; Jr 18,7-8 ; Jon 3,4-10). 39b coupe Symbole biblique récurrent du sort bon ou mauvais qui attend un individu ou un peuple (*bib27a). Is 51,17 évoque peut-être la coupe de la colère. Cette idée sera continuée dans certaines traditions rabbiniques : Simon et Lévi ont bu d’une même coupe. Il faut comprendre que leurs destinées sont liées, en l’occurrence dans la punition (→Sifre Deut. 349,1). 39c non pas comme je veux, moi, mais comme toi Type : le serviteur Jésus se présente à son Père comme le serviteur d’Is 53,10 : « S’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté du Seigneur s’accomplira. » + Littérature péritestamentaire + 38b triste jusqu’à la mort Expression stéréotypée Cf. →4 Macc. 1,9 ; →1QHa 16,32. 39b Mon Père Appellation divine • 4Q372 fr. 1,16 : Joseph appelle Dieu ’ābî. Pour la désignation de Dieu comme père, voir aussi 4Q460 fr. 5,5. 39bc si c’est possible + cependant non pas comme je veux — Jésus-Abraham/Moïse Les légendes • sur Abraham (→T. Abr. A 16,16) • et sur Moïse (→’Abot R. Nat. A 12,2 ; →B 25 ; →Tg. Ps.-J. Dt 32,50 ; →Deut. Rab. 11,10) montrent les deux grands hommes rejeter la mort comme le plus grand mal. 39b coupe Personnification • →T. Abr. A 16,11-12 : L’ange de la mort se présente lui-même comme « la coupe amère de la mort ».

Reception + Comparaison des versions + 38c restez : Gr S | V : attendez (Connotation) V : sustinete signifie « supportez, endurez, soutenez, attendez fermement ». Dans le contexte, l’injonction faite aux disciples est de demeurer là en soutenant le combat de la prière. + Lecture synoptique + 37b ressentir tristesse et angoisse Mt–Mc // Lc Le verbe adêmoneô (*voc37b) chez Mt et Mc est remplacé chez Lc 22,44 par le substantif agônia, un hapax qui marque la détresse angoissée face à la mort, ou, en 2M 3,14.16, la crainte du peuple et d’Onias face au risque de la profanation du Temple. C’est également ce que suggère adêmoneô : derrière l’inquiétude de la mort, il y a chez le Christ la tristesse inspirée par l’imminente destruction du temple saint inviolable, qui est son propre corps (Jn 2,21). Dans ces conditions, on ne peut guère dissocier l’inquiétude de Jésus face à la mort de l’angoisse ressentie face à la destruction de ce que son corps incarne : la présence de Dieu dans le monde. 39a il tomba sur la face Mt–Mc // Lc Jésus à l’agonie est représenté prostré par Mt et Mc 14,35, fléchissant les genoux par Lc 22,41. + Liturgie + 38bc.45cd Mon âme est triste jusqu’à la mort — attendez ici et veillez avec moi + Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs — (V) CHANT GRÉGORIEN Vigilance dans l’agonie

• →OHS 99, 2e répons des vigiles du vendredi saint (8e mode) : Tristis est anima mea usque ad mortem : sustinete hic, et vigilate mecum : nunc videbitis turbam, quae circumdabit me : Vos fugam capietis, et ego vadam immolari pro vobis. V/ Ecce appropinquat hora, et Filius hominis tradetur in manus peccatorum (« Mon âme est triste à en mourir : tenez bon ici et veillez avec moi : désormais vous verrez une troupe m’entourer : Vous prendrez la fuite et moi je vais être immolé pour vous. V/ Voici qu’approche l’heure, et le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs »). La première phrase est douce. À sustinete hic, mi-commandement, misupplication, le chant se fait plus impératif et rapide. Le mouvement s’accroît à nunc videbitis : la mélodie tourmentée fait entendre la tristesse causée par l’abandon des siens. Majestueuse et paisible à partir de et ego vadam, elle traduit le regard prophétique du Seigneur qui domine sa passion d’amour. 38c.40c.41a veillez RITUEL/DISCIPLINE La vigilance chrétienne Le Christ recommande de veiller : « Soyez sur vos gardes, veillez, car vous ne savez pas quand ce sera le moment. […] Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, le soir, à minuit, au chant du coq ou le matin, de peur que, venant à l’improviste, il ne vous trouve endormis. Et ce que je vous dis à vous, je le dis à tous : Veillez ! » (Mc 13,33-37 ; cf. Mt 24,42). • La vigilance de l’Église s’exprime quotidiennement dans la psalmodie nocturne, dans les monastères. Cet office de nuit porte le nom de « vigile », du latin vigilia : « veillée », « veille », « réunion nocturne de prières » : suivant un rythme quotidien ou hebdomadaire selon les communautés monastiques, l’office des « vigiles » (vigiliae matutinae « veilles matinales », ou simplement vigiliae) entretient la vigilance chrétienne. C’est un office de nuit ou de petit matin (« Matines »), avec une psalmodie divisée en « nocturnes » et diverses lectures (on l’appelle parfois « office des lectures »). • Les vigiles font écho à la →vigile pascale au fil des jours, pour entretenir l’attente du Seigneur (cf. Ps 130,6). • Des dévotions paraliturgiques comme l’Heure sainte (*lit40c), liée à la piété envers le Sacré-Cœur, s’inscrivent dans la même volonté de sanctifier le temps (→Célébrations du Sacré-Cœur de Jésus). CALENDRIER En deux circonstances annuelles s’exprime de façon visible ce qui doit être, au plan spirituel, la réalité de chaque jour : l’Église assemblée et se tenant en éveil dans la nuit, pour attendre l’Époux qui vient. Ces deux nuits saintes revêtent un caractère très solennel, ce sont celles de Noël et de Pâques. • Préparée par le temps de l’Avent, c’est-à-dire de l’attente du Seigneur, la nuit de Noël est une figure de la Parousie. Il y a une analogie, pleine d’ailleurs de contrastes, entre le premier avènement et le dernier, celui de l’incarnation dans l’humilité de la crèche et celui du jugement dans l’éclat de la majesté. • Mais entre la nuit de Pâques et la Parousie, le lien est beaucoup plus étroit encore. Celui que l’Église attend, c’est le Christ ressuscité et intronisé Seigneur de gloire (Ph 2,9-11). L’avènement de gloire a commencé en la nuit de la résurrection : on en attend seulement l’acte final. →Vigile pascale La veillée pascale est « la mère de toutes les saintes veillées » (→Augustin d’Hippone Serm. 219 [38,1088]). • Une troisième nuit, →le jeudi saint, après la commémoration de la dernière Cène, les fidèles sont invités à prier durant la nuit auprès du reposoir où l’on a transporté la sainte Réserve, en union avec le Christ agonisant. Cette nuit très humble n’en est pas moins impressionnante. MYSTAGOGIE Le sens de la veillée d’adoration du jeudi saint • →Benoît XVI Audiences (20 avril 2011) « Le Jeudi saint se conclut par l’→Adoration eucharistique, dans le souvenir de l’agonie du Seigneur dans le jardin de Gethsémani. […] Jésus dit aux siens : demeurez ici et veillez ; et cet appel à la vigilance concerne précisément ce moment d’angoisse, de menace, au cours duquel arrivera le traître, mais il concerne toute l’histoire de l’Église. C’est un message permanent pour tous les temps, car la somnolence des disciples était le problème non seulement de ce moment, mais est le problème de toute l’histoire. La question est de savoir en quoi consiste cette somnolence, et en quoi consisterait la vigilance à laquelle le

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Seigneur nous invite. Je dirais que la somnolence des disciples tout au long de l’histoire est un certain manque de sensibilité de l’âme pour le pouvoir du mal, un manque de sensibilité pour tout le mal du monde. Nous ne voulons pas nous laisser trop troubler par ces choses, nous voulons les oublier : nous pensons que peut-être ce ne sera pas si grave, et nous oublions. Et il ne s’agit pas seulement de manque de sensibilité pour le mal, alors que nous devrions veiller pour faire le bien, pour lutter pour la force du bien. C’est un manque de sensibilité pour Dieu : telle est notre véritable somnolence ; ce manque de sensibilité pour la présence de Dieu qui nous rend insensibles également au mal. Nous ne sentons pas Dieu — cela nous dérangerait — et ainsi, nous ne sentons pas non plus naturellement la force du mal et nous restons sur le chemin de notre confort. L’adoration nocturne du Jeudi saint, la vigilance avec le Seigneur, devrait être précisément le moment pour nous faire réfléchir sur la somnolence des disciples, des défenseurs de Jésus, des apôtres, de nous, qui ne voyons pas, qui ne voulons pas voir toute la force du mal, et qui ne voulons pas entrer dans sa passion pour le bien, pour la présence de Dieu dans le monde, pour l’amour du prochain et de Dieu. » 39.41 In monte Oliveti Ténèbres de Gethsémani — 1re Nocturne : Répons In monte Oliveti • →OHS 96, 1er répons des vigiles du vendredi saint (8e mode ; avant la réforme liturgique de 1970, ce répons était chantée aux vigiles du jeudi saint). Prière du Seigneur à son Père durant son agonie. • In monte Oliveti oravit ad Patrem : Pater, si fieri potest, transeat a me calix iste : Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma. V/ Vigilate, et orate, ut non intretis in tentationem (« Sur le mont des Oliviers il pria le Père : Père, si c’est possible, que ce calice passe loin de moi : En vérité l’esprit est prompt, mais la chair est faible. V/ Veillez et priez afin de ne pas entrer dans la tentation »). Grande atmosphère de douceur. Remarquez l’insistance, si aimante, si instante, si humble aussi et si abandonnée, du si fieri potest (« si c’est possible ») succédant à l’appel à la fois pressant et si tendre du mot Pater, et le crescendo, accompagné d’un léger accelerando, qui s’étend tout au long du transeat a me, pour s’achever dans la même note d’exquise douceur sur le quilisma de iste, à l’unisson avec répercussion au levé. Le caro autem attristé contraste, par le ton comme par l’allure, avec l’affirmation Spiritus… qui précède. 39a il tomba sur la face RITUEL Les gestes de la prière La posture de Jésus est significative (*syn39a). Jésus ne s’est probablement pas jeté au sol, mais s’est incliné, agenouillé, puis prosterné. En actes, il donne un enseignement sur la manière de prier. Le vendredi saint le président de la célébration de la croix ouvre la liturgie catholique romaine par une grande prostration silencieuse devant l’autel dépouillé. *litt39a ; →Les gestes corporels pour exprimer l’adoration

Les effets négatifs de la mort sur les justes tendent à être minimisés par d’autres traditions qui affirment que, dans leur cas, l’âme se sépare du corps en douceur (→Midr. Ps. 11,6 ; voir aussi →b. Ber. 8a) et est entreposée dans un trésor céleste (→Sifre Nomb. 139 ; →Qoh. Rab. 3,21,1) ou sous le trône (→’Abot R. Nat. A 12,2 ; →b. Šabb. 152b) de gloire divine (→Midr. Ps. 30,3). 39b Père, si c’est possible Audace dans la prière Jésus ne se rebelle pas (*pro36-46 Échos : baptême/tentations et transfiguration et agonie). La tradition rabbinique va plus loin que la tradition biblique (*bib39b Père, si c’est possible) en affirmant que : • le juste est plus fort que Dieu puisqu’il est capable d’annuler son décret (→b. Mo‘ed Qaṭ. 16b ; →Midr. Ps. 4,6) ; • les bonnes actions du juste renforcent le pouvoir de Dieu sur la terre alors que les péchés l’affaiblissent (→Lam. Rab. 1,33). Ici même, dans un contexte où il est question de vie et de mort, Jésus pourrait être en train de pratiquer le qîddûš haššēm (« sanctification du Nom » : Lv 22,32), qu’il a expressément enseigné à ses disciples (Mt 5,16 ; 6,9). 39b coupe Symbole La coupe de punition ou du « jugement de punition » • →Tg. frg. Gn 40,12 et Dt 32,34 ; →Tg. Neof. Gn 40,12 et Dt 32,34 ; • la punition des Nations, présente et future, dans la tradition rabbinique : →Sifre Deut. 324,1.3 ; →b. Ḥul. 92a ; →Midr. Ps. 75,4. La coupe de mort • →Tg. frg. Gn 40,23 ; →Tg. Neof. Gn 40,23 et Dt 32,1. • En →Mart. Is. 5,13 la coupe désigne également la mort, particulièrement cruelle, qui frappe le prophète Isaïe, scié en deux sous le règne de Manassé. Les quatre coupes du Seder de Pesah symbolisent les quatre punitions des Nations et les quatre consolations d’Israël : • →y. Pesaḥ. 10,1 = 37c. *anc27 ; *bib27a coupe ; *ptes27a 39c mais comme toi Humilité dans la prière • Il faut choisir la volonté de Dieu au-dessus de sa propre volonté, ou conformer sa volonté à celle de Dieu (→1QS 5,9 ; →CD-A 3,11 ; →m. ’Abot 2,4) ; même si cela implique la mort (1M 3,59-60 ; →T. Iss. 4,3 ; →’Abot R. Nat. B 32 ; cf. Ac 21,14 ; →Mart. Pol. 7,1). • Ainsi, celui qui se rend dans un lieu dangereux fait une courte prière qui commence par les mots « Fais ta volonté dans le ciel en haut et donne la tranquillité à ceux qui te craignent en bas » et il ajoute « et ce qui est bon à tes yeux, fais-le » (→b. Ber. 29b). • Dans la 5e bénédiction de la ‘ămîdâ, le fidèle demande à Dieu de l’aider à accomplir sa volonté : « Fais-nous revenir à ta Tora. » • Dieu ne fait périr les justes qu’avec leur acceptation (→Gen. Rab. 9,5) et parce qu’eux-mêmes ont fini par demander la mort (→Midr. Ps. 116,6).

+ Tradition juive + + Tradition chrétienne + 37b angoisse Anthropologie : la mort La séparation de l’âme et du corps au moment de la mort est la souffrance (*voc37b) la plus intense qu’un homme puisse ressentir (→b. Mo‘ed Qaṭ. 29a). Si Dieu demanderait à Rab Naḥman (245-320 ap. J.-C.) une fois mort, de revenir dans le monde, il refuserait, tant la crainte que lui inspire l’ange de la mort est grande (→b. Mo‘ed Qaṭ. 28a). →Le corps et l’esprit dans le contexte culturel du NT La survie dans l’au-delà de l’âme séparée du corps, son partenaire naturel, est espérée : • →Pseudo-Philon Jon. 96 « Car celui qui peut ouvrir les entrailles d’une bête sauvage pour sauver et garder indemne un être qui respire [c.-à-d. Jonas dans la baleine], comment ne pourrait-il pas conserver intact, après avoir appelé au-dehors du corps, ce qui a été créé de la terre et lui a été de nouveau donné en dépôt ? » Mais elle n’est pas garantie : Rabban Yoḥanan ben Zakkaï en personne craint le jugement qui l’attend dans l’au-delà (→’Abot R. Nat. A 25,2 ; →b. Ber. 28b). →Croyances juives sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne

37a Pierre et les deux fils de Zébédée Pourquoi ceux-là ? = les plus solides • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,4 : Ces disciples étaient plus solides que les autres puisqu’ils avaient vu Jésus glorifié (= →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 [745.41]). = les plus intimes et donc les plus consolateurs • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Afin que la tristesse coupable ne se mêlât pas à la bonne tristesse, il prit les disciples avec qui il avait l’habitude d’aller à l’écart, avec qui il s’entretenait toujours des mystères divins. C’est ainsi que nous aussi nous devons agir lorsque nous traversons une période de tristesse. Nous devons parler avec de bons amis, afin qu’il n’y ait pas en nous une place pour la tristesse qui produirait la mort et qu’elle soit écartée de nous par ce moyen » (1478C). = les meilleurs théologiens • →Albert le Grand Sup. Matt. : Pierre : il a été le chef des apôtres et le fondement de l’Église. Les deux fils de Zébédée : l’un était un excellent

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théologien, l’autre a été le premier apôtre récompensé pour avoir subi le martyr pour le Christ. Ils étaient les témoins des souffrances humaines qu’il a subies et ils se protégeaient ainsi des hérésies futures (2P 1,16 ; 1Jn 1,1-3). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il voulait que, de même qu’ils avaient vu sa gloire, de même ils voient aussi sa faiblesse, afin qu’ils sachent que ni la faiblesse n’absorberait la gloire, ni la gloire la faiblesse. » Cf. →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1310 : pour qu’ils voient qu’il a tout assumé de la nature humaine, excepté le péché. *ref37a ; *mil37a 37b il commença à ressentir tristesse et angoisse Preuve de la passibilité de Jésus et donc de la réalité de son humanité • →Éphrem le Syrien Diat. 20,1 « Il n’en a pas eu honte, car il était sincère, celui qui n’a rien caché sous une apparence trompeuse. En disant cela, il voulait montrer qu’il avait revêtu une chair débile et s’était uni à une âme capable de souffrir. Il dit la vérité, afin qu’on ne puisse pas la défigurer, et il ne cacha rien, pour ne pas être un menteur. » *vis36-46 : Antiquité tardive • →Léon le Grand Serm. 45,4 (7e sermon sur la passion) « Ne pensons pas ici que le Seigneur ait voulu éviter la passion et la mort, dont il avait déjà donné les sacrements à ses disciples […]. Dans l’œuvre du salut des hommes par la croix du Christ, commune, en effet, était la volonté du Père et du Fils, et commun leur dessein ; et aucune raison ne pouvait troubler ce qui, dès avant les siècles éternels, avait été arrêté miséricordieusement et prévu immuablement. Celui donc, bien-aimés, qui a assumé l’homme dans sa vérité et sa totalité, a pris vraiment les sens de notre corps et les sentiments de notre âme. Ce n’est pas parce que tout en lui était plein de grâces, plein de miracles, qu’il a pour autant pleuré de fausses larmes, pris de la nourriture en simulant la faim ou dormi en feignant le sommeil. C’est dans notre humiliation qu’il a été méprisé, dans notre affliction qu’il a été attristé, dans notre douleur qu’il a été crucifié. Car sa miséricorde a subi les souffrances de notre état mortel afin de les guérir, sa force les a acceptées afin de les vaincre » (3,99-101). Contre les hérésies docètes • →Irénée de Lyon Haer. 3,22,2. Cf. →Tertullien Fug. 8 ; →Ambroise de Milan Exp. Luc. 10,56 ; →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 (746.35). manichéenne, gnostique et marcionite • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. « Pourquoi le Christ craint-il alors que Pierre n’éprouve aucune crainte ? Le Christ éprouve de la crainte, il est las et affligé. Il dit : “Mon âme est troublée” (Jn 12,27) tandis que Pierre dit : “Je donnerai ma vie pour toi” (Jn 13,37). Chacune de ces paroles est vraie et chacune est rationnellement évidente, à savoir que celui qui est inférieur ne craint pas tandis que celui qui est supérieur supporte le sentiment de tristesse. Car c’est en tant qu’homme que le premier ignore la violence de la mort, tandis que c’est en tant que Dieu incarné dans un corps que le second expose la fragilité de sa chair afin de chasser l’impiété de ceux qui ont renié le mystère de l’incarnation. Enfin, cette parole, le manichéen ne l’a pas crue, Valentin l’a niée et Marcion l’a considérée comme une fiction. Au moyen de ce mouvement de l’âme (affectu), il se mettait au même rang que l’homme qu’il démontrait par la vérité de son corps au point où il a dit : “Non pas comme je veux, mais comme tu veux”. […] Ce n’est pas à cause de la mort que le Seigneur est triste, car c’est la condition de la sensation corporelle qui l’affecte et non la terreur de la mort. En effet, celui qui assume un corps doit subir tout ce qui appartient à ce corps, comme la sensation de faim, de soif, d’inquiétude, d’affliction. Mais la divinité n’est pas altérée par ces passions de l’âme » (702.85). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. ; →Anonymes In Matt. ; →Albert le Grand Sup. Matt. contre les manichéens. Mais sans affliction dans sa divinité • →Origène Comm. Matt. 90 « “Il commença à s’affliger” selon sa nature humaine, soumise à de tels affects, mais pas selon sa nature divine, qui est bien éloignée de ce genre d’affect » (206.10). Il fait remarquer que Jn ne relate pas cet épisode car le Logos divin (Jn 1) ne saurait être tenté (92 [210]).

• →Tertullien Prax. 29,5 réfute la « compassibilité » du Père. • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,2 ; →Trin. 10,27 va très loin dans le désir de maintenir l’espérance en Christ comme en Dieu : « À quel dieu te raccrocheras-tu si tu dénies que le Christ est Dieu et lui attribue la peur de souffrir ? » Plus tard, dans la même ligne : • →Jansen Tetrat. 270 ; →Maldonat Comm. ev. 1,574 insisteront sur le fait que Jésus n’est pas effrayé comme de pauvres hommes peuvent l’être, mais se montre au contraire très fort. Contre l’hérésie arienne • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « L’erreur des ariens ou d’Eunome voulait que le Christ n’eût pas d’âme, mais que le Verbe tînt lieu d’âme. […] Afin que tout ce qui se rapportait à un manque fût mis en rapport avec le Verbe, en montrant ainsi que celui-ci était inférieur au Père [cf. →Athanase d’Alexandrie C. Ar. 3,26]. Cela est faux. Le Christ a donc souffert selon qu’il pouvait souffrir, c’est-à-dire dans son âme. » Passion et propassion Les commentateurs s’efforcent donc de montrer que Jésus n’a pas succombé à une passion de tristesse ou d’angoisse, à proprement parler, mais seulement « commencé » à ressentir tristesse et angoisse : il a volontairement accueilli une propassion. • →Raban Maur Exp. Matt. 701.65, à la suite de →Jérôme Comm. Matt. 2,253, souligne le verbe « il commença » et différencie « passions » et « propassions » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1319 : Autre chose est de ressentir tristesse et angoisse, et autre chose de commencer à ressentir de la tristesse). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Jérôme soutient qu’il y a une passion triste et une propassion triste. La passion est celle qui meut la sensation et qui imprime sa qualité fortement en elle. La propassion en revanche est un mouvement subit, qui, bien qu’il touche, ne cause pas d’altération en éloignant le cœur de la sérénité. Et il dit que c’est ainsi qu’il y a eu un mouvement dans le Christ […]. Il faut dire que le Christ a véritablement été attristé et affligé par propassion, c’est-à-dire qu’il a été triste dans sa sensation et dans sa raison ou son cœur et qu’il a été beaucoup plus attristé même que tous les autres saints. L’angoisse de la mort a été d’autant plus amère que sa vie a été meilleure et plus digne [→Attitudes antiques face à la mort : Aristote ; *theo37b.38b]. Il faut entendre la notion de “subit” dans le Christ non pas sous son aspect rationnel comme manque de prévision mais sous l’aspect de la mesure du temps. » Cette maîtrise rationnelle n’empêche pas cette tristesse volontaire d’être la plus amère de toutes (*chr38b : Albert le Grand). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La tristesse survient tantôt comme passion, tantôt comme propassion. Il y a passion, lorsqu’on est affecté et changé ; mais lorsqu’on est affecté sans être changé, il y a seulement propassion. Parfois, on est affecté au point que la raison est perturbée : la passion est complète ; mais parfois la raison n’est pas affectée : il s’agit seulement d’une propassion. Or, dans le Christ, la raison ne fut jamais perturbée : il était ému de propassion […]. Le Christ a assumé notre nature selon qu’il l’a voulu. Il ne lui était pas nécessaire d’avoir la capacité de souffrir, par exemple la tristesse, mais il l’a assumée volontairement. […] Dans le Christ, il n’y avait que propassion, et jamais aucune émotion autonome des puissances inférieures de l’âme ne s’est produite en lui ; les puissances inférieures étaient entièrement soumises à sa raison et c’est volontairement qu’il permettait aux puissances inférieures d’agir comme il leur était naturel. » Il s’est volontairement laissé émouvoir de compassion La passibilité du Christ n’est pas une nécessité naturelle (découlant du péché originel) comme pour le reste de l’humanité, mais un moyen de salut librement voulu par lui, à la fois dans son vouloir divin et dans son libre arbitre humain (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1471). Pour tous les hommes dans l’affliction • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 87,3 « [Il s’affligea] non par quelque nécessité de sa condition, mais par la volonté de sa miséricorde. Par là il a voulu transfigurer en lui son corps, qui est l’Église, dont il a daigné devenir la tête, de manière à ce que ses saints et ses fidèles fussent ses membres : afin que, s’il arrivait à quelqu’un d’entre eux d’être attristé […]

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celui-ci ne se crût pas pour cela privé de la grâce ; et que son corps […] apprît, par l’exemple de la tête, que ces douleurs ne sont pas des péchés mais des indices de la faiblesse humaine » (= →Pierre Lombard Sent. 3,15,1). Pour les Juifs, pour les pécheurs, etc. *chr38b 38b triste jusqu’à la mort Sens temporel et psychologique : parce que je crains naturellement la mort imminente… • →Éphrem le Syrien Diat. 20,4 « Puisqu’il s’était fait petit et avait revêtu la faiblesse réellement, il devait craindre et être ébranlé dans sa faiblesse. Ayant pris chair, ayant revêtu la faiblesse, mangeant quand il avait faim, fatigué par le travail, vaincu par le sommeil, il fallait que fût accompli tout ce qui relève de la chair lorsque vint le temps de sa mort ; en effet, la peur de la mort l’envahit pour que fût manifesté sa nature de fils d’Adam, sur lequel règne la mort, selon la parole de l’apôtre. » • →Jean Damascène Fid. orth. 3,23 « Toutes les créatures […] ont le désir naturel de l’existence […]. Dieu le Verbe, s’étant fait homme, eut aussi ce désir qu’il fit paraître, en recherchant la nourriture, la boisson, le sommeil nécessaires à la conservation de la vie […] et en fuyant, au contraire, tout ce qui pouvait être, pour cette nature, un principe de dissolution. […] Il fut soumis à une crainte de la mort et à une tristesse qui étaient naturelles, car il est naturel à l’âme de craindre d’être séparée du corps [cf. →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,8], à cause de l’union intime que le Créateur a établie dès le commencement entre ces deux substances » (PG 94,1087). • →Raban Maur Exp. Matt. « Il y en a qui disent que Jésus a assumé une âme irrationnelle et affirment que c’est ainsi qu’il s’est affligé et qu’il a connu un moment de tristesse. [Mais c’est manifestement une erreur car], bien que les bêtes et les animaux puissent ressentir de la tristesse, ils ne peuvent cependant concevoir les causes ou la durée du temps au point de devoir en être affligés » (701.79). … ce qui prouve sa non-divinité ? • →Év. Nic. 20 : Le diable conclut que Jésus n’est qu’un homme par ce qu’il l’entend dire cette phrase. Les deux solutions, par la propassion et par la compassion (*chr37b), sont donc mises en œuvre : Sens temporel et sotériologique = jusqu’à ce que j’aie libéré les pécheurs • →Jérôme Comm. Matt. « Ce n’est pas à cause de la mort, mais “jusqu’à la mort” : jusqu’à ce qu’il libère les apôtres par sa passion. » • →Anselme de Laon Enarr. Matt. (1473B, qui cite Augustin) note qu’il ne craint pas la mort mais la durée qui le sépare de la mort, c’est-à-dire le temps encore à passer jusqu’à ce qu’il ait libéré les disciples par sa passion (= →Raban Maur Exp. Matt. 701.77 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anonymes In Matt. 200.39). Jésus utilise la voix de notre nature et il exprime la cause de la fragilité et de l’agitation humaines afin qu’en ceux qui doivent les subir soit fortifiée la patience et chassée la terreur. Il ne faut pas croire que c’est par crainte de sa propre passion qu’il a dit ces mots car il est venu en ce lieu pour la subir. = dans ma compassion à la pensée du scandale des Juifs • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il disait cela selon la chair, mais non selon la nature divine impassible. Mais il est attristé soit pour le peuple juif […] soit pour la persécution des apôtres, soit même pour le perfide Judas, mais non pour sa propre mort qu’il supportait volontairement et qui avait été prévue avec le Père avant la longue suite des années » (1478C). • = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1352. *chr39b cette coupe : Raban Maur = dans ma compassion à la pensée du scandale des disciples en particulier • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,5.8 « Parce que le blasphème contre l’Esprit n’est remis ni en ce monde ni dans l’éternité, il craignait que [ses disciples] ne le renient comme Dieu, quand ils le dévisageraient battu, couvert de crachats, conspué et crucifié. […] Ce n’est donc pas la mort, mais le moment de la mort qui est objet de crainte, parce qu’après elle, la foi des croyants devait être confirmée par la vertu de la Résurrection […]. Il voulait que ses disciples ne souffrent pas, pour qu’ils ne risquent pas en souffrant de perdre la foi […]. Selon la volonté du Père, il fallait que le

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diable fût vaincu moins par le Christ que par ses disciples désormais » (cf. →Pierre Lombard Sent. 3,15,4). = dans ma compassion à la pensée de tous les pécheurs qui refuseraient le salut offert • →Lapide Arg. Matt. 490 : La tristesse de Jésus n’a rien à voir avec la pensée des Juifs, mais Jésus voit par avance tout ce qui va le conduire à la croix, tous les péchés horribles du peuple pour qui le Fils de Dieu est crucifié. • →Raymond de Capoue Vita Cath. ch.6 « Catherine apprit dans une extase que le Sauveur avait éprouvé sa tristesse […] et prié au jardin des Oliviers pour ceux qu’il prévoyait ne devoir pas participer aux fruits de sa passion. » Sens temporel et rationnel : parce que je connais parfaitement l’excellence d’une vie vertueuse et sans péché, et parce que je suis continuellement uni à Dieu • →Albert le Grand Sup. Matt. « Jusqu’à » ne désigne pas ici l’intention de s’arracher au désespoir de la mort mais veut dire que la passion durera jusqu’à la mort. « Contre l’objection [d’Hilaire] sur la question des autres saints, il faut répondre qu’il n’en va pas de même, car leur âme ne possède pas deux conjonctions. C’est la raison pour laquelle lorsqu’elle entre en conjonction avec Dieu, elle est abstraite du corps et sent moins les souffrances des peines. Mais l’âme du Christ, du fait de la capacité à comprendre [la divinité], qui était continuellement en lui, n’était pas abstraite du corps. C’est pourquoi la sensation de souffrance est restée et qu’il a souffert tout entier. Mais il en va nécessairement de même pour la raison aussi, puisqu’il possédait une nature et une forme qui régissaient le corps ; de sorte qu’il a souffert d’autant plus de sa mort à venir qu’il savait que sa vie était meilleure, la mort étant la privation de cette vie. […] Mon âme est triste jusqu’à la mort car l’âme a su qu’elle allait être privée de la vie la meilleure qui eût été au monde, comme le dit le philosophe dans l’Éthique [allusion à Aristote : →Attitudes antiques face à la mort ; *theo37b.38b]. » Sens physique : réalité de l’incarnation • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1367 « Pour tous, non pour lui-même, mais pour nous il gémit et pria ; pas de n’importe quelle manière mais de façon plus instante en agonie, de telle sorte qu’en raison de la sueur causée par la souffrance une goutte de sang tombât par terre (Lc 22,44). » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1385 « Celui qui proclame la croix et la mort est sot de nier la douleur et l’angoisse. Parce que le Christ n’a pas pris une apparence ou une image de l’incarnation, mais sa vérité, non pour souffrir pour lui-même, lui qui n’eut jamais en lui aucun sujet de douleur, mais afin de supporter pour moi et de souffrir par moi et non par lui. De même, il est mort par moi et pour moi, afin de me relever de la mort pour la vie. » 38c restez ici Chacun à sa place • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1422 « Cependant il leur ordonne de rester à leur rang pour que chacun apprenne à se contenter de sa place et de la part de sa vocation, et n’en cherche pas une plus haute. » 39a il tomba sur la face Modèle d’humilité • →Origène Comm. Matt. 92 (208.3) ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1436.1481 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. (1473C) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ; →Albert le Grand Sup. Matt. : La manière dont il tombe est différente de celle d’Élie, qui « tomba de son siège à la renverse, en travers de la porte, sa nuque se brisa et il mourut » (1S 4,18). La prière doit être humble. 39b Mon Père = prière divine • →Denys bar Salibi Comm. Matt. 71. = marque d’affection • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. (703.18) ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Albert le Grand Sup. Matt. = appel à la dévotion dans la prière • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. 39b si c’est possible Ambiguïté *syn36-46 // Mc

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La passion selon saint Matthieu

Exégèse des Pères : harmonisation • →Augustin d’Hippone Cons. 3,4,13 « [Il parle ainsi] afin qu’on ne pût penser qu’il diminuât la puissance de son Père quand il dit “si c’est possible”. En effet, il n’a pas dit “si tu peux”, mais “si c’est possible”, et ce qui est possible, c’est ce que Dieu a voulu. […] Marc s’est chargé lui-même de nous donner l’explication de ces mots “si c’est possible”, quand il ajoute “or tout t’est possible” (Mc 14,36). Enfin ces autres paroles “cependant non pas comme je veux, moi, mais comme toi” (Mt 26,39 ; Mc 14,36), ou en d’autres termes : “que ta volonté se fasse et non la mienne” (Lc 22,42), nous indiquent clairement que ces mots “si c’est possible”, s’appliquent, non pas à une impossibilité réelle, mais uniquement à la volonté de son Père. Aussi Luc est plus explicite encore, car il ne dit pas : “si c’est possible” mais “si tu veux” (Lc 22,42). » 39b loin de moi Formule similaire • →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 29,6 « […] la harpe de Moïse avait chanté que Dieu avait regretté la création de l’homme (Gn 6,6). De même la harpe de notre Seigneur chanta-t-elle que cette coupe passât loin de lui, bien qu’il se fût réjoui en elle auparavant et qu’il eût repoussé Pierre avec les mêmes mots : “Passe derrière moi, Satan” ! (Mt 16,23). » 39b cette coupe = ma mort • →Raban Maur Exp. Matt. « Si la mort peut être anéantie, c’est-à-dire sans que je meure selon la chair, “que passe loin de moi cette coupe” » (704.53). *jui39b coupe = celle que lui inflige le peuple des Juifs (antijudaïsme théologique) • →Jérôme Comm. Matt. « [Peuple] qui [— dit Jésus —] ne peut avoir l’excuse de l’ignorance s’il me tue, car il a eu la loi et les prophètes, qui chaque jour m’annonçaient » (= →Sedulius Scotus In Matt.). = celle qu’il accepte par miséricorde pour le peuple des Juifs • →Raban Maur Exp. Matt. « Il demande qu’il soit possible que cette coupe s’éloigne de lui, non par crainte de la passion, mais par miséricorde envers le premier peuple, afin de ne pas boire la coupe présentée par eux. On le voit parce qu’il n’a pas dit : “Que s’éloigne de moi la coupe”, mais “cette coupe”, c’est-à-dire celle venant du peuple juif » (703.20 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. [1473D] ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1490). • →Origène Comm. Matt. 92 (209.19) ; →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. (703.29) ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1489 ; →Sedulius Scotus In Matt. : Jésus pense à la ruine des Juifs que suscitera le fait qu’ils le condamnent. Que la grande épreuve de Jésus tout au long de sa vie terrestre, sa « coupe », ait été le retard imposé à son désir de donner sa vie pour sauver le monde (cf. Lc 12,50) est peut-être suggéré dans les narrations évangéliques ellesmêmes : dans notre épisode par la valeur aspectuelle du parfait et le thème de « l’heure » (*gra45c.46b) ; plus largement en Mt et Lc, par l’écho des trois tentations du début du ministère, présentées par le diable pour faire advenir tout de suite le règne de Jésus messie (cf. Lc 4,13) ; en Mc, par le « secret messianique » imposé par Jésus à ceux qui veulent prématurément le célébrer comme messie ; en Jn, par le thème de « l’heure » qui oblige Jésus à ne pas dévoiler sa gloire avant que le Père le veuille. = la Providence divine • →Calvin Comm. NT « Par le mot de coupe ou calice (comme il a été dit ailleurs) est signifié la Providence de Dieu, laquelle dispense à chacun sa mesure de la croix et des afflictions : tout ainsi comme un père de famille ordonne à chaque serviteur ce qu’il lui faut pour sa nourriture, et distribue les portions à ses enfants » (Meyrueis , 1,666). *bib39b coupe 39c.42b mais comme toi + que ta volonté soit faite CHRISTOLOGIE Progressive compréhension de l’existence de deux volontés en Christ Marque de l’effacement du Fils dès l’origine de la création ? • →Éphrem le Syrien Diat. 20,6 « “Tout fut créé par lui” (Jn 1,3), et toutefois il passa son œuvre sous silence, parlant par la bouche de Moïse d’un autre créateur : “Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici que tout était très bon” (Gn 1,31) ; il dit cela afin que toutes les créatures fussent redevables à son Père. Et de même, en cette heure de recréation, il y renonça par sa

mort, disant : “Que ta volonté soit faite”, afin que tous ceux qui seraient convertis par la mort du Fils unique en fussent redevables au Père seul. » Marque de sa nature humaine • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 32,2,1,2 « Que pouvait-il vouloir d’autre que ce que voulait son Père ? Puisque leur divinité est une, ils ne peuvent avoir une volonté différente. Mais, dans sa nature humaine, Jésus représentait alors les siens, comme il les représentait lorsqu’il disait : “J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger” (Mt 25,35) […]. Par là il fit voir une volonté propre à l’homme. » Conclusion logique • →Jean Damascène Fid. orth. 2,22 = 36 « Les paroles de Jésus montrent qu’en vérité il possédait deux volontés […] correspondant à ses deux natures » (= →Origène Cels. 2,25 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1533). Marque de la soumission de la volonté humaine du Fils • →Léon le Grand Serm. 43,2 (5e sermon sur la passion) « Le Seigneur, ayant donc averti ses disciples d’avoir à combattre par la veille et la prière contre la violence de la tentation toute proche, pria lui-même avec des supplications, disant : “Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme tu veux”. […] Le Fils égal au Père, en effet, n’ignorait pas que tout est possible à Dieu, et n’était pas descendu en ce monde pour y prendre la croix sans l’avoir voulu, en sorte que sa raison aurait été comme troublée et qu’il aurait été victime d’un conflit de sentiments contraires. Mais, afin que soit manifeste la distinction entre la nature assumée et celle qui assumait, ce qui était de l’homme en lui désira que s’exerçât la puissance divine, et ce qui était de Dieu eut égard aux besoins des hommes. La volonté inférieure céda donc à la supérieure ; alors apparut aussitôt et quelle prière peut formuler celui qui a peur et quel remède ne doit pas accorder celui qui vient guérir. “Nous ne savons, en effet, que demander pour prier comme il faut” (Rm 8,26), et il nous est utile que ce que nous voulons, souvent ne se réalise pas ; Dieu, juste et bon, a donc pitié de nous en nous refusant l’objet de nos demandes lorsque celui-ci doit nous nuire » (3,79). • →Maxime le Confesseur Opusc. theol. 7 « Que cette volonté [humaine du Christ] ait été complètement divinisée, donnant son consentement à la volonté divine elle-même, par laquelle et selon laquelle elle était toujours mue et marquée, cela apparaît évident par le fait qu’elle a accompli parfaitement ce que seul le Père avait décidé ; conformément à cette décision, c’est en tant qu’homme qu’il a dit : “[…] que ta volonté soit faite”. » Synthèse • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Christ a possédé la volonté naturelle de l’homme. Or, celle-ci est de fuir la mort. Afin de montrer qu’il était homme, le Christ demande donc que la coupe s’éloigne de lui. […] Il touche à deux volontés : l’une qu’il tenait du Père comme Dieu, qu’il avait en commun avec le Père ; et par cela, l’erreur de beaucoup est confondue ; il avait aussi une autre volonté, en tant qu’homme, et il soumettait en tout cette volonté au Père (Jn 6,38). » Ces commentaires montrent la progressive compréhension dogmatique de la double volonté en Christ et du caractère exceptionnel de sa volonté humaine. *theo36-46 CHRISTOLOGIE MORALE Enseignement sur la prière (et l’obéissance) Elle doit conduire à la soumission à la volonté divine • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 32,2,1,2 ; →Raban Maur Exp. Matt. (703.35) ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. (1479A) ; • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La raison supérieure suit la volonté de la nature, mais non de manière absolue : si elle se trouve en rapport avec une nature supérieure, elle ne s’y oppose pas. Il veut dire ceci : “Je veux que s’accomplisse ce que je veux, pourvu que cela ne contrevienne pas à ta justice, car c’est ta justice que je veux voir s’accomplir”. […] Il n’est pas grave que l’on fuie ce qui est pénible par nature, dans la mesure où l’on ordonne son sentiment par rapport à la volonté divine. » Elle soutient dans les épreuves • →Léon le Grand Serm. 45,5 (7e sermon sur la passion) « Qui, en effet, pourrait surmonter les haines du monde, qui les tempêtes des tentations, qui les terreurs des persécutions, si le Christ, en nous tous et pour nous tous, n’avait dit à son Père : “Que ta volonté soit faite” ? Que tous l’entendent donc, cette parole, tous les fils de l’Église, rachetés à grand prix,

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justifiés gratuitement ; et lorsque fondra sur eux l’assaut de quelque furieuse tentation, qu’ils usent du secours de cette toute-puissante raison : alors, ayant surmonté la peur et le tremblement, ils recevront la grâce de supporter la souffrance » (3,103). *theo36-46 MORALE + Mystique + 37a Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée Contre la jalousie spirituelle • →Chardon Passion 13 « Il prend seulement en sa compagnie les trois qui paraissaient être les plus généreux, les mieux aimés et les plus parfaits. En ce procédé, notre très sage Maître apprend à ceux qui ne sont pas capables d’une plus haute pratique de perfection, de demeurer en repos sans murmurer ou porter envie aux autres qu’ils ne sauraient suivre, s’ils ne sont attirés comme eux. […] C’est un grand secret d’avancement en la vie spirituelle, d’admirer ce que l’on ne saurait imiter, de vivre content en son état, ménageant avec simplicité et avec ferveur le talent que Dieu a donné, d’adorer les mystères où notre connaissance ne peut atteindre, et de demeurer assis en bas jusqu’à ce qu’on nous dise : “Cher ami, montez plus haut” (Lc 14,10) » (16-17). 38b Mon âme est triste jusqu’à la mort La mort trompée • →Amphiloque d’Iconium Hom. 6,10 « Donc, ce n’est pas par peur de la mort que j’ai dit : mon âme est triste, ni par crainte de souffrir que je dis : Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi (Mt 26,39) car je fais tout cela pour que la mort ne me fuie pas. Je suis effrayé en tant qu’homme afin que, englouti en tant qu’homme, je puisse œuvrer en tant que Dieu. […] Je dissimule le pouvoir de ma divinité, je mets en avant l’effroi inhérent à la chair, pour que la mort ne soit pas capturée par la toute-puissance de ma divinité mais pour qu’elle soit ruinée par la faiblesse de mon corps. En effet, de peur qu’elle ne s’enorgueillisse d’être vaincue par Dieu, pour cela je la trompe au moyen de ma chair, afin qu’elle tombe dans le guetapens qu’elle a tendu » (2,50-52). Joie dans la tristesse • →Baudouin de Ford Alt. 2,1 « […] venant en ce monde, il a accueilli avec joie les maux qui lui venaient de notre péché. Dirai-je avec joie, ou avec tristesse ? Il serait plus juste de dire l’un et l’autre. […] Mais lui-même a dit : “Mon âme est triste jusqu’à la mort.” Non seulement il a senti la douleur de la chair dans les souffrances de sa passion, dans l’âpreté de la peine affreuse dont il se chargeait pour nous ; mais dans son âme même il a éprouvé une vraie tristesse, — mais il était heureux de la porter » (1,180-183). Faiblesse seulement avant les souffrances • →Thérèse d’Avila Amor 3,11 « Il me vient à l’esprit que notre bon Jésus montre la faiblesse de son humanité avant les souffrances, mais, quand il y est plongé, une si grande force, que non seulement il ne se plaint pas, mais rien sur son visage n’exprime de faiblesse dans la souffrance. En allant au Jardin des Oliviers, il dit : “Mon âme est triste jusqu’à la mort”, mais quand il est sur la croix, où déjà il approche de la mort, il ne se plaint pas. Au moment de la prière dans le Jardin, il va réveiller ses Apôtres ; à plus forte raison aurait-il pu se plaindre à sa Mère Notre-Dame qui était au pied de la croix, point endormie » (585). Tristesse à la vue des péchés • →Emmerich Passion : Jésus prie prosterné, la face contre le sol (100, 105). De nombreuses créatures effrayantes environnent Jésus (99, 103), au nombre desquelles Satan lui-même, sous forme de diverses bêtes sauvages (112) ; Satan lui montre les péchés les plus horribles pour le dégoûter de les endosser (100) ; elle voit ses propres péchés parmi toutes les horreurs qui environnent Jésus (102). Parmi les souffrances morales de Jésus, elle insiste sur les offenses faites au Saint-Sacrement en tant que mémorial de sa passion (113-114). 39 Tentations diaboliques • →Emmerich Passion « Lorsque la masse des forfaits de l’humanité eut passé sur l’âme de Jésus et qu’Il se fut offert comme victime expiatoire,

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Satan lui suscita des tentations innombrables, comme autrefois dans le désert […]. Il lui reprochait les fautes de ses disciples, les scandales qu’ils avaient donnés, le trouble qu’il avait apporté dans le monde en renonçant aux anciens usages. Satan se fit le pharisien le plus habile et le plus sévère : il lui reprocha d’avoir été l’occasion du massacre des Innocents […], de n’avoir pas guéri plusieurs malades […], en un mot, Satan présenta devant l’âme de Jésus, pour l’ébranler, tout ce que le tentateur eût reproché au moment de la mort à un homme ordinaire qui eût fait toutes ces actions sans des motifs supérieurs ; car il lui était caché que Jésus fût le Fils de Dieu, et il le tentait seulement comme le plus juste des hommes » (106-107). Albert Camus exprimerait presque dans les mêmes termes les tentations que Satan suggérait au Christ agonisant (*phi2b et le fils de l’homme est livré : Camus). 39a il tomba sur la face Le visage de Dieu collé à terre est notre secours • →Grégoire de Narek Prières 66,4 « Si, en effet, déjà maintenant il [= le diable] se hâte sans attendre le dernier jour, et s’il me prépare une prison sans issue, j’envoie contre lui la prière du Seigneur comme un coup mortel ; s’il s’ingénie à me terrasser, c’est l’agenouillement du Créateur [cf. Lc 22,41] ; s’il réussit à me rouler dans la poussière de la terre, le visage de Dieu, collé à la terre, le rejettera ; s’il ourdit des peines et des afflictions, les sueurs abondantes mêlées de sang du Sauveur du monde le tourmenteront [cf. Lc 22,44] » (352). Le plus haut au plus bas : éthique et esthétique de l’abaissement • →Chardon Passion 53 « Il s’est humilié à proportion qu’il était grand. C’est pour apprendre que tant plus qu’une créature a d’être et de grandeur, plus a-t-elle d’obligation de s’abaisser devant son Créateur. Plus de biens reçus marquent plus de dépendance, et plus de dépendance demande plus d’humiliation. […] Il [= Jésus] s’est voulu réduire jusques dans la dernière dépendance créée, paraissant devant la Majesté de son Père avec des répugnances naturelles de la chair, qui est le dernier degré d’abaissement où se peut mettre une personne qui dit hardiment à Dieu, Abba Pater » (63-64). Modèle pour la prière • →Chardon Passion 43 « La posture que Jésus prend extérieurement durant sa prière montre toutes les dispositions nécessaires pour réussir en l’oraison. Il se jette de son long la face contre terre, pour témoigner l’affliction extrême de son cœur avec la nécessité d’avoir recours à Dieu durant la désolation. Par cet abaissement si profond, où il représente celui de son Esprit, produisant un acte d’adoration souveraine, il fait voir que la plus puissante prière, c’est celle d’un cœur humilié et contrit en la présence de Dieu, ainsi que dit le Prophète Roi David (Ps 51,19) » (51-52). Cf. →Les gestes corporels pour exprimer l’adoration. 39b.27,46c Mon Père, si c’est possible + Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné — Du jardin des Oliviers au Calvaire : les deux cris de Jésus en sa passion • →Chardon Croix « Jésus a formé deux plaintes : l’une commence sa passion très atroce et cruelle, au jardin des Olives ; l’autre en fait la clôture en la Croix sur le Calvaire. […] La première fait paraître la faiblesse de la nature ; la seconde fait voir la force de la grâce. L’une cause l’horreur ; l’autre, l’ardeur de la croix. Celle qui précède provient de l’excès des tourments au-dessus des forces naturelles ; celle qui suit est fondée en la surabondance de la grâce à l’égard de toutes sortes de peines. Quand il se plaint au jardin, il considère les douleurs comme insupportables ; et sur la Croix, il les estime trop légères » (36-37). *myst27,46c 39b que passe loin de moi Pour notre secours le Sauveur ne fut pas exaucé • →Aphraate Exposés 23,11 « C’est pour nous porter secours que notre Sauveur ne fut pas exaucé, car il lui fallait mourir pour nous donner des gages, puisqu’il est mort comme nous. […] Car s’il avait été exaucé quand il demandait d’échapper à la mort alors qu’il était revêtu d’un corps, la résurrection, qui nous l’aurait assurée ? » (2,895).

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Demande d’accélération • →Raymond de Capoue Vita Cath. ch.6 « Les forts et les parfaits ne doivent pas donner à ces mots : “Mon Père, faites que ce calice s’éloigne de moi” le sens qu’y trouvent les âmes faibles et craintives. Le Sauveur ne demandait pas que sa passion fût différée ou éloignée ; dès l’instant de sa conception, il avait bu au calice du désir de sauver l’humanité, et plus le terme approchait, plus il y buvait […]. Il ne demandait donc pas que sa passion et sa mort fussent différées, mais hâtées. » 39c.42b non pas comme je veux, moi, mais comme toi + que ta volonté soit faite L’agonie de Jésus accomplit suprêmement l’union des deux vouloirs humain et divin en quoi consiste le salut. Œuvre divino-humaine de l’eudokia, qui est tout à la fois bon vouloir-bienveillance de Dieu descendant du ciel, et bon vouloir-obéissance de l’homme montant de la terre (*pro36-46 ; Mt 3,13-17 ; 17,1-8). Cependant l’union de tous les vouloirs humains et de Dieu reste un « travail d’enfantement » en chaque homme, dans l’humanité entière et par elle, dans la création, jusqu’à la fin du monde. L’accord de la volonté humaine et de la volonté divine • →Cabasilas Sacr. 31,3 « Et près de monter sur la croix, voulant nous faire connaître ses deux volontés, la divine et l’humaine, il rapportait à son Père la volonté de sa propre divinité et il donnait comme la sienne propre celle de son humanité : “Non pas comme je veux, dit-il, mais comme tu veux”. Et encore : “Que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se fasse” (Lc 22,42). Mais que lui-même voulait cette volonté que le Père lui assignait, la chose est manifeste par ces paroles mêmes où il semble distinguer sa propre volonté de celle du Père. Car la formule “Que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse” était une formule d’adhésion et l’expression d’un vouloir identique » (201). • →Cabasilas Vita 7,99 « Si c’est d’imiter le Christ et de vivre selon lui qui est vivre en Christ, c’est aussi l’œuvre de la volonté, quand elle obéit aux vouloirs de Dieu : de même le Christ a soumis une de ses volontés à l’autre, l’humaine à la divine, et pour nous l’enseigner et nous laisser un modèle de vie droite, il ne refusa pas de mourir pour le monde quand il lui fallut mourir, mais avant que l’heure fût venue il tenta de l’écarter par des supplications, montrant par là qu’il ne se cherchait pas lui-même en mourant ainsi, mais, comme dit Paul, “s’étant fait obéissant” (Ph 2,8), il alla à la croix, comme quelqu’un qui n’avait pas une seule volonté ni une volonté issue de deux, mais un accord de deux volontés » (2,213). Mystère transcendant dans la Trinité même ? • →Emmerich Passion : La divinité de Jésus, en particulier sa volonté divine, semble à la voyante se rétracter dans le sein de la Trinité au moment où Jésus s’offre en son humanité à la justice divine (100). Elle perçoit une sorte de combat entre la justice de Dieu et l’amour de Dieu se sacrifiant lui-même (106). Des anges lui montrent en vision le mystère du salut à travers ses souffrances (105, 119) ; il voit le cortège de tous les élus qui puiseront leur grâce dans sa passion (118). Conseil spirituel pour une âme assiégée : l’abandon • →François de Sales Amour 9,3 « Il est ainsi, Théotime, l’âme est quelquefois tellement pressée d’afflictions intérieures […]. Et c’est l’importance, que l’âme fait cette résignation parmi tant de trouble, entre tant de contradictions et répugnances […]. Et cet acquiescement n’est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu’il soit véritable, fort, indomptable et très amoureux ; et semble qu’il soit retiré au fin bout de l’esprit, comme dans le donjon de la forteresse, où il demeure courageux, quoique tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus l’amour en cet état est dénué de tout secours, abandonné de toute l’assistance des vertus et facultés de l’âme, plus il en est estimable de garder si constamment sa fidélité » (766-767). La plus grande perfection • →Chardon Passion 60 « Méditez que mourir à soi-même pour expirer heureusement en la volonté de Dieu, c’est le sublime degré de la perfection où la volonté de l’homme puisse parvenir, quand elle ne dit plus : “C’est moi, je veux ceci, ou je désire cela”, mais qu’en toutes choses elle ne désire que tout ce que Dieu veut, et ce que son bon plaisir agrée. Non seulement vouloir tout ce que Dieu désire, mais même perdre la volonté, et qui plus est, le souvenir de pouvoir jamais vouloir autre chose que ce qui plaît

à Dieu, c’est le couronnement de la transformation saintement amoureuse de la volonté créée en celle de son Créateur » (71-72). La nature vaincue par la grâce • →Bourdaloue Carême « En vain [la nature] se révolte-t-elle ; en vain, par la violence de ses révoltes, lui fait-elle dire : Transeat a me calix iste ! Que ce calice passe, et que je ne sois point réduit à le boire ! La grâce, par un effort supérieur, prévaut et l’emporte : le retour est prompt, et, sans égard à la parole que les sens lui ont en quelque sorte arrachée, il en revient bientôt au point capital qu’il s’est tracé comme la grande règle de sa vie, et qui est de ne vouloir que ce que le ciel a résolu, et que ce qu’il a déterminé dans ses immuables décrets : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu » (101-102). Invitation à faire la volonté de Dieu en tout • →Isaac de l’Étoile Serm. 36,18-19 « […] nous devons toujours demander ce qui nous semblera mieux en accord avec la piété, […] selon l’exemple que nous a donné la Sagesse elle-même, qui dit au Père : “Si c’est possible” ou : “Si tu veux, éloigne le calice”. […] Si quelqu’un en effet, sachant que Dieu veut quelque chose, veut qu’ensuite il ne le veuille plus, où sera la piété ? Bien plus, vouloir, pour que s’accomplisse notre volonté, faire changer Dieu […], comment ne serait-ce pas un sacrilège ? Pour moi, je ne veux absolument pas un Dieu que mon désir passionné ferait renoncer en ma faveur à la vérité de sa parole : seulement un Dieu dont l’action me fasse renoncer à la vanité de ma parole ; pas un Dieu qui, à cause de moi, se mettrait à vouloir ce qu’il n’a pas jusqu’alors voulu : seulement un Dieu qui, à cause de lui, me fasse vouloir ce qu’il a toujours voulu » (2,281). • →François de Sales Entretiens 2 « Il ne faut faire nul état des aversions ni des difficultés, pourvu que cette pointe de notre esprit tienne toujours à son souverain Objet. Notre-Seigneur même en sa Passion les as souffertes, car il avait une aversion mortelle à souffrir la mort ; il le dit luimême ; mais avec la fine pointe de son esprit il était résigné à la volonté de son Père, tout le reste étant révolté » (1014). • →Élisabeth de la Trinité Ciel 30 « Mangeons avec amour ce pain de la volonté de Dieu. Si parfois ces volontés sont plus crucifiantes, nous pouvons dire sans doute avec notre Maître adoré : “Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi”, mais nous ajouterons aussitôt : “Non pas comme je veux, mais comme vous voulez” ; et dans le calme et la force, avec le divin Crucifié, nous gravirons aussi notre calvaire, chantant au fond de nos âmes, faisant monter vers le Père une hymne d’action de grâces, car ceux qui marchent en cette voie douloureuse, ce sont ceux-là “qu’Il a connus et prédestinés pour être conformes à l’image de son divin Fils” (Rm 8,29), le Crucifié par amour ! » (118). + Théologie + 37b.38b il commença à ressentir tristesse et angoisse + mon âme est triste jusqu’à la mort — SOTÉRIOLOGIE Valeur salvatrice de la passibilité volontaire de Jésus Parce que rien n’est sauvé par le Verbe incarné que ce qu’il assume en son incarnation et parce que l’être humain est passible et intellectuellement faillible, Jésus doit être passible et manifester une certaine ignorance. Mais en tant que Verbe, Jésus est incorruptible et omniscient. Pour redresser l’altération du libre arbitre et l’ignorance introduites en l’homme par le péché, il faut donc qu’il ait assumé volontairement la passibilité naturelle et soit entré volontairement dans un processus d’acquisition de connaissances. • →Maxime le Confesseur Quaest. Thal. 41 « Notre Seigneur a pris la nature humaine dans son intégralité, ayant dans cette nature assumée cette passibilité [mais] ordonnée par l’incorruptibilité de l’élection. » Le Christ assume la souffrance des hommes pour enlever la faute de leur libre arbitre délibératif par l’immutabilité de son libre arbitre humain dans le bien. • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 14,3 ad. 1 « Pour accomplir l’œuvre de notre rédemption, le Christ a voulu prendre sur lui la peine. Il n’a donc pas contracté les déficiences corporelles, mais il les a assumées volontairement. » *chr37b L’impeccabilité absolue du Fils n’allège pas, mais aggrave la déréliction de Jésus : il n’est pas seul comme n’importe quel chef au milieu de ses hommes

Matthieu ,-

au moment de la bataille décisive. Il se place au milieu des pécheurs séparés de la sainteté de Dieu : la déréliction du Calvaire se fait sentir dès Gethsémani. • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 46,6 resp. 3 « L’intensité de la douleur se mesure à la sensibilité de celui qui souffre dans son âme et dans son corps. Or, le corps du Christ était d’une constitution absolument parfaite puisqu’il avait été formé miraculeusement par l’Esprit Saint. […] Et c’est ainsi que dans le Christ, le sens du toucher qui sert à percevoir la douleur était extrêmement délicat. Son âme saisissait aussi avec la plus grande acuité, dans ses puissances intérieures, toutes les causes de tristesse. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 46,6 ad. 4 « Quant à la vie corporelle, elle était dans le Christ d’une dignité telle, surtout par la divinité qui se l’était unie, qu’il souffrit plus de sa perte même momentanée qu’un homme ne peut souffrir en en étant privé pendant un grand laps de temps. Aussi, comme le remarque le Philosophe, le vertueux aime-t-il d’autant plus sa vie qu’il la sait meilleure, mais il l’expose cependant à cause du bien de la vertu. De même le Christ a offert, pour le bien de la charité, sa vie qu’il aimait au plus haut point, ainsi que l’avait dit Jérémie : J’ai remis mon âme, objet de mon amour, aux mains de mes ennemis (Jr 12,7). » 38b Mon âme DOGMATIQUE Ontologie du Christ • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il ne dit pas : “Je suis triste”, car le mot “je” indique la personne. Or, il n’était pas triste en tant que Verbe, mais dans son âme. » 39c.42b non pas comme je veux + que ta volonté soit faite CHRISTOLOGIE ORTHODOXE Les deux volontés du Christ Pour l’interprétation orthodoxe, Jésus exprime ici le désir spontané de la nature humaine vers le bien constitutif qu’est la vie corporelle dans une phrase qui le subordonne d’emblée, comme désir rationnel, à la volonté divine de sauver les hommes. →Volonté humaine du Christ : problème et exercice CHRISTOLOGIE RÉFORMÉE • →Calvin Comm. NT maintient l’interprétation traditionnelle par les deux natures et les deux volontés. Mais il insiste sur le rôle sotériologique de l’incarnation : Christ assume la malédiction qui pesait sur nous. • →Calvin Inst. 2,16,10 : L’angoisse de l’agonie porte, non pas sur la mort et les tourments corporels, mais sur la peine qui va peser très lourdement sur l’âme du Christ par-delà sa mort. La →descente aux enfers porterait en effet à son paroxysme ce que le Christ avait commencé de goûter à Gethsémani, à savoir la peine de l’âme réservée aux réprouvés : « Il n’y avait rien de fait si Jésus-Christ n’eût souffert que la mort corporelle. Mais il était besoin qu’il portât la rigueur de la vengeance de Dieu en son âme, pour s’opposer à sa colère, et satisfaire à son jugement. D’où il a été requis qu’il combattît contre les forces d’enfer, et qu’il luttât comme main à main contre l’horreur de la mort éternelle. » • →Musculus Comm. Matt. 565 oublie les « deux volontés » de la théologie ancienne et parle de la voluntas carnis et de la voluntas spiritus de l’homme-Jésus. + Philosophie + 37 il commença à ressentir tristesse et angoisse Un supplice acheiropoïète • →Pascal Pensées « Jésus souffre dans sa passion les tourments que lui font les hommes ; mais dans l’agonie il souffre les tourments qu’il se donne à lui-même : turbare semetipsum. C’est un supplice d’une main non humaine, mais toute-puissante, et il faut être tout-puissant pour le soutenir » (Laf. 919 ; Sel. 749). Un supplice propre à l’homme • →Kierkegaard Angest « Si l’homme était ange ou bête, il ne pourrait connaître l’angoisse. Étant une synthèse, il en est capable, et il est d’autant plus homme que son angoisse est profonde, toutefois produite par lui et non, comme on l’entend d’ordinaire, s’imposant à lui de l’extérieur. Ainsi, et ainsi seulement, faut-il comprendre l’Écriture disant du Christ qu’il

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a été angoissé jusqu’à la mort, et rapportant sa parole à Judas : “Ce que tu fais, fais-le au plus tôt” (Jn 13,27). Même le mot terrible dont Luther ne pouvait prêcher sans angoisse : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” (Mt 27,46), même ce mot n’exprime pas aussi fortement la souffrance ; car il désigne un état où se trouve le Christ, tandis que l’autre parole caractérise une attitude relative à un état qui n’est pas » (251). Jésus stoïque ? • →Voltaire Tolérance « Si Jésus-Christ sembla craindre la mort […], c’est qu’il daigna s’abaisser à toute la faiblesse du corps humain, qu’il avait revêtu. Son corps tremblait, et son âme était inébranlable ; il nous apprenait que la vraie force, la vraie grandeur, consistent à supporter des maux sous lesquels notre nature succombe. Il y a un extrême courage à courir à la mort en la redoutant » (87). Cf. en contrepoint la mort de Socrate : *anc37-39. Jésus scrupuleux ? • →Camus Chute : Dans ce texte célèbre, le penseur de l’absurdité de la condition humaine a trouvé son frère en Jésus agonisant. *phi2b : Camus 38b Mon âme est triste jusqu’à la mort Le malheur comme visitation de Dieu • →Weil Pensées « Le malheur a contraint le Christ à supplier d’être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage peut-être, si Job est moins un personnage historique qu’une figure, du Christ. “Il se rit du malheur des innocents”. Ce n’est pas un blasphème, c’est un cri authentique arraché à la douleur. […] Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer » (88-89). • →Wittgenstein Bemerkungen « La religion chrétienne est faite seulement pour qui a besoin d’une aide infinie, pour qui fait l’expérience de la peine infinie. - - La planète entière ne peut souffrir de plus grand tourment qu’une seule âme. - - La foi chrétienne, me semble-t-il, est le refuge de qui vit ce tourment ultime. - - L’homme à qui est donné, dans ce tourment, d’ouvrir son cœur plutôt que de le contracter, accueille en son cœur le moyen du salut. Celui qui dans la peine ouvre ainsi son cœur à Dieu le laisse ouvert pour les autres hommes aussi. […] Plus grand tourment ne peut être éprouvé que celui qu’expérimente un être humain unique. Car si un homme se sent perdu, c’est le tourment ultime » (46). 38c restez ici et veillez avec moi Imiter la passion ? • →Feuerbach Wesen « La passion produit sur nous une plus grande impression que notre délivrance. Notre salut n’est que le résultat de la passion ; la passion est le fondement, la cause de notre salut. Aussi s’empare-t-elle de nous plus fortement et devient-elle un objet d’imitation. Si Dieu lui-même a souffert pour moi, puis-je me permettre la joie, du moins sur cette terre corrompue qui a été le théâtre de ses souffrances ? » (90). 39b Père Sarcasme antitrinitaire • →Feuerbach Wesen « Dieu est père et fils, — Dieu, pensez-y donc, Dieu ! — L’émotion s’empare de l’homme, le sentiment de son unité avec Dieu le ravit hors de lui-même ; ce qu’il y a de plus éloigné de nous est exprimé par ce que nous avons de plus proche ; ce qui nous est le plus étranger par ce que nous connaissons le mieux, par ce qu’il y a en nous de plus intime ; le surnaturel par le naturel, le divin par ce qu’il y a de plus humain. Mais cette unité à peine affirmée est niée immédiatement. Ce que Dieu a de commun avec l’homme doit signifier en lui toute autre chose qu’en nous, et alors ce qui nous appartient nous devient étranger, […] Dieu ne produit pas comme la nature, il n’est pas père, il n’est pas fils comme nous ;

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La passion selon saint Matthieu

— alors, comment donc ? Ah ! le voilà le merveilleux, l’indicible profondeur de la génération divine » (264). 39b si c’est possible Un pouvoir divin absolu de faire souffrir ? • →Hobbes Leviathan ch.31 « Le droit de nature par lequel Dieu règne sur les hommes, et punit ceux qui enfreignent ses lois, ne vient pas du fait qu’il les a créés, comme s’il exigeait une obéissance en reconnaissance de ses bienfaits, mais vient de son pouvoir irrésistible. […] à ceux dont le pouvoir est irrésistible, l’empire sur tous les hommes est naturellement attaché, par l’excellence de leur pouvoir, et par conséquent, c’est en vertu de ce pouvoir que le royaume sur les hommes et le droit de les affliger comme il lui plaît appartiennent naturellement à Dieu tout-puissant ; non en tant que Créateur et miséricordieux, mais en tant qu’omnipotent. Et quoique le châtiment ne soit dû qu’au péché, parce que, par ce mot, on entend une affliction à cause du péché, cependant le droit d’affliger ne vient pas toujours du péché des hommes, mais du pouvoir de Dieu. […] Et bien qu’il soit dit que la mort est entrée dans le monde par le péché (Rm 5,12 ; ce qui signifie que si Adam n’avait jamais péché, il ne serait jamais mort, c’est-à-dire qu’il n’aurait jamais souffert la séparation de son âme d’avec son corps), il ne s’ensuit pas que Dieu ne pouvait pas justement l’affliger, même s’il n’avait pas péché, tout comme il afflige les autres créatures vivantes qui ne peuvent pas pécher » (2,176-178). Ironie antichrétienne : mutabilité de l’Immuable ? • →Holbach Christianisme ch.3 « Quelle indulgence l’homme est-il en droit d’attendre d’un dieu qui n’a pas épargné son propre fils ? Quelle indulgence l’homme chrétien, persuadé de cette fable, aura-t-il pour son semblable ? Ne doit-il pas s’imaginer que le moyen le plus sûr de lui plaire, est d’être aussi féroce que lui ? Au moins est-il évident que les sectateurs d’un dieu pareil doivent avoir une morale incertaine, et dont les principes n’ont aucune fixité. En effet, ce dieu n’est point toujours injuste et cruel ; sa conduite varie ; tantôt il crée la nature entière pour l’homme ; tantôt il ne semble avoir créé ce même homme, que pour exercer sur lui ses fureurs arbitraires ; tantôt il le chérit, malgré ses fautes ; tantôt il condamne la race humaine au malheur, pour une pomme. Enfin, ce dieu immuable est alternativement agité par l’amour et la colère, par la vengeance et la pitié, par la bienveillance et le regret ; il n’a jamais, dans sa conduite, cette uniformité qui caractérise la sagesse » (43). Ironie antichrétienne : impotence de l’Omnipotent ? • →Holbach Christianisme ch.3 « En effet, si ce dieu est tout-puissant, s’il est l’auteur de toutes choses, si rien ne se fait que par son ordre, comment lui attribuer la bonté, dans un monde, où ses créatures sont exposées à des maux continuels, à des maladies cruelles, à des révolutions physiques et morales, enfin à la mort ? Les hommes ne peuvent attribuer la bonté à Dieu, que d’après les biens qu’ils en reçoivent ; dès qu’ils éprouvent du mal, ce dieu n’est plus bon pour eux. Les théologiens mettent à couvert la bonté de leur dieu, en niant qu’il soit l’auteur du mal, qu’ils attribuent à un génie malfaisant, emprunté du magisme, qui est perpétuellement occupé à nuire au genre humain, et à frustrer les intentions favorables de la providence sur lui. Dieu, nous disent ces docteurs, n’est point l’auteur du mal, il le permet seulement. Ne voient-ils pas que permettre le mal, est la même chose que le commettre, dans un agent tout-puissant qui pourrait l’empêcher ? D’ailleurs, si la bonté de Dieu a pu se démentir un instant, quelle assurance avons-nous qu’elle ne se démentira pas toujours ? » (49). Faiblesse de Dieu : faiblesse de l’homme ? • →Feuerbach Wesen « La religion chrétienne est si peu une religion surhumaine qu’elle sanctifie même la faiblesse de l’homme. […] Si Socrate vide la coupe de cigüe sans faiblesse et sans émotion, le Christ s’écrie, au contraire : “S’il est possible, éloignez de moi ce calice”. Le Christ est, sous ce rapport, l’aveu que se fait à elle-même la sensibilité de l’homme. La conscience de cette sensibilité, tout à fait en contraste avec le principe païen du stoïcisme dans l’énergie de sa volonté et de son indépendance, le chrétien l’a mise dans la conscience de Dieu ; en Dieu il la retrouve affirmée et pardonnée, pourvu qu’elle ne soit pas une coupable faiblesse » (89).

La contradiction n’est qu’apparente au regard de l’amour trinitaire • →Blondel Esprit « S’il était possible de mesurer la grandeur de l’amour du Christ pour l’humanité, ne faudrait-il pas évoquer cette délibération du conseil trinitaire, qui, d’après le texte de la Genèse, aboutit à décider la création de l’humanité : or, en raison même de la divine prescience, il fallait déjà que le Christ acceptât son rôle de Médiateur crucifié et consentît non point seulement par obéissance, mais par amour, à subir les pires douleurs corporelles et spirituelles que sa parfaite humanité pourrait ressentir, selon la belle vision que nous suggèrent les Livres saints : agnus occisus ab origine mundi (Ap 13,8). Le supplice du Calvaire est donc une réalité qu’on peut appeler permanente et éternelle, et c’est même là le titre de gloire et la justification du règne de ce Christ qui a conquis la royauté par l’amour sacrificateur, afin d’en procurer une gloire ineffable à son Père, — gloire en effet résultant de la parfaite et onéreuse conquête du Christ sur ses élus, et en même temps gloire du Père d’avoir un tel Fils, qui a mérité par son héroïque Passion le règne sur l’univers et sur ce corps mystique dont il est le chef en tous ses membres. Cette complexité du mystère rédempteur est si essentielle, elle a été, elle est même toujours, dans son caractère plus spirituel encore que corporel, si méconnue par tant d’esprits qu’il devient nécessaire d’y insister en faisant ressortir par une sorte de contre-épreuve l’hypothèse opposée, celle d’une vengeance divine et d’une accumulation de crimes par des bourreaux inconscients. Qu’on ne soit donc point dupe d’une apparente contradiction dans les paroles du Christ » (181-182). 39b que passe loin de moi cette coupe Tout le mal du genre humain • →Maritain Grâce « Et le calice dont il demandait l’éloignement, si c’était possible, ce n’était pas seulement la mort cruelle et les tourments de la Passion, et l’horreur du sacrifice, c’était aussi tout le mal du genre humain, mal de péché ou d’offense de Dieu et mal de souffrance, tout ce mal qu’il voyait rassemblé et qu’il devait assumer, oui, pour nous racheter, mais qui allait continuer jusqu’à la fin des temps et dont de tout l’élan le plus profond de ses désirs de nature, il ne voulait pas l’existence, qu’il s’agît du mal de souffrance comme du mal de péché. Car il me semble (c’est une hypothèse que je vous soumets), que dans ses désirs de nature la volonté humaine de Jésus était conforme à la volonté antécédente de Dieu, qui veut le salut de tout homme, et aussi son bonheur. Quoi qu’il en soit, pendant l’Agonie au jardin, cette volonté humaine qui selon toute la puissance de ses attraits et désirs de nature était autre que celle du Père, s’est, par sa disposition libre d’elle-même, entièrement et parfaitement soumise à la volonté du Père, à la volonté conséquente de Dieu. Que ta volonté soit faite, et non pas la mienne. C’était l’obéissance à son degré de perfection suprême » (142). 39c non pas comme je veux, moi, mais comme toi La soumission, entrée dans la foi Wittgenstein souligne la nécessité religieuse d’accepter la certitude d’une vision du monde avant tout effort d’intelligibilité sur Dieu : • →Wittgenstein Bemerkungen « La religion peut dire : — “Fais ceci” ! ou — “Pense comme cela” ! — mais elle ne peut le fonder, et sitôt qu’elle commence à le faire, elle devient rébarbative, car pour toute raison qu’elle trouvera, il y aura une raison contraire. Il vaut mieux dire — “Pense comme ceci, aussi bizarre que cela puisse te sembler”, ou — “Ne ferais-tu pas cela, aussi répugnant que tu le trouves” ? » (29). Obéir : la maxime même de la liberté • →Weil Pensées « L’homme ne peut jamais sortir de l’obéissance à Dieu, une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix offert à l’homme comme créature intelligente et libre, c’est de désirer l’obéissance ou de ne pas la désirer. S’il ne la désire pas, il obéit néanmoins, perpétuellement, en tant que chose soumise à la nécessité mécanique. S’il la désire, il reste soumis à la nécessité mécanique, mais une nécessité nouvelle s’y surajoute, une nécessité constituée par les lois propres aux choses surnaturelles. Certaines actions lui deviennent impossibles, d’autres s’accomplissent à travers lui parfois presque malgré lui. Quand on a le sentiment que dans telle occasion on a désobéi à Dieu, cela veut dire simplement que pendant un temps on a cessé de désirer l’obéissance » (98).

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Matthieu ,-

La seule réponse au nihilisme comme volonté de puissance • →Marion  « Cette décision, qui retourne la volonté, la convertit au sens propre d’elle-même à une autre, celle du Père ; elle ouvre dans toute sa largeur et profondeur, sa hauteur et longueur, la scène trinitaire de l’acte final du Christ, bref la théologie. Mais elle prend aussi, pour la philosophie, une signification cruciale : le conatus in suo esse perseverandi, à savoir la volonté de posséder son ousia autant que faire se peut et à tout prix aboutit, en fin de metaphysica, à la volonté qui se veut elle-même et ne veut rien d’autre que sa propre affirmation, autrement dit la volonté voulant à la puissance sa montée en puissance, bref à la Wille zur Macht. Le grand amen, par lequel Nietzsche imite et blasphème de celui “… dans lequel se trouve le Oui” (2Co 1,19, renvoyant à Mt 11,26), s’en distingue en ce que Zarathoustra ne dit oui qu’à ce que sa propre volonté peut vouloir et supporter, tandis que le Christ dit oui à tout ce que veut le Père et “supporte tout” (1Co 13,7). Si donc la volonté de puissance définit le nihilisme, si le nihilisme lui-même entérine la fin de la metaphysica, il faut alors aller jusqu’à soupçonner que vouloir la volonté du Père, c’est-à-dire d’un autrui par excellence, de vouloir ce que je ne veux pas et ne veux pas vouloir constitue la seule et la définitive réponse au nihilisme et l’imposition finale d’une interprétation alternative de l’être de l’étant. […] Car, par être nous entendons […] son ambivalence. Ou l’être à posséder comme une propriété, ou l’être à recevoir comme un don et à rendre » (172-173). La passivité de la souffrance : autorévélation de la vie • →Henry Incarnation ch.1 §10 « La passion de la souffrance n’est […] pas seulement ce qui lui interdit à jamais d’échapper à soi et de se fuir soimême : elle ne signifie cette interdiction que parce qu’elle est d’abord cette venue en soi de la souffrance qui la charge de son propre contenu et la lie indissolublement à celui-ci. […] Car la vie n’est rien d’autre que cela qui s’éprouve soi-même sans différer de soi, en sorte que cette épreuve est une épreuve de soi et non d’autre chose, une auto-révélation en un sens radical. […] La vie s’éprouve soi-même dans un pathos ; c’est une Affectivité originaire et pure, une Affectivité que nous appelons transcendantale parce que c’est elle en effet qui rend possible le s’éprouver soi-même sans distance dans le subir inexorable et la passivité insurmontable d’une passion. C’est dans cette Affectivité et comme Affectivité que s’accomplit l’auto-révélation de la vie. L’Affectivité originaire est la matière phénoménologique de l’auto-révélation qui constitue l’essence de la vie. » • →Henry Vérité « S’éprouvant lui-même dans le “se souffrir soi-même” de la vie, chaque vivant se rapporte à soi de telle façon qu’il se supporte luimême, se trouvant chargé de soi sans l’avoir voulu mais aussi sans pouvoir jamais se décharger de cette charge qu’il est pour lui-même. […] L’ipséité véritable est une tonalité affective fondamentale et irrémissible, la tonalité phénoménologique pure en laquelle, se souffrant et se supportant soimême, le Soi est jeté en lui-même, dans ce souffrir et par lui, pour souffrir et supporter — souffrir et supporter ce Soi qu’il est. Lourde est cette charge. Plus lourd encore le fait de ne pouvoir s’en décharger » (250-251). La plénitude de la volonté d’amour du Christ agonisant Le Christ agonisant, non seulement obéit… mais il s’offre de lui-même dans la plénitude de sa propre volonté d’amour et de sacrifice. • →Blondel Esprit « Ne craignons […] pas d’explorer certaines objections douloureuses ou généreuses, de faire saigner certaines plaies intimes qui retardent ou compromettent l’adhésion de maints esprits à ce que l’un d’entre eux appelait le “roman du Calvaire” ou la “cruauté révoltante du Dieu des chrétiens”. Sous ces violentes expressions subsistent des arguments dont il importe de détruire les vraisemblances, de retourner les griefs en un sens tout contraire aux spécieuses accusations. Aucun même des fidèles n’épuisera jamais la richesse des divins contrastes et des significations surnaturelles qu’enclot l’unité organique du drame rédempteur. S’il y a dans la Révélation chrétienne, deux enseignements, simultanément formulés avec une clarté et une insistance toutes particulières, ce sont bien ces deux vérités qui, à première vue, semblent presque exclusives l’une de l’autre : — d’une part, c’est par obéissance, sous la rigoureuse loi de la justice divine et pour réparer une sacrilège offense à Dieu que le Christ est condamné à mort, à la mort la plus cruelle, la mort des esclaves

coupables, la mort de la Croix. Et il semble lui-même s’effondrer devant cette accablante mission : sous un tel pressoir jaillit la sueur de sang ; la volonté humaine de Jésus adresse une supplication pour qu’un tel calice s’éloigne de lui, et il n’est pas exaucé […]. C’est donc bien l’Homme de douleurs, le Fils de l’homme, l’humanité faible et pécheresse qui est toute en lui pour une immolation exigée par l’inexorable logique de l’ordre naturel et surnaturel tout ensemble, tant il y a d’irréparabilité dans le péché contre la loi morale et contre la vocation divine. — D’autre part, le Christ agonisant, non seulement obéit à son Père, mais il s’offre de lui-même dans la plénitude de sa propre volonté d’amour et de sacrifice. Il est venu en ce monde pour cette cruelle souffrance expiatrice (*bib39c) et il éprouve le désir, la hâte même que vienne cette heure des ténèbres pour manifester sa compatissante miséricorde et pour procurer la lumière et le salut à ses frères humaines » (173-174). + Littérature + 37a Et prenant Pierre et les deux fils de Zébédée Témoins, du Thabor à Gethsémani • →Gaches Jésus « Ils avaient été témoins de sa gloire sur le Thabor, et il veut qu’ils soient les témoins de son anéantissement sur la Montagne des Oliviers. Il avait fait éclater à leurs yeux la Majesté de sa nature divine ; il leur veut découvrir la bassesse et l’infirmité de sa nature humaine. Il les avait éblouis par quelques rayons de la gloire céleste dont ils l’avaient vu environné ; et il veut leur montrer les bords de cet Enfer, dans lequel il a voulu descendre pour le salut de nos âmes. Ils avaient vu sur le Thabor une nuée resplendissante qui l’environna ; ils voient sur la Montagne des Oliviers une nuit obscure qui les couvre. Ils avaient sur le Thabor Moïse et Élie qui lui rendaient leurs hommages ; et ils remarquent sur la Montagne des Oliviers que des objets de terreur se présentent à son Esprit et le combattent d’une façon épouvantable. […] Il prit donc avec soi ceux que sa Transfiguration avait fortifiés contre ces doutes, et qui ayant une si grande preuve, et de son innocence, et de l’amour que Dieu avait pour lui, ne pouvaient rapporter son angoisse qu’à cet amour qu’il avait pour les hommes et qui l’obligeait à souffrir pour nos rebellions » (90-93). *pro36-46 37b il commença à ressentir tristesse et angoisse Moyen Âge Combat des deux natures • →Gréban Passion « Terrible m’est et la mort plus cruelle / qu’oncques portast creature mortelle ; / je la congnois, je la sens, je la vois, / la deité me la presente telle, / la fresle char la redoubte et sautelle / et tant la craint que n’a mes que la voix » (v.18718-18723). « En moy sens le plus fort debat qu’oncques endurast creature / pour le fait d’humaine nature, / qui ceste passion piteuse / attent tant triste et douloureuze / qu’a peu que raison luy scet mettre / moyen que s’y veille submettre, / tant craint la sensualité » (v.18780-18787). 17e siècle Mystère de l’union hypostatique : plongée dans une tristesse insondable • →Gaches Jésus « […] considérons jusques où la tristesse pouvait agir en l’âme de notre Seigneur […]. La Divinité, disons-nous dans notre Catéchisme, se tenait pour un peu de temps comme cachée pour ne montrer pas sa vertu, et ne lui faire pas à cet égard sentir son efficace. Sa nature humaine a donc pu par cette dispensation être sujette à nos infirmités, excepté le péché, comme l’Écriture témoigne […]. Et il n’y pas plus d’absurdité de dire que son âme ait pu être saisie de tristesse que de dire que son corps ait pu être sujet à la mort. Car son corps aussi bien que son âme est uni hypostatiquement à la Divinité, et la Divinité n’est pas moins un principe de Vie qu’un principe de joie. Si elle a donc pu suspendre son influence, en telle sorte que le corps qu’elle avait pris à soi fût pendant trois jours privé de vie, pourquoi n’aurait-elle pas pu suspendre son efficace, en sorte que l’âme qu’elle avait prise fût pendant quelque temps privée de joie et saisie de toutes parts de tristesse jusques à la mort ? » (100-102). L’affliction la plus rédemptrice pour les pécheurs • →Bourdaloue Retraite « Ce n’était point assez qu’il livrât son sacré corps au supplice de la croix, il fallait que son âme fût livrée aux plus rudes

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combats, et qu’elle en ressentit les plus vives et les plus douloureuses atteintes. C’était une partie, et même la principale partie de la satisfaction qu’il devait faire à son Père pour les péchés des hommes, parce que c’est dans le cœur que le péché est conçu, et que c’est proprement l’âme qui, par le dérèglement de la volonté, le commet » (577). • →Quesnel Réflexions « Une telle tristesse dans les hommes n’est jamais de leur choix : il faut une force divine pour appeler à soi une tristesse mortelle et lui ouvrir son cœur. - - Jésus-Christ a livré son âme à ce bourreau intérieur, quand il l’a voulu, comme il a livré son corps aux bourreaux extérieurs, quand il lui a plu. - - Mon Dieu, quelle confusion de le voir se priver d’une souveraine joie, et s’abandonner à une souveraine tristesse pour l’amour de nous ; et nous, de ne vouloir pas lui sacrifier un plaisir, une satisfaction, un divertissement ! - - Soyons fidèles à accepter ici toutes les tristesses qui peuvent nous arriver. Prions Jésus-Christ de les sanctifier par cet état de tristesse qu’il a pris pour nous. Mettons notre joie à y demeurer, à y persévérer, à y veiller avec lui » (377). L’affliction la plus consolatrice pour ceux qui vivent l’état d’aridité • →Le Masson Vie « Il a voulu garder les grandes actions de chef-d’œuvre pour la fin de sa vie, et l’un de ceux-là est l’état de l’aridité, où il s’est mis dans le Jardin des Olives, et dans son abandonnement à la Croix. C’est de ce couteau qu’il s’est voulu servir pour faire passer le sacrifice jusqu’à l’Âme, et nous ne pouvons pas douter qu’il ne l’ait vivement ressenti, car il en a sué le sang, et s’en est plaint sur la Croix. C’est ici un trait des plus subtils de sa charité, qui a voulu pourvoir à la consolation et à l’instruction des bonnes Âmes, en leur faisant connaître que les ténèbres de la sécheresse ne sont pas des marques de l’abandonnement de Dieu, mais des moyens précieux pour nous faire parvenir à la liberté du renoncement à nous-mêmes, à la suavité de son union, et à l’heureuse consommation de notre sacrifice » (179-180). Dès le 19e siècle Affliction du Christ, affliction des poètes • →Nerval Chimères (« Le Christ aux Oliviers ») « Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras, / Sous les arbres sacrés, comme font les poètes, / Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes » (648). • →Verlaine Sagesse : Jésus s’adresse au poète : « Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre, / D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison - - […] Enfin, de devenir un peu semblable à moi - - Qui fus, durant les jours d’Hérode et de Pilate / Et de Judas et de Pierre, pareil à toi / Pour souffrir, et mourir d’une mort scélérate ! » (271). • →Bloy Mendiant : L’écrivain en pleine déréliction : « L’Église fait, aujourd’hui, mémoire de la Prière de Jésus au Jardin : — Pater mi, si non potest hic calix transire nisi bibam illum, fiat voluntas tua… Je répète, comme je peux, cette prière terrible qui me fait trembler, et je sens quelque chose de la Peur mystérieuse du Maître : Cœpit pavere. Mon Dieu ! que faudra-t-il que j’endure encore ? » (193). *litt39b : Cendrars et Bernanos 38b triste jusqu’à la mort Pourquoi ? Par anticipation de la croix • →La Ceppède Théorèmes « Il voit tout ce que doit employer leur malice : / Les cordes, les crachats, le rouge habillement, / Les verges, les halliers, l’honni dépouillement, / La Croix, et tout le pis qu’il faut qu’il accomplisse. - - Lors son cœur donne entrée à la grosse vapeur / De la noire tristesse, et de la froide peur / (Et cette infirmité provient de sa puissance). - - Lors découvrant aux siens la douleur qui le mord, / Leur dit : “Ô chers témoins de ma divine essence, / Mon âme est désormais triste jusqu’à la mort” » (86-87). À l’idée de la perte d’une telle vie • →Bourgoing Véritez « Nous devons reconnaître et honorer […] en l’Âme de Jésus [l’union] de la joie souveraine qui procédait de la vision béatifique, avec l’extrême tristesse et angoisse que lui causait sa Passion ; en sorte que le torrent de la joie n’a point absorbé la tristesse, ni l’abîme de la tristesse n’a en rien diminué la grandeur de la joie. […] Mais le plus puissant motif de tristesse en l’Âme de Jésus a été la mort très horrible de la Croix, qui lui était présente avec tous les tourments et circonstances

d’icelle. Car un seul instant de la vie de Jésus était plus digne, plus précieux, et d’une plus grande estime, que l’éternité de tous les Anges et les hommes, d’autant que l’infini surpasse ce qui est fini. C’est pourquoi Jésus avait plus de sujet de s’attrister de la perte de sa vie, quoique pour peu de temps, que non pas de leur mort éternelle » (533-535). À cause de la solitude absolue qui est la mienne • →Pascal Pensées « Je crois que Jésus ne s’est jamais plaint que cette seule fois. Mais alors il se plaint comme s’il n’eût plus pu contenir sa douleur excessive : “Mon âme est triste jusqu’à la mort”. / Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment » (Laf. 919 ; Sel. 749). • →Bernanos Carmélites : Les sœurs comparant toute mort humaine à l’agonie de Jésus, dégagent la spécificité de son angoisse à Lui : « - - Sœur Marthe : Au jardin des Oliviers, le Christ n’était plus maître de rien. L’angoisse humaine n’était jamais montée plus haut, elle n’atteindra plus jamais ce niveau. Elle avait tout recouvert en Lui, sauf cette extrême pointe de l’âme où s’est consommée la divine acceptation. - - Sœur Claire : Il a eu peur de la mort. Tant de martyrs n’ont pas eu peur de la mort… […] Les martyrs étaient soutenus par le Christ, mais le Christ n’avait l’aide de personne, car tout secours et toute miséricorde procèdent de Lui. Nul être vivant n’entra dans la mort aussi seul et aussi désarmé » (1668). *theo37b.38b À cause des péchés de chaque homme • →Pascal Pensées « “Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi”. / […] “C’est mon affaire que ta conversion ; ne crains point, et prie avec confiance comme pour moi”. / […] “Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures […]”. / […] Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à JésusChrist juste. Mais il a été fait péché pour moi ; tous vos fléaux sont tombés sur lui. […] Mais il s’est guéri lui-même, et me guérira à plus forte raison. Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à lui, et il me sauvera en se sauvant. […] Tout le monde fait le dieu en jugeant : “Cela est bon ou mauvais” ; et s’affligeant ou se réjouissant trop des événements. Faire les petites choses comme grandes, à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puissance » (Laf. 919 ; Sel. 751). • →Bossuet Vendredi saint « Nos iniquités venaient fondre sur lui de toutes parts […] ; de là ces angoisses inexplicables qui lui font prononcer ces mots dans l’excès de son accablement : “Mon âme est triste jusqu’à mourir”. Tristis est anima mea usque ad mortem » (57-58). • = →Lejeune Missionnaire 6,248-249. En prévision de l’incrédulité des générations futures • →Molinier Croix « Car il se représente devant les yeux de son esprit tant de pécheurs obstinés, à qui sa passion ne profitera rien, et qui, nonobstant un si grand prix payé pour eux, s’engageront pour un néant à la damnation ; et voyant en la multitude, et grandeur de ses propres tourments, ceux que la divine justice leur prépare là-bas, il souffre de les voir sans sentiment, il sue le sang de les voir sans appréhension, il gémit de les voir rire à l’approche d’un abîme qui s’ouvrira pour les engloutir, devant qu’ils ouvrent les yeux pour le regarder » (164-165). • →Leconte de Lisle « Nazaréen » « Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ? […] Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ; / L’humanité virile est lasse de pleurer. - - Voilà ce que disait, à ton heure suprême, / L’écho des temps futurs, de l’abîme sorti ; / Mais tu sais aujourd’hui ce que vaut ce blasphème ; / Ô fils du charpentier, tu n’avais pas menti ! - - Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire / Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ; / L’homme peut sans frémir rejeter ta mémoire […]. - - Tu peux, sur les débris des saintes cathédrales, / Entendre et voir […] / Se ruer le troupeau des folles saturnales […]. - Car tu sièges auprès de tes égaux antiques, / Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu : / Les âmes, en essaims de colombes mystiques, / Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu ! - - Et comme aux jours altiers de la force romaine, / Comme au déclin d’un siècle aveugle et révolté, / Tu n’auras pas menti, tant que la race humaine / Pleurera dans le temps et dans l’éternité » (267-268).

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À cause d’un moment de doute contre Dieu ? • →Michelet France fait de la passion en général et de Gethsémani en particulier, un drame existentiel qui se rejouerait en chaque homme : celui du doute, puisque « Le Christ lui-même a connu cette angoisse du doute, cette nuit de l’âme, où pas une étoile n’apparaît plus sur l’horizon » (1,480). • →Nerval Chimères (« Le Christ aux Oliviers ») : Sur la croix, le Seigneur « se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas / […] et se prit à crier : “Non, Dieu n’existe pas” ! - - Ils dormaient. “Mes amis, savez-vous la nouvelle ? / J’ai touché de mon front à la voûte éternelle ; / Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours ! - - Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme ! / Le dieu manque à l’autel, où je suis la victime… / Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus” ! Mais ils dormaient toujours ! » (648-649). À cause d’un moment de doute contre lui-même ? • →Renan Vie « Son âme fut triste jusqu’à la mort ; une angoisse terrible pesa sur lui […]. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que, durant ses derniers jours, le poids énorme de la mission qu’il avait acceptée pesa cruellement sur Jésus. La nature humaine se réveilla un instant. Il se prit peut-être à douter de son œuvre. La terreur, l’hésitation s’emparèrent de lui et le jetèrent dans une défaillance pire que la mort. L’homme qui a sacrifié à une grande idée son repos et les récompenses légitimes de la vie fait toujours un retour triste sur lui-même, quand l’image de la mort se présente à lui pour la première fois et cherche à lui persuader que tout est vain. […] Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée […] ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer ? […] Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n’être pas resté un simple artisan de Nazareth ? On l’ignore. […] Il ne reste que le héros incomparable de la Passion, le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler » (370-371). • →Schmitt Pilate : *litt39b. Quelle tristesse ? La tristesse est déjà la mort • →Cyrano Soleil : Le voyageur au Royaume des Oiseaux est condamné par le tribunal à être « exterminé de la mort triste » (267), la pire mort possible. « Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs ; et l’on y procède de cette façon : ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là, ces tristes musiciens s’amassent tout autour et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que, l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil et meurt suffoqué de tristesse » (261). Évoquant les chants liturgiques autour de l’agonie (*lit38bc), une telle condamnation à la mort par tristesse réalise au pied de la lettre la formule de Jésus à Gethsémani (« Mon âme est triste jusqu’à la mort » *pro39bc). Dans le roman, l’état de tristesse et d’angoisse qui précède la mort est assimilé à la mort même. Par la suite, le condamné sera consolé par « deux oiseaux de Paradis » qui l’encourageront à « boire l’absinthe en patience » (269-271). La métaphore de la prière de Jésus conservera alors son sens figuré, la supplication du mourant devenant conseil des assistants (cf. Lc 22,43 ; *syn36-46 : // Lc). La tristesse est comme la mort • →Lamartine Harmonies 4,11 (« Novissima verba ») paraphrase le verset évangélique, en changeant « jusque » en « comme » : « Et je sais que le jour est semblable à la veille, / Et le matin n’a plus de voix qui me réveille, / Et j’envie au tombeau le long sommeil qu’il dort, / Et mon âme est déjà triste comme la mort ! / Triste comme la mort ? Et la mort souffre-t-elle ? / Le néant se plaint-il à la nuit éternelle ? / Ah ! plus triste cent fois que cet heureux néant/ Qui n’a point à mourir et ne meurt point vivant ! / Mon âme est une mort qui se sent et se souffre ; / Immortelle agonie ! abîme, immense gouffre / Où la pensée, en vain cherchant à s’engloutir / En se précipitant ne peut s’anéantir ! » (481). La tristesse est comme le vin dans le désert • →Unamuno Cristo (« Vino ») combine la déclaration de tristesse de Jésus et le symbole du vin : « Triste est le vin dans le désert, / là où il n’y a pas

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d’eau, mère de riante verdeur ; / triste le vin comme sang et triste ton âme, / Jésus, jusqu’à la mort » (1,18). Jésus Modèle des mourants • →Lamartine « Crucifix » « Tu sais, tu sais mourir ! et tes larmes divines, / Dans cette nuit terrible où tu prias en vain, / De l’olivier sacré baignèrent les racines / Du soir jusqu’au matin ! » (176). • →Lamartine Harmonies 4,11 (« Novissima verba ») invente les pensées de Jésus à l’agonie pour les mettre dans la bouche de chaque homme : « — Ah ! s’il faut une fois / Que chaque homme à son tour élève enfin la voix, / […] C’est à cette heure même où, près de s’exhaler, / Toute âme a son secret qu’elle veut révéler, / Son mot à dire au monde, à la mort, à la vie, / Avant que pour jamais, éteinte, évanouie, / Elle n’ait disparu, comme un feu de la nuit / Qui ne laisse après soi ni lumière ni bruit ! » (472-473). • →Chateaubriand Rancé montre le fondateur de l’ordre des trappistes suivant une trajectoire christique passant par l’agonie : « Il n’y avait personne pour porter la main sur le cœur de ce Christ. Lorsque Jésus pria son Père d’éloigner de lui le calice, qui tenait son doigt sur le pouls du Fils de l’Homme pour savoir si des larmes sanglantes venaient de la faiblesse humaine ou de l’épanouissement d’un cœur qui se fendait de charité ? » (1148). Frère dans la nuit • →Musset Tableau évoque à plusieurs reprises la nuit passée à Gethsémani. Il y trouve l’image d’un Christ extrêmement humain dans son angoisse. Cette « nuit des Oliviers » (756) est présente en filigrane en même temps que « la nuit du Golgotha », « nuit terrible où tu vis qu’il fallait mourir » (755). L’épisode de Gethsémani semble se rejouer dans ce récit où le narrateur, révolutionnaire et iconoclaste, se découvre, à l’issue d’une nuit passée seul dans une église, frère d’un Christ souffrant et soumis au doute. Le sommeil de ce narrateur est d’ailleurs implicitement mis en parallèle avec celui des apôtres : lui non plus n’a pas la force de veiller. La lecture de Musset s’écarte cependant très nettement du texte évangélique en ce qu’elle élude totalement la soumission du Christ au dessein divin. 39a il tomba sur la face Fin de la malédiction antique • →Vitré Essais « Ton Dieu vient réparer les brèches du péché / Terre ! Et si tu sentis les effets de son ire, / Alors qu’il te maudit, vois qu’il s’en veut dédire, / Quand à bras étendus il est sur toi couché. - - Il te cherche aujourd’hui de repentir touché, / Et ce signe de Paix te fait voir qu’il désire / Sur tous tes Habitants en établir l’Empire, / Tenant son doux visage à ta face attaché. - - Et si quelque sujet d’une juste colère / Mettait à l’avenir, dans les mains de son Père, / Des foudres contre toi vengeurs de son courroux, - - S’étendant sur ton sein, il est ta couverture ; / Il se fait ton bouclier, et montre en sa posture / Qu’il se met entre deux, pour recevoir les coups » (53). Adieux du fils à la mère • →Unamuno Cristo (« Silencio ») célèbre l’abandon de Jésus face à la volonté silencieuse de son Père, « résignation qui est liberté absolue, / et le “Que ta volonté se fasse” ! revêt / ton martyre d’un voile resplendissant » (1,39). Dans la troisième partie dédiée au visage (« Rostro »), il insiste sur l’humilité du Christ qui doit dire adieu à sa vie terrestre : « Ce visage qui est le tien, miroir de la gloire, / tomba à terre, et tu l’as embrassée, / mère, en adieux quand le baiser / de ton Père enveloppait l’angoisse / de la poitrine oppressée » (3,6). 39b Mon Père, si c’est possible Moyen Âge Amplification pieuse • →Gréban Passion « Père […] / qui tout congnois par ton hault presçavoir, / regarde moy, ton filz humble et humain, / fort angoissié d’un annoy tant grevain / qu’il n’est en cueur d’omme de le sçavoir. / J’apperçois bien la passion honteuse, / la dure mort, la peine despiteuse / qui s’apreste pour mon corps consommer : / ce calipce m’est durement amer. / Pere piteux, s’il te semble possible, / oste le moy, qui tant me veulx amer, / car le gouster me semble moult terrible » (v.18705-18717).

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La passion selon saint Matthieu

17e siècle La prière de l’expiateur : rhétorique judiciaire et sermocination • →Vitré Essais : Jésus-Christ s’adresse à son Père éternel : « Pour sauver les pécheurs des rigueurs de tes lois, / Je viens souffrir pour eux : arrête ! Père, arrête ! / Que ton courroux sur moi décharge sa tempête, / En me rendant le but des coups que tu leur dois. - - J’offre aux fouets mon dos, couché comme tu vois ; / Entendant pieds et mains, aux clous je les apprête ; / Aux pointes d’un buisson je présente ma tête, / Et je soumets mon Corps à mourir sur la Croix. - - Venge-toi sur ce Fils des excès de l’Esclave ; / Ils ne sont point si grands que mon sang ne les lave ; / Quitte-le par ma Mort des tourments éternels. - - Et sans avoir égard à son ingratitude, / En frappant l’Innocent, au lieu des Criminels, / Par la peine d’un seul sauve la multitude » (51). La prière de l’expiateur : la honte de Jésus • →Bossuet Minimes « La honte, en premier lieu, vient couvrir sa face, la honte l’abat contre terre ; mais, ce qui est le plus remarquable, la honte le rend tremblant devant son Père. Il ne lui parle plus avec cette douce familiarité, avec cette confiance d’un Fils unique qui s’assure sur la bonté de son Père. “Père, Père, s’il est possible”. Eh ! qu’y a-t-il d’impossible à Dieu ? Si possibile est ! Eh bien ! “Père, tout vous est possible, si vous voulez” (Mc 14,36). Si vous voulez ? Eh ! peut-il ne pas vouloir ce que lui demande un Fils si chéri ? » (374-375). Époque contemporaine Réécriture agnostique L’époque contemporaine rapproche la prière de Jésus durant son agonie et son cri de déréliction sur la croix pour envisager la possibilité que Dieu soit illusion : • →Paul Siebenkäs contient une digression en forme de « cauchemar athée », qui fut traduit et popularisé par Madame de Staël. Paul avait imaginé l’horreur de l’absence de Dieu afin d’en faire éprouver au chrétien l’abomination : « Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père ! » (cité par →Nerval Chimères 648, en épigraphe). • →Staël Allemagne (« Un songe, discours du Christ qui n’aurait pas de Père et le chercherait ») omet la fin du texte, où le narrateur se réveille et se met à prier. Il en résulte une figure de Christ particulièrement tragique qui va frapper les imaginations. • →Vigny Destinées (« Le mont des Oliviers ») « Les disciples dormaient au pied de la colline. / […] Jésus marche à grands pas […] / Triste jusqu’à la mort […] / Il s’arrête en un lieu nommé Gethsémani. / […] Puis regarde le ciel en appelant : “Mon Père” ! / — Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas. / […] Il recule, il descend, il crie avec effroi : / “Ne pouviez-vous prier et veiller avec moi” ? / Mais un sommeil de mort accable les apôtres. / Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres. / […] Jésus, se rappelant ce qu’il avait souffert / Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte / Serra son cœur mortel d’une invincible étreinte. / Il eut froid. Vainement il appela trois fois : / “Mon Père” ! Le vent seul répondit à sa voix » (203). La strophe finale, ajoutée au manuscrit dès 1851, explicite la désillusion du poète jadis plus chrétien : « Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, / Le juste opposera le dédain à l’absence / Et ne répondra plus que par un froid silence / Au silence éternel de la Divinité » (206). Réécriture athée ? • →Nerval Chimères (« Le Christ aux Oliviers ») reprend la mise en scène de Mt, mais son Jésus se trouve confronté dans l’angoisse de son agonie, non à l’abandon, mais à une certitude : « “Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus” ! - - […] Il reprit : “Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ; - - […] Mais nul esprit n’existe en ces immensités. - - […] Ô mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ? / As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ? / Aurais-tu succombé sous un dernier effort - - De cet ange des nuits que frappa l’anathème… / Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir, / Hélas ! et si je meurs, c’est que tout va mourir” ! » (649-650). 20e siècle Manifestation éclatante du mystère des mystères qu’est l’incarnation • →Péguy Gethsémani fait entendre un dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle qui contemple l’inouï de la passion de Jésus. Alors que tout est prêt, Dieu semble ne pas l’être ; le condamné est préparé de toute éternité

et cependant il titube « comme on voit bien […] qu’il y a un abîme entre savoir et faire, entre savoir la mort (sa propre mort), et y passer » (50). « Si on n’était pas abruti […] par des générations entières de catéchisme, […] qui ne serait épouvanté de ces lignes, de ces quelques lignes atroces, de ces paroles effrayantes, de cette effrayante prière ? » (34-35). Dans son agonie Dieu-fait-homme ne livre pas un enseignement ex cathedra coeli mais « une communication, […] une révélation d’homme à homme, d’un pauvre être à un pauvre être misérable » (67). Sa mort est « comme un accomplissement et en même temps une preuve et un contrôle, […] une réalisation suprême du mystère de l’incarnation. Qui mourait en homme, à ce point en homme, était donc bien un homme, avait donc bien été incarné en homme. C’était comme une preuve par la limite » (54-55). Participation à la difficulté de prier • →Cendrars « Pâques » expérimente la déréliction du poète dans la cité moderne comme une participation à celle du Christ, si éloignée dans le temps et presque obsolète celle-ci semble-t-elle. Il mêle l’ordre de l’humain et celui de divin, en une confusion mystique entre destinataire et destinateur de la prière : « Seigneur, c’est aujourd’hui le jour de votre Nom, / J’ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion, - - Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles / Qui pleurent dans le livre, doucement monotones. - - Un moine d’un vieux temps me parle de votre mort. / Il traçait votre histoire avec des lettres d’or - - Dans un missel, posé sur ses genoux. / Il travaillait pieusement en s’inspirant de Vous. - - […] Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet. / Dans la chambre à côté, un être triste et muet - - Attend derrière la porte, attend que je l’appelle ! / C’est Vous, c’est Dieu, c’est moi, — c’est l’Éternel. - - Je ne Vous ai pas connu alors, — ni maintenant. / Je n’ai jamais prié quand j’étais un petit enfant. - - Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi » (15-16). • →Bernanos Journal : Autre transposition de la passion dans la misère d’une grande ville : la troisième partie du roman. Comme le Christ à Gethsémani, le curé d’Ambricourt assume la solitude, la peur, la sueur dans une vieille église où il tente en vain de prier : « Car je ne luttais pas contre la peur, mais contre un nombre, en apparence infini, de peurs […]. Il me semblait entendre ce chuchotement comme d’une foule immense, invisible, tapie au fond de mon angoisse, ainsi que dans la plus profonde nuit. La sueur ruisselait de mon front » (1128). 21e siècle Doute de la mission • →Schmitt Pilate : L’angoisse que Yéchoua ressent dans le jardin de Gethsémani s’explique par le doute qui revient dans toute sa force : « Mon Père, donne-moi de la force dans ce verger indifférent à mon angoisse, donnemoi le courage d’aller jusqu’au bout de ce que j’ai cru, par folie, être ma tâche » (63). Comme avant, il se croit incapable d’aller jusqu’au bout : « J’avais peur de me décevoir. Je redoutais — comme je le redoute ce soir — que le Yéchoua de Nazareth, un fils de charpentier né dans une simple ornière du monde, ne reprenne le dessus, avec sa force, son appétit et son désir de vivre » (74). Il reprend à son propre compte le pari de Pascal : « Même si l’on m’assurait ce soir que j’ai tort, je referais le pari. Pourquoi ? Si je perds, je ne perds rien. Mais si je gagne, je gagne tout. Et je nous fais tous gagner » (81). C’est pourquoi il prie : « Mon Dieu, permettez-moi jusqu’au dernier moment de me montrer à la hauteur de mon destin. Que la douleur ne me fasse pas douter ! » (81). 39b loin de moi cette coupe 17e siècle Une fois repoussée, deux fois acceptée • →Pascal Pensées fait remarquer que « [Jésus] ne prie qu’une fois que le calice passe et encore avec soumission, et deux fois qu’il vienne s’il le faut » (Laf. 919 ; Sel. 749). 19e siècle Liée à la tristesse et à l’effroi humains • →Musset Confession : La nuit à Gethsémani est essentiellement envisagée comme un paroxysme de souffrance, au point de devenir le référent qui permet de mesurer le degré de tristesse du protagoniste : « Que Dieu me pardonne cette nuit ! j’y bus un plus amer calice que celui que les anges apportèrent au Christ, en détournant la tête, dans le jardin des Oliviers » (1060).

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• →Musset « Guttinguer » propose également une lecture particulièrement irrévérencieuse de la nuit au jardin des Oliviers, où un verre d’absinthe se substitue à la coupe (*litt38b : Cyrano). À Ulric Guttinguer lui reprochant son « vice », Musset répond : « Ne riez pas, l’absinthe est bonne ; / L’Écriture en parle beaucoup, / Et quelque part, Dieu me pardonne ! / Notre Seigneur en but un coup. / C’était, je crois, sur la montagne / Qu’on appelle Gethsémani » (532). Bien que le ton soit fort différent, c’est une fois de plus l’humanité du Christ que de Musset trouve dans ce passage des évangiles, puisqu’il remarque : « Souvenez-vous qu’il s’est fait homme » (532). • →Hugo Misérables : L’agonie de Jésus est le symbole du combat pour la justice. Le personnage christique de Jean Valjean hésite entre son désir de sauver un innocent et celui de conserver sa position sociale : « Ainsi se débattait sous l’angoisse cette malheureuse âme. Dix-huit cents ans avant cet homme infortuné, l’être mystérieux en qui se résument toutes les saintetés et toutes les souffrances de l’humanité, avait aussi lui, pendant que les oliviers frémissaient au vent farouche de l’infini, longtemps écarté de la main l’effrayant calice » (271). • →Hugo Fin (« Le Gibet » : « Commencement de l’angoisse ») « Il disait : — Écartez ce calice de moi, / Seigneur ! S’il faut mourir pourtant, que la mort vienne ! / Que votre volonté soit faite, et non la mienne. — / […] Les disciples dormaient. Christ revint, et leur dit : / — Quoi donc ! vous n’avez pu même veiller une heure ! » (854). 20e siècle Instrument à plusieurs fonctions • →Claudel Croix : Cette coupe a « un triple caractère ». « C’est un instrument de communication et de communion », tout d’abord, mais aussi un instrument qui se caractérise d’une troisième et capitale façon, « c’est qu’il est à la fois inépuisable et mesuré, un contenant fini capable d’un contenu infini ». Puis, rappelant à la nécessité d’une lecture symbolique du texte sacré, il l’assimile au lys, si présent dans les Écritures : « Ainsi s’érige enfin, au centre de l’Histoire et de la Nature, le Lys suprême, le Calice parfait, la Fleur aspirante et respirante en qui l’œuvre de la Création est reprise et couronnée » (474-475). 39c.42b non pas comme je veux + que ta volonté soit faite Moyen Âge Contre la volonté humaine • →Gréban Passion rattache le v.41, que Jésus prononce seul dans sa prière, au v.42 : « L’esprit est prompt, non obstant la char frelle / et se submet a ta benignité, / ja mon vouloir sensuel ne s’en mesle : / soit faicte donc ta haulte volenté » (v.18740-18743). 17e siècle Rhétorique des deux volontés • →Rivet Méditations « Celui qui parle ici de faire la volonté de Dieu est Dieu lui-même avec le Père. Comme tel il fait tout ce que le Père fait, veut tout ce que le Père veut. Ce ne sont point deux volontés mais une même, puisque la volonté de Dieu est son essence, et que le Fils est consubstantiel au Père. […] Mais celui-là même qui a cette volonté divine avec son Père a pris avec la nature humaine une volonté créée, diverse de la première, quoiqu’en lui non répugnante, non contredisante : en une seule personne, celui qui étant en forme de Dieu n’a point réputé rapine d’être égal à Dieu, toutefois s’est anéanti soi-même, ayant pris la forme de serviteur, fait à la semblance des hommes ; et étant trouvé, en figure comme un homme, il s’est abaissé soi-même, et a été fait obéissant jusques à la mort, voire à la mort de la croix (Ph 2,6-8). À cet égard, il dit que le Père l’a envoyé, à savoir pour prendre notre chair, et en icelle faire la volonté de son Père […]. Cette résolution lui a fait renoncer à sa propre volonté humaine, selon que naturellement elle se portait à l’horreur de la mort, et à l’appréhension de cette coupe amère de l’ire de Dieu » (154-156). • →Bossuet Minimes « Ô Jésus ! ô Jésus ! est-ce là le langage d’un Fils bienaimé ? Eh ! vous disiez autrefois si assurément : “Mon Père, tout ce qui est à vous est à moi, tout ce qui est à moi est à vous” (Jn 17,10) […]. Pourquoi parlez-vous d’une autre manière ? Pourquoi entends-je ces tristes paroles : “Non ma volonté, mais la vôtre” ? Depuis quand cette opposition entre la volonté du Père et du Fils ? Ne voyez-vous pas qu’il parle en tremblant, comme chargé des péchés des hommes ? La honte des crimes dont il est

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couvert contraint cette liberté filiale. Quelle gêne ! quelle contrainte à ce Fils unique ! » (374-375). *litt39b Poétique des deux volontés • →Vitré Essais « Toi ! qui ne saurais joindre aux douleurs l’allégresse / Qu’à l’âme de Jésus le verbe uni produit, / Qui ne peux assembler le jour avec la nuit, / Le souverain plaisir, et l’extrême détresse, - - Regarde le Soleil, lorsque sa blonde tresse / De l’un ou l’autre monde, ou s’approche ou s’enfuit ; / Quand il se cache à l’un, c’est pour l’autre qu’il luit, / Causant à l’un la joie, à l’autre la tristesse. - - Ainsi cette belle âme a double portion : / La haute posséda l’heureuse vision, / Cependant que la basse était sans jouissance. - - Et ce divin Soleil se partageant ainsi / À l’une et l’autre part, fit dans cette Âme-ci, / Et le jour de la gloire, et la nuit de souffrance » (42). Lumières Jésus, Dieu héroïque et philanthrope • →Klopstock Messias fait de la scène au mont des Oliviers une sorte de prologue cosmique à toute la passion. Debout au sommet du mont, entouré d’anges et de démons, servi par Gabriel, le divin Fils dit à son Père : « Je m’estime heureux aujourd’hui, depuis trente-trois ans je suis homme. Beaucoup de justes se sont rangés autour de moi, mais c’est le genre humain qu’il faut sauver ! J’attends tes arrêts. Qu’ils me jettent parmi les morts, qu’ils me réduisent en cendres, je supporterai tout avec respect, avec soumission. Aucun être créé ne saurait comprendre ni ta clémence ni ta colère : Dieu seul peut réconcilier Dieu ! Apprête-toi, juge de l’univers ! je suis libre encore, je puis retourner aux cieux ; le chœur des anges m’y ramènerait en triomphe. Je m’offre une seconde fois ! mon front prosterné se relève vers le tien, ma main touche aux nuages ; je le jure moi-même, qui suis Dieu comme toi, je veux racheter les péchés du monde ! » (4-5). Romantisme Jésus, modèle de résignation morale • →Lamartine « Gethsémani » se sent comme Jésus sous le regard d’un Dieu terrible, auquel pourtant il se résigne : « Et je sentis ainsi, dans une heure éternelle, / Passer des mers d’angoisse et des siècles d’horreur, / Et la douleur combla la place où fut mon cœur, / Et je dis à mon Dieu : Mon Dieu, je n’avais qu’elle ! - - […] Eh bien ! prends ! assouvis, implacable justice, / D’agonie et de mort ce besoin immortel ; / Moi-même je l’étends sur ton funèbre autel ; / Si je l’ai tout vidé, brise enfin mon calice ! / Ma fille ! mon enfant ! mon souffle ! la voilà ! - - […] La prière en mon sein avec l’espoir est morte. / Mais c’est Dieu qui t’écrase ; ô mon âme ! sois forte, / Baise sa main sous la douleur ! » (564-565). Jésus, modèle de résignation métaphysique • →Vigny Destinées (« Le mont des Oliviers ») : La seconde partie reprend les objections modernes à la « mission » du Christ et exprime les inquiétudes personnelles du poète et son pessimisme, héritage de traditions d’incertitude et d’objections philosophiques : « Il se prosterne encore, il attend, il espère… / Mais il renonce et dit : “Que votre volonté / Soit faite et non la mienne, et pour l’Éternité” ! » (206). Le poète termine en faisant de Jésus une sorte de stoïque face au scandale métaphysique du monde inachevé et de l’absence de Dieu : « Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, / Le juste opposera le dédain à l’absence / Et ne répondra plus que par un froid silence / Au silence éternel de la Divinité » (206). 20e siècle Révélation du mystère trinitaire au cœur du langage ? • →Péguy Gethsémani : Jésus inaugure la nouvelle création (*chr39c.42b : Éphrem le Syrien). Le fiat voluntas tua répond au fiat lux de la Genèse : « À cinquante siècles de distance, depuis avant Adam, jusqu’au nouvel Adam, […] le cri de la deuxième création répond à la parole de la première création, de la création première » (85-86) ; de la création de souveraineté et de gloire à la création d’abaissement et de détresse. • →Grosjean Gloire propose une relecture de la destinée de chaque âme face à Dieu à travers celle du Christ. Gethsémani devient le lieu de la confrontation du Verbe à lui-même, et la prière d’agonie naît de ce moment où « le dieu, blessé à mort par sa parole se voit lui-même et se voit vulnérable » (182). On assiste alors à ce miracle, qui est une définition de la poésie : « À force de signes fragiles le langage en effet dit à Dieu quel

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La passion selon saint Matthieu

mourant est Dieu. Le langage passe à travers le silence et s’y exténue, mais son passage est trait de lumière. C’est ainsi que la parole honore le dieu en lui montrant les stigmates du dieu, elle qui est la plaie congénitale de Dieu » (184). Miracle celui par lequel « le langage qui fait les hommes se fait lui-même homme pour mieux dire à Dieu l’agonie divine » (192). C’est donc à une véritable « complainte du langage » (190) que l’on a affaire en même temps qu’au face à face du Père et du Fils : « En face du dieu, la face du dieu contemple le dieu dont elle a soif, mais elle ferme les yeux et baisse la tête à mesure qu’elle prend conscience du dieu. Elle ne voit qu’au fond d’elle-même ce qu’il est, et ce qu’elle est faite pour lui dire. Elle découvre en elle-même le glorieux malheur du dieu, elle éprouve toute la séparation dont le dieu souffre et elle adore dans les soubassements de sa propre âme la douleur du père dont elle est née. C’est pourquoi ses paupières sont si amèrement closes et ses lèvres tordues déjà par les phrases » (187). On comprend bien alors de quelle révélation poétique Gethsémani est le jardin : celle d’une « communion à l’agonie même qui est la nature du langage » (191). + Musique + 37b tristesse et angoisse Tristesse et chromatisme →Bach Passion souligne le mot trauern (« ressentir tristesse ») par une vocalise chromatique qui traduit musicalement l’idée même du mot. 38b triste jusqu’à la mort Accompagnement musical significatif Le poids qui pèse sur l’âme de Jésus est ici évoqué par les notes répétées des violons, idée que →Bach Passion va développer dans le récit qu’il choisit de placer juste après cette confidence de Jésus à ses apôtres. Ce procédé, déjà utilisé par les compositeurs de l’époque (Purcell dans The Cold Song du semi-opéra King Arthur ; Haendel dans De torrente de son œuvre Dixit Dominus), symbolise l’idée de tremblement. Tod (« la mort ») est chanté dans le registre grave de la voix. Si les violons n’accompagnent plus Jésus dans wachet mit mir (« veillez avec moi »), peutêtre est-ce pour traduire la solitude dans laquelle il se trouve. 38 Additions : méditation sur le poids de mon péché dans l’agonie de Jésus →Bach Passion choisit de faire entrer l’auditeur dans la méditation de l’agonie de Jésus par un récit et un air insérés après ces paroles de Jésus. Dans le récit, il adopte pour cela un moyen original en faisant dialoguer, d’une part une voix soliste de ténor accompagnée d’instruments à vent et basse continue, et d’autre part, le chœur 2 simplement accompagné par la basse continue. Au soliste, il confie une mélodie torturée à l’image du texte ; quant au chœur, il chante une strophe du choral Herzliebster Jesu par bribes. Par rapport à sa première apparition, le choral est sensiblement transfiguré par la douleur et la contrition (voir p. ex. les mots Plagen [« fléaux »], verschuldet [« coupable »], erduldet [« enduré »], où apparaissent des diminutions par rapport à la mélodie de départ) ; la mélodie est aussi modifiée au service du texte. • Récit O Schmerz ! (« O douleur ! Ici tremble le cœur torturé ! Comme il s’effondre, comme son visage pâlit ! Le juge le conduit au tribunal ; il n’y a là aucune consolation, aucune aide. Il souffre tous les tourments de l’enfer, il doit payer pour des crimes qui lui sont étrangers. Ah, puisse mon amour, mon Sauveur, diminuer tes angoisses ou t’aider à les porter. Avec quel amour je reste ici ! ») • Choral Was ist die Ursach (« Quelle est la cause de tels maux ? Las, mes péchés t’ont frappé ! Ah, Seigneur Jésus, c’est moi le coupable de ce que tu endures »). À la suite, l’air reprend le procédé de dialogue entre ténor et chœur, et propose une méditation sur l’idée de veille (ténor et hautbois) et de sommeil (chœur et cordes). • Air Ich will bei meinem Jesu wachen (« Je veux veiller près de mon Jésus. La détresse de son âme rachète ma mort ; sa douleur me rend la joie. Je veux veiller près de mon Jésus »). 39a priant Soulignement →Bach Passion insiste sur le mot betete, exprimant la douceur de la résignation. *mus36c ; *mus42a

39b coupe Interrogation • →Bach Leiden Soprano 1, récitatif : « Pourquoi as-tu bu la coupe amère, la coupe de colère que Dieu donne au méchant qui a la témérité de laisser son cœur pencher vers le mal ? » 39c comme toi Représentations musicales de l’abandon de Jésus • →Beethoven Christus : Les anges participent à l’angoisse de Jésus (morceaux 4, 9) tout en l’implorant de sauver la création (morceau 6). Jésus accueille la mort en héros romantique banni (morceau 10) de la société des humains (morceau 13). Anges et disciples rendent grâce pour le salut acquis dans ce don de soi-même (morceaux 17 et 18). • →Messiaen Amen : L’Amen de l’agonie de Jésus intervient juste avant la pièce centrale qu’est l’Amen du désir : dans une pièce d’hétérophonie sonore, les deux pianos se répondent en développant trois motifs de sanglots représentant l’agonie de Jésus. 39 Additions : de la soumission du Christ à son Père à celle du chrétien à sa suite →Bach Passion glisse ici un autre récit suivi d’un air. Cette profusion de musique ajoutée au texte original montre qu’il souhaitait vivement s’attarder sur cette méditation de l’agonie. Ici, le récit est connu pour son figuralisme : les violons imitent tout au long de la pièce le geste du Christ tombant à genoux devant son Père, exception faite d’une mesure où il est dit que par cet abaissement, il relève l’humanité (hinauf zu Gottes Gnade wieder). • Récit Der Heiland fällt (« Le Sauveur tombe à terre devant son Père. C’est ainsi qu’il nous relève, moi et nous tous, de nos chutes, jusqu’à la grâce divine d’origine. Il est prêt à boire le calice, amertume de la mort, dans lequel les péchés du monde et leur horrible odeur ont été versés, car c’est ce qui plaît au Dieu d’amour »). • Air Gerne will ich mich bequemen (« Volontiers j’accepterai de m’adapter à la croix et de prendre le calice où je boirai après mon Sauveur. Car sa bouche, qui coule de lait et de miel, a adouci la nature et l’âpreté de la souffrance, en y buvant en premier. Volontiers j’accepterai de m’adapter à la croix et de prendre le calice où je boirai après mon Sauveur »). Comme toutes les paroles du Christ tout au long de cette Passion, ce récit et cet air sont chantés par une basse et accompagnés par des cordes. Bach souhaitait-il établir un lien entre le personnage qui chante ici, et le Christ lui-même ?

+ Danse + 37b tristesse et angoisse L’abyssal mystère de l’abandon divin du Christ →Neumeier Passion • L’inéluctable se matérialise : les personnes l’encadrent, ils le maintiennent fermement comme dans des entraves, tandis qu’il « pédale » dans le vide — il avance perdu dans l’océan de la douleur. • Devant son visage renversé en arrière, Jésus angoissé fait des gestes enchevêtrés de ses deux mains ; les deux personnes y joignent leurs quatre mains jusqu’à remplacer complètement la face par ces paumes et ces doigts agités comme des serpents, donnant à voir depuis la salle une sorte de Gorgone. 38c restez ici et veillez avec moi Solitude divine de Jésus →Neumeier Passion • Les Personnes font face à Jésus comme un rempart protecteur. 38 Velléités et bonnes volontés →Neumeier Passion Récit et choral • Par son solo mouvementé, un disciple traduit l’état d’esprit du groupe : il s’ébroue, se rebellant de tout son corps, tendant rythmiquement ses poings en avant et gonflant les muscles pour repousser un tel malheur. • Pendant ce temps Jésus à pas lourds et comptés, suivi des Personnes marchant majestueusement, entre dans le périmètre rouge du Golgotha et s’étend de tout son long en diagonale sur le podium, bras en croix face contre terre, les deux Personnes à genoux en repos derrière lui face à la scène.

Matthieu ,-

Air : pas de trois des fils de Zébédée La fraternité compatissante des disciples est amplifiée avec une grande beauté d’inspiration classique par le pas de trois des deux fils de Zébédée et de Pierre. • Accompagnés du chant serein du hautbois, dansant sur la musique jusque dans ses moindres détails, ils déploient une virtuosité soignée, d’esprit baroque, au moyen de grands jetés en tournant, de tours en l’air, grands jetés en tournant, de tours en l’air, tours en-dedans et bonds les genoux parallèles (citation d’une danse de pécheurs israélite). • À chaque retour du nom de Jesus, les danseurs présentent la main de bénédiction (pouce sur l’annulaire et l’auriculaire pliés, index et majeur tendus) au bout de ports de bras raffinés et très graphiques. Ils évoquent les Christs byzantins et médiévaux. Ils évoquent aussi la gestique de l’ange des annonciations baroques. • Un ralenti progressif suggère la fatigue qui gagne peu à peu les disciples. • Pierre ne tarde pas à s’endormir, à droite. Plus tard, après avoir continué en duo avec Jean, Jacques s’effondre devant à gauche. • Jean prolonge par un émouvant solo animé de derniers sauts aériens. Luttant le dernier contre le sommeil il finit lui aussi, terrassé par la fatigue, par s’abattre sur le corps de son frère, déjà endormi. 39 Convulsions de l’Agonisant, compassion trinitaire, ordination des disciples →Neumeier Passion • Les tourments de l’agonie se montrent dans la tension extrême et dissymétrique de tous ses membres. Jésus, qui était face contre terre, ne va cesser de s’agiter. Sur le récit • Son corps tourmenté traduit sa torture morale en même temps que sa soumission à la volonté du Père. Il termine les bras en croix contre le sol, comme déjà crucifié. • Les deux Personnes se sont prosternées face au sol, tête invisible derrière le podium. Elles sont comme endormies ou absentes : la Trinité veut endurer en la personne incarnée toute la solitude et l’angoisse. Pendant l’air • Font écho à cette souffrance quatre disciples, répétant au sol avec un petit décalage les mouvements lents de tension angoissée du corps de Jésus. • Ils se relèvent pour évoluer d’une gestique rapide en bonds et en jetés, à chaque reprise en canon du thème de l’air Gerne, gerne (« Volontiers, volontiers »). Durant leur pas de quatre ils s’extraient de leur rôle, se rapprochant du statut des spectateurs, comme pour commenter : « Je ne dors pas, moi, et je ne suis qu’un danseur : c’est Toi qui as choisi tes disciples, qui dorment ! » • Trois finissent par s’écrouler, face contre terre tels les prêtres au moment de leur ordination, dessinant trois croix au sol de leurs bras étendus, en direction du Golgotha. Le quatrième reste debout, lui aussi les bras en croix. Reste-t-il pour entendre et témoigner ? • Il finit en croix au sol, avant que tous quatre ne se relèvent pour reprendre leur pas au rythme des Gerne. Neumeier a voulu ici suggérer la mission future des disciples et des quatre évangélistes, infatigables dans leur annonce future. • Les deux personnes relèvent Jésus et le tournent vers les disciples, ceux-ci rejoignent lentement l’estrade du fond de la scène où tout le monde est endormi. + Cinéma + 38 L’agonie : mise en scène Picturale : la passion en surimpression • →Peyton Christ cherche à faire comprendre au spectateur ce que pense Jésus : ses mains deviennent sanglantes, ce qui évoque la proximité de la crucifixion et la sueur de sang de Lc 22,44. • →Jewison Superstar : La scène est d’une grande intensité : tout en avançant vers lui, Jésus fixe le spectateur puis le ciel, à qui il adresse une sorte de monologue délibératif reprenant certains éléments Mt (« Enlève-moi cette coupe » ; « Je suis triste »). Il doute de lui-même et de sa mission : « J’ai changé, je ne suis pas aussi sûr que quand on a commencé » ; « Si je

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meurs, si je vais au bout de l’histoire, […] je voudrais savoir, mon Dieu [répété quatre fois], je voudrais voir, mon Dieu [à nouveau quatre fois], pourquoi je devrais mourir. Serais-je plus remarqué que je n’ai jamais été ? » Sa préoccupation majeure semble celle de l’utilité de son sacrifice : « Si je meurs, quelle sera ma récompense ? » ; « Tu es très emballé par le où et le comment, mais moins par le pourquoi ? » Jésus se résigne finalement, presque par défi de la divinité, en montant dans les aigus : « Très bien, regarde-moi mourir » — même procédé que Peyton, en intégrant à ce moment des détails de peintures représentant le Crucifié et illustrant les différentes souffrances de Jésus (clous, couronne, etc.). Se dessine un rapide cours d’histoire de l’art sur la passion à travers des morceaux choisis, qui montrent justement ce que le film ne montrera pas : la souffrance « sanglante ». Écho à la demande de Jésus de voir, dans le « cerveau omniscient » du Père, un résultat positif de sa passion. À la place, une série de flashs sur les représentations futures de ses souffrances ? Diabolique : le dernier combat entre Jésus et Satan Retour aux tentations du désert • →Greene Godspell : Alors que Jésus est assis appuyé contre une vieille voiture repeinte, des mains s’agitent, comme pour l’hypnotiser, autour de son visage filmé en gros plan. Des voix suraiguës lui susurrent les paroles de Mt 4,3-10. Jésus se lève brusquement en étendant les mains et en criant : « Retire-toi, Satan. » La dernière phrase de Mt 4,10 précède immédiatement l’arrestation. Anticipation des violences à venir • →Young Jesus Satan suggère à Jésus l’inutilité de sa mort en lui dévoilant les violences que les chrétiens exerceront plus tard, même au nom de leur foi (croisades, bûchers de sorcières, guerres mondiales). Retour au jardin de la tentation • →Gibson Passion : La scène de l’agonie sert d’ouverture au film : un Satan blafard et efféminé semble sortir tout droit des passions médiévales, puis un serpent surgit que Jésus écrase. La médiation théologique est très forte : on se retrouve au jardin de la tentation, avec un homme, une femme (le satan androgyne), un serpent. Dès le début, la tête du serpent est écrasée car Jésus va lui-même donner sa vie et non pas subir un châtiment immérité sans broncher. La scène est éclairée — première prise de vue du film — par la pleine lune, d’une lumière bleutée. La caméra descend lentement, par un travelling vertical, vers le jardin envahi par une brume épaisse. Puis, sous les arbres, elle s’avance lentement vers une silhouette, debout, de dos. Participative Avec Jean • →Scorsese Temptation : Les paroles de Jésus sont développées. Il exprime ses doutes, prend de la terre entre ses mains et murmure : « Ceci est aussi mon corps. » Le plan est brusquement coupé lorsque Jésus renverse la terre pour joindre à nouveau les mains et devient une contre-plongée qui montre le visage crispé de Jésus, incliné vers le sol, qui énumère les miracles passés de Dieu (Noé, la mer Rouge, etc.) et s’interroge en pleurant sur sa future mort. Un plan sur les branches d’un olivier agitées par le vent montre la lumière bleue de la nuit. Jésus se lève, regarde autour de lui et un zoom arrière fait apparaître, en face de lui, un homme aux traits du disciple Jean : celui-ci est pourtant bien endormi plus loin. Il lui tend une coupe, y boit, puis la tend à nouveau à Jésus et l’entoure de ses bras quand celui-ci boit à son tour (cf. Lc 22,43). Avec Marie • →Delannoy Marie : La Vierge Marie est unie à l’agonie de son fils par l’insertion d’un plan montrant la Vierge. Cadrage (rapproché) et attitudes similaires (yeux fermés, tête appuyée sur un mur/un arbre, légèrement renversée en arrière) accentuent cette union. De même, lorsque Jésus réveille les disciples endormis, le plan suivant montre Marie ouvrant brusquement les yeux, se levant et sortant de chez elle en courant. Elle voit passer la troupe de gardes qui se rend au jardin. 39a il tomba sur la face Gestes de l’agonie Debout, à genoux, contre le rocher • →Zecca Passion : Jésus fait plusieurs gestes de prière et de supplication : debout, les mains jointes levées vers le ciel, il tombe à genoux et cache son

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visage dans un rocher. Un ange apparaît tenant une coupe. Jésus, à genoux, lève son visage vers le ciel, les deux mains écartées, paumes tournées vers le haut, puis jointes à nouveau. Il se tourne vers la coupe et tend les mains vers elle en signe de refus, avant de cacher à nouveau son visage dans le rocher. L’ange disparaît. Ces différents mouvements de refus, supplication et soumission expriment plus le combat de deux volontés qu’une angoisse face à la mort et à la souffrance. • →DeMille King : Jésus alterne les gestes de prière : debout, les mains écartées comme le prêtre, puis à genoux dans une grande prostration, sur un rocher. Le cinéaste représente la sueur de sang (Lc 22,44). • = →Scorsese Temptation. Face contre terre (// Mt) • →Olcott Manger : Jésus à genoux, face à la caméra tend les mains vers le ciel en signe d’imploration. Puis il courbe le dos et incline la face contre terre en se tenant le côté, dans un mouvement d’accablement et de soumission. • = →Pasolini Matteo ; →Young Jesus ; →Gibson Passion. Contre un arbre • →Stevens Story : Un olivier sépare Jésus du spectateur. Jésus s’agenouille ensuite et sa tête touche une branche de l’olivier — allusion aux douleurs futures (croix, couronne d’épines) ? • →van den Bergh Matthew : Jésus marche un peu, s’approchant vers la caméra qui le filme en plan moyen, puis tombe à genoux au pied d’un arbre contre lequel il appuie sa tête. La caméra zoome alors sur son visage. Jésus pleure. Il se couvre la tête de son châle avant d’appeler son Père. En ascension • →Jewison Superstar : Jésus marche parmi les rochers, les yeux levés vers le ciel auquel il semble s’adresser. La montée progressive des rochers, soulignée par la musique, épouse l’évolution de l’angoisse de Jésus. Au

sommet de la colline Jésus, debout, les bras écartés, pousse un grand cri : « Pourquoi ? » 39b Mon Père, si c’est possible Première prière Face-à-face avec le Père • →Pasolini Matteo : Ces paroles surviennent après une longue pause sans musique où l’angoisse de Jésus devient palpable : les plans s’entrechoquent, il va et vient de gauche à droite. Trois fois il s’agenouille, se lève. Son front blanc sur fond noir souligne les perles de sueur. Écrasé par un très gros plan en plongé, son visage fait face à la ville, menace silencieuse. Deux mouvements du visage de Jésus soulignent son double rapport au Père : prière instante du « si c’est possible », les yeux levés au ciel ; puis, baissant la tête, soumission et obéissance. Les nombreux gros plans sur le visage de Jésus priant suggèrent un point de vue divin : la prière est un faceà-face. • →Jewison Superstar : La phrase est le pivot de la scène de l’agonie : à l’angoisse succède une sorte de résignation triomphale et ambiguë à la dure volonté du Père (« Je boirai ta coupe de poison, cloue-moi à ta croix, saigne-moi, bats-moi, tue-moi, prends-moi maintenant avant que je change d’avis »). Sur ces derniers mots, on voit Jésus, de dos, s’adressant au ciel où un long nuage au-dessus de l’horizon cache le soleil déjà bas. Un zoom sur ce soleil voilé clôt la séquence — éclipse de Dieu ? Fondu enchaîné : le visage de Judas apparaît en gros plan. Défi • →Scorsese Temptation change les paroles si bien que Jésus dit au Père : « Tu m’offres une coupe mais je ne veux pas la boire. » Ouverture • →Gibson Passion : Le film s’ouvre sur la scène de l’agonie (*cin38 : Gibson) et en particulier sur cette prière murmurée par Jésus dans un jardin sombre.

 + Propositions de lecture + 41bc esprit et chair : dualisme ? L’opposition entre l’intention de l’homme et sa réalisation est exprimée ici avec un certain dualisme : pneuma / sarx (« souffle, esprit » / « chair, viande »). Voir cependant *anc41bc ; *bib41bc ; *ptes41c.

Texte + Critique textuelle + 42b cette coupe Ou « ceci » — Ambiguïté originelle ? Avec les principaux témoins, Nes lit « ceci », impliquant l’ambiguïté que le pronom touto peut renvoyer à la coupe ou à la volonté du Père (tous deux neutre sg.). + Vocabulaire + 41a tentation Terme spécifique Peirasmos (en hébreu massâ) a deux sens fondamentaux (cf. *jui41a ; *chr41a ; *myst41a). • Le sens de base est « épreuve, test » : vérifier (Si 27,5) et former (1P 4,12) les qualités de l’homme fait partie de l’expérience chrétienne ; cette expérience vient de Dieu (Si 2,1 ; cf. l’épreuve d’Abraham en Gn 22,1 ; 1M 2,52). • Dérivant de ce sens, la « tentation » vers le mal, la destruction ou le péché, trouve son origine dans l’homme-lui même (1Tm 6,9), d’autres hommes (Ac 20,19 ; 1Co 10,13) et le diable (Lc 4,13). Ici le terme désigne plus précisément l’épreuve eschatologique avant le jugement dernier, comme dans le Notre Père (Mt 6,13). 41b l’esprit est prompt Connotations cultuelles Dans G prothumos traduit l’hébreu nādîb (« généreux, noble »). La phrase « cœur/esprit généreux/

prompt » apparaît surtout dans le contexte cultuel des sacrifices volontaires : Ex 35,5.22 ; 1Ch 28,21 ; 2Ch 29,31 ; peut-être aussi Ps 51,14. 41b prêt (S) Intérieurement S : mṭyb, au sens de « s’étant disposé intérieurement » (racine ṭwb « être bon »). + Procédés littéraires + 40a.43b les trouve endormis + car leurs yeux étaient appesantis COMPOSITION Variation Le sommeil des disciples n’est mentionné qu’après le récit de la première prière : ils ont très bien pu entendre cette prière en s’endormant (*bib40a.43a). L’explication donnée à la seconde mention du sommeil des disciples souligne l’échec de leurs efforts pour l’accompagner dans son épreuve. NARRATION Focalisation sur les disciples Est-il exclu d’entendre en v.43b un écho narrativisé d’explications données par les disciples-témoins embarrassés par le soulignement ou le souvenir de leur faiblesse ? 42b ceci Ambiguïté En désignant aussi énigmatiquement l’objet paradoxal de l’angoisse et du désir de Jésus (*tex42b), Mt pourrait bien avoir voulu le mettre en série avec le « ceci » des symboles eucharistiques dont il vient de rapporter l’institution : *pro26c.28a, et ainsi désigner l’ensemble du mystère de la rédemption en cours de réalisation. + Genres littéraires + 41bc l’esprit est prompt, mais la chair est faible Proverbe ? Construite en antithèse, l’expression a un tour proverbial (*bib41bc). Le proverbe, par nature généralisant, permet à Jésus de faire allusion à la fois aux

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rodomontades des disciples qui ont précédé (Mt 26,35) et peut-être à sa propre épreuve (*chr41bc).

40a endormis MŒURS Sommeil La plupart des gens dorment vers minuit (→Ovide Metam. 10,368).

la propension à pécher. Elle est cependant l’indice de la faiblesse humaine, au point que les Écritures opposent parfois la chair à Dieu (Jb 10,4 ; Ps 56,5 ; 78,39 ; Jr 17,5) ou la chair à l’esprit (Jb 34,14-15 ; Is 31,3). Le mot chair est employé 56 fois dans la Bible dans un sens physique et 35 fois dans un sens éthique. C’est parce que l’homme est chair qu’il est fragile sur le plan physique (Is 40,6) et faillible sur le plan moral (Ps 78,39). Paul décrit cette expérience en Ga 5,16-17 : l’esprit est la force qui nous tire vers le haut, la chair celle qui nous tire vers le bas. Ils sont, comme le suggère Paul, de sens opposé (antikeitai). Jésus appelle à la prière pour transformer cette faiblesse.

+ Textes anciens +

+ Littérature péritestamentaire +

Contexte + Milieux de vie +

41bc l’esprit est prompt, mais la chair est faible Le contraste entre corps et âme 41c chair est bien attesté dans la culture gréco-romaine : Équivalence • →Plutarque Is. Os. 78 (= →Mor. 382f) ; →Épictète de Hiérapolis Diss. L’humanité est chair : →Jub. 5,2 ; →T. Jud. 19,4 ; →T. Jb. 27,2 ; cf. Ps 78,39 ; 3,7,2 ; →Marc-Aurèle Medit. 2,2 ; Si 28,5 ; *bib41bc. • →Sénèque Lucil. 8,5 enseigne qu’il Opposition faut discipliner le corps afin de le Dans les mss. de la mer Morte (en Byz V S TR Nes soumettre à l’esprit. particulier les Hôdāyôt et le Manuel Mais la nomenclature a beaucoup de discipline), 40 a Il vient vers les disciples et les trouve endormis varié : • chair désigne la partie inférieure b et il dit à Pierre : • →Platon Phaed. 65b : Le corps de la nature morale de l’homme, le c — Ainsi vous n’avez pas eu la force de fait obstacle au développement de côté par lequel le mal et le péché V l’âme. Les termes utilisés sont s’attaquent à l’humaine faiblesse ; pu veiller une sôma et psuchê, indiquant un • esprit en revanche est le côté par heure avec moi ! registre moral, par contraste avec lequel l’Esprit divin dirige le registre plus biologique de sarx l’homme. 41 a Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en et pneuma. • La chair indique la faiblesse et sustentation : Reception cite le soupçon (→Plutarque b l’esprit est prompt, Suav. viv. 6 = →Mor. 1090ef). S prêt, + Liturgie + • Pour les stoïciens, le pneuma est un souffle divin associé à l’âme à la c mais la chair est faible. 40c une heure… avec moi PARALITURnaissance chez l’homme. GIE Heure sainte 42 a S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois, il pria RITUEL + Intertextualité biblique + en disant : Comme pour répondre — avec retard, mais dans l’immémorial du 40a.43a endormis + en train de dormir b — Mon Père, si cette coupe temps liturgique — à la prière de — Motif : le sommeil Mentionné seuleV ce calice Jésus, de nombreux catholiques ment après la première prière de Nes Byz TR ceci ne peut passer loin passent un temps de prière devant le Jésus à son Père, le sommeil des disSaint-Sacrement dans la nuit du ciples peut être compris comme l’efde moi sans que je la jeudi au vendredi. fet que cette prière produit sur eux V Nes le boive, que ta volonté soit HISTOIRE (v.43 montre qu’ils essaient de lutter faite. Marguerite-Marie Alacoque (1647contre le sommeil, mais en vain) : 1690, Paray-le-Monial, France), elle les abasourdit, les fait tomber reçut en 1673 une révélation privée dans une sorte de tardēmâ AT, 40c Reproche d’inaction 2R 12,6-7 – 40c veiller Mt 13,25 ; 25,5 ; Is 26,19 ; Mc 4,38 ; l’invitant à la pratique de l’heure • à la fois torpeur répréhensible 13,36 ; Ep 5,14 ; 1Th 5,6 – 40c une heure Mt 20,12 ; Ap 17,12 ; 18,10.17.19 – 41a tentation 1Co 10,13 ; Jc 1,3.12 ; 1P 1,7 – 41b l’esprit est prompt Ps 51,14 – sainte : (Pr 19,15 ; Is 29,10) • Monastère de Paray-le• et sommeil propice aux révélations 41c la chair est faible Rm 6,19 ; 7,18 ; Ga 5,17 – 42b coupe *ref39c Monial, Vie de sainte Margueritedivines (Gn 2,21 ; Jb 33,15). Marie Alacoque, de l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie, Paris : de 41a Veillez et priez Exhortation biblique Le sommeil est associé à la non-obéisGigord, 1923. « Toutes les nuits du jeudi au vendredi, je te ferai participer sance au Seigneur dès Mt 25,5 ; 1Th 5,6. 1Co 16,13 associe « veiller » et à cette mortelle tristesse que j’ai bien voulu sentir au jardin des Olives ; « demeurer fermes dans la foi » ; Ac 16,25 et Col 4,2-3 avec la prière. laquelle tristesse te réduira, sans que tu la puisses comprendre, à une espèce d’agonie plus rude à supporter que la mort. Et pour m’ac41bc l’esprit est prompt, mais la chair est faible Quelle opposition ? Les Écricompagner dans cette humble prière que je présentai alors à mon Père tures n’opposent généralement pas « l’esprit » et « la chair » (*interp41bc) parmi toutes mes angoisses, tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour comme l’âme et le corps, mais comme l’homme doté par Dieu d’un esprit te prosterner une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la orienté vers le bien (spécialement au terme de sa prière) et l’homme en sa divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour faiblesse naturelle. adoucir en quelque façon, l’amertume que je sentais à l’abandon de mes Chair (hébreu bāśār, grec sarx) qualifie la condition humaine : l’homme apôtres, qui m’obligea à leur reprocher qu’ils n’avaient pu veiller une heure et la femme ne forment qu’une seule chair — non un seul esprit (hébreu avec moi, et pendant cette heure tu feras ce que je t’enseignerai » rûaḥ, grec pneuma). Elle représente non seulement le corps humain, mais toute la personne engagée dans le monde terrestre et ne signifie pas de soi (75-76).

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Marguerite-Marie priait, étendue à terre de 23h à minuit le premier jeudi de chaque mois, afin de partager la tristesse de l’agonie, et recevait la communion le lendemain. Ce fut l’origine de la pratique de l’« Heure Sainte » répandue dans de nombreuses paroisses. L’Heure Sainte devint même une archiconfrérie florissante, dotée d’indulgences, dont le siège est au monastère de la Visitation à Paray-le-Monial. Un Bref de Pie X, le 27 mars 1911, lui concéda le privilège de pouvoir agréger d’autres confréries de même nom, dans le monde entier. CALENDRIER Célébrations du Sacré-Cœur de Jésus La pratique de l’heure sainte prend tout son sens dans le cadre des fêtes et dévotions liées au « Sacré-Cœur » de Jésus. →Célébrations du Sacré-Cœur de Jésus 42b Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite (V) CHANT GRÉGORIEN L’acceptation du calice • →Grad. 149, antienne de communion de la messe du dimanche de la Passion du Seigneur ou des Rameaux : Pater, si non potest hic calix transire, nisi bibam illum : fiat voluntas tua (« Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que ta volonté soit faite »). Le chant est doux, avec un discret crescendo sur nisi bibam illum. L’intonation est empreinte d’un grand accablement mais déjà pacifiée. Cette paix prend une touche de joie intime et profonde sur la demi-cadence en sol de hic calix. La sensation de douleur revient sur nisi bibam illum (cadence en si), mais la mélodie de fiat voluntas tua se pose sur la tonique en une cadence ferme et douce avec tant de plénitude, que ce n’est plus seulement la soumission qu’elle chante mais c’est la joie profonde du sacrifice. La mélodie sur les mots hic calix est exactement reproduite dans l’antienne de communion de la messe du soir In Cena Domini, le jeudi saint (cf. →Grad. 170), dont le texte est fourni par 1Co 11,24-25. La tradition identifie ainsi subtilement les deux traditions des récits d’institution. + Tradition juive + 40a.43a endormis + en train de dormir — Morale : le sommeil est un signe de faiblesse : • Dieu est celui qui ne dort jamais (Ps 121,4). • Le sommeil prouve qu’Adam n’est pas divin (→Gen. Rab. 8,10 ; →Qoh. Rab. 6,10,1). • Le sommeil est parfois vu comme un obstacle à l’étude de la Tora (→Gen. Rab. 17,5), parfois aussi comme un repos nécessaire avant de reprendre l’étude (→Gen. Rab. 9,6). David consacre la première moitié de la nuit au sommeil et l’autre moitié à l’étude de la Tora. Selon une autre opinion, il passe la première moitié à étudier la Tora et la deuxième à réciter des chants de louange (→b. Ber. 3b). Cf. *pro36c.37a.46a : Caractérisation paradoxale de Jésus. 40c Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller Morale Quand l’officier du Temple fait sa ronde et que les gardes dorment, il les réveille sans ménagement et peut aller jusqu’à mettre le feu à leurs vêtements. Cela prouve le haut degré de vertu de cette époque, car si une transgression involontaire (car due au sommeil) était ainsi sanctionnée, combien plus les transgressions non imputables au sommeil devraient-elles l’être (→b. Tamid 28a) ! 40c une heure Faiblesse similaire Adam n’a pas réussi à observer le commandement divin même une heure (→Gen. Rab. 21,7). 41a Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation Prière similaire Quiconque récite le šema‘ sur sa couche éloigne de lui les démons (→b. Ber. 5a). Dans une prière d’époque talmudique, toujours récitée aujourd’hui, le fidèle demande à Dieu de lui épargner le péché, la faute, la tentation (nissāyôn qui signifie aussi l’épreuve) et la honte. La même prière émet le souhait que le bon penchant prime sur le mauvais (→b. Ber. 60b). La tentation est effectivement le penchant au mal, parfois identifié à Satan (→b. B. Bat. 16a). 41bc l’esprit est prompt, mais la chair est faible Anthropologie : l’âme et le corps L’une et l’autre s’opposent : l’âme vient du ciel et le corps de la terre (→Gen.

Rab. 14,3 ; →Lév. Rab. 4,2). Mais ce dualisme ne mène nullement à une dévalorisation du corps comme source du péché. • Pour certains auteurs, le jugement dernier concerne l’homme réunifié (donc après la résurrection, →Sifre Deut. 306,28). • Pour d’autres, le jugement concerne l’âme seule, issue du ciel et connaissant la Tora, qui a une plus lourde responsabilité que le corps même après la résurrection (→Lév. Rab. 4,5). Le corps n’en reste pas moins l’élément faible du composé, sur le plan physique comme sur le plan du péché. Il est issu de la terre où le penchant au mal est actif, par opposition au ciel qui ne le connaît pas (→1QS 11,9.12 ; →Gen. Rab. 27,4). Selon une autre opinion cependant, si l’homme avait été créé (uniquement) à partir du ciel, il aurait entraîné les cieux dans la rébellion contre Dieu (→Gen. Rab. 27,4).

+ Tradition chrétienne + 40a les trouve endormis Les disciples Incapables de compassion • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 « Ceux qui avaient décidé de mourir avec lui n’ont pas même la force de demeurer éveillés pour compatir à son affliction : ils sont vaincus par le sommeil » (745.58). Infidèles • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1550 « En effet il ne leur avait pas demandé de veiller pour éviter le sommeil du corps, dont ils n’avaient pas le temps car le moment de la passion était imminent, mais le sommeil de l’infidélité et de la torpeur de l’esprit — qui opérait déjà dans l’âme de Pierre. C’est pourquoi, à cause de sa grande tristesse, il n’avait pu vaincre le sommeil de l’infidélité. » Vaincus par la tristesse • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « La tristesse pour le Seigneur les étouffait, même si c’était le moment où ils avaient l’habitude de s’endormir. Car le sommeil vient d’habitude après les larmes et la tristesse, à ceux surtout qui ont pris de la nourriture » (1479A). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Ils n’ont pu vaincre le sommeil à cause d’une tristesse trop forte » (1474A). *myst40a 40bc à Pierre + vous n’avez pas À Pierre • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,9 ; →Raban Maur Exp. Matt. (705.77) ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1548 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. (1474B, citant Hilaire) : Jésus parle à Pierre parce qu’il avait dit qu’il ne se scandaliserait pas. À tous • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pour quelle raison s’est-il ensuite adressé à tous par après ? Parce que tous avaient promis en même temps que Pierre (Mt 26,35). » 41a Veillez et priez Relation entre veiller et prier • →Polycarpe Phil. 7,2 associe « veiller » avec la prière, le jeûne et la fidélité à la foi reçue et transmise. *bib41a • →Origène Comm. Matt. 93 « Nous devons d’abord veiller pour pouvoir ensuite prier en veillant. On pratique la vigilance en faisant de bonnes œuvres, et en agissant avec le souci de la vérité de la foi, afin de ne pas se précipiter vers quelque doctrine de ténèbres ; celui qui prie en veillant assure ainsi le succès de sa prière » (211.10 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1564). • →Albert le Grand Sup. Matt. : On veille contre le mal qui s’insinue et l’on prie afin de promouvoir le bien. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il fait précéder la préparation par la vigilance : “Avant de prier, prépare ton âme” (Si 18,23). » Jusqu’à la fin du monde • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 140,4 « Si la détresse est finie, c’en est fini de crier ; mais si la détresse de l’Église et du corps du Christ se maintient jusqu’à la fin du monde, il ne faut pas dire seulement “J’ai crié vers

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toi, écoute-moi” (Ps 141,1a), mais aussi : “Entends la voix de ma prière quand je crierai vers toi” (Ps 141,1b). » *litt36-46 : Pascal En vue des autres • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 76,7-8 « Qui sont ces veilleurs ? Certes ceux que le Sauveur, dans l’Évangile déclare bienheureux “si, à son arrivée, il les trouve veillant” (Lc 12,37). Qu’ils sont bons ces veilleurs qui, tandis que nous dormons, “veillent toute la nuit, comme devant rendre compte de nos âmes” (He 13,17) ! Qu’ils sont bons ces gardiens qui veillent spirituellement et “passent la nuit en prière” (Lc 6,12) ! Ils surveillent les ruses des ennemis, préviennent les complots des méchants […]. Ils veillent et ils supplient, connaissant leurs limites dans cette tâche de garder la ville ; ils savent que “si le Seigneur ne garde la ville, en vain la garde veille” (Ps 127,1). Par ailleurs, le Seigneur donne ce commandement : “Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation.” Il est clair que sans ce double exercice et ce double zèle des fidèles gardiens, la ville ne peut être en sécurité, ni l’épouse, ni les brebis » (217-219). Vocation monastique • →Bernard de Clairvaux Serm. div. 50,2 : Les moines « doivent toujours s’accompagner de passer des nuits à prier [cf. Lc 6,12], et dans une exhortation à ses disciples, il unit ces deux réalités : “Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation.” Des veilles de cette sorte nous lavent des souillures qui nous ont atteints par notre somnolence, alors que, abandonnés à une sorte d’oubli, nous nous sommes attiédis et assoupis, loin de la voie du salut » (2,365). 41a afin que vous n’entriez pas en tentation Et non pas « afin que vous ne soyez pas tentés » : la tentation est inévitable • →Jérôme Comm. Matt. « Il est impossible qu’une âme humaine ignore la tentation. […] Il ne dit pas : “Veillez et priez pour ne pas être tentés”, mais : “pour ne pas entrer en tentation”, c’est-à-dire pour que la tentation ne vous domine pas » (= →Raban Maur Exp. Matt. [705.79] ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1571). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Celui qui n’est pas tenté, n’est pas éprouvé » (1479B). • →Anonymes In Matt. « C’est pourquoi la prière du Seigneur dit : “Ne nous laisse pas entrer en tentation”. […] il ne s’agit pas de refuser totalement la tentation mais que nos forces ne nous fassent pas défaut dans notre lutte contre les tentations » (201.52). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Entrer en tentation, c’est, en acceptant progressivement la tentation, être tenté d’aller plus loin dans l’abîme du péché. Tentations volontaires et involontaires • →Maxime le Confesseur Orationis « Car, selon l’Écriture, il y a deux modes de tentations. L’un porte au plaisir, l’autre à la douleur. L’un est délibéré, l’autre involontaire. L’un engendre le péché, et il nous a été ordonné par l’enseignement du Seigneur de prier pour ne pas y entrer, quand il dit : “Veillez et priez, afin de ne pas entrer dans la tentation”. L’autre protège du péché, en renversant par des adjonctions involontaires de peines notre penchant à l’aimer. Si on l’endure avec patience, et surtout si l’on n’y est pas attaché par les clous de la malice, on entendra le grand apôtre Jacques dire précisément : “Considérez comme une joie totale, mes frères, de tomber sur toutes sortes de tentations […]” (Jc 1,2-4). […] Le malin, dans sa méchanceté, s’adonne à deux tentations à la fois, à la tentation volontaire et à la tentation involontaire. […] Mais nous, dès lors que nous avons découvert les desseins du malin, détachons-nous de la tentation volontaire, afin de ne pas écarter de l’amour divin notre désir, et endurons noblement, avec patience, la tentation involontaire qui nous arrive avec la permission de Dieu, afin de manifester que nous avons préféré à la nature le Créateur de la nature » (265-266). 41bc l’esprit est prompt, mais la chair est faible Appliqué aux disciples : exhortation à l’ascèse • →Origène Comm. Matt. 94 « Quant aux infidèles, leur “esprit” est paresseux en même temps que leur “chair” est “faible”. Dans un autre sens, on peut dire qu’il n’y a que ceux dont l’esprit est prompt qui aient une chair faible car leur esprit s’empresse de mortifier les œuvres de la chair

(Rm 8,4-13). C’est donc à eux que Jésus commande de veiller et de prier […] ; car plus on est avancé dans la vie spirituelle et dans la perfection, plus on doit être attentif à ne point exposer un si grand bien à une lourde chute » (212.5). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1583 « Ô Pierre, pourquoi donc ton esprit fut-il si prompt à promettre de mourir pour moi, quand maintenant ta chair se trouve si faible que tu ne puisses veiller une heure ? » • →Albert le Grand Sup. Matt. : L’esprit est prompt parce qu’il est la partie supérieure de l’homme, celle qui est le signe de l’image de Dieu. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il peut exister une double faiblesse : l’une, mauvaise, qui incline au péché (Rm 7,18) ; l’autre, bonne, par laquelle l’homme charnel cède rapidement. » Appliqué au Christ : preuve de l’humanité du Christ • →Éphrem le Syrien Diat. 20,4 ; →Raban Maur Exp. Matt. « Ce passage va à l’encontre des partisans d’Eutychès, qui disent qu’il y a une seule opération, une seule volonté dans le médiateur de Dieu et des hommes, notre Seigneur et Sauveur. Quand en effet [Jésus] dit que l’esprit est ardent, mais la chair est faible, il montre qu’il y a deux volontés : l’une humaine, qui appartient à la chair ; l’autre divine, qui appartient à la nature divine. En effet, là où la volonté humaine recule devant la passion à cause de la faiblesse de la chair, sa volonté divine est au contraire très prompte » (706.94 ; cf. →Boèce Eut. Nest.). Appliqué aux deux : interprétation protestante Les protestants insistent sur la faiblesse de Jésus (→Luther Ev.-Ausl. 5,8485, sermon de 1529), tout en soulignant la dimension « vicaire » de la souffrance du Christ : il est faible pour nous (pro nobis) ; « ce sont nos péchés, pas les siens, qui lui pendent au cou ». • →Musculus Comm. Matt. 564-565, inspiré par la lettre aux Hébreux, relie cette dimension vicaire au fait que le Christ est l’unique grand prêtre et fait du Christ à l’agonie le modèle à regarder quand on a peur de la mort. 42 si cette coupe ne peut passer sans que je la boive Nécessité sotériologique de la passion • →Origène Comm. Matt. 95 « Ce calice devait passer loin de Jésus, mais avec cette différence, que s’il le buvait, [le calice] passait loin de lui, et ensuite loin de tout le genre humain ; au contraire, s’il ne le buvait pas, [le calice] passait loin de lui, mais ne passait pas loin des hommes. […] Il aima mieux épuiser ce calice, et le voir ainsi passer loin de lui et de tout le genre humain, que d’en détourner les lèvres contrairement à la volonté de son Père » (213.10 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1616). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,10 « Il a pris sur lui toutes les faiblesses de notre corps, et il a cloué à la Croix avec lui tout ce qui nous rendait faibles. Il porte nos péchés et souffre pour nous, parce que l’ardeur de la foi brûlant en nous, tandis que nous avons à lutter contre le diable dans le combat du martyre, toutes les douleurs de nos infirmités meurent avec son corps et sa passion ; et si le calice ne peut passer loin de lui sans qu’il le boive, c’est que nous ne pouvons souffrir que de sa passion » (cf. →Trin. 10,30). *chr39c.42b + Mystique + 41a Veillez et priez Différentes attitudes du Christ • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 1,13 « Au repas de la noce, il fut des invités ; / Il fut, en tentation, du nombre des jeûneurs ; / Il fut, en agonie, du nombre des veilleurs, / Et puis il fut docteur dans le Temple sacré : / Bénie soit sa Doctrine ! » Pourquoi ? Afin de demeurer dans l’amour • →Anonyme Prière « La prière continue est la lumière de l’âme : par elle l’âme se réjouit de ce lieu glorieux de lumière qui est l’amour véritable pour Dieu et pour son prochain. La prière embrasse tous les commandements. C’est pourquoi notre Seigneur a aussi donné des instructions à son sujet, disant : “Priez en tout temps et ne vous lassez pas” (Lc 18,1), et “Tenez-vous éveillés et priez continuellement”. C’est ainsi que notre Seigneur a instruit ceux qui désirent voyager sur la route de l’excellence qui

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conduit à la cité qui est située au plus haut des cieux, qui est l’amour » (212). Pour se protéger • →Martyrius Perfection 42 « Comme elle est forte et efficace, la puissance de la prière ! La prière peut contraindre Satan, lui qui contraint le genre humain. Elle peut arracher de ses maux et délivrer de toutes les tentations dans le monde. C’est pourquoi notre Seigneur fait bien de nous ordonner : “Restez éveillés et priez, pour ne pas entrer en tentation” » (248). • →François de Sales Introduction 2,21 « Si tôt que vous sentez en vous quelques tentations, faites comme les petits enfants quand ils voient le loup ou l’ours en la campagne ; car aussitôt ils courent entre les bras de leur père et de leur mère, ou pour le moins les appellent à leur aide et secours. Recourez de même à Dieu, réclamant sa miséricorde et son secours ; c’est le remède que Notre-Seigneur enseigne : “Priez, afin que vous n’entriez point en tentation” » (265). Pour obtenir l’assistance divine • →François de Sales Amour 11,10 « “Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation” : si Notre-Seigneur nous disait seulement, “veillez”, nous penserions pouvoir assez faire de nous-mêmes ; mais quand il ajoute, “priez”, il montre que s’il ne garde nos âmes au temps de la tentation, en vain veilleront ceux qui les gardent (Ps 127,2) » (874).

choisis le danger et la difficulté, de sorte qu’il est impossible d’échapper au scrupule (lequel est à son tour une catégorie chrétienne, mais naturellement abolie dans la chrétienté), qui accompagne la responsabilité (qui à son tour correspond au libre vouloir), lorsque l’on se dit : oui, pourquoi as-tu voulu t’y exposer et commencer comme cela, tu pouvais très bien laisser passer. Cela est la souffrance chrétienne spécifique, elle a une tonalité bien plus profonde que celles de l’humain en général. […] Dans la souffrance humaine en général, il n’y a aucune autocontradiction ; il n’y a aucune autocontradiction dans le fait que ma femme meurt, elle est effectivement mortelle ; aucune autocontradiction dans le fait que je perde ce que je possède, c’est effectivement périssable, etc. Là où survient l’autocontradiction de la souffrance, là survient aussi la possibilité du scandale, laquelle, comme cela a été dit, est inséparable du fait d’être chrétien, comme aussi Christ lui-même le met en avant. […] La possibilité du scandale repose dans cette autocontradiction que le remède paraît infiniment pire que la maladie » (153-154). La volonté du Père est que cet oubli de soi rende le moi mondain capable de s’oublier • →Henry Vérité « […] l’éthique relie les deux vies, celle de l’ego et celle de Dieu, de telle sorte qu’elle assure pratiquement le salut du premier. Faire la volonté du Père désigne le mode de vie dans lequel la vie du Soi s’accomplit de telle façon que ce qui s’accomplit en elle désormais, c’est la Vie absolue selon son essence et son réquisit propre » (209).

+ Théologie + + Littérature + 41bc l’esprit + la chair →Le corps et l’esprit dans le contexte culturel du NT + Philosophie + 42b si cette coupe ne peut passer Fuir le malheur, ou en accepter la possibilité ? • →Weil Pensées « Il ne faut pas désirer le malheur ; cela est contre nature ; c’est une perversion ; et surtout le malheur est par essence ce qu’on subit malgré soi. Si on n’est pas plongé dedans, on peut seulement désirer qu’au cas où il surviendrait il constitue une participation à la Croix du Christ. Mais ce qui est en fait perpétuellement présent, ce que par suite il est toujours permis d’aimer, c’est la possibilité du malheur. Les trois faces de notre être y sont toujours exposées. Notre chair est fragile ; n’importe quel morceau de matière en mouvement peut la percer, la déchirer, l’écraser ou encore fausser pour toujours un des rouages intérieurs. Notre âme est vulnérable, sujette à des dépressions sans causes, pitoyablement dépendante de toutes sortes de choses et d’êtres eux-mêmes fragiles ou capricieux. Notre personne sociale, dont dépend presque le sentiment de notre existence, est constamment et entièrement exposée à tous les hasards. Le centre même de notre être est lié à ces trois choses par des fibres telles qu’il en sent toutes les blessures un peu graves jusqu’à saigner lui-même. Surtout, tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence elle-même, tant nous avons pour substance l’illusion » (108-109). 42b que ta volonté soit faite Nécessité pour l’homme, obéissance à Dieu • →Weil Pensées « Le mécanisme de la nécessité se transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans la matière brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait aveugle. Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de l’univers, hors de l’espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. […] Le Christ nous a proposé comme modèle la docilité de la matière » (96-98). Une souffrance chrétienne spéciale ? • →Kierkegaard Indøvelse « Ce qui est décisif dans la souffrance chrétienne, c’est : la volonté libre et la possibilité du scandale pour celui qui souffre. […] Lorsque, exactement par volonté libre, j’abandonne tout, je

40a les disciples et les trouve endormis Malgré eux • →Gréban Passion « S. Jehan : Nous avons les yeux tant grevés / qu’a pou les poons nous ouvrir. / - - S. Pierre : C’est d’ennoy et de desplaisir, / qui de grant sommeil nous abat » (v.18776-18779). Sommeil : preuve de la prédestination dans le salut • →Pascal Pensées avertit contre cet endormissement, mais y trouve un symbole éloquent de la gratuité absolue du salut pour les prédestinés : « Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis et ils dorment ; il les prie de soutenir un peu avec lui, et ils le laissent avec une négligence entière, ayant si peu de compassion qu’elle ne pouvait seulement les empêcher de dormir un moment. Et ainsi Jésus était délaissé seul à la colère de Dieu. - - Jésus est seul dans la terre, non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache : le ciel et lui sont seuls dans cette connaissance. - - […] Jésus, pendant que ses disciples dormaient, a opéré leur salut. Il l’a fait à chacun des justes pendant qu’ils dormaient, et dans le néant avant leur naissance, et dans les péchés depuis leur naissance. - - […] Jésus, voyant tous ses amis endormis et tous ses ennemis vigilants, se remet tout entier à son Père. - - […] Nous implorons la miséricorde de Dieu, non afin qu’il nous laisse en paix dans nos vices, mais afin qu’il nous en délivre. - - […] “Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé” » (Laf. 919 ; Sel. 749.751). Motif inversé : le « disciple » bien réveillé ne veut pas du témoignage de Jésus • →Rimbaud Poésies (« Le Juste restait droit… ») inverse Gethsémani en criant « sur la terre, et la nuit » sa colère et sa haine contre le modèle moral que lui proposent ses éducateurs, qu’il soit Socrate ou Jésus, « Pleureur des Oliviers », dont l’agenouillement même est moqué : « Et le Juste restait debout, dans l’épouvante / Bleuâtre des gazons après le soleil mort : / “Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente, / Ô Vieillard ? Pèlerin sacré ! barde d’Armor / Pleureur des Oliviers” ! […] - - Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût ! / Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes » (54). Sommeil : symbole de l’engourdissement de l’incroyance • →Psichari Centurion « Le Fils de Dieu a répandu son sang pour ce Maxence. Pour lui, il a été flagellé et couronné d’épines. Il a porté la Croix immense de ses péchés. Pour lui, son Cœur a été percé de la lance. Un jour, pour ce pauvre voyageur, et pour tous les voyageurs sur cette terre […]. Il a été le gage de la nouvelle et de l’éternelle alliance. Et cependant les cieux sont fermés pour Maxence. Il n’a pas la possession du royaume de la Grâce qui est à lui, et c’est en vain que le sacrifice a été consommé sur le Calvaire ! » (203). « C’est vrai, Seigneur, nous n’avons pas été fidèles

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à la promesse, nous ne vous avons pas veillé pendant que Vous entriez dans l’agonie. Mais voyez : nous gémissons dans la honte et dans la contrition, et nous venons à Vous tels que nous sommes, pleins de larmes et de souillures » (239). 41a Veillez et priez La sainteté comme vigilance avec le Christ en agonie Le saint bernanosien n’est pas un simple spectateur de la passion, il en est acteur : • →Bernanos Journal « La vérité est que depuis toujours c’est au jardin des Oliviers que je me retrouve, et à ce moment […] où posant la main sur l’épaule de Pierre, il fait cette demande […] si courtoise, si tendre : “Dormez-vous” ? […] N’est-ce pas assez que Notre Seigneur m’ait fait cette grâce de me révéler aujourd’hui, par la bouche de mon vieux maître, que rien ne m’arracherait à la place choisie pour moi de toute éternité, que j’étais prisonnier de la Sainte Agonie ? » (1187). La séquence du bois d’Auchy (1196-1201) est une métaphore de la passion. Il y fait dans la nuit et la boue l’expérience de la « nuit affreuse », du « vide » assumé — essence même de l’épreuve par laquelle doit passer le « saint » avant de rencontrer Dieu. • →Bernanos Carmélites : Tout le drame est centré sur la passion vécue d’abord par la vieille prieure, dont la mort rappelle celle de Chevance, puis celle de Blanche qui vit depuis sa naissance sous le signe d’une angoisse mortelle qu’elle a identifiée elle-même dès l’enfance à celle du Christ : « Je meurs chaque nuit pour ressusciter chaque matin » (1575). Elle ajoute à l’adresse de son frère : « C’est qu’il n’y a jamais eu qu’un seul matin, Monsieur le Chevalier : celui de Pâques. Mais chaque nuit où l’on entre est celle de la Très Sainte Agonie » (1575). Blanche de la Force, l’héroïne, entre au Carmel en choisissant pour nom de religion « Blanche de l’Agonie du Christ ». Le spectateur est enfin appelé à vivre avec les religieuses l’approche de la mort et celles-ci méditent sur l’agonie du Christ et s’y réfèrent pour accepter le martyre. 41a tentation Satan auteur de la tentation • →Gréban Passion « car Sathan ses engins assamble / pour vous tempter tretous ensemble, / et ja l’ung de vous a ravy » (v.18466-18468). 41bc l’esprit est prompt, mais la chair est faible Exégèse littéraire Contre une lecture lénifiante • →Péguy Véronique « “Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation. Car l’esprit est prompt, mais la chair est faible.” Paroles effrayantes, que l’on ne veut point entendre, dans leur sens, effrayant. […] On les entend, on les lit, on les veut lire généralement en un sens, en un premier sens extrêmement douteux, extrêmement suspect, faible d’ailleurs, infirmus, en un sens innocent aussi, en un sens qui nous laisserait toute tranquillité, en un sens de tout repos, naturellement donc à contresens : comme une gronderie, aux enfants que nous sommes, ce serait comme une objurgation, connue, habituelle, enregistrée, donc sans importance, digérée, une réprimande, une morigénation. Jésus, dans cette version, dans cette lecture, Jésus reprendrait Pierre comme de haut, comme quelqu’un qui sait enseignerait, reprendrait quelqu’un qui ne sait pas, comme quelqu’un qui peut reprendrait quelqu’un qui ne peut pas, comme quelqu’un qui a enseignerait, reprendrait quelqu’un qui n’a pas. Jésus, dans cette version, dans cette lecture, enseignerait, reprendrait Pierre comme un maître d’école aurait surpris des écoliers en faute et gourmerait, enseignerait ces écoliers fautifs » (747-748). Fondée sur le mot • →Péguy Clio « L’esprit est prompt, mais la chair est faible (infirma) » : Clio reprend le dernier terme dans sa théorie de la lecture. Le choix de l’adjectif infirmus souligne sa foi dans le mot, sa croyance en un sens signifiant et supérieur de la lettre — ce qui suppose chez lui une mise à distance « moderne » de la fonction référentielle du langage : « Les mots ont un sens infiniment plus profond que leur sens, et surtout, petits misérables, que leur si-gni-fi-ca-tion » (1014). La lettre est sacralisée et Péguy érige presque la tautologie en règle de lecture. Un enseignement ex carne, non ex cathedra • →Péguy Véronique « Au moment où il enseigne à ces malheureux la tentation […] et que l’esprit est prompt et que la chair est faible, quelle

réflexion, quelle conversion ne devait-il pas opérer sur lui-même, […] (sur son âme et) sur sa propre chair. Comment n’a-t-on pas vu à quel moment se plaçait, s’intercalait cet enseignement, et que ce n’était donc plus un enseignement, mais une confidence » (748). La suite du commentaire du v.41 se fonde sur l’opposition implicite entre « chaire » et « chair », cathedra et caro : « Dans sa propre chair il avait connu ce que c’est que la faiblesse de la chair, l’infirmité de toute chair. Dans sa propre chair d’homme, devant la mort, instantanément il venait de connaître ce que c’est que la faiblesse et que l’infirmité de toute chair d’homme, la faiblesse, l’infirmité de la chair d’homme. Et il venait aussitôt leur en faire la douloureuse confidence. Ce n’était point un maître d’école qui parlât à des élèves, qui enseignât des élèves, tranquillement, ex professo. Ce n’était point un enseignement de la chaire. C’était un homme qui parlait à des hommes. Ce n’était point un enseignement, ex cathedra. Ce n’était point même un enseignement de Dieu, e coelis, ex cathedra coeli, de la chaire du ciel » (748-749). Il faut lire ici un jeu subtil, fondé sur une substitution de mots : de chair à chaire. + Musique + 41a Veillez et priez C’est un véritable effort Dans →Bach Passion, la tessiture aiguë dans laquelle le mot Wachet (« Veillez ») est chanté, traduit l’effort que cela implique, à l’inverse de in Anfechtung fallet (« tombiez en tentation »), chanté dans le grave. 42a il pria Insistance →Bach Passion insiste à nouveau sur le mot betete (*mus36c ; *mus39a). La ressemblance mélodique entre la première prière et la seconde est frappante, ce qui amplifie de façon rhétorique la répétition de cette prière de Jésus à son Père. 42 Addition : abandon de l’âme entre les mains du Père →Bach Passion prolonge cette deuxième prière de Jésus dans un choral qui développe, dans la lignée du récit et de l’air précédent, la méditation de l’abandon de l’âme entre les mains du Père. • Choral Was mein Gott will (« Que la volonté de mon Dieu soit faite en tout temps : sa volonté est la meilleure. Car il est prêt à secourir ceux qui croient fermement en lui. Il nous sauve du danger, le Dieu miséricordieux, et corrige avec douceur. Celui qui met sa confiance en lui et bâtit sur lui, Dieu ne l’abandonnera pas »). + Danse + 42 Insondable intimité du Fils et du Père →Neumeier Passion • Jésus est replacé en croix au sol face contre terre. • Les danseurs de la séquence précédente se relèvent, viennent vers lui, puis se retirent vers l’estrade au fond de la scène qui reste entièrement vide, sauf les trois disciples endormis. Jésus à nouveau au sol s’enroule en contorsions exprimant son angoisse. • Les deux Personnes sont là, debout, puis à genoux derrière lui, puis prosternées, les bras tendus vers lui. + Cinéma + 40c vous n’avez pas la force Qui ? Tous les disciples, et les trois en particulier • →Jewison Superstar : Un léger travelling arrière fait entrer dans le champ de la caméra Jésus de dos, contemplant ses apôtres, tous réunis et endormis au pied d’un olivier. Il demande : « Personne ne restera donc éveillé avec moi ? Pierre ? Jean ? Jacques ? Aucun de vous ne va donc attendre avec moi ? Pierre ? Jean ? Jacques ? », puis il s’éloigne. Les trois • →van den Bergh Matthew : La robe de Jésus qui s’approche, entre lentement dans le gros plan sombre qui montre les disciples endormis, enroulés dans leurs manteaux. La caméra remonte vers le visage de Jésus, qui s’accroupit et regarde ses disciples. Un plan d’ensemble accompagne le réveil des disciples, après les paroles de Jésus.

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La passion selon saint Matthieu

Jésus • →Gibson Passion : Jésus, suivi par la caméra, s’avance en titubant vers ses disciples endormis au pied d’un arbre. Il les regarde, la caméra adoptant pour ce plan son point de vue, puis appelle Pierre en pleurant : les disciples se réveillent brusquement et se lèvent. Ils regardent Jésus, haletant et faible, d’un air étonné. Pierre demande au maître ce qui lui arrive, et Jean s’il doit appeler les autres. Jésus refuse, ne voulant pas qu’ils le voient si faible. Jacques demande enfin s’il y a quelque danger et s’ils doivent fuir. Cet ajout aux textes évangéliques, rendu par un dialogue de plans rapprochés, est inspiré des visions d’Anne-Catherine Emmerich. Jésus répond à la question de Jacques par le début du v.41. 41a Veillez et priez Énonciation : Jésus parle Comme un frère • →Pasolini Matteo : Surpris et déçu, Jésus pleure en prononçant ces mots. Pourtant sa voix ne contient aucun reproche. Le personnage ainsi dessiné allie une profonde humanité avec une grande bonté envers ses disciples. Comme dans un rêve • →Greene Godspell : Quand Jésus prononce ce v., les disciples se lèvent à demi et jurent de ne jamais succomber, en reprenant les mots de Pierre (v.33) avant de se rendormir. Aucun n’entend Jésus annoncer leur futur reniement (v.34). Comme un père à ses enfants • →van den Bergh Matthew : Jésus prononce ces mots avec douceur, caressant même la tête d’un des trois, comme un père faisant une recommandation à son enfant. Quand il les quitte à nouveau, les trois se redressent et, assis, le regardent s’en aller. 42a S’en étant allé de nouveau, une deuxième fois Focalisations Les disciples paralysés • →Pasolini Matteo : Lorsque Jésus quitte les trois disciples, ils semblent chercher à le suivre, mais ils restent rivés sur leur position (Jean en avant, Pierre en arrière, pour appuyer l’idée déjà exprimée : *cin34-35 : Pasolini). Juste après, en marchant, Jésus jette un regard sans illusion en direction du spectateur. Jésus seul et pleurant • →van den Bergh Matthew : La caméra est posée près de l’arbre, au sol, là où Jésus s’agenouille à nouveau. Elle remonte progressivement pour filmer son visage qu’il a couvert de son châle, toujours en gros plan. Jésus pleure en priant, et aucune musique n’accompagne ses paroles. Le plan se prolonge quelques secondes en silence.

Insertion : la trahison de Judas • →Gibson Passion : Jésus quitte ses trois disciples, marchant vers la caméra, puis la dépassant, le regard sombre et comme déterminé à « retourner au combat ». Ils le regardent s’éloigner et s’interrogent : Pierre se souvient que Jésus a parlé, pendant le repas, de danger et de trahison. Un corbeau — oiseau dont on fait facilement un suppôt de Satan — croasse au-dessus de leurs têtes. Pierre lève les yeux et l’image montre à nouveau, dans son étrange luminosité, la pleine lune. Le cinéaste intercale là la trahison de Judas (*cin14 chez les grands prêtres : Gibson). 42b Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite Seconde prière Transition • →DeMille King : La seconde prière déclenche l’apparition progressive d’une sorte de halo de lumière autour de Jésus. Contrepoint • →Pasolini Matteo : Cette prière résonne comme la réponse de Jésus à l’incapacité des disciples de veiller. Amplification : dialogue avec Satan • →Gibson Passion : Sous le regard des disciples, Jésus, tombé la face contre terre, tremble et prononce sa prière avec difficulté. Il demande à être protégé des pièges qu’on lui tend. En gros plan, il se penche à nouveau vers la terre. Quand il se relève, le Satan androgyne est appuyé sur un arbre, en arrière-plan (*cin38 : Gibson) : « Crois-tu vraiment qu’un seul homme puisse porter tout le fardeau du péché ? » Jésus répond à la tentation en s’inspirant du Ps 16 (« Protège-moi, mon Dieu. En toi j’ai mon refuge »). Ses cheveux sont déjà trempés de sueur et son front comme tâché de sang. La lutte qui oppose Jésus au tentateur est rendue plus intense par le cadrage rapproché : les deux visages envahissent successivement l’écran. Le spectateur se tient successivement à la place de Jésus (directement tenté, interpellé par le regard caméra de Satan) et de Satan (voyant Jésus, de profil, trembler, suffoquer et prier). Jésus prononce le v.39cd les yeux levés vers le ciel comme s’il y cherchait quelque chose. Suant le sang, il baisse à nouveau son visage et ferme les yeux, avant de tomber, comme épuisé par l’acte d’abandon qu’il vient de faire. Après l’avoir interrogé sur son →identité, Satan regarde vers le bas, et la caméra descend lentement le long de son manteau : de sa robe, entre ses deux pieds, sort un serpent qui rampe lentement vers Jésus en train de murmurer. À nouveau filmé du point de vue divin, le plan est partagé en deux : Jésus, collé à terre — comme le serpent ? — occupe sa moitié droite et le serpent avance sur la moitié gauche. Ce dernier monte sur le bras de Jésus, cherche à atteindre sa tête. Satan sourit légèrement. Jésus s’appuie sur ses deux mains et se relève. Debout, toujours haletant, il s’appuie sur le rocher à sa droite. Un court gros plan montre son pied en sandale retomber sur le serpent.

 Texte

+ Grammaire +

+ Vocabulaire +

43b étaient appesantis Plus-que-parfait périphrastique passif Il désigne à la fois une action passée et son résultat dans le présent, suggérant très bien la difficile lutte des disciples pour garder les yeux ouverts. Complément d’agent implicite Le passif sans agent explicitement désigné laisse planer l’ambiguïté sur l’agent de ce sommeil. Cela pourrait être la faiblesse humaine mais peut-être aussi Dieu, suggérant ainsi l’aspect théophanique de l’agonie de Jésus. *pro43b

43b étaient appesantis Verbe récurrent Bareô désigne usuellement un poids moral lourd à porter (2Co 1,8 ; 5,4). En parlant du sommeil, il évoque simplement la difficulté à garder les yeux ouverts (*gra43b ; *pro43b). Cf. l’usage qu’en fait Lc : *syn36-46 // Lc. 45d pécheurs Terme récurrent équivoque *bib45d 46a Levez-vous Verbe de la résurrection Gr : egeiresthe ; l’« heure » étant arrivée (v.45c), le temps eschatologique commence.

45b.46a continuez de dormir + et de vous reposer. Levez-vous ! Impératifs présents… au v.45b : ils créent un effet d’actualisation brusque dans un récit tout au passé, comme si les ordres de Jésus devaient s’entendre encore dans le présent de la lecture.

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… puis aoristes Ils contrastent avec l’impératif aoriste du v.46a, qui revient au temps du récit. Ce jeu aspectuel pourrait être l’indice du fonctionnement rituel de ce texte au début de sa transmission. 45b à partir de maintenant Locution temporelle ou conjonction ? En grec, to loipon est à la fois une locution temporelle : « pour le futur, dans le futur », et une locution de transition logique un peu floue : « du reste, ainsi ». 45c.46b est arrivée Parfait Êggiken apporte ici une nuance aspectuelle de plein achèvement, un peu comme si ce qui avait été longtemps attendu arrivait enfin. Le même mot apparaît dans l’annonce du royaume des cieux (Mt 3,2 ; 4,17 ; 10,7). *pro45c.46b ; *chr39b cette coupe : Raymond de Capoue 45d est livré Passif divin ? La voix passive souligne le caractère subi d’une passion, par ailleurs librement consentie. Plus fondamentalement que Judas ou Pilate, c’est le Père qui va « livrer » le Fils. *gra2b ; *pro2b

+ Procédés littéraires + 43b leurs yeux étaient appesantis NARRATION Ellipse : sous-entendu par le sommeil (cf. Lc 9,32) ? L’ellipse permet de penser aussi que leurs yeux sont appesantis (*voc43b ; *gra43b) par : • la faiblesse humaine, • une invincible ignorance (cf. Mt 13,15), • Dieu lui-même se révélant, c.-à-d. devant ce qui s’opère à Gethsémani, un drame divin. *bib40a.43a 44 disant la même parole de nouveau NARRATION Sommaire Mt aime la structure narrative d’une triple répétition, la troisième étant résumée. Déjà ancienne (Jos 6,12-14), elle allie la clarté de la répétition et la finesse de la syncope. Cf. Mt 20,1-16 (triple instruction du maître aux serviteurs au fil des cinq moments d’embauche) ; Mt 27,39-44 (moqueries de trois groupes de témoins contre Jésus).

première personne au « fils de l’homme » et du singulier du livreur (« celui qui me livre », v.46b) au pluriel des destinataires (« aux mains des pécheurs », v.45d) symbolise bien l’enjeu de tout l’épisode de l’agonie : Jésus y entre volontairement dans le rôle dévolu au →fils de l’homme par les Écritures telles qu’il les lit. 45c l’heure SÉMANTIQUE Thème eschatologique Connotation Dans le contexte de Mt (Mt 24,36.43-44.50 ; 25,13) et du NT (*ref45c), le terme d’« heure » est lourd de sens eschatologique. Isotopie eschatologique entourant le terme • « veillez » (v.38c.41 // Mt 24,42-43 ; 25,13) en attendant le fils de l’homme ; • « coupe » (v.39c // Mt 20,22-23) associée au jugement eschatologique ; • « voici arrivé/e » (v.45c.46b) fait écho à Mt 3,2 ; 4,17 ; 10,7, proclamant la proximité du royaume ; • « endormis » (v.40a.43a) rappelle les vierges folles et sages de Mt 25,5.

Byz V S TR Nes 43 a

b

Et étant venu VS il vint de nouveau Vet il les trouve V S Nes trouva endormis, car leurs yeux étaient appesantis. Il les laissa et, s’en étant allé de nouveau, il pria une troisième fois, disant la même parole Nesde nouveau.

44

45 a b

c d

46 a b

Alors il vient vers ses Nes les disciples et leur dit : — Continuez de dormir à partir de maintenant et de vous reposer. V — Dormez maintenant et reposez-vous. Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici : est arrivé celui qui me livre.

43b appesantis Lc 9,32 ; 21,34 – 45c Venue du moment Mt 8,29 ; 24,36.43-44.50 ;

Contexte + Intertextualité biblique + 45d pécheurs = les païens, sans Loi… Ps 9,18 ; 1M 2,48 ; →Ps. Sal. 1,1. … mais aussi les croyants Cf. Rm 4,25 « livré pour nos fautes… ». + Littérature péritestamentaire + 45c Voici : est arrivée l’heure de la mort • →2 Bar. 36,9-10 « Ton heure est venue. Rejoins donc, toi aussi, cèdre, la forêt qui a disparu devant toi. » • →T. Abr. A 20,2 « Il y a soixantedouze morts ; mais il y a une seule mort juste venant au délai fixé. Beaucoup d’hommes meurent et sont mis au tombeau avant l’heure. »

Reception

+ Lecture synoptique + 45b Continuez de dormir à partir 25,6.13 ; 26,18 ; Jn 2,4 ; 5,25 ; 7,30 ; 8,20 ; 12,23 ; 13,1 ; 17,1 ; Rm 13,11-12 ; de maintenant et de vous reposer Ap 9,15 – 46a Décision ultime après l’angoisse 2S 24,14 45c l’heure // Jn élaborera ce thème PRAGMATIQUE Formule ambiguë (*syn18d) jusqu’à en faire un axe (*gra45b.46a) On pourrait aussi traessentiel de sa christologie. Chez lui, « l’heure de Jésus », fixée par le Père, duire comme sera celle de sa glorification à la droite du Père, et le quatrième évangéliste • une ironie : « Ainsi vous dormez ? Vous vous reposez ? » ; scandera toute sa narration par l’approche de cette heure (Jn 7,30 ; 8,20 ; • un reproche : « Allez-vous continuer de dormir et de vous reposer ? » ; 12,23.27 ; 13,1 ; 17,1). • un encouragement : on retient ici la traduction de V (dormite iam), qui pose cependant un problème logique avec le v. suivant (*pro45b.46a). + Tradition juive + 45b.46a Continuez de dormir + et de vous reposer + Levez-vous ! Allons ! — NAR45c l’heure de la mort Selon Rabbi ‘Aqiba, l’heure de la mort est fixée dès la RATION Ellipse au-delà de l’antithèse ? Les deux ordres successifs sont tellement naissance pour tout homme. Le juste a le privilège de mourir au moment contradictoires qu’il faut peut-être supposer un silence entre les deux v. fixé. Le pécheur est sanctionné par une mort avant le terme. Les Sages s’ac(*chr45b). Dans le deuxième ordre de Jésus, les deux groupes de disciples ne cordent avec Rabbi ‘Aqiba à l’exception du cas du juste : la durée de sa vie semblent plus distingués : faut-il donc supposer, le temps de l’ellipse, le est allongée conformément à ses mérites (→Qoh. Rab. 3,2,3). Celui qui meurt retour de Jésus et des trois vers les autres disciples restés plus loin ? avant l’âge de 50 ans a été frappé de la peine du retranchement (→y. Bik. 2,1 = 64d ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 28a). Le règne de Samuel ou celui de Saül ne pourrait 45c.46b Voici : est arrivée RHÉTORIQUE Diaphore Est toute proche (êggiken) empiéter sur ceux de leurs successeurs, ne serait-ce que de l’épaisseur d’un l’heure, comme le traître. Le passage d’un v. à l’autre, avec substitution de la

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cheveu (David : →Ruth Rab. 2,8 ; 3,2 ; →b. Ber. 48b ; les rois de Juda : →b. Šabb. 30a ; →b. Ta‘an. 5b ; les rois en général : →b. Yoma 38b). + Tradition chrétienne + 43b leurs yeux étaient appesantis À cause de leur tristesse • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 (747.11). *chr40a À l’idée de leur tout proche reniement • →Jérôme Comm. Matt. « Il prie seul pour tous, comme il souffre également seul pour tous. C’était leur proche reniement qui alanguissait et appesantissait les yeux des apôtres » (= →Raban Maur Exp. Matt. [707.39] ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt.). Sans l’aide de l’Esprit • →Origène Comm. Matt. 95 « Car ils n’avaient pas encore reçu l’Esprit Saint » (214.31). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1631 unit ces trois explications : « Le Saint-Esprit ne leur avait pas encore été donné parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. Et pour cette raison, appesantis par leur reniement tout proche, ils ne pouvaient veiller, pressés par la trop grande tristesse de leur cœur. » L’unique Salut du Christ • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. « Seul il prie pour tous, de même aussi seul il souffre pour l’univers entier » (707.38). 44 une troisième fois →Typologie mosaïque Comme Moïse, Jésus s’approche du Seigneur en trois fois. *bib36-46 ; *chr36c : Albert Le Grand Interprétation morale Pour délivrer par avance Pierre de son triple reniement • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1651 (qui rapproche aussi ce passage de la triple prière de Paul en 2Co 12,8-9 : la réponse divine est que « la puissance se déploie dans la faiblesse »). Pour triompher par la prière des trois concupiscences (curiosité, orgueil et chair) et des trois principaux objets de peur (pauvreté, rejet/humiliation et souffrance) : • →Raban Maur Exp. Matt. (708.52) ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. (1479C) ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. (1474D) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. Pour nous libérer des maux passés, présents et futurs • →Albert le Grand Sup. Matt. : La prière du Seigneur comportait trois parties contre l’horreur de la mort, le trouble de la croix et l’amertume de la douleur ; ou bien encore à cause du réconfort du passé, la protection du présent et la défiance du futur. Mais il est facile de faire varier [l’interprétation] de nombreuses autres façons. Il vint au-devant de ses disciples ; ce qui montre que nous devons être patients et courageux dans les épreuves. Il donne trois enseignements ici : la compassion des disciples, la capacité à endurer les épreuves et la constance dans la compréhension des ennemis (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1661 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). Pour impliquer la totalité de la personne humaine (chair, âme et esprit) • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1664. Interprétation dogmatique Pour confirmer qu’il est véritablement homme • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 « De semblables expressions, pour la seconde ou pour la troisième fois, sont dans l’Écriture un signe certain de vérité. C’est ainsi que Joseph dit à Pharaon : “Ce songe t’est apparu pour la seconde fois” (Gn 41,32) » (747.13). Pour orienter notre prière vers le Père, le Fils et le Saint-Esprit • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1662 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. (1474C) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. Pour préfigurer les trois étapes de sa victoire • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,11 « Il les blâme, quand il revient pour la première fois, se tait la seconde fois, leur commande de se reposer la

troisième fois, cela vient de ce qu’une première fois, après la Résurrection, il les a repris pour leur débandade incrédule et effrayée, une seconde fois, lors de l’envoi de l’Esprit consolateur, il les a visités, alors que leurs yeux étaient trop appesantis pour regarder la liberté de l’Évangile ; en effet, retenus quelque temps par l’amour de la Loi, ils ont été envahis par une sorte de sommeil de la foi. La troisième fois, c’est lorsqu’à son retour glorieux il les rendra à la paix et au repos » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1672). 45b Continuez de dormir à partir de maintenant et de vous reposer Reproche et ironie • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il s’agit d’une forme d’ironie : ils ont dormi pendant un certain temps et c’est pourquoi le Seigneur dit qu’ils avaient eu suffisamment de sommeil » (1479D ; = →Euthyme Zigabene Exp. Matt. [685] ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. [452] ; →Érasme NT Annot. [136] ; →Musculus Comm. Matt. [567-568]). Jésus seul Sauveur • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,1 « Certes, c’est maintenant qu’il faudrait être éveillé ; mais il leur montre qu’ils ne supporteront pas même la vue des événements terribles qui vont se produire, et qu’ils prendront la fuite et le renieront par peur. Il montre qu’il n’a pas besoin de leur secours et que de toute nécessité il doit être livré » (747.27). L’ordre naturel des choses • →Origène Comm. Matt. 96 « [Il leur commande de dormir] pour que l’ordre naturel des choses soit observé. C’est ainsi que nous devons d’abord veiller et prier pour ne point tomber dans la tentation, afin de pouvoir ensuite nous livrer au sommeil et au repos. […] Peut-être aussi l’âme qui ne peut toujours supporter la fatigue parce qu’elle est créée, incarnée, et qui ne peut s’attacher au bien sans relâche obtiendra quelques moments de répit, que l’on peut comparer au sommeil ou à des siestes, et qu’elle pourra goûter sans crainte de reproche, afin de pouvoir se lever toute renouvelée peu de temps après » (215.20). • →Augustin d’Hippone Cons. 3,4,11. *chr46a • →Anonymes In Matt. « Que l’on ne nous trouve pas effrayés ni réticents. Allons de nous-mêmes à la mort, qu’ils voient que je subirai la passion confiant et joyeux. Ou bien, il les réconforte et donne même un exemple à ses saints, pour qu’ils ne soient pas terrorisés au moment d’aller au martyr dans les persécutions, mais qu’ils se conduisent en hommes courageux et qu’ils aient espoir en Dieu » (202.77). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Auparavant, il s’agissait d’un sommeil d’accablement […] et il faut blâmer cela. Mais ici, il s’agit d’un sommeil de repos, et celui-ci est permis. De même, il existe un sommeil troublé, et celui-ci est défendu. […] Il y a parfois un sommeil qui repose le corps, alors que l’âme veille (Ct 5,2). » Interprétation eschatologique • →Raban Maur Exp. Matt. « Mais maintenant, en se tournant vers eux et en les trouvant endormis, en premier lieu il les réprimande, puis il se tait, enfin il leur ordonne de se reposer ; car en premier lieu, il les a blâmés de ce que, après la résurrection, ils se sont dispersés, divisés et ont été dans la crainte ; puis, à l’envoi du Paraclet, l’Esprit Saint, il a trouvé leurs yeux appesantis sous le poids de la liberté de l’Évangile à répandre. En troisième lieu, c’est-à-dire au moment de son retour dans la gloire, il leur rendra le salut et le repos » (708.61 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt.). 45cd Voici : est arrivée l’heure et le fils de l’homme est livré Jésus sait et veut • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,2 « Par toutes ces paroles, il les amène à comprendre que ce n’est pas par nécessité que cela arrive, ni par faiblesse, mais par quelque dessein ineffable » (747.39). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1719 « En effet, c’est librement qu’il s’avance pour être immolé et non contre son gré. » 45d livré aux mains des pécheurs Actualisation • →Origène Comm. Matt. 97 « Maintenant encore, Jésus est livré “aux mains des pécheurs”, lorsque ceux qui paraissent croire en lui l’ont entre les mains, tout pécheurs qu’ils sont. De même, toutes les fois qu’un juste

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qui possède Jésus en soi devient esclave du péché, Jésus est encore livré “aux mains des pécheurs” » (216.15). 46a Levez-vous ! Allons ! Contradiction avec le v.45b ? Harmonisation • →Augustin d’Hippone Cons. 3,4,11 « Ce texte de saint Matthieu est en quelque sorte en contradiction avec lui-même […]. Comment les paroles ci-dessus : “Dormez maintenant et prenez du repos” peuvent-elles être en rapport avec celles-ci : “Voici venir l’heure” et : “Levez-vous ! Allons” ? Poussés par une certaine répugnance, les lecteurs s’efforcent de prononcer : “Dormez maintenant et prenez du repos”, comme si ces mots signifiaient un reproche et non une permission. On pourrait l’accepter, si cela était nécessaire. Mais Marc rapporte ces paroles […] comme si après avoir dit : “Dormez maintenant et prenez du repos”, il avait ajouté “cela suffit”, avant de dire “Voici venir l’heure, où le Fils de l’homme va être livré”. C’est pourquoi il faut comprendre après “Dormez maintenant et reposez-vous” que le Seigneur est resté silencieux un certain temps, afin que s’accomplisse ce qu’il avait permis et qu’ensuite il ajouta : “Voici venir l’heure”. […] Mais parce qu’il n’y a aucune mention du silence du Seigneur [en Mt], il faut forcer la compréhension et supposer une autre manière d’exprimer ces paroles » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1697 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. [1474D], qui cite Augustin). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Il faut supposer un moment intercalé dans la nuit durant lequel ils ont dormi. *pro45b Interprétation eschatologique • →Irénée de Lyon Haer. 4,22,1 « Les yeux des disciples étaient appesantis quand le Christ entrait dans sa passion ; et le Seigneur, les trouvant endormis, les laissa d’abord pour signifier la patience de Dieu devant le sommeil des hommes. Mais venant une nouvelle fois, il les réveilla et les fit lever, pour signifier que sa passion était le réveil des disciples endormis : car c’est pour eux qu’il descendit dans les régions inférieures de la terre, afin de voir les êtres inachevés de la création, ceux dont il avait dit : “Beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir et entendre ce que vous voyez et entendez” (Mt 13,17). » Interprétation morale • →Jérôme Comm. Matt. « Qu’ils ne nous surprennent pas comme des gens qui ont peur et qui reculent. Allons de nous-mêmes au-devant de la mort pour leur donner le spectacle de la confiance et de la joie de celui qui va souffrir » (= →Raban Maur Exp. Matt. [709.93] ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. [1479D] ; →Anonymes In Matt. [202.77]). Interprétation christologique • →Lapide Arg. Matt. (496) : Les ordres souverains que Jésus donne aux disciples montrent la majesté, la prévoyance et la puissance du Christ. + Mystique + 44 la même parole Simplicité de la prière • →Jean de la Croix Subida donne la triple répétition en exemple pour enseigner à prier sans multiplier les paroles : le Christ « ne nous a point enseigné un grand nombre de demandes, mais de réitérer souvent celles-là [du Pater] avec ferveur et soin. Attendu que […] elles comprennent tout ce qui est de la volonté de Dieu et tout ce qui nous est convenable. C’est pourquoi quand Sa Majesté eut recours par trois fois au Père éternel, il ne redit toutes les fois que les mêmes paroles » (349). 45b Continuez de dormir Paroles pires qu’une condamnation • →Chardon Passion 88 « Ce sont ici des paroles les plus épouvantables de toutes celles que le Sauveur puisse adresser à une âme, qui est abandonnée tant à ses propres faiblesses, qu’à l’assouvissement de sa propre volonté. Ce malheur est d’autant plus grand que Dieu a premièrement pratiqué beaucoup de patience, de soins et d’inspirations, pour retenir l’esprit en son devoir. Ce souverain Seigneur, menaçant la fausse prophétesse Jézabel de sa perte finale, dit par la bouche d’un Ange dans le Livre de l’Apocalypse qu’il l’envoya coucher en son lit (Ap 2,22). Malheur à celui, que Dieu n’éveille point souvent par les rigueurs de ses épreuves » (106).

46a Levez-vous ! Allons ! Avec tendresse, le Christ part à la rencontre de ses ennemis • →Mechtilde de Hackeborn Gratiae 1,18 « […] pense à la tendresse avec laquelle je partis à la rencontre des ennemis qui me cherchaient, armés de glaives et de bâtons, pour me faire mourir comme un voleur et un brigand [cf. Mt 26,47.55]. Moi, j’allais vers eux, comme une mère vers le fils qu’elle veut arracher à la dent des loups » (62-63). Jésus prompt à souffrir sa passion • →Bonaventure Lignum 19 « Sans doute combien était prompt l’esprit de Jésus à souffrir la passion, il le montra en se présentant à ceux qui venaient avec le traître, ces hommes de sang (Ps 55,24) qui en voulaient à sa vie, armés de torches, de lanternes et d’armes » (47).

+ Théologie + 44 disant la même parole Sans réponse de son Père ? • →Barth Dogmatik 4/1,268 : Jésus ne reçoit pas de réponse divine à sa prière à Gethsémani, car la réponse de Dieu est le « signe de Jonas », la mort véritable du Fils, trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. • Cette interprétation postromantique, liée aux croyances luthérienne et calviniste en un abandon effectif de Jésus en croix par Dieu (*theo39c.42b : Calvin), aboutissant chez certains auteurs à l’idée que le Père laisse son Fils en croix faire l’expérience des damnés (→Balthasar Mysterium 157161) correspond aussi au sentiment de perte ou d’absence de Dieu en Europe durant la deuxième moitié du 20e s. (→Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix). 45b.46a Continuez de dormir + Levez-vous — THÉOLOGIE SPIRITUELLE Entrer dans le salut acquis par l’offrande volontaire de Jésus à son Père, c’est à la fois se reposer et se lever (*pro45b.46a). Dans l’ordre nouveau de la vie apportée par le Christ, on se lève pour entrer dans le repos du sabbat. La vie dans la grâce en ce monde, puis dans la gloire en l’autre, est inséparablement relèvement-ascension et repos-entrée dans la paix.

+ Littérature + 44 il pria une troisième fois Addition : Dialogue entre Dieu le Père, Justice et Miséricorde • →Gréban Passion insère durant la troisième prière une conversation céleste entre Dieu le Père, Justice et Miséricorde. C’est Justice qui exige un tel prix, car il est la plus grande preuve d’amour : « mes pour montrer plus grand pointure / d’amour a humaine nature / et plus ardente charité, / je veil qu’il me soit presenté / en l’arbre de la croix pendu, / fiché, cloué, mort estandu / tant que l’ame a son père rende, / et n’est amende que j’en prendre / tant qu’en ce party le verray » (v.18896-18905), malgré les suppliques du Père et de Miséricorde qui rappellent toutes les souffrances déjà endurées par le Fils depuis son incarnation. 45b Continuez de dormir Compris comme une question • →Bernanos Journal : À la question « Pourquoi pleures-tu ? », le jeune curé répond : « La vérité est que depuis toujours c’est au jardin des Oliviers que je me retrouve, et à ce moment — oui, c’est étrange, à ce moment précis où posant la main sur l’épaule de Pierre, il fait cette demande — bien inutile en somme, presque naïve — mais si courtoise, si tendre : “Dormez-vous” ? C’était un mouvement de l’âme très familier, très naturel, je ne m’en étais pas avisé jusqu’alors et tout à coup » (1187). *litt40a + Musique + 45b Continuez de dormir Dramatisation du discours →Bach Passion ajoute ici un Ach au texte de Mt (Ach! wollt ihr nun schlafen) afin de dramatiser ce moment crucial où Jésus va être livré, utilisant en outre une harmonie diminuée très surprenante sur ce mot.

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+ Danse + 43 Choral : Jésus à l’abandon →Neumeier Passion • Constat amer de Jésus traversant rapidement tout l’espace scénique pour passer parmi ses fidèles : non seulement les disciples, mais l’ensemble des protagonistes. Tous ont succombé à leur fatigue et à leur lassitude. • Il hésite à éveiller complètement Jean, qui se redresse un peu et retombe endormi contre son frère. La réalité rejoint ici la fiction : autant que Jésus, c’est le danseur qui se désole en se voyant seul à la peine, alors que tous les autres membres de la troupe sont au repos. 45 Entière bonne volonté des disciples impuissants →Neumeier Passion • Après la troisième injonction de Jésus aux siens défaillants dans leur veille, ceux-ci se lèvent bras tendus de toute leur force vers lui, s’approchant un à un pour l’embrasser, comme pour lui dire de ne pas se mettre en colère, préludant ainsi au geste du traître — ou plutôt : le remplaçant car Judas ne va pas poser ce geste ! + Cinéma + 43 de nouveau il les trouve endormis Narration En général, les cinéastes évitent de ralentir leurs films en montrant les allées et venues de Jésus vers les disciples endormis. *syn36-46 Aucun endormissement • →Zecca Passion omet la scène. Un seul • →Olcott Manger ne fait qu’une scène des v.40 et 46 : Jésus trouve les trois disciples endormis, attend un moment, puis les fait lever brusquement. • →DeMille King ne montre que deux prières de Jésus, séparées par une venue vers les disciples. • →Pasolini Matteo ne montre Jésus se lever qu’une fois pour aller vers les disciples. • →Scorsese Temptation : Jésus ajoute « Cela ne fait rien, c’est trop tard » car on entend déjà s’approcher une troupe armée. Plusieurs • →van den Bergh Matthew suit plus rigoureusement le texte Mt : c’est la deuxième venue de Jésus vers ses disciples. Un plan moyen puis un

mouvement de zoom arrière montre Jésus debout, devant les trois corps allongés. Jésus remet la couverture de Pierre, puis s’en retourne une troisième fois. Le v.44 est prononcé par le narrateur alors que l’image montre des gros plans des visages endormis des disciples. Addition : présence d’un scribe • →DeMille King : Un rapide plan intercalé entre deux vues de Jésus en prière montre un disciple, accompagné d’un enfant, écrire sur une tablette de cire. 44 disant la même parole Ellipse Mt supplémentée • →Stevens Story reproduit les trois prières de Jésus à son Père, en développant la dernière. Regardant une branche de l’olivier, il dit : « C’est pour cette cause que je suis venu dans le monde » — allusion à Rm 11 ? — puis lève les yeux au ciel et détaille son lien à la volonté du Père (« C’est par ta volonté que je suis venu au monde, et je suis prêt à le quitter ainsi »), avant de prononcer le v.42. *pro44 45a vient vers les disciples Alternance • →Stevens Story : Judas sort du Temple avec des soldats juifs et romains, tandis que Jésus revient vers ses disciples endormis. Ce montage alterné (*cin30 : Stevens) pourrait renvoyer à l’omniscience de Jésus, qui maîtrise le timing de la passion. 45a et leur dit Ou plutôt « et les interroge » • →van den Bergh Matthew : Son châle sur les épaules, Jésus s’avance une troisième fois (*cin43 : van den Bergh), d’un pas décidé, vers les trois : « Êtes-vous toujours en train de dormir et de vous reposer ? » Un cadrage moyen inclut Jésus, debout, et les trois disciples qui se relèvent lentement. Des bruits de pas et de voix commencent à se faire entendre. Un plan montre l’arrivée de la troupe. Jésus prononce les v.45b et 46, tape sur l’épaule de Pierre, fait quelques pas autour de ses disciples, puis passe au milieu d’eux et sort du champ, avançant vers la troupe. *pro45b 46 Omission • →Pasolini Matteo : Cependant, l’apparente contradiction des paroles de Jésus (*pro45b.46a) est retranscrite visuellement par la contradiction des plans. *cin39b : Pasolini



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26,47-56 L’arrestation de Jésus et le baiser de Judas + Propositions de lecture +

+ Procédés littéraires +

47-56 NARRATION Le nœud de l’intrigue Les trois récits commencés au début du 47-50 SÉMANTIQUE Chiasme ciselé par Mt (*syn50ab), mettant en contraste très ch.26 se nouent ici : le complot des chefs contre Jésus (v.4.16.47), la trahison expressif l’apparence d’amitié du disciple pour le maître au centre, la trahide Judas (v.14-15.21.25.47-49), la lâcheté des apôtres (cf. v.31.34.56). son et la réalité d’une arrestation brutale autour : Disposition {bande armée [signe [baiser (salut rabbi) baiser] besogne] arrestation} Dernier moment du triptyque de l’arrestation, en trois brèves séquences : l’identification de Jésus (v.47-50), une tentative de résistance et son rejet par 47b.49c.51a.56c l’un des douze + lui donna un baiser + ceux qui étaient avec Jésus Jésus (v.51-54), une parole de Jésus à ses ennemis (v.55-56). + les disciples, tous le laissant, s’enfuirent — NARRATION Caractérisation des personnages : Sens paradoxes ironiques et pathétiques tout au long de l’épisode : Jésus retrouve une maîtrise souveraine des événements. Lui dont la vie a • le traître n’est pas un étranger mais l’un des douze ; été mystérieusement protégée jusqu’ici (Mt 2,4-6 ; 12,14-15 ; 21,46) se • la foule est armée, mais pour arrêter quelqu’un qui ne se défend pas ; livre à ses ennemis, appliquant à la • Jésus accueille amicalement (ou lettre ses propres consignes du ch.5, ironiquement ?) le traître ; Byz V S TR Nes réalisant ses propres annonces • les disciples s’enfuient au lieu de 47 a Il parlait encore, (Mt 16,21 ; 17,22-23 ; 20,18-19) et faire front. b voici : Judas, Sle traître, l’un des douze, arriva accomplissant les Écritures dont lui seul semble connaître le sens, fai48b.49c embrasserai + donna un baiser c et avec lui une foule nombreuse sant ainsi la mystérieuse volonté du — SÉMANTIQUE Dérivation sur une d avec des épées et des bâtons de la part des grands Père à laquelle →les anges euxmême racine verbale signifiant « baiV princes mêmes ne sauraient s’opposer ser » (*voc49c). La variation peut (Mt 26,53). Par contraste, de la trasouligner la gêne de Judas, ou bien des prêtres et des anciens du peuple. hison à la fuite en passant par la l’instrumentalisation odieuse d’un violence incongrue, les apôtres ne signe d’affection en marquage pour 48 a Or celui qui allait le livrer comprennent rien, ni aux unes ni la mort. V celui qui le livra aux autres : ils avaient tout quitté S pour suivre Jésus (Mt 19,27), voici 49b rabbi NARRATION Caractérisation de Judas, le traître, leur avait donné un qu’ils l’abandonnent. *theo56c Judas comme provocateur ? Dans le presigne en disant : Réception : un baiser célèbre mier évangile Jésus refuse le titre de b — Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissez-le ! Le geste de Judas, si dramatique dans rabbi (Mt 23,7-8). Judas l’emploie ici, le cadre de l’Évangile (*pro49b ; faisant écho ironique à cet enseigne*pro49c) et de la Bible en général ment. Est-ce provocation de sa part ? 49 a Et aussitôt, s’étant avancé vers (*bib49c), n’a pas cessé de produire VS s’approchant de Jésus, il dit : des échos, tant dans la méditation 49c il lui donna un baiser NARRATION b — Salut rabbi ! chrétienne que chez les artistes Caractérisation de Judas comme provoca(*chr49c ; *myst49c ; *vis48-49). teur ? Pour les destinataires de Mt, c Et il lui donna un baiser. habitués au geste liturgique du « saint baiser » (*lit49c), le geste était 47-56 L’arrestation de Jésus et le baiser de Judas Mc 14,43-50 ; Lc 22,47-53 ; particulièrement choquant.

Texte + Vocabulaire +

Jn 18,2-11 – 47c une foule nombreuse Mt 20,29 ; 21,8 – 48 Trahison par l’ami Mt 10,21 ; Ps 41,10 ; Si 6,9 ; 37,2 – 48b Baiser d’amitié Rm 16,16 ; 1Co 16,20 ; 2Co 13,12 ; 1Th 5,26 ; 1P 5,14 – 49b Parole d’ennemi Gn 4,8 ; Ps 55,21 ; Si 12,16 ; Jr 9,4-5 – 49b rabbi Mt 23,7-8 ; 26,25 – 49c Baisers perfides Gn 27,26 ; 33,4 ; 2S 15,5-6 ; 20,9-10 ; Pr 7,13 ; 27,6 ; Si 29,5 ; *bib49

49b rabbi Lexicologie • Rab (« grand, révéré ») est un titre de respect. • Rabbi (« mon maître ») et rabban apparaissent dans la Mishna : ils sont utilisés pour Rabban Gamaliel l’Ancien, Rabban Shimon ben Gamliel I (son fils) et Rabban Yohanan ben Zakai, tous patriarches ou présidents du →sanhédrin. Prononciation • ribbī en hébreu sépharade et yéménite ; • rabi en hébreu moderne (dérive d’une prononciation ashkénaze) ; • rebbe en yiddish. Titre religieux ? *jui49b 49c donna un baiser Étymologie Litt. « déposa un baiser sur » (kataphileô). *pro48b.49c

Contexte + Milieux de vie +

47c une foule nombreuse MILITAIRE Organisation de la sécurité En général Dans les provinces romaines, il n’y a pas de police romaine. Les villes ellesmêmes sont responsables pour l’ordre et la sécurité. Les troupes romaines n’interviennent qu’en cas d’urgence. Dans les villes antiques, ce sont les eirênarchoi, les stratêgoi et les agoranomoi qui maintiennent l’ordre. À Jérusalem Surveillance romaine Une cohorte romaine se trouvait à l’Antonia (*mil27,27b), mais il est improbable que Pilate — arrivé récemment à Jérusalem — ait envoyé des troupes romaines vers Gethsémani à la demande des Juifs (de plus, l’arrestation arrive avant que Jésus ne comparaisse devant Pilate). Surveillance juive Certains termes militaires dans le récit de la passion sont romains (spécialement en Jn 18,3), mais la terminologie militaire gréco-romaine s’utilise

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aussi pour les soldats juifs (peut-être →Josèphe Vita 242). Le maintien de l’ordre était probablement sous la responsabilité de l’aristocratie juive (→Josèphe B.J. 2,269.301-302.418 ; 6,302-303 ; →A.J. 20,251). Le chef de la garde du Temple (le sāgān) est un homme d’autorité (→b. Tamid 27b-28a ; cf. Ac 4,1), qui devient parfois grand prêtre. La « foule nombreuse » dénote sans doute ici des membres de la garde du Temple (v.55 : ils auraient pu arrêter Jésus dans le Temple ; cf. Lc 22,4.52 ; Jn 7,32) et des gens armés qui travaillent pour eux.

Mt–Lc // Mc Jésus parle beaucoup plus en Mt et Lc qu’en Mc : il réagit au baiser de Judas, au coup d’épée sur le serviteur et en affirmant l’accomplissement des Écritures (*pro56a), mais de façon bien différente en Mt et en Lc — indices de développements parallèles de la tradition ?

48b j’embrasserai MŒURS Geste extraordinaire Le baiser n’appartient pas au quotidien. La salutation par un baiser est un clair signe de l’estime de Judas pour Jésus et de son lien avec lui. Geste symbolique Pour les Juifs, le baiser exprime : • le lien entre les gens de famille, • l’estime pour des gens de marque (p. ex. des rois et des rabbins), • la réconciliation, • la salutation lors d’un départ ou d’un retour. Geste exclusif Les Juifs n’embrassent pas des non-Juifs (→Jos. Asén. 8,4-7), de même les Égyptiens pas des Grecs (→Hérodote Hist. 2,41). Geste chrétien Le saint baiser est un signe rituel de communauté (*lit49c). Geste fort Dans le monde méditerranéen, trahir après un baiser était déjà une honte. Trahir par un baiser était sordide.

+ Liturgie +

+ Textes anciens + 47d épées Instruments de défense • →Josèphe B.J. 2,125 : Quand ils se déplacent, les esséniens portent des armes pour se défendre contre les bandits. 47d bâtons Instruments de réprimande • →Josèphe B.J. 2,176.326 ; →A.J. 18,61 : Les soldats de Pilate et les autres soldats romains emploient des bâtons pour réprimer les révoltes. *hge27,2b Ponce Pilate 48b j’embrasserai Différence • →Philon d’Alexandrie Her. 41-42 souligne explicitement l’écart qu’il existe entre embrasser et aimer. 49b Salut Chaire = salutation grecque ordinaire (→Chariton d’Aphrodisias Chaer. 4,5,8). + Intertextualité biblique + 49c baiser Motif typologique : le baiser insincère Ce baiser ironique est peut-être préfiguré par celui : • d’Ésaü à Jacob (Gn 33,4), • d’Absalom aux pèlerins (qui montent à Jérusalem pour un procès) en vue de les séduire (2S 15,5-6), aboutissant à la fuite de David passant par le torrent du Cédron et le mont des Oliviers, • de Joab à Amasa (2S 20,9-10), • de la prostituée au naïf (Pr 7,13). *ref49c

Reception + Lecture synoptique + 47-56 Chez Mt La majesté de Jésus semble faire le pont entre sa simplicité en Mc et sa divinité en Jn.

47d des grands prêtres et des anciens // Mc Contrairement à Mc, Mt ne mentionne pas les →scribes : indice de sa proximité avec eux ?

49c il lui donna un baiser RITE Le saint baiser Pour les disciples de Jésus, le « saint baiser » est un signe rituel distinct : Rm 16,16 ; 1Co 16,20 ; 2Co 13,12 ; 1Th 5,26 ; 1P 5,14. →Baiser de paix durant l’Eucharistie + Tradition juive + 47d bâtons Usage récurrent Les serviteurs du grand prêtre étaient renommés pour leur usage de bâtons dans le Temple (→t. Menaḥ. 13,21 ; →b. Pesaḥ. 57a). 47d grands prêtres Pluriel curieux puisqu’il n’y a qu’un grand prêtre ! Mais ce pluriel se retrouve dans la Mishna. Il désigne tout le clan du grand prêtre. *voc3a ; *hge3a les grands prêtres et les anciens du peuple 48b j’embrasserai Baiser interdit ? Pour les anciens Juifs, le baiser en public était réservé aux occasions solennelles, comme signe de respect et de réconciliation. Mais déjà les rabbins interprètent le baiser de Jacob à son père Isaac (Gn 27,26) et celui d’Ésaü à Jacob (Gn 33,4) comme « un baiser de mensonge » (→Tg. Ps.-J. Gn 33,4 ; →Gen. Rab. 78,9 ; →Ex. Rab. 5,10 ; →Cant. Rab. 7,5,1). Certains persistent cependant à considérer le baiser d’Ésaü comme authentique (→Sifre Nomb. 69 ; →Gen. Rab. 78,9). Le rabbin pose également un baiser sur la tête de son disciple (→b. Ḥag. 14b) quand il a donné une bonne réponse (→m. Roš Haš. 2,9). Satan lui-même a embrassé un rabbin pour avoir donné une interprétation très positive de son rôle dans l’histoire de Job. Le principe qui domine le domaine des baisers est cependant celui de l’interdiction (→Gen. Rab. 70,12 ; →Ex. Rab. 5,1). 49b Salut Salutation en usage Chaire est employé par des Juifs (2M 1,1 ; →3 Macc. 7,1 ; →T. Abr. A 2,3 ; →2 Bar. 78,3), le terme traduisant peut-être un šālôm original (→1QS 2,9 ; →Jub. 12,29 ; 18,16 ; 19,29 ; 21,25 ; →Gen. Rab. 100,7). 49b rabbi Titulature D’un titre de respect (*voc49b), le terme devient une fonction au temps de la Mishna et du Talmud, suite à la destruction du Temple. Dès le 1er s., le titre de rabbî est donné au talmîd ḥākām (« étudiant sage », versé dans la Tora) à l’issue d’une ordination. Rabbān serait quant à la lui un titre réservé aux présidents du →sanhédrin ou aux rabbins renommés des temps passés. + Tradition chrétienne + 47b Judas, l’un des douze, arriva Et tout s’est enchaîné • →Chrysostomus Latinus Serm. 6,1 résume, dans un discours lyrique et réaliste, la passion du Prince de la Paix : « La Paix du ciel est livrée par le baiser d’un traître (Mt 26,48-49), on se saisit (Mt 26,50) de celui qui régit l’univers, on enchaîne le lien de toute la création, on mène (Mt 26,57) celui qui attire le monde entier, le mensonge accuse la vérité (Mt 26,59-61), on fait comparaître (Mt 27,11-13) celui devant qui se tiennent toutes les créatures ; les Juifs le livrent aux païens, les païens le rendent aux Juifs ; Pilate l’envoie à Hérode, Hérode le renvoie à Pilate (Lc 23,6-8) ; la piété devient un trafic d’impiété, la sainteté est l’objet d’un marché cruel (Mt 26,14-16) ; la bonté est flagellée (Mt 27,26), le pardon condamné ; la majesté bafouée (Mt 27,28), la vertu tournée en dérision ; sur le dispensateur des pluies pleuvent les crachats (Mt 27,27-29), des clous de fer fixent celui qui déploie les cieux ; il donne le miel, on le nourrit de fiel (Mt 27,34) ; il fait

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couler les sources, on l’abreuve de vinaigre (Mt 27,48) ; et lorsqu’on a épuisé toutes les peines, la mort se récuse, la mort tarde parce qu’elle comprend qu’il n’y a là rien pour elle » (662-663). 47b l’un des douze Répétition du v.14 : preuve de l’indignation de l’évangéliste • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,2 (747.49). • →Raban Maur Exp. Matt. « Tant que [Judas] suivait le Seigneur avec les autres apôtres, il se conduisait plus docilement, parce qu’il simulait l’innocence ; il excellait à guérir les malades parce qu’il disait qu’il avait été envoyé par le Sauveur. Mais lorsqu’il eût abandonné la sagesse que procure la paix, ainsi que le chemin très doux de l’agneau, ayant méprisé ses compagnons pacifiques, il s’associa avec des soldats criminels et, déposant les armes de la vie, il s’avança contre le maître avec des bâtons. Il s’approcha de l’auteur de la vie avec une pensée de mort » (710.4). Accomplissement de l’Écriture • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1814 « En lui s’accomplissait la prophétie qui disait en la personne du Seigneur : “L’homme avec qui j’étais en paix, et qui mangeait mon pain, a comploté contre moi” (Ps 41,10). » 47c une foule nombreuse Pourquoi ? Raison démonologique • →Origène Comm. Matt. 99 « On pourrait dire qu’ils avaient envoyé cette grande troupe pour se saisir de lui, à cause du grand nombre de ceux qui croyaient en lui parmi le peuple, et dans la crainte que cette multitude de croyants ne vînt à le délivrer de leurs mains ; mais pour moi, je pense qu’il y a une autre raison à cette foule assemblée contre lui : étant persuadés qu’il chassait les démons par Béelzébub, ils s’imaginaient qu’il pourrait, à l’aide de quelques maléfices et sortilèges, s’échapper des mains de ceux qui venaient s’emparer de lui » (217.4 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1739). Raison typologique • →Albert le Grand Sup. Matt. : Comme le roi de Syrie qui a envoyé une armée pour arrêter Élisée (2R 6,13) et comme Saül qui a choisi trois mille hommes forts et qui est sorti pour arrêter David (1S 24,3 ; 26,2). 47d avec des épées et des bâtons Armes Spirituelles • →Origène Comm. Matt. 99 « Nombreux sont ceux qui, encore maintenant, “avec des épées” spirituelles d’esprit mauvais et avec “des bâtons”, combattent de la même façon contre Jésus » (217.22). Illicites • →Albert le Grand Sup. Matt. : Ce sont des armes de combat et non de défense ; ils sont par conséquent illicites quand elles sont employées pour porter préjudice à un innocent. 47d des grands prêtres et des anciens du peuple Trois groupes • →Albert le Grand Sup. Matt. distingue trois groupes : 1) missi a principibus et sacerdotibus et senioribus populi = les chefs, c’est-à-dire ceux qui possèdent la puissance publique de juger ; 2) les prêtres, c’est-à-dire ceux qui possèdent la science des lois et la sainteté de l’ordre ; 3) les anciens du peuple, c’est-à-dire ceux qui doivent donner des conseils dans les actions humaines. 48a leur avait donné un signe Pourquoi ? Pour s’assurer sa récompense • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Judas craignait que [Jésus] ne se dérobât, comme ce fut le cas lorsqu’ils voulaient le faire tomber et le lapider. C’est la raison pour laquelle il leur donna un tel signe afin que si [Jésus] venait à s’échapper après que [Judas] lui eut donné le baiser, Judas ne perdît pas sa récompense » (1480A). À cause des apparences diverses de Jésus • →Origène Comm. Matt. 100 « Voici une tradition qui nous est parvenue à son sujet : Jésus non seulement se manifestait sous deux formes (une sous laquelle tout le monde le voyait ; l’autre, sous laquelle il apparut à ses disciples sur la montagne lors de sa transfiguration […]), mais

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aussi apparaissait à chacun selon qu’il en était digne [comme la manne qui a pour chacun le goût qu’il souhaite, Sg 16,20]. C’est pourquoi même si les foules qui arrivent avec Judas l’avaient souvent vu, elles avaient à tout le moins besoin d’un signe, à cause de ses transformations, pour le leur désigner » (218.18 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1777). • →Jérôme Comm. Matt. « Le même manque de foi qui lui a fait livrer son Maître et Seigneur lui faisait croire que les miracles (signa) accomplis sous ses yeux par le Sauveur étaient l’œuvre non de la majesté divine mais d’un pouvoir magique. Ayant peut-être entendu parler de sa transfiguration sur la montagne, il craignait qu’une transformation semblable ne lui permît d’échapper aux mains des valets. Il leur donne donc un signe de reconnaissance : qu’ils le sachent, ce sera celui qu’il désignera par un baiser » (= →Raban Maur Exp. Matt. [710.14] ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. [1475B] ; →Anonymes In Matt. [202.85] ; →Albert le Grand Sup. Matt.). 49b Salut rabbi ! Salutation En usage • →Christian de Stavelot Exp. Matt. (1480A) : On dit Ave en latin, Kere en grec, Salamalech en hébreu, comme l’a dit Judas. C’est le mot de salutation que le monde entier utilisait pour se saluer selon l’usage des Romains. En anagramme • →Albert le Grand Sup. Matt. : Ce salut (ave) est une fausse salutation, parce qu’il apporte et procure le malheur (vae) de la mort. 49c baiser Ambigu • →Origène Comm. Matt. 100 « Selon quelques-uns ce fut pour conserver quelque marque de respect envers son maître, sur lequel il n’osait se jeter publiquement […] ; selon d’autres, [c’est] parce qu’il craignit qu’en se déclarant ouvertement son ennemi, il ne fût cause qu’il ne lui échappât, puisque dans sa pensée le Sauveur pouvait s’enfuir par quelques sortilèges secrets et se rendre invisible. […] Pour moi, je pense que tous ceux qui trahissent la vérité, en feignant de l’aimer et en se servant du signe qu’est le baiser, trahissent le Verbe de Dieu » (219.20). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1806 « Tu me trahis par un baiser, qui est le signe de l’amour et de la vraie dilection. Tu offres véritablement le gage de la paix, mais tu infliges une blessure et le venin du serpent. » Indigne • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,2 « Judas se fiait en la douceur du Maître, et [il prenait pour marque de sa trahison] un signal qui suffisait lui seul pour le confondre et pour le rendre indigne de tout pardon, puisqu’il trahissait celui qui était si doux » (747.56). • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 12,10 « En cette Fête-là / Le faussaire a baisé / La Bouche véridique, / Chaire de vérité ! » • →Raban Maur Exp. Matt. « Le Seigneur accepte le baiser du traître non pour nous enseigner la dissimulation mais parce qu’il ne voulait pas paraître fuir la trahison » (711.24). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Nous ne nous donnons pas le baiser de nos jours, si ce n’est après plusieurs jours [d’absence]. C’est ce même signe qu’utilisa Caïn comme tous ceux qui s’embrassent par crainte, semblable en fait, semblable dans le crime, quoique celui-là ait été le pire de tous » (1480A). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Ô quelle confiance impudente et criminelle de l’appeler maître et de lui donner le baiser qui le trahissait ! » (1475C). *myst49c Typologique • →Albert le Grand Sup. Matt. « comme un agneau qui serait embrassé par un loup » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1818). Pire que la blessure d’un ami • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1837 « Si tu considères les blessures pour lesquelles Pierre fut réprimandé par le Seigneur et le baiser de Judas le traître, tu trouveras qu’il vaut mieux les blessures d’un ami que les baisers d’un ennemi (Pr 27,6). »

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+ Mystique + 49c il lui donna un baiser Baiser perfide • →Romanos le Mélode Hymn. 33,1 « Qui, à l’entendre, n’a pas été stupéfait ? Qui, à le voir, n’a pas frémi ? Jésus salué par un baiser perfide, le Christ vendu par jalousie, Dieu se livrant volontairement aux liens ! Quelle terre a supporté cette audace ? » *chr49c Et Jésus à Judas • →Bonaventure Lignum 17 « […] ce très doux Agneau ne refusa pas d’appliquer, au moment même de la trahison, un suave baiser de sa bouche qui n’a jamais connu de fausseté, sur la bouche où abonde la méchanceté, pour lui témoigner tout ce qui aurait pu adoucir l’opiniâtreté d’un cœur dépravé » (45).

+ Théologie + 47-56 CHRISTOLOGIE La liberté du Christ Dans l’arrestation de Jésus se manifeste pleinement sa liberté souveraine de →Fils de Dieu car il a fait le choix de se livrer (cf. Jn 10,18 ; *chr55b). • →Pélage I Hum. gen. « Nous professons que sous Ponce Pilate il a librement souffert pour notre salut dans la chair » (→DzH 442). • →Jean IV Dominus « […] le Verbe fait chair dans la ressemblance avec la chair de péché a pris tout ce qui est nôtre, sans porter aucune culpabilité encourue de par la transmission de la transgression. […] L’unique et seul médiateur sans péché de Dieu et des hommes est donc l’homme Christ Jésus (1Tm 2,5), qui a été conçu et est né libre au milieu des morts » (→DzH 496). • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 18,4 resp. : Le Christ avait le libre arbitre, car « du moment que nous admettons chez le Christ la volonté de raison, nous devons aussi admettre chez lui la volonté d’élection [de choix], et par conséquent le libre arbitre, dont l’élection est l’acte. » Cette conscience libre manifeste la totale liberté du Fils de Dieu au moment de son arrestation et tout au long de la passion. *theo1-5 THÉODICÉE + Littérature + 48a leur avait donné un signe Pourquoi faut-il désigner Jésus ? • →Claudel Croix « Je ne puis croire qu’il n’y eût dans la personne du Fils de Dieu quelque chose de particulier et de saisissant qui permît aussitôt de dire : “C’est Lui” ! De plus, il ne manquait pas à Jérusalem, où, ces jours derniers, il s’était manifesté aux foules avec éclat, de gens capables de l’identifier. […] Mais alors pourquoi Judas et pourquoi ces paroles que Matthieu met dans sa bouche : Quemcumque osculatus fuero, ipse est : tenete eum, saisissez-vous de lui ? Je crois que l’idée à demi consciente des pharisiens était qu’il y eût non seulement livraison du Christ, mais livraison authentifiée par quelqu’un qui eût qualité et pouvoir à cet effet, un apôtre, quelqu’un qui eût reçu du Christ lui-même autorité pour dire : C’est Lui, ne cherchez pas ailleurs. Un autre apôtre, Pierre, a déclaré, autrefois : Tu es le Christ. Et Judas à son tour dit : Ipse est. C’est lui. Il est bien le Christ. […] Ave, Rabbi, dit Judas. Il Le confesse, il Le désigne, il en prend possession par l’haleine, il aspire le Verbe et c’est de ce souffle même qu’il vient de Lui prendre qu’il se sert pour dire : C’est Lui » (618-619). 49c il lui donna un baiser Moyen Âge Geste surnaturel • →Voragine Légende : La bouche de Judas est sanctifiée par le contact avec le corps de Jésus, c’est la raison pour laquelle au moment de sa mort son âme ne pourra pas quitter son corps par sa bouche : il faudra que son corps éclate pour qu’il puisse mourir (1,318-319 ; cf. Ac 1,18). • →Gréban Passion « il vint et son maistre baisa, / et par ceste bouche maligne / qui toucha a chose tant digne / l’ame ne doit ne peust passer » (v.22020-22023).

Geste scandaleux Traître parmi les traîtres, Judas l’est non seulement à cause de trahir celui qui mérite toute confiance, mais aussi par l’acte même par lequel il le livre et qui symbolise toute sa perfidie puisqu’il constitue l’à-rebours du signe de l’amour et de la charité, de la confiance aussi, que Jésus a instauré avec ses disciples. C’est ce scandale paroxystique qui a retenu l’attention des écrivains, comme celle des peintres, ce qui montre que son intérêt ne se limite pas à sa seule charge narrative. →Judas Iscariote : fortune littéraire • →Pass. Francf. développe la réplique de Judas en un désir d’embrasser le maître sur la bouche, en protestation d’amitié et de bienveillance (v.2351-2356). 19e siècle Inversion du motif Le baiser de Judas est un baiser de traîtrise et de délation, alors que celui du Christ est un baiser de liberté, insupportable pour le méchant. • →Dostoïevski Karamazovy réécrit le procès de Jésus dans « Le Grand Inquisiteur », lequel fait figure à la fois de nouveau Judas et de nouveau Caïphe. Ivan Karamazov imagine que le Christ a choisi de réapparaître à Séville, au temps de l’Inquisition, pour mettre un terme à l’Église institutionnelle. Le Christ est rapidement repéré dans la foule par les miracles qu’il accomplit. Vient à passer le cardinal grand inquisiteur, tel Judas entouré d’une cohorte de gardes. Au lieu du baiser biblique, « il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir ». Cette nuit-là, il rend visite au « Prisonnier » dans sa cellule. En un long discours, il explique au Christ comment il a asservi les hommes, comment il les a ainsi sauvés de la terrible liberté dans laquelle les avait laissés le Christ. Il revendique avec orgueil son rapprochement avec l’Autre, le Diable, et incarne en cela la figure de traître. À la fin de ce discours, « l’Inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier […]. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise [l]es lèvres exsangues » de l’Inquisiteur, lequel en tremblant va ouvrir la porte de la cellule et ordonne au Christ de s’enfuir pour ne plus jamais revenir (365). 20e siècle Geste déroutant • →Mauriac Vie « Idée surnaturelle que le traître n’eût pas trouvée seul, cette trahison par le baiser déroute Celui qui pourtant s’attendait à tout. Cette bouche sur sa joue ! […] Jusqu’à la fin, la créature l’étonne. Il croyait avoir touché l’extrême fond de la bassesse humaine ; mais ce baiser… » (249). Claudel et Mauriac entretinrent une dispute sur « le baiser de Judas ». • →Claudel Croix revient sur la mystérieuse nécessité de cet acte : « Il fallait donc quelqu’un qui fût au courant, qui eût qualité pour mettre la main sur Lui, pour Le tenir, pour Le stabiliser, pour L’empêcher de passer, pour L’obliger à l’identification » (619 ; cf. *litt48a). Geste liturgique ? • →Claudel Croix « Ce baiser sacramentel que Tu es venu apporter à l’Humanité et que tu reproches douloureusement à l’amer Simon de ne T’avoir pas rendu (Lc 7,45), ce baiser sacré qu’à la messe le diacre vient recueillir avec révérence sur les lèvres de l’Officiant pour le distribuer ensuite à tout le Chœur, — on Te rend Ta visite ! Tu l’as voulu ! C’est Jérusalem à son tour qui s’ébranle vers Toi ! — ce baiser, le voici en marche dans la nuit vers Ton cœur et vers Ta bouche ! C’est Ton apôtre, c’est Judas qui en est officiellement chargé. Judas, est-ce ainsi par un baiser que tu trahis (ou que tu livres, c’est le même mot) le Fils de l’Homme ? Et comment, par quel autre moyen, Seigneur, aurait-il pu prendre livraison de votre personne et la délivrer, comme il s’y était engagé, à ses commettants ? N’est-ce point cette rencontre que Vous avez appelée Vous-même d’un grand désir ? » (485). Seul accueil que le pécheur peut faire à Jésus • →Claudel Croix « […] ce misérable rouquin dont l’œil impudent et le nez camard est éclairé de temps en temps par le feu d’une torche, n’est-il point l’ambassadeur vers quelqu’un de plus grand que le Salomon de la Reine de Saba, je veux dire de l’Âme humaine, de ces millions de patriarches engloutis et de prêtres futurs qui s’écrient avec la fiancée du Cantique : Qu’il me baise d’un baiser de Sa bouche ! Et que Vous attendiez-Vous à rencontrer sur nos lèvres, Seigneur, autre chose que la saveur de notre

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indignité et de notre trahison ? Quel autre attrait était capable de Vous attirer et de Vous retenir ? Quelle autre empreinte pouvait laisser sur Vos lèvres sacrées ce misérable à qui le premier il fut donné dans le vertige de respirer le Verbe à sa source ? Maintenant Vous lui appartenez et Vous ne cesserez pas d’être à lui ! » (485). Monologue de Judas : un geste respectueux • →Claudel Mort « Je me souviendrai toujours de ce moment. Quand on prend congé d’une personnalité distinguée à laquelle on a prodigué pendant trois ans des services aussi loyaux que gratuits, l’émotion est compréhensible. C’est donc dans les sentiments de la sympathie la plus sincère, mais avec en même temps cette satisfaction dans le cœur que procure la conscience du devoir accompli que je déposai sur Ses lèvres, à la manière orientale, un baiser respectueux. Je savais que je rendais à l’État, à la religion, à Lui-même, un service éminent, — aux dépens peut-être de mes intérêts et de ma réputation, — en L’empêchant désormais de troubler, — avec les meilleures intentions du monde ! — les esprits faibles, de semer dans la population l’inquiétude, le mécontentement de ce qui existe et le goût de ce qui n’existe pas » (906). Français biblique : un « baiser de Judas » L’épisode a marqué l’imagination occidentale au point que la locution un « baiser de Judas » s’est lexicalisée pour désigner une traîtrise particulière : sous l’abord positif, sinon amical, de quelqu’un, on engage ou reprend les hostilités avec lui. Le baiser de Judas vs. le baiser de l’épouse • →Bossuet Méditations « Ne le [= le corps de Jésus Christ] touchons pas avec des mains sacrilèges ; ne le recevons pas avec une bouche impure ; ne lui donnons pas un baiser de Judas, un baiser de traître ; que ce soit un baiser d’épouse, un baiser rempli d’ardeur et qui soit le gage d’un chaste et perpétuel amour » (417). Baiser rédempteur ? • →France Thaïs « Il n’est pas une seule action humaine, fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption » (163).

+ Arts visuels + 47-56 Arrestation du Christ Riche en détails narratifs, l’épisode de l’arrestation de Jésus, qui développe chez Mt un véritable dialogue entre le Christ et le traître (contrairement aux autres évangiles : *syn47-56), a suscité de nombreuses représentations dans le domaine des arts visuels. Certains détails, comme la guérison de l’oreille du centurion (raconté par le seul Lc : *syn5254) et le moment de l’arrestation de nuit (qui implique l’utilisation de torches et de lanternes, précisé par Jn 18,3), permettent cependant de ne pas les rapprocher du corpus de Mt. Ainsi, la magnifique scène nocturne, aux accents dramatiques, que réalisa Giotto  en 1304-1306 dans la suite des fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue, est indiscutablement de source johannique (même si le motif du baiser n’apparaît pas dans Jn). Comme le sont les belles compositions de la période moderne, surtout celle des caravagesques intéressés par les recherches luministes : • Dieric Bouts (ca. 1440-1450, Munich) ; Albrecht Altdorfer (15091516, Abbaye de Saint-Florian) ; Giuseppe Cesari (1596-1597, Rome) ; Le Caravage (1598, Odessa) ; Le Guerchin (1620, Cambridge) ; Jacob Jordaens (1650, Cleveland) ; Simon de Vos (1650-1670, Lille). Malgré la richesse des détails donnés par les évangélistes, les artistes se sont surtout intéressés à un seul élément de l’épisode : le baiser (*vis48-49). Depuis le Moyen Âge, le baiser fait d’ailleurs partie des Arma Christi, ne laissant aucun doute sur l’interprétation entièrement négative du personnage de Judas. À tel point que le titre « d’arrestation du Christ » est moins fréquent que celui de « baiser de Judas » — lors même que de nombreux détails trahissent une bonne connaissance de l’évangile de Jn. L’arrestation du Christ comprend en réalité quatre moments distincts : • le baiser et l’arrestation, • le dialogue entre le Christ et les soldats qui tombent à la renverse, • Pierre tranchant l’oreille du serviteur du grand prêtre (*vis50-53), • le départ du Christ et la fuite des disciples.

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Dès le 4e siècle La désignation de Jésus aux soldats romains et l’arrestation sont formulées de manière autonome dans l’art paléochrétien dès le 4e s. • Sarcophage de Junius Bassus (359, Musées du Vatican). Jésus est encadré par deux hommes armés mais est laissé libre, une main tenant un rotulus, comme s’il consentait pleinement à son arrestation. Si le simple moment de l’arrestation est montrée sur ce sarcophage, d’autres images contemporaines isolent l’épisode du baiser de Judas. • Les mosaïques de la basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne en 526 et les miniatures du Codex Augustinus à l’aube du 7e s. distinguent nettement les scènes du baiser et de l’arrestation. La présence de Pierre s’apprêtant à dégainer son épée à Ravenne et celle d’une torche dans le Codex Augustinus font référence à Jn. Une combinaison des deux moments apparaîtra rapidement dans l’art monumental et connaîtra un succès durable. Judas embrasse Jésus, qui est en même temps saisi et molesté par les gardes, à qui il ne peut opposer aucune résistance. Jésus est même abandonné par ses amis, qui ont déserté l’image. Le Moyen Âge insistera ainsi sur le caractère inéluctable — conforme aux Écritures — du destin de Jésus (Mt 26,56). • le Codex Egberti  (ca. 980-990) et les fresques de Sant’Angelo in Formis (ca.  1100) mêlent, en une seule composition, baiser et arrestation, mais aussi Pierre tranchant l’oreille du serviteur. Dans ces deux œuvres apparaît déjà ce qui deviendra une règle iconographique : Judas est figuré plus petit que le Christ. À partir du 11e siècle et pendant toute la période gothique, cette scène de l’essorillement peut devenir le motif principal, • reléguant celle du baiser à l’arrière-plan, comme dans le relief de Naumburg (ca. 1250-1260) ; • ou étant développée en la guérison de Malchus, ainsi dans une plaque d’ivoire de l’École de Metz (ca. 1000) et dans le retable d’Hofgeismar (ca. 1320). De manière générale, l’iconographie de l’arrestation ne cesse de gagner en intensité dramatique après le 13e s. : la troupe armée s’étoffe ; les gardes s’agitent et s’emparent de Jésus (réduit à l’impuissance et à la patience) ; une foule de voyeurs est progressivement constituée (faite de prêtres juifs et de quidams véhéments). Judas cristallise les stigmates de l’altérité et du mal : profil irrégulier, longue chevelure rousse (souvent hirsute), vêtement jaune ou vert, bourse à la ceinture. C’est également à la fin de la période gothique, puis surtout dans les premiers feux de la Renaissance, que se développe la scène des soldats tombant à terre : • Fra Angelico  dans les fresques du couvent San Marco à Florence, de même que les Frères de Limbourg dans les Très riches heures du Duc de Berry (Chantilly). Plus rarement les artistes représentent la fuite des disciples : • Duccio di Buoninsegna dans sa Maestà (1308-1311, Sienne) ; Sassetta dans un élément de retable (1437-1444, Detroit) ; Jean Fouquet dans les Heures d’Étienne Chevalier (1452-1460, Chantilly) ; Albrecht Dürer dans les xylographies de sa Grande et Petite Passion (1497-1510 et 1511). Époques moderne et contemporaine À partir de la fin du Moyen Âge, les peintres exploitent plus les jeux de lumière et de clair-obscur dans cette scène de nuit, afin d’accroître la dimension dramatique. Des personnages aux faciès variés expriment la haine. • Cimabue (fin du 13e s., Assise) ; Gustave Doré, Le baiser de Judas (1866, dans La Sainte Bible, gravure 141, Paris) ; Paul Delaroche (1797-1856, Paris) ; Thomas Couture ; Arcabas (1926-2018, Abbaye de Leffe). Pierre reçoit une importance croissante à l’époque moderne et glisse vers le centre de la composition, alors que Jésus est relégué au second plan : • Albrecht Altdorfer, Retable de la Passion, panneau de l’Arrestation du Christ (1509-1516, Abbaye de Saint-Florian) ; • Albrecht Dürer, Cycle de la Passion (gravures), La Trahison du Christ (1508, Metropolitan Museum of Art, New York). Les épisodes des soldats tombant à terre et de la fuite des disciples se font alors plus rares mais ne sont pas totalement oubliés : • Ludovico Cigoli (1559-1613,  Paris) ; Joseph Parrocel (1646-1704, Paris).

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48-49 Le baiser de Judas Le baiser de Judas est le symbole visuel le plus répandu de trahison. Le plus souvent Jésus et Judas sont présentés en couple, l’un face à l’autre, au centre de la composition. Jésus, de profil, va au-devant de son sort, le bras énergiquement tendu vers Judas, qui approche son visage du celui du Christ et le tient. L’épisode est très ancien dans l’iconographie chrétienne, figurant parfois avec l’arrestation de Jésus (*vis47-56), parfois de manière autonome. • Sarcophage de San Giovanni in Valle (ca. 400, Vérone). Sur l’extrême droite du front du sarcophage l’épisode est intégré seul pour évoquer l’arrestation de Jésus. • Mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf du Baiser de Judas et de l’Arrestation du Christ (6e s., Ravenne). Les deux scènes sont associées sur deux panneaux, bien qu’elles soient traitées comme deux épisodes bien distincts. Sur le premier panneau, Judas désigne Jésus aux soldats en l’embrassant ; sur le second, le Christ est immobilisé par ces mêmes soldats.  Une première évolution significative apparaît : Jésus et Judas sont encadrés par une troupe armée de piques et de poignards (parmi laquelle on distingue un représentant des autorités juives) et, à gauche, par le groupe des apôtres. Au premier rang de ceux-ci, Pierre (cheveux, barbe et toge blancs) s’apprête à dégainer son épée (*vis50-53). Au centre, Jésus, libre, se présente de face. Par contraste, Judas, plus petit et de profil — en signe de sa duplicité —, vient se lover contre lui, joue contre joue et main tendue pour le désigner. Autres innovations : désormais Judas se tient à gauche, et Jésus est désormais figé et passif, acceptant son sort plutôt que le choisissant. Ce syntagme iconographique reposant sur le contraste et l’opposition entre les deux figures est respecté sur une très longue période : • Cimabue, Arrestation du Christ, fresque de l’église supérieure de Saint-François-d’Assise (13e s., Assise). Le motif du couple central ne formant quasiment qu’une seule figure au centre de la composition est l’occasion de créer des jeux d’opposition physique entre le visage du Christ et celui de Judas. C’est également l’occasion d’opérer un travail de réflexion du visage de Jésus lui-même : • Giotto di Bondone, fresque de la chapelle Scrovegni (14e s., Padoue). Le profil du visage de Jésus est régulier, parfaitement dessiné : son front est haut, son nez droit et son regard franc. À ce profil s’oppose celui de Judas, au front court, à l’arcade sourcilière proéminente, qui dissimule de petits yeux enfoncés. Le visage du Christ est régulier, parfaitement dessiné, et s’oppose à celui de Judas, au front court, à l’arcade sourcilière proéminente, qui dissimule de petits yeux enfoncés. Le nez rejoint une mâchoire presque prognathe semée de courts poils broussailleux, l’ensemble conférant à Judas un air simiesque. De son bras Judas embrasse Jésus, qui est comme absorbé par le manteau jaune de la trahison. Les deux hommes ne forment plus qu’un corps bicéphale. Jésus n’est ni passif ni résigné, mais parfaitement conscient d’un sort qu’il embrasse littéralement et symboliquement dans une fusion des regards. • Albrecht Dürer, Cycle de la Passion (gravures), La Trahison du Christ (1508, Metropolitan Museum of Art, New York). Le graveur a laissé plus ou moins vierge de ciselure le visage de Jésus, qui apparaît comme éclairé de l’intérieur, alors que celui de Judas — pourtant en contact avec ce visage radieux — reste noir, saturé de traits de gravure. L’image du baiser de Judas connaît des variations. Le baiser, geste visuellement puissant, peut évoquer des scènes telle que la communion de Judas, durant laquelle le mal prend possession de son corps et de son esprit (ce qui est parfois littéralement mis en image : *vis21-25), ou encore avec la mort de Judas (*vis27,3-5), moment durant lequel, à la fin du Moyen Âge, l’âme du traître est extraite directement de ses entrailles, alors que le motif habituel montre l’âme du défunt extraite par sa bouche. La tradition, refusant que l’âme souillée passe par des lèvres qui ont touché celles du Christ, se retrouve sous cette forme dans l’iconographie. + Musique + 47b voici Les silences Pour donner une résonance particulière au mot « voici » (siehe) répété trois versets de suite, →Bach Passion le fait suivre immédiatement d’un silence.

48b Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissez-le Style musical indirect libre →Bach Passion confie cette phrase de Judas, en style direct dans le texte, à la voix de l’évangéliste car il s’agit de faits antérieurs à l’action présente. 49bc Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser Trahison dissonante Le mode majeur ainsi que le caractère solennel du grand arpège de salutation de Judas (Gegrüßet seist du) sous-entendent l’hypocrisie du traître. On peut aussi remarquer la dissonance (la-sol#) écrite expressément par →Bach Passion au moment du baiser sur le mot ihn (« lui »). + Danse + 47b voici Mise en scène de l’inéluctable →Neumeier Passion • Tous les danseurs s’avancent sur la scène, abandonnant définitivement le podium en fond de scène. Jusqu’à présent ils y représentaient les spectateurs comme en miroir de l’autre côté de la salle. Il n’y a plus place pour de simples spectateurs de l’action : tous doivent désormais prendre parti, pour Jésus, ou contre lui. • Trois danseurs portent des bancs noirs dont les diagonales barrent la ligne blanche formée par le corps de ballet — telles les pointes d’un trident infernal : un objet banal et inoffensif devient une arme de mort, soulignant que la violence nait du cœur de l’homme, et non du seul fait de posséder des armes. • Judas est le dernier à quitter le fond. Judas et Jésus se font face à chaque extrémité. 49bc Salut rabbi ! Et il lui donna un baiser En fait non, il n’y parvint pas ! →Neumeier Passion • À « il lui donna un baiser », Judas s’effondre sur lui-même. + Cinéma + 47 voici Judas l’un des douze et avec lui une bande nombreuse Transition • →Zecca Passion : Judas et la troupe arrivent alors que Jésus est encore en train de prier, seul. Jésus se lève et se retrouve face à Judas (*cin49c : Zecca). Les disciples ne forment pas d’obstacle à l’arrestation de Jésus, ils arriveront trop tard. • →Stevens Story : Revenu vers ses disciples endormis, Jésus les exhorte à veiller (v.41). On voit en arrière-plan les lumières (que Jésus contemple) des torches, qui serpentent et se rapprochent. Bruits de pas et cliquetis d’armes sont de plus en plus forts. Le lieu où se tient Jésus est envahi de tous côtés. Alternance • →Olcott Manger : Une scène montrant Judas, une lanterne à la main, s’approcher du jardin avec une troupe (encore une fois inspirée de James Tissot) est intercalée entre les v.39 et 40. La troupe s’arrête au loin, et Judas s’avance seul. • →van den Bergh Matthew : Alors que le rythme de la musique s’intensifie, un plan moyen cadre Judas, entouré d’une troupe nombreuse, s’avançant dans le jardin. Tandis que la voix du narrateur prononce le v.47, montage alterné avec le plan précédent : on voit Jésus, suivi par tous ses disciples (dont une femme), s’avancer vers la caméra. Un disciple un peu à l’écart, filmé en plan rapproché, regarde attentivement. Ellipse • →Pasolini Matteo : Un fondu enchaîné entre deux plans du visage de Jésus donne le sentiment d’un long temps écoulé et assure ainsi une transition instantanée du v.42 au v.47. Cette ellipse permet de redonner rythme et souffle après le ralentissement de l’agonie. Transposition moderne • →Greene Godspell : À peine Jésus a-t-il repoussé les tentations (*cin38 : Greene) qu’une voiture de police arrive en arrière-plan, pleins phares. Judas en sort, puis entre dans le terrain seul. Opposition visuelle • →Scorsese Temptation : Un rapide balayage de gauche à droite oppose le groupe Judas-gardes au groupe Jésus-disciples.

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Insistance • →Gibson Passion : Un plan large montre, du point de vue de Jésus — qui vient d’écraser le serpent — quelques torches s’avancer dans le jardin. Jésus quitte le rocher et s’avance d’un air décidé. Les trois disciples s’avancent à leur tour. Judas et les gardes, Jésus et Jean se rejoignent et s’arrêtent à quelques mètres les uns des autres. Ils se dévisagent. La caméra s’attache à montrer les visages par des plans rapprochés, tandis que la mise en scène est inspirée de Jn 18. Judas se retourne : un ralenti amplifie ce mouvement de fuite stoppé par les gardes. Pierre se présente à la gauche de Jésus, tandis que Judas est jeté en avant. De nombreux ralentis insistent sur les nombreux échanges de regard (entre Judas et les disciples, entre les gardes, etc.). 48a leur avait donné un signe Ellipse suppléée • →DeMille King : Juste avant d’entrer dans le jardin, Judas réfléchit à un signal de reconnaissance : il se frotte le menton, puis plisse les yeux en expliquant au garde qui l’accompagne qu’il embrassera celui dont ils doivent se saisir. 48b Celui que j’embrasserai, c’est lui, saisissez-le Acmé • →van den Bergh Matthew : Judas s’avance à la tête de la troupe et s’arrête près d’un arbre, en prononçant ce v. La caméra zoome lentement sur son visage, tandis que la musique rythmée s’estompe, laissant place à une basse continue. Un gros plan sur le visage de Jésus achève de donner au spectateur l’impression d’un moment-clé qui se joue entre les deux personnages. 49c il lui donna un baiser Mise en scène Ce baiser est un détail concret que les cinéastes montrent généralement. La rapidité du geste ne permet pas toujours un traitement qui exprime la complexité des sentiments et le paradoxe souligné par le mot « compagnon » (utilisé par Jésus pour nommer celui qui le livre et explicité par Lc 22,48 « c’est par un baiser que tu livres le fils de l’homme ? »). Jésus figé, le traître par derrière • →Zecca Passion : Le jeu muet des acteurs permet de montrer les hésitations de Judas par un regard levé vers le ciel, puis se détournant de Jésus. Le traître arrive par derrière et embrasse Jésus en se mettant de profil, tandis que Jésus, de face, reste impassible et tend la joue. Immédiatement après, Judas s’écarte de Jésus pour faire signe aux soldats, qui l’arrêtent. • →Olcott Manger : Judas arrive seul, par derrière, vers le groupe formé par Jésus et les trois disciples, qui font face à la caméra. Il embrasse — en se mettant de profil — un Jésus de face et impassible (inspiré du tableau de James Tissot). Jésus se tourne vers lui et, alors que la bande armée arrive, Judas semble déjà frappé de remords : il recule, s’éloigne. • →DeMille King : Judas s’avance seul vers Jésus, tandis que la bande armée reste en retrait, cachée derrière un arbre. Il passe avec sa lanterne devant les disciples endormis et salue son maître. Le jeu de l’acteur traduit la fourberie du personnage : yeux très mobiles, sourire gêné, gestes saccadés et théâtralisés. Il s’approche de Jésus impassible et, dans un plan rapproché, vient l’embrasser par derrière sur la joue droite. Son visage change, ses yeux s’écarquillent et il détourne le regard devant Jésus qui l’apostrophe (Lc 22,48). • →Jewison Superstar s’inscrit dans cette tradition : le visage de Judas apparaît en gros plan, il avance lentement. En avant-plan, les cheveux et le

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front de Jésus (qui a revêtu le manteau noir tendu plus tôt à Judas), entrent dans le champ de la caméra. Judas s’approche par derrière et donne un baiser sur la joue de Jésus qui reste immobile. Le baiser est filmé en gros plan. Aussitôt après, léger travelling arrière qui souligne l’importance du geste. Le plan suivant montre le réveil de Pierre, puis de tous les disciples, entourés par les fourches, tridents et hallebardes des soldats. Rencontre • →Pasolini Matteo fait courir Judas et Jésus l’un vers l’autre et s’embrasser, à l’écart. L’image montre ensuite en gros plan le visage de l’un, puis de l’autre : peut-être se donnent-ils mutuellement un baiser ? La séquence exprime l’amour que Jésus continue à donner à Judas, malgré sa trahison. Inversion : Jésus embrasse Judas • →Greene Godspell : Judas hésite, se jette dans les bras de Jésus. Jésus prend sa tête dans ses mains, l’embrasse à deux reprises, puis baisse la tête. Judas s’écarte et, après avoir soufflé dans le sifflet qu’il porte autour du cou, lève les mains, se retourne vers la voiture de police dont on ne voit pas les personnes à l’intérieur. Il chante quelques syllabes qui rappellent les roulements de tambour et fanfares à la fin d’un numéro de cirque. Son numéro terminé, il s’avance à nouveau vers Jésus, le prend par les épaules et le plaque contre le grillage qui entoure le terrain pour le « crucifier ». Parallélismes • →van den Bergh Matthew : Judas, en plan rapproché, s’avance lentement vers Jésus. Il sourit, puis le salue. Les plans rapprochés permettent de placer chacun des deux personnages au milieu d’un groupe, vu en arrièreplan. Le visage de Jésus reste grave : il dévisage Judas, qui perd son sourire avant d’embrasser la joue de Jésus. Un léger zoom permet de remplir totalement l’écran des cheveux de Jésus, à droite, et du visage de Judas, à gauche — rappel visuel du baiser de Jésus à Judas lors de la Cène (*cin25bc : van den Bergh) ? Un effet de contrechamp montre le point de vue inverse lorsque Judas écarte son visage, la main sur la joue de Jésus. Baiser pressé… • →Duvivier Golgotha montre le visage de Judas de profil, séparé de celui de Jésus, de face. Jésus regarde en coin Judas avec sévérité. Au moment du baiser, la caméra se détourne vers les apôtres. On voit ensuite Judas s’écarter brusquement de Jésus ; la bande-son donne la phrase « c’est par un baiser que tu trahis… ». • →Ray King montre aussi Judas se détourner très vite de Jésus après lui avoir donné le baiser. • →Stevens Story : La rapidité du baiser, filmé en plan rapproché, contraste avec la lenteur générale du film. • →Scorsese Temptation : En un seul plan, Judas s’approche prestement de Jésus, le salue d’un « Bienvenu, Rabbi » et embrasse sa bouche, avant de le serrer dans ses bras. … ou ralenti • →Gibson Passion : Les cheveux de Jésus occupent l’extrémité gauche du plan, les gardes et leurs torches l’arrière-plan, tandis que Judas, de face, s’approche de Jésus, pose sa main sur son épaule et tend les lèvres vers sa joue : le geste se fait dans un bref ralenti. Un deuxième plan où les deux hommes sont de profil montre l’instant même du baiser. Un rapide plan montre le regard attentif du disciple Jean. Jésus prononce Lc 22,48 en regardant tristement Judas.



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Texte

NARRATION Zoom très visuel sur les gestes de ceux qui arrêtent Jésus.

+ Critique textuelle +

Reception

50b pour quoi tu es venu Affirmatif ou interrogatif • V (éd. Gryson) : ad quod venisti (affirmatif) ; cf. S : ‘l hy ; • Syxto-Clémentine : ad quid venisti (interrogatif, « vers (pour) quoi es-tu venu ? » ; cf. Codex Sinaiticus Syriacus : ‘l m’. + Vocabulaire + 50b Compagnon Lexicographie Sens générique Le terme hetairos désigne la personne proche, du simple collègue de travail à l’ami. Mot équivalent En réponse à rabbi, il traduit peut-être ḥābēr, désignant le membre d’une fraternité de disciples (cf. G-Ct 1,7 ; 8,13 ; →m. ’Abot 1,6). Connotations négatives Cependant, en Mt 20,13 ; 22,12, il est employé avec des nuances condescendantes ou menaçantes. Il ne s’agit en tout cas pas du adelphos (« frère ») des premières communautés chrétiennes.

+ Comparaison des versions + 50b pour quoi tu es venu Ambiguïté dans toutes les versions • Byz et TR : eph’ ô parei ; • Nes : eph’ ho parei ; • V : ad quod venisti (*tex50b) ; • S : ‘l hy d’tyt. + Lecture synoptique + 50ab SM + Tradition chrétienne +

50b Compagnon Enseignement pour la discipline ecclésiastique • →Éphrem le Syrien Hymn. haer. 22,11 « Bien qu’il fût déjà voleur, Judas continuait à être appelé “disciple”. Et quand Judas se mit à la tête des + Grammaire + autres, Notre Seigneur l’appela encore “ami”. Cela nous montre qu’un disciple, même pécheur, tant qu’il ne se sépare pas lui-même, demeure 50b Compagnon, pour quoi tu es venu Construction obscure qui permet pluun disciple. Et quand il fonde son propre parti et se sépare, il devient un sieurs interprétations. Gr : eph’ ho parei, litt. « ce pour quoi tu es ici ». “ami” ennemi. Iscariote en est l’exemple. » *com50b Sublime amour de l’ennemi Utilisation rare d’un pronom relatif pour un • →Origène Comm. Matt. 100 pronom interrogatif Byz TR Nes VS « Nous ne connaissons personne qui introduit la question « pourquoi 50 a Jésus lui dit : Jésus lui dit : de bien qui soit appelé de ce nom es-tu venu ? » C’est l’interprétation dans l’Écriture ; c’est au contraire dominante dans les versions et dans b — Compagnon, pour quoi — Ami, pour quoi tu es au mauvais, à celui qui n’a pas la tradition, mais on n’a guère d’attestu es venu ! ? venu ! ? revêtu l’habit de noces qu’on dit : tation autre pour cet usage avant le Nes dans quel — SEst-ce pour cela que tu “Compagnon (amice), comment 2e s. et l’on voit mal Jésus omniscient demander à Judas dans quel but il est es-tu entré ici” ? (Mt 22,12). […] Il but es-tu venu ? es venu , mon ami ? venu. est mauvais aussi, celui qui s’enc Alors ils s’avancèrent, Alors ils s’avancèrent, Ellipse tend dire dans la parabole des mirent les mains sur mirent les mains sur On peut sous-entendre : talents : “Compagnon, je ne te fais Jésus Jésus • une affirmation de la prescience de pas de tort” (Mt 20,13) » (220.14). Jésus (« ce pour quoi tu es venu va • = →Paschase Radbert Exp. Matt. d et le saisirent. et le saisirent. arriver » ou « je sais ce pour quoi 12,1850 « Par ce mot [ami], nous tu es venu » ou « fais ce pour quoi lisons souvent dans les Écritures 50b Compagnon Ps 109,5 tu es venu ») ; des reproches adressés à des gens • un enchaînement pragmatique sur insolents, comme ceci : “Mon ami, l’action qui précède immédiatecomment es-tu entré ici sans avoir ment (« c’est donc en me donnant un baiser que tu fais ce pour quoi tu es une tenue de noces” ? (Mt 22,12) Et ceci : “Mon ami, je ne te lèse en rien” venu »). (Mt 20,13). » Phrase complète commencée par un pronom relatif de liaison sans antécédent • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,1 « Dans le baiser de Judas, il y a cette « tu es venu pour cela ! / es-tu venu pour cela ? » ; cela étant soit le baiser, idée que nous apprenions à aimer tous nos ennemis […]. Son baiser en la trahison, l’arrestation, ou leur ensemble. effet n’est pas repoussé par le Seigneur » • = →Jean Chrysostome Hom. Matt. 83,2 (748.2) ; →Euthyme Zigabene + Procédés littéraires + Exp. Matt. 689. Ironie 50b Compagnon, pour quoi tu es venu RHÉTORIQUE Aposiopèse Dans la situa• →Éphrem le Syrien Diat. 20,12 « Il nomme amitié ce qui n’est qu’inimition où Jésus la prononce, l’expression stéréotypée invitant à « faire ce pour tié ! Le Seigneur […] lui [= Judas] retira l’Esprit qu’il lui avait insufflé, quoi on est là » peut résonner comme un reproche, comme une question il le lui enleva, ne voulant pas que le loup corrupteur fût parmi ses ironique (*gra50b), ou comme une déploration. L’aposiopèse suggère à la brebis. » fois le trouble émotionnel de Jésus et son impatience rédemptrice : il coupe • →Raban Maur Exp. Matt. « Il faut comprendre le mot “ami” par anticourt à tout compliment hypocrite. phrase [en grec dans le texte] ou bien sûrement en un sens proche de celui que nous avons lu plus haut (Mt 22,12) » (711.28 ; = →Christian de 50d le saisirent Stavelot Exp. Matt. par antiphrase). COMPOSITION Mot-crochet • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Le mot “ami” est dit avec ironie, on La mention de « la main » rappelle la prédiction de Jésus en Mt 17,22 ; doit comprendre le contraire. […] De cette manière adroite, on dit quelque 26,45. chose soit avec l’intention d’accuser soit d’insulter. »

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• →Albert le Grand Sup. Matt. « De la part du Christ, l’amitié est préservée car il a rendu le bien pour le mal, ce qui est le propre des amis. Mais parce que l’amitié existe entre deux personnes et que Judas apporte l’inimitié, la Glose dit qu’il s’agit de l’ironie. » *pro50b 50b pour quoi tu es venu Ambiguïté • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 16,8 « Il veut, et ses bourreaux / Le saisissent à leur tour ; / Il cache sa Puissance : / Dès lors on le maîtrise. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. : Ad quid venisti, à quoi il faut ajouter perfice : « Achève ce pourquoi tu es venu » (1480B). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Ad quid venisti veut dire : de ton statut d’apôtre, dans quel vil gouffre de trahison es-tu tombé ! • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Cela peut être lu comme une interrogation ou comme de l’indulgence. Si on le lit comme une interrogation, on peut alors lire que cela a été dit comme un reproche, comme s’il disait : “Tu manifestes de l’amitié par un baiser et tu es venu me perdre” ? » *gra50b ; *com50b + Mystique + 50b Compagnon Mansuétude du Christ • →Bonaventure Lignum 17 « Vraiment, bien que l’impiété du traître fût inexplicable, la très douce mansuétude de l’Agneau de Dieu la dépasse infiniment ; elle est donnée en exemple aux mortels pour que l’humaine fragilité exaspérée par un ami n’aille pas dire : Si encore un ennemi m’insultait, je pourrais le supporter (Ps 55,13), car même celui qui était familier, qui avait sa confiance (Ps 55,14), qui mangeait le pain du Christ, et partageait à la sainte cène les mets les plus doux, a levé contre lui son talon (Ps 41,10) » (45). 50d.55b le saisirent + pour m’arrêter — Jésus captif par amour pour nous • →Gertrude d’Helfta Exerc. 7,45-65 médite sur la captivité de Jésus en l’appliquant à elle-même : « De grâce, ô Amour, regarde mon Jésus, lui ton royal captif, […] lui qu’en cette heure tu as saisi avec une telle violence, afin de t’approprier avec lui tous ses biens, pour enrichir ensuite le ciel et la terre de ton très riche butin, et pour remplir de bien toutes les créatures, au moyen des trésors de ton très glorieux captif. […] Oh ! si le choix m’en était donné, qu’avec mon Jésus très cordialement aimé, tu me fasses aussi captive […] ! Oui, mon cher Jésus, que le sein de ta miséricorde soit le lieu de ma prison et de ma captivité ! » (1,263). + Théologie + 50b Compagnon MORALE Ordre de la charité Jésus ne traite pas Judas en ennemi mais toujours en disciple. Il est le premier à appliquer sa morale : « Aimez vos ennemis » (Mt 5,44). + Littérature + 50ab Jésus lui dit : Compagnon Du 17e au 19e siècle Judas (seul) véritable ami de Jésus ? • →Pascal Pensées « Jésus ne regarde pas dans Judas son inimitié, mais l’ordre de Dieu qu’il aime, et l’avoue, puisqu’il l’appelle ami » (Laf. 919 ; Sel. 749). • →Nerval Chimères (« Le Christ aux Oliviers ») : « Livrant au monde en vain tout son cœur épanché ; / Mais prêt à défaillir et sans force penché, / Il appela le seul — éveillé dans Solyme ; - - “Judas” ! lui cria-t-il, “Tu sais ce qu’on m’estime, / Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché : / Je suis souffrant, ami, sur la terre couché…” - - […] Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif, / Se trouvant mal payé » (650). Nerval se souvient peut-être de Pascal. Dans ce poème, l’abandon de Jésus est tel que même le traître s’ennuie de sa trahison. • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Judas ») « Et Judas s’approchant, blême et les mains crispées, / Baisa Christ. Et le ciel sacré fut obscurci. / — Mon ami, dit Jésus, que viens-tu faire ici ? » (857-858).

Fin du 19e siècle Judas réhabilité Suivant une piste ouverte par Renan, la Décadence (André Ibels, Bernard Lazare, Charles-Henry Hirsch, Pierre Veber, Claudius Popelin) réhabilite Judas comme le romantisme avait réhabilité Caïn. On aboutit au 20e s. à Une promotion de Judas (titre d’un ouvrage de Charles Maurras). Il s’agit à la fois de donner la parole à l’apôtre déchu et de lui restituer la grandeur dont il a été privé et sans laquelle l’identification mythique n’est pas concevable, jusqu’à cet ultime renversement : une passion de Judas se superpose sur la passion du Christ. 20e-21e siècle Judas : la fidélité dans l’infidélité • →Fleg Jésus : Judas s’inquiète lorsqu’il apprend que Nicodème essaie de convaincre Jésus de se sauver : « S’il sauvait Jésus, qui sauverait le monde ? » (232). C’est seulement en livrant Jésus que Judas lui sera fidèle, lui permettant ainsi de réaliser sa vocation messianique et rédemptrice. Fleg réhabilite ainsi la figure décriée de Judas assimilée au Juif traître. Il en fait un adjuvant du Christ : « Il savait que Judas le trahissait !… Il voulait que Judas le trahisse ! Il n’avait choisi Judas que pour que Judas le trahisse ! » (244). • →Gary Danse exprime cette idée a minima et sur le mode burlesque. Cohn a rencontré Jésus qui est revenu sur terre et qui veut fuir les hommes pour échapper à une nouvelle crucifixion. Cohn l’aide à s’enfuir : « […] mon nom jusqu’à la nuit des temps sera Judas » (312). Judas a donc aidé le Christ en le soustrayant à la folie des hommes lorsqu’il l’a vendu. Nul messianisme, mais l’expression d’une humanité viciée. • →Schmitt Pilate : *litt14-16 ; →Judas Iscariote : fortune littéraire. + Arts visuels + 50-53 Pierre arrachant l’oreille du serviteur du grand prêtre Aux alentours du 9e s., un nouvel élément enrichit la dramaturgie de l’arrestation de Jésus : l’intervention de Pierre, qui cherche à prendre la défense de Jésus en se saisissant de Malchus pour lui trancher l’oreille avant que Jésus ne lui demande de cesser. Ce motif se combine avec les représentations de l’arrestation, qu’il s’agisse du moment où les soldats se saisissent de Jésus (*vis47-56), du baiser de Judas (*vis48-49) ou de la version condensée des deux. • Plaque en ivoire (9e s., British Museum, Londres). Cet ivoire carolingien décline sur trois registres l’arrestation du Christ. Au registre supérieur, les soldats apparaissent devant Jésus ; au second registre, l’arrestation est composée de trois épisodes : le baiser de Judas, Jésus arrêté et (sur la droite) Pierre coupant l’oreille avec son glaive. Le troisième registre est consacré à la première comparution de Jésus. Le motif de la mutilation du soldat prend progressivement de l’importance : d’abord mêlés à la foule qui s’étoffe, les deux hommes gagnent le premier plan, le plus souvent à gauche. Pierre est représenté le plus souvent debout, le bras levé ou en train de trancher l’oreille de Malchus. Il peut également être agenouillé, ce qui renforce le dynamisme de l’action. • Croix peinte n°432 du musée des Offices à Florence (13e s.). Pierre est accroupi auprès de Malchus, gisant au sol. Pierre lui tranche l’oreille avec un poignard (arme qui devient la norme au 12e s.), le long duquel coule le sang. Il se détourne, néanmoins, de son action pour regarder Jésus, qui, enserré par les mains des gardes et les bras de Judas, lui demande de cesser et de ne pas s’opposer au projet divin. • Giotto di Bondone, fresque de la chapelle Scrovegni (14e s., Padoue). La scène centrale de l’arrestation est le baiser de Judas. Pierre tranchant l’oreille de Malchus apparaît sur la gauche. Au milieu de la foule, Pierre semble atteindre avec son poignard la seule chose qui est à sa portée, comme dans un geste de défense désespéré. La réprimande de Jésus n’est pas représentée. Pour nourrir l’illustration de l’acceptation consciente et complète de Jésus, une iconographie demeurée très rare se développe dans la 2e moitié du Moyen Âge, celle de Jésus guérissant Malchus de la plaie infligée par Pierre (Lc 22,51-52) : • Guillaume de Digulleville (ca. 1400, Bibliothèque de l’Institut de France, Paris, ms. 0009, fol. 058) ;

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• Rueland Frueauf l’Ancien (fin 15e s.-début 16e s., musée de la ville de Regensburg). + Musique + 50b Compagnon, pour quoi tu es venu Contraste →Bach Passion choisit d’écrire une mélodie dont la douceur est accentuée par la nuance piano des cordes, pour mettre en musique cette question de Jésus, y laissant ainsi entendre une certaine espérance. Le contraste avec la violence de la phrase qui suit en est donc d’autant plus fort. Cette scène de l’arrestation de Jésus sort du cadre récit-air habituel au profit de procédés encore plus figuralistes. L’action en est rendue plus dramatique et la méditation de l’auditeur s’en trouve approfondie. 50 Additions : Révolte horrifiée de l’âme pieuse →Bach Passion insère ici deux morceaux spectaculaires. • Air So ist mein Jesus nun gefangen / Laßt ihn, haltet, bindet nicht ! (« Ainsi, mon Jésus est maintenant prisonnier. Laissez-le, arrêtez, ne liez pas ! Lune et lumière disparaissent derrière la douleur. Ils le conduisent, il est enchaîné »). Bach propose un air seul, dont la première partie, lamentation à quatre temps chantée par deux solistes, fait entendre de nombreuses dissonances. D’aucuns ont vu dans les longues vocalises des solistes le symbole des liens qui enchaînent Jésus. Déjà par trois fois gronde le chœur derrière les solistes : « Laissez-le, arrêtez, ne liez pas ! » Soudain, en seconde partie, le chœur explose en révolte : • Chœur Blitze, Donner, Wolken (« Les éclairs, le tonnerre se sont-ils évanouis dans les nuées ? Ouvre tes entrailles de feu, ô Enfer ! Broie, détruis, engloutis, dévore avec une soudaine rage le faux traître, le sang meurtrier »). Un orage traverse les deux chœurs, le tonnerre gronde à la basse continue et gagne petit à petit le chœur, dont le tumulte ne cesse de grandir d’une voix à l’autre, grâce au remarquable travail de Bach sur le rapport entre le rythme des mots du texte et le rythme musical. Les trois mots-clés de ce passage s’enchaînent du premier temps de la mesure au suivant, rebondissant sur l’accent tonique du mot, et se bousculant parfois sur les deuxièmes temps. Puis il est question de l’enfer. Bach s’ingénie à brouiller les pistes tonales et à créer une sensation d’étouffement par le rythme pour faire émerger l’extrême violence qu’exprime le texte. + Danse + 50b Compagnon, pour quoi tu es venu Jésus encourage Judas →Neumeier Passion • Jésus se dirige résolument vers Judas, qui s’avançait à pas comptés et replié sur lui-même, comme épouvanté par son implication — comme si le danseur refusait son rôle (*dan22b Choral). • Jésus le redresse, lui saisit la tête, et lui donne un baiser, accomplissant ainsi lui-même le geste qui devait le désigner. • Judas le retient par les bras et le livre aux gardes. • Aussitôt, les disciples s’enfuient vers le fond de la scène, en bruyante débandade, accomplissant la prédiction de Jésus (*dan31d).

• Ceux qui restent entravent Jésus dans une cangue rapidement formée des trois bancs noirs arrangés en triangle et l’entraînent devant, à gauche, processionnant jusque dans la salle, avec les spectateurs. Il est suivi des deux Personnes, aux pas toujours aussi majestueux. 50 Splendeurs, frénésies, horreurs →Neumeier Passion Sur l’air aux dissonantes vocalises • Cinq danseuses se sont avancées et évoluent en pas d’ensemble sur pointes d’une grande virtuosité classique : **arabesques, **dégagés, **tours — réaction des femmes devant le malheur. • Tout devant à gauche, à genoux face à la salle en direction de Jésus, Jean seul crie en silence sa peine immense, tout en voilant sa bouche hurlante de ses bras. • Pendant ce temps Judas court dans l’obscur de la salle parmi les spectateurs. • Par la droite, devant, Jésus revient, toujours entravé. Il est suivi des Personnes qui traversent toute la scène et disparaissent. • On forme sa geôle de trois bancs noirs disposés en étroit triangle, à gauche devant. • Il s’y tient debout, les mains croisées et pendantes devant lui — Christ à la colonne. Pendant l’éruption du chœur • Depuis l’estrade un danseur fond d’une traite sur le devant de la scène, rejoint par un autre et une danseuse : pas frénétiques devant. • Les femmes derrières sont saisies d’agitation, tandis que toute l’estrade vibre des mouvements les plus désordonnés. Beaucoup se précipitent sur la scène : sauts, fracas des pieds en bonds tournoiements, et trépignements comme pour faire des fissures dans le sol. Tous s’effondrent. • Silence. • On se redresse. Violences sur scène. La chorégraphie juxtapose ici plusieurs petites scènes donnant à voir diverses images de violence durant quelques secondes. Pugilats en groupes de deux ou trois. Les danseurs se battent et cherchent à se briser la nuque. Plusieurs restent sur le carreau. Telle est la condition des enfants d’Adam et Ève. + Cinéma + 50b Compagnon, pour quoi tu es venu Tristes mots • →van den Bergh Matthew : Après avoir agrippé le manteau de Judas, Jésus rapproche son visage du sien pour lui dire ces mots (« Mon ami, fais ce pour quoi tu es venu » ; *gra50b). Une larme brille sur sa joue gauche. Gros plan sur le visage de Judas, les yeux agrandis, puis plan cadré à la taille qui réinscrit les deux hommes dans le contexte plus général de la scène. Jésus repousse doucement Judas de la main, tandis que le narrateur prononce la fin du v.50. 50cd ils s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus et le saisirent Qui ? Un garde • →Gibson Passion : L’action est toujours amplifiée par de nombreux ralentis et des cadrages serrés (*pro50d NARRATION). Un garde s’avance vers Jésus, dépassant Pierre et Judas. Celui-ci recule et s’enfuit. Le garde met la main sur Jésus.



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+ Propositions de lecture + 53b douze légions d’anges Bon anges, ou démons ? Peut-être évoqués par Jésus en contemplant le ciel étoilé au-dessus de Gethsémani, ces →anges (*mil53) ne sont pas tous nécessairement bons (*bib53) : leur intervention ne le soustrairaient-ils pas à la croix et à la volonté divine préfigurée dans les Écritures (v.54.56a), réalisant ainsi les desseins du diable (cf. Mt 4,3-10 ; 16,22-23) ?

55c chez vous Ou « parmi vous » • Byz TR : pros humas ; • V : apud vos ; • S : ltkn. + Grammaire +

51c le serviteur Article défini Pourtant ce serviteur n’a jamais été mentionné. 54 il doit en être ainsi De quelle nécessité s’agit-il ? Le petit verbe dei qui appaTrace de l’époque où les récitatifs oraux furent mis en forme et où le fait et raît ici a fait couler beaucoup d’encre : de quelle nature est la nécessité sugla personne étaient bien connus des auditeurs ? *syn51c gérée par Jésus ? Elle semble liée à rien moins que la Providence divine, 52c par l’épée Sémitisme L’usage de la Byz V S TR Nes telle qu’elle est consignée dans les préposition en, traduite ici « par », 51 a Voici : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, Écritures à accomplir (*bib54 ; rappelle la préposition sémitique be-. b étendant la main, tira son épée *chr54.56b) et crée un suspens S 56b pour que Proposition consécutive depuis le début de la passion le glaive Gr : hina ; V : ut ; S : d-. (*bib2b ; *bib5a ; *theo2b). La c et, frappant le serviteur du grand prêtre • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. connaissance qu’en a Jésus, et qu’il V prince des prêtres, lui « Afin peut être entendu comme transmet à ses disciples (*interp1-2) arracha l’oreille. une indication de cause, et tel n’est arrache sa mort à une destinée trapas le sens ici ; ou bien, on peut gique ou absurde. l’entendre de manière consécutive, 52 a Alors Jésus lui dit : et tel est le sens ici. En effet, cela b — Remets ton épée Texte n’est pas arrivé parce que les proS le glaive à sa place, phètes l’ont dit, mais ils l’ont prédit + Critique textuelle + parce que cela devait arriver. Le c car tous ceux qui prennent sens est donc : afin que s’accomV auront pris 51a ceux qui étaient avec Jésus plissent, c’est-à-dire que, de ce fait, S ont pris l’épée, par l’épée Variante syS : « ses disciples ». s’est accompli ce qui avait été prédit par les prophètes. » mourront. 51b.52b son épée + ton épée — Variante V TR Nes périront. S : le glaive S semble avoir voulu varier + Procédés littéraires + avec le vocabulaire de Mt 26,47d.52c. Penses-tu donc 53 a 55b et améliorer la vraisemblance en 51-52 COMPOSITION VS modifiant le nom de l’arme pour Chiasme Ou bien penses-tu que je ne puisse Byz TRsur le spsr’ (« le glaive »), terme d’origine parfaitement dessiné par Mt, suivant champ prier mon Père perse désignant une dague plus visuellement le trajet du glaive : b et il me fournira V S Nessur le champ plus de douze courte et plus discrète sous un {étendant la main [tira son épée vêtement. (frappant-arracha l’oreille) remets légions d’anges ? L’absence d’article possessif en S se ton glaive] tous ceux qui prennent trouve déjà en syS, mais ce manuscrit l’épée} 54 Comment donc s’accompliraient emploie — comme le grec et le latin Redoublé V s’accompliront alors les Écritures — dans les deux cas « l’épée » (syp’). par la structure spéculaire du v.52c : « prennent {l’épée/par l’épée} mour[disant] qu’il doit en être ainsi ? + Vocabulaire + ront ». L’accent est donc mis sur l’épée : Jésus avait interdit même 55 a À cette heure-là Jésus dit aux foules : 53b légions Hapax Mt Gr : legeônas/ l’usage du bâton en Mt 10,10 ! b — Comme après un brigand vous êtes sortis avec legiônas : transcription grecque du mot latin legiones. *mil53b ; *bib53b 51c lui arracha l’oreille PRAGMATIQUE des épées et des bâtons pour m’arrêter ! Symbolisme ironique ? En s’attaquant c Tous les jours je siégeais Byz V S TRchez vous, 55b brigand (S) Connotation de chef de à l’organe de l’audition, le disciple enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi. bande Le syriaque gys’ signifie aussi empêche l’ennemi d’entendre ce que « troupe, bande, armée » (cf. →Tg. Jésus a à lui dire. →Silence et parole 2Ch. 32,7 ; →Tg. Ps. 65,11 ; →b. Ber. de Jésus 56 a Mais tout cela est arrivé 60b ; →Gen. Rab. 98,15). b pour que fussent accomplies les Écritures des 53a.54 Penses-tu donc + Comment prophètes. 55c Tous les jours Sens distributif ou donc particulier Kath’ hêmeran : PRAGMATIQUE Argument a fortiori, ironie c Alors les disciples, tous le laissant, s’enfuirent. • ou bien « chaque jour », Si Jésus récuse douze légions d’êtres • ou bien « durant le jour » (par célestes, que pourraient bien faire opposition à la nuit, dans laquelle 52c Ne pas rendre le mal pour le mal Mt 5,38-44 – 52c Talion Gn 9,6 ; Jr 15,2 ; douze pauvres hommes, même Ez 35,5-6 – 52c Mesure Mt 7,2 ; Ga 6,7 ; Ap 13,10 – 53b Troupes célestes on se trouve). armés de leurs épées ? redoutables 2R 6,16-17 ; Jb 25,2-3 ; Dn 7,10 – 53b anges Mt 2,13.19 ; 4,6-11 ; RHÉTORIQUE Anthorisme Lc 22,43 ; Jn 1,51 – 54 doit en être ainsi Mt 16,21 ; 17,10 ; 24,6 – 55c au Temple 55c je siégeais Terme spécifique ekathe- Mt 21,12-15 – 56b Écritures accomplies Mt 1,22 ; 2,15.17.23 ; 4,14 ; 5,17 ; 8,17 ; Comme en Mt 12,26 et Mt 22,43-45, zomên, plus actif et plus solennel que 12,17 ; 13,35 ; 21,4 – 56c L’ami fuit Mt 24,12 ; Si 6,8 les auditeurs (et les lecteurs) sont ekathêmên. invités à répondre.

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53b douze légions d’anges RHÉTORIQUE Hyperbole Jésus peut appeler plus de 70 000 →anges à son secours. *mil53b ; *interp53b 54-56 COMPOSITION Chiasme {les Écritures [à cette heure-là. sortis pour m’arrêter (comme un brigand-enseignant) pas saisi. tous les jours] les Écritures} Parallélisme antithétique Le parallèle d’opposition entre « sortir avec des bâtons » et « siéger au Temple en enseignant » suggère un double lien : • (1) entre le fait que Jésus enseigne et le fait qu’on ne le saisisse pas ; • (2) entre la parole et les armes (*chr52b). Au-delà de possibles raisons circonstancielles (les foules favorables à Jésus présentes au Temple empêchaient peut-être les responsables du Temple de l’y saisir, par crainte de troubles que les Romains auraient vite fait de réprimer), c’est un thème théologique profond du NT qui affleure ici. →Silence et parole de Jésus NARRATION Effet de réel L’enveloppe sur les Écritures donne au lecteur le sentiment d’assister en direct à leur accomplissement (*bib54).

52c tous ceux qui prennent l’épée, par l’épée mourront POLITIQUE Attitude face aux Romains ? L’affirmation selon laquelle la violence ne peut produire que la violence peut avoir causé (ou peut refléter) le désengagement politique des premiers disciples juifs au moment des révoltes juives contre l’occupant romain. 53b légions d’anges MILITAIRE Organisation Cf. →Armée romaine au 1er siècle. L’armée entière d’Auguste est composée de 25 légions (*voc53b), de 5 600 soldats, 120 cavaliers et leurs auxiliaires chacune (*bib53b). Étant donné le lien souvent fait entre les milices angéliques et l’armée céleste des étoiles, c’est peut-être le ciel nocturne qui suggère à Jésus la répartie de ce v. (*interp53b). →Les anges dans les Écritures et la Tradition 55c siégeais MŒURS Attitude corporelle récurrente de Jésus, mais aussi des gouvernants, des dieux, de Dieu (*mil13,1-2). + Textes anciens + 52 Subir le même mal qu’on a fait à un autre • →Démosthène Zenoth. 6 ; →Diodore de Sicile 20,65,2 ; 20,101,3 ; cf. →Hésiode Op. 326-327 ; →Aulu-Gelle Noct. att. 7,4,4.

55bc brigand + Temple — COMPOSITION Échos avec le reproche que Jésus a fait aux responsables du Temple de l’avoir transformé en un repaire de brigands (Mt 21,13). C’est maintenant le brigandage par excellence : l’achat dérisoire, l’arrestation et la mise à mort du fils, crucifié avec deux brigands (Mt 27,38).

56c s’enfuirent Désertion et trahison • →Cornélius Népos Vir. ill. 18,10,2 narre la fuite de certains qui avaient fait un serment de loyauté. La trahison (14,6,3) mérite d’être punie (14,6,8 ; 14,9,5).

55c chez vous ÉNONCIATION Déictique personnel Soulignant la distance entre Jésus et les institutions du Temple, ce pourrait être une glose antijudaïque.

+ Intertextualité biblique +

56a tout cela ÉNONCIATION Déictique C’est l’ensemble de l’épisode de l’arrestation, et non pas seulement la trahison ou la fuite qui accomplit les Écritures. 56ab est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures ÉNONCIATION Ambiguïté énonciative Le parfait (gegonen) indique moins l’action passée que l’état des choses qui en résulte dans le présent du locuteur. Celui-ci peut être ici l’évangéliste ou Jésus. Généralement traduite comme une glose du narrateur synthétisant tout l’épisode qui se termine, la mention de l’accomplissement des Écritures (introduite par la conjonction hina indiquant le but : *gra56b) continue peut-être la réplique de Jésus du v.55bc, soulignant encore sa prescience du déroulement des événements. + Genres littéraires +

53b douze légions d’anges Dans les évangiles Le mot légion (*voc53b) en association avec les →anges n’apparaît ailleurs qu’à propos des légions démoniaques de Gérasa (Mc 5,9.15 ; Lc 8,30). Dans l’AT Selon 2R 19,35 ; Is 37,36 ; 2M 15,22, un seul ange tua 185 000 hommes de l’armée assyrienne. *pro53b 54 il doit en être ainsi Accomplissement La passion de Jésus accomplit la destinée du →messie dictée par les Écritures. La nécessité évoquée peut être rattachée • dans l’esprit de Jésus à Is 52,13-53,12 et Dn 9,25-27 ; • dans l’esprit de l’évangéliste à Ps 22 ; 34,19-22 ; 89,38-45 ; 118,10-25 ; Os 6,2 ; Za 13,7-9. 56b les Écritures des prophètes Formule générale Ce n’est pas telle ou telle prophétie, mais les Écritures en tant que telles qui s’accomplissent dans la passion et la résurrection de Jésus.

52 Proverbe Au sens propre La formule (*litt52c), très généralisante et rappelant la loi du talion constante dans les Écritures (*ref52c), cadre bien avec la non-violence enseignée et pratiquée par Jésus. Elle est devenue une maxime du comportement chrétien. Au sens figuré En suivant la métaphore de la parole comme glaive/épée discrètement suggérée un peu plus tard, la formule pourrait cependant viser Jésus lui-même qui va mourir pour avoir parlé : Jésus va périr car il a dégainé l’épée symbolique de la parole et la résistance de son disciple avec une épée réelle est dérisoire à côté de ce mystère. →Silence et parole de Jésus

52 Subir le même mal qu’on a fait à un autre • →1QpHab 12,5-6 ; →Jub. 4,32 ; →Pseudo-Philon Ant. bib. 44,9-10 ; cf. Si 27,25-27. • →Tg. Is. 50,11 « Voici, vous tous qui allumez un feu, qui prenez l’épée ! Allez, tombez au feu que vous avez allumé et sur l’épée que vous avez prise. »

Contexte

Reception

+ Milieux de vie +

+ Comparaison des versions +

51b son épée POLITIQUE Faut-il en conclure à l’existence, dans l’entourage de Jésus, d’une composante « zélote » (nom de la « quatrième école » juive selon Flavius Josèphe ? →Les « écoles juives » à l’époque du second Temple

+ Littérature péritestamentaire +

52c mourront : Byz S | TR Nes V : périront • Byz : apothanountai ; S : nmwtwn ; • TR Nes : apolountai ; V : peribunt.

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+ Lecture synoptique + 51a l’un de ceux qui étaient avec Jésus // Jn Le nom du disciple (Pierre) est donné par Jn 18,10. 51c frappant Mt–Lc // Mc Comme Lc 22,51, Mt use le fréquentatif patassô contre Mc 14,47 : paiô. 51c le serviteur // Jn Le nom du serviteur du grand prêtre (Malchus) est donné par Jn 18,10.

reste debout, essayant de compenser par sa tendresse la défaillance des apôtres. L’insistance sur le si et la tierce si-sol aux cadences rend une impression de douleur à la fois poignante et sereine dans toute la pièce, et le fa naturel tout à la fin met en relief la force d’âme de la Vierge. Rituel Le vendredi saint, à la fin de la célébration de la passion, en certains endroits, on conserve la pittoresque coutume, une fois faite la génuflexion à la croix, que clergé et servants se dispersent aussitôt dans une confusion savamment orchestrée, pour représenter le désarroi des apôtres à ce moment. + Tradition juive +

51c lui arracha l’oreille Mc-Mt // Lc-Jn Lc 22,50 et Jn 18,10 précisent qu’il s’agit de l’oreille « droite ». 52-54 SM Ces trois v. sont propres à Mt, qui rapporte peut-être une tradition combinant • un dit de Jésus (// Lc 22,51 ; Jn 18,11) • et un proverbe qui donnait sens à la péripétie de l’oreille tranchée (cf. Ap 13,10). // Lc Lc 22,51 est seul à raconter la guérison de l’oreille. 52ab // Jn L’injonction est similaire en Jn 18,11, mais la suite du discours diffère (*syn52-54). 52b SM 56b // Mc Le détail du jeune homme vêtu d’un drap qui s’enfuit nu appartient au seul Mc 14,51-52. + Liturgie + 55bc CHANT GRÉGORIEN L’arrestation • →OHS 219, vendredi saint, 4e répons des vigiles (8e mode) : Tamquam ad latronem existis cum gladiis et fustibus comprehendere me : Quotidie apud vos eram in templo docens, et non me tenuistis : et ecce flagellatum ducitis ad crucifigendum (« Comme pour un brigand vous êtes sortis avec des glaives et des bâtons pour m’arrêter : Chaque jour j’étais près de vous, enseignant dans le Temple, et vous ne m’avez pas saisi : et voici que vous conduisez celui qui sera flagellé pour être crucifié »). Après un récitatif presque horizontal, la mélodie grave suit une formule du 8e mode sur fustibus, puis s’accentue sur comprehendere me et quotidie, exprimant la personnalité forte et irréprochable du Seigneur, qui s’adresse aux foules avec grandeur. À et non me tenuistis la mélodie retombe pour s’achever sur ré (souvent cadence imparfaite dans le 8e mode), donnant une impression d’inachevé, à la manière d’un point d’exclamation, comme pour dire un étonnement douloureux. La douce montée sur et ecce flagellatum suggère la faiblesse de la divine victime à la merci de ses propres créatures. 56c tous le laissant, s’enfuirent Chant grégorien du Planctus Mariae • →PM 188-189, répons Vadis propitiator (existant autrefois — avec des variantes de texte et de mélodie — dans les liturgies romaine, ambrosienne et bénéventaine et la liturgie grecque ; aujourd’hui maintenu dans la liturgie ambrosienne le vendredi saint ; à Solesmes l’Ordo actuel propose ce répons pour le salut du 5e dimanche de carême) : « Tu vas t’immoler, ô Propitiateur, pour tous : vers Toi n’accourt point Pierre, qui se disait prêt à mourir pour toi ; Thomas t’a abandonné, qui déclarait “Mourons tous avec lui”. Aucun d’entre eux n’est pris : toi seul es saisi, qui m’as réconfortée dans ma pureté, mon fils et mon Dieu ! V/ Ils promettaient d’aller en prison et à la mort avec toi : ils t’ont abandonné ! Ils ont fui ! et aucun d’entre eux […]. » La Vierge s’adresse à « son fils et son Dieu » sur le chemin du Calvaire. Sa douleur est immense de le voir abandonné même des plus fidèles, mais elle

52c tous ceux qui prennent l’épée, par l’épée mourront Parallèle • →m. ’Abot 2,7 « Parce que tu as noyé d’autres, ils t’ont noyé » ; 18,55-58. Réinterprétation rabbinique de la guerre Une certaine hostilité au militarisme ou au nationalisme transparaît dans la littérature rabbinique. L’attachement au pays ou à la patrie ne donne lieu à aucun mot hébraïque propre, et les figures belliqueuses de la Bible sont réinterprétées : • David n’est pas d’abord un guerrier mais quelqu’un qui se repose sur le nom de l’Éternel (1S 17,45). • Les patriarches sont les hommes d’une seule occupation : la prière. Même quand l’Écriture fait allusion à une conquête de Jacob par l’épée et l’arc (Gn 48,22), ces termes ne sont que des allusions à la prière. • Le livre des guerres du Seigneur (Nb 21,14) est la Tora et ces guerres sont uniquement les combats dialectiques entre les disciples des Sages. Le véritable héros, dans l’éthos rabbinique, est celui qui maîtrise son mauvais penchant. 53b légions d’anges Emploi similaire Le terme de « légion » (*voc53b) est également employé par les rabbins à propos des anges (→t. Soṭa 3,14 ; →Les anges dans les Écritures et la Tradition). 55c je siégeais Posture traditionnelle du maître qui est assis et enseigne (ou prêche ; yôšēb - wedôrēš). *mil55c 56c le laissant // Job estimé de tous avant sa chute, puis devenu un véritable paria. À la porte du pauvre, il n’y a plus de frères et d’amis (→b. Šabb. 32a). + Tradition chrétienne + 51b son épée Provenance • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,1 « Comment ces épées se trouvaient-elles là ? C’est parce qu’ils sortaient de la Cène, ils venaient de quitter la table ; il est donc vraisemblable qu’ils avaient des glaives à cause [de la cérémonie] de l’agneau. Et comme ils avaient ouï dire que l’on conspirait contre leur maître, ils les prirent avec eux pour s’en servir au besoin, et pour le défendre. C’était la seule raison » (751.56). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Peut-être pensait-il qu’il devait faire ainsi parce qu’en Luc il est écrit : “Que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive” (Lc 22,36). » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Comment en eut-il l’occasion ? Du fait de ce qu’on lit en Lc 22,36, où le Seigneur leur ordonna d’acheter des glaives, et qu’ils crurent comprendre que des glaives étaient nécessaires. » *mil51b 51c le serviteur = le peuple royal des Juifs • →Jérôme Comm. Matt. « Le serviteur du grand prêtre s’appelle Malchus (Jn 18,10), l’oreille tranchée est la droite (Lc 22,50). Voici ce qu’il faut dire en passant : Malchus, c’est-à-dire le roi — ce que fut jadis le peuple juif —, est devenu l’esclave de l’impiété et de la voracité des prêtres. Il a perdu l’oreille droite si bien qu’il n’entend plus, de la gauche, que la lettre dans toute sa mesquinerie, mais le Seigneur a rendu l’oreille droite à ceux des Juifs qui ont voulu croire et a fait de l’esclave, une race royale et sacerdotale. »

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• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1929 « Le serviteur est appelé Malchus, c’est-à-dire roi, parce que le peuple juif, bien qu’élu par le Seigneur pour le royaume, s’est fait serviteur […]. Tous péchaient, ils étaient donc serviteurs du péché. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « De manière typologique (typice) Malchus signifie roi » (1480D). • →Anonymes In Matt. « Le Seigneur rendit l’oreille droite aux Juifs qui voulaient croire et fit du serviteur un membre de la classe royale et sacerdotale » (202.8). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le nom de ce serviteur était Malchus, qui veut dire “roi”. Il indique l’enlèvement du royaume au peuple juif, et cependant il est devenu le serviteur des grands prêtres, c’est-à-dire des Romains. » 51c arracha l’oreille Ouverture ou fermeture à la foi *syn51c • →Origène Comm. Matt. 101 « Bien que [les Juifs] paraissent encore entendre aujourd’hui la Loi, comme ce n’est plus qu’avec l’oreille gauche, ce n’est que l’ombre de la tradition de la Loi et non la vérité ; […] en revanche, tous ceux qui croient, parmi les gentils, constituent un seul peuple dans le Christ, et par le fait même qu’ils ont cru en le Christ, ils sont devenus la cause que les Juifs ont cessé d’entendre de l’oreille droite » (221.10 ; cf. →Jérôme Comm. Matt.). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,2 « L’oreille du peuple soumis au sacerdoce a son ouïe désobéissante coupée par le disciple du Christ et est amputée de l’organe qui n’entendait pas, pour pouvoir recevoir la vérité. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « L’oreille droite par laquelle [le peuple juif] devait écouter les commandements de Dieu, mais le Seigneur l’a restituée à ceux qui avaient voulu croire » (1480D ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1929 [allusion à Is 6,10]). • →Raban Maur Exp. Matt. « D’après l’allégorie, le serviteur représente le peuple juif soumis par une obéissance indue aux chefs des prêtres […]. Lui qui a perdu l’oreille droite dans la passion du Seigneur, c’est-à-dire l’intelligence spirituelle de la loi ; l’oreille gauche seulement signifie qu’il se contente de la mesquinerie de la lettre. Et cette oreille est tombée sous le coup du glaive de Pierre, non qu’il ôte aux auditeurs le sens de la compréhension, mais il dévoile la perte qui attend ceux qui négligent la justice divine. Il est vrai que cette même oreille droite, chez ceux qui, appartenant à ce même peuple, ont préféré croire, est rendue à sa première fonction par le choix de l’amour divin. Autre interprétation : l’oreille qui est amputée pour le Seigneur et soignée par le Seigneur signifie la faculté d’audition qui a été dépouillée de son caractère ancien et a été renouvelée, afin d’appartenir à la nouveauté de l’Esprit et non à la vétusté de la lettre. Car celui qui aura reçu un don du Christ, il lui sera encore donné et il règnera avec le Christ ; c’est ce que désigne le nom du serviteur, Malchus, qui peut s’interpréter comme roi ou comme celui qui règnera » (711.42 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1476A). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Par l’oreille, on entend l’ouïe, et celle-ci est double : celle de droite, par laquelle est indiquée la vie éternelle ; celle de gauche, par laquelle est indiquée la vie temporelle. “Il lui arracha l’oreille” car il enleva au peuple des Juifs l’enseignement spirituel. Ce fut l’occasion par laquelle les Gentils reçurent l’ouïe de droite, car Pierre prêcha d’abord aux Gentils et leur amputa ainsi celle de droite, en amenant les Gentils à la foi. » 52b Remets Appel à la conversion • →Anonymes In Matt. « “Remets” (converte) est un mot qui appartient au domaine de la prédication dans la mesure où lorsqu’il prêchait, les Juifs eux-mêmes étaient convertis à la foi » (203.14). 52b Remets ton épée Jésus pacifiste • →Tertullien Pat. 3,7-8 « […] lui que des légions d’anges venues du ciel auraient assisté sur un mot de sa part, s’il l’avait voulu, il n’a même pas approuvé l’épée vengeresse d’un seul de ses disciples. La patience du Seigneur a reçu une blessure dans la personne de Malchus : aussi a-t-il maudit pour la suite les œuvres du glaive, et en rendant son intégrité

physique à celui qu’il n’avait pas fait souffrir de sa main [cf. Lc 22,52], il lui a donné réparation, grâce à la patience, mère de la miséricorde » (66-69). • →Origène Comm. Matt. 102 « Une guerre ne peut conduire qu’à une autre guerre ; même le service militaire lui semble à exclure » (222.1). • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 3,18 « Heureux Cénacle ! En toi, par le mot glaives / Fut expliqué le mot justice : / C’est la Loi qu’il tranchait avec le glaive, / Celui-là qui tranchait l’oreille dédaigneuse de ses dires ; / Le Miséricordieux est venu, il l’a guérie, / Persuadant qu’on remît le glaive dans son fourreau : / Symbole de la Loi violente qui finit / Avec le Très-Clément et son Épiphanie ! » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il plaisait au Seigneur d’agir ainsi afin que tous sussent qu’il ne voulait pas se défendre et qu’une fois ce miracle accompli, les disciples fussent renvoyés » (1480C). • →Raban Maur Exp. Matt. « Il importait que celui qui était l’auteur de la grâce du peuple évangélique enseigne la patience par son exemple et il montrait qu’il valait mieux subir courageusement [les assauts] de l’adversaire, plutôt que faire naître la vengeance » (712.61). À Dieu appartient la vengeance • →Raban Maur Exp. Matt. « Tous ceux qui désirent maintenant se venger par eux-mêmes par la loi du talion, ne méritent pas d’être vengés par le Seigneur, mais accroissent leur peine de la damnation » (712.68). Pierre sans pouvoir terrestre • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Note qu’il y a deux glaives dans l’Église, l’un matériel, l’autre spirituel, mais le glaive spirituel ne contraint que ceux qui le veulent, tandis que le glaive matériel exerce une contrainte même sur ceux qui ne le veulent pas. Car beaucoup sont contraints par le glaive plutôt que par l’étole dans l’Église. Il y a d’une part les ministres séculiers par qui sont traitées les affaires temporelles et d’autre part les ministres spirituels, les affaires spirituelles. Donc aux ministres charnels, est donné le glaive matériel, aux ministres spirituels, le glaive spirituel. Mais tout comme ce qui appartient à l’étole ne convient pas aux rois, de même l’évêque ne doit pas s’occuper de ce qui appartient au roi. C’est pourquoi parce que Pierre, qui représente le symbole des choses spirituelles, a utilisé en quelque sorte le glaive matériel, lorsqu’il a coupé l’oreille du serviteur, il a mérité le reproche du Seigneur » (1476B). Légitimité de la violence défensive ? • →Albert le Grand Sup. Matt. « [On] objecte que ceux qui ont permis que le Christ soit tué, alors qu’ils pouvaient l’en empêcher, ne sont pas innocents. Donc il ne semble pas que l’acte de défense de Pierre doive être interdit. Il faut répondre que l’injustice peut être empêchée de plusieurs manières ; soit on lui fait obstacle, comme Paul dans Ac 23,17-24 […] et cela convient aussi bien à un clerc qu’à un laïc ; [soit on] l’écarte, ce qui se fait de deux façons : soit par la force privée, soit par la force publique. Et, pour la force privée, soit avec des armes soit sans armes. Et sans armes, dans une volonté soit défensive soit offensive. Dans le but de se défendre, il est permis à tous, aussi bien les clercs que les laïcs, de repousser l’injure avec des armes de défense sans armes offensives. Mais il n’est pas permis aux clercs d’user de la force publique ni d’armes offensives, bien que cela soit permis sur le champ pour les laïcs lorsque l’injustice est flagrante, “avec une conduite de défense irréprochable” ; mais s’il survient un intervalle de temps entre l’infliction de l’injure et la défense, seul le juge qui possède le pouvoir ordinaire de la vengeance de l’outrage peut repousser l’injure ; car ce dernier peut provoquer une guerre juste contre ceux qui ont provoqué l’injustice » (= →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,296). *theo52c 52c tous ceux qui prennent l’épée = les Juifs tués par les Romains Dans le contexte des « douze légions », on y voit une prophétie de la ruine de Jérusalem (→École de Laon Gloss. ord. 171 ; →Denys bar Salibi Comm. Matt. 75-76 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). = Pierre • →Anonymes In Matt. « L’histoire nous montre qu’il en va ainsi. Ou bien, il est possible de l’appliquer à saint Pierre, parce qu’il a été lui-même crucifié d’une certaine manière » (203.17).

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52c l’épée De l’Esprit : la Parole • →Éphrem le Syrien Diat. 20,13 « Il n’avait pas besoin d’un glaive, celui dont la parole est un glaive. » • →Jérôme Comm. Matt. « l’épée qui tournoie flamboyante devant le Paradis, le glaive de l’Esprit qui nous est décrit dans l’armure de Dieu ». • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « S’[ils ne périssent pas] par le glaive matériel, du moins par le glaive invisible, autrement dit le glaive de la parole de Dieu […]. Cette parole est la même que celle qui est annoncée à Noé : “Celui qui aura versé le sang de l’homme, aura son sang versé” (Gn 9,6) » (1480D). • →Anonymes In Matt. « De quel glaive s’agit-il ? De celui de la parole de Dieu » (203.19). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce ne sont pas tous ceux qui portent le glaive qui périssent par le glaive, mais [ils périssent] parfois de la fièvre. On peut donc interpréter cela de trois façons, selon qu’il existe un triple glaive. [Un glaive] matériel, dont il est question en Ps 37,14 : “Les pécheurs ont sorti le glaive” ; le glaive de la sentence divine, dont il est question en Jr 19,7 : “Je les renverserai par le glaive” ; et le glaive de la parole divine : Ep 6,17 : “Prenez le glaive de l’esprit, qui est la parole de Dieu”. Cela peut s’entendre de tous ces [glaives]. » De la condamnation • →Albert le Grand Sup. Matt. : Périra par le glaive matériel et spirituel, autrement dit l’excommunication. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « On peut aussi l’interpréter du glaive de la condamnation, dont il est dit, en Gn 3,24, que le Seigneur plaça un glaive de feu à l’entrée du Paradis. Aussi, ceux qui condamnent les autres seront condamnés par le jugement divin. Ou bien, certains prennent de leur propre autorité ce qu’ils n’ont pas reçu d’une autre, et ceux-là périront par le glaive. » Du péché • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,1984 « Il faut comprendre ainsi ce genre de phrase : que nous sommes prévenus, comme l’apôtre, de ne pas faire de nos membres une arme de péché. Parce que quel que soit le membre par lequel nous péchons, de quelque nature que soit la concupiscence charnelle, on l’appelle à bon droit glaive ou arme du péché. » Périr par le glaive du péché, c’est alors « être justement condamné dans son propre péché. Car de même qu’il n’y a pas de glaive plus pénétrant pour donner la mort que le péché, de même il n’y a pas glaive plus pénétrant pour donner la vie que la puissance de la parole de Dieu. » 53a que je ne puisse Toute-puissance de Jésus • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Par ce texte, certains ont démoli l’opinion de ceux qui disaient que le Seigneur ne pouvait faire que ce qu’il fait, car, s’il pouvait faire appel à des légions, auxquelles il n’avait pas fait appel, il est clair qu’il peut faire beaucoup de choses qu’il ne fait pas. » La potentia Dei ordinata • →Albert le Grand Sup. Matt. « Même si, du point de vue de la puissance absolue, il y avait un autre mode possible pour notre libération, cependant, du point de vue de la puissance ordinaire et prédite, il n’y avait aucune autre possibilité. » 55b brigand À brigand, brigand et demi La tradition chrétienne n’a pas manqué de noter le paradoxe, élaboré par Mt lui-même (cf. *proMt 27,38a) : • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ils étaient venus comme s’il était un brigand. Or, eux-mêmes venaient comme des brigands. Le brigand se cache pour ne pas être pris, mais le Christ s’offre ouvertement. Et les brigands, s’ils veulent nuire, ne nuisent pas en public. Or, le Christ s’offrait. » 56b les Écritures des prophètes Particulières • →Raban Maur Exp. Matt. « Quelles sont ces “Écritures des prophètes” ? Celles-ci : “Ils ont percé mes mains et mes pieds” (Ps 22,17) ; et ailleurs : “Comme l’agneau qui a été conduit à l’immolation” (Is 53,7) et à un autre endroit : “à cause des iniquités de mon peuple, il a été conduit à la mort”

(Is 53,8) ; et d’autres paroles semblables » (714.20 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2072). Toutes • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur ne dit pas quelles Écritures parce que tous les prophètes l’ont dit de manière occulte ou claire. » 56c Alors Pourquoi pas dès son arrestation ? • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,2 « Lorsque [les Juifs] prenaient [Jésus], [les disciples] restaient ; mais lorsqu’il parle ainsi aux foules, ils s’enfuient ; ils ont vu en effet qu’il ne lui est plus possible de fuir et qu’il se livre volontairement, en disant que cela se passe selon les Écritures » (753.52). Ils réalisent ainsi la prophétie de Jésus en Mt 26,31 (→Raban Maur Exp. Matt. 714.24, 715.35 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1481B). + Théologie + 52c ceux qui prennent l’épée, par l’épée mourront DOCTRINE SOCIALE Légitimité ou non de la violence Interprétation réformée : légitimation de l’usage de la force par les autorités civiles Alors que les anabaptistes, lors de la Conversation de Zofingen en 1532 déclarent toute violence incompatible avec la charité, en se fondant sur ce v., les réformés ne cesseront de défendre la légitimité du recours à la force pour les autorités civiles. • →Luther Bibel WA DB 6,121 note en marge du v.52 : « l’enseignement de Jésus ne vise que ceux qui usent de la force contre le pouvoir légitime ». • →Luther Passio WA 52,751-752 : Dieu confie le pouvoir du glaive aux autorités séculières, non à l’Église, ni aux personnes privées. • →Calvin Comm. NT : Du point de vue de la loi civile, la légitime défense est toujours permise ; mais du point de vue de la conscience, elle ne l’est qu’accompagnée de sentiments purs (purus affectus). Quant aux autorités et à leurs forces, en tant qu’instruments divins, elles ne sont pas touchées par l’interdiction émise par Jésus (= →Bullinger Comm. Matt. 242B ; →Musculus Comm. Matt. 571). Interprétation catholique Lecture pacifiste • →Lagrange Matthieu « Tant que les disputes s’en tiennent aux cris, il n’y a pas de mal. Mais celui qui fait appel au glaive amène nécessairement sur lui la vengeance du sang. C’est le recours suprême qui ne doit pas être employé à la légère et par emportement. […] La parole de Jésus est devenue la règle des chrétiens en présence des violences et des persécutions ordonnées par l’État, comme Bossuet le rappelait fortement aux huguenots, si souvent révoltés contre le pouvoir royal. » Légitime défense • →CEC 2263-2264 « La défense légitime des personnes et des sociétés n’est pas une exception à l’interdit du meurtre de l’innocent que constitue l’homicide volontaire. “L’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur… L’un seulement est voulu ; l’autre ne l’est pas” (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 64,7). L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel. » • →CEF 587 « L’instinct vital d’auto-conservation pousse à défendre sa vie contre toute agression. Mais l’homme est appelé à dépasser l’instinct en le soumettant à la raison. Le droit de légitime défense n’autorise pas n’importe quoi. La défense n’est légitime que si elle est proportionnée à la menace. La morale traditionnelle a élaboré des principes de discernement pour le légitime recours à la force. Il faut : que la cause soit juste ; qu’elle soit un ultime recours, les moyens pacifiques de régler le conflit ayant été déployés en vain ; que les moyens soient proportionnés au tort causé et au but poursuivi ; qu’on ait de sérieuses chances de rétablir ainsi la justice. » *chr52b 53b légions d’anges DOGMATIQUE Angélologie Dans le NT, les →anges sont soumis au Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes (Mt 4,11 ; 13,41 ;

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16,27 ; 25,31 ; *ref53b). Leur puissance doit ici s’incliner devant la mystérieuse réalisation du dessein divin de salut à travers la passion et la mort volontaires de Jésus. 55bc pour m’arrêter + enseignant au Temple, et vous ne m’avez pas saisi — THÉOLOGIE NT Puissance de la Parole du Verbe incarné Narrativement (*pro54-56), la scène de l’arrestation de Jésus met en relation respectivement : • la parole d’enseignement dans le Temple et l’impossibilité d’arrêter Jésus ; • le silence de Jésus et la possibilité de mettre la main sur lui. La dialectique de la toute-puissance et de la faiblesse inhérente à cette parole renvoie à la Parole créatrice qui ne peut se prouver que par elle-même, n’ayant pas plus grand par qui s’attester (He 6,13) : →Silence et parole de Jésus : une théologie narrative du Verbe. 56c les disciples, tous le laissant, s’enfuirent THÉOLOGIE SPIRITUELLE Sequela Christi Les disciples font ici l’expérience des limites de leur confiance en Jésus jusque-là appuyée sur les bases idolâtriques de la réussite humaine. La puissance de sa parole et les signes qui l’accompagnaient semblaient le rendre invulnérable et irrésistible, comme le messie triomphant attendu. C’est seulement par une inspiration divine toute spéciale, et pour un très bref instant de surnaturelle lucidité, que Pierre s’était élevé un peu au-dessus de cette conception (Mt 16,16-17). En se laissant arrêter, Jésus interrompt brutalement cette dynamique, en cessant de faire usage de sa parole et en ne faisant pas appel au Père pour le sauver. Suivre Jésus comme il entend être suivi, devenir réellement disciple du Christ ressuscité, supposera la traversée douloureuse de l’échec et une toute autre base. + Philosophie + 53b plus de douze légions d’anges La libéralité divine dans sa toute-puissance protectrice Si Jésus avait voulu échapper aux tortures ignominieuses qu’on lui infligeait, il aurait pu demander douze légions d’anges pour sa protection ; mais selon la perfection avec laquelle il s’est soumis à la volonté du Père il montre, jusqu’au don total de sa vie, qu’il est là pour que les Écritures s’accomplissent en vérité. • →Kierkegaard Taler « Oh ! Tout don excellent et parfait n’en descend pas moins d’en haut ; aussi bien la Providence n’a que faire de tes trésors et de tes biens, car douze légions d’anges sont toujours à sa disposition pour servir les hommes et si elle avait justement besoin de tes richesses, elle pourrait te les ôter comme elle te les a données » (135). • →Kierkegaard Smaa-Afhandlinger « À chaque instant, il a eu le pouvoir d’empêcher sa mort, non seulement d’une manière divine (avec le secours des… légions d’anges), mais encore d’une manière humaine ; car les juifs étaient tout disposés à voir en lui le messie, et Il eut cette possibilité jusqu’au dernier instant — mais Il est la vérité » (120-121). 54 il doit en être ainsi Le libre-vouloir absolu de Jésus et l’inéluctabilité de sa mort S’abandonnant à la volonté du Père et se montrant prêt à coopérer pour que s’accomplissent pleinement les Écritures, Jésus transforme l’inexorabilité du supplice en espace d’amour salvifique où s’identifie la sphère de la coïncidence immédiate entre la rédemption et son autodonation théologique au Père. • →Kierkegaard Smaa-Afhandlinger « Il doit y avoir eu dans sa passion spirituelle une sorte de conflit. Dans l’amour, Il veut mourir la mort rédemptrice ; mais pour qu’il doive mourir, il faut que la génération contemporaine devienne coupable d’un meurtre, ce que Lui, tout amour, aurait tant voulu empêcher ; mais en l’empêchant, Il rendrait la rédemption impossible. Et hélas ! à chaque pas qui le rapproche du but de sa vie, de la mort à souffrir, à chaque pas qu’Il fait ainsi, Il voit se préciser l’effroyable nécessité où est la génération contemporaine de se rendre coupable de sa mort. Pourtant, cette génération ne le devient pas plus qu’elle ne l’était — car Il était la vérité ; mais elle le devient dans l’exacte mesure où elle l’était — car Il était la vérité ; la faute des contemporains devient simplement manifeste dans la vérité […] ; la génération contemporaine n’est pas plus coupable que toute autre ; ce qui éclate, c’est la faute de “l’espèce”. Il veut donc sa propre mort dont, cependant, Il n’est pas coupable,

car ce sont les juifs qui le mettent à mort — et pourtant, Il veut mourir la mort rédemptrice, et Il est venu au monde avec ce dessein. […] Il veut sa mort ; pourtant, il n’en est pas ici comme d’un homme qui, en voulant sa mort, tente Dieu. Sa libre résolution de vouloir mourir est en éternelle harmonie avec la volonté de son Père. Quand un homme veut sa mort, il tente Dieu, parce que nul ne doit avoir la témérité de se croire en un tel accord avec Dieu » (120-121). 56c tous le laissant, s’enfuirent Le scandale, étape vers la foi • →Kierkegaard Indøvelse « À cet instant, tous se scandalisent alors de lui, même Pierre : comme sa vie alors, humainement parlant, ne paraissait-elle pas vaine ! Il voulait tous les sauver, littéralement tous — et tous se sont scandalisés de lui, littéralement tous ! Et il était en son pouvoir de faire quelque chose, de tenir, pour ses disciples bien-aimés, la passion loin de lui, d’écarter la possibilité du scandale — mais alors il n’est plus l’objet de la foi, il est lui-même dupe de la compassion humaine et il les trompe. Ah ! Pour un entendement humain, quel abîme sans fond de souffrance : qu’il doive être le signe du scandale pour être l’objet de la foi ! […] Les disciples qui avaient cru en sa divinité, qui, en un sens, en étaient passés par la possibilité du scandale en devenant croyants, ils sont arrêtés devant son abaissement, devant la possibilité du scandale qui se tient dans le fait que l’homme-Dieu souffre jusqu’au bout comme s’il n’était qu’un homme » (148-149). + Littérature + 52c ceux qui prennent l’épée, par l’épée mourront • →Gréban Passion « cil qui de glave frappera / de glave aussi pardu sera ; / du glave as la commission / mes non pas l’execucion » (v.19165-19168). • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Judas ») « Or Simon surnommé Pierre avait une épée. / […] Et, levant son épée, il vint droit à la troupe, / Et blessa le premier qui s’offrit dans le groupe, / […] — Remettez, dit Jésus, votre épée au fourreau ; / Qui frappe avec le glaive est frappé par le glaive » (858). 53b me fournira sur le champ plus de douze légions d’anges Les anges pendant la passion • →Gréban Passion met en scène le secours angélique envoyé au Fils par le Père, en suivant Lc 22,43 : dès l’agonie, Dieu le Père envoie l’archange Michel au Christ et Gabriel à Notre Dame pour les réconforter (v.18913). 55b comme après un brigand Jésus homme fort • →Gréban Passion : C’est Judas qui présente Jésus aux gardes comme un homme fort et peut-être difficile à arrêter : « Regardez bien celluy au vis / que je baiseray maintenant, / et y soiez la main tenant / et le liez a grant effort, / car il est homme grant et fort, / bien membré, agille et delivre : / se de vos mains il se delivre, / vous ne le rarez pas tantost » (v.1906419071). Cette description rendra plus saisissante la docilité avec laquelle Jésus se laisse arrêter et l’« esbayssement » qui frappe la troupe à deux reprises. Jésus souligne que c’est plutôt les gardes qui se comportent ici comme des brigands : « estes yssus par nuit obscure / embatonnés habondamment / pour me prendre furtivement » (v.19204-19206). 56c les disciples, tous le laissant, s’enfuirent Délibérément • →Gréban Passion : Chacun des apôtres, à commencer par Pierre, exprime son désir immédiat de fuir, faisant ainsi écho aux promesses de fidélité inconditonnelle du v.35 : « S. Pierre : Freres, saulvons nous ou jamès : / veez cy gent toute forcenee : / ja ne verrons aultre journee / s’ilz nous tiennent, je vous promès. - - S. Jehan : Remede n’y voy desormès : / la puissance leur est donnée. - - S. Jaques Zebedey : Freres, saulvons nous ou jamès : / veez cy gent toute forcenee. - - S. Andry : Je m’en vois » (v.1922019227 ; *litt35c : Gréban). Disciples fragiles et infidèles • →La Ceppède Théorèmes « Des peureux oiselets la troupe gazouillarde / Au simple mouvement, au moindre petit bruit / D’un caillou qu’un

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passant dans le taillis hasarde / Part, s’envole en désordre, et s’écarte, et s’enfuit. - - Cependant qu’ils s’en vont où la peur les conduit, / Ils trouvent le péril de leur fuite couarde. / L’un donne dans le glu qui sa fuite retarde, / L’autre dans le filet qu’on a tendu la nuit. — Christ ainsi prisonnier fut la pierre jetée / Au milieu de sa troupe aussitôt écartée. / Chacun des siens se lâche à sa fragilité. — Et fuyant leur salut pour fuir la potence, / L’un donne, variable, au ret de l’inconstance, / L’autre se jette au glu de l’infidélité » (26). + Musique + 51c l’oreille Autocitation ? Cet épisode, rapporté aussi par Jn, avait été mis en musique par Bach dans sa Passion selon saint Jean, avant qu’il le traite de façon très semblable dans sa Passion selon saint Matthieu : la voix suit le contour d’intervalles (tels que l’octave ou le triton), soutenue par une harmonie diminuée. 56c les disciples, tous le laissant, s’enfuirent Conclusion de la première partie musicale : addition →Bach Passion symbolise la fuite des disciples par une rapide montée vers l’aigu. Pour conclure la première partie de l’œuvre (après laquelle était prononcée l’homélie au temps de Bach), une grande page de chœur inspirée d’un choral écrit à l’origine pour l’entrée de la Passion selon saint Jean, ramène à un climat de douceur plaintive par le biais des liaisons de deux en deux des doubles et des croches qui parcourent l’air, valorisant les nombreuses **appoggiatures. • Choral O Mensch « Ô homme, pleure ton grand péché pour lequel le Christ sortit du sein de son Père et vint sur terre. D’une Vierge pure et douce, pour nous il naquit ici-bas, pour devenir Médiateur. Il a rendu la vie aux morts, il a guéri toute maladie, jusqu’à ce que l’heure soit venue où il serait offert pour nous ; il porta complètement le lourd fardeau de nos fautes, longuement, sur la Croix. » + Danse + 52a Jésus lui dit Transcendante maîtrise du Fils sur les événements →Neumeier Passion • Jésus détruit d’un geste brusque le carquan noir qui l’emprisonne — fracas des bancs jetés au sol. • Il traverse résolument toute la scène jusqu’à l’estrade. Il se tient face à un danseur qui a été terrassé, le « ressuscite » d’un simple mouvement de la main : il se redresse et rejoint le groupe. Pierre aura inutilement tranché l’oreille du garde. • Jésus circule au milieu du groupe des disciples, hommes et femmes, contrits. Tout en redisant la mystérieuse nécessité de sa passion, il redresse lui-même avec détermination les éléments de sa prison (les trois bancs de bois noir cette fois dressés verticalement), dans laquelle il entre et se tient debout, dos à la salle, pour regarder la scène suivante. La présence de Jésus se fait discrète, comme spectateur de son propre drame. 56c les disciples, tous le laissant, s’enfuirent La fuite des disciples ouvre l’espace à une représentation visuelle du poids du péché dans l’humanité →Neumeier Passion • Tous s’éloignent et forment un vaste rectangle ouvert sur la salle, ses disciples censés s’être enfuis formant en fond de scène une ligne tournant le dos à la salle, • dans l’espace duquel deux, puis trois, puis cinq danseurs évoluent au rythme du choral final. Addition : choral final Reprise de la technique des images fragmentaires : la chorégraphie épouse la complexité de ce choral magnifique en faisant évoluer concurremment les disciples — hommes et femmes — en petits ensembles, chacun chargé par des pas, par différentes trajectoires dépouillées, de dire la complicité de l’humanité dans le mal et sa communion dans la compassion. • Une sorte d’hydre de Judas et de ses sbires qui se traîne au sol, évoque peut-être la peine pour chacun de devoir trainer aussi le poids des péchés des autres.

• Prend place, au milieu des autres, un long pas de deux réunissant une Femme compatissante et le danseur qui a interprété Judas, dont la dimension semble ici s’élargir : il est l’Homme, Adam, en violent duo avec la Femme. Celle-ci prend le dessus, scandé par ses échappées de course aveugle, extériorisant ainsi colère et douleur mêlées devant la situation tragique désormais inexorable. • Saisissant leurs crânes à deux mains, des danseurs brisent les nuques de leurs partenaires. • La Femme mystique s’interpose, tâtonnant le long des corps comme pour reconnaître quelqu’un ; s’efforçant de redresser ce qui est tombé… en vain. • Les évolutions des femmes sur pointes se terminent dans un nouage de leurs bustes ; une autre survient, essaie de les dénouer, y parvient avec difficulté. • À la fin, avant que tous ne regagnent leurs places, ça et là, méditant tristement sur la tragédie en marche, Pierre navré de son reniement se détache pour un bref **porté, relevé par Jean, qu’il porte à son tour, inconsolé. + Cinéma + 51c frappant le serviteur du grand prêtre, lui arracha l’oreille Coup d’épée Les cinéastes suivent pour la plupart Jn 18,10 en attribuant explicitement le geste à Pierre (*syn51a). Plusieurs (→DeMille King ; →Scorsese Temptation ; →Gibson Passion) représentent la guérison miraculeuse de l’oreille dont Lc 22,51 est le seul à parler (*syn52-54). Alors que le coup d’épée constitue une péripétie secondaire qui ralentit quelque peu la progression narrative, l’épisode est pourtant bien présent. Allusion • →Zecca Passion ne montre que Pierre brandissant l’épée, puis la jetant à terre sur ordre de Jésus. Pierre est le seul disciple à s’opposer à l’arrestation de Jésus, les autres suivent le cortège qui emmène Jésus. Judas ramasse furtivement la bourse jetée à terre par un soldat. • →Jewison Superstar : S’étant réveillés en découvrant la présence des soldats, les disciples s’adressent à Jésus (« Tiens bon, Seigneur, nous allons nous battre pour toi »), alors qu’ils sont entourés par les gardes et que Jésus, face à eux, est entièrement libre de ses mouvements. Pierre amorce un geste vers un garde, tandis qu’un autre dégaine son épée. • →Stevens Story : Pierre dégaine promptement son épée mais est retenu par un garde juif et un soldat romain. Représentation brève • →Olcott Manger : Après avoir demandé à Pierre de jeter son bâton, Jésus, dans une scène très brève, touche le serviteur blessé qui semble l’insulter. • →van den Bergh Matthew : Le v. est représenté par une série de plans rapprochés et très rapides, où Pierre dégaine son épée et tranche l’oreille du serviteur, qui tombe à terre et vers lequel se précipite Jésus, tandis que Pierre est maîtrisé par deux hommes. Amplification • →DeMille King : Le coup intervient après plusieurs secondes de bataille générale que Jésus interrompt en levant la main et en prononçant le v.52. Pierre lâche bouclier et épée. Les gens armés en profitent pour s’avancer vers Jésus. • →Scorsese Temptation : La succession rapide des plans ajoute à la confusion de la scène. L’oreille tombe par terre et Jésus retient la main de Pierre. Un gros plan ralenti amplifie la chute de l’épée sur le sol. Pierre s’enfuit. Un gros plan sur la main de Jésus qui ramasse l’oreille précède un plan rapproché de profil où Jésus relève — entre ses deux mains — la tête du serviteur blessé. Un troisième plan montre le serviteur, de face, les yeux fermés, et la main de Jésus recollant miraculeusement son oreille (suivant Lc). Une succession de deux gros plans montre le visage de Judas, puis de Jésus, qui lui demande : « Emmène-moi avec toi, je suis prêt. » • →Gibson Passion : Contrastant avec les fréquents ralentis, le premier geste de Pierre, qui se précipite vers Jésus, est accéléré. Le cinéaste joue sur le changement de vitesse dans la suite de la scène, agitation parfois décuplée par les mouvements de la caméra. Jacques fuit, puis Jean, tandis que Pierre se débat. Seul Jésus reste immobile. Retentissent des bruits de lames

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glissées hors des fourreaux. Le coup d’épée de Pierre est amplifié par la multiplication de points de vue (plans très rapides) et le jeu des vitesses. Le garde blessé tombe lentement, au ralenti, filmé en contre-plongée. Les gardes s’emparent de Pierre, qui brandit toujours son épée, et le plaquent contre un arbre. Jésus se baisse vers le serviteur. Les deux visages dialoguent silencieusement en gros plans. Jésus ôte sa main de sa blessure, saignant à souhait, ramasse l’oreille et le guérit. Un rapide plan de profil accentue ce geste de Jésus. Touchant toujours l’oreille du soldat, Jésus s’adresse à Pierre.

ne désigne le commando chargé d’arrêter Jésus (p. ex. →DeMille King ; →Jewison Superstar). Les cinéastes l’omettent souvent, même ceux dont l’adaptation est habituellement la plus proche du texte Mt. On trouve cependant des foules chez : • →Zecca Passion : Leur faisant face, il bénit ses disciples en levant les bras au ciel avant de se laisser emmener sans violence. • →Stevens Story met Jésus au milieu d’une foule (silencieuse), qui écoute ses paroles. Le plan d’ensemble fait de la scène un ultime enseignement de Jésus.

52-55 Discours de Jésus Du calme à l’agitation • →Pasolini Matteo : Le tumulte de la scène de l’arrestation est en fort contraste avec l’immobilité des plans précédents montrant le visage de Jésus. Tous courent et les disciples commencent à se battre. C’est en courant lui aussi, pour les rejoindre, que Jésus prononce les v.52-55, avant le baiser. Au loin se tiennent les grands prêtres, reconnaissables à leurs habits (*cin17-19 : Pasolini). De l’agitation au calme • →DeMille King : Les combats ayant été interrompus (*cin51c : DeMille), Jésus prononce le v.55, avant de guérir l’oreille blessée du serviteur. Il tend ensuite les mains pour être attaché à l’homme qui lui présente une corde. Les apôtres sont eux-mêmes attachés, mais Jésus demande leur libération au serviteur qu’il a guéri (cf. Jn 18,8). Judas regarde, caché, le cortège s’éloigner. • →Jewison Superstar : Les apôtres veulent se battre, mais Jésus refuse le combat — ce qui nourrit l’interrogation sur ses intentions. « Range ton épée », dit-il à un soldat casqué. Un rapide zoom arrière met encore une fois en évidence ses paroles. Jésus renvoie alors soldats et disciples à la pêche (« Pourquoi êtes-vous obsédés par le combat ? Contentez-vous de pêcher à partir de maintenant »), annonçant la fin de leurs aventures. • →van den Bergh Matthew : L’impression de tumulte fait place à l’apaisement, quand Jésus prononce avec colère puis tristesse le v.52. Filmé en plan moyen, Jésus tient dans ses mains la tête du serviteur blessé. Il s’avance ensuite vers Pierre, lui frappe la poitrine, puis lui touche la joue en lui expliquant son geste (v.53). Le cadrage est alors plus serré, et la caméra suit la tête de Jésus qui prononce le v.54 en s’approchant d’un troisième groupe, composé de Marie et d’un disciple. Jésus revient au centre pour dire le v.55. À sa gauche, Pierre et un soldat le regardent, étonnés. • →Gibson Passion : Jésus prononce ces mots toujours accroupi face au garde blessé. Il se relève, demande à Pierre de laisser tomber son épée et tend dans le même moment sa main au garde, pour le relever. Pierre obéit et s’enfuit, échappant aux gardes, tandis que Malchus touche, ébahi, son oreille guérie. La quasi immobilité qui frappe tous les personnages après les paroles de Jésus, amplifiée par des plans plus longs et plus larges, contraste avec l’agitation extrême des instants précédents. Assurés de l’inoffensivité de Jésus, les gardes se jettent enfin sur lui et le couvrent de chaînes (cf. →Emmerich Passion). Malchus reste immobile, à genoux. De longs gros plans insistent sur son ébahissement. Jésus, attaché, est emmené ; le garde qui le suit le frappe avec une chaîne. Insertion pascale • →Gibson Passion : Une fois Jésus emmené, Marie se réveille brusquement. À Madeleine, réveillée à son tour, elle adresse la question de la Haggada de Pâque : « Pourquoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ? », inscrivant dans un contexte pascal le sacrifice de Jésus. Jean fait irruption dans la maison pour informer Marie de l’arrestation.

56ab Mais tout cela est arrivé pour que fussent accomplies les Écritures Énonciateur : Jésus et non le narrateur *pro56ab • →Pasolini Matteo : Pendant que Jésus prononce ces paroles, une succession de plans montrent des personnages qui s’avancent : Jésus, puis les grands prêtres, un peu en retrait, Jésus à nouveau, puis Judas. Ceci fait de la scène un moment crucial, donnant l’impression que quelque chose s’accomplit (*pro54-56), pour laquelle se présentent les protagonistes. • →van den Bergh Matthew place lui aussi ce v. dans la bouche de Jésus. Celui-ci, en plan américain, soulève d’un air décidé son bras gauche que saisit un soldat juif. Il est emmené, tandis que la caméra s’attarde sur l’air triste et effrayé des disciples et que la musique, rythmée et intense, a repris. La caméra montre une dernière fois Jésus qui, se retournant, bénit ses disciples avec sa main droite. Le travelling gauche, qui suit Jésus, s’arrête en gros plan sur le profil de Judas qui, tournant le dos à la troupe qui se retire, la regarde ensuite s’éloigner. Son visage exprime peu de sentiments et le mystère de la conscience de Judas reste entier. Il finit par porter la main à sa bouche, comme en signe de regret, puis tourne la tête et s’éloigne.

55a foules Souvent omises La présence de foules anonymes au moment de l’arrestation est un détail incongru si on veut reconstituer la succession des faits, comme le font les films qui racontent la passion, à moins que le mot

56c les disciples, tous le laissant, s’enfuirent Surtout Judas • →Zecca Passion montre un Judas en fuite, plaçant son remords immédiatement après l’arrestation. Certains disciples suivent le cortège des soldats qui emmènent Jésus. • →Olcott Manger : Judas est le premier à prendre la fuite. • →van den Bergh Matthew : Judas s’enfuit, ainsi que tous les disciples (en arrière-plan), tandis que Pierre se couvre la tête et s’éloigne, en marchant, dans une autre direction. • →Gibson Passion : Judas fuit le premier, après avoir embrassé Jésus ; Jacques et Jean suivent rapidement, poursuivi quelques mètres par des gardes. On suivra leur fuite le long de la scène de l’arrestation. Jean court tout droit chez Marie. Pas Judas • →Pasolini Matteo : Les v.52-55 et le baiser étant inversés, le cinéaste introduit un fort contraste entre l’étreinte de Jésus et de Judas, pourtant signe de trahison, et la fuite des disciples qui suit immédiatement. L’attitude de Jésus envers Judas ne suggère ni reproche ni déception. L’arrestation proprement dite n’est pas filmée. Elle est sous-entendue par la fuite des disciples et la présence des grands prêtres. • →Jewison Superstar : Aucun des Douze ne suit Jésus lors de ses différents interrogatoires (à part Judas chez Caïphe). Ils semblent au contraire prendre une distance croissante avec lui. Après le passage chez Hérode Antipas, un peu en dehors de la narration, s’intercale une séquence où ils expriment chacun leur déception et leur incompréhension. Même Madeleine trouve que Jésus est « allé trop loin ». • →Zeffirelli Jesus : Judas court voir le mystérieux Zérah et veut participer à « une réunion avec Jésus et les Juifs » qu’il organise. Toutefois Zérah dévoile sa ruse en avouant : « Ce n’est pas une réunion, c’est un procès, dont Jésus est accusé de blasphème. Tu nous as été d’une aide précieuse Judas » ; et Zérah donne les 30 deniers : Zérah a trahi Judas !



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26,57-68 Comparution devant le grand prêtre + Propositions de lecture + 26,57-27,10 Triptyque du procès religieux Disposition • Dialogue de Jésus et du grand prêtre chez le grand prêtre (Mt 26,57-68), • dialogue de Pierre et des serviteurs dans la cour du grand prêtre (Mt 26,69-75), • dialogue de Judas et des grands prêtres et suicide de Judas (Mt 27,3-10). Sens : un « piège de paroles » La parole comme telle est un enjeu important tout au long de ces trois péricopes : (faux) témoignages, silence, adjurations (Jésus chez le grand prêtre), accent régional, reniements, imprécations (Pierre), tentative de se dédire (Judas) font de la parole prononcée, maintenue, expliquée ou reprise un enjeu de vie ou de mort.

[v.61-62 : détruire et rebâtir le Sanctuaire v.63a SILENCE v.63b-64 : le christ, fils de Dieu, fils de l’homme] v.65-66 : pas besoin de témoin, il est passible de mort) v.67-68 : curiosité moqueuse des tortionnaires} … mettant en valeur le silence de Jésus et l’énigme de sa messianité • La construction rhétorique circulaire place au centre le silence de Jésus (→Silence et parole de Jésus ; *anc63a). • En plaçant en symétrie la prétention à détruire et à rebâtir le Temple, et le titre de « christ », cette construction invite aussi à s’interroger sur le lien entre les deux (*pro61b.64c).

Texte

+ Vocabulaire + 57-68 Dialogue entre Jésus et le grand Byz V S TR Nes 58b.69a cour LEXICOGRAPHIE Terme prêtre 57 a Ceux qui avaient mis la main sur Jésus le récurrent Le grec lit le substantif aulê. NARRATION conduisirent chez Caïphe le grand prêtre Sens premier Nœud paradoxal de l’intrigue de reconnaisV « place, cour en plein air, atrium » sance de tout l’évangile prince des prêtres L’interrogatoire chez le grand prêtre (v.69). b où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés. fait jouer l’ensemble de l’enseignePar métonymie ment du ministère de Jésus avec la « palais » (v.3.58). 58 a Quant à SSimon Pierre, il le suivait de loin, conclusion que ses interlocuteurs en tirent : en adjurant Jésus de + Procédés littéraires + b jusqu’à la cour du grand prêtre, décliner son identité, le grand V prince des prêtres, prêtre l’oblige à répondre à la ques57 COMPOSITION Refrain Les principaux c et, entré à l’intérieur, il se tenait assis avec les tion qu’il a toujours voulu laisser éléments de Mt 26,3-5 sont repris ici ouverte à la conscience de ceux qui et réapparaîtront en Mt 27,1. serviteurs pour voir la fin. l’écoutaient : qui dites-vous que je suis (Mt 16,15) ? 57a avaient mis la main COMPOSITION Jésus se livre à la mort en confes- 57-68 Comparution devant le grand prêtre Mc 14,53-65 ; Lc 22,54-55.63-71 ; Mot-crochet Cf. v.48.50.55 et l’annonce Jn 18,15-16.24 – 57 Réunion chez Caïphe Mt 26,3-5 – 58a Suivre Jésus Mt 4,20.22 ; sant son identité. À grands coups 8,19.22 ; 9,9 ; 10,38 ; 16,24 ; 19,21.27-28 en Mt 26,4. d’ironies proches du ton de Jn, Mt raconte le sommet paradoxal du 57b les scribes PRAGMATIQUE Inclusion ministère public. Jésus proclame son exaltation en gloire, dans un contexte des lecteurs dans le récit ? Aux ennemis de Jésus listés jusque-là dans le récit de où l’incompréhension, l’incroyance et la violence vont grandissant : c’est son la passion viennent s’ajouter les scribes — détail significatif chez Mt qui propre témoignage sur son identité et non les faux témoignages portés a d’eux une vision plus positive et nuancée que les autres évangélistes. Les contre lui qui le conduisent à la mort ! destinataires qu’il vise, « scribes instruits » dans les Écritures (Mt 13,52), Début de la réalisation du complot des responsables juifs peuvent et doivent se sentir inclus dans l’assemblée qui condamne Jésus. Avec cet interrogatoire, le complot des v.3-5 devient effectif. Pour Mt, la justice des prêtres, des anciens et des scribes se réduit à une conspiration 58a Pierre (S) NARRATION Parallélisme entre Pierre et Caïphe souligné par un jeu de mots meurtrière : ils veulent « le faire tuer » (v.59b.66c) à n’importe quel prix. Se en syriaque Les prénoms du prince des apôtres et du prince des prêtres ont dévoile ici la solidarité des hommes dans le péché (cf. Jn 1,29 « le péché du les mêmes sonorités en syriaque : Kifo/Pierre (K’p’) et Qayofo/Caïphe (Qyp’, monde ») qui relie le mensonge des faux témoins (v.59-61), la condamnapar hellénisation) y sont présentés comme deux grands prêtres en tension. tion injuste du →fils de l’homme (v.65-66) et les tortures (v.67-68). Le récit autour de Pierre recèle au moins deux doubles-entendre très Rythme et structure profonds : L’action se poursuit sur un rythme binaire : • Le récit concernant Kifo (« Pierre ») est entrelacé avec le récit dans lequel • Jésus arrive chez le grand prêtre, puis Pierre (v.57-58) ; Qayofo (« Caïphe ») livre Jésus en demandant qu’il soit crucifié, chacun • on cherche des témoins, puis on en trouve (v.59-61) ; semblant s’exprimer au nom de son groupe respectif. • le grand prêtre pose deux questions et obtient une double réponse • Les verbes « renier » (acte de Pierre-Kifo) et « expier/pardonner » (action (v.62-64) ; divine dont le grand prêtre est le ministre par excellence : →Yom Kippour • le grand prêtre donne son jugement, puis l’ensemble du sanhédrin dans le judaïsme du second Temple) se disent pareillement kpr (*voc34c). (v.65-66) ; • Jésus est molesté et insulté (v.67-68). 58c il se tenait assis avec les serviteurs pour voir la fin NARRATION Focalisation Comme le suggère l’identité des réponses de Jésus à Caïphe et à Pilate, les interne : point de vue de Pierre *pro69-75 ; →Pierre chez Mt procès juif et romain sont coulés dans des moules narratifs semblables. DISPOSITION + Genres littéraires + Construction circulaire… {v.58 : curiosité courageuse de Pierre 57-68 Récitatif liturgique ? Les incohérences entre les récits évangéliques de la (v.59-60 : chercher un témoin pour condamner à mort passion et les difficultés historiques soulevées par les mentions du

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sanhédrin, les sous-entendus du narrateur en direction de récepteurs croyants en Jésus et la concentration d’allusions scripturaires et de thèmes théologiques suggèrent que le procès devant Caïphe relève autant du récitatif liturgique que du compte-rendu historique (voir cependant *hge57-68 ; *interp27,1-2).

Contexte + Repères historiques et géographiques + 57-68 Historicité Une réunion formelle du →sanhédrin, peut-être supposée par les Synoptiques, est incompatible avec les règles de la Mishna (→Historicité du « procès » de Jésus devant « le sanhédrin »). Mais son interrogatoire privé par quelques hauts responsables religieux est vraisemblable. *mil57-68 57a conduisirent Par où ? Jésus a pu gravir un escalier conduisant de la piscine de Siloé au mont Sion. →La maison de Caïphe 57a chez Caïphe Localisation La →maison de Caïphe n’est certes pas un lieu connu de rencontre formelle du →sanhédrin (*hge57-68). Caïphe ou Anne ? Selon Jn 18,13, Jésus est d’abord conduit chez Anne (grand prêtre en 6-15 ap. J.-C.) ; Caïphe (18-36 ap. J.-C.) fut son gendre (*hge3b). Cinq fils d’Anne sont devenus grands prêtres (→Le haut sacerdoce à l’époque de Jésus), ce qui lui donnait une influence sans doute considérable. Selon la tradition biblique, on est grand prêtre à vie, ce qui pourrait être la raison pour laquelle Lc 3,2 et Ac 4,6 appellent Anne grand prêtre, bien que Caïphe seul soit réellement en fonction. + Milieux de vie + 57-68 VIE DES COMMUNAUTÉS Informations sur le procès de Jésus Sources diverses La communauté primitive peut avoir tiré ses informations sur le procès devant le sanhédrin : • des témoins comme Joseph d’Arimathie (Mc 15,43) ? • des relations avec l’entourage du grand prêtre (Jn 18,15-16) ? • des gens présents devenus des disciples plus tard (Ac 6,7) ? • de Jésus lui-même (cf. Ac 1,3) ? Contexte religieux Par ailleurs, les controverses des premiers disciples du Christ avec le judaïsme majoritaire, de plus en plus hostile à leur croyance messianique, ont certainement joué un rôle dans la conservation et dans la mise en forme de la mémoire de l’interrogatoire de celui qui les avait prévenus qu’ils subiraient le même traitement que leur maître (Mt 10,24-25), dès Mt 10,17 « Ils vous livreront aux sanhédrins et vous flagelleront dans leurs synagogues. »

Reception + Lecture synoptique + 58 Mt–Jn // Mc–Lc : Pierre à la flambée ou non ? Mt non plus que Jn 18,16 ne présente le détail pittoresque de Pierre se chauffant à la flambée (Mc 14,54 ; Lc 22,55). Il indique en revanche que Pierre entre pour voir le dénouement. 58c pour voir la fin Narration SM Mt prépare ainsi les épisodes consacrés à Pierre. + Tradition juive + 57a chez Caïphe le grand prêtre Historicité ? L’historicité de ce jugement devant le sanhédrin est difficile à maintenir si l’on tient pour exacte la date

du 15 Nisan suggérée par les Synoptiques pour la crucifixion. En effet, la loi juive défend d’entendre des plaignants pendant les fêtes : • →m. Sanh. 4,1 « Dans les procès criminels, on peut rendre le jugement le jour même quand c’est un verdict d’acquittement, mais [on doit remettre le prononcé du jugement] au lendemain quand c’est un verdict de condamnation. C’est pourquoi on ne peut pas commencer un tel procès une veille de sabbat ni une veille de fête. » En réalité, la date du 14 Nisan pour la crucifixion est plus probable (→Chronologie de la passion), ce qui rend la procédure juridique plus vraisemblable, même dans le cadre des lois de la Mishna. + Tradition chrétienne + 57a Caïphe Anthroponymie • →Raban Maur Exp. Matt. « Le nom du grand prêtre convient bien à celui qui agit avec zèle. Car “Caiphas” veut dire “celui qui conduit une investigation, celui qui est habile, celui qui vomit”. Or il a été habile en assouvissant la bassesse de sa ruse, mais il a été impudent lorsqu’il a proféré son mensonge » (717.86 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1477C). *hge3b 57a le grand prêtre La mention a retenu l’attention des commentateurs de Mt, probablement sous l’influence de Jn 18,13 (« grand prêtre cette année-là »). Était-il vraiment le grand prêtre ? Un point historique… • →Raban Maur Exp. Matt. « Il était grand prêtre cette année-là. Ce point est attesté par Josèphe qui signale qu’il aurait acheté d’Hérode, un prince romain, à prix d’argent le pontificat pour une seule année seulement sans le mérite de s’en être montré digne. Il n’est pas étonnant qu’un grand prêtre inique ait jugé de manière inique » (715.49). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Hérode, afin de recueillir le prix des charges eut l’idée [d’imposer que le grand prêtre] n’eût pas de pouvoir pour plus d’une année, à moins de l’acheter de nouveau. Et les Romains firent de même par la suite aussi longtemps que dura ce poste. Tous les autres chefs vinrent donc à lui [= Caïphe] à son instigation, car il était le chef des prêtres, et là, [le Christ] a été faussement jugé à mort, puis de là a été conduit au prétoire » (1481C). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « À propos de ce Caïphe, Josèphe rapporte qu’il avait reçu le pontificat d’un chef romain sans le mérite de s’en être montré digne » (1477B ; = →Anonymes In Matt. 204.44 parle de Zosophus au lieu de Josèphe). • →Albert le Grand Sup. Matt. « En 1Ch 24,3-19, on lit que David, qui voulait accroître le culte du Seigneur, institua vingt-quatre grands prêtres. Cette organisation a cependant été détruite ensuite pendant la captivité à Babylone mais elle est réintroduite à partir d’Esdras. C’est ce sacerdoce qu’Hérode qui régnait sous les Romains a vendu pour son bénéfice tandis qu’Anne et Caïphe ont rempli ce service et tenaient ce poste en alternance. Or c’était Caïphe qui était en charge à ce moment-là. C’est la raison pour laquelle il dit : “Je suis le chef des prêtres” […]. Il faut dire qu’ils l’ont d’abord conduit chez Anne non afin qu’il soit entendu, mais pour qu’il y soit exposé à la liesse et au ridicule ; mais il est conduit chez Caïphe pour être passé en jugement et pour que l’on organise ses accusateurs à cet endroit. » … et un enseignement moral contre les mauvais prêtres • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2128 reprend l’interprétation de Raban Maur et ajoute : « Il faut donc toujours craindre de tels prêtres qui recherchent à prix d’argent les honneurs des Églises et non ce qui provient de la grâce de l’Esprit Saint. Car avec eux se réunit toujours une fausse assemblée, ils recherchent de faux témoins parce que pour eux il n’y a ni vérité, ni religion, mais ils préfèrent une autorité toujours injuste dans les causes judiciaires. » 57b les scribes et les anciens Et les pharisiens ? Probablement sous l’influence de Jn 18,3, les pharisiens (absents en Mt) assistent aussi à la réunion selon Albert le Grand : • →Albert le Grand Sup. Matt. « Les scribes qui sauraient trouver des calomnies grâce à leur érudition […], des pharisiens qui, avec une sainteté

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feinte, prouveraient que les accusateurs seraient mus par le zèle de la justice […] et les anciens qui, grâce à une longue expérience des différentes méchancetés, sauraient faire des objections et des oppositions par leurs réponses. » 58a Pierre, il le suivait = l’Église qui suit son Maître • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,46. • →Raban Maur Exp. Matt. « De manière symbolique, le fait que Pierre suive de loin la passion et en même temps le Seigneur représente l’Église qui suivra, c’est-à-dire qui imitera les souffrances du Seigneur. Mais la différence est grande, car l’Église souffre pour elle-même tandis que lui [= Jésus] souffre pour l’Église » (716.56 ; = →Anonymes In Matt. 204.48). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Qu’il y soit arrivé, cela fut le fait de la ferveur ; qu’il ait suivi de loin, cela fut le fait de la peur, car le Christ a souffert pour l’Église, et non pour lui-même ; mais Pierre et l’Église ont souffert pour eux-mêmes. » Courage de Pierre • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,2 « Pierre est zélé et ne fuit pas comme les autres » (754.2). • →Raban Maur Exp. Matt. « C’est étonnant et cela force même le respect qu’il n’ait pas abandonné le Seigneur, même s’il était effrayé » (716.57 ; = →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,2 [754.3] ; →Jérôme Comm. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2378 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1477D « Cela le différencie des autres disciples ; car si tous ont fui, cependant celui-ci même de loin suit Jésus » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2138 [cf. Ps 38,12] ; →Anonymes In Matt. 204.55). Amour ou curiosité de Pierre • →Raban Maur Exp. Matt. « Jean a expliqué comment Pierre a pu entrer […] : soit par amour du maître, soit par curiosité parce qu’il désirait savoir ce que déciderait le grand prêtre à propos du Seigneur, s’il le condamnerait à mort ou s’il le renverrait après avoir été flagellé » (716.66 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2141). Retour de la fuite • →Albert le Grand Sup. Matt. « Mais comment dire qu’il suivait alors qu’avant il est dit que “tous les disciples, l’abandonnant, s’enfuirent” ? Il faut répondre qu’ils ont d’abord fui, puis qu’ensuite, en revenant en cachette, deux disciples suivaient, “Pierre et un autre disciple”. » →Pierre chez Mt 58a de loin Distancié du Christ • →Raban Maur Exp. Matt. « Il suivait de loin avec raison, celui qui était déjà proche du reniement ; il n’aurait pas pu le renier s’il s’était tenu proche du Christ » (716.55 ; = →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1481D ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1477C). Par crainte • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ici est abordée la trahison de la consolation. Car Pierre, qui avait promis qu’il serait le compagnon dans les épreuves, n’entre plus désormais avec lui dans l’enceinte mais il suit de loin, […] de loin car il a peur. » + Théologie + 57-68 CHRISTOLOGIE Accomplissement des Écritures Les principaux thèmes christologiques de Mt convergent ici (*ref63d). Plongé dans un environnement mortel, Jésus se manifeste comme le →fils de Dieu et le messie qui bâtit le Temple, le roi assis à la droite de Dieu (→Jésus roi des Juifs), le mystérieux serviteur souffrant au visage couvert de crachats, le →fils de l’homme qui viendra sur les nuées du ciel. MORALE Face aux moqueries et aux coups, Jésus applique son propre enseignement (Mt 5,38-48), tout en accomplissant une prophétie ancienne (Is 50,6).

+ Littérature + 57a Caïphe le grand prêtre Avatars du personnage depuis le romantisme S’il n’a pas le succès littéraire de Judas, Caïphe pose les mêmes questions que le disciple traître : celle du judaïsme (sacerdotal) et celle de la coopération des ennemis de Jésus à l’œuvre de la rédemption. Personnage diabolique Victor Hugo ne place pas Caïphe dans la liste des rejetons engendrés par Satan : Caïn, Judas, Barabbas. Mais plus loin, dans une comparaison avec Hérode, il en fait pourtant un portrait satanique rappelant celui de Salluste dans le troisième acte de → Ruy Blas : • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Hérode et Caïphe ») « Ce n’était point une âme inclinée aux mystères ; / […] Tortueux, il avait la fraude pour compagne ; / Les yeux d’Hérode étaient sincères près des siens ; / […] De la couleuvre froide il avait la paresse ; / Il était ce qui rampe et ce qui se redresse ; / Il était chaste avec les femmes, redoutant / Le démon qu’à travers leur parole on entend, / Mais ces chastetés-là font brûler les Sodomes ; / […] Caïphe eût aux renards indiqué des sentiers ; / C’était un homme sombre, et pourtant volontiers / Il riait à travers l’ombre de sa pensée ; / Mais on se sentait pris d’une sueur glacée / Devant cette gaîté, couvercle d’un cercueil » (812-813). La sentence qui résume la place de Caïphe dans le drame de la passion et confère à Caïphe une portée symbolique universelle, celle du mal incarné par les « Caïphes sanglants » contre les « Christs sublimes », est plus sévère encore : • →Hugo Fin (« Le gibet » : « La crucifix ») « Ô nuit ! ce qui sortit de Jésus, c’est Caïphe » (885). Homme de devoir • →Hugo Fin (« Le gibet » : « La chose jugée ») « Et, pâle, il s’écria : — Paix aux hommes de foi ! / Moi, Caïphe, courbé sous le Seigneur, je pense / Qu’on doit au mal la peine, au bien la récompense, / Et qu’il faut éclairer ceux qu’un fourbe a déçus, / Et je condamne à mort l’homme appelé Jésus » (866). Incarnation de la méchanceté procédurière • →Schuré Initiés « Quelques témoins ramassés au hasard dans la foule font leur déposition, mais ils se contredisent. Enfin, l’un d’eux rapporte ce mot, considéré comme un blasphème, et que le Nazaréen avait jeté plus d’une fois à la face des Pharisiens, sous le portique de Salomon : “Je puis détruire le temple et le relever en trois jours.” Jésus se tait. — “Tu ne réponds pas” ? dit le grand-prêtre. Jésus, qui sait qu’il sera condamné et ne veut pas prodiguer son verbe inutilement, garde le silence. Mais ce mot, même prouvé, ne suffirait pas à motiver une condamnation capitale. Il faut un aveu plus grave. Pour le soutirer à l’accusé, l’habile sadducéen Caïphe lui adresse une question d’honneur, la question vitale de sa mission. Car la plus grande habileté consiste souvent à aller droit au fait essentiel : — “Si tu es le Messie, dis-le nous !” […] Caïphe, n’ayant pas réussi avec sa ruse de juge d’instruction, use de son droit de grand-pontife et reprend avec solennité : — “Je te conjure, par le Dieu vivant, de nous dire” » (528). Type de toute conscience humaine • →Huysmans Cathédrale fait de Caïphe l’acteur principal de ce drame intérieur qui rejoue en chaque homme celui de la passion : « Ah ! dire que rien ne diffère et que tout se recommence ! nos âmes sont toujours les rusées synagogues qui le trahirent et l’abominable Caïphe qui est en nous hurle au moment où nous voudrions être un peu humbles et, en priant, l’aimer ! » (96). Gardien de l’orthodoxie juive • →Rabi Judas : Le tribunal et Caïphe cherchent à démontrer la culpabilité de Jésus et l’inefficience de ses prophéties. C’est l’imposture de Jésus qui est le centre des récriminations. Les paraboles christiques sont dénoncées comme un message obscur qui vise à contrôler les esprits faibles. La question du blasphème posée par l’identité de fils de Dieu est aussi un des principaux chefs d’accusation comme chez Mt. De même, le non-respect de la Loi est au centre de la polémique (Mt 15,2). Rabi ne décrit nulle animosité de la part de Caïphe mais un souci d’être juste en regard de la praxis religieuse et du risque encouru pour son peuple devant Rome (27-49, 66-67). • →Gibran Jesus se place dans la même tradition lorsqu’il fait parler Grand Prêtre, pour tracer le portrait psychologique du personnage : « Cet

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homme, Jésus, était un profane et un corrupteur. Nous l’avons assassiné dans un acte délibéré et avec la conscience pure. Et nous tuerons tous ceux qui aviliraient les lois de Moïse et qui chercheraient à souiller notre héritage sacré. » Caïphe parle de telle manière qu’apparaisse évidente l’étroitesse de son esprit, qui ne pense qu’à partir d’une objectivité politico-religieuse : « Pour parler de cet homme, Jésus, et de sa mort, il nous faut prendre en considération deux données essentielles : nous devons défendre la Torah et ce royaume doit être protégé par Rome » (26). Dès ce début de discours, la rhétorique est pleinement orientée vers une justification de l’implication de Caïphe dans la condamnation de Jésus. Il insiste sur l’idée de nécessité et d’obligation (« faut », « devons », « doit »), présentant cette condamnation comme inévitable, et oppose le particulier (« cet homme, Jésus ») à des noms propres qui servent d’arguments d’autorité (« la Torah », « Rome »). Le démonstratif (« cet » homme) met à distance le cas observé et rabaisse Jésus à sa dimension humaine et mortelle. Ces principes impératifs sont suivis d’un constat : « Cet homme était une menace pour Rome et pour nous » (26). Par syllogisme, on aboutit logiquement à la conclusion « et il était sage d’y mettre fin » (27). 57b où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés Confrontation symbolique de « tout Israël » et de son messie • →Claudel Croix « Maintenant d’ici chez Anne, chez Caïphe, il n’y a plus qu’un coup de pied. La brigade, poussante et hurlante, et entraînant avec elle tout ce qu’une ville orientale, à la veille d’une fête, peut fournir d’amateurs nocturnes, s’engouffre dans la caverne judiciaire déjà à moitié remplie, c’est le tribunal, de calebasses luisantes, d’œils féroces et de barbasses décolorées. Il y a tant de monde qu’on ne peut presque pas bouger. C’est ça qu’on a recruté, c’est ce public puant de Cours d’assises devant qui le Fils de Dieu va se déclarer. C’est là-dedans qu’on a enfoncé le Christ, si serré qu’Il ne fait plus qu’un avec la chair de son peuple. Tout Israël fait sur Lui pressoir » (486). 58a il le suivait de loin Courage et lâcheté • →Gréban Passion présente Pierre comme partagé entre courage et lâcheté. Il regrette d’avoir abandonné son maître : « J’en ay au cueur si grant pitié / que le cueur me font tout en larmes, / et nous sommes monstrés mal fermes / de le laisser a son besoing. / Je le vouldray suivir de loing / pour voir quel chose ilz en feront » (v.19342-19347) ; mais il redoute déjà d’être reconnu : « Mes pis y a, car s’ilz savoient / que je feusse de la consorte, / ilz m’encloirroient dans la porte / et la me feroient mourir » (v.19366-19369). + Musique + 57 Début de la deuxième partie par une double addition →Bach Passion commence par un air dont le caractère replonge l’auditeur dans une atmosphère sombre, un état douloureux où tout est en proie au doute. • Air Ach, nun ist mein Jesus hin ! (« Hélas, maintenant mon Jésus est parti ») : la fille de Sion, bien-aimée du Ct exhale sa plainte : Wo ist mein Jesus hin ? (« Où est allé mon Jésus ? »). • Chœur Wo is denn dein Freund ? (« Où donc est ton ami ? ») : le chœur des fidèles répond en écho par un verset extrait du Ct : Wo ist dein Freund hingegangen, o du schönste unter den Weibern ? Wo hat sich dein Freund hingewandt ? (Ct 6,1). Les oppositions des formules rythmiques brève-longue/longue-brève et les brisures de la ligne mélodique de la soliste traduisent musicalement cette quête difficile. L’air finit en tension (**demi-cadence), annonçant ainsi une suite dramatique. • Reprise du récit : une grande montée vers l’aigu dynamise le début de cette deuxième partie, ramenant l’auditeur au cœur de l’action. + Danse + 57 Mise en place de la deuxième partie : qui pourrait suivre le Dieu incarné dans l’abîme de sa passion ? →Neumeier Passion • Jésus est debout à gauche, de dos au premier plan dans l’embrasure de la porte du réduit où il est enfermé (deux bancs juxtaposés verticalement

dessinant le rectangle symbolique d’une porte). Les deux Personnes formant triangle avec lui et suggérant deux gardes flanquant la « porte ». Jésus prêt à comparaître devant Caïphe, le chef des prêtres. Air et chœur • D’un pas lent, grave et titubant, deux petits ensembles de femmes (3 + 4) donnent à voir la douleur de la Fille de Sion et de la Mère du Christ par leurs déplacements asymétriques, des piétinements, des mouvements erratiques de bras tendus vers le ciel ou retombant vers la terre. Les contractions du corps ou, au contraire, des mouvements symétriques et comme fugués accompagnent le tempo de la musique. • Douleur plus marquée chez Marie-Madeleine, près de l’estrade avant de se mêler aux autres femmes, partageant leur gestique ; puis une à une, ses compagnes s’approchent d’elle dans une ébauche de consolation. • À la fin, silence de quelques secondes. L’une des neuf femmes qui ont accompagné sans rôle particulier jusqu’à ce moment s’approche de Jésus pour le regarder. Elle croise son regard et s’enfuit avec épouvante jusqu’à l’estrade, en fond de scène. • Plusieurs installent des bancs pour l’interrogatoire. S’asseyant au sol, ils semblent s’y attabler. Depuis ce banc, ils accompagneront de mouvements groupés, faits de gestes disharmonieux, les scènes qui vont se dérouler sous leurs yeux. • Jean se tient debout, de l’autre côté du seuil de la « porte » symbolique. • La femme apparue la dernière, dévisageant Jésus, ressurgit dans l’autre angle de la scène avec Jacques frère de Jean. Pieds nus, ils se chaussent chacun d’une seule pointe ; elle, allant tester son équilibre par un **relevé sur ce chausson, tout près de Jésus, affranchie de sa crainte à son égard. + Cinéma + 57a le conduisirent chez Caïphe Avec des interrogations • →Jewison Superstar : Sur la route qui mène au palais de Caïphe, Jésus est assailli par des pseudo-journalistes, tel un leader politique impliqué dans une affaire de justice. On lui tend des micros invisibles, en lui demandant « s’il va se retirer », « quelle a été, selon lui, sa plus grande erreur », « comment il voit son procès », « s’il sait ce que pensent ses supporters », etc. La caméra épouse alors quelques secondes le point de vue de Jésus, et les visages interrogateurs défilent. Avec violence • →Gibson Passion amplifie la portée de l’épisode en y développant la violence faite à Jésus. Il intercale entre l’arrestation et la scène chez Caïphe une séquence où Jésus est jeté par-dessus le parapet dans le Cédron (cf. →Emmerich Passion). La violence est omniprésente : de nombreux coups sont portés à Jésus tout au long du trajet, renforcés par des effets sonores. Jésus, en tombant dans la fosse, n’est retenu que par la chaîne qui entoure sa taille et son cou. • →Downey Bible 8 : Les gardes ont jeté un grand sac noir sur la tête de Jésus. Jésus, aveugle, tombe plusieurs fois dans les rues désertes. Il est relevé à coups de pieds. Judas, qui a suivi avec les soldats, est refoulé par Malchus à l’entrée du palais. La musique souligne son étonnement. Le sac n’est enlevé que lorsque Jésus est présenté une première fois, en secret, à Caïphe : occasion d’un premier face-à-face silencieux, par gros plans interposés. L’expression sévère du visage de Jésus fait fuir Caïphe. Point de vue de Juda • →Gibson Passion suit de près le personnage de Judas : il se trouve au fond du Cédron quand Jésus y tombe et échange avec lui un regard (l’œil non tuméfié de Jésus brille alors d’une lumière jaune). Il voit, en retrait, l’arrivée au palais de Caïphe et le procès. Judas est dissimulé derrière un pilier et tenant dans sa main la bourse gagnée. Le spectateur assiste à la montée progressive du remords. Point de vue marial • →Gibson Passion : Marie se réveille en sursaut quand Jésus est jeté du parapet. Dès lors, le cinéaste associe étroitement Marie à la passion ; il insiste sur son lien très fort avec son fils (échanges de regard éloquents dans la cour du grand prêtre) et sa com-passion qui l’associe au mystère de la rédemption. Avant l’entrée de Jésus à l’intérieur du palais est intercalé

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un flashback où on voit Jésus travailler comme menuisier (*cin27,32b : Gibson), un échange silencieux entre Jésus et sa mère, et le mauvais rêve de la femme de Pilate, prévenu au même moment des évènements par un centurion. Il s’agit d’inclure tous les éléments dans une grande narration et non de présenter des tableaux ou « stations » successives. Quand Marie voit Jésus entrer chez Caïphe, elle montre sa communion et sa compréhension surnaturelle de l’événement en murmurant : « C’est commencé, Seigneur. Amen. » • →Downey Bible 8 insère, après des vues imposantes du Temple au moment de l’accusation de Jésus, une scène où Madeleine et Jean préviennent Marie de l’arrestation de Jésus. 57b où les scribes et les anciens s’étaient rassemblés Convocation • →Gibson Passion montre la réunion, de nuit, des membres du sanhédrin et d’une certaine foule : un soldat frappe à une porte et donne à un homme une bourse pour réunir le plus grand nombre dans la cours du grand prêtre. Ce plan marque le passage d’une atmosphère à une autre : à la lumière bleue de la nuit du jardin succède les tons beiges et bruns de la ville éclairée par les torches. Enfin, l’arrivée de Jésus (tiré par des cordes et des chaînes) dans la cour du palais précède immédiatement celle, plus solennelle, des grands prêtres (en rangs ordonnés et habits somptueux). On assiste comme en coulisse, à l’entrée sur scène d’acteurs (*cin20 : Greene) ou athlètes : l’interrogatoire sera une joute. Les grands prêtres passant devant Jésus le mesurent du regard. 58 Point de vue pétrinien Les cinéastes sentent « d’instinct » le point de vue de →Pierre particulièrement évident dans cette section du récit de la passion. • →Pasolini Matteo : L’inversion des v.57 et 58 permet de passer directement de la fuite des disciples au visage de Pierre qui, seul et caché sous









un châle, dans la ville, voit de loin le cortège qui emmène Jésus. Les plans exceptionnellement longs qui montrent Pierre suivant de loin tendent à identifier le regard du spectateur et celui du disciple. Toute la scène est filmée de son point de vue, au milieu d’un groupe d’hommes et de femmes, à l’entrée de la cour déjà connue du spectateur (*cin3a : Pasolini). Celui-ci assiste aux accusations à distance, impuissant. La caméra navigue derrière le premier rang comme pour chercher à mieux voir. Une partie des gestes du grand prêtre est ainsi cachée par une tête recouverte d’un grossier tissu de laine, et l’on n’aperçoit de Jésus qu’un long manteau noir. →Zeffirelli Jesus : Autour du feu, les serviteurs discutent de Jésus : une femme avoue qu’elle a cru en lui, comme tout le monde, mais qu’on sait maintenant qu’il est un menteur. La caméra insiste par un plan rapproché sur l’embarras de Pierre, un peu en retrait. La scène suivante est l’arrivée de plusieurs membres du sanhédrin au palais de Caïphe, dont Nicodème que Pierre essaie d’aborder. Cet échec souligné par un gros plan renforce l’isolement du disciple. →van den Bergh Matthew représente les v.57-60 comme une unité narrative, en suivant le personnage de Pierre qui arrive dans la cour du palais, caché sous un châle. Des courts plans présentent les personnages évoqués : deux soldats juifs descendent les escaliers du palais, deux gardes romains discutent. →Young Jesus : Traité avec violence, Jésus tombe une première fois. La caméra adopte le point de vue de Pierre, qui assiste à la scène caché derrière un pilier. Un montage alterné mêle l’interrogatoire chez Caïphe et le reniement de Pierre : les deux scènes se rejoignent lorsque Jésus, sortant du palais, assiste au troisième reniement. →Downey Bible 8 : Pierre arrive décidé dans la cour où une petite foule s’est rassemblée, en « parlant » intérieurement à Jésus : « Parle-moi. Pourquoi les laisses-tu te faire cela ? » Il est vivement repoussé par un garde.

 Texte + Critique textuelle + 59a et les anciens Absent du Sinaiticus, du Vaticanus et de V. 60c faux témoins Harmonisation Outre les versions traditionnelles (Byz, TR, V), harmonisent ainsi C, D, f13. + Vocabulaire + 61b Sanctuaire Terme technique : référent Le terme naos se réfère à l’édifice central sur l’esplanade du Temple à Jérusalem, correspondant au terme hékāl en hébreu (cf. le même mot en S) ; devant lui se trouve l’autel (Mt 23,35), et dedans se trouve le →Voile (Mt 27,51). *voc27,51a 61b reconstruire Verbe spécifique récurrent (oikodomeô) qui a pour objet, dans Mt, • ou bien l’ekklêsia (Mt 16,18 ; cf. 1Co 14,4), • ou bien le Temple (Mt 27,40). + Procédés littéraires + 59a cherchaient un faux témoignage PRAGMATIQUE Sarcasme Ceux qui sont au sommet de l’édifice juridique de la Loi cherchent à commettre l’un des pires péchés selon la Loi, passible de mort ! *ref59b ; *mil59a 61b.64c Je peux + la Puissance SÉMANTIQUE Dérivation et connotations Assis à la droite de « la Puissance » (dunamis), Jésus peut (dunamai) beaucoup. L’isotopie connote la majesté messianique de Jésus comme en Mt 8,2 ; 9,28. NARRATION Caractérisation de Jésus Depuis ses tentations au désert en tant que →fils de Dieu (Mt 4,3.6), Jésus est présenté comme doté de pouvoirs surnaturels et capable de faire des

prodiges (cf. Mt 26,53). En ces épisodes, il apparaît comme celui qui pourrait faire des prodiges mais y renonce par obéissance au Père. Ce trait sera souligné dramatiquement quand Jésus sera en croix (Mt 27,40-43). 61b.63d détruire le Sanctuaire + le reconstruire + tu es le christ — PRAGMATIQUE Argumentation par supposition Le passage du thème de la construction du Temple au thème du christ/ messie présuppose une connaissance fine des Écritures. *bib61b.63d ; *pro27,51c-53 Double ironie D’une part, les « faux témoins » portent un témoignage partiellement véridique : Jésus a annoncé la ruine du Temple (Mt 23,38 ; 24,2), non qu’il le détruirait (il a tout au plus suggéré la reconstruction sous une autre forme en affirmant son ministère « plus grand que le Temple », Mt 12,6). D’autre part, ils rendent eux-mêmes possible la réalisation de ses paroles, en organisant les circonstances qui vont le conduire à la mort et à la résurrection. + Genres littéraires + 61b Je peux détruire le Sanctuaire de Dieu et en trois jours le reconstruire Énigme Le caractère énigmatique de la sentence est d’autant plus grand que Mt ne l’a pas rapportée auparavant dans le récit de la vie de Jésus (*pro61b.63d). La suppose-t-il déjà connue par la tradition orale, qui s’était déjà efforcée de l’interpréter (*syn61b) ?

Contexte + Milieux de vie + 59a le sanhédrin ADMINISTRATION Institution La vraisemblance historique empêche d’imaginer une réunion formelle, et de projeter — sur l’assemblée des notables judéens du 1er s. — l’image idéale du conseil de vénérables

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religieux élaborée plus tard par les rabbins. →Sanhédrin ; →Historicité du « procès » de Jésus devant « le sanhédrin »

après toi le lignage issu de tes entrailles et j’affermirai sa royauté. C’est lui qui construira une maison pour mon Nom et j’affermirai pour toujours son trône royal. Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils. » →Deux prophéties messianiques déterminantes pour l’Évangile

59a cherchaient JUSTICE L’institution du témoignage Absence de motif soulignée par les évangiles (cf. Jn 15,25 « C’est pour que s’accomplisse la + Littérature péritestamentaire + parole écrite dans leur Loi : Ils m’ont haï sans raison » [Ps 35,19 ; cf. Ps 69,5]). Cette absence de motif 61b.63a.67b le Sanctuaire de Dieu nécessite de faux témoins pour par+ gardait le silence + frappèrent — Byz S TR Nes V venir à le condamner. Les historiens Séquence d’actions analogue 59 a Les grands prêtres Les princes des prêtres et s’interrogent donc sur les →motifs de • →Josèphe B.J. 6,300-309 : Peu Byz S TR et les anciens tout le conseil l’arrestation de Jésus. après 60 ap. J.-C., Jésus ben AnaRègles du témoignage nias prophétise contre le Temple. et le sanhédrin entier cherchaient un faux L’AT enseigne la nécessité de deux L’aristocratie de Jérusalem l’interS toute l’assemblée témoignage contre Jésus témoins au minimum pour établir roge, le flagelle et l’envoie au goucherchaient un faux une charge (Nb 35,30 ; Dt 17,6 ; verneur romain. Quand il est châ19,15 ; cf. Jn 8,17 ; 2Co 13,1 ; He tié par les Juifs et quand il apparaît témoignage contre Jésus 10,28). Il contient de nombreuses devant le gouverneur romain, b afin de le faire tuer afin de le livrer à la mort lois réglant la pratique du témoiJésus ben Ananias refuse de parler gnage légal. Elles stipulent entre de lui-même mais ne cesse de Byz TR V S Nes autres les sanctions contre le témoin maudire la cité. qui refuse de dire la vérité (Lv 5,1 ; 60 a et ils n’en trouvèrent pas, et ils n’en trouvèrent pas, Pr 24,28), l’application aux faux b et bien que beaucoup de bien que beaucoup de Reception témoins de la sanction qu’ils cherfaux témoins se fussent faux témoins se fussent chaient à infliger à leur victime + Lecture synoptique + (Dt 19,15-21), le refus des témoiprésentés, ils n’en présentés. gnages à scandale (Ex 20,16 ; 23,1.7 ; trouvèrent pas. 59a cherchaient un faux témoignage Lv 18,16-18), la participation des c Mais finalement il se Mais finalement il se // Mc : vrai ou faux ? témoins à l’exécution de la sentence Chez Mc qu’ils permettaient de porter présenta deux faux présenta deux Vfaux Le sanhédrin cherche de vrais témoi(Dt 17,7). Le premier évangile prend témoins témoins gnages (Mc 14,55-56) et en obtient ces règles très au sérieux : Jésus y de faux (Mc 14,57). promulgue la loi des deux ou trois Byz V S TR Nes Chez Mt témoins nécessaires (Mt 18,16), ainsi 61 a pour dire : Il trouve des faux témoins, mais qui que l’interdiction du faux témoilivrent un témoignage matériellegnage (Mt 19,18). b — Celui-ci a affirmé : — Je peux détruire le ment vrai — du moins en partie Sanctuaire + Textes anciens + (*pro61b.63d ; *chr60b). Mt poléVS Temple de Dieu et en trois jours Byz V S TRle mique ici contre les chefs juifs qu’il 59a faux témoignage montre violant délibérément la Tora. reconstruire. Parjure *ref59a ; *pro59a Détesté • →Salluste Bell. Cat. 16,2 ; →Sal- 59a Faux témoignages Ex 20,16 ; Dt 5,20 ; 1R 21,10 ; Ps 27,12 ; Ac 6,11-14 – 61b Je peux détruire le Sanctuaire 60c Règles sur les témoins Nb 35,30 ; Dt 17,6 ; 19,18-19 ; Jn 8,17 – 61b Destruction luste Inv. Cic. 2 ; →Properce du Temple Mt 24,2 ; 27,40 ; Jr 7,1-15 ; 26 ; Ac 6,13 – 61b trois jours Mt 12,40 ; de Dieu et en trois jours le reconsEleg. 3,6,20. truire Énigme 16,21 ; 17,23 ; 20,19 ; 27,40 ; Os 6,2 ; 1Co 15,4 ; Jn 2,19-21 ; *ref27,63c Puni La parole énigmatique de Jésus • La loi romaine des Douze Tables sur le Temple (*gen61b) semble, contenait le principe du falsum testimonium : quiconque était convaincu d’après // et Mt 27,40, avoir été bien connue dans les communautés de faux témoignage était précipité de la roche Tarpéienne (→Aulu-Gelle primitives. Noct. att. 20,1,53). // Mc–Jn facilitent la compréhension • →Diodore de Sicile 1,77,2 : En Égypte « les parjures […] étaient punis Mc 14,58 distingue temple « fait de main d’homme » et temple « non fait de de mort comme coupables de deux crimes graves : impiété envers les main d’homme », ce qui facilite la compréhension de cette parole. Mc y voit dieux, ruine de la plus grande garantie connue parmi les hommes. » sans doute une prophétie de la fondation de l’Église ou de la résurrection physique de Jésus (en opposant la communauté des disciples ou le corps + Intertextualité biblique + glorieux de Jésus — temples « non faits de main d’homme » — au temple « fait de main d’homme »). Mt, pour qui Jésus a déclaré son intention de 59 La persécution du juste Que les méchants s’opposent au juste comme des fonder l’Église dès avant sa passion (Mt 16,18 futur oikodomêsô, *voc61b), ennemis est un topos de la littérature juive (*ptes3a ; *jui3a). y voit sans doute une annonce par Jésus de la résurrection de son propre • Avant l’exil : Is 5,23 ; Ha 1,4.13. corps (comme Jn 2,19-22). • Après l’exil : Is 52-53 ; 57 ; Pr 1,11 ; 6,17 ; peut-être Ps 9 ; 34 ; 37 ; 58-59 ; 94 ; 97 ; Dn 13 (histoire de Suzanne) ; →4 Macc. 18,20. + Tradition juive + 61b.63d Sanctuaire + christ — Rapport entre les deux ? Za 6,12-13 prophétise que le « Germe […] reconstruira le Sanctuaire du Seigneur », faisant écho à la grande charte messianique de 2S 7,12-14 qui prophétise la venue d’une figure royale qui bâtira le Temple et sera fils de Dieu : « Je maintiendrai

59a faux témoignage puni de mort Les faux témoins dans un procès de peine capitale doivent être mis à mort selon la Loi (*mil59a). La tradition juive considère cette punition appropriée (→11QTa 61,7-12 ; →m. Mak. 1,7 ; →t. Sanh. 6,6 ; →Sifre Deut. 190,5,1).

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+ Tradition chrétienne +

+ Théologie +

59-61 Amplification des discussions du sanhédrin • →Lapide Arg. Matt. 505, en héritier de la réception littéraire médiévale (*litt60b), projette les catégories de classe et de discipline ecclésiastiques de son temps dans les débats des autorités juives : « Jésus n’est qu’un homme de basse extraction (plebius homo) qui se prétend →fils de Dieu par sa propre autorité, qui prêche sans l’autorisation formelle (licentia) des autorités légitimes et méprise les traditions. »

61b.64c le Sanctuaire + le fils de l’homme — THÉOLOGIE NT Christologie Les deux citations produites durant l’interrogatoire juif de Jésus développent deux interprétations théologiques complémentaires de la passion : • (1) mieux que le Temple, le corps de Jésus sacrifié et ressuscité inaugure un mode de présence de Dieu au milieu des hommes, et devient le lieu d’un culte nouveau ; • (2) l’avènement eschatologique du →fils de l’homme commence dans la passion et la résurrection.

59a le sanhédrin entier De l’antijudaïsme à l’anticatholicisme • →Bullinger Comm. Matt. 243B, continuant la veine populaire médiévale (*litt60b), compare les responsables juifs au pape, cardinaux, évêques et prêtres de son époque. 59a faux témoignage Procédure • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,2 « Ils posent quelques questions en voulant donner une apparence de tribunal à ce complot. Les témoignages n’étaient même pas unanimes ; tant le tribunal était fictif, et tout était plein de trouble et de tumulte » (754.23). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Ils ont procédé en deux temps pour l’accusation : l’accusation est réglée par le témoignage des autres et elle est ancrée par la confession elle-même. Comme contre Nabot • →Albert le Grand Sup. Matt. : C’est ainsi que leurs pères avaient mis à mort le bon citoyen Nabot par un faux témoignage (1R 21,9-13). 60b faux témoins À cause du changement de sens • →Jérôme Comm. Matt. « Comment peuvent-ils être de faux témoins, eux qui redisent ce qu’a dit le Seigneur [Jn 2,19] ? Mais celui-là est faux témoin qui interprète des paroles dans un autre sens que celui dans lequel elles sont dites. Or le Seigneur avait parlé du temple de son corps. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Un faux témoin est quelqu’un qui ne comprend pas les paroles dans le même sens que celui dans lequel elles ont été dites » (717.94). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Tout homme qui affirme un sens autre que celui qui a parlé en premier, produit un faux témoignage » (1482B ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1477D ; →Anonymes In Matt. 204.62). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ce sont des faux témoins parce qu’ils ont mal compris, même si leur parole était vraie. » À cause de l’inexactitude • →Jérôme Comm. Matt. « C’est aussi dans les termes eux-mêmes que leur déposition est fausse. Ils en ajoutent ou en changent quelques-uns et donnent une apparence de justice à leur accusation. Le Sauveur avait dit : “Détruisez ce Temple” ; ils changent et disent : “Je puis détruire le Temple de Dieu”. […] Puis […] “et le rebâtir en trois jours”, de telle sorte qu’il semble avoir clairement parlé du Temple juif » (cf. →Raban Maur Exp. Matt. 717.95 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt. 204.63). À cause des deux • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Ce ne sont ni les mots ni le sens des paroles du Seigneur » (1482B). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il ne s’agit pas seulement d’un faux témoignage pour ce qui est du sens, mais aussi pour ce qui est des paroles. » 61b le Sanctuaire = le corps • →Jérôme Comm. Matt. « Or le Seigneur avait parlé du temple de son corps [*syn61b ; …]. Pour désigner un temple vivant et qui respirait, le Seigneur avait dit : “Et moi en trois jours je le relèverai.” Autre chose est de bâtir, autre chose de relever. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Le Seigneur a parlé ainsi pour montrer que le temple était un être humain vivant et spirituel » (717.3). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2229 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1478A ; →Anonymes In Matt. 204.66.

+ Philosophie + 59a cherchaient un faux témoignage Dialectique des choses vues et des choses dites dans le procès de l’absolu • →Ricœur « Témoignage » « Il faut toujours trancher entre le faux témoin et le témoin véritable, entre le père du mensonge et le témoin fidèle. Le témoignage est à la fois une manifestation et une crise de l’apparence. Aristote avait raison de le rattacher à un traité de l’argumentation, même s’il n’a pas pu apercevoir sa place dans une expérience de l’absolu. On atteste là où on conteste. Les œuvres et les signes sont offerts au jugement. L’absolu lui-même est en procès. Prise en ce deuxième sens, la structure herméneutique du témoignage consiste en ceci que le témoignage des choses vues n’atteint le jugement qu’à travers un récit, c’est-à-dire par la médiation de choses dites, et que le juge au tribunal ne se décide sur les choses vues qu’à l’audition des choses dites. Fides ex auditu. Le procès est inéluctable : il se greffe directement sur la dialectique des choses vues et des choses dites. Seul un procès peut trancher entre Jahvé et les “idoles de rien”. Les œuvres et les signes que le révélateur “fait” sont autant de pièces à conviction, de moyens de preuves au grand procès de l’absolu. L’herméneutique naît là, une deuxième fois ; pas de manifestation de l’absolu sans la crise du faux témoignage, sans la décision qui tranche entre le signe et l’idole » (55). 60a ils n’en trouvèrent pas Jésus bon citoyen ? • →Hobbes Leviathan ch.41 « Étant donné qu’il ne fit rien, sinon de prêcher et d’accomplir des miracles pour prouver lui-même qu’il était le Messie, il ne fit rien en cela contre leurs lois. Le royaume qu’il revendiqua devait exister dans un autre monde. Il enseignait aux hommes qu’il fallait obéir en attendant à ceux qui siégeaient dans la chaire de Moïse, et il leur permit de donner à César son tribut, et il refusa d’assumer la charge d’un juge. Alors, comment ses paroles et ses actions auraient-elles pu être séditieuses, ou tendre au renversement du gouvernement civil d’alors ? Mais Dieu, ayant déterminé son sacrifice pour ramener ses élus à l’obéissance à la première convention, comme moyen pour produire cet effet, utilisa leur malice et leur ingratitude non plus contraire aux lois de César » (3,99). Jésus bon Juif ? • →Voltaire Tolérance « S’ils cherchaient un faux témoignage, ils ne lui reprochaient donc pas d’avoir prêché publiquement contre la loi. Il fut en effet soumis à la loi de Moïse depuis son enfance jusqu’à sa mort. On le circoncit le huitième jour, comme tous les autres enfants. S’il fut depuis baptisé dans le Jourdain, c’était une cérémonie consacrée chez les Juifs, comme chez tous les peuples de l’Orient. Toutes les souillures légales se nettoyaient par le baptême ; c’est ainsi qu’on consacrait les prêtres : on se plongeait dans l’eau à la fête de l’expiation solennelle, on baptisait les prosélytes. Jésus observa tous les points de la loi : il fêta tous les jours de sabbat ; il s’abstint des viandes défendues ; il célébra toutes les fêtes, et même, avant sa mort, il avait célébré la Pâque ; on ne l’accusa ni d’aucune opinion nouvelle, ni d’avoir observé aucun rite étranger. Né Israélite, il vécut constamment en Israélite » (87). 61b Celui-ci a affirmé Du bon usage de la parole du Christ • →Kierkegaard Indøvelse « Il ne t’est pas permis de prendre les paroles de Christ et de l’écarter dans le mensonge ; il ne t’est pas permis de prendre les paroles de Christ et de faire de lui quelque chose de fantastique avec

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La passion selon saint Matthieu

l’aide des causeries de l’histoire, qui, lorsqu’elle se met à causer sur lui, très littéralement ne sait pas ce dont elle cause. C’est Christ dans son abaissement qui parle ; c’est une vérité historique, qu’il ait prononcé ces paroles, c’est une fausseté que ces paroles aient été prononcées par lui, aussitôt que l’on change sa réalité historique » (76).

+ Littérature + 59a le sanhédrin entier Sauf Nicodème et Joseph d’Arimathie Dans les œuvres médiévales, Nicodème (*syn27,57b) et Joseph d’Arimathie défendent Jésus. Tout en admettant le caractère choquant de certains de ses actes ou de certaines de ses paroles, ils demandent qu’on considère honnêtement l’ensemble de sa vie, vraiment divine — ces développements se retrouvent parfois dans le cinéma (*cin59). 59a cherchaient un faux témoignage Annonce publique • →Gréban Passion : Les grands prêtres vont jusqu’à commander une annonce à un crieur public : « Oez, oez, oez, oez, / et soiez tres bien escoutans, / tous citoiens et habitans / de ceste cité renommee. / Chose par moy vous est sommee, / par Cayphe, nostre princier, / qui grandement vous peust touchier : / sachez que nosseigneurs ont ore / Jhesus devant leur consistore, / lequel ont fait prendre et saisir / pour ce qu’il a fait desplaisir / a beaucop de gens et dommage ; / s’il est homme a qui il dommage / ou aist dommagé ja pieça, / le viengne accuser par deça, / et il ara bonne audience » (v.20474-20489). Suivent deux réactions dans le peuple : (1) crainte et inquiétude des sympathisants, (2) raisonnement pragmatique des autres (apporter ces faux témoignages, c’est gagner la grâce des prêtres, et quelque récompense). 60b beaucoup de faux témoins Amplifications médiévales des accusations Dans les livres de dévotion et les pièces de théâtre médiévaux, le nombre des faux témoins augmente, et avec eux les chefs d’accusation portés contre Jésus : Jésus met le monde sens dessus-dessous, il est subversif ; c’est un destructeur des lois du mariage, un ennemi de la chasteté, le séducteur des héritières, un « samaritain », un faux prophète et un menteur. • →Gréban Passion développe comme chef d’accusation la sorcellerie (*cin60b : Stevens). Le nombre d’apôtres choisi par Jésus (12, plus lui = 13) en est une preuve : « Encor t’es tu pris toy trezime / de meschans avec qui tu mains / et dis que n’en veulx plus ne mains, / par quoy a plusieurs sambleroit / que ce nombre te serviroit / pour faire aucunes sorceries / ou charmes ou enchanteries / dont tu es ouvrier moult soubtil » (v.19548-19555). contre l’Église L’actualisation « ecclésiastique » de l’aristocratie de Jérusalem, avec son poids de critique sociale est frappante : Caïphe est l’évêque, etc. contre les Juifs Non moins frappante est la terrible tendance à généraliser à l’ensemble de l’« armée », voire de la nation juive. Les pharisiens qui ont épié apparaissent comme mauvais conseillers de Caïphe. • La →Pass. Francf. va jusqu’à créer une figure funeste de « Synagogus ». • La tardive Passion d’Admont (16e s.) situe l’interrogatoire dans une école juive et fait entendre, au début et à la fin de la scène, « l’hymne Shorbis » et le « Qadosh » dans un charabia aux sonorités hébraïsantes. + Arts visuels + 59-66 Jésus devant le Sanhédrin La scène d’interrogatoire n’est que rarement représentée en tant que telle, au profit de la comparution devant Caïphe (*vis62-66). Mt fournit un élément iconographique important puisqu’il précise que les faux témoins sont deux (v.60c). Antiquité tardive L’épisode est intégré dans les cycles de la passion :

• Mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf (526, Ravenne ; *vis36-46). Elles sont parmi les premières représentations de ce type d’iconographie et représentent le Christ accompagné de deux personnages, sans doute les faux témoins, devant un tribunal de trois prêtres, et non deux (Anne et Caïphe) ou un (Caïphe). Moyen Âge Le motif se fait plus rare mais est toujours représenté selon les deux types inaugurés aux 6e-7e s. : le procès avec le Christ devant un, deux ou trois prêtres ; et le jugement de Caïphe, qui déchire sa tunique. Les deux iconographies sont parfois réunies en une seule : • Fresques carolingiennes de Münster (ca. 800). Si Jésus est rarement interrogé par l’assemblée des prêtres, au profit de la seule personne de Caïphe, les prêtres sont cependant de plus en plus présents : le nombre des détracteurs s’étoffe et des prêtres, coiffés d’un talit, tiennent désormais le rôle central d’accusateurs, de mauvais conseillers et de faux témoins : • Autel de la Wiesenkirche de Soest (ca. 1240). Le Christ comparaît devant Caïphe et Anne, l’un des deux tenant dans sa main les mots de Mt 26,63cd. • Duccio di Buoninsegna, Maestà (1308-1311, Sienne) réalise trois scènes distinctes : le Christ devant Anne, le Christ devant Caïphe et le Christ outragé et raillé, toutes trois complétées par la mise en image du reniement de Pierre (*vis69-75). • Lippo Memmi, Comparution devant Caïphe (1338-1340, Santa Maria Assunta, San Gimignano). + Musique + 59a cherchaient un faux témoignage Addition →Bach Passion place ici un choral portant l’attention sur le faux témoignage. Il traduit cette idée par une basse dont les mélismes chromatiques nous font naviguer vers des couleurs étranges. • Choral Mir hat die Welt trüglich gericht (« Le monde m’a jugé injustement, sur des mensonges et des faux jugements, avec de nombreux filets et pièges cachés. Seigneur, rétablis ma vérité dans ce danger ; protège-moi des méchancetés déloyales »). 60 Insistance musicale • →Bach Passion, soulignant les efforts faits pour trouver deux faux témoins, met l’accent sur le mot zuletzt (« finalement », chanté dans l’aigu) et fait ainsi rebondir musicalement l’action du récit. 61 Canon de faux témoignage →Bach Passion fait le faux témoignage du premier entraîner celui du second en un canon parfaitement respecté qui influe aussi sur la forme de la basse, traduisant déjà la répercussion de ces paroles aux mauvaises intentions. Employant les procédés figuralistes qui lui sont chers, Bach écrit une vocalise descendante pour abbrechen (« détruire »), puis une autre montante sur bauen (« construire »). + Danse + 60c Mais finalement il se présenta deux faux témoins Pas faux des faux témoins (Cf. *cin60c : Young) →Neumeier Passion : Anticipant sur le verset suivant, • les deux faux témoins sont incarnés par un couple. La femme comme son partenaire évoluent avec un seul chausson classique ; battements piqués provocants du chausson — incohérence voulue, à l’image de leur témoignage. Ils dansent un très ironique commentaire sur la qualité des témoignages. Ainsi chaussés, en effet, ils ne peuvent qu’entamer de beaux pas, sans les porter à leur terme. • D’abord hésitante, leur danse s’affranchit délibérément de la Vérité. Flottement de l’homme qui va vers Jésus, puis court se blottir dans les bras de la femme sur les mots « Protège-moi des méchancetés déloyales ».

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61 Danse de la mauvaise conscience du faux témoin →Neumeier Passion • Quand se fait entendre la phrase rapportant les faux témoignages, d’abord perturbés, ils se lancent dans une course sans but, escaladant le podium pour revenir, à nouveau déterminés. Le pas de deux reprend très stylé et enlevé (arabesques, pirouettes pour elle ; tours en l’air pour lui). • Mais en plein doute, le danseur pose, repentant, sa tête sur l’épaule de la danseuse, elle-même soudain dans le doute. Elle s’écarte et il ne pourra que s’enfuir honteux sous le regard réprobateur de Jean. Tout se passe comme si ces deux-là, éclipsés jusqu’à présent par le groupe, avaient trouvé dans leur faux témoignage un moyen piteux, mais réel, d’entrer en relation directe avec Jésus. • Les attablés se lèvent et s’assoient sur le banc. + Cinéma + 59 Introduction du procès • →Zecca Passion : Le tableau s’ouvre sur une sorte de salle du conseil ouverte, où un homme annonce aux quatre grands prêtres l’arrivée de Jésus. Ce Juif reconnaissable à son habit rayé fait preuve, pendant la scène, d’une grande vigueur contre Jésus : faisant office d’accusateur, il semble exciter les grands prêtres contre Jésus. Le dialogue entre Jésus et Caïphe est rendu par des gestes expressifs : Caïphe pointe un doigt accusateur sur Jésus, tandis que celui-ci montre le ciel. • →Stevens Story : Fondu enchaîné : le visage d’un disciple qui assiste à l’arrestation se transforme en réunion du sanhédrin. Deux gradins encadrent une table surélevée à laquelle siège Caïphe ; Jésus, au centre de l’image, s’avance vers lui. Un jeu de plans d’ensemble en champ/contrechamp permet de saisir l’ensemble de la scène et rend visuelle la confrontation des personnages. • →Downey Bible 8 : Caïphe commence à expliquer aux membres du sanhédrin la raison de leur réunion extraordinaire, quand on leur amène Jésus. Il est jeté à genoux au milieu du cercle que forment les grands prêtres. Un plan adopte le point de vue de Jésus : tour d’horizon rapide de leurs réactions (murmure, éloignement). Caïphe ordonne qu’on le relève, les deux hommes se retrouvant alors face à face, au centre. Un gros plan sur le visage impassible de Jésus qui entend son chef d’accusation (blasphème) précède une rapide vue aérienne d’une Jérusalem dominée par un Temple imposant. 59a le sanhédrin Composition • →Jewison Superstar : La structure de l’espace rappelle celle d’un tribunal : Jésus, l’accusé, entouré de gardes sur un promontoire, fait face à Caïphe, le juge ; sur un autre promontoire, à droite, le témoin Judas. Aux pieds de Jésus, Anne en position d’avocat de la partie adverse. Les personnages sont individualisés par leur position dans l’espace, la couleur de leur vêtement (noir pour les prêtres, blanc pour Jésus, orange pour Judas), ainsi que par le champ de la caméra : des plans rapprochés alternés isolent les personnages dans leurs différents rôles. Suivant ceux-ci, il est étrange que la sentence soit prononcée par Anne (*cin66b : Jewison) : indice d’une mascarade ? • →Gibson Passion : Les costumes et lumières rappellent l’atmosphère des tableaux du Caravage, clairs-obscurs de brun, blanc et beige. Une grande foule, réactive, assiste à l’interrogatoire. La dimension publique est renforcée par des plans d’ensemble ou moyens ; les personnages ne sont presque jamais isolés dans le plan. L’interrogatoire est mené par Caïphe, seul assis, et un autre prêtre, avant que d’autres hommes de l’assistance les rejoignent. Omission • →Olcott Manger passe immédiatement au procès chez Pilate, alors que l’hostilité envers Jésus était encore clairement attribuée aux grands prêtres et aux Juifs. • →Ray King fait un film politique, le procès juif, compris comme plus religieux, ne l’intéresse pas. • →Scorsese Temptation, qui insiste sur les rapports entre Jésus et son père céleste, aurait pu tirer parti du dialogue entre Jésus et le grand prêtre. Mais

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la passion est évoquée comme une histoire déjà connue du spectateur, plusieurs épisodes étant omis, notamment — mais pas exclusivement — ceux qui montrent la responsabilité des Juifs dans la condamnation de Jésus : l’interrogatoire chez Caïphe, mais aussi l’intervention des autorités juives auprès de Pilate, et le choix entre Barabbas et Jésus. 60a ils n’en trouvèrent pas L’illégalité du procès →Historicité du « procès » de Jésus devant « le sanhédrin » • →Stevens Story fait intervenir Nicodème (*syn27,57b ; *litt59a) pour la défense de Jésus : il s’étonne de la rapidité du procès (séance de nuit) et de l’absence de certains membres du sanhédrin (dont Joseph d’Arimathie), mettant l’accent sur le caractère illégal du procès. • →Gibson Passion : Deux grands prêtres profitent d’un silence pour souligner l’aspect illégal du procès (nuit, absence de certains membres) et les contradictions de ces différents témoignages (cf. Mc 14,56), avant d’être poussés hors de la salle. Une deuxième accalmie permet à Caïphe de reprendre la direction de l’interrogatoire. • →Downey Bible 8 illustre directement les problèmes légaux posés par cette réunion nocturne du sanhédrin : dans une « bibliothèque », Nicodème ouvre un rouleau et lit — malheureusement de gauche à droite ! — un texte hébreu qui énonce que les procès nocturnes impliquant la peine de mort ne peuvent pas avoir lieu la veille d’un sabbat ou d’une fête. Il en informe ensuite Caïphe. Tout indique le complot : la caméra couvre un grand couloir sombre bordé de larges colonnes, quelques lampes et poussière ; Caïphe entre de dos dans le champ de la caméra, rattrapé par Nicodème. Les deux hommes sont filmés tantôt de dos, de loin, tantôt en gros plan. La justification principale de Caïphe est la menace que représente Jésus pour le Temple : en cas de trouble, Pilate fermera, voire détruira, le Temple, et ils ne pourront célébrer la Pâque. Ultime argument contre un Nicodème scrupuleux : la loi dit que quiconque méprise un juge ou un prêtre sera mis à mort. Menace explicite soulignée par un gros plan sur la tête de Caïphe, qu’il couvre de son châle. La rupture entre les deux hommes est consommée par le départ du grand prêtre ; ils arrivent pourtant ensemble dans la salle où le sanhédrin s’est réuni. En arrière-plan, l’expression du visage de Nicodème montre qu’il redoute déjà l’issue de l’interrogatoire. 60b beaucoup de faux témoins Diversité des accusateurs et des chefs d’accusations • →Stevens Story place ici l’interrogatoire de l’aveugle-né (Jn 9). Sa guérison est une œuvre de sorcellerie (diabolique) pour Caïphe (*litt60b : Gréban). La sortie de l’aveugle du palais permet la transition avec la scène du reniement de Pierre, insérée dans le procès (*cin69-75 : Stevens). • →Gibson Passion : Plusieurs accusateurs rappellent successivement les questions principales qui concernent l’identité de Jésus et les paroles de scandale : roi ? Élie ? blasphémateur ? sorcier ? fils de Dieu ? destructeur du Temple ? pain de vie ? La gifle de Jn 18,20-23 est représentée, tandis que Judas apparaît dans la foule. Il se frotte le nez sur un pilier. Le rappel du discours sur le pain de vie agrandit le tumulte de la foule, stoppé par Caïphe qui se lève. • →Downey Bible 8 : Jésus est pointé par le doigt accusateur de Caïphe, qui dénonce l’emploi de démons pour guérir et la menace de destruction du Temple. Caïphe appuie son discours par sa mobilité, tournant autour de Jésus retenu par deux gardes. Retournant à sa place, il invite Jésus à prendre la parole. Gros plan sur le visage puis les yeux baissés de Jésus silencieux, pourtant invité à expliquer le message de Dieu qu’il détient. 60c deux faux témoins Fidèlement représentés • →van den Bergh Matthew : Suivant l’idée du film, ce v. est exactement représenté — fait exceptionnel dans la cinématographie de la passion ! Jésus est debout, seul au milieu d’une pièce entourée de colonnes. Caïphe assis sur un siège lui fait face, défendu par deux gardes. Autour, les membres du sanhédrin sont présents. Les deux témoins parlent en s’avançant dans la pièce, seuls personnages mobiles.

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Deux prêtres • →Young Jesus : L’interrogatoire est mené moins par Caïphe que par deux jeunes prêtres, Seth et Jared — transposition des deux témoins Mt ? — qui débattent de la dangerosité de Jésus. L’un évoque le fait que Jésus, se prétendant messie et fils de Dieu, est un danger pour le Temple (raison religieuse) ; l’autre allègue que leur peur est basée sur le fait que le peuple l’écoute (raison politique). Par un mouvement circulaire autour de Jésus, la caméra présente tour à tour ces deux figures. Une contre-plongée sur le visage de Caïphe puis de Seth accentue l’importance de leur ultime

question « qui dis-tu que tu es ? », « prétends-tu être le fils de Dieu ? » Jésus est au contraire filmé en plan rapproché frontal. 61 Défense par Nicodème • →Zeffirelli Jesus : L’accusation liée au Temple soulève une polémique au sein du sanhédrin. Nicodème défend l’idée que les paroles de Jésus sur le Temple ont un sens symbolique. S’y ajoute le rappel de la violente réaction des romains à une précédente émeute.



Texte + Vocabulaire + 64b Aussi bien Adverbe polysémique Gr : plên introduit ici une progression ou un renforcement de l’affirmation (cf. Mt 11,22 et G passim), davantage qu’une affirmation contraire (cf. V : verumtamen ; S : dyn « mais »). *voc39c 64c Puissance Lexicographie Attribut, puis nom divin, sans doute d’origine araméenne. *ptes64c ; *jui64c + Procédés littéraires + 63cd Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire PRAGMATIQUE Double ironie • D’une part, l’expression orkizô tina kata tinos, fréquente dans les Écritures, peut signifier « faire jurer quelqu’un par quelqu’un » (G-Gn 24,3 ; G-3R 2,42 ; G-2Ch 36,13) : il s’agirait alors d’une invitation du grand prêtre pour que Jésus jure au nom de Dieu, contredisant sa propre halaka sur les serments (Mt 5,33-37) ! • D’autre part, l’assertion que le grand prêtre cherche à vérifier (« par le Dieu vivant [es-tu] le christ, le fils de Dieu ») est parfaitement correcte : lorsque Jésus l’entendit dans la bouche de Pierre, il l’attribua à une révélation spéciale (Mt 16,16-17).

Byz S TR Nes 62 a S’étant levé, le grand

répondre affirmativement (comme le perçoivent les assistants, Mt 27,43). *pro25c ÉNONCIATION Enchaînement sur l’énonciation En réalité, laissant à Caïphe la responsabilité de l’attribution du titre, Jésus l’invite à se poser pour lui-même la question de l’identité de Jésus et à conformer son cœur et ses actes à ce que ses lèvres prononcent : vouloir supprimer quelqu’un à cause de la question qu’il pose, n’est-ce pas déjà commencer à faire droit à son mystère ? V

S’étant levé, le prince des prêtre lui dit : prêtres lui dit : b — Tu n’as rien à — Tu n’as rien à répondre répondre ? De quoi ces à ce que ceux-ci gens témoignent-ils témoignent contre toi ? contre toi ? Byz V S TR Nes

63 a b

c d 64 a b

Mais Jésus gardait le silence. Et le grand prêtre répondant S Nes grand prêtre V prince des prêtres lui dit : S répondit : — Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu. Jésus lui dit : — Tu as dit. Aussi bien VS Mais je vous dis : — Désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.

64c Désormais Ou « certainement » LECTURE alternative Gr : ap’ arti pourrait se lire aparti « certainement », comme en Ap 14,13. On aurait ici une simple prophétie de la parousie. COMPOSITION Refrain Comme en Mt 23,39 (« vous ne me verrez plus… jusqu’à ce que vous disiez… »). *pro29b SÉMANTIQUE Ambiguïté Selon la lecture courante, « Désormais vous verrez » devrait introduire non pas une action, mais un état. La formule noue un lien énigmatique entre la destinée glorieuse du →fils de l’homme à venir et l’état présent de Jésus arrêté. Elle fait communiquer le temps eschatologique et le temps historique. Ce sera bien compris par la tradition chrétienne (*chr64c), du moins jusqu’à certaines aberrations théologiques récentes (*theo64cd).

64cd vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et 63d le fils de Dieu PRAGMATIQUE venant sur les nuées du ciel d Demande ambiguë La question du COMPOSITION Échos grand prêtre ne dépasse peut-être • En Mt 22,44, Jésus a déjà donné sa pas la signification politique (mes- 62a Des témoins de mensonge se lèvent Ps 27,12 ; 35,115 – 63a Silence gardé conception du messie fils de sianique) du titre →fils de Dieu, mais Ps  39,1-2 ; Is 42,2 ; 53,7 ; Lm 3,26-31 ; 1P 2,21-23 – 63c Je t’adjure par le Dieu David, en citant Ps 110,1 : le Seilue dans un contexte chrétien, elle vivant Mt 5,34-37 ; 2Tm 4,1 – 63d le fils de Dieu Mt 4,3 ; 2S 7,14 ; Za 6,12 ; 12,10 ; gneur est le Législateur qui est déjà peut résonner comme une demande →Jésus messie ; →Fils de Dieu – 64a Tu as dit Mt 26,25c (*ref25c) ; 27,11d – assis à la droite de Dieu. Le →fils de de ratification du mystère de la filia- 64c Désormais vous verrez Mt 23,39 ; Jn 1,51 ; →Fils de l’homme – 64c assis à la l’homme siégeant en majesté appation divine de Jésus, considérée par droite de la Puissance Mt 19,28 ; 22,44 ; 25,31 ; Ps 110,1 ; Ac 2,33-35 – 64d venant raissait aussi en Mt 19,28 ; 25,31. sur les nuées Mt 24,30 ; Ez 1,26 ; Dn 7,13 ; 1Th 4,15-17 ; Ap 1,7 ; 20,11-15 ; 21 les Juifs comme un blasphème. • Interrogé ici sur sa prétention à être →fils de Dieu, Jésus répond en 64a Tu as dit se désignant obliquement comme SÉMANTIQUE Ambiguïté fils de l’homme. En Mt 16,13-16 Tout en prenant ses distances par rapport au jurement du prêtre conforméJésus lui-même interrogeait sur l’identité du « fils de l’homme » et recevait ment à son propre enseignement sur les serments (Mt 5,33-37), Jésus semble la réponse « le Christ, le fils du Dieu vivant ». *ptes63d.64c

c

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PRAGMATIQUE Acte de langage Jésus déclare que la mort bientôt causée par sa réponse à l’adjuration du grand prêtre commence le temps eschatologique de son retour en gloire. C’est ce que l’évangéliste développera dans la petite apocalypse insérée après le dernier cri de Jésus (Mt 27,51-53) et en Mt 28,18, qui affirment un début de réalisation de la prophétie de Dn 7,14 : après sa Pâque, on ne verra plus Jésus humble comme auparavant, mais dans une gloire proclamée publiquement, qui commencera la parousie finale lors de laquelle sera consacrée la victoire du Juste persécuté. Double ironie La réponse s’accompagne d’une double ironie. Il corrige les conceptions de ses interlocuteurs sur le messie (Mt 16,21) et sur sa venue comme juge du monde (v.64). Mieux, le fils de l’homme présidera au jugement eschatologique : les juges iniques de Jésus seront jugés par lui dans sa parousie ! Il est possible que cette ironie soit soulignée par une discrète allusion au symbolisme cosmique des →ornements du grand prêtre dans cette description du fils de l’homme en majesté. *bib64cd ; →Jésus (grand) prêtre ? 64d venant Ou « allant » — SÉMANTIQUE Ambiguïté Le fils de l’homme peut • venir de Dieu sur la terre, en une parousie, • ou bien aller vers Dieu, pour une ascension et une intronisation (cf. l’usage de Ps 110,1 ailleurs dans le NT).

Contexte + Textes anciens + 63a gardait le silence Analogie avec Socrate : parler ou mourir, faut-il choisir ? Socrate (*phi4) est accusé de corrompre la jeunesse par ses questions sur tous les fondements de la cité. En l’an 404 av. J.-C., sous le gouvernement des Trente, un des chefs principaux fait voter une loi interdisant l’art d’enseigner les discours (→Xénophon Mem. 1,2,31). On veut le faire taire, mais Socrate avertit le jury : vivant il parlerait toujours ; on ne le ferait taire qu’en le tuant. Contre la raison d’État, il invoque des raisons plus hautes que la cité ne veut pas reconnaître, y voyant la ruine de ses fondements. Pour Socrate le logos de l’homme individuel prime sur le logos de la cité en cas de conflit. La mort de Socrate (*anc37-39) est une conséquence rigoureuse de son obéissance au logos. • →Maxime de Tyr Diss. 9 cherche à savoir si Socrate a bien fait de ne pas se défendre devant la cour. La thèse est qu’une cour indigne et mauvaise n’aurait pas permis de développer une défense qui fût digne de la philosophie. Lorsqu’il est confronté à des juges iniques, c’est le silence et non la plaidoirie pour sa propre vie qui convient au sage. Il stigmatise leur injustice en les laissant le condamner sans l’entendre.

Comme un grand prêtre ? Depuis l’époque de Dn, le grand prêtre domine le paysage politico-religieux (cf. en Dn 8,9-14 ; 9,24-27 la préoccupation causée par le Temple souillé et par la lignée sacerdotale légitime spoliée). La « semblance d’homme » qui s’approche de l’Ancien, environnée de nuages, en Dn 7,13 fait peut-être allusion au grand prêtre environné d’encens comme de nuages. Jésus serait alors discrètement décrit en véritable grand prêtre. →Ornements du grand prêtre ; →Jésus (grand) prêtre ? + Littérature péritestamentaire + 63a gardait le silence Attitude du juste • →T. Benj. 5,4 « Si quelqu’un insulte un homme saint, il se repent, car l’homme pieux a pitié de l’insulteur et garde le silence. » • →Philon d’Alexandrie Legat. 359-360 : Quand le juge est le persécuteur et le persécuteur le juge, il est nécessaire de se taire. Le silence lui-même vaut plaidoirie en ce cas. 63d.64c le fils de Dieu + le fils de l’homme — Deux titres reliés dans certains milieux juifs du 1er s. ? • →1 Hén. 48,2.10 et →4 Esd. 13,3.5.12.25.32.37.51-52 combinent les figures du « →fils de l’homme », du « messie de Dieu » et du « fils ». →Messianisme à l’époque du NT ; →Jésus messie 64c assis à la droite de la Puissance Attestations de l’expression Dès les Écritures, 1Ch 29,23 évoque Salomon assis « sur le trône de Yhwh ». En Ac 7,56-58 Étienne est lapidé quand il dit voir le →fils de l’homme à la droite de Dieu. • Le terme Puissance (*voc64c) est attesté en →1 Hén. 1,4. • →1 Hén. 62,5 ; 69,27 « Il s’est assis sur Son trône glorieux, et la somme du jugement a été donnée à ce Fils d’homme. Il fera disparaître les pécheurs de la face de la terre et les livrera à la corruption, avec ceux qui ont égaré le monde. » • →T. Benj. 10,6 évoque Énoch, Seth, Abraham, Isaac et Jacob élevés à la droite. • →T. Jb. 33 : Job affirme qu’il siégera dans les cieux. • →Ap. Élie 1,8 : Ceux qui obéissent recevront trônes et couronnes. La tradition rabbinique continua ces évocations du trône divin : *jui64c. 64cd assis + venant — sur le char divin ? C’est ainsi qu’il vient sur la terre en →V.A.È. 22,3. *bib64cd

Reception + Comparaison des versions + 62b à répondre ? De quoi : Byz S TR Nes | V : à répondre à ce que La Vulgate ne lit qu’une seule question.

+ Intertextualité biblique + 62b Tu n’as rien à répondre ? Juge inique (antithèse de Daniel ?) C’est plutôt le grand prêtre, en tant que chef, qui aurait dû répondre, examiner les faux témoins, les diviser et les considérer comme ceux qui ont mal agi envers un innocent, comme l’a fait Daniel, qui ne suivait que le sens du devoir (Dn 13,51.61). 63d christ Personnage-type Le christ désigne ici une figure mystérieuse longuement élaborée : le messie, roi-oint de la dynastie de David, qui établira dans le monde le règne définitif du Seigneur, le →royaume de Dieu/des cieux. →Jésus messie ? 64cd vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel Sur le char divin ? • Comme dans Ez 1,15-21, le char divin (merkābâ) a des roues qui lui permettent de se mouvoir en toutes directions ; • en Dn 7,9, les trônes sont équipés de roues. *jui64c

63b répondant dit : Byz TR | V Nes : dit | S syS : répondit Le silence de Jésus était donc aussi une parole. + Lecture synoptique + 63c Je t’adjure par le Dieu vivant SM Mt met grand soin à rapporter l’autorité au nom de laquelle Jésus accepte de sortir de son silence. 64a Tu as dit Mt–Lc Mt 26,64 et Lc 22,70 présentent tous deux un enchaînement sur l’énonciation très énigmatique (*pro64a). // Mc Mc 14,62 facilite la compréhension de la réponse de Jésus, qui affirme de manière quasi johannique : egô eimi « Je suis ». 64bc Aussi bien je vous dis : — Désormais // Mc–Lc En Mt, la sentence sur le →fils de l’homme (présente en Mc 14,62 ; Lc 22,69) est introduite par une

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locution soulignant l’énonciation de Jésus suivie d’une locution temporelle qui explicite la relation entre la venue prédite du fils de l’homme et le présent. + Tradition juive + 63c Je t’adjure Formule figée Introduction formelle d’un jurement destiné à rendre le témoignage valide (→m. Šebu. 4,5-13). 64c assis à la droite de la Puissance Attestations de l’expression Aurait-on ici à faire à une attestation précoce de la symbolique de la merkābâ (char ou trône divin) qui devait devenir si puissante dans la mystique juive médiévale ? *ptes64c • Le terme Puissance (*voc64c) apparaît en →b. ‘Erub. 54b ; →b. Šabb. 88b ; →b. Yebam. 105b. • →Justin le Martyr Dial. 83,1 montre que Ps 110,1 a parfois été compris en contexte juif comme une prophétie sur Ézéchias. • →b. Sanh. 38b rapporte une discussion concernant le trône de Dn 7,9 : Rabbi Akiba voit David trônant à côté de Dieu et se fait accuser par d’autres rabbins de blasphémer contre la šekînâ. • →b. Ḥag. 15a : Metatron est puni pour s’être assis dans les cieux et avoir laissé ainsi croire qu’il pourrait y avoir deux divinités. + Tradition chrétienne + 62-66 Procédure • →Albert le Grand Sup. Matt. « [Le grand prêtre] commence à exiger une confession propre afin de pouvoir l’accuser en se fondant sur elle, ce qui se fait en trois temps : tout d’abord, pris par la fureur, il exige une réponse aux accusateurs ; puis, par l’adjuration, il exige la confession ; enfin, en se fondant sur la confession, il formule la condamnation suite à l’accusation » (= →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). 62a S’étant levé Mouvement de colère • →Jérôme Comm. Matt. « La colère déchaînée, l’impatience de ne point trouver matière à fausse accusation font bondir de son trône le grand prêtre : ainsi l’agitation de son corps manifeste la folie de son esprit » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2244 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1478A ; →Anonymes In Matt. 205.72). 63a silence Victorieux • →Éphrem le Syrien Diat. 20,16 « Notre Seigneur se présenta silencieux devant Pilate pour la défense de la vérité outragée. D’autres remportent la victoire par des apologies, mais Notre Seigneur la remporta par son silence, parce que la récompense due au silence divin, c’était la victoire de la vraie doctrine. Il parlait pour enseigner et se tut au tribunal. » • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 13,3 « Au tribunal, silence ! / Mais en lui se cachaient / Les bouches de sagesse / Qui triomphent de tout. » Désarmement de l’adversaire • →Jérôme Comm. Matt. « Jésus se tait : quelle que fût sa réponse, il le savait en tant que Dieu, on la retournerait pour l’accuser faussement » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2254). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Jésus se taisait car il savait qu’ils voulaient lui répondre plus par calomnie que par foi en lui » (1482C ; = →Raban Maur Exp. Matt. 718.13 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il savait que quoi qu’il dise, cela serait transformé en calomnie, et, dans une telle situation, il faut se taire devant ceux qui tendent des pièges. […] Une autre raison était que ce n’était pas le temps d’enseigner, mais d’avoir de la patience. […] La troisième raison, c’était pour nous enseigner la constance, lorsque nous sommes injustement accusés (Is 51,7). » Faute d’écoute • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,2 « Les paroles de défense étaient inutiles, puisqu’il n’y avait personne qui voulût écouter. Il n’y avait qu’un

simulacre de jugement. À la vérité, c’était une attaque de brigands » (754.34). En réconciliation • →Anonymes In Matt. « Le silence de Jésus guérit l’accusation d’Adam » (205.76). 63c Je t’adjure par le Dieu vivant Pourquoi ? • →Jérôme Comm. Matt. « Pourquoi l’adjures-tu, toi le plus impie des prêtres ? Pour accuser ou pour croire ? Si c’est pour accuser, d’autres le dénoncent, lorsqu’il se tait. Si c’est pour croire, pourquoi as-tu refusé de croire lorsqu’il affirmait ? » (= →Raban Maur Exp. Matt. 718.16). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il l’adjure pour pouvoir trouver une occasion de le calomnier […]. Ce grand prêtre le plus inique qui soit a compris qu’en adjurant par le nom de Dieu, il n’agirait pas en vain mais que [le Seigneur] lui répondrait la vérité. Mais le Seigneur fit preuve de mesure dans sa réponse afin qu’on ne méprise pas son nom et qu’il ne subisse pas aussi quelque calomnie » (1482C). 63d si toi tu es le christ, le fils de Dieu Paroles analogues • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2260 « Ce n’est pas sans hésitation que [Caïphe] l’interroge […]. Ce n’est pas sans raison, puisqu’il était du diable, son père (Jn 8,44), qu’en ce cas il demande “si toi tu es le christ, le fils de Dieu”, comme celui-ci [= le diable qui avait posé cette question, Mt 4,3], à moins qu’il ajoute de plus quelque tromperie en exorcisant, quand il dit par le Dieu vivant, pour obtenir violemment la confession de la vérité. […] Autre est la confession de Pierre qui dit “Toi tu es le christ, le fils du Dieu vivant” (Mt 16,16) et autre celle de ce grand prêtre. Même s’il savait que le christ serait fils du Dieu vivant, il ignore le mystère de l’avenir et il dédaigne qu’il soit Dieu. Il ne confesse pas mais, en interrogeant si tu es, il nie tout ce qu’il a entendu dans la Loi et les prophètes et ce qu’il a appris des miracles et des œuvres de Dieu. Et c’est pourquoi, autant Pierre est “bienheureux” (Mt 16,17), autant Caïphe est le plus malheureux entre tous. » 64a Jésus lui dit Pour instruire les futurs martyrs • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Que feraient ses martyrs s’ils se taisaient ainsi ? Parce qu’il avait déjà décidé qu’il mourrait pour le peuple, il a proclamé la vérité afin d’être un exemple pour ses martyrs qui devaient le confesser avec fermeté, jusqu’à la mort » (1482D). Par amour pour le Père • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Remarquez que lorsque quelque chose lui était contraire, il s’est tu ; mais aussitôt qu’on recourut à une adjuration mettant en cause le pouvoir de son Père, il répond. Il a donc toujours cherché la gloire de son Père (Jn 8,50). » 64a Tu as dit Ambiguïté • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Cela peut s’interpréter comme si le Christ n’affirmait pas, mais laissait planer un doute […]. Ou bien, on peut lire cela d’une manière affirmative : “Tu l’as dit”, c’est-à-dire “Cela est vrai.” Et cela est clair, car il est dit en Mc 14,62 : “Je le suis.” » Condamnation • →Anonymes In Matt. : Contre Pilate, contre Caïphe et contre Judas il fait la même réponse en sorte qu’ils se condamnent par leur propre sentence (205.80 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 718.20 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2279). • →Calvin Comm. NT : Jésus rappelle à ses ennemis la terrible condamnation à laquelle leur folie les empêchera d’échapper. • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,298 : Le grand prêtre et son peuple verront depuis l’enfer le Christ revenir en gloire sur les nuées du ciel. *chr27,11d 64c Désormais Dès maintenant et dans le futur • →Origène Comm. Matt. 111 : Ce dont parle Jésus a déjà commencé à se réaliser : on voit dès à présent le Christ exalté venir aux cœurs des hommes

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en tant que Logos pour les conduire à la connaissance de la vie. En outre, « les heures et les jours peuvent être mesurés non selon leur brièveté dans le temps humain, mais selon leur longueur dans l’éternité du Seigneur, pour qui du commencement du monde jusqu’à la fin il n’y a qu’un seul jour (Ps 90,4) ; […] il n’est donc pas étonnant que le Sauveur dise “désormais” » (232.9 ; = →Euthyme Zigabene Exp. Matt. 698). À la parousie • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Ils verront celui que l’on appelle le fils de l’homme, avec les yeux du cœur pleins de bonté, posséder la même puissance que Dieu, lorsqu’il sera monté au ciel et que toute puissance lui sera donnée sur la terre comme au ciel et qu’il viendra sur les nuées pour juger le monde entier, qui est jugé par vous » (1482C-D). 64c la droite = l’Église • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2318 « […] tous les élus ont vu par la foi celui qui est assis à la droite de la puissance de Dieu (Lc 22,29), c’està-dire son Église, qui par la puissance de Dieu est placée à droite. Et il n’est pas étonnant que l’Église soit appelée trône ou siège du Christ, elle y est rassemblée depuis le temps de sa résurrection et agrégée jusqu’à la fin. En elle, on voit le fils de l’homme, victorieux, s’asseoir et venir sur les nuées du ciel parce que les nuées du ciel sont celles à propos desquelles il est dit : Les cieux proclament la gloire de Dieu (Ps 19,2). […] Le Christ est assis dans le ciel et il est assis dans son Église, parce que l’âme du juste est le siège de la sagesse (Pr 12,23). » = la partie la plus noble • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. 64d les nuées du ciel = les prophètes et les apôtres • →Origène Comm. Matt. 111 « Les “nuées” vives sont les prophètes de Dieu et les apôtres du Christ, auxquels il commande de répandre la pluie lorsqu’elle est nécessaire ou de ne pas la répandre sur la vigne infertile. […] Elles ont été rendues dignes d’être le siège de Dieu et le royaume de Dieu » (233.3). = les apôtres et les docteurs • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le dernier avènement se fera sur une nuée (Mt 24,30 ; Ac 1,11). On peut l’interpréter autrement de l’avènement quotidien, dont il est question en Jb 9,11. Et cet avènement se fait sur les nuées, c’est-à-dire par les apôtres et par les saints docteurs (Is 60,8). Ceux-ci sont appelés “nuées” parce qu’ils s’élèvent dans les hauteurs. De même, les nuées sont fécondes. Le premier point se rapporte à l’élévation de leur vie ; le second, à la fécondité de leur enseignement. Et ce sont des “nuées du ciel”, c’est-à-dire célestes, parce qu’ils ont apporté une image céleste. » + Théologie + 63d dire si toi tu es le christ, le fils de Dieu CHRISTOLOGIE →Autorité de Jésus durant son ministère ; →Jésus Fils de Dieu. 64cd vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel THÉOLOGIE SPIRITUELLE Les trois venues du Sauveur • →Bernard de Clairvaux Adv. Dom. 5,1 « Il y a en effet un troisième avènement […]. Dans le premier, le Seigneur “a été visible sur la terre et il a vécu parmi les hommes” (Ba 3,38) : c’est le temps où, selon son propre témoignage, “ils l’ont vu et ils l’ont pris en haine” (Jn 15,24). Lors du dernier avènement, “toute chair verra le salut de notre Dieu” (Lc 3,6), et “les hommes verront celui qu’ils ont transpercé” (Jn 19,37). L’avènement intermédiaire, lui, est intime : en cette venue, seuls les élus le voient au-dedans d’eux-mêmes, et leur âme en est sauvée. Dans le premier donc, “il vient dans la chair” (1Jn 4,2) et la faiblesse. Dans celui du milieu, “il vient dans l’Esprit et la puissance” (Lc 1,17). »

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DOGMATIQUE Attente de l’avènement glorieux du Christ comme juge • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 21 atteste du Symbole des apôtres : le Christ sur sa parole « reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts » (→DzH 10). • →Épiphane de Salamine Anc. 119 y ajoute le règne éternel du Christ qui « reviendra en gloire juger les vivants et les morts, et son Règne n’aura pas de fin » (→DzH 42) ; cf. →Constantinople I « Profession de foi » (→DzH 150) ; →Rome III Tomus Damasi 15 (→DzH 167). • →Tolède XI « [Notre Seigneur et Sauveur] siégeant là, à la droite du Père, il est attendu pour la fin des siècles comme juge de tous les vivants et de tous les morts » (→DzH 540) ; cf. →Lyon II (→DzH 859) ; →Trente (→DzH 1549). De même →CEC 681-682 ; 841 ; 1051 ; 1059. Le Christ est juge universel • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 59,4 resp. « Les réalités humaines sont toutes ordonnées à cette fin : la béatitude ; cette béatitude, c’est le salut éternel, et les hommes y sont admis ou rejetés par le jugement du Christ, […] toutes les réalités humaines sont soumises au pouvoir judiciaire du Christ. » HISTOIRE Un développement moderne : la rapture Bien que Jésus dise en Mt 24,36 que du jour et de l’heure de la venue du →fils de l’homme, personne ne sait rien si ce n’est le Père — ou peut-être parce qu’il le dit — les esprits religieux sont fascinés par l’annonce si énigmatique de son retour. La doctrine du →dispensationalisme, très répandue dans le monde évangélique, a élaboré tout le scénario du retour de Jésus Christ. Combinant des interprétations littéralistes de Mt 24 et de la « parole du Seigneur » rapportée par Paul en 1Th 4,15-17 (*ref64d), cette pensée religieuse articule de plusieurs manières quatre moments eschatologiques : • (1) Rapture de l’Église (de V-rapio traduisant le grec harpazô de 1Th 4,17 ; cf. Ac 8,39), selon 1Th : mystérieusement, les élus sont « enlevés » au ciel ; le Christ retire soudainement de ce monde son Épouse, l’Église véritable. • (2) Période de tribulations extrêmes d’une durée de sept ans. • (3) Seconde venue de Jésus accompagné de l’Église, selon Mt 24 : avènement public. • (4) Règne de mille ans avant le Jugement dernier (le « chiliasme »). Diversifiée en plusieurs courants, cette doctrine peut se résumer ainsi : les authentiques disciples de Jésus Christ, ou du moins les plus fidèles (partial rapture) seront « raptés » dans les airs soit avant (pre-tribulationists), soit pendant (mid-tribulationnists ; cf. Dn 7,25), soit après (post-tribulationists ; cf. Mt 24,29-31) les sept ans de tribulations qui doivent précéder son retour sur terre comme Juge et son règne pour mille ans. • Philip Doddridge (1738) et John Gill (1748) dans leurs commentaires du NT utilisent le terme rapture en ce sens pour la première fois. • John Nelson Darby The Holy Scriptures: A New Translation from the Original Languages (1890), bible d’étude, élabore la doctrine dans ses notes. Il est considéré comme le père du dispensationalisme. • William Eugene Blackstone Jesus Is Coming (1878), répand cette doctrine. • L’édition de la King James Version annotée par Cyrus Ingerson Scofield (Scofield Reference Bible) la popularise dès sa première édition (1909). • Hal Lindsey, avec des succès comme The Late Great Planet Earth (1970), démocratise ces thèses au point qu’elles devinrent le cœur d’une idéologie répandue aujourd’hui chez des dizaines de millions de chrétiens évangéliques. • Tim LaHaye et Jerry Bruce Jenkins Left Behind (1995-2007), une série de romans décrivant la terre après la rapture pré-tribulation, se vend à des dizaines de millions d’exemplaires et donne lieu à plusieurs adaptations cinématographiques. Bien que pronostiquée régulièrement et constamment démentie par les faits, la rapture continue de fasciner et d’animer l’action de millions de chrétiens. →Sionisme chrétien

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+ Philosophie +

+ Littérature +

63a Jésus gardait le silence Il dénonce le désir mimétique • →Gardeil Livre « Il n’y a pas dans ces propos, dont la concision est si expressive, la moindre ombre de mimétisme. C’est pourquoi le silence, qui les enveloppe, enfin les consomme : Or Jésus se taisait… Jésus n’est pas d’une part celui dont la conduite est moralement lumineuse, et d’autre part celui qui sait par un privilège sacré ce qu’il y a dans l’homme. C’est l’altitude spirituelle elle-même qui est un principe d’intelligence de tout désir, c’est elle qui passe tout désir au van, sépare l’ivraie du bon grain, et peut seule prévoir où iront les actes par la résonance — harmonieuse ou cacophonique — des motifs. Rien n’est plus difficile à atteindre que la sainteté de Jésus en sa passion ; c’est exactement “impossible à l’homme”. Mais posté là, rien n’est plus facile à prévoir que l’écoulement des torrents dont le bruit annonce la chute » (191).

63c Je t’adjure par le Dieu vivant Modèle de prière devant le silence de Dieu • →Bloy Mendiant reprend à son compte de croyant les paroles du grand prêtre : « À l’église, je dis en présence du Saint Sacrement : Envoyez-moi, par pitié, un signe quelconque, une idée. Faites-moi connaître votre volonté. J’obéirai sur-le-champ. Je me rappelle, alors, le texte de saint Matthieu, le prince des prêtres, criant à Jésus, avec une force étonnante : Adjuro te per Deum vivum, et Jésus, qui, jusque-là, se taisait, parlant enfin. Pourquoi ne ferais-je pas ainsi, puisque j’ai à vaincre le silence de Celui qui sauve, et que tant d’autres cris demeurent sans réponse ? » (417). • →Bloy Apocalypse « Adjuro te, per Deum vivum ! Jésus était demeuré silencieux sous les pires outrages. Cette parole du Grand-Prêtre le contraignit à parler. Ne serait-ce pas une prière toute puissante ? » (345). • →Bloy Porte « Adjuro te per Deum vivum, disait le prince des prêtres pour contraindre Jésus à parler. Cette sommation prodigieuse, dont les astres se troublèrent, dure toujours, et ce sera la dernière clameur de l’humanité quand elle se verra seule, elle-même, à la fin des fins, dans l’incompréhensible vallée de Josaphat » (143).

63d de nous dire Adjuration contradictoire : comment prouver qu’un homme singulier fût Dieu ? • →Kierkegaard Indøvelse « Est-ce que l’on peut penser une contradiction plus stupide que vouloir prouver (il est indifférent de savoir jusqu’à quel point cela se fait par l’histoire ou par ce qui se présente sur toute la terre, ce par quoi on veut prouver cela) qu’un homme singulier est Dieu ? Le fait qu’un homme singulier est Dieu, c’est-à-dire qu’il affirme de lui qu’il est Dieu, c’est bien le scandale kat’exochen. Mais qu’est-ce qui est scandale, le scandaleux ? Ce qui entre en opposition avec toute raison (humaine). Et c’est cela que l’on veut prouver ! Mais “prouver”, c’est transformer quelque chose en quelque chose de réel pour la raison, ce qu’il est. Alors est-ce que l’on peut transformer cela, qui s’oppose à toute raison, en quelque chose de réel pour la raison ? Pas le moins du monde, si l’on ne veut pas se contredire. On peut seulement “prouver” que cela s’oppose à la raison. Les preuves de la divinité du Christ, celles que fournissent les Écritures : ses miracles, sa résurrection d’entre les morts, son Ascension, tout cela n’est aussi que pour la foi, c’est-à-dire que ce ne sont pas des “preuves” : elles n’entendent pas du tout prouver que tout cela s’accorde avec la raison ; au contraire, elles entendent prouver que cela s’oppose à la raison et ainsi que c’est objet de foi » (63). 64a Tu as dit Réticence divine à entrer dans le langage mondain de la puissance Pour la vérité transcendante qui se manifeste, garder son incognito c’est empêcher la réduction de sa voix au bruit du monde. • →Levinas Homme « La force de la vérité transcendante est dans son humilité. Elle se manifeste comme si elle n’osait pas dire son nom, elle ne vient pas prendre place dans le monde avec lequel elle se confondrait aussitôt comme si elle ne venait pas d’au-delà. On peut même se demander, en lisant Kierkegaard, si la Révélation qui dit son origine n’est pas contraire à l’essence de la vérité transcendante qui par là affirmerait encore son autorité impuissante contre le monde, on peut se demander si le vrai Dieu peut jamais lever son incognito, si la vérité qui s’est dite ne devrait pas aussitôt apparaître comme non dite, pour échapper à la sobriété et à l’objectivité d’historiens, de philologues et de sociologues qui l’affubleront de tous les noms de l’histoire, qui réduiront sa voix de fin silence aux échos des bruits qui se lèvent dans les champs de bataille et les marchés, ou à la configuration structurée d’éléments sans sens » (67). • →Henry Vérité (à propos de Jn 19) « Que la réponse soit en un premier temps éludée et puis sans cesse différée, enveloppée dans des paraboles, délivrée de façon fragmentaire, indirecte, énigmatique, avant d’être assenée d’un coup dans une brutalité extrême, on peut être tenté de l’expliquer par des motivations qui appartiennent au monde et à l’ordre des affaires humaines. Formulé dans sa nudité, rendu enfin transparent autant que faire se peut et privé d’équivoque, le dire du Christ sur lui-même signifiera sa condamnation à mort. On comprend alors que ce dire sur soi ait été retardé aussi longtemps que le Christ l’estimait nécessaire pour accomplir sa mission. Seulement, expliqué de cette façon dans la lumière du monde et éclairé par elle, le dire sur soi du Christ devient largement inintelligible. Et cela parce que la Vérité dont parle le Christ et qu’il présente bien plus comme sa propre essence, n’est précisément pas celle du monde mais une vérité qui n’a rien à voir avec celui-ci » (83). →Silence et parole de Jésus

64 Je t’adjure par le Dieu vivant Jésus répond au représentant de l’Église • →Schuré Initiés transpose le dialogue entre Jésus et Caïphe dans l’esprit du courant décadent, prompt à distinguer l’enseignement du Christ de ce que l’Église en a fait : « Ainsi interpellé, sommé de se dédire ou d’affirmer sa mission devant le plus haut représentant de la religion d’Israël, Jésus n’hésite plus. Il répond tranquillement : “Tu l’as dit ; mais je vous dis qu’à partir de maintenant vous verrez le Fils de Dieu (sic) assis à la droite de la Force et venant sur les nuées du ciel.” En s’exprimant ainsi dans la langue prophétique de Daniel et du livre d’Hénoch, l’initié essénien Iéhoshoua ne parle pas à Caïphe comme individu. Il sait que le Sadducéen agnostique est incapable de le comprendre. Il parle […] à tous les pontifes futurs, à tous les sacerdoces de la terre » (528-529). 64a Tu as dit Grand moment de révélation • →Hugo Fin (« Le gibet » : « La chose jugée ») « Pourtant, parle. Est-il vrai que tu te sois vanté / D’être le fils de Dieu saint dans l’éternité ? / Christ répondit : — C’est vous, ô prêtre, qui le dites. / Et comme on pouvait voir confusément écrites / Des sentences au mur que le temps effaçait, / Calme, il montrait du doigt aux juges ce verset : / “Le sage adore Dieu. Quiconque est esprit, l’aime. / Le soleil n’est nié dans la sphère suprême / Ni par l’astre Allioth, ni par l’étoile Algol. / Quand Dieu luit, refuser de croire, c’est un vol. / Celui qui nie est fils de celui qui dérobe” » (866). • →Claudel Croix « Et c’est là, au terme d’un interrogatoire affolé, dans l’entremêlement inextricable de témoins qui se contredisent, que va jaillir enfin le Cri terrible, le “Blasphème” intolérable, qui va déchirer le monde en deux : Oui. Il est vrai. Je suis Dieu. C’est Moi. Oh, si l’on pouvait se boucher les oreilles ! Enfin ! enfin ! à la fin nous avons tiré cela de Lui ! Il l’a dit ! De Sa bouche, nous l’avons entendu ! Il est Dieu ! Il a dit qu’Il était Dieu ! Je T’adjure par le Dieu Vivant, Es-tu le Christ, le fils du Dieu vivant ? Et Jésus dit : Je le suis. Il l’a dit ! Il est Dieu ! Il l’a dit ! Qu’y a-t-il besoin de témoignage ? et par toutes les fissures de l’appareil à juger s’échappe ce chuchotement épouvanté qui va remplir l’univers et le temps et déferler comme un ras de marée par-dessus les académies disjointes et les empires culbutés ! Il a dit qu’Il était le Fils de Dieu ! » (486). + Arts visuels + 62-66 Jésus devant Caïphe La représentation la plus ancienne de Caïphe se trouve sur un sarcophage (Museo Pio Cristiano, Latran 183). Assis sur un siège curule, le juge, aux cheveux et à la barbe bouclée (caractérisant les Juifs), se voit présenter Jésus, les mains liées, encadré par deux hommes coiffés d’une petite toque. À cette iconographie qui se diffuse très progressivement en Occident, répond la figuration synthétique, héritée de l’art paléochrétien (fin du 4e  s.) d’une comparution simultanée de Jésus devant les grands prêtres Anne (Jn 18,13.19-24) et Caïphe. Cette composition se diffuse particulièrement dans l’Orient byzantin et en Italie au milieu du 13e s. :

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Matthieu ,-

• Lipsanothèque de Brescia, reliquaire en ivoire (fin du 4e s.) ; • Coppo di Marcovaldo, croix peinte (13e s., dôme de Pistoia). Il est fréquent que Caïphe soit représenté en train de déchirer sa tunique. Au 10e s., cette conclusion du dialogue du Christ et de Caïphe est retenue par la majeure partie des imagiers : • Évangéliaire d’Otton II (ca. 980) ; Évangéliaire d’Otton III (fin du 10e s.) ; Livre des péricopes d’Henri II (ca. 1002-1012). Le geste de colère du grand prêtre sera repris par Giotto di Bondone pour figurer le vice de la colère, dont Caïphe apparaît comme une personnification : • Giotto di Bondone,  Les Sept vices : ira (1306, chapelle Scrovegni de Padoue) ; cf. la Comparution devant Caïphe dans cette même chapelle. À partir du 12e s. environ, Caïphe est de moins en moins représenté dans ses fonctions sacerdotales (il est souvent coiffé d’une mitre ou, à Byzance et en Italie, d’un talit), et de plus en plus comme une incarnation du démon. Son portrait évolue progressivement vers une caricature des stéréotypes antijudaïques (notamment un nez aquilin, crochu ou long) et des vices (forte corpulence, rides, rictus, calvitie, affections cutanées). Époque moderne Le motif de Caïphe déchirant ses vêtements est conservé et on insiste, par des jeux de composition et de lumière, sur l’aspect dramatique : • Albrecht Altdorfer (1509-1518, Abbaye de Saint-Florian) ; le Maître de Messkirch (1530-1540, Paris) ; Hans Holbein le Jeune (1524-1525, Bâle) ; Albrecht Dürer, Petite Passion, xylographie (1511, British Museum, Londres ; pour la copie la plus complète). • les émailleurs du 16e s., comme Léonard Limosin (1557, Écouen) et Martial Ydeux (3e quart du 16e s., Paris) ; • les tablettes à double face de la cathédrale Sainte-Sophie à Novgorod (15e16e s.), deuxième tablette recto, deuxième image : « Le Christ conduit devant Caïphe et Anne ». Au 17e s., la scène perd son caractère narratif, exception faite de quelques artistes encore sensibles aux formules antérieures : • Simon De Vos (1650-1670, Lille). Les caravagesques resserrent la composition et transforment le moment en un simple dialogue entre le Christ et le grand prêtre : • Giovanni Battista Caracciolo (1611-1620, Saint-Pétersbourg) ; Matthias Stomer (1633, Milwaukee) ; Gerrit Van Honthorst (1617, Londres). Ce renouvellement iconographique, qui permet d’insister sur l’humilité et le silence du Christ, fut cependant de courte durée. Dès le 18e s., la mise en page plus traditionnelle du tumulte de l’interrogatoire et de la violence de Caïphe déchirant ses vêtements est reprise par la plupart des artistes : • dans des œuvres isolées : Jean-Baptiste Deshays (1729-1765), Le Christ devant Caïphe, dessin et lavis (Louvre, Paris) ; • dans des illustrations de bibles, notamment celle de Bernard Picart (1728). Au 19e s., avec la multiplication des illustrateurs, la scène est détaillée dans ses différents épisodes : • Alexandre Bida (1874) et James Tissot (1886-1894, Brooklyn) montrent une fidélité exemplaire au texte. Malgré les variations infimes au cours des siècles, c’est donc toujours la violence du procès religieux qui est l’objet de l’attention. La première dérision est souvent omise ou mêlée à la comparution, même si quelques œuvres la développent avec talent, notamment celles de Matthias Grünewald (1508, Munich) et Jan Joest (1508, Kalkar). + Musique + 62a S’étant levé Rhétorique musicale du mouvement • →Bach Passion : Stund auf (« se leva ») : quoi de plus mimétique que ce grand intervalle ascendant ? 63a Jésus gardait le silence Gématrie musicale des silences ? Le mystère du silence de Jésus dans →Bach Passion inspire un moment de méditation composé d’un récit suivi d’un air. Les 38 silences qui ponctuent le discours musical de l’ensemble instrumental dans la page du récit renvoient-ils au Ps 38 où est évoqué « l’homme qui se tait » (Ps 38,14-15) ? En tout cas,

l’accompagnement tend tout entier à évoquer le silence et la patience (Geduld), qui sera le maître mot de l’air. Celui-ci est composé principalement de deux motifs contrastants : le premier, formé des huit premières croches, traduit la patience ; le second, caractérisé par un rythme pointé qui sera d’ailleurs aussi celui de la flagellation, représente les « mauvaises langues qui piquent » (falsche Zungen stechen). 63d le christ, le fils de Dieu Soulignement Après l’air, →Bach Passion fait culminer la phrase du grand prêtre sur les mots Gott (« Dieu »), sur un ré, et Christus, sur un do#. 63 Additions exhortant à la patience →Bach Passion • Récit Mein Jesus schweigt (« Mon Jésus se tait. Calme devant le mensonge, il nous montre ainsi que sa si miséricordieuse volonté s’est faite proche de nous par la souffrance, et que dans de semblables peines, il nous faut lui ressembler, et nous taire calmement dans la persécution »). • Air Geduld (« Patience, patience, quand de fausses langues me piquent. Quand je souffre injustement outrages et moqueries, alors, mon Dieu d’amour vengera mon cœur innocent. Patience, patience, quand de fausses langues me piquent »). 64 Traitement particulier des paroles de Jésus →Bach Passion souligne la vérité de la réponse (du sagest’s « tu l’as dit ») par une cadence de repos. Puis Jésus évoque une prophétie de Daniel qui annonce sa venue dans la gloire. Le mouvement des cordes et le changement de style de récitatif (notamment sur le mot Wolken « nuées ») donnent à ces paroles un caractère solennel. + Danse + 63 Solo johannique, brillant et pathétique →Neumeier Passion : Jean, venu au centre de la scène, prend en charge toute souffrance : la sienne comme celle des fidèles, en écho à celle de Jésus. Sur le rythme donné par les plaintes du hautbois, son long solo pathétique développe une tension extrême. Récit • Commencé comme un mime, ce morceau abstrait se compose ensuite de mouvements successifs rapides. Air : Geduld • Jean repousse ou secoue violemment ses mains, hoche convulsivement la tête, fait entendre un grand « cri » silencieux de sa bouche ouverte, tourne sur lui-même de plus en plus vite pour s’écrouler aux pieds de Jésus, puis se relever et reprendre sa danse chavirante alors que les mots Schuld et Geduld résonnent avec lancinance. Il termine effondré. • Pendant ce temps, la femme s’approche de Jésus comme fascinée de crainte, puis de plus en plus « curieuse ». • Jean se désigne lui-même, puis semble vouloir effacer de l’autre main son index pointé. • À la parole du grand prêtre, tous les attablés s’accroupissent sur le banc, comme des oiseaux de proie prêts à fondre. • La femme le gifle. 64 Une révélation de la Trinité →Neumeier Passion • Pendant la réponse auguste de Jésus, les deux Personnes déploient leur gestique d’amplification de sa parole, leurs mains formant auréole à la base de sa tête, puis leurs bras tendus autour de sa bouche. • Leurs bras à tous trois se joignent en un vaste double triangle emboité dans l’espace — temple de la triune Divinité qui se dévoile paradoxalement. • La main de Christ rejoint celle de Jean devant à terre. + Cinéma + 62-64 Jésus face à Caïphe • →Stevens Story : Jésus est accusé de sédition, sorcellerie et blasphème. Le dernier chef d’accusation est traité dans une séquence séparée, constituée de plans plus rapprochés, de profil (mettant en valeur l’opposition Caïphe/ Jésus dans la simple structure du champ) et frontaux (mettant en valeur le personnage de Jésus, qui concentre la lumière de la pièce sombre sur

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La passion selon saint Matthieu

son vêtement blanc). De même, au moment où Jésus donne sa réponse, un plan rapproché de profil montre Caïphe et Jésus face à face. Tout les oppose : l’obscurité et la lumière, le cri et le silence, le mouvement et l’immobilité. La réponse de Jésus, « Je suis », entraîne une reprise du rythme du film : musique, enchaînement plus rapide des plans. Un membre du sanhédrin — et non Caïphe — se lève indigné par le blasphème, suivi par tous les autres. Un gros plan s’attarde sur le visage triste de Nicodème. • →van den Bergh Matthew : Dialogue de gros plans sur les visages de Jésus et de Caïphe. L’adjuration provoque un regain d’attention du sanhédrin, dont les membres se tournent alternativement vers le grand prêtre et vers Jésus. Un travelling latéral souligne les réactions unanimes. La réponse de Jésus entraîne un mouvement de foule : les gardes empêchent les prêtres d’approcher Jésus. Le v.64 est prononcé par Jésus avec un sourire — anticipation de sa gloire ? • →Gibson Passion : Caïphe s’est levé et s’avance vers Jésus. Ce mouvement, souligné par un lent zoom de la caméra placée derrière la tête de Caïphe,

montre l’importance de l’instant. Un gros plan sur le visage tuméfié de Jésus, autour duquel tourne Caïphe, illustre la question « Jésus de Nazareth, es-tu le messie ? » De même, un zoom lent accentue la réponse de Jésus qui regarde alors caméra et spectateur en prononçant : « Je suis, et vous verrez… » Jésus fait un rapide coup d’œil vers le ciel, en souriant. • →Downey Bible 8 : Caïphe avance vers Jésus. Filmé de trois-quarts, il lève légèrement les yeux vers Jésus, plus grand que lui, filmé de profil, regardant toujours vers le sol. Il demande s’il est « l’élu ». Les mots « fils de Dieu » sont soulignés par un gros plan sur les yeux de Jésus, qui les lève pour regarder la caméra avant de répondre. Il sort de son immobilité pour prononcer le v.64, tournant sur lui-même pour regarder l’ensemble du sanhédrin, qui recule. Juste après la sentence de mort en Mt 26,66, le cinéaste montre un dernier face-à-face silencieux, par gros plans interposés, entre Jésus et le grand prêtre, qui se retire.



Texte

tion de la Tora, les transgresse violemment (*ref65a ; *mil65a), confirmant ce que dit Jésus de ceux qui sont assis sur la chaire de Moïse (Mt 23,3). NARRATION Prolepse Pour Mt, cette profanation des →ornements du grand prêtre préfigure ironiquement la déchirure du voile du Temple que le grand prêtre sert (Mt 27,51).

+ Critique textuelle +

66ab Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent Additions syriaques syS présente deux termes en plus : litt. « Que voulez-vous encore ? Ils répondirent tous et dirent », ce qui accentue la confrontation. La deuxième Byz V S TR Nes variante est présente dans le Codex Bezae et la Vetus Latina. 65 a Alors le grand prêtre V

+ Vocabulaire + 65a ses vêtements Terme spécifique Le mot grec (ta himatia) désigne les vêtements du dessus par opposition à ta chitôna, les vêtements du dessous (G-Ex 28,4 ; G-Lv 16,4). *mil65a 66c mérite Nuance en S La racine syriaque ḥwb exprime une dette : Jésus assume ce que le péché a contracté et en réalise le pardon (le même mot est employé en S-Mt 6,12). 67b frappèrent à coups de poing Verbe dénominal Le verbe kolaphizô vient de kolaphos « poing » ; cf. V : colaphis … ceciderunt. Il peut aussi avoir un sens générique « maltraiter » ; cf. S. 67c giflèrent Nuance expressive en S Le verbe syriaque sqp (à deux reprises dans syS) exprime beaucoup plus que des gifles. + Procédés littéraires + 65a déchira ses vêtements PRAGMATIQUE Sarcasme Ce faisant, le grand prêtre, ce garant de l’honneur de Dieu et de l’applica-

b c d

prince des prêtres déchira ses vêtements en disant : — Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici : maintenant vous venez d’entendre son V Nes le blasphème.

66 a b c

Quel est votre avis ? Et eux, répondant, dirent : — Il mérite la mort.

67 a b c

Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent Byz V TR Nesà coups de poing ; certains le giflèrent Vau visage

68 a b

en disant : — Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé ?

65a Scandalisé par des paroles Si 27,23 – 65a Déchirer ses vêtements comme signe de lamentation Gn 37,34 ; 44,13 ; Esd 9,3.5 ; 1M 2,14 ; 4,39 ; 5,14 ; 11,71 ; Ac 14,14 – 65a Un geste interdit au grand prêtre Lv 10,6 ; 21,10 – 66c Prophétie contre le Temple punie de mort Jr 26,8.11 – 66c Blasphème puni de mort Lv 24,16 ; Jn 10,33 – 66c Faux prophète puni de mort Dt 18,20-22 ; Sg 2,19-20 ; →Jésus prophète – 67 crachèrent + frappèrent + giflèrent Jb 16,10-12 ; Is 50,6 ; 52,14 ; 53,3 ; Lm 3,30 ; Mi 4,14

65bd blasphémé + blasphème — PRAGMATIQUE Ironie • Pour le →sanhédrin, le blasphème consiste sans doute à s’appliquer Dn 7,9-14 en le rapportant à Ez 1,26-28 et à se placer ainsi au centre d’une théophanie. • Pour l’évangéliste, en une sorte d’ironie tragique, c’est le grand prêtre qui blasphème ici. →Jésus (grand) prêtre ? ; →Fils de Dieu 65c Qu’avons-nous encore besoin de témoins RHÉTORIQUE Anthorisme Jésus a déjà confirmé expressément ce dont on l’accuse : prétendre être le messie davidique, le fils de Dieu qui construira le Temple. 68 NARRATION Caractérisation de Jésus par une ellipse En ne répondant pas à la question de ses tortionnaires, Jésus perdure dans le silence, ce qui l’identifie au Serviteur. *ref63a 68b Prophétise PRAGMATIQUE Double ironie • D’une part, leur amusement est infantile (*anc68b). • D’autre part, les tortionnaires ne savent pas qu’il y a ici plus qu’un prophète (Mt 12,41) et qu’ils réalisent à la fois une prophétie ancienne et ses propres prophéties (→Annonces de la passion/résurrection) en cet instant même.

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Contexte

• →Philon d’Alexandrie Mos. 2,206 : La prononciation illicite du nom de Dieu mérite déjà la mort.

+ Milieux de vie + 65a ses vêtements LITURGIE Attributs du grand prêtre En nommant les vêtements du dessus (*voc65a) et en créant par la déchirure un lien avec le →voile du Temple (Mt 27,51), Mt veut peut-être suggérer (par métonymie ?) →les ornements sacrés du grand prêtre. Il en résulterait alors • une profonde ironie : *bib64cd ; *pro65a ; • en même temps qu’une continuation de la thématique de →Yom Kippour discrètement attachée au récit de la passion. 65b Il a blasphémé Définition et punition Selon la Loi, celui qui blasphème le nom de Dieu, doit mourir par lapidation (Lv 24,16). La tradition juive ne condamne vraiment à mort que dans le cas d’une prononciation explicite du nom de Dieu (→m. Sanh. 7,5 ; →b. Sanh. 56a). Les blasphémateurs seront particulièrement châtiés dans l’au-delà et lors du jugement (→1 Hén. 27,2 ; 91,11). Selon ces définitions strictes du blasphème, Jésus n’a pas blasphémé Dieu, puisqu’il a usé de la désignation oblique de Puissance. Extension Cependant, au 1er s., la notion de blasphème est extensive. Est blasphème toute insulte : • à Dieu (2M 9,28 ; 12,14 ; Ac 6,11 ; →1 Hén. 27,2 ; →T. Jb. 16,7 ; →Philon d’Alexandrie Decal. 63 ; →Philon d’Alexandrie Mos. 2,206 ; →Josèphe A.J. 4,202 ; 10,242 ; →t. Sanh. 1,2 ; →b. Sanh. 56a) ; • au Temple (2M 15,32) ; • à la Tora (2M 10,34 ; Ac 6,11 ; →Josèphe C. Ap. 2,143) ; • à certains humains (→Philon d’Alexandrie Migr. 115), en particulier le peuple élu (2R 19,4.6.22 ; 2M 15,24 ; Rm 14,16 ; →Josèphe C. Ap. 1,59.223.279) et Moïse (Ac 6,11) ; De même, toute revendication pour soi-même de prérogatives divines : • le pardon des péchés (Mt 9,2-3 ; Mc 2,5-7) ; • la préexistence (Jn 8,58-59) ; • être le fils de Dieu (Jn 10,33.36) ; • être assis à la droite de Dieu (cf. →b. Sanh. 38b). C’est sans doute cette dernière accusation qui est ici présupposée. →Autorité de Jésus durant son ministère 65d.66c son blasphème + la mort — JUSTICE Raisons historiques de la condamnation à mort de Jésus On pense parfois que la condamnation de Jésus eut surtout • des raisons politiques, comme l’agitation populaire par fausse prophétie (Dt 13 ; 18,20-22 ; Mt 27,63 ; Jn 7,12.47 ; →11QTa 54,8-18 ; →m. Sanh. 11,5 ; →b. Sanh. 43a), • et non des raisons religieuses (usage du Nom divin, menaces contre le Temple) — lesquelles auraient été avancées a posteriori par la première communauté forte de sa foi christologique. Cependant les deux chefs d’accusation ne sont pas incompatibles dans une accusation de blasphème par prétentions messianiques (*ptes64c ; *jui64c ; *mil65b ; →Jésus messie ?) : l’auto-désignation indirecte de Jésus comme « →fils de l’homme » et sa désignation comme « roi » par d’autres peuvent se comprendre comme une revendication implicite de messianité (→Jésus roi des Juifs).

68b Prophétise-nous, christ : qui est-ce qui t’a frappé Jeu de devinettes ? Les gardes bandent les yeux de Jésus comme dans certains jeux d’enfants : • →Pollux Onom. : La « vache aveugle » : Un enfant les yeux bandés crie « C’est parti ! » et tâche d’attraper d’autres enfants courant dans un espace fermé, et lorsqu’il en a attrapé un, il doit deviner qui il est (9,113). La « mouche dorée » : l’enfant aux yeux bandés crie « Je vais attraper la mouche dorée » et les autres lui répondent « Tu la chasseras mais ne l’attrapera pas ! », tout en le « fouettant » de papyrus (9,123) ; l’enfant aux yeux bandés doit répondre à la question « laquelle ? » posée par un autre enfant qui lui donne une tape de la main (9,129).

Reception + Lecture synoptique + 65bd Il a blasphémé + Voici : maintenant vous venez d’entendre son blasphème — SM Seul Mt fait entendre cette répétition. Peut-être est-ce une ironie : les accusateurs essaieraient-ils de se persuader eux-mêmes en dédoublant le chef d’accusation, pour faire écho à la règle des deux témoins ? 68b christ SM Peut-être pour faire un parallèle avec les outrages infligés plus tard par les soldats romains à « →Jésus roi des Juifs » (Mt 27,29) ? 68b qui est-ce qui t’a frappé Mt–Lc // Mc Cette moquerie est commune à Mt et Lc 22,64, mais absente de Mc. Caractère second de Mt ? Elle n’a vraiment de sens que si Jésus ne peut pas voir ses tortionnaires, mais Mt ne mentionne pas le fait qu’on a bandé les yeux de Jésus comme le font Mc 14,65 et Lc 22,64. Mt suppose-t-il ce fait connu par des récits de la passion antérieurs ? + Tradition juive + 65a déchira ses vêtements Signe de lamentation • →Sifre Deut. 43,3,8 ; →y. B. Meṣi‘a 2,11 ; →y. Sanh. 2,1 = 20a,12. Requis quand on entend un blasphème • →m. Sanh. 7,5 ; →y. Mo‘ed Qaṭ. 3,7 = 83b,33-44 ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 26a ; →b. Sanh. 60a. 65c besoin de témoins Interdiction La halaka interdit au témoin d’un crime passible de peine capitale de juger le cas (→b. B. Qam. 90b ; →b. Roš Haš. 26a).

65a déchira ses vêtements Gestes similaires • →Dion Cassius 54,14,2 ; 56,23,1 : Licinius Regulus et Auguste ont déchiré leurs vêtements en se lamentant. • →Josèphe B.J. 2,316 : Des chefs impressionnent le peuple en déchirant leurs vêtements. • →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 1,3,4 ; 3,5,6 ; 3,10,3 ; 7,1,5 : Déchirement de vêtements en signe de lamentation.

66c Il mérite la mort Droit de mettre à mort Il n’est pas sûr que les Juifs ne se soient pas arrogés dans certains cas le droit d’appliquer la peine de mort, comme le montre l’apostrophe de Titus aux rebelles juifs qui venaient de commettre un massacre dans l’enceinte du Temple : • →Josèphe B.J. 6,124-126 « Titus, profondément affligé, invectiva à son tour les compagnons de Jean : “[…] N’est-ce pas vous, ô les plus scélérats des hommes, qui avez établi cette balustrade devant les saints lieux ? N’est-ce pas vous qui avez dressé là des stèles, portant des inscriptions gravées en lettres grecques et dans notre langue, qui défendent à tout homme de franchir cette barrière ? Ne vous avons-nous pas nous-mêmes autorisés à punir de mort ceux qui la franchiraient, fussent-ils Romains ?” » • →y. Sanh. 17,2 = 18a « On a enseigné : quarante ans avant la ruine du Temple de Jérusalem, le droit de prononcer les sentences capitales a été enlevé aux Israélites. »

65b blasphémé Punitions • →Démosthène Neaer. 126 : Les tribunaux grecs persécutent ceux qui blasphèment les dieux.

67a crachèrent Signe de dégoût et d’humiliation Cracher témoigne d’un très fort dégoût ; recevoir un crachat est une peine humiliante (Nb 12,14 ; →’Abot R. Nat. A 35,4,1 ; →’Abot R. Nat. B 19 ; →Sifre Nomb. 106,1 ; →PRK 10,8).

+ Textes anciens +

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La passion selon saint Matthieu

68b Prophétise Témoignage des sens • →b. Sanh. 93b : Bar Kochba est exécuté pour n’avoir pas su juger d’après l’odeur.

+ Tradition chrétienne + 65a le grand prêtre déchira ses vêtements La fin du sacerdoce juif • →Éphrem le Syrien Diat. 20,15 « Parce qu’il était travaillé par la force d’un vin nouveau […] le grand prêtre a rompu son sacerdoce qui, laissé inactif, s’est répandu sur notre Sauveur. » • →Jérôme Comm. Matt. « Il montre que les Juifs ont perdu la gloire du sacerdoce et que les pontifes occupent un siège vide. » • →Raban Maur Exp. Matt. « Par un mystère plus profond, le grand prêtre des Juifs déchire ses vêtements dans la passion du Christ. Alors que la tunique du Seigneur ne pourra pas être déchirée par les soldats qui l’ont crucifié. En effet cela symbolisait que le sacerdoce des Juifs serait déchiré à cause des crimes de leurs prêtres et qu’il serait tout à fait séparé de l’intégrité de son état. Or la solidité de la sainte Église universelle, qu’on a l’habitude d’appeler le vêtement de son Rédempteur, ne peut jamais être détruite » (719.42). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Voici un grand mystère : le vêtement du Christ ne pouvait pas être divisé par les soldats qui l’ont crucifié. Cela signifie que le pontificat de leurs prêtres est totalement déchiré par leurs crimes ; tandis que la solidité de l’Église qui est le vêtement de son Rédempteur demeure intacte jusqu’à la fin des temps » (1478C). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Par le fait de se lever de son trône, il montrait qu’il abandonnait le sacerdoce ; et par le fait de déchirer ses vêtements, il signifiait que le sacerdoce devait être transféré (He 7,12). Le vêtement du Christ ne fut pas déchiré (Jn 19,24). Cela signifie donc l’abolition du sacerdoce et de la Loi. Et cela est indiqué en 1S 15,28 : “Aujourd’hui, le Seigneur a séparé de toi le royaume d’Israël”. Ainsi le sacerdoce a-t-il été séparé des Juifs et donné aux membres du Christ. » En entendant un blasphème • →Jérôme Comm. Matt. « D’ailleurs, c’est une coutume juive : lorsqu’on entend un blasphème, une parole qui semble aller contre Dieu, on déchire ses vêtements. Ainsi, nous le lisons, firent Paul et Barnabé lorsqu’en Lycaonie, on les honorait du culte des dieux. Au contraire, pour n’avoir pas rendu gloire à Dieu, pour s’être abandonné aux flatteries sans mesure du peuple, Hérode fut aussitôt frappé par un ange. » • →Albert le Grand Sup. Matt. : Il voulait ainsi montrer sa haine du blasphème, comme Ézéchias, en entendant le blasphème de Rabsakès, a déchiré ses vêtements en bondissant de son siège (2R 19,1 ; Is 37,1). 65a vêtements = la Loi • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,3 : Les vêtements sont le voile de la Loi dont il se couvrait. 66a Quel est votre avis ? Complicité • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 84,3 « Il ne porte pas la sentence luimême, mais il veut la faire prononcer par les autres, sous le prétexte de fautes manifestes et de blasphème visible » (755.6). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Il demande justice à ceux qui sont avides de son sang, il savait qu’ils donneraient vite la sentence de mort. 66c Il mérite la mort Condamnation injustifiée par la Loi • →Raban Maur Exp. Matt. « Parce qu’ils ont pensé qu’il blasphémait, ils l’ont conduit à la mort. Mais alors qu’ils pensaient porter à son achèvement les préceptes de la Loi, ils ont agi contre la Loi, car le Seigneur dit : “Tu ne tueras pas l’innocent et le juste” (Ex 23,7). Ils n’ont donc pas respecté un jugement, mais ils ont exercé leur haine » (720.59). La mort pour Celui qui est la vie • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ils condamnent à mort l’auteur de la vie. »

67-68 Jésus outragé plus que David • →Éphrem le Syrien Hymn. eccl. 32,6 : David eut à subir les outrages du seul Shiméï (2S 16,5-14), le Christ ceux de tout le peuple ; David souffrit d’un seul homme, Jésus du monde entier. Par identification avec l’homme pécheur, sans honneur • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Après la condamnation du Christ, il est question de la dérision. Et cela convient assez, car le Christ a porté nos péchés […]. L’homme a été livré à la mort par le péché […]. Aussi a-t-il perdu son propre honneur, car “l’homme, alors qu’il possédait l’honneur, n’a pas compris ; il est devenu semblable aux animaux sans raison” (Ps 49,12). C’est pourquoi le Christ rédempteur a d’abord supporté la mort et l’opprobre par des gestes ; en second lieu, par la parole, en cet endroit : “Fais le prophète pour nous, Christ” ! » 67 Actualisation • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,44 : Les Juifs qui lui crachèrent au visage représentent ceux qui rejettent la présence de sa grâce. Il est encore frappé à coups de poing par ceux qui lui préfèrent leur propre gloire, et ceux qui lui donnent des soufflets sont ceux que la perfidie aveugle, qui nient sa venue et qui voudraient repousser et détruire sa présence sur la terre. • →Raban Maur Exp. Matt. « Celui qui est tombé sous les coups et les soufflets des Juifs, tombe encore aujourd’hui sous les blasphèmes des faux chrétiens. Celui qui alors recevait les crachats des infidèles, est déshonoré aujourd’hui par les insensés qui ne sont fidèles que de nom et il est provoqué par leurs opprobres. Ils ont voilé son visage comme le rapporte Mc (Mc 14,65) à propos des Juifs, non afin qu’il ne vît pas leur scélératesse, mais afin qu’ils pussent s’écarter eux-mêmes du don de le reconnaître (comme ils l’avaient fait autrefois avec Moïse). “Car s’ils avaient cru en Moïse, ils auraient peut-être cru dans le Seigneur aussi” (Jn 5,46). Et ce voile est resté sur leur cœur jusqu’à aujourd’hui sans avoir été enlevé ; mais pour nous qui croyons dans le Christ, il a été enlevé [cf. 2Co 3,1316] » (= 720.68 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1479A). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Celui-là soufflette qui soumet la tête à la main : tels sont ceux qui recherchant davantage leur propre dignité que l’honneur du Christ. […] Ceux qui soufflettent sont ceux qui s’efforcent d’une certaine façon d’anéantir sa présence, comme c’est le cas des Juifs. » *chr27,30 Soumission pour le salut du persécuteur • →Éphrem le Syrien Hymn. haer. 33,7 : Le Seigneur a pris sur lui l’opprobre sans regarder à ceux qui le bafouaient. Le Premier-né vint présenter ses joues à frapper, afin que l’Unique Juste pût lutter pour celui qui le bafouait, en affirmant qu’il était descendu pour être frappé : “C’est pour toi que je fus frappé, pour qu’à travers mon humiliation tu acquisses l’honneur”. Il naquit et fut crucifié pour ceux qui blâment sa naissance et sa mort. S’en trouve-t-il vraiment, des hommes qui bafouent celui qui vient les soustraire au bafouage ? • →Éphrem le Syrien Hymn. nativ. 26,10 : Puisque ceux qui avaient été libres s’étaient placés sous le joug de la servitude, il vint à naître et à porter le joug pour les libérer. Quand les joues de son Serviteur furent frappées dans la cour, lui, le Seigneur, brisa le joug qui oppressait les hommes libres. Soumission pour mon salut • →Luther Ev.-Ausl. 5,87-88 (Sermon de 1529) : Ce qui est le plus important pour moi, c’est qu’il souffre cela à ma place : la barbe arrachée, les crachats, ce sont nos péchés — et tout chrétien devrait regarder ces tortures comme s’il était écrit dessus : « mes péchés ». • →Bach Passion introduit ici la réponse de l’Église pénitente et amoureuse : *mus68b. 67a crachèrent Contraste avec les anges • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 13,13 « Le Maître universel / A reçu des crachats, / Lui dont un Séraphin / Ne peut fixer l’éclat ! »

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Usage juif • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il est d’usage chez les Juifs de cracher au visage de ceux qu’ils comptaient pour rien. Ainsi le Seigneur à propos de Marie, sœur d’Aaron : “Si son père lui crachait au visage, ne devrait-elle pas être entachée de honte pendant sept jours” ? (Nb 12,14) » (1483A). Actualisation • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Au sens mystique, […] certains font encore cela, car cracher au visage n’est rien d’autre que mépriser la présence de la grâce du Christ. » 67a.27,29a.35a crachèrent + épines + crucifié — L’humilité du médecin guérit notre orgueil • →Augustin d’Hippone Serm. Mayence 61,17-18 « Il est venu avec humilité, car il connaissait la nature de la potion qu’il devait t’administrer. Un peu amère, certes, mais salutaire. Et toi, au contraire, tu continues à te moquer de lui, lui qui te tend la coupe, et tu te dis : “Mais sur quel Dieu suis-je tombé ? Il est né, il a souffert, il a été couvert de crachats, couronné d’épines, cloué sur la croix” ! Âme malheureuse ! Tu vois l’humilité du médecin et tu ne vois pas le cancer de ton orgueil. C’est pourquoi l’humilité ne te plaît pas : elle ne plaît pas à ton orgueil, le remède que te donne le médecin ne plaît pas à ta maladie. Si tu te moques encore, tu n’es qu’un insensé. Il arrive souvent que les insensés finissent par battre les médecins. Dans ce cas, le médecin miséricordieux non seulement ne se fâche pas contre celui qui l’a frappé, mais il tente de le soigner. Parfois, les malades ont une telle force qu’ils sont capables de tuer le médecin. Mais ce dernier fait très attention à ne pas se laisser tuer par l’insensé, car il ne peut pas ressusciter pour le guérir. En revanche, notre médecin, lui, n’a pas craint d’être tué par des malades atteints de folie, il a fait de sa propre mort un remède pour le malade. En effet, il est mort et ressuscité » (69-70). + Philosophie + 65a déchira ses vêtements Deux types de scandale • →Kierkegaard Indøvelse « Le scandale, entendu très rigoureusement, le scandale kat’exochèn se rapporte ainsi à l’homme-Dieu et revêt deux formes. Ou bien il est en direction de l’élévation : on se scandalise qu’un homme singulier puisse se dire Dieu, agisse ou parle d’une manière qui révèle Dieu. Ou bien le scandale est en direction de l’abaissement [*phi27,40d.43a]. […] Dans la première forme, le scandale vient ainsi de ce que je me scandalise, nullement de cet homme de peu, mais du fait qu’il veut que j’en vienne à le croire Dieu » (125). 65b Il a blasphémé Sauver l’ordre établi • →Kierkegaard Indøvelse « Assez vraisemblablement, lui —hélas ! lui ! il a dit qu’il était Dieu ! Il y a beaucoup de fous pour l’avoir fait — et l’époque tout entière a jugé : “Il blasphème Dieu.” Oui, c’est la raison pour laquelle un châtiment avait été institué contre le fait de se laisser aider par lui, c’était le pieux souci de l’âme qui animait l’ordre établi et l’opinion publique, que personne ne doive faire fausse route : c’était ainsi piété de le persécuter » (78). • →Kierkegaard Indøvelse « Le blasphème, au fond, est une projection qui vient de l’impiété par laquelle chacun vénère l’ordre établi comme s’il s’agissait du divin, une illusion acoustique qui naît du fait que l’ordre établi simplement par lui-même s’affirme lui-même comme le divin et reçoit cela à entendre de la part du témoin de la vérité, mais l’entend comme si ce dernier s’affirmait plus qu’homme. […] Ainsi le judaïsme au temps du Christ, précisément avec les pharisiens et les scribes, était devenu plein de suffisance : l’ordre établi s’autoglorifiait. Il s’était établi une parfaite commensurabilité entre l’extérieur et l’intérieur, si parfait que l’intérieur était passé au-dehors » (130). Nature du blasphème Défi de la structure naturelle du monde • →Henry Vérité « Du point de vue du monde, la condamnation du Christ est parfaitement compréhensible, bien plus elle est légitime. Du point de

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vue du monde, le Christ est un homme et, au fur et à mesure que son discours sort de sa dissimulation initiale pour se produire en pleine lumière, ce qu’il affirme sur lui-même apparaît insensé ou scandaleux. Voilà un homme qui déclare être né avant un autre, en l’occurrence Abraham, qui le précède de quelques siècles dans l’histoire ; qui prétend pouvoir faire que ce qui est ne soit pas, que ce qui n’est pas soit — pardonner les péchés, ressusciter les morts ; qui prétend ne jamais mourir et, pour finir, qui s’identifie tout simplement à Dieu. Propos insensés non point parce qu’ils contredisent le sens commun ou les croyances d’une société donnée. Mais parce qu’ils défient les structures phénoménologiques du monde lui-même, la façon dont il se fait monde en apparaissant comme tel, par exemple la temporalité de ce monde, son irréversibilité — le Christ disant n’être concerné ni par la première ni par la seconde » (83-84). Prétention à ne pas être (une chose) du monde Pour Michel Henry, le Christ dénonce comme une illusion l’idée ou le désir (méthodologique ?) de « mettre entre parenthèse » (épochè) le fait qu’il y a un au-delà des apparaître, un fond des choses. • →Henry Vérité « Dans la vérité du monde, la prétention du Christ d’être autre chose qu’un homme est incompréhensible et absurde, c’est un blasphème qui sera traité comme tel. Dans la vérité du monde, la condition du Christ, s’il est le Christ, relève d’un incognito que rien ne permettra jamais de lever. Et cela parce que d’accès au Christ il n’y en a que dans la vie et dans la vérité qui lui est propre. Encore faut-il rappeler que le Christ n’est pas dans la vie comme les choses dans le monde. Non seulement le Christ n’est pas séparé de la vie en laquelle il demeure tandis qu’elle demeure en lui, mais de cette co-appartenance originelle de la Vie et du Premier Vivant il est une raison essentielle qui a été donnée. À savoir que la génération du Fils co-appartient à l’auto-génération de la Vie comme ce en quoi cette auto-génération s’accomplit : comme l’Ipséité essentielle en laquelle seulement, s’étreignant elle-même, la Vie devient la Vie. Ainsi n’y a-t-il d’autre façon d’aller au Fils que dans le mouvement de cette autoétreinte de la Vie, de même qu’il n’est d’autre façon pour la vie de s’étreindre sinon dans cette Ipséité essentielle du Premier Vivant — aucune autre façon de se révéler à soi sinon dans le Verbe » (112-113). 67a ils lui crachèrent au visage Le comique de la non-application de la compréhension Se laisser émouvoir par le Christ en sa passion et malgré cela continuer, sans avoir aucun souci pour les faibles et les nécessiteux, à mener une vie oiseuse relève de la facticité et du comique. • →Kierkegaard Sygdommen « Le péché est l’ignorance. Telle est, comme on sait, la définition socratique qui, comme toute donnée socratique, est toujours une instance digne de retenir l’attention. Mais […] qu’un homme dise une chose juste et donc la comprenne, et que, passant à l’action, il commette l’injustice, montrant ainsi qu’il n’a pas compris : cela est d’un comique infini. Il y a un comique infini à voir un homme ému jusqu’aux larmes ruisselant de son visage avec la sueur, lisant ou écoutant un sermon sur la renonciation et la noblesse d’une vie consacrée au service de la vérité et qui, aussitôt après — “ein, zwei, drei” passez, muscade ! — les yeux encore embués de larmes, s’évertue de son mieux, à la sueur de son front, à faire modestement triompher le mensonge. Il y a un comique infini à voir un prédicateur non moins saisi que saisissant prendre l’accent et les gestes de la vérité et faire trembler ses auditeurs quand il leur expose la vraie doctrine et met sous leurs yeux tout le mal, toutes les puissances de l’enfer avec une fermeté de maintien, une hardiesse du regard, une exactitude de citations tout à fait admirable, il y a, dis-je, un comique infini à le voir presque aussitôt, encore revêtu de son andrienne — se dérober, lâche et pusillanime, au moindre inconvénient. Il y a un comique infini à voir un homme comprendre toute la vérité, toute la misère, toute la petitesse du monde, etc., et incapable de reconnaître ce qu’il a compris ; car presque aussitôt il va se mêler à la misère et à la même petitesse pour s’en glorifier et en être glorifié, c’est-à-dire en les approuvant. Quand on entend un homme donner l’assurance d’avoir parfaitement compris que Christ allait de lieu en lieu sous forme de l’humble serviteur, pauvre, méprisé, bafoué et, comme dit l’Écriture, couvert de crachats, et quand je vois ce même homme se réfugier avec tant d’empressement là où il fait bon être dans le monde et s’y organiser la vie plus assurée, quand je le vois

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si anxieux, comme s’il y allait de ses jours, d’éviter le moindre courant d’air venant de droite ou de gauche, si ravi, si transporté de joie et même, pour être complet, si éperdu de félicité qu’il va même en son émotion jusqu’à rendre grâces à Dieu de jouir de l’estime et de la considération de tous sans exception — alors, bien souvent je me suis dit à part moi : “Socrate, Socrate, Socrate se peut-il que cet homme ait compris ce qu’il prétend avoir compris” ? Ainsi ai-je parlé et j’ai même alors souhaité que Socrate eût raison. Car […] “Non, Socrate, toi, je puis te comprendre ; tu fais de lui un farceur, une espèce de joyeux compagnon, tu le voues au rire, tu ne fais pas d’objection, tu approuves même que je l’apprête et que je le serve à la sauce comique — à condition, bien entendu, que je le fasse correctement” » (343-347). + Littérature + 65a déchira ses vêtements Caïphe scandalisé • →Hugo Fin (« Le gibet » : « La chose jugée ») « Caïphe dit : — Blasphème ! — et déchira sa robe, / Quoique cela lui fût défendu par la loi » (866). • →Grosjean Apocalypse (« Les clés de l’Hadès ») a cette formule à propos du geste du grand prêtre : « Caïphe, la nuit qu’il te questionne, ta réponse lui déchire l’étole et le caleçon, et la sueur lui perle dans le poil » (41). 65d son blasphème L’accès direct de Jésus à Dieu • →Schmitt Pilate : Yéchoua a été arrêté et condamné pour avoir opposé « la religion du cœur » à la « religion des textes » : « À reprendre cent fois la même discussion, j’en venais à douter que nous parlions bien de la même chose : Dieu. Eux protégeaient des institutions, des traditions, leur pouvoir. Moi je ne parlais que de Dieu, les mains vides. Je reconnaissais que Dieu avait communiqué avec tous nos prophètes ; que son esprit s’était déposé dans nos livres et nos lois ; que le Temple, la synagogue, l’école biblique sont pour la majorité des mortels la principale voie d’accès à la Révélation. J’ajoutais simplement que moi, par le puits d’amour, j’avais un accès direct à Dieu. C’était tout de même mieux qu’un livre de seconde main ! — Blasphème ! Blasphème ! — Je ne suis pas venu abolir mais accomplir. — Blasphème ! Blasphème ! » (71-72). 67-68 Le Christ aux outrages Fin du Moyen Âge Amplifications de la scène des outrages Théâtre de la passion et ouvrages de dévotion amplifient et détaillent les outrages stylisés par Mt, en s’inspirant plus ou moins des prophéties bibliques (en particulier le Serviteur souffrant) : un tortionnaire arrache cheveux et barbe de Jésus, un autre lui frappe la tête de son arme, etc. • →Gréban Passion consacre deux longues scènes (quelques 200 v. et 150 v.) à ces outrages, où l’on voit trois gardes (Roullart, Dentart et Gadifer) se disputer pour savoir qui portera le premier coup, puis rivaliser d’adresse dans les coups et les injures : « Ha dea, mon tour garder vouldray : / il m’en fault ung petit penser ; / a quel costé luy asserray / une brongnee sans farcer ? » (v.19846-19849) ; « Fy du coquin — Fy du putier. / — Fy du paillart. — Fy du vrai fol » (v.19910-19911). Venant annoncer la fin de la seconde journée, le personnage de l’Acteur prétend même écourter la scène pour éviter notre ennui : « et pour eviter vostre ennuy / nous ferons fin en ce jour d’uy / aux tres griefves extorcions, / peines et blasphemacions » (v.19931-19934). La troisième journée en fait une sorte de jeu de torture imaginé par les gardes : « Quel jeu est-ce ? — Nous frapperons / sur sa teste jusqu’au brisier ; / si luy ferons prophetisier / qui luy ara baillié la touche » (v.20954-20958). • →Pinder Speculum « Les évangélistes […] ont omis beaucoup de choses, pour que l’amertume des souffrances du Christ demeurât croyable. Ils n’étaient pas intéressés par les émotions fortes de la compassion, mais par l’histoire » (133). Le but premier de ces amplifications est cependant d’exciter la compassion, puis l’imitation de la patience du Christ en sa passion (→Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,299 ; →Gréban Passion v.19978-19988).

Représentation factuelle du Christ aux outrages L’épisode des tortures de Jésus est l’occasion de l’apparition de premières didascalies dans les dialogues narratifs traditionnels des mystères : • →Michel Passion « - - Bruyant : Jouons nous a plumer sa barbe ? / Elle est par trop longue saillant. / - - Dentart : Celuy sera le plus vaillant / qui en aura plus grand pongnee. Ycy luy arrachent la barbe. / - - Grifon : Je luy ai si roide empongnee / que la chair est venue aprés » (v.25091-25097). Époque romantique Tortures de Jésus continuées dans les injustices de tous les siècles • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Le crucifix ») « La flagellation du Christ n’est pas finie. / Tout ce qu’il a souffert dans la lente agonie, / Au mont des Oliviers et dans les carrefours, / Sous la croix, sur la croix, il le souffre toujours. / […] Chaque fois que sur terre et dans nos temples sourds / Et dans nos vils palais, des docteurs et des scribes / Versent sur l’innocent leurs lâches diatribes / […] Christ frémissant essuie un crachat sur son front » (885-886). 20e siècle Les accusés, images du Christ • →Mauriac Vie « Il ne faut pas qu’il y ait dans le monde un prisonnier, un martyr, un condamné innocent ou coupable qui ne retrouve dans Jésus outragé et crucifié sa propre image et sa propre ressemblance. Ce jeune assassin, avenue Mozart, traîné sur le trottoir, au milieu d’une foule hurlante, pour la reconstitution de son crime, une femme lui cracha au visage, et aussitôt il devint le Christ. Depuis qu’il a souffert et qu’il est mort, les hommes n’ont pas été moins cruels, il n’y a pas eu moins de sang versé, mais les victimes ont été recréées une seconde fois à l’image et à la ressemblance de Dieu ; — même sans le savoir, même sans le vouloir » (253-254). Questionnement sur l’apparence physique de Jésus • →Mauriac Vie : S’étant déjà étonné de ce que les satellites venus l’arrêter aient eu besoin du signe de Judas pour reconnaître leur homme, qui ne se distingue donc pas de ses compagnons, il va plus loin en posant que rien chez lui ne laissait voir une quelconque majesté : « Il y eut un cri d’horreur. Un premier crachat coula sur sa face, puis beaucoup d’autres. Des valets le souffletaient. Ils lui voilaient la figure et le frappaient du poing : “Christ, devine qui t’a frappé” ? et ils riaient. S’il n’avait pas été de petite mine, s’il y avait eu dans son port cette majesté que nous lui prêtons, la racaille se fût tenue à distance. Non, le Nazaréen n’avait pas de quoi en imposer à cette lie remontée des cuisines » (253). • →Claudel Croix contredit directement Mauriac : pour lui le Christ est doté d’une « stature au-dessus de la moyenne », d’une « personnalité qui ne pouvait facilement se dissimuler ou se confondre », ce qui accentue encore l’horreur profanatrice des outrages (618). Blasphème contemporain • →Claudel Croix ne voit dans les crachats, les insultes et les coups qu’une seule et même chose : « La première question au Christ est le crachat. C’est la première réaction aveugle et comme instinctive de l’animal devant le danger divin. Tout notre être se contracte avec horreur et nous essayons de le rejeter hors de nous. Je veux dire à la fois et ce crachat parlé qu’est l’insulte et le blasphème et le crachat physique. Nous essayons de Lui donner le contact de notre refus. […] Nous sortons de nous en vrac quelque chose pour Le nier, pour L’effacer. […]. L’Évangile, dans sa description des mauvais traitements infligés à Jésus-Christ, nous parle ensuite des coups et spécialement des soufflets ou violences contre la Face (alapas). C’est la mise en œuvre immédiate contre ce qui nous gêne des moyens que la nature a mis à notre disposition. Contre Dieu nous nous servons de notre propre chair, de nos membres, de notre impact animal » (491). Inefficacité du blasphème contemporain : cela est déjà fait • →Bernanos Journal : Le jeune curé s’adresse ainsi à Mme la Comtesse (durant la dernière entrevue avant la mort de cette dernière) : « Madame, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes […], il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, cela est déjà fait, ma fille » (1162).

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68b qui est-ce qui t’a frappé ? Question ironique • →Hello Physionomies : Le comble de la scène, qui passe inaperçu, est l’ironie de la question : « Qui t’a frappé ? Cette question ajoute à l’horreur du soufflet » (306). + Arts visuels + 67-68 Outrages au sanhédrin La scène de violence et d’humiliation au sanhédrin apparaît tardivement dans l’imagerie de la passion par rapport aux scènes de la comparution devant Caïphe (*vis59-66 ; *vis62-66). Elle donne naissance à une iconographie qui se complexifie au cours des siècles. • Codex Augustinus (7e s., Corpus Christi College, Cambridge, ms. 286). Sur une enluminure, Jésus, debout, est encadré par deux hommes qui lui maintiennent les mains, tandis que deux autres lui donnent respectivement un soufflet et un coup de poing. Cette première iconographie se perpétue dans la culture impériale des 9e-13e s. en Occident et au-delà du Moyen Âge dans la sphère byzantine. • Psautier de Stuttgart (Württembergerische Landesbibliothek, Cod. 23, fol. 79v). À partir du 11e s. se diffuse très progressivement une nouvelle composition, qui finit par remplacer la précédente : le Christ est représenté assis. Alors que la position debout soulignait la patience divine et le triomphe de Jésus sur la souffrance et l’outrage, la posture assise insiste davantage sur l’intensité de la souffrance et le poids physique et moral de l’humiliation. • Autel d’or d’Aix-la-Chapelle (11e s.). À la fin du Moyen Âge, les imagiers cherchent par de multiples moyens à intensifier la violence de la scène. Jésus incline la tête sous la force des coups, mais il peut aussi rester stoïque. La nature des outrages se diversifie à mesure que le nombre des sbires croît : les uns tirent les cheveux ou la barbe de Jésus ; d’autres s’agenouillent devant lui en signe d’hommage dérisoire ; d’autres encore le battent à coups de joncs, l’assourdissent au son de cornes ou lui crachent au visage, effectuent des grimaces ou le geste obscène de la « figue ». • Giovanni Canavesio, fresques de Notre-Dame-des-Fontaines (1491, La Brigue). Parallèlement, de nouveaux attributs s’insèrent dans le lexique de l’infamie : le voile ou le bandeau deviennent à eux seuls le symbole des outrages ; le lien qui entrave les mains réduit Jésus à l’impuissance ; et la corde au cou parachève l’avilissement du fils de Dieu. Couramment, l’iconographie des outrages est fusionnée avec celle, bien plus fréquente, du couronnement d’épines (*vis27,27-31). Jésus apparaît ainsi les yeux bandés et portant la couronne d’épines. • Bible de Ripoll (11e s., Bibliothèque vaticane, Vat. Lat. 5729, fol. 369). Des attributs soulignant la royauté du Christ et à l’origine destinés au couronnement d’épines intègrent également le lexique des outrages, comme l’orbe et le roseau. + Musique + 66c Il mérite la mort Correspondance texte-musique →Bach Passion rend le cri de la foule très véhément grâce aux entrées successives de huit voix qui mettent en valeur les allitérations propres au texte allemand autour des phonèmes s et t : Er ist des Todes schuldig. 67b.68b frappèrent + frappé : Évitement de la lourdeur imitative Avec le verbe schlugen (« frappèrent »), →Bach Passion crée une cassure dans la mélodie du récitatif, violemment projeté vers l’aigu. Dans sa finesse musicale, il le traite très sobrement lorsque le verbe revient dans le v. suivant. 68b Prophétise-nous Actualisation : sifflement de la foule Dans la lignée du chœur de turba précédent, →Bach Passion fait grandir le climat de violence. Sans un instant de répit, des deux côtés, les deux chœurs accablent Jésus. Bach se sert une fois de plus du texte et du phonème s. Ainsi, un sifflement continu parcourt la partition : Weissage uns wer (« Prophétise-nous qui »).

On peut imaginer le malaise que pouvaient ressentir les premiers auditeurs de la Passion dans l’église Saint-Thomas de Leipzig, dont la disposition les mettait au centre, entre les deux chœurs. 68b Addition →Bach Passion insère ici un choral qui répond directement à la question de ce verset et manifeste l’incompréhension des fidèles — tout en rétablissant une atmosphère de paix pour conclure l’épisode. Choral Wer hat dich so geschlagen (« Qui t’a ainsi frappé, mon Sauveur, et t’a fait tant de mal par des blessures ? Pourtant, tu n’es pas un pécheur comme nous et nos enfants. De l’iniquité, tu ne connais rien »). + Danse + 66c Il mérite la mort Trouble de la foule excitée à la perspective d’une exécution →Neumeier Passion • Sur la riposte indignée du grand prêtre, les « spectateurs », assis sur le banc, sautent comme des grenouilles ou des crapauds et se jettent face contre terre — adoration ou répulsion ? • Puis ils se redressent et se lancent dans une gestique virulente tandis que tous les danseurs envahissent l’espace scénique. 67-68 Autodestruction des moqueurs, compassion de Dieu →Neumeier Passion • Jésus glorifié dans le triangle des Personnes avance lentement, tandis que les accusateurs dansent en saccades devant lui. Il ne peut atteindre Jean effondré près de lui : la foule le nargue de sa danse vengeresse, de troisquarts arrière, poings levés, reproduisant exactement la silhouette de Judas au début de la passion. • La femme faux-témoin, toisant toujours Jésus, finit par le gifler. • Jésus s’est avancé vers le centre. Balloté, les yeux clos — comme se désolant devant cette violence qui se déchaîne, où se laisse présager la destruction de Jérusalem. • Tous s’effondrent soudain, laissant Jésus seul debout au centre. • Il se prend le visage dans les mains. 68 Choral →Neumeier Passion • Sous le regard compatissant de Jésus navré, les mêmes danseurs — redevenus les siens — en couples, l’un assis, l’autre penché sur lui en une étreinte fraternelle, tentent de se réconforter mutuellement devant ce qu’a subi leur Sauveur. + Cinéma + 65a déchira ses vêtements Variante • →Pasolini Matteo remplace le déchirement par un geste moins grandiloquent, mais encore théâtral : le grand prêtre jette à terre son grand chapeau et son manteau. Ce manteau, noir, le mettait visuellement en opposition avec Jésus. Leurs deux silhouettes sombres se détachent des autres, plus claires. Geste représenté • →Zeffirelli Jesus : Les yeux fermés, Caïphe se lève. La contre-plongée renforce ce mouvement. Un enchaînement rapide de gros plans montre les différentes réactions des grands prêtres (surprise, saisissement, inquiétude). Aux paroles de Jésus (v.64) succède le rappel par Caïphe du Shema Israel et de l’unicité de Dieu : contre-plongée sur le visage tremblant de Caïphe qui déchire ensuite en deux son manteau noir. • →van den Bergh Matthew : Gros plan sur les mains du grand prêtre qui déchire son talit. • →Gibson Passion : Caïphe demeure quelques secondes interloqué, puis déchire le haut de son manteau sous les exclamations de la foule. 65b Il a blasphémé Amplifications • →Young Jesus : Caïphe se lève en criant au blasphème, appuyé par Seth : « Vous ne pouvez le nier. » La répartition en deux personnages du texte Mt permet de déclencher une indignation générale, par surenchère.

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• →Downey Bible 8 : Caïphe s’exclame : « C’est répugnant. Avec Dieu ? Imposteur ! Fou ! Blasphémateur ! » avant de déchirer sa tunique pour découvrir sa poitrine. Bon comédien, il halète avant de prononcer son verdict. 66b Et eux, répondant, dirent Qui prononce le verdict de mort ? Un seul, anonyme • →Pasolini Matteo inverse son procédé habituel d’individuation des paroles collectives chez Mt : les cris d’indignation sortent ici de toutes les bouches, annonce de l’excitation de la foule. Une seule voix, en revanche, propose la mort. Le cinéaste inverse donc le texte Mt. Un seul, l’énigmatique Zérah • →Zeffirelli Jesus : Zérah clôt l’interrogatoire en proclamant qu’il en a assez entendu et en ordonnant d’emmener Jésus chez Pilate. Encore une fois, le recours à ce personnage étranger au texte évangélique fait avancer l’action, l’investissant d’une très grande responsabilité quant au déroulement des événements. Un seul prêtre • →van den Bergh Matthew : Le v. est prononcé par un seul prêtre, qui sort de l’ombre. Mouvement brusque et surpris de Caïphe, sourire de satisfaction de l’autre. Anne, puis la foule • →Jewison Superstar : L’interrogatoire est très court : Caïphe questionne Jésus et c’est Anne, personnage manipulateur dans le film, qui tire la conclusion en remerciant Judas pour la victime et en promettant du sang. La foule reprend en cœur le refrain de l’arrestation : « Maintenant nous l’avons, nous le tenons. » Caïphe, puis la foule • →Gibson Passion restitue exactement les différentes paroles aux personnages selon le texte Mt. Une larme coule de l’œil non tuméfié de Jésus, succédant au quasi sourire au v.64. Dans la foule qui crie « Mort », zoom sur Judas qui enserre plus fortement le pilier de pierre. • →Downey Bible 8 : Haletant, Caïphe lève le doigt en énonçant son verdict : coupable. Un à un, les autres membres du sanhédrin lèvent le doigt sous les yeux surpris de Nicodème. L’instant crucial de la sentence collective est clairement souligné par l’alternance rapide des plans, tantôt d’ensemble, tantôt rapprochés, et l’intensité croissante de la musique. Un grand prêtre tente de rompre ce rythme en protestant, mais Caïphe achève le processus qu’il a lancé en prononçant la sentence de mort. L’épisode se clôt sur le visage de Jésus, les yeux grands ouverts, qu’efface soudainement un écran noir. L’épisode suivant mettra en scène, le lendemain matin, la suite de la condamnation de Jésus et sa mise à mort. Ce choix narratif fait donc explicitement porter la responsabilité de la sentence sur le personnage de Caïphe, qui après s’être appuyé sur la sanhédrin, n’a qu’à persuader Pilate de mettre son verdict à exécution.

67-68 Les outrages chez le grand prêtre Privilégiant en général la représentation des outrages au prétoire (*cin27,27a), les cinéastes évitent pour la plupart une redondance de leurs scénarii. Omission • →Zecca Passion rend sobrement la scène : Caïphe se lève brusquement en signe d’indignation et les soldats emmènent Jésus. Le cinéaste supprime totalement les coups. • →Zeffirelli Jesus : Pas de coups, mais la foule agitée de la cour qui se moque du « prophète » qu’on emmène chez le gouverneur. Rapide échange silencieux des visages de Jésus et de Pierre. On entend dans cette scène pour la première fois la foule réclamer la mort de Jésus. Réduction • →Peyton Christ ne montre qu’un coup (comme en Jn 18,22) au lieu de la violence décrite par Mt. • →Pasolini Matteo : Les outrages sont réduits à quelques coups — évitant ainsi un excès de pathos. Un court silence après la sentence de mort met en relief les premières insultes. Un gros plan sur les yeux de Pierre avant qu’il ne s’écarte de l’endroit rappelle brusquement au spectateur sa place : devant le film, il est comme le disciple, frappé par ce qu’il voit mais sans réaction. Va-t-il continuer à regarder les outrages faits à Jésus ou détourner, comme Pierre, le regard ? Représentation • →van den Bergh Matthew : Jésus subit crachats, coups et gifles sous l’œil satisfait de Caïphe. Son visage collé au sol précède la question d’un vieux prêtre : « Qui t’a frappé ? » • →Young Jesus : Comme accrochée au plafond, la caméra filme les premiers coups portés à Jésus en contre-plongée : un cercle de personnages sombres entoure Jésus jeté à terre dont le vêtement blanc concentre la lumière. Amplification • →Duvivier Golgotha met en parallèle l’attitude des autorités juives et romaines vis-à-vis du danger politique éventuel représenté par Jésus et leur rivalité. • →Gibson Passion : Un grand prêtre s’avance pour gifler Jésus, déclenchant les pleurs de Judas. Les personnages défilent devant Jésus, attendant leur tour : crachats, gifles, coups, filmés tantôt par un gros plan sur le visage de Jésus, tantôt en plan rapproché présentant Jésus de dos et, au second plan, le visage satisfait de l’insulteur. Alternativement, des plans montrent le visage de Judas fasciné et peiné par la scène. Au premier plan, flou, un vieil édenté semble rire. La scène termine par un travelling horizontal qui permet de suivre la sortie des membres du sanhédrin et par des plans alternés où l’on voit Pierre se frayant un chemin vers la masse qui frappe encore Jésus, transition vers la scène du reniement. *litt67-68



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26,69-75 Le reniement de Pierre + Propositions de lecture +

70a.72a nia Sens dans le NT Gr : arneomai. • Intransitif : en Mt 26,70.72 le verbe signifie « nier » ou « contredire » (cf. Lc 8,45 ; Jn 1,20 ; Ac 4,16 ; au participe en 1Jn 2,22). • Transitif : il signifie « renier » quelqu’un (Mt 10,33 ; Jn 13,38 ; 2Tm 2,12 ; Ap 3,8) ; « soi-même » (Lc 9,23) ; quelque chose (« la foi » en 1Tm 5,8 ; etc.).

69-75 Dialogue de Pierre et des serviteurs du grand prêtre NARRATION Enchaînement ironique Comme pour répondre au v.68 où l’on ridiculise la prétention prophétique de Jésus, on revient à Pierre, laissé dans l’entrée du palais du grand prêtre au v.58, pour le voir accomplir à la lettre le déroulement de sa soirée prophétisé par Jésus (v.31-35). 71a porche Terme architectural Gr : pulôn (// Mc 14,68 proaulion). En →Josèphe À mesure que la nuit se fait plus sombre et que le Christ avance vers sa B.J. 1,617 ce mot désigne un porche d’entrée séparé de la maison principale passion, Pierre succombe à l’instinct de conservation, comme il avait sucpar une cour (cf. v.3b, aulê). →La maison de Caïphe combé au sommeil. Au cœur des ténèbres, il trahit le Christ en une gradation qui le conduit du mensonge au parjure puis au blasphème. L’instant est 71c Nazôréen Terme polysémique récurrent Cf. Mt 2,23 ; 21,11 ; Lc 18,37 ; grave, car le lâche traître qui renie ainsi sa foi (v.70.72.74) est le chef des Jn 1,45 ; 18,5.7 ; 19,19 ; Ac 2,22 ; 3,6 ; 4,10 ; 6,14 ; 10,38 ; 22,8 ; 24,5 ; 26,9. apôtres sur qui Jésus bâtit son Église (Mt 16,18 ; cf. Jn 21,16-17). Malgré la diversité des sens possibles (→Nazôréen, nazarénien), le mot DISPOSITION Diptyque antithétique avec l’interrogatoire de Jésus semble bien désigner ici l’origine « de Nazareth ». L’épisode est parfaitement construit en : Byz V S TR Nes + Grammaire + • trois accusations et • trois reniements de Pierre, 69 a Quant à Pierre, il était assis au dehors dans la cour 69c.71c avec Préposition (meta) • un épilogue. b lorsque s’approcha de lui une Scertaine servante Slui connotant ici le soutien et l’adhésion Il forme un diptyque antithétique disant : (cf. G-4R 6,16). Être « avec Jésus » avec le procès de Jésus qui précède, est lourd de sens et d’engagements. lui aussi structuré en : c — Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen ! *pro36a.38c.40c ; *pro70b • trois questions (deux à Jésus, une S Nazôréen ! au sanhédrin), • trois réponses (deux de Jésus, une 70 a Mais lui nia devant Byz S TReux tous disant : du sanhédrin) et + Procédés littéraires + • un épilogue (Jésus bafoué). b — Je ne sais pas ce que tu dis. ÉNONCIATION Retenue de l’évangéliste 69-75 NARRATION Focalisation interne : le Ainsi, la grande tentation de Pierre point de vue de Pierre Suggéré au v.58 71 a Comme il se retirait vers le porche, une autre le vit (v.41) intervient au même moment (Pierre se tenant « assis avec les serb et dit à ceux qui étaient là : que l’épreuve décisive de son maître, viteurs pour voir la fin »), il est repris Byz V S TR mais combien différentes sont leurs plus clairement à partir du v.69 aussi était avec Jésus c — Celui-là résistances ! Cependant, si Mt s’at(« Quant à Pierre ») et jusqu’à la fin le Nazôréen. tarde sur l’épisode des trois reniede l’épisode du reniement (v.75 V Nazarénien. ments et rapporte avec précision ce « Pierre se souvint de la parole »). que dirent les uns et les autres, après *hge69-75 ; *mil69-75 ; →Pierre chez que le coq a chanté, il se montre 69-75 Reniement de Pierre Mc 14,66-72 ; Lc 22,56-62 ; Jn 18,17-18.25-27 – Mt d’une remarquable concision. Le lec- 69c avec Jésus Ac 4,13 teur n’apprend pas, mais il peut ima69a Pierre, il était assis NARRATION giner — aidé par le génie des artistes Mise en scène symbolique Tous ceux qui anciens (*litt ; *mus75) et contemporains (*dan75c) — quelle forme prit le abandonnent, trahissent, méjugent ou bafouent Jésus en sa passion sont désespoir de Pierre, une fois seul face à lui-même. assis, jusqu’au pied de la croix (les soldats : Mt 27,36). Par contraste, abanRÉCEPTION Un tournant culturel historique donnant cette position propre à ceux qui enseignent avec autorité (*mil13,1Plaçant des sentiments tragiques, d’une grande élévation morale, dans la vie 2), Jésus quant à lui se tient debout, tombe (Mt 26,39) et est pendu au gibet d’une personne commune (un simple patron-pêcheur de Galilée), l’épisode (Mt 27,35). du reniement de Pierre constitue une véritable révolution dans l’histoire de la littérature occidentale (*gen69-75). 69a.71a.75c cour + porche + dehors — NARRATION Mise en scène symbolique Contrairement à Jésus qui délibérément s’avance vers ses persécuteurs (v.46), Texte Pierre se dérobe progressivement. Cadre topographique + Critique textuelle + La demeure du grand prêtre prend valeur d’espace symbolique : c’est le lieu de l’épreuve que Jésus seul peut endurer et où il est impossible d’être disciple 71a une autre Variante latine La Sixto-Clémentine ajoute ancilla de Jésus (*bib69a.71a.75c). Judas et Pierre n’y pénètrent que pour vivre une « servante ». expérience qui les plonge dans la détresse. + Vocabulaire + 69c Galiléen Ethnonyme Jésus est connu depuis son entrée dans Jérusalem comme « le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (Mt 21,11).

69c.71c Galiléen + Nazôréen — RHÉTORIQUE Gradation • soit dans la précision de la localisation (Nazareth est en Galilée ; *hge2,23), • soit dans la gravité de l’accusation (la secte des Nazôréens comme groupe d’agitateurs de la Galilée). →Nazôréen, nazarénien

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70a.72a.74a nia + nia avec serment + à maudire et à jurer — NARRATION Crescendo ironique Pierre s’enfonce dans la trahison de Jésus, rejoignant en outre le grand prêtre (v.63) et enfreignant l’interdiction de jurer émise par Jésus (*ref72a), tandis que l’arrivée de témoins (v.71.73) vient valider son faux serment. 70b Je ne sais pas PRAGMATIQUE Ironie De fait, Pierre, qui a pourtant fait la première belle confession messianique (Mt 16,16), ne comprend toujours pas (Mt 16,21-23) qu’être « avec » Jésus, c’est aussi le suivre dans les épreuves (Mt 10,22.24-25) et jusque dans sa Pâque : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Mt 16,24). + Genres littéraires + 69-75 Brouillage de la hiérarchie des genres : l’invention du réalisme ? Selon la stricte hiérarchie des genres en vigueur dans la littérature gréco-romaine antique, le reniement de Pierre, sous un porche, sous la pression de domestiques et de servantes, devrait être une scène de comédie (*mil69b), faisant éventuellement écho à la scène de tragédie de la condamnation de Jésus par les grands dans le palais du grand prêtre. Mais le souvenir de la prophétie de Jésus et les larmes de Pierre qu’il provoque font pénétrer la tragique noblesse de la passion (et du salut) dans l’existence des gens ordinaires.

Contexte

• →Clément de Rome Ep. 5,4 permet de penser que Pierre mourut durant la persécution néronienne. Mise en parallèle Nul doute que les premiers auditeurs et transmetteurs du récit du reniement de Pierre ne l’aient rapproché de leurs propres expériences de persécutions. Le verbe aparneomai (v.75) signifiera souvent « renier » dans la littérature patristique, comme il le signifie déjà en : • 2Tm 2,12 (arnêsometha, arnêsetai) ; • Jude 4 ; 2P 2,1 (arnoumenoi) ; • 1Jn 2,22-23 (arnoumenos) ; • Ap 2,13 ; 3,8 (êrnêsô) ; • →Hermas Sim. 9,26,5 (êrnêmenoi) ; 9,28,4 (êrnêsanto + arnêsontai + arnêsêtai) ; 9,28,7-8 (arnoumenoi + arnêsêtai) ; • →Hermas Vis. 2,2,8 (arnêsamenous + arneisthai + arnêsamenois) ; • →Mart. Pol. 9,2 (arneisthai). *anc74a ; *mil57-68 69b une servante ORGANISATION SOCIALE Dialogue risqué ? La parole d’une simple femme domestique ou esclave ne comptait guère. Pierre ne courait donc pas grand danger. + Textes anciens + 70a nia Pas anodin • →Térence Phorm. 392-393 : Nier connaître une personne qu’on connaît est un grave délit. + Intertextualité biblique +

+ Repères historiques et géographiques + 69-75 Historicité du reniement de Pierre Douteuse On met parfois en doute le fait que Pierre ait ainsi renié (il serait impossible, dit-on, qu’un traître ait pu occuper la place prééminente qui fut celle de Pierre dans l’Église naissante ; Paul ne mentionne d’ailleurs pas le fait dans le cadre de Ga 2). L’épisode du reniement aurait été élaboré à partir de paroles de Jésus (Mc 14,27-31), au cours d’une polémique antipétrinienne dans les premières communautés. Probable Cependant, il est difficile de rapporter toutes les données de cette péricope au seul Mc (*syn69-75), et le fait que la tradition évangélique a conservé une histoire aussi embarrassante concernant un personnage de l’importance de Pierre, avec des détails réalistes comme le chant du coq (*hge74b) et l’accent galiléen (*hge73c), plaide plutôt en faveur de son historicité. →Pierre, repentant et reconnaissant, pourrait même être la source d’un tel récit (*pro69-75). 71c le Nazôréen →Nazôréen, nazarénien + Milieux de vie + 69-75 ANTHROPOLOGIE Pierre témoin ? La présence de cet épisode dans toutes les traditions évangéliques malgré le portrait embarrassant qu’il fait de →Pierre (dont l’autorité est considérable dans les premières communautés) plaide en faveur de son historicité (*hge69-75), probablement comme témoignage de Pierre lui-même (arguments déjà invoqués par →Origène Cels. 2,15). *pro69-75 VIE DES COMMUNAUTÉS Expérience des premiers disciples Contexte de persécution Même s’il faut attendre le 2e s. pour que commencent les grandes persécutions antichrétiennes impériales, les chrétiens se signalent cependant dès les premières générations par leur disponibilité pour souffrir pour le nom de Jésus : tensions dans leurs propres familles (Mt 10,35-37 ; Lc 14,26) ; soupçon de la part des responsables religieux et politiques (Mc 13,8-13 ; 2Co 11,23-33). • →Tacite Ann. 15,44,2-5 rapporte l’arrestation sous Néron en 64 d’une « immense multitude » de chrétiens qui confessèrent leur foi, torturés et mis à mort de façons diverses, dont la croix.

69-75 Personnage-type : Pierre héros biblique Des héros aussi prestigieux que Noé, David et Salomon ne sont pas exemptés de leurs péchés par les narrateurs bibliques. Même Moïse désobéit à Dieu (Nb 20,12). Avec Pierre, Dieu continue à choisir des êtres ordinaires, avec leur faiblesse, pour accomplir ses grands desseins. *chr69-75 69a.71a.75c cour + porche + dehors — Topographie typologique ? Structuré en trois (l’extérieur en deçà du porche, la cour intérieure au-delà du porche, l’intérieur de la demeure), l’espace de la demeure du grand prêtre (*pro69a.71a.75c) peut faire écho à celui du Temple. • Le Saint des saints interdit à tout autre que Jésus est la liberté sacerdotale de s’offrir soi-même, que Pierre croit avoir en le suivant et qu’il découvre ne pas avoir par son reniement. • Jésus seul pénètre dans ce Saint des saints pour y rendre le témoignage qui le conduit à la mort par laquelle il va pénétrer dans le véritable Temple. Le parallèle est établi par He 9,6-7.11-12 : « Tout étant ainsi disposé, les prêtres entrent en tout temps dans la première tente pour s’acquitter du service cultuel. Dans la seconde, au contraire, seul le grand prêtre pénètre, et une seule fois par an, non sans s’être muni de sang […]. Le Christ, lui, survenu comme un grand prêtre des biens à venir, traversant la tente plus grande et plus parfaite qui n’est pas faite de main d’homme, c’est-à-dire qui n’est pas de cette création, entra une fois pour toutes dans le Sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. » *bib27,51a 70.72.74 Typologie : Jésus—Moïse/David Jésus est renié • comme Moïse (Ac 7,35, où Moïse « chef et rédempteur » est renié par le peuple ; cf. Ex 2,14 ; 16,8) ; • comme David (1R 12,16 : origine du schisme dans la monarchie).

Reception + Comparaison des versions + 70b Je ne sais pas syS D : nuance • syS D : « Je ne sais ni ne comprends ». Dans ces témoins, le reniement porte à la fois et sur le cœur (« connaître » au sens sémitique) et sur l’intellect (« comprendre »).

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+ Lecture synoptique + 69-75 Reniement de Pierre Transmis dans tous les récits de la passion, l’épisode du reniement de Pierre en lien avec l’interrogatoire de Jésus chez le grand prêtre est l’un de ses éléments fondamentaux. Il remonte probablement au témoignage de →Pierre lui-même (*mil69-75). Mis à part quelques détails clairement rédactionnels, les principales variations entre les évangiles s’expliquent bien dans le cadre de la transmission orale. Mt–Mc // Lc : ordre dans la narration Lc inverse l’ordre du reniement de Pierre et de l’interrogatoire de Jésus. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Luc suit un autre ordre, car il présente le reniement de Pierre (Lc 22,55-62) avant la dérision à l’endroit du Christ (Lc 22,63-65) ; mais Matthieu fait le contraire. Il ne s’agit pas là d’une contradiction, car, alors qu’on riait du Christ, le reniement avait lieu simultanément. Cela n’a donc pas d’importance qu’on le présente avant ou après. » Jn 18,25-27 place l’épisode entre l’interrogatoire chez Anne et la séance chez Caïphe. Mt–Lc // Mc : motifs Mt et Lc s’accordent pour : • ne mentionner qu’un seul cri du coq (Mt 26,74 ; Lc 22,60), • faire varier les apostropheurs de Pierre (Mt 26,69.71.73 ; Lc 22,56.58.59), • narrer le second reniement en style direct (Mt 26,71 ; Lc 22,58), • terminer le récit en laissant Pierre sortir et pleurer amèrement (Mt 26,75 ; Lc 22,62). Ces variations par rapport à Mc, spécialement la dernière, s’expliquent au mieux comme des échos de la transmission orale de l’épisode, dont Jn témoigne aussi. 70a devant tous SM • Mt souligne le parallèle antithétique entre les reniements de Pierre et les appels de Jésus à confesser la foi en lui (*ref70a). • De même, il soigne la progression dramatique des reniements de Pierre (*pro70a.72a.74a). + Tradition juive + 70b Je ne sais pas ce que tu dis Formule juridique Des formules analogues sont la forme conventionnelle dans la loi juive d’une réfutation formelle (→m. Šebu. 8,3.6). + Tradition chrétienne + 69-75 Lectures du reniement Pierre comme type moral Dès les Apocryphes, Pierre se donne en exemple • →Ac. P. Sim. 20 « Et lui qui prit aussi ma défense, quand je péchai, et qui m’a fortifié par sa grandeur, il vous réconfortera, vous aussi, afin que vous l’aimiez. » Motif repris dans la tradition chrétienne • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 2,19 « Le Seigneur miséricordieux est aussi prompt à la réconciliation que lent au châtiment. Que nul donc ne désespère de son propre salut. Pierre le coryphée et le premier en dignité des apôtres, devant une pauvre servante renia trois fois son Maître ; mais il se repentit et pleura amèrement. Ces larmes manifestent la conversion, celle du cœur : et c’est pourquoi non seulement Pierre reçut le pardon de son reniement, mais encore conserva la dignité apostolique. […] Vous aussi donc, de grand cœur confessez vos fautes au Seigneur, pour obtenir d’une part le pardon de vos péchés passés, recevoir par ailleurs le don céleste, et finalement hériter, avec tous les saints, du royaume des cieux » (51). • →Léon le Grand Serm. 47,4 (9e sermon sur la passion) : Pierre exemplifie la fragilité humaine, la nécessité d’être humble et la possibilité de la pénitence (3,127-131). • →Calvin Comm. NT « La chute de Pierre […] est un fort beau miroir de notre infirmité. Puis après en sa repentance nous est proposé un exemple

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singulier de la bonté et miséricorde de Dieu. Ainsi cette histoire qui est racontée touchant un seul homme, contient une doctrine commune à toute l’Église, et fort utile : tant pour avertir ceux qui sont debout, de se tenir en crainte et sollicitude, comme pour consoler et redresser ceux qui sont chus, en leur proposant espérance et pardon » (Meyrueis , 1,683). *bib69-75 ; *anc74a ; *lit74-75 ; →Pierre chez Mt Triple reniement Préfiguration des erreurs doctrinales = les trois types de persécutions que devait connaître l’Église • celle des Juifs, des Gentils et des hérétiques (→Origène Comm. Matt. 114 [240.19]). = l’erreur des manichéens, qui minimisent la responsabilité morale • →Éphrem le Syrien Hymn. haer. 17 : La « nuit », le « corps », le « serpent » ne sont pas des entités en elles-mêmes investies du pouvoir des ténèbres, comme le prétendent les manichéens. Le mal est affaire de volonté : c’est bien Pierre lui-même qui a renié, et non pas la nuit ; la nuit n’a pas persécuté l’Église comme l’apôtre Paul le fit. = l’erreur de tous les hérétiques • le reniement de la divinité du Christ (comme par Photin), de son humanité (comme par Eunomius), ou des deux (comme par Arius ; →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,45). Préfiguration de la triple tentation par laquelle tout homme peut chuter • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : La concupiscence de la chair (Jc 1,14), la cupidité à l’égard des biens terrestres (Sg 14,2) et la tentation par les démons (Ep 6,12). À la triple concupiscence de voluptatis, honorum vel laudis, in curiositate, correspond la triple crainte de la douleur (doloris), de l’outrage (ignominiae et contumeliarum) et de la mort (mortis). À cette tripartition correspond la triple prière du Christ sur le calice : • →Augustin d’Hippone Quaest. ev. 1,47 « Le Seigneur a prié par trois fois pour que le calice s’éloignât de lui en vue de la triple tentation de la passion, mais en subordonnant tout à l’accomplissement de la volonté de son Père. » *chr44 69a assis au dehors dans la cour Localisation : combinaison ingénieuse des détails des quatre récits *syn69-75 • →Augustin d’Hippone Cons. 3,6,24 « Il résulte clairement de la collation de tous les témoignages des évangiles sur cette question que ce n’est pas devant la porte que Pierre a renié pour la seconde fois, mais à l’intérieur de la cour, près du feu. » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il y avait une demeure plus belle où s’étaient assis les prêtres et où le Seigneur se tenait devant eux. Contiguë à celle-ci, il y en avait une autre juste à côté. Et la cour d’entrée de cette dernière est celle où les serviteurs des chefs des prêtres entretenaient un foyer et ceux qui étaient assis au conseil pouvaient le voir. C’était là que se tenait Pierre selon le récit de Jean, de sorte que le Seigneur pouvait voir Pierre et Pierre le voir. […] La cour est sombre en quelque sorte, du fait de la fumée. En effet, dans le Temple du Seigneur, les cours qui étaient devant le mur principal du Temple étaient appelées demeures. C’est donc dans cette autre demeure qu’attendait Pierre, qui désirait savoir si les prêtres allaient relâcher [Jésus] ou bien le condamner à mort » (1483B). Raison : par peur • →Raban Maur Exp. Matt. « Il ne s’approchait pas de Jésus afin de ne pas faire naître la suspicion chez les serviteurs » (= 721.95 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2376 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1483B ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1479A ; →Anonymes In Matt. 206.8). Symbole : déréliction intérieure • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « En dehors de l’endroit où le Christ souffrait. En effet, ceux qui s’éloignent du Christ sont aussitôt confondus (Jr 17,13). En sens contraire, Ps 34,5 : “Approchez-vous de lui et vous serez illuminés, et vos visages ne seront pas confondus.” Car celui qui est à l’extérieur de la passion du Christ tombe facilement. » Circonstance atténuante • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2400 « Il faut considérer l’endroit où Pierre renie. Ce n’est pas sur la montagne où il fut avec le Seigneur, ni dans le Temple ni dans sa maison, mais dans le prétoire des Juifs et la nuit, ou bien dans la maison du grand prêtre. Il renie donc là où la vérité n’est pas,

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où le Christ est ligoté et outragé, là où la portière l’a introduit et l’interroge avec ruses, où l’innocence est difficilement préservée. C’est pourquoi la faute est plus vénielle que celle d’Adam au paradis. » 69b une servante Comme Salomé • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le personnage de cette servante effrontée qui trahit les disciples du Seigneur représente la fille d’Hérodiade qui, par ses tours de danse a fait couper la tête de Jean (Mt 14,6-10). C’est pourquoi Paul dit : “Nous ne sommes pas les fils d’une servante, mais d’une femme libre qui nous a libérés par la liberté que confère le Christ” (Ga 4,31). » La femme, première dans la mort, première dans la résurrection • →Raban Maur Exp. Matt. « C’est évidemment la servante la première qui le trahit […] afin que ce sexe apparaisse comme ayant également péché dans la mise à mort du Seigneur pour qu’il soit aussi racheté par la passion du Seigneur. C’est pourquoi c’est une femme qui accueille la première le mystère de la résurrection […] afin qu’elle puisse abolir l’ancienne faute de prévarication » (721.98 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2387 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1479A). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « La femme est un être au naturel curieux et avide de nouveauté. Cette femme avait entendu des serviteurs du grand prêtre qui étaient là-bas que celui-là était présent quand le Seigneur avait été arrêté et ils ne voulaient pas parler, soit afin que l’on n’entende pas l’action qu’il avait faite là-bas, soit parce qu’ils n’osaient pas lever la main sur lui. En effet, selon la loi romaine, celui qui a frappé un autre citoyen perd sa main. Et cette femme ainsi que cette autre ne pouvaient pas se taire, mais elles commencèrent aussitôt à l’accuser du fait qu’il était avec le Seigneur lors de l’arrestation. Et ce qui est pire, c’est que ce sexe a participé à la persécution du Seigneur, mais il sera cependant racheté et c’est une femme qui en premier lieu a annoncé la résurrection aux hommes » (1483C). Indication de la faiblesse de Pierre • →Albert le Grand Sup. Matt. « Or, trois faits concourent à rendre plus coupable la crainte timide de Pierre : le fait qu’elle était seule, car on craint davantage la multitude ; le fait qu’elle est de sexe féminin, que l’on craint moins, et la condition, car on craint moins une servante que la maîtresse de maison [*mil69b]. […] Et c’est ainsi que se vérifie, pour Pierre, la parole que le Christ avait dite : “L’esprit est ardent mais la chair est faible” (Mt 26,41 ; Mc 14,38). Son esprit en effet s’est avancé très vite lorsqu’il a dit : “Je suis prêt à aller avec toi et en prison et la mort” (Lc 22,33), mais la faiblesse de la chair a fait qu’il a renié en réponse à la parole d’une simple servante. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « “Le péché a commencé par une femme” (Si 25,24). De même, Pierre a-t-il renié le Christ en entendant une femme. Par cela, le Seigneur a voulu rabaisser sa présomption, car il n’a pas renié en entendant un homme, mais une femme. » 70a Mais lui nia Quoi ? Le discours • →Albert le Grand Sup. Matt. « Certains disent qu’il n’a pas renié le Christ ici, mais le discours de la femme. Mais contre cet argument, Augustin a dit que s’ils étaient dans le vrai, alors il faudrait qu’ils expliquent pourquoi le Seigneur a dit : “tu me renieras trois fois” et non : “tu renieras trois fois le discours d’une femme” » (= →Anonymes In Matt. 206.13). Qu’il était un disciple • →Raban Maur Exp. Matt. « Par ce reniement de Pierre, nous apprenons que non seulement on abjure le Christ lorsqu’on dit qu’il n’est pas le Christ, mais qu’on s’éloigne de lui lorsqu’on nie être chrétien alors qu’on l’est. Le Seigneur ne dit pas à Pierre : “Tu nieras être mon disciple” mais tu me renieras. Ainsi, le renie-t-on lorsque l’on nie être l’un de ses disciples » (722.36 ; = →Sedulius Scotus In Matt.). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il eut mieux valu que saint Pierre se fût enfui avec les autres, plutôt que de rester et de faire des impréca-

tions, de renier le Seigneur, parce qu’en reniant le Seigneur, il renie par là même le fait qu’il est son disciple ; comme le font aussi ceux qui cèdent aux tourments et qui renient le fait d’être chrétiens » (1484A). Pourquoi ? Par manque de reniement à soi-même • →Raban Maur Exp. Matt. « Il a répondu qu’il ne le connaissait pas parce qu’il ne voulait pas encore mourir pour le Sauveur » (721.6). • →Albert le Grand Sup. Matt. « La cause de son reniement tient au fait qu’il ne s’est pas renié lui-même : “Si quelqu’un veut me suivre, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive” (Mt 16,24). Or le fait qu’il prononce un reniement de manière ouverte est source de scandale. » 70b.72a.74a Je ne sais pas ce que tu dis + avec serment + à maudire et à jurer — Progression dans le reniement = progression dans le péché • →Raban Maur Exp. Matt. « Comme elles sont nuisibles ces conversations des hommes pervers qui ont poussé l’apôtre Pierre, parmi les infidèles, à renier le Seigneur ou à dire qu’il ne connaissait pas l’homme, lui qui, parmi ses condisciples, avait jadis confessé qu’il était le fils de Dieu ! Note qu’il répond en premier : “Je ne sais pas ce que tu dis” ; deuxièmement, il prétend sous serment ne pas connaître l’homme ; troisièmement “il se met alors à maudire et à jurer qu’il ne connaît pas l’homme”. En effet, persévérer dans le péché produit une gradation dans le crime parce que celui qui “méprise les petites choses tombe dans les grandes” [Si 19,1 ; cf. Si 5,15] » (724.69 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2437 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1479C). À cause de la progression dans l’accusation • →Albert le Grand Sup. Matt. : Pour ce reniement, la cause de la crainte est plus grande parce que beaucoup s’étaient élancés pour saisir Pierre. Et comme la cause de la crainte est plus grande, plus grande également est l’affirmation du reniement. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Celui qui ne se rétracte pas s’oriente vers pire encore (Si 19,1). Ainsi a-t-il ajouté le parjure au reniement et le blasphème au parjure. » *theo69-75 + Mystique + 69-75 Pierre Présent dans le dialogue avec le bon larron • →Romanos le Mélode Hymn. 34,20 « Le Miséricordieux est vaincu par les larmes de Pierre et lui envoie le pardon. Car lorsqu’il parle au larron, c’est à Pierre qu’il fait allusion, là-bas, sur la croix : “Mon cher larron, sois avec moi aujourd’hui, puisque Pierre m’a quitté. Pourtant, à lui comme à toi et à tous ceux qui demandent j’ouvre quand même mon cœur, car j’aime les hommes. En pleurant, larron, tu me dis : ‘Souviens-toi de moi !’ (Lc 23,42), et Pierre en larmes crie : ‘Ne m’abandonne pas !’ Voilà pourquoi, je te parle, ainsi qu’à Pierre et à tous ceux qui crient : ‘Hâte-toi, saint, sauve ton troupeau.’” » (4,135-137). Le rocher non roulé • →Grégoire de Narek Prières 57,3 « À présent, vois ta grandeur, ô TrèsHaut, et considère ma petitesse : reçois les brèves confessions de mes péchés innombrables, Toi qui vois tout en sa totalité. Et comme Tu n’as pas imputé sa chute au Rocher [= Pierre], ne compte pas non plus l’ébranlement du petit grain de sable que je suis ! » (309). • →Nerses Shnorhali Yisows 711-712 « Tu n’as pas laissé la Pierre rouler / Jusqu’aux abîmes profonds du péché, / Mais, à cause de son cœur versant des larmes amères, / Tu as pardonné à celui qui T’avait renié. - - Relèvemoi, moi aussi comme lui, / De ma chute, moi qui suis tombé, / En donnant à mes yeux des larmes abondantes / Et à ma tête de l’eau pareille à la mer » (177-178). Modèle du contrit • →Bonaventure Lignum 21 « Ô qui que tu sois, toi qui à la voix d’une servante curieuse, c’est-à-dire de ta chair, a renié effrontément en esprit ou en acte le Christ souffrant pour toi, souviens-toi de la Passion de ton

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Maître bien-aimé, sors avec Pierre et si te regarde celui qui regarda Pierre, pleure amèrement dans une double irritation, de componction en toi et de compassion pour le Christ […] pour être avec Pierre purifié de la faute de ton crime et rempli avec lui de l’esprit de sainteté » (49). Modèle du novice • →François de Sales Entretiens 17 (« Pour la réception ou la profession des sœurs ») « Le glorieux saint Pierre, qui était si fervent, combien en fit-il [de fautes] ? Certes, il était extrêmement sujet à faire des échappées, mais pour cela il ne fut point rejeté de Notre-Seigneur, d’autant qu’il connaissait bien qu’il avait toujours la volonté de s’amender ferme et constante. Il fit de grandes fautes l’année de son noviciat, mais il en fit encore de plus grandes l’année d’après, et celle qu’il fit en la troisième année qu’il fut avec Notre-Seigneur encore plus grande que toutes les autres, car ce fut en icelle qu’il renia son doux Maître de Seigneur. Sa nature était en partie cause de ce qu’il faisait ces fréquentes et lourdes fautes » (1253). 69b une servante Appel à la virilité • →Romanos le Mélode Hymn. 34,14 « Apôtre, tu as bien vite laissé là ton énergie, et une fillette t’a jeté bas. Mais réveille-toi, lève-toi d’un bond et fais revivre ta force première, comme un athlète. Tu n’a pas eu à lutter contre un plus fort que toi : comment donc t’es-tu laissé abattre par un simple mot ? Une fillette s’est approchée de toi, une petite fille, qui peutêtre même a balbutié pour te dire ce qu’elle t’a dit » (4,129).

Ils ont ainsi suivi le Seigneur Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, “a rendu son beau témoignage” (1Tm 6,13), confirmant la vérité de son message par le don de sa vie. […] Dans l’obéissance, comme le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui qui pouvait les sauver de la mort (cf. He 5,7). L’Église propose l’exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage à la vérité morale et l’ont défendue jusqu’au martyre, préférant la mort à un seul péché mortel. » + Philosophie + 69-75 Renier pour se sauver soi-même Le reniement de Pierre illustre une loi fondamentale du comportement humain : l’identité structurale de toutes les conduites persécutrices. • →Girard Bouc « Ce que ces gens font à Pierre, Pierre voudrait bien le leur faire en retour, mais il ne le peut pas. Il n’est pas assez fort pour triompher par la vengeance. Il cherche donc à se concilier ses ennemis en faisant alliance avec eux contre Jésus, en traitant Jésus, à leur intention et devant eux, comme ils le traitent eux-mêmes. […] Pour ne pas se faire crucifier, le meilleur moyen, en dernière analyse, est de faire comme tout le monde, et de participer à la crucifixion. Le reniement est donc bien un épisode de la passion, une espèce de remous, un bref tourbillon dans le vaste courant de mimétisme victimaire qui emporte tout ce monde vers le Golgotha » (220-221). + Littérature +

+ Théologie + 69-75 MORALE Pénitence • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 2,19 ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Marc. 14,66-72 utilisent l’épisode de la trahison de Pierre pour montrer, contre Novatien, que le pardon des péchés peut être accordé après le baptême. ECCLÉSIOLOGIE de Mt Mt n’idéalise pas les disciples et ne cache pas leurs péchés : le même peut avoir été le premier à confesser droitement la messianité de Jésus (Mt 16,16) et le plus explicite dans sa trahison. →Pierre trahit sa propre promesse (Mt 26,33-35). Les trois reniements de Pierre peuvent correspondre à ses trois tentatives ratées d’accompagner la prière de Jésus à Gethsémani (comme en Jn 21, où les trois questions de Jésus ressuscité viendront leur faire écho). Le premier disciple appelé (Mt 4,18-19) est le dernier disciple à fuir. L’Église n’est pas fondée sur la constance héroïque des apôtres, mais sur la fidélité de Jésus et le pardon des péchés acquis par son sang. THÉOLOGIE MORALE FONDAMENTALE Discipline concernant l’apostasie L’infidélité de Pierre consiste à renoncer à sa foi envers le Christ au moment où il avait à lui rendre témoignage. On peut qualifier cet acte d’apostasie, péché contre la vertu de foi. L’Église enseigne que « l’apostasie est le rejet total de la foi chrétienne » (→CEC 2089). Professer la foi est une vraie responsabilité et toujours un risque à prendre, présentée ici comme une mise à l’épreuve (*interp69-75 Disposition ; *chr69-75). • →Innocent I Cons. dit à propos des apostats : « En ces temps lointains où les persécutions étaient fréquentes l’on refusait à bon droit la communion, de peur qu’en raison d’une paix obtenue trop facilement, les fidèles sûrs de leur réconciliation ne se laissent aller plus encore à l’apostasie ; mais la pénitence leur était accordée pour ne pas tout leur refuser, et la dureté des temps rendait le pardon plus difficile » (→DzH 212). • →Jean-Paul II RP 17 « Jean [1Jn 5,16-17] semble vouloir souligner la gravité incalculable de ce qui est l’essence du péché, le refus de Dieu, accompli surtout dans l’apostasie et l’idolâtrie, c’est-à-dire l’acte de rejeter la foi en la vérité révélée. » Dans les persécutions, de nombreux martyrs ont donné leur vie, à la suite du Christ, à cause de cette fidélité à la vérité de leur foi. Tandis que les apostats n’ont pu soutenir cette épreuve le moment venu : • →Jean-Paul II VS 91 « Dans la Nouvelle Alliance, on rencontre de nombreux témoignages de disciples du Christ […] qui sont morts martyrs pour confesser leur foi et leur amour du Maître et pour ne pas le renier.

69-75 Reniement de Pierre 17e siècle Lecture burlesque : du reniement à la libération • →Cyrano Soleil : Pierre apparaît sous les traits d’un perroquet (étymologiquement, perroquet viendrait de Perret ou petit Pierre). Double positif de l’apôtre qui renie le Christ trois fois, il reconnaît celui que l’on a condamné à mort et lui sauve la vie en criant « grâce, grâce, grâce » (272). Ce triple cri libérateur d’un volatile connu pour répéter les mêmes paroles fait penser au chant du coq (*syn34c). La reconnaissance se substitue au reniement. Face à ce témoin des bonnes actions du condamné, le roi revoit alors son jugement et déclare : « Homme, parmi nous une bonne action n’est jamais perdue ; c’est pourquoi encore qu’étant homme tu mérites de mourir seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. […] Va donc en paix et vis joyeux ! » (274). À ce renversement du rôle de Pierre correspond un renversement des événements évangéliques repris : après avoir été écartelé les bras en croix entre quatre arbres, le condamné est libéré par l’intervention du perroquet, puis mené par une « vaste forêt d’oliviers » (273) au palais du roi qui le libère définitivement. 19e siècle Lecture polémique : Pierre a bien fait • →Baudelaire Fleurs « Le reniement de saint Pierre » se termine par un vers scandaleux : « — Ah ! Jésus ! souviens-toi du Jardin des Olives ! / Dans ta simplicité tu priais à genoux / Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous / Que d’ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives […] - - Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible / Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang / Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant […] - - — Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ; / Puissé-je user du glaive et périr par le glaive ! / Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait ! » (218). Lecture psychologique : un reniement volontaire • →Villiers de l’Isle-Adam Contes (« Le Chant du coq ») en a lui aussi donné sa version, toute différente et moins à l’avantage du premier apôtre : « Maintenant, en cette cour du palais prédestiné, autour du brasier, dont les lueurs pâlissaient avec le petit jour, — à quelques pas, sous cette porte terrible qu’il regardait encore, Simon-Pierre, pour se délivrer des questions dont le pressaient, depuis quelques instants, servantes et soldats, cherchant, enfin, à demeurer libre et, par ainsi, pouvoir, - ô candeur de l’homme ! — se rendre utile (!!) — en était arrivé, de la dénégation d’abord vénielle, puis d’un reniement plus grave, à cette éperdue parole : “Je jure que je ne connais pas cet homme !” » (126-127).

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La passion selon saint Matthieu

20e siècle Lecture prophétique : symbole d’une trahison à venir par le chef de l’Église ? • →Bloy Invendable « Je pense au Reniement de saint Pierre, figure et prophétie du Reniement de la Papauté qui déchaînera toutes les catastrophes. Cette heure terrible est-elle venue ? » (82). • →Bloy Apocalypse « Pie X vient de mourir. […] Qui va-t-on mettre à sa place ? Il n’y a pas, pour le monde catholique, de question aussi angoissante. Vous connaissez la prophétie : Religio depopulata. Est-ce à dire que l’Église devra être désolée par le futur pape lui-même et qu’ainsi se réaliserait le Reniement préalable au chant du Coq gaulois que le monde va peut-être entendre ? Telles sont mes pensées, folles si on veut, mais tellement procurées par le visible désarroi de l’Église et du monde entier ! » (175-176). Lecture poétique : le Christ abandonné • →Cendrars « Pâques » se clôt sur une note de tristesse devant l’oubli du Christ dans la ville moderne semblable à une sorte d’ensevelissement : « Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne… / Ma chambre est comme un tombeau… - - Seigneur, je suis tout seul et j’ai la fièvre… / Mon lit est froid comme un cercueil… - - Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents… / Je suis trop seul. J’ai froid. Je vous appelle… - - […] Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses… / Je pense, Seigneur, à mes heures en allées… / Je ne pense plus à Vous. Je ne pense plus à Vous. New York, avril 1912 » (25-26). Lecture romanesque : amplification narrative • →Mauriac Vie imagine ce qui manque à la narration évangélique : « La nuit à son déclin était froide. Un grand feu brûlait dans la cour, allumé par les gens de service. Tout ce qui rôdait autour du palais, attendant l’aube, se rapprochait de la flamme. De l’ombre surgissait un cercle de figures et de mains tendues. Une servante fut frappée par ce visage barbu qu’elle croyait reconnaître : “Mais cet homme aussi était avec lui” ! Pierre sursauta : “Femme, je ne le connais point.” Il était entré là, grâce à un disciple que la portière du Grand Prêtre connaissait. Méfiante, la femme l’avait dévisagé, en disant : “Mais n’appartient-il pas à la même bande ?” et déjà Pierre avait nié. Maintenant il s’éloigne du feu pour n’être pas reconnu. Un premier coq enroué annonçait l’aube ; mais il ne l’entendit pas, tremblant de froid et de peur. On s’amassait de nouveau autour de lui : “Mais si ! tu es Galiléen ! tu as l’accent !” Un témoignage plus dangereux fut apporté par un parent de Malchus : “Je l’ai vu tout à l’heure dans le jardin…” Pierre terrifié, protestait, jurait avec serment qu’il ne connaissait pas cet homme ; et telles étaient ses imprécations que ses accusateurs hésitèrent et revinrent se chauffer, le laissant seul » (251-252). Lecture introvertie : monologue intérieur de Pierre • →Claudel Croix « “Le patron est bougrement en colère”, ricane près de moi cet idiot à la lèvre pendante. Et aussi les insultes et les hourras sauvages et les hurlements de démence qui s’échappent de ce petit enfer ! Il n’y a qu’à se faire tout petit. Tout de même, Il n’a pas le dessus. C’est effrayant ! Il S’est mis tout le monde à dos. Nous n’avions pas idée qu’on pût à ce point Le détester ! Et c’est précisément le moment que choisit cette sacrée bonne femme pour nous demander si nous Le connaissons ! Non, non, madame ! Non, non, non, mille fois non, nous ne Le connaissons pas ! Je ne Le connais pas, je vous dis ! Par quoi voulez-vous que je le jure ? Il me semble que les trois années sans interruption que je viens de passer avec Lui donnent un poids suffisant à mon affirmation. Et si elle se superpose sans la détruire à cette déclaration que jadis dans un transport de bonne volonté il me souvient d’avoir faite à la face du soleil sur la route de Césarée de Philippe, c’est là une situation confuse que le moment actuel, avouez-le, pour que j’essaye de m’y reconnaître, est un peu trop vertigineux. Pour le moment, ça va trop mal, il n’y a qu’une chose à faire, qui est de tirer mon épingle du jeu, j’ai peur ! […] Tant pis si c’est l’heure du Prince de ce monde ! On verra demain ! Ce n’est tout de même pas ma faute si Dieu a fait faillite » (487). Lecture décentrée : le point de vue de Barabbas • →Lagerkvist Barabbas : Libéré, le personnage éponyme rencontre, à Jérusalem le lendemain de la crucifixion, un homme « de son âge, avec une barbe rousse […], les cheveux, roux aussi, ébouriffés et drus », « un gaillard à peine dégrossi, un artisan » (40) qui lui raconte : « Vois-tu… Je

n’étais pas avec mon Maître pendant qu’il souffrait et mourait. J’avais fui. Je l’avais abandonné pour fuir. Et auparavant je l’avais renié. Voilà le pire, je l’avais renié. Comment pourra-t-il me pardonner, s’il revient ? […] Je ne suis qu’un pauvre être misérable — crois-tu qu’il puisse me pardonner ? » (49). Lecture décentrée : le point de vue de Pilate • →Schmitt Pilate relate les événements du point de vue du gouverneur romain. Il n’y est pas question du reniement de Pierre, cela ayant eu lieu dans la cour du palais de Caïphe. Mais quand Pilate interroge les disciples qu’il soupçonne d’avoir volé le corps, c’est Pierre qui se montre le plus négatif, attitude que Pilate interprète à sa manière : « Le plus acharné à accabler son ancien maître était Syméon […]. Il mettait une telle énergie à brûler ce qu’il avait adoré que j’imaginai avec quel excès, par le passé, il avait dû vénérer et aimer Yéchoua » (106). Lecture anthropologique : mimétisme • →Gardeil Livre « Belle ironie narrative : dans sa profession de foi de Césarée de Philippes, en Mt 16,22, Pierre au contraire “tirait à lui” Jésus, soulignant une proximité qui est la chose la plus désirable pour tous admirateurs. Il était l’homme qui voit l’homme en son particulier ! Le caractère de Pierre semble l’opposer aux autres, mais dans ses promesses de fidélité [*litt31b.34c ; *litt33bc.35b], comme dans son effondrement de renégat, c’est toujours le mimétisme commun à tous qui règle sa conduite. Sans méconnaître tout à fait ce lumineux rapprochement, on l’esquisse à peine d’habitude. On préfère une soi-disant psychologie du prince des apôtres, impulsif, changeant, peureux. Mais faire de la psychologie, n’est-ce pas se débarrasser sur Pierre d’un reniement que nous portons tous, s’il est vrai que nous sommes tous responsables de la Passion ? » (190). *gra72b.74a ; *pro72b.74a ; *phi69-75 + Arts visuels + 69-75 Reniement de Pierre Alors que la comparution devant le sanhédrin fit l’objet de nombreuses illustrations dès l’Antiquité tardive (*vis59-66), le reniement de Pierre ne semble avoir été véritablement développé qu’à l’époque moderne. Les différences entre les évangiles sont littéralement sensibles (*syn69-75), mais difficilement identifiables dans les représentations. Le récit de Mt se distingue par une absence étonnante de détails narratifs : il ne précise pas que Pierre se tient près du feu et le coq ne chante qu’une seule fois. Mais les artistes semblent s’inspirer indifféremment de Mc, Mt, Lc et même de Jn.  Antiquité tardive En tant que fondateur de l’Église, Pierre est une figure essentielle de l’art paléochrétien, en particulier sur les sarcophages romains. Sont fréquemment représentés ses miracles, son arrestation, son martyre, la transmission de la Loi par Jésus, et l’annonce du reniement de Pierre. • Sarcophage dit « dogmatique » (4e s., Musées du Vatican). Dans le registre inférieur, Jésus et Pierre sont représentés côte à côte. Jésus, muni d’un rotulus, bénit son disciple, qui le regarde, incrédule, la main portée à la bouche. À leurs pieds se tient le coq prémonitoire du reniement. L’épisode est aussi représenté par des mosaïques : • Mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf (6e s., Ravenne). Le coq, perché sur une colonne, surplombe la scène de l’annonce du reniement (*vis30-35). Pour la scène du reniement, à l’extérieur du palais du grand prêtre, une femme désigne Pierre de la main en se penchant vers lui. Le disciple effectue un mouvement de recul et lève ses deux mains, paumes ouvertes, en signe de dénégation. L’accent est ainsi mis sur le dialogue entre la servante et Pierre, sur les protestations de ce dernier et sur la prédiction du reniement. Moyen Âge Les enlumineurs et les peintres s’efforcent de mieux retranscrire les différents moments de l’événement : le reniement lui-même s’impose au détriment de l’annonce du reniement. • Psautier de Stuttgart (ca. 820-830). Pierre, comme le précisent Mc 14,67 et Lc 22,55-56, est auprès du feu lorsque la servante s’adresse à lui ; puis il sort et pleure.

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Aux 10e-12e s., l’épisode est volontiers représenté avec la comparution devant Caïphe : • Évangéliaire d’Otton III (fin du 10e s., Munich). Le champ de l’image est divisé en deux espaces par le jeu de l’architecture du palais sacerdotal. Pendant que Jésus, à l’intérieur, est présenté à Caïphe (qui déchire son vêtement), une femme et deux acolytes se tiennent dans l’encadrement de la porte et pointent Pierre, qui, relégué à l’extérieur, se réchauffe auprès d’un feu. Le coq domine la scène depuis le toit du palais. • Évangéliaire d’Henri III (ca. 1043-1046). L’attention est de plus en plus portée vers la détresse du disciple, après le chant du coq. • Cathédrale de Bénévent, porte de bronze (fin 12e  - début 13e s.). La scène se divise en deux moments : sous l’arc (qui figure la porte du palais), la servante saisit le poignet de Pierre pour l’interpeler. Ce dernier se détourne et, paume ouverte, feint l’incompréhension. Dans la partie droite de l’image, hors du palais, Pierre s’en va, les mains dissimulant les larmes qui coulent sur son visage, sous le regard du coq qui trône sur la corniche de l’édifice. Plus tard, l’épisode est plus détaillé et intégré dans une narration plus large : la servante est désormais accompagnée d’assistants. • Duccio di Buoninsegna  dans sa célèbre Maestà (1308-1311, Sienne) met en relation de façon encore plus accusée le reniement avec la comparution devant le grand prêtre et veille à créer, sur les trois panneaux qui relatent l’épisode (Christ devant Anne, Christ devant Caïphe, et Christ aux outrages : *vis59-66) une continuité spatiale entre le palais et la cour où Pierre, assis auprès du feu, est confronté par la servante, puis par les assistants, et enfin quitte le palais alors que le coq chante. L’artiste du Trecento semble avoir utilisé le texte de Jn. La scène n’est pas convoquée systématiquement dans les cycles consacrés à la passion, mais elle peut être évoquée sous forme synthétique à la fin du Moyen Âge. Le coq et la servante peuvent ainsi se retrouver parmi les Arma Christi. Époque moderne C’est à cette période (et notamment au 17e s.) que le thème est remanié. Au 16e s. déjà, quelques artistes, comme Simon Bening (1525-1530, Los Angeles), prêtaient une attention nouvelle au sujet. L’iconographie du reniement de Pierre se renouvelle avec : • Le Caravage (1591-1610, New York), qui isole la scène des cycles de la passion. Le maître du clair-obscur joue habilement d’une composition resserrée pour s’attacher au dialogue entre Pierre, la servante et un garde et parvient (par le geste et l’expression de Pierre) à exprimer en une seule scène le reniement et l’amertume. Cette création du maître italien allait donner naissance à un renouvellement du thème : les caravagesques italiens (comme français, espagnols et hollandais), et plus largement les artistes de ce début du 17e s., favorisent l’épisode qui leur permet de développer des effets de clair-obscur et de représenter une scène de genre : • Francesco Vanni (Bordeaux) ; Pensionnaire de Saraceni (1610, Douai) ; Bartolomeo Manfredi (1615-1616, Braunschweig) ; Gérard Seghers (1620, Saint-Pétersbourg) ;  Gerrit van Honthorst (1620, Rennes, et 1622-1624, Minneapolis) ;  Peter Wtewael (1624-1628, Saint-Pétersbourg) ;  Nicolas Tournier (1625, Madrid) ;  Jan Miense Molenaer (1636, Budapest) ;  Leonard Bramer (1642, Amsterdam) ; David II Teniers (1646, Paris) ; les frères Le Nain (ca. 1600, Paris) ; Georges de La Tour (1650, Nantes) ; Rembrandt (1660, Amsterdam) ; Camillo Gavassetti (Nantes) ; etc. Cette faveur entraîne la naissance d’une nouvelle iconographie, liée au reniement : Saint Pierre repentant ou Les Larmes de saint Pierre, qui connaît de beaux développements au 17e et 18e s., sans doute parce qu’il permet d’exalter la repentance, la miséricorde et donc le sacrement de pénitence, qui était ardemment défendu depuis la Contre-Réforme (*litt75c). Pierre devient imago pietatis sous le pinceau de : • El Greco, qui en réalisa plusieurs versions (1580, Barnard Castle ; 1605, Toledo ; etc.) ; Juan del Castillo (1635, Séville) ; Georges de La Tour (1650, Nantes) ; José de Ribera (1612-1613, Carcassonne) ; et surtout Le Guerchin (1647, Paris), qui exécuta l’une des plus belles créations sur ce

thème librement réinterprété puisque Pierre pleure en présence de la Vierge. 19e, 20e et 21e siècle Le thème du reniement, traité dans sa narrativité, connaît, plus ponctuellement, quelques représentations : • Eugène Delacroix (1862, Paris) ; André-Victor-Édouard Devambez (1890, Paris) ; Gustave Doré ; Éric de Saussure (1968, Taizé). Les créations les plus contemporaines, comme celle de Cornelis Monsma (2007), s’essaient à un renouvellement iconographique : le reniement est simplement évoqué par un coq et la figure attristée de Pierre qui « pleura amèrement » (Mt 26,75 ; Lc 22,62). + Musique + 69c Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen ! Musique questionnante (1) →Bach Passion fait entendre une ligne ascendante de récitatif, comme souvent, pour traduire une question. 71ac il se retirait + Celui-là aussi était avec Jésus le Nazôréen — Musique questionnante (2) →Bach Passion fait culminer la phrase sur hinausging (« se retirait ») : Pierre cherche à fuir ces questions embarrassantes. La question de l’autre servante suit ici une ligne plutôt descendante, comme si Pierre était maintenant encerclé. + Danse + 69 Discrétion du Dieu qui « permet » le péché →Neumeier Passion • Jésus suivi des Personnes traverse très lentement toute la scène en diagonale pour regagner sa prison. Il observe la scène suivante avec peine. 70-74 Impossible fuite de Pierre →Neumeier Passion • Pierre se lève pour tenter de fuir. • Il est bloqué par le groupe, qui rejoint l’estrade du fond. + Cinéma + 69-75 Reniement de Pierre Jésus témoin Dès les premiers films, plusieurs cinéastes augmentent l’intensité dramatique de la scène en rendant Jésus témoin de l’ensemble du reniement de Pierre (amplifiant Lc 22,61 ; *syn74-75) : • →Zecca Passion : Au premier plan, un feu, des servantes, Pierre assis au milieu (*syn69-75). Un premier reniement le fait se lever et reculer. Jésus et les soldats passent en arrière-plan au fond de la cour. L’épisode est dramatisé par un jeu triangulaire : Jésus se tourne vers Pierre en ouvrant les bras — signe de reproche ou d’amour ? — ; la servante le montre à Pierre comme une preuve ; Pierre continue à nier en se détournant, sans pouvoir s’empêcher de jeter des coups d’œil furtifs en la direction de Jésus. • →DeMille King : L’événement se déroule en même temps que l’entrée de Jésus chez Caïphe. Jésus y assiste donc, et chaque réponse négative de Pierre est suivie d’un plan où l’on voit Jésus regarder son disciple. La présence de Jésus permet à la servante de le montrer du doigt à Pierre. La deuxième fois, Jésus lève les yeux d’un air triste et s’avance de lui-même vers Caïphe, qui lui demande où sont ses disciples (Jn 18,19). Ici, en contraste avec Pierre qui répond pour renier celui qui est présent, Jésus se tait pour protéger son disciple. Le troisième reniement est interrompu par un plan où l’on voit un coq chanter sur un muret. Pierre échange alors un regard avec Jésus, se souvient et se mord le poing. Il regarde vers Jésus en implorant son pardon. Jésus entre à l’intérieur de la maison de Caïphe, et un rideau se ferme sur l’interrogatoire. • = →Duvivier Golgotha ; →Ray King. Pierre narrateur ultérieur • →Koster Robe : Le reniement est raconté a posteriori par Pierre, au cours d’un dialogue avec Marcellus, qui lui confie son remords d’avoir crucifié Jésus. L’intimité du dialogue est rendue par le plan poitrine : filmés de profil, les deux hommes sont ainsi mis à égalité. Le pardon prononcé par Pierre

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est souligné par un plan qui rompt cette égalité pour prendre le point de vue de Marcellus. Le reniement devient ainsi occasion de pardon. Divergences chronologiques • →Pasolini Matteo met la scène après la condamnation et non en inclusion dans l’épisode du sanhédrin entre Mt 26,57-68 et Mt 27,1-2. La scène est constituée par une succession de gros plans sur les visages des énonciateurs : Pierre, en train de s’enfuir, et trois serviteurs, dont les questions cherchent à le ralentir. Ces gros plans contrastent fortement avec la scène précédente de l’interrogatoire. Seul le visage de Pierre en assure la liaison. • →Scorsese Temptation place la scène durant la présentation de Jésus à la foule par Pilate (Jn 19,5). La caméra semble prendre le point de vue d’un des hommes de la foule, filmant Pierre et son détracteur en plan rapprochés. Après avoir nié trois fois, Pierre s’enfuit dans les rues. Divergence des personnages • →Stevens Story : Assis près d’un feu dans la cour, dans la lumière, Pierre fait face au personnage du Dark Hermit (*cin14 Alors : Stevens), adossé à un pilier, dans l’ombre. C’est lui qui interroge le disciple et le fait renier. Cette déformation du texte évangélique porte l’idée d’une « tactique du diable » lors de la passion. D’apparence inoffensive ou inexpressive, celui-ci influe dans les deux trahisons de Jésus (Judas et Pierre). La scène est dédoublée : le troisième reniement aura lieu en présence de Jésus luimême, à la sortie du palais d’Hérode. Pierre se recroqueville en pleurant après avoir croisé le visage de Jésus. Un court plan montre que Judas assiste aussi à la scène. Enfin, avant de revenir au procès chez Pilate, est inséré un plan rapide qui montre une foule de personnes vêtues de blanc, attendant devant la porte fermée du Temple — Juifs prêts pour la Pâque ? foules ayant suivi Jésus à Jérusalem depuis les Rameaux ? morts enveloppés de linceuls qui attendent la résurrection ?

Divergence topographique • →Jewison Superstar : Le reniement a lieu autour d’un puits en plein désert, là où Pierre, Jean et Madeleine se sont arrêtés pour boire. *pro69a.71a.75c Insistance sur le point de vue • →van den Bergh Matthew : Les gros plans sur des visages se succèdent : une servante qui vient de s’assoir près du feu et qui interroge Pierre, Pierre lui-même, un autre serviteur. Pierre répond d’une voix faible, jetant un coup d’œil autour de lui. Il se lève. Un plan d’ensemble le montre s’éloignant du feu et se rapprochant du grand escalier qui conduit à la maison de Caïphe. De même, gros plan sur le visage de la deuxième servante, qui l’interroge en se levant, puis sur celui de Pierre, qui embrasse le bout de ses doigts (illustrant le « avec serment ») avant de nier à nouveau. Il monte les escaliers. La caméra le suit, marchant rapidement sous un portique sombre, puis courant presque, comme poursuivi par deux hommes. Pierre tourne à gauche et se retrouve coincé entre deux murs. Les deux hommes s’approchent et le questionnent (v.73). Le narrateur récite le v.74 avant de laisser la parole à Pierre, qui jure en criant. Un coq chante aussitôt et Pierre tourne la tête, effrayé. Un léger zoom sur son visage intensifie la réaction. *pro69-75 Mise en parallèle : reniement et annonce du reniement • →Gibson Passion place le triple reniement de Pierre dans un contexte de lynchage qui terrorise Pierre et intercale un flashback où Jésus lui prédit ce reniement. On n’entend pas le coq chanter. Tout en reniant, il voit les nombreux coups qu’on porte à Jésus. Celui-ci tombe, au ralenti, pendant le troisième reniement. Agenouillé, la tête relevée par ceux qui tirent sur ses chaînes, Jésus regarde longuement Pierre, introduisant le flashback et déclenchant les pleurs du disciple.



Texte

venait pas de lui, mais du Père (Mt 16,17). En suivant Jésus chez le grand prêtre, Pierre le connaît encore « selon la chair et le sang ».

+ Vocabulaire + 73c ton langage Terme technique Cf. Jn 8,43. On peut traduire « ta parlure » ou « ton accent ». *ref73c 75c amèrement Hapax Mt Gr : pikrôs ; cf. G-Is 22,4 ; 33,7. + Grammaire + 72b.74a l’homme Article défini (comme au v.10b) à sens démonstratif, en français comme en grec. *pro72b.74a 74a maudire Complément implicite Le verbe katathematizô demanderait un complément d’objet direct : • Pierre se maudit-il lui-même ? • ou bien les assistants ? • ou bien Jésus lui-même (comme il serait plus tard demandé aux chrétiens persécutés) ? *anc74a + Procédés littéraires + 72b.74a Je ne connais pas l’homme RHÉTORIQUE Diaphore ? ÉNONCIATION Désignation indirecte généralisante (*gra72b.74a) qui permet de penser Jésus comme l’homme (cf. Jn 19,5) ou bien de mettre en valeur l’humanité de Jésus. PRAGMATIQUE Ironie Pierre ne croit pas si bien dire. Il doit admettre ici l’humanité vulnérable et mortelle de Jésus. La seule fois où il a vraiment connu son maître auparavant fut lors de sa confession de foi à Césarée de Philippe, mais alors cela ne

74b un coq chanta RHÉTORIQUE Allégorie animale Même sans référence scripturaire, le signe du coq est naturellement expressif. La vanité proverbiale du volatile correspond bien à la témérité de Pierre qui a préjugé de ses forces dans ses protestations de fidélité antécédentes. Plus profondément, si le coq annonce l’aurore, ce pourrait être symboliquement l’aurore d’un nouvel attachement à Jésus, une fois ses représentations idolâtriques du messie abandonnées et son propre péché reconnu. *lit74-75 75c Et, sortant dehors, il pleura amèrement RHÉTORIQUE Allitération et assonance en harmonie imitative en grec : exelthôn exô eklausen pikrôs. On entend presque trois sanglots de Pierre ! Le « ex » est comme redoublé : Pierre s’est totalement exclu !

Contexte + Repères historiques et géographiques + 73c ton langage te rend clair Indice linguistique géographique • Mc 14,70 « Tu es Galiléen ». • En Ac 2,7 la foule semble reconnaître la particularité de la parlure galiléenne. • →b. ‘Erub. 53b se moque de l’accent galiléen (cf. →b. Meg. 24b ; →b. Ber. 32a). La remarque témoigne peut-être de l’origine palestinienne de Matthieu ainsi que de l’origine pétrinienne du récit des reniements de Pierre. →Pierre chez Mt 74b un coq chanta Moment précis ? Le chant du coq annonce le jour nouveau (→3 Macc. 5,23 ; →Pline Nat. 10,46 ; →Juvénal Sat. 9,107-108 ; →b. Ber.

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60b ; →b. Yoma 21a), mais il n’est guère possible d’être plus précis (*anc74b). Les évangélistes envisagent les premières heures du matin, avant le lever du soleil (Mt 27,1).

+ Liturgie +

74-75 Le chant du coq Poétique ambrosienne 75c sortant dehors Localisation Pierre quitte la cour (*voc71a) où il s’est trouvé L’heure matinale du chant du coq correspond proprement à la partie de la avec les valets. Une tradition (remontant au 7e s.) localise le repentir de nuit qui précède l’aube et le lever du jour, appelée pour cette raison galliciPierre à l’église Saint-Pierre en Gallicante. →La maison de Caïphe nium (*hge74b ; *anc74b). Selon →Pline Ep. 10,96,7, c’est à cette heure (« avant le lever du soleil »), que les chrétiens de Bithynie, dès le début du + Textes anciens + 2e s., se réunissaient pour « chanter entre eux alternativement une hymne au Christ comme à un dieu ». • →Ambroise de Milan Hex. 74a maudire Le blasphème parmi les pre5,24,88 « Le chant du coq est égamières persécutions antichrétiennes Le Byz V TR Nes S lement doux à entendre durant reniement de Pierre a peut-être été 72 a Et de nouveau il nia avec Et de nouveau il nia avec les nuits, non seulement doux, assimilé à l’une des persécutions mais aussi utile : comme un bon (*mil69-75) que les premiers chréserment : serments : compagnon de logis, il réveille le tiens eurent à subir au temps de b — Je ne connais pas — Moi, je ne connais pas dormeur, rassure l’inquiet, réconNéron : blasphémer le nom du l’homme. l’homme. forte le voyageur, en attestant par Christ pour sauver leur vie. le signal de son chant que la nuit • →Justin le Martyr 1 Apol. 31,6 s’avance. À ce chant, le bandit « Dans la dernière guerre de Judée, Byz V S TR Nes cesse son guet-apens ; réveillé par Barcochébas, le chef de la révolte, 73 a Un peu après, s’approchant, ceux qui se trouvaient lui, Lucifer [l’étoile du matin ou la faisait subir aux chrétiens, et aux là dirent à Pierre : planète Vénus] même se lève et chrétiens seuls, les derniers supillumine le ciel ; à ce chant, le plices, s’ils ne reniaient et ne blasb — Vraiment, toi aussi, tu es des leurs ! marin tremblant cesse d’être phémaient pas Jésus Christ. » c D’ailleurs ton langage te rend clair. inquiet, et toute tempête et toute • →Did. 16,5 « Ceux qui demeurebourrasque, éveillées fréquemront dans leur foi seront sauvés par 74 a Alors il se mit à maudire et à jurer : — Je ne connais ment par les souffles du soir, celui qui est malédiction. » S s’adoucissent. C’est ce chant qui Présentent peut-être des parallèles au : — Moi, je ne fait s’élancer vers la prière de triple reniement : connais saintes dispositions, et reprendre • →Pline Ep. 10,96,3 « Je leur ai V qu’il ne l’office de la lecture ; enfin, c’est demandé à eux-mêmes s’ils étaient à ce chant que la Pierre même de chrétiens. À ceux qui avouaient, je connaissait pas l’homme ! l’Église efface sa faute : celle qu’il l’ai demandé une seconde et une b Et aussitôt un coq chanta. avait commise par son reniement troisième fois, en les menaçant du avant le chant du coq. Par le supplice. » Ceux qui acceptent de Byz S 75 a Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui chant de cet oiseau, l’espoir maudire (maledicere) le Christ TR revient à tous, le malaise du sont déclarés innocents (10,96,5). lui avait dit : malade est soulagé, la souffrance • →Mart. Pol. 9,3 : Le proconsul b — Avant que le coq n’ait chanté, trois fois tu me des blessures diminue, l’ardeur pose une triple question, dont une renieras. des fièvres se modère, la foi s’en demande de blasphème : « Le proretourne aux pécheurs. Jésus consul insistait et disait : “Jure, et c Et, sortant dehors, il pleura amèrement. tourne ses regards vers ceux qui je te laisse aller, maudis le Christ” ; chancellent, redresse ceux qui Polycarpe répondit : “Il y a quatre72a serment Mt 5,34-37 ; *ref63c – 73c Reconnaissance par le langage Jg 12,6 – sont dans l’erreur ; car il a tourné vingt-six ans que je le sers, et il ne 74a jurer Mt 23,16.18.20-22 – 74b un coq V-Jb 38,36 ; Pr 30,31 ; Mc 13,35 – ses regards vers Pierre, et aussitôt m’a fait aucun mal ; comment 75a Pierre se souvint Ac 11,16 ; 2P 3,2 – 75a de la parole // Mt 26,34 ; cf. Pr 5,12l’erreur le quitta, le reniement fut pourrais-je blasphémer mon roi 14 – 75c il pleura Mt 12,32 ; Is 22,3-4 ; 66,2 ; Tb 2,6 ; 2Co 7,8-9 ; *ref34 chassé, la profession de foi s’enqui m’a sauvé” ? » suivit » (PL 14,240-241). • →Ambroise de Milan Hymn. 1 : Aeterne rerum conditor str. 3-8 (office 74b un coq chanta Pas seulement à l’aurore des matines des 1er et 3e dimanches du temps ordinaire) « Lucifer • →Cicéron Div. 2,56 « Et en quel temps, soit de jour, soit de nuit, les coqs [= l’étoile du matin] délivre le ciel des ténèbres, / par lui tout le chœur des s’abstiennent-ils de chanter ? » rôdeurs / abandonne les voies du mal. - - Par lui le marin reprend force / et la houle des flots s’apaise ; / la Pierre même de l’Église / à son chant a lavé sa faute. - - Levons-nous donc avec courage ; / le coq éveille ceux qui + Intertextualité biblique + gisent, / invective les somnolents ; / le coq confond les renégats. - - Au chant du coq, l’espoir renaît, / la santé revient aux malades, / l’arme du bandit se 74a il se mit à maudire Typologie : Jésus-David David est maudit lui aussi rengaine, / la foi s’en retourne aux pécheurs. - - Jésus, regarde qui chancelle (1S 17,43 ; 2S 16,5). / et par ta vue corrige-nous ; / sous ton regard, nos faux pas cessent, / nos pleurs effacent notre faute. - - Reprends ton éclat dans nos âmes, / dissipe + Lecture synoptique + le sommeil du cœur ; / pour toi d’abord, que nos voix sonnent : / acquittons nos vœux envers toi » (160). 73c ton langage te rend clair SM Mt insiste-t-il ainsi sur le parallèle entre les Théologie cosmique et théologie historique se rejoignent dans cette hymne. épreuves de Jésus et celles de Pierre, tous les deux piégés dans leur langage Le chant du coq rappelle à la fois la création divine du monde et du temps (cf. Mt 26,65), l’un sur son contenu et l’autre sur son accent ? et un épisode particulier de l’histoire du salut : le triple reniement de Pierre, tel que le Christ l’avait prédit (Mt 26,34), et son pardon par le regard de Jésus 74-75 // Lc Lc 22,61 insère ici le trait magnifique du regard de Jésus vers Pierre.

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(cf. Lc 22,61) lui faisant prendre conscience de son péché. Le chant du coq concentre deux faits qui structurent le poème : le phénomène naturel quotidien du lever du jour et l’événement du reniement de Pierre et de son pardon au matin du vendredi saint. Les deux mouvements de toute hymne — louange et demande — actualisent liturgiquement ces deux événements racontés dans la Bible : la création de la lumière (Gn 1,3-5), et le salut accordé par Jésus à Pierre repentant. Dès le début du 5e s. la méditation poético-théologique d’Ambroise sur le chant du coq s’était répandue dans tout l’Occident latin, au point d’être citée par Augustin (Afrique du Nord) et par Prudence (Espagne). Elle est devenue un lieu commun littéraire. Amputation romaine Les deux strophes en italiques figuraient encore dans le Breviarium monasticum de 1963. Quoi que maintenues dans le premier projet d’hymmaire pour la Liturgia Horarum (cf. Consilium ad exsequendam constitutionem de sacra liturgia. Hymni instaurandi breviarii Romani, Cité du Vatican : Libreria Editrice Vaticana, 1968, 28), elles furent omises dans l’édition définitive : « deux belles strophes sur l’effet du chant du coq sont omises par brièveté » (Lentini Anselmo, Te decet hymnus. L’Innario della “Liturgia Horarum”, Rome : Typis Polyglottis Vaticanis, 1984, 14). Anecdote conciliaire Il est piquant que ces strophes aient été omises dans la liturgie issue du concile Vatican II. En effet, la deuxième, Gallo canente spes redit… est liée à un événement emblématique du dit concile. Lors de la première congrégation générale du 13 octobre 1962, plusieurs évêques déploraient qu’on leur demandât d’élire les membres des diverses commissions conciliaires sans avoir eu le temps de se connaître, et de risquer ainsi, par facilité, de reconduire les membres des commissions préconciliaires qui avaient tout préparé d’avance. Le cardinal Liénart, de Lille, fit alors une intervention qui permit de différer ce vote. Il raconte : « Je noterai ici l’aimable trait d’esprit, qu’un théologien allemand de l’entourage du cardinal Frings fit à mon adresse, au soir de cette mémorable journée. Empruntant à la liturgie du moment le verset Gallo canente spes redit (“Au chant du coq, l’espoir se réveille”), et jouant sur les deux sens du mot gallus qui veut dire aussi “français”, il me l’appliqua gentiment sous cette forme “La voix d’un Français nous a rendu l’espoir” » (Masson Catherine, Le cardinal Liénart, évêque de Lille 1928-1968, Paris : Cerf, 2001, 578-580). Le spirituel théologien allemand pourrait avoir été l’abbé Joseph Ratzinger, le futur pape Benoît XVI (Ratzinger Joseph, Ma vie. Souvenirs (1927-1977), Paris : Fayard, 1998, 102). + Tradition juive +

+ Tradition chrétienne + 72b.74a Je ne connais pas l’homme Reconnaissance de la divinité • →Hilaire de Poitiers In Matt. 31,5 « Parce que le blasphème contre l’Esprit n’est remis ni en ce monde ni dans l’éternité, il [= Jésus] craignait qu’ils ne le renient comme Dieu, quand ils le contempleraient battu, couvert de crachats, conspué et crucifié. C’est pour cette raison encore que Pierre qui devait renier le Christ le fit en ces termes : “Je ne connais pas l’homme”, parce qu’une parole contre le fils de l’homme sera remise. » • →Albert le Grand Sup. Matt. : Certains disent qu’il voulait dire qu’il ne savait pas que le Christ était un pur homme. *phi74a • →Bullinger Comm. Matt. 246B déplore la mauvaise habitude de vouloir excuser Pierre ou adoucir son cas. Reniement de la divinité de même • →Jérôme Comm. Matt. « Je le sais, dans un sentiment de piété à l’égard de l’apôtre Pierre, certains ont donné à ce passage cette interprétation : Pierre, disent-ils n’a pas renié le Dieu mais l’homme. Il voulait dire : “Je ne connais pas l’homme, car je connais le Dieu”. Interprétation combien futile, un lecteur judicieux le comprend ! Ils défendent l’apôtre en accusant le Seigneur de mensonge ! […] Regarde ce qu’il dit : “tu me renieras” moi, et non pas l’homme. » • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2447 « Pierre ne pouvait pas dire qu’il était le Seigneur Jésus dans l’Esprit Saint, parce que l’Esprit Saint n’avait pas encore été donné aux hommes, car Jésus n’avait pas encore été glorifié. Et c’est pourquoi avant que le coq ne chante, dans la nuit, il renie, parce qu’il n’avait pas l’Esprit du Père par lequel il avait confessé Jésus Christ et qui avait parlé en lui. » *pro72b.74a 73b tu es des leurs Menace directe • →Albert le Grand Sup. Matt. : Car ils ne cherchaient pas seulement le pasteur, qu’ils tenaient déjà, mais ils voulaient mettre à mort tout le troupeau. →Jésus-berger : un héritage prophétique chez Mt 74b un coq = le prédicateur • →Raban Maur Exp. Matt. « Je pense que ce coq doit être compris comme un certain maître qui nous réveille, nous qui sommes endormis, et qui fait des reproches aux somnolents que nous sommes, en disant : “Éveillez-vous, les justes, et ne péchez pas” ! » (724.86). • →Albert le Grand Sup. Matt. : Ce coq représente le cri par lequel le prédicateur interpelle le pécheur (= →Thomas d’Aquin Lect. Matt.).

73c ton langage te rend clair Anecdote sur la mauvaise prononciation des gutturales par les Galiléens • →b. ‘Erub. 53b « “Les Galiléens qui n’étaient pas exacts dans leur langage”. Par exemple ? Un certain Galiléen se mit une fois à demander, qui a amar ? “Galiléen stupide”, lui répondirent-ils, “veux-tu dire un ‘âne’ pour conduire, du ‘vin’ pour boire, de la ‘laine’ pour se vêtir, ou un ‘agneau’ pour immoler” ? Une femme voulut une fois dire à son amie, “Viens, que je te donne de la graisse à manger” (šlwbty d’wklyk ḥlb’), mais ce qu’elle lui dit vraiment, fut : “Ma rejetée, qu’une lionne te dévore” (šlwkty t’klyk lby’). Une certaine femme apparut une fois devant un juge et elle s’adressa à lui ainsi : “Mon maître esclave [cheirie au lieu de kurie ‘seigneur’], j’avais un enfant [tpl’ au lieu de ṭbl’ ‘planche’] et ils vous ont volé de moi [gnbyk mmny au lieu de gnbwh mmny ‘ils l’ont volée de moi’], et il est d’un tel largeur que s’ils vous y avaient pendu, vos pieds n’auraient pas touché le sol” [au lieu de dire que la planche fut tellement grande que si elle avait été suspendue par le juge, elle aurait touché le sol]. »

74b un coq chanta À l’aurore du repentir • →Raban Maur Exp. Matt. « L’Écriture sainte a souvent coutume de désigner l’importance des intentions grâce au moment du temps. C’est pourquoi Pierre, qui a renié au milieu de la nuit, se repent au chant du coq. C’est lui aussi qui, après la résurrection, à la lumière du jour, a déclaré une troisième fois qu’il aimait le Seigneur qu’il avait renié trois fois » (724.80). • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Le mystère dans les choses (sacramenta rerum) dépend du moment du temps. […] Car celui qui s’est égaré dans les ténèbres de l’oubli, s’est amendé dans le souvenir de la lumière déjà porteuse d’espoir et il s’est pleinement et totalement redressé grâce à la présence de la vraie lumière [du Seigneur] » (1479D). Dieu, Maître de la nature • →Albert le Grand Sup. Matt. « L’avertissement du décret divin est plus grand que l’impulsion de la nature. De même que le précepte divin atteint le vermisseau “qui attaque le lierre”, de même aussi la parole du décret divin meut le coq, aussitôt que Pierre a juré. […] Par ces paroles il atteint la foi en la divinité qui avait la prescience des futurs contingents. »

74a à maudire et à jurer Respect de l’honneur Jésus présente la demande de l’honorer publiquement comme un devoir plus important que le maintien de leur propre honneur (Mt 10,32-33). • Cf. →’Abot R. Nat. A 27,11 : L’honneur du maître doit être conservé aussi précieusement que le sien propre.

75c sortant dehors Interprétation positive • →Origène Fr. 541 interprète allégoriquement l’espace : Pierre est encore dans la cour de la lettre qui tue, celle des traditions et préceptes juifs, des doctrines humaines et non de la confession du Christ.

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• →Jérôme Comm. Matt. « Il sort de cette assemblée d’impies pour laver dans des larmes amères la souillure de sa peur et de son reniement » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2455). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Pierre était fragile, lui qui n’a pas osé pleurer dans la cour d’entrée du grand prêtre. D’un point de vue spirituel, cela signifie que nous ne pouvons pas parfaitement nous repentir parmi les méchants et la communauté de ceux qui font le mal […]. Quand il faisait partie des disciples il a confessé le Christ fils de Dieu, dans la cour du grand prêtre, il a nié qu’il le connût » (1484A ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1483A ; →Albert le Grand Sup. Matt.). La littérature de dévotion du Moyen Âge tardif distingue un ordo poenitentiae Petri en plusieurs moments exemplaires conduisant le pénitent chrétien jusqu’à une sainte retraite : • →Ludolphe de Saxe Vita 2,60,19 : (1) le chant du coq, avertissement du prédicateur qui vient mordre la conscience ; (2) le regard du Seigneur lui-même (en Lc 22,61 et non en Mt) fait rentrer la Vérité dans le cœur de son disciple ; (3) les larmes du repentir ; (4) le retrait du monde à l’imitation de Pierre qui se retire de la cour du grand prêtre. Des réformés comme →Musculus Comm. Matt. 581-582 et →Bullinger Comm. Matt. 247B reconnaissent aussi un itinéraire spirituel de conversion analogue. Interprétation négative • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 85,2 « Il n’osa même pas encore pleurer devant tout ce monde, de peur que ses larmes ne le fissent reconnaître » (759.10). • →Luther Passio WA 52,768 : Pierre n’a plus la moindre foi lorsqu’il renie Jésus. L’imperfection humaine révèle la bonté de Dieu • →Calvin Comm. NT : Pierre est sorti dehors, car il n’osait pas pleurer devant les gens. Cette repentance était imparfaite, mais les larmes ont témoigné devant Dieu et les anges qu’elle était vraie. Cela nous montre que le pardon accordé par Dieu ne repose pas sur des œuvres humaines de satisfaction, mais sur sa bonté paternelle. 75c il pleura amèrement Exemple de repentir • →Léon le Grand Serm. 47,4 (9e sermon sur la passion) « Pierre […] effrayé par la calomnie d’une servante du Grand Prêtre, tomba par faiblesse dans le reniement : hésitation permise semble-t-il, pour que, dans le chef de l’Église, fût fondé le remède de la pénitence, et pour que nul n’osât se fier en sa vertu, alors que saint Pierre lui-même n’avait pu échapper au péril de l’inconstance. Mais le Seigneur Jésus, […] de son regard divin, vit au dehors le trouble de son disciple ; dès qu’il l’eut regardé, il releva le cœur de celui qui tremblait et le poussa aux larmes du repentir. Heureuses larmes que les vôtres, ô saint apôtre » (3,129 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 726.24 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1479D). • →Anonymes In Matt. « Ainsi, quiconque tombe dans le péché ne doit pas désespérer de la miséricorde de Dieu mais il doit pleurer sur sa faute ou sur son crime et recevoir sa rémission de Dieu par des larmes véritables et une vraie pénitence » (207.37 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2465). *myst69-75 + Mystique + 75 Amplifications des remords • →Romanos le Mélode Hymn. 34,18 « Lorsqu’il entendit l’oiseau chanter, Pierre fit aussitôt éclater ses lamentations en pleurant : “Hélas ! Hélas ! Où m’en aller ? Où me tenir ? Où me montrer ? Quels mots, quelles paroles dire ? […] Sur laquelle de mes plaies dois-je gémir ? Sur la première, sur la seconde ? Car une triple souffrance s’est abattue sur moi. Le Fourbe m’a triplement terrassé, par ma simplesse. Invisible était la flèche qui m’a frappé, visible ma chute. Comment ai-je su enfler d’orgueil mon esprit au lieu de crier : ‘Hâte-toi, saint, sauve ton troupeau’” ? » (4,133).

été prédit ?) témoignerait d’une méconnaissance de la fonction des Écritures et de la notion de liberté. Il n’est pas au pouvoir de →Pierre de changer le sens de la rédemption ni de s’opposer à l’accomplissement de la volonté divine. Si Pierre ne tient pas compte de l’avertissement de Jésus « Où je vais, vous ne pouvez venir » (Jn 13,33), il résiste et suit malgré tout Jésus. Son reniement donnera raison à la prophétie de Jésus. La vraie liberté de Pierre n’est pas d’aller où il lui plaît mais de se soumettre au plan du salut et de conformer ses désirs à ceux de Dieu, à l’image du Christ qui suit la volonté du Père. Aussi touchante et courageuse que puisse paraître l’attitude de Pierre ou émouvant le moment de son reniement, sa trahison fait bien écho à celle de Judas (structure action-trahison de l’évangile de Mt) : que l’intention soit bonne (Pierre) ou supposée mauvaise (Judas), la trahison demeure. Cependant, contrairement à Judas, Pierre effectue sa « Pâque » jusqu’au jour de la résurrection et ne se donne pas la mort au moment de la passion. La mise en perspective de la trahison de Judas (*theo14-16) et du reniement de Pierre peut paraître difficile à admettre : ne fait-il pas tout ce qui a été recommandé par le Christ pour assurer son salut (Mt 24,12-13 « Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira chez le grand nombre. Mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » ; Jn 15,13 « Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis ») ? Mais son erreur est double : il anticipe le don total qui lui sera demandé après la résurrection et il s’oppose au plan divin. Le contrepoint de Pierre, c’est Marie dont le fiat marquait et marque encore l’acceptation inconditionnelle du vouloir divin. Marie n’est pas au mont des Oliviers, mais elle se tiendra auprès de la croix. *chr34c : Albert le Grand ; →Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles + Philosophie + 74a je ne connais pas l’homme Reconnaissance de la divinité Cf. *chr72b.74a. • →Kierkegaard Indøvelse « L’orateur dit que Pierre aurait déjà été coupable si Christ avait été seulement un homme — alors, s’il est celui qu’il est ! Mais on oublie purement et simplement que si Christ n’avait été qu’un homme et par Pierre seulement considéré comme un homme, Pierre ne l’aurait justement pas renié. Ce qui fait sortir Pierre de ses gonds, en effet, ce qui le prend comme une crise d’apoplexie, c’est justement qu’il a cru que Christ était le fils unique de Dieu. Qu’un homme tombe aux mains de ses ennemis, et cela sans rien tenter, c’est humain. Mais que celui dont la main toute-puissante avait donné des signes et opéré des miracles, qu’il se tienne alors impuissant et paralysé, c’est cela, justement, qui pousse Pierre à renier » (147). 75c il pleura amèrement Hommage à Dieu • →Feuerbach Wesen « C’est avec des larmes, avec les larmes de l’aspiration et du repentir, que les premiers chrétiens croyaient le mieux honorer la Divinité » (90). + Littérature + 72b.74a Je ne connais pas l’homme Moyen Âge Amplification des serments de Pierre • →Gréban Passion présente deux scènes de reniements, et dans la première, la servante se nomme… Cassandre (v.19492). Les « je ne connais pas l’homme » de Mt deviennent de vrais serments : « Femme, garde de mesparler : / tu me fais une grant offence ; / je te jure en ma conscience / et par le Dieu de paradis / qu’il n’est rien de ce que tu dis, / ne je n’en sçay choses quelconques : / Jhesus ne congnois, ne vis onques, / ne de riens oncques ne luy feus. / […] Tourner puisse je a pute fin, / et mourir de Dieu regnié, / mauldit et excommunié, / se puis l’eure de ma naissance / j’eus de cest homme congnoissance, / de quoy me voulez accuser ! » (v.19650-19693).

+ Théologie + 75 THÉODICÉE Prescience divine et liberté humaine Mettre en cause un « déterminisme » affectant les actes de Pierre (après tout, son reniement n’a-t-il pas

74b un coq = le coq du Temple • →Villiers de l’Isle-Adam Contes (« Le Chant du coq ») imagine « une controverse […] entre des Juifs de Rome et quelques zélateurs chrétiens

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qui s’efforçaient de les catéchiser » à propos de ce coq, sans antécédent biblique évident : « Un coq chanta ? dites-vous ?… s’écrièrent les Juifs, avec des sourires ; — ils ignorent donc notre Loi, ceux qui ont écrit cela ! […] Sachez que l’on n’eût pas trouvé un coq vivant dans tout Jérusalem. Celui qui eût introduit, dans la cité de Sion, l’un, vivant, de ces animaux, — surtout la veille de ce jour de la Pâque où l’on immolait, sur les parvis du Temple, des milliers d’holocaustes, — eût encouru, comme sacrilège, la lapidation. Car la Loi motivait sa rigueur sur ceci, que le coq, prenant sa vie sur les fumiers qu’il pique et fouille de son bec, en fait sortir mille impures bestioles que le vent des hauteurs dissémine et qui peuvent, en se répandant — et pullulant — par les airs, aller altérer les viandes consacrées à Dieu. […] Cette objection, très inattendue, ayant interdit, quelque peu, les chrétiens, […] l’on fit venir, pour les confondre définitivement sur ce point mystérieux, un rabbin très âgé, depuis longtemps captif, dont tous vénéraient la science profonde et l’intégrité. / — […] Quoi ! l’on n’eût pas trouvé, — dites-vous, — de coq vivant dans Jérusalem ? / Vous vous trompez. Il y en avait UN ! / Et c’est bien de celui-là que ce Jésus de Nazareth doit avoir voulu parler, — puisque ce texte précise “Le” Coq, et non pas “un” coq. / — Vous oubliez le grand Coq solitaire du Temple, le veilleur sacré, nourri des grains que lui jetaient les vierges, et dont la voix s’entendait au delà du Jourdain. Son cri matinal ; mêlé au grondant fracas des portes de l’édifice rouvertes à chaque aurore, retentissait jusque dans Jéricho !… […] C’était L’AVERTISSEUR » (127-130). 74b un coq chanta Chant de l’Esprit Saint • →Claudel Croix repose la question du « vieux Job » : « Qui a donné au coq l’intelligence ? (Jb 38,36) », avant de poursuivre en faisant parler l’apôtre Pierre lui-même : « Qui, tout à coup, en pleine nuit affreuse des tentations, qui, à la fois conseil et paralysie, se mêlent à la substance même de notre chair et de notre esprit, a suscité cet oiseau péremptoire ? D’où part ce cri de cuivre et l’écho au fond de notre poulailler de ce commandement du premier jour : Que la lumière soit ! L’Esprit Saint n’emprunte pas toujours les accents de la colombe plaintive. Le voici qui se lève avec une autorité irrésistible comme le chef qui boucle son ceinturon. Insolente, gratuite, immédiate, sors du fond de mes entrailles à la face des lâches et des cuistres, affirmation solaire et trompette du Jugement Dernier ! » (487-488). 75c il pleura amèrement Moyen Âge • →Gréban Passion : Pierre s’en va « plorer en la fosse », dont il ne sortira pas avant l’ensevelissement de Jésus. Il pleure son « inconstance », mais conserve l’espoir d’un « vray pardon » de son maître, contrairement à Judas. Il est donc le modèle du bon repentir (v.28570-28581). *litt27,5b : Gréban • →Pinder Speculum : Pour le reste de sa vie, Pierre eut toujours sur lui un mouchoir, pour sécher les larmes que faisaient régulièrement jaillir le souvenir de son reniement (117). Poésie baroque Le motif des Larmes de saint Pierre est récurrent dans l’art lyrique et la poésie sacrée du 17e s. Ce moment d’une grande intensité dramatique a inspiré ses poètes baroques : • →La Ceppède Théorèmes (165-166) ; →Selve Œuvres spirit. (XLVIII) ; • →Drelincourt Sonnets « Le regard du Seigneur pénétrant dans son Âme, / Son triste cœur percé comme d’un trait de Flamme, / Par le canal des yeux fait couler ses douleurs » (III,24). • →Vitré Essais (« Aux Larmes de Saint Pierre ») « Eaux ! par qui cet Apôtre a lavé la souillure / Et purgé le venin d’un scandaleux forfait, / Pluie ! dont chaque goute admirablement pure, / Ruisselante sur terre, au Ciel a son effet. - - Perles ! qui vous formez d’une amère salure, / Trésors du Paradis ! c’est le Ciel qui vous fait ; / Liqueur d’un doux parfum ! que tire de l’ordure / Le feu du Saint Amour, en qui tout se parfait. - - D’une noire Vapeur belle et claire Rosée ! / Qui devance, et qui suit l’Astre qui l’a causée, / Commencement d’un jour et la fin d’une nuit ! - - Filles de la Douleur ! et de l’Amour ensemble, / Petits Miroirs coulant sur ce Cristal qui luit ! / Entrainez de mes yeux une eau qui vous ressemble » (113).

Si l’on élargit la perspective, trois œuvres se détachent : • →Tansillo Lagrime, publié pour la première fois à Venise en 1560, puis considérablement augmenté en 1585. Traduit en français par Robert Estienne et, surtout, imité de façon plutôt libre (d’après l’édition originale de 1560) par : • →Malherbe Larmes : Après une courte préface, le poème commence là où s’arrête le récit de Mt : le coq a chanté, Pierre n’a plus qu’à pleurer. Après avoir renié Jésus, le disciple s’en retourne au jardin des oliviers, au « lieu qui fut témoin d’un si lâche méfait : / De nouvelles fureurs se déchire et s’entame, / Et de tous les pensers qui travaillent son âme / L’extrême cruauté plus cruelle se fait. - - […] C’est alors que ses cris en tonnerre s’éclatent, / Ses soupirs se font vents, qui les chênes combattent, / Et ses pleurs, qui tantôt descendaient mollement, / Ressemblent un torrent qui des hautes montagnes / Ravageant, et noyant les voisines campagnes, / Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément. - - […] De douze, deux fois cinq étonnés de courage / Par une lâche fuite évitèrent l’orage, / Et tournèrent le dos quand tu fus assailli : / L’autre qui fut gagné d’une sale avarice, / Fit un prix de ta vie à l’injuste supplice, / Et l’autre en te niant plus que tous a failli » (15-16). Son moment de faiblesse passé, il se ressaisit. Tout doit se régler entre lui et sa conscience : « Aussi l’homme qui porte une âme belle et haute, / Quand seul en une part il a fait une faute, / S’il n’a de jugement son esprit dépourvu : / Il rougit de lui-même, et combien qu’il ne sente / Rien que le Ciel présent et la terre présente, / Pense qu’en se voyant tout le monde l’a vu » (18). • →Hossche Lacrymae présente lui aussi une sorte d’exercice spirituel de saint Pierre : repentant, il regrette sa lâcheté au moment où Jésus s’offrait en sacrifice, examine toutes les conséquences de son acte irréversible et en appelle doucement à la grâce. Dans cette élégie latine hantée par le thème du sang versé, le souvenir de Gethsémani ajoute à la honte de l’apôtre : Mens abit et morior, quoties lacrymantis imago, / orantisque Patrem forma modusque subit. / Affixis telluri oculis, sparsisque jacebat / crinibus, et longas flens dabat ore preces (94-95, « Je défaille et je me meurs chaque fois que surgit l’image de l’homme en pleurs, la silhouette et l’attitude de celui qui priait son Père. Les yeux contre terre, il gisait, les cheveux épars et, en pleurant, il exhalait de sa bouche de longues prières ») ; Quid, quas ipse mihi victus formidine clausi, / caelestes aliis pandere posse fores ? / Omnia perdidimus, caelumque, animamque, Deumque (96-97, « À quoi me sert de pouvoir ouvrir à d’autres les portes du ciel [cf. Mt 16,19] quand, vaincu par la peur, je me les suis fermées ? J’ai tout perdu, et le ciel, et mon âme, et mon Dieu ») ; tempus erit, cum vos sanguis fortasse sequetur, / si modo non fallam rursus, ut ante, fidem (96-97, « Le temps viendra où peut-être le sang vous suivra, si seulement je ne trahis pas à nouveau, comme avant, la foi jurée »). 20e siècle • →Mauriac Vie psychologise à partir de Lc 22,61 : « Le ciel pâlissait. Un coq, de nouveau, chanta. Le jour se levait aussi dans ce pauvre cœur. Tout sortit de la nuit, tout s’éclaira en lui, en même temps que les toits du palais et des maisons, et la cime des oliviers, et les plus hautes palmes. Alors une porte s’ouvrit. Poussé en avant par des valets, un homme apparut, les poings liés, un gibier de potence et de bagne. Il regarda Pierre. Il fit tenir dans ce regard un trésor infini de tendresse et de pardon. L’apôtre contemplait avec stupeur cette face déjà tuméfiée par les coups de poing. Il cacha la sienne dans ses deux mains, et étant sorti, répandit plus de larmes qu’il n’en avait versé depuis qu’il était au monde » (252). *litt69-75 + Musique + 72a nia avec serment Mensonge répercuté sur la mélodie →Bach Passion brise complètement la ligne du récitatif. Leugnete (« nia ») et dazu (de schwur dazu « prêta serment ») projetés dans l’aigu accusent Pierre. 73b Vraiment Unanimité Par l’**homorythmie du chœur au début de la phrase, →Bach Passion souligne l’affirmation que le texte exprime. 74 Pierre et le coq →Bach Passion met en valeur verfluchen (« maudire ») et schwören (« jurer ») dans une tessiture aiguë. On peut remarquer la

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ressemblance mélodique entre le dernier reniement de Pierre et l’annonce du chant du coq par l’évangéliste. Le chant du coq renvoie Pierre à ses propres paroles. 75 Additions célébrissimes Sur un air devenu très célèbre, →Bach Passion fait la voix d’alto implorer le pardon en rythmes sanglotants : Erbarme dich. Elle dialogue avec un violon solo dans l’écrin que forme l’accompagnement des cordes, semblable à celui qui entoure les paroles de Jésus. Ce pourrait être un symbole de la présence réconfortante et libératrice de la miséricorde divine. Formé de lignes principalement ascendantes, il soutient les lignes descendantes plaintives du chant des solistes. • Air Erbarme dich : « Prends pitié, mon Dieu, à cause de mes larmes. Regarde ici, mon cœur et mes yeux pleurent devant toi amèrement. » Le cinéaste Andreï Tarkovski a dit « trouver la sonorité naturelle du monde si belle, que si l’on apprenait à l’entendre correctement, le cinéma n’aurait pas besoin de musique » (Le temps scellé). Mais c’est à cet air qu’il recourt pour ouvrir et clore son dernier film Offret (« Le sacrifice », 1986), méditation onirique sur le vide spirituel du monde contemporain menacé de destruction nucléaire. Alexandre, le héros se met à prier Dieu, prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher pour éviter ce conflit destructeur… Conçu selon son auteur comme une prière, le film s’achève sur les premiers mots d’un petit garçon : « Au commencement était le Verbe » (Jn 1,1). Le choral qui suit est une action de grâces à la miséricorde : • Choral Bin ich gleich von dir gewichen… deine Gnad und Huld ist viel größer als die Sünde, die ich stets in mir befinde (« Bien que j’aie été séparé de toi, pourtant je reviens une fois encore. Ton Fils a pris notre ressemblance par son angoisse peur et ses peines de la mort. Je ne nie pas ma faute, mais ta grâce et ta clémence sont bien plus grandes que les péchés que je trouve constamment en moi »). Ce texte est un écho à 1Jn 3,19-21, où il est dit que « Dieu et plus grand que notre cœur ». 75c il pleura amèrement Les larmes de Pierre La citation des paroles de Jésus (v.34) par l’évangéliste ne reprend pas le même récitatif en →Bach Passion : l’oubli de ces paroles par Pierre a légèrement modifié leur souvenir. Le mot weinete (« pleura ») prend l’aspect d’une longue plainte aux intervalles très expressifs. Bach avait déjà souligné la grande tristesse de Pierre de façon encore plus intense dans sa Passion selon saint Jean. Comme dans celle-ci, ce passage est directement suivi d’un air et d’un choral. + Danse + 74b un coq Réaction de Pierre →Neumeier Passion • Au cri du coq, Pierre a la tête rentrée sur sa poitrine et les bras croisés vers le ciel. 75c il pleura amèrement + Additions : solo du désespoir et de la supplication de Pierre, finalement consolé →Neumeier Passion montre Pierre avancer tristement vers les uns et les autres, postures impassibles et visages fermés : aucune compassion humaine pour le traître ! Sur l’air, poignant solo de Pierre • Commençant en fond de scène au centre, d’abord, bras noués aux jambes, il se projette contre le sol par bonds successifs, les jambes très écartées, le buste tendu de tous ses bras dans la direction de Jésus en prison, comme vers un Objet devant lui qu’il voudrait embrasser et ramener à lui de toutes ses forces, mais qui lui résiste invisiblement. • Il se relève les jambes avec les bras, comme s’il était un poids pour lui-même. • Il rapproche de son visage ses poings fermés, se « relance » en tournoyant sur lui-même comme une toupie. Toujours de ses poings fermés, il se meurtrit la poitrine.

• Les autres danseurs le regardent avec mépris et dégoût — lors de la création, John Neumeier donnait des images mentales comme : « Tu viens d’apprendre que x [ce danseur] bat sa femme : comment réagis-tu ? » • Au dernier accord du chant du violon (si mineur plaintif), affalé, son corps essaie de se redresser ; erratique, il bat sa coulpe ; à plusieurs reprises, s’autoflagelle — tel le pénitent d’une Confrérie. • Hors d’haleine, il tombe au sol, dos contre terre, reprend son souffle, assis, et les paumes ouvertes sur les genoux. • Il s’abrite de ses mains comme oppressé par le poids de sa peine pressant sur sa tête depuis le Ciel. • Il se redresse, aligne quelques pas de sa gestique précédente en regardant à l’autre bout de la scène Jésus devant sa porte/croix, encadré des Personnes-Gardes. • Pierre termine son solo, ployé en avant sur une ultime contraction de son âme repentante. Choral de consolation • Un couple esquisse un duo sur le devant — écho léger d’Adam et Ève, inscription fugace de la protologie dans l’eschatologie. • Jésus vient lentement remettre Pierre debout et le réconforter. Un autre disciple le rejoint. Des disciples hommes et femmes le rejoignent et lui prodiguent aussi des gestes d’affection, caresses de la tête, hugs. • Les deux Personnes quittent lentement Jésus et vont vers le fond de la scène. + Cinéma + 75c sortant dehors, il pleura amèrement Réaction immédiate • →Zecca Passion : Comme Judas, Pierre est pris par le remords immédiatement après la trahison. La troupe armée n’est pas encore sortie de la cour qu’il plonge la tête dans ses mains, sous l’œil étonné des servantes. • →Pasolini Matteo : Comme Judas après l’onction à Béthanie, on le voit s’éloigner en courant de dos, puis ralentir et pleurer. Transposition • →Jewison Superstar : La réaction de Pierre est transférée sur Madeleine. Peinée, elle lui reproche son reniement, se souvient des paroles de Jésus et s’étonne de leur accomplissement. Jeu de lumière • →van den Bergh Matthew : Pierre s’enfuit et la caméra s’attarde sur une torche qui éclairait la scène. Fondu enchaîné avec la silhouette de Pierre qui titube, s’agenouille contre la porte et pleure longuement. Il se détache sur un mur lumineux, au fond. Amplification • →Gibson Passion : Toute la scène montrait Pierre cherchant à la fois à échapper à la foule (et donc au lynchage que subit Jésus) et à voir son maître. Après le regard de Jésus, il peut sortir, plié en deux, en pleurant. Dans la foule, il tombe sur Jean, Marie et Madeleine : Pierre confesse à Marie sa faiblesse, à genoux (suivant →Emmerich Passion). Il refuse qu’elle le touche en signe de consolation, avant de s’enfuir en criant. Est introduite ici une scène inspirée des visions d’Anne-Catherine Emmerich qui illustre le rapport spirituel que Marie entretient avec son fils durant la Passion. Marie s’approche d’un portique du palais de Caïphe et semble chercher quelque chose. Elle s’agenouille et pose sa joue contre le sol : un travelling vertical révèle qu’au même endroit, dans le sous-sol, se trouve la prison de Jésus. Il est suspendu au plafond par des chaînes et lève les yeux comme s’il sentait aussi la présence de sa mère.



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27,1-2 On conduit Jésus à Pilate + Propositions de lecture +

2b le gouverneur Terme imprécis (hêgemôn : *hge2b) : Mt (non plus que →Josèphe A.J. 18,55 : Pilatos de ho tês Ioudaias hêgemôn) ne s’embarrasse pas d’exactitude juridique selon le droit romain (*mil11b ; *mil12 ; *mil12.14a).

1-2 Transition : on conduit Jésus à Pilate Ces deux versets font une transition entre le procès juif et le procès romain (l’évangéliste récapitule et continue la confrontation avec les chefs juifs, interrompue par le récit de la trahison de + Procédés littéraires + Pierre ; même construction en Mc 15,1). NARRATION Séquence 1a.57a Le matin venu + Le soir venu — COMPOSITION Inclusion La journée com• Les v.1-2 séparent l’ensemble formé par la confession de Jésus et le reniemence avec la livraison de Jésus à Pilate et se termine avec la livraison de ment/repentir de Pierre, d’une part, et le repentir/suicide de Judas, d’autre son cadavre à Joseph d’Arimathie. part (*interp3-10). Sens 1b tous les grands prêtres et les anciens du peuple COMPOSITION Écho et variation Accomplissant ses propres prophéties (*ref2b), Jésus est livré par les chefs Ces deux syntagmes forment inclusion avec juifs à un non-Juif, le gouverneur • Mt 26,3 sur le thème du conseil représentant César. Cette livraison des chefs contre Jésus ; Byz V S TR Nes d’un Juif par des Juifs à des non-Juifs • Mt 26,59 sur le thème du procès — scandale absolu pour la conscience devant le sanhédrin. 1 a Le matin venu du peuple élu dont le témoignage La mention de « tous » pourrait faire b tous les grands rendu à Dieu tient à la solidarité en allusion à une réunion plus formelle V princes des prêtres et les anciens du peuple tant que peuple — a peut-être laissé que l’interrogatoire hâtif antérieur une trace dans la tradition rab(*hge26,57-68 ; →Historicité du « protinrent conseil contre Jésus binique, qui tend à escamoter le rôle cès » de Jésus devant « le sanhéc en sorte de le faire mourir de Pilate et des Romains dans la crudrin »). V livrer à la mort cifixion de Jésus : *jui2b. 2a entravé NARRATION 2b Pilate De l’histoire à la légende : Effet sur le lecteur : surprise 2 a et, l’ayant entravé, importance du personnage dans la tradition Pourquoi Mt ne mentionne-t-il le S ils l’entravèrent, l’emmenèrent chrétienne Ponce Pilate (*hge2b), dont fait que maintenant et non dès l’arByz S TR Byz V TR le livrèrent à Ponce Pilate le b et l’histoire reconstitue assez bien la restation de Jésus (*bib1-2 ; *syn2a ; carrière (→Ponce Pilate), est célèbre *chr2a : Harmonisation évangégouverneur. parmi les premiers chrétiens au lique) ? point d’être entré dans les confesCaractérisation de Jésus 1-2 On conduit Jésus à Pilate Mc 15,1 ; Lc 23,1 ; Jn 18,28 – 1a Le matin venu sions de foi primitives (1Tm 6,13 ; cf. Jb 24,14 – 1b conseil contre Ps 2,2 ; Pr 1,11.16 ; *ref26,4 – 2b livrèrent Mt 17,22 ; On est à un moment-charnière du →Ignace d’Antioche Magn. 11 ; 26,45 ; 27,26 ; G-Os 10,6 – 2b Livré au gouverneur Mt 10,18 récit de la passion. Jusque-là actif, →Smyrn. 1,2 ; →Trall. 9,1), accompaJésus entravé et livré va de plus en gnant la crucifixion de Jésus, comme plus se comporter en victime passive Marie sa naissance (*theo57-61). (*theo2b). La fin de la vie de Pilate et sa mort deviennent rapidement objets de légendes (*chr2b ; →Pilate dans la tradition chrétienne). À travers les siècles, 2b le livrèrent COMPOSITION De Judas, aux chefs, à Pilate, aux soldats En Mt 26,45 ; le personnage — notamment à partir du portrait ambigu qui en est tiré dans 27,2.26 Jésus est successivement livré (paradidômi) par Judas aux chefs juifs le récit de la passion — inspira un grand nombre d’œuvres littéraires pour qu’ils le jugent, par les chefs à Pilate pour qu’il le condamne, par Pilate (*litt11a ; *litt11b ; *litt18), artistiques (*vis1-2 ; *vis11a ; *vis11b-14) et cinéaux soldats pour qu’ils le crucifient. matographiques (*cin18). 2b Pilate le gouverneur PRAGMATIQUE Désignation ironique ? Comme avec Texte « Hérode le roi » (Mt 2,1.3.9), Mt insiste peut-être ironiquement sur les titres des puissants impuissants. Il utilise indifféremment les termes « Pilate » + Critique textuelle + et « gouverneur », peut-être pour montrer que l’intérêt n’est pas tant dans le personnage historique de Pilate que dans la condamnation de Jésus par un 2b Ponce Omission S et Nes omettent Ponce, probablement ajouté par des représentant de l’État romain. copistes habitués au syntagme entier (p. ex. dans le Credo). *interp2b + Vocabulaire +

Contexte

1b.7 tinrent conseil + avoir tenu conseil — Connotation informelle La phrase lambanô sumboulion (litt. « recevoir ou prendre conseil ») veut simplement dire « délibérer » et n’implique pas d’assemblée formelle ; cf. la même phrase en Mt 12,14 ; 22,15 ; 27,7 ; 28,12.

+ Repères historiques et géographiques +

2b Ponce Pilate Anthroponyme • Ponce Pilate (*hge2b) appartient probablement à la famille samnite des Pontii. • Pilatus « celui qui est armé d’un javelot (pilum) » est son cognomen.

1 Historicité Par comparaison avec Lc et Jn (*hge26,57-68 ; *mil26,57-68 ; *pro1b), on peut distinguer une première comparution devant Anne durant la nuit et une séance plus formelle et seule décisive au matin (Mt 27,1). *gen26,57-68 2b Ponce Pilate Prosopographie Pilate (*voc2b) devient préfet de Judée en l’an 26 ap. J.-C. Le légat syrien Vitellius met un terme à son mandat au début de

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La passion selon saint Matthieu

l’an 37 à la suite d’un massacre de Samaritains réunis sur le mont Garizim (→Josèphe A.J. 18,85-89). La durée de son mandat jusqu’à son renvoi vers Rome laisserait penser que Pilate ne fut pas le préfet exécrable remémoré par les écrivains juifs (*jui2b), navigant habilement entre les ambitions théocratiques des Judéens et l’impératif de maintenir l’ordre romain. Ce que l’histoire peut reconstituer de sa gouvernance de la Judée durant dix ans offre un cadre vraisemblable pour le « procès » de Jésus (→Ponce Pilate). 2b le gouverneur Titulature Préfet de Judée Pilate est appelé « préfet de Judée » (*hge2b Ponce Pilate) sur une inscription retrouvée à Césarée maritime en 1961 : • [ ]S TIBERIEUM | [ ]NTIUS PILATUS | [ ]EFECTUS IUDAE[ ]E | [ ]E [ ], ce qui peut se lire [nauti]s Tiberieum | [T/L Po]ntius Pilatus | [pra]efectus Iudae[a]e | [r]e[fecit] « Pour les marins, Titus/Lucius Ponce Pilate a fait restaurer le Tiberieum. » Placée dans un monument dédié à l’empereur, cette inscription lui donne son titre exact. Au moment de la passion, le gouverneur de Judée était un préfet (eparchos), titre militaire, non un procurateur (epitropos), titre civil (employé par →Tacite Ann. 15,44 : per procuratorem Pontium Pilatum ; →Philon d’Alexandrie Legat. 299 : epitropos ; →Josèphe B.J. 2,169 : epitropos). Le terme gouverneur (hêgemôn) couvre les deux statuts. Dépendance Fait exceptionnel, la Judée était liée à la province de Syrie (→Josèphe A.J. 18,2), qui était gouvernée par un sénateur préteur, lequel avait droit de regard sur ce qui se passait en Judée (pour éviter en particulier toute vacance de pouvoir, dans cette région agitée, entre deux nominations). Les troupes de combat n’étaient pas stationnées en Judée mais à Antioche en Syrie. Le préfet de Judée se contentait d’une troupe auxiliaire d’environ 3 000 hommes levés dans les populations non juives de sa province, spécialement de Sébaste et de Césarée. Pouvoir Les gouverneurs de Judée possédaient le ius gladii depuis le préfet Coponius (ca. 6-9 ap. J.-C., →Josèphe B.J. 2,117). Présence et résidence à Jérusalem au moment de la passion →Prétoire romain : sa localisation à Jérusalem + Milieux de vie + 2b le livrèrent à Ponce Pilate JUSTICE Pourquoi Jésus lui est-il livré ? En peignant Jésus emmené comme un condamné, Mt suppose que les Juifs n’avaient pas le pouvoir d’exécuter les criminels (fait explicité en Jn 18,31), réservé au gouverneur (*hge2b le gouverneur). En fait, les Romains semblent avoir toléré les exécutions conduites par lynchage spontané de transgresseurs de tabous religieux : • peut-être en cas de franchissement du sôreg, le mur de séparation entre juifs et païens sur l’esplanade du Temple (cf. les mots attribués à Titus par →Josèphe B.J. 6,124-126) ; • ou encore en cas de flagrant délit d’adultère (Jn 8,4-5 ; →m. Sanh. 7,2). En revanche, les condamnations portées au terme de débats juridiques formels dans les cours juives posent davantage problème. • →Josèphe A.J. 20,197-203 : De concert avec Agrippa II, le procurateur Albinus démit Ananus II du grand pontificat quand celui-ci fit condamner à mort par le sanhédrin, puis exécuter, Jacques le Mineur à la faveur d’une vacance de pouvoir romain entre deux procurateurs. + Textes anciens + 1a matin Temps pour la justice • →3 Macc. 5,26 ; →Sénèque Ira 2,7,3 ; →Horace Sat. 1,9-10 ; →Plutarque Quaest. Rom. 84 = →Mor. 284d ; →Suétone Vesp. 21 : La consultation de chefs hiérarchiques romains se fait du lever du soleil jusqu’à 11h. • →Aulu-Gelle Noct. att. 14,7,8 : Un décret du sénat promulgué entre le coucher et le lever du soleil n’a pas de valeur.

+ Intertextualité biblique + 1-2 Typologie : ligature d’Isaac ? La scène a lieu tôt le matin (Gn 22,3). Jésus est lié (Gn 22,9) par des figures paternelles (grands prêtres et anciens exercent leur autorité au nom de Dieu) qui croient suivre la voix de Dieu en incitant au meurtre (Gn 22,2.12). →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac

Réception + Lecture synoptique + 2a l’ayant entravé Chronologie Mt–Mc Jésus est lié au même moment en Mc 15,1. // Lc Il n’y est lié à aucun moment. // Jn Il est lié dès son arrestation en Jn 18,12. + Liturgie + 2b Pilate CALENDRIER Un étrange saint L’Église copte a canonisé Pilate : Pilate se serait en secret converti au christianisme, sous l’influence de sa femme Claudia, et tous les deux sont fêtés le 25 juin. D’autres Églises orthodoxes vénèrent seulement Claudia comme sainte, Pilate leur semblant indigne du fait de sa lâcheté (*chr2b). →Pilate dans la tradition chrétienne + Tradition juive + 1a Le matin Légalité ? L’idée d’un procès nocturne de Jésus se déroulant pendant la nuit de Pâque, tel qu’il est décrit dans le ch.26, n’est guère conforme à la loi rabbinique (*hge26,57-68). En effet, les délibérations ne peuvent avoir lieu et les condamnations être prononcées que pendant qu’il fait jour (cf. l’usage romain : *anc1a), et on ne peut pas délibérer la veille d’un jour de fête ou d’un shabbat (→m. Sanh. 4,1). La session du matin mentionnée ici s’accorde mieux avec la Mishna quant à l’heure (mais non quant au jour, s’il s’agit du jour de la Pâque, où les condamnations sont interdites). Elle a un caractère moins informel et plus officiel que le procès nocturne (p. ex. la présence d’un plus grand nombre de membres du sanhédrin). Elle correspond aussi en partie à la prescription selon laquelle une sentence de condamnation à mort ne peut pas être prononcée et exécutée avant le lendemain des débats (→m. Sanh. 4,1). Reste que dans le ch.27, la matinée (étape de la sentence) fait partie de la même journée que la session nocturne du ch.26 (qui correspondrait à l’étape des débats). Il ne s’agit donc pas d’un vrai « lendemain ». Enfin, l’ensemble des réglementations mishniques n’était peut-être pas encore en vigueur à l’époque de Jésus. →Historicité du « procès » de Jésus devant « le sanhédrin » 2b le livrèrent Scandale ? En principe, tout Juif doit refuser de livrer un Juif à des païens. Cependant : • →Josèphe A.J. 18,63-64 affirme que Jésus fut condamné à la crucifixion par Pilate « sur la dénonciation de nos premiers citoyens », ce qui correspond grosso modo aux récits évangéliques, mais sans préciser la nature de l’accusation. • →t. Ter. 7,23 : Quand des païens disent : « Donnez-nous un d’entre vous, que nous l’exécutions, sinon nous vous tuerons tous », il vaut mieux que tous meurent plutôt qu’une seule vie israélite soit livrée. Cependant, s’ils spécifient une personne particulière (comme fut demandé Shéba, le fils de Bikhri), il faut le leur livrer et tous ne seront pas tués (cf. →Gen. Rab. 94,9). Si cette halaka valait déjà au temps de Jésus, la seule manière d’expliquer la livraison de Jésus aux Romains serait donc que ceux-ci l’eussent déjà ciblé comme un ennemi. Faut-il croire à la lettre Jn 11,49-50, qui montre un Caïphe cynique transformant la halaka établie à des fins politiques ? (Il met en balance la survie du Temple et de la nation d’une part, la vie d’un seul Juif de l’autre.)

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• →b. Sanh. 43a : Jésus (Yešû ha-Nôṣrî) aurait été condamné à mort par un tribunal rabbinique, puis exécuté, sans que l’on précise par qui : « on pendit Jésus ». Le fait que des tribunaux juifs procèdent à des exécutions, sans l’accord préalable des autorités romaines, est attesté pour Étienne (Ac 7) et pour Jacques, le →frère/cousin de Jésus (→Josèphe A.J. 20,200). La présence romaine est tout au plus suggérée dans le commentaire talmudique de cette baraïta. On aurait cherché (sans en trouver) des circonstances atténuantes à Jésus, en dépit de la gravité de son péché, parce qu’il était proche de « la royauté ». L’élision talmudique de la responsabilité romaine dans la mort de Jésus serait-elle la trace d’un sentiment de culpabilité prégnant, pour des Juifs, d’avoir livré l’un des leurs aux non-Juifs (cf. la halaka paulinienne en 1Co 6,1-11 concernant le recours à des tribunaux extérieurs en cas de litiges dans la communauté) ? 2b Pilate Image négative L’image de Pilate chez les écrivains juifs antiques est extrêmement négative (→Ponce Pilate : Josèphe et Philon). Pilate est mentionné plusieurs fois sous le nom d’Haman. Il est possible que Pinḥas Lisṭa’a (« Pinhas le brigand » : *jui44 brigands) décrit comme le meurtrier de Balaam le boiteux (= Jésus), ne soit autre que Pilate (→b. Sanh. 106b). 2b gouverneur Terme récurrent Le terme grec hêgemôn est souvent employé dans la littérature rabbinique : en hébreu hegmôn, en araméen hagmônâ. + Tradition chrétienne + 1-2 Transition • →Albert le Grand Sup. Matt. « À partir de ce moment, l’évangéliste suit manifestement la tradition selon laquelle le Christ a été livré aux gentils pour être crucifié et selon laquelle il est condamné à la croix comme un fauteur de troubles et comme appartenant au nombre des impies » (636). 1a Le matin venu Signe de hâte • →Albert le Grand Sup. Matt. « On note leur ardent désir de le faire mourir dans cette expression “le matin venu” ; car ils prévoyaient le temps du jugement et ils anticipaient le jugement dans leur désir excessif qu’il soit mis à mort » (636.22-25). Signe de zèle diabolique • →Raban Maur Exp. Matt. « Vois l’application des prêtres au mal : ils avaient passé toute la nuit pour se rendre coupables d’homicide » (726.44 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2476). 1b tous les grands prêtres et les anciens du peuple Deux pouvoirs • →Albert le Grand Sup. Matt. « Voilà le consensus à faire le mal » (636.34) ; « Le pouvoir était divisé en deux : le pouvoir d’autorité et le pouvoir du conseil. Les grands prêtres représentent le pouvoir d’autorité ; les anciens du peuple sont le pouvoir du conseil et du sénat » (636.38-42). 1b tinrent conseil contre Jésus Pourquoi ? Explication typologique • →Raban Maur Exp. Matt. « C’est pourquoi le saint (beatus) homme se tint à l’écart et il est écrit à son sujet : “Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies (in consilio impiorum), ni dans la voie des égarés ne s’arrête, ni au siège des rieurs ne s’assied” (Ps 1,1) » (726.39). Explication psychologique • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « La jalousie et la haine ne leur permettaient pas de réfléchir sur ce qu’ils faisaient : faire mourir un innocent et un homme qui faisait des miracles » (1484B). 2a entravé Interprétation historique • →Jérôme Comm. Matt. « C’était leur coutume de livrer ligoté au juge celui qu’ils avaient condamné à mort » (= →Raban Maur Exp. Matt. 726.46 ;

→Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2498 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt. 207.42). Interprétation poético-christologique • →Origène Comm. Matt. 116 « Ils firent charger de chaînes Jésus, lui qui brise les chaînes (Is 61,1) ! » (242.7). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2485 « Ils le lient donc avec des chaînes, parce que Satan les avait ligotés. Ils ne se rappellent pas qu’il était celui qui avait délivré une fille d’Abraham que le diable avait liée voici dix-huit ans et qui ne pouvait absolument pas se redresser (Lc 13,16). » Le Christ, nouveau Samson (Jg 16,1-21), se laisse librement attacher par des liens qu’il brisera lui-même, en triomphant de la mort. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur a défait les liens du péché par ses liens. » Harmonisation évangélique • →Raban Maur Exp. Matt. « Mais il faut noter cependant que ce n’était pas pour la première fois qu’ils le ligotaient, mais qu’aussitôt après l’avoir saisi de nuit dans le jardin, comme l’affirme Jn [*syn2a], ils l’avaient déjà ligoté et conduit ainsi [attaché] en premier lieu chez Anne » (726.48 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1480B). 2b Ponce Pilate Anthroponymie • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Le prénom de Pilate est Ponce, du nom d’une province que l’on appelle le Pont-Euxin et qui est proche de Constantinople, parce ce que c’est là où il est né. C’est la raison pour laquelle on dit que le Pont-Euxin est plus douce que les autres mers. Pilate lui est propre. Mais Ponce peut s’interpréter comme celui qui décline le conseil, car il s’est détourné du conseil des Juifs. Mais s’il avait agi parfaitement, il aurait fait aujourd’hui ce qu’il voulait. Pilate veut dire la figure du persécuteur (os malleatoris) : c’est sous son principat qu’il s’est injustement porté contre le Seigneur » (1484B ; même étymologie que celle de →Raban Maur Exp. Matt. 740.91). • →Albert le Grand Sup. Matt. « “Ponce” vient de l’événement au cours duquel Pilate a vaincu le Pont et l’a soumis aux Romains. » *voc2b Suicide ? • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1497C : Pilate, comme les autres persécuteurs du Seigneur, a mal fini. Alors qu’Hérode Agrippa I pourrissait de l’intérieur (Ac 12,23), lui s’est « tué de ses propres mains ». →Pilate dans la tradition chrétienne + Théologie + 2b livrèrent THÉOLOGIE NT Sotériologie Mt Derrière les actions des hommes qui livrent Jésus et le mettent à mort, il y a l’action de Dieu qui va transformer la mort de Jésus par eux en mort de Jésus pour eux : Is 53,6.12 « Le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à tous. […] il s’est livré lui-même à la mort » ; Rm 8,32 « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils mais qui l’a livré pour nous tous » ; cf. l’usage du passif divin dans la prophétie de la passion du →fils de l’homme (Mt 17,22 ; *ref2b). 2b Ponce Pilate DOGMATIQUE Responsabilité de la mort de Jésus Dans le Credo, Jésus est crucifié « sous » (epi) et non « par » (hupo) Ponce Pilate, ce qui laisse totalement ouverte la question de la responsabilité de la mort de Jésus. →Pilate dans la tradition chrétienne + Littérature + 1-2 Le judaïsme donne son messie au monde • →Claudel Croix « Et c’est de ce Christ vérifié que la Synagogue par l’organe mandaté de son grand prêtre déclare solennellement qu’elle ne veut pas, qu’Il n’existe pas pour elle, qu’Il est incompatible avec ses possibilités, elle le passe à l’Univers, en l’espèce représenté par Ponce Pilate, procurateur de l’Empire Romain. Voilà Jésus par le judaïsme livré à l’Univers » (488).

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La passion selon saint Matthieu

2b le livrèrent à Pilate le gouverneur Empressement ridicule • →Gréban Passion : La hâte des grands prêtres semble ridicule au serviteur de Pilate, lequel se trouve « encor au lit » à cette heure-ci (v.21320).

+ Arts visuels + 1-2 Livraison à Pilate Le récit est, chez Mt, d’une rare concision. Les représentations de ces v. sibyllins sont exceptionnelles. Si l’épisode semble ignoré de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, qui ne le distinguent pas de la comparution devant Pilate (*vis11-26), il est parfois représenté : • à l’époque gothique, notamment par les Frères de Limbourg dans les Très riches heures du duc de Berry (avant 1416, Chantilly) ; • à l’époque moderne par Ercole de’ Roberti (Paris) et Hans Leonhard Schäuffelin (Augsbourg), qui mettent en page le chemin parcouru par le Christ. La scène appartient toujours à un ensemble iconographique et apparaît en général dans les illustrations de bibles (comme pour *vis26,14-16 ; *vis26,3035), notamment aux époques moderne (Jérôme Nadal, Evangelicae historiae imagines, 1594) et contemporaine (Alexandre Bida, 1874, et James Tissot, 1886-1894).

+ Danse + 1-2 Enlèvement de Jésus →Neumeier Passion • Sur le podium, les membres du conseil se concertent du regard, donnant à voir leur palabre de profil. C’est presque une citation visuelle de l’image du sanhédrin des Biblia pauperum médiévales. • Pendant ce temps, un petit groupe réassemble les bancs-portes en croix ; au centre, Jésus expulsé et malmené est lancé de l’un à l’autre et passe de mains en mains dans une ronde de violence. Il finit violemment projeté au sol. Il se met à genoux, mains liées, puis il avance vers le podium rouge, sur la droite, où il sera rejoint par les Personnes. Ce qui suit se déroule sous ses yeux attentifs et peinés. • Le groupe se referme en cercle, alors que Judas survient, donnant ses explications avec force gestes expressifs des bras. Ceux du conseil semblent effacer sa parole, leur bras gauche agité mécaniquement en « essuieglace ». • Jésus sur le podium rouge à droite est à genoux, les mains croisées comme liées devant lui ; les Personnes-gardes debout un peu en arrière. + Cinéma +

+ Musique + 1bc conseil + faire mourir — Description musicale de l’attitude des chefs →Bach Passion semble ne pas tenir ce conseil en grande estime : • La courbe mélodique fortement descendante en témoigne, avant de remonter vers Jesum. • Puis le mot töteten (« fassent mourir ») fait surgir un motif inhabituel à la basse. 2b le livrèrent Description musicale de l’attitude des chefs (suite) →Bach Passion • La mélodie ascendante de führeten ihn hin (« l’emmenèrent ») indique le déplacement. • Et le mouvement de révérence au nom de Pontio Pilato suggère les grands prêtres et les anciens s’inclinant devant le gouverneur.

1a Le matin venu Cadre temporel souligné visuellement *pro1a.57a • →van den Bergh Matthew : Grands prêtres et anciens marchent sous un portique à colonnes, en discutant. La lumière envahit le décor et indique avec évidence que l’on est au matin du jour suivant. 1b tinrent conseil contre Jésus Et contre deux autres accusés • →Pasolini Matteo : Jésus n’est pas le seul jugé : à ses côtés, deux autres hommes apparaissent ligotés, dont il se distingue par son grand châle noir. La liaison avec l’interrogatoire précédent est assurée par le grand prêtre qui en reprend les derniers mots (Mt 26,66 « Il est passible de mort ») avant d’ordonner qu’on l’emmène chez Pilate (même technique qu’en *cin26,4 : Pasolini).



27,3-10 Remords, confession et suicide de Judas + Propositions de lecture + 3-10 Remords, confession et suicide de Judas NARRATION Digression Cet épisode du suicide de Judas, concluant le « cycle de Judas » dans le récit de la passion selon Mt, est lié à l’interrogatoire de Jésus et au reniement de Pierre par l’identité des interlocuteurs (grands prêtres et anciens), les thèmes (trahison de Pierre) et la logique narrative (« voyant qu’il avait été condamné »). Cependant, il est nettement séparé de ce qui précède par le sommaire d’un conseil des chefs juifs et l’envoi de Jésus chez Pilate, auquel il faut revenir ensuite (cf. v.2.11). Narrativement, Jésus est donc ailleurs au moment de la fin de Judas. Temporalité : pendant la trahison de →Pierre ? Mt (*syn3-10 ; *chr3-10) suggère-t-il par cette construction que le repentir de Pierre était possible grâce à la proximité physique de Jésus (qui avait déjà fait miséricorde, en prévoyant ce reniement et en donnant le signe du coq ;

cf. // Lc 22,61, qui insiste sur le regard de Jésus), tandis que son éloignement empêcherait Judas (dont il a prophétisé le malheur : Mt 26,24) de résister au désespoir ? SENS →Antijudaïsme ? La péricope traite autant et plus de l’argent de la trahison que de la fin du traître. C’est l’action des grands prêtres, non celle de Judas, qui accomplit l’Écriture citée. L’itinéraire des trente pièces souligne la responsabilité des chefs religieux juifs, vers qui retourne le prix du sang innocent (*theo9b). Dans la citation qu’il concocte en Mt 27,9b, l’évangéliste prend soin de préciser que tous les fils d’Israël ne sont pas coupables, mais seulement certains parmi eux : *gra9b. Ambiguïté sur →Judas Judas est le seul des disciples qui proteste de l’innocence de Jésus devant les grands prêtres ; le sens de sa mort reste énigmatique (*pro5b). Soulignement de l’innocence de Jésus La protestation formelle de Judas trouvera écho dans celle de la femme de Pilate (v.19) puis dans celle de Pilate lui-même (v.24) : Jésus est reconnu

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parfaitement innocent, ce qui pourrait bien transformer sa passion en une dénonciation définitive du mécanisme sacrificiel à l’œuvre dans toutes les sociétés : *phi26,3-5 : Girard.

Texte + Critique textuelle + 3b retourna Addition S insère « et alla » juste avant. 5a dans : Byz TR | Nes : vers • Byz TR : en + dat. « à l’intérieur du » ; • Nes : eis + acc. « dans la direction du », « du côté du » Sanctuaire.

Byz V TR Nes 3a

b

+ Vocabulaire + 3b se repentant Nuance d’intensité Mt 26,24 paraît supposer la damnation de Judas, et les autres traditions antiques sur la mort de Judas lui attribuent surtout du regret et non du repentir (*chr3-10). Cependant, le verbe metameleô employé ici a un sens plus intense que « avoir des remords » (cf. le deuxième fils de la parabole en Mt 21,29.32), même s’il ne va pas jusqu’à désigner une contrition de la volonté aussi profonde que metanoeô. V traduit d’ailleurs paenitentia ductus ; S porte la même nuance. Est ainsi suggéré le fait que Judas n’a pas tout à fait rompu avec Jésus (*pro4d). 4d Que nous importe ? Idiome • Gr : ti pros hêmas ; V : quid ad nos, litt. « Qu’est-ce que cela auprès de nous ? » ; • S : ln m’ ln, litt. « À nous quoi à nous ? » Une phrase similaire se retrouve en Jn 21,22-23. 4d À toi de voir Idiome • Gr : su opsêi, litt. « Toi, tu verras » (indicatif future de horaô), dans le sens « prendre soin de, être attentif » (Mt 8,4 ; Ac 18,15) ; cf. V : tu videris ; • S : ’nt yd‘ ’nt, litt. « Toi, tu sais ».

des trente pièces d’argent (v.3.9) ont la même construction : « alors » / nom propre / « disant ». Écho avec Za Le récit sur Judas et la citation du prophète (Za 11,12-13) usent du même lexique : « prenant » (v.6.9), « trente pièces d’argent » (v.3.9), « pièces » (v.56), « prix » (v.6.9), « champ du potier » (v.7.10), « champ » (v.8.10). Variations sur « livrer » (v.3-4), « grands prêtres » (v.3.6), « sang » (v.4.6.8) et « champ » (v.7-8).

S

Alors Judas, qui le livrait, Alors Judas le traître vit V livra, que Jésus était voyant qu’il avait été condamné, condamné, se repentant, retourna se repentit et alla, il V poussé par le repentir, retourna ces trente rapporta les trente [pièces] d’argent aux pièces d’argent aux grands prêtres et aux grands anciens V princes des prêtres et aux anciens Byz V S TR Nes

4a

en disant : et dit : — J’ai péché en livrant S car j’ai livré un sang innocent. V juste. S Mais eux lui dirent : — Que nous importe ? À toi de voir.

S

b

c d

Byz V TR Nes 5a

b

Ayant jeté les pièces d’argent dans Nes vers le Sanctuaire V Temple et s’étant retiré, il se pendit Và une corde.

S

Et il jeta l’argent dans le Temple

et se retira. Il s’étrangla lui-même.

3a Alors NARRATION Séquence Tote, adverbe favori de Mt (90 usages, contre 6 en Mc et 15 en Lc), introduit moins une précision temporelle qu’il ne permet à l’évangéliste d’agrafer ici le dossier sur la mort de Judas. Pourquoi ici ? Cf. *interp3-10. 4.24 COMPOSITION Paroles expressives en écho Le dialogue entre Pilate et la foule ressemble à celui de Judas avec les grands prêtres : • « sang innocent » (v.4b) // « innocent de ce sang » (v.24c) ; • « À toi de voir » (v.4d) // « À vous de voir » (v.24c). NARRATION Parallélisme entre personnages Pilate n’est pas exonéré pour autant : mis en série avec Judas et les grands prêtres, il n’en est que plus coupable, malgré sa mascarade rituelle pseudo-biblique (*mil24b). 4d À toi de voir SÉMANTIQUE Isotopie de la séparation • La réponse des prêtres établit une coupure nette entre eux et Judas, qu’ils méprisent (*anc4d). Son repentir atteste à leurs yeux de la permanence de son lien avec la communauté de Jésus. *voc3b • L’affectation du prix de sa trahison aux sépultures des « étrangers » (v.7) sera cohérente avec leur souci de maintenir le peuple séparé du groupe de Jésus.

5a les pièces d’argent dans le Sanctuaire NARRATION Mise en scène ambiguë 3-10 Judas repentant et se suicidant // Ac 1,18-19 – 3b argent *ref26,15c – Cadre topographique elliptique 3b grands prêtres et anciens Jr 19,1 – 4b sang innocent Dt 27,25 ; Ps 94,21 ; Mt ne précise pas si Judas a pénétré 106,38 ; Jr 7,6 ; 19,4 ; 22,3.17 ; 1M 1,39 ; 2M 1,8 – 4d Que nous importe Jn 21,22-23 – dans la cour des prêtres, s’il a jeté 4d À toi de voir Mt 27,24 – 5b Judas-Ahitophel 2S 17,23 ; *bib3-10 – 5b Désespoir l’argent au-dessus du mur ou s’il l’a 1R 19,4 déposé quelque part dans la cour des Israélites. Pour la continuité du récit, + Procédés littéraires + seul compte le fait que les chefs juifs ont trouvé l’argent. Geste ambivalent 3-10 COMPOSITION • Ou bien Judas essaie de défaire le mal qu’il a fait et renvoie l’argent à ses Rythme ternaire et organisation circulaire typiquement Mt propriétaires au Temple. Devant leur refus de discuter, il annule unilatéAu centre, Judas va se pendre (v.5b), dans trois enveloppes : ralement le contrat passé avec eux et unilatéralement s’adresse à Dieu en • les pièces jetées par l’un (v.5a) et ramassées par les autres (v.6a) ; enjambant la médiation sacerdotale, comme pour faire alliance avec lui en • la délibération morale de Judas (v.4a) et la délibération halakhique des dehors des règles du culte légal. grands prêtres et des anciens (v.6b) ; • Ou bien, en profanant le Sanctuaire en y jetant les pièces, Judas explicite • l’argent rapporté par Judas (v.3b) et utilisé par les notables (v.7-8) en la profanation de l’alliance dont ils se rendent coupables par ce crime (Mt accomplissement de l’Écriture (v.9-10). Les deux v. traitant explicitement 23,35). L’ambiguïté demeure car tout à la fois les prêtres portent la

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La passion selon saint Matthieu

culpabilité et l’argent mérite d’être consacré puisqu’il est le prix de la rédemption (*pro7). 5b il se pendit NARRATION Laconisme Mt ne donne aucun détail. Son intérêt est visiblement ailleurs que dans le pittoresque de cette triste fin. Cependant *chr5b ; *litt5b ; *vis3-5.

+ Genres littéraires + 3-10 Récit topique de la mort du méchant *jui3-10

Contexte + Repères historiques et géographiques + 3-10 Historicité ? Il est difficile de dire si les v.3-7 sont une tradition historique rapportée par Mt seul (*syn3-10) ou un développement « haggadique », œuvre de Mt lui-même. En faveur de son historicité : • ce récit ne peut être déduit des Écritures mobilisées — loin s’en faut (*bib9-10) ; • Mt n’exploite nullement le topos de la mort du méchant (*bib5-10). Ce passage résulte sans doute d’allers et retours entre faits historiques (existence du lieu-dit, souvenir d’une mort ignominieuse, *hge7) et Écritures (p. ex., le lieu renvoie à Jr, l’argent à Za). + Milieux de vie + 5b il se pendit SOCIOLOGIE Suicide antique Après le suicide « noble » avec une arme, la pendaison est la deuxième manière la plus attestée dans les sources anciennes (*anc5b). Cette manière est souvent appliquée dans la société plus basse. Tenant compte du fait que ces sources traitent plus souvent de suicides d’hommes prééminents (qui ont le moyen de se tuer avec une arme), que de ceux provenant de la classe sociale inférieure et des femmes, il est probable que le suicide par pendaison soit le plus pratiqué. + Textes anciens + 4d À toi de voir Mépris antique pour la trahison • La corruption est, en général, vivement blâmée (→Hésiode Op. 221 ; →Cornélius Népos Vir. ill. 6,3,3 ; 15,4,1-3 ; →Salluste Or. Macr. 5 ; →Or. Phil. 6 ; →Tite-Live 40,19,11 ; →Quintilien Inst. 4,1,21 ; →Josèphe C. Ap. 2,207 ; →Vita 79.196 ; →Appien Bell. civ. 2,3,23 ; 2,4,24 ; →Dion Cassius 54,16,1 ; →Pseudo-Longin Subl. 44,9). • La loyauté envers son peuple est, par ailleurs, une des plus hautes valeurs (→Cornélius Népos Vir. ill. 13,4,3). C’est pourquoi : • on se méfie des gens prêts à trahir à leur propre profit (→Démosthène Cor. 46-49 ; →Fals. leg. 119 ; →Rhod. lib. 23 ; →Cornélius Népos Vir. ill. 1,7,5-6) ; • les traîtres sont haïs (→Babrius Fab. 138), même par les membres de leurs famille (→Cornélius Népos Vir. ill. 4,5,3 ; →Tite-Live 2,5,7-8) ; • les gens qui instrumentalisent des traîtres les méprisent souvent (→TiteLive 1,11,6-7) — même si ce n’est pas toujours le cas (→Tite-Live 4,61,8-10). 5b il se pendit Suicide par pendaison *mil5b • C’est une honte (→Euripide Hel. 299-300 ; →Virgile Aen. 12,602-603 ; →Philon d’Alexandrie Mut. 62 ; cf. Tb 3,10), surtout si c’est un acte de désespoir (cf. →Tite-Live 42,28,11-12). • Un tel suicide peut conduire à un enterrement déshonorant (→AuluGelle Noct. att. 15,10,2).

+ Intertextualité biblique + 3-10 Typologie ambiguë de Judas Même sur le plan typologique, le personnage de Juda/s est susceptible de deux grands types d’interprétation opposés : • celui qui permet finalement de rendre grâces à Dieu pour son messie ; • celui qui procure la mort de ce messie. Elles sont harmonisables du point de vue supérieur de la Providence divine. Judas et Juda le patriarche Interprétation positive du patriarche Juda est le dernier-né de Léa, qui le nomme « Je rendrai gloire au Seigneur » (Gn 29,35) ; signe de sa vocation à la louange, il porte en son nom le tétragramme (Yhwdh) et est le chef de la tribu qui doit plus particulièrement louer Dieu. C’est de Juda que descendent David et le messie, fils de David, et c’est sa tribu qui aura la garde du Temple, où réside le Nom. Dans le cycle de Joseph, en Gn 37,26-27, Juda est celui qui vend son frère pour lui éviter la mort de faim et de soif dans la fosse où les autres frères voudraient l’abandonner (*ptes6b). Interpréter cette vente en termes d’âpreté du gain est un contresens : vu le prix auquel Joseph est acheté par les Ismaélites (20 sicles d’argent, soit 120 g, à se partager en dix : Gn 37,28 ; *bib26,15c), la motivation de l’avarice est exclue. On pourrait comprendre que Juda vendant son frère Joseph aux Égyptiens, maîtres du monde païen de l’époque, veut tester les prétentions messianiques de son frère (Gn 37,6-11). Et cette vente permet à Joseph, plus tard, de sauver la vie de toute sa famille affamée (Gn 45) et de rendre grâces à Dieu pour sa providence (Gn 45,5 « C’est pour préserver vos vies que Dieu m’a envoyé en avant de vous »). Application possible au disciple ? Judas dans l’évangile est peut-être un prézélote. Il croit que Jésus est le roi-messie, le « fils de Dieu », comme tous les rois de Juda, et doit donc être reconnu par l’institution religieuse centrale en Juda : le Temple. Il cherche comment livrer Jésus aux grands prêtres. Il organise une confrontation, un dialogue aboutissant à la reconnaissance formelle de la messianité de Jésus par les garants des institutions. Finalement sa faute permet à Pierre de rendre grâces à Dieu pour les décrets de sa providence, qui tire un bien infini d’un mal circonstancié (Ac 2,39 « C’est pour vous qu’est la promesse »). Judas et Ahitophel Si David est type de son « fils » Jésus, messie comme lui (*bib26,30), Ahitophel, son compagnon qui le trahit, est type de Judas. Les analogies sont nombreuses : • Trahison de David (2S 15-17) // Judas trahit le messie, Jésus fils de David (Mt 26,14-16.47-49). • Prière de David pour que Dieu transforme en folie la décision d’Ahitophel (2S 15,31) // Jésus prie pour que la coupe passe loin de lui (Mt  26,36-46). • Ahitophel veut surprendre David de nuit (2S 17,1 // Mt 26,31.34), avec douze mille hommes (2S 17,1 // Mt 26,53), pour le frapper (2S 17,2 ; même verbe pataxô en G-2R 17,2 qu’en Mt 26,31 ; *voc26,31d) et faire fuir (2S 17,2 // Mt 26,56) ceux qui sont avec David (2S 17,2 // Mt 26,18.20.36.40.51.69.71). • Ahitophel rentre chez lui et s’étrangle (se pend ? : 2S 17,23). L’allusion à Ahitophel est d’autant plus claire que le verbe apagchomai (Mt 28,5) n’est employé en G qu’en ce v. et en Tb 3,10. 4b sang innocent Langage : renversement • Dt 27,25 « Maudit soit celui qui accepte un présent pour frapper mortellement une vie innocente » (cf. 2R 21,16 ; 24,4). • Contrairement au premier sang innocent répandu, celui d’Abel (Gn 4,1011), le sang de Jésus ne crie pas vengeance mais appelle le pardon (Mt 26,28). 5-10 Topos biblique de la mort du méchant Variation sur la mort de Judas Ac 1,18-20 ne décrit pas un suicide mais, semble-t-il, un accident : « Et voilà que, s’étant acquis un domaine avec le salaire de son forfait, cet homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. La chose fut si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce domaine fut appelé dans leur langue Hakeldama, c’est-à-dire “Domaine du

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sang”. Or il est écrit au Livre des Psaumes (Ps 69,26) : “Que son enclos devienne désert et qu’il ne se trouve personne pour y habiter”. » Détails pittoresques sur la mort du méchant Les versets de Mt 27,5-10 tranchent par leur sobriété (*pro5b). La mémoire judéo-chrétienne trouvera maints détails pittoresques dans plusieurs textes décrivant la fin des méchants pour amplifier la mort de Judas (*chr3-10). Cf. p. ex. : • Joram (2Ch 21,18-19) ; • l’enflure comme châtiment ordalique de la femme infidèle (Nb 5,21) ; • « Que leurs yeux s’enténèbrent… » (Ps 69,24) ; • « Ils deviendront un cadavre méprisé […] il les brisera, précipités, muets, la tête la première » (Sg 4,19) ; • Héliodore, venu confisquer les richesses du Temple, est attaqué miraculeusement par un cavalier à l’armure dorée et flagellé par deux autres guerriers, se retrouvant environné par d’épaisses ténèbres. Seule l’intervention du grand prêtre Onias lui sauve la vie (2M 3,23-34) ; • Antiochos Épiphane rongé de vers tente de se repentir en vain (2M 9,7-18) ; • Ménélas, l’usurpateur de la grande prêtrise, est jeté du haut d’une tour de cinquante coudées dans un tas de cendres (2M 13,4-8) ; • le blasphémateur Nikanor tombe au combat : sa tête est tranchée, ainsi que son bras jusqu’à l’épaule ; sa langue, également coupée, est donnée en pâture aux oiseaux et sa tête attachée à la Citadelle (2M 15,28-35). 5b il se pendit Motif : la pendaison AT La pendaison n’est pas rare comme châtiment (*bib22c). Il ne s’agissait pourtant pas toujours d’une exécution : quand le coupable était déjà mort, il s’agissait d’une exhibition visant à souligner l’infamie du supplicié. NT En Ac, cependant, la « suspension au gibet » désigne la mort de Jésus et donc la crucifixion (Ac 5,30 ; 10,39). Accomplissement ? Le « suicide » de Judas serait-il l’accomplissement de la sentence que le traître se donne à défaut de pouvoir être jugé pour la mise à mort du Roi ? + Littérature péritestamentaire + 4d À toi de voir Mépris de la corruption (*anc4d) par les Juifs pieux : 11Q19 51,17-18. *bib4b

Réception + Comparaison des versions + 4b innocent Nuances en V et S • S : zky’ « innocent » est proche de dky’ « pur » ; • V : iustum et syS : zdyq’ lisent « juste ». V emploie le même mot aux v.4 (Gr : athôos « innocent »), v.19 (Gr : dikaios « juste »), v.24 (Byz TR : dikaiou). Cf. →Jérôme Comm. Is. 14,53,11 (sur Is 53,11) ; 15,57,1 (sur Is 57,11). 5a Sanctuaire : Gr | V S : Temple — Identification du texte et de la version cités ? Si Mt s’inspire déjà de Za 11,13 ici (*syn3-10), il cite une autre version hébraïque que • M : bét Yhwh « maison de Yhwh » ; • G : ton oikon kuriou « maison du Seigneur ». Cf. →Tg. Jon. : byt mqdš’ (« Sanctuaire »). + Lecture synoptique + 3-10 SM C’est la plus longue section propre à Mt dans tout le récit de la passion :

• Aux v.7-10, Mt donne sa version (*pro3a) d’un récit sur la mort du traître, très tôt en circulation dans le milieu des disciples (*chr3-10) : Judas pris de remord rendit l’argent aux chefs juifs et se pendit ; on acheta avec cet argent le lieu dit champ du potier, qui servit de cimetière pour les étrangers (*hge8), accomplissant ainsi une prophétie. La mémoire chrétienne primitive attribue à →Judas Iscariote la mort ignominieuse dont les Écritures menaçaient depuis toujours les méchants, particulièrement les faux amis du fils de David (*bib3-10 ; *jui5b ; →Judas damné ou sauvé ?), mais la discrétion de Mt dans l’exploitation du topos empêche de réduire l’épisode à un développement « haggadique » qu’il produirait de lui-même : *hge3-10.

+ Tradition juive + 3-10 Allusions à Ahitophel *bib3-10 • →b. Sanh. 106b lit Ps 41,10 (*syn26,23b) comme une allusion de David à la trahison d’Ahitophel ; celui-ci est connu comme un compagnon et un ami de David (→Tg. Ps. 55,14 ; →m. ’Abot 6,3). Genre : la mort du méchant *bib5-10 • →Josèphe B.J. 7,451-453 : la fin de Catullus, le gouverneur de Cyrène ; • →A.J. 17,168-169 : la mort d’Hérode le Grand ; • →b. Giṭ. 56b : Suite à sa victoire en Judée, Titus profana le Temple de Jérusalem. Un moustique entra par ses narines et lui piqua le cerveau. Après sa mort, on trouva dans son crâne un animal de la taille d’une hirondelle, avec un bec en cuivre et des griffes en fer. 3b se repentant Se repentir avant de mourir pour être sauvé Le bon larron repenti est admis au royaume de Jésus (Lc 23,40-43). Si un homme a été entièrement mauvais toute sa vie mais se repent à la fin, Dieu le reçoit (→t. Qidd. 1,1415). Se confessant à Josué, Achan mérite une part dans le monde à venir et il en est de même pour le condamné à mort qui confesse ses fautes et qui reçoit sa peine (→m. Sanh. 6,2). Rabbi Éléazar ben Dordia, grand amateur de prostituées, meurt juste après son repentir et est agréé (→b. ‘Abod. Zar. 17a). Deux brigands qui travaillaient de concert en ce monde se voient séparés dans l’au-delà, car l’un s’est repenti avant de mourir et l’autre non. Celui qui ne s’est pas repenti s’étonne de ne pas être avec les justes, comme son compagnon (→Qoh. Rab. 1,15,1). 5b il se pendit Plusieurs opinions sur le suicide dans le judaïsme ancien Le suicide interdit Josèphe le rejette puisque Dieu a donné à l’homme une âme immortelle. L’homme ne peut pas disposer soi-même de ce bien ; ce serait s’opposer au Créateur (→B.J. 3,361-382). L’interdit rabbinique du suicide est fondé sur l’interprétation de Gn 9,5 (→Gen. Rab. 34,13 ; →b. B. Qam. 91b). Rabbi Ḥanina ben Teradion, que les Romains ont enveloppé dans un rouleau de la Tora pour le brûler vif, refuse d’ouvrir sa bouche et d’absorber le feu, comme le lui conseillent ses disciples, afin d’accélérer sa mort. Il accepte en revanche que le bourreau le fasse périr plus vite (→b. ‘Abod. Zar. 18a). Le suicide comme moindre mal Le suicide est accepté dans des situations désespérées, pour sauver son honneur ou sa fidélité à la religion ; p. ex., • Abimélek en Jg 9,54 ; • Samson en Jg 16,26-30 ; • Saül et son écuyer en 1S 31,4-5 (commenté en →Gen. Rab. 34,13) ; • Ahitophel (*bib3-10) en 2S 17,23 (en →b. Sanh. 104b-105a certains lui donnent part au monde futur, Dieu lui-même prenant sur lui sa faute ; mais en →m. Sanh. 10,2 cela lui est dénié) ; • Zimri en 1R 16,18 ; • Razis en 2M 14,41-42. Philon d’Alexandrie aurait voulu que toute la population de Jérusalem meure volontairement au moment où Caligula ordonne de profaner le Temple avec sa statue (→Legat. 233-236). Josèphe raconte qu’à la fin de la première guerre juive, les révoltés de Massada se sont suicidés (→B.J. 7,394-397).

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Le suicide comme expiation En certains cas, le suicide semble même une possibilité d’expier ses propres péchés ou ceux d’autrui. • Le grand prêtre Alkime avait condamné beaucoup de justes à mort (1M 7,16-17), mais il se repentit et par contrition (appliquant le principe d’une vie pour une vie ? : Lv 24,17 ; Nb 35,33 ; Dt 19,11-13) s’infligea ensuite les quatre supplices que son tribunal avait imposés à ses victimes : lapidation, feu, pendaison et décapitation. Alors, il fut assuré d’entrer au paradis (→Midr. Ps. 11,7). • →4 Macc. 17,21 interprète la mort volontairement embrassée (→4 Macc. 8-12 ; 16,24-17,1) de la mère et de ses sept fils comme une expiation pour les péchés de la nation. Quand le suicide exprime une bonne intention ou vient s’ajouter à une bonne action, il constitue une sorte de voie rapide vers le monde futur. • C’est le cas du fouleur qui était désespéré de ne pas avoir assisté à la mort de Rabbi, cette assistance garantissant une part au monde futur. Après son suicide, une voix céleste précise que lui aussi a part au monde futur (→b. Ketub. 103b). • Un capitaine romain qui se suicida de manière à sauver Rabbi Gamaliel de la mort a part au monde futur (→b. Ta‘an. 29a). • Après avoir aidé Rabbi Ḥanina ben Teradion à mourir, son bourreau se jette dans le feu pour l’accompagner dans le monde futur (→b. ‘Abod. Zar. 18a). Cet accès rapide au monde futur fut commenté ainsi : « Il y a celui qui acquiert son monde [futur] en un instant et il y a celui qui acquiert son monde [futur] en un grand nombre d’années. » + Tradition chrétienne + 3-10 →Judas damné ou sauvé ? Texte : parallèles Outre Ac 1,18-20 (*syn3-10), →Apollinaire de Laodicée Fr. 136 cite deux récits de la mort de Judas, l’un bref, dérivé de Papias : • « Il faut savoir que Judas ne mourut pas de la pendaison, mais survécut, étant tombé avant de s’étouffer, comme le montrent les Actes des Apôtres : “Étant tombé la tête la première, il éclata par le milieu et toutes ses entrailles se répandirent” (Ac 1,18). Papias, le disciple de l’apôtre Jean, le raconte plus clairement : “C’est un grand exemple d’impiété que Judas a vécu en ce monde, car sa chair enfla à un point tel qu’il ne réussit pas à passer là où un chariot passait aisément. Écrasé par le chariot, il se vida de ses entrailles”. » La version longue amplifie la maladie et la mort ainsi, donnant à Judas la mort archétypique du méchant (cf. la mort d’Hérode Agrippa I en Ac 12,23) : • « Pas même la seule masse de sa tête : en effet, ses paupières, dit-on, gonflèrent au point qu’il ne voyait même plus la lumière ; ses yeux ne pouvaient être vus même par la sonde d’un chirurgien, si profondément enfouis étaient-ils dans cette excroissance. Quant à ses parties intimes, elles grossirent et devinrent dégoûtantes au-delà de l’indécence ; des liquides lui en suppuraient sur le corps tout entier, et des vers à l’excès, que rien ne limitait que leur propre grouillement. Après moult souffrances et châtiments, on dit qu’il finit en son lieu propre, et que ce lieu est resté désert et non bâti du fait de sa puanteur jusqu’à maintenant, mais même jusqu’à aujourd’hui on peut voir certains passants éviter ce lieu — quand, même, ils ne se bouchent pas le nez de leurs mains. » Histoire Harmonisation Très tôt, on chercha à harmoniser les divers récits de la mort de Judas : • Ac 1,18 pourrait être une harmonisation de Mt et de récits anciens comme ceux de Papias : la corde se casse, Judas éclate et répand ses viscères. • Une vieille version latine africaine citée par →Augustin d’Hippone Fel. 1,4 (805.18), selon laquelle Judas « se passa une corde au cou (ollum sibi alligavit) », pourrait être une harmonisation de Mt et Ac. Elle est reprise par Jérôme dans V, qui traduit « [cet homme] est tombé la tête la première » en Ac 1,18 par suspensus (cf. Mt 27,5 laqueo se suspendit). • Le texte arménien harmonise Ac et Papias en remplaçant « est tombé la tête la première et a éclaté » par « ayant enflé, il a éclaté ».

Variations et amplifications Elles ne manquent pas non plus : • →Éphrem le Syrien Diat. 20,18 « […] il se mit la corde au cou. La corde se rompit, il tomba et “creva par le milieu” (Ac 1,18). D’autres prétendent qu’il ferma la porte et la verrouilla de l’intérieur, si bien que personne ne pût l’ouvrir pour regarder ; il se décomposa “et toutes ses entrailles se répandirent”. » • →Isho‘dad de Merv Comm. Act. 1 rapporte que Judas ne mourut pas de sa pendaison, que la corde se soit rompue ou qu’il ait été secouru. Ceci était convenable : il avait trahi ouvertement et devait publiquement mourir. De plus, il fallait éviter qu’on accusât les apôtres de l’avoir tué. Il vécut pour savoir le Seigneur ressuscité et finit par mourir en tombant en pleine ville. Réception : de l’horreur de Juda à l’antijudaïsme • →Rupert de Deutz Glor. 11,403 : Après la mort de Judas, « le peuple des Juifs a assumé tout l’héritage de sa damnation, se pendant entre ciel et terre, c’est-à-dire n’ayant aucun espoir dans le ciel, parce qu’il a jugé qu’il était indigne de la vie éternelle, et n’ayant aucune terre à lui. En effet, les Romains arrivèrent et s’emparèrent de leur place » (525). →Judas Iscariote : fortune littéraire 3b se repentant Vraiment et au bon moment • →Ac. Andr. Paul. • →Origène Comm. Matt. 117 (244-245) : Le remords de Judas est réel et triomphe de l’appât du gain qui l’a poussé à livrer Jésus. S’il se suicide, c’est pour être aux enfers avant Jésus et ainsi pouvoir lui demander son pardon. • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. : Judas avait livré Jésus par amour de l’argent mais en étant persuadé que Jésus filerait entre les mains de ses adversaires comme il l’avait fait souvent auparavant. Voyant Jésus condamné, il voulut défaire ce qu’il avait fait pour le livrer et se donna la mort pour précéder Jésus en Hadès et lui demander pardon. Cependant, l’arbre où il voulut se pendre ne le supporta pas et il survécut, soit parce que Dieu voulait le conduire à la conversion, soit qu’il voulût faire de lui un exemple. Sa fin fut l’une de celles que décrivent Ac, Papias ou Apollinaire. Au 14e s., Vincent Ferrier reprit cette idée dans sa prédication, allant jusqu’à prétendre que Judas était sauvé. Le procès pour hérésie qui suivit n’eut pas de conclusion. Au 16e s. l’anabaptiste Hans Denck reprit la même idée. Trop tard • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 85,2 « [Cette circonstance] est une accusation pour Judas […], non pas parce qu’il s’est repenti, mais parce qu’il le fit trop tard, et qu’il se fit son propre juge » (759.20). Trop tôt ? • →Léon le Grand Serm. 49,4 (11e sermon sur la passion) : Même Judas aurait pu être sauvé s’il ne s’était empressé de se pendre avant que le Christ eut accompli son œuvre de rédemption (3,147-149). Mal Il néglige d’espérer • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce repentir n’est pas un véritable repentir […], car le repentir doit être à mi-chemin entre l’espoir et la crainte. Or Judas avait connu la crainte et la douleur, car il se repentit d’un péché passé, mais il n’avait pas d’espoir. Tel est le repentir des impies (Sg 5,3). » Il en reste au remords extérieur (L’expression en est saisissante dans les mystères médiévaux : *litt5b : Gréban.) • →Luther Pred. 1529 (WA 29,315.317) : Satan se réjouit du remords de Judas, qui croit pouvoir s’appuyer sur ses propres œuvres (confession, restitution de l’argent), alors que le vrai repentir au nom du Christ ne consiste en aucune œuvre que la confession de sa grâce. • →Calvin Comm. NT : Tous les actes posés par Judas (contrition du cœur, confession de bouche, restitution du bien injustement acquis) sont des signes extérieurs de remords, mais le vrai repentir est la conversion de soi à Dieu.

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Il se trompe d’interlocuteur • →Lagrange Matthieu « Peut-être le commencement du repentir de Judas eût-il abouti à la pénitence, s’il avait été accueilli avec charité ; c’est ce qu’insinue Jérôme en citant à ce sujet : Ne abundantiori tristitia absorbeatur frater “De peur que votre frère ne sombre dans un excès de tristesse” (2Co 2,7). Il avait trahi la confiance de son Maître ; c’est vers lui qu’il devait se tourner et non vers les Sanhédrites ; cruellement déçu dans sa foi envers les chefs du peuple, il désespère aussi de Dieu. » →Judas damné ou sauvé ? 3b retourna les trente pièces Le remords supplante l’avarice • →Jérôme Comm. Matt. « Le poids de son impiété n’a plus laissé place à sa grande cupidité » (= →Raban Maur Exp. Matt. 727.54 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2534 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anonymes In Matt. 207.45). Interprétation numérologique • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Pour les trente pièces d’argent que Judas reçut, il y a sur lui trente malédictions dans le psaume (Ps 109,629) » (1485D ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2598 ; →Rupert de Deutz Glor. 11,547). →Judas Iscariote : fortune littéraire 4b J’ai péché en livrant un sang innocent Que signifie cette parole ? Judas est bénéficiaire des semina verbi, mais ne les cultive pas • →Origène Comm. Matt. 117 « [D’où vient] ce qu’il dit, en reconnaissant son péché, “J’ai péché en livrant le sang innocent”, si ce n’est du bon plan dans son esprit et de la semence de vertu qui est plantée dans toute âme raisonnable, mais que Judas n’a pas cultivée, ce qui l’a fait tomber dans un tel péché ? » (244.13 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2575). • →Léon le Grand Serm. 39,5 (1er sermon sur la passion) : La faute de Judas est de n’avoir pas assez de foi : il ne reconnaît en Jésus qu’un homme innocent (et non Dieu). Sa culpabilité est amoindrie • →Anselme de Laon Enarr. Matt. : La faute de Judas est moindre que celle des grands prêtres juifs qui se croient irréprochables (1480D). Il a la foi des démons • →Rupert de Deutz Glor. 11,505 « Sa confession “J’ai péché en livrant un sang innocent” pourrait différer en peu de chose, voire en rien, de la confession des démons, qui ont parfois confessé non seulement qu’il était juste, mais encore qu’il était fils de Dieu. » →Judas Iscariote : fortune littéraire 4d Que nous importe ? À toi de voir Endurcissement du cœur et responsabilité • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2585 « Ô dureté du cœur ! même un possédé du démon se tourne vers la pénitence de son péché, tandis qu’ils ne veulent pas reconnaître qu’ils ont mal agi. Mais ils lui disent : “Que nous importe ?” Comme si eux-mêmes n’avaient rien permis de mal, ils ne se soucient pas du péché du prochain. Et il n’est pas étonnant qu’ils ne pensent pas du tout à eux-mêmes, mais disent : “Occupe-toi de ce que tu as fait, puisque nous sommes en tout point exempts de faute.” Voilà pourquoi, qu’ils prennent garde ceux qui pèchent si facilement contre leurs frères. Parce que celui qui pèche ainsi contre un autre pour qu’il ne puisse pas s’amender, il lui faut craindre grandement d’avoir péché. » Grammaire latine • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « À toi de voir (videris) ; ici ce n’est pas le présent de l’indicatif, mais le passé du mode conjonctif [subjonctif]. Comme s’ils disaient : “Il te fallait examiner cela avant de recevoir le prix, pour ne pas faire une chose que tu regretterais” » (1485B). 5b il se pendit ESTHÉTIQUE Vision saisissante • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 16,27 « Voilà toutes glacées / Ses lèvres de pendu ! » ; 16,29 « La corde l’a tenu / Suspendu dans les airs : / Il a livré le Christ / Qui vole dans les airs. »

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Pendu = rejeté du ciel et de la terre • →Anselme de Laon Enarr. Matt. : La pendaison de Judas correspond à une prise de conscience de son crime suivie d’un dégoût intime : « Il a fait le choix de cette mort pour montrer, par une telle mort, qu’il était odieux au ciel et à la terre » ; son aveuglement l’a alors privé du repentir (1481A). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Abhorré du ciel et de la terre, il mourut en l’air » (1485D). MORALE Judas aggrave ainsi son cas • →Jérôme Comm. Matt. « Inutile repentir qui ne lui permit pas de corriger [les effets de] son crime. […] Non seulement il n’a pu effacer l’impiété de sa trahison, mais à ce premier crime il a ajouté celui de son propre suicide » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2594 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt. 208.54) • →Augustin d’Hippone Civ. 1,17 « Pourquoi détestons-nous le suicide de Judas ? Pourquoi la Vérité elle-même a-t-elle déclaré qu’en se pendant il a plutôt accru qu’expié le crime de son infâme trahison ? C’est qu’en désespérant de la miséricorde de Dieu, il s’est fermé la voie à un repentir salutaire [cf. Mt 27,3-5]. […] En se tuant, Judas tua un coupable, et cependant il lui sera demandé compte, non seulement de la vie du Christ, mais de sa propre vie, parce qu’en se tuant à cause d’un premier crime, il s’est chargé d’un crime nouveau. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 85,2 « Se pendre, c’est […] impardonnable ; c’est l’œuvre du malin, du diable. Il l’a soustrait d’avance à la conversion, afin qu’il ne puisse en retirer les fruits, et il le fait périr d’une mort la plus honteuse et publiquement connue, en lui persuadant de se tuer lui-même » (759.33). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,5 « Judas, ni ne serait visité chez les morts ni n’aurait, après la résurrection, la faculté de se repentir parmi les vivants. » • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,302 : Le désespoir est un péché plus grave que la livraison de Jésus. Ce n’est pas seulement trahison du Fils incarné, c’est un manque de foi dirigé directement contre la bonté de la divinité, un péché contre l’Esprit. Tactique du diable qui n’abandonne pas facilement ses proies et les pousse au désespoir • →Origène Comm. Matt. 117 « Nous ne disons pas que le diable, quand il se retire d’un pécheur, ne l’assiégera plus jamais en lui. Au contraire, il guette une seconde occasion de pouvoir de nouveau entrer en lui. [Origène trace un parallèle avec 1Co 5,1-5, le Corinthien qui couche avec la femme de son père, puis se repent, mais que le diable accable sous le poids du chagrin.] Il arriva quelque chose de semblable à Judas, qui livra Jésus. [Après s’être repenti], il ne mit pas son cœur à l’abri et ne fut pas attristé avec sagesse ; au contraire, il endura une tristesse plus profonde, inspirée par le diable » (247.4 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2538). • →Éphrem le Syrien Diat. 10,6 « Ce n’est pas Dieu qui ne remet pas à ceux qui font pénitence, mais c’est plutôt Satan qui les empêche de se repentir à cause de leur blasphème (Mt 12,32). […] Le désespoir de Judas Iscariote est la preuve que le remords de sa conscience ne fut pas accepté » ; 20,18 « Le Seigneur permit cela pour que Judas fût comme le héraut de son propre égarement. Il avait pensé se libérer du mépris des gens et éviter l’ignominie ; il rompit ses liens, comme si rien ne devait l’accompagner dans son départ d’ici-bas ; “il se mit la corde au cou et il mourut”. Afin que son châtiment ne déconsidérât pas la miséricorde, il n’y eut pas de fils de paix et de vérité pour le tuer ; “il se pendit luimême et s’étrangla”, montrant ainsi qu’au dernier jour la malice du pécheur se tuera et se perdra elle-même, de semblable manière. Qui donc expiera l’effusion du sang de celui qui est venu dans la ressemblance de l’homme, sinon Satan qui, revêtant la forme humaine, l’a condamné et livré parce qu’il le pouvait et le voulait ? Ce n’est pas le Seigneur qui a tué la malice ; elle s’est tuée elle-même par ses œuvres. […] Satan, voyant que la mort du Fils était la victoire du monde et que sa croix libérait la créature, entra en Judas, son vase d’élection, et celui-ci “alla se passer la corde au cou et il s’étrangla”. » Judas, dernier instrument de la stratégie de Satan commencée dès les tentations au désert :

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• →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 32,7 « Parce que tu as vaincu le Mauvais, il s’est repenti de son âpreté : le Séducteur a changé de vêtement […] par sa servilité, mais la perversité de sa bouche prouvait sa férocité. Venu pour vaincre dans le disciple, son valet, il a été vaincu ! [Venu] pour se saisir de toi dans le voleur (cf. Jn 12,6), il a été étranglé ! Cette bouche qui te baisait a été close, et cet argent qu’il amassait a été dispersé (cf. Mt 27,5). » • →Euthyme Zigabene Exp. Matt. 705 : Le démon obscurcit l’esprit de Judas, l’empêchant de comprendre le mal qu’il fait en livrant Jésus, puis laisse la lumière le toucher, mais pour mieux le pousser au désespoir. • →Luther Passio : Le diable est un chat délicat qui vous laisse le caresser avant de vous montrer ses griffes mortelles : une fois le péché entré dans la conscience, on ne sait plus comment s’en dépêtrer (WA 52,774-775). Lorsque la conscience du péché s’éveilla, les trente pièces devinrent un fardeau insupportable pour Judas, qui doit le porter pour l’éternité (WA 52,777-778). Pour Luther, Judas, le prototype de l’homo incurvatus in se, est damné pour l’éternité. Parallèle vétérotestamentaire *bib3-10 • →Rupert de Deutz Glor. 11,403 compare très précisément les récits des suicides de Judas et d’Ahitophel (2S 17,23). Dans les deux cas, la paenitentia est dirigée par le même constat : l’action ne s’est pas déroulée « selon leur conseil », et leur projet initial d’abolition du nom de l’adversaire est en passe d’échouer (525). →Judas Iscariote : fortune littéraire + Mystique + 3-5 Désespoir et pendaison de Judas Négligence la prière • →Vianney Sermons « Si Judas, le traître Judas, au lieu de se désespérer, avait bien prié Dieu de lui pardonner son péché, le Seigneur lui aurait remis sa faute. Oui, mes frères, le pouvoir de la prière bien faite est si puissant que, quand tout l’enfer, toutes les créatures du ciel et de la terre demanderaient vengeance, et que Dieu lui-même serait armé de toutes ses foudres pour écraser le pécheur, si ce pécheur se jette à ses pieds en le priant de lui faire miséricorde, avec le regret de l’avoir offensé et le désir de l’aimer, il est sûr de son pardon. C’est d’après la promesse qu’il nous a faite lui-même, en nous disant qu’il promet de nous accorder tout ce que nous demanderons à son Père en son nom [cf. Jn 14,13]. Mon Dieu, qu’il est doux et consolant pour un chrétien, d’être sûr d’obtenir tout ce qu’il demandera à Dieu par la prière » (180). *myst26,41a L’enchaînement des vices • →Théodore le Studite Cat. 39,14-15.18 « […] dans l’âme […] apparaissent les germes de la débauche, les gerbes de l’amour du monde et les signes de l’iniquité, fornications, adultères, meurtres, vols, haine de la profession, ou pire encore son rejet, haine envers le Christ, haine pour la manière de vivre des pères, […] ténèbres et obscurité des pensées, précipice, abîme de perdition loin de l’union à Dieu. […] Or cela n’arrive pas en une fois, mes enfants, mais dès que nous avons saisi le bout de ce qui est une manière de corde, elle s’enlace et s’entrelace autour de nous, cette maudite chaîne, et nous étrangle bel et bien comme elle le fit pour Judas, lui qui haïssait la lumière et chérissait les ténèbres » (323-324). Le désespoir offense Dieu plus que la trahison L’exercice de la miséricorde est en quelque sorte l’acte spécifique de Dieu, car le propre de Dieu c’est de faire miséricorde et de pardonner. Rien ne l’offense davantage, rien n’outrage plus cruellement son amour, que de mettre en doute sa miséricorde : • →Catherine de Sienne Dial. 37 « Voilà, confiait-il [= Dieu] à sainte Catherine de Sienne, le péché irrémissible, qui n’est pardonné ni en ce monde ni en l’autre. […] Aussi, le désespoir de Judas fut-il plus offensant pour moi et plus douloureux pour mon Fils que sa trahison elle-même » (1,122). • →Catherine de Sienne Dial. 132 « Dans le désespoir aussi, il y a le mépris de ma Miséricorde, par lequel le pécheur estime son crime plus grand que ma Miséricorde et que ma Bonté. […] Ma miséricorde est incomparablement plus grande que tous les péchés que peuvent commettre toutes les créatures ensemble : aussi est-ce le plus cruel affront que

l’on me puisse faire, que d’estimer que le crime de la créature est plus grand que ma Bonté. C’est là le péché qui n’est pardonné ni en cette vie ni dans l’autre » (2,126). →Judas damné ou sauvé ? ; →Judas Iscariote : fortune littéraire 3b se repentant Tristesse néfaste • →Cabasilas Vita 6,29 « Il y a deux tristesses à propos des péchés : l’une restaure, l’autre cause la perte de ceux qui la subissent, et en voici les témoins évidents : de la première tristesse, le bienheureux Pierre, de la seconde, l’infâme Judas » (2,65). *litt3a ; →Judas Iscariote : fortune littéraire

+ Théologie + 3b se repentant MORALE Attrition ou contrition de Judas ? Judas confesse et son péché et l’innocence de Jésus (*voc27,3b). Mais a-t-il seulement de l’attrition ou est-il vraiment contrit ? Son regret d’avoir mal agi semble encore tourné vers lui-même. Il essaie de réparer le mal par ses propres forces, en se tournant vers les complices de sa méchanceté plutôt que vers l’offensé, Jésus, lui-même (cf. *chr27,3b se repentant : Luther et Calvin). Malgré son suicide, la possibilité que Judas ait eu un véritable repentir ne peut être exclue (*jui5b), d’autant moins qu’avec les mêmes mots que Pilate (cf. v.4b.24c), il exprime une disposition contraire en assumant sa responsabilité et son péché. →Judas damné ou sauvé ? 5b il se pendit THÉOLOGIE MORALE/FONDAMENTALE/SOCIALE Le suicide La mort de Judas est un suicide dû à son désespoir. C’est la mort des impies selon la tradition juive (*jui3-10 Genre : la mort du méchant). L’Écriture proscrit l’homicide volontaire, sous toutes ses formes : « Tu ne tueras pas » (Ex 20,13). • →Augustin d’Hippone Civ. 1,20 « C’est de l’homme que doit s’entendre le précepte : “Tu ne tueras point.” Ni ton prochain par conséquent, ni toimême ; car c’est tuer un homme que se tuer soi-même. » En aucun endroit de l’Écriture, Dieu « ordonne ou permet de se donner la mort, ni pour obtenir la vie éternelle, ni pour prévenir ou conjurer quelque mal ». • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 64,5 ad. 1 « L’homicide est un péché non seulement parce qu’il s’oppose à la justice, mais parce qu’il est contraire à la charité que chacun doit avoir envers soi-même. De ce point de vue le suicide est un péché par rapport à soi-même » ; 64,5 ad. 3 « Il n’est pas […] permis de se tuer à cause d’un péché qu’on a commis. » • →Vatican II GS 27 considère comme infâme et comme une insulte grave au Créateur, « tout ce qui s’oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d’homicide […] et même le suicide délibéré ». • →Jean-Paul II EV 66 « Le suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre que l’homicide » car il s’agit d’un acte « intrinsèquement mauvais » (→Jean-Paul II VS 80). • →CEC 2281 : De fait, « le suicide contredit l’inclination naturelle de l’être humain à conserver et à perpétuer sa vie. […] Le suicide est contraire à l’amour du Dieu vivant. » + Philosophie + 4b J’ai péché en livrant un sang innocent Admiration et trahison de Judas *phi26,14 + Littérature + 3b se repentant Vraie ou fausse pénitence ? Moyen Âge Vrai repentir • →Gréban Passion : Dans le long monologue de Judas, les fréquents changements de rythme traduisent l’agitation d’un esprit en proie au remord : « Ô mauvais meurtrier qu’as-tu fait ? / cueur desleal qu’as-tu pensé ? / que t’es tu meffait ? / qu’as-tu offencé ? tu as commancé / un si grant meffait /

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que jamès n’en seras reffait / ne l’innocent rescompensé » (v.21126-21133). Suit une malédiction de l’argent, « œuvre de deable » (v.21174), « voie d’éternelle damnation » (v.21649). *myst3b 17e siècle Fausse pénitence… • →Quesnel Réflexions « Fausse pénitence d’un réprouvé. Le diable aveugle le pécheur avant le péché pour l’y précipiter : il lui ouvre les yeux après, pour le jeter dans le désespoir. -- Il n’y a de vue salutaire de nos fautes que celle qui vient de la grâce de Jésus-Christ. On peut connaître son péché, en concevoir de l’horreur, s’en repentir, le confesser, restituer le bien mal acquis, se retirer de l’occasion, et néanmoins être un faux pénitent, comme Judas. Tout devient inutile quand on n’envisage que la justice de Dieu par une crainte d’esclave, et qu’on ne se tourne point vers sa miséricorde par une espérance chrétienne. Ce qui a manqué à Judas, et qui est l’unique ressource des pécheurs, c’est de recourir humblement à Dieu par JésusChrist » (391-392). … qui conduit au désespoir • →Bourdaloue Carême « Le voilà touché de repentir : Poenitentia ductus ; mais repentir, disent les Pères, qui outrage Dieu, bien loin de l’apaiser ; pourquoi ? parce qu’il procède d’un faux jugement, que Dieu est moins miséricordieux qu’il n’est juste ; et parce que ce jugement, faux et erroné, au lieu d’attendrir le pécheur pour Dieu, et de le toucher d’un saint amour, ne lui inspire que de l’aversion et de la haine. […] Mais le cœur de cet apostat et de ce traître s’était fermé pour jamais aux grâces divines ; et de là son désespoir » (115). 20e siècle Contrition quasi parfaite • →Mauriac Vie « Judas n’avait pas cru que cela irait très loin : un emprisonnement, quelques coups de fouet peut-être, et le charpentier eût été renvoyé à son établi. Il s’en est fallu de très peu que les larmes de Judas ne fussent confondues, dans le souvenir des hommes, avec celles de Pierre. Il aurait pu devenir un saint, le patron de nous tous qui ne cessons de trahir. Le repentir l’étouffait : l’Évangile précise “qu’il se repentit”. Il rapporta les trente pièces d’argent au Prince des Prêtres et s’accusa : “J’ai péché en livrant le sang innocent…” Judas est au bord de la contrition parfaite. Dieu aurait eu tout de même le traître nécessaire à la Rédemption, et un saint de surcroît. “Alors ayant jeté l’argent dans le Temple, il alla se pendre”. Le Démon n’a rien gagné contre le dernier des criminels qui espère encore. Tant qu’il subsiste dans l’âme la plus chargée une lueur d’espérance, elle n’est séparée de l’amour infini que par un soupir » (254-255). Regrets incompris • →Fleg Jésus : Judas regrette partiellement son acte à cause de l’amour qu’il vouait au Christ : « Je l’ai vendu et je l’aimais » (256). Mais il sait qu’il a ainsi été l’opérateur du destin du Christ et de la rédemption apportée par lui — réussite cependant assombrie par l’échec du message de la passion à travers l’histoire des hommes. • →Pagnol Judas : L’apôtre a la conviction d’être prédestiné à son rôle de criminel. Dans l’une de ses dernières répliques de l’acte 5, il déclare ainsi face à des soldats romains et à des apôtres : « Tu m’as chargé d’incarner la laideur des hommes, que Ta Volonté soit faite, et si je puis encore servir mon Maître, en avouant le crime des crimes, je l’avoue. Oui, Judas a livré Jésus-Christ, pour le prix de trente deniers. Mais alors considère que ma tâche est finie : je suis l’outil brisé qui ne peut plus servir » (217). Inversion des rôles • →Wiesel Portes transforme Grégor-Judas en nouveau Christ devant la foule. C’est lui-même qui exige le repentir des chrétiens persécuteurs et qui l’obtient. La situation biblique se voit renversée afin de réhabiliter la figure de Judas (119). *litt5b ; →Judas Iscariote : fortune littéraire 3b retourna les trente pièces d’argent Deniers (in)temporels • →Péguy Mystère : Madame Gervaise raconte une vision de Jeanne d’Arc enfant. Jésus mourant pleure sur Judas et se rappelle : « Le prix du sang, les trente deniers dans la monnaie de ce pays-là ; -- Comptés en deniers, dans les deniers de ce temps-là de ce pays-là. -- Les trente deniers, prix temporel, monnaie temporelle, deniers temporels. / Ces trente

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malheureux deniers, prix d’un sang éternel -- Ces trente malheureux deniers on aurait mieux fait de ne pas les fabriquer. / […] Et pourtant ils étaient de bon aloi. / Ces deniers dont il sera parlé tout le temps. Et plus que dans le temps. / Au-delà du temps » (124). 4d À toi de voir Circonstances atténuantes Judas, brebis livrée à de mauvais pasteurs • →Vitré Essais « (C’est à toi d’y penser, et nullement à nous :) / Quoi ? Traitez-vous ainsi, Troupe dénaturée ! / La triste brebis égarée / Qui dans un mal affreux vient s’adresser à vous. -- Exécrables Pasteurs ! vous la livrez aux Loups ; / Barbares Médecins ! vous l’avez empirée, / Ce rebut l’a désespérée, / Et loin de la guérir, elle meurt de vos coups. -- Vous méprisez l’état où Satan l’a réduite : / Hé ! n’est-ce pas à vous d’en prendre la conduite ; / Sans chercher votre perte, en la perte d’autrui. -- Tout méchant qu’est Judas, dès lors qu’il vous réclame, / Votre âme infortunée est pleige [= garante] de son âme, / Et sang pour sang à Dieu vous répondrez de lui » (128). Judas, trahi à son tour • →Claudel Mort « Mais moi-même ne suis-je pas la victime éclatante d’une trahison non moins odieuse ? Après l’acte d’abnégation que j’avais accompli, et en dépit de certaines grimaces déjà surprises sur ces dures figures sacerdotales, je m’attendais de la part de mes conseillers à un accueil empressé et sympathique. Je me voyais déjà me rendant au Temple, un peu solitaire, mais accompagné de la considération générale, revêtu de cette grave auréole qui entoure les héros extrêmes du devoir et du sacrifice. Quelle erreur ! Pour toute récompense on me jette avec mépris un peu d’argent comme à un mendiant ! Trente deniers ! Après cela il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle ! C’est ce que j’ai fait » (906-907). *litt7 5a dans le Sanctuaire Judas idolâtre • →Vitré Essais « Judas ! je vois pourquoi tu choisis ce Saint lieu, / Tu fais ton Dieu de l’Or, pour lui tu vends Dieu même, / Et tu mets ton Idole en la maison de Dieu » (130). 5b il se pendit Moyen Âge Judas, jouet de Satan Les Passions médiévales redoublent de « diableries » autour de la scène : • →Pass. Alsf. : Satan en personne donne à Judas la corde avec laquelle se pendre (v.3668-3669). Dans d’autres Passions, le diable monte à l’échelle avant Judas, en le tirant par la corde comme un licol. La corde est parfois reliée directement à l’enfer. Judas, objet de discours Plusieurs Passions font intervenir le personnage de saint Augustin (*chr5b), qui vient expliquer que Dieu aurait accueilli Judas en sa grâce si celui-ci ne s’était pas suicidé. Judas, poussé par le désespoir personnifié →Gréban Passion (v.21790-21988) et →Michel Passion (v.23719-24036) mettent en scène Désespérance, fille du diable. Alors que Judas voudrait plaider auprès de Jésus pour être pardonné (fort de tant d’exemples de pardons donnés par Jésus auparavant), elle le persuade qu’il n’y a pas de pardon pour les traîtres. Gréban fait référence aux différentes étapes du sacrement de confession (contrition, aveu, réparation) : • →Gréban Passion : « comment j’ay fait confession / en tant que je dis : peccavi, / puis ay fait satisffaction / en tant que les deniers rendy, / et puis eus tel contrition / qu’a peu que cueur ne me fendy ? » (v.21870-21875). Mais Judas, plein de « rage », cède à la tentation du désespoir. Ses appels se teintent alors des accents tragiques du héros qui ne peut échapper au destin : « je me repens, je me repens, / et Desesperance me larde » (v.21894-21895). Contrairement à Pierre, qui ne doutera pas du pardon de son maître, l’ultime péché de Judas est donc d’avoir désespéré de la miséricorde. Son arrivée aux enfers fera la joie des démons (v.22066-22176). • →Michel Passion : Judas fait une abjuration solennelle de Dieu, des anges, des saints, de la Vierge, avant de se suicider.

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17e siècle Lecture poétique : la corde et la miséricorde • →Nostredame Marie « Homme dénaturé, créature damnable, / Rebelle déserteur, Apôtre abominable, / Hélas, que dis-je Apôtre, ains méchant apostat, / Qui pend sur ce figuier en très infâme état, / Misérable perdu dont les ordes entrailles / Annoncent aux corbeaux les tristes funérailles, / Que les démons cruels te viennent préparer, / Tu l’as plus offensé de te désespérer, / Que de l’avoir trahi : Car sa miséricorde / Est un profond abîme, une très longue corde, / Qui n’a ni fin ni bout, et que toujours il tend / Au pécheur repenti que sauver il prétend, / Tu as plus fait d’offense et commis plus de crime, / Perpétré le forfait que plus fort il imprime / Au feu de son courroux, de la croire empêchée, / Ou faible à la merci de ton grave péché » (124). Lecture mythologique et typologique : analogies baroques • →Camus Prem. hom. quadr. « Tandis que Notre Seigneur développe son agonie, voici Judas qui enlace sa perplexité désespérée avec son col en une hart [= corde]. L’horreur de son forfait exécrable, comme un autre Achitophel, le fait pendre. -- C’est un Oreste agité des furies pour son parricide. Omnibus umbra locis adest [→Virgile Aen. 4,386], la coulpe a la peine aux talons, culpam poena permit comes [→Horace Carm. 4,5,24]. […] Contrepointez ces deux Apôtres saillants, Pierre et Judas, et quelle diverse issue, les pleurs sauvent celui-là, le cordeau damne celui-ci, gracieux rencontre en ce tetrastiche qui met le hasard au train de la raison : Qui laqueum cello nectebat, reperit aurum, / Thesaurique loco condidit hic laqueum. / At qui condiderat, postquam non reperit aurum, / Aptavit colloqui fuit hic laqueum [→Ausone Epigr. 23]. -- Ainsi de deux Galères qui naviguent sur même mer agitée de pareille tourmente, l’un se sauve au port, l’autre se submerge et se brise au Roc » (340-341). Lecture pittoresque : Judas, juge et bourreau de lui-même • →La Ceppède Théorèmes « Il jette ces deniers (qui l’ont précipité / Dans le Tartare) au Temple, et d’une main savante / Se renoue un licol, s’étrangle, s’accravante, / Juste juge et bourreau de son iniquité. -- Les outils du péché sont objets du supplice : / Son gosier de son crime instrument, et complice, / Est maintenant puni par cet étranglement. -- Ainsi jadis souffrit cette langue insolente / Du maudit Nicanor, son propre châtiment, / Et servit aux Courbeaux de pâture relente » (172). Lecture morale : Judas meurt de désespoir • →Bourdaloue Carême « Pécheurs qui m’écoutez, comprenez ce que je dis, et ne l’oubliez jamais. Ce qui a damné Judas, ce n’est point proprement la trahison qu’il avait commise, mais le désespoir où il s’abandonna après sa trahison ; car sans ce désespoir, tout traître qu’il était, il pouvait néanmoins encore se sauver. […] Les pécheurs ordinaires se perdent par un excès de confiance, mais les libertins et les impies déclarés se perdent par un défaut de confiance. Les uns périssent parce qu’ils espèrent trop, et les autres parce qu’ils n’espèrent point du tout » (117-118). 19e siècle Judas se donne en spectacle pittoresque • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Pire que Judas ») « Garde ton sac, va-t’en ! répondit le grand-prêtre. / J’ai l’homme, et toi l’argent. Tout est comme il doit être. / Tu dois être content. — Non, je suis réprouvé ! / Dit Judas, et, jetant l’argent sur le pavé, / Il cria : — Je rends tout. Voilà toute la somme ! / Et les prêtres riaient du traître. — Alors cet homme / S’en alla dans un lieu sinistre, et se pendit » (871). Judas s’ôte toute possibilité de repentir • →Comtesse de Ségur Grand’mère « Élisabeth -- Est-ce qu’il y a un bon et un mauvais repentir ? Il me semble que le repentir est toujours bon. / Grand-mère -- […] En se tuant, Judas s’était ôté la possibilité du repentir. Il aurait dû se souvenir de la bonté du Sauveur et pleurer son crime en implorant son pardon » (219). 20e siècle Judas, figure déformée du poète • →Apollinaire Alcools (« Un soir ») esquisse, au centre d’un collage « cubiste » de plusieurs images de la passion du Christ, un portrait du poète en Judas pendu : « Vois l’histrion tire la langue aux attentives / Un fantôme s’est suicidé / L’apôtre au figuier pend et lentement salive / Jouons donc cet amour aux dés -- Des cloches aux sons clairs annonçaient ta

naissance / Vois / Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancent / Vers toi » (126). Judas, cause de la plus grande douleur du Christ en croix • →Péguy Mystère « Mourant de sa mort, de notre mort humaine, seulement, il [= Jésus] pleura sur cette mort éternelle. -- Lui le premier des saints sur le premier damné ; / Lui le plus grand des saints sur le plus grand damné ; / Lui l’auteur, l’inventeur de la rédemption, / Sur le premier objet de la damnation, / Lui l’auteur, l’inventeur du rachat de nos âmes ; / Lui l’inaugurateur de la salvation, / Sur l’inaugurateur de la perdition. / Sur le premier objet de la réprobation / Éternelle » (123-124) ; « Étant le Fils de Dieu, Jésus connaissait tout, / Et le Sauveur savait que ce Judas, qu’il aime, / Il ne le sauvait pas, se donnant tout entier. -- Et c’est alors qu’il sut la souffrance infinie, / C’est alors qu’il connut, c’est alors qu’il apprit, / C’est alors qu’il sentit l’infinie agonie, / Et cria comme un fou l’épouvantable angoisse » (126). Judas se tue en une ultime marque d’amour pour Jésus ? • →Rabi Judas évoque le suicide de Judas dans un cri d’amour du Christ qui n’appelle pas au repentir puisque la trahison est fidélité. C’est le Juif errant qui conclura de la pendaison de Judas une protestation d’espoir en Israël : « Tu meurs, Judas […]. Mais ton peuple vivra, et la plus grande épreuve est de vivre. […] Nous sommes le peuple qui empêche le monde de dormir » (90). 21e siècle Judas meurt de chagrin, non de remords • →Schmitt Pilate : Avant la crucifixion, Yehoûdâh console Yéchoua à plusieurs reprises, quand celui-ci a peur de la mort. Pourtant, au soir de la trahison, Yehoûdâh ne supporte plus son rôle : « Je vais te vendre au sanhédrin. Faire venir les gardes au mont des Oliviers. Te désigner. […] Le troisième jour, tu reviendras. Mais je ne serai plus là. Et je ne te serrerai pas dans mes bras. […] — Yehoûdâh, Yehoûdâh ! Que vas-tu faire ? — Me pendre. — Non, Yehoûdâh, je ne veux pas. — Si tu te fais crucifier, je peux bien me pendre ! — Yehoûdâh, je te pardonne. — Pas moi ! » (79-80). Son suicide n’est pas présenté comme un péché — Yéchoua lui pardonne — ce qui peut expliquer pourquoi chez Schmitt, Judas ne rend pas les trente deniers ; Pilate raconte : « Quelques jours auparavant, mes hommes avaient même retrouvé la somme, intacte, dans le manteau d’un pendu qu’ils décrochèrent. Il s’agissait de Yehoûdâh, le trésorier de Yéchoua, qui pour cette somme avait vendu son maître à Caïphe » (131). *litt3b se repentant ; →Judas Iscariote : fortune littéraire ; →Images de Judas au cinéma + Arts visuels + 3-5 Remords de Judas et pendaison Illustration secondaire d’une autre scène Le thème du remords du traître favorise la représentation des derniers instants de sa vie dès la haute Antiquité : la scène (remords et pendaison) accompagne alors la crucifixion ou la première comparution du Christ devant Pilate : • Un ivoire romain (ca. 420-430, British Museum, Londres) représente Judas, pendu, à gauche de la crucifixion sur le même panneau, associant ainsi la mort de l’impie et celle de Jésus (comme *cin3-10 : DeMille). • Le Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano) et les Évangiles de Rabula (6e s., Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence) représentent l’événement à la partie inférieure de la comparution devant Pilate, à laquelle elle sert de contrepoint et de mise en contexte narratif. Les artistes du Moyen Âge et de la période moderne choisissent souvent cette représentation comme illustration secondaire et anecdotique de l’arrestation, de la comparution devant Pilate, du présumé suicide du gouverneur romain (Jean Mansel, 15e s., Paris), du portement de croix ou de la crucifixion. Cela donne lieu à des œuvres célèbres : • Jacquemart de Hesdin (1409, Paris), Jean Fouquet (15e s., Chantilly), Maître de Spitz (1420, Los Angeles), Jean Colombe (1485-1489, Chantilly), Maître du Livre d’heures (1510, Los Angeles).

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Matthieu ,-

Divers vitraux médiévaux résument les scénarios légendaires de la mort du traître : ils représentent Judas pendu, ventre éclaté, viscères à l’air, un démon extirpant son âme pour la conduire en enfer. Cycles d’images bibliques Lorsqu’elle n’est pas traitée en complément d’un autre événement de la passion, la scène apparaît dans un cycle ou comme illustration de bible : • en sculpture : coffret mozarabe du 10e s. (Paris) ; Maître Gislebert (1120-1130, cathédrale Saint-Lazare d’Autun) ; • en miniature : Maître de Jouvenel (1450, Paris) ; • en gravure : Jérôme Nadal (1593) ; Johann Christoph Weigel (1695) ; Julius Schnorr von Carolsfeld (1856) et James Tissot (1886-1894), qui détaillent les deux scènes distinctes de l’épisode : (1) Judas repentant et rendant les pièces d’argent et (2) la pendaison du traître. Scènes isolées Les exemples sont rares : • Rembrandt (ca. 1629, coll. priv., Angleterre) s’essaie à la représentation de la première partie de l’événement (les remords). • Annibale Carracci (fin du 16e s., Louvre, Paris) est l’un des rares peintres qui se soit aventuré à peindre la seconde partie (la mort), dans un dessin qui représente le traître pendu. Il exhibe sur l’arbre la bourse de son forfait, alors que Mt 27,5-6 précise que les pièces d’argent furent jetées dans le Sanctuaire et ramassées par les grands prêtres. • Albert Tucker (1955, musée national de Victoria, Melbourne) livre une version inédite : Judas vomit les pièces, qui symbolisent sa traîtrise.

+ Musique + 3b.4b se repentant + J’ai péché — Drame intérieur de Judas →Bach Passion donne à entendre le remords qui ronge Judas : • D’abord une plainte surgit en un saut de 7e sur gereuete es ihn (« il se repentit »). • Puis l’harmonie diminuée, indiquée sous ich habe übel getan (« j’ai péché »), est surprenante dans ce contexte. Elle accentue l’expression du drame intérieur vécu par Judas. • Comme lors de la condamnation à mort de Jésus par la foule, ce sont les deux chœurs qui chantent la réponse à Judas, scellant en quelque sorte sa mort prochaine. Leur force étouffe le motif de la miséricorde esquivé par les flûtes, rappel du premier thème de l’air qui suivait le reniement de Pierre. 5b s’étant retiré, il se pendit Mort de Judas loin du Temple →Bach Passion met en valeur « s’étant retiré » (hub sich davon, litt. « se retira ») par un grand arpège. • Une importance particulière semble accordée au fait que Judas quitte le Temple. • La suite arrive musicalement comme une conséquence de ce fait. La violence de la mort de Judas est en outre accentuée par l’aspect nettement torturé du récitatif sur erhängete sich selbst (« se pendit lui-même »). + Danse + 3-5 Éparpillement et pendaison →Neumeier Passion • Deux bancs sont arrangés en potence au fond de la scène. Judas veut rendre le prix du sang. Ceux du conseil se précipitent et miment un jeu où ils chercheraient à tâtons avec fébrilité les 30 pièces d’argent éparpillées à terre. Puis ils se redressent, bras modérément écartés du tronc, immobiles comme des statues. 5b il se pendit Magnifique solo désespéré de Judas →Neumeier Passion • Judas tout en cambrures ou marquant un pas nerveux sur place, semble plonger dans la profondeur de son être, ouvrant largement les bras, paumes ouvertes, face à la salle comme pour la supplier, pour donner sans cesse des explications, comme faisant une transaction entre l’en-haut et l’en-bas.

• Bonds aériens pour s’envoler, échapper à sa trahison et à son remords, moulinant des mains l’une sur l’autre, puis les tordant, coupables d’avoir pris les pièces maudites. • Les grands prêtres saluent et quittent l’espace scénique. • D’un pas résolu, Judas monte se pendre à la potence, sur le podium. + Cinéma + 3-10 Remords et mort de Judas →Images de Judas au cinéma Chez les cinéastes qui suivent fidèlement le texte Mt (ou qui tentent de synthétiser les quatre évangiles), remords, retour chez les grands prêtres et mort de Judas (des détails SM : *syn3-10) sont représentés de manières différentes. De façon théâtrale • →Olcott Manger : Judas retourne voir les grands prêtres, cette fois-ci de l’autre côté du balcon qu’en *cin26,14 (chez les grands prêtres : Olcott). Il les supplie, se mettant à genoux. Le tremblement de son corps traduit son tourment. Il tend l’argent aux grands prêtres, qui le refusent, avant de se jeter à terre. Sa fuite est saluée par les rires des grands prêtres, qui se frottent les mains. Les deux courts tableaux suivants, introduit par le v.5, montrent Judas l’air hagard, dans un jardin, puis pendu. Mis en parallèle : Judas et Pierre • →Pasolini Matteo : Le cinéaste fait se superposer les remords des deux disciples. De Pierre pleurant et recroquevillé, on passe au visage de Judas qui contemple, à son tour, la cour des grands prêtres organisée comme un vrai tribunal. Grands prêtres, scribes, anciens, témoins, tous ont le visage tendu vers l’accusé qui entre. Les v.1-2 sont intégrés à l’intérieur du v.3a, donc au point du vue de Judas. La séance levée, Judas accourt vers le grand prêtre. Le parallèle visuel avec la scène de la trahison (*cin26,15b : Pasolini) est frappant. La décision des grands prêtres d’acheter un champ avec le « prix du sang » se fait devant Judas. La succession rapide des plans rend le tourment de son esprit : à terre après avoir jeté l’argent, il court, une corde entre les dents, dans la vallée, se déshabille, noue la corde à son cou et à l’arbre, puis se pend. La caméra s’attarde quelques secondes sur le corps pendu, avant de retourner — par l’intermédiaire du visage douloureux de deux femmes, puis de Jean — au procès de Jésus. Mis en parallèle : mort de Jésus, mort de Judas • →DeMille King : La scène fait suite à la phrase de Pilate « à vous de voir » (v.24), comme si elle l’illustrait. Éperdu, Judas présente l’argent à Caïphe et montre Jésus, qu’on dépouille de son manteau de roi. La réponse de Caïphe fait écho à la phrase de Pilate (« À toi de voir »). Judas reste seul, renverse l’argent et se frappe la poitrine, tandis qu’on délie Jésus. La corde tombe à ses pieds, parmi les pièces. Il la saisit et la presse contre lui. On amène la croix pour Jésus. Judas se cache le visage avec son manteau et part en courant. On suit plus loin la pendaison de Judas parallèlement à la mort de Jésus sur la croix. Quand Jésus se couche sur la croix pour être crucifié, Judas grimpe quelques rochers vers un arbre. Il semble entendre le bruit des marteaux qui enfoncent les clous et plaque ses mains sur ses oreilles. Entre deux branches, il aperçoit au loin le Golgotha et trois croix dressées. Ses yeux s’écarquillent et il entoure son cou de la corde alors qu’on vient d’enlever de la croix les cordes qui ont servi à la dresser. Il ne se pendra qu’après la mort de Jésus (*cin46-50 : DeMille). • →Stevens Story insère pendant le chemin de croix (→Le chemin de croix au cinéma : Stevens) la scène des remords de Judas. Toujours sur le Requiem de Verdi, un travelling vertical, de haut en bas, montre le Temple et à ses pieds Judas. Les pièces jetées vers le Saint des saints sonnent. Un plan général montre la cour du Temple, vide, et l’autel des sacrifices brûlant au milieu. Un montage alterné met en parallèle la mort de Judas et celle de Jésus : quand Jésus sort de Jérusalem avec sa croix et monte au Golgotha, Judas monte les escaliers de l’autel des sacrifices ; quand Jésus est dépouillé de ses vêtements, Judas monte sur le bord de l’autel ; quand la main de Jésus est clouée sur la croix (*cin35a : Stevens), Judas se jette dans le feu de l’autel. Mis en écho : tourments de Judas, agonie de Jésus • →Jewison Superstar : Une longue séquence reprend l’air de la séquence de la trahison : Judas aperçoit Jésus que l’on a jeté en prison dans une

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crevasse. Il arrive chez les grands prêtres, où il s’étonne du traitement violent infligé à Jésus et ne veut pas en être tenu responsable. Anne et Caïphe tentent de le raisonner : ce qu’il a fait sauvera le monde, « on se souviendra de lui à jamais pour cela ». Se jugeant « éclaboussé d’un sang innocent », Judas jette les pièces au pied de l’escalier qu’empruntent les deux prêtres. Seul, il s’effondre par terre et reprend un air précédent de Marie-Madeleine (« Je ne sais pas comment l’aimer »). Il se redresse lentement, puis s’enfuit en courant. La scène fait écho à celle de l’agonie de Jésus. Le montage rapide et les mouvements de la caméra soulignent son tourment : éperdu, il s’agite en tous sens, lève la tête vers le ciel et dit que Dieu « s’est servi de lui pour son crime sanglant ». Le sol caillouteux vacille. La caméra adopte pour quelques secondes son point de vue. Judas finit par arriver à un arbre au sommet d’une colline, se déshabille tout en courant, dénoue la corde de ses reins et se pend en criant : « Tu m’as assassiné. » Au déchaînement musical de ces derniers mots succède un silence, et bientôt un chœur angélique chante « Adieu Judas », tandis qu’un grand zoom arrière fait apparaître, au pied de la colline, dans un amphithéâtre, un nouveau jugement de Jésus. Représentés littéralement • →van den Bergh Matthew : Filmé en plan américain, Judas entre dans le Temple. Tandis que le narrateur récite le v.3, la caméra se rapproche lentement de son visage. Il se retourne soudainement et fait face au grand prêtre auquel il s’était adressé pour livrer Jésus (*cin26,4 : van den Bergh ; *cin26,14 chez les grands prêtres : van den Bergh). Le dialogue est filmé en champ-contrechamp, Judas prononçant lentement le v.4. Gros plan sur sa main tenant les pièces d’argent qu’il laisse tomber sur le sol. Posée à terre, la caméra montre au plan suivant le bas du corps de Judas, de dos, et les pièces qui roulent sur les dalles. Judas s’enfuit en courant, puis deux prêtres à l’arrière-plan se précipitent pour ramasser l’argent tandis que le narrateur énonce le v.5. Un travelling latéral gauche montre un paysage avec palmiers — illustrant le « champ du potier » ? — à l’aube, alors que quelques coups de tonnerres semblent retentir. Aux v.9-10, gros plan sur la ceinture et les sandales de Judas, abandonnées sur un muret. Un travelling latéral droit nous conduit jusqu’aux pieds nus de Judas, pendu, avant

que la caméra ne remonte verticalement pour nous montrer la tête du pendu. La musique dramatique s’apaise alors. Amplifiés : présence diabolique • →Gibson Passion développe l’épisode du remords et de la pendaison de Judas en introduisant des éléments étrangers aux évangiles. Immédiatement après le procès, de nuit, Judas se rend, en criant, dans la salle attenante du palais où se sont réfugiés les prêtres. Il leur demande de le relâcher, proposant de rendre l’argent. La froide détermination de Caïphe s’oppose à la panique du disciple. Celui-ci frotte son visage sur le cuir de la bourse avant de la jeter aux pieds du prêtre. Judas va se pendre, poursuivi par une bande d’enfants qui révèlent progressivement leur identité démoniaque (il les appelle lui-même « petits satans »). Les mouvements de la caméra traduisent le trouble qui s’empare progressivement de son esprit. Satan lui-même apparaît au milieu de cette bande. Judas se pend près d’une charogne entourée de mouches qui évoquent les démons tournant autour de son âme (→Images de Judas au cinéma : Gibson). La mise en scène de la mort de Judas, rapide et solitaire, apparaît comme l’antithèse de la mort de Jésus qui voit la défaite de Satan. S’ils ne montrent pas la mort de Judas, les cinéastes qui ne suivent pas directement Mt cherchent tout de même à représenter visuellement ses remords. Sobriété • →Zecca Passion : Judas semble tourmenté dès que Jésus est emmené par les soldats : à la fin du tableau sur le mont des Oliviers, on le voit serrant d’abord avec bonheur la bourse gagnée, puis reculer et, les yeux grands ouverts, se frappant le front comme s’il comprenait à l’instant son geste, puis s’enfuir. Explicitation • →Koster Robe : L’esclave Demetrius, qui a doublé la trahison de Judas (*cin26,15b : Koster), errant dans la ville, croise un homme recroquevillé et hagard. Celui-ci lui apprend qu’il est trop tard et que Jésus, livré par « le disciple qui s’asseyait à sa gauche », comparaît en ce moment devant Pilate. Judas, torturé, exhorte paradoxalement Demetrius à « ne pas douter », à « garder la foi ». En partant, il dévoile son identité, que souligne un coup de tonnerre.

 + Propositions de lecture +

+ Vocabulaire +

9-10 Une citation fausse ? La complexité du renvoi aux prophéties proposé ici par Mt (*bib9-10) a posé d’emblée problème aux scribes qui transmirent Mt (*tex9a ; *tex9b). Les Pères de l’Église s’efforcent de le résoudre avec beaucoup d’ingéniosité (*chr9a ; *chr10). Loin de voir dans la sophistication scripturaire de ces versets la maladresse d’un apologète hâtif, il faut la comprendre dans le contexte de l’→accomplissement des « Écritures » pour des Juifs du 1er s.

6b Il n’est pas permis Hébraïsme ? L’expression ressemble à la formule rabbinique ’āsûr (cf. Mc 2,26 ; 6,18 ; Jn 5,10 ; →Josèphe A.J. 13,252).

9a Jérémie Variantes Remplacement : Zacharie Certains mss. syriaques et arméniens changent « Jérémie » en « Zacharie ». Omission D’autres mss. suppriment prudemment le nom. *bib9-10 ; *jui9a

6b korbane Lexicologie Calque V traduit corbanan, calque de l’araméen qûrbānâ, qorbānâ. Sens premier Comme en Mc 7,11 (mais non dans le // Mt 15,5 !), le mot signifie originairement sacrifice ou offrande, puis une procédure de consécration de personnes appelées Nazaréens ou d’un objet retiré à l’usage commun (→Josèphe A.J. 4,73 ; →C. Ap. 1,167). S a ici byt qwrbn’ (bet qurbono), litt. « la maison de l’offrande », d’où « le trésor ». Extension péjorative Plus tard, il désignera une fiction juridique n’incluant aucun sacrifice réel (qônām dans la Mishna). Usage populaire ? Le mot signifie aussi le trésor du Temple (comme en →Josèphe B.J. 2,175 : korbônas), même s’il n’est jamais employé en ce sens dans la littérature rabbinique. Peut-être s’agit-il d’une expression populaire qui n’aurait pas reçu l’aval des rabbins ? *jui6b

9b du mis à prix Identification de la version de Za citée ? Mt cite Za 11,13 mais • il lit hayyāqār (« celui qui est estimé ») comme S, • et non hayeqār (« le juste ») comme M.

7 étrangers Nuance légale ? Il s’agit peut-être des « étrangers installés dans le pays » (cf. Ex 12,48 ; Is 60,10 ; 61,5 ; V : peregrinorum), à moins qu’il ne s’agisse des Juifs vivant à l’étranger, c’est-à-dire non judéens : *mil7.

Texte + Critique textuelle +

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Matthieu ,-

8 champ de sang Toponyme • Hakeldama (*com8) semble être le calque de ḥăkal demâ (araméen), litt. « champ de sang », lieu-dit de la Jérusalem du 1er s. (*mil7). • Le nom peut aussi dériver du fait que le sang des sacrifices du Temple y aurait été conduit par un canal partant de l’angle sud-ouest de l’autel (→m. Me‘il. 3,3 ; →m. Mid. 3,2 ; →m. Yoma 5,6 ; cf. 11Q19 32,12-15). Les disciples de Jésus ont pu le remotiver en élaborant le récit des derniers moments de Judas. *hge8

+ Grammaire + 9b des fils d’Israël Formule indéfinie Gr n’a pas un article défini (d’où la traduction « des fils ») ; S lit litt. « parmi les/des fils d’Israël ». Tous « les fils d’Israël » ne sont pas coupables.

7 champ (S) RHÉTORIQUE Allitération avec Scarioth sy S : qwryt, avec skryṭ’ (*voc26,14). 7 des étrangers PRAGMATIQUE Ironie S’il va effectivement à la sépulture de non-Juifs (voir cependant *mil7), l’affectation du prix de la trahison de Jésus est prophétique à l’insu de ceux qui la font. Le prix du sang que le sacerdoce du Temple ne veut pas recevoir pour son culte va permettre l’accueil, dans la ville sainte, des étrangers : le sang de Jésus leur ouvre un accès à la terre des élus ! 8 jusqu’à aujourd’hui PRAGMATIQUE Actualisation complète C’est l’une des rares fois où Mt laisse affleurer explicitement la temporalité de son époque dans son récit : le champ du sang est devenu lui aussi une sorte de mémorial (cf. Mt 26,13).

8 Récit étiologique ? Le champ a-t-il reçu son nom de la fin tragique de Judas ? Ou est-ce l’existence de ce nom qui a suscité l’histoire de cette fin tragique de Judas ? Ou bien encore, a-t-on simplement lié deux réalités : la fin tragique de Judas et le lieu sinistre ? *hge7 ; *hge8 ; *syn3-10 ; *chr3-10 9-10 →Citations d’accomplissement

Byz V S TR Nes 6a

b

+ Procédés littéraires + 6b Il n’est pas permis PRAGMATIQUE Ironie de souci de la Tora, parce que les mêmes personnages ont réclamé la mort d’un innocent en Mt 26,66. Ils filtrent le moucheron mais engloutissent le chameau (Mt 23,24 ; *chr6b) !

+ Genres littéraires +

Mais les grands V princes des prêtres, ayant pris les pièces d’argent, S prirent l’argent et dirent : — Il n’est pas permis de les mettre au korbane S S le dans le trésor puisque c’est le prix du sang.

7

Et après avoir tenu conseil, S ils tinrent conseil et ils achetèrent avec elles S lui le champ du potier pour la sépulture des étrangers.

8

C’est pourquoi on a appelé ce champ VAcheldemach — champ de sang — jusqu’à aujourd’hui. Byz V TR Nes

9a

b

S

Alors s’accomplit ce qui Alors s’accomplit ce qui fut dit à travers Jérémie fut dit à travers le le prophète disant : prophète qui dit : — Et ils prirent les trente — Je pris les trente pièces d’argent, le prix [pièces] d’argent, le prix du mis à prix, qu’ont du précieux, que [ceux] mis à prix des fils des enfants d’Israël d’Israël, avaient fixé, Byz V S TR Nes

10

et ils les ont S je les ai données pour le champ du potier comme me l’indiqua le Seigneur.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 7 le champ du potier Lieu réel ou scripturaire ? Mt fait allusion • soit à un endroit connu sous ce nom par ses auditeurs/lecteurs, • soit au passage de l’Écriture cité au v.9, dont il anticipe la citation (*bib7). 8 champ de sang Localisation Le champ du potier ou champ de sang (*voc8) est traditionnellement situé dans la vallée de →Hinnom (Jr 19,2.6). Cette identification est cependant contestée depuis qu’on a découvert quelques-unes des plus belles tombes hérodiennes connues à ce jour, dont la plus impressionnante est peut-être celle du grand prêtre Anne, le beau-père de Caïphe (Jn 18,13). Selon →Josèphe B.J. 5,505-506, le mur de circonvallation construit par Titus autour de Jérusalem passait sur cette tombe. Il est peu vraisemblable que cette zone de sépultures luxueuses ait été aussi un cimetière pour des étrangers. Selon →Ritmeyer et Ritmeyer , ce lieu de mémoire traditionnel n’est sans doute pas l’endroit authentique du suicide de Judas. + Milieux de vie +

7 sépulture des étrangers Séparation des défunts Gr : taphê (et non taphos) tois xenois ; V : sepultura peregrino9a Alors s’accomplit COMPOSITION Écho rum et S : byt qbwr’ d’ksny’ (litt. et variation Gr : tote eplêrôthê, et non 7-10 La prophétie de Jérémie Jr 18,2 ; 19,1-2.4 ; 32,7-11 ; Lm 4,2 – 8 jusqu’à « maison du tombeau des étranpas « afin que s’accomplisse » (hina aujourd’hui Mt 28,15 ; 2S 6,8 – 9a ce qui fut dit Ex 9,12 – 9b trente pièces d’argent gers ») désignent un lieu et non une *ref26,15c plêrôthê), comme dans la plupart des action. Ce terrain était apparemment autres →citations d’accomplissement. destiné Comme en Mt 2,17, un événement affreux est lu comme accomplissement • non à des païens de passage ou des immigrés, des Écritures — mais peut-être pas directement comme une intention • mais à des familles juives de diaspora ou des prosélytes, dans la perspecdivine ? tive du monde à venir afin de ne pas risquer un mélange. 9b le prix du mis à prix, qu’ont mis à prix Dérivation présente dans Gr : tên timên tou tetimênou, hon etimêsanto et V : pretium adpretiati quam adpretiaverunt ; cf. l’allitération dans S : dksf mwhy dyqyr’ dqṣw.

+ Intertextualité biblique + 7 ils achetèrent avec elles Variation En Ac 1,18 c’est Judas qui achète.

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La passion selon saint Matthieu

7 potier Allusion ? Peut-être une réminiscence de Za 11,13 « Jette-le au fondeur/trésorier/potier [*com7], ce prix splendide auquel ils m’ont apprécié ! » *bib26,15c trente pièces d’argent ; →Zacharie dans l’Évangile 8 C’est pourquoi Variation En Ac 1,19 le nom semble venir du sang de Judas, pas de celui de Jésus. 9-10 Complexité d’une « citation d’accomplissement » Citation : Zacharie • Au v.9, les deux parties de Za 11,13 sont inversées, si bien que la citation correspond mieux au récit des v.5-8 (*tex5a). • Le v.10 n’existe pas dans Za. Allusions : Jérémie • En Jr 18,2 (dans la parabole du potier), il est question de la « maison du potier » ; • en Jr 32 (= G-Jr 39) de l’acquisition d’un « champ » à Anatot ; • en Jr 19 (oracle à la porte des Tessons), on trouve une référence aux « anciens du peuple et des prêtres » (v.1), au « sang innocent » (v.4), au changement de nom de l’endroit (v.6), à l’ensevelissement dans la vallée de Tophet (v.11) et peut-être à une poterie (v.1.11), mais pas au champ. Attribution Il s’agirait donc plutôt de Za (*tex9a ; →Zacharie dans l’Évangile), mais Jr (*ref7-10) a de nombreux motifs communs avec ce récit. • Mt cite peut-être de mémoire et se trompe, • ou bien il cite un apocryphe disparu (*chr9a), • ou bien il tire le passage d’une liste de testimonia placés sous le patronage de Jr, • ou bien il combine des mots des deux prophètes et attribue le tout au seul Jr, prophète de malheur par excellence. Cela pousse le lecteur à éclairer réciproquement les textes combinés. Origine Comme en Mt 2,15 (Os 11,1) et Mt 21,5 (Za 9,9), la citation en question a un contenu si spécial qu’elle ne peut guère avoir été transmise qu’avec le récit qui nous la fait connaître et auquel elle a dû être reliée par des mots-crochets (parfois en araméen ou en hébreu). 9a Jérémie Autre prophète du destin de Judas : David ? Ac 1,16.20 renvoie à David parlant par avance de Judas (Ps 69,26 ; 109,8). + Littérature péritestamentaire +

+ Tradition juive + 6b Il n’est pas permis Bien mal acquis De manière générale, un principe rabbinique assez répandu interdit d’accomplir un commandement par le biais d’une transgression. Ainsi, un sacrifice au Temple ne peut être apporté à partir d’un animal volé (→m. B. Qam. 7,2 ; →b. Sukka 30a ; cf. Ml 1,13). L’homme ne peut consacrer à Dieu ce qui ne lui appartient pas (→b. B. Bat. 88a). Les biens d’origine problématique sont souvent utilisés pour satisfaire des besoins collectifs : • →b. Qidd. 59a : Rab Giddel, de condition modeste, aspirait à acheter une terre qu’un rabbin plus riche, Rabbi Abba, a finalement acheté, sans savoir qu’il lésait son compagnon. Comme il n’a pas été possible de trouver un règlement parfaitement satisfaisant de cette affaire, le terrain est devenu la propriété de tous les rabbins, « le champ des rabbins ». • →b. Beṣa 29a : Abba Saül et ses compagnons avaient rassemblé tous les restes de vin et d’huile que contenaient des récipients de mesure et les avaient apportés au Temple, estimant que ces liquides ne leur appartenaient pas vraiment. Ils furent utilisés pour satisfaire les « besoins publics », vu que celui qui a volé quelque chose, sans savoir qui il a lésé, doit utiliser ce bien pour satisfaire les besoins publics. 6b korbane Le trésor du Temple (*voc6b) était manifestement dispersé en plusieurs lieux à l’intérieur de l’enceinte sacrée. • →m. Šeqal. 6,5 décrit treize boîtes destinées à recevoir un certain nombre de contributions (impôt du demi-sicle, certaines offrandes obligatoires et surtout des offrandes volontaires). • →m. Šeqal. 5,6 mentionne une salle de dons anonymes, permettant d’aider les pauvres en toute discrétion et une salle pour les dons de vaisselle en or et en argent, parfois revendues au profit des fonds du Temple. 9a Jérémie Art de citer les Écritures Mt mentionne Jr, alors que le v. cité est plutôt Za 11,13 (*bib9-10). Désignation de tout le corpus par une de ses parties ? Il est possible que Mt emploie le nom Jr pour désigner l’ensemble des Prophètes, car le livre de Jr était situé en tête de ce groupe textuel (→b. B. Bat. 14b). Voir aussi Mt 2,23 et Lc 24,44 (qui emploie l’expression « Psaumes » pour désigner les Écrits, la 3e partie de la Bible). Réécriture ? Le caractère très composite de la citation, qui mêle des éléments en provenance de Jr et de Za, est peut-être une manifestation de la pratique de The rewritten Bible, bien attestée, sous diverses formes, à Qumrân.

6b prix du sang Expression similaire Timê haimatos se trouve en →T. Zab. 3,3 comme le prix pour la vente du patriarche Joseph (*bib3-10). + Tradition chrétienne + 7 champ du potier pour la sépulture Sépultures dans un champ • Gn 23,17-20 ; 25,9-10 ; →Vies pro. 8,1-2 ; 12,9 ; 13,3 ; 16,4 ; 20,2. *hge8

Réception + Comparaison des versions + 7 potier Langage/prophétie ? C’est peut-être une réminiscence de Za 11,13 (*bib7), où • M : yôçēr lit « façonneur ». • G : chôneutêrion lit « creuset ». • S : byt gz’ lit « trésor ». • Cf. →Jérôme Comm. Zach. « Jette-le dans le Sanctuaire : on lit en hébreu yoser, c’est-à-dire : ton plastên, que nous pourrions traduire “sculpteur”, “façonneur”, ou “potier”. » Il s’agit sans doute de l’orfèvre du trésor du Temple, mais le terme hébraïque signifie le plus souvent « potier ». Indice de l’élaboration folklorique du récit ? 8 champ de sang V addition (harmonisation ?) : Acheldemach Ce nom est présent dans toutes les versions d’Ac 1,19.

6-8 Achat criminel • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 85,3 « Vois encore ici comme ils se condamnent eux-mêmes par ce qu’ils savent. Comme ils savaient qu’ils avaient acheté le meurtre, ils ne mirent pas [l’argent] dans le korbane, mais ils achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers. Cela devint un témoignage contre eux, et la preuve de leur trahison. Car le nom seul de ce champ annonce à tous, plus clairement qu’une trompette, le crime qu’ils ont commis » (761.1). 6b Il n’est pas permis Question rhétorique • →Jérôme Comm. Matt. « Ils filtrent le moucheron et avalent le chameau. S’ils ne versent pas l’argent au “corbana” […] parce que c’est le prix du sang, pourquoi ce sang lui-même est-il répandu ? » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2609). 6b korbane *voc6b = l’argent des offrandes • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,6, qui renvoie à Mc 7,11. = le trésor • →Jérôme Comm. Matt.

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7 champ Sens allégorique = le siècle • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,6, qui renvoie à Mt 13,38. = la sainte Église • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2638 ; →Rupert de Deutz Glor. 11,775 (qui relie le sang à l’Eucharistie et au sang d’Abel en Gn 4) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. = le paradis • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2638 : L’endroit, acheté par le sang du Christ, où reposent les saints.

Marc (Mc 1,2) qu’il a attribué une autorité à Isaïe, alors qu’une partie était de Malachie et une autre d’Isaïe. De même Matthieu a-t-il combiné deux phrases, dont l’une a été écrite par Zacharie et l’autre par Jérémie (Jr 32,7). En effet, ce qu’on lit chez Zacharie, à savoir qu’ “ils lui donnèrent (c’est-àdire lui enlevèrent) trente pièces d’argent”, ne se trouve pas chez Jérémie ; mais il s’y trouve le fait qu’on ait acheté un champ, ce qui indiquait le fait pour tout le peuple. “Comme me l’a ordonné le Seigneur” (Mt 27,10) : cela se lit expressément là où le Seigneur a ordonné à Jérémie d’acheter un champ (Jr 32,8). Ainsi, on trouve la première partie chez Zacharie, et la seconde chez Jérémie. » *tex9a ; *bib9-10

7 potier Sens allégorique = Dieu qui nous a façonnés et nous refaçonnera lors de la résurrection (→Hilaire de Poitiers In Matt. 32,6). = le Christ • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 729.16 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2634 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.

10 le champ du potier Solution de l’équivoque Mt/Za *bib9-10 • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,11 cherche « la rigoureuse solution de ce qui semble une équivoque. En effet, les contempteurs des prophètes prétendent que le prophète dit : “Je les jetai dans la maison du Seigneur, pour la fonderie” (Za 11,13), tandis que l’Évangile : “Et ils les donnèrent pour le champ du potier” (Mt 27,10). […] Mais voici exactement ce que nous cherchons : comment n’y a-t-il pas de désaccord quand l’Évangile dit : “le champ du potier”, et le prophète : “la fonderie”. C’est qu’il n’y a pas seulement les fils des orfèvres à posséder une fonderie, la fonderie n’est pas non plus réservée aux forgerons, mais les potiers ont eux aussi des fonderies de terre. Ils séparent des cailloux la partie fine, grasse et utile de la terre ; ils mettent de côté la gangue et délaient au creuset avec de l’eau, l’argile, pour fabriquer aisément leurs produits. Pourquoi t’étonner si l’Évangile dit explicitement “le champ du potier”, tandis que le prophète a prononcé la prophétie sous forme d’énigme, la prophétie étant très souvent sous forme d’énigme ? » (194-195).

7 étrangers Identification = ceux qui sont sauvés par le sang du Christ • →Jérôme Comm. Matt. « Nous qui étions étrangers à la Loi et aux prophètes, nous avons reçu le fruit de leur iniquité pour notre salut et nous possédons le repos au prix de son sang » (= →Raban Maur Exp. Matt. 729.14 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,6 « Le prix payé pour Jésus a servi à acheter son bien, le siècle, et on enterra là ceux qui ont été rachetés par son sang ». = ceux qui sont ensevelis avec le Christ par le baptême • →Augustin d’Hippone Cons. 3,7,31 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2630 ; →Rupert de Deutz Glor. 11,782 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. 9a fut dit à travers Jérémie le prophète Le problème exégétique de l’attribution inexacte d’une citation scripturaire L’identification fautive de la citation peut être comprise moyennant le recours à l’→intentio auctoris. Au-delà de l’inexactitude, l’intention de l’évangéliste est de s’attacher au sens même des textes, qui seul importe réellement. • →Jérôme Comm. Matt. « J’ai lu naguère un ouvrage hébreu, que m’apporta un Hébreu de la secte des Nazaréens, un texte apocryphe de Jérémie où j’ai retrouvé ces termes, mot pour mot. Pourtant à mon avis, c’est plutôt de Zacharie qu’a été tirée cette citation, selon une habitude courante des évangélistes et des apôtres qui, sans s’en tenir à l’ordre des termes, se réfèrent seulement aux sens dans leurs citations de l’Ancien Testament. » L’unique source d’inspiration des prophètes — l’Esprit — les rend interchangeables, comme en témoigne la citation de Mt : • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Il est arrivé, selon le secret dessein divin, que Jérémie, dans l’esprit (animus) de Matthieu, vînt à la place de Zacharie, parce que tous les prophètes ont parlé par un même souffle [Esprit] au point que chacune [de leurs paroles] appartient à tous et que toutes [leurs paroles] appartiennent à chacun » (1481C ; = →Raban Maur Exp. Matt. 730.52). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2714 ajoute que la proposition « qu’ont mis à prix certains des fils d’Israël » n’apparaît ni dans Jérémie ni dans Zacharie ; elle a été rajoutée par Mt, qui « sait d’une révélation du Seigneur que la prophétie convient de cette manière à ce qui fut fait avec le prix du Christ » (12,2770). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « […] nous pouvons accepter les paroles de Jérôme, dans son livre De optimo genere interpretationis, où il dit “qu’on ne peut attribuer à un disciple du Christ aucun signe de fausseté : en effet, la fonction d’un bon interprète n’est pas de considérer les mots, mais le sens”. Ainsi, Matthieu a-t-il donné le sens de certaines choses écrites par Jérémie et de certaines écrites par Zacharie, comme on lit en

+ Théologie + 9a s’accomplit THÉODICÉE Permission divine du mal En citant des prophéties anciennes (*bib9-10 ; *jui9a) pour éclairer les méchancetés des hommes contre Jésus, Mt suggère que la trahison et l’ensemble de la passion s’accordent avec la Providence divine (*pro9a) : • Gn 50,20 « Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l’a tourné en bien. » Ce sera le motif essentiel de la première prédication des apôtres à leurs coreligionnaires après la Pentecôte. Cf. le discours de Pierre : • Ac 2,23-24.39 « Cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l’avez pris et fait mourir […] mais Dieu l’a ressuscité […] pour vous […] ainsi que pour vos enfants » ; Ac 3,17-18 « Frères, je sais que c’est par ignorance que vous avez agi, ainsi d’ailleurs que vos chefs. Dieu, lui, a ainsi accompli ce qu’il avait annoncé d’avance. » 9b des fils d’Israël THÉOLOGIE MT Polémique antijudaïque ? Pour certains interprètes, le discernement des prêtres signifierait pour Mt, dans sa polémique contre les autres Juifs, la rupture complète entre le Temple (lieu du culte du peuple de Dieu) et la rédemption dont le prix en argent était la préfiguration. À travers sa décision, le sacerdoce du Temple s’exclut de la rédemption accomplie par Jésus en se réfugiant dans une casuistique légaliste décentrant la loi de sa fonction de dénonciation du péché et d’annonciation du Christ. Le suicide de Judas semble presque un symbole de la faillite du judaïsme dans cette perspective (*chr3-10 : antijudaïsme). • →Luz Matthäus 4,254 offre une explication qui met en parallèle la foi en Jésus vrai Dieu incarné (« christomonisme et déification [sic] de Jésus dans les communautés primitives ») et la diabolisation de Judas : (1) la foi en Jésus se répandit, devenant marqueur identitaire principal des croyants, et pour eux affaire de vie ou de mort (source du salut). (2) Elle rendait de plus en plus difficile la compréhension de la trahison de Judas : abandonner la foi en Jésus était si incompréhensible que cela ne peut venir que de Satan. Ce double mouvement serait bien illustré par Jn (Jn 13,27). (3) La séparation des communautés croyant en Jésus du reste des communautés juives aurait accru l’incompréhension et accéléré la connexion entre « Judas » et « les Juifs » et leur diabolisation.

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La passion selon saint Matthieu

Un tel raisonnement est redoutable, car il lie l’→antijudaïsme à l’essence même de la foi chrétienne traditionnelle. Il commet peut-être un double anachronisme : • (1) que Jésus ait été « divinisé » par ses disciples est historiquement invraisemblable : la christologie juive primitive fut une christologie de l’habitation du Nom (→Autorité de Jésus durant son ministère ; →Jésus Fils de Dieu). • (2) la séparation entre les Juifs confessant Jésus messie et les autres Juifs se fit sur une période longue, dans le contexte d’une polémique d’autant plus âpre et diabolisante qu’elle restait intrafamiliale (*mil28,15b ; →L’Évangile selon Mt et Israël). + Littérature + 7 Polémique contre les abus ecclésiastiques Pour le droit des pauvres • →Vitré Essais « Ministres du Très-haut ! quand du prix de ce sang / Vous trempez votre luxe au suc d’un bénéfice, / Laissant là votre Église et les Pauvres en blanc / Vous êtes criminels d’une horrible injustice. -- Ce sang de vos Maisons ne doit hausser le rang ; / Vous devez au Pauvre, et non à l’avarice ; / Votre divin Sauveur l’a versé de son flanc, / Ses membres en nourrir, c’est faire votre office. -- Le compte est rigoureux que l’on rend d’un tel bien ; / Si l’emploi n’en est pur, vous n’en usez pas bien, / Ou si l’ambition en trésors l’accumule. -- Quoi ? même les Auteurs de son cruel trépas, / Pour user d’un tel prix auront eu du scrupule, / Et pour en mésuser vous n’en concevriez pas ! » (133). Contre la fausse délicatesse de conscience • →Quesnel Réflexions « Qui n’admirera ce grand soin de ne pas souiller le trésor sacré par un argent profane, pendant qu’ils souillent sans scrupule leur conscience par le plus grand des crimes, et qu’ils livrent aux profanes le vrai temple de Dieu ? C’est ainsi que le diable en trompe souvent beaucoup, même d’entre les prêtres, par une fausse et superstitieuse délicatesse de conscience dans les choses indifférentes, pendant que la calomnie, l’envie, l’oppression des innocents, et les plus grands péchés ne leur font aucune peine » (393). 8 champ de sang Tableau pittoresque • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Le champ du potier ») « Les trente écus dont fut payé ce coin de terre / Avaient déjà servi pour payer Jésus-Christ. -- Et ce lieu depuis lors est nocturne. -- […] L’épouvantable argent par Judas revomi ; / On sent là remuer des linceuls invisibles, / Le sang pend goutte à goutte aux brins d’herbes terribles » (872).

+ Musique + 6a Les grands prêtres Lesquels ? Harmonisation évangélique musicale Ayant sans doute Lc 3,2 en mémoire, où les grands prêtres mentionnés ne sont que deux, Anne et Caïphe, →Bach Passion confie cette phrase à deux solistes. Sa forme musicale s’approche d’un canon, ce qui en fait un écho aux faux témoins du ch.26 (*mus26,61). 6b Addition commentant pieusement le moment →Bach Passion fait implorer le fidèle un juste échange : l’argent ayant été rendu, il faut lui rendre Jésus. • Air Gebt mir meinen Jesum wieder ! (« Rendez-moi mon Jésus ! Voyez, cet argent, récompense du meurtrier, le fils prodigue le jette à vos pieds ! Rendez-moi mon Jésus ! »). Comme dans l’air précédent, un violon solo apparaît. Cependant, sa couleur qui se faisait alors triste et plaintive prend ici un caractère vigoureux. Le premier motif au rythme syncopé semble donner un ordre. Le second, marqué de virtuosité italianisante, voulant peut-être montrer la vanité de cet argent jeté dans le Temple, imite en tout cas le geste du jet. 8 champ de sang Description musicale Par un bémol et l’harmonie diminuée colorant Blut (« sang »), →Bach Passion lui donne un aspect sinistre, confirmé tout de suite après par le triton de Acker (« champ »).

+ Danse + 6-7 Délibération et réflexion choréologique sur les responsabilités partagées dans la mort de Jésus →Neumeier Passion • Six membres du conseil se faisant face à sa gauche confèrent, mains jointes comme des moines satisfaits d’eux-mêmes, puis les mains dans leurs manches comme des mantes-religieuses, au pied de la potence de Judas ; ils hochent la tête les uns vers les autres comme pour se mettre bien d’accord. • Ils se débandent soudain, l’un d’eux va « décrocher » Judas de sa potence : le même danseur qui a incarné Judas, se retournant, va incarner le gouverneur Pilate — allégorie ? image de substitution pour mettre au même niveau leur degré d’implication dans la condamnation ? • Pendant ce temps, Jésus s’est avancé vers lui avec les Personnes, le suivant comme des gardes.



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Matthieu ,-

27,11-14 Face à face entre Jésus et Pilate + Propositions de lecture +

Texte

+ Vocabulaire + 11-26 Triptyque du procès romain Structure 12 l’accusaient (S) Expression périphrastique diabolique S : ’klyn hww qrṣwhy, litt. Trois structures à inclusions sont construites respectivement autour : « ils mangeaient ses morceaux » (*voc4,1). • du silence de Jésus accusé, qui interpelle la conscience de Pilate (v.11-14) : face à face entre Jésus et Pilate ; 14b s’étonna à l’extrême Nuance posi• de l’intervention de la femme de tive En Mt thaumazeô désigne non Pilate donnant voix à cette Byz V S TR Nes pas la foi mais une réaction positive conscience en invitant son mari à un acte de Jésus (Mt 8,10.27 ; 9,33 ; à défendre le juste qu’est Jésus 11 a Quant à Jésus, il se tint 15,31 ; 21,20 ; 22,22). Pilate n’inter(v.15-21) : choix entre Jésus et Nes fut placé debout devant le prète pas le silence de Jésus comme Barabbas ; gouverneur un aveu (*mil12.14a). • du transfert de responsabilité entre Pilate et la foule (v.22-26) : b et le gouverneur l’interrogea disant : auto-disculpation de Pilate face à S et lui dit : + Grammaire + la foule. c — Tu es le roi des Juifs ? Sens 13a dit Présent de narration La confrontation avec Pilate se joue d Jésus Byz V S TRlui dit : — Tu dis. sur deux plans : celui de l’intériorité, de la rencontre interpersonnelle, par Byz V TR Nes S + Procédés littéraires + laquelle Jésus éveille la conscience de 12 Et tandis qu’il était Et tandis que les grands Pilate ; celui du procès extérieur, accusé par les grands prêtres et les anciens 11c le roi des Juifs Motif important La dans lequel Jésus refuse de V désignation de Jésus comme →roi des s’inscrire. princes l’accusaient, il ne Juifs culminera sur sa croix. Après les apôtres, la foule et les des prêtres et les répondit rien. PRAGMATIQUE Profession messianique ? chefs juifs, c’est au préfet romain de anciens, il ne répondit Le titre est utilisé par des païens (Mt se trouver face au mystère de Jésus, 2,2 ; 27,29.37 vs. l’usage de locuteurs sujet de tout l’Évangile. En le faisant rien. juifs en Mt 27,42 : « roi d’Israël »). La passer de l’interrogation à l’étonnedénotation est politique et résonne ment, Jésus transforme l’interrogaByz V S TR Nes comme une moquerie (*mil11c). toire par Pilate en épreuve morale 13 a Alors Pilate lui dit : Mais dans le contexte de Mt, l’expour Pilate. Motivée par la lâcheté pression peut avoir une connotation ou le calcul politique, la décision b — Est-ce que tu n’entends pas de combien [de messianique, d’autant plus qu’elle est ultime de ce dernier de s’en laver les choses] ils témoignent reprise dans la suite du « procès » mains (*mil24b) et de livrer Jésus à la V combien de avec l’apposition « qui est dit christ » mort est, par contraste, rendue témoignages ils portent contre toi ? (Mt 27,17.22). encore plus odieuse que celle des NARRATION Motivations et caractérisations ennemis de Jésus dans son propre des autorités juives peuple. Byz V TR Nes S Jésus étant déféré à Pilate par les 14 a Et il ne lui répondit pas à Et il ne lui répondit pas, autorités juives, le lecteur peut être 11-14 Face à face entre Jésus et Pilate un seul mot, pas même un mot, conduit à penser que ce sont elles qui COMPOSITION Chiasme incitent Pilate à enquêter sur le plan {le gouverneur interroge [Jésus b si bien que le gouverneur et de cela il s’étonna politique plutôt que sur des quesréplique [accusé par les anciens (ne s’étonna à l’extrême. beaucoup. tions religieuses. Les Juifs en quesrépond rien) ce qu’ils attestent contre tion apparaissent ainsi comme d’hatoi] il ne répond rien] le gouverneur 11-14 Dialogue entre Pilate et Jésus Mc 15,2-5 ; Lc 23,2-3 ; Jn 18,33-38 ; 19,9-11 ; biles manipulateurs (*chr11c). étonné}. • Cette structure circulaire est déli- 1Tm 6,13 – 11d Tu dis Mt 26,25.64 ; *ref26,25c – 12.14a Silence *ref26,63a 11d Tu dis Miroir verbal Gr : su legeis. bérément ciselé par Mt ; cf. Du point de vue sémantique et prag*syn11-14. matique, l’expression reste ambiguë ; cf. *pro26,25c. • Elle place l’impressionnant silence de Jésus au cœur du dialogue, souligné RHÉTORIQUE Écho et variation par Mt : *pro12.14a. Même réponse qu’au grand prêtre en Mt 26,64a, mais au présent cette fois (cf. *chr11d : Hilaire de Poitiers). 11c le roi des Juifs Quel roi ? Jésus ne dénie pas le titre de →roi ; mais de quelle ÉNONCIATION Enchaînement sur l’énonciation royauté peut-il s’agir, si contraire aux puissances de ce monde ? Sur ce point, En soulignant la force illocutoire de la parole de Pilate, Jésus transforme sa les analyses philosophiques de la mise en scène royale du sacrifice (*phi27question en une affirmation possible : au-delà de l’interrogatoire juridique, 31 : Girard) et celles de la royauté morale universelle du Christ (*phi11c) le dialogue qui s’engage se fait entre personnes réelles, responsables de leurs n’épuisent pas le récit de la passion, qui fonde sur la chair meurtrie et le sang paroles devant leur conscience. versé de Jésus une espérance surnaturelle (cf. Mt 26,28).

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PRAGMATIQUE Ironie Jésus commence à inverser la moquerie peut-être amorcée ici par Pilate et développée ensuite par sa soldatesque. Il est plus roi qu’il n’en a l’air.

12 il était accusé JUSTICE Procédure romaine Les accusateurs parlent en premier, avant l’accusé (→Chariton d’Aphrodisias Chaer. 5,4,9 ; →Apulée Metam. 10,7).

12.14a il ne répondit rien + il ne lui répondit pas RHÉTORIQUE Gradation Le silence de Jésus devient de plus en plus profond. NARRATION Caractérisation de Jésus Il s’identifie de plus en plus au type biblique du juste persécuté (*bib12.14a).

14b le gouverneur s’étonna à l’extrême JUSTICE Rapports occupant-occupé Pourvu que l’ordre fût maintenu, les gouverneurs romains peuvent régler les questions d’ordre public à leur guise. À moins que le prisonnier fût particulièrement influent à Rome, ils ne rendaient guère de compte (cf. →le gouverneur romain de Judée). Cependant, ils distinguaient clairement ce qui relevait du droit et des coutumes des occupés et ce qui relevait de leurs devoirs politiques, militaires et financiers. En cas de litige, la première chose dont il fallait s’assurer était que l’affaire n’était pas purement interne aux occupés : • Ac 18,13-16 : Gallion oppose aux Juifs une fin de non-recevoir ; • →Josèphe B.J. 6,305 : Libération du prophète de malheur Ananias ordonnée par Albinus, bien qu’il eût posé problème à plusieurs notables. Inversement, les gouverneurs peuvent punir leurs propres soldats en cas de non-respect des lois reconnues des peuples occupés : • →Josèphe A.J. 20,115-117 : Cumanus fait exécuter un de ses soldats pour profanation publique de la Loi de Moïse, par crainte des troubles qui en résulteraient.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 11a devant le gouverneur Localisation Probablement à l’extérieur du →prétoire (cf. Mt 27,27), là où le bêma (Mt 27,19 : *hge19a) de Pilate est disposé pour rendre justice. Les procès romains sont publics.

+ Milieux de vie + 11b le gouverneur l’interrogea JUSTICE Il est difficile de savoir si Pilate agit ici en qualité de juge ou bien simplement en tant que préfet (→Ponce Pilate). Cognitio du juge ? Un juge romain devait mener un interrogatoire formel de l’accusé, la cognitio. Il s’agit de pousser accusateurs et accusé dans leurs retranchements pour déterminer si l’affaire relève ou non du droit pénal romain, et quelle est la punition convenable. • Jn 18,29 (« Quelle accusation portez-vous contre cet homme ») rapporte cette procédure — Pilate soupçonne que l’affaire est strictement juive (Jn 18,31). Coercitio du préfet ? • Mt ne donne aucun détail (en quelle langue Pilate et Jésus se parlent-ils ? y a-t-il des greffiers ?) et s’accommode d’irrégularités (dans un procès romain normal, les accusateurs devraient parler les premiers : *mil12 — Mt fait une ellipse sur leur intervention). Faut-il en déduire que le préfet fait ici usage du droit de coercitio que lui donne son lien direct à l’imperium de César : user de tous les moyens pour maintenir l’ordre public ? 11c Tu es le roi des Juifs ? POLITIQUE Chef d’accusation C’est comme un danger potentiel pour l’ordre public que Jésus est déféré à Pilate. Au-delà de toutes les connotations possibles du titre de →roi des Juifs, l’accusation est clairement politique (Mc 15,2 ; Jn 18,33 ; *pro11c). Lc 23,2 (cf. Ac 17,6-7) explicite les charges : l’accusé pervertit le peuple, refuse le tribut de César et se fait appeler messie et roi. Jn rapporte l’impression favorable que le ministère de Jésus à Jérusalem fait sur beaucoup (Jn 7,31 ; cf. Jn 8,30 ; 9,35-38). Les Synoptiques n’en disent rien mais mettent en scène une triomphale « entrée à Jérusalem ». Jn 19,12 formalise l’accusation : quiconque se fait roi, s’oppose à César. 12.14a il ne répondit rien + il ne lui répondit pas — JUSTICE Silence de l’accusé Dans la loi romaine, un accusé qui refuse de se défendre est considéré coupable, mais on ne peut exécuter sans appel que des criminels pris en flagrant délit. • →Salluste Bell. Cat. 52,36 : Caton scandalise en proposant d’exécuter sans appel des individus qui ont avoué (confessus pro iudicato habetur). Le silence de l’inculpé face aux accusations interdit donc en principe de continuer la procédure. • →Quintilien Inst. 3,6,14 : Il n’y a « pas de procès si le défendeur ne répond rien ». Au cours de la cognitio (*mil11b), les magistrats romains peuvent donner à l’accusé plusieurs possibilités de répondre avant de le condamner en raison de son silence ou de son refus de collaborer. • →Pline Ep. 10,96 condamne les chrétiens qui persévèrent dans l’aveu de leur christianisme.

+ Textes anciens + 14b s’étonna à l’extrême Devant le courage de Jésus ? • →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 7,68,2-3 ; →Tite-Live 5,46,2-3 ; →Josèphe A.J. 3,208 ; 4,322 ; 6,126-127 et →Plutarque Apoph. Lac. 35 = →Mor. 234ab louent le courage face à la souffrance ou au danger.

+ Intertextualité biblique + 11c le roi Quel royaume ? Dn 2,44-45 annonce un royaume d’un ordre autre que les royaumes temporels et donc successifs. Venu d’ailleurs, il sera au-delà de toute ambition terrestre. Le règne du Seigneur est annoncé pour les temps messianiques (cf. Pr 8,15-16 ; Is 24,21-23 ; Za 14,9) : Jésus a fait de l’avènement du « →royaume de Dieu » le cœur de son enseignement (Mt 4,17). 12.14a il ne répondit rien + il ne lui répondit pas — Typologie : silence du juste Comme en Mt 26,63a, Jésus, dans son mutisme (*pro12.14a), apparaît comme le juste persécuté, le serviteur souffrant en silence (*ref26,63a).

Réception + Lecture synoptique + 11-14 // Jn En développant le dialogue entre Jésus et Pilate, Jn 18,33-38 semble expliquer plusieurs points enveloppés de silence énigmatique dans les récits synoptiques. P. ex. : • Jn 18,36 (« Mes gens auraient combattu ») éclaire la non-violence à Gethsémani (Mt 26,51-54) ; • Jn 18,34 (// Mt 27,11d) développe l’enchaînement sur l’énonciation de Jésus (comme une interrogation de Jésus sur les intentions profondes de Pilate dans son interrogatoire), avant que Jn 18,37 l’explique comme une affirmation et précise quelle royauté Jésus envisage (justement celle de la vérité que devrait rechercher tout juge). 11ab.12 il se tint debout devant le gouverneur + disant + tandis qu’ + il ne répondit rien (SM) Mise en scène du silence Ces éléments ajoutés par Mt mettent en scène et accentuent l’impressionnant silence de Jésus durant cet interrogatoire de mauvaise foi. En outre, Mt a soin de placer au cœur du dialogue : « il ne répondit rien » (v.12). 14 // Lc 23,6-12 insère ici une comparution de Jésus devant Hérode Antipas. Il est le seul à le faire. C’était peut-être un épisode périphérique existant

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14b s’étonna à l’extrême Réaction topique Un tel étonnement des juges caractérise des récits juifs où des martyrs estiment le →royaume de Dieu plus précieux que leur propre vie. Le peuple juif est réputé particulièrement doué pour le martyre en hommage à sa foi ancestrale (cf. 2M 7).

12.14a il ne répondit rien + il ne lui répondit pas — Pourquoi ? Ce serait nuisible en retardant la rédemption • →Jérôme Comm. Matt. « S’il réduisait à néant l’accusation, le gouverneur le relâcherait et les bienfaits de la croix seraient retardés » (= →Raban Maur Exp. Matt. 734.52 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2828 ; →Anonymes In Matt. 209.90). C’est inutile, faute d’honnêteté des interlocuteurs • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 86,1 « À leurs accusations il n’a rien à répondre ; car il ne les convaincra point » (763.52). Ce serait déshonorant : exemple de patience • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il se taisait afin de nous donner un exemple, car alors qu’on lui adressait des malédictions, lui n’adressait pas de malédictions. C’était aussi parce que les Juifs avaient vu tant de signes qu’ils auraient pu se convertir. Il les jugeait donc indignes » (= →Raban Maur Exp. Matt. 734.42 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2830).

+ Tradition chrétienne +

+ Mystique +

11c Tu es le roi des Juifs ? Question politique, prétexte à l’antijudaïsme • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 86,1 (763) : Ce sont les responsables juifs qui, dans leur ruse, ont présenté les prétentions de Jésus (et leurs griefs religieux) sous un angle politique (*pro11c ; *mil11c) pour être plus sûrs d’obtenir sa condamnation. • →Raban Maur Exp. Matt. 732.14 rappelle Lc 23,2 et souligne que l’enjeu recouvert par le mot roi, pour Pilate, est l’opposition politique entre Jésus et César et non une question d’impiété (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2790 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1486C). →Jésus roi des Juifs Tournure affirmative autorisant un portrait positif de Pilate • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2801 « Pilate l’interroge cependant de manière plus affirmative [que le grand prêtre] : “Tu es le roi des Juifs”, même s’il semble lui poser une question. Et il le confirme sur l’inscription, quand il ordonna que fût écrit sur la croix : “Jésus Le Nazaréen Roi des Juifs”, parce qu’il pensait qu’il était le roi des Juifs. »

12.14a il ne répondit rien + il ne lui répondit pas — En vue de la rédemption • →Romanos le Mélode Hymn. 36,6-7 « Le Tonnant se tenait là sans voix, la Parole ne proférait pas une parole. Car s’il avait élevé la voix, il n’eût pas été vaincu, et vainqueur il n’était pas crucifié, et Adam n’était pas sauvé. Ainsi, afin de souffrir, celui qui prend les sages au piège (Jb 5,13 ; 1Co 3,19) fut vainqueur par son silence. Le juge, en le voyant qui ne disait mot, fut fort embarrassé : Que ferai-je à cet homme qui ne parle pas ? Mais eux : Il est coupable, celui que nous réclamons, et c’est pourquoi il fait le sourd, pour l’exultation d’Adam » (4,211-213).

durant la composition et la transmission orale du récitatif de la passion, sans les garanties historiques apportées par les témoins du cœur du récit. Si Pilate se sentait manipulé par les responsables judéens, il était habile de sa part de transmettre la responsabilité de juger Jésus à un autre Juif. Mais Antipas « le renard » (Lc 13,32) ne se laisse pas prendre entre deux feux et renvoie Jésus à Pilate. Il est impossible de conclure pour ou contre l’historicité de cette péripétie lucanienne.

+ Tradition juive +

11d Jésus lui dit Respect de l’autorité légitime et réticente ? • →Albert le Grand Sup. Matt. « [Aux Juifs] “il ne répond rien”, parce qu’il est évident aux yeux de tous que “les témoignages ne concordaient pas” et même, parce qu’ils n’étaient pas justes. Cependant, il répond au juge parce qu’il respecte au moins la conformité de la justice et que ce qu’il fait, il le fait contre son gré. » 11d Tu dis Comment comprendre cette réponse ? Comme une reconnaissance de la foi encore possible pour Pilate contrairement aux « Juifs » ? • →Hilaire de Poitiers In Matt. 32,7 « [Au grand prêtre] le Christ avait répondu : “Tu l’as dit” (Mt 26,64). C’est parce que toute la Loi avait proclamé que le Christ viendrait, que le grand prêtre s’entend répondre comme au passé qu’il avait lui-même toujours dit que le Christ viendrait en vertu de la Loi. Quant à celui qui ignorait la Loi et lui demandait s’il était le roi des Juifs en personne, il reçoit comme réponse : “Tu le dis”, parce que le salut des païens est dans la foi d’une confession actuelle et que celui qui était auparavant dans l’ignorance dit de son propre chef une chose que nient ceux qui la disaient auparavant » (cf. →Raban Maur Exp. Matt. 733.33 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2808 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1481D ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). Comme une réponse a minima pour préserver la vérité ? • →Jérôme Comm. Matt. « Il fit cette réponse pour dire la vérité et en même temps pour n’offrir dans ses paroles aucune prise à une fausse accusation » (= →Raban Maur Exp. Matt. 733.31 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2819 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1486C ; →Anonymes In Matt. 209.82). Comme une attestation de la vérité objective, telle la légende au bas d’un tableau • →Albert le Grand Sup. Matt. « “Tu l’as dit” signifie : cela est la vérité. Il n’y a aucun sujet de condamnation, non plus de confession. C’est pourquoi ce sera le titre qui sera inscrit sur la croix. »

+ Théologie + 11-26 DOCTRINE SOCIALE Nécessité de former et de suivre sa conscience Dans le procès romain de Jésus, Pilate est incapable de rendre une sentence juste. Il y a ici une double injustice : l’une est liée au chef d’accusation injuste venant des grands prêtres (Mt 26,59 ; 27,1.12), l’autre à la décision du gouverneur de faire crucifier Jésus, en s’en lavant les mains, refusant ainsi d’assumer sa responsabilité (Mt 27,24). • →Ambroise de Milan Serm. 20,1571 « Le bon juge ne décide rien selon son bon plaisir, il prononce d’après les lois et le droit. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 67,2 obj. 2 « Le juge ne doit pas juger conformément aux dépositions s’il les sait contraires à la vérité. » • →Vatican II GS 75 enseigne que les chrétiens « lutteront avec intégrité et prudence contre l’injustice et l’oppression, contre l’absolutisme et l’intolérance, qu’elles soient le fait d’un homme ou d’un parti politique ; et ils se dévoueront au bien de tous avec sincérité et droiture, bien plus, avec l’amour et le courage requis par la vie politique ». • →Jean-Paul II EV 5 « Si l’Église, à la fin du siècle dernier, n’avait pas le droit de se taire face aux injustices qui existaient alors, elle peut encore moins se taire aujourd’hui, quand, aux injustices sociales […] et [à] des phénomènes d’oppression même plus graves, parfois présentés comme des éléments de progrès en vue de l’organisation d’un nouvel ordre mondial. » • →CEC 1040 : Face aux limites de la justice humaine, « le jugement dernier révélera que la justice de Dieu triomphe de toutes les injustices commises par ses créatures et que son amour est plus fort que la mort (cf. Ct 8,6) ». + Philosophie + 11c le roi des Juifs Le Christ suit la Loi de Moïse • →Spinoza Tractatus 5 « [… le Christ] donne seulement des enseignements universels (Mt 5,28) ; pour cette raison le Christ promet une récompense spirituelle et non corporelle comme Moïse : le Christ, je l’ai dit, a été envoyé non pour conserver l’État et instituer des lois, mais pour enseigner la seule loi universelle. Par là nous connaissons aisément que le

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Christ n’a nullement abrogé la loi de Moïse, puisqu’il n’a voulu introduire dans la société aucunes lois nouvelles, et n’a eu d’autre souci que de donner des enseignements moraux et de les distinguer des lois de l’État » (103). + Littérature + 11a Jésus, il se tint debout devant le gouverneur Le poète, nouveau Christ ? • →Apollinaire Alcools (« Zone ») identifie discrètement le poète à Jésus grâce au motif du « juge d’instruction » qui incarne la condamnation du Poète-Christ dans le monde « ancien » et moderne de la ville : « Tu es à Paris chez le juge d’instruction / Comme un criminel on te met en état d’arrestation » (42). Nihilisme complet : refus de la chance du martyre • →Coetzee Barbarians : Face au colonel Joll, le narrateur se retrouve devant son détracteur principal et son juge, un nouveau Ponce Pilate qui travaille à la stabilité de l’empire. Mais ce dernier refuse de lui offrir le procès dont il rêve et souligne l’orgueil que recèle cette volonté d’être le « Seul Homme Juste », une prétention à vouloir entrer dans « les livres d’histoires » en « martyr » (185). 11b l’interrogea Impartialité • →Gréban Passion : Contrairement à celui des grands prêtres, l’interrogatoire de Pilate ne se veut pas partisan. Pilate souligne le fait qu’il n’est pas Juif, pour se targuer d’un procès juste : « je ne suis pas de ces partis, / pourquoy de rien ne te congnoy / s’aultre ou toy ne m’en advertis. / Se tu presches ou pervertis, / se tu as usé mal ou bien, / penser dois que je n’en sçay rien : / Juif ne suis pas de naissance » (v.21449-21455). Le Pilate de Greban cherchera sans cesse à relâcher Jésus et à éviter sa condamnation, avant de céder. C’est la figure de l’« objection de conscience » avant l’heure, qui finit par obéir aux pressions politiques. 11d Tu dis Expression du doute de Jésus • →Schmitt Pilate : Yéchoua répond ainsi à tous ceux qui reconnaissent en lui le messie : « Je ne pouvais plus sortir en public sans qu’on me demande : — Es-tu le Fils de Dieu ? — Qui te l’a dit ? — Réponds. Es-tu bien le Messie ? — C’est toi qui l’as dit » (58). L’énoncé est presque une interrogation, une expression du doute qui n’a jamais quitté Yéchoua. Celui-ci cherche ainsi la confirmation du pari qu’il a fait. 14 Silence éloquent Inversion du motif : le supplicié prend la parole • →Wiesel Portes : Grégor interrompt les sévices qu’il subit en prenant la parole alors que tous le prennent pour muet. La foule croit au miracle et admet qu’il n’est pas Judas mais un envoyé de Dieu. Elle reconnaît la sainteté de sa mère la prostituée (119). Subitement, le Judas qu’il était est devenu un christ pour tous (117-122). Silence communicatif de Jésus • →Grosjean Pilate : « Silence de Jésus » lorsque Pilate l’interroge sur son refus de l’impôt (42) ; « Jésus se taisait » ; « Le silence de Jésus aussi était sombre » ; « Jésus ne répondait pas. La douleur criait de tous les endroits de son corps, mais Pilate voulait des paroles. » Mutisme éloquent, dont Jésus ne sort que pour imposer silence à son juge en retour. Alors que Pilate lui rappelle que son sort dépend de lui, Jésus suggère la soumission du pouvoir temporel au pouvoir divin : « Jésus à Pilate : Tu le peux parce que cela t’est donné. […] C’était au tour de Pilate de se taire » (61-62). Par son attitude Jésus contribue à sa propre mort • →Schmitt Pilate « Pilate s’étonne : « Mais le condamné, bizarrement, ne criait pas, ne protestait pas, n’accusait même pas les coups par un râle […]. Yéchoua narguait ses juges et ses bourreaux, il faisait passer toute justice pour une parodie de justice, et le supplice pour sa contrefaçon. La foule était déçue. Elle s’excitait maintenant contre lui » (104).

+ Arts visuels + 11-26 Jésus devant les autorités politiques 1. Devant Pilate Le récit, riche en détails anecdotiques, fut une source féconde pour les artistes. L’évangile selon Mt, le seul à relater la présence de la femme de Pilate (*syn19), semble avoir été une source scripturaire importante, même s’il est vraisemblable que les artistes privilégièrent les évangiles de Mc, Lc et Jn, qui sont plus détaillés (*syn11-14 ; *syn14). Développements anciens de la représentation du procès romain Le procès romain est plus fréquemment représenté que le procès juif et cela dès les premiers siècles de l’art chrétien. Sa présentation est d’une remarquable stabilité à travers les siècles. Aux 4e-6e s., Jésus (libre, encadré par deux soldats et au centre de l’image) est présenté au juge, vêtu en dignitaire romain, assis sur un siège curule : • Sarcophage de Junius Bassus, registre supérieur, compartiments de droite (359, Musées du Vatican). Progressivement, Jésus est figuré en captif, les mains retenues par les gardes ou liées au moyen d’une corde. Les images s’enrichissent de nouvelles figures : la foule (qui se fait de plus en plus pressante), une troupe de gardes, des conseillers de Pilate, etc. : • Fra Angelico, Armadio degli Argenti (1451-1453, musée San Marco, Florence). À la fin du Moyen Âge, particulièrement en Italie, de faux témoins s’immiscent entre l’accusé et le juge, pour monopoliser la parole : • Guglielmo Fantini, fresques du baptistère de Chieri (1435-1437). Les principales variantes iconographiques concernent la caractérisation de Ponce Pilate. Sa présentation en dignitaire romain perdure au Moyen Âge dans la culture byzantine. Dans les manuscrits carolingiens et ottoniens, à partir des 9e-10e s., Pilate reçoit les traits d’un roi ou d’un empereur (et est parfois difficilement à différentier du tétrarque Antipas) : coiffé d’une couronne et muni d’un sceptre ou une épée. • Psautier de la duchesse de Breslau (ca. 1260, Fitzwilliam Museum, Cambridge, ms. 36-1950, fol. 73). À partir du 12e s., en Occident, Pilate est parfois associé aux prêtres juifs et devient la cible d’une charge antijudaïque, se revêtant de leurs stéréotypes caricaturaux (cf. la représentation de Caïphe : *vis26,62-66). Dans d’autres cas, il est distancié des autorités juives. Ainsi, dans les communes d’Italie, Pilate peut figurer en imperator (coiffé d’une couronne de laurier) ou en juge contemporain (vêtu d’un manteau rouge et coiffé d’un mortier ceint d’hermine) : • Duccio di Buoninsegna, Maestà (1308-1311, Museo dell’Opera Metropolitana del Duomo, Sienne) ; • Fresques de Santa Maria ad Cryptas (1260-1270, Fossa). Pilate incarne ainsi pleinement la potestas ou l’exercice souverain de la justice, en contraste avec Caïphe, qui ne cherche pas à connaître la vérité mais à la distordre. Épisodes La séquence a donné lieu à une iconographie variée, détaillant les épisodes qui le composent : • le Christ conduit devant Pilate (*vis11a), • la comparution et le dialogue entre le Christ et Pilate (*vis11b-14), • Pilate se lavant les mains (*vis24b), • la libération de Barabbas (*vis15-21), • la flagellation (*vis26b). 2. Devant Hérode Antipas La comparution devant Hérode Antipas, relatée par Lc 23,6-12, retint assez exceptionnellement l’attention des artistes et figure surtout dans des ensembles et des cycles iconographiques de la fin du Moyen Âge : • Duccio di Buoninsegna, Maestà et Maître de Véronique, retable (1440, Cologne). La scène apparaît dès le 11e s. : • Bible catalane de l’abbaye de Farfa (Bibliothèque vaticane). 11a debout devant le gouverneur Comparution devant Pilate Les premiers mots du v.11 firent l’objet d’un développement iconographique étonnamment

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important compte tenu de leur laconisme. Les artistes ont sans doute trouvé chez Jn (*syn11-14) — qui précise que l’événement eut lieu le matin et que les grands prêtres « n’entrèrent pas dans le prétoire, pour ne pas se souiller, mais pour pouvoir manger la Pâque » (Jn 18,28) — des développements susceptibles de nourrir leur imagination. Haute Antiquité Les enlumineurs ont représenté la première comparution devant Pilate (*vis11-26) et, dans une étonnante économie de moyens, le dialogue entre le gouverneur et Jésus (*vis11b-14). • Parement de Narbonne (1375-1380, Paris). L’événement est relié à la trahison (*vis26,14-16) et à la mort de Judas (*vis3-5), représentées sur le même folio, suivant une mise en page que reprennent plusieurs enlumineurs postérieurs. • Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano) ne montre que le premier moment de la comparution : l’étonnement de Pilate (Mt 27,11-14) et non le lavement des mains (*vis24b). • Portes de Bernward (1015, cathédrale d’Hildesheim) donne une interprétation libre de l’événement en représentant un diable aux côtés du gouverneur. Moyen Âge Au Moyen Âge l’accent est davantage mis sur la temporalité de l’épisode, divisé en plusieurs scènes. L’arrivée du Christ devant le palais du gouverneur et parfois même l’ouverture des portes sont représentées distinctement : • Sacramentaire de Drogon (ca. 845-855, Paris BnF, Ms. Lat 9428) ; Retable d’Heilsbronn (ca. 1330) ; enluminures d’un missel-livre d’heures franciscain (1360-1380, Paris) ; Frères de Limbourg, Très riches heures du duc de Berry (avant 1416, Chantilly) ; enluminures du Speculum animae espagnol (1450-1500, Paris) ; Maître du Livre d’heures de Dresde (1475, Paris). Période moderne Le type d’iconographie privilégiant l’aspect dramatique de la narration est continué par : • Ercole de’ Roberti (15e s., Paris) ; Jacopo Bellini (15e s., Paris) ; Albrecht Dürer (1510 et 1512) ; Ludovico Carracci (ca. 1610, Paris) ; Antoine Dieu (ca. 1690, Paris). Ces représentations qui insistent sur l’action et non sur la parole — sur le chemin parcouru par le Christ et sur la violence avec laquelle il est présenté devant le gouverneur — restent cependant exceptionnelles. • Jacopo Bellini (15e s.) accentue l’effet dramatique par une mise en scène insistant sur la perspective du trône de Pilate dans le fond de la scène et sur la solitude du Christ, encadré par deux groupes d’hommes armés. Sans surprise, ce choix d’une iconographie insistant sur l’action est repris par les illustrateurs de bibles, chez qui la narration l’emporte : • Jérôme Nadal (1593) ; James Tissot (1886-1894), qui y consacre deux vignettes : l’une représentant le chemin du Christ jusqu’au palais et l’autre l’arrivée du Christ devant le gouverneur. Si la scène de la comparution n’a donc pas suscité une iconographie abondante, certains artistes ont inventé d’autres moments, non scripturaires, de l’épisode : • Hans Leonhard Schäuffelin (16e s.) réalisa une œuvre étonnante représentant La chute du Christ sur le chemin vers Ponce Pilate (Augsbourg), déployant ainsi un rapport typologique inattendu avec le chemin vers le Golgotha. 11b-14 Le dialogue entre Pilate et Jésus Le dialogue suscita une iconographie abondante et variée, dont la source n’est pas assurément Mt (*syn11-14). Moyen Âge Surtout aux 13e-14e s., nombre de livres d’heures et de psautiers anonymes représentent le Christ, silencieux, devant Pilate, reprenant ainsi l’iconographie développée par Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) : • à Paris, Stuttgart, Munich, Chantilly, La Haye, Los Angeles, etc. Plus exceptionnellement Jésus répond à son accusateur : • Psautier d’Ingeburge (1210, Chantilly). De la Renaissance à l’époque moderne Le succès de cette scène s’amplifia encore :

• atelier de Giovanni di Benedetto da Como (1385-1390, Paris) ; Maître de l’Arsenal Ms. 575 (1440, Paris) ; Jean Fouquet (ca. 1450, Chantilly et Paris) ; Claes Brouwer (1430, La Haye) ; Jean Le Tavernier (14501460, La Haye) ; Jehan Dreux (1460-1467, Paris) ; Hans Memling (1470, Turin) ; Dirk Baegert (15e s.). • Hans Holbein (1502, Munich) ; Albrecht Dürer (1510) ; Jacopo Pontormo (1523-1525, Galuzzo) ; Simon Bening (1525-1530, Los Angeles) ; Maître de Messkirch (1530-1540, Paris). • Jacques Callot (1631, New York) ; Nikolaus Knüpfer (1640-1650, Los Angeles) ; Thomas Blanchet (ca. 1670-1680, New York). La peinture et le dessin ne furent pas les seuls arts à développer cette iconographie, qui figure également sur des œuvres sculptées : • bas-reliefs : Donatello (1460, Florence) ; Giambologna (1585-1587, Florence) ; Simon Mazière (1714, Chartres) ; • tapisseries (15e s., Bruxelles) ; • objets en faïence (Faenza ; 1569, Sèvres) ; • objets en émail : Pseudo-Monvaerni et Martial Ydeux (fin 15e et début 16e s., Paris). e 19 siècle Le thème trouva un nouveau souffle avec le développement de l’art populaire, qui le transforma volontiers en une représentation du Tribunal injuste (Paris), et grâce à quelques artistes tels : • Michel Lieb dit Mihály Munkacsy (1881, Paris) ; Pablo Picasso (1896, Paris) ; des illustrateurs de bibles comme James Tissot (1886-1894, Brooklyn). 20e siècle D’autres s’efforcèrent de renouveler l’iconographie, • soit dans des œuvres isolées tels Georges-Henri Rouault (1930 et 1939, Paris) ; Max Beckman (1946, Los Angeles), • soit encore dans des bibles illustrées : Edy Legrand (1950) ; Annie Vallotton (1976) ; Henri Lindegaard (2003). + Musique + 11d Tu dis Autocitation musicale Jésus donnant à Pilate la même réponse qu’il avait donnée au grand prêtre (*mus26,64), →Bach Passion ne modifie pas non plus la mélodie. Cependant, pour exprimer la solitude toujours plus grande dans laquelle se trouve le Christ, l’accompagnement des cordes, qui l’avait toujours entouré jusqu’alors, se tait à ce moment précis : Du sagest’s (« Tu l’as dit »), dernière parole de Jésus avant son cri en croix vers son Père. 12 il ne répondit rien Expression musicale du silence →Bach Passion fait entendre l’intervalle d’une octave descendante sur antwortete er nichts (« il ne répondit rien »), soulignant le contraste entre l’attitude des chefs et celle de Jésus, résolument silencieux. 14 mot + s’étonna — Étonnement de Pilate et addition en forme d’invitation au fidèle • →Bach Passion fait surgir Wort (« mot ») dans l’aigu, en suspension, exprimant un Pilate très surpris. Il invite ensuite à la confiance, en écho au silence de Jésus. • Choral « Confie ton chemin et ce qui trouble ton cœur à la tutelle la plus fidèle de celui qui régit le ciel. Celui qui aux nuages, à l’air et aux vents donne le chemin, la course et la voie, trouvera aussi un chemin sur lequel tes pieds peuvent aller. » + Danse + 11 Portrait de Pilate en dictateur ? →Neumeier Passion • Judas-Pilate debout sur son podium se penche de toute sa hauteur vers lui, tendant un doigt accusateur. Il se redresse, le bras droit levé vers le ciel, comme les statues de dictateurs. Le bras levé est l’attitude du contio, la harangue des imperatores romains s’adressant à l’armée.

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12 il ne répondit rien Mouvement trinitaire ? →Neumeier Passion • Jésus porté par les Personnes répond en majesté. • À « et il ne lui répondit rien », Jésus se laisse tomber. Il est soutenu par les Personnes — images de l’abandon trinitaire du Fils pour l’œuvre de la rédemption ? 14a il ne lui répondit pas Sur le choral : danse de la perplexité →Neumeier Passion • Pilate vient devant Jésus, tourne autour de lui comme un fauve évaluant sa proie. • À l’initiative de Jésus, ils dansent un duo presque en miroir, comme pour montrer les deux pouvoirs se rencontrant. Par un renversement des rôles, Pilate finalement tremblant de convulsions est prostré et comme les mains liées — trahissant la perplexité du gouverneur devant la décision à prendre, ou bien celle du danseur devant le rôle cynique qu’il doit jouer. • Il est comme délié et remis en fonctionnement par Jésus ! Puis Pilate rejoint le podium, postures de statues antiques, pour donner le choix du prisonnier à relâcher.

+ Cinéma + 11a devant le gouverneur Où ? L’évangile selon Mt ne précise pas le lieu de l’interrogatoire (*hge11a). Jn 18,29 mentionne que Pilate sort à la rencontre des Juifs, ce qui implique que l’interrogatoire de Jésus se passe à l’intérieur. Dans un palais impérial • →Olcott Manger : La scène se passe à l’intérieur, dans un quasi-face-àface entre Pilate et Jésus. Les accusateurs et la foule, que l’on devine par la fenêtre du balcon, sont dehors, ce que Pilate souligne par ses gestes. • →DeMille King : La séquence s’ouvre sur un plan mettant en scène Pilate, aux traits juvéniles (*cin18), seul sur son trône. Un lent zoom arrière dévoile peu à peu le décor de la salle du trône : des grands braseros encadrent, derrière Pilate, l’immense statue d’un aigle. Caïphe et d’autres Juifs se présentent devant le gouverneur. Caïphe le salue en levant le bras droit et en criant « Hail ! ». On amène Jésus. • →Stevens Story : La scène se passe dans une grande salle qui semble être le bureau de Pilate, toute en pierres grises et ornée de grandes statues et d’un aigle, symboles de la puissance païenne de Rome. Vêtus respectivement de blanc et de rouge, Jésus et Pilate se distinguent nettement du décor. • = →Zecca Passion. Dans la cour du palais • →Pasolini Matteo : La foule, dans laquelle Jean se glisse, se presse dans la cour du palais. Jean remplace alors Pierre comme personnage de liaison (*cin26,58 : Pasolini). • →Gibson Passion : Tiré par des cordes et des chaînes qui l’enserrent, Jésus entre dans la cour du palais de Pilate dont on vient d’ouvrir les lourdes portes en bois. Il est suivi par les grands prêtres et par la foule et peine à marcher. Parallèlement, Pilate rejoint par une galerie ouverte à l’étage l’escalier, en haut duquel trône son siège de justice. La multiplication des petits travellings amplifie le mouvement général des personnages, qui avancent vers le centre de la cour. Hors du palais • →Duvivier Golgotha donne la raison de la localisation : l’impureté que les Juifs contracteraient en entrant chez un Romain les empêcherait de célébrer la Pâque. Sur les escaliers du palais • →van den Bergh Matthew : La séquence s’ouvre par un gros plan sur les grandes flammes d’un brasero. Puis Pilate descend lentement les escaliers de son palais et s’avance, dépassant de vieux prêtres assemblés à l’arrière-plan, regardant vers Jésus, hors-champ. Le plan d’ensemble illustrant le v.15 montrera la disposition du procès : à gauche de l’écran Pilate est assis sur un palier des escaliers de son palais ; au milieu, sur le palier, se tient le groupe des prêtres juifs ; à droite, quelques marches plus bas, Jésus entouré de deux gardes.

Sur une colline • →Jewison Superstar : Le palais de Pilate est figuré par une colline fortifiée au sommet, filmée en contre-plongée. Le gouverneur se tient tout en haut, coiffé de lauriers dorés. Un mauve tient lieu de pourpre à un Pilate efféminé. Il descend vers Jésus. Dans une écurie • →Scorsese Temptation suggère ainsi l’avilissement moral de Pilate, qui condamne Jésus pour satisfaire la raison d’État. Un plan d’ensemble dévoile lentement la scène par un travelling latéral. Un soupirail dans le plafond de l’écurie y répand une lumière étrange. Pilate interroge Jésus tout en examinant un cheval. 11b le gouverneur l’interrogea L’interrogatoire par Pilate Mise en scène parallèle • →Zecca Passion : Les deux procès se suivent, sans nuit entre les deux. Les mêmes personnages juifs composent la foule qui vocifère contre Jésus. Pas de grands prêtres manipulateurs, mais le même personnage rayé virulent qu’au procès juif. Le dialogue entre Pilate et Jésus est exprimé par les mêmes gestes qu’au sanhédrin (*cin26,59 : Zecca). Mise en scène picturale • →Olcott Manger s’inspire des tableaux de James Tissot dans la mise en scène et notamment dans les traits de Pilate. Après avoir montré l’embarras de ce dernier face au silence de Jésus, le cinéaste suit ensuite plutôt Lc 23 et Jn 18 (*syn11-14) : réponse de Jésus qui laisse Pilate perplexe ; aller-retours de Pilate entre l’intérieur et l’extérieur, où il s’adresse à une foule agitée qui brandit des bâtons ; envoi à Hérode Antipas ; flagellation puis épisode de l’Ecce Homo (Jn 19,1-5). La foule agitée et les grands prêtres lancent des cailloux sur Jésus. Mise en scène intimiste • →DeMille King : Jésus paraît seul face à Pilate dans une grande salle tapissée de soldats romains. La foule se presse aux grilles. Caïphe est à la place de l’accusateur. Il s’avance vers Pilate, lui présente un parchemin et lui détaille ses griefs : Jésus se prétend « roi » (*cin11c : DeMille). Mise en scène elliptique • →Koster Robe : L’unique procès a lieu devant Pilate. Encore une fois, le spectateur n’y assiste pas. Il apprend directement la condamnation de Jésus. Mise en scène externe et abrégée • →Pasolini Matteo : Comme au sanhédrin, la caméra se trouve dans la foule : le spectateur assiste à la scène à travers le regard des gens qui en sont témoins, particulièrement de Jean (comme en *cin26,24 ; *cin26,6768 : Pasolini). Il n’en sait pas plus, n’en voit pas davantage qu’eux, ne peut voir ce que voit Jésus, ni entrer dans la façon dont il vit sa passion et la comprend : Jésus lui demeure extérieur. L’interrogatoire de Pilate est abrégé : pas de question sur sa royauté, pas d’intervention de sa femme, pas de long dialogue avec la foule au sujet de Barabbas, pas de lavement des mains. Tout se passe rapidement, dans les vociférations de la foule et le tumulte. Le cinéaste ne s’attarde pas sur le personnage de Pilate, qui expédie l’affaire. Mise en scène religieuse • →Stevens Story : Peu de monde assiste à l’entretien. Au fond de la pièce, près de la porte, Caïphe énonce les chefs d’accusation retenus contre Jésus, qui, debout, fait face à Pilate assis à son bureau. Celui-ci lui demande ironiquement de quel « dieu » il se prétend le « fils », désignant les statues du doigt : « Mars ? Hercule ? Jupiter ? » Jésus répond par le début du Shema Israel : « Le Seigneur notre Dieu est un » (*cin26,65a : Zeffirelli) et affirme l’amour de Dieu pour tous les peuples. Deux plans s’opposent : plan rapproché pour Jésus, plan d’ensemble pour Pilate. Ce dernier s’étonne de n’avoir jamais entendu parler de cet unique dieu, avant de basculer sur le thème de la royauté de Jésus. Après le passage chez Hérode Antipas, Jésus est renvoyé devant Pilate. Ce deuxième procès, solennel, a lieu en public. La foule se presse contre les grilles de la cour dallée du palais. Jésus, amené par des soldats, se tient seul au milieu de la cour vide. Le Dark Hermit, vêtu d’une cape grise, fend la foule et s’approche au plus près de la grille (*cin22c : Stevens). La scène est principalement filmée en plans d’ensemble, qui soulignent les différents actants (Jésus, Pilate, les prisonniers, la foule – hostile ou favorable).

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Mise en scène burlesque • →Jones Brian : Brian, à tort pris pour le messie, est amené par des soldats devant un Pilate maniéré et affublé d’un défaut de prononciation, qui le rend ridicule (*cin18). Celui-ci l’envoie rejoindre le groupe des prochaines crucifixions. Mise en scène politique • →Scorsese Temptation : La scène est d’abord filmée en plan d’ensemble, ce qui rend plus faibles les personnages et introduit une distance inhabituelle. Pilate, vêtu d’une tunique blanche et d’un manteau marron, interroge l’accusé sur son nom de « roi des Juifs » (*cin11c : Scorsese) et sur sa magie, dont il demande une démonstration. On passe alors en plan américain. Jésus, assis sur un banc, est de dos face à Pilate, debout. Comme Jésus refuse de faire un miracle, Pilate se dit déçu et conclut qu’il n’est qu’un autre « politicien juif ». Il s’éloigne et s’étonne du silence de Jésus. Celui-ci lui raconte alors la vision du prophète Daniel (Dn 2) : il s’interprète lui-même comme la pierre faisant tomber la statue Rome. Mise en scène littérale • →van den Bergh Matthew : Pilate, vêtu d’une tunique blanche bordée de pourpre, interroge debout, avant de s’asseoir sur un massif siège en bois. Lorsque le narrateur prononce le v.12, la caméra montre les vociférations des grands prêtres, avant de revenir à Pilate. Jésus est entouré de deux gardes juifs, aux turbans blancs et dorés, et protégé par trois soldats romains. Son visage est déjà tuméfié et du sang tâche sa tunique. Mise en scène triplée • →Gibson Passion présente trois comparutions devant Pilate. Pilate s’étonne d’abord de l’aspect de Jésus, tuméfié et ensanglanté. Puis le dialogue reprend le texte de Jn : le gouverneur commence par interroger les prêtres (Jn 18,29-31). Seul dans un plan rapproché, il s’oppose à la foule, en camaïeu de bruns, massée dans la cour. Toute la scène est montée en une succession de plans très rapides, dont les échelles varient, montrant tantôt Caïphe et les accusateurs, tantôt Pilate, tantôt Jésus. Celui-ci lève les yeux alors que Caïphe énumère les chefs d’accusation ; au ralenti, une colombe vole au-dessus du palais. Sous les huées, Pilate fait conduire Jésus à l’intérieur. Dans une salle donnant sur la cour, il lui offre une boisson. Jésus est ensuite envoyé à Hérode Antipas. Lors de la deuxième comparution, Jésus est debout, face à la foule, aux côtés de Pilate. L’opposition Romains/Juifs se fait plus frappante : rires de la foule, regards inquiets des soldats romains. Pilate propose de relâcher un prisonnier. Suit la flagellation. La troisième comparution est celle de l’Ecce Homo.

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matériellement représentée par une grosse couronne de métal portée par Judas qui cherche à couronner Jésus. Elle disparaît, jetée à terre par Judas, au moment où Jésus, debout sur l’escalier du Temple et tenant dans ses bras un agneau, explique à la foule venue l’acclamer la véritable nature de sa royauté (Jn 18,36 « Mon royaume n’est pas de ce monde »), puis enchaîne avec le Notre Père (« Que ton règne vienne »). Durant le procès, la « royauté » fait sourire Pilate et Caïphe. Dans un face-à-face avec Pilate, que souligne le cadrage rapproché, Jésus répond suivant les paroles de Jn. La royauté, motif principal de condamnation • →Schaffner Pilate : Jésus est condamné par Pilate sous le motif de « trahison envers Rome » : il s’est proclamé « roi », ce qui justifie aux yeux de Pilate la mention que porte l’écriteau de la croix. La royauté attribuée a posteriori au bourreau • →Koster Robe : Le tribun Marcellus, responsable de la crucifixion de Jésus et devenu chrétien, est à son tour jugé à Rome devant l’empereur. Les chefs d’accusation reprennent les fautes politiques imputées à Jésus (→Utilisation des évangiles au cinéma : Koster) : trouble dans le peuple, révolte contre l’empire et l’empereur, appellation de « roi ». En répondant, le tribun cite Jn 18,36. La réaction de l’empereur rappelle celle de Caïphe : « Vous l’avez entendu… », tout comme la réponse de ceux qui assistent au procès : « La mort ! » La royauté en apparence • →Jewison Superstar : Durant une scène rapide qui montre l’exaspération croissante de Pilate, celui-ci, d’un air moqueur, s’étonne de la taille de Jésus qui ne « ressemble pas à un roi », puis de son silence, avant de l’envoyer à Hérode Antipas (*syn14). La royauté, point commun ? • →Scorsese Temptation : Pilate interroge Jésus sur son « royaume », avant de s’asseoir à ses côtés. La conversation continue presque sur le ton de la confidence (comment changer le monde ?), alors que les deux hommes sont filmés de dos, avant que des gros plans fassent dialoguer leurs visages. S’étant levé à nouveau, Pilate annonce à Jésus qu’il va être crucifié, avant de quitter la pièce, répondant à l’appel d’un cheval. 13b tu n’entends pas Silence remarquable • →Pasolini Matteo : Cette prise de parole de Pilate est le seul moment de la scène où se fait un véritable silence (*pro12.14a), alors lourd de sens : réellement, on n’entend pas ce qu’ils attestent contre Jésus.

11c Tu es le roi des Juifs Ou le roi tout court La royauté au cœur du film • →DeMille King : Comme l’annonce le titre du film, la question de la royauté de Jésus est le point nodal. Durant la scène des Rameaux, elle est



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27,15-21 Choix entre Jésus et Barabbas + Propositions de lecture +

+ Grammaire +

15-21 Choix entre Jésus et Barabbas 18 savait Aspect Gr : êidei, plus-que-parfait de eidô (« voir »), dont le parfait oida est utilisé couramment comme un prés. pour « savoir ». L’aspect Sens indique un état stable accompli, résultant d’une action passée (*mil18). Sur un fond probable d’échos typologiques (*bib15-21), le choix de Barabbas symbolise la déchéance filiale des responsables du peuple élu qui se recon+ Procédés littéraires + naît en ce « fils du père » (*pro17c ; *pro21c) repris de justice. Historicité 15-21 COMPOSITION Disposition chiastique Certains historiens soupçonnent Byz V S TR Nes très soignée par Mt lui-même cette péripétie d’être une invention 15 À chaque fête, le gouverneur avait coutume de (*syn19) : faite pour disculper les Romains de relâcher à la foule {16 Barabbas [17b lequel des deux la responsabilité de la mort de Jésus. VS [17c Barabbas ou Jésus [18 jalousie Cependant la libération d’un prisonau peuple un prisonnier, celui qu’ils [19ab tandis qu’il siège (19c toi et ce nier au moment des fêtes (même si voulaient. juste) 19d aujourd’hui souffert] 20 la coutume évoquée semble une cerBarabbas pas Jésus] 21b lequel des taine exagération de la part des évanIls avaient deux] 21c Barabbas}. gélistes : *anc15), l’existence d’un 16 V Au centre, l’intervention de la prisonnier du nom de Jésus BarabIl avait alors un prisonnier fameux, nommé femme de Pilate explicite la voix de bas (*voc16.17c) et sa libération pour Barabbas. sa conscience réveillée dans la périla Pâque, au moment de la passion, S Bar-Aba. cope précédente. n’ont rien d’invraisemblable. Nes De plus, s’il s’agissait d’une fiction, Jésus Barabbas. 15-16 NARRATION Digression du narrales premiers compositeurs du récitateur qui doit ici faire une brève pause tif de la passion n’auraient pas manByz V TR Nes S pour expliquer le cours que va qué de tirer de la coïncidence un 17 a Comme ils étaient Comme ils étaient prendre le procès. impressionnant contrepoint, à la fois moral et théologique, sur le messie rassemblés, Pilate leur rassemblés, Pilate leur 17c Jésus Barabbas ou Jésus qui est rejeté et le bandit réclamé par leurs dit : dit : dit christ ? Symétrie coreligionnaires, alors qu’on n’a ici b — Lequel voulez-vous — Lequel voulez-vous RHÉTORIQUE Construction d’un parallèle qu’un affleurement implicite d’une Barabbas peut signifier « fils du typologie liturgique de Yom Kippour que je vous relâche ? que je vous relâche ? père » (*voc16.17c). Le surnom du (*bib15-21) — étant données l’imc NesJésus Barabbas ou Bar-Aba ou Jésus qui est criminel le place en concurrence portance et la popularité de la fête Jésus qui est dit christ ? appelé mshiho ? immédiate avec Jésus qui appelle à l’époque (*mil15-21) — explicitée Dieu « Abba » et se présente comme plus tard par la tradition. Byz V S TR Nes « le fils » (→Fils de Dieu). Les périTexte phrases répétées dénominatives ren18 Il forcent la symétrie entre les deux S Pilate savait que c’était par jalousie qu’ils l’avaient + Critique textuelle + prisonniers mis au choix de la foule. livré. Les Pères ne manquèrent pas de glo16.17c Jésus Barabbas Prénom Le ser : *chr16. prénom Jésus est donné à Barabbas 15-26 Deuxième comparution devant Pilate : condamnation à mort Mc 15,6-15 ; PRAGMATIQUE Astuce argumentative de dans divers témoins anciens (Θ, f1, Lc 23,13-25 ; Jn 18,38-19,16 ; Ac 3,13 – 18 jalousie Gn 4,5-8 ; 27,41-45 Pilate quelques mss. syriaques, des mss. Très habile, Pilate limite la liberté de d’Origène), mais non dans les choix de la foule à une alternative grandes versions traditionnelles. entre deux Jésus, un « fils du père » emprisonné et celui « qui est dit mesIl est possible que la lecture Jésus Barabbas soit originaire (la disparition sie »… en particulier par la foule elle-même (Mt 21,9 : l’entrée à Jérusalem), du prénom pourrait provenir de l’embarras des copistes devant le saint nom dont les grands prêtres et les anciens craignent l’agitation (Mt 26,5). attribué à un criminel). 18 jalousie NARRATION Thème récurrent La jalousie des chefs religieux devant 16 Bar-Aba (S) Expansion en syS : « Jésus Bar-Aba ; il avait été jeté en prison l’autorité personnelle de Jésus a été illustrée par plusieurs épisodes au fil de à cause de ses méfaits et de ses meurtres » ; cf. Mc 15,7. l’évangile : Mt 9,33-34 ; 12,23-24 ; 21,15-16. + Vocabulaire +

Contexte

16.17c Barabbas Patronyme signifiant « fils d’Abba », dérivé de bar-’Abbâ (*jui16). La locution, courante, pourrait désigner un enfant de père inconnu. →Jérôme Nominum 135.28 donne une autre interprétation : « fils de leur instructeur », dérivée de l’araméen Bar-rabban (*chr16).

+ Milieux de vie +

16 fameux Adjectif neutre (episêmos) a priori sans connotation péjorative : seul le contexte précise le sens de cette renommée. *syn16

15-21 Choix entre Jésus et Barabbas : LITURGIE Allusion polémique à Yom Kippour contre le Temple et ses fonctions ? Le 10 de Tishri (*milNb 29,7-11), Yom Kippour, « jour d’expiation » (ou mieux « de la dissimulation », Dieu décidant ce jour-là de se cacher les péchés de l’année passée), était la date du rituel le plus important du Temple. La Tora exige que le grand prêtre accomplisse un

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ensemble complexe de rites et de sacrifices pour obtenir le pardon divin, dans l’intérêt de tous les Juifs et du monde. Selon →b. Yoma, c’était l’unique moment de l’année où quelqu’un pénétrait dans le Saint des saints. À cette fin, le grand prêtre subissait une longue préparation. La liturgie de Yom Kippour comprenait, entre autres : • l’envoi d’un bouc émissaire dans le désert, tandis qu’un autre était sacrifié comme une offrande pour le péché (Lv 16,7-10) ; • la confession des péchés (Lv 16,21) ; • divers rites de purification (selon la Mishna, le grand prêtre devait se baigner cinq fois dans un miqvé) ; • cinq changements de →costume de la part du grand prêtre. En raison de sa nécessité pour le fonctionnement de tout le système de pureté, l’observance de Yom Kippour, requise de tous dans tous leurs lieux de résidence (Lv 23,31), était très populaire et l’on ne s’étonne pas de la voir se « coudre » à l’énonciation matthéenne. Imitatio Templi Dans le contexte général d’imitatio Templi (cf. dernière section de la →problématique du Temple au tournant de notre ère), les métaphores sacrificielles et plus généralement le langage du Temple avaient d’autant plus de sens qu’on croyait en l’efficacité des rituels sacrificiels. Métaphores et expressions liturgiques cherchaient à s’approprier une partie de ce sens pour l’appliquer à autre chose (cf. →Klawans ), vraisemblablement pour élargir le domaine de la sainteté selon l’injonction d’Ex 19,6. C’est dans ce contexte que les symbolismes de Yom Kippour furent mobilisés pour comprendre la mort scandaleuse de Jésus conçue comme la purification ultime, accomplie par Jésus, le nouveau grand prêtre (He 4,14-15 ; cf. →Yom Kippour dans la littérature paléochrétienne). Ainsi, après le sarcastique récit de l’interrogatoire de Jésus par les prêtres, avant le signe spectaculaire du déchirement du voile du Temple, cet épisode continuerait-t-il une dialectique, implicite mais prégnante, entre (le ministère de) Jésus et le (système du) Temple ?

Hiérosolymitains, et, ayant réuni les captifs, ordonna de tuer tous ceux qui manifestement méritaient la mort ; quant à ceux qui avaient été jetés en prison pour une faute légère et commune, il les remit en liberté pour de l’argent. Mais si la prison fut ainsi vidée de captifs, le pays se trouva de nouveau plein de brigands. » Les empereurs essaient de limiter l’effet de telles demandes : • →Cod. Theod. 9,47,12 : vanae voces populi non sunt audiendae ; • →Dig. 48,19,31 : Le peuple ne peut pas demander la relâche de condamnés ad bestias.

15 relâcher à la foule un prisonnier JUSTICE Amnistie dans le droit romain Elle est de deux sortes : • l’abolitio = avant le jugement (→Dig. 48,16) ; • l’indulgentia = après la condamnation (→Cod. Theod. 9,43,3). Puisque Pilate n’a pas encore prononcé de sentence contre Jésus, une abolitio lui aurait permis d’échapper à la situation.

15-21 Ébauches typologiques Jalousie et ruse Allusion à Ésaü et Jacob ? L’enjeu est la mise en compétition de deux « fils du père », donc de deux frères, du fait de la jalousie (v.18 ; *bib18). À l’arrière-plan, se profile la grande histoire de jalousie entre Ésaü et Jacob, elle-même écho de celle entre Caïn et Abel. • Ici, comme dans leur histoire, une femme intervient en faveur de celui dont elle pressent la justice et l’élection : la femme de Pilate rappelle Rebecca. • Jacob est madré et conquiert par ruse le droit d’aînesse de son frère. C’est encore par ruse qu’il échappe à la menace de mort que fait peser sur lui son frère. Inversement, la « ruse » de Jésus consiste à garder le silence et à ne pas se défendre, ce qui le conduit à la mort par laquelle il rend au peuple sa dignité véritable de fils du Père. Allusion à Joseph et à ses frères ? Eux aussi furent pris dans une histoire de jalousie (Gn 37), de femme (Gn 39), de songes (Gn 40-41), de rétribution et de substitution (Gn 42-44) et de rédemption (Gn 45). Jésus Barabbas et Jésus messie comme boucs du rituel de Yom Kippour Cf. →Origène Hom. Lev. 10,2 (SC 287,134). Dans le contexte d’une mort expiatoire (Mt 26,28b), le choix entre les deux Jésus évoque la liturgie de Yom Kippour, l’une des plus marquantes de l’année au Temple : • deux victimes sont présentées ; • elles sont identiques ; • elles symbolisent des puissances opposées ; • un tirage au sort ou un choix doit être fait entre les deux pour savoir laquelle sera tuée et laquelle relâchée ; • une « confession » est prononcée ; • Mt 27,28 parle d’une chlamus kokkinê ; →Barn. 7,8a appelle la laine écarlate nouée autour du cou du bouc émissaire to erion to kokkinon. Esquissée seulement dans l’évangile, cette typologie serait développée →dans la littérature paléochrétienne.

18 savait JUSTICE Rapports occupant-occupé Ce n’est pas seulement que Pilate n’est pas dupe et a bien compris que les chefs judéens veulent le manipuler (*gra18) : le préfet disposait probablement de son propre service de renseignements. Hérode le Grand lui-même contrôlait son peuple au moyen d’une police secrète (→Josèphe A.J. 15,365-367). L’occupant romain n’avait aucun intérêt à s’appuyer sur les seules informations fournies par l’occupé pour maintenir l’ordre. *pro18 + Textes anciens + 15 coutume de relâcher à la foule un prisonnier Attestations ? La législation romaine tient souvent compte des usages locaux : • Selon une loi romaine plus tardive (→Inst. 4,17, préambule), les juges ne peuvent pas ignorer des lois, des décrets et coutumes. • →Diodore de Sicile 17,16,3 : Les magistrats romains dans les provinces ne sont pas obligés de suivre les décisions de leurs prédécesseurs et les coutumes locales, mais, par prudence, prorogent souvent les grâces accordées par leurs prédécesseurs. • →Tite-Live 5,13,8 : Parfois les Romains accordent des amnisties générales à l’occasion de fêtes locales (coutume attestée dans plusieurs autres cultures du Proche-Orient ancien et de la Méditerranée). • →Plutarque Quaest. Rom. 83 = →Mor. 283f atteste d’amnisties liées à une coutume locale. On relâchait parfois des prisonniers à la demande du peuple (→Tite-Live 8,35,1-9) ou de brigands (→Josèphe A.J. 20,208-210), ou pour s’attirer les faveurs de l’opinion publique : • →Josèphe A.J. 20,215 « Quand Albinus apprit que Gessius Florus arrivait pour lui succéder, il voulut paraître faire quelque chose pour les

18 jalousie Motif d’épreuves bien connu Les (auto)biographies politiques antiques mentionnent souvent la jalousie ou l’amour-propre comme motif d’hostilité. • →Platon Apol. 20c-23b : Socrate explique ainsi les raisons de sa condamnation. Il se savait ignorant alors que le dieu de Delphe l’avait déclaré le plus sage parmi les hommes. En questionnant en public, devant les plus jeunes, les « sages » qui se croyaient tellement sûrs de leur science, en dévoilant ainsi leur ignorance, Socrate a enfin compris le sens de la parole divine, quitte à payer de sa vie la haine qu’il avait éveillée. « Cela revenait à dire : “Ô humains, celui-là, parmi vous, est le plus savant, qui sait, comme Socrate, qu’en fin de compte, son savoir est nul.” » • →Cornélius Népos Vir. ill. : à propos de Cimon (5,3,1) ; Thrasybulus (8,4,1-2) ; Chabrias (12,3,3) ; Datames (14,5,2) ; Épaminondas (15,7,1) ; Eumenes (18,7,2 ; 18,10,2) ; Hannibal (23,1,2). • →Hérodien Exc. Marc. 3,2,3. • Josèphe soutient que si certains auteurs païens ignorent Israël, c’est par envie (→C. Ap. 1,213.222.225). Les aristocrates de son entourage s’opposent à lui par envie également (→Vita 204). Son bonheur suscite de la jalousie (423), mais Dieu le protège (425). + Intertextualité biblique +

18 jalousie = le pire des maux Cf. Sg 2,24.

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+ Littérature péritestamentaire + 18 jalousie Envie chez des adversaires • →3 Macc. 6,7 ; →T. Dan 1,6 ; →Ac. Paul 3,15. Cf. →T. Sim. ; →Philon d’Alexandrie Spec. 3,3.

Réception + Lecture synoptique + 16 fameux Pourquoi ? // Mc-Lc Mc 15,7 précise la cause : Barabbas a été « arrêté avec les émeutiers qui avaient commis un meurtre dans la sédition » (cf. Lc 23,19, tandis que Jn 18,40 est plus sobre : « Or Barabbas était un brigand »). Mt, assume-t-il que ses lecteurs connaissent la tradition de Mc (comme en Mt 9,2 // Mc 2,4-5), ou bien la néglige-t-il comme insignifiante, ou bien Mc rapporte-t-il une explication qui noircissait Barabbas a posteriori ? Pour Mt, le drame de la passion n’est pas d’abord moral, mais christologique : le problème que lui posent les autorités juives est moins qu’elles s’associent avec un malfaiteur, que le fait qu’elles fassent crucifier leur propre messie. + Tradition juive + 15 relâcher à la foule un prisonnier Usage ? Il n’est pas évident de savoir si la tradition talmudique fait allusion à la coutume mentionnée dans Mt selon laquelle les autorités romaines relâchaient un prisonnier juif pendant la fête de →Pâque : • →m. Pesaḥ. 8,6 : On peut procéder à l’abattage de l’agneau pascal pour le compte d’un prisonnier qui a reçu la promesse d’être libéré. Il faut cependant prendre la précaution de ne pas faire l’abattage uniquement pour son compte, dans l’hypothèse où finalement il ne soit pas libéré. • →b. Pesaḥ. 91a : Selon Rabbi Yoḥanan, cela ne concerne que les prisons non juives. S’il est question d’une prison juive, on peut faire l’abattage uniquement pour le prisonnier, car la promesse sera tenue. 16 Barabbas Bar-Abba D’après une anecdote humoristique de →b. Ber. 18b, Abba était un des noms les plus courants de l’époque. 18 jalousie Inévitable • →b. Yoma 71b mentionne l’envie chez des adversaires. Dans l’anthropologie réaliste de l’AT et de la tradition rabbinique la →jalousie est un moteur essentiel de l’univers. + Tradition chrétienne + 15 relâcher à la foule un prisonnier Convenance symbolique de la coutume et de la Pâque →Pâque juive • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,18 « En cette Fête qui libère un homme, ils ont tué un homme ! / Leur coutume montre qu’il est l’Agneau véritable / Jamais en cette Fête ils n’avaient tué un homme / Ils le tuent avec les agneaux : c’est bien Offrande ! » • →Albert le Grand Sup. Matt. « [Pilate], après avoir trouvé la vérité, cherche à absoudre l’innocent ; mais prisonnier de sa peur humaine, il cherche à faire selon leur bonne volonté […]. “À chaque fête” de la Pâque, pendant laquelle ils furent libérés de la captivité de l’Égypte, “le gouverneur avait l’habitude”, pour saisir l’occasion de se faire aimer du peuple et afin de le contenir plus longtemps, “de relâcher un prisonnier au peuple” qui en faisait la demande, en souvenir de l’antique libération d’Égypte, “celui qu’ils voulaient”, afin d’honorer le peuple » (640,20.32-34). Intercession : parallèle scripturaire et actualisation • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2861 rapproche cette coutume et la libération (par l’intercession du peuple) de Jonathan menacé de mort

(1S 14,41-45). Il la trouve actualisée dans l’Église du Christ, dans la prière d’intercession pour les pécheurs, qui fait appel à la bienveillance de « Dieu, juge des univers ». 16 Barabbas Texte et interprétation Lu Bar-rabbas = fils de leur enseignant • →Jérôme Comm. Matt. fait remonter cette interprétation (filius magistri eorum) à →Év. Naz. (= →Raban Maur Exp. Matt. 734.62 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2873 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1486D ; →Anonymes In Matt. 209.94 ; Bible de Zurich de 1531). Lu Bar-abbas = fils du père = fils du diable • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,2 « l’Antéchrist » ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1482C (il en conclut que la foule préfère l’Antéchrist à Jésus en la personne de Barabbas) ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. citant Jn 8,44. *chr20 17c Barabbas ou Jésus Ruse de Pilate pour sauver Jésus ? • →Albert le Grand Sup. Matt. s’efforce de décrypter le calcul de Pilate : « Il était probable qu’il y avait beaucoup de ceux qui étaient présents à qui il [= Barabbas] avait porté atteinte et ainsi ceux-ci demanderaient que Jésus fût libéré et persuaderaient le peuple avec eux de demander la même chose » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2876). Cf. *litt18 : Claudel. • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1486D estimait cependant que Pilate était fautif, puisqu’il avait consenti à cet échange « par crainte » (reverentia ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3024). 18 jalousie Cause principale • →Raban Maur Exp. Matt. « C’est pourquoi la cause de la croix est manifestement la jalousie » (735.72 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2882). Cause typologique • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « De même que la jalousie du diable a été l’ennemie du premier homme, de même leur jalousie devait-elle être l’ennemie du Christ. C’est ainsi que Joseph a été livré par ses frères par jalousie (Gn 37,28). » + Philosophie + 18 par jalousie Motif d’hostilités et de rivalités *anc18 ; *anc21b ; *phi26,3-5 : Girard ; *phi26,4 : Voltaire + Littérature + 16 Barabbas Réception littéraire La libération évoquée par Mt laisse toute liberté aux écrivains de remplir ce silence sur le personnage et du personnage dans les évangiles. Moyen Âge Personnage secondaire : type même du coupable • →Gréban Passion : Coupable gracié, il fonctionne comme l’inverse presque exact de Jésus, innocent condamné : « Or en y a en mes prisons / plusieurs qui par leurs mesprisons / sont dignes que la mort les tance, / ne reste que de la sentance ; / entre lesquelz y en a ung / qui encontre le bien commun / a fait sedicieulx debas / et est meurtrier, c’est Barrabas » (v.22544-22550). Barabbas lui-même est sûr de sa condamnation, lorsqu’on vient le chercher : « Je m’en vois mourir bonne allure, / je m’en tiens pour tout asseuré ; / pieça l’ay je bien esperé / et grandement l’ay desservy : / oncques Dieu n’amay ne servy, / oncques bien ne feis en ma vie, / mes en rancune et en envye / et en yre ay tousjours vescu » (v.22640-22647). 19e siècle Personnage diabolique et repentant • →Hugo Fin (« Hors de la terre I » : Et nox facta est) en fait une émanation de l’Ennemi à l’égal de Caïn et Judas : « Satan rit, et cracha du côté du tonnerre. / L’immensité, qu’emplit l’ombre visionnaire, / Frissonna. Ce crachat fut plus tard Barabbas » (767).

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• →Hugo Fin (« Le gibet » : « Ténèbres ») imagine Barabbas libéré retrouvant Jésus mort sur la croix. Dans un long discours qui se veut condamnation et malédiction du « monde impur, lâche et rude », capable de le choisir, lui, plutôt que le messie, il s’écrie : « Le mal ne serait pas s’il n’avait pas une âme ; / Cette chaîne d’horreur qui, dans ce monde infâme, / Commencée à César, finit à Barabbas, / Dépasse l’homme et va dans l’ombre encor plus bas ; / […] Et toi, vil monde, ô race humaine, qui célèbres / Les rites de l’enfer sur des autels d’effroi, / Tremble en tes profondeurs ; j’entends autour de toi / La réclamation des gueules de l’abîme. / Je demande à genoux pardon à ta victime ; / […] Sois damné, monde à qui le sang sert de rosée, / Pour m’avoir délivré, pour l’avoir rejeté, / Monde affreux qui fais grâce avec férocité, / Toi dont l’aveuglement crucifie et lapide, / Toi qui n’hésites pas sur l’abîme, et, stupide, / N’as pas même senti frissonner un cheveu / Dans ce choix formidable entre Satan et Dieu ! » (879-880). Personnage historique • →Renan Vie résume le peu que l’on sait de lui : « un prisonnier qui jouissait dans Jérusalem d’une grande renommée. Par un singulier hasard, il s’appelait aussi Jésus [*tex16.17c] et portait le surnom de Bar-Abba ou Bar-Rabban. C’était un personnage fort connu ; il avait été arrêté, comme sicaire, à la suite d’une émeute accompagnée de meurtre » (390). 20e siècle Personnage central : entre incrédulité et foi • →Lagerkvist Barabbas est le récit fictif de la vie du personnage éponyme, depuis sa libération jusqu’à sa mort. Récit d’une rédemption ambiguë, d’un parcours intime entre colère intérieure et doute menant à la foi. Même à la fin du texte — et c’est là le coup de force de l’auteur — le lecteur ignorera si Barabbas, témoin de l’agonie de Jésus, parviendra jusqu’au point où l’on peut dire qu’il croit en Dieu ou qu’il a compris le message du Christ. Libéré par Pilate (*cin24b : Fleischer), il décide en effet d’aller voir Celui qui est crucifié à sa place. Il devine l’aspect surhumain de cette mort, mais doute de ses propres sens (*cin45 : Fleischer). Incapable d’assumer pleinement à nouveau sa vie de débauche et de crime, hanté par l’image du Christ, il cherche en vain à interroger les disciples de Jésus puis connaît l’esclavage et côtoie en cette circonstance un chrétien, Sahak, dont la foi fervente fait vaciller ses certitudes. Incrédule, il semble néanmoins pris de remords pour son passé et vouloir effacer ses fautes anciennes. Il demeure impénétrable jusqu’à sa mort (« dont il avait toujours eu si peur ») quand il prononce ces paroles christiques « comme s’il s’adressait à la nuit : “À toi je remets mon âme”. Et il rendit l’esprit » (198). 18 Il savait Pilate, perspicace face aux autres • →Claudel Pilate « On aurait dit qu’on L’attendait, que chacun avait son rôle distribué et qu’il l’avait étudié jusque dans le moindre détail. J’ai à peine eu besoin d’intervenir. Le scénario pour ainsi dire me portait, tout marchait dans la même direction avec une autorité irrésistible, s’il y a quelqu’un qui ait gardé un peu de tête, c’est moi, mais toutes les objections que me suggéraient l’humanité ou le sentiment de la bonne procédure étaient emportés comme des fétus de paille » (912). Pilate, sceptique face à ses propres décisions • →Schmitt Pilate « J’ai cependant le sentiment que quelque chose est allé trop vite dans cette affaire. Je n’ai pas rendu ma justice, la justice de Rome, mais j’ai exécuté la leur, celle de mes opposants, la justice des saducéens approuvée par les pharisiens, j’ai débarrassé ces Juifs d’un Juif qui les contredisait. Était-ce mon rôle ? » (101). + Arts visuels + 15-21 Barabbas La scène de la délibération sur Jésus et Barabbas ne connut guère d’illustration propre, pas plus que celle du rôle de la foule — pourtant relatée par tous les évangélistes. La présentation à la foule de Jésus et de Barabbas n’est que très rarement représentée, au profit du lavement des mains (*vis24b) et l’Ecce Homo (*vis29-31). La présence de Barabbas est néanmoins identifiable sur de nombreuses œuvres représentant le procès et le dialogue entre le Christ et le gouverneur. Deux iconographies coexistent.

Haute Antiquité La plus ancienne présente Barabbas aux côtés de Jésus, tantôt libre, tantôt à demi nu et garrotté : • Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano, fol. 8v) ; • Les Évangiles de Rabula (6e s., Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence). Moyen Âge Dans la seconde, sur l’un des côtés de l’image, Barabbas est figuré en prison ou, plus fréquemment, en train de sortir de sa geôle : • Emblèmes bibliques (13e s., Paris BnF, Lat. 11560, fol. 43v) ; • Jean Fouquet, Le Livre d’heures d’Étienne Chevalier (ca. 1455, musée Condé de Chantilly) ; • des enlumineurs comme Livinius Van Laethem (1460-1467). Chez les illustrateurs de bibles • Caspar Luiken (1712) ; Gustave Doré (1865) ; etc. On retrouve également le personnage dans des représentations de l’Ecce Homo. + Musique + 17c Barabbas ou Jésus Expression musicale du point de vue de Pilate →Bach Passion : Barabbam contraste avec Jesum, dont la couleur harmonique en mineur appelle la pitié. + Danse + 17c Barabbas ou Jésus Confrontation gestuelle de deux pouvoirs →Neumeier Passion • Pilate a rejoint son podium et est salué servilement par les membres du conseil, siégeant sur deux bancs en vis-à-vis à ses pieds. De son piédestal blanc, comme une statue romaine, Pilate domine toute la scène : vastes gestes, bras levé en signe de puissance et d’autorité suprême (le même danseur fait le même geste que Judas au moment de l’annonce de la trahison). • Jésus est entouré des Personnes, qui lui font couronne de leurs mains aux doigts étendus et amplifient encore ses paroles ; elles le retiennent alors qu’il chavire en annonçant sa « livraison ». + Cinéma + 17c Barabbas ou Jésus qui est dit christ ? Mise en parallèle *pro17c Visuelle • →Zecca Passion montre un Pilate un peu dépassé par la violence de la foule hostile à Jésus et les réponses de celui-ci. Il fait amener Barabbas et montre clairement le choix. Désigné par la foule pour être relâché, Barabbas la rejoint en exprimant sa joie, tandis que Jésus baisse la tête et se laisse emmener, suivi par la foule. De son siège de gouverneur, Pilate montre la scène à ses conseillers, comme indigné par le tumulte que ses soldats peinent à endiguer. • →DeMille King : Jésus et Barabbas sont présentés parallèlement devant Pilate, de chaque côté d’un gros pilier de marbre. Les grilles du palais sont ouvertes et les trois hommes s’avancent vers la foule contenue par les soldats romains. La foule contient plusieurs femmes dont Marie et MarieMadeleine. Les réponses de la foule (« Barabbas », « Crucifie-le ») sont à chaque fois déclenchées par les grands prêtres : l’un crie, et tous reprennent en cœur. C’est Caïphe lui-même qui souffle à l’oreille de Pilate, comme un petit diable de la conscience (sa coiffe rappelle d’ailleurs deux cornes), l’idée de la crucifixion. Marie-Madeleine qui tente d’intervenir est rapidement réduite au silence par les grands prêtres. • →Gibson Passion : L’entrée en jeu de Barabbas est théâtralisée par Pilate : après avoir rappelé la coutume, il annonce un prisonnier célèbre et tend la main vers la gauche pour appuyer son nom (« Barabbas ! ») et son entrée dans la cour. Tous tournent la tête en direction du groupe de soldats qui entrent, amenant un prisonnier chargé de chaînes et grommelant. Pilate guette les réactions de Jésus et Caïphe — comme pour voir s’il a bien joué. Barabbas est placé à la gauche de Pilate et devient donc le symétrique de Jésus : Pilate peut ainsi présenter à la foule l’alternative

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(meurtrier/messie). C’est Caïphe qui répond en premier à la question de Pilate, en pointant Jésus du doigt et hurlant qu’il « n’est pas le messie, il est un imposteur, un blasphémateur ». La foule répète après lui : « Libère Barabbas ! » Celui-ci, cheveux sales et mêlés, dévoile ses dents gâtées en riant de joie. Gros plan sur l’effarement du centurion romain. Pilate répète la question (cf. Mt 27,17.21), la foule répond, à son plus grand regret, de la même manière. Narrative • →Fleischer Barabbas : À la fin du film, Barabbas meurt crucifié avec les chrétiens accusés par Néron de l’incendie de Rome. Invention : Brian ? • →Jones Brian : Le face-à-face de Pilate avec la foule tourne à la farce : celle-ci se moque ouvertement de sa difficulté à prononcer les « r » en lui suggérant à dessein des noms de prisonniers (à relâcher pour la Pâque) qu’il ne peut prononcer et qui n’existent pas. Le nom de « Brian » est finalement suggéré par Judith et choisi par la foule pour sa phonétique. 18 Caractérisation de Pilate Dans les films, Pilate apparaît tantôt faible et efféminé (→Jewison Superstar ; →Jones Brian), tantôt chef militaire viril et pragmatique (→Koster Robe ; →Stevens Story ; →Connor Mary), ou complexe et scrupuleux (→Schaffner Pilate). Le portrait se précise durant la confrontation avec Jésus. →Pilate dans la tradition chrétienne Personnage Secondaire • →Zecca Passion : Le personnage ne reçoit pas de caractérisation psychologique plus poussée : chef qui cherche à faire régner l’ordre, il n’est pas vraiment concerné par ce qui apparaît comme un évènement marginal. • →Olcott Manger montre un Pilate de plus en plus embarrassé par Jésus et finissant par céder sous la pression de la foule. • →DeMille King : Un plan rapproché montre Pilate hésitant, entouré par Caïphe et Jésus. Le plan suivant illustre la décision de Pilate : le cadrage exclut Jésus du plan et Pilate se rapproche physiquement de Caïphe. • →Stevens Story : Homme bien bâti, chauve, Pilate est l’administrateur militaire sûr de sa puissance mais embarrassé par Jésus. • = →Pasolini Matteo (*cin11b : Pasolini). Adjuvant • →Duvivier Golgotha (= →Peyton Christ) montre Pilate essayer de sauver Jésus ; il n’y arrive pas à cause des autorités juives qui menacent de se plaindre auprès de l’empereur s’il ne condamne pas Jésus et à cause de la foule qui réclame unanimement Barabbas. Les membres du sanhédrin ont ameuté et payé leurs clients pour qu’ils s’assemblent devant Pilate et exigent la mort de Jésus.

• →Jewison Superstar : Pilate tente aussi de sauver Jésus, en vain à cause de la foule qui réclame sa mort et du mutisme de Jésus, que Pilate accuse de suicide. Central • →Schaffner Pilate : Pilate est le centre de cette pièce de théâtre (écrite par Michael Dyne), adaptée et télédiffusée, où la passion du Christ est le hors-scène (jamais représenté directement si ce n’est par la même image qui ouvre et clôt le film, mais décidant du sort de chaque personnage). In media res, la pièce s’ouvre après le renvoi par Pilate de Jésus à Hérode Antipas. Le premier acte voit l’arrivée progressive des « décideurs » de la mort de Jésus dans les appartements du gouverneur romain : Caïphe, Anne et Antipas tentent de pousser Pilate à ordonner la crucifixion de Jésus, alors que celui-là rechigne à porter la responsabilité d’une condamnation qu’il sait être arbitraire. Le dilemme est d’autant plus grand pour Pilate (qui se veut, en bon Romain, homme de justice et de loi) que le salut de son mariage entre en jeu : sa femme se fait l’avocate de Jésus et refuse de voir son mari renier ses principes au nom de la raison d’État. Le deuxième acte montre le retour de Pilate en ses appartements après la crucifixion de Jésus, les différentes réactions des personnages à la mort de Jésus et la venue de Joseph d’Arimathie. Quinze ans plus tard, le troisième acte retrouve Pilate en Cappadoce, toujours hanté par le procès de Jésus, remarié et chargé de juger des premiers chrétiens. Une se révèle être sa précédente femme, Claudia Procula (*cin19b : Schaffner). Menacé • →Gibson Passion : Costaud aux cheveux ras, Pilate semble avant tout ne pas aimer son poste : à sa femme qui lui prédit que la condamnation de Jésus causera du trouble en lui, il répond que le trouble, pour lui, c’est « cet avant-poste puant et cette sale canaille au dehors ». Selon lui, comme il le lui explique, la « vérité » consiste à mater des rébellions dans cet avantposte infect depuis onze ans. S’il ne condamne pas Jésus, Caïphe lancera une rébellion. S’il le condamne, ce sera le fait de ses disciples. Ultime menace, celle de l’empereur César, qui a juré qu’à la prochaine révolte le sang répandu sera celui de Pilate. Cette scène entre Pilate et sa femme (*cin19b : Gibson), dont l’intimité contraste avec l’ambiance générale du film, reprend ici les dilemmes principaux de Pilate chez Schaffner. Lorsqu’un centurion vient le prévenir du retour de Jésus de chez Antipas et qu’il dit refuser de provoquer un nouveau soulèvement, le centurion répond : « Il y a déjà un soulèvement. » À partir de ce moment-là, la pression augmente autour de Pilate.



+ Propositions de lecture +

Texte

19b sa femme Historicité de l’épisode Le cœur de la péricope, l’intervention de la femme de Pilate, est SM (*syn19). Certains savants pensent qu’il s’agit d’un embellissement narratif inventé par Mt ; d’autres pensent qu’il a repris ici une légende circulant oralement. La reprise de motifs connus par ailleurs (*anc19b ; *ptes19b) fait penser à une efflorescence littéraire populaire dans l’Église primitive. Antijudaïsme ou protologisme de Mt ? Déjà en Mt 2,1-12 et Mt 15,21-28, des païens voyaient la vérité avec lucidité, tandis que les Juifs (le roi et les notables) s’aveuglaient. Ici c’est la femme de Pilate qui apporte un peu de lumière dans le drame de la jalousie entre Juifs. Faut-il y voir un accent polémique antijud-éen/aïque de Mt ? Ou au contraire son désir de montrer (témoignant de l’innocence de Jésus) — alors que l’histoire du salut touche à sa fin (eschatologie) — toute l’humanité comme au commencement (protologie) représentée par un homme et une femme : le Juif Judas (Mt 27,4) et la païenne épouse de Pilate (Mt 27,19) ?

+ Critique textuelle + 20a les foules (S) Variante syS : « le peuple ». + Vocabulaire + 19a tribune Terme technique Le grec bêma (lat. tribunalis) ne désigne pas le siège ou le trône du juge (lat. sella), mais l’emplacement surélevé (« marche, tribune ») où il grimpe (bainô) pour juger. *mil19a ; *hge19a ; *jui19a + Procédés littéraires + 19d j’ai beaucoup souffert L’épouse de Pilate : sainte femme ? SÉMANTIQUE Connotation pascale dans le NT Le verbe paschô employé ici est surtout utilisé à propos des souffrances • de Jésus en sa Pâque (to pascha ; cf. Mt 17,12 ; He 5,8 ; 13,12 ; 1P 2,21 ; 3,18),

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• de ceux qui croient en lui (cf. 1Co 12,26 ; Ga 3,4 ; Ph 1,29 ; 1Th 2,14 ; 2Th 1,5 ; 2Tm 1,12 ; 1P 3,17 ; Ap 2,10). NARRATION Caractérisation de la femme de Pilate Cela peut contribuer à rapprocher la femme de Pilate des saintes femmes (*bib19 ; *chr19b ; *theo19b).

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locaux et étrangers. Ils peuvent facilement manipuler les foules en leur faveur. *anc20a

20a foules SOCIOLOGIE Nombre Certains proposent une population de plus de 200 000 personnes pour Jéru19d songe NARRATION Motif récurrent Déjà en Mt 1,20 et Mt 2,12-13.19.22 Dieu salem (partiellement basé sur →Josèphe B.J. 6,420). Les vestiges du système guide l’histoire de Jésus à travers des songes envoyés à des tiers (Joseph et antique d’adduction d’eau suggèrent entre 40  000 et 80  000 habitants. Des les mages). Chez Mt, c’est d’habitude le personnage à qui est adressé le songe études sociologiques ne vont pas au-delà de 35  000 personnes. Durant la qui doit prendre la décision. Pâque, le nombre de personnes montait peut-être jusqu’à 300 000 – 500 000. Les données de →Josèphe B.J. 6,423-424 ; →t. Pesaḥ. 4,15 ; →Lam. Rab. 20 Ironie contre l’establishment judéen *jui18 ; *jui20 1,1,§2 sont des exagérations. Versatiles 21c Barabbas PRAGMATIQUE Ironie En Leur louange et leur adhésion 19 a Or, tandis qu’il choisissant, sous l’inspiration du peuvent se changer en rejet et vice S que le gouverneur était assis sur la sacerdoce (v.18), ce « fils du père » versa (*bib20a) : S (*pro17c), nom qui revient de droit • →Épicure Fr. 43 ; →Épicure Sent. sa au Peuple élu (et que Jésus lui reconVat. 58 ; →Cornélius Népos Vir. tribune, naît explicitement ; cf. Mt 21,28-31), ill. 10,10,2 ; 13,4,1 ; →Tite-Live b sa femme lui envoya dire : la foule s’identifie à ce brigand. 31,34,3 ; →Pseudo-Phocylide Sent. 95-96 ; →Philon d’Alexanc — Rien entre toi et ce juste, drie Legat. 120 ; →Lucain Bell. d car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en songe Contexte civ. 3,52-58 ; →Josèphe Vita 87 ; V vision à 97 ; 143-144 ; 313-317 ; 333 ; cause de lui. + Repères historiques →Tacite Ann. 2,41 ; →Hist. et géographiques + 1,32.45 ; 3,85 ; →Thémistius Or. XXVI. 20 a Mais les grands 19a assis sur la tribune Localisation Le V princes des prêtres et les anciens bêma (*voc19a ; *mil19a) de Pilate se + Textes anciens + persuadèrent les foules trouve devant le →prétoire (Jn 19,13). V Ce bêma peut avoir été la plateforme 19b sa femme Motif : l’épouse conseillère le peuple de réclamer Barabbas S à escalier dégagée sur l’escarpement La femme qui prévient son époux Bar-Aba rocheux de la cour adjacente à l’encontre une mauvaise décision, suite b et de faire supprimer Jésus. semble de la porte au sud-ouest du à un rêve, est un thème connu : palais d’Hérode le Grand. • →Appien Bell. civ. 2,115 et →PluByz V TR Nes S tarque Caes. 63,9-10 : le rêve de 21 a Répondant encore, le Et le gouverneur + Milieux de vie + Calpurnia durant la nuit avant la mort de Julius César. *ptes19b gouverneur leur dit : répondit et leur dit : 19a assis sur la tribune JUSTICE Lieu b — Lequel des deux — Lequel voulez-vous Le bêma (*voc19a) est l’estrade, fixe 20a persuadèrent Masses facilement voulez-vous que je vous que je vous relâche, ou mobile, montée pour le jugement influencées par des chefs par le magistrat, qui est assis dessus • →Plutarque Arist. 7,6 : Beaucoup relâche ? d’entre les deux ? sur sa chaise curule (sella curulis). de ceux qui ont voté pour l’exil du V voir Rarement, on juge au niveau du sol stratège athénien Aristide ne relâcher ? (de plano). Dans les villes romaines, connurent même pas la raison de les tribunes se trouvent d’habitude l’accusation. c Mais eux dirent : Mais eux dirent : — Bardans une basilica ou sur le forum • →Josèphe B.J. 2,237-238.316— Barabbas. Aba. puisque les procès romains sont 317.321-325 : Le peuple juif se publics. laissait intimider par l’aristocratie. • →Josèphe B.J. : Pilate a une tri- 19 L’homme et la femme à deux moments-clés Gn 3 ; *bib19 – 19c ce juste Ac 3,14 *mil20a foules bune au stadium de Césarée – 20b Supprimer le juste Sg 2,19-20 (2,172) ; elle est accessible ouverte21b Lequel des deux voulez-vous ment à Jérusalem (2,175) ; Florus a une tribune devant le palais (2,301). Contrepoint célèbre entre l’Injuste célébré et le Juste crucifié Platon met en scène *hge19a Glaucon, qui rapporte la fable de l’anneau de Gygès pour illustrer les souffrances de celui qui est juste (et non seulement apparaît l’être) : 19b sa femme ADMINISTRATION Institutions romaines : présence des femmes Après • →Platon Resp. 2,360d « Car si quelqu’un recevait cette licence dont j’ai Auguste (→Suétone Aug. 24,1), les officiers romains pouvaient amener leurs parlé, et ne consentait jamais à commettre l’injustice, ni à toucher au bien épouses avec eux : d’autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, • →Tacite Ann. : C’est ce que fait Germanicus, général (1,40) et consul à ceux qui auraient connaissance de sa conduite » (9,70). (2,54-55). Les magistrats chargés d’une province — les gouverneurs (terme Glaucon imagine ensuite ce que serait la destinée d’un homme parfaitement recouvrant différents statuts : proconsul, propréteur, préfet, procurateur, juste : etc. : *mil2b) — peuvent s’y faire accompagner de leur femme (3,33-34). • →Platon Resp. 2,361b-362a « En face d’un tel personnage [= l’homme *anc19b ; *ptes19b parfaitement injuste] plaçons le juste, homme simple et généreux, qui veut […] non pas paraître, mais être bon. Ôtons-lui donc cette apparence. Si, 20a persuadèrent ORGANISATION SOCIALE Hiérarchie religieuse Les grands prêtres en effet, il paraît juste il aura, à ce titre, honneurs et récompenses ; alors on représentent le système du Temple, qui est respecté par la plupart des Juifs, ne saura pas si c’est pour la justice ou pour les honneurs et les récompenses

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qu’il est tel. Aussi faut-il le dépouiller de tout, sauf de justice, et en faire l’opposé du précédent [= l’homme parfaitement injuste dont l’injustice est à sa comble quand il réussit à paraître juste]. Sans commettre d’acte injuste, qu’il ait la plus grande réputation d’injustice, afin d’être mis à l’épreuve de sa vertu en ne se laissant point amollir par un mauvais renom et par ses conséquences ; qu’il reste inébranlable jusqu’à la mort, paraissant injuste toute sa vie, mais étant juste, afin qu’arrivés tous les deux aux extrêmes, l’un de la justice, l’autre de l’injustice, nous puissions juger lequel est le plus heureux. […] Il n’est pas difficile, je pense, de décrire le genre de vie qui [l’]attend. Disons-le donc ; et si ce langage est trop rude, souviens-toi, Socrate, que ce n’est pas moi qui parle, mais ceux qui placent l’injustice au-dessus de la justice. Ils diront que le juste, tel que je l’ai représenté, sera fouetté, mis à la torture, chargé de chaînes, qu’on lui brûlera les yeux, qu’enfin, ayant souffert tous les maux, il sera crucifié [litt. “il sera empalé”] et connaîtra qu’il ne faut point vouloir être juste mais le paraître » (9,72-73). + Intertextualité biblique + 19 Typologie protologique : Adam et Ève La scène présente un homme et sa femme au moment d’un choix décisif pour l’histoire du salut de l’humanité. La femme de Pilate au sortir de son sommeil (cf. Adam en Gn 2,21-22) semble ici inverser le rôle d’Ève (Gn 3,6) : elle suggère à son époux de se garder du mauvais choix, sans parvenir à le convaincre. 20a foules Motif : foules versatiles Leur louange et leur adhésion peuvent se changer en rejet et vice versa. Ainsi • envers Moïse et Aaron : adhésion en Ex 4,30-31 ; rejet en Ex 5,21 ; • envers David : adhésion en 1S 18,16 ; 2S 5,1-2 ; rejet en 1S 25,10 ; 2S 15,6. + Littérature péritestamentaire + 19b sa femme Femmes de marque Intéressées par le judaïsme • →CIJ no. 523 ; →Josèphe B.J. 2,560 ; →A.J. 20,195. • →Ac. Pil. 2,1 : La femme de Pilate est une « craignant Dieu ». • En →T. Jos. 14,3 (cf. →b. Ta‘an. 24b) son intervention ressemble à celle de Petephris, femme de Potiphar, en faveur de Joseph, mais Petephris est animée de mauvaises intentions. Adjuvantes La tradition juive contient des récits de femmes païennes qui persuadent des parents importants de ne pas punir le peuple de Dieu : • Poppée (→Josèphe Vita 16) ; • Bérénice (→Josèphe Vita 343.355 ; →B.J. 2,314) ; • Cléopâtre (→Josèphe A.J. 12,204) ; • Agrippine (→Josèphe A.J. 20,135). *anc19b

Réception + Lecture synoptique + 19 SM Le cœur de notre péricope (*pro15-21) est inconnu des autres évangiles. + Tradition juive + 19a tribune Calque Le terme grec bêma (*voc19a) est fréquemment employé par les rabbins, sous la forme hébraïque bîmâ. 20 persuadèrent + de faire supprimer Jésus — Contradiction évidente avec la Loi *jui26,4 par ruse + Tradition chrétienne + 19a sur la tribune Situation exacte du tribunal ? V : pro tribunali. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « pro signifie parfois “devant” […] et parfois “dans”. Ainsi, “au tribunal”, c’est-à-dire “dans le tribunal”. »

19b sa femme Son nom • Dans quelques versions de →Ac. Pil. 4,4,1 la femme de Pilate porte le cognomen « Proc(u)la », par lequel elle sera généralement connue au Moyen Âge. • Depuis Pseudo-Dexter (= Román de la Higuera, 1538-1611), Chronicon, édité en 1619, elle est prénommée « Claudia. » = une grande dame • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,304 : Elle aime faire la grasse matinée, comme tous les nobles personnages, tandis que son époux doit se lever tôt pour assumer ses fonctions — raison pour laquelle elle doit le faire prévenir plus tard. = une sainte Elle est l’image de la foule païenne qui, étant déjà croyante, appelle à la foi du Christ le peuple incroyant avec lequel elle vivait (cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). Dans les Églises grecque, copte et éthiopienne, elle est vénérée comme sainte (*lit2b ; →Pilate dans la tradition chrétienne). • →Origène Comm. Matt. 122 (257.21) l’appelle « bienheureuse » à cause de sa souffrance. • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,1 : C’est une « fidèle » (248). = une nouvelle Ève • →Augustin d’Hippone Serm. 150,4 (PL 39,2038) fait d’elle l’antitype d’Ève, puisqu’elle ne mène pas son mari vers la perte, mais vers le salut. • →Pseudo-Chrysostome Parasceve (812) fait le même rapprochement : la femme de Pilate est désignée comme une « bonne aide », le substantif étant repris de Gn 2,18. = un prétexte à l’antijudaïsme • →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 26,14-15 : La femme du juge — un païen ! — intercéda pour sauver Jésus contre Jérusalem qui demandait qu’on le crucifiât. = un suppôt de Satan ! *chr19d Ces différentes facettes se retrouvent dans les productions littéraires (*litt19b ; *litt19d), artistiques (*vis19) et cinématographiques (*cin19b). 19d songe = moyen de révélation aux païens • →Jérôme Comm. Matt. « Dieu envoie souvent des songes aux païens pour ses révélations, et en la personne de Pilate et de sa femme confessant que le Seigneur est un juste, s’exprime le témoignage du peuple des Gentils » (= →Raban Maur Exp. Matt. 735.83 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1482D ; →Anonymes In Matt. 209.1). Venant de Dieu • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 86,1 (PG 58,764) ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 464 ; • →Raban Maur Exp. Matt. 736.85 mentionne l’opinion que le songe provient de la bonté de Dieu ; • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1487 parle d’un ange (*pro19d) ; • →Érasme Par. Matt. 140 voit une dispensation divine (= →Calvin Comm. NT). Venant du diable Certains rapportent différentes interprétations du songe, dont l’une explique que le songe serait envoyé par le diable, menacé par le sacrifice du Christ de perdre son pouvoir sur la mort. • →Albert le Grand Sup. Matt. « Voici le prétexte qui a été fourni par une révélation du diable qui, par l’intermédiaire de la femme [de Pilate], a cherché à anéantir le courage du Christ, comme il avait abattu Samson par l’intermédiaire de Dalila. Il commençait en effet à se rendre compte que le Christ était Dieu et que lui, perdrait son pouvoir par sa crucifixion. Il a envoyé des visions terribles à la femme [qui se produiraient] si le Seigneur était crucifié » (640.63-73 ; = →Pseudo-Bède Exp. Matt. 121C ; →Raban Maur Exp. Matt. 736.89 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2908 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1482D ; →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,304-305 ; →Luther Tischr. 5043-5044 WA TR 4,632-633). Venant de Dieu ou du diable • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Mais parfois, cela [= la vision] vient d’une cause spirituelle, soit de Dieu par l’intermédiaire d’un ange bon (Jb 33,15), et cela est bon et comporte une vérité. Toutefois, on ne doit pas y

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accorder trop confiance (Si 34,7). Mais parfois, cela vient des démons, qui peuvent faire pression sur l’imagination, puisqu’elle est une puissance corporelle. C’est pourquoi les divinations et les choses de ce genre sont interdites dans la loi (Dt 18,10). On peut dire de la présente vision qu’elle venait de Dieu par l’intermédiaire des anges bons ou du diable […]. C’est un péché de meurtre qui se commettait dans la passion. Et ainsi, le songe se faisait par l’intermédiaire d’anges bons. Mais la passion produit un fruit. C’est ainsi que le diable […] voulait empêcher [que Jésus fût tué], non pas parce qu’il voulait empêcher un péché, mais plutôt pour empêcher le fruit de la passion. » 20a les grands prêtres et les anciens Actualisations politiques • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2940 souligne la manipulation du peuple par les anciens. Ceux dont la tâche est de guider le peuple le mènent en fait à sa perte (cf. →Raban Maur Exp. Matt. 736.98). Ailleurs, c’est aussi la paresse des foules trop promptes à suivre leurs chefs qui est mise en cause : • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Ainsi aujourd’hui c’est l’habitude que, sur un seul mot du prince, [les foules] abandonnent la vérité » (1487D). 20 de réclamer Barabbas et de faire supprimer Jésus Antijudaïsme • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 1,11 « Elle [= la Fille de Sion] s’éprit d’un truand, à elle en tout apparenté, / Son portrait tout craché : / Avec lui la voilà en tout acoquinée ! » • →Rupert de Deutz Glor. 11,874 « Tu es donc fille de brigand, ô synagogue de Satan […]. Fille de quel brigand ? N’est-ce pas de Barabbas ? Car Barabbas était un brigand et il avait été envoyé en prison pour une sédition et pour un meurtre, et tu as demandé qu’on te donne l’auteur de la sédition, et qu’on tue le prince de la paix. » Interprétation morale • →Anonymes In Matt. 209.5 présente cet échange comme un « troc » : le « diable » contre Jésus (= →Raban Maur Exp. Matt. 739.69). *chr16 • →Thomas d’Aquin Cat. aur. attribue à →Origène Comm. Matt. ceci : « Tout homme qui fait le mal, délivre en lui-même Barabbas, et y tient Jésus captif ; celui au contraire qui fait le bien, a dans son âme Jésus-Christ libre de tout lien, et y tient Barabbas enchaîné. » 21b Lequel des deux voulez-vous Allusions patristiques au contrepoint célèbre entre l’Injuste célébré et le Juste crucifié Plusieurs apologètes antiques citent, à propos des épreuves des disciples à la suite de Jésus, le passage « prophétique » de →Platon Resp. (*anc21b) : • →Eusèbe de Césarée Praep. ev. 12,10,5-7 applique ce texte aux martyrs juifs (He 11,37-38), aux apôtres du Christ (1Co 4,9.11-13) et enfin aux martyrs des grandes persécutions des trois premiers siècles. • →Clément d’Alexandrie Strom. trouve écho dans les souffrances des apôtres, comme Paul, devenus « comme des ordures du monde » (1Co 4,13), outragés par le peuple pour leur foi et leur mission (4,52,1) ; Platon et Pythagore ont eu commerce avec le législateur hébreu comme en témoignent leurs dogmes (5,29,3). • →Clément d’Alexandrie Paed. 2,18,1 : Dans sa condamnation d’une vie trop raffinée, Platon semble avoir fait écho à la « philosophie hébraïque ». • →Lactance Div. inst. 5,12,5-6 conserve un fragment de →Cicéron Rep. 3,27 où Furius Philus parle comme Glaucon et Thrasymaque en →Platon Resp. 2. Il (6,17,28) rappelle une autre imitation du même passage, issue d’un ouvrage perdu de Sénèque. + Théologie + 19b sa femme ANTHROPOLOGIE THÉOLOGIQUE Place de la femme dans le plan divin Au centre de la composition du procès devant Pilate, l’intervention d’une femme en faveur de Jésus, appuyée sur un songe, tranche sur son contexte entièrement masculin, plein d’accusations et de calculs. Alors que la plupart des hommes tout au long de la passion sont résolument du côté de l’humanité pécheresse, presque toutes les femmes (à l’exception des servantes de Mt 26,69-71) semblent pressentir le sens profond des événements en cours,

au-delà du rapport de force apparent. Elles communient de façon très « mariale » à l’intention rédemptrice de Jésus. *bib19 Mt suggère qu’une manifestation du mal est l’exclusion de la femme des affaires publiques. La résurrection du Christ aura au contraire pour effet de rendre au génie de la femme sa place dans la communauté : elle est l’inspiratrice prophétique au fondement des cadres institutionnels où se complait le génie masculin. + Philosophie + 20 de réclamer Barabbas et de faire supprimer Jésus La vie réclamée pour l’infâme souligne la haine mondaine du bien • →Kierkegaard Indøvelse « Cela, le monde, encore et encore, dans une moindre mesure, l’a montré, que non seulement celui qui, humainement, veut le bien doit souffrir mais aussi que — au nom de l’opposition à laquelle se plaît le monde, pour bien exprimer combien le monde est opposé au bien — il y a volontiers, de façon contemporaine, le rebut, le vil, l’infâme pour lequel, par opposition, on clame Vivat » (223). + Littérature + 19b sa femme Nouvelle Ève • →Gréban Passion « Sathan -- […] Jadis par soubtilment larder / le monde feis cheoir en ruyne / et bannir de gloire divine / par femme et par decepcion ; / et ore sa redemtion / j’ay cuidé [= cru à tort] par femme empescher » (v.25032-25037). • →Camus Passion rappelle que les opinions sont partagées entre ceux qui considèrent que les visions de la femme de Pilate « furent causées par un bon Ange » et ceux qui pensent « que ce fut un mauvais Ange qui la troubla » en essayant « de détourner [le Christ de] sa Passion ». Selon ces derniers, « comme jadis à la naissance du monde, [Satan] glissa le péché par la piperie et éduction d’une femme : ainsi se voulut-il servir d’une autre, pour empêcher la réparation de la faute d’Adam : lors il fit mourir faisant manger du fruit défendu et maintenant il veut empêcher notre spirituelle résurrection, par la manducation du fruit de vie » (337-339). • →La Ceppède Théorèmes « Ainsi le pauvre Roi des antres Stygieux / (Naguère de la mort du Christ si curieux) / Empêche ores sa mort qui d’empire le prive. -- Ainsi par une femme il fit l’homme pécher, / Ainsi par une femme il veut ore empêcher / Que Jésus par sa mort l’homme mort ne ravive » (183 ; = →Vitré Essais 190). Allégorie de la sagesse • →Claudel Croix « Rien entre toi et ce juste, conseille Mme Ponce Pilate qui est cette chose à moitié rêvante et dormante qu’on appelle la Sagesse des Nations, car j’ai souffert beaucoup de choses en rêve à cause de Lui » (488). Femme indépendante • →Schmitt Pilate : Claudia Procula — selon son nom dans la tradition — joue le rôle que lui a donné →Origène Comm. Matt. : celui d’une convertie (*chr19b). Pilate renseigne le lecteur sur elle dans des lettres écrites à son frère. Il est terriblement amoureux de sa femme, qu’il dépeint comme indépendante : « Non seulement […] Claudia a voulu épouser le lourdaud que j’étais contre l’avis de tous les siens mais encore elle a obtenu de cette même famille que je sois nommé à un poste important, préfet de Judée, que je n’aurais jamais obtenu sans sa protection, son charisme et ses appuis. Claudia Procula m’aime et me respecte mais, comme toute femme noble de Rome, elle est habituée à donner son avis et à intervenir dans les discussions d’homme » (101-102). Cf. *cin19b : Schaffner. 19b lui envoya dire Par qui ? • →Grosjean Pilate imagine le centurion Corneille, issu de Ac 10, comme intermédiaire entre sa femme et Pilate : « Corneille : Procla m’envoie. Elle est tourmentée. -- Pilate : Pourquoi ? -- Corneille : Elle vous demande de ne pas condamner le juste. Toute la nuit en songe elle a vu son malheur » (54-55). 19c ce juste Danger de la mort d’un homme juste • →Gréban Passion : Pilate s’adresse ainsi à Caïphe : « Ha ! gens, vous ne regardez point / en quel danger juge s’afuste / qui juge a mort d’ung

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homme juste ; / tel mort se doit bien soupeser / et a la balance peser : / c’est grant chose que de mort d’homme » (v.23550-23555). 19d songe Ruse du diable *litt19b : Nouvelle Ève Scepticisme du mari • →Claudel Pilate « Je demande donc que l’on m’explique ce qui a pu déterminer l’attitude inamicale de madame Ponce Pilate. Elle ne s’attendait tout de même pas que pour des rêves de femme un magistrat aille risquer sa position et suspendre la majesté de Rome. Elle a disparu avec sa servante et je n’ai pu savoir ce qu’elle est devenue. Des gens prétendent qu’ils l’ont vue à Antioche. Fort bien. Je n’en suis pas autrement fâché. La liberté a son prix. Mais il y a quelque chose dans son cas qui ne me laisse pas une liberté d’esprit absolue. Il est évident qu’elle me désapprouve » (913). Perspicacité spirituelle de la femme • →Schmitt Pilate : Le gouverneur décrit sa femme : « Claudia fait partie de ces êtres pour qui tout est signe […]. Comme les devins, les femmes ont tendance à mettre de la pensée partout, à lire l’univers des objets et des choses comme un parchemin. Elles ne regardent pas, elles déchiffrent » (108-109). Finalement, la Romaine est le seul témoin fiable : « Ce que je n’osais avouer à Caïphe, déclare Pilate, c’était que pour moi, la vraie raison de croire en l’innocence de Yéchoua s’appelle Claudia. Ma femme a toujours manifesté la plus active curiosité pour toutes les religions, mais fille de l’aristocratie romaine, elle sait reconnaître le démagogue avant tout le monde » (235). *litt28,16 20a les grands prêtres et les anciens persuadèrent Actualisation ecclésiale : critique des mauvais prêtres • →Quesnel Réflexions « On voit ici combien sont dangereux dans l’Église les mauvais prêtres. -- Quand des pasteurs sont une fois corrompus, ils sont capables de porter les âmes à préférer Barabbas à Jésus-Christ, le monde à Dieu, les plaisirs au salut, leurs passions à la vie de la foi et de la mortification chrétienne. -- Un sage et pieux directeur est un guide pour chercher et trouver Jésus-Christ. Un directeur ignorant ou vicieux n’est bon qu’à le perdre et à le faire mourir dans les âmes » (397). 21b Lequel des deux voulez-vous 17e siècle Lecture apologétique • →Bossuet Disc. hist. univ. « Ne semble-t-il pas que Dieu n’ait mis cette merveilleuse idée de vertu dans l’esprit d’un philosophe [Platon : *anc21b] que pour la rendre effective dans la personne de son fils, et faire voir que le juste a une autre gloire, un autre repos, enfin, un autre bonheur que celui qu’on peut avoir sur la terre ? » (286). • →La Bruyère Caractères (« Du mérite personnel ») imite, en l’inversant, le célèbre passage de Platon : « Celui-là est bon qui fait du bien aux autres ; s’il souffre pour le bien qu’il fait, il est très bon ; s’il souffre de ceux à qui il fait du bien, il a une si grande bonté qu’elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître ; et s’il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin, elle est héroïque, elle est parfaite » (86). Lecture morale : les pécheurs refont le mauvais choix • →Quesnel Réflexions « C’est une humiliation extrême pour Jésus-Christ d’être jugé moins digne de vivre qu’un voleur et un homicide. Cela fait horreur, et cependant que fait autre chose le pécheur, quand après avoir goûté Jésus-Christ et les douceurs de son Esprit, il le quitte pour se livrer au péché ? -- Ce plaisir d’un moment que nous préférons à J.-C. n’est-il pas voleur d’un bien et homicide d’une vie, sans comparaison plus excellents que les biens de la fortune et que la vie du corps ? Que de réflexions à faire ! » (397). • →Bourdaloue Carême « Nous avons deux choses à considérer dans le péché : premièrement la malice du péché, et secondement la peine du péché. Or l’une et l’autre ne se trouvent ici que trop bien exprimées […]. Les Juifs, en renonçant Jésus-Christ, lui préfèrent Barabbas : voilà la malice du péché. Et par une si indigne préférence, ils se rendent devant

Dieu responsables du sang de Jésus-Christ : voilà la peine du péché. Je dis la malice du péché, dont nous devenons nous-mêmes coupables, en sacrifiant à nos passions tous les intérêts de Dieu. Je dis la peine du péché, dont nous nous chargeons nous-mêmes, et à quoi nous nous exposons, en suscitant contre nous le sang de Jésus-Christ et toute la justice de Dieu » (145-146). + Arts visuels + 19 Pilate et le songe de Procula La scène, propre à Mt (*syn19), a donné lieu à des interprétations contraires. Tantôt Procula apparaît comme une chrétienne avant l’heure ; tantôt elle incarne le démon qui murmure à l’oreille du préfet (*chr19d). Bien souvent, les artistes outrepassent la source scripturaire et mettent en scène un dialogue imaginaire entre Pilate et sa femme, lors même que Mt 27,19b rapporte que l’épouse de Pilate « lui envoya dire ». Le passage est souvent écarté des représentations de la comparution, hormis de rares exemples : • Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano). Moyen Âge Au Moyen Âge, l’ambivalence de Procula se reflète dans une iconographie qui demeure rare. • Les colonnes du ciboire de la basilique San Marco, bronze (6e s., date controversée), probablement l’occurrence la plus ancienne. C’est surtout à partir du 9e s., avec le regain de la littérature apocryphe, que le personnage de Procula se diffuse. • Fresque de la basilique Sant’Angelo in Formis (ca. 1100, Capoue). Procula apparaît dans l’encadrement d’une fenêtre et parle à l’oreille de Pilate, qui — le chef incliné et attentif — se lave les mains et regarde à regret Jésus s’éloigner. Se superpose cependant une vision plus sombre de l’épouse du préfet : en tant que femme et conseillère qui parle à l’oreille, elle est associée au malin séducteur, à l’Ève du péché originel. Elle peut ainsi être accompagnée d’un petit démon qui parle à son oreille : • Middelrijns Altaar (14e s., musée Catharijneconvent ABM 106, Utrecht). Procula est parfois remplacée par un démon qui parle directement à l’oreille de Pilate : • Portes de Bernward (1015, cathédrale d’Hildesheim) ; • Psautier de Winchester (1150, British Library, Londres, Cotton ms. Nero C IV, fol. 21r). Époque moderne • Jérôme Bosch (Princeton) ; Hans Holbein (Munich) ; Jacopo Tintoretto dit Le Tintoret (Venise) ; Martin de Vos (Morez). Époque contemporaine À l’exception des illustrateurs de bibles comme James Tissot (1886-1894, Brooklyn), le sujet est rarement traité : • Michel Lieb dit Mihály Munkácsy (New York). Il est parfois transformé : • En isolant la figure de l’épouse du préfet romain, Bernard Naudin (1936, Paris) renouvelle le thème et lui donne une plus grande intensité dramatique. • L’artiste chinois Hé Qi propose un étonnant raccourci narratif en représentant Pilate se lavant les mains dans un récipient tenu par sa femme. + Musique + 19 Vision de la femme de Pilate →Bach Passion fait ici un curieux rapprochement : le début du récitatif de la femme de Pilate est identique à celui de la première servante qui s’adressait à Pierre. Imagine-t-il qu’une servante servait de médiatrice entre cette femme et son mari ? Quant à la souffrance due au songe, elle se révèle dans les harmonies diminuées ou mineures colorant la mélodie. + Danse + 19 Intercession vaine →Neumeier Passion • L’épouse de Pilate s’est approchée de Jésus pour esquisser un geste d’étreinte.

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• Puis elle vole vers le podium pour rejoindre Pilate, se glissant derrière lui et le prenant dans son giron comme pour le bercer. Pilate, portant sur les épaules son épouse — qui essaie de ses gestes affectueux à influencer son jugement, vient à l’avant, au milieu de la scène. • Jésus, abandonné par les Personnes, se déplace lentement vers la gauche et tourne le dos à tout ce qui va suivre. • Le groupe au fond dresse cinq bancs sur l’estrade : cinq grandes barres noires verticales. Tous se tiennent entre elles, derrière, puis devant, comme prisonniers de la jalousie des chefs. • Face à face du couple Pilate-sa femme et du groupe en formation compacte. 21a Barabbas Fomenteur d’agitation →Neumeier Passion • Au cri vibrant, tout le groupe devant les barres se dresse ensemble, frétillant des mains, comme une seule hydre de haine. Mais la foule hostile — groupe compact d’abord prostré — se dresse en une masse grouillante, se donnant les mains en se relevant ; puis le groupe envahit toute la scène, chacun se propulse en désordre : marche tête baissée, mouvements des bras, mains en porte-voix pour dicter son choix sur celui qui sera gracié. • Pilate s’assoit devant, dos à la salle. À ses pieds sa femme est terrassée par la peine. • Déchaînement du groupe. Un couple de danseurs-témoins exprime une sorte de commentaire en marge de cette sentence. + Cinéma + 19b sa femme L’intervention de la femme de Pilate Mise en scène Femme à genoux • →DeMille King : Nommée « Claudia Procula » (*chr19b) par un intertitre, la femme de Pilate arrive dans la salle du trône après que l’on a emmené Jésus pour le flageller. Elle demande à le voir : sur un signe de Pilate, un soldat ouvre un rideau qui dévoile alors la scène de la flagellation (*cin26b : DeMille). Claudia pousse un cri et, à genoux, met en garde son mari. Pilate se tourne vers sa femme, hésite, regarde en direction de Caïphe et des grands prêtres, qui le menacent (Jn 19,12). Il décide enfin de faire venir Barabbas. Femme dans l’ombre • →Stevens Story : La femme de Pilate apparaît dans un court plan inséré après le départ de Jésus pour Gethsémani. Avec son mari, elle contemple la ville de nuit et se réjouit du calme qui y règne. Elle apparaît ensuite à la fin de l’interrogatoire, assistant en cachette à ce qui se passe dans le bureau. Pilate la remarque et va lui dire quelques mots. Message par écrit • →van den Bergh Matthew : Un enfant apporte un parchemin roulé à Pilate. En regardant la foule, il le déplie. Quand il le lit, une voix off féminine énonce le contenu du message. Il le rend ensuite à l’enfant, et lui murmure quelque chose à l’oreille. Il monte les escaliers vers la gauche, soucieux. Amplifications Personnage influent • →Duvivier Golgotha donne de l’ampleur au rôle de la femme de Pilate, qui convainc son époux d’essayer de sauver Jésus. Celui-ci agit pour lui plaire, plus que par respect pour la vie d’un innocent. Personnage central : vers le divorce et la mort • →Schaffner Pilate : La modification de la relation de Pilate à sa femme, entraînée par la condamnation et la mort du Christ, est le fil de l’intrigue (*cin18 : Schaffner). Dès l’ouverture, Claudia Procula se fait l’avocate de Jésus qu’elle a suivi de près et dont elle assure l’inoffensivité : il combat pour la « vérité ». Elle le soutient face aux arguments de Caïphe, Anne et Hérode Antipas. Quand tous se sont retirés, le tendre repos que goûte Pilate auprès de sa femme se transforme en dispute conjugale. Le pragmatisme de l’homme d’État se heurte à l’idéalisme féminin. Lorsque Pilate revient du procès (acte 2), Claudia a disparu. Lorsqu’elle réapparaît, elle raconte à Pilate ce qu’elle a vu au Golgotha, « ce qu’est le monde, et ce dont il est capable » : clous, jeu de dés et moqueries des soldats, éponge et

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vinaigre. Claudia joue encore un rôle important dans la demande de Joseph d’Arimathie : elle supplie Pilate de le recevoir, puis atteste de la mort de Jésus, ce qui permet la déposition de son corps. Dans le dernier acte, elle doit être jugée par Pilate avec trois autres chrétiens. La résurrection et la vérité sont leurs derniers sujets de conversation (*cin28,14a : Schaffner). Claudia est condamnée elle aussi à la crucifixion, puisqu’elle ne veut renier sa foi, mais Pilate ne supporte pas ses cris, qu’il entend par la fenêtre, ordonne d’arrêter l’exécution et prend un poignard. Hanté par la question « Qu’est-ce que la vérité ? », il se suicide quelques mètres au-dessus de Procula, sauve. Personnage adjuvant • →Gibson Passion : Femme élégante, grande et mince, elle semble secrètement chrétienne. On la voit se réveiller brusquement d’un songe douloureux la nuit de l’arrestation, inciter son mari à épargner Jésus avant que ne commence le procès, puis y assister d’une fenêtre. Elle reconnaît dans la foule Marie et Jean. Elle échange un regard avec son mari lorsque celui-ci envoie Jésus chez Hérode Antipas, puis le retrouve, pensif, dans ses appartements (*cin18 : Gibson). Claudia semble exercer une influence diffuse sur Pilate : lors de la deuxième comparution, c’est sur son regard que Pilate refuse la crucifixion. Par ailleurs, elle donnera à Marie et à Marie-Madeleine un linge blanc avec lequel elles nettoieront le dallage et recueilleront le sang versé par Jésus lors de la flagellation. Elle aura un mouvement de surprise horrifiée lorsque Jésus flagellé apparaîtra à la foule. Omission • →Pasolini Matteo, qui suit pourtant le texte de Mt (*syn19), ne montre curieusement pas l’intervention de la femme de Pilate (= →Scorsese Temptation). Transposition • →Jewison Superstar : Pilate efféminé (*cin18 : Jewison) n’a pas de femme. En revanche, c’est lui-même qui rêve, avant l’épisode des marchands du Temple, du procès de Jésus et de la foule future des croyants qui « prononcent son nom » (dans le Credo). Invention : cible d’un kidnapping • →Jones Brian : La première mission de l’organisation terroriste « Front du Peuple de Judée » est d’enlever la femme du gouverneur Pilate. Ils échouent à cause de la concurrence d’une autre organisation, « Galilée libre ». 20a les foules Persuadées avec de l’argent • →DeMille King : L’interrogatoire n’a pas débouché sur une sentence de mort, aussi Caïphe s’approche-t-il des autres prêtres et leur propose d’agiter les foules. Un peu plus loin, une scène montre un prêtre entouré d’une foule d’hommes, distribuant des pièces d’or pour qu’ils demandent la crucifixion de Jésus. Actives • →Schaffner Pilate : La clameur de la foule sert à faire rebondir plusieurs fois la discussion. Elle provoque l’interrogation de Claudia Procula, annonce le retour de Jésus chez le gouverneur, sert d’illustration à la menace de révolution. Hérode Antipas développe ainsi un intéressant morceau de psychologie des foules : « Une foule est une chose merveilleuse. Une chose terrible. L’arme du pouvoir ! L’enclume des puissants. » De tout Jérusalem • →Wyler Ben-Hur : Les Ben-Hur arrivent à Jérusalem et voient les rues désertes. Un aveugle leur apprend que « tout le monde est au procès ». Le début de la passion coïncide dans le film avec la remontée de deux femmes, mère et sœur de Judah Ben-Hur, de la vallée des Lépreux et la naissance dans les personnages de l’espoir de leur guérison. Cette transition est soulignée visuellement par la superposition de deux grandes ouvertures : l’entrée de la caverne des lépreuses, filmée depuis l’intérieur, et celle d’une porte de Jérusalem, filmée depuis l’extérieur du rempart. Parmi lesquelles se trouvent Marie et Jean • →Pasolini Matteo, suivi par →Gibson Passion (*cin19b : Gibson), attire l’attention du spectateur sur la présence de Marie et Jean dans la foule. Pasolini accorde à Marie — qu’il fait interpréter par sa propre mère — une place plus importante qu’elle n’occupe dans le texte Mt.

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Divisées • →Stevens Story : Un homme vêtu de peaux de bêtes crie « Barabbas » immédiatement après la proposition de Pilate de relâcher un prisonnier. Les cris de la foule sont partagés entre acclamations et huées de protestation. D’un signe de tête, Pilate fait libérer Barabbas. Plusieurs personnes dans la foule s’attristent. Une femme relève que le Nazaréen est un homme bon, un autre qu’il suivait le chemin de Dieu. Ils sont bientôt menacés par un homme véhément qui les accuse de trahison. Face aux « Crucifie-le ! » et aux « Sauve-le ! », Pilate se tourne vers Jésus et lui demande de parler pour sa défense. Celui-ci prononce Jn 18,36. La foule reprend finalement avec le Dark Hermit les accusations des grands prêtres (blasphème ; Jn 19,15 « Nous n’avons pas d’autre roi que César »).

Insistantes • →Jewison Superstar : Lors du dernier procès de Jésus, qui réunit les trois figures de l’autorité (*cin3-10 : Jewison), la foule envahit l’amphithéâtre par le haut et se rue vers la scène en criant : « Crucifie-le, crucifie-le ! » Elle se masse peu à peu autour de Jésus, disant à Pilate : « Nous avons besoin qu’il soit crucifié, c’est tout ce que tu as à faire. » La scène reprend plutôt Jn. Massives • →van den Bergh Matthew : Dans les premiers plans de la séquence, les foules sont filmées en cadrage moyen. La « persuasion » du v.20 n’est pas représentée. Quand la foule répond à Pilate (v.21), elle est filmée en plan d’ensemble et remplit l’écran, ce qui donne une impression de masse.



27,22-26 Auto-disculpation de Pilate face à la foule + Propositions de lecture + 22-26 Auto-disculpation de Pilate face à la foule Disposition circulaire Entre un dialogue (v.22-23) et une décision (v.26) mettant en opposition les sorts de Barabbas et de Jésus, Mt (*syn24-25) met en scène un spectaculaire transfert de responsabilité entre un homme seul, Pilate, et « tout le peuple » en face de lui. Vision du monde : l’existence de l’univers moral Pour comprendre tout cet épisode, il faut entrer dans une vision du monde selon laquelle l’univers moral existe. Toute action, bonne ou mauvaise, demeure auprès de celui qui l’a posée et détermine de quelque manière son futur. En langage biblique, le sang répandu « crie » vengeance pour la Byz V TR Nes victime contre ses oppresseurs, auprès du Créateur et rétributeur de 22 a Pilate leur dit : tous. L’enjeu ici est de savoir sur la b — Que ferai-je donc de destinée de qui l’exécution de Jésus Jésus dit va exercer ses effets : ses accusaV teurs ? son juge ? L’enjeu n’est pas qui est appelé que des innocents s’efforcent de limichrist ? ter les effets d’un crime à ses perpéc Tous Byz TRlui disent : trateurs, mais que le peuple assume — Qu’il soit crucifié ! tous ces effets, même s’il ne commet pas matériellement le crime lui-même. Mais le gouverneur 23 a

22c.25a Tous + tout — RHÉTORIQUE Anaphore Soulignement de l’hyperbole assimilant la foule présente et « le » peuple.

Contexte + Milieux de vie +

22c Qu’il soit crucifié MŒURS Vraisemblance d’une telle réaction ? La réponse de la foule à la présentation de →Jésus messie, avec les connotations royales du terme, s’explique bien dans le contexte parodique des crucifixions romaines, parfois comprises comme des intronisations burlesques S (*anc37b). La crucifixion était un mode d’exécution très répandu dans Pilate leur dit : l’Antiquité pour des peines politiques — Et de Jésus qui est ou militaires. appelé mshiho, que • D’une part sa cruauté assouvissait les instincts de vengeance des ferai-je ? puissants et de la populace. • D’autre part l’humiliation suprême Tous disent : — Qu’il soit qu’elle représentait — avec les torcrucifié ! tures de la flagellation en prélude (*mil26b flagellé ; *anc26b flagellé), la nudité offerte en pâture au Le gouverneur leur dit : public, le cadavre abandonné aux V Le gouverneur leur Texte bêtes — confinait au numineux Nes (catégorie proposée par Rudolf Mais lui + Critique textuelle + Otto en 1917 pour désigner la rétorqua : puissance agissante de la divinité) — Qu’a-t-il donc fait de b — Qu’a-t-il donc fait de 23b Qu’a-t-il donc fait de mal ? (S) et constituait une force de dissuamal ? mal ? Ambiguïté Dans syS, on peut aussi sion, par la terreur sans égale, comprendre litt. « Quel mal lui est pour faire régner l’ordre. c Eux de plus belle criaient Mais eux de plus belle donc fait ? » JUSTICE en disant : — Qu’il soit crièrent et dirent : Dans la tradition juive crucifié ! — Qu’il soit crucifié ! + Procédés littéraires + Bien qu’on exécute par lapidation (→b. Sanh. 49b-50a), les Juifs 22-26 NARRATION Caractérisation des perconnaissaient la crucifixion dès avant sonnages fautifs La narration est conduite de telle manière que le lecteur ne la conquête romaine (→La crucifixion et les Juifs au 1er s.). Si le sanhédrin avait exécuté Jésus, ce dernier aurait plus probablement été lapidé (cf. remarque pas qu’en réalité Pilate n’est pas obligé du tout de prendre les déciJn 18,32 ; accomplissement de Jn 12,32-33). sions qu’il prend. Mt achève ici une description narrative des trois attitudes Selon la loi romaine possibles après une faute : La crucifixion reste une punition très romaine — la plus horrible qui soit • Judas qui a reconnu sa culpabilité mais ne s’est pas ouvert à un pardon ; (*anc35a). Tandis que les esclaves (→Suétone Dom. 10,1), les criminels dan• Pierre qui a reconnu sa culpabilité et s’est repenti ; gereux (→Suétone Jul. 74,1 ; →Apulée Metam. 3,9) et les ennemis militaires • Pilate se lavant les mains (v.24b) et refusant d’admettre sa faute.

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(→Diodore de Sicile 2,1,10 ; 25,5,2 ; →Josèphe A.J. 12,256 ; 13,380) sont régulièrement crucifiés, la crucifixion de personnes libres, de citoyens romains, n’arrive normalement qu’en cas de rébellion contre Rome (→Josèphe B.J. 2,75.241.253.306 ; 3,321 ; 5,449 ; →A.J. 20,102). Elle sera abolie par Constantin dans les dernières années de son règne, sous l’influence du christianisme. 23b Qu’a-t-il donc fait de mal ? ANTHROPOLOGIE Répugnance de Pilate à condamner Jésus D’après le portrait de Pilate laissé par Philon d’Alexandrie et Josèphe, cette répugnance vient plus de son aversion envers le sanhédrin, que de son souci de justice. En Jn 19,12, Pilate approuve la demande du sanhédrin par crainte d’être accusé devant l’empereur.

ne le comprendraient pas ; mais ceux qui le comprendraient devaient la prendre sur eux de plein gré au nom de tous. Je voulais le faire, il devait seulement me montrer comment. Lorsque le temps de prière toucha à sa fin, j’avais la certitude intérieure d’avoir été exaucée. Mais en quoi devait consister ce portement de croix, je ne le savais pas encore » (492). • →Édith Stein « Brüning », écrit suite à la Nuit de Cristal du 9-10 novembre  1938 : « Sous la Croix, je compris le destin du peuple de Dieu qui commençait déjà à s’annoncer alors. […] Aujourd’hui je comprends beaucoup mieux ce que signifie être l’épouse de l’Agneau sous le signe de la Croix. Mais on ne pourra jamais comprendre cela à fond car c’est un mystère. » + Philosophie +

+ Intertextualité biblique + 22c Qu’il soit crucifié Verbes bibliques pour désigner le supplice • Le verbe we-hôqa‘ănûm, employé en 2S 21,6 et dont le sens exact n’est pas connu, fait allusion à une crucifixion (comme semble le penser le Targum) ou à un démembrement des victimes. • Esd 6,11 parle de l’élévation (le verbe zeqap) d’une poutre sur laquelle le supplicié est frappé. Là aussi, la description est ambiguë, pouvant se rapporter à la crucifixion, mais aussi à l’empalement (zaqīpu en akkadien signifie « empalement »). • La Bible emploie souvent le verbe tālâ « pendre, suspendre » dans le contexte des exécutions capitales. Dans un premier groupe de v. (Gn 40,19 ; Jos 10,26 ; 2S 4,12), cette pendaison est clairement post mortem. Un deuxième groupe de v. considère cependant cette pendaison/suspension comme un mode d’exécution (Nb 25,4 ; Jos 8,29 ; Est 7,10 ; 8,7) et son caractère lent (dans Jos 8,29 la suspension dure jusqu’au soir) invite à l’identifier à la crucifixion. Celle-ci ne serait pas une pratique perse mentionnée par ailleurs dans la Bible, mais un mode d’exécution pratiqué par les Hébreux. Dt 21,22-23 constitue un passage ambigu. Les rabbins l’ont classé dans le premier groupe de v., considérant que les Hébreux ne pendaient les condamnés qu’après leur mort, et jusqu’au coucher du soleil (→m. Sanh. 6,4), mais sa proximité avec Nb 25,4 autorise aussi à l’intégrer dans le deuxième groupe. Par exemple, →11QTa 64,7-9 l’interprète comme une crucifixion ou une pendaison.

22c Qu’il soit crucifié Créant le contraste le plus exacerbé, Jésus est mis à mort pour avoir été l’Apolitique et la Vérité • →Kierkegaard Smaa-Afhandlinger « Et voici celui qui aurait pu les seconder, celui qu’ils étaient prêts à faire roi, celui de qui ils avaient tout entendu, celui qui semble même un instant approuver leur erreur ; voici que juste à ce moment Il affirme, et d’une manière aussi cruellement décisive, qu’Il n’a rien, absolument rien à faire avec la politique, que son royaume n’est pas de ce monde ! Aveuglés comme ils l’étaient, les contemporains devaient comme hommes voir en cette conduite la plus terrible trahison envers la patrie. On eût dit que Christ avait cherché le contraste le plus violent et le plus scandaleux pour bien montrer l’éternel, le royaume de Dieu, en son opposition avec la puissance de ce monde. […] L’opposition ne peut être plus profonde » (117-118). • →Kierkegaard Smaa-Afhandlinger « Si Christ n’avait pas été la vérité, […] Il n’aurait peut-être pas été mis à mort. Mais, devant ce terrible effort où Il fait du divin sa vie de chaque jour, devant cet effroyable effort où il doit en si peu de temps connaître la plus extrême opposition humaine entre l’élévation et l’abaissement, devant ce prodigieux effort de trois années qui s’écoulent d’un trait sans le moindre intervalle de répit et où il lui faut demeurer dans le plus grand état de tension qui se puisse imaginer, la génération se trouve pour ainsi dire hors d’elle-même, et elle crie maintenant : “crucifie-le ! crucifie-le !” » (119). + Littérature +

+ Littérature péritestamentaire + 22c Qu’il soit crucifié →La crucifixion et les Juifs au 1er s.

Réception + Tradition chrétienne + 22b.23b Que ferai-je donc + Qu’a-t-il donc fait de mal ? — Dernières tentatives Ces deux questions sont souvent lues comme des ultimes tentatives de Pilate pour libérer Jésus : • →Raban Maur Exp. Matt. 736.15 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2949 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1488A ; →Anonymes In Matt. 209.14. 22c Qu’il soit crucifié Cruauté • →Raban Maur Exp. Matt. « Si grande est la cruauté de ces mécréants, qu’elle désire non seulement tuer l’innocent, mais le tuer d’une mort de la pire espèce, c’est-à-dire le crucifier. […] Mais lui, c’est par une mort très cruelle qu’il a tué toute mort. Elle était en effet très cruelle, non d’après le dessein des Juifs, car elle avait été choisie par le Seigneur » (737.28 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2960). *mil22c + Mystique + 23c Qu’il soit crucifié Les Juifs, porteurs de la croix • →Édith Stein Familie « Je parlais avec le Sauveur et lui dis que je savais que c’était sa croix dont était maintenant chargé le peuple juif. La plupart

22-26 Adaptation littéraire de la première station du chemin de croix • →Claudel Chemin (« Première station ») « C’est fini, nous avons jugé Dieu et nous l’avons condamné à mort. / Nous ne voulons plus de JésusChrist avec nous, car il nous gêne. / Nous n’avons plus d’autre roi que César ! d’autre loi que le sang et l’or ! / Crucifiez-le, si vous le voulez, mais débarrassez-nous de lui ! qu’on l’emmène !/ Tolle ! Tolle ! Tant pis ! puisqu’il le faut, qu’on l’immole et qu’on nous donne Barabbas ! -- Pilate siège au lieu qui est appelé Gabbatha. / “N’as-tu rien à dire” ? dit Pilate. Et Jésus ne répond pas. / — “Je ne trouve aucun mal en cet homme”, dit Pilate, “mais bah ! / Qu’il meure puisque vous y tenez ! Je vous le donne. Ecce homo” » (477). 22c Qu’il soit crucifié Ignominie de la croix • →Gréban Passion : Pilate s’étonne du châtiment exigé : « Et comment l’osez vous requerre ? / vous estes forcenés, ce croy : / crucifiray je vostre roy ? / la croix est la mort plus villaine / que puist porter nature humaine ; / par quoy, s’il a mort desservye / et il convient de finir sa vie, / passer vous pouez a mort mendre » (v.22696-22703). Culpabilité de nous tous • →Quesnel Réflexions « Que notre indignation s’allume plus contre le péché que contre les Juifs, puisque ce sont nos péchés qui crient par la bouche des Juifs et qui demandent la mort de Jésus-Christ ! Il faut que Dieu soit satisfait, et il ne le veut être que par le sacrifice de la croix » (398). • →Bossuet Vendredi saint « Ah ! si nous ne voyions défaillir Jésus qu’entre les mains des soldats qui le fouettent, qui le tourmentent, qui le crucifient,

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La passion selon saint Matthieu

nous n’accuserions de sa mort que ses supplices ; maintenant que nous le voyons succomber dans le jardin des Olives, où il n’a pour persécuteurs que nos péchés, accusons-nous nous-mêmes de ce déicide : pleurons, gémissons, battons nos poitrines et tremblons jusqu’au fond de nos consciences » (58). Après la 2e guerre mondiale Jésus associe les Juifs à son martyre • →Fleg Jésus : Jésus, qui a rencontré le Juif errant, lui demande de porter sa croix, c’est-à-dire de souffrir à sa place. Ce dernier raconte : « Je n’ai rien répondu… Alors, il m’a dit : “Puisque tu refuses de porter ma croix, jusqu’à ce que je revienne… tu marcheras” ! » (17). Ce sont moins les Juifs qui ont voulu le martyre du Christ que Jésus qui a voulu les associer au sien. • →Gary Danse : Gary évoque une mise en scène traditionnelle de la passion dans le village d’Oberammergau, qui sera le lieu d’une « vraie Résurrection ; pas encore celle du Christ, il est vrai, mais déjà celle du youtre maudit qui renaît de ses cendres allemandes, se lève du four crématoire et conduit à la chambre à gaz Notre-Seigneur Jésus-Christ. La vérité historique, quoi » (96). Il existe une continuité entre le chrétien et le juif, entre la Bible et l’histoire contemporaine. Jésus et le juif sont deux boucs émissaires frappés par la haine. Le Christ devient le point de départ de la souffrance de tous les Juifs à Auschwitz. Actualisation dans l’antisémitisme • →Cohen Belle : Les nazis à Berlin rejouent la scène, hurlant leur haine pour exiger la mort des Juifs (575). • →Cohen Ô vous : Albert enfant est placé sous le patronage imaginaire de Jésus : « La foule nous lançait des pierres et criait que nous étions des sales juifs et réclamait notre mort. » L’enfant est assailli par des insultes antisémites collectives et anonymes qui « voulaient [s]a mort ! » (195-196). →La croix de Jésus dans la littérature 23b Qu’a-t-il donc fait de mal ? Pilate, modèle du mauvais politicien plein de lâcheté • →Bossuet Louvre (« Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur ») « Toujours, si l’on n’y prend garde, elle [= la politique] condamne la vérité, elle affaiblit et corrompt malheureusement les meilleures intentions. Pilate nous le fait bien voir, en se laissant lâchement surprendre aux pièges que tendent les Juifs à son ambition tremblante. -- Ces malheureux savent joindre si adroitement à leurs passions les intérêts de l’État, le nom et la majesté de César, qui n’y pensait pas, que Pilate, reconnaissant l’innocence et toujours prêt à l’absoudre, ne laisse pas néanmoins de la condamner. Oh ! que la passion est hardie, quand elle peut prendre le prétexte du bien de l’État ! » (265). Pilate, futur opposant aux Juifs • →Rabi Judas reprend la scène pour dénoncer le détournement du message de la passion, instrumentalisé en promoteur de haine à l’encontre des Juifs. Pilate conclut que cet « homme n’a fait aucun mal » (76) et demande sa libération. Mais très vite, Rabi s’éloigne de l’évangile et décrit une colère noire contre les Juifs d’un Pilate mué en représentant de la chrétienté hostile au judaïsme : « Réjouissez-vous. Car demain la croix vous frappera » (77). Pilate, dégoûté par la foule • →Schmitt Pilate : Pilate veut sauver Jésus, par amour moins de la justice que de Claudia : « Pour ma femme, plus que pour ce magicien que je savais innocent, je devais trouver quelque chose » (105). Aussi compte-t-il sur « la coutume de la Pâque » et laisse-t-il à la foule le choix entre Yéchoua et Barabbas, chef des zélotes qui veulent se servir de Yéchoua « pour soulever la Palestine contre l’occupant romain » (82), « brigand fameux ici, qui avait volé tout le monde et violé beaucoup de filles » (105). Quand il entend la foule crier qu’ils préfèrent Barabbas, le gouverneur est « révolté, déçu, écœuré » (106), mais il cède. + Musique + 22-23 Addition →Bach Passion exprime le sentiment d’injustice des fidèles, en particulier par les chromatismes du début du choral.

• Choral Wie wunderbarlich ist doch diese Strafe ! (« Comme cette sentence est étrange ! Le bon pasteur souffre pour les brebis ; c’est le Seigneur, le Juste, qui paie la dette pour ses serviteurs »). 22c Tous disent Tumulte grandissant Sans transition, →Bach Passion fait poursuivre le récit, ce qui précipite l’action. La réponse de la foule est traitée par des entrées en canon qu’entonnent les voix de basses, représentant les grands prêtres et les anciens évoqués au v.20. À chaque nouvelle entrée, le tumulte semble s’intensifier, accentué par l’utilisation d’un rythme syncopé, qui caractérisait déjà l’air suivant la mort de Judas. 23-24 Additions →Bach Passion révèle ici la signification profonde de la passion du Christ. • Récit Er hat uns allen wohlgetan (« Il a fait du bien à nous tous. Il a donné la vue aux aveugles ; il a fait marcher les paralysés ; il nous a dit la Parole de son Père ; il a chassé les démons ; il a consolé les affligés ; il a accueilli et reçu les pécheurs. Mon Jésus n’a rien fait d’autre »). • Air Aus Liebe will mein Heiland sterben (« Par amour, par amour, mon Sauveur veut mourir, lui qui du moindre péché ne sait rien, afin que la perte éternelle et la sentence du tribunal ne demeurent pas sur mon âme »). L’air est ponctué de plusieurs points d’orgue qui laissent les phrases en suspension, intensifiant une sensation de légèreté, donnée aussi par l’accompagnement des bois et par la voix de soprano. 23b Qu’a-t-il donc fait de mal ? Découragement de Pilate →Bach Passion annonce le découragement de Pilate par la tessiture grave du récitatif Der Landpfleger sagte (« Le gouverneur dit ») et à l’appogiature plaintive de getan (« fait »). Sa question est directement suivie d’un récit et d’un air qui lui répondent. 23c Eux de plus belle criaient Imitation musicale →Bach Passion ne modifie pas ce qu’il avait écrit pour sie schrieen (« ils criaient ») au v.22 mais, afin d’augmenter la tension, le transpose au ton supérieur. Le contraste de la foule impitoyable avec les méditations qui précèdent est d’autant plus violent. 23c Qu’il soit crucifié Point central de toute la Matthäus-Passion →Bach Passion structure son œuvre symétriquement autour de ce point central (Laß ihn kreuzigen « Qu’il soit crucifié ») situé entre les deux chœurs de turba (*mus22c ; *mus25a), alors que le Christ comparaît devant Pilate. + Danse + 22-23 Sur le choral : déchaînement du groupe →Neumeier Passion • Un couple de danseurs-témoins exprime en outre une sorte de commentaire en marge de cette sentence. 23-24 Air →Neumeier Passion • Sur la scène presque vide (et une musique pleine de douceur), la Femme Mystique et Jean (qui l’a rejointe) exécutent un pas de deux de forme classique (**adage, **arabesques et **tours promenades). • Alternativement ils ploient sous leur accablement ou mutuellement se consolent en étendant un bras protecteur sur l’autre. • Dans l’un des portés, le corps de la Femme prend la position des crucifiés agonisants — point culminant de sa douleur, que Jean tente de calmer en l’enlaçant dans un doux bercement. 23b Qu’a-t-il donc fait de mal ? Amplification de la question, dansée sur le récit →Neumeier Passion • Alors que le groupe vociférant s’est figé dans la raideur de sa haine, Pilate va de l’un à l’autre comme pour trouver la raison d’un tel déchaînement. • Sur le récit, la Femme Mystique, en déambulation syncopée sur pointe, une main largement ouverte tendue en avant comme pour faire une proposition ou au contraire quêter, va de l’un à l’autre. • Elle s’efforce de réanimer le groupe, invitant les danseurs l’un après l’autre à rentrer dans la danse par ses gestes harmonieux. En groupes ou

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individuellement, tous se détournent d’elle à son passage ou la menacent. Ils dénient son invitation gracieuse, se récriant en se recroquevillant en tapant des pieds, tournant les bras en moulinets. • Tous s’éclipsent calmement au fond de la scène. 23c Qu’il soit crucifié Orgie de haine →Neumeier Passion • Pilate, qui a assisté à la scène précédente, appuyé contre le mur, à gauche, tournant le dos, se retourne. • Depuis l’estrade du fond, la foule déboule sur la scène en pointant le doigt vers lui, l’autre bras tendu vers l’arrière. • Orgie de haine : postures de boxeurs faisant signe à leurs challengers, mouvements obscènes de la bouche, vulgarité : danse d’ensemble très énergique et graphique emplissant tout l’espace. + Cinéma + 22c Qu’il soit crucifié Énonciateur de l’injonction Le Dark Hermit • →Stevens Story : C’est le Dark Hermit (*cin26,14 Alors) — à peine arrivé à la grille — qui crie « Qu’il soit crucifié ! » Un rapide zoom sur son visage haineux accélère le rythme de l’action. Dans la foule, une femme répond : « Relâchez-le ! » La foule (*cin20a : Stevens) reprendra à plusieurs reprises ces deux cris contradictoires. La foule • →van den Bergh Matthew : Les plans alternent entre les trois personnages de la scène : Pilate, la foule et Jésus. Jésus, filmé en plan rapproché, pleure lorsque la foule crie : « Crucifie-le ! » Le plan suivant montre

l’agitation de la foule, contenue par les soldats romains. Un gros plan montre enfin la satisfaction du grand prêtre qui mène l’opposition contre Jésus : il se caresse la barbe en souriant. Caïphe • →Gibson Passion : Caïphe lance la première injonction de crucifixion, au cours de la deuxième comparution de Jésus. À ce cri, la bande-son entame une basse continue et grave. Pilate regarde Jésus, puis la foule qui scande « Crucifie-le » en levant les mains. Sa femme à la fenêtre échange un regard avec lui. Gros plan sur le visage de Pilate, qui crie « Non ! » et promet de le châtier, sévèrement, à la place. Actualité du cri • →Schaffner Pilate se termine sur un fondu enchaîné qui remplace la croix vide de l’arrière-plan par une image fixe de Jésus sur la croix : « La crucifixion continue, raconte la voix off. Chaque heure de chaque jour, l’agonie est réactualisée. C’est le moment de nous souvenir de regarder en nous-mêmes, en nos cœurs, notre faute et notre innocence. Car quiconque aujourd’hui […] veut assurer son propre confort en sacrifiant ses principes, quiconque […] cause du tort à un autre par du chantage ou de faux témoignages, quiconque jette le blâme de la mort de Jésus sur un autre homme, une autre race, un autre peuple, celui-là crucifie lui-même à nouveau le Christ. Regardons-nous : c’est nous, seulement nous qui, chaque heure de chaque jour, faisons que l’agonie continue. » 23a le gouverneur rétorqua Ou plutôt « cria » • →van den Bergh Matthew : Pilate crie réellement : « Qu’a-t-il donc fait de mal ? », pour couvrir le bruit de la foule ou par exaspération. La caméra le suit en gros plan puis de plus loin, quand il redescend les marches jusqu’au premier palier.



+ Propositions de lecture + 25b Son sang, sur nous et sur nous enfants Un verset redoutable La déclaration du peuple n’a guère suscité d’intérêt particulier des commentateurs qui tinrent pour acquis le fait qu’il s’agit d’une auto-malédiction durable (*chr25b). Mais la sobriété des exégètes n’a pas empêché que le v. ait une influence énorme dans la tradition de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. Ce v. a été appliqué par de nombreux responsables politiques chrétiens. Pourtant, rapportée aux Écritures auxquelles elle fait allusion (*ref25b), replacée dans son (possible) cadre d’énonciation historique (une foule manipulée par ses chefs, face à un gouverneur romain, un jour de Nisan de l’an 30 ou 33) et dans son contexte culturel (*jui25b ; *pro25a), la formule ne peut s’interpréter de façon univoque (*gen25b ; *theo25). Mieux : prise au pied de la lettre à la manière dont Jésus entend les paroles du grand prêtre (Mt 26,64a) et de Pilate (Mt 27,11d), lue dans le cadre d’énonciation très ironique de la passion selon Mt et replacée dans le contexte de l’histoire du salut qu’il promeut, cette déclaration peut se comprendre, par une sorte d’ironie théologique (*bib25b), comme un appel au salut ! 26b une fois flagellé Histoire de la réception Quel contraste entre la quasi-prétérition pour évoquer la flagellation (*pro26b) et les nombreuses images que l’on a en mémoire après vingt siècles de piété (*chr26b ; *lit26b ; *myst26b), de littérature (*litt26b) et de représentations visuelles (*vis26b) ! Cependant, la discrétion de Mt ne diminue

pas l’atroce réalité de la flagellation. Tous savaient à leur époque ce que représentait cette torture (*mil26b). Explication d’une telle sobriété C’est probablement parce que ces supplices étaient encore pratiqués au moment de la composition des évangiles que l’on se devait d’être sobre. Quelques mots suffisaient pour qu’on voie quelle somme de méchancetés et de souffrance Dieu a traversée pour le salut de l’humanité. Les chrétiens n’ont vraiment répandu l’image de la croix qu’au moment où le supplice tombait en obsolescence dans l’empire, vers le 5e s., et encore fallut-il attendre les 9-10e s. pour qu’on représentât le Crucifié, et le 13e s. pour qu’on le montrât souffrant et pas seulement triomphant. →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles

Texte + Vocabulaire + 25a tout le peuple Terme précis Il ne s’agit plus de la foule (ochlos) mais bien du peuple. Dans Mt laos se réfère au peuple d’Israël comme corps constitué, mais peut aussi avoir un sens plus général (*pro25a). Expression récurrente Dans G le groupe ainsi désigné est variable et déterminé par le contexte. 26b livra Verbe récurrent (paradidômi), comme en Mt 26,2 (*pro26b ; *gra26,2b ; *theo26,1-5).

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+ Grammaire + 24a cela Sujet implicite Le sujet de la phrase ouden ôphelei est impersonnel et sous-entendu.

RHÉTORIQUE Hyperbole si Mt a en vue « Israël » ici. Cf. Mt 24,9 (« toutes les nations ») et Mt 3,5 (« toute la Judée »).

25b Son sang, sur nous et sur nos enfants COMPOSITION Écho Allusion possible à la destruction de Jérusalem (Mt 23,37-38) : le malheur 24c.25b Je suis innocent du sang de ce juste + Son sang, sur nous va s’abattre rapidement sur Israël. COMPOSITION Stichomythie PRAGMATIQUE Double ironie théologique ? Pilate s’excuse et le peuple s’accuse en style direct, dans une phraséologie • Dans le contexte des Écritures, l’expression ressemble à une ironie trapeut-être liée à l’institution ancienne de la vengeance de sang (*ref24b ; gique : en croyant se décharger d’un crime (le blasphème commis par *ref25b ; *jui25b). Jésus : Mt 26,65), la foule se rend coupable d’un crime. « Tout le peuple » NARRATION Caractérisation de Pilate est en train de commettre le crime de verser le sang d’un innocent Après sa propre femme et après (Dt 21,8) déjà vendu (Dt 27,25) Judas, Pilate est le troisième témoin par Judas. C’est bien la malédiction Byz V S TR Nes de l’innocence de Jésus, non seuleque la Loi prévoit pour qui se rend 24 a Alors Pilate, voyant ment face aux chefs mais aussi face coupable de tels actes (*ref25a ; V au peuple juif. *ref25b). quand il vit que cela ne sert à rien mais • D’autre part, et inversement, le augmente le tumulte, 24c.25b sang SÉMANTIQUE Isotopie dès peuple persuadé de la culpabilité b prenant Mt 23,35 : un sang juste (haima de Jésus ne saisit pas le sens le plus S athôon ; cf. Mt 27,4 ; Gn 9,6) revienprofond de ses paroles (peut-être prit de l’eau, se lava les mains en présence de la dra sur cette génération ; il est quescomme Caïphe en Jn 11,51-52), foule disant : tion de ce sang tout au long du récit mais effectivement le sang de Jésus V du de la passion (Mt 26,28 ; 27,3-10). répandu pour la multitude en peuple disant : rémission des péchés pour sceller S 24c À vous de voir la nouvelle alliance est répandu de la COMPOSITION Paroles expressives en écho pour eux et pour leurs enfants foule et dit : Le dialogue entre Pilate et la foule aussi ! C’est en ce sens que semblec — Je suis innocent du sang de ce juste. ressemble à celui de Judas avec les rait aller la prédication apostolique Nes grands prêtres au v.4. primitive (*bib25b). de ce sang. À vous de NARRATION Parallélisme entre personnages voir. Pilate n’est pas exonéré pour autant. 26b une fois flagellé NARRATION Blanc Mis en série avec Judas et les grands *interp26b ; *pro35a ; *pro59 25 a Répondant tout le peuple prêtres, il n’en est que plus coupable, S malgré sa mascarade rituelle pseudo26b livra NARRATION Personnage-type Tout le peuple répondit et dit : biblique (*mil24b). Derrière le « gouverneur » devenu b — Son sang, sur nous et sur nos enfants ! objet de la foule manipulée, une cas25a tout le peuple cade de « livreurs » (*voc26b) est Byz V TR Nes S SÉMANTIQUE à l’œuvre, le premier de tous étant le Mt aime les généralisations (cf. Mt Père céleste de Jésus lui-même 26 a Alors il leur libéra Alors il leur libéra Bar3,5.7 ; 4,23-24 ; 8,16 ; 9,35 ; 10,1 ; (*gra26,2b). Barabbas. Aba 14,35) et il recourt volontiers au lanb Quant à Jésus, une fois et il fit flageller Jésus gage biblique. + Genres littéraires + Dénotation flagellé, il le Vleur livra avec des fouets et le En situation historique et dans le 24c du sang de ce juste Contexte apolopour qu’il fût crucifié. livra pour qu’il fût contexte narratif, l’expression « tout gétique dans le cadre de l’empire ? Dans crucifié. le peuple » (*voc25a) désigne la foule les premiers récits de la passion, la présente ce jour-là devant le prétoire, déclaration solennelle d’innocence au maximum le peuple de la généra- 24b se lava les mains Dt 21,6 ; Ps 26,6 ; 73,13 – 25a tout le peuple Lv 24,16 ; Dt de Jésus par Pilate eut peut-être pour tion de Jésus (ou peut-être, plutôt, de 27,15 ; 27,25 – 25b Loi du talion Gn 9,6 ; Nb 35,33 – 25b Son sang, sur nous Lv fonction de diminuer le soupçon des Mt qui expérimente la résistance 20,9-16 ; Dt 21,8-9 ; Jos 2,19 ; 2S 1,16 ; 3,29 ; 1R 2,32-33.37 ; Jr 26,15 ; 51,35 ; Ez Romains, gardiens de l’ordre public, d’une majorité de ses coreligion- 18,13 ; 33,4-5 ; Mt 23,35 ; Ac 5,28 ; 18,6 – 25b sur nous et sur nos enfants Ex 17,3 ; contre la secte messianique naissant naires à la reconnaissance de Jésus 20,5-6 ; Lm 5,7 – 26b Flagellation Is 50,6 ; Mc 15,15 ; Jn 19,1 autour d’un criminel condamné par comme messie et l’exprime dans Rome. cette hyperbole ?). Connotation 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants Mt utilise le mot peuple : Formule légale de ratification • dans le sens théologique de l’AT (*ref25a) de « peuple d’Israël en tant que Littéralement, convaincu de sa propre innocence et de la culpabilité de Jésus, corps constitué » (« les anciens du peuple » de Mt 21,23 ; 26,3.47 ; 27,1) ; « le peuple » exprime le souhait que son châtiment retombe sur lui, si par • en relation avec le grand prêtre (Mt 2,4 ; 26,47 ; 27,1) ; impossible le châtiment était injuste. Dans les Écritures (*ref25a), de sem• dans des citations AT (Mt 2,6 ; 4,16 ; 13,15 ; 15,8) ; blables expressions signifient, en contexte légal, l’acceptation pleine et entière • en un sens plus général (Mt 1,21 ; 4,23 ; 26,5 ; 27,64). de la responsabilité, particulièrement dans le châtiment du blasphémateur. En contexte biblique et judaïque, l’expression renvoie aux grands moments Elles sont utilisées par des juges qui doivent condamner quelqu’un à mort de l’Exode et de la conclusion de la première alliance. Elle dit quelque chose (Lv 20,9-16 ; 2S 1,16 ; 3,29 ; 1R 2,37 ; Jr 26,15 ; 51,35 ; Ez 18,13 ; 33,4-5). de la vision Mt de l’histoire du salut. *bib24c.25b + Procédés littéraires +

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Amulette verbale ? L’expression « le sang de X soit sur Y » fonctionne comme une amulette verbale, efficace dans l’univers moral (*interp22-26 : Vision du monde). Elle sert à maintenir sur le coupable l’influence néfaste du sang injustement versé et à éviter qu’elle vienne sur des innocents, afin que son crime ne contamine pas tout le pays. Auto-malédiction ? Prenant au pied de la lettre l’expression figée, les commentateurs anciens y ont vu une auto-malédiction du peuple juif (*chr25b). Dans l’usage ironique qu’il en fait, Mt ne songe probablement pas à une malédiction qui s’étendrait à toutes les générations, encore moins à sa mise en œuvre par les chrétiens à l’égard des juifs : « tout le sang » répandu par Israël doit retomber sur « cette génération »-ci (Mt 23,35-36). *pro25a ; *ptes25b

Contexte + Repères historiques et géographiques + 26b flagellé Localisation ? Au Saint-Sépulcre, des morceaux de « colonnes de la flagellation » se trouvent dans la chapelle arménienne de la moquerie et dans la chapelle latine de l’apparition. Une colonne de torture est fixée à l’entrée de l’église copte patriarcale, au-dessus du Saint-Sépulcre (à la 9e station du chemin de croix).

Instruments et degrés Les Romains emploient des verges pour les citoyens, des bâtons pour les soldats et des fouets pour les esclaves et les gens des provinces (→Dig. 48,19,10 ; 68,28,2). Les disciplines sévères du fustuarium (« administration de coups de bâtons »), de la flagellatio (« administration de coups de fouets ») et de la verberatio (« flagellation ») accompagnent souvent la sentence de mort (*anc26b). Mode opératoire Dans les provinces, ce châtiment est infligé par des soldats (→Suétone Cal. 26,3). Les flagella (« fouets ») sont en cuivre, avec des courroies nouées et équipées de pièces de fer ou d’os, ou d’un long clou (→Apulée Metam. 7,30 ; →Cod. Theod. 8,5,2 ; 9,35,2). Les victimes sont dévêtues (→Longus Daphn. 2,14,3) et attachées à une colonne (→Plaute Bacch. 823 ; →Artémidore de Daldis Oneir. 1,78 ; →m. Mak. 3,12) avant d’être flagellées, de sorte que la peau du dos en est lacérée. Vers la mort Les Romains ne limitent pas le nombre des coups de fouet, de sorte que même des victimes non condamnées à mort en meurent parfois ou en sortent handicapées (→Cicéron Verr. 2,5,140.142 ; →Philon d’Alexandrie Flacc. 75). Josèphe raconte des flagellations jusqu’à ce que les entrailles (→B.J. 2,612) ou les os (6,304) fussent visibles. La flagellation sert de prélude à l’exécution (→Cicéron Verr. 2,5,162 ; →Tite-Live 2,5,8 ; 9,24,15 ; 10,1,3 ; 26,40,13 ; 33,36 ; 41,11,8 ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 3,40,3 ; 5,43,2 ; 7,69,1 ; 9,40,3-4 ; 12,6,7 ; 20,16,2 ; 20,17,2 ; →Josèphe B.J. 2,306-308 ; 5,449 ; 7,200.202 ; →Appien Hist. Rom. 3,9,3 ; →Arrien Anab. 3,30,5 ; →Lucien de Samosate Pisc. 2 ; →Jérôme Comm. Matt.). L’hémorragie provoquée par la flagellation limitait la durée de survie aux tortures de la crucifixion.

+ Milieux de vie + 24a le tumulte ADMINISTRATION Déplacement du gouverneur romain Devant le danger d’une émeute pendant une fête aussi fréquentée que la Pâque à Jérusalem, Pilate succombe à la pression de la foule. C’est justement pour faire face à de telles menaces que le gouverneur s’installait à Jérusalem lors de chaque Pâque, renforçant la garnison romaine de la forteresse Antonia (→Josèphe B.J. 2,223-227 ; →A.J. 20,105-112). 24b se lava les mains MŒURS Dans l’AT Le geste n’a aucun parallèle exact dans la Bible. Le rituel biblique procure l’expiation pour un meurtre qui a déjà eu lieu et dont on ne connaît pas le coupable (*ref24b), alors que Pilate vise ici un meurtre qui va avoir lieu. Il y a cependant des usages métaphoriques du rite de lavement des mains dans le corpus biblique : • Jb 9,30 ; Ps 26,6 ; 73,13 ; Is 1,15-16. Voir aussi →11QTa 63,1-9 ; →Let. Aris. 306 ; →Év. P. 1 ; →m. Soṭa 9,6. Dans le monde païen Le geste est attesté comme expiation rituelle d’une personne coupable : • →Homère Il. 6,266-268 ; →Hérodote Hist. 1,35 ; →Sophocle Aj. 654 ; →Virgile Aen. 2,719. • →Lagrange Matthieu « Effrayé par le songe de sa femme, il se met à couvert du côté des puissances qui punissent le crime. Comme magistrat, on ne lui reprochera pas d’avoir sacrifié un juif à la colère de ses compatriotes, surtout un juif qui se disait roi des juifs. Mais le sang innocent versé appelle la vengeance céleste. Le romain superstitieux se préserve en se lavant les mains. » Par une mise en scène expressive, Pilate veut placer toute la responsabilité de la mort de Jésus sur la foule judéenne et ses agitateurs. 26b flagellé JUSTICE Punition corporelle romaine Châtiment terrible La flagellation romaine est beaucoup plus cruelle que le maximum de 39 coups de fouet donnés par les synagogues (Mt 10,17 ; 2Co 11,24). C’est le plus atroce châtiment corporel public des Romains (cf. Ac 16,22 ; 2Co 11,25 ; →Dig. 47,21,2 ; →T. Jos. 2,3). Plusieurs textes attestent l’horreur des gens envers cette punition (→Cicéron Rab. Post. 5,15-16 ; →Horace Sat. 1,3,119).

26b il le livra JUSTICE Décision préventive Sous la menace de la loi de majestate, Pilate préfère sacrifier un innocent que risquer le moindre trouble, qui le ferait accuser à Rome de négligence ou de complicité. Le sort de Jésus ressemble donc à celui de Jean-Baptiste, exécuté par Hérode Antipas non parce qu’il troublait réellement son autorité, mais pour prévenir toute agitation qu’il pourrait susciter dans le futur, quand il serait trop tard (→Josèphe A.J. 18,118). + Textes anciens + 26b flagellé La flagellation précède la mise en croix chez les Romains *mil26b • →Josèphe B.J. 2,301-308 : Florus prend ses quartiers au palais et le jour suivant fait dresser son tribunal devant et s’y tient. Ses soldats arrêtent nombre de gens paisibles et les traduisent devant lui, qui les fait d’abord flageller puis crucifier. • →Josèphe B.J. 5,449 : Titus adopte le même double châtiment contre les Juifs qui essaient de fuir Jérusalem durant la première révolte : « La famine leur donnait l’audace de tenter ces sorties et, quand ils avaient trompé la surveillance des brigands, il ne leur restait plus qu’à être pris par les ennemis. Quand ils étaient pris, ils se défendaient obligatoirement et, après le combat, il semblait qu’il n’était plus temps de supplier. Aussi étaient-ils fouettés, soumis, avant de mourir, à toutes sortes de tortures, puis crucifiés face au rempart. » • →Philon d’Alexandrie Flacc. 72.84 : Le préfet d’Égypte fait flageller des Juifs à Alexandrie avant leur crucifixion. • Cf. →Sénèque Marc. 20,3 ; →Tite-Live 33,36,3. 26b il le livra Expression consacrée • →Plaute Most. 850 ; →Pétrone Sat. 137 : Le juge déclare : Ibis in crucem (« Tu iras sur la croix »). + Intertextualité biblique + 24c.25b sang Typologie protologique En thématisant ainsi la mort de Jésus comme un sang versé, Pilate puis la foule la situent dans la ligne symbolique du grand péché des origines, en particulier du meurtre du frère, depuis Caïn et Abel rapporté en Gn 4,10 (*bib15-21 ; *bib19). C’est toute l’histoire du salut qui fait chambre d’écho à la passion de Jésus.

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24c Je suis innocent du sang de ce juste Allusion typologique à Suzanne Ces mots de Pilate, comme aussi le grand cri de Jésus en croix (v.46), construisent un lien typologique entre Jésus et Suzanne, héroïne du livre de Dn dans sa version grecque : • Dn 13,46 « — Je suis innocent du sang de cette femme. » • Dn 13,42 « Elle cria très haut : — Dieu éternel… » 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants Appel au Salut À l’époque apostolique, la prédication invite le peuple juif à recevoir le sang du Christ en expiation de ses péchés, non en signe de malédiction (*interp25b ; *pro25b ; *gen25b) : • le discours de Pierre à la multitude de Jérusalem (Ac 2,5) et plus particulièrement à « toute la maison d’Israël » (Ac 2,36) lors de la Pentecôte (Ac 2,38-39) : « Repentez-vous, et que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus Christ pour la rémission de ses péchés, et vous recevrez alors le don du Saint-Esprit. Car c’est pour vous qu’est la promesse, ainsi que pour vos enfants et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera. » • les déclarations en He 9,14.18-22 : « combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant. […] même la première alliance n’a pas été inaugurée sans effusion de sang. Effectivement, lorsque Moïse eut promulgué au peuple entier chaque prescription selon la teneur de la Loi, il prit le sang des jeunes taureaux et des boucs, avec de l’eau, de la laine écarlate et de l’hysope, et il aspergea le livre lui-même et tout le peuple en disant : “Ceci est le sang de l’alliance que Dieu a prescrite pour vous.” Puis, de la même manière, il aspergea de sang la Tente et tous les objets du culte. D’ailleurs, selon la Loi, presque tout est purifié par le sang, et sans effusion de sang il n’y a point de rémission. » 25b et sur nos enfants Condamnation de père en fils ? En Jr 31,29-30 ; Ez 18,2-4, la descendance n’est cependant pas punie pour la faute de ses pères. *jui25b + Littérature péritestamentaire + 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants Signes historiques de la punition divine encourue pour cette faute Si l’on ne comprend pas cette phrase comme une ironie théologique (*bib25b), on peut déceler, dans la mise à mort de Jésus et la persécution de ses disciples, la même causalité morale que les autres Juifs découvriraient dans les péchés d’Israël pour expliquer la destruction du Temple (*jui25b). Suivant la tradition prophétique (peut-être Ez 9,9) : • →T. Lévi 16,3-4 « L’homme qui aura renouvelé la Loi par la puissance du Très-Haut, vous le saluerez du titre d’imposteur et, finalement, vous vous jetterez sur lui pour le tuer, ne sachant pas qu’il se relèvera et faisant retomber dans votre malice le sang innocent sur votre tête. Mais, je vous le dis, à cause de lui, votre sanctuaire sera souillé jusqu’aux fondements. »

Réception + Lecture synoptique + 24-25 SM // Lc–Jn Pilate déclare formellement que Jésus est innocent (Lc 23,4.14 ; Jn 18,38 ; 19,12). 26b flagellé // Mc La flagellation a lieu juste avant la déambulation vers le Golgotha (Mc 15,15). // Jn place la flagellation au milieu du procès (Jn 19,1). // Lc ne mentionne aucune flagellation (cf. cependant l’ambiguïté de Lc 23,16.22).

+ Liturgie + 24b se lava les mains Le lavement des mains à l’offertoire RITUEL Liturgie catholique • →PGMR 76 et 145 : Au moment de l’offertoire, après avoir présenté les oblats sur l’autel, le prêtre se lave les mains, symbolisant le désir de purification intérieure. Il dit en le faisant : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, purifie-moi de mon péché » (Ps 51,4), emprunt au Miserere, psaume de pénitence. Après l’encensement, il n’est pas inutile de procéder au lavement des mains, mais le rite a avant tout une portée spirituelle : nul, à commencer par le prêtre, ne peut s’approcher de Dieu sans être purifié de ses fautes. Liturgie éthiopienne Le prêtre asperge l’assemblée avec ses mains fraîchement lavées en disant : « Lave mes mains de la pollution éternelle, car je suis pur de votre sang à tous, et de votre sacrilège contre le corps et le sang du Christ, et je n’ai donc rien à voir avec la façon dont vous l’avez traité. » TEXTE • →MRE 809 : À droite de l’autel, le célébrant se lave les mains, en disant Ps 26,6 et suiv. pendant ce rite. Le v. Lavabo inter innocentes manus meas a donné son nom au rite du lavement des mains à l’offertoire : le lavabo. • →MR 515 §28 : Ensuite, se tenant au côté de l’autel, il se lave les mains, en disant à voix basse : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, purifie-moi de mon péché. » MYSTAGOGIE • →Durand Rationale 4,3,5 « Le lavement des mains tire son origine de la Loi ancienne […] : on lit aux chapitres 28, 30 et 40 de l’Exode que Moïse fit au moyen des miroirs des femmes un bassin d’airain dans lequel les prêtres se lavaient à l’entrée du tabernacle du témoignage, lorsqu’ils se préparaient à aller à l’autel » (95). • →Durand Rationale 4,28,1 « Avant que le prêtre n’offre le sacrifice, il se lave à nouveau les mains, bien qu’il l’ait déjà fait au moment où il se revêtait des ornements […]. Il se lave toujours les mains à l’angle droit de l’autel, car la droite signifie la prospérité, la gauche l’adversité. Étant donné que l’on pèche plus souvent dans la prospérité que dans l’adversité, selon cette parole du Psalmiste : “Il en tombe mille à ton côté (à savoir : gauche), et dix mille à ta droite” (Ps 91,7), il convient beaucoup mieux de faire les ablutions à droite qu’à gauche » (249-250). 26b une fois flagellé HISTOIRE/DISCIPLINE Actualisation dans les mouvements de flagellants Poussant à l’extrême la logique de la spiritualité de compassio, les processions de flagellants apparues au 11e s. se multiplient à travers toute l’Europe chrétienne aux 13e et 14e s. Le mouvement connaît des pics en temps de fièvre eschatologique (échéance de 1260, pour la fin du monde selon les joachimites) et aux moments de grandes catastrophes comme la peste noire de 1349. Nus jusqu’à la ceinture, les flagellants se fouettaient eux-mêmes ou les uns les autres, en cadence, dans les rues tout en chantant des cantiques. Ils se regroupaient en bandes sous la responsabilité d’un prêtre. Ils pensaient ainsi sauver leur âme par une âpre pénitence, voire un baptême de sang, ainsi que purifier la chrétienté par un sang expiateur à la suite du Christ (les processions duraient 33 jours, par imitation des 33 années supposées de la vie de Jésus). Les dérives millénaristes ne manquèrent pas (dérive messianique de Konrad Schmidt en Thuringe) et, malgré des tentatives de récupération (encadrement par saint Vincent Ferrier), il fallut des lois sévères des princes et de l’Église (la Bulle contre les flagellants de Clément VI en 1349, et l’Inquisition) pour faire rentrer les pratiques d’autoflagellation dans la sphère privée ou dans la limite des communautés religieuses. + Tradition juive + 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants Punition perpétuelle Le sang d’un condamné innocent, et le sang de ses enfants (parfois encore à naître), viennent sur les faux témoins (mais seulement sur eux, pas sur leurs enfants) « jusqu’à la fin du monde » (→m. Sanh. 4,5). *jui25b

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Signes historiques de la punition divine Les Juifs contemporains de la destruction du Temple et de Jérusalem par les Romains les interprétèrent comme une punition divine pour les péchés d’Israël, en particulier ceux des zélotes (→Josèphe B.J. 4,386-388 ; 6,109110.124-128) — sans toutefois faire référence à l’exécution de Jésus. La tradition liturgique contient de nombreuses prières demandant la reconstruction de Jérusalem et du Temple. Certaines évoquent les fautes qui peuvent y avoir conduit. *ptes25b ; →Les « écoles juives » à l’époque du second Temple + Tradition chrétienne + 24b se lava les mains Interprétation positive • →Origène Comm. Matt. 118 : Se laver les mains marque le respect pour Jésus. • →Jérôme Comm. Matt. « Pilate prit de l’eau conformément à la parole du prophète : “Je laverai mes mains dans la compagnie des innocents” (Ps 26,6), afin qu’en se lavant les mains, il purifiât les œuvres des gentils et nous rendît en quelque sorte étrangers à l’impiété des Juifs qui criaient : “Crucifie-le” ! […] Jugé, forcé de porter une sentence contre le Christ, il ne condamne pas celui qu’on a livré, mais accuse ceux qui le livrent en proclamant l’innocence de celui qui doit être crucifié » (= →Raban Maur Exp. Matt. 738.43 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt.). *lit24b • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,1 : En se lavant les mains, Pilate se purifie de l’acte mauvais qu’on le force à poser (allégorie du baptême), tandis que le peuple élu ne suit pas l’exemple du païen. La situation perdure tant que les Juifs refusent le baptême. Interprétation négative Ironie antijuive • →Origène Fr. 548 : En reprenant un de leurs rites, le païen Pilate signe ironiquement sa réprobation aux Juifs. Superstition païenne • →Ambroise de Milan Exp. Luc. 10,100 : Se laver les mains ne purifiera nullement une âme souillée. • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,2989 : Sa culpabilité ne s’effacera pas si facilement. • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Matt. fr. 304 : Seul un païen peut avoir la naïveté de croire qu’un rituel extérieur peut purifier quelqu’un de ses péchés (= →Calvin Comm. NT). Polémique antirituelle • →Bullinger Comm. Matt. 253A : Pilate en devient le type même de l’hypocrite qui se confie en un rituel mensonger. →Pilate dans la tradition chrétienne 24b en présence de la foule Non de Dieu • →Albert le Grand Sup. Matt. « “En présence de la foule” et non en présence de Dieu […]. En effet, ce n’est d’aucun profit pour lui, sauf comme témoignage de sa condamnation, parce qu’il a jugé qu’il fallait absoudre un innocent mais qu’il l’a ensuite livré pour être crucifié. » 24c Je suis innocent du sang de ce juste Interprétation ironique Il est inhumain de condamner qui l’on sait innocent et l’on peut libérer : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 86,2 « [Pilate] était faible et sans aucun courage ; et tous étaient ainsi corrompus. Certes, lui ne tient pas ferme face à la foule, mais la foule non plus ne tient pas ferme face aux Juifs ; et de tous côtés les excuses leur sont ôtées » (765.43). Même inférieure à celle des Juifs (= →Léon le Grand Serm. 46,2 [8e sermon sur la passion]), la culpabilité de Pilate est grande (→Augustin d’Hippone Serm. 152,3). • →Luther Passio WA 52,790 : Corps et âme, Pilate est en enfer, où il apprend à quel point il était vraiment innocent ! →Pilate dans la tradition chrétienne 25a tout le peuple Qui insiste pour condamner Jésus ? Position des évangélistes • →Ratzinger Jésus « Selon Jean, ce sont simplement les Juifs. Mais cette expression […] n’indique en aucune manière le peuple d’Israël comme tel,

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et elle a encore moins un caractère raciste. […] [Jean] désigne par là l’aristocratie du Temple. […] En Marc, dans le contexte de l’amnistie pascale (Barabbas ou Jésus), le cercle des accusateurs semble plus large : voici qu’apparaît l’ochlos qui opte pour la relaxe de Barabbas. Tout d’abord, ochlos veut simplement dire une quantité importante de personnes, la masse. […] [Il] s’agit en fait des défenseurs de Barabbas qui se sont mobilisés pour l’amnistie […]. On trouve une amplification de l’ochlos de Marc, fatal dans ses conséquences, en Matthieu (Mt 27,25), qui parle, lui, de tout le peuple […]. Ce faisant, Matthieu à coup sûr n’exprime pas un fait historique : comment le peuple tout entier aurait-il pu être présent en un tel moment pour demander la mort de Jésus ? La réalité historique apparaît d’une manière certainement correcte en Jean et en Marc. […] Matthieu […] a voulu formuler une étiologie théologique, qui lui permettait de s’expliquer le terrible destin d’Israël dans la guerre judéo-romaine, dans laquelle le pays, la ville et le Temple furent enlevés au peuple. […] Si, selon Matthieu, “tout le peuple” avait dit : “Que son sang soit sur nous et sur nos enfants” ! (Mt 27,25), le chrétien doit se souvenir que le sang de Jésus parle un autre langage que celui d’Abel (cf. He 12,24) : il n’exige ni vengeance ni punition, mais il est réconciliation. Il n’est pas versé contre quelqu’un, mais c’est le sang répandu pour la multitude, pour tous. “Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu… Dieu l’a exposé, comme instrument de propitiation par son propre sang”, dit Paul (Rm 3,23.25). De même que c’est en fonction de la foi qu’il faut lire de manière complètement neuve l’affirmation de Caïphe sur la nécessité de la mort de Jésus, de même faut-il le faire à propos de la parole de Matthieu sur le sang : lue dans la perspective de la foi, elle signifie que nous tous nous avons besoin de la force purificatrice de l’amour, et cette force, c’est son sang. Ce n’est pas une malédiction, mais une rédemption, un salut. C’est seulement en fonction de la théologie de la dernière Cène et de la Croix présente à travers tout le Nouveau Testament que la parole de Matthieu sur le sang acquiert son sens correct » (213-216). 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants *theo25 Accusation contre les Juifs • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,1 « Chaque jour, tandis que les Juifs prennent sur eux et sur leurs fils la responsabilité d’avoir versé le sang du Seigneur, le peuple païen purifié passe à la confession de la foi. » • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 56,12 « Qui a commis un meurtre ? Est-ce celui qui a cédé devant les clameurs qu’il entendait ? N’est-ce pas plutôt celui qui, par ses cris, obtient qu’il soit tué ? » • Cf. →Augustin d’Hippone Serm. 31,1 « Nation incrédule des Juifs, prêtez l’oreille au récit de ces prodiges et sachez ce que vous avez fait ; dans la personne du Fils de Dieu, aujourd’hui plein de vie, vous avez perdu le fruit de votre déicide. » Constat de réalisation de la malédiction dans la ruine de Jérusalem Mt 22,7 (« Le roi fut pris de colère et envoya ses troupes qui firent périr ces meurtriers et incendièrent leur ville »), compris selon la tradition prophétique, est lu par la tradition chrétienne comme une prophétie de la destruction de Jérusalem et du Temple, châtiment pour avoir crucifié Jésus : • →Origène Cels. 1,47 ; 4,22 ; 8,42 « [Celse] dit : “Ton Dieu, on l’a torturé et crucifié en personne et les auteurs de ce forfait n’ont rien souffert.” […] Voici ce que je lui montrerai ainsi qu’à celui qui veut l’apprendre : la ville dans laquelle le peuple a condamné Jésus à être crucifié en criant : “Crucifie-le, crucifie-le” — car ils préfèrent que fût délivré ce brigand jeté en prison pour sédition et meurtre et que Jésus qu’on avait livré par envie fut crucifié — cette ville peu de temps après fut attaquée et subit un si long siège qu’elle fut ruinée de fond en comble et dévastée, Dieu jugeant indignes d’avoir part à la vie en communauté ceux qui habitaient ces lieux » (= →Tertullien Jud. 13). La destruction de Jérusalem est une première réalisation de cette malédiction, et le sang de Jésus couvrira toutes les générations des Juifs jusqu’à la fin (→Origène Comm. Matt. 124 [11.260] ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3014 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1488C). • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 76,1 : Dans le contexte de l’attrait exercé par les fêtes et les liturgies juives sur de nombreux fidèles de son Église : « Je voudrais donc demander aux Juifs pourquoi la colère de Dieu est

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tombée sur eux avec tant de violence, [par une guerre] plus pénible que toutes les autres, non seulement dans la Judée, mais dans tout le reste du monde, et s’il n’est pas visible que c’est à cause de l’outrage de la croix et de la sentence prononcée ? » (695.28). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1488C : Vespasien et Titus investirent Jérusalem un jour de Pâque anniversaire de la mort de Jésus. Continuation de cette malédiction dans l’histoire Elle s’est inviscérée au judaïsme • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 19,25 « Ce sang dont ils criaient : / “Qu’il retombe sur nous” ! / Est mêlé à leurs fêtes, / Mêlé à leurs sabbats. » Elle se réalise tout au long de l’histoire • →Jérôme Comm. Matt. Position reprise par de très nombreux commentateurs : • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il s’agit du sang du péché par transmission. […] Et ce même péché les accable aujourd’hui, car ils ont été menés à l’opprobre. Ils ont cependant bien parlé, même s’ils ont mal compris, car celui sur lequel le sang du Christ n’est pas versé, celui-là n’est pas sanctifié. Or il ne s’est pas versé sur leurs fils, et cette génération-là n’a pas été purifiée du péché originel. » • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 465 : La dispersion des Juifs dans le monde entier, leur mauvaise réputation et les persécutions dont ils sont victimes dérivent directement de cette malédiction et de leur incroyance face à Jésus. • →Luther Passio WA 52,791 : Les malheurs subis en ce monde seront suivis de la damnation éternelle dans l’autre car ils refusent de se laisser libérer de leurs péchés par le fils de Dieu. Diverses croyances absurdes apparaissent, p. ex., les femmes juives ont des règles plus douloureuses que les autres et leurs bébés mâles naissent la main droite ensanglantée (cf. →Lapide Arg. Matt. 523). Elle pourrait se retourner, car le sang de Jésus crie pardon et non vengeance • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le sang du Christ sera réclamé par eux jusqu’à aujourd’hui, et ce qui a été dit en Gn 4,10 leur convient bien : “Le sang de ton frère Abel crie vers moi depuis la terre.” Mais le sang du Christ est plus efficace que le sang d’Abel (He 12,24). » Un pardon est possible Depuis sa croix, le Christ a prié Dieu de pardonner aux Juifs qui « ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). C’est pourquoi les apôtres en convertirent un si grand nombre par leur prédication (→Léon le Grand Serm. 54,3 [16e sermon sur la passion]). Si Dieu laisse l’auto-malédiction des Juifs s’accomplir en général, il comble aussi de bénédictions ceux d’entre eux qui reviennent vers lui, comme Paul : • →Augustin d’Hippone Serm. 21,3 (pour la fête de saint Étienne) « Attaché à la croix, sur le point de rendre le dernier soupir, Jésus priait son Père de pardonner aux Juifs leur déicide. » • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 58,2,2 « [Il n’est pas question] de tous les Juifs, parce que beaucoup d’entre eux se sont convertis à celui qu’ils avaient fait mourir, et en croyant en lui, ont mérité le pardon même de la part de son sang répandu. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 86,2 « Celui qui aime les hommes, alors qu’eux se laissaient aller à une telle folie, et contre eux-mêmes et contre leurs enfants, non seulement ne ratifia même pas cette décision contre les enfants, ni contre eux, mais au contraire, c’est d’eux et de leurs enfants qu’il accueillit ceux qui se convertirent et qu’il combla de bienfaits » (766.15 ; = →Euthyme Zigabene Exp. Matt. 715 ; →Denys bar Salibi Comm. Matt. 88). Le Christ s’est manifesté plus miséricordieux pour les Juifs qu’ils ne le furent pour eux-mêmes (→Érasme Par. Matt. 140-141). Israël n’est donc pas complètement perdu, un petit reste subsistera toujours pour que son alliance ne soit pas détruite par la ruine de toute la race (→Calvin Comm. NT). Un exemple pour ne jamais désespérer Personne ne doit désespérer du pardon de ses péchés puisque ceux-là mêmes qui ont mis à mort le Christ ont trouvé grâce. • →Augustin d’Hippone Tract. ev. Jo. 31,9 « Les Juifs refusèrent de le reconnaître lorsqu’il était présent au milieu d’eux, et ils le cherchèrent ensuite lorsqu’ils virent la multitude qui croyait en lui. En effet, il s’opéra de grands prodiges au temps de la résurrection et de l’ascension du

Seigneur. […] Et un grand nombre d’entre eux touchés de repentir s’écrièrent : Que ferons-nous ? Ils se voyaient sous le poids d’un crime énorme d’impiété, pour avoir mis à mort celui qui avait droit à leurs hommages, à leurs adorations, et ils croyaient ne pouvoir jamais expier un si grand crime. Crime énorme, en effet, dont la vue les jetait dans le désespoir, mais cependant ils ne devaient pas désespérer, puisque le Seigneur avait daigné prier pour eux sur la croix. Parmi un grand nombre qui lui étaient étrangers, il distinguait ceux qui lui appartenaient et il demandait le pardon de ceux qui le couvraient d’outrages. Il ne considérait pas qu’il mourait de leurs mains, il ne voyait qu’une chose, c’est qu’il mourait pour leur salut. La grâce qui leur a été accordée est vraiment extraordinaire, c’est par eux et pour eux que le Christ meurt. Que personne donc ne désespère du pardon de ses péchés, puisque ceux-là mêmes qui ont mis à mort le Christ ont trouvé grâce » (297-298). Le cri des Juifs appelle sur eux la rédemption par le sang de Jésus Cette ligne d’interprétation, conforme à l’énonciation ironique de Mt (*pro25b) et à son traitement du motif du sang dans le récit de la passion, défendue par certains biblistes contemporains, est très peu attestée dans le passé. • →Arnaud de Bonneval Sept. verb. 4 « La charité du Christ a soif de toi, ô Juif ! Change ton intention et redis ta prière. Tu as dit : “Son sang sur nous et sur nos fils” ! C’est bon, ce que tu as dit, si tu le diriges comme il faut. Que son sang soit sur toi : sois enseveli avec lui par le baptême pour avoir part à sa mort… Bois avec nous au calice de sa passion » (1704B). →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt 26b une fois flagellé La flagellation de Jésus est souvent commentée en même temps que l’épisode du couronnement d’épines, qui la suit immédiatement (*chr27-31 passim). Moyen Âge *litt26b ; *vis26b Ironie • →Raban Maur Exp. Matt. remarque que Pilate fait flageller Jésus immédiatement après avoir prétendu être « innocent de ce sang » (739.75 ; = →Anonymes In Matt. 210.39). D’après Jn 19,1, c’est même Pilate en personne qui le flagelle (cf. l’étymologie du nom « Pilate » : *chr2b). Preuve • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Les fouets déchirèrent ce corps sacré entre tous et le sein contenant Dieu. Il y a jusqu’à présent à Jérusalem la colonne à laquelle il fut lié pendant ce temps » (1488C). Méditation • →Ludolphe de Saxe Vita 2,62,8-19 : Il faut méditer longuement la souffrance qui inonde Jésus en son humanité et se laisser immerger dans la compassion ; puis, il faut se tourner vers la contemplation de sa divinité, pour se perdre en admiration devant l’abaissement de la majesté transcendante et éternelle. • →Thomas a Kempis Or. 1,2,14 glorifie et rend grâce au Christ pour avoir accepté d’être lié et entravé à la colonne afin de nous libérer des liens du péché. 26b il le livra Raison scripturaire à la culpabilité de Pilate • →Albert le Grand Sup. Matt. « Afin de sauver l’impie [Barabbas] par amour de son pouvoir, “il leur livre” injustement “Jésus flagellé”, mais il condamne le juste. C’est pour ces deux raisons qu’il s’est rendu haïssable aux yeux de Dieu. Dn 13,53 : “Tu ne tueras pas l’innocent et le juste” [cf. Sg 6,5] » (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1488D). + Mystique + 24c sang de ce juste Source du suprême pardon • →Élisabeth de la Trinité Poésie 89 « Offrons “le sang du Juste”, il est notre rançon, / Par lui nous obtiendrons la paix, la délivrance / Et Dieu prononcera le suprême pardon » (1021). 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants Conscience des juifs et des chrétiens • →Chardon Passion 280 « Les Juifs ont obtenu ce qu’ils ont demandé : la vengeance du sang du Sauveur est venue fondre sur eux et sur leurs

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enfants, qui en porteront la peine jusqu’à la fin du monde. Ils peuvent mieux dire que les frères de Joseph : Voilà qu’on redemande de nos mains le sang de notre frère. […] Si Jésus par son sang a plus de force pour faire descendre les grâces du Ciel, il a pareillement plus de vertu pour provoquer la colère du Tout-puissant, sur la tête de ceux qui ne conservent pas la sainteté qu’il leur a méritée tant par sa Passion que par sa mort, et qu’il leur a donnée par le Baptême. Il leur en redemandera le fruit au milieu des tourments qui ne prendront jamais fin, et (sans attendre) dès ce monde même par beaucoup de tribulations, principalement à ceux qui en ont été tant de fois arrosés aux Sacrements de la Pénitence et de l’Eucharistie » (348-349). *chr25b ; *theo25 26b flagellé Jésus flagellé miroir du pécheur Manifestation de l’Amour divin • →Suso Weisheit « Jamais bouche assoiffée n’a désiré plus ardemment une source d’eau fraîche, jamais mourant n’a regretté plus vivement les joies de la vie, que je n’ai désiré sauver tous les pécheurs et me faire aimer d’eux. […] Mon corps supplicié est couvert des stigmates de mon amour. Il y en a tant qu’on ne trouverait pas un endroit de mon corps — eût-il la surface de la pointe d’une aiguille — qui n’offrît un témoignage particulier de mon amour » (66). Appel à la consolation • →Gertrude d’Helfta Legatus 4,15,4-5 « Ensuite, vers l’heure de Tierce, le Seigneur Jésus lui apparut tel qu’il était lorsqu’il fut flagellé, lié à la colonne. […] Se retournant alors vers elle, il lui dit : “N’as-tu pas lu qu’il est écrit de moi : ‘Nous l’avons vu comme un lépreux’ (Is 53,2.4), etc.” ? À quoi elle répondit : “Ah ! Seigneur, comment serait-il possible d’adoucir les douleurs si violentes de votre visage infiniment doux” ? Alors le Seigneur : “Si quelqu’un, méditant ma passion d’un cœur dévot, en est touché d’une amoureuse componction, et si, plein de cette charité, il prie pour les pécheurs, son cœur sera pour moi un onguent absolument délicieux qui adoucira toutes mes douleurs” » (171). Supplication du pécheur à Jésus • →Nerses Shnorhali Yisows 721-722 « À travers ton corps entier / Et sur toutes les parties de tes membres / Tu as reçu les coups terribles de la flagellation / Après le verdict du juge. -- Moi qui depuis les pieds jusqu’à la tête / Souffre des douleurs intolérables, / Veuille me guérir de nouveau, une deuxième fois, / Comme avec la grâce de la Fontaine sacrée » (179-180). Appel à la conversion • →Angèle de Foligno Visionum « Il comptait les coups de la flagellation, me montrait en détail à quelle place chacun d’eux avait porté, et me disait : “C’est pour toi, pour toi, pour toi”. Alors tous mes péchés m’étant présentés à la mémoire, je compris que l’auteur de la flagellation, c’était moi. Je compris quelle devait être ma douleur. Je sentis celle que jamais je n’avais sentie » (49). • →Rolle de Hampole Melos 30 « La véritable piété, c’est de contempler avec componction le Roi des rois transpercé pour nos péchés. Ah ! malheur à toi, misérable vermisseau qui ne veux pas vivre selon la volonté de ton Créateur ! Pour toi, Il accepta que fût blessé son cœur d’un prix inestimable. Il supporta les plaies dans sa chair infiniment délicate. Le corps de la Vérité vivifiante fut ensanglanté pour sauver les hommes qui appelaient à l’aide » (1,341). • →Bonaventure Lignum 24 « Ce très précieux sang coula des côtés sacrés de cet innocent et très aimant jeune homme sans qu’on ait pu trouver en lui aucune souillure. Et toi, homme perdu, toi qui es la cause de cette honte et de ces tortures, comment ne pas éclater en sanglots ? Voici que l’Agneau très innocent, pour t’arracher à la sentence d’une juste damnation, a voulu être condamné à un injuste sentence » (51-53). + Théologie + 25 Variations dans l’interprétation du verset Pendant des siècles, l’ambiguïté de la désignation en Mt de la foule surexcitée (*pro25a) a suscité interrogations, soupçons et accusations les plus folles contre « les Juifs » tous ensemble, de génération en génération, et cela malgré quelques traits de lumière chez les

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commentateurs anciens (→Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt). Théologie chrétienne du judaïsme Antijudaïsme théologique : Jésus Christ comme pierre de scandale *theo9b ; *chr25a Le non de la majorité d’Israël au Christ est compris très tôt par beaucoup comme une faute du peuple élu envers Dieu, qui commence à exercer son jugement contre son (ancien) peuple dans l’histoire. Le Christ est la pierre de scandale : il est la cause de l’efficacité de la malédiction aussi bien que de l’amour qui lève la malédiction. Pendant des siècles l’opinion chrétienne tient pour acquis le fait que les Juifs assument leur pleine responsabilité dans la mort de Jésus, et comprend en conséquence leur persévérance dans le judaïsme comme une affirmation consciente de cette responsabilité. Le malheur juif, compris comme la réalisation de cette malédiction prononcée par les ancêtres de jadis, a donc été considéré par les chrétiens comme une confirmation de la vérité de leur foi en Jésus Christ. P. ex. Luther est au départ favorable aux Juifs et persuadé qu’ils se convertiront à l’Évangile qu’il prétend reproposer dans toute sa pureté, débarrassé des scories romaines. Il devint finalement leur ennemi en constatant qu’ils ne se convertissaient pas. Le Christ demeurait la pierre de scandale. Antisémitisme « chrétien » : le « peuple déicide » Le v.25 a fourni la base à l’accusation d’être un peuple déicide lancée aux Juifs et a constitué un pilier de l’antisémitisme chrétien (*chr25b ; *litt25b), certains d’entre eux croyant devoir s’efforcer d’être les agents de ce qu’ils prenaient pour la justice divine. S’il est vrai que le plus grand crime antisémite, le génocide nazi, fut perpétré au nom d’une idéologie païenne (non seulement antijuive mais aussi antichrétienne), il n’en est pas moins vrai qu’il a eu lieu dans de vieux pays chrétiens, et que nombre de baptisés y trempèrent. Correction théologique et repentance catholique Rapportée aux Écritures auxquelles elle fait allusion d’une part (*ref25b), et aux locuteurs qui la prononcent d’autre part, la phrase n’implique pourtant pas nécessairement de responsabilité collective héréditaire : • →Vatican II NA 4 « Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ, ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. S’il est vrai que l’Église est le nouveau peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture. Que tous donc aient soin, dans la catéchèse et la prédication de la parole de Dieu, de n’enseigner quoi que ce soit qui ne soit conforme à la vérité de l’Évangile et à l’esprit du Christ. » • →CEC 597 « Les Juifs ne sont pas collectivement responsables de la mort de Jésus. En tenant compte de la complexité historique du procès de Jésus manifestée dans les récits évangéliques, et quel que puisse être le péché personnel des acteurs du procès (Judas, le Sanhédrin, Pilate) que seul Dieu connaît, on ne peut en attribuer la responsabilité à l’ensemble des Juifs de Jérusalem, malgré les cris d’une foule manipulée (cf. Mc 15,11) et les reproches globaux contenus dans les appels à la conversion après la Pentecôte (cf. Ac 2,23.36 ; 3,13-14 ; 4,10 ; 5,30 ; 7,52 ; 10,39 ; 13,27-28 ; 1Th 2,14-15). Jésus lui-même en pardonnant sur la croix (cf. Lc 23,34) et Pierre à sa suite ont fait droit à “l’ignorance” (Ac 3,17) des Juifs de Jérusalem et même de leurs chefs. Encore moins peut-on, à partir du cri du peuple : “Que son sang soit sur nous et sur nos enfants” (Mt 27,25), qui signifie une formule de ratification (cf. Ac 5,28 ; 18,6), étendre la responsabilité aux autres Juifs dans l’espace et dans le temps. » • →CEC 598 « Tous les pécheurs furent les auteurs de la Passion du Christ. L’Église, dans le magistère de sa foi et dans le témoignage de ses saints, n’a jamais oublié que “les pécheurs eux-mêmes furent les auteurs et comme les instruments de toutes les peines qu’endura le divin Rédempteur” (Catechismus Romanus 1,5,11 ; cf. He 12,3). Tenant compte du fait que nos péchés atteignent le Christ lui-même (cf. Mt 25,45 ; Ac 9,4-5), l’Église n’hésite pas à imputer aux chrétiens la responsabilité la plus grave dans le supplice de Jésus, responsabilité dont ils ont trop souvent accablé uniquement les Juifs : “Nous devons regarder comme coupables de cette horrible faute, ceux qui continuent à retomber dans leurs péchés. Puisque ce sont nos crimes qui ont fait subir à Notre-Seigneur Jésus-Christ le supplice de

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la croix, à coup sûr ceux qui se plongent dans les désordres et dans le mal ‘crucifient de nouveau dans leur cœur, autant qu’il est en eux, le Fils de Dieu par leurs péchés et le couvrent de confusion’ (He 6,6). Et il faut le reconnaître, notre crime à nous dans ce cas est plus grand que celui des Juifs. Car eux, au témoignage de l’Apôtre, ‘s’ils avaient connu le Roi de gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié’ (1Co 2,8). Nous, au contraire, nous faisons profession de Le connaître. Et lorsque nous Le renions par nos actes, nous portons en quelque sorte sur Lui nos mains meurtrières (Catechismus Romanus 1,5,11).” » THÉOLOGIE NT Position de Mt sur Israël *mil28,15b ; →L’Évangile selon Mt et Israël Le verset en contexte Le v.25 ne doit pas être surinterprété. « Tout le peuple » est d’abord une hyperbole. L’importance de textes comme Ez 37 et Os 2 dans la littérature péritestamentaire rend improbable historiquement l’idée d’un rejet définitif d’Israël. Même si on y lisait une condamnation nette, il faudrait encore noter que dans la littérature eschatologique du temps, une condamnation absolue est souvent le prélude à une rédemption (Os 2,25 Dieu « à Pas-mon-peuple : “Tu es mon peuple” » cf. →Justin le Martyr Dial. 108,3). Le peuple a manqué une occasion historique, qui est passée aux païens, mais l’offre qui lui est faite demeure : *theo28,19a toutes les nations. • →Vatican Écritures (préface du cardinal Joseph Ratzinger) « Les reproches adressés aux Juifs dans le Nouveau Testament ne sont ni plus fréquents ni plus virulents que les accusations contre Israël dans la Loi et les prophètes, donc à l’intérieur de l’Ancien Testament lui-même. Ils appartiennent au langage prophétique de l’Ancien Testament et sont donc à interpréter comme les oracles des prophètes : ils mettent en garde contre des égarements contemporains, mais ils sont toujours essentiellement temporaires et laissent aussi toujours prévoir de nouvelles possibilités de salut. » Replacée dans la stratégie énonciative ironique de l’ensemble du récit de la passion, et en écho à Mt 26,28 (« sang […] répandu […] en rémission des péchés »), la déclaration peut se lire comme un appel au salut (*bib25b ; *interp25b). + Philosophie + 24b prenant de l’eau, se lava les mains Éloge sur la sincérité • →Kierkegaard Demis-Prædiken « Loué soit l’homme qui sait combattre pour la vérité, l’homme qui ne s’en lave point les mains, et la laisse crucifier ; loué soit l’homme qui, au milieu du danger véritable, […] persévère nuit et jour, […] sans feu ni lieu sur terre, renonçant à tout, injurié, persécuté, bafoué, maudit » (371). 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants L’antijudaïsme chrétien comme contresens L’antijudaïsme chrétien est la confirmation la plus ironique et la plus tragique qui soit du caractère funeste du désir mimétique — que venait justement dévoiler Jésus : • →Girard Choses « Ce sont les chrétiens, cette fois, qui disent “Si nous avions vécu du temps de nos pères judaïques, nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang de Jésus…” C’est les yeux fixés sur ce texte (Mt 23,29-36) qu’ils refont ce que le texte dénonce » (197). Un Juif en appelle au christianisme contre les chrétiens • →Levinas Nations (« Judaïsme “et” christianisme », 1987) « Le pire, c’était que ces choses effroyables, de l’Inquisition et des croisades, étaient liées au signe du Christ, à la Croix. Cela paraissait incompréhensible et demandait explication. […] Alors vient ce que vous appelez l’Holocauste et que nous appelons Choah. Là éclatèrent deux évidences. D’abord, le fait que tous ceux qui participèrent à la Choah avaient reçu dans leur enfance le baptême catholique ou protestant : ils n’y trouvèrent pas d’interdits ! Et deuxième fait très, très important : c’est à cette époque que m’apparut directement ce que vous appelez charité ou miséricorde. Partout où se montrait la soutane noire il y avait refuge. Là, le discours était encore possible. Un monde sans recours est désespéré » (190).

Responsabilité et miséricorde • →Maritain Israël « […] la faute [de la condamnation] n’est pas fatale. Elle est enveloppée dans le plan imbrisable de la sagesse éternelle, cependant la liberté humaine reste réelle sous la volonté de Dieu […]. Nulle part ailleurs que dans la condamnation du Christ, l’exercice de la liberté humaine n’apparaît plus souverainement dominé par le pouvoir transcendant et la miséricorde préordinatrice de Dieu […]. Sur ce point, les maîtres et les instituteurs chrétiens devraient insister sur le mot de saint Pierre : “Je sais que vous avez fait cela par ignorance, comme d’ailleurs vos chefs” (Ac 3,17), et sur le mot de Jésus en croix : “Ils ne savent pas ce qu’ils font” » (214-215). Responsabilité collective • →Maritain Israël « Nous ne devons pas seulement faire remarquer, comme vous le faites à bon droit, qu’un Juif d’aujourd’hui est aussi innocent du meurtre du Christ qu’un catholique d’aujourd’hui l’est du meurtre de Jeanne d’Arc ou de l’emprisonnement de Galilée. Mais, surtout, il faut affirmer que ceux qui désirent punir les Juifs — lesquels sont dans la main de leur et de notre Dieu — pour le meurtre du Golgotha, se rendent euxmêmes coupables de blasphème et de sacrilège ; ils empiètent stupidement, dans l’intérêt de leur propre malice humaine, sur les desseins cachés de Dieu, ils insultent l’amour avec lequel il attend son peuple […]. Moimême je l’ai mis à mort, je le mets à mort chaque jour par mes péchés. Il n’y a pas d’autre réponse chrétienne à cette question : puisqu’il est mort volontairement pour mes péchés […]. Juifs, Romains, bourreaux, n’étaient tous que des instruments, de libres et misérables instruments de sa volonté de rédemption et de sacrifice. Voilà ce qu’il faudrait que les maîtres chrétiens enseignent à leurs élèves » (216-217). + Littérature + 24b se lava les mains Moyen Âge Signe de la contradiction de Pilate • →Gréban Passion : Tout en condamnant Jésus par lâcheté, il veut se détacher totalement de ce jugement : « or, mes amis, puisqu’il vous plest, / pour avoir vostre bonne grace, / il fault que ce jugement face ; / mes avant veil laver mes mains / a la coustume des Romains / qui ont cest usage incité / en signe de mondicité, / et mes mains bien laver en puis, / car de sa mort acteur ne suis / n’en riens consentant n’adherant » (v.2357823587). 17e siècle Pilate, damné • →Vitré Essais « Ah ! Juge corrompu ! ta trompeuse innocence / Voile en vain sa laideur, d’une belle apparence ; / On voit le jour bien clair à travers ce rideau : -- Ta faute fait horreur, elle est si criminelle, / Qu’il faut pour l’expier une flamme éternelle, / Et tu n’as su l’éteindre, avec si peu d’eau » (198). Pilate, modèle du mauvais juge • →Lejeune Missionnaire « […] d’où vient que si un Conseiller, un Avocat ou un Procureur a quelque affaire à démêler avec une veuve ou un villageois, le faible est toujours délaissé, et que chacun se met du côté du plus fort ? Ce qui vous flatte, c’est que vous lavez vos mains comme Pilate, lavit manus coram populo. Coram populo, non pas coram Deo. Vous vous justifiez devant les hommes, et non pas devant Dieu, lorsque vous avez tant d’excuses, tant de faux prétextes, de raisons apparentes, et tant de beaux discours que vous feriez croire aux plus adroits, et que vous êtes le plus innocent de monde » (349-350). Pilate, nous tous • →Louis-François d’Argentan Conférences « Les Gentils et les Juifs trempèrent leurs mains dans son sang, il fut tourmenté de la part des Prêtres, des Pontifes, des Pharisiens, des valets, du peuple, et ce qui est plus cruel à souffrir, de la part de ses Apôtres ; mais disons plus universellement, il n’y a pas un seul de tous les hommes depuis Adam jusqu’au dernier qui naîtra au monde, de la part duquel il n’ait enduré des douleurs mortelles, puisque tous leurs péchés ont été les bourreaux qui l’ont mis en

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croix. Nous avons tous été les acteurs de cette sanglante tragédie, et pas un de nous ne peut dire en se lavant les mains : Je suis innocent du sang de ce juste » (760). 19e siècle Interprétation liturgique • →Bloy Mendiant associe le déroulement traditionnel de la liturgie eucharistique à la passion de Jésus. Il relie plusieurs éléments du Ps 25,6 que les prêtres récitent au moment du lavabo au lavement des mains de Pilate à l’heure de l’abandon du Christ à la foule : « Pilate est le seul personnage de la Passion mentionné dans le Credo. Viennent ensuite l’Offertoire, l’Oblation de l’Hostie et l’Oblation du Calice : sacrificium praeparatum. Puis, le prêtre se lave les mains inter innocentes, en accomplissement de la Loi (Dt 21,6). Ici, je vois distinctement Pilate lui-même… Il serait merveilleux de développer cela et de retrouver, au moyen de tels aperçus, la vie extérieure, sensible, de toutes les phrases liturgiques de la Messe » (276-277). 20e siècle Pilate n’en pense pas moins • →Claudel Pilate « Si ces sauvages ont vraiment sacrifié leur Dieu, c’est leur affaire et je m’en lave les mains, que son sang, comme ils disent malproprement, leur tombe sur la tête ! Mes dieux à moi, ce sont ces cinq bons petits lares administratifs qui m’ont toujours fourni un bon service au cours de mes déplacements. Vous n’allez pas croire tout de même que je trempe dans ces ignobles superstitions asiatiques » (911). Pilate névrosé : image grotesque de la culpabilité allemande • →Gary Danse : Le SS Schatz, nouveau Pilate en voie de repentir, est habité par le dibbouk Cohn, qui le harcèle. Hanté par une culpabilité obsédante que Cohn matérialise, il ne cesse de se laver les mains et se rend chez son psychiatre pour se faire soigner (17). Pilate, juge douteux • →Grosjean Pilate suit à la lettre la déclaration du préfet mais émet une réserve ironique qui questionne l’innocence proclamée du juge : « Pilate disait : C’est votre affaire. Et il se lavait les mains, mais l’eau devait être douteuse car, à force, ses mains se salissaient. » Le crime est là : seul Jésus pourra libérer Pilate de sa faute, le laver de sa tache quand le Romain aura enfin compris, bien après, la pureté de Celui qui lui « semblait transparent » et dont « on voyait [la] présence à travers [le] visage » (40). Ce passage mêle un intertexte shakespearien (Macbeth II,2), qui devient plus explicite ensuite et souligne l’aspect tragique du destin de Pilate : celui-ci « continuait de se frotter machinalement les mains comme une lady de théâtre, mais l’aiguière était vide » (66). 21e siècle Participation au mystérieux dessein de la Providence • →Schmitt Pilate « J’accomplis le geste rituel qui signifie cela ne me regarde plus […] et je vis soudain, dans le liquide clapotant de la bassine en cuivre, se décomposer un fragment d’arc-en ciel » (107). L’arc en ciel renvoie à l’alliance noachique : en livrant Yéchoua, Pilate collabore à l’accomplissement des prophéties et renouvelle donc en quelque sorte l’alliance que Dieu avait conclue avec les hommes. 24c À vous de voir Moyen Âge Pilate, conscient des conséquences d’une telle responsabilité • →Gréban Passion « par vostre responce notoire, / vous vous obligez grandement » (v.23622-23623). 17e siècle Pilate, pire que les faux accusateurs de Jésus • →Vitré Essais « Quand tu parles ainsi, Magistrat exécrable ! / […] Tu veux que les Hébreux entrant dans leur devoir / Reconnaissent l’horreur du mal qu’ils te font faire, / Et toi qui le commets, tu ne veux pas le voir » (199). 20e siècle Parallèle entre Pilate et Barabbas • →Lagerkvist Barabbas prête à Barabbas, venu assister à la crucifixion, une pensée qui reprend les paroles de Pilate : « Cependant l’on venait de le crucifier, alors que lui-même [= Barabbas] avait été délivré de ses

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chaînes et déclaré libre. En somme, il n’y pouvait rien. C’était leur affaire, à eux. Ils avaient le droit de choisir qui bon leur semblait, et ils l’avaient fait » (16). Sur le Golgotha, Barabbas est fasciné par le visage du Christ et reconnaît immédiatement l’injustice : « L’homme était innocent, c’était évident » (16). Barabbas est associé symboliquement à Pilate : juge et criminel partagent le même désir d’auto-disculpation. *cin24c 25b Son sang, sur nous et sur nos enfants 17e siècle Sang de grâce pour les chrétiens, sang de malédiction pour les juifs • →Vitré Essais « Et nous, et les Hébreux par leur voix engagés, / Sommes du sang divin différemment chargés ; / Il est versé pour nous de leurs mains inhumaines ; / Mais la double vertu du sang de mon Sauveur, / Tombant dessus les deux, ne leur donne que peines, / Et ne répand sur nous que grâce et que faveur -- En faveur d’Israël sur le rivage épars, / La mer rouge autrefois ouvrit ses fières ondes, / Et fit pour son Salut de ses eaux vagabondes / De solides remparts. -- Quand le peuple du Nil monté dessus ses chars, / Croyait passer aussi dans ces vases profondes ; / La même eau renversant ses merveilleuses bondes / L’engloutit, en fondant sur lui de toutes parts. -- Le sang de mon Sauveur a fait chose pareille ; / Le Chrétien, au travers de cette onde Vermeille, / Se fraye un court Chemin au bienheureux séjour. -- Et le Juif malheureux usant d’un tel langage, / Attire dessus soi cette liqueur d’amour ; / Mais bien loin du Salut, il y trouve un naufrage » (186-187). • →Bossuet Minimes « J’entends les Juifs qui crient : Son sang soit sur nous et sur nos enfants ! Il y sera, race maudite, tu ne seras que trop exaucée. Ce sang te poursuivra jusqu’à tes derniers rejetons, jusqu’à ce que le Seigneur se lassant enfin de ses vengeances, se souviendra à la fin des siècles de tes misérables restes. Ô ! que le sang de Jésus ne soit point sur nous de cette sorte, qu’il ne crie point vengeance contre notre long endurcissement ; qu’il soit sur nous pour notre salut ; que je me lave de ce sang » (382-383). Sang de jugement pour les chrétiens • →Lejeune Missionnaire « […] que son Sang soit sur nous et sur nos enfants. Peuple, voilà votre vrai génie, voilà la cause la plus ordinaire de votre damnation : vous faites vos actions aveuglément, à la volée, et à l’étourdi, sans penser à ce que vous faites. Ce qui est cause que vos bonnes œuvres ont fort peu de mérite devant Dieu, et que les mauvaises ont beaucoup de démérite et de blâme en son jugement. Vous allez à Confesse, à la Messe, à la Sainte Communion, et à la Prédication, ce n’est pas pour l’amour de Dieu, ni par dévotion, ou par esprit de piété, mais parce que les autres y vont, parce que c’est la mode, ou que c’est la coutume d’y aller à tel jour » (270-271). 18e siècle Une culpabilité non transmise • →Paulus Comm. : La populace déchaînée par la passion du lynchage fait entendre la voix de Satan, mais il est évident que les enfants ne sauraient endosser la responsabilité des actes de leurs parents, surtout s’ils ne leur ressemblent pas (3,694.716). 20e siècle Le châtiment est retombé sur Israël • →Bloy Pèlerin « Les Princes de la Synagogue ont obstinément refusé de reconnaître Notre Seigneur Jésus-Christ comme Fils de Dieu. Ils n’ont pas voulu croire en Lui malgré ses miracles éclatants, la sublime perfection de sa doctrine et la merveilleuse beauté et sainteté de sa Vie. Leur crime inouï a attiré sur la descendance d’Israël d’épouvantables châtiments qui continuent depuis dix-neuf cents ans. […] Écoutez leur réponse terrifiante : “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants” ! Ah ! les malheureux ! Comme ils ont été exaucés ! » (261). Pitié des Juifs • →Cendrars « Pâques » « Seigneur dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs / Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs. -- Je le sais bien, ils ont fait ton Procès ; / Mais je t’assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais. […] -- Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques. / Hélas ! Seigneur, Vous ne serez plus là après Pâques ! / Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques » (19-20).

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La passion selon saint Matthieu

Les Juifs, gardiens du sang • →Claudel Croix « Ce sang appartient à Israël, il est sien, mais grevé d’une mission, qui est de faire le Christ. Quand donc il réclame ce sang, qui en effet, de nature et de droit, lui appartient, c’est comme s’il abjurait cette mission, s’il ôtait leur sens à ces larges effusions figuratives que Jahveh sur le Sinaï lui a prescrites, comme s’il se constituait en système fermé, comme s’il réclamait pour lui-même toutes les gouttes de ce capital liquide dont le Seigneur lui a confié l’intendance. […] Israël sait, quelque chose au fond de lui-même sait pour lui, que ce sang qu’il a reçu n’était pas pour lui, qu’il avait du côté de l’union divine une appétence innée, et maintenant, voici qu’au lieu de l’exhaler, il le ravale, il lui faut garder par devers lui cet hôte incompatible qui le dévore » (491). 26b une fois flagellé Moyen Âge La flagellation, détaillée et revécue À partir du début du 13e s., les ouvrages de dévotions décrivent avec toujours plus de détails (*pro26b) les souffrances endurées par Jésus durant sa passion (*chr26b). Les grands mystiques des 14e-15e s. (Brigitte de Suède Révélations ; Jean Quentin L’Orloge de dévotion ; etc.) livrent des récits sans concession : Brigitte de Suède détaille 5475 coups de fouet durant la passion. Les détails fournis par les mystiques favorisent la représentation théâtrale de la passion. Les Passions du Moyen Âge inventent le topos des soldats (portant des noms juifs tels Moïse et Jessé…), s’excitant les uns les autres à plus de cruauté dans la torture : appuyer plus fort sur la couronne, détailler les blessures qu’elle cause, etc. Tout cela influence évidemment les productions artistiques visuelles (*vis26b). • →Gréban Passion consacre une longue scène, très détaillée, à la flagellation. Pilate commande lui-même les fléaux et les coups : « faictes, moy des verges friandes / huit ou dix bien longues et grandes, / et des courgees cordellees, / de petis neuz tout dentelees, / et quant tout arez assorty, / batez le moy par tel party / que sur tout son corps n’y ait place / ou il n’appere plaie ou trace » (v.22765-22772). Le déchaînement est stylisé et rendu par l’efficacité avec laquelle les quatre bourreaux font leur travail : « Griffon : Empreu [= un]. -- Orillart : Et deux. -- Brayart : Et trois. -Claquedent : Et quatre, / et le cinquieme de surcroix » (v.22844-22845). La flagellation est placée avant la condamnation à mort (suivant Jn 19,1-15). Il s’agit donc de montrer moins la cruauté de Pilate que l’une de ses dernières tentatives de contenter les Juifs sans faire mourir Jésus. Renaissance La flagellation, méditée • →Coignard Œuvres chr. « Mon âme, c’est à toi à qui touche ceci, / Et qui en dois porter la peine et le souci, / Entre donc en esprit au milieu du prétoire, / Et vois le fils de Dieu et le haut Dieu de gloire, / Tout sanglant et blessé contre le dur pilier, / Au moins tends lui la main et l’aide à délier. / Le plus beau des humains a perdu sa figure, / Et la même beauté est tournée en laidure, / Et la très pure chair de son corps délicat / A perdu la splendeur de son divin éclat » (495). 17e siècle Appel à l’examen de conscience • →Favre Entretiens « Quelles sont, ô bon Dieu, ces cordes qui te lient, / Sinon tant de péchés qui me tiennent captif ? / Qui sont ces fiers bourreaux, qui t’écorchent tout vif, / Sinon ces vanités, qui de toi me délient ? -- Quelle colonne, à qui tant de cordes s’allient, / Si ce n’est la durté de mon cœur trop restif ? / Quel ce fleuve de sang qui coule si naïf ? / N’est-ce tant de pardons, dont mes péchés se rient ? -- Secours, ô Dieu, secours, las toujours le péché / Tiendra-t-il mon malheur à l’enfer attaché ? / Si la corde te plaît, les bourreaux, les gens d’armes, -- La colonne, et le sang, rends-moi la charité / Pour corde, pour bourreaux, un remord effronté, / Pour colonne, ta croix, pour sang, l’eau de mes larmes » (235). De l’image à la méditation • →Bourgoing Véritez « Hoc sentite in vobis quod et in Christo Jesu (Ph 2,5). Ressentons en nous-mêmes ce que Jésus a senti en soi, entrons dans l’actuel sentiment de sa douleur causée par un grand nombre de coups […]. Appliquons tous nos sens vers ce très pitoyable objet ; voyons de nos yeux frapper et déchirer les épaules, et puis l’estomac et toutes les parties ; oyons

de nos oreilles la charge et la grêle des coups ; flairons et savourons ce sang qui ruisselle des plaies, recevons ces mêmes coups et participons à sa douleur » (580-582). • →Louis-François d’Argentan Conférences « “Oui, c’est toi-même, voilà ton ouvrage ; c’est pour réparer l’injure que tu as faite à Dieu par tes impudicités, qu’il a enduré tout cela. N’a-t-il donc point assez souffert pour arracher les désirs impudiques de ton cœur” ? Si ce n’est pas encore assez, prends donc toi-même les verges d’épines et les chaînes de fer dans tes mains, et fais de nouveau ruisseler son sang par des plaies plus profondes et plus cruelles. Renouvelle toutes ses douleurs, déchire de nouveau sa peau par lambeaux, arrose plus abondamment que jamais le pavé de son précieux sang, pourvu que tu quittes en faisant cela les désirs impudiques de ton cœur » (771-772). • = →Bourdaloue Carême (154-155). La flagellation, détaillée à l’extrême • →Prus Théâtre « N’est-ce pas ce que nous devons nous figurer du pitoyable visage de Jésus après que pour l’amour de nous, il a versé soixante-deux mille et deux cents larmes, et nonante sept mille trois cents et cinq gouttes de sang dans le Jardin des Olives ; après qu’il a reçu sur sa face cent et dix soufflets ; sur sa tête quatre-vingt et cinq coups tant de poings que de roseau, après qu’on lui a honni la face de trente-deux vilains et infâmes crachats ; après qu’on l’a frappé trente fois à la bouche, poussé et renversé treize fois par terre, tiré par trois cents fois par les cheveux ; après qu’on lui a arraché la barbe ou trainé en l’empoignant par icelle cinquante-huit fois, après que par le couronnement d’épines, on lui a fait à la tête trois cents trous ? » (188-189). Les verges adressées • →Vitré Essais s’adresse aux Verges dont Jésus fut fouetté : « Instruments d’un Carnage, / Scorpions venimeux ! petits Dragons sifflants, / Coutres multipliés ! qui seillonnant ses Flancs, / Arrosez un Terroir qui fait notre héritage. -- Comètes rougissants ! la cause et le présage / D’un meurtre exécuté, par des bras insolents, / Rude, et sanglante grêle ! où mille Brins volants / Font sur ce Champ d’Amour leur horrible ravage. -- Serpenteaux acharnés ! dessus un Corps si blanc, / Dipsades ! altérés de son illustre Sang, / Qui ressautez en l’Air du mal que vous lui faites. -- Rasoirs à cent tranchants ! qui donnez mille Morts, / Balaie de nos péchés ! Sanglantes Époussettes ! / Nettoyez-en mon cœur, sans déchirer son Corps » (168). • →Lingendes Pâques « Ô mon âme ! Considère un peu cette grêle de coups, considère comme ils retentissent de toutes parts, considère qu’ils tombent sur la chair de Jésus-Christ avec autant de confusion que la grêle sur les toits des maisons. […] À peine ces enragés prenaient-ils leur haleine, mais enfin les forces leur manquent, les fouets se rompent, et les pièces se mêlent avec le sang et avec les morceaux de chair qui volaient de ce corps si maltraité. […] Toute la terre aux environs et toute la cour en était empourprée ; enfin partout on ne voyait que du sang » (457). Consécration du silence • →Bossuet Silence « Jésus endure ce tourment comme les autres dans un silence inviolable. […] Et c’est avec sujet qu’un saint Père l’a appelé la victime du silence, puisque ce divin Jésus l’a consacré par sa patience durant sa Passion » (558). La Beauté demeure • →Bossuet Circoncision « La véritable beauté de mon Maître ne lui peut être ravie ; non, non, ces cruelles meurtrissures n’ont pas défiguré ce visage ; elles l’ont embelli à mes yeux. Si les blessures des sujets sont si belles aux yeux du prince, dites-moi, les blessures du prince, quelles doivent-elles être aux yeux des sujets ? » (315). 19e siècle La flagellation, continuée dans l’injustice • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Le crucifix ») met en vers le topos de la souffrance de Jésus continuée dans toute injustice humaine : « La flagellation du Christ n’est pas finie. / Tout ce qu’il a souffert dans la lente agonie, / Au mont des Oliviers et dans les carrefours, / Sous la Croix, sur la Croix, il le souffre toujours. / […] Chaque fois que sur terre et dans nos temples sourds / Et dans nos vils palais, des docteurs et des scribes / Versent sur l’innocent leurs lâches diatribes, / […] Christ frémissant essuie un crachat sur son front » (885-886).

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Description graphique de l’horreur • →Huysmans Route évoque les visions d’→Emmerich Passion : « À sa parole qu’un scribe consignait, le Calvaire se dressait et toute une fripouille de corps de garde se ruait sur le Sauveur et crachait dessus ; d’effrayants épisodes surgissaient de Jésus, enchaîné à une colonne, se tordant tel qu’un ver, sous les coups de fouet, puis tombant, regardant, de ses yeux défaits, des prostituées qui se tenaient par la main et reculaient, dégoûtées, de son corps meurtri, de sa face couverte, ainsi que d’une résille rouge, par des filets de sang. Et, lentement, patiemment, ne s’arrêtant que pour sangloter, que pour crier grâce, elle peignait les soldats arrachant l’étoffe collée aux plaies, la Vierge pleurant, la figure livide et la bouche bleue » (215). 20e siècle La flagellation, continuée • →Jammes Rosaire « Flagellation. -- Par les gosses battus par l’ivrogne qui rentre, / par l’âne qui reçoit des coups de pieds au ventre / par l’humiliation de l’innocent châtié -- par la vierge vendue qu’on a déshabillée, / par le fils dont la mère a été insultée : / Je vous salue, Marie » (206-207). Modèle pour une passion collective • →Coetzee Barbarians transfère l’épisode sur tout un groupe de prisonniers, un corpus collectif (168). D’autant qu’ils sont enchaînés en croix avec un fil de fer, équivalent des clous, dans leurs mains et leurs joues. Le colonel Joll étale de la poussière sur le dos des victimes et inscrit avec un bâton le mot « ennemi » (171). « Puis la flagellation commence » (171) : les soldats les frappent pour les nettoyer. 26b il le livra Pilate, soulagement de Jésus • →Nerval Chimères (« Le Christ aux Oliviers ») fait de Pilate le seul qui se préoccupe de mettre fin à la déréliction de Jésus. Le préfet romain suggère au poète des rapprochements entre le Christ et les héros divins des mythologies gréco-romaines punis pour avoir voulu outrepasser les limites humaines (Prométhée est curieusement absent) : « Enfin Pilate seul […] / Sentant quelque pitié, se tourna par hasard : / “Allez chercher ce fou !” […] -- / C’était bien lui ce fou, cet insensé sublime… / Cet Icare oublié […] / Ce Phaéton perdu […] / Ce bel Atys meurtri […] -- “Réponds” ! criait César à Jupiter Ammon, / “Quel est ce nouveau dieu qu’on impose à la terre” ? / […] -- Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère : / — Celui qui donna l’âme aux enfants du limon » (650-651). Ce dernier v. paraît lever la proclamation d’athéisme du début du poème : « les enfants du limon » sont les hommes ; la périphrase renvoie au Créateur de Gn. + Arts visuels + 24b se lava les mains Le lavement des mains de Pilate Haute Antiquité et époque paléochrétienne La scène du lavement des mains est représentée sur : • plusieurs sarcophages des 4e et 5e s. (Arles, Vatican, etc.). Sur le Sarcophage de Junius Bassus (359, Vatican), Pilate se tient le menton. • les Mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf (526, Ravenne). En se lavant les mains, Pilate détourne son regard du Christ en signe de perplexité, de désapprobation ou de désengagement de sa sentence. Le lavement des mains, qui peut même tenir lieu de représentation du procès (*vis11-26), est volontiers mis en parallèle avec le lavement des pieds lors de la Cène, quelle que soit la technique d’exécution, notamment sur les œuvres qui permettent de présenter plusieurs registres : • sarcophages (Arles, Rome) ; • portes (432, Sainte-Sabine, Rome) ; • mobilier liturgique — colonnes de ciborium (491-518, San Marco, Venise) ; • compositions sculptées et peintes (Codex Augustinus, ca. 600). Dans la première moitié du 5e s., les artistes s’efforcent de concentrer en une seule scène les différents moments de l’épisode : de la comparution à la conséquence du jugement, c’est-à-dire : • au Christ portant la croix (ivoire, 420-430, Londres) ; • à Simon de Cyrène chargé de la croix (432, Sainte-Sabine, Rome), détail relaté seulement en Mt 27,32 (*syn32).

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Du Moyen Âge aux temps modernes Les artistes, reprenant l’iconographie inaugurée aux 4e et 5e s., privilégient souvent la source Mt, quel que soit leur corps de métier : • peintres de vitrail (13e s., Sainte-Chapelle, Paris) ; • enlumineurs : à Chantilly, La Haye, Paris, Müstair ; Michel, évêque de Damiette (1180, Paris) ; anonyme (1264-1265, Paris) ; Bible d’Utrecht (1430) ; Maître François (1463, Paris) ; École française (1460-1466, Paris) ; Jehan Dreux (1460-1467, Paris) ; anonyme (1490, Paris) ; Cristoforo de Predis (15e s., Rome) ; • sculpteurs : anonyme (1250, Naumburg) ; anonyme (ca. 1400, Londres) ; Giovanni d’Enrico (ca. 1616, Varallo) ; • émailleurs : Léonard Limosin (1557, Écouen) ; • peintres : Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Pietro Lorenzetti (1320, Assise) ; Hans Multscher (1437, Berlin) ; Domenico di Michelino (ca. 1470) ; Martin Schongauer (1480, Chantilly) ; Robinet Testard (1482-1485, Paris) ; Israhel van Meckenem (15e s., Paris) ; Maître de Cappenberg (1480-1520, Londres) ; Albrecht Altdorfer (1509-1518, Linz) ; Albrecht Dürer (1510-1514) ; Hans Leonhard Schäuffelin (1515, Augsbourg) ; Michelangelo Buonarotti (1516, Londres) ; Ludovico Mazzolino (1525, Budapest) ; Jacopo Tintoretto dit Le Tintoret ; Ludovico Carracci ; Nicolas Maes ; Rembrandt ; Charles Le Brun ; Giacomo Cavedone ; Tadeusz Kuntz. Plus rarement, la composition peut même se réduire au seul lavement des mains de Pilate et exclure ainsi le Christ de la scène ou le rejeter nettement à l’arrière-plan : • Lorenzo Ghiberti (1403-1424, Florence) ; Jan Lievens (ca. 1640, Leiden) ; Léonard Bramer (ca. 1640, Sibiu) ; Mathias Stomer (ca. 16301650, Paris) ; Mattia Pretti (1663, New York). Époque contemporaine Le thème semble être tombé peu à peu dans l’oubli, à de rares exceptions près, telles : • William Turner (1830, Londres) ; Gustave Moreau (1862, Decazeville) ; les illustrateurs de bibles (James Baillie et James Tissot au 19e s., Isabella Colette et David Bourgeois au 20e s.). Ils représentèrent préférentiellement le dialogue et délaissèrent donc la source Mt. Ceux qui isolèrent une partie du v.24 et insistèrent sur le désengagement de Pilate restent isolés dans l’ensemble du corpus : • Georges Tinworth, I Am Innocent of the Blood of This Man, céramique (fin 19e s.). • Piotr Naliwajko, Pilat (1990) : la toile représente un jeune homme moderne assis au coin d’une pièce et tirant sur une cigarette juste au-dessous d’un Christ, tel un jeune hippie portant la poutre de sa croix. 26b une fois flagellé Représentations diverses de la scène La flagellation apparaît très tardivement dans le lexique iconographique. S’y rattachent des motifs aussi importants que celui des →Arma Christi (instruments de la passion) et celui du →Vir dolorum (Homme de douleurs). Moyen Âge Iconographie propre à la flagellation Les premières représentations de la flagellation apparaissent dans l’art occidental dans la sphère de l’Empire carolingien (enluminures de Psautiers) : le Christ de dos, au centre de la composition, entouré par deux bourreaux, dépeint avec un étonnant réalisme dans la violence, fixe un type iconographique. La concision scripturaire (*pro26b) permet aux artistes de faire preuve d’inventivité dans la composition et dans les détails représentés. Attaché à la colonne, les mains (et parfois les pieds) liés, le Christ — qu’il soit de face, de dos ou même de profil — devient le pivot de représentations où la violence et la souffrance sont montrées sans concession, mettant l’accent sur les outrages et les traces corporelles du supplice. • Psautier de Saint-Germain-des-Prés ou Psautier de Stuttgart (ca. 820-830, Württembergerische Landesbibliothek, Cod. 23, fol. 90v). Jésus est vu de dos, entièrement nu, lié à la colonne par les pieds et le corps couvert de meurtrissures.

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• Codex Egberti (ca. 980-990, bibliothèque municipale de Trèves, Cod. 24, fol. 81v). Jésus, vêtu de la pourpre impériale, est placé au centre d’un édicule circulaire, attaché à la colonne par un premier bourreau, alors qu’un second — sous les ordres de Pilate — le flagelle à l’aide de deux verges de bois. Très rapidement, Jésus est présenté de face, derrière la colonne. Autour de lui, deux bourreaux lèvent le bras pour asséner des coups de flagelli. Jusqu’au ca. 12e s., Jésus est vêtu d’un colobium, en guise de tunique : • Porte de bronze de la cathédrale de Bénévent (fin 12e - début 13e s.). Dans le foyer ottonien, Jésus est vêtu, et la scène est associée à celle du jugement de Pilate (*vis11-26). Le corps de Jésus est progressivement dénudé, vêtu du perizonium, un linge noué à la taille, laissant le buste entièrement nu. • Abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard, frise sculptée du portail occidental (ca. 1170-1190). De très nombreuses enluminures gothiques mettent l’accent sur le corps lacéré du Christ : • Psautier de saint Louis et de Blanche de Castille (1230, Paris) ; • Parement de Narbonne (1375-1380, Paris) ; etc. La cruauté des bourreaux et la violence de leur mouvement contrasté sont reprises par les artistes en tout medium : pierre, ivoire, émail, vitrail, etc., avec un développement important à partir du 12e s. À partir du 14e s., le corps de Jésus est placé devant la colonne : • Mariotto di Nardo (1395-1400, Avignon). La violence s’intensifie : le sang coule davantage, le geste des bourreaux gagne en expressivité, leur nombre s’accroît. L’apparence des bourreaux est de moins en moins celle de soldats romains. Ils sont caractérisés par tous les stéréotypes de l’altérité : nez crochu ou épaté, menton en galoche, peau sombre, chapeau pointu du juif ou turban du mahométan, cheveux hirsutes, rictus animal, calvitie du fou ou du vieillard, affections cutanées renvoyant aux pestiférés. L’iconographie du Christ à la colonne se développe à partir de la fin du 15e s. : figure isolée, représentée de face, les mains liées, regardant fixement le spectateur, auquel il offre de contempler son corps souvent atrocement lacéré. L’image ne tient plus compte de la narration mais entend favoriser la méditation sur la figure même du Christ et susciter la compassion : • Hans Memling (1485-1490, Barcelone) ; Albrecht Dürer ; Tiziano Vecellio dit Le Titien. • Anonyme allemand, Flagellation, panneau peint (1505, Germanisches Nationalmuseum à Nuremberg). Scène insérée dans un groupe L’épisode de la flagellation est rarement isolé. Le plus souvent, notamment dans les livres d’heures et les psautiers, il est associé à d’autres épisodes : • Le portement de croix : École italienne, fragment de retable (ca. 13051310, Munich) ; • La comparution devant Pilate : Plaque d’ivoire de Magdebourg (ca. 970) ; Codex Egberti ; l’église Sant’Urbano alla Caffarella (ca. 1011, Rome) ; • Pilate présentant le Christ à la foule, surtout en Italie : Duccio di Buoninsegna, Maestà (1308-1311, Sienne) ; etc. • La crucifixion, notamment au revers de nombreux crucifix italiens des 12e et 13e s., p. ex. Cimabue (ca. 1300, Pérouse). L’iconographie associant flagellation et crucifixion connaît un grand développement au 13e s., sans doute sous l’influence des ordres mendiants (surtout les franciscains), pour qui le Christ, en sa flagellation, est le modèle du frère vivant la mortification. Dans l’art du vitrail et de la fresque, l’épisode est souvent présenté en lecture typologique avec des personnages de l’AT (Achior, Job), tandis que dans la sculpture, elle est désormais insérée dans le cycle de la passion (Vérone, Cologne, Strasbourg, etc.). Renaissance Le thème de la flagellation connaît de nouveaux développements pendant la Renaissance. À partir du 15e s., les artistes accentuent encore la violence de l’événement, multipliant les détails anatomiques et exacerbant les mouvements des bourreaux. La scène fait florès dans tous les foyers artistiques et dans toutes les techniques : peinture, sculpture (en bas-relief et en rondebosse), émail, vitrail. Et dans une richesse formelle tout à fait remarquable :

scène isolée, mise en rapport avec un autre événement de la passion ou insérée dans un cycle. Les retables favorisent ainsi sa représentation en contrepoint avec la scène de la comparution ou celle du couronnement d’épines : • Jaime Huguet (1450, Paris) ; Hans Memling (1471, Turin) ; Hans Holbein le Vieux (1502, Munich) ; Hans Holbein le Jeune (1524, Bâle) ; Bernard van Orley (1534, Bruges). Exceptionnellement, la scène est mise en parallèle avec la figure de saint Pierre repentant : • École espagnole, panneau (1510-1520, Dresde) ; • Bartolomé Esteban Murillo (17e s., Paris). Certains foyers artistiques se montrent plus sensibles que d’autres à la cruauté. L’art allemand et néerlandais accentue volontiers la brutalité des bourreaux dans des scènes tumultueuses et mouvementées : • Israhel van Meckenem, Abrecht Altdorfer, Jérôme Bosch, Albrecht Dürer, Hans Memling, Michael Pacher, Maarten van Heemskerck, etc. L’art italien En Italie, les leçons de la Renaissance florentine conduisent les peintres à sublimer le corps de Jésus et à le figurer patiens, comme insensible à la douleur et acceptant son sort. L’accent est mis sur la solitude du Christ, dont le corps n’est pas nécessairement marqué par les coups et les lacérations : • Jacopo Bellini, Francesco Biacchiacca, Piero della Francesca, Donatello, Agnolo di Domenico del Maziere, Giovanni Battista Franco, Fra Angelico, Lorenzo Ghiberti, Antonello da Messine, Liberale da Verona, Donato Bramante, Bernardino Landino, Andrea Mantegna, Palma, Sebastiano del Piombo, Luca Signorelli, Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma, etc. L’art espagnol et français adopte indifféremment l’une ou l’autre version, • celle qui insiste sur la cruauté, la souffrance et les traces sur le corps du Christ : Simon Bening, Diego de Siloé, Martin Freminet, Pierre Reymond, Jean Quentin ; • celle qui, sans nier la violence, n’en imprime pas la marque dans les chairs du Christ : Alejo Fernandez, Fernando Gallego, Jacomart, Frères de Limbourg. Dans l’Espagne du siècle d’or, sans doute sous l’influence de certains mystiques comme Àlvarez de Paz, le Christ est aussi représenté secouru ou adoré par les anges ou en présence de la Vierge, après la flagellation : • Bartolomé Esteban Murillo, VelÁzquez, Francisco de Zurbaràn (iconographie reprise par certains artistes du 19e s. tel Hippolyte Lazerges). Époque classique Les artistes des 17e et 18e s. reprennent les formules travaillées par leurs aînés, adoptant souvent des cadrages resserrés sur la figure même du Christ et sur la beauté de son corps livré aux bourreaux. L’épisode connaît un développement particulier après le concile de Trente. La colonne de la flagellation est désormais volontiers représentée selon le modèle en forme de balustre bas que le cardinal Colonna avait rapporté de Jérusalem en 1223 et qui était vénéré à Sainte-Praxède. Nombreux sont les artistes, dans l’Europe entière, qui font ce choix de la représentation du Christ « lié par les mains à l’anneau d’une colonne basse, de sorte qu’il n’a plus de point d’appui et se renverse sous les lanières et sous les verges » (→Mâle , 263), dans un déchaînement de violence, qui pourtant n’imprime que rarement ses marques dans la chair : • Alessandro Algardi, Giaocchino Assereto, Lazzaro Baldi, Jacob Andries Beschey, Jacques Blanchard, Lucio Bonomi, Ludovico Cigoli, Wenzel Coebergher, Gregorio Fernandez, Ludovic Finson, Nicolo Grassi, Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin, Pietro da Cortona, Johannes Kupetzky, Lanfranco, Carlo Maratta, Filipo Parodi, François Perrier, Peter Paul Rubens, Jacques Stella, Pierre Subleyras, Lucas Vostermans, Simon Vouet. Certains peintres et sculpteurs font encore le choix du modèle de la colonne haute, celle du Saint-Sépulcre de Jérusalem (*hge26b) :

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• Le Caravage, Ludovico Carracci, Lionello Spada, etc. D’autres substituent à la colonne une croix, que le Christ éventuellement embrasse, pour signifier son consentement. • Gerard Seghers (ca. 1591-1651, coll. priv.) : le Christ, à quatre pattes, est dans la posture de se relever ou de se coucher horizontalement sur la croix ; • Edme Bouchardon (1735, Paris). D’autres, accentuant l’aspect dramatique, représentent le Christ tombé à terre, recevant les coups sur un dos qui porte déjà les marques de la torture : • Christophe Schwarz. 19e-20e siècles La flagellation ne fut pas délaissée par les artistes, sensibles à la représentation de la violence des bourreaux et à la docilité du Christ. Christ à la colonne • peintres : Amico Aspertini, George Desvallières, Gustave Moreau, Georges-Henri Rouault, Cornelis Schut, Guy Bigot, WilliamAdolphe Bouguereau, Salvador Dalí, Maurice Denis, Gustave Doré, Jean-François Millet, Louis-Vincent-Léon Pallière, James Tissot ; • sculpteurs : Diego de Siloé, Gregorio Fernandez, Francin, Filipo Parodi. Christ allongé sur un banc plus exceptionnel ; le banc prend des allures d’autel sacrificiel : • Jean-Baptiste Carpeaux, Carnet de croquis, « Scène de flagellation » (1847-1848, Valenciennes). Il existe des antécédents dans plusieurs représentations (p. ex. Seghers, voir supra). 20e-21e siècles Le développement de l’abstraction favorise le renouvellement de l’iconographie : • Fernand Léger ; • Michel Genty, Flagellation (acrylique sur toile, 2002) : la toile — saturée d’effets semblables au dripping ou à la projection — donne à voir les coups de fouet et le giclement du sang, transfigurés par la splendeur chromatique. + Musique + 24b se lava les mains Soulignement de la feinte →Bach Passion souligne l’autojustification de Pilate par une simple gamme ascendante, non innocemment interrompue par le mot Gerechten (« juste »). Il souligne aussi la manière dont Pilate rejette la responsabilité sur la foule : une appogiature explicitement écrite met le mot ihr (« vous ») en valeur. 25a tout le peuple Symbole de l’humanité ? →Bach Passion développe largement cette réponse de la foule en un long chœur de **turba, répétant la phrase et étirant rythmiquement le mot Kinder (« enfants »), sans doute pour assimiler le peuple à toutes les générations de l’humanité sauvées par le sang de Jésus. Musicalement, le tumulte est traduit par l’écriture contrapuntique des voix — chantant chacune le texte à leur rythme — et par les grands sauts d’intervalles (souvent d’une octave) ou encore par les rythmes syncopés. 26a Barabbas Effroi de l’évangéliste →Bach Passion monte d’abord dans l’aigu vers Barabbam, puis saute une octave vers ihn (« le », désignant Jésus), comme pour faire retentir les cris horrifiés de l’évangéliste, qui entourent un liess er geisseln (« le fit flageller ») modulant plaintivement en mineur. + Danse + 24b se lava les mains Mime →Neumeier Passion • Pilate se récrie en mimant qu’il se lave les mains. 25a tout le peuple Révolte dérisoire →Neumeier Passion • En un brusque contraste, la foule continue à manifester sa haine en se précipitant en avant, des poings menaçants tendus vers le ciel. Resserrées en grappes, les femmes aussi brandissent leurs poings

— comme sur les images de manifestations révolutionnaires. Un lynchage « moderne » se pressent. • Ils se rassemblent finalement autour du même poing levé. Les corps échafaudent une éphémère pyramide, qui s’effondre aussitôt. 26-27 Flagellation, compassion →Neumeier Passion Sur le récit : imposant solo de Marie-Madeleine • La Femme Mystique et Jean ont rejoint sur les marches du podium Marie-Madeleine effondrée. Jean pose une main sur sa chevelure comme pour l’apaiser… en vain. Marie-Madeleine bondit et s’abat sur la scène avant de se redresser aussitôt pour un solo éperdu : gestes aigus des bras cisaillant l’espace, dessinant une vague menaçante pour dire son effroi devant la terrible sentence. Comportement paroxystique frôlant l’égarement. • Dès son irruption sur la voix grave de l’alto, à elle seule, Marie-Madeleine a paru imposer le respect, mobilisant les regards de tous, qui d’emblée s’étaient relevés. Sur l’air : compassion des femmes, inéluctabilité du crime • Inspirées par cette femme, qui poursuit au premier plan son solo désespéré, deux puis trois autres danseuses sur pointes vont être rejointes par des disciples dont Pierre. • Leurs pas de deux traduisent avec gravité leurs meurtrissures morales : balancement des femmes un peu comme des métronomes, ensuite élevées en forme de croix, préfigurant les trois croix du Golgotha, suivi de leur écroulement, comme mortes — une figure que vont reprendre un instant leurs partenaires, retournant vers le podium. • Les hommes debout, bras étendus en forme de croix, dos à la salle, retournent vers le fond. • Entrevus de profil, dos à dos, Jésus et Pilate à courte distance l’un de l’autre : ils sont les héros de la tragédie qui se joue à ce moment précis. • Marie-Madeleine, après un dernier effondrement, s’est relevée pour aider ses compagnes à en faire de même, allant les agripper une à une, **bras en crochet. Puis elle-même — cédant à nouveau au poids de sa peine — s’écroule, à demi relevée par une main secourable. Elles finissent par s’éloigner toutes. • Pendant ce temps, on dispose les bancs verticaux délimitant un espace assez large sur la scène. Un banc est placé au centre : au fil des mesures graves de la musique, la salle de torture se dessine ! • Jésus échange avec Marie-Madeleine un dernier regard douloureux. Il est jeté brutalement vers ce banc : il reste prostré, assis par terre. 26a Barabbas Mise en espace du moment du choix →Neumeier Passion • Barabbas se dessine entre deux barres noires du fond. • Jésus est placé dans une sorte de cage, prison symbolique de bancs ; Pilate est de l’autre côté, en exacte symétrie. + Cinéma + 24b se lava les mains Un geste spectaculaire Les cinéastes ont mis en scène le geste de Pilate de multiples façons, donnant ainsi à voir sa grande richesse symbolique (*mil24b). Mise en scène théâtrale • →Zecca Passion : À la suite de la scène de l’Ecce Homo, un serviteur s’approche avec un récipient et Pilate se lave les mains de façon théâtrale. Au même moment apparaît au milieu de la foule la croix qui est donnée à Jésus. • →van den Bergh Matthew : Pilate parvient jusqu’à une vasque de métal surélevée, à côté de laquelle un enfant tient une cruche. Après avoir rincé ses mains, Pilate les tient levées, les montrant aux prêtres puis à la foule vers laquelle il s’avance. Il se frotte les mains comme pour enlever de la poussière en prononçant le v.24. Mise en scène quasi liturgique • →Olcott Manger : Pilate cède à contrecœur à la foule, qu’il apostrophe avec colère. Il se lave et s’essuie ostensiblement les mains en sa présence — dans des gestes rappelant le lavabo rituel —, alors que la caméra, prenant le point de vue de la foule, inclut le spectateur.

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• →DeMille King : Un travelling, prenant comme point de vue Pilate, souligne la grande agitation de la foule. Quelques plans plus loin, Pilate se fait apporter un vase et se lave les mains — lui aussi avec les gestes du lavabo. Il se retire ensuite brusquement dans son palais et s’assied, la tête baissée, sur son trône. Mise en scène in extremis • →Wyler Ben-Hur : Contraste avec la scène précédente (*cin20a : Wyler) : des rues de la ville déserte, on passe à l’entrée du palais du gouverneur, où se presse la foule (la mise en scène s’inspire de James Tissot). Comme Judah Ben-Hur et les femmes, le spectateur arrive « trop tard » : il n’assiste qu’au lavement des mains de Pilate, voyant Jésus de dos, déjà couronné d’épines, le vêtement lacéré par les fouets, la croix à ses pieds. Du point de vue opposé (la tribune), le plan suivant montre Pilate s’essuyant soigneusement les mains, puis se retirant. Aucun détail ne suggère remords ou mauvaise conscience. Plutôt dernier signe de cynisme, ce geste est destiné à montrer que la puissance romaine n’est pas affectée par l’événement. Jésus est alors vu de face, mais une ombre — artificielle — lui cache le visage. Mise en scène concentrée • →Koster Robe : Un gros plan sur le lavement des mains baguées de Pilate sert de résumé à la scène de la condamnation. Pilate donne ses ordres à Marcellus (exécution immédiate du condamné, mise en garde contre une éventuelle intervention de ses fidèles) et lui fait part de son tourment : sa nuit a été agitée, « factions, disputes, discussion, ma femme elle-même me donnait son avis ». La scène se clôt par une nouvelle demande de Pilate à se laver les mains, suggestion visuelle de sa mauvaise conscience. Mise en scène in media res • →Fleischer Barabbas s’ouvre avec la scène du dallage et ne montre que Pilate et Barabbas. Après que Pilate se lave les mains, Barabbas, libéré, boit à une fontaine et se lave le visage, signes baptismaux qui constituent des indices narratifs annonciateurs de sa future conversion (*litt16 : Lagerkvist). Mise en scène illustrative • →Stevens Story : Sous la pression — pourtant contradictoire (*cin20a : Stevens) — de la foule, Pilate ordonne la crucifixion puis se fait laver les mains. Un gros plan souligne son visage pensif, le front légèrement plissé, tandis qu’une voix off prononce l’article du Credo : « Il a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli. » Fondu enchaîné avec le portement de croix, où le Requiem de Verdi supplante les cris de la foule. Mise en scène en parallèle : la transfiguration • →Jewison Superstar : Ayant violemment rejeté Jésus sur le sol (*cin26b : Jewison), Pilate découvre qu’il a les mains pleines de sang. Il remonte sur son piédestal, fait face à la foule qui réclame la crucifixion et dit à Jésus qu’il ne veut pas être mêlé à son « autodestruction ». Il plonge avec rage ses mains dans une bassine d’eau qu’on lui tend. Filmée en contre-plongée, la bassine est transparente et l’eau rougit. Est intercalée ici une sorte de transfiguration de Jésus : seul sur la scène du procès, il se retourne lentement vers la caméra. En fondu se superpose un autre plan qui montre Jésus vêtu d’une robe blanche éclatante, bien coiffé, les bras ouverts, tandis que l’arrière-plan s’assombrit. Un zoom arrière le montre bien seul, sur la scène, comme éclairé par un projecteur. Mise en scène en parallèle : lavement pascal • →Gibson Passion : Devant le début d’émeute, Pilate fait apporter de l’eau et lève les deux mains face à la foule. Jésus regarde la bassine d’eau, ce qui introduit un flashback où il se lave lui-même les mains avec ses disciples : ablution rituelle qui précède le repas pascal. Pilate se verse de l’eau sur les mains, puis, filmé en contre-plongée, regardant Caïphe, les essuie avec une serviette blanche en se dédouanant de la responsabilité de la crucifixion. Il jette un dernier regard embarrassé à Jésus et à sa femme. Omission • →Pasolini Matteo ; →Schaffner Pilate. Insertion • →Young Jesus ajoute un dialogue entre Jésus et Barabbas sur l’usage de la violence. 24c Je suis innocent du sang de ce juste. À vous de voir Mises en scène de la réticence de Pilate Tout en se focalisant sur Pilate, les cinéastes nuancent leurs

réponses à la question centrale posée par le récit de la passion à la conscience de l’auditeur et du lecteur : →Qui est responsable de la mort de Jésus ? Question récurrente • →Schaffner Pilate : Pilate voit la décision de condamner Jésus comme un « fardeau » que tous veulent faire porter à Rome. Dans l’acte 2, il affirme avoir fait tout ce qu’il a pu pour sauver Jésus ; Anne et Caïphe se déclarent satisfaits et pensent avoir fait leur devoir en protégeant la loi et l’alliance (covenant) ; quant à Hérode Antipas, il s’interroge sur sa responsabilité. La voix off du dernier plan du film, en écho au premier, pose la question directement : « Des soldats romains ont enfoncé les premiers clous dans ses mains et dans ses pieds. Étaient-ce eux, les crucificateurs ? Non, pas seulement. Était-ce Rome ? 1900 ans auparavant, oui, en partie. […] Et en partie celle d’un petit nombre d’hommes en haut lieu, jaloux de leurs positions et pris de peur. Mais non du peuple de Rome, qui ne savait rien de tout cela. Du peuple de Judée, dont beaucoup avaient aimé et suivi l’homme qui mourut sur la croix. Mais cela n’est pas une réponse suffisante. » Question difficile • →Koster Robe : L’empereur Tibère interroge Marcellus (*cin11c : Koster), de retour à Rome après la crucifixion, en lui demandant son « impression sur Pilate ». Selon le tribun, c’est un homme « capable », « ferme », mais il ne sait dire s’il est « juste ». Durant la première partie du film, Marcellus lui-même se sent coupable d’avoir exécuter le « fils de Dieu », avant de se convertir. Devant Caligula, qui le condamne, il déclarera à propos de la décision qui avait été prise de crucifier Jésus : « L’empire est gouverné par des hommes, les hommes se trompent parfois. » Question expédiée • →Pasolini Matteo : Dans une scène rapide et très abrégée (*cin11b : Pasolini), Pilate, qui tient un casque dans la main, se contente de prononcer ce v. avant que l’on emmène Jésus. Innocence appuyée • →van den Bergh Matthew : Pilate pointe du doigt l’ensemble de la foule, en décrivant un arc de cercle avec son bras, jusqu’aux prêtres. Un court plan montre Jésus, silencieux, bougeant légèrement. *litt24c 25a tout le peuple Ou une seule femme • →van den Bergh Matthew : Jésus se laisse emporter par deux soldats romains qui entrent alors dans le plan lorsqu’une voix féminine, dans la foule, crie le v.25. 26a il leur libéra Barabbas Transition • →van den Bergh Matthew : Alors que deux soldats romains viennent d’emporter Jésus, deux autres soldats descendent un escalier avec Barabbas et le lâchent en haut de l’escalier du palais. En arrière-plan, on jette à l’un des deux les chaînes que l’on vient sûrement d’enlever au prisonnier. Cela assure la transition avec le v.27. Amplification • →Gibson Passion : Barabbas, auquel on vient d’enlever les chaînes, tire la langue et rit de plaisir à la tête du centurion romain. Son rire cesse lorsqu’il croise le regard de Jésus. Il se présente à la foule, levant les bras en signe de victoire. Sur son chemin, Caïphe se retourne d’un air dégoûté. 26b une fois flagellé La flagellation Séparée visuellement des autres outrages • →Olcott Manger (*cin27a : Olcott) : La scène s’inspire d’un tableau de James Tissot : Jésus est suspendu par les mains à une colonne et frappé alternativement par deux soldats, coiffés de bonnets juifs, sous les acclamations de la foule. Quand les soldats s’arrêtent, ils s’amusent d’être à bout de souffle. En deux temps : le point de vue de la femme de Pilate, le point de vue de Judas • →DeMille King : La flagellation est représentée à travers deux points de vue : celui de la femme de Pilate (*cin19b : DeMille), puis celui de Judas. Celui-ci arrive en se cachant au prétoire : il regarde vers le hors-champ, tandis que le spectateur ne voit de la flagellation que l’ombre, projetée sur un mur, du corps de Jésus. Les plans suivants montrent Jésus, les mains

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attachées en haut d’une colonne, puis le bourreau et son fouet, puis le visage torturé de Judas, qui sursaute à chaque coup. Autour de lui, les soldats romains mangent, boivent et rient. Omise • →Pasolini Matteo (*cin27a : Pasolini). Sans bruit • →Peyton Christ fait intervenir des personnages en civils, qui semblent juifs, assemblés pour se divertir avec des soldats sans uniforme aux dépens du condamné. Le bourreau qui a flagellé Jésus s’insurge de ce manque de respect et admire le fait que Jésus n’ait proféré aucune plainte pendant la flagellation. En musique • →Jewison Superstar : La flagellation a lieu sur la scène de l’amphithéâtre. Pilate compte les coups, jusqu’à trente. De nombreux ralentis (sur l’agitation de la foule, sur le fouet, sur la douleur de Marie-Madeleine) déréalisent l’action, décalant le son et l’image. Jésus est jeté par terre. Pilate se penche vers lui et soutient sa tête comme une pièta (*vis59) pendant la dernière partie du dialogue (« Ne vois-tu pas que j’ai ta vie entre les mains ?… Tu n’as rien entre les mains »). En ouverture • →Scorsese Temptation (→L’identité de Jésus au cinéma : Scorsese) : La deuxième scène du film introduit d’emblée un renvoi à sa future mort sur la croix : dans un geste destiné à mesurer la longueur de la pièce de bois qu’il travaille, Jésus étend ses deux bras sur le bois. Sur son dos qu’il tourne à la caméra, des éraflures encore rouges rappellent/annoncent la flagellation. Distanciée • →Arcand Montréal veut éviter une reconstitution réaliste du supplice autant que l’imagerie pieuse. Un acteur donne un commentaire historique sur la flagellation et la crucifixion, tandis que Jésus, attaché entre deux arbres, est fouetté sur le dos. Ralentie • →van den Bergh Matthew : La séquence s’ouvre sur un gros plan, en ralenti, qui montre le jet des lanières du fouet (en cuir agrémenté de

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nœuds). Le plan suivant montre la retombée du fouet : un gros plan en contre-plongée sur le ventre de Jésus, qui plie sous le coup, laisse voir, en arrière-plan, le soldat qui le frappe avec force. Enfin, grâce à un plan d’ensemble, on voit Jésus plaqué contre un muret en pierre, au centre d’une ruine romaine. Ses mains sont chacune attachées avec une corde dont un soldat romain tient l’extrémité. Un troisième frappe son dos nu avec un fouet, sous les cris de quelques personnes massées sur la droite. Développée à l’extrême et mise en parallèle • →Gibson Passion : De fréquents plans prennent le point de vue de Jésus, attaché par les mains à un petit bout de colonne, donnant à voir les visages défigurés des soldats moqueurs et bestiaux. Jésus regarde à plusieurs reprises sa mère, qui pleure doucement. Plusieurs éléments sont inspirés des visions d’Emmerich : les bourreaux utilisent des verges de bois vert, puis des fouets dont les lanières se terminent par des crochets de fer. Vers la fin de la scène, les bourreaux, quoiqu’épuisés, recommencent à frapper Jésus, retourné sur le dos, de face cette fois-ci. À ce moment précis apparaît, au ralenti, l’horrible vierge à l’enfant inversée qu’est Satan portant un hideux vieillard-nourrisson — le film abjure le mal à l’instant même où il le conjure. La vue des sandales des bourreaux déclenche un flashback sur le lavement des pieds. À la fin de la séquence, Jean, Marie et Marie-Madeleine entrent dans le prétoire désert et revoient les instruments du supplice. En parallèle avec la suite des outrages (*cin29a : Gibson), les deux femmes essuient le sang de la flagellation — écho à la liturgie catholique où l’on doit, en cas de chute d’une goutte de sang ou d’une hostie pendant la messe, éponger le sol avec les purificatoires. Nouveau flashback, sur la femme adultère (Jn 8,3-11), alors que Marie-Madeleine éponge le sang de son Sauveur, suggérant une inversion des rôles : la pécheresse échappe au châtiment et Jésus, innocent, endure le supplice à sa place. Juste après la flagellation, le corps supplicié de Jésus est filmé comme un mélange du Christ mort de Mantegna pour la perspective (*vis59), de la Mise au tombeau du Caravage pour l’expression (*vis60a) et de la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon de Quarton pour les couleurs (or, rouge, blanc et noir ; →Marie-Madeleine : éléments d’iconographie).



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27,27-31 Flagellation et couronnement d’épines + Propositions de lecture +

pourpre ». L’absence de « l’ayant déshabillé » paraît prendre en compte le fait que Jésus était déjà dévêtu lors de la flagellation.

27-44 COMPOSITION Triptyque de la crucifixion Jésus ayant été condamné (v.26), on 31c emmenèrent (S) Variante syS emploie le verbe dbr de S-Is 53,7, pour procède à son exécution. l’agneau conduit à l’abattoir. • En prélude ordinaire à la crucifixion chez les Romains, il est d’abord torturé (v.27-31) ; • il est ensuite conduit au lieu du + Vocabulaire + supplice et cloué sur le gibet Byz V S TR Nes (v.32-38) ; 27a prétoire Étymologie Le mot grec 27 a Alors les soldats du gouverneur ayant pris • il doit y subir les injures des praitôrion, du latin praetorium, V prenant voyeurs et de ses compagnons dérive de praetor, qui désigne le gouS d’infortune (v.39-44). verneur d’une province romaine. prirent Jésus Autour du récit de l’exécution de *mil27a dans le Jésus, deux scènes de moqueries, S au prétoire romaines puis juives, font symétrie. 27b cohorte Terme militaire Le mot b Set rassemblèrent contre lui la cohorte entière Elles font écho respectivement : speira • au procès romain (Jésus moqué • signifie souvent « cohorte » = une comme roi des Juifs), dixième d’une de légion, soit enviet l’ayant déshabillé 28 • au procès juif (Jésus moqué ron 500 à 600 soldats ; S le déshabillèrent et l’enveloppèrent d’une comme fils de Dieu). • parfois il correspond à un manipuchlamyde écarlate. lus romain = environ 200 soldats. 27-31 Flagellation et couronnement *mil27b d’épines : histoire de la réception Byz V TR Nes S « Contre-liturgie » 28 chlamyde écarlate Hapax 29 a Et ayant tressé Et ils tressèrent une La scène a un caractère de mise en V tressant une couronne d’épines, la scène et de jeu. Les participants sont 29a des épines Terme botanique généà la fois acteurs et spectateurs, invenrique Le substantif akantha désigne couronne avec des mirent sur sa tête tant le jeu au fur et à mesure. C’est toute espèce de plante épineuse et épines, ils la posèrent une sorte de contre-liturgie qui est piquante (*mil29a). sur sa tête ici décrite avec une profonde ironie (*pro28.29ab.30). 29c.31a se moquaient + moqués — b et un roseau dans sa et un roseau dans sa À la lumière de la résurrection Verbe récurrent empaizô : même verbe [main] droite [main] droite Pendant des siècles, la scène est comqu’au v.41. c et faisant des et ils firent des prise comme un mystère où la royauté du Christ est énigmatique+ Grammaire + génuflexions devant génuflexions devant lui ment révélée : ses tortures s’éclairent lui, ils se moquaient et se moquaient de lui à la lumière de sa résurrection. 28-31 Verbes à l’aoriste avec diverses Nes moquèrent de disant : À la lumière de l’incarnation nuances, en particulier globalisantes ; Avec la montée d’une spiritualité de un seul est à l’imparfait (v.30 etupton lui disant : la compassio, à partir de la fin du « frappaient » : aspect itératif). Cela d — Salut roi des Juifs ! — Salut roi des Juifs ! 12e s., l’insistance placée sur l’incardonne à la scène la dimension nation du Verbe et sur la grâce presque intemporelle d’une icône. Et ils lui crachèrent au 30 Et, lui crachant dessus, déplace l’accent sur les souffrances physiques endurées par Jésus, aux+ Procédés littéraires + ils prirent le roseau et visage et prirent le quelles chacun est invité à participer frappaient sa tête roseau et le frappaient pour bénéficier du salut qu’il 27-44 SÉMANTIQUE Isotopie royale sur la tête apporte. Les épidémies, les catasburlesque Alors qu’il a été raillé trophes naturelles et les guerres n’ont comme prophète par les Juifs (Mt Byz V S TR Nes cessé d’alimenter jusqu’à nos jours 26,68), Jésus est ridiculisé comme cette dévotion qui peut donner sens →roi des Juifs par les Romains : cou31 a et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le à la souffrance. La doctrine tradironnement dérisoire (v.27-31) ; déshabillèrent de la chlamyde tionnelle des deux natures du Christ intronisation ridicule sur la croix b et l’habillèrent de ses vêtements permet de saisir l’ironie de l’énoncia(v.32-38). Tout se mêle dans les tion Mt dans toute son acuité. acclamations populaires en formes c et ils l’emmenèrent pour le crucifier. d’insultes qui suivent (v.39-44). S

Texte

+ Critique textuelle + 28 (S) Variante syS : « et ils le vêtirent d’un manteau d’écarlate et de

être crucifié.

27-31 Moqueries Ps 22,7 ; 69,20-21 ; Mc 15,16-20 ; Lc 23,11 ; Jn 19,2-3 – 27b la cohorte entière Ps 118,10 – 28 chlamyde écarlate Is 63,2 – 29b roseau Ps 45,7 ; Is 42,3 ; Ap 11,1 ; 21,15-16 — 29c génuflexions Ps 95,6 – 30 crachant Jb 30,10 ; Is 50,6

27-31 RHÉTORIQUE Chiasme Mt construit soigneusement (*pro28.29ab.30) un récit circulaire autour du titre de dérision « roi des Juifs » :

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{déshabillé [chlamyde [couronne [roseau [génuflexion (moquerie contre le roi) crachat] roseau] visage] chlamyde] réhabillé}. NARRATION Caractérisation de Jésus Jésus n’est plus le sujet d’aucun verbe actif. Il apparaît passif aux mains de ses bourreaux (il entre vraiment dans la passion ; cf. par contraste Mt 26,18.29.53). PRAGMATIQUE Ironie Pour Mt et son lecteur croyant, c’est bien le vrai roi qui est ainsi moqué, inversant toute cette mascarade. Mais la moquerie se transforme ici en agression physique et en torture : il n’est pas sûr que la même majesté du Fils continue de rayonner à travers la dérision comme c’était le cas en Mt 26,64. 28.29ab.30 chlamyde + couronne + roseau NARRATION Écho En couronnant Jésus d’épines, les païens que sont les Romains offrent la contrepartie de l’hommage rendu jadis par les mages au roi des Juifs (→Lagrange Matthieu). RHÉTORIQUE Isotopie royale chlamyde/couronne/roseau (*mil28.29ab.30 ; *pro27-44). PRAGMATIQUE Ironie inversée Les soldats croient se moquer de Jésus en lui attribuant des insignes royaux (*mil29d), mais il est bel et bien le roi (*pro37b ; *chr28-29). 29c.31a se moquaient + moqués — NARRATION Répétitions de empaizô Analepses Courte Cf. la troisième →annonce de la passion (Mt 20,19). Tout se passe conformément au programme narratif prévu par Jésus. Longue Le même verbe avait déclenché la colère du roi Hérode en Mt 2,16. Prolepse Les moqueries continueront chez les autorités juives (Mt 27,41). 29d Salut roi Paronomase ironique ? S : šlm mlk’, litt. « Paix roi ». • Cette salutation est habituelle, • mais elle peut constituer ici, par jeu de mots, une évocation de mlk šlym « roi de Salem », Melchisédech, prêtre du Très-Haut (Gn 14,18 ; cf. He 7,1). 30 crachant RHÉTORIQUE Écho avec Mt 26,67. NARRATION Caractérisation des personnages Les païens ne valent pas mieux que les Juifs dans leur traitement de Jésus auquel ils font subir les mêmes outrages.

Contexte + Milieux de vie + 27a le prétoire ADMINISTRATION Résidence du gouverneur romain dans la ville où il séjourne. Le →prétoire (*voc27a) est aussi un centre administratif, sans être un centre juridique — la justice étant rendue plutôt dans une basilica, ou dans une cour sur le forum. 27b la cohorte entière MILITAIRE La cohorte romaine →Armée romaine au 1er s. Composition : les soldats (*voc27b) de l’armée romaine en Judée appartiennent aux troupes auxiliaires recrutées dans les populations non juives de Palestine et basées à Jérusalem. Localisation : la cohorte est installée dans la forteresse Antonia pour assurer la surveillance du Temple : • →Josèphe B.J. 5,243-244 « À l’endroit où elle se raccordait aux portiques du Temple, elle avait des escaliers par où les gardes descendaient, car une cohorte romaine y était cantonnée en permanence : les soldats prenaient position en armes en différents points des portiques les jours de fête et

surveillaient le peuple pour prévenir tout soulèvement » (voir aussi 2,224 ; →A.J. 20,106-107 ; cf. Ac 21,31-34). 28.29ab.30 chlamyde + couronne + roseau — POLITIQUE Trois insignes d’un roi-vassal oriental (cf. 1M 10,20.62 ; 11,58 ; 14,43-44 ; Ap 19,11-16 ; →Jos. Asén. 5,5 ; →Ap. Abr. 11,2-3) : • une chlamyde écarlate pour le manteau royal en pourpre ; • une couronne d’épines pour la couronne de laurier en or ; • un roseau pour le sceptre en bois ou en or. Les princes hellénistiques vassaux portent des guirlandes comme couronne. Seul celui qui possède le pouvoir suprême porte un diadème. Au triomphe romain classique, le triomphateur apparaît avec une robe de pourpre royale ornée d’or, des bracelets, une couronne de laurier en or et une branche dans la main droite (→Dion Cassius 6,21 ; 62,4,3-62,6,2). 28 chlamyde VESTIAIRE Habit commun = manteau-cape court, fait d’une pièce de tissu rectangulaire ou ronde, avec une ouverture pour le cou. Il est mis du côté gauche sur le dos et la poitrine, et fermé sur l’épaule droite avec une fibule. Tout le monde le porte : les césars, les généraux, les soldats, les pauvres. 28 écarlate VESTIAIRE Pigments pour vêtement • L’écarlate est produit à partir d’un jus de baies rouges et de cochenilles (kokkoi : insectes parasites), servant à colorer des vêtements de femmes jugés extravagants (Jr 4,30 ; Ap 17,4 ; 18,16) ; • à distinguer de la pourpre évoquée par Mc et Jn, pigment luxueux manufacturé à partir des secrétions du murex (coquillage). Marqueur social À Rome, la plus ou moins grande largeur de la bande de pourpre portée sur la toge et l’intensité du rouge de leur vêtement signalaient le statut social des plus aisés. Les vêtements entièrement pourpres étaient exclusivement réservés aux imperatores. 29a une couronne avec des épines FLORE Une douzaine d’espèces désignées par ce terme (*voc29a) existe en Judée, sans que l’on puisse vraiment privilégier l’une ou l’autre. 29d Salut roi MILITAIRE Salutation impériale ? Peut-être référence à Ave Caesar. Ce sont les armées qui font et défont les empereurs dans la Rome antique. *anc29c 30 frappaient sa tête JUSTICE Châtiment Il s’agit bien d’une torture : les coups font pénétrer les épines de la couronne dans sa chair. + Textes anciens + 27-31 Mise en scène royale d’un condamné Les exécutions publiques suscitent souvent de la moquerie, spécialement la crucifixion nue qui est la forme ultime de honte (→Cicéron Rab. Post. 5,10). Parmi les jeux de moquerie aimés des plus jeunes, on trouve le « jeu du Roi » (→Hérodote Hist. 1,114 ; →Cornélius Népos Vir. ill. 14,3,1-4 ; →Horace Carm. 1,14,18 ; →Tite-Live 36,14,4 ; →Pollux Onom. 9,110). La maltraitance publique d’un prisonnier déguisé en roi et frappé n’est pas exceptionnelle : • →Dion Chrysostome 4,67-70 : Les Perses, lors des fêtes saciennes (vers le 3e s. av. J.-C.) « prennent l’un de leurs prisonniers condamné à mort, le placent sur le trône du roi, le revêtent de ses ornements, le laissent donner des ordres, boire, faire bombance et visiter les concubines royales durant ces jours, et nul ne l’empêche de rien faire qui lui plaise. Mais ensuite, ils le dénudent, le flagellent, puis le pendent. […] Cela a-t-il pour but de montrer que des hommes mauvais ou sans intelligence acquièrent fréquemment pouvoir (exousia) et titre royaux, mais pour subir au bout du compte la fin la plus misérable et honteuse qui soit ? […] Aussi, homme pervers, n’essaie pas de devenir roi avant d’avoir atteint la sagesse » (cf. →Plutarque Pomp. 24,7-8 ; →Dion Cassius 15,20-21 ; *anc29c).

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La passion selon saint Matthieu

28 une chlamyde écarlate Déguisement d’un condamné • →Suétone Claud. 15,2 rapporte que des avocats ne s’étaient pas mis d’accord sur la tenue dans laquelle un certain accusé devait paraître et que celui-ci subit plusieurs changements de costume selon qu’il était accusé ou défendu. 29c se moquaient de lui Manifestations parallèles Antijudaïsme antique En se moquant de Jésus, les soldats se moquent des Juifs parmi lesquels ils vivent. L’antijudaïsme existe : • spécialement en Égypte (→CPJ nos. 153, 520 ; →Philon d’Alexandrie Flacc. 1.47.85 ; →Josèphe C. Ap. livre 2 ; →Or. sib. 3,271-272) ; • parfois à Rome, surtout en cas de conversions au judaïsme (→Horace Sat. 1,5,100-101 ; →Perse Sat. 5,179-184 ; →Quintilien Inst. 3,7,21 ; →Tacite Hist. 5,1-5 ; →Juvénal Sat. 14,96-106). Mises en scène • →Philon d’Alexandrie Flacc. 36-39 : À Alexandrie en l’an 38 ap. J.-C., avec l’autorisation tacite du gouverneur Flaccus, on se moque ainsi d’Agrippa I : un aliéné appelé Karabas est traîné au gymnase ; on lui met une couronne de fleurs de papyrus pour diadème, un tapis pour chlamyde et un morceau d’un arbuste de papyrus pour sceptre ; des jeunes imitent la garde et la foule l’honore comme marin (« notre seigneur »). • →Josèphe A.J. 19,356-359 : Après la mort d’Agrippa I en l’an 44, les soldats romains à Césarée maritime se moquent de lui et de ses filles. • →CPJ no. 158a : Dans la dernière année de Trajan (98-117 ap. J-C.), le chef d’une faction antijuive à Alexandrie ordonne la mise en scène dérisoire d’un roi (inconnu) par du théâtre et du mime.

28 écarlate // Mc–Jn • Mt dit kokkinos ; • Mc 15,17 et Jn 19,2 disent « pourpre » (porphura/porphurous). 29 Mt–Jn Tous deux rapportent la même tradition. Jn 19,2-3 « Les soldats, tressant une couronne avec des épines, la lui posèrent sur la tête, et ils le revêtirent d’un manteau de pourpre ; et ils s’avançaient vers lui et disaient : “Salut roi des Juifs” ! » + Liturgie + 28 une chlamyde écarlate Les reliques de la passion : insistance sur le jeu des vêtements autour du corps de Jésus Les textes évangéliques mentionnent avec insistance le jeu des vêtements et des textiles autour du corps de Jésus en sa passion : • Mt 27,28.31 ; Mc 15,17.20 ; Jn 19,2 (déguisement parodique du condamné). • Mt 27,35 ; Mc 15,24 et surtout Jn 19,23-24 (tirage au sort des derniers effets de l’exécuté). Au fil des siècles, les chrétiens ont vénéré diverses reliques, avec des titres variés à l’authenticité, comme les vêtements mentionnés. *lit35a ; *lit59 29a une couronne avec des épines →Reliques de la passion : la couronne d’épines + Tradition juive + 30 crachant *jui26,67a + Tradition chrétienne +

+ Intertextualité biblique + 27-31 Prophéties des souffrances physiques de Jésus, de la flagellation à la croix ? Si l’on a en mémoire les représentations littéraires (*litt26b une fois flagellé) et visuelles (*vis26b) de sa flagellation, passées ou récentes, on pourrait être frappé par la grande sobriété des descriptions des tortures subies par Jésus (*pro26b une fois flagellé ; *pro35a). Les premiers chrétiens évoquaient les souffrances endurées par Jésus dans sa passion à travers les Écritures anciennes. Outre *ref passim, on peut faire de saisissantes compilations : • maltraité, mené à l’abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, n’ouvrant pas la bouche, écrasé par la souffrance (Is 53,7) ; • objet de mépris, abandonné, homme de douleur, familier de la souffrance, quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé (Is 53,3) ; • le dos sur lequel ont labouré les laboureurs (Ps 129,3) ; • liquéfié, mains et pieds déchiquetés, tous les os disloqués, le cœur fondu comme cire, le palais sec comme un tesson, la langue collée, cerné de chiens, dévoré par le lion, encorné par le taureau (→Ps 22 passim) ; • épouvantable, défiguré, qui n’a plus figure humaine (Is 52,14) ; • non plus homme — un ver ! (Ps 22,7-8). • « Où frapper encore […] ? Toute la tête est mal-en-point, tout le cœur est malade, de la plante des pieds à la tête, il ne reste rien de sain. Ce n’est que blessures, contusions, plaies ouvertes » (Is 1,5-6).

Réception + Comparaison des versions + 29c moquaient : Byz V S TR | moquèrent : Nes (accentuation de l’aspect verbal) L’imparfait duratif intensifie la dimension iconique de la scène. *gra28-31 + Lecture synoptique + 27-31 Mt–Mc // Lc–Jn : nuances sur les responsabilités juive et romaine • Selon Lc 23,16.22 c’est Pilate lui-même qui veut ces tortures contre Jésus ; • et selon Jn 19,1-5 c’est Pilate qui les ordonne, dans l’espoir de fléchir les Juifs dépeints comme les vrais méchants (*chr27a ; *vis27a). *litt24c ; *cin24c

27-31 Le mime de la royauté • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,17 « Tout roi est proclamé par ses soldats. Il fallait aussi que Jésus fût figuré couronné par des soldats ; c’est même ce qui fait dire à l’Écriture, dans le Cantique : “Sortez et voyez, filles de Jérusalem, le roi Salomon, avec la couronne dont sa mère l’a couronné” (Ct 3,11). C’était encore un symbole que la couronne : elle était en effet l’absolution des péchés, l’acquittement de la sentence » (198). 27a les soldats du gouverneur Antijudaïsme Développant une tendance déjà présente dans le traitement de Pilate à l’intérieur des évangiles canoniques (*syn27-31), toute une tradition fort ancienne néglige le fait que les tortionnaires sont ici romains. • →Év. P. 6-9 : Ce sont des Juifs qui couronnent Jésus d’épines et le bafouent. • →Justin le Martyr 1 Apol. 35 puis →Lactance Div. inst. 4,18,6,28 laissent penser que Pilate a remis Jésus aux Juifs, qui lui font subir euxmêmes toutes ces souffrances. • →Év. Nic. : Les Romains sont bien ceux qui torturent, mais sous la contrainte morale et l’excitation des Juifs (= →Jean Chrysostome Hom. Matt. 87,1 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1488D ; →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,307 ; →Luther Ev.-Ausl. 5,60 [sermon de la passion de 1529]). Cette tradition déplorable fleurit particulièrement chez Éphrem le Syrien (*chr29b), sans doute à cause de l’attirance qu’exerçait le judaïsme sur les chrétiens syro-antiochiens de son temps, qui ne s’en étaient jamais complètement coupés, comme en témoigne l’intertexte targumique et midrashique de l’œuvre d’Éphrem lui-même. • →Rupert de Deutz Glor. 11,802 interprète ces humiliations successives selon le Ps 22,13-17 : « Il y a en effet une double humiliation, l’une des chiens, l’autre des veaux : des chiens, c’est-à-dire des gentils ; des veaux qui s’ébattent, c’est-à-dire des Juifs. » À la moquerie des Juifs (v.13) a en effet succédé celle des païens (v.17). Cependant, la faute des soldats romains est moins grande que celle des Juifs, car n’ayant pas reçu la Loi et les Prophètes, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt 28-29 Jésus tourné en dérision L’exégèse rigoureusement christologique de l’Antiquité et du Moyen Âge ne cherche pas à nier les difficultés posées par les

Matthieu ,-

textes, elle les rend au contraire plus aiguës. Reconnaissant Jésus comme →Fils de Dieu, les auteurs anciens ne peuvent traiter ses souffrances comme n’importe quelle souffrance humaine : c’est une mystérieuse réalité divine qui s’y cache. Misère • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,3 trouve ici « le Christ raillé et adoré ». • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 87,1 parle d’« indignes traitements » (769). Ironie et mystère : c’est un vrai couronnement ! *theo27-31 • →Év. P. 7 : Jésus « le roi d’Israël » est assis sur le siège du jugement. • →Justin le Martyr 1 Apol. 35,6 : Jésus est assis sur le bêma. • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 4,2 « Par déraison ils l’ont vêtu, ils l’ont fait roi avec des habits royaux / Par dérision — mais en figure — ils ont adoré leur Seigneur, comme un idiot ; / La couronne qu’ils lui ont imposée prouve / Et témoigne qu’il a aboli la malédiction d’Adam ; / Chaque fois qu’ils ont déclaré mensonges ses paroles, / Le Vrai par leurs mensonges a été couronné ! » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Jésus] n’eut à subir la passion que parce qu’il se disait roi (Jn 19,12). […] Voulant donc rire de Jésus, ils lui accordent les insignes du roi » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3040 : Malgré eux, les soldats romains mettent en lumière sa royauté ; →Anonymes In Matt. 211.51). Action démoniaque • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3055 « Je pense que les princes et les soldats des ténèbres ne sont pas absents de ce spectacle […]. Et cette humiliation était plutôt le fait des démons que celui des hommes, afin que Jésus triomphât aussi d’eux parce qu’ils ne pouvaient connaître à l’avance la sagesse de Dieu dans l’économie [= dessein divin du salut et sa réalisation dans l’histoire] de ce mystère. » Application : il a souffert pour nous Quand Jésus est flagellé, qu’on lui crache dessus et le moque, il ne porte pas ses propres vêtements, mais ceux qu’il a acceptés de revêtir pour nous sauver de nos péchés. • →Origène Comm. Matt. 125 : L’unique Puissance engendrée n’a pas souffert en portant cette chlamyde rouge du sang versé en ce monde, cette couronne hérissée des épines du péché du monde et ce roseau symbole de la fragilité de toute autorité humaine ; aussi ne doit-on plus hésiter à se dépouiller de tout pour suivre le Christ en sa Pâque. • →Jérôme Comm. Matt. « En tous leurs actes, les soldats, bien qu’ils eussent agi dans une autre intention, nous apportaient à nous croyants des vérités mystérieuses : dans la chlamyde rouge, Jésus supporte le poids des crimes sanglants des gentils ; dans la couronne d’épines, il nous délivre de l’antique malédiction ; dans le roseau, il tue les bêtes venimeuses ; ou bien, il tenait le roseau à la main pour inscrire le sacrilège des Juifs » (= →Raban Maur Exp. Matt. 740.10 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3081 ; →Anonymes In Matt. 211.56). Cette ligne de méditation aboutira à la spiritualité de la compassio, qui marque à jamais la tradition chrétienne. Les réformés continuent cette spiritualité, en plaçant l’accent sur le caractère expiatoire des souffrances du Christ. Les outrages contre le Christ ne sont pas un simple intermède comique ; le mystère de l’infinie miséricorde de Dieu pour nous éclate, quand il laisse son Unique ainsi humilié pour nous. Cela appelle la méditation personnelle, et non les discours élaborés (→Calvin Comm. NT ; cf. →Bullinger Comm. Matt. 253B). 28 déshabillé Preuve de son humanité • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Par le fait qu’il ait été dépouillé de ses propres vêtements et qu’on lui en ait mis d’autres, sont réfutés les hérétiques qui ont dit qu’il n’était pas un homme véritable. » 28 écarlate Couleur de l’amour divin Tout le sang répandu dans les crimes païens est transformé par le Christ en le rouge de l’amour divin : • →Origène Comm. Matt. 125 ; →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 741.28.

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de la rédemption • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3069 y voit le signe écarlate du fil qu’accrocha autrefois Rahab à sa fenêtre (Jos 2,18), « pour le salut de sa maison ». de la royauté Allusion à la robe écarlate que portent les anciens rois : • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 740.7 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1484B. du sang des martyrs • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,3 « La couleur écarlate signifie qu’il est couvert ensuite du sang des martyrs auxquels étaient dû le Royaume des cieux avec lui. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Cette chlamyde peut signifier la chair du Christ ensanglantée par son propre sang (Is 53,5). Ou bien, elle signifie le sang des martyrs, qui ont lavé leurs tuniques dans le sang de l’Agneau. Ou bien, [elle signifie] le péché des gentils. » 29a couronne Le buisson ardent • →Clément d’Alexandrie Paed. 2,73,3-5 ; 2,75,2 : Les soldats ne saisissent pas le mystère de ce couronnement d’épines, le divin Logos se révèle dans cette couronne d’épines comme il le fit dans le buisson ardent. Inversion du rite pascal • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 7,2 « Avril avait commencé : il a conclu, il a fini ; / De ses fleurs, il a couronné le Peuple indigne / Qui mangeait et prisait plus que tout un agneau transitoire ; / Au lieu d’herbes amères, c’est épines qu’ils ont glanées, ces égarés, / Pour tourner en dérision l’Agneau véritable, / Pour couronner le Roi dans une comédie / Et pour tuer le Juste ; oh ! quelle vilenie ! » Le couronnement de l’Église • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3088 « pour qu’enfin notre terre qui engendrait épines et ronces de péché, orne de guirlandes la tête du Christ et pour que l’Église devienne une épouse parée pour son époux avec le diadème du salut. » 29a épines = les péchés des païens • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,3. de nous • →Raban Maur Exp. Matt. 741.32 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1489B ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 465 ; • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Les épines sont les aiguillons du péché qui blessent notre conscience. = le péché originel, racheté par le Christ • →Jérôme Comm. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3087 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1484C ; →Denys bar Salibi Comm. Matt. 91 ; • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « On peut mettre cela en rapport avec la malédiction d’Adam, lorsqu’il est dit : “Il te donnera des épines et des chardons” (Gn 3,18). Il a ainsi été indiqué que cette malédiction était écartée. » 29b roseau Chez les païens = le sceptre du paganisme • →Origène Comm. Matt. 125 « Nous avions confiance dans le sceptre de roseau d’Égypte ou de Babylone ou de quelque autre royaume contraire au royaume de Dieu ; et lui a pris de nos mains ce roseau et le sceptre du faible royaume afin d’en triompher et de le détruire sur le bois de la croix » (= 262.7 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3130). = la futilité des païens • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « De même que le roseau est emporté à tous les vents, de même les païens le sont-ils par toutes les erreurs. Aussi, on utilisait le roseau pour écrire. De plus, on l’utilisait pour tuer ce qui était empoisonné. Ainsi le Christ attire-t-il à lui et s’attribue-t-il les fidèles, mais il conduit les persécuteurs à la mort. »

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La passion selon saint Matthieu

= la faiblesse de la chair • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 465. = la faiblesse des païens fortifiée • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,3. Contre les Juifs →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt = le calame du scribe-juge divin qui répudie son peuple • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,12 « Mais le roseau qu’ils mettent dans ses mains contraste avec un autre roseau, / Car celui-ci, ce sont les scribes qui le tiennent, / Tandis que le premier, c’est la Vérité qui le tient / Pour décréter la répudiation de la race adultère ; / Avec la langue de David, le roseau de notre Rédempteur / À la fille du Roi écrivait ses promesses. » = le sceptre de la condamnation • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 8,3-4 « Heureux es-tu, toi aussi, roseau des outrages, / Car sur toi s’est posée la main de notre Roi ! / Mystère, ce roseau, dont les fous l’ont muni : / Comme un juge, d’un trait de plume, il les a congédiés. / […] Ils lui ont mis un roseau en main, par dérision, / Et il a fait d’eux un roseau brisé ; / Que sur ce roseau-là personne ne s’appuie : / Sa puissance est rompue, mais sa pointe acérée ! / David en ses écrits parle d’un “sceptre de droiture” (Ps 45,7 ; He 1,8) / Pour confondre ce Peuple qui d’un roseau l’outrage ; / David en ses écrits parle d’un “sceptre de fer” (Ps 2,9) : il l’a mis dans sa main / Pour qu’il frappe ceux qui l’ont crucifié. » Une véritable intronisation • →Éphrem le Syrien Hymn. nativ. 21,14 « Celui qui reçut le crachat sur la face insuffla l’Esprit à l’univers ; celui qui porta une pauvre baguette devint la poutre maîtresse du monde, qui s’y appuie en son vieil âge comme sur une canne. » 29c faisant des génuflexions Geste prophétique • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Bien qu’ils aient fait cela pour se moquer, cela indiquait toutefois que tout genou devait fléchir devant lui (Ph 2,10). » →Les gestes corporels pour exprimer l’adoration 29d Salut roi Une véritable intronisation Dans cette scène de dérision, c’est bien la véritable royauté du Christ (→Jésus roi des Juifs) qui se rend visible (→Isho‘dad de Merv Comm. Matt. 111). Ironiquement, le sénat et le peuple romain acclament un roi-vassal d’un nouveau genre (→Bullinger Comm. Matt. 254A). 30 lui crachant dessus Comme le serpent au paradis • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,15 « En rut ils écument, ils atteignent de leurs crachats le visage du Saint, / Proclamant, ces enragés, qu’il a essuyé en plein visage cette honte / Issue de la Maison d’Adam ; car le serpent écumant, leur congénère, / Avait enduit Ève du venin de sa gueule ; / Le figuier, indulgent, leur avait procuré ses feuilles : / Sion a dépouillé celui qui revêt tout ! » 30 frappaient sa tête Blasphème contre Dieu • →Origène Comm. Matt. 125 « C’est avec ce roseau faible et inutile qu’ils frappent la tête vénérable de Jésus, car ce royaume ennemi insulte et frappe toujours Dieu le Père, la tête du Seigneur Sauveur » (262.23 ; = Anselme de Laon Ennar. Matt. 1484D). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La tête du Christ est Dieu (1Co 11,3). Ceux-là donc frappent la tête du Christ, qui blasphèment contre la divinité du Christ. La Sainte Écriture est indiquée par le roseau. Ceux-ci confirment leur erreur par la Sainte Écriture » (= →Raban Maur Exp. Matt. 742.57 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1484C). 31a déshabillèrent de la chlamyde Absence de la couronne d’épines • →Origène Comm. Matt. 125 « Il est dit du manteau […] qu’ils l’en dépouillèrent, tandis qu’aucun des évangélistes ne dit rien de semblable de la couronne d’épines, parce qu’ils voulaient que nous menions l’enquête sur l’issue de cette affaire, au sujet de cette couronne d’épines posée une fois et jamais ôtée. Donc, à mon avis, c’est que cette couronne d’épines

a connu la destruction sur la tête de Jésus, de sorte que les épines que nous avons ne sont pas les épines d’origine » (261.24). →Reliques de la passion : la couronne d’épines 31b l’habillèrent de ses vêtements Remise de l’aspect divin • →Jérôme Comm. Matt. « Quand il est flagellé, couvert de crachats, objet de dérision, Jésus ne porte pas ses propres vêtements, mais ceux qu’il avait pris à cause de nos péchés. Pour sa crucifixion, lorsqu’il a été mis fin à ce spectacle de moquerie et de dérision, alors il reprend ses premiers vêtements et revêt sa propre parure. Aussitôt les éléments sont troublés et la création rend témoignage au Créateur » (= →Raban Maur Exp. Matt. 743.73 ; →Anonymes In Matt. 211.66). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3107 « La chlamyde symbolise le fait que le Christ a assumé notre condition mortelle jusqu’au bout ; mais il se dévêt du vêtement, car par la passion de la croix il en transforme la corruption et il reçoit l’immortalité qu’il a toujours possédée [en tant que Dieu]. En revanche, il n’ôte pas la couronne d’épines mais l’assume totalement, afin de transformer les épines en pierres précieuses. Par là est signifié que le Christ enlève véritablement nos péchés. » + Mystique + 27-31 Jésus tourné en dérision Outrages subis en vue de la rédemption • →Grégoire de Narek Prières 36,2 « Tu n’as pas ordonné que soient desséchées les mains de ceux qui frappaient du poing ta tête bénie, Toi qui aussitôt as rendu sec le figuier (Mt 21,19), afin qu’à moi aussi Tu annonces à l’avance l’exemple de ton pardon. Tu ne T’es pas courroucé contre la méchanceté de ceux qui Te flagellaient (Mt 27,26 ; Jn 19,1), Toi, Dieu proclamé (Mt 27,54), Toi qui as obscurci le soleil (Lc 23,44), afin que Tu fasses du bien à mon âme morte et lui accordes le repos. Tu n’as pas glacé les lèvres de ceux qui T’injuriaient par des accusations hypocrites (Mt 26,5961 ; Lc 11,15), Toi qui as teint de la couleur du sang la face de la lune (Ap 6,12), afin que Tu fortifies ma langue timide pour Te louer. Tu n’as pas réprimandé avec colère ceux qui T’outrageaient avec furie (Mt 26,67-68 ; 27,39-44), Toi qui as ébranlé les éléments (Mt 27,51), pour oindre ma tête misérable de l’onction de ta miséricorde » (226). Moqueries des soldats, adoration des anges • →Nerses Shnorhali Yisows 713-717 « Fléchissant le genou, ils se moquaient ; / En s’amusant, ils se gaussaient ; / Considérant cela, / les célestes armées / Avec crainte adoraient. -- (Tout cela, Tu l’as subi) afin que de notre nature d’Adam / tu enlèves la honte de l’ami du péché, / Et que de mon âme, de ma conscience, / Tu supprimes la honte, pleine de tristesse. -- Ta tête céleste, / — Devant laquelle était rempli d’épouvante le Séraphin —, / En la couvrant d’un voile [cf. Mc 14,65], on lui donnait des coups de poing, / Et avec le roseau on (la) frappait » (178-179). Contre l’orgueil • →Bonaventure Lignum 25 « Fais attention maintenant, superbe du cœur humain qui fuis les opprobres et aspires aux honneurs : qui est celui qui entre en offrant une image de Roi, et cependant est rempli de confusion comme un esclave très méprisable ? Il est ton Roi et ton Dieu qui comme un homme humilié, un rebut de l’humanité, est venu pour te libérer de l’éternelle confusion et te guérir de la peste de l’orgueil » (55). Acte de réparation • →Blois Cimelarchion « Je vous salue, vous adore et vous rends grâces, doux Jésus, Fils du Dieu vivant, que les soldats accablèrent d’insultes et d’outrages inouïs, après vous avoir couvert des pieds à la tête de blessures livides et sanglantes. […] Ayez pitié de moi, Seigneur mon Dieu ; donnez-moi de vous plaire, unique salut de mon âme ! » (1,19-20). 28 une chlamyde écarlate Souffrance pour le royaume de Dieu • →Chardon Passion 268 « Le manteau de pourpre nous apprend que pour parvenir au Royaume de la gloire, il faut beaucoup endurer de tourments et de hontes. L’on ne va pas au lit des délices du mystique Salomon que

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par un escalier ou montée couverte d’un tapis teint de pourpre (Ct 3,10). Je veux dire qu’il est impossible de jouir des délicieux embrassements de la divine charité, que l’on n’ait auparavant passé par les rudes épreuves de diverses tribulations réitérées » (333). À la différence des empereurs • →Bourdaloue Carême « La pourpre des Césars était teinte de sang, dit saint Jérôme, mais du sang des hommes qu’ils avaient versé, et souvent avec autant d’injustice que de fureur. Si elle éclatait, c’était du feu brûlant de leur ambition ; et si elle rougissait, c’était bien moins de sa propre couleur que de leurs vices. Leur pourpre les faisait donc redouter, poursuit ce saint docteur, mais la pourpre de Jésus-Christ nous le fait également respecter et aimer. Car qui ne l’aimerait pas, voyant dans cette pourpre, avec les marques de sa royauté, les plus sensibles témoignages de sa charité ? » (169). *pro27-44 29a couronne avec des épines Détails cruels • →Brigitte de Suède Rev. coel. : La couronne (replacée sur la tête de Jésus au moment de sa crucifixion) cause tant de blessures que les yeux et les oreilles de Jésus se remplissent de sang au point qu’il ne voie plus rien une fois pendu en croix (1,10). + Théologie + 27-31 MORALE La dérision, péché grave La dérision de Jésus est un acte immoral portant atteinte à la dignité humaine car il s’agit à la fois de violences physiques, de mépris et de moqueries dégradantes (*bib27-31). • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 75,1 ad. 1 « Sans doute la dérision et la moquerie ont le même but, mais ils ne l’atteignent pas de la même manière. Comme le précise la Glose sur Ps 2,4 : “la moquerie se fait par les lèvres”, c’est-à-dire par des paroles et des éclats de rire ; “la dérision au contraire par des grimaces”. Toutefois de telles nuances ne peuvent établir entre ces péchés une différence d’espèce. » Thomas précise qu’« il peut arriver cependant qu’on mette davantage de mépris dans une moquerie que dans un outrage […]. C’est alors un péché grave » (IIa-IIae 75,2 ad. 3). • →CEC 1930 « Le respect de la personne humaine implique celui des droits qui découlent de sa dignité de créature. Ces droits sont antérieurs à la société et s’imposent à elle. Ils fondent la légitimité morale de toute autorité : en les bafouant, ou en refusant de les reconnaître dans sa législation positive, une société mine sa propre légitimité morale […]. Sans un tel respect, une autorité ne peut que s’appuyer sur la force ou la violence pour obtenir l’obéissance de ses sujets. » + Philosophie + 27-31 Victime d’outrages infligés par les soldats ANTHROPOLOGIE Dévoilement du processus sacrificiel L’innocence de la victime : le sacrifice comme mensonge Dans l’analyse du sacrifice proposée par René Girard, la victime sacrificielle est exécrée comme cause du mal et honorée comme délivrant la communauté par son exclusion. Aussi cette victime revêt-elle souvent la figure du roi, personne sacrée, avec toutes les ambivalences du terme. Dans le processus de sa désignation, l’injustice du sacrifice est masquée, et celui-ci retardé comme indéfiniment. Cependant les allusions y abondent : menace jamais dissipée du geste régicide, interdits concernant sa personne (baisser les yeux devant lui pour éviter la contagion du regard, le faire marcher sur un tapis afin qu’il ne contamine pas le sol), double du bouffon sur son tabouret avec les transgressions permises, parfois imposées, etc. L’occultation est indispensable à l’efficacité de ce processus et de sa symbolique. *phi26,3-5 Application à cet épisode Dans ces versets de Mt, on assiste à la désignation d’un roi, mais au cours d’un processus totalement contraire de dévoilement : déshabillé mais vêtu de la chlamyde dont la couleur dit l’autorité royale, couronné mais d’épines, doté d’un sceptre mais qui va servir à le frapper, désigné roi et recevant les génuflexions que ce rang impose mais entre éclats de rire et crachats. Et tout

au long du récit de la passion, et spécialement dans ces versets, c’est l’innocence du condamné qui éclate, un condamné qui ne répond rien, après avoir ratifié sa qualité de roi (Mt 27,11-14). Ainsi, le texte de la passion met-il à nu un mécanisme essentiel de la vie sociale. Il peut être considéré comme fondement de la science anthropologique. Le mensonge tacite de la foule dans le mécanisme sacrificiel de la victime émissaire Dans l’unanimité autour de la violence dirigée contre la victime émissaire, l’Individu au sein de la foule se leurre et commet généralement des actes dans lesquels, tenu à l’écart et tout seul, il hésiterait à s’engager. Autrement dit, il n’est pas toujours évident que chaque Individu soit spontanément résolu à perpétrer l’acte de la violence unanime. Mensonge implicite et suivisme mimétique entretiennent la violence collectivement exécutée à l’encontre de la victime émissaire. *phi26,67a • →Kierkegaard Synspunktet « Le mensonge, c’est d’abord que “la foule” ferait, soit ce que fait seul l’Individu au sein de la foule, soit en tout cas ce que fait chacun pris isolément. Car la foule est une abstraction et n’a pas de mains ; par contre, tout homme en a ordinairement deux, et quand, isolément, il les porte sur Caius Marius, ce sont bien les siennes et non celles du voisin et encore moins celles de la foule qui n’en a pas. Le mensonge, c’est ensuite que la foule aurait “le courage” de le faire, puisque jamais même le plus lâche de tous les lâches pris individuellement ne l’est comme l’est la foule. Car tout homme qui se réfugie dans la foule et fuit ainsi lâchement la condition de l’Individu […], contribue pour sa part de lâcheté à “la lâcheté” qui est : foule. — Prends le plus sublime exemple, imagine Christ — et toute l’humanité, tous les hommes nés et à naître ; suppose encre que la situation soit celle de l’Individu seul avec Christ dans un milieu solitaire, s’avançant vers lui et lui crachant au visage : jamais n’est né ni ne naîtra l’homme ayant ce courage ou cette impudence ; et cette attitude est la vérité. Mais quand ils furent en foule, ils eurent ce courage — effroyable mensonge ! » (84). PHÉNOMÉNOLOGIE Le Christ : un corps et une chair Jésus souffrant : réalité de sa chair, réalité de l’incarnation, réalité de la passion. • →Henry Incarnation ch.2 §24 « Mais, pour endurer tout cela, il faut justement une chair, une chair réelle, qui puisse être frappée, flagellée, percée, bafouée, après qu’elle a enduré la faim, la soif, le froid, la fatigue, durant son existence terrestre. […] Le Maître de l’humilité et de la douceur, celui qui n’a jamais répliqué à ses ennemis, qui a tout supporté en silence, qui “souffrit sa passion”, n’a rien souffert et rien supporté s’il n’avait qu’une apparence de chair. […] C’est sans transition philosophique, sans justification conceptuelle aucune, qu’à cette conception du corps objectif dont la réalité est la matière du monde se juxtapose la présupposition d’une chair radicalement différente, d’un autre ordre — une chair souffrante tenant la réalité de sa souffrance de sa phénoménalisation pathétique dans la vie. C’est dans la réalité d’une chair définie par sa souffrance que l’Incarnation du Christ et, de façon exemplaire, sa passion reçoivent maintenant leur réalité et leur vérité. » + Littérature + 28-29 Le roi des sots • →Gréban Passion « d’habit de roy le vestirons / le plus villement qu’on pourra, / et alors on leur monstrera / ensanglanté de toutes pars, / et sera le roy des conars [= idiots, sots] / en signe de derrision » (v.2289022895). Le roi de comédie • →Lejeune Missionnaire « L’on avait coutume de donner aux dieux des couronnes de fleurs, aux Rois des couronnes d’or, et à ceux qui triomphaient des couronnes d’herbes ou de laurier ; au lieu de tout cela, ils lui donnent pour Diadème une couronne d’épines, pour sceptre un roseau, pour habit Royal un vieux manteau d’écarlate, comme pour lui dire qu’il est un Dieu prétendu, contrefait et imaginaire, qu’il est un Roi supposé, un Roi de carte et de théâtre, et un Roi de marais, que le triomphe qu’il fit il y a cinq jours, entrant en Jérusalem avec tant de pompe, ne lui a pas réussi » (220-221).

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L’humiliation continuée pour les Juifs • →Cohen Belle : Comme le Christ, mais de son propre chef, Solal se déguise avec la naine Rachel, qui l’a recueilli dans une cave, en « reine et roi de triste carnaval » (574). Ce sont les mêmes attributs qui, chez Jésus et chez Solal, visent à révéler une royauté dans l’humiliation. • →Cohen Ô vous : La même logique carnavalesque se retrouve chez l’enfant Albert qui est un « roi d’occasion et de quatre sous » et lance des regards dans les vitrines « pour voir l’effet qu’un monarque douloureux faisait dans une glace » (189-190). 28 l’ayant déshabillé Nudité tout humaine • →Gréban Passion insiste sur la nature humaine de Jésus à travers la nudité de son corps. Anne exige que Jésus soit « devestu / tout aussi nu qu’ung ver de terre » (v.24606), un soldat remarque qu’il est « au point / qu’il yssi du ventre de sa mère » (v.24613). C’est justement sa mère qui le couvre alors d’un drap : « A toy couvrir me fait retraire / maternelle amour voluntaire, / et se plus je te peusse faire, / de bon cueur fust fait » (v.2467224675). Mise à nu tragi-comique • →Scarron Roman : Ragotin subit une « disgrâce » similaire à la mise à nu du Christ. Tombé de son mulet, le petit homme est pris par un homme nu qui, à l’aide d’un couteau, « lui fen[d] sur la peau sa chemise, ses bottes et tout ce qu’il [a] de la peine à lui ôter de dessus le corps » (306). Dépouillé de tous ses vêtements, Ragotin est « piqué de mouches et de moucherons de différentes espèces » (307), puis sera mordu par un chien et mangé par des abeilles qui le « bless[ent] d’une horrible manière » (310). Entre les deux, il est attrapé par une « troupe de paysans » qui s’écrie « Le voilà ! » — en écho à l’Ecce Homo (Jn 19,5). Toujours endormi, il se retrouve pieds et poings liés « avec de grosses cordes » et « garrotté » avant d’être abandonné (309). En route, il croise le père Giflot. Ragotin le renverse dans l’eau. Le cocher venu prêter main-forte au père donne alors de « grands coups de fouet » à Ragotin qui « tir[ent] le sang de la peau du fustigé », pendant que Giflot crie « Fouettez, fouettez ! » (309-310). Au comble de l’humiliation, la chair devient sang, l’incarnat de la peau se transforme en véritable manteau d’écarlate. Durant ce →chemin de croix, chaque coup reçu attire le petit homme vers le bas, le rapprochant de la terre pour l’éloigner du ciel. Le disgracié est celui que le ciel a abandonné. Dans le roman, le récit évangélique devient un mystère tout à la fois comique et théâtral, tragique et dramatique. La Passion, théâtre de la cruauté et de l’humiliation, reste la tragédie par excellence. *theo26,1-5 ; *litt31b Nudité salvatrice, nudités criminelles • →Quesnel Réflexions « Adorons Jésus-Christ abandonné à la fureur des soldats. Il est la consolation des saints qui se trouvent en cet état, et de l’Église exposée aux insultes et aux violences des gens de guerre et des méchants. -- Dépouillé pour souffrir, pour être moqué, et pour nous revêtir de sa justice, il condamne et expie ces nudités criminelles dont la racine est l’impureté et l’orgueil, et qui ont souvent pour fruit le crime, le scandale, et une espèce d’idolâtrie. -- Ceux qui se ruinent pour s’élever au-dessus des autres par le luxe des habits, peuvent-ils voir J.-C. dans cet état, et n’avoir pas honte de leur vanité et de leur injustice ? » (400). 28 une chlamyde écarlate L’humiliation • →Coetzee Barbarians (193-197) : Des tortionnaires revêtent le magistrat d’une chemise de femme, déguisement grotesque qui rappelle celui que les soldats romains ont fait revêtir à Jésus. Le carnaval, où l’avilissement prépare la victoire de Jésus, n’annonce rien de tel pour le magistrat. Les moqueries restent ce qu’elles sont, du mal à l’état pur. Pourpre royale • →Schmitt Pilate : C’est Hérode Antipas en personne qui met le manteau écarlate sur les épaules de Yéchoua. Plus loin, ce détail étaye l’hypothèse de Pilate sur l’implication du tétrarque dans la disparition du corps : « Tu as récupéré Yéchoua, il est sauvé, tes plans pourront se réaliser. Tu fais semblant de te moquer de lui, tu prétends l’humilier en l’habillant en roi

des juifs, et tu me le renvoies en m’assurant qu’il est inoffensif » (179-180). 29a couronne avec des épines Moyen Âge Un horrible instrument de tortures • →Pinder Speculum dénombre 77 épines sur la couronne, chacune d’elle portant trois pointes, qui percent la tête divine jusqu’au cerveau en plus de mille blessures (163). *myst29a 17e siècle Critique politique : rois de gloire, Roi d’abjection • →Favre Entretiens « Rois, et Princes mondains, qui pâmez tous de crainte / Qu’un désastre imprévu ne vole vos honneurs, / Qui faites tant d’état de ces sceptres trompeurs / Desquels ne reste en fin que la perte, et la plainte. -- Venez voir votre Roi, dont la Couronne sainte / Qui fait rougir son front dût teindre vos grandeurs. / Direz-vous le voyant que semblables faveurs / Ne doivent s’accepter que par pure contrainte ? -- Les vôtres, dites-vous, n’ont rien de si poignant, / Qui de perles, et d’or vont vos têtes ceignant, / De là vient, croyez-moi, qu’elles sont si perdables ! -- Voulez-vous comme lui à jamais être Rois ? / Prenez de sa couronne une épine une fois, / Fichez-la dans vos cœurs, vous serez ses semblables » (239). Les épines, produit de la vigne • →La Ceppède Théorèmes « Ô Père dont jadis les mains industrieuses / Cette vigne ont planté, vois comme au lieu du fruit / Qu’elle dut rapporter, ingrate elle produit / Pour couronner ton fils des ronces épineuses. -- Ces Épines étaient les peines crimineuses / Des révoltes de l’homme au Paradis séduit : / Et ce Christ, qui sa coulpe, et ses peines, détruit, / Ces épines arrose, et les rend fructueuses. -- Pour délivrer Juda le Père descendant / D’épines entouré dans un hallier ardent / Fit l’effort merveilleux de sa forte puissance. -- Et le Fils descendant du séjour paternel, / Brûlant dans ce hallier d’un amour éternel, / Fait l’épineux effort de notre délivrance » (187). Concetto sur la parabole du semeur • →Vitré Essais « Vous dîtes Dieu de Paix, d’amour, et de clémence, / Que souvent la semence / Demeure suffoquée, en l’épais des buissons ; / Mais de votre bonté les semences divines / Produiront en mon cœur d’abondantes moissons ; / Pourvu qu’il soit rempli de vos Saintes Épines » (170). Couronne nuptiale • →Suffren Gédéon « C’est l’amour qui lui fait recevoir et porter cette couronne d’épines, c’est avec cette couronne qu’il accomplit aujourd’hui le mariage de lui avec son Église, mariage du Fils de Dieu commencé en sa naissance, contracté au jour de l’institution de l’Eucharistie, scellé par les peines, autorisé par les instruments divers de la Passion, signé de son sang, et accompli, ou pour mieux dire, consommé en l’arbre de la Croix » (87-88 ; = →Chardon Passion 270 [335-336]). Maniérisme : Jésus, rose au milieu des épines • →Caussin Sagesse « Mais, ô sacré Rossignol de la Croix, qui vous a mis dans ces épines pour faire tant de grandes harmonies par votre seul silence ? Ô saintes épines ! Je ne demande pas où sont vos roses, je sais bien que c’est le sang de Jésus, et je n’ignore pas que toutes les roses voudraient être épines, si elles avaient le sentiment de ce que vous êtes. Jésus [vous] a porté[es] sur la tête, mais je vous veux porter au cœur, vous serez l’objet de mes douleurs, pour être la source de mes joies » (386-387). • →Vitré Essais « La Rose, comme on feint, n’eut jamais que du blanc ; / Mais la Mère d’Amour la teignit d’un beau sang, / Dont elle avait rendu une Épine vermeille. / Les Beautés dont Jésus paraît environné, / Ce buisson, et son sang avec plus de merveille, / Font un Rosier d’Amour de ce chef Couronné » (170). Application morale : modèle à suivre • →Bourdaloue Carême « Nous sommes les sujets d’un roi couronné d’épines ; nous appartenons à un roi de souffrance, à un roi d’abjection et d’humiliation ; nous ne sommes à lui que pour vivre comme lui, que pour être animés du même esprit que lui, que pour nous rendre ses imitateurs, comme nous nous déclarons ses disciples et ses sectateurs » (169-170 ; = →Quesnel Réflexions 400 ; →Favre Entretiens 242).

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Romantisme Symbole de la royauté unique de Jésus • →Musset Tableau : La couronne d’épines est le symbole d’une passion qui prescrit à tout homme le respect dû au Christ : « Quelle main cependant, même après avoir détruit tes œuvres, osera s’avancer jusqu’à toi ? qui t’arrachera l’auréole de feu achetée au prix de la couronne d’épines ? » (755). Symbole de toute détresse humaine individuelle La couronne d’épines signifie une souffrance extrême, dont l’origine évangélique est moins marquée : • →Musset « Décembre » « Un an après, il était nuit ; / J’étais à genoux près du lit / Où venait de mourir mon père. / Au chevet du lit vint s’asseoir / Un orphelin vêtu de noir / Qui me ressemblait comme un frère. / […] Il était couronné d’épines » (318-319). • →Musset Confession : Le narrateur dit de la femme qu’il aime mais fait souffrir : « […] son front semblait porter l’empreinte de ce diadème d’épines sanglantes dont se couronne la résignation » (272). Symbolisme et décadence Consécration d’une espèce de plante Mettant leurs pas dans ceux des Pères de l’Église, les auteurs identifient les épines au végétal qui porte le nom de rhamnus : • →Rohault de Fleury Instruments, architecte et savant, cité par Hello →Physionomies, souligne la prophétie figurative que constitue la parabole de Yotam sur les arbres demandant au buisson d’épines d’être leur roi (Jg 9,14). • →Hello Physionomies « Il y a quelque chose de tout à fait singulier dans cette souveraineté végétale donnée au rhamnus ; et le rhamnus est devenu l’instrument qui a écrit autour du front du Christ sa souveraineté en lettres de sang » (305 ; cf. →Huysmans Cathédrale ch.10, lorsqu’il y est question du rhamnus). Métaphore de l’année liturgique • →Huysmans Route en fait la métaphore de l’année liturgique, en décrivant la couronne du roi Recceswinthe conservée au musée de Cluny : « Il semblait que l’Église eût substitué à cette couronne d’épines dont les Juifs avaient ceint les tempes du Sauveur, la couronne vraiment royale du Propre du Temps, la seule qui fût ciselée dans un métal assez précieux, avec un art assez pur, pour oser se poser sur le front d’un Dieu ! » (472). 20e siècle Couronne partagée par les souffrants • →Jammes Rosaire « Couronnement d’épines -- Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne / que le vol des frelons, amis des vergers jaunes, / et d’autre sceptre qu’un bâton contre les chiens ; / par le poète dont saigne le front qui est ceint / des ronces des désirs que jamais il n’atteint : / Je vous salue, Marie » (207). Symbole de toute détresse humaine • →Bloy Désespéré en fait l’instrument du supplice de l’humanité entière : « Les épines du diadème royal de Jésus-Christ s’entrelacèrent autour de tous les cœurs humains et s’attachèrent, pour des dizaines de siècles, comme les pointes d’un cilice déchirant, aux flancs du monde épouvanté ! » (114). • →Claudel Croix « Viens, dit l’Humanité à son Seigneur par la bouche de la Sulamite, Tu seras couronné (Ct 4,8). […] Toute souffrance en nous, morale ou physique, relève de la Couronne d’épines et, nous configurant au Christ, nous investit de son caractère d’expiation, d’autorité et de présidence » (493). Symbole de toute détresse chrétienne • →Bloy Apocalypse (« À Jean de la Laurencie ») y voit le symbole de la communion des baptisés en Christ : « Sans doute, vous souffrirez encore puisque nous sommes tous les membres d’un Chef couronné d’épines » (129). 29b un roseau Préfiguration du Jugement • →Quesnel Réflexions « Jésus-Christ en cet état prêche aux rois de la terre que leurs sceptres ne sont que des roseaux dont ils seront frappés, brisés et écartés à son tribunal, s’ils ne s’en servent ici pour le faire régner. -- Ce

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roseau dans la main de Jésus-Christ sera changé en un sceptre d’amour pour les uns, et en une verge de fer pour les autres. C’est à nous de choisir » (401). 30 lui crachant dessus 17e siècle Horreur baroque devant l’humiliation • →Vitré Essais « Donc ! de honteux crachats cette face est ternie ? / Doncques la beauté même est la même laideur ; / On voit doncques l’ordure obscurcir la splendeur, / Et tant de Majesté sous tant d’ignominie. -- Peut-on dire, en l’excès de cette tyrannie, / Qui surpasse en Jésus, ou sa sainte grandeur, / Ou de ce triste état l’horrible profondeur ; / Non, puis qu’également chacune est infinie » (201). • →Lejeune Missionnaire « De la bouche, ils vomissent sur lui de vilains et horribles crachats ; et comme il ne les pouvait essuyer, ayant les bras et les mains liés, cette puante salive lui coulait jusques dans la bouche ; […] ces insolents crachent impudemment, non sur la robe, non sur les mains, mais sur la partie la plus vénérable, sur la très adorable et très désirable face du Roi des hommes et des Anges. Cet affront était si ignominieux en Israël que si un enfant le recevait de son père, il en devait porter la confusion, au moins l’espace de sept jours ; c’est Dieu qui le dit à Moïse, Si pater ejus spuisset in faciem illius, nonne debuisset saltem septem diebus rubore suffundi ? (Nb 12,14) » (219-220). 20e siècle Le poète comme nouveau christ aux outrages Jésus tourné en dérision est vu au 20e s. comme le modèle du poète ostracisé dans la société moderne. Le poète devient un être inadéquat à ce monde vidé de sens, et un homme incompris et honni des autres. Les crachats sont le signe récurrent de cette association du Christ et du poète. • →Cendrars « Pâques » donne une image frappante d’un soleil brumeux au-dessus de la métropole américaine en la rapprochant du visage du Crucifié : « Je suis chez des Chinois […]. -- Ho-Kusaï a peint les cent aspects d’une montagne. / Que serait votre Face peinte par un Chinois ?… -Cette dernière idée, Seigneur, m’a d’abord fait sourire. / Je vous voyais en raccourci dans votre martyre. -- Mais le peintre, pourtant, aurait peint votre tourment / Avec plus de cruauté que nos peintres d’Occident » (2223) ; « Trouble, dans le fouillis empanaché des toits, / Le soleil, c’est votre Face souillée par les crachats » (25). • →Jouve Sueur s’ouvre par un distique intitulé « Crachats » : « Les crachats sur l’asphalte m’ont toujours fait penser / À la face imprimée au voile des saintes femmes » (147). Détournement de la parole • →Claudel Croix « Notre humidité intérieure, ce qui nous remplit la bouche, ce qui en nous sert à la fois à la dissolution et à l’assimilation des aliments et à la parole, nous la Lui lançons à la figure, nous Lui crachons ce baiser ! La parole est devenue excrément. Le Seigneur jadis de sa salive, de sa parole mélangée à la terre, a fait un onguent pour guérir notre cécité : qu’Il reçoive de nous en échange ce jet de boue ! » (491). Retour à l’évangile • →Grosjean Apocalypse (« Caïphe, la nuit… ») restitue à l’image son contexte évangélique, dans un poème où il évoque le jugement de Pilate : « et la haine des pauvres, les cris de haine des pauvres, les crachats des pauvres qui sont bons juges » (41). 31a moqués de lui Continuation contemporaine des moqueries • →Claudel Croix « C’est un spectacle si drôle qu’il émoustille les plus épais et qu’il donne de l’esprit (il ne s’agit pas de l’Esprit Saint !) aux plus sots. De Lucien à Anatole France, en passant par Renan et par Voltaire, c’est un feu roulant de plaisanteries, c’est un trémoussement général » (492). 31a ils le déshabillèrent de la chlamyde Insistance médiévale sur les souffrances endurées • →Gréban Passion « -- Griffon : Or tire la, tire, cousin ; / Claquedent, tu ne sers de rien. -- Claquedent : Je ne puis. -- Griffon : Pourquoy ? -Brayart : Il dit bien, / car la robe fort s’entretient / et tellement a son dos tient, / aux playes qu’il a sur le corps, / que ne la pourrons avoir hors, / se

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nous ne l’arrachons a force. -- Orillart : Ce samble ung mouton qu’on escorche : / la peau s’en vient avec l’abit » (v.23886-23895). 31b l’habillèrent de ses vêtements La tragédie accoutrée en farce • →La Ceppède Théorèmes « Christ reprend ses habits, quitte la pourpre des Rois, / Prend pour armes sans plus le bâton de sa Croix, / Pour en catastropher cette tragique histoire. -- Afin qu’après avoir Lucifer abattu, / L’envie ne donnât l’honneur de sa victoire / Aux moyens étrangers, plutôt qu’à sa vertu » (205). 31c pour le crucifier Amplification littéraire de la deuxième station du chemin de croix • →Claudel Chemin (« Deuxième station ») « On lui rend ses vêtements et la croix lui est apportée. / “Salut”, dit Jésus, “ô croix que j’ai longtemps désirée” ! / Et toi, regarde, chrétien, et frémis ! Ah, quel instant solennel / Que celui où le Christ pour la première fois accepte la Croix éternelle ! / Ô consommation en ce jour de l’arbre dans le Paradis ! […] Jésus reçoit la Croix comme nous recevons la Sainte Eucharistie : / “Nous lui donnons du bois pour son pain”, comme il est dit par le prophète Jérémie (Jr 11,19) » (477-478). →La croix de Jésus dans la littérature

+ Arts visuels + 27-31 Le Christ tourné en dérision Ces v. suscitèrent de très nombreuses représentations, non pas tant du couronnement (relativement rare) que d’iconographies qui se développèrent à partir du Moyen Âge et peuvent être considérées comme ses dérivés. Elles sont liées à une spiritualité qui, en Occident, s’attache à méditer et revivre la passion (*litt29a). Plusieurs scènes peuvent être identifiées dans un corpus complexe et prolixe : • le couronnement proprement dit, où l’on voit clairement les soldats mettre la couronne d’épines sur la tête du Christ (*vis29a), • le Christ aux outrages (*vis29-31), • l’Ecce Homo (*vis29-31). Le Christ aux outrages Ce thème se répandit en particulier à la faveur de la vénération des →reliques de la passion acquises en 1239 par saint Louis (→La vraie croix ; →La couronne d’épines). Il présente plusieurs types iconographiques : • le type de source Mt, où le Christ tient un roseau dans sa main droite et où les soldats, dont certains sont agenouillés devant lui, l’injurient et le rouent de coups, enfonçant violemment la couronne d’épines sur sa tête à l’aide de bâtons (*vis29b) ; • le même que le précédent, mais le roseau est placé dans la main gauche du Christ ; • le Christ raillé ne tient pas de roseau mais s’expose dans toute sa détresse solitaire. L’Ecce Homo La variété des représentations permet également de proposer une typologie : • La figure du Christ seul dans la solitude de sa condamnation, avant qu’il ne soit présenté à la foule : portant la chlamyde ; et/ou couronné d’épines ; et/ou tenant ou non un roseau ; et/ou les mains liées, voire non visibles, se limitant au buste ou même à la tête d’un « Christ couronné d’épines ». • L’Ecce Homo johannique (Jn 19,1-5), présenté à la foule par Pilate : l’image synthétise en une seule scène la flagellation, le couronnement d’épines, le manteau de pourpre, les insultes, « Voici l’homme » et la condamnation à mort. Elle connut un développement très important sur tous supports, du 15e au 20e s. L’Homme de douleurs L’iconographie du →Vir dolorum, non directement évangélique mais profondément scripturaire (en résonnance typologique avec le « serviteur souffrant » d’Is : *bib12.14a), témoigne de l’importance de la dévotion au Christ en sa passion, notamment dans les Flandres au 15e s. : • le Christ couronné d’épines, après sa mort, montrant les plaies et souvent accompagné des instruments de la passion. Ce type, qui apparaît à l’aube de la Renaissance, fut peut-être élaboré d’après la vision de saint Grégoire le Grand.

27a les soldats du gouverneur Antijudaïsme Du fait de la fusion des récits évangéliques (*syn27-31), les outrages juifs et romains sont confondus sur de nombreuses représentations, au point qu’on attribue parfois toute la violence aux Juifs (*vis29-31 ; *cin27a). • La Flagellation de Jésus Christ, peinture sur bois (Thuringe, début du 15e s., Louvre) : Jésus est fouetté par Judas et un autre Juif. 29-31 Le Christ aux outrages Le Christ aux outrages fut représenté de différentes manières. Représentation la plus courante Le Christ déjà couronné (*vis29a) est molesté par les soldats et les bourreaux : • Giotto (1304-1306, Padoue) ; Pietro Cavallini (1320, Naples) ; Maître de l’Arsenal (1445-1450, Paris) ; Martin Schongauer (1480, Chantilly) ; Maître Arnt (1483, Dijon) ; Jérôme Bosch (1490-1500, Dijon) ; • Pietro Muttoni (16e s., Pau) ; Hans Leonhard Schäuffelin (15151516, Augsbourg) ; Albrecht Dürer, Petite Passion (ca. 1512) ; Lucas de Leyde (1520-1530, New York) ; Simon Bening (1525-1530, Los Angeles) ; Bernard van Orley (1535, Bruges) ; Jan Sanders van Hemessen (ca. 1560, Munich) ; • Maître des Cortèges (17e s., Paris) ; Hendrick ter Brugghen (16001615, Lille) ; Gerrit van Honthorst (1616, coll. priv., et 1617, Los Angeles) ; Antoon van Dyck (ca. 1620, Petit Palais) ; • Édouard Manet (1865, Art Institute, Chicago). On le trouve aussi chez des émailleurs : • Colin Nouhailer (1550-1575, Châlons-en-Champagne et Dijon), et des sculpteurs : • École flamande (albâtre, 16e s., Écouen). Fusion des récits évangéliques Le Christ peut apparaître les yeux bandés, parfois avec un voile sur la tête : c’est après l’interrogatoire chez le grand prêtre, et non chez Pilate, que selon Mc 14,65 ceux qui conspuent Jésus lui voilent la tête. • Livre d’images de Madame Marie (ca. 1285-1290, Paris). Lorsque la couronne d’épines et le roseau (*vis29b) sont représentés dans une même image, les deux épisodes sont fusionnés : • Barna da Siena (1350-1355, San Gimignano) ; • Fra Angelico, Christ aux outrages avec la Vierge et saint Dominique (fresque murale, 1438, cellule 7 du couvent San Marco, Florence), affiche sa source Mt par la présence du roseau dans la main droite du Christ. Une tête lui crache au visage et des mains (sans corps) le frappent, peints selon la tradition des →Arma Christi. Tout spectateur peut occuper la place des corps manquants : ce sont ses péchés aussi que le Christ outragé rachète. En l’exhibant comme un roi durant son couronnement, le fresquiste veut introduire le spectateur à la kénose consentie par Dieu. La scène des outrages connaît un développement significatif dans le nord de l’Europe et en Allemagne, où les peintres soulignent la brutalité des bourreaux : • Matthias Grünewald (1503-1505, Munich). Ecce Homo L’Ecce Homo est l’iconographie privilégiée des artistes de l’époque moderne et ceux de l’époque contemporaine. Le Christ est couronné d’épines, seul, souvent avec le roseau (tenu par la main droite ou gauche). Les peintres des 16e et 17e s. y furent particulièrement sensibles : • Andrea Solario (16e s., Paris) ; Giovan Pietro Rizzoli dit Giampetrino (16e s., Dijon) ; Albrecht Dürer (plusieurs versions, ca. 15101520, dont un autoportrait) ; Luis de Morales (ca. 1550, Madrid) ; Tiziano Vecellio (1548, Madrid, et 1570-1575, Saint-Louis) ; Juan de Juanes (1570, Madrid) ; • Guido Reni (1639-1640, Paris) ; Abraham Bloemaert (1620, Paris) ; David Téniers (1650-1656, Londres) ; Philippe de Champaigne (1655, Port-Royal des Champs). Ce type d’iconographie dévotionnelle, stimulé par la Réforme catholique, fut repris par quelques peintres de la fin du 18e s. (Anton Raphaël Mengs) et surtout des 19e et 20e s. : • Eugène Delacroix ; François-Vincent-Mathieu Latil ; Pierre Puvis de Chavannes ; Odilon Redon ; Arcabas ;

Matthieu ,-

• Georges-Henri Rouault titre un de ses Christs à la couronne d’épines : « C’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris » (1922, Paris). On le retrouve, plus exceptionnellement, chez des sculpteurs : • Jean-Pierre Cortot (1822, église Saint-Gervais-Saint-Protais, Paris). Une formule simplifiée, sans le roseau, fut adoptée par de très nombreux artistes à partir du 15e s. et donna lieu à certaines des plus belles créations de la peinture, notamment : • Antonello da Messine (1450, New York) ; Dirck Bouts (1470-1475, Londres) ; Cima de Conegliano (1510, Londres) ; Lucas Cranach (1510, coll. priv.) ; Giovanni di Pietro (1500-1525, Londres) ; Tiziano Vecellio (1548, Madrid, et 1560, Rome) ; Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin (1622, Budapest). Ce type de représentation, volontiers pathétique, fut également très apprécié des sculpteurs des 16e et 17e s., surtout en Espagne : • Juan de Juni ; Gregorio Hernandez ; Pedro Rolan. Œuvres contemporaines Les artistes exhibent leur dette à l’art des grands maîtres du passé, en particulier ceux de la Renaissance : • Willy Fries (1907-1980), Die grosse Passion (Berlin : Evangelische Verlagsanstalt, 1957), 93, actualise la scène en montrant un Christ couronné d’épines et vêtu de la chlamyde rouge, au visage tout rabougri, écrasé d’opprobres par des soldats grotesques en uniformes et casques de diverses armées. • Arcabas ; Herman Bruse ; Thomas Cleghorn ; Jean-Georges Cornelius ; Noël Counilhan ; Salvador Dalí ; Jean Daligault ; Otto Dix ; James Ensor ; Jacob Epstein ; Michel Gast ; Maxwell Lawton ; Alfred Manessier ; Arnulf Rainer ; Bettina Rheims ; Christian Schaak ; Geoff Todd ; Mark Wallinger ; etc. • Pierre et Gilles (« Philippe Babliolas », photographie peinte, 1988, Galerie Jérôme de Noirmont, Paris) ; • Bill Viola, Man of Sorrows (2001, montage vidéo sur écran plat LCD). Très souvent, ils jouent habilement de la violence et de l’identification entre le Christ couronné d’épines, abîmé dans la solitude de sa passion, et les victimes des grandes tragédies du siècle, notamment celles du nazisme et du sida. 29a une couronne Le couronnement d’épines Le couronnement d’épines constitue un épisode de dérision de Jésus, centré non plus sur la question de sa divinité (comme pour les outrages chez le grand prêtre Caïphe) mais sur le fait qu’il est surnommé « roi des Juifs ». Antiquité On rencontre pour la première fois ce qui semble être un couronnement d’épines sur un sarcophage du 4e s. : • Sarcophage de la Passion (4e s., Museo Pio Cristiano). La scène présente un parallélisme avec le couronnement d’un empereur : le Christ debout en majesté est couronné par un légionnaire romain. Dans ce cycle entièrement consacré aux scènes de la passion, organisé autour d’une crux invicta, Jésus se tient debout, stoïque, tandis qu’un soldat romain brandit une couronne au-dessus de sa tête. Loin de le tourner en dérision, la composition, comme l’ensemble de l’iconographie du sarcophage, insiste sur le triomphe du Christ sur la mort. Cette ellipse de la souffrance et ce chemin glorieux de Pâques seront repris jusqu’au 10e s. (*chr28-29) : • Reliefs en ivoire présentant une fustigation de Jésus (debout et vêtu) à gauche et le lavement des mains de Pilate à droite (962-973, Bayerisches Nationalmuseum, Munich) ; • L’église Saint-Martin de Zillis, peinture sur bois au plafond (ca. 1109-1114, canton de Graubünden), no. 146 : le Christ, debout en majesté et le sceptre de roseau en mains, se voit couronné avec révérence par deux soldats romains. Moyen Âge Occidental Après plusieurs siècles d’éclipse, la scène est réintroduite dans le répertoire visuel chrétien à la faveur de l’infléchissement de la spiritualité des 9e-10e s. vers la passion. • Psautier de Stuttgart (ca. 820-830). Dès le 11e s. la source Mt est identifiable sur certaines œuvres :

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• Antependium de Fulda (1020, Aix-la-Chapelle) ; • Codex de Vyšehrad (1085-1086, Prague) ; • Codex aureus d’Echternach (ca. 1030-1050). Sur une enluminure, Jésus est conduit par un homme, peut-être Simon de Cyrène, et suivi par une demi-douzaine d’hommes, dont l’un brandit une couronne d’épines au-dessus de sa tête. La scène est souvent mise en parallèle avec le portement de croix et ne présente aucun détail qui permet d’identifier Mt comme source : • Évangéliaire d’Henri III (ca. 1043-1046, Escurial) ; • Livre des péricopes d’Henri III (1039-1043, Brême). Au 12e s. l’image intensifiant la figuration des souffrances et de l’humiliation se diffuse largement. Avec l’arrivée de la sainte couronne à Paris et la dispersion de ses épines (→Reliques de la passion : la couronne d’épines), le motif connaît une grande vogue. Comme pour l’image des outrages (*vis29-31), l’Occident adopte un type iconographique doloriste : le Christ est assis, la tête inclinée sous le poids des coups et de l’humiliation. La couronne devient un instrument de torture supplémentaire. Enfoncée avec force par des sbires — qui ne sont quasiment plus des soldats romains mais des Juifs — elle fait abondamment couler le sang sur le front de Jésus. • Pressoir mystique, fresque (1440, Cloître franciscain, Cracovie). Les épines transpercent le crâne jusqu’à la cervelle, lecture à partir de la métaphore du pressoir mystique (Is 63,3 ; Ap 19,15). La métaphore visuelle du pressoir mystique est associée à la flagellation, au couronnement d’épines et à l’Eucharistie. Les deux épaisses perches qui enfoncent la couronne font écho aux poutres du pressoir et aux branches de la croix. Le sang, eucharistique et rédempteur, jaillit du front du Christ, sous la pression des joncs qui enfoncent la couronne sur son crâne. • Lucas Cranach l’Ancien, Couronnement d’épines (16e s., Metropolitan Museum of Art, New York). Byzantin Dans l’aire byzantine, l’accent est moins placé sur les douleurs. Jésus (vêtu de pourpre, coiffé d’une couronne et muni d’un roseau en guise de sceptre) est figuré debout, au centre du champ de l’image, triomphant des outrages et assumant sa divinité. Autour de lui des hommes se prosternent et agitent les bras frénétiquement. Certains lui assènent des coups de jonc, l’invectivent et le tournent en dérision au son de divers instruments de musique (cymbales, tambours, cornes). • Église Saint-Georges de Staro Nagoritchané, fresques (14e s., Macédoine du Nord). Ce type du Christus triomphans se diffuse également en Italie, jusqu’au 14e s. : • Basilique Sant’Angelo in Formis, fresques (11e s., Capoue). Renaissance La scène du couronnement a retenu l’attention de quelques artistes qui choisissent de représenter le moment où la couronne d’épines est placée sur la tête du Christ : • Jérôme Bosch (1495-1500, National Gallery, Londres) ; • Annibale Carracci (1596, Bologne) ; • Antoon van Dyck (1618-1620, Musée du Prado, Madrid) ; • Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin (1647, Munich, et 1650, Paris) ; • Alphonse-Henri Périn (ca. 1850, Paris). 20e-21e siècles Le motif de la couronne séduit aussi les peintres et sculpteurs des 20e et 21e  s., qui renouèrent avec la tradition moderne des instruments de la passion : • Raoul Dufy (1917) ; Jean Bazaine (1937-1939) ; Charles Lapicque (1939) ; • Fernand Léger, maquettes de vitrail pour l’Église d’Audincourt (gouaches sur papier, 1950, musée national Fernand Léger, Biot) ; • Michel Ciry, La Sainte Couronne (huile sur toile, ca. 1957, coll. priv.) ; • Philippe Perrin, une couronne d’épines de barbelés monumentale (fonte d’aluminium, 2006, église Saint-Eustache, Paris) ; • Judi Cumming, Crown of Thorns (quilt, 2008, Canada).

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29b un roseau dans sa [main] droite Mt source principale ? Moyen Âge À partir du 12e s., le couronnement proprement dit (*vis29a) tend à disparaître (*vis29-31), mais Mt s’impose comme source préférentielle, notamment en Italie, où le Christ apparaît le plus souvent tenant le roseau dans la main droite : • fresques : Sant’Angelo in Formis (1100) ; École de Pietro Cavallini (1320, Naples) ; • mosaïques : San Marco (1200, Venise). Époque moderne Quelques artistes préfèrent placer le roseau non dans la main droite mais dans la main gauche : • sculpteur : Cristoforo Mantegazza (1482-1492, Pavie) ; • peintres : Marx Reichlich (1506, Munich) ; Jérôme Bosch (1510-1515, Valencia, et ca. 1515, Escorial) ; Francesco Giambattista Bassano (1570, Lille). Nombreux sont ceux qui s’attachent à transcrire les détails narratifs (soldats agenouillés, raillant le Christ et lui frappant la tête avec le roseau) : • Hans Holbein l’Ancien (16e s., Augsbourg) ; Hans Geller (1515-1520, Los Angeles) ; Tiziano Vecellio (1542, Louvre, et 1570, Munich) ; Jan Sanders van Hemessen (1560, Douai) ; Jacopo Bassano (1568, Washington) ; • Hendrick ter Brugghen (ca. 1600, Paris) ; Le Caravage (1602-1603, Prato) ; Lionello Spada (1600-1615, Chantilly) ; Valentin de Boulogne (1620, Munich) ; Jan Janssens (ca. 1630, Paris) ; Giovanni Antonio Lelli (Dijon) ; Artus Quellien II (17e s., Paris) ; Charles Le Brun (17e s., Louvre) ; Pierre Parrocel (17e-18e s., Rennes) ; etc. Chez quelques artistes de la période moderne, ou contemporaine, la composition, de cadrage resserré, ne permet pas de mettre en scène les soldats agenouillés en signe de dérision : • Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma (16e s., New York). Le roseau demeure présent, notamment chez quelques peintres des 17e et 18e s. : • Le Caravage (ca. 1605, Vienne) ; Domenico Fetti (1600-1610, Florence) ; Peter Paul Rubens (1612, Saint-Pétersbourg) ; Valentin de Boulogne (ca. 1620, Bordeaux) ; Abraham Bloemaert (ca. 1620, Paris) ; Mathieu Le Nain (ca. 1635, Reims) ; Pierre Mignard (1690, Rouen) ; etc. + Musique + 28-29 Assombrissement chromatique La couleur harmonique du récit dans →Bach Passion ne cesse de s’assombrir au fil de cette phrase, notamment sur zogen ihn aus (« le déshabillèrent ») et sur dornene Krone (« couronne d’épines »). Le couronnement est traité dans une tessiture majoritairement grave. On peut remarquer aussi que le dessin mélodique du récitatif s’incline sur beugeten die Knie vor ihm (« plièrent le genou devant lui ») à l’image du geste de la génuflexion. 29d Salut Sifflements →Bach Passion donne au Gegrüßet (« Salut ») de la cohorte un ton de moquerie flatteuse bien différent du salut de Judas, fait d’un simple arpège (*mus26,49bc). Grâce à la superposition des voix, Bach utilise à nouveau la sonorité du texte Gegrüßet seist du pour faire entendre quelques sifflements.

couronne d’épines ! Ô tête jadis ornée de la plus haute gloire et d’honneur, mais maintenant hautement outragée : je te salue ! Toi, noble visage, devant qui tremble et craint le grand jugement du monde, comme on te couvre de crachats ! Comme tu es devenue pâle ! Qui a rendu la lumière de tes yeux si douloureuse, elle qu’aucune autre lumière ne peut égaler ? »). 31c crucifier Soulignement musical des mots-clés Le style du récitatif dans →Bach Passion cède la place à un traitement particulier du mot kreuzigten (« crucifiaient »), proche du récit et plus figuraliste. + Danse + 28 Mise en place de l’horreur, en diptyque de la dernière Cène →Neumeier Passion • Dans un bref silence, toute la « pièce » est remplie d’hommes. • Marie-Madeleine reste debout devant, comme aux aguets à la porte. Tous les autres sont prostrés sur eux-mêmes, totalement absents à la scène d’horreur qui va se jouer. • Pilate, indifférent et cynique, répète plusieurs fois son geste (se laver les mains), insensible aux plaintes et larmes sur le supplice de Jésus exprimées par l’air Können Tränen meiner Wangen. • Jésus est entièrement dépouillé de ses vêtements. Nu, il est étendu sur le banc de torture (la croix ?) et violemment maltraité, comme si on l’y clouait. La scène fait un diptyque à celle de la dernière Cène. Alors, les disciples accueillaient le corps livré dans une immense douceur ; ici, on se déchaîne pour le broyer. 30 crachant + frappaient — L’horreur de la torture transfigurée par un concentré d’allusions bibliques et de citations artistiques ? →Neumeier Passion • On frappe le condamné, on le roule, on l’écartèle sur le banc ou à terre, comme si on voulait broyer le grain en fine farine. La cohorte donne libre cours à sa fureur. Crachats et coups. On le redresse comme pour mieux le fustiger, mieux le clouer. Sur le choral : contraste entre la beauté de la musique et l’horreur narrée par le texte et mise en scène. Neumeier dit s’être rappelé le détail horrible rapporté par des rescapés des camps de la mort nazis : les officiers faisaient jouer du Mozart pour étouffer les cris des malheureux. • Malmené, férocement son corps est le jouet de ses bourreaux. On trépigne devant lui, comme si on le piétinait ou le rouait de coups de pied. On le remet debout. • Le bas de son vêtement (jambe de son pantalon blanc) devient camisole de force, emprisonnant notamment son visage, privé ainsi de regard (Wer hat dein Augenlicht…). Dans la posture des Esclaves de Michel-Ange (1513-1516, Le Louvre ; 15311532, Académie de Florence) dont on aurait voilé la face (Is 53,3). On pense aussi au Caravage, Le Christ à la colonne (1607, musée des Beaux-Arts de Rouen). • Ainsi humilié, il est tordu en tous sens comme un ver par ses tortionnaires agglutinés autour de lui. • Jésus se rhabille, on défait la « salle », puis il est violemment projeté en direction de Pilate, qui vient à sa rencontre. + Cinéma +

30 La violence en musique →Bach Passion donne ici encore un magnifique exemple de la possibilité qu’offre une ligne mélodique de traduire la violence en ses intervalles : saut de 7e figurant le crachat, mouvements en zigzag et **intervalles non conjoints. 30 Addition : contemplation de la Sainte Face →Bach Passion reprend à ce moment du récit deux strophes d’un célèbre choral, qui existait déjà à son époque et qu’il réharmonise de façon à exprimer musicalement le drame qui se déroule. • Choral O Haupt voll Blut (« Ô tête pleine de sang et de blessures, pleine de douleur et encore plus de raillerie ; ô tête liée par moquerie avec une

27a dans le prétoire Les outrages au prétoire Les outrages sont l’occasion de montrer la violence des autorités romaines, même si tous les cinéastes ne leur en font pas porter la responsabilité (*cin24c), mêlant parfois la foule avec les soldats. D’un point de vue chronologique, les cinéastes représentent la flagellation et les autres outrages tantôt à la suite (voire ensemble), tantôt séparément (*syn26b). Chronologie Enchaînement • →Zecca Passion : La flagellation et les outrages sont infligés par des hommes en civil, tandis que des soldats romains en uniforme contiennent

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une foule hostile, sans participer, donnant l’impression que des Juifs sont les auteurs des sévices. Jésus est déshabillé et attaché à une colonne tronquée et surélevée qui occupe le milieu du décor. Quatre hommes le rouent de coups sous les acclamations de la foule, dont l’agitation amplifie le mouvement des fouets, donnant l’impression d’un déferlement de violence. Jésus, épuisé, est détaché et tombe à genoux à terre. Il est couronné d’épines, revêtu d’un manteau et flanqué d’une palme, la foule ondulant toujours en criant. On lui crache au visage. S’ensuivent un insert sur l’Ecce Homo qui montre un Jésus soupirant de douleur et un rapide lavement des mains (*cin24b : Zecca). • →Scorsese Temptation : Jésus nu est frappé, puis flagellé (la scène est alors filmée de haut, puis un plan zoome sur le visage souffrant de Jésus, attaché à une colonne par les mains). La bande-son entame une suite de longues notes graves, qui lie et dramatise les différents outrages. Séparation • →Olcott Manger : La scène est séparée de la flagellation par une troisième entrevue avec Pilate. Le cinéaste y montre une complicité entre Juifs et Romains. Déjà revêtu d’un manteau et d’une couronne d’épines, Jésus est assis sur un bout de colonne, entouré de soldats (qui le poussent avec leurs lances) et de Juifs moqueurs (qui s’agenouillent devant lui). On déverse sur Jésus des paniers de feuilles et de branches — restes de palmes des Rameaux ? — comme dans un tableau de James Tissot. Le visage et le corps de Jésus trahissent douleur et épuisement. • →van den Bergh Matthew : Barabbas quitte le palais, tandis que Jésus, au milieu d’un couloir bordé de colonnes, entouré par des gardes juifs et des soldats romains, est malmené. La caméra se rapproche lentement du groupe quand un garde juif amène une couronne d’épines. Enfin, une succession de gros plans, parfois ralentis, montre chaque outrage du texte Mt : un soldat s’agenouille et se prosterne, un autre crache sur lui, on le frappe violemment sur la tête (ce qui est rendu par l’adoption du point de vue de Jésus : un soldat semble frapper la caméra), si bien que Jésus tombe. Ellipse • →Koster Robe ne fait qu’allusion à la flagellation et aux outrages, en montrant les jambes de Jésus égratignées pendant la montée au Golgotha (→Le chemin de croix au cinéma : Koster). La tunique rouge dont Jésus est vêtu n’est pas tachée de sang. Sur le chemin, un homme lance alors « Salut roi des Juifs » et les fouets des soldats claquent. • →Stevens Story : La seule scène de moqueries a lieu à la cour d’Hérode Antipas (cf. Lc 23,11), associée au v. récité par la voix off (Jn 3,16 « Dieu a tant aimé le monde qu’il sacrifia son fils unique. Ceux qui croient en sa parole ne périront point et auront la vie éternelle »), tandis qu’un court plan montre le Dark Hermit (*cin26,14 Alors : Stevens) adossé à un pilier, écoutant rires et musique qui sortent du palais d’Antipas. La transition avec la scène suivante se fait sur les derniers mots : on passe alors à un plan rapproché sur la tête de Jésus couronnée d’épines. En arrière-plan, les rires des soldats romains assurent la continuité avec la scène précédente. Mise en scène Judas témoin • →DeMille King : Après avoir été flagellé (*cin26b : DeMille), Jésus est vêtu d’un grand drap à motifs, puis détaché. Les soldats posent sur une table un tabouret à l’envers (« un trône pour le roi ! ») et y assoient Jésus. Ils lui portent des toasts et le couronne (*cin29a : DeMille). Judas assiste avec douleur à tout cela, grimaçant et s’évanouissant lors du

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couronnement. Un cadrage rapproché sur Jésus seul immobilise quelques secondes la scène comme un tableau du roi des douleurs. On lui donne un roseau en guise de sceptre. Les soldats se prosternent devant Jésus et lèvent leur épée. Un centurion resté à l’écart intervient, agacé, les disperse et aide Jésus à descendre du tabouret. Jean témoin • →Pasolini Matteo abrège la scène et en atténue la violence par rapport au récit de Mt. Jean y assiste, et c’est encore son point de vue que prend la caméra : Jésus est couronné de dos, avant d’être chargé de sa croix. Le pathos de la scène est présent discrètement par un gros plan éloquent sur les yeux de Jean. Le disciple qui regardait jusque-là fixement la scène, ferme les yeux de douleur lorsqu’un soldat présente à Jésus sa croix, sur fond de rires gras. 29a une couronne Inventée par hasard • →DeMille King : Durant la scène des outrages (*cin27a : DeMille), un soldat se pique à une branche épineuse qui entre par la fenêtre, ce qui lui donne l’idée : « un roi devrait avoir une couronne ! » Comme celle de Barabbas • →Fleischer Barabbas traite tout l’épisode avec sobriété et sans réalisme. Il le met en parallèle avec une scène où Barabbas est acclamé par les brigands de sa bande et couronné roi. Le destin du Christ et celui de Barabbas semblent diverger, puisque l’un va être crucifié et l’autre non, mais le double couronnement est un indice narratif qui prépare l’évolution du personnage de Barabbas et sa conversion au christianisme. Apportée par un adolescent • →Pasolini Matteo : La couronne est amenée aux soldats par un groupe de jeunes garçons, à peu près de l’âge de Jean. Symbole visuel du film • →Scorsese Temptation : Le motif de la couronne d’épines est repris pour le générique d’ouverture, les affiches de cinéma et la maquette du DVD. Lors de la scène des outrages, le couronnement d’épines (la « couronne » étant en fait plutôt un casque d’épines) est filmé de dos, en plan rapproché. Trois filets de sang coulent le long de la colonne vertébrale de Jésus et un lent zoom arrière insiste sur la faiblesse de Jésus. Le plan suivant montre le visage de Jésus et le sang gouttant de son front. Posée à trois reprises • →van den Bergh Matthew : La caméra s’est frayée un chemin dans le groupe des soldats et montre, légèrement en contre-plongée et en cadrage rapproché, le couronnement d’épines d’un Jésus hébété par la douleur. Volontairement — ou par erreur de raccord — la couronne est posée deux fois sur sa tête, puis replacée une troisième fois, les outrages l’ayant fait tomber. Sanglante • →Gibson Passion : Jésus est assis sur un tas de cordes dans un coin du prétoire. Deux soldats passent devant lui, apportant les dernières touches à la confection de la couronne, que l’un place sur sa tête. Deux autres soldats l’enfoncent sur son front, avec des roseaux. Gros plans de profil sur Jésus qui suffoque. Une goutte de sang coule sur sa paupière fermée. Un soldat se prosterne devant lui en proférant grossièrement « Ave roi des Juifs ». Un autre place sur l’épaule de Jésus un manteau rouge, « couleur convenable à un roi ». On le frappe sur la tête avec un roseau, on le gifle et on se moque de lui. On lui crache dessus.



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27,32-38 La crucifixion + Propositions de lecture +

modèle et l’attachante figure de Simon de Cyrène, le premier à porter sa croix avec le Sauveur (*chr32a ; *theo32 ; *litt32a). Le fait que Jésus meure comme →roi des Juifs ne cesse d’interroger la conscience des chrétiens (*phi37b), comme des juifs (*litt37b : Cohen ; Wiesel).

32-56 NARRATION Séquence : dénouement Le récit de l’évangile culmine dans la mort de Jésus préfigurée dès ses commencements : • dès le ch.2 les autorités religieuses et civiles conspirent contre le « →roi des Juifs » ; • au ch.14 la mort tragique de Byz V S TR Nes Jean-Baptiste a été racontée comme 32 a Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un un présage de celle de Jésus ; • l’hostilité des chefs du peuple est Cyrénéen du nom de Simon. allée croissante ; b C’est lui qu’ils requirent • Jésus a multiplié les avertissements VS contraignirent pour qu’il portât sa sur la nécessité de passer par la souffrance si on le suit (Mt 5,38croix. 42 ; 10,17-23 ; 20,22-23) ; • les →annonces de la passion ont 33 a Et arrivés rythmé le récit en Mt 16,21 ; VS ils arrivèrent à un lieu dit « Golgotha » 17,22-23 ; 20,18-19 ; S • le sens de la mort de Jésus a été appelé « Gogulto » expliqué en Mt 20,28. b (ce qui veut dire « lieu du crâne »), Finalement, Jésus vit ce qu’il a enseiV (ce qui veut dire « lieu du calvaire ») gné (Mt 5,10-12).

Texte + Critique textuelle + 35b Variante TR et la Sixto-Clémentine lisent « afin que s’accomplît ce qui avait été dit par le prophète : — Ils se sont partagé mes vêtements et ont tiré au sort ma tunique » (cf. Jn 19,24). + Vocabulaire + 32a un homme Sémitisme pour « quelqu’un ».

S 32b croix Terme technique En grec (qui s’interprète « le crâne ») stauros. Il s’agit plus probablement 32-38 La Crucifixion du patibulum (terme latin sans équiCOMPOSITION linéaire VS et ils lui donnèrent à boire du vinaigre 34 a valent grec) : « poutre » sur laquelle Six micro-récits se succèdent V Nes vin mêlé de fiel. le condamné sera lié ou cloué, au simplement : moment de l’exécution, et qui sera • réquisition de Simon de Cyrène, b Et [l’]ayant goûté, il ensuite fixée à un pied (= palus, sti• réconfort du condamné avec une S il [le] goûta et ne voulait pes, staticulum) déjà installé à l’emboisson enivrante, V S Nes voulut pas boire. placement des exécutions (*mil35a • crucifixion, crucifié). Il pouvait être réemployé • partage de ses dépouilles, Byz V TR Nes S pour d’autres exécutions. • garde, • mise en place du titulus. 35 a L’ayant crucifié, ils Et lorsqu’ils le 33a Golgotha Aucun effet de composition, sauf divisèrent ses crucifièrent, ils (Gr) Golgotha : translittération peut-être le rejet de la mise en place vêtements, les tirant divisèrent ses de l’araméen gûlgaltâ (hébreu gūldu titulus en dernière place, qui en gōlet « crâne ») ; cf. Jg 9,53 ; 2R 9,35. souligne l’importance (*interp37) et au sort, vêtements par lot. (S) Gogulto : syriacisation amorce la série des moqueries qui TR b afin que s’accomplît ce Le premier lamed (avec la mater lecsuit. La crucifixion est un supplice qui avait été dit par le tionis waw) de l’araméen gwlgwlt’ « le brut à décrire brutalement. crâne » (p. ex. →Tg. Onq. Ex 16,16) Sens : sobriété, compassion, réflexion prophète : — Ils se sont est tronqué en S : ggwlt’ pour raison Quel contraste entre la concision partagés mes vêtements d’euphonie (cf. →Payne Smith Theextrême du récit de la crucifixion de et ont tiré au sort ma saurus 648), comme aussi dans les Jésus (*pro35a) et la surabondante deux autres passages mentionnant ce interprétation théologique, littéraire tunique. lieu (Mc 15,22 ; Jn 19,17). S requit (→La croix de Jésus dans la littéraensuite l’interprétation du terme arature) et artistique (*vis35-37 ; →Croix et Crucifié : leurs représentations 32 Le chemin de croix Mc 15,21 ; Lc 23,26-32 ; Jn 19,17 – 32a sortant : expiation méen d’origine, comme le fit aussi au-dehors Lv 16,21-22 ; He 13,11-13 – 32b requirent Mt 5,41 – 33-38 La crucifixion Gr. visuelles) qui en a été faite jusqu’au Mc 15,22-28 ; Lc 23,33-34 ; Jn 19,18-24 – 34a Vin et fiel Dt 32,32 ; Ps 69,22 ; Pr 31,6 cinéma (*cin35a ; →Le chemin de – 35b // Ps 22,19 33b lieu du crâne croix au cinéma) ! Locution récurrente Par son recours à l’intertexte • Mc 15,22 kraniou topos ; biblique, en particulier par la basse continue du →Ps 22(21), Mt insiste sur• Lc 23,33 topon… kranion ; tout sur le fait que Dieu est présent dans la terrible persécution que Jésus • Jn 19,17 kraniou topon ; endure. • V : Calvariae locus, litt. « lieu du crâne » (de calvaria « boite crânienne »), Dans l’Église ancienne, et aujourd’hui encore dans les Églises orientales, lexicalisé en « lieu du Calvaire ». le chemin du Christ vers son supplice est surtout la voie triomphale du Locution topographique Sauveur vers la victoire de la résurrection. Au cours du Moyen Âge, elle Allusion probable à l’apparence du lieu, évoquant vaguement un crâne. redevient parcours de souffrance et de mort, excitant la compassion des Aujourd’hui encore, dans le parler populaire de Jérusalem, raš (« tête ») croyants, consolant les personnes dans l’épreuve en leur montrant le divin

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peut désigner une saillie rocheuse plus ou moins accentuée sur un terrain donné. Locution fonctionnelle et péjorative L’interprétation plus tardive (cf. →Jérôme Comm. Matt.) y voit une allusion à l’usage de l’endroit comme lieu d’exécutions publiques : ceux qui ont subi la peine capitale y sont enterrés — ce qui ajoute à l’impureté du lieu et à l’humiliation de Jésus.

+ Genres littéraires + 32-38 Récit factuel *interp32-38

Contexte + Repères historiques et géographiques +

34a fiel Terme biblique récurrent (cholê) Au sens propre • G-Jb 16,13 « fiel » ; • G-Jb 20,14 « poison » ; • G-Lm 3,15 et G-Pr 5,4 « absinthe » ; • G-Ps 68,22 « vinaigre ». Au sens figuré • G-Dt 29,17 ; Ac 8,23 : « amer », « tragique » ; cf. la connotation de mrrt’ dans S (*bib34a ; *syn34a). 35a tirant au sort Verbe précis Litt. « jetant le sort », peut-être au moyen d’un dé, qui fait partie des trophées traditionnels de la passion. + Grammaire +

32-33 Chemin de croix traditionnel Il ne commence pas au palais d’Hérode le Grand mais à l’ancienne forteresse Antonia, de l’autre côté de la ville, un des deux endroits possibles pour la condamnation de Jésus (→Prétoire romain : sa localisation à Jérusalem). Le chemin résulte d’une longue histoire. À l’époque byzantine, on mit en place à Jérusalem un circuit qui facilitait aux pèlerins la visite de tous les sites importants : il commençait au SaintSépulcre, traversait la cité et se terminait au sommet du mont des Oliviers dans l’église de l’Ascension. Vers le 15e s. apparut le désir de donner un statut spécial à la section située entre le Saint-Sépulcre et ce qu’on tenait pour la maison de Pilate : c’est sur ce parcours que Jésus avait souffert pour les péchés du monde. On inversa donc l’ordre de la marche, en partant de la maison de Pilate pour se rendre au Saint-Sépulcre, et ce fut le début de la Via dolorosa (→Le chemin de croix) qu’empruntent les pèlerins pour marcher dans les pas de Jésus.

32b Anacoluthe 34a ils lui donnèrent Sujet implicite ambigu On pourrait traduire aussi « on lui donna » (edôkan : 3e pers. pl., sans précision de genre). • Sans doute les exécuteurs, agissant par moquerie (le vin est mêlé de cholê : *voc34a) ; • historiquement il pourrait s’agir des saintes femmes, agissant par compassion (*mil34a). + Procédés littéraires + 32b.35a portât sa croix + crucifié — NARRATION Double écho • aux annonces de Mt 20,18-19 ; 26,2, que Jésus accomplit ici : il fait ce qu’il dit, • et à son enseignement, qu’il confirme en prêchant par l’exemple (cf. Mt 16,24 ; *interp32-56). 33b ce qui veut dire « lieu du crâne » NARRATION Glose Unique fois où Mt explique un nom. *voc33b 34 pas boire PRAGMATIQUE Écho ironique ? Jésus se rappelle-t-il le vœu d’abstinence de vin fait lors de la dernière Cène (Mt 26,29) ? Le banquet royal de Jésus n’est sûrement pas de ce monde. Question implicite : pourquoi ? Par respect pour son vœu d’abstinence de Mt 26,29 (cependant, il y goûte) ? Pour ne pas hâter artificiellement sa mort ? Par refus d’une moquerie supplémentaire ? 35a L’ayant crucifié Une assourdissante sobriété NARRATION Ellipse Mt, pas plus que les autres évangélistes, ne donne aucun détail sur la crucifixion : réserve esthétique et pudeur narrative devant l’atrocité du supplice (*mil37a ; *bib35a), soulignée par nombre d’auteurs anciens (*bib27-31) ? COMPOSITION Échos Cette sobriété dans la référence à l’acte même de la crucifixion fait écho • à celle qui entoure la naissance de Jésus (Mt 2,1), • et trouvera un écho dans la sobriété de l’annonce de la résurrection (*pro28,6b). Tout se passe comme si les actes les plus importants de la vie du Christ relevaient de l’apophatisme autant que du récit, comme si la poétique de l’évangile reflétait leur double dimension humaine (dicible) et divine (indicible).

32a en sortant Topographie de Jérusalem Sur le chemin du →prétoire vers le Golgotha, Jésus a dû passer par une porte de la ville. 32a Cyrénéen Toponymie Cyrène La ville de Cyrène se trouve en Libye, à mi-chemin entre Benghazi et Tobrouk. C’est une colonie grecque, fondée par les habitants de Théra (Santorin) sur la côte. À la tête d’une pentapole constituée avec quatre colonies sœurs, Cyrène doit sa prospérité à l’exportation du silphion, une graminée aux multiples usages (pharmacopée et épice), qu’elle perçoit comme tribut sur les indigènes. Elle est également réputée pour l’élevage de chevaux. Elle abrite une importante colonie juive, formée sans doute dès Ptolémée I (ca. 323-283 av. J.-C.), avec des clérouques et organisée en une politeuma. À Jérusalem Sa synagogue ? Les Juifs de Cyrène possédèrent une synagogue à Jérusalem (Ac 6,9). →Weill (, 186-190) découvrit une inscription du 1er s. en 1913-1914 dans la ville basse de David, identifiant Théodotos, fils de Vettenos, comme fondateur : • Texte : « Théodotos, [de la famille] de Vettenos, prêtre et archisynagogue, fils d’archisynagogue, fils lui-même d’archisynagogue, a construit la synagogue pour la lecture de la Loi et l’enseignement des préceptes, ainsi que l’hôtellerie, et les chambres, et les installations des eaux, pour l’hospitalisation de ceux qui en ont besoin, venus de l’étranger ; [synagogue] qu’ont fondée ses pères, et les anciens, et Simonidès. » Construite sur un beau site en terrasses, la synagogue garde encore des vestiges fort importants de l’époque classique. Comme Théodotos est grec et Vettenus (Vettenos) latin, on a pensé que Vettenos pût être un affranchi portant le nom de son ancien maître. Cette hypothèse ainsi que l’identification avec la synagogue mentionnée en Ac 6,9 restent discutées. En revanche, tous admettent que la synagogue en question était de langue grecque, fréquentée par des Juifs hellénophones de la diaspora. Les groupes (synagogues) mentionnés en Ac 6,9 (Cyrène, Alexandrie, Cilicie et Asie) ont pu partager une même installation à Jérusalem. 32a Simon L’ossuaire de son fils ? Les archéologues (→Avigad 1962) ont trouvé en 1941 dans la vallée du Cédron un tombeau contenant plusieurs ossuaires, dont le no. 9 porte les inscriptions grecques « Alexandre (fils de) Simon » et « Simon et Alexandre (fils) de Simon ». Sur le couvercle se trouve une inscription bilingue : en grec « d’Alexandre », suivi de l’hébreu « Alexandre qrnyt ». Le mot qrnyt serait :

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• soit le mot de la Mishna qornît/qôrānît = une plante aromatique identifiée avec le thym ; il s’agirait d’un sobriquet ; • soit une dérivation de Kurênê, indiquant le lieu d’origine d’Alexandre. Cela pourrait être l’ossuaire d’Alexandre, fils de Simon (Mc 15,21), si Simon de Cyrène est effectivement le père d’Alexandre et de Rufus. Cependant, vue la fréquence des noms Alexandre et Simon, il n’est pas sûr que le Simon mentionné sur l’ossuaire soit le même de l’évangile. 33a Golgotha Localisation En combinant les données topographiques des diverses sources évangéliques, on parvient avec une certaine vraisemblance à situer →le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus dans l’actuel Saint-Sépulcre de Jérusalem. + Milieux de vie + 32b pour qu’il portât sa croix JUSTICE Châtiment : pourquoi demander de l’aide ? • En principe, le condamné porte lui-même son patibulum (*voc32b) vers le lieu d’exécution (→Plaute Mil. glor. 360 ; →Most. 56-57 ; →Artémidore de Daldis Oneir. 2,56 ; →Plutarque Sera 9 = →Mor. 554b ; →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 4,2,7 ; 4,3,10). • L’agonie sur une croix pouvait durer plusieurs jours. Or Pilate est étonné que Jésus soit déjà mort quelques heures après la crucifixion (Mc 15,44). Le fait que Jésus meurt si vite prouve que Jésus est déjà très affaibli. C’est pourquoi les soldats obligent Simon à porter la croix. Les Romains ont dû craindre que Jésus ne meure avant d’atteindre le lieu de la crucifixion. 33a arrivés à un lieu JUSTICE Lieu des exécutions • Les Juifs (Lv 24,14 ; Nb 15,35-36 ; Dt 17,5 ; 1R 21,13 ; →Josèphe B.J. 4,360 ; →A.J. 4,264) • et les Romains (→Plaute Mil. glor. 359) exécutent hors de la ville. 34a ils lui donnèrent à boire MŒURS Pratique courante On offrait un breuvage analgésique aux condamnés à mort. *jui34a vin mêlé de fiel 35a crucifié JUSTICE Châtiment : la crucifixion L’évangéliste ne donne aucun détail (*pro35a) de ce supplice horrible (*anc35a) dont les étapes sont sans doute connues de ses destinataires. • Les soldats attachent d’abord le condamné sur le patibulum, couché à terre (cf. →Épictète de Hiérapolis Diss. 3,26,22). • Puis ils fixent le patibulum au staticulum (*voc32b). Cet acte est désigné par les expressions latines in crucem elevare/ascendere/salire. Cela pourrait être l’origine très concrète de la métaphore johannique de la crucifixion comme élévation (Jn 3,14 ; 12,32-34). • Pour attacher le condamné, on emploie des cordes, mais parfois des clous pour accélérer la mort par l’hémorragie qu’ils provoquent (→Artémidore de Daldis Oneir. 2,56 ; →Lucain Bell. civ. 6,545.547 ; →m. Šabb. 6,10). Jn 20,25 ; Col 2,14 ; →Év. P. 21 et →Ignace d’Antioche Smyrn. 1,1-2 (cf. Lc 24,39) évoquent des clous. • La croix peut comporter également un sedile (croc ou pièce de bois placés au milieu du piquet ; appui pour les fesses du condamné) et un suppedaneum (soutien pour les pieds) visant à empêcher le corps de s’affaisser en provoquant une mort rapide par asphyxie, le but étant que la croix fût un supplice lent. Parce qu’aucun organe essentiel à la vie n’est atteint, le crucifié meurt de pure souffrance. 35a ils divisèrent ses vêtements JUSTICE Possessions des victimes Les possessions des victimes revenaient au gouvernement romain, mais la coutume permettait à ceux qui faisaient l’exécution de s’emparer des biens encore en possession du condamné au dernier moment (→Dig. 48,20,6). Condamnés nus Les Romains crucifient les victimes sans vêtements (→Artémidore de Daldis Oneir. 2,53 ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 7,69,2), en

contradiction avec la coutume juive (→b. Sanh. 48b). Le cas de Jésus fut-il exceptionnel sur ce point ? *jui35a ; *chr35a + Textes anciens + 33a Golgotha Toponyme romain similaire • →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 4,59-61 : À la fondation d’un temple sur une des sept collines de Rome, on aurait trouvé une tête humaine intacte, d’où la désignation de cette colline comme la tête de toute l’Italie, exprimée par son nom Capitolium (du latin caput « tête »). 35a L’ayant crucifié La croix comme révélation *bib51c-53 En songe • →Artémidore de Daldis Oneir. 2,53 « Lorsqu’un pauvre [rêve de crucifixion], il y a un présage. Car un crucifié est élevé de terre (hupsêlos) et nourrit (trephei) beaucoup [d’oiseaux]. Mais [un rêve de crucifixion] signifie aussi la découverte des secrets : en effet, le crucifié est donné en spectacle (ekphanês) […]. Cela présage la liberté pour les esclaves, car les crucifiés ne sont plus soumis à personne (anupotaktoi) […]. Rêver qu’on a été crucifié dans une ville signifie qu’on va exercer le pouvoir (archên) sur l’endroit où la croix a été plantée. » En réalité • →Pseudo-Callisthène Alex. 2,21,26,2-3 « En effet, j’ai juré de vous rendre visibles (periphaneis) et remarquables par tous, c’est-à-dire de vous élever en croix, de manière à ce que tous vous contemplent. » 35a crucifié Supplice horrible Au sens propre Considérée comme réservé aux esclaves, elle indigne les citoyens romains si elle est infligée aux Romains, d’où l’accusation de cruauté contre Scipion l’Africain : • →Valère Maxime Fact. dict. 2,7,12 « On n’a jamais montré plus de douceur que ne l’a fait le Premier Africain [= Scipion]. Et pourtant, pour raffermir la discipline militaire, il a jugé nécessaire d’emprunter à la cruauté qu’il détestait tellement un peu de son aigreur. La preuve en est qu’après la défaite de Carthage, quand tous ceux qui avaient quitté nos armées pour rejoindre les Carthaginois furent retombés en son pouvoir, il a sévi plus durement contre les Romains que contre les Latins, quand ils étaient passés à l’ennemi. Les premiers en effet, il les a traités comme des déserteurs et il les a fait mettre en croix ; les autres, comme des alliés déloyaux et il les a fait frapper de la hache. Je ne m’étendrai pas davantage sur cette attitude, et parce qu’elle est celle de Scipion et parce que, lorsqu’il s’agit d’un homme de sang romain, même s’il l’a subi à juste titre, un supplice destiné aux esclaves n’a pas à être brandi comme une insulte, surtout lorsqu’on a la possibilité de passer à des actes qui peuvent être racontés parce qu’ils se sont déroulés sans blesser nos concitoyens. » Quoique très répandue (*mil22c), la crucifixion était d’une horreur telle qu’elle est très rarement mentionnée dans la littérature gréco-romaine : le plus souvent pour fustiger des atrocités barbares ; ou dans le contexte de récits sur des personnages de basse extraction. • →Cicéron Verr. 2,5,168-169 : La crucifixion est la plus cruelle et la plus horrible sentence. • →Josèphe B.J. 7,202 décrit le crucifiement comme une souffrance insupportable. • →Plaute Mil. glor. 371-373 (paroles de l’esclave Sceledrus) : « Ne menace pas tant ; je sais que je dois avoir la croix pour sépulture ; c’est là que reposent mes ancêtres, mon père, mon aïeul, mon bisaïeul, mon trisaïeul. Pourtant tes menaces ne sauraient m’ôter les yeux de la tête. » Au sens figuré La crucifixion est quasi absente des récits mythologiques et n’a guère d’application métaphorique dans le discours moral. Sénèque est l’exception, qui l’évoque en termes réalistes pour mieux frapper l’imagination des correspondants qu’il cherche à persuader dans ses enseignements moraux : • →Sénèque Marc. 20,3 « Je vois chez les tyrans des croix de plus d’une espèce, variées à leur fantaisie : l’un suspend ses victimes la tête en bas ; l’autre leur traverse le corps d’un pieu qui va du tronc à la bouche, d’autres

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leur étendent les bras à une potence ; je vois leurs chevalets, leurs verges sanglantes, leurs instruments de torture pour mes membres, pour chacune des articulations de mon corps ; mais là aussi je vois la mort. Plus loin, ce sont des ennemis couverts de sang, des citoyens impitoyables ; mais à côté d’eux je vois la mort. La servitude cesse d’être dure, quand l’esclave, dégoûté du maître, n’a qu’un pas à faire pour se voir libre. Contre les misères de la vie, j’ai la mort pour recours. » • →Sénèque Lucil. 101,13-14 « Il appelle de ses vœux les pires des maux ; les plus pénibles souffrances, il désire de tout son cœur qu’on les prolonge, qu’on les continue. Qu’y gagnera-t-il ? Eh ! bien, de vivre un peu plus ; mais est-ce une vie qu’une mort qui traîne ? Il se trouve donc un homme qui aime mieux fondre dans les tourments, périr membre à membre et répandre autant de fois sa vie goutte à goutte, que de l’exhaler d’un seul coup ? oui, qui attaché au gibet maudit, déjà infirme, déjà difforme, les épaules et la poitrine remontées en deux bosses affreuses, ayant ainsi, même avant la croix, mille motifs de mourir, veut prolonger une existence qui prolongera tant de tortures ? » + Intertextualité biblique + 34a fiel Allusions typologiques • Gr : allusion au Ps 69 = G-Ps 68. Le terme cholê (*voc34a ; *syn34a) renforce l’allusion à G-Ps 68,22, où le mot traduit l’hébreu ḥōmeṣ « vinaigre ». • S et syS : mrrt’ ; allusion à l’épisode de Mara et Meriba. La racine mr, commune aux eaux de Mara (Ex 15,23), signifie l’amertume. Au sens le plus fort, le terme signifie « poison » et « venin (d’un serpent) ». 35a ils divisèrent ses vêtements, les tirant au sort →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion Citation L’allusion à Ps 22,19 forme système avec celles des v.39-44.46d : elles inscrivent l’histoire des souffrances ultimes de Jésus dans un scénario apocalyptique, peut-être messianique (*jui35), prévu et ratifié par Dieu. Langage : expressions fréquentes dans Jos et Nb pour exprimer le partage de la Terre promise entre les tribus lors de la conquête. Les vêtements de Jésus peuvent ainsi avoir une valeur symbolique analogue à celle de la terre conquise et partagée, prophétisant la rédemption des païens. Motif : nudité Jésus se retrouve donc nu : il prend sur lui l’épreuve de la nudité honteuse consécutive au péché dont le prototype est celui d’Adam et Ève (Gn  3,7. 10-11). + Littérature péritestamentaire + 32a ils trouvèrent un homme à la porte de la ville • →Ac. Pil. 10,1,1. 34a vinaigre mêlé de fiel Pratique expiatoire • →Barn. 7,3-5 interprète le fait que « sur la croix on lui donna à boire du vinaigre et du fiel » en fonction d’une tradition juive concernant le jour de l’expiation, affirmant que les prêtres y consommaient, accompagnées de vinaigre, les entrailles du bouc offert pour les péchés (*chr32a sortant). Lv 4,8-10 et →m. Yoma 6,7 précisent pourtant que la carcasse du bouc et ses parties réservées à l’autel sont consumées par le feu.

Réception + Lecture synoptique + 32 Le portement de croix Mt–Lc // Mc Le v.32 et Lc 23,26 ignorent les fils de Simon de Cyrène, nommés par Mc 15,21 (peut-être inconnus de leurs publics ?). // Jn Jn ignore Simon de Cyrène.

// Lc Lc 23,27-31 présente l’épisode de Jésus consolant les femmes de Jérusalem. 34a fiel // Mc 15,23 évoque de la myrrhe. On peut émettre l’hypothèse d’une concordance, Mc donnant l’identité précise de ce que Mt appelle cholê (*voc34a). On pourrait aussi penser que Mt souligne l’allusion aux Écritures (*bib34a). 34b [l’]ayant goûté SM • En Mc 15,23 Jésus ne goûte pas ; • En Lc et Jn, Jésus ne reçoit rien à boire avant la crucifixion. 35 // Jn 19,23-24 détaille le partage des vêtements en rapportant le dialogue des soldats à ce sujet. + Liturgie + 32b pour qu’il portât sa croix →Le chemin de croix 32b sa croix Symbolismes et usages de la croix La liturgie tout entière repose sur le mystère de la croix et de la résurrection, d’où l’omniprésence du →crucifix et du →signe de croix dans les diverses célébrations liturgiques. La célébration du mystère de la croix est coextensive à toute la liturgie. Elle est plus formelle • le dimanche de la passion ; • lors de →l’adoration de la croix, le →vendredi saint ; • lors de la fête de l’exaltation de la →sainte croix, le 14 septembre. 33a Gogulto (S) RITE Dans l’architecture des églises syriaques, le pupitre d’où est lu l’évangile est appelé de ce nom Gogulto. *voc33a 35a ses vêtements →La tunique d’Argenteuil

+ Tradition juive + 34a vin mêlé de fiel (V Nes) Breuvage offert au condamné à mort On donnait au condamné à mort du vin soit pur, soit mélangé avec un peu d’encens, pour le rendre inconscient au moment de son supplice (*mil34a) : • →b. Sanh. 43a « En outre, à propos de ce qu’a dit Rabbi Ḥiyya, fils de Rab Ashi, au nom de Rab Ḥisda : “Celui qui va subir la peine de mort, on lui donnera à boire un verre de vin où a macéré un grain d’encens pour lui faire perdre conscience, ainsi qu’il est dit : ‘Donnez une boisson enivrante à celui qui va périr et du vin à ceux qui ont l’âme amère’ (Pr 31,6)”, et une baraïta enseigne : “Des femmes au cœur noble à Jérusalem apportaient cette boisson qu’elles offraient elles-mêmes.” S’il n’y a pas eu de femme au cœur noble pour l’offrir, à qui cela incombera-t-il ? Il est logique et en toute certitude que ce soit à la société, puisqu’il est écrit : “Donnez”, c’est-à-dire de ce qui vous appartient [à tous]. » • Cf. →Nom. Rab. 10,4. 34a fiel Myrrhe amère Si Mt et Mc concordent, le terme de cholê (*voc34a) désignerait la myrrhe. Les rabbins connaissent son caractère amer. Les mains de celui qui la récolte deviennent amères. Il en est de même pour Abraham qui s’est imposé des souffrances amères (→Cant. Rab. 3,6,2). 35 // Ps 22,19 : lecture messianique ? La lecture juive la plus ancienne du Ps 22 est messianique, mais l’importance qu’il a prise dans l’exégèse chrétienne a incité les rabbins à le lire autrement, en l’associant, p. ex., à la figure d’Esther (→Midr. Ps. 22,6). La lecture messianique réapparaît dans certains midrashim tardifs (→Pesiq. Rab. 36,2 ; 37,1). Il n’est pas aisé de savoir si cette réapparition est due à l’influence de l’environnement chrétien (on situe parfois la rédaction de la →Pesiq. Rab. au 9e s., en Italie du sud ou en Grèce) ou s’il s’agit plus simplement d’une attitude exégétique conservatrice. →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion

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35a ils divisèrent ses vêtements Nudité À cause de la honte que la nudité provoque (Gn 9,20-27), les rabbins autorisent un tissu autour des reins (→m. Sanh. 6,3). + Tradition chrétienne + 32-38 La seule crucifixion rédemptrice • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,3 « Sur cette terre, beaucoup ont été crucifiés, mais les démons ne redoutent aucun d’eux ; tandis que, du Christ crucifié pour nous, il suffit aux démons de voir le seul signe de la croix pour être épouvantés. C’est que les premiers sont morts à cause de leur propre péché, tandis que lui est mort pour les péchés qui lui étaient étrangers : “Car il n’a pas commis de péché, et l’on n’a pas trouvé de ruse en sa bouche” (Is 53,9 ; 1P 2,22) » (188-189). Actualisation ecclésiastique doctrinale Les enseignants hérétiques continuent de crucifier le Corps du Christ : • →Éphrem le Syrien Hymn. fid. 87,17.20 « [Satan, à travers les hérétiques ariens] apporta la confusion à la place du coup dont le Seigneur fut frappé ; la chicane théologique à la place du poison, l’indivisible division à la place des vêtements, et à la place du bâton, vint la querelle destinée à blesser tout le monde. […] Au lieu de l’éponge dégorgeant de vinaigre, il produisit des flèches, fruits de sa recherche, au poison mortel. Quant au fiel donné à notre Seigneur, il l’écarta : la fausse doctrine que le Fielleux donnait était douce au palais du fou. » Étonnement moderne devant la sobriété du récit • →Musculus Comm. Matt. 594 s’étonne qu’aucun évangéliste ne raconte comment Jésus a été crucifié (*pro35a), alors que tous racontent le partage des vêtements, qui semble pourtant moins important. →De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes 32a sortant Pourquoi une crucifixion hors de la ville ? Pour l’expiation : c’est le lieu de la mort du bouc émissaire *ref32a • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le bouc qui devait être immolé pour le péché était envoyé en dehors des murs, de même en fut-il pour le Christ, parce qu’il était l’offrande pour le peuple. Il a aussi souffert en dehors de la porte afin que la puissance de sa passion ne soit pas limitée à une seule nation (Jn 11,52). » Pour symboliser le passage du salut des Juifs aux païens • →Lapide Arg. Matt. : Jésus en croix tourne le dos à Jérusalem, comme en signe de réprobation des Juifs impies, et tournait ses regards vers l’ouest, c’est-à-dire l’Italie et Rome. En priant vers l’est, les chrétiens ne sont pas tant tournés vers Jérusalem que vers le Crucifié. 32a un Cyrénéen du nom de Simon Qui est-il ? Le remplaçant de Jésus • →Irénée de Lyon Haer. 1,24,4 fait allusion à Basilide, selon qui Jésus sauveur céleste n’a pas souffert, mais est remonté directement au Père inengendré. C’est Simon qui a pris sa place sur la croix, comme un appât pour tromper les mauvais archontes. Cf. →Ap. P. (cop.) 81,7-24 ; →Traité Seth 56,4-13. *isl32-38 Pas un Juif • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,4 « Un Juif n’était pas digne de porter la croix du Christ parce qu’il revenait à la foi des païens de prendre sa croix et de souffrir avec lui » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3176). • →Jérôme Comm. Matt. « Ce sont les gentils qui prennent la croix de Jésus, c’est l’étranger qui porte docilement l’ignominie du Sauveur. » Un païen obéissant • →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1485B appuie cette donnée païenne sur un développement « étymologique » : « C’est pourquoi, à juste titre, Simon signifie “obéissant”. Quant à Cyrène, cela signifie “héritier” : Simon vient du village (villa), c’est-à-dire de la gentilité. On dit en effet villa en latin, tandis qu’en grec, on dit pagos. Ainsi, les païens (pagani), qui étaient d’abord étrangers à la cité de Dieu, […] marchent sur les traces de la passion » (= →Raban Maur Exp. Matt. 743.92 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1489C).

• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3194 dresse, grâce à cette étymologie, un parallèle entre Simon et Siméon (Lc 2,25-32) : « Tous les deux ont mérité, par leur obéissance, de sorte que tous les deux furent dignes de recevoir un tel don. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Simon signifie “obéissant”, et le peuple des gentils a obéi (Ps 18,45). […] Cyrène signifie “héritage précieux” (Ps 2,8) » (cf. →Origène Comm. Matt. 126 [264.23]). Un Juif de la diaspora • →Maldonat Comm. ev. 1,611. Après lui, l’interprétation antijudaïque s’estompe dans le christianisme latin. Celui qui porte la croix sans l’avoir recherchée • →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1485B « Le Seigneur symbolise ceux qui portent volontiers la croix du Seigneur ; Simon, en revanche, symbolise ceux qui la portent contre leur gré. » Le modèle du disciple • →Thomas a Kempis Or. 1,2,17 « Hâte-toi de devenir à ton tour un porteur de la croix mystique et tâche de marcher dans les pas de ton Sauveur, si tu veux obtenir la félicité éternelle. » • →Luther Passio WA 52,792.796 : Simon, jusque dans ses protestations contre sa réquisition pour porter la croix (épisode typique des Passions), est image de tout chrétien, qui n’a pas à rechercher la souffrance (l’ascèse volontaire des moines et des anabaptistes qui recherchent des mérites n’est pas vraiment une croix), mais qui aura à souffrir, à se soumettre à la volonté divine et ainsi à aider le Seigneur Christ à porter sa croix. Un homme choisi par Dieu • →Calvin Comm. NT : Un homme de rien est mis à l’honneur par Dieu. Cela nous montre que rien ne vient de nous-mêmes, mais que c’est la croix de son Fils qui nous apporte excellence et renom. *litt32a 33b « lieu du crâne » Pourquoi ce nom ? Étymologie sotériologique • →Origène Comm. Matt. 126 (265.1) parle d’une tradition que le corps d’Adam, « tête » du genre humain, y est enterré (cf. →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 16,10). Cette sépulture se trouverait juste au-dessous de la croix de Jésus. Le sang de Jésus coula jusqu’à Adam et purifia l’humanité entière du péché originel. →La croix de Jésus dans la littérature ; →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles • Cette explication est rejetée par →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 744.15 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3251 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anonymes In Matt. 212.88. • →Jérôme Comm. Matt. « En effet, c’est en dehors de la ville, hors des portes que se trouvent les endroits où l’on tranche la tête des condamnés et ils ont pris le nom de Calvaire, c’est-à-dire la place des décapités. C’est là que fut crucifié le Seigneur pour que, là où précédemment se trouvait l’aire des condamnés, se dressât l’étendard du martyre, et de même que, pour nous il s’est fait malédiction de la croix, qu’il a été flagellé, crucifié, ainsi pour le salut de tous il est crucifié comme un coupable parmi les coupables. […] Calvaire ne signifie pas “sépulcre du premier homme”, mais “place des décapités”, pour que là où abonda le péché, surabonde la grâce » (= →Raban Maur Exp. Matt. 744.13 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3237 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1489D ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1485C). Étymologie christologique Jésus est la tête de l’Église : • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,23 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1485C. 34a ils lui donnèrent à boire du vin Pourquoi ? Réponse biblique : parabole mise en acte • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,9 « Les vignerons vendangent, ils foulent, ils l’abreuvent du verjus (Is 5,2) de la vigne, / Cette vigne d’Égypte (Ps 80,9) qui saccagea les tendres rameaux de la Maison d’Abraham / Et, prenant les plants amers de Sodome (Dt 32,32), / Les enta (Rm 11,17) sur ses propres sarments ; / Un surgeon (Is 11,1), un seul petit surgeon a bourgeonné sur elle : / Voilà que de ses pampres il ombrage le monde ! »

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Réponse littérale : il a soif • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Ils lui donnèrent ensuite du mauvais vin, soit parce qu’ils estimaient qu’il avait soif à cause du portement de la croix, soit parce que les larrons le demandèrent » (1490A). 34a fiel Amertume pour douceur • →Éphrem le Syrien Diat. 20,27 « Il les avait réjouis par un vin délicieux et ils lui offrirent du vinaigre ; pour prix du fiel, il adoucit l’amertume des nations par la vertu de sa miséricorde. » • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 13,9 « On lui offrait du fiel, / Quoiqu’en lui se cachât / La douceur même, celle / Qui rend doux les amers. » Amertume de Satan • →Éphrem le Syrien Hymn. virg. 13,2-3 : Les souffrances que Satan a fait endurer à Jésus (croix, fiel, lance, soif) sont retombées sur lui pour sa punition. Amertume des péchés • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,4 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. Amertume de la passion • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3260 « Un vin mêlé de myrrhe est très amer […] afin que cette boisson puisse imprimer dans la chair et dans l’âme ou dans l’esprit toute leur amertume, en quoi on désigne sans doute l’intense amertume de la passion. » 34b [l’]ayant goûté, il ne voulait pas boire La dignité de l’incorruptibilité • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,4 « Car l’amertume des péchés ne se mêle pas à l’incorruptibilité de la gloire éternelle. » • →Jérôme Comm. Matt. « Il a bien goûté pour nous l’amertume de la mort, mais il est ressuscité le troisième jour » (= →Raban Maur Exp. Matt. 746.5 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3267 ; →Anonymes In Matt. 212.96 ; cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). 35a ils divisèrent ses vêtements Pas tous • →Ac. Pil. 10,1,3 fait pour la première fois mention d’un voile dont on aurait couvert la nudité de Jésus. Jésus est de nouveau coiffé de la couronne d’épines (10,1,2a). Honte • →Ludolphe de Saxe Vita 2,63,4 voit dans la nudité de Jésus une honte extrême, que sa mère couvre de son propre voile. Restauration de l’innocence originelle • →Ambroise de Milan Exp. Luc. 10,110 : Jésus est dénudé avant de monter sur la croix de son triomphe, comme l’antitype d’Adam qui avait été habillé après sa défaite contre le malin à l’arbre du paradis (Gn 3,7). 35a les tirant au sort Pas de déchirure • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,4 fait le lien avec l’incorruptibilité du corps du Christ, destiné à rester intacte. Accomplissement des Écritures • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,4 « Tandis que dans leur rage ils l’affublent et partagent ses vêtements si purs, / Les scribes prétentieux se condamnent eux-mêmes, / Comme s’ils n’avaient jamais entendu parler / De ce psaume [Ps 22,19] que le Scribe véritable commente avec ses vêtements. » →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion + Mystique + 32-38 Puissances de la croix →De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes Réparation de la chute • →Nerses Shnorhali Yisows 729-730 « Le Vendredi, à trois heures, / Au jour où le premier homme a été séduit, / Tu as été cloué, Seigneur, sur le bois / En même temps que le larron criminel. -- Les mains créatrices de

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la terre, / Tu les as étendues sur la Croix, / En échange de leurs mains qui s’étaient tendues / Et qui de l’arbre avaient cueilli la mort ! » (181). Ouverture du ciel • →Édith Stein Kreuzeswissenschaft « Néanmoins la Croix ne constitue pas un but. Elle emporte nos âmes vers les hauteurs et nous les fait voir. […] Elle est l’arme puissante du Christ, la houlette de berger avec laquelle le divin David sortit à la rencontre du Goliath infernal, celle dont Il frappe avec force à la porte du Ciel, tellement fort qu’Il nous l’ouvre. Alors les flots de la lumière divine jaillissent au dehors et enveloppent tous ceux qui montent à la suite du Crucifié » (18). *phi35a • →Édith Stein Secret (« Signum Crucis ») « Qu’est-ce que la Croix ? / Le signe qui indique le ciel [cf. Jn 3,13-15] / Elle s’élance au-dessus de la poussière de la terre / Vers la pure lumière / Ce que peuvent prendre les hommes, lâche-le, / Ouvre les mains et serre la Croix : / elle T’emporte ensuite / Dans la lumière éternelle » (55). Signes de la croix Puissance contre l’enfer • →Thérèse d’Avila Vida 25,19 « Pourquoi ne serais-je pas assez forte pour combattre l’enfer tout entier ? Je prenais une croix à la main, et Dieu semblait vraiment me donner du courage ; je fus si transformée en si peu de temps que je n’aurais pas eu peur de lutter contre eux [= les démons] à force de bras, avec cette croix je croyais facile de les vaincre tous » (177). Faire le →signe de croix • →Édith Stein Secret « Nous disons “Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit” lorsque nous faisons le signe de Croix. Cela signifie que ce que nous faisons [obéit] au commandement et a lieu par la force de la très Sainte Trinité. D’où prenons-nous le droit inouï d’utiliser cette langue audacieuse ? De la force de la Sainte Croix. […] En faisant le signe de Croix au nom de la Trinité, nous rendons hommage à la justice divine et avec elle, nous prononçons la condamnation à mort de notre nature pécheresse » (26-27). Responsables de la crucifixion Toi • →François d’Assise Adm. « Et même les démons ne l’ont pas crucifié, mais toi, avec eux, tu l’as crucifié et le crucifies encore, en te délectant dans les vices et les péchés » (99). Moi • →Angèle de Foligno Visionum « Je reçus, avec le regard sur la croix, une plus profonde connaissance de la façon dont Jésus-Christ était mort pour nos péchés. J’eus de mes propres péchés un sentiment très cruel, et je m’aperçus que l’auteur du crucifiement c’était moi » (46). *myst26b flagellé Nous • →Angèle de Foligno Visionum « Venez donc, fils de la bénédiction ; regardez cette croix, regardez Celui qu’elle porte, et pleurez avec moi, car c’est nous qui l’avons tué. Connaissez-vous quelqu’un qui puisse compter nos crimes ? Moi, je ne suis que péché. Mais si vous êtes innocents, pleurez comme moi, car ce n’est pas par vos propres forces que vous avez gardé la robe blanche ; c’est par la grâce de Dieu et la vertu de la croix » (258). Volontairement pour nous • →Gertrude d’Helfta Legatus 3,31,3 « […] lorsque nous nous tournons vers le crucifix, nous devons considérer qu’au fond du cœur le Seigneur Jésus nous dit de sa tendre voix : “Voici comment, à cause de l’amour que j’ai pour toi, j’ai été suspendu à la croix, nu et méprisable, le corps couvert de blessures et tous les membres disloqués. Et pourtant mon Cœur est ému d’une telle douceur d’amour pour toi que, si ton salut l’exigeait et ne pouvait être accompli autrement, j’accepterais d’endurer aujourd’hui pour toi seul tout ce que tu peux voir que j’ai enduré jadis pour le monde tout entier” » (191). • →Jean de la Croix Poemas (« A lo divino ») « Las ! dit le Pastour, à celui male chance / Qui loin de son cœur mon amour a chassé, / À qui ne veut plus jouir de ma présence / Et M’a laissé le cœur d’amour tout navré [= blessé] ! -- Puis, longtemps après, lentement Il monta / Sur un arbre où Il étendit ses beaux bras ; / Et Il mourut, par eux toujours attaché, / Le cœur d’amour tout navré » (925).

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La passion selon saint Matthieu

• →Vincent de Paul Entretiens « Si vous voulez goûter tous les excès de sa passion très amère, vous admirerez comment il a pu, ou voulu les endurer, lui, qui n’avait qu’à se transfigurer sur le Calvaire, comme sur le Thabor, pour se faire craindre et se faire adorer » (610). Les rôles inversés • →Grégoire de Narek Prières 77,3 « On T’a fait sortir dehors comme la victime de l’holocauste ; on T’a suspendu comme le bélier pris au buisson par les cornes (Gn 22,13) ; on T’a étendu sur l’autel de la Croix comme une victime ; on T’a cloué comme si Tu étais un malfaiteur ; on T’a rivé comme si Tu étais un révolté ; Toi qui es la Paix céleste, comme si Tu étais un brigand (Mt 26,55) ; Toi qui es la grandeur inviolable, comme un homme de douleurs ; Toi qui es adoré des Chérubins, comme un être méprisable (Is 53,3) ; Toi qui es la cause de la vie, comme digne d’être détruit par la mort ; Toi qui as exposé l’Évangile, comme un blasphémateur de la Loi (Mt 26,65) ; le Seigneur et l’accomplissement des Prophètes (Mt 5,17), comme un transgresseur des Écritures » (416). • →Rolle de Hampole Melos 32 « Il s’adresse à toi, désireux de te voir embrasser l’amour : “Ô homme, dit ce Créateur de l’univers, tu es poussière et tu cherches à t’élever. Eh bien ! moi, le Très-Haut, je suis percé de plaies, et volontairement, tu le vois, je subis ce supplice pour le péché que tu as commis. […] Seul l’amour que j’ai pour toi éternellement me pousse à monter sur la croix, pour que toi, tu ne tombes pas dans l’abîme des damnés. […] Moi la Vie, je meurs, pour te vivifier, toi le mort. […] J’ai fait l’expérience des fouets, et c’est ‘jusqu’à la mort de la croix que je me suis abaissé’ (Ph 2,8). […] J’ai accepté d’être compté au nombre des condamnés (Mt 27,38.44), et voici que, submergé de souffrances, je meurs pour toi, afin que toi, tu vives pour moi” » (1,359). 32a Simon Participation à l’œuvre de la rédemption • →Édith Stein Crèche « Sur le chemin de la Croix, le Sauveur n’est pas seul, et il n’est pas entouré que d’ennemis qui le harcèlent. Il y a aussi la présence des êtres qui le soutiennent : la Mère de Dieu, modèle de ceux qui, en tout temps, suivent l’exemple de la Croix ; Simon de Cyrène, figure de ceux qui acceptent une souffrance imposée et qui, dans cette acceptation, sont bénis ; et Véronique, image de ceux que l’amour porte à servir le Seigneur. Chaque homme qui, dans la suite des temps, a porté un lourd destin en se souvenant de la souffrance du Sauveur, ou qui a librement fait œuvre de pénitence, […] a aidé le Seigneur à porter son fardeau. Bien plus, c’est le Christ, Tête du Corps mystique, qui accomplit son œuvre d’expiation dans les membres qui se prêtent de tout leur être, corps et âme, à son œuvre de rédemption. On peut supposer que la vision des fidèles qui allaient le suivre sur son chemin de souffrance a soutenu le Sauveur au jardin des Oliviers. Et l’appui de ces porteurs de croix lui est un secours à chacune de ses chutes. Ce sont les justes de l’Ancienne Alliance qui l’accompagnent entre la 1re et la 2e chute. Les disciples, hommes et femmes, qui se rallièrent à lui pendant sa vie terrestre sont ceux qui l’aident de la 2e à la 3e station. Les amants de la Croix, qu’il a éveillés et qu’il éveillera encore tout au long des vicissitudes de l’Église militante, sont ses alliés jusqu’à la fin des temps » (57-58). 32b il portât sa croix Porter la croix De bon cœur • →Thomas a Kempis Imitatio 2,12,5 « Si vous portez de bon cœur la Croix, elle-même vous portera, et vous conduira au terme désiré, où vous cesserez de souffrir » (84). Comme une fleur • →Grégoire de Narek Prières 77,3 « Tu l’as reçu avec magnanimité, Tu l’as pris avec douceur, Tu l’as soulevé avec patience ; Tu T’es chargé, comme si Tu étais un coupable, du bois des douleurs ! Sur son épaule Il a porté l’arme de vie, comme la fleur de lis des vallées (Ct 2,1) » (416). Comme un fardeau léger • →Nerses Shnorhali Yisows 727-728 « En échange de l’arbre mortifère, / Poussé au milieu du Paradis, / Tu as porté sur tes épaules le bois de la Croix, / Tu l’as monté au lieu du Golgotha. -- Mon âme, tombée dans le péché / Et portant un fardeau si lourd, / Soulage-la grâce au joug suave / Et au fardeau léger de la Croix » (181).

Comme un étendard • →Thérèse d’Avila Perfección 18,5 « Bien que le porte-drapeau ne se batte pas dans les batailles, il n’en est pas moins en grand danger, et il lutte intérieurement plus que quiconque ; il ne peut se défendre, puisqu’il porte l’étendard, et il ne doit point le lâcher, même si on le taillait en pièces. Ainsi, les contemplatifs doivent lever très haut l’étendard de l’humilité et souffrir tous les coups qu’on leur porte sans en rendre aucun ; leur mission est de souffrir comme le Christ, de porter haut la croix, de ne pas lâcher au milieu des dangers […]. Qu’il considère ce qu’il fait, car s’il abandonnait l’étendard, la bataille serait perdue » (423). Dans l’action de grâces • →Thérèse d’Avila Vida 11,10 « Mais que fera celui qui au bout de longs jours ne trouve que sécheresse, déplaisir, fadeur […] ? Se réjouir, se consoler, tenir pour une immense grâce de travailler dans le verger d’un si grand Empereur ; et sachant qu’ainsi il le satisfait, son intention n’étant pas de se contenter soi-même, mais de le contenter Lui, qu’il le loue beaucoup de lui faire confiance, puisqu’il le voit, sans salaire, prendre grand soin de ce qu’il lui a recommandé ; et qu’il l’aide à porter la croix, qu’il pense qu’il vécut crucifié toute sa vie, et qu’il ne veuille point obtenir ici-bas son royaume ni abandonner jamais l’oraison. Qu’il prenne donc la décision de ne pas laisser tomber le Christ avec la croix, même si cette sécheresse devait durer toute la vie » (73). Dans la fatigue • →Thérèse d’Avila Fundaciones 5,9 « […] un jour qu’il [= un religieux] était brisé par l’excès de travail et qu’enfin, n’y tenant plus, il allait s’asseoir pour se reposer, car il était tard, il tomba sur son supérieur qui lui ordonna de prendre la bêche et d’aller bêcher le verger. Il se tut, bien que fort affligé dans son corps, et sans forces pour se vaincre ; il prit donc sa bêche, et comme il débouchait dans l’une des allées du verger […], Notre Seigneur lui apparut portant sa croix, si las, si fatigué, qu’il lui fit bien comprendre que sa fatigue à lui n’était rien en comparaison » (633). 33a Golgotha Une montagne autre que le Sinaï • →Chardon Passion 295 « Moïse parlant à Dieu sur la montagne du Sinaï, ni plus ni moins qu’à un ami à son ami, jouissait familièrement de la conversation très heureuse de sa Majesté, parmi des douceurs incomparables, tandis que la colline tout à l’entour était environnée d’éclairs, de feux, de tonnerres, de fumées et de tempêtes, qui repoussaient le peuple d’en approcher. Ce n’est pas à cette montagne que nous sommes invités, ainsi que l’assure le grand Apôtre (He 12,18-19). Le Calvaire n’envoie pas de fumées, ni de tempêtes, ni de carreaux foudroyants quand il plaît à Dieu d’y descendre dans le feu de sa divine charité, pour avec Jésus sur la Croix y réconcilier le monde (2Co 5,19). Ce n’est pas pour nous donner de la frayeur qu’il y vient ; c’est plutôt pour nous attirer à sa bonté par les charmes amoureusement douloureux des peines de son Fils. Les épouvantes tombent sur ce cher Enfant de son sein, pour lequel le Calvaire est effroyable ; tandis qu’il en fait un paradis de délices pour les hommes, à la différence du mont Sinaï, qui était épouvantable pour le peuple, et un lieu de ravissement pour Moïse » (367-368). 34a vinaigre mêlé de fiel Le venin de la chute • →Nerses Shnorhali Yisows 725-726 « En échange du fruit très suave / De [l’arbre] amer, mortifère, / Tu as goûté le fiel mêlé / Et le vinaigre, pendant ta soif. -- L’amertume de la [bête] venimeuse, / Injectée dans les facultés de mon âme, / Rejette-la loin de moi avec elle, / Et qu’en moi ton amour devienne suave » (180). *myst32-38 : Nerses Shnorhali 34b [l’]ayant goûté Sainte indifférence • →Chardon Passion 295 « Quand Jésus prend la Coupe du vin myrrhé, il veut faire voir la disposition généreuse de son esprit, pour obéir avec exactitude et ponctuellement à tout ce que la malice des hommes et la rage des Démons avait inventé de rigoureux à dessein de le tourmenter. C’est assez dire que Dieu son Père l’avait livré entre leurs mains, afin de l’obliger de témoigner une indifférence aveugle en toute sorte de rencontres. Si on le liait, il n’y apportait pas de résistance ; si on le déliait, il était également satisfait ; il allait sans difficulté où on lui commandait ; il demeurait assis ou debout,

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Matthieu ,-

il marchait ou s’arrêtait, il pliait ou se dressait à la volonté de ses bourreaux ; enfin il prenait toutes les postures qu’ils désiraient au moindre signe » (372). 34b il ne voulait pas boire Jésus attend le vin nouveau • →Guerric d’Igny Serm. : « Premier sermon pour l’épiphanie » 3 : « Jésus refusa de boire, car il n’avait pas commis le péché que lui imputait celui qui le crucifiait ; on lui présentait le vinaigre d’une vigne étrangère, mais il devait boire le vin nouveau, fruit de la vraie vigne, avec ses amis, dans le royaume du Père (Mt 26,29) » (1,245-247). *myst26,29bc Pour ne pas hâter sa mort • →Gertrude d’Helfta Legatus 4,23,4 « […] le Seigneur lui présenta son Cœur : “Voici, dit-il, qu’en cette coupe où se garde le souvenir de la parole : ‘après avoir goûté, il refusa de boire’ je te présente le désir qui m’a empêché de boire ce breuvage, mais me l’a fait réserver pour toi. […] On me présentait ce vin aromatisé mêlé de fiel pour hâter ma mort, mais le désir de beaucoup souffrir pour les hommes m’a retenu d’en boire” » (221). 35a L’ayant crucifié Sobriété du récit • →Chardon Passion 301 « Ce n’est pas sans une conduite particulière du Saint-Esprit, que les Évangélistes ont écrit le crucifiement de JésusChrist, sans exprimer son nom en cette circonstance. S. Marc, S. Luc et S. Jean disent en une seule parole : “Ils l’ont crucifié.” Crucifixerunt eum. Quant à saint Matthieu, il n’ose dire l’action présente ; il la raconte comme une chose qui est déjà faite : “Après, dit-il, qu’ils l’eurent crucifié”. Comme si ce point ne méritait pas d’être expliqué, ainsi que les autres singularités moins considérables. Il est plus que probable que quand ils sont arrivés à cette circonstance de cruauté, leur esprit est demeuré frappé d’étonnement avec tant d’effet que si leur main n’eût pas été conduite de celle du Saint-Esprit, ils n’eussent jamais eu le courage de lâcher ce mot » (374). *pro35a + Théologie + 32b requirent L’exemple de Simon de Cyrène THÉOLOGIE SPIRITUELLE La croix Apparemment : l’homme au secours du Dieu qui souffre Le geste de Simon de Cyrène signifie la participation de tout homme aux souffrances rédemptrices du Christ (cf. Rm 8,17 ; Ga 2,20 ; Col 1,24). Le →chemin de croix du Christ devient le chemin du disciple (Mc 8,34). Cependant, ceux qui partagent le sort de Jésus — Simon de Cyrène et les deux brigands (v.38) — le font contraints et forcés. *chr32a un Cyrénéen du nom de Simon : Le modèle du disciple ; *myst32a Plus profondément : Dieu à la rencontre de la souffrance dans le monde C’est Dieu lui-même en Christ qui s’unit aux souffrances des hommes (→Vatican II GS 22). La croix n’est pas une réalité inventée par Jésus ; c’est la réalité même du mal, que les hommes subissaient par contrainte et que Jésus vient rejoindre. Loin de tout messianisme triomphant, la croix devient ainsi lieu de compassion (participation avec le Christ) aux souffrances des hommes. Plus profondément encore : la fécondité de la croix Dieu est aussi capable de transformer la croix en joug facile à porter et d’en alléger le poids de souffrance (Mt 11,28-30), en faisant comprendre la fécondité spirituelle mystérieusement attachée à la souffrance vécue dans l’amour. • →Thérèse de Lisieux Manuscrits 69v°-70r° « Lorsqu’on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens ; Jésus me fit comprendre que c’était par la croix qu’Il voulait me donner des âmes et mon attrait pour la souffrance grandit à mesure que la souffrance augmentait. […] à l’extérieur, rien ne traduisait ma souffrance d’autant plus douloureuse que j’étais seule à la connaître. » MORALE Valeur de la solidarité La crucifixion de Jésus est entourée de la figure de Simon qu’on oblige à porter la croix et par l’inscription outrageante — comme motif de condamnation — « le roi des Juifs » (v.37b ; *syn37b ; *chr37a). Ces éléments

manifestent une participation et une solidarité (théologique et sociale) ordonnée à la passion même du Christ. • →Vatican II AA 8 « En assumant la nature humaine c’est à toute l’humanité [que le Christ Jésus] s’est uni par une solidarité surnaturelle qui en fait une seule famille. » • →Vatican II GS 1 « La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 31,3 ad. 2 « Le bien commun de la multitude est plus divin que le bien d’un seul. Aussi est-il vertueux d’aller jusqu’à risquer sa vie pour le bien commun de la cité, temporelle ou spirituelle. C’est pourquoi, puisque la solidarité dans les combats a pour fin le salut de la cité, le soldat qui porte secours à son compagnon d’armes ne le fait pas comme à un homme privé, mais pour venir en aide à la cité tout entière. Il ne faut pas s’étonner si, en ce cas, un étranger est préféré à un parent selon la chair. » • →Jean-Paul II CA 51 « Toute l’activité humaine se situe à l’intérieur d’une culture et réagit par rapport à celle-ci. Pour que cette culture soit constituée comme il convient, il faut que tout l’homme soit impliqué […], y investi[sse] ses capacités de maîtrise de soi, de sacrifice personnel, de solidarité et de disponibilité pour promouvoir le bien commun. » • →CEC 361 : En effet, « cette loi de solidarité humaine et de charité […] sans exclure la riche variété des personnes, des cultures et des peuples, nous assure que tous les hommes sont vraiment frères. » • →Jean-Paul II CA 41 « Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes. » • →CEC 953 : C’est pourquoi « le moindre de nos actes fait dans la charité retentit au profit de tous, dans cette solidarité avec tous les hommes, vivants ou morts, qui se fonde sur la communion des saints. Tout péché nuit à cette communion. » • →Vatican II AG 21 « [Les laïcs] doivent se joindre à leurs concitoyens avec une charité sincère, afin que dans leur comportement apparaisse un nouveau lien d’unité et de solidarité universelle, puisée dans le mystère du Christ. » 35a L’ayant crucifié DOGMATIQUE Valeur salvifique de la croix La péricope Mt affirme avec une puissante ironie (*pro39-44 PRAGMATIQUE) que Jésus est le « fils de Dieu » (Mt 27,40.43) et le sauveur (Mt 27,42). De fait, la valeur salvifique de la croix vient du Crucifié que Dieu a glorifié par sa résurrection (Ac 2,23-24 ; Rm 8,34 ; 1Co 15,20-21 ; *chr42a). La croix est l’unique sacrifice rédempteur qui sauve le genre humain (cf. →CEC 517 et 618). • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 21 professe que Jésus Christ « a été crucifié sous Ponce Pilate » (→DzH 10) ; cf. les symboles baptismaux d’orient et d’occident (→DzH 11-12, 14-39, 41-42, 46-55). • →Constantinople I (« Profession de foi ») : Jésus Christ « a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate » (→DzH 150). • →Vatican II DH 11 « Enfin, en achevant sur la croix l’œuvre de la rédemption qui devait valoir aux hommes le salut et la vraie liberté, [le Christ] a parachevé sa révélation. Il a rendu témoignage à la vérité, mais il n’a pas voulu l’imposer par la force à ses contradicteurs. Son royaume, en effet, ne se défend pas par l’épée, mais il s’établit en écoutant la vérité et en lui rendant témoignage, il s’étend grâce à l’amour par lequel le Christ, élevé sur la croix, attire à lui tous les hommes (Jn 12,32). » + Philosophie + 35a crucifié La croix, centre de la foi • →Pascal Pensées « Notre religion est sage et folle, sage parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix — ne evacuata sit crux » (Laf. 842 ; Sel. 427). Exemple à suivre • →Voltaire Tolérance « Je demande à présent si c’est la tolérance ou l’intolérance qui est de droit divin ? Si vous voulez ressembler à Jésus-Christ, soyez martyrs, et non pas bourreaux » (89).

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La passion selon saint Matthieu

La croix comme incitation à la violence ? • →Feuerbach Wesen « Comment pourrait-il ne pas avoir envie de crucifier les autres et lui-même celui qui n’a dans l’esprit que l’image de la croix ? N’avons-nous pas le droit de tirer cette conclusion tout aussi bien que les Pères de l’Église celui de reprocher au paganisme l’excitation à la débauche et à la licence par la vue des images licencieuses des dieux ? » (91). Les effets du crucifix sur les âges de la vie Kierkegaard met en scène l’enfant qui découvre un crucifix au milieu de son livre d’images : • →Kierkegaard Indøvelse « Alors tu en viens à une image, qu’avec application tu as glissée au milieu, qui représente un crucifié. L’enfant ne va pas tout de suite, ne va même pas du tout directement comprendre cette image, il demandera ce que cela signifie, pourquoi il est pendu à un tel arbre. Alors tu expliques à l’enfant que c’est une croix et qu’y pendre signifie être crucifié et que la crucifixion était, dans ce pays-là, la mise à mort la plus pénible, et en plus une mort infamante, qu’encouraient seulement les plus graves criminels. Et maintenant quel sera l’effet sur l’enfant ? L’enfant deviendra étrangement perplexe, il s’étonnera de ce qu’il t’a pris de placer une image hideuse au milieu d’autres magnifiques, l’image d’un grave criminel au milieu de toutes celles de ces héros et de ces glorieux personnages. […] Raconte alors à l’enfant que le crucifié est le sauveur du monde. […] mais en vérité il faudrait qu’il soit un homme étrange ou plus justement un non-homme celui qui, sans condition, ne baisse pas les yeux et ne se tient pas presque comme un misérable pécheur, au moment où il fait le récit à un enfant pour la première fois […] ; le récit de sa passion aura produit une impression si profonde, qu’il [= l’enfant] n’en sera pas du tout disposé à entendre quelque chose de la gloire qui a suivi. […] car l’enfant serait fermement résolu, lorsqu’il deviendrait grand, à tailler en pièces tous ces impies, oubliant de manière enfantine que ceux-ci vivaient il y a 1800 ans. -- Alors lorsque cet enfant sera devenu jeune homme, […] il penserait à combattre le monde dans lequel on a craché sur le Saint, le monde où l’on crucifie l’amour et l’on implore la vie pour le brigand. -Lorsque alors il sera devenu plus vieux et plus mûr, […] il ne souhaiterait plus se battre ; car, dirait-il, je ne serais certes pas alors à sa ressemblance, lui, l’Abaissé, qui ne s’est pas battu, et encore moins lorsqu’il fut accablé. Non, il ne souhaiterait qu’une chose, approximativement souffrir comme il a souffert dans le monde » (220-224). La croix, centre de l’univers • →Weil Pensées « Celui dont l’âme reste orientée vers Dieu pendant qu’elle est percée d’un clou se trouve cloué sur le centre même de l’univers. C’est le vrai centre, qui n’est pas au milieu, qui est hors de l’espace et du temps, qui est Dieu. Selon une dimension qui n’appartient pas à l’espace, qui n’est pas le temps, qui est une tout autre dimension, ce clou a percé un trou à travers la création, à travers l’épaisseur de l’écran qui sépare l’âme de Dieu. -- Par cette dimension merveilleuse, l’âme peut, sans quitter le lieu et l’instant où se trouve le corps auquel elle est liée, traverser la totalité de l’espace et du temps et parvenir devant la présence même de Dieu. -- Elle se trouve à l’intersection de la création et du Créateur. Ce point d’intersection, c’est celui du croisement des branches de la Croix » (105-106). La Shoah Comme réactualisation de la passion ? • →Levinas Liberté « Parmi des millions d’êtres humains qui y trouvèrent la misère et la mort, les juifs firent l’expérience unique d’une déréliction totale. Ils connurent une condition inférieure à celle des choses, une expérience de la passivité totale, une expérience de la Passion. Le chapitre 53 d’Isaïe y épuisait pour eux tout son sens. La souffrance, qui leur fut commune avec toutes les victimes de la guerre, a reçu sa signification unique de la persécution radicale qui est absolue, puisqu’elle paralyse, par son intention même, toute fuite, refuse à l’avance toute conversion, interdit tout abandon de soi, toute apostasie au sens étymologique du terme et touche par là l’innocence même de l’être rappelé à son ultime identité » (26). Comme substitution à la passion ? • →Levinas Liberté « Si la souffrance des justes rachète le mal, on peut se demander, après ces nouveaux chapitres d’une histoire bimillénaire, qui a vécu la Passion, qui a accompli les prophéties de l’expiation universelle,

qui a ressuscité le surlendemain de sa mort. Avec les petits boutiquiers et les petits artisans qui vivaient d’expédients, avec ces petits bedeaux et ces petits rabbins de petites bourgades de l’Europe Orientale, la pureté s’en alla de ce monde. Ils ne disposaient certes pas de substance divine pour jouer avec assurance un drame métaphysique ; mais derrière l’exotisme d’une tenue, le pittoresque d’une gesticulation et les irrégularités qu’un monde inhumain s’empresse de dénoncer — a passé une humanité à la fois parfaitement lucide et parfaitement pure — c’est-à-dire sans aucune intimité avec le vrai Mal » (139). + Islam + 32-38 Déni de la crucifixion Le Coran rejette expressément la mort de Jésus sur la croix : • →Coran sour. 4,157 : Aux Juifs qui revendiquent « Oui, nous avons tué le Messie, Jésus, fils de Marie, le Prophète de Dieu », Allah répond : « Mais ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi. Ceux qui sont en désaccord à son sujet restent dans le doute ; ils n’en ont pas une connaissance certaine ; ils ne suivent qu’une conjecture ; ils ne l’ont certainement pas tué. » Traditionnellement ces v. furent interprétés comme un déni de la scène de la crucifixion, mais pas nécessairement de la mort de Jésus, car le Coran place cette parole dans la bouche de Jésus : • →Coran sour. 19,33 « Que la Paix soit sur moi, le jour où je naquis ; le jour où je mourrai ; le jour où je serai ressuscité. » Les savants pensent que le déni coranique de la crucifixion est inspiré du docétisme des anciens gnostiques (*chr32a un Cyrénéen du nom de Simon ; cf. *mil36), comme le suggèrent bien les mots du Coran : « Cela leur est seulement apparu ainsi. » Pour la foi musulmane, la crucifixion est une forme de mort humiliante inappropriée pour un prophète : un mode d’exécution employé par Pharaon contre ses ennemis (→Coran sour. 7,124 ; 20,71 ; 26,49), mais sûrement pas l’aboutissement de la vie d’un prophète aussi admiré que Jésus. • →Coran sour. 5,33 « Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son Prophète, et de ceux qui exercent la violence sur la terre : Ils seront tués ou crucifiés. » Traditions La phrase « Cela leur est seulement apparu ainsi » a occupé tous les grands commentateurs du Coran : • →Tabari Jāmi‘ al-bayān 6,15 y consacre un long développement. L’avis le plus courant chez les musulmans est selon lui que ceux qui crucifièrent ce jour-là (quels qu’ils aient été : il y a plusieurs opinions à ce sujet) crucifièrent quelqu’un qu’ils prirent par erreur pour Jésus. Le v. docète du Coran a joué un rôle majeur dans le sectarisme musulman. Certains cercles chiites radicaux appliquèrent le déni de la crucifixion de Jésus et la foi en ses deux natures, divine et humaine, à Ali, cousin et gendre de Mohammed, ainsi qu’à ses descendants, les imams. Selon eux, Ali et son fils, le martyr Hussein, ne furent pas vraiment assassinés : leur prétendue mort fut confirmée à tort par leurs adversaires. Selon une autre interprétation, leur mort affecta leur nature humaine, mais en rien leur nature divine. La crucifixion de Jésus est un point central de l’apologétique musulmane antichrétienne. L’insistance des quatre évangiles canoniques sur la crucifixion est souvent évoquée comme preuve de la « falsification des Écritures » du NT. + Littérature + 32a un Cyrénéen du nom de Simon Moyen Âge Le premier porteur de la croix glorieuse • →Gréban Passion : Le deuxième secours apporté à Jésus est l’archange Michel, qui souligne que la passion va transformer la signification attachée à la croix : « Jadis estoit en grand vilté / et tenue en grant orfanté / la croix et de chacun maudite : / Or sera son nom redoubté / exaulcé et manifesté / par ce très glorieux merite » (v.24550-24555). Cette vision surnaturelle fait de Simon le premier homme à pouvoir porter la croix comme un honneur.

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17e siècle Un instrument de leur cruauté • →La Ceppède Théorèmes « En allant on rencontre un passant villageois, / On l’arrête, on le presse, on lui charge la Croix, / Il l’aide à la porter sur la montagne infâme. -- On donne au pauvre Christ cette aide qu’il lui faut, / Non par pitié : mais bien de peur qu’il rende l’âme / Avant que d’arriver sur l’infâme échafaud » (217). • →Prus Théâtre « […] les bourreaux craignant qu’il n’expira de faiblesse avant que d’arriver au haut du Calvaire, forcèrent Simon Cyrénéen de le soulager en sa peine, non qu’ils fussent portés de compassion envers Jésus, mais afin de mieux assouvir leur diabolique rage sur lui : en sorte que s’ils l’épargnent en ce travail, c’est pour le tourmenter plus cruellement en un autre ; s’ils lui conservent la vie par le chemin, c’est pour la lui ôter avec plus de cruauté sur le Calvaire » (242-243). Une figure de Jésus portant nos croix • →Nicole Pensées « Les maux du monde accableraient les élus, si JésusChrist figuré par ce Simon le Cyrénéen ne les soulageait. Ainsi il est de la gratitude de tout Chrétien souffrant, de reconnaître que ce n’est point par sa propre force qu’il ne succombe pas aux souffrances ; que Jésus-Christ en porte la plus grande partie » (383-384). 20e siècle Un appui dans la détresse • →Jammes Rosaire « Portement de croix / Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids, / s’écrie : “Mon Dieu” ! Par le malheureux dont les bras / ne purent s’appuyer sur une amour humaine / comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène ; / par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne / Je vous salue, Marie » (207-208). La joie consolatrice • →Bloy Vieux « Ce matin, fête du Précieux Sang, ma femme revenant du Sacré-Cœur, m’a dit : “Méditant sur notre peine, je me suis demandé qui pouvait bien être, qui ou quoi pouvait bien représenter cet aimable Simon de Cyrène, choisi, parmi des centaines de millions d’hommes, pour aider Jésus à porter sa Croix. J’ai compris que ce Cyrénéen signifie la Joie.” Ma chère femme, m’ayant vu souffrir, m’apportait cette consolation » (123). Le disciple parfait • →Gibran Jesus donne la parole à Simon : « Un soldat romain s’approcha de moi et dit : “Viens, tu es fort et solidement bâti ; porte la croix de cet homme”. / En entendant ces mots, mon cœur bondit dans ma poitrine et je débordai de reconnaissance. / Et j’ai porté sa croix » (163). Le poète emploie alors l’image antithétique de la plume et du bois mort pour exprimer l’allègement par la foi de tout poids corporel, de tout fardeau matériel : « Elle était lourde, car elle était faite en peuplier trempé par les pluies de l’hiver. […] / Mais à ce moment-là je ne sentais pas le poids de la croix. Je ne sentais que sa main. Elle était comme l’aile d’un oiseau sur mon épaule » (163). Simon incarne selon Gibran une forme de disciple parfait : « Maintenant, l’homme dont j’ai porté la croix est devenu ma croix » (164). Un coopérateur • →Claudel Chemin (« Cinquième station ») « L’instant vient où ça ne va plus et l’on ne peut plus avancer. / C’est là que nous trouvons jointure et où vous permettez / Qu’on nous emploie nous aussi, même de force, à votre Croix. / Tel Simon le Cyrénéen qu’on attelle à ce morceau de bois. / Il l’empoigne solidement et marche derrière Jésus, / Afin que rien de la Croix ne traîne et ne soit perdu » (480). 21e siècle Une charité authentique • →Nothomb Acide : Simon « est le plus beau personnage de la Bible, parce qu’il n’était pas nécessaire de croire en Dieu pour le trouver miraculeux. Un être qui en aide un autre, pour ce seul motif que sa charge est trop pesante sur ses épaules » (2). 32b requirent Simon réticent ? Moyen Âge • →Gréban Passion : La croix est signe de déshonneur : « Ha ! messeigneurs, pardonney moy : / pour riens jamès ne le feroye, / car tant repproché en seroye / que jamès jour n’aroye honneur : / vous sçavez le grant deshonneur / que c’est huy de la croix porter : / certes j’aymeroye plus cher

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/ mourir que faire tel office » (v.24404-24411). La croix indique aussi qu’on accepte la sentence portée sur Jésus : « quand vostre croix dure et honteuse / pour vostre mort fault que je porte, / se c’est a tort, je m’en rapporte / a ceulx qui vous y ont jugé » (v.24434-24437). 17e siècle • →Favre Entretiens « Un seul vois-je entre tous, de qui les mains étrivent / Si, ou non, il prendra quelque part à ce bois, / Tant il se rend rétif, encor certes je crois / Que le non gagnera, si les coups ne s’ensuivent. -- Mal avisé Simon, pourquoi ne t’offres-tu / De porter cette Croix ? Croix de qui la vertu / Doit un jour accoler son âme avec la tienne ! » (248-249). • →Quesnel Réflexions « Si Dieu s’attendait à nous et à notre choix pour les croix et les afflictions, Jésus-Christ crucifié n’aurait guère d’imitateurs. De ce qu’il choisit pour nous les croix, et nous les impose souvent par la main des hommes, c’est une miséricorde qui rend la croix plus utile et qui épargne notre faiblesse » (401-402). 33a Golgotha Lieu d’exécration • →Vitré Essais « Pour détruire la Mort, tu choisis le Calvaire, / Où des corps corrompus on sent l’impureté : / Comment, divin Jésus, Pour cette illustre affaire / Ne choisis-tu plutôt les lieux de la Cité ? -- Ah ! je sais ce que c’est ; les crimes qu’on voit faire / En cette Ville impie ont ton Cœur rebuté ; / De ces crimes affreux l’odeur peut te déplaire, / Plus qu’un funeste lieu de voierie infecté. -- Tu vis dans une Ville ample, nette, et superbe ; / Mais tu meurs dans un Champ qui voit pourrir son herbe, / Et de corps exposés put éternellement. -- Et je conçois de là que tu meurs dans une Âme, / Que le crime salit, ne vivant seulement / Qu’en celles que la Grâce épure de sa flamme » (219). 34a vin mêlé de fiel (V Nes) 17e siècle Vin céleste et fiel du monde • →Vitré Essais « Ton histoire m’apprend qu’à la table de Dieu / L’eau se change souvent en un vin de délice ; / Mais que celles du Monde offrent en dernier lieu / Un déboire cruel dans le fond du Calice » (270). • →Quesnel Réflexions « Les consolations du monde sont toujours mêlées de fiel. […] Les enfants d’Adam font ce qu’ils peuvent pour charmer leur douleur et s’y rendre insensibles ; les vrais enfants de la croix sont bien aises de joindre le sacrifice de leur cœur à celui de leurs souffrances, par l’usage de leur foi » (402). 20e siècle Amers mystères douloureux • →Jammes Rosaire : Dans ce recueil, plusieurs poèmes s’inspirent de Mt  25,35-36 et des mystères douloureux du rosaire, pour décrire les grands moments de la passion du Christ continués dans la souffrance des plus humbles. En introduction, le poète solitaire se compare à « Crusoë dans son île déserte » (204) et au Christ souffrant : « Le poète agonise. Il a soif, il a faim. / Sa passion lui tend du fiel et du vinaigre. / Et les seuls fruits offerts au naufragé par Dieu, / ce sont les fruits des cinq Mystères douloureux » (205). S’ensuivent les cinq strophes ayant pour titre Agonie, Flagellation, Couronnement d’épines, Portement de Croix, Crucifiement, chacune se terminant par le vers : « Je vous salue, Marie. » • Brassens, dans la chanson La Prière (1964), a rendu très populaire ce poème, légèrement modifié : suppression du couplet Couronnement d’épines et ajout du couplet Invention de Notre Seigneur au Temple à la fin : « Par la mère apprenant que son fils est guéri, / par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid, / par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée, / par le baiser perdu, par l’amour redonné, / et par le mendiant retrouvant sa monnaie : / Je vous salue, Marie. » La mélodie de La Prière avait déjà été utilisée par Brassens pour chanter un poème d’Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux ». 35a.51a divisèrent ses vêtements + le voile du Sanctuaire fut déchiré Théophanie kénotique • →Unamuno Cristo entend un écho subtil entre les deux passages. Il exploite la métaphore du déchirement pour dire la révélation inouïe dont est porteuse la mort de Jésus : alors que le poème « Nudité » (Desnudez

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2,11) fait allusion au partage des vêtements du Christ par les soldats, mettant à jour la nudité du Christ, « qui est celle qui sauve », le poème « Dieu-ténèbres » (Dios-Tinieblas 1,7) renvoie au déchirement du voile du Sanctuaire quand Jésus rendit l’âme : « Secoué / lorsque tu expiras, se déchira de haut en bas / du temple le voile de pourpre violette, les tombes / s’ouvrirent et les saints qui dormaient / se redressèrent pour voir ton corps blanc / qui, en nudité, montrait le Père / nu. » Dernière étape du dénuement absolu • →Claudel Chemin (« Dixième station ») « Voici l’aire où le grain de froment céleste est égrugé. / Le Père est nu, le voile du Tabernacle est arraché. / La main est portée sur Dieu, la Chair de la Chair tressaille, / L’Univers en sa source atteint frémit jusqu’au fond de ses entrailles ! / Nous, puisqu’ils ont pris la tunique et la robe sans couture, / Levons les yeux et osons regarder Jésus tout pur. / Ils ne vous ont rien laissé, Seigneur, ils ont tout pris, / La vêture qui tient à la chair, comme aujourd’hui / On arrache sa coule au moine et son voile à la vierge consacrée. […] Par l’horreur de ce dernier vêtement qu’on vous retire, / Ayez pitié de tout ceux qu’on déchire ! / De l’enfant opéré trois fois que le médecin encourage, / Et du pauvre blessé dont on renouvelle les bandages, / De l’époux humilié, du fils près de sa mère qui meurt, / Et de ce terrible amour qu’il faut nous arracher du cœur ! » (483-484). 35a divisèrent ses vêtements, les tirant au sort Allégories à l’Église • →La Ceppède Théorèmes « Ce qui semble plus vile, est le plus magnifique / En Calvaire aujourd’hui. Tout ce que ces pervers / Font des habits dont le Christ eut ses membres couverts / Cache un mystère grand sous un petit trafique. -- Cet acte de l’Église est le Hiéroglyphique. / La robe partagée à quatre hommes divers / Prédit qu’aux quatre coins de ce grand Univers / Forte elle établira son règne pacifique. -- Par la Tunique après qu’on n’a su diviser / (Ainçois qu’un seul rapporte), il faut symboliser / L’unité de sa Foi, non jamais divisée. -- Et le sort adjugeant cette ferme unité, / Nous figure le choix dont la Divinité / Marque, ainsi qu’il lui plaît, le but de sa visée » (240). 35a les tirant au sort Invention du dé • →Gréban Passion : Cherchant un jeu qui permettra de tirer au sort les vêtements, un des soldats rencontre Sathan qui, sous des traits humains, lui fait fabriquer un dé, donnant une signification (occulte ? magique ? ésotérique ? satanique ?) à chacune des faces : « Premierement en ceste quarre / metz ung point, affin qu’il appere / que c’est en despit Dieu le père ; / en ceste ara deux points assis / en despit du Père et du Fils » (v.25746-25750). Le monde financier • →Claudel Croix « Autour de ce croc auquel pend encore une chair palpitante, c’est une activité immense, intense, encore qu’invisible, comme ces jours de grandes opérations à la Bourse, où des monceaux de valeurs, où d’énormes quartiers de fourmilières se gonflent, s’écroulent, se divisent, s’amalgament, changent de figure, de possesseur et de sens » (502). + Arts visuels + 32b portât sa croix Chemins de croix Mt livre un récit étonnamment concis du crucifiement (*pro35a), une narration ad minima, peu propice à servir de support iconographique. Les artistes s’inspirèrent davantage de Mc 15,21 (qui précise que Simon de Cyrène est le père d’Alexandre et Rufus, *syn32), de Lc 23,27-31 (qui livre des détails sur la foule qui suit le Christ jusqu’au Golgotha et sur le dialogue du Christ avec les femmes qui l’accompagnent) et de Jn 19,25-27 (qui présente plus tard dans le récit l’émouvant échange entre Jésus, son disciple et sa mère). La scène évangélique de Simon de Cyrène portant la croix du Christ fut intégrée au chemin de croix et donna lieu à bien des variations iconographiques. Ce sont cependant les scènes pieusement élaborées de la rencontre de Jésus et de sa mère, et du geste secourable de Véronique, qui furent, dès l’époque médiévale, détaillées par les théologiens, ce qui explique qu’elles aient connu une grande fortune chez les artistes.

1. Portement de croix L’évolution de l’image accompagne bien celle de la dévotion à la passion. Antiquité Interprétée par les premiers Pères de l’Église comme une image du triomphe de Jésus sur la mort, la scène du portement de croix intègre le répertoire iconographique de la passion sur les sarcophages dès les 4e-5e s. Simon seul La plus fréquente représentation, qui devient dominante en Orient, figure Simon de Cyrène portant seul la croix, iconographie qui semble avoir prévalu jusqu’au début de l’époque gothique. • Sarcophage de la Passion (4e s., Museo Pio Cristiano) ; • Porte en bois de la basilique Sainte-Sabine (432, Rome) ; Moyen Âge Simon seul • Mosaïque de la basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf (6e s., Ravenne). Jésus, bien vêtu, avance sur le chemin avec majesté, le regard porté vers l’avant. Il est flanqué de Simon, jeune homme en sandales, portant la croix entière, comme un bâton de marche. • Codex Egberti (ca. 980-990, bibliothèque municipale de Trèves, Cod. 24) ; • Codex aureus d’Echternach (ca. 1030-1050, Musée national germanique, Nuremberg) ; • Codex aureus Escorialensis (1043-1046, Bibliothèque royale de SaintLaurent de l’Escurial, Cod. Vitrinas 17) ; • Livre des péricopes d’Henri III (1039-1043, Brême). Simon de Cyrène peut être suivi par Jésus, les mains liées ou maintenues par des gardes : • Porte de bronze de la cathédrale de Bénévent (fin 12e - début 13e s.). À partir du 13e s., cette iconographie est nettement délaissée, en tout cas en Occident, et n’est plus employée que par : • Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) et Pierre Mignard (1684, Paris). Jésus seul À partir du 11e s., le personnage de Simon de Cyrène devient intermittent et Jésus est de plus en plus figuré portant seul le poids de la croix. De scène de triomphe, l’image devient une scène d’infinie souffrance (→Vir dolorum). Jésus ploie sous le poids de la croix (comme sous un pressoir mystique : *vis29a), son visage est maculé du sang qui goutte de la couronne d’épines et il porte la corde au cou (*vis26,67-68). Autour de lui, la foule s’étoffe au point de devenir une véritable procession. Les femmes y tiennent une place centrale, en particulier Marie, qui vient à la rencontre de son fils en Mater dolorosa. Elle est accompagnée de Marie-Madeleine, reconnaissable à ses cheveux laissés libres et son vêtement rouge, et des autres saintes femmes : • Simone Martini, Polyptyque Orsini (1333, Louvre, Paris). Véronique À partir du 13e s. vient s’ajouter la figure de Véronique : la pieuse femme éponge le visage de Jésus au moyen d’un linge, qui garde l’empreinte des traits divins, une scène tirée des →Ac. Pil. (4e s.) : • Maître de la Répudiation d’Agar, Le Portement de croix (1510-1520, Louvre, Paris). Instruments de la passion Progressivement, la troupe qui accompagne Jésus se voit munie des →Arma Christi, les instruments de la passion : clous, seau contenant l’eau vinaigrée, maillet, lance, corde au cou. Les chutes du Christ Au 15e s. se développe une dévotion particulière (encouragée par les franciscains) tournée vers les chutes du Christ au long de ce qui devient →le chemin de croix. Jésus est figuré un genou au sol, écrasé par le poids de la croix. • Hans Multscher, peinture (15e s., Vipiteno/Sterzing Municipal Museum). Un Jésus épuisé, le regard tourné vers le spectateur, croule sous le fardeau de la croix, dont le pied est difficilement soulevé par un Simon vieillard grimaçant sous l’effort. • Hans Maler zu Schwaz, Le Portement de croix (1474, Art Institute, Chicago). Époque moderne À partir de la période moderne, quelques peintres font le choix d’un cadrage resserré où la présence de Simon de Cyrène est immédiatement identifiable :

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• Barna da Siena (1350-1355, San Gimignano) ; • Andrea Mantegna (1505, Vérone) ; Sebastiano del Piombo (1535) ; Tiziano Vecellio (1560 et 1570-1575, Madrid) ; • Nathaniel Currier (1848) ; • Kirk Richards (1990, Amarillo, Texas) ; etc. 2. Synthèses du chemin de croix De nombreux artistes, dans des œuvres n’appartenant pas à un chemin de croix, représentent la foule qui suivit le Christ sur le chemin du Calvaire et font discrètement apparaître Simon de Cyrène, à l’arrière-plan, dans des scènes qui, en réalité, synthétisent le chemin de croix : • Giusto de’ Menabuoi (1376-1378, Padoue) ; Simone Martini (14e s., Paris) ; • Jacquemart de Hesdin (1409, Paris) ; Andrea di Bartolo (1415-1420, Pedralbes) ; Hans Multscher (1437, Berlin) ; Antonio di Bagio (14801490, Paris) ; Jérôme Bosh (1485-1490, Vienne, et 1500, Lisbonne) ; • Hans Holbein (1502, Munich) ; Jean Quentin (16e s., Chantilly) ; Johan Wierix (16e s., Paris) ; Paolo Caliari dit Veronèse (16e s., Louvre) ; Toussaint Dubreuil (16e s., Écouen) ; Albrecht Altdorfer (1509-1518, Linz) ; Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma (1510, Budapest) ; Raffaello Sanzio dit Raphaël (1516-1517, Madrid) ; Adrien Isenbrant (1518-1535, Bruges) ; Bernard van Orley (1534, Bruges) ; Jacopo Bassano (1545-1550, Londres, et 1575, Budapest) ; Le Tintoret (1565-1567, Venise) ; Frans Francken I (1585, Séville) ; Abel Grimmer (1593, Bruges) ; Giambologna (1594-1598, Florence) ; • Domenichino (1610, Los Angeles) ; Peter Paul Rubens (1637-1637, Bruxelles) ; Louis Boullogne (fin 17e s., Paris) ; • Gustave Doré ; Eric Gill (1917) ; etc. 3. Chemins de croix La scène de Simon de Cyrène portant la croix du Christ reste anecdotique dans le corpus, sauf dans le cadre de véritables chemins de croix, qui se développèrent surtout à partir du 15e s., à la faveur des mystiques, théologiens et même des poètes. Les artistes firent preuve d’une forte imagination, multipliant les scènes du portement de croix et du chemin du Calvaire. Les apocryphes et les mystiques (notamment Pseudo-Bonaventure et →Brigitte de Suède Rev. coel.) favorisèrent la création de la Via crucis. D’abord fixé à 7 stations puis, à partir du 17e s., à 12 ou 14 stations (→Le chemin de croix : histoire des 14 stations), elle connut un grand essor grâce, entre autres, à Léonard de Port-Maurice, Via Sacrea spianata ed illuminata, à qui l’on doit la création du chemin de croix du Colisée, béni en 1750. Certains chemins de croix furent réalisés par de grands artistes : • Gustave Moreau (1862) ; • Eric Gill (1913-1918) ; Maurice Denis (1915) ; Roger de Villiers (1917-1918) ; Valentine Reyre (1921, 1927, 1930, 1933 et 1935) ; HenriJustin Marret (1921-1924, 1922, 1926 et 1931) ; Henri Bouchard (1928, 1930 et 1934) ; George Desvallières (1932-1934) ; Nicolas Untersteller (1933) ; Jean-Georges Cornelius (1935) ; Marthe Flandrin (1935) ; Jac Martin-Ferrieres (1935) ; Raymond Delamarre (1936) ; Angel Zarraga (1936) ; Claude Bouscau (19421948) ; Henri Matisse (1949) ; Germaine Richier (1950) ; Marek Szwarc (ca. 1950) ; Albert Gleizes (1951) ; Irène Zack (1953) ; Raoul Ubac (1961-1969) ; Hap Grieshaber (1967) ; Pierre de Grauw (1970). 33b lieu du crâne Quand l’eschatologie rejoint la protologie Les traditions exégétiques et apocryphes dressent très tôt le rapprochement avec Adam, qui aurait été inhumé au Golgotha (*chr33b). Le crâne d’Adam Dans l’iconographie de la crucifixion — et plus largement du Christ en croix et sur nombre de crucifix (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles) — ce lien entre la protologie et l’eschatologie par le sacrifice du Christ est tissé par un crâne (parfois un squelette) placé au pied de la croix. Le crâne peut être enfoui dans une cavité à l’intérieur du monticule (qui figure le Golgotha) pour évoquer la sépulture du patriarche de l’humanité. Le crâne d’Adam rappelle visuellement le rachat de la faute originelle par le sacrifice du Christ, tout en faisant de la croix le centre du monde et de l’histoire de l’humanité. Le crâne d’Adam se confond ainsi dans les crucifixions du haut Moyen Âge (particulièrement durant la période carolingienne) avec la

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figuration du Golgotha par une personnification de la Terre (légendée TERRA : *vis51cd), qui porte sur son dos le poids de la croix. Le rachat de l’humanité et la victoire sur la mort sont souvent illustrés par le sang du Christ coulant directement sur le crâne : • Giotto di Bondone, Crucifix de Santa Maria Novella (ca. 1290-1300, Florence), croix triomphale, tempera et or sur bois. Chez les modernes, le crâne représente la vanité et invite à méditer sur la mort et l’immortalité : • Rogier van der Weyden, Crucifixion, diptyque, huile sur bois (ca. 1460, Museum of Art, Philadelphia). Un serpent Un serpent apparaît parfois dans les scènes de la crucifixion, posé sur le monticule et lové autour du pied de la croix : • La Crucifixion et les saintes femmes au tombeau, ivoire (ca. 870-880, The Walters Art Museum, Baltimore). Le motif semble limité à l’iconographie du haut Moyen Âge (8e-11e s.), particulièrement à l’imagerie carolingienne puis ottonienne. Le motif pourrait renvoyer au : • serpent d’airain (Nb 21,8-9), intégré à une lecture typologique du Christ en croix ; • serpent de la Genèse (Gn 3), en signe de la victoire sur le péché, annoncée dans l’AT. 34a vinaigre mêlé de fiel Iconographie rare L’épisode de la boisson vinaigrée (*bib34a) ne donna lieu à aucune représentation, à l’exception de quelques illustrations de bibles et de livres de prières : • Jérôme Nadal, Evangelicae historiae imagines (1594) ; Alexandre Bida (1874) ; James Tissot (1886-1894) ; etc. 35-37 La mise en croix de Jésus Comme pour le portement de croix (*vis32b), les artistes — reprenant la tradition, les apocryphes et les écrits des mystiques — outrepassent le texte qu’ils sont chargés d’illustrer (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles ; →Crucifix) : • Jérôme Nadal, Evangelicae historiae imagines (1594) ; William Blake (1800-1803) ; Gustave Doré (1865) ; Alexandre Bida (1874) ; James Tissot (1886-1894). Le Christ cloué à la croix et élévation de la croix Non détaillées par les Écritures (*pro35a), ces scènes se retrouvent dans les mss. médiévaux : • Psautier de Théodore (1066, Londres) ; Psautier Barberini (12e s., Rome). Mais on les retrouve surtout à partir de l’époque moderne, sans doute portées par des écrivains comme Pseudo-Bonaventure, Brigitte de Suède, Jean Tauler, François de Sales, etc., qui précisent que le Christ fut crucifié sur une croix étendue au sol, qui fut ensuite dressée par des bourreaux à l’aide de cordes. Ces détails retiennent l’attention de quelques artistes, tant sur des panneaux isolés que dans de vastes compositions narratives. Europe de l’Est et Flandres • Maître de la Passion de Karlsruhe (1455-1460, Karlsruhe) ; Jan Polack (1483-1489, Munich) ; Gérard David (1480-1481, Londres) ; Albrecht Dürer (1495-1496, Dresde) ; • Holbein (1500, Montréal) ; Wolf Huber (1525-1530, Vienne) ; Peeter de Kempeneer (16e s., Ajaccio) ; • Peter Paul Rubens (1610-1611, Anvers, et 1620, Paris) ; Cornélis de Vos (1625, Valenciennes) ; Antoon van Dyck (1630, Bayonne) ; Gaspar de Crayer (1631-1637, Rennes) ; Rembrandt (1633, Munich). France • École française (15e s., Chantilly) ; Jean Dreux (1450-1460, La Haye) ; • Victor Bouquet (17e s., Lille) ; Sébastien Bourdon (17e s., Paris) ; Philippe de Champaigne (17e s., Magny-les-Hameaux) ; Charles Le Brun (1685, Troyes) ; • Théodule Ribot (19e s., Paris) ; Bernard Naudin (1936, Paris). Italie • Polidoro Caldara (16e s., Paris) ; Antonio Campi (16e s., Paris) ; Callisto Piazza (1538, Lodi) ; Veronèse (1570, Saint-Pétersbourg) ; Ludovico Carracci (ca. 1600, Paris) ; • Luca Giordano (17e s., Brest et Washington).

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Espagne Plus exceptionnellement : • Francisco Ribalta (1582, Saint-Pétersbourg). Scènes du Christ montant sur la croix déjà élevée Plus occasionnellement, quelques artistes font le choix de présenter le Christ montant sur la croix, à l’aide d’une échelle, suivant une iconographie d’origine vraisemblablement byzantine mais qui se propagea dans l’Italie centrale du 14e s., notamment : • sous le pinceau de quelques anonymes (École de Rimini, 14e s., Venise ; École italienne, ca. 1350, Anvers) ; • l’École de Pietro Cavallini (début 14e s., Naples) et Fra Angelico (1441-1442, Florence). Elle avait encore des partisans parmi les théologiens, notamment le Père Bellintani à la fin du 16e s. Essentiellement peintes, ces représentations du Christ cloué à la croix ou de l’élévation de la croix furent parfois reprises par les maîtres verriers (vitrail, 1538, Londres). 35a ils divisèrent ses vêtements, les tirant au sort Le partage des vêtements Première représentation Les soldats se partageant la tunique en la jouant au sort apparaissent très tôt, dès le 6e s. (→Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles) : • Évangiles de Rabula (produit en Syrie en 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence, Cod. Plut. I, 56, fol. 13r). Cette enluminure passe pour être le plus ancien exemple connu de la crucifixion complète. Les soldats au pied de la croix font référence aux soldats endormis devant le tombeau vide dans la scène des saintes femmes au tombeau placée au-dessous de la crucifixion. Composition du thème Les soldats montrent des caractéristiques : • ils sont groupés au pied du mât de la croix ; • ils jouent au sort la tunique (couleur pourpre dans les plus anciennes images), soit aux dés, soit à un autre jeu de hasard ; • plus rarement, ils tentent de découper la tunique à l’aide d’un poignard. Jésus dépouillé de ses vêtements Non raconté par l’évangile, mais présupposé par le partage des vêtements, l’épisode est représenté de manière isolée par quelques artistes renommés, notamment : • Fra Angelico (1448-1453, Florence) ; • Bernhard Strigel (ca. 1520, Berlin) ; Dominikos Theotokópoulos dit Le Greco (1580-1595, Munich). Il apparaît à l’arrière-plan de compositions sur l’histoire de la passion : • Geertgen tot Sint Jans (ca. 1490-1500, Édimbourg). Tirage au sort des vêtements Les artistes privilégièrent, pour cette iconographie, la source johannique (*syn35), qui précise que les soldats se firent « quatre parts, une part pour chaque soldat, et la tunique », mais tirèrent au sort la tunique car elle était « sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut » (Jn 19,23-24). Ils représentent souvent quatre soldats tirant au sort la tunique sans la partager. L’épisode passe parfois de manière anecdotique dans une représentation plus large de la crucifixion, essentiellement à la Renaissance, avec des artistes tels : • Giotto (1304-1306, Padoue) ; Vitale de Bologne (1335, Madrid) ; Maître de Giovanni Barrile (ca. 1350, Paris) ; Jean Fouquet (ca. 1452/1460, Chantilly) ; • Maître de la Crucifixion de Benediktbeuern (ca. 1450, Munich) ; Andrea Mantegna (1456-1459, Paris) ; Martin Schongauer (1480, Saint-Pétersbourg) ; Hans Memling (1491, Lübeck, et ca. 1490, Budapest) ; Benvenuto di Giovanni (1491, Washington) ; Giovanni Donato da Montorfano (1495, Milan) ; • Jan Provoost (1500, Bruges) ; Andrea Solario (1503, Berlin, et ca. 1505, Paris) ; Gérard Horenbout (1510-1520, Los Angeles) ; Albrecht Altdorfer (1520, Budapest) ; Lucas Cranach l’Ancien (1538, Boston) ; Maerten van Heemskerck (1545-1550, Saint-Pétersbourg) ; Le Tintoret (1565-1567, Venise, et ca. 1560-1570, Munich) ; Frans Francken I (1585, Séville) ;

• Johann Christoph Weigel, Biblia ectypa (1695, Augsburg) ; etc. Et plus exceptionnellement à l’époque moderne : • William Blake, The Soldiers Casting Lots for Christ’s Garments (1800, Fitzwilliam Museum, University of Cambridge) ; • Emil Nolde, Crucifixion (panneau central du polyptyque La Vie du Christ, 1911-1912, Stiftung Seebüll Ada und Emil Nolde, Neukirchen) ; Adel Nassief, Crucifixion (1990, église Sainte-Marie, Amsterdam). Illustrations de bibles : • Alexandre Bida, « After the Crucifixion » (1874, London) ; James Tissot, The Garments Divided by Cast Lots (1886-1894, Brooklyn) ; Max Beckmann, Die Würfler unter dem Kreuz (1911, Brooklyn) ; Annie Vallotton. + Musique + 32 Additions formant un chemin de croix →Bach Passion propose ici un arrêt méditatif pour suivre Jésus sur son chemin de croix sur lequel Mt ne s’étend pas, créant ainsi une transition. Bach identifie Simon au chrétien et lui donne la parole dans un récit et un air : Komm, süßes Kreuz (« Viens, douce croix »). • Récit Ja, freilich will (« Oui, bien sûr, la chair et le sang veulent en nous s’obliger à la croix. Plus notre âme se bonifie, plus le consentement est amer »). • Air Komm, süßes Kreuz (« Viens, douce croix : ainsi je veux parler ; mon Jésus, donne-la moi toujours ! Si ma douleur devient trop lourde, aidemoi à la porter moi-même »). Dans l’air, le rythme pointé signale encore une fois la présence de la souffrance, qui est d’ailleurs explicitement évoquée par les longues vocalises de Leiden (« douleur/passion ») dans la partie du milieu. Le mot schwer (« lourde »), répété trois fois de suite en appogiature sur une ligne mélodique descendante, rappelle les trois chutes de Jésus lors de son chemin vers le Golgotha, dont la longueur se fait sentir dans la vocalise du mot tragen (« porter »). Cependant, Bach insiste largement sur le mot süβes (« douce »), à chaque apparition duquel il s’attarde, de même qu’il le fait sur le nom de Jésus, sans doute pour mettre ces deux mots en relation. 33a Golgotha Point d’arrivée →Bach Passion souligne le fait que le bout du chemin est sur une colline : la mélodie ascendante aboutit au Golgotha dans l’aigu. 35a L’ayant crucifié Respect musical de la syncope narrative →Bach Passion respecte génialement la discrétion de Mt : il traite la crucifixion très sobrement et sans aucun épanchement, un simple triton sur gekreuziget (« crucifié ») la traduisant. + Danse + 32 Chemin de croix →Neumeier Passion suit Bach dans sa méditation du chemin de croix. Sur le récit • Simon de Cyrène, contraint à porter la croix, s’avance lentement à genoux vers Jésus et Pilate. • Au loin, assis sur le podium, Jean et Marie-Madeleine, impuissants, ne peuvent qu’observer. Tandis que Jésus et Pilate se tiennent face à face, Simon toujours à genoux se glisse entre eux. Pendant l’air, extraordinaire pas de trois • Dans un pas de trois extraordinaire, chacun des protagonistes va s’identifier à la croix en un enchaînement continu des figures : Jésus et Simon portant Pilate, Pilate ayant sur ses épaules Jésus, alors que Simon évolue autour d’eux puis l’aide à porter Jésus-croix… Les corps ainsi soulevés adoptent la rigidité cadavérique du supplicié. C’est à la fois le poids de la croix et la souffrance trop lourde (mein Leiden zu schwer) à partager. • Formant une chaîne d’entraide guidée par Jésus (gib es immer her, « confie-le [moi] toujours », c.-à-d. « laisse-moi t’aider ») qui semble chercher toutes les postures ou combinaisons possibles pour « porter » les

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deux autres ou les aider à évoluer ensemble. Le trio est rejoint par la femme mystique. • Finalement les deux autres portent Jésus comme empaqueté pour son ensevelissement (icônes de la mise au tombeau). Ils viennent le placer debout au centre de la scène, eux derrière. • Rejoints par la Femme Mystique, ils forment une seule croix passive, dont Jésus, esquissant un pas, prenant le groupe par la main du premier en une marche vers la droite. • La Femme tâtonne de l’un à l’autre. Elle semble scruter le mystère, comme aveuglée : Jésus lui-même ne tend-il pas une main incertaine, comme si tous étaient dans le brouillard, cherchant quelle issue ? • Derniers maillons à se détacher : Pilate, entraînant en avant Simon. 33 Préparatifs pour le supplice →Neumeier Passion • Deux bancs noirs sont élevés en croix. En un ultime face-à-face, Pilate défie du regard un Jésus impavide. • Jésus marche sobrement à travers la scène trépidante. Les détails de la crucifixion laissés aux v. de l’évangile, il n’y a à voir que le Fils de Dieu dans la solitude de son humanité. • La Femme Mystique, anéantie par ce qui se prépare, s’en va s’asseoir sur les marches de l’estrade auprès de Jean et de Marie-Madeleine. Jean étend un bras protecteur sur ses épaules. + Cinéma + 32b pour qu’il portât sa croix Qui ? Simon et Jésus • →Olcott Manger : Un homme s’approche timidement de Jésus tombé à terre et les soldats le recrutent. Il porte l’arrière de la croix en T (suivant un tableau de James Tissot), alors que Jésus soutient toujours l’avant. • →Duvivier Golgotha la fait porter par Jésus, puis par Simon. • →Gibson Passion : Un homme se détache de la foule, tenant une enfant à la main, effrayée. Un soldat le désigne du doigt pour aider Jésus. Simon refuse d’abord, avant d’être rattrapé par des femmes qui le prient d’aider Jésus et par le soldat. S’adressant à la foule, il clame qu’il est innocent et qu’il a été forcé de porter la croix de cet homme. L’image montre alors Jésus, allongé sur le sol, les bras en croix, respirant avec difficulté. Enlevant son voile, Simon relève la croix avec un soldat et la charge sur ses épaules. Jésus est relevé par les soldats et replacé sous la croix, à la droite de Simon. Les deux hommes échangent un regard. D’abord réticent à aider Jésus, Simon intervient peu après pour le défendre — comme touché et encouragé par sa participation au portement de croix. Peu après, Simon regarde Jésus se faire battre avec une rage croissante. Devant l’inaction de la garde, il dépose la croix contre un mur, se précipite sur les hommes et les repousse en criant. Il est à nouveau chargé de la croix, alors que Jésus se relève avec peine. Gros plans sur les bras de Jésus et de Simon qui se croisent derrière la croix. Simon seul • →DeMille King : Moment de grâce dans le portement de croix : un homme vient de placer son enfant sur un âne, à quelques mètres de Jésus qui tombe. L’enfant pleure et suggère à son père d’aider Jésus à porter la croix. Il arrête d’un air décidé le soldat qui fouette Jésus et s’adresse à Jésus. Deux plans rapprochés montrent les regards de joie des deux hommes. S’emparant de la croix, Simon est surpris du poids. Il regarde Jésus, puis sourit et, suivant Jésus, porte seul la croix. Un passant anonyme • →Wyler Ben-Hur : Alors que Jésus, dans une scène presque silencieuse, tombe pour la seconde fois et que Judah Ben-Hur, qui s’approche, est violemment rejeté par les soldats, un passant est soudain pris au hasard dans le tumulte et chargé, sans un mot, de la croix. Jésus seul • →Scorsese Temptation et →Arcand Montréal, sans doute par souci historien (*mil35a crucifié), chargent une poutre horizontale sur les épaules

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de Jésus, qui la monte seul jusqu’au Golgotha (en général les réalisateurs préfèrent utiliser une vraie croix). Mise en parallèle • →Pasolini Matteo insiste sur le partage de la douleur — com-passion : après Simon qui s’avance pour aider Jésus à porter la croix, la caméra s’attarde sur Jean, qui s’approche de Marie et l’étreint. Variations Simon est noir • →Stevens Story : Simon de Cyrène est représenté par un acteur noir, option significative aux États-Unis au moment de la lutte contre la ségrégation. Il donne de l’ampleur au rôle : Simon prend l’initiative d’aider Jésus, qui s’accroche à lui pour se relever. De longs regards sont échangés entre les deux, mis en valeur par des plans rapprochés et alternés, en plongée (Jésus) et contre-plongée (Simon). Simon crucifié suite à un quiproquo • →Jones Brian : Renversement burlesque de la situation : un homme vêtu en blanc se propose d’aider l’un des condamnés. À peine a-t-il prise la croix que l’autre s’enfuit en courant. Simon se retrouve pris pour un autre — Leitmotiv dans le film — et crucifié à tort, alors qu’il tente d’expliquer aux soldats romains que « ce n’est pas sa croix ». *chr32a un Cyrénéen du nom de Simon : Irénée de Lyon ; →Le chemin de croix au cinéma 32b sa croix Fabrication de la croix • →DeMille King : Une scène de la première moitié du film montre Jésus au travail, planant une poutre dont l’extrémité est recouverte par un tissu. Quand celui-ci glisse, il découvre une poutre transversale : Jésus travaille à une croix (= →Scorsese Temptation). Il la caresse puis, se retournant, la tient en regardant Judas. La séquence est close par un fondu au noir, qui mène au tableau suivant. Symbolique de la croix • →Schaffner Pilate s’ouvre sur l’image d’une croix vide. La voix off décrit la symbolique paradoxale de la croix : « Ceci est une croix. Pour la plupart d’entre nous, c’est le symbole de l’amour infini et de l’humilité infinie. Pour d’autres, c’est le symbole de la souffrance infinie. 1900 ans auparavant, la croix signifiait quelque chose de très différent. C’était le symbole du pouvoir de Rome. » Anticipation de la croix • →Gibson Passion : Flashback avant l’interrogatoire chez Caïphe (*cin26,57a : Gibson) sur la vie de Jésus avec sa mère à Nazareth. On le voit construire une table à une hauteur inhabituelle pour l’époque, futur autel sur lequel il se place lui-même comme pour anticiper son sacrifice. Un homme riche l’a commandé, dit Jésus, par allusion parabolique au Père. Ce flashback est permis par le ciseau à bois d’un menuisier qui, à l’entrée du palais de Caïphe, travaille à une future croix. 33a arrivés à un lieu dit « Golgotha » Transitions cinématographiques Focalisation sur un soldat • →DeMille King focalise sur un soldat qui plante des cales pour faire tenir une croix. Cadre annonciateur • →Peyton Christ donne au sommet du Golgotha une forme quadrangulaire et plate, qui évoque un autel pour un sacrifice. Silence de la foule et musique classique • →Pasolini Matteo : Depuis la sortie de la ville, l’agitation dans le cortège qui suit Jésus s’estompe. L’arrivée de la procession silencieuse, accompagnée par la musique de Mozart (Maurerische Trauermusik, KV 477), est filmée comme du haut de la colline où se dresse déjà une croix. À terre, on crucifie un homme. La caméra montre Jésus qui se rapproche, avant de zoomer sur l’homme qui se débat. Ouverture de la porte • →Stevens Story : Deux soldats romains ouvrent la porte de Jérusalem devant la croix portée par Simon et Jésus. De l’autre côté, on voit une croix qu’on dresse, puis deux. Parallélisme par un effet de contre-champ : encore à l’intérieur de la ville, Jésus à genoux, aidé par Simon, se redresse avec sa croix.

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La passion selon saint Matthieu

Il sort de la ville. Simon est écarté et Jésus monte seul le Golgotha, entouré de soldats. On assiste à cette montée de loin, depuis l’intérieur de la porte de la ville. Jésus monte avec difficulté jusqu’au sommet du rocher, puis est dévêtu. Focalisation interne • →Scorsese Temptation : On voit déjà, sur le haut de la butte, des croix vides et des arbres tordus. Au milieu, un gros plan montre ensuite le visage sanglant de Jésus, regardant d’un air dur sa destination. Sur le chemin, des ossements jonchent le sol, rappelant l’étymologie de « Golgotha ». Zoom arrière, des clous au Crucifié • →van den Bergh Matthew : Un gros plan montre trois clous qu’un soldat fait jouer dans sa main. La caméra se décale légèrement et la mise au point fait apparaître plus nettement l’arrière-plan où les jambes d’un crucifié précèdent l’arrivée de Jésus. Quasiment jeté à terre, le visage déformé par la douleur, Jésus est ensuite relevé par trois soldats avant de tomber à nouveau. Un léger ralenti amplifie son cri silencieux. L’intensité dramatique s’accroît. Détails visuels et sonores • →Gibson Passion : Fondu enchaîné dans un large mouvement de la caméra : le centurion au galop sort de la ville et laisse place à une vue sur les rochers qui remonte progressivement au Golgotha, où l’on prépare les croix. Caïphe et les grands prêtres, sur des ânes, y montent en premier tandis que Jésus, sortant de la ville, tombe une nouvelle fois. Le bruit extérieur est assourdi et, sur une musique douce, on n’entend que les échos des râles de Jésus et le bois de la croix qui heurte le sol. Jésus se relève, s’agrippant à Simon et à la croix. Ils lèvent les yeux vers le Golgotha : flashback du discours sur la montagne (Mt 5,43-44 ; *cin5,43-44 : Gibson). Jésus et Simon montent enfin sur le Calvaire, suivis par la foule. Quand Jésus passe devant Caïphe (le faux pasteur), l’éclat du soleil qui l’éblouit introduit un deuxième flashback : Jésus prononce le discours sur le bon pasteur (Jn 10,11-18). La caméra tourne autour du visage de Jésus, en gros plan, baigné de soleil. Puis l’image retourne au visage ensanglanté de Jésus, qui tombe pour la septième fois. Simon, épuisé, s’en va en pleurant au moment où Marie parvient en haut du Golgotha, avec Jean et MarieMadeleine — sortie et entrée en scène des figures de com-passion. Elle échange avec Jésus — qui ne peut se lever — un long regard qui introduit, dans la bande-son, la longue plainte d’une chanson orientale. C’est en regardant les trois fidèles (sa mère, Jean et Marie-Madeleine) que Jésus se remet debout. Un plan de haut montre Jésus titubant, le visage tourné vers le ciel. Le plan suivant montre le ciel saturé par la lumière du soleil. 34a ils lui donnèrent à boire Qui ? Un soldat • →DeMille King : Le centurion qui l’avait secouru dans le prétoire lui tend une coupe. Il est surpris et déçu du refus de Jésus, lançant des regards interrogateurs. • →Pasolini Matteo : Dialogue silencieux des visages de Jésus et du soldat en gros plans. Jésus boit à la gourde qu’on lui tend, en montant vers le Golgotha. • →van den Bergh Matthew : Un soldat apporte une sorte de vasque en terre que la caméra suit quelques instants en gros plan. Jésus est relevé et forcé de boire le vin, qui arrose violemment son visage. Il détourne les lèvres la deuxième fois. Après avoir représenté ce v., le cinéaste insère un plan où Matthieu, l’évangéliste-narrateur, ouvre sa fenêtre à l’italienne et s’appuie sur le rebord, le visage triste — comme ému profondément par la scène qu’il raconte. Un autre Judas • →Wyler Ben-Hur : Alors qu’un passant est pris dans la foule pour porter la croix de Jésus (*cin32b pour qu’il portât sa croix : Wyler), Judah BenHur, repoussé vers une fontaine, y puise de l’eau qu’il donne à boire au futur crucifié. Il reproduit ainsi le geste de compassion de Jésus envers lui, prisonnier partant aux galères — les deux épisodes font inclusion. 35a L’ayant crucifié Mise en scène de la crucifixion Débuts du cinéma Jésus résigné… • →Zecca Passion : Jésus se laisse entièrement faire. Il n’est pas crucifié de la même manière que les deux brigands (ses mains sont clouées, non

attachées au-dessus de la traverse ; = →DeMille King). Les personnages se positionnent ensuite : Marie, Jean et les femmes à genoux au pied de la croix, entourés par les soldats romains. La foule des Juifs est tenue un peu à distance. … ou résistant • →Olcott Manger : Un soldat est assis sur le ventre de Jésus qui se débat, tandis que deux autres clouent ses mains. La croix est dressée grâce à un portique et des cordes. Entourée d’un muret en pierres, elle est filmée de face. Un peu en arrière, Marie exprime sa douleur et lève les mains vers la croix. Clous hors-champ… • →DeMille King : Un soldat désigne à Jésus la croix posée sur deux tréteaux ; le face-à-face immobile des deux hommes se détache sur un arrière-plan agité. On suit en parallèle les derniers instants de Judas (*cin3-10 : DeMille). Jésus est hors-champ lorsqu’on le cloue sur la croix. Des plans successifs montrent le bourreau et son marteau, Judas puis Marie se bouchant les oreilles. Par la suite, la croix est presque toujours filmée en plan frontal. Le cinéaste inclut une séquence Stabat Mater : Marie s’avance et enserre le bas de la croix. La caméra adopte son point de vue et nous présente le visage de Jésus en contre-plongée. … ou dans les poignets • →Duvivier Golgotha fait enfoncer les clous dans les poignets et non dans les paumes, suivant les conclusions des experts (= →Arcand Montréal). Milieu du 20e siècle Jeux de points de vue • →Koster Robe : La scène est filmée d’abord de loin, selon le point de vue de l’esclave Demetrius. Puis, celui-ci s’approche jusqu’au pied de la croix. S’il lève les yeux vers Jésus, on ne voit à aucun moment le visage du Crucifié. La crucifixion hantera les nuits de Marcellus, celui qui l’a crucifié. Alors qu’il dort sur la galère qui le ramène à Rome, il assimile les coups de tambour du chef des rameurs avec les coups de marteau sur les clous. • →Wyler Ben-Hur : Après les derniers coups de marteau, la caméra placée juste au-dessus de la tête de Jésus s’élève lentement en travelling vertical, en même temps que la croix. L’absence totale de musique contraste avec les scènes précédentes. Plusieurs plans montrent la croix et la foule, de dos puis de face, s’attardant sur les derniers préparatifs des soldats romains (cordes à enlever, portique à démonter, etc.). • →Pasolini Matteo : La crucifixion est anticipée à travers celle d’un autre homme, mis en croix peu avant Jésus. Contrairement à lui, Jésus ne se débat pas et ne crie qu’une fois. Par des plans entremêlés à la crucifixion, on voit le petit groupe des femmes et des disciples arriver (comme en retard), de la même manière que la procession précédente. On voit le soldat enfoncer les clous de leur point de vue. Après le grand cri de Jésus, Marie tombe à terre. Elle est retenue par les autres femmes au moment où la croix de Jésus est dressée. Filmée en contre-plongée, cette scène place le spectateur directement au pied de la croix, suivant à présent le point de vue de Marie (après celui de Judas : *cin26,24 ; Pierre : *cin26,58 ; Jean : *cin11b : Pasolini). • →Stevens Story : La caméra se rapproche lorsque Jésus est allongé sur la croix : gros plan sur la main attachée et le clou préparé, sur le marteau du soldat romain. On adopte à nouveau le point de vue des personnes qui assistent à la crucifixion depuis l’intérieur de la ville. Enfin, le cinéaste adopte un plan (très pictural) d’ensemble incluant les trois croix et le groupe des soldats romains. Dernier quart du 20e siècle Confusion sonore • →Jewison Superstar : Montage alterné de différents points de vue lorsque l’on dresse la croix, alors que le fond sonore uniforme, après le bruit des coups de marteau sur les clous, mêle rires et pleurs et rappelle bientôt le cri des vautours. Les angles de vue sur la croix se succèdent : plongée (comme du haut de la croix), contre-plongée (comme depuis les soldats), frontal et de trois-quarts. • →Greene Godspell : C’est Judas qui « crucifie » directement celui qu’il a trahi. Après l’avoir plaqué contre un grillage, il attache Jésus, debout sur les tabourets qu’on utilise au cirque pour montrer les bêtes, par deux longs rubans rouges, les bras en croix, alors qu’il prononce Mt 26,55-56. Un projecteur éclaire son visage. La chanson qui suit, rythmée par de

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déchirantes guitares électriques, voit tous les disciples s’agripper au grillage, y compris Judas, et se tordre de douleur. Intensité par la voix intérieure • →Scorsese Temptation : En haut du Golgotha, Jésus est déchargé de sa croix. On passe à la focalisation interne : on regarde avec Jésus l’assemblage de la croix. Lorsqu’il est dépouillé de ses vêtements, la focalisation interne continue mais seulement au niveau sonore : on entend sa voix intérieure qui appelle sa mère et Marie-Madeleine, tandis que la caméra tourne autour de lui. Après qu’il les a repérées dans la foule, la voix intérieure continue (tout au long de la crucifixion) : il demande pardon à sa mère d’avoir été un « mauvais fils », avant d’être emmené vers la croix par des soldats. À l’arrière-plan les femmes assistent à la crucifixion en pleurant. Une vue de dos de la croix alterne avec une vue de face, cadrée au niveau de la poitrine, qui révèle un Jésus haletant et ruisselant de sang. Les hoquets de la foule s’intensifient, tandis que la caméra montre la croix de plain-pied puis zoome sur le visage de Jésus. Deux gros plans montrent Marie pleurant et Marie-Madeleine. Nudité de Jésus sur la croix • →Arcand Montréal place Jésus nu sur la croix (= →Scorsese Temptation), assis de profil sur une planchette horizontale fichée dans l’axe vertical de la croix, ce qui dissimule son sexe. Du geste flou… • →van den Bergh Matthew : Gros plan de profil sur le visage de Jésus, ensanglanté et couché sur la croix, les yeux fermés. Sa tête tombe, au ralenti, sur le côté, vers la caméra. Au premier plan (flou), une main fermement serrée autour d’un clou place le clou puis l’enfonce avec un marteau. Jésus, à l’arrière-plan, écarquille les yeux et suffoque lors du premier coup. La caméra s’attarde sur son air hébété. La croix est dressée : plan rapproché, de haut, sur la croix encore posée à terre où Jésus est couronné d’épines. La caméra suit ensuite, passant en contre-plongée, le haut du corps de Jésus lorsque la croix est dressée. … à sa disparition • →Delannoy Marie : Une ellipse assez surprenante fait directement passer de Véronique (→Le chemin de croix au cinéma : Delannoy) au Golgotha : Jésus cloué en croix apparaît soudainement entre les deux larrons, sur un fond rocailleux. Tous les détails sanglants de la crucifixion sont tus. Tournant du 21e siècle Élévations • →Young Jesus : La poutre à laquelle Jésus est cloué par les poignets est hissée au moyen d’une poulie au mat vertical. Une planche à laquelle les pieds sont fixés par un seul clou prolonge le supplice. • →Connor Mary : Jésus est cloué à une simple poutre, qui est ensuite hissée par des cordes sur un système de portiques rattachant plusieurs croix (*mil35a crucifié). Un soldat place l’écriteau au-dessus de sa tête, un autre soldat cloue ses pieds à la poutre verticale. La crucifixion est ponctuée par de nombreux plans montrant les douloureuses réactions de Marie. Entre cruauté extrême et méditation liturgique • →Gibson Passion : La crucifixion est entrecoupée de flashbacks vers la Cène, mettant les deux événements en parallèle. La vision du clou que l’on place au milieu de la paume introduit ainsi Jn 13,34-35 (le commandement nouveau), avant que le marteau ne s’élève dans le ciel bleu. Le bruit amplifié de chaque coup de marteau secoue le corps de Marie. Nouvel extrait de la Cène, par l’intermédiaire du visage de Jean : les mains étendues devant lui, paumes vers le ciel (comme elles sont à présent clouées), Jésus prononce Jn 14,6. S’ensuit une péripétie souvent citée dans les sermons populaires (→La croix de Jésus dans la littérature) : après avoir cloué la main gauche, la paume de la main droite n’arrive plus à la place voulue. La corde dont on a besoin pour étirer le bras crisse. Jésus dit Lc 23,34 (« Père, pardonne-leur… »). Contre-plongée au ralenti sur le clou qui s’enfonce petit à petit. Marie serre des poignées de cailloux lorsque l’on cloue les pieds de Jésus qui répète Lc 23,34 (« Ils ne savent pas, ils ne savent pas »). La croix avec le Crucifié est brutalement retournée, Jésus se trouvant en dessous, avant d’être redressée. La caméra décrit un mouvement en arc-de-cercle exactement contraire à celui de la croix, puis, lorsque la

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croix retombe, filme de haut (point de vue divin). Marie-Madeleine jette son visage contre le sol au même moment. Flashback sur l’institution de l’Eucharistie (*cin26,26a pain : Gibson). L’élévation de la croix est filmée en contre-plongée, puis par un lent travelling vertical. Marie est unie visuellement à son fils : elle se relève en même temps et lâche ses poignées de cailloux. Marie-Madeleine se couvre la tête. On enlève les cordes utilisées pour hisser les croix. Plans sur les visages cruels et graves des soldats. Nouvel extrait de la Cène où Jésus verse le vin dans la coupe et en boit, avant de la donner à ses disciples. Jean se relève à son tour. →Le chemin de croix au cinéma 35a ils divisèrent ses vêtements Le partage des vêtements Représenté visuellement dans un tableau spécifique • →Olcott Manger : On voit les soldats se disputer, puis se mettre d’accord pour le tirage au sort. Cœur de l’intrigue : efficacité d’une relique • →Koster Robe : La scène du partage des vêtements est relativement longue. La tunique écarlate, qui gisait au pied de la croix, est apportée aux soldats par Demetrius. Son maître Marcellus gagne le jeu de dés, entraînant l’atmosphère apocalyptique qui précède la mort de Jésus (*cin45 : Koster). Fil rouge du film, la relique précieuse sera transmise par des porteurs successifs : Demetrius, Marcellus, Diane, puis Pierre. Elle permet à son porteur de s’identifier au Christ, son premier porteur, jusqu’à la condamnation et la mort. En rentrant du Golgotha, Marcellus la jette sur ses épaules pour se protéger de la pluie : elle le brûle tant que seul Demetrius peut la lui retirer (*cin51c-53 : Koster). De retour à Rome, Marcellus raconte à l’empereur Tibère les hallucinations dont il est victime depuis la crucifixion de Jésus (*cin35a : Koster). L’astrologue pense que sa guérison passera d’abord par la destruction de la tunique maléfique. Pour ce faire, Marcellus doit rechercher les fidèles de ce « magicien mort » dont le sort fait toujours effet. En Palestine, il retrouve Demetrius qui lui montre la tunique. Pris de peur, il lui demande de la brûler. Demetrius lui explique que ce n’est pas la tunique, mais sa propre conscience qui le rend malade : il ne sera délivré de ses brûlants effets que lorsqu’il aura compris le véritable sens de la croix. Apprenant que c’est « pour notre salut à tous » que Jésus est mort en croix, Marcellus pousse un cri, cache son visage dans la tunique et constate avec surprise qu’elle ne lui fait plus d’effet. Il déclare alors que la peur l’a quitté. Ainsi, la matière de la relique est doublement efficace : c’est à son contact qu’il se découvre hanté et à son contact qu’il se trouve guéri. Plus tard, dans les catacombes à Rome, il confiera la tunique à Diane, une femme romaine qu’il aime, avant de se préparer au combat. À celle qui s’étonne de la vulgarité d’un tissu si puissant, il explique que la tunique a changé sa vie et qu’un jour, elle changera le monde, ajoutant qu’elle ne tient pas son pouvoir d’elle-même mais de celui qui l’a portée. Diane la lui rend quelques heures plus tard. La tunique ne le quitte plus : au combat, en prison, puis lors de son procès devant l’empereur, il la porte sur son bras. Caligula demande à la voir mais craint qu’elle soit ensorcelée : seule Diane ose la prendre. Suivant Marcellus dans sa condamnation, Diane demande finalement à un esclave de la remettre au « grand pêcheur », Pierre. →Reliques de la passion Prononcé mais non représenté • →van den Bergh Matthew : Gros plan sur le visage de Jean, puis de Marie et d’une autre femme lorsque le narrateur prononce le v.35, qui n’est pas représenté. Le disciple vient embrasser les deux femmes, qui pleurent. Souvenir du début du ministère public • →Connor Mary : En arrivant au Golgotha, Marie reconnaît dans la tunique blanche que tient un centurion celle qu’elle avait autrefois offerte à Jésus, au début de sa vie publique. Symbole liturgique • →Gibson Passion : Le dépouillement des vêtements fait écho au rite du découvrement des offrandes à l’offertoire lors de l’Eucharistie. Il est d’ailleurs précédé par un flashback où Jean découvre les pains que l’on apporte à table lors de la Cène (*cin26,26a pain : Gibson).



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+ Propositions de lecture + 37 écrite : Celui-ci est Jésus le roi des Juifs Importance du titulus : le livre et la croix Ironiquement ambigu (Pilate semble prendre et offrir le titre de « roi des Juifs » pour argent comptant : *pro37b), le titulus (*mil37a ; →Le titulus de Pilate) est le seul détail de la crucifixion mis en valeur par Mt, qui ne raconte pas sa mise en place dans l’ordre chronologique du supplice mais à la toute fin de son récit, comme pour l’y faire culminer. Jn commencerait à exploiter la potentialité théologique de cet écrit sur la croix (*syn37b), qui liait fortement, dès l’origine, l’écriture et le Crucifié (*vis37). La relation de la croix, du langage et du Livre ne cesserait pas de déployer sa fécondité artistique et doctrinale, jusqu’à nos jours (cf. →De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes : 3. La croix, lieu suprême d’intelligibilité).

Texte + Critique textuelle +

Performativité sublime Pour le lecteur croyant, le titulus fonctionne comme une atroce « légende » : au cœur de la débauche de voyeurisme que pouvait être une crucifixion, il dit exactement ce qu’il y a à voir. Grâce au titulus, les faits, les événements, littéralement, parlent d’eux-mêmes. Il suffit de lire. Le crucifix avec son titulus se passe de tout commentaire ; il dévoile la signification véritable de la croix. 38a deux brigands COMPOSITION Écho à l’exclamation de Jésus en Mt 26,55. Jésus n’est pas un brigand mais va mourir comme l’un d’eux. 38b un à droite et un à gauche COMPOSITION Écho Les brigands sont aux places exactes demandées par les fils de Zébédée (Mt 20,21.23). PRAGMATIQUE Ironie Ce sont deux brigands qui occupent les places que Jacques et Jean convoitaient comme des places d’honneur : l’honneur de Jésus n’est pas de ce monde !

37a Et ils disposèrent au-dessus de sa tête [la] cause [de] sa [condamnation] écrite (S) Variante syS : « S’étant assis [cf. v.36 “ils s’assirent et”], ils écrivirent la transgression [ou : la folie], Byz V S TR Nes ils la disposèrent au-dessus de sa tête. » 36 Et assis, ils le gardaient, Byz S TR Neslà. 37b Ici (V) Ou « Celui-ci » Cf. *chr37b : Anselme.

37 a

+ Vocabulaire + 37a cause Contexte juridique Gr : aitia « cause, motif » (Mt 19,3) ; ici « imputation, accusation, blâme ». + Procédés littéraires +

b

38 a

Contexte

Et ils disposèrent au-dessus de sa tête [la] cause [de] sa [condamnation] écrite : S la cause de sa mort, en une inscription : Celui-ci V Ici est Jésus le roi des Juifs. Alors sont S furent crucifiés avec lui deux brigands, un à droite et un à gauche.

+ Milieux de vie + 36 le gardaient JUSTICE Pourquoi fait-on garder le Crucifié ? Aucun organe vital n’étant directement abîmé par la crucifixion (*mil35a crucifié), les suppliciés peuvent être sauvés si on ne s’assure pas qu’ils restent en croix. • →Josèphe Vita 420-421 rapporte qu’il obtint des Romains la libération de trois compagnons qui étaient sur la croix. L’un d’entre eux survécut. Dans les romans hellénistiques, il arrive que des héros crucifiés s’en sortent. La tradition juive ne tiendra d’ailleurs pas le fait qu’on ait vu quelqu’un mis en croix comme une preuve absolue de mort (→m. Yebam. 16,3).

37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs NARRATION Thème récurrent de →Jésus-roi b Le thème n’a cessé de s’amplifier depuis l’adoration des mages (Mt 2,1-12), en passant par l’entrée à 37 Un écrit sur la croix Col 2,14 – 38 Mort parmi les malfrats Is 53,12 – 38.44 Les Jérusalem comme un roi modeste deux larrons Mc 15,27-28.32 ; Lc 23,33.39-43 ; Jn 19,18 37a au-dessus de sa tête JUSTICE Types (Za 9,9 cité en Mt 21,5) et jusqu’à de croix L’indication de l’emplacement de la sentence suggère que Jésus fut l’enseignement sur le jugement des nations par le roi eschatologique (Mt exécuté sur une croix à quatre bras : 25,34.40). • une poutre horizontale croisant une poutre verticale (crux immissa : →JusPRAGMATIQUE tin le Martyr 1 Apol. 55 ; →Irénée de Lyon Haer. 2,24,4 ; →Augustin Ironie d’Hippone Tract. ev. Jo. 118,5). La parole écrite sur la croix concentre toutes les ambiguïtés énonciatives Il y avait deux autres formes de croix (*mil35a crucifié) : manifestées dans les épisodes et discours dans lesquels la royauté de Jésus • en forme de T, faite d’une poutre droite sur laquelle on met une poutre avait pu être évoquée. transversale (crux commissa : →Barn. 9,8 ; →Justin le Martyr Dial. 91,2 ; • Pour les spectateurs ennemis de Jésus, c’est un motif d’indignation contre →Tertullien Marc. 3,22,6 ; →Tertullien Nat. 1,12,7) ; les Romains (qui ont fait là un bon mot contre les Juifs dont ils occupent • en forme de X : la poutre droite mesure 3 m au maximum, plus souvent le pays) et un motif de moquerie contre Jésus (cf. la péricope suivante, 1,75 à 2 m ; la victime ne se trouvant que peu au-dessus du sol, des aniv.39-44). maux attaquent parfois les pieds des crucifiés. L’emploi du roseau (v.48) • Pour les lecteurs croyants, les auteurs de cet écriteau ne croient pas si bien ou d’un javelot (conjecture sur Jn 19,29) suggère que Jésus se trouve hors dire — ou plutôt : écrire — nonobstant les dénégations rapportées par Jn de portée de main. 19,20-22 ! • →Josèphe B.J. 5,451 rapporte la crucifixion simultanée de très nombreux Effet de réel Juifs à Jérusalem par des soldats romains qui fixent leurs victimes en croix L’écrit, à peu de choses près, peut être reproduit identiquement : la citation de différentes manières. d’un écrit l’actualise parfaitement. Quant à l’écriture, le lecteur voit ainsi exactement la même chose que le spectateur du supplice. En citant le titulus 37a [la] cause [de] sa [condamnation] écrite JUSTICE Pratique historique ? La au terme d’une description de la crucifixion étape par étape, comme si on y chose ne semble pas avoir été systématique, mais parfois on portait devant était, Mt permet au lecteur de le lire comme s’il était lui-même au pied de ou à côté du condamné une petite tablette (tabula) portant inscrite (titulus) la croix.

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l’accusation et la cause de l’exécution (causa poenae : →Suétone Cal. 32,2 ; →Dom. 10,1 ; →Dion Cassius 54,3,7 ; →Tertullien Apol. 2,20). • →Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 5,1,44 : Au moment de l’entrée en « scène » d’un chrétien condamné aux bêtes, on promène tout autour de l’amphithéâtre une pancarte portant : « Celui-ci est Attale le chrétien » (cf. *cin37a). Cette tablette peut ensuite être attachée à la croix. Col 2,14 constitue peutêtre une allusion précoce à ce détail significatif qui avait justement frappé les témoins auteurs du récit primitif de la passion (*ref37). →Reliques de la passion : le titulus de Pilate

• « élèvera la tête » de son échanson (c.-à-d. le replacera dans sa fonction honorable, Gn 40,13), • tandis qu’il « élèvera la tête » de son panetier (c.-à-d. le fera pendre à un arbre, Gn 40,19), pour y nourrir les oiseaux. Ac 5,30 ; 10,39 ; Ga 3,13 empruntent à G-Gn 40,19 l’expression « pendre au gibet » (non pas celle d’« élever la tête ») pour exprimer la crucifixion. Cf. aussi le sort de l’arrogant Amman en Est 7,9-10 ; 8,7. *anc37b

+ Textes anciens +

+ Lecture synoptique +

37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs Crucifixion et couronnement Ce n’est pas là (*syn37b) une auto-désignation de Jésus, ni une confession de foi : autant que le motif de sa condamnation, ce titre parodique est une moquerie, un bon mot trouvé par les exécuteurs contre les Juifs dont ils occupent le pays (cf. →Josèphe A.J. 17,285 ; →Jésus roi des Juifs). Mises à mort mimétiques Les Romains introduisaient souvent un élément parodique dans les peines infligées aux condamnés, qui mimaient de quelque façon le crime dont ils s’étaient rendus coupables. La crucifixion moquait en particulier ceux qui, plus ou moins directement, s’étaient révoltés contre l’autorité impériale : elle démasquait par le grotesque les prétentions de ceux qui s’étaient élevés au-dessus de leur condition (*bib37b). Rejouant le Mythe d’Icare, elle exhibait le résultat de l’autopromotion. Moqueries royales Outre l’élévation littérale du condamné, le sedile (*mil35a crucifié) permettait d’assimiler la croix à un trône royal (parfois désigné par ce mot ; cf. →Virgile Georg. 4,350 ; →Apulée Metam. 6,20). Un humour noir de la crucifixion s’était développé. • →Suétone Galb. 9,1 raconte comment l’empereur répondit à un condamné à la crucifixion qui arguait de son statut de citoyen romain pour exiger un traitement de faveur, en lui faisant faire une croix plus haute que les autres condamnés et en la faisant peindre en blanc (la couleur impériale) ; cf. →Justin Ep. 18,7,15 ; 22,7,9. • →Pétrone Sat. 137 (cf. →Plaute Most. 850) inverse même la formule célèbre ibis ad astras ou ibis in optatas sedes, signalant l’assomption glorieuse d’un héros au ciel, en ibis in crucem. Le lien entre crucifixion et exaltation n’est donc pas une invention chrétienne (*anc54). Il devient chez Jn un thème apocalyptique : l’« élévation » en croix/au Ciel est le passage vers la foi, comprise comme reconnaissance du fait que Jésus est « Je suis » (Jn 8,28).

36 le gardaient SM Mt insiste sur le fait que le corps n’est jamais laissé sans surveillance (cf. les traditions polémiques SM de Mt 27,62-66 et Mt 28,11-15), peut-être en réaction contre les inventions gnostiques d’un Jésus s’échappant de la croix ou remplacé par Simon de Cyrène (cf. *chr32a) ? // Mc Mc 15,25 a ici une indication horaire (« la troisième heure »).

+ Intertextualité biblique + 37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs TEXTE Rétroaction de la crucifixion dans la transmission de Ps 96,10 (christologie dans l’AT) Une interpolation très ancienne ajoute à Dominus regnavit (V-Ps 95,10) les mots a ligno (« le Seigneur régna depuis le bois »). C’est le cas dans le Codex 1093 (de Londres) et les psautiers latins Veronense, Romanum, Mozarabicum, Sangermanense. Elle est attestée en outre dans : • deux versions coptes (bohaïrique et sahidique) ; • →Barn. 8,5 « Le règne de Jésus est sur le bois » ; • →Justin le Martyr 1 Apol. 41,4 cite presque intégralement le Ps et invite tous les peuples à se réjouir car « le Seigneur a établi son règne, du haut du bois » de la croix ; • →Justin le Martyr Dial. 73,1 accuse même les Juifs d’avoir « ôté cette brève expression : “du haut du bois” » en vue de supprimer de l’Écriture une prédiction de la crucifixion (cf. →Tertullien Jud. 10 ; 13). Elle fut longtemps conservée dans le « Psautier romain » et figure en bonne place dans la liturgie (*lit37b). MOTIF Le supplicié élevé à une dignité royale Les Écritures connaissent déjà l’ambivalence symbolique de l’« élévation » sur un gibet : Pharaon

Réception

37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs Mt–Lc–Jn // Mc La triple tradition représentée par Mt — plus proche de Lc 23,38 et Jn 19,19 que de Mc 15,26 (« le roi des Juifs ») — préserve sans doute la tradition la plus ancienne sur le texte du titulus. Mt–Mc // Lc–Jn Lc 23,38 et Jn 19,20 précisent les trois langues dans lesquelles la sentence est écrite, mais dans l’ordre inverse l’un de l’autre. Jn souligne l’importance du titulus Jn 19,20-21 amplifie le titulus en récit d’une polémique entre les grands prêtres et Pilate sur le titre de →roi des Juifs. L’évangéliste y met en valeur la décontextualisation énonciative effectuée par l’écrit, qui permet, éventuellement, à une parole humaine de devenir parole divine (à l’instar de Jn 11,5051) ! *interp37 + Liturgie + 37a [la] cause [de] sa [condamnation] écrite →Reliques de la passion : le titulus de Pilate 37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs TEXTE Chant grégorien : le Christ règne par le bois Le thème anciennement interpolé (*bib37b) se retrouve dans des pièces célèbres : • →Grad. 212 : Le vendredi dans l’octave de Pâques, à la messe, le verset alléluiatique cite ce verset enrichi. • →Hymn. 51-52, semaine de la passion, vêpres : L’hymne (= Venance Fortunat, Vexilla regis) exalte le Christ qui règne du haut de la croix, trône d’amour et non de domination. *lit32b ; →Reliques de la passion : la vraie croix + Tradition chrétienne + 36 le gardaient Vigilance qui sert à faire paraître avec plus de force la puissance du Ressuscité : • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 747.1 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3311 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. ; →Anonymes In Matt. 37a au-dessus de sa tête [la] cause Heureux écriteau ! Le titulus comme portrait de Jésus Dans un contexte marqué par l’aniconisme juif, Éphrem propose un saisissant renversement du texte et de l’image :

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• →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 8,6 « Heureux écriteau ! Comme un portrait / Du Roi ils t’ont tracé, avec lui ils t’ont cloué ! / Le Roi était vêtu dans la couleur des morts ; / L’Écriteau, son portrait, dans la couleur des rois ! / Ce n’est point de son air extérieur que tu étais vêtu, / Mais ce sont ses traits cachés que tu portais, / Car ce Roi fut crucifié pour que tu cries en clair / Sa secrète Beauté. » Le titulus comme couronne de Jésus-roi →Jésus roi des Juifs • →Raban Maur Exp. Matt. « Bel écriteau, qui atteste que le Christ est roi, et qui est placé non au-dessous, mais au-dessus de la croix, parce que, bien qu’il souffrît sur la croix à notre place, à cause de la faiblesse morale (infirmitas) des hommes, cependant c’est sur la croix qu’il brillait de la majesté du roi » (748.18). • Cf. →Luther Ev.-Ausl. 5,92 : L’écriteau dit de manière cachée la majesté du Crucifié : il porte l’inscription la plus honorifique qui soit pour le roi de gloire. Le titulus comme diadème de Jésus-grand prêtre • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3343 « Le motif de sa condamnation est écrit au-dessus de sa tête, comme la couronne sacerdotale que le prêtre portait selon la Loi sur sa tête, ayant l’aspect de la dignité pontificale du Christ. Et c’est pourquoi il portait sur son front une feuille d’or avec une inscription [cf. Ex 39,30-31] pour figurer le véritable grand prêtre, Jésus, dont l’écriteau (titulus) indiquant maintenant qui il est, et ce qu’il est, vraiment sans corruption, est placée sur la croix comme sur son front, afin qu’il soit clair pour tous ceux qui lisent que Jésus lui-même est le véritable grand prêtre, roi des Juifs. » 37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs Véritablement • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3322 admire la providence de Dieu qui, à partir « des fautes de ses adversaires, a en tout lieu établi ses sacrements ». 37b Celui-ci Ou « Ici » • →Anselme de Laon Enarr. Matt. (1486C) souligne l’ambiguïté du hic latin (lat. « celui-ci » ou « ici ») : « Le hic qui est placé là peut être compris comme un adverbe, comme pour dire : “Qu’il soit appelé roi ici”, car c’est dans ce lieu-ci qu’il a été crucifié et qu’il est mort, le roi lui-même, Jésus en personne, Sauveur et Rédempteur. Mais il peut aussi être lu comme un pronom démonstratif. » 37b le roi des Juifs Le roi d’Israël • →Év. P. 11 : L’inscription porte « Celui-ci est le roi d’Israël ». Inversement de reconnaissance • →Éphrem le Syrien Diat. 20,22 « Les incirconcis proclamaient que le Christ était le roi des Juifs, et non le leur ; mais les Juifs proclamaient que leur roi c’était César, le roi des nations étrangères. » →Jésus roi des Juifs Reconnaissance ultime Fidèle à la pensée de Paul, saint Bruno attend la conversion des Juifs et lit cette espérance, présente en énigme, dans le titre titulus, qu’il cite à propos du titre latin du V-Ps 55,1 : In finem pro populo qui longe factus est a sanctis, ipsi David, in tituli inscriptione, cum tenuerunt eum Allophyli in Geth. • →Bruno le Chartreux Exp. Ps. 56 = V-Ps 55 « Titre du psaume 55 : “Pour la fin, en faveur du peuple qui s’est éloigné des saints, pour David lui-même, dans l’inscription du titre, quand les Philistins l’ont détenu à Geth.” […] Ce psaume s’exprime “en faveur du peuple” juif qui doit être changé par la foi, “pour la fin”, i.e. pour être conforme et soumis au Christ, qui est la fin de la prophétie et de la loi ; “peuple”, dis-je, “qui s’est éloigné des saints”, i.e. qui est devenu très dissemblable des apôtres et des autres fidèles de l’ancienne loi qui crurent que le Christ était roi des Juifs, tels Joseph d’Arimathie et Nicodème, Gamaliel et de nombreux autres, tant contemporains qu’antérieurs. Je dis qu’il “s’est éloigné des saints”, à savoir, il s’est éloigné en ceci : “dans l’inscription du titre” faite “pour David lui-même”, i.e. pour le Christ, par Pilate ; et cette inscription est : “Jésus de Nazareth, le roi des Juifs” (Jn 19,19) ; “dans l’inscription du titre”, dis-je, changée par ce même peuple, “quand les Philistins”, i.e. ce peuple qui est celui des Allophyles, i.e. des étrangers, mais qui fut d’abord

celui des fils, “l’ont détenu à Geth”, i.e. ont pensé qu’ils le détenaient dans l’étreinte de la Passion, afin qu’il ne ressuscite pas. En effet, ce peuple a changé le titre quant à leur crédulité, disant à Pilate : “Ne mets pas : ‘le roi des Juifs’, mais que lui-même a dit : ‘Je suis le roi des Juifs’” (Jn 19,21). Et tout cela est comme s’il disait : ce psaume s’exprime “en faveur du peuple” juif, “qui s’est” d’abord “éloingé des saints” en ce qu’il a changé “l’inscription du titre” et par la voix et par l’affection quand, étant luimême étranger, il a voulu retenir le Christ dans la mort, à savoir, en ne voulant pas que le Christ fût son roi ; et ce peuple doit changer, passant de son incrédulité et de sa dureté à la foi au Christ. Et l’on dit bien que ce psaume s’exprime pour l’utilité du peuple qui doit changer : en effet, alors qu’au psaume précédent le Christ a été introduit comme s’exprimant au sujet de la Passion et de la partie du peuple qui doit être damnée, en celui-ci il est introduit comme priant avant la Passion afin de ne pas céder et de ressusciter et comme montrant sa Passion et le changement du peuple qui doit être sauvé ; et il dit cela pour l’utilité de ce peuple afin que la prédiction de son changement l’incite à changer » (trad. Aniorté , 417-418). En découvrant le titulus de Pilate dans la lettre du titre du Ps 56 (V-Ps 55), Bruno le Chartreux continue le travail d’invention de Jésus messie dans les Écritures commencé — dans le contexte juif de →l’accomplissement des Écritures — dès la première littérature chrétienne, et qui semble être allé, parfois, jusqu’à de brèves interpolations dans le texte même, accentuant l’interprétation christologique : *bib37b : TEXTE. 38a crucifiés avec lui Invention des trois croix Selon divers auteurs de la génération qui suivit celle d’Hélène, tels Cyrille de Jérusalem (†386), Paulin de Nole (†431), Sulpice Sévère (†420), Ambroise de Milan (†397), Jean Chrysostome (†407), Rufin d’Aquilée (†410), Socrate de Constantinople (†450), l’impératrice Hélène (†ca. 330) trouva les trois croix dans une citerne proche du Golgotha, en bas de l’actuelle chapelle dédiée à sainte Hélène. Un miracle ou une inscription (le →titulus ?) aurait permis de distinguer la croix du Christ de celles des deux brigands crucifiés avec lui. →Reliques de la passion : la vraie croix 38b un à droite et un à gauche = tout le genre humain • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,5 « Parce qu’à cause de la différence des croyants et incroyants une répartition générale entre la droite et la gauche s’instaure, un des deux brigands placé à droite est sauvé par la justification de la foi. » = préfiguration du dernier jugement • →Léon le Grand Serm. 42,1 (4e sermon sur la passion) « […] deux larrons furent pareillement crucifiés, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche : ainsi, même dans le spectacle qu’offrait son gibet, était montrée la séparation qui sera opérée entre tous les hommes lors de son jugement ; la foi du larron qui croit offrait, en effet, une image de ceux qui seront sauvés, tandis que l’impiété de celui qui blasphème préfigurait la condition des damnés » (3,65-67). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Comme certains se trouvent à droite et d’autres à gauche lors d’un jugement, […] il est indiqué qu’il est le juge des vivants et des morts. […] Certains supportent la croix pour Dieu, et ceux-là se trouvent à droite ; mais d’autres ne la supportent pas pour Dieu, mais pour le monde, et ceux-là sont à gauche » (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1490D ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1486D ; →Rupert de Deutz Glor. 11,914). Avec Jésus au centre, le juge innocent • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3356 « […] au milieu, est condamné le Christ innocent. Car la peine est semblable, mais le motif est différent. En effet, la sentence du juge ne produit pas le même salaire pour tous, et une peine égale ne les a pas tous conduits à une même fin. Et c’est pourquoi le Christ, roi innocent et juste, est attaché au milieu, comme s’il allait être le juge de ceux qui seront à sa droite ou à sa gauche. Du reste, si le juge n’était pas innocent et tout-puissant, il ne pourrait donner, avec clémence, la grâce aux brigands qui se tiennent à sa droite, ni déterminer par son juste jugement le supplice pour ceux qui se tiennent à sa gauche. C’est

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pourquoi l’innocence, bien qu’injustement condamnée, est délivrée dans une gloire plus resplendissante, et pour les brigands la peine est décrétée. » + Mystique + 37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs Un écriteau véritable • →Chardon Passion 284 « Ne croyez pas que ce malheureux [Pilate] se contredise : le dictum de son Arrêt confirme de plus en plus sa pensée. Il écrit, Jésus de Nazareth Roy des Juifs. Il est Jésus, ô l’heureuse charge ! Il est Sauveur, il faut qu’il meure. Il est le Roi souverain de toutes les Nations, qu’il soit crucifié. Notre Dieu, dit David, est un Dieu Jésus, un Dieu Sauveur des âmes, le Seigneur ira donc mourir » (354). + Philosophie + 36 Station de l’homme devant la croix : ni un spectacle ni un beau discours • →Kierkegaard Indøvelse « S’il veut te séduire par son éloquence, en parlant d’une manière charmante de la souffrance de Christ, ou même encore en voulant, d’une manière charmante, s’asseoir devant sa croix — en contemplateur, point de vue à partir duquel il s’offre le spectacle du monde, de l’histoire du monde, de l’humanité : alors, pas vrai, tu ne te laisseras pas abuser ? Tu penseras à ce qui doit être le sérieux de s’asseoir ou de se tenir debout devant la croix, puisque cela doit se faire dans la situation de contemporanéité, dans laquelle cela signifierait aussi, réellement d’en venir à souffrir avec lui, non pas au pied de sa croix méditer, mais même peut-être cloué à une croix à côté de lui — pour en venir à méditer » (216). 37b Jésus le roi des Juifs L’accomplissement de la Loi • →Édith Stein Kreuzeswissenschaft « La Loi n’était simplement qu’un pédagogue sur la route qui nous conduit au Christ. Elle pouvait préparer à recevoir la vie mais non point la donner. Le Christ a pris sur lui le joug de la Loi puisqu’il l’a absolument accomplie et qu’il est mort pour la Loi et par elle » (17). + Littérature + 37b Celui-ci est Jésus le roi des Juifs Un écriteau Un texte autre que celui de Pilate • →Molinier Croix « Mais n’es-tu pas saisi, ô pécheur, d’étonnement, et de tremblement, quand […] tu lis sur l’écriteau de ce gibet infâme et douloureux cette sentence du Père éternel prononcée par la bouche du Prophète Isaïe, Propter scelum populi mei percussi eum (Is 53,8), “Je l’ai frappé si terriblement pour les péchés de mon peuple” ? C’est là, c’est là, ô pécheurs, où nous pouvons apprendre la gravité de nos crimes, en la grandeur et multitude des tourments et des opprobres qu’un Dieu souffre pour eux » (128-129). Dénonçant l’iniquité des juges • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Le crucifix ») « Tristes juges ! ô deuil ! quoi ! pas un ne s’arrête ! / Le grand spectre qui porte au-dessus de sa tête / L’écriteau ténébreux et flamboyant : inri, / Pâle, éploré, sanglant, fouetté, percé, meurtri, / Pend devant eux au bois de la croix douloureuse, / Tandis que chaque mot prononcé par eux creuse / Une fosse dans l’ombre et dresse un échafaud : / — À mort cet homme ! à mort cette femme ! il le faut ! » (887). Affichant l’ironie • →Péguy Tapisserie nomme l’écriteau l’« ironique pancarte engravée au ciseau » (630). Judaïsme et antijudaïsme Le titulus attribué aux Juifs • →Vitré Essais « Ô Peuple forcené ! dont l’attentat barbare / Fait voir que la fureur est ton unique loi, / Mettant Jésus en Croix, tu rends raison pourquoi, / Qui de toute raison elle-même s’égare. -- En l’appelant Sauveur, tu dis qu’il te répare, / Et par là tu lui dois ton amour, et ta foi ; / Au

Titre de Jésus tu joins celui de Roi, / En cet illustre rang l’Oint de Dieu le déclare. -- Le nommant Roi des Juifs, tu dis qu’il est le tien, / Et que son bras puissant fait ton ferme soutien, / Puis en le massacrant tu dis que c’est sa Cause. -- Que ne mets-tu plutôt, ingrate Nation ! / Que c’est la tienne propre, en ces trois mots enclose, / Puisqu’ils sont à jamais ta condamnation » (233). Révélant la Vérité • →Quesnel Réflexions « Le Saint Esprit, maître de la langue et de la main des impies, leur fait souvent dire de grandes vérités lorsqu’ils ne pensent qu’à se moquer. -- Ce titre est l’arrêt de la condamnation des faux Juifs et le titre de l’acquisition des vrais Israélites, Juifs ou Gentils, faite par JésusChrist sur la croix » (403). Expression de la culpabilité des Juifs ? • →Claudel Croix : Pilate en fait le signe de la culpabilité d’Israël dans la condamnation de Jésus : « D’une part, je me débarrasse de ce Roi inquiétant en l’abandonnant à un supplice ignominieux. D’autre part, la honte comme la responsabilité en rejaillit sur messieurs les Juifs. Je vais leur coller ça sur la figure. INRI. JÉSUS DE NAZARETH, ROI DES JUIFS. […] Désormais c’en est fait et nous l’avons entendu de leurs bouches : non habemus regem nisi Caesarem (Jn 19,15). Leur titre à l’héritage de David, il est désormais à la face de tous les peuples attaché à cette croix, en langue hébraïque, grecque et latine. Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Inutile de protester. Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit (Jn 19,21-22) » (490). Jésus, modèle pour une messianité juive toujours déniée • →Cohen Solal : Le titre ironiquement donné à Jésus aussi bien par la foule que par Pilate est revendiqué par Cohen pour son héros juif, signant une élection en Sauveur parmi les miséreux. Solal devient le « seigneur Solal » (453) et affirme lui-même : « Je suis Juif, fils de Juif […]. Je suis le roi des Juifs, je suis le prince de l’exil ! » (461). • →Cohen Ô vous : Le petit Albert relève de la même logique élective parmi ses frères juifs souffrants : « Dans la rue déserte, j’oignis mon front des larmes prises sous mes yeux et j’allai, la démarche changée et comme royale » (181). 38a deux brigands D’une Trinité à l’autre, quelle kénose ! • →La Ceppède Théorèmes « Las ! à quels entre-deux, bon Christ, tu te façonnes ? / Au Ciel tu tiens celui des divines personnes, / Des justes en Thabor, en Golgoth des voleurs » (238). Les chrétiens sauvés et réprouvés • →Quesnel Réflexions « Le crucifiement de Jésus-Christ entre deux voleurs est une image du mélange des bons et des méchants dans l’Église présente et de la séparation qui s’en fera au dernier jour. -- Tous sont pécheurs avant que d’être crucifiés avec Jésus-Christ en participant aux mérites de sa mort ; mais tous ceux qui y participent extérieurement dans le corps de l’Église ne sont pas pour cela justifiés devant Dieu. Pécheurs pénitents, pécheurs impénitents, c’est ce qui partage tous les hommes figurés par ces deux voleurs » (403-404). *chr38b Jésus, compagnon des pauvres • →Cendrars « Pâques » fait du Seigneur un compagnon à hauteur d’homme pour un nouveau calvaire dont les stations sacrées sont les lieux de misère de la métropole profane de New York : « Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs, / Des vagabonds, des va-nu-pieds, des receleurs. -- Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence, / Je sais que vous daignez sourire à leur malchance. […] Seigneur, faites-leur l’aumône de gros sous ici-bas » (20-21) ; « L’aube tarde à venir, et dans le bouge étroit / Des ombres crucifiées agonisent aux parois. -- C’est comme un Golgotha de nuit dans un miroir / Que l’on voit trembloter en rouge sur du noir » (24). + Arts visuels + 37 Titulus crucis 1. Titulus et christologie Le titulus crucis (→Reliques de la passion : le titulus de Pilate) est d’une grande importance pour la compréhension du mystère du Christ.

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Dialectique de l’écrit et de l’image Le titulus précise la christologie portée par l’image en créant, au sujet de la croix de Jésus, une relation forte entre l’écrit et le figuré (cf. →De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes : 3. La croix, lieu suprême d’intelligibilité). Cette relation fut décisive dans le contexte des origines du christianisme dans le judaïsme, réticent à la représentation visuelle. Significative de cette culture est la description du titulus comme portrait par Éphrem le Syrien dans le contexte syriaque (*chr37a). Dans les premières crucifixions (5e s.), le titulus permet de replacer l’image dans la narrativité évangélique, alors que le motif du Crucifié est récent et encore peu familier (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles). Au service de la théologie • Le titulus précise la consubstantialité d’une christologie tout juste définie, après les conciles de Nicée I en 325 et Chalcédoine en 451, en rappelant la nature divine du Christ malgré les souffrances physiques décrites par l’image. (De même, le développement du christogramme, symbole triomphal, rappelle l’humanité du Christ face aux thèses monophysites qui progressent au 7e s. : →Staurogrammes et christogrammes). • Le titulus se diffuse alors que le concile in Trullo (691-692) encourage la figuration humaine du Christ. • Par la suite, son usage devient nécessaire dans un Occident qui prend parti pour l’image durant la crise iconoclaste (8e-9e s.), tout en conservant une certaine iconophobie : l’inscription permet de lever l’ambiguïté de l’image. • Enfin, à partir du 11e s., se développe une théologie du Christus Rex (majoritairement au 12e s.), où ce statut royal est exploité par la généalogie royale du Christ, « surgeon de la tribu de Juda ». Le titulus insiste sur la royauté du Crucifié. 2. Types Le titulus prend la forme : • soit d’un panneau ou d’une pancarte qui prolonge transversalement l’extrémité de la croix, • soit d’une tabula ansata, • soit d’une inscription directement écrite au sommet de la croix. 3. Inscription Le module ajouté à la croix prend dès le haut Moyen Âge des proportions importantes, jusqu’à devenir une seconde traverse horizontale. Pas d’inscription Le titulus peut être laissé sans inscription, barré d’une croix, couvert de poinçons ou d’autres motifs décoratifs, ou même laissé volontairement nu, le message écrit n’étant pas absolument nécessaire dans un premier temps. Mc ou Lc Dans la majorité des cas, le message commandé par Pilate est cependant visible, mais le contenu de l’inscription est très variable. Les premières mises en images de la crucifixion favorisent la mention plus courte de Mc 15,26 de type REX IVD (rex Iudaeorum). • Ivoire Maskell, panneau sculpté d’un coffret (ca. 420-430, British Museum, Londres). La variante de Lc 23,38, hic est rex Iudaeorum, se diffuse dès le 9e s. Ces inscriptions sont transcrites uniquement en latin durant la période carolingienne (quelques insertions grecques sont possibles) et peu abrégées, ce qui demande à élargir le format du titulus. Christogramme Une autre pratique courante du 8e au 12e s. remplace le verset évangélique par un christogramme (IHS, IHC, XPS, XPC ou IC-XC). • Évangéliaire d’Angers (9e-10e s., Bibliothèque municipale, Ms. 24, fol. 7v). Jn C’est dans le contexte des querelles christologiques que la formule empruntée à Jn 19,19 (Iesus Nazarenus rex Iudaeorum), apparue dès le 10e s., s’impose. Elle est d’abord retranscrite en intégralité, avant d’être réduite au célèbre acronyme INRI (INBI pour le monde grec orthodox pour Ἰησοῦς ὁ Ναζωραῖος ὁ bασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων). La contraction du verset évangélique est alors érigée au statut de nouveau christogramme. Les trois langues sacrées Bien que l’inscription rédigée en caractères grecs, latins et hébraïques (Lc 23,38 ; Jn 19,20) fasse l’objet d’une exégèse précoce sur les trois langues

sacrées (dès le 8e s. dans l’exégèse insulaire d’Irlande et de Northumbrie), l’image ne retient jamais cette particularité avant le 13e s. 37a au-dessus de sa tête Dextre divine La dextre divine (la main droite de Dieu) rend sensible la nature divine du Christ mort sur la croix en rappelant la présence du Père et la royauté du Fils à un moment où le concept du Christus Rex est forgé dans les cours impériales. Elle ajoute au décorum cosmologique de l’imagerie impériale. Elle apparaît pour la première fois à l’époque carolingienne (fin du 8e s.) et ne se pérennisera pas après le 12e s. Au-dessus du chef du Crucifié elle apporte une couronne de gloire. • Crucifixion, saintes femmes au tombeau, ascension et parousie, plat en reliure en ivoire, produite en Rhénanie (peut-être à Cologne, fin 10e s. début 11e s., Musée national du Moyen Âge de Cluny, Paris). La couronne n’est cependant pas nécessaire : parfois, la main sortie des nuées est simplement présente au-dessus du Christ ou lui adresse un geste de bénédiction. La dextre divine se fait ensuite plus rare, mais la couronne glorieuse peut rester au sommet de la croix, portée par des anges. Ce motif dérive de l’exaltatio crucis byzantine dans laquelle des anges portent une croix latine ou un christogramme dans un médaillon feuillu semblable à une couronne victorieuse. 38.44 Les deux larrons Les récits apocryphes →Ac. Pil. 10,2 et →Jos. Arim. 3,1.3-4 donnent les noms des deux larrons : • Dismas (le « bon larron ») se repent avant sa mort (Lc 23,39-43). Il est toujours placé à la droite du Christ et présenté comme apaisé, le corps détendu, la tête tournée vers Jésus. • Gestas (le « mauvais larron ») refuse la repentance. Il est placé à gauche du Christ et son corps est révulsé pour se détourner de Jésus. Les anciennes images distinguaient déjà le « bon » du « mauvais » larron, un seul des deux tournant la tête vers le Christ. Les noms Dismas et Gestas apparaissent dans les représentations dès le 9e s. (p. ex. l’Évangéliaire d’Angers, 9e-10e s., Bibliothèque municipale, Ms. 24, fol. 7v). Premiers exemples Les deux larrons apparaissent dès le 5e s. de chaque côté du Christ en croix (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles ; →Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles) : • sur des médailles et sur des ampoules de pèlerinage (en métal repoussé, produites en Palestine) ; • sur la porte en bois de la basilique Sainte-Sabine (ca. 432, Rome). Les premières crucifixions byzantines leur accordent également une place dès les 6e et 7e s. Développement iconographique Au cours de l’histoire, les deux larrons sont de plus en plus distingués du Christ par leur dimension (plus petite), leur presque nudité (tandis que le Christ est encore vêtu du colobium aux 6e-8e s.), leur croix (en forme de Tau, ou un patibulum fixé sur un mat, ou un arbre mort), leur mode de crucifiement (ligotés au gibet et les bras rabattus derrière la traverse horizontale, alors que le Christ est cloué) et leur posture contorsionnée. Ils portent parfois la marque du crurifragium (la brise des jambes, Jn 19,32). Les deux personnages se font plus rares durant le Moyen Âge médian (10e-12e s.), qui concentre l’attention sur le Christ en croix (→Crucifix). Ils réapparaissent à partir du 13e s. dans la peinture italienne et dans la tradition nordique. Le bon larron peut être nimbé et son âme menée aux cieux par des anges, alors que le mauvais larron est tourmenté par des démons : • Barna da Sienna, Crucifixion, fresque (ca. 1340-1355, Santa Maria Assunta, San Giminiano). Voir aussi : • Parement de Narbonne (1375-1380, Paris) ; Maître de Delft (1510, Londres) ; Hans Baldung Grien (1512, Berlin) ; Jörg Breu (1524, Budapest) ; Bernard van Orley (1534, Bruges) ; École hollandaise (1er quart du 16e s., Lille et Paris) ; Léonard Limosin (16e s., Écouen) ; Lucas Cranach (16e s., Aschaffenbourg) ; Le Titien (1565, Bologne) ; Frans Francken II (17e s., Paris) ; Giandomenico Tiepolo (ca. 1770, Paris) ; Gustave Moreau (19e s., Paris) ; Georges-Henri Rouault (1939, Paris).

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+ Musique + 37 tête + roi — Tessiture symbolique →Bach Passion traduit symboliquement l’ordre hiérarchique : Haupt (« tête ») et König (« roi ») culminent dans l’aigu. + Cinéma + 37a [la] cause [de] sa [condamnation] écrite Écriture omise • →Koster Robe. Écriture réduite aux initiales INRI • →Zecca Passion : L’écriteau est brandi devant la foule par le personnage qui l’attache : un Juif en habit rayé, qui aide de même les soldats romains à dresser la croix. • = →Pasolini Matteo ; →Young Jesus ; →Scorsese Temptation. Écriture rédigée en trois langues • →Olcott Manger utilise l’inscription complète sur trois lignes (*syn37b). L’écriteau n’est pas lisible. • →DeMille King : Même type d’écriteau, inscription en lettres hébraïques, grecques et latines (dans cet ordre). Un fondu enchaîné traduit un instant, pour le spectateur, l’écriteau en anglais. • →Schaffner Pilate : L’écriteau déclenche le retour des grands prêtres chez Pilate : ils s’indignent de son contenu (Jn 19,21-22), déclarant qu’il légitime la rébellion et qu’ils ne peuvent plus dès lors garantir le respect de leur peuple. • →Peyton Christ : Même inscription sur trois lignes dans les trois alphabets, mais sur un écriteau plus grand. Écriture portée autour du cou par Jésus • →Griffith Intolerance montre Jésus sans croix, mais avec un écriteau indiquant le motif de sa condamnation suspendu autour du cou. • →Duvivier Golgotha en fait dicter le texte par Pilate au moment où il laisse condamner Jésus. L’écriteau est écrit dans les trois alphabets et mécontente les membres du sanhédrin, à la satisfaction du préfet. Jésus le porte autour du cou en montant au Calvaire, avant qu’il ne soit fixé à la croix. C’est un élément important du film centré sur l’aspect politique de la passion. • →Arcand Montréal utilise un écriteau en hébreu et en latin suspendu au cou de Jésus sur la croix. Écriture portée par un soldat sur un piquet • →Wyler Ben-Hur : Ce soldat se trouve en tête de la procession qui monte au Calvaire. Écriture montée par un soldat sur la croix • →Jewison Superstar : Le soldat approche une échelle de la croix debout et y monte pour clouer l’écriteau INRI. Dans la bande-son, un piano joue un enchaînement de notes déréglées.

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Écriture clouée par un soldat sur la croix avant son élévation • →Scorsese Temptation : Le soldat tape lentement sur le clou alors qu’on amène Jésus pour le crucifier au sol. • →van den Bergh Matthew : L’écriteau est en trois langues. Les coups de marteau font échos aux précédents qui clouaient la main de Jésus. Le narrateur prononce le v.37 lors d’un plan qui retourne au récit premier : toujours à sa fenêtre, Matthieu, pensif, continue de « raconter » son évangile. • →Gibson Passion : L’écriteau est rédigé en latin et araméen. Écriture annoncée au début du film • →Scorsese Temptation : Un écriteau placé sur la croix (fabriquée par Jésus : *cin26b : Scorsese) indique SEDITIO. Un soldat lit les chefs d’accusation : « Il a levé sa main contre Rome ; il a poussé le peuple à la révolution ; il a promis qu’un messie viendrait parmi le peuple pour […] détruire Rome. » 38a deux brigands Anticipation : protestation et agonie • →Zecca Passion : Les deux brigands sont déjà en croix lorsque Jésus parvient au Golgotha. Le brigand placé à sa droite balance la tête en signe de protestation, alors que le deuxième agonise lentement. Addition : la mère du mauvais larron et le corbeau • →DeMille King met en scène la mère du mauvais larron (*cin55a : DeMille). Un corbeau se pose sur la croix de ce dernier agonisant, après la mort de Jésus. Transposition : doute et espérance • →Wyler Ben-Hur : Les brigands sont crucifiés après Jésus. Un retour à la cruauté interrompt la contemplation de Judah et vient faire douter le vieux Balthasar, qui baisse les yeux. À ce doute répond l’espérance de Judah, dont le visage levé vers la croix sort de l’ombre. Les deux réactions des brigands en Lc sont transposées ici à ces deux personnages masculins, représentant aussi deux générations. Inversion : les brigands crucifiés avant Jésus • →Pasolini Matteo court-circuite la narration, rendant chaque instant plus dense. *cin35a L’ayant crucifié : Pasolini Focalisation : le point de vue de Jésus • →Scorsese Temptation : Les deux larrons sont montrés de son point de vue. Leurs corps sont tordus, attachés à même des arbres tortueux — mise en scène inspirée d’un tableau du peintre Antonello de Messine. Addition : le corbeau • →Gibson Passion introduit le dialogue entre le bon larron et Jésus (Lc 23,39-43). Un corbeau vient crever l’œil de celui qui blasphème, Gesmas, placé à la droite de Jésus. Ce détail (tiré des visions d’→Emmerich Passion) participe de l’esthétique expressionniste du film. Les cris des larrons commencent à se faire entendre après le flashback sur la communion au calice (*cin35a L’ayant crucifié : Gibson).



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27,39-44 Moqueries contre le Crucifié + Propositions de lecture + 39-44 Moqueries contre le Crucifié COMPOSITION Parallélisme Les moqueries à thèmes religieux des passants, particulièrement des Judéens, font pendant aux moqueries plus politiques des soldats romains dans le triptyque de la crucifixion. Les Romains moquent le « roi » ; les Juifs (*voc43a ; *gra42b) moquent le messie pendu au gibet, le guérisseur incapable de se guérir, l’homme de foi abandonné de Dieu. Sens Tout en présentant quelques sémitismes (*voc43a ; *gra42b) qui peuvent relever de témoignages originaires, l’épisode est raconté par un croyant pour des croyants. Avec beaucoup d’ironie (*pro39-44 ; *pro38b ; *pro42b ; *pro43a), Mt rapporte des moqueries qui se retournent toutes contre leurs auteurs à la lumière de la résurrection et des Écritures (*ref39-44 ; *syn39-44) : subir la cruauté des moqueurs fait partie de la destinée du juste persécuté que Dieu n’abandonne pas. Cet épisode de la passion de Jésus n’apporte aucune nouvelle information le concernant mais porte le scénario du juste, « →fils de Dieu » souffrant jusqu’à la mort par fidélité à son « Père » — élaboré au fil des Écritures — à son dénouement ultime.

41 disaient (S) Variante syS précise « et l’insultaient » (wmḥsdyn hww lh). C’est peut être une allusion à S-Is 37,4, avec la racine antonymique ḥsd connotant l’amour.

Byz V S TR Nes 39 a b

Et ceux qui passaient le blasphémaient en remuant la tête

40 a b

et disaient : — [Toi] qui détruis V — [L’homme] qui détruit le Sanctuaire VS Temple et en trois jours le bâtis, V rebâtit, sauve-toi toi-même si tu es le fils de Dieu S Neset descends de la croix !

c d

Semblablement, les grands V princes des prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens Byz S Neset les pharisiens, disaient :

41

42 a b

— Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! Byz V S TR S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui ! Byz V TR Nes

43 a

Texte + Critique textuelle + 40b [L’homme] (V) Variantes sur les personnes grammaticales La tradition latine harmonise soit à la 3e soit à la 2e pers. une formulation que le grec (deux fois un participe présent) laisse dans une certaine ambiguïté. • V-Gryson (« [L’homme] ») : Qui destruit templum et in triduo illud reaedificat ; • V-Sixto-Clémentine (« [Toi] ») : Vah (« Ah ! ») qui destruis templum Dei et in triduo illud reaedificas ; cf. *chr40ab.

deux fois dans l’ultime procès de Jésus (Mt 27,62 ; Jn 18,3) : réflexe ou amplification antijudaïque ? • Byz et S combinent toutes les données.

b

S

Il s’est confié se confiera en Dieu ; qu’il Byz V TRle délivre maintenant s’il veut Byz TR Nes de lui, car il a dit : — De Dieu je suis fils.

Il se confie en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il prend plaisir en lui,

car il dit : — Je suis le fils de Dieu.

Byz V S TR Nes 44

Or de même aussi les brigands crucifiés avec lui l’accablaient de reproches.

39-44 Les moqueries contre le Crucifié Mc 15,29-32 ; Lc 23,35-37.39 – 39a ceux qui passaient Lm 1,12 ; 2,15 – 39b remuant la tête Jb 16,4 ; Ps 22,8 ; 44,15 ; 109,25 ; Si 12,18 ; 13,7 ; Is 37,22 ; Jr 18,16 ; Lm 2,15 – 40b Destruction du Temple *ref26,61b – 42b roi d’Israël So 3,15 – 43a S’appuyer sur Dieu 2Ch 16,7 ; Ps 22,9 ; 42,11 ; Is 36,7 – 43a Délivrance par Dieu Jg 10,14 ; Ps 22,9 ; Is 36,20 – 43b De Dieu je suis fils →Fils de Dieu ; *ref26,63d – 44 L’insulte Ps 69,10

41 les anciens et les pharisiens Différences dues au contexte de rédaction ? • D, W, it, sys et d’autres témoins occidentaux lisent « pharisiens » pour « anciens », alors que les pharisiens ne sont directement mis en cause que

43a Il se confiera (V) Variante sur le temps • V-Gryson : confidet ; • V-Sixto-Clémentine : confidit « il se confie ». + Vocabulaire + 39a blasphémaient Nuance religieuse Connotant des sens multiples (*mil26,65b), le mot est ici très ironique : *pro39a. 43a s’il veut de lui Sémitisme Gr : ei thelei auton, litt. « s’il le veut ». Dans G, la construction « vouloir » + un pronom personnel traduit l’expression hébraïque ḥāṣēp b e « prendre plaisir en, être favorable, vouloir de quelqu’un » (cf. Dt 21,14 ; Ps 18,20 ; 22,9 ; 41,12 ; Tb 13,8 ; 1M 4,10). + Grammaire + 40d.43b tu es le fils de Dieu + De Dieu je suis fils — Ordre des mots significatifs La nuance entre la détermination (le fils de Dieu comme identifiant) et l’indétermination (fils de Dieu comme simple qualifiant), induite par l’ordre des mots en grec (*gra43b), condense le drame du ministère public : Jésus a eu recours à une pédagogie de suggestion, conduisant ses interlocuteurs à penser qu’il était plus qu’il ne paraissait. Certains s’y ouvrent et y trouvent motif à croire (cf. *gra54c), d’autres y sont également sensibles mais y voient surtout un blasphème. →Autorité de Jésus durant son ministère ; →Jésus Fils de Dieu 42b qu’il descende + et nous croirons — Sémitisme : parataxe à sens consécutif ou final : qu’il descende pour que nous croyions (cf. Mc 15,32).

43b De Dieu Antéposition emphatique de Dieu avant le verbe. *gra40d.43b

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+ Procédés littéraires + 39-44 COMPOSITION Échos au procès : mots-crochets Les insultes à Jésus en croix en reprennent, dans la forme et les mots, les différentes accusations : • grands prêtres, scribes et anciens sont également présents (Mt 26,57 ; 27,41) ; • Jésus est blasphémé (Mt 27,39) comme il a été accusé de blasphème (Mt 26,65) ; • Jésus est moqué (Mt 27,40) comme il a été accusé (Mt 26,61) au sujet du Temple ; • sa prétention à être le messie, le →fils de Dieu, n’est plus seulement questionnée (Mt 26,63) mais tournée en dérision (Mt 27,40.43). Échos au désert : structure circulaire De telles insultes reprennent aussi, sur le fond, les tentations du diable au début de son ministère (Mt 4,3.6). Elles consistaient à proposer au →fils de Dieu un messianisme glorieux et sans souffrance. La fin du ministère de Jésus ressemble ainsi à son commencement. Échos à d’autres triades narratives • Triple moquerie, la troisième étant réduite à un sommaire (v.44), comme en Mt 26,36-46 : triple prière, la troisième étant résumée ; • triple tentation, comme en Mt 4,3.6.9 ; • aux trois groupes de moqueurs correspondront les trois groupes de confesseurs : le centurion et ses hommes, les saintes femmes et Joseph d’Arimathie. PRAGMATIQUE Ironie Toutes ces moqueries (*bib39-44) sont adressées au lecteur par le narrateur, au moins autant que partagées entre eux par les moqueurs. Involontairement, les méchants disent la vérité. Le lecteur de Mt sait que : • Jésus est le roi d’Israël, le →fils de Dieu, et que la destruction du Temple — bientôt préfigurée par la déchirure du voile (v.51ab) — résultera du refus de l’accueillir ; • Jésus va bien construire un nouveau Temple, l’Église (Mt 16,18) ; • Jésus sauve bel et bien les autres (*pro42a) en se donnant lui-même (Mt 20,28 ; 26,28), fidèlement à son propre enseignement (Mt 10,38-39 ; 16,24-25). NARRATION Suspens théologique Pour les auditeurs dont la mémoire est nourrie des Écritures et qui reconnaissent spontanément en Jésus un « juste souffrant » à la manière de Joseph dans la Genèse (→Jésus-Joseph ?) ou du mystérieux serviteur d’Isaïe, cet épisode de moqueries suscite une question urgente : quand Dieu va-t-il intervenir en faveur de son juste et manifester qui est vraiment Jésus face à ses persécuteurs ? Jésus a raison de se confier en Dieu, qui va effectivement le libérer. *theo35a 39a blasphémaient PRAGMATIQUE Ironie Jésus avait été accusé de prononcer des blasphèmes contre Dieu (Mt 9,3 ; 26,65 ; *mil26,65b). Le terme peut aussi signifier simplement « tenir de mauvais propos à l’adresse de quelqu’un, l’injurier ». Ici, • les passants ont l’intention d’injurier un homme : Jésus ; • mais du point de vue de l’évangéliste, en réalité, ce sont eux qui prononcent des blasphèmes au sens propre : contre Dieu. 41-42 COMPOSITION Écho La deuxième moquerie, par les chefs juifs, accomplit parfaitement la première annonce de la passion (cf. Mt 16,21) mentionnant les trois groupes : chefs des prêtres, anciens (*syn41) et scribes. 42a Il en a sauvé d’autres NARRATION Motif récurrent : Jésus sauveur Cf. Mt 1,21 ; 8,25 ; 9,21-22 ; 14,30. PRAGMATIQUE Affirmation Les moqueurs admettent le fait, contrairement aux v.42b et 43 où ils disent « si… ». En effet, celui qui vient « sauver son peuple », dès le premier chapitre de Mt, a sauvé nombre de personnes durant son ministère.

42b nous croirons en lui PRAGMATIQUE Ironie Le langage confessionnel chrétien (pisteuô epi) est placé dans la bouche des opposants à Jésus (cf. Ac 11,17 ; 16,31 ; 1Tm 1,16 ; Rm 4,5.24). En réalité leur mauvaise foi résistera même à la résurrection (Mt 28,11-15). 43a qu’il le délivre PRAGMATIQUE Sarcasme L’échec patent de Jésus sur la croix semble rendre absurde son enseignement sur l’intérêt paternel de Dieu pour les hommes. Cependant, en s’exprimant comme le →Ps 22(21) (*bib39-44 ; *syn43a), les grands prêtres réalisent sa prophétie de la confiance absolue en Dieu manifestée avec éclat dans la déréliction apparemment totale. 44 de même aussi Ambiguïté mimétique La confusion et le brouhaha sont comme mimés par le style même de l’évangéliste car to auto peut être compris : • comme accusatif de chose (accusativum rei) construit régulièrement avec oneidizô : ils l’accablaient « des mêmes reproches » ; • comme adverbe : « aussi, de même ».

Contexte + Milieux de vie + 39a passaient MŒURS Spectateurs des crucifixions Les crucifixions étaient des événements publics et de véritables spectacles (Lc 23,48 évoque « toutes les foules qui s’étaient rassemblées pour ce spectacle »). L’humiliation publique étant l’un des effets recherchés (→3 Macc. 5,21-24), les Romains crucifiaient près des routes principales pour faire des exemples (→Dig. 48,19,28,15). Jésus fut crucifié le 14 Nisan, alors que les agneaux pascals étaient immolés au Temple (au nombre de 256 500 selon →Josèphe B.J. 6,424, sans doute exagéré : *mil20a). On peut ainsi imaginer la foule des passants qui se rendaient au sacrifice. 40b trois jours Décompte inclusif biblique Dans l’interprétation croyante de cette énigme (le Temple = le corps de Jésus : Jn 2,21), ces trois jours résultent d’un décompte inclusif allant du vendredi de la crucifixion jusqu’au dimanche de la résurrection : vendredi + samedi + dimanche = trois jours. On trouve dans la Bible d’autres exemples de cette manière de compter. • Ainsi, d’après 2R 18,9, Samarie est assiégée la 4e année d’Ézéchias = la 7e année d’Osée, et 2R 18,10 ajoute que la ville fut prise la 6e année d’Ézéchias = la 9e année d’Osée, « au bout de trois ans ». 40d descends JUSTICE Survivre à la crucifixion n’est pas chose impossible (*mil36). 42b roi d’Israël POLITIQUE Titulature →Jésus roi des Juifs ; *mil11c + Textes anciens + 44 brigands Terme récurrent lêistês « brigand » (Jn 10,1 ; →CPJ no. 21 ; →Épictète de Hiérapolis Diss. 1,18,5 ; →Achille Tatius Leuc. Clit. 2,16,2 ; 2,18,5 ; 3,9,3 ; 3,10,1). *jui44 + Intertextualité biblique + 39-44 Thème récurrent : le juste moqué et méprisé Ps 22,7-9 ; 35,15-17 ; 69,12-13 ; 73,8-9 ; 102,9 ; Jr 20,7 ; Lm 3,14.46.61-63 ; Sg 2,10-20 montrent comment les moqueries (*pro39-44) et les tourments moraux de la part de ses ennemis font partie de la destinée du juste souffrant. 40.42-43 Citation du Ps 22 « Maintenant » (v.43, Gr : nun) actualise l’Écriture hic et nunc. C’est ici →le Ps 22(21) qui est cité : • Mt 27,43 combine M-Ps 22,9 (« Il s’est confié » ; G lit « Il a espéré ») et G-Ps 21,9 (« qu’il le délivre » ; « il veut » ; pour v.43 ei « si », G lit hoti « puisque ») ; • Mt reprend la triple injonction moqueuse de G-Ps 21,9 avec une légère variation : le verbe sôizô « sauver » apparaît en Mt 27,40.42, tandis que le verbe ruomai « délivrer » en Mt 27,43. *bib26,27a rendu grâce

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+ Littérature péritestamentaire + 39-44 Moqueries divines et humaines contre le Crucifié • Dt 21,22-23 était vraisemblablement appliqué à la crucifixion : l’homme pendu est maudit de Dieu (*bib5b). • →11QTa 64,12 ajoute « et des hommes ».

Réception + Lecture synoptique + 39-44 Mt–Mc–Lc // Jn • Cette scène de moqueries se trouve en Mc 15,29-32 et Lc 23,35-37 ; • Jn l’ignore. 40d si tu es le fils de Dieu SM 41 les anciens SM 43a Il s’est confié en Dieu ; qu’il le délivre maintenant s’il veut de lui SM Mt est seul à citer Ps 22,9. →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion 44 // Lc Mt ignore la figure du « bon larron », propre à Lc 23,40-43. + Liturgie + 39-44 Vendredi saint TEXTE Grande prière universelle Consciente qu’en ce jour, elle peut tout demander, l’Église intercède pour tous ses fils et élargit sa prière à tous les hommes en une grande intercession appelée autrefois « prière des fidèles », parce qu’elle avait lieu après le renvoi des catéchumènes. • →MR 314 §11-12 « Le diacre […] debout à l’ambon, donne l’intention dans un invitatoire ; tous prient en silence un certain temps, puis le prêtre, debout à son siège, ou […] à l’autel, les mains étendues, dit ou chante l’oraison. […] Avant la prière du prêtre, on peut aussi maintenir selon la tradition [→SG 395-418] les invitations du diacre : “Prions à genoux”, suivies de l’agenouillement de tous pour une prière en silence — [puis :] “Levons-nous”. » Les intentions réunissent sous la croix du Sauveur tous les membres du corps du Christ, toutes les conditions humaines, toutes les détresses du monde, ceux qui sont loin de Dieu, ceux qui s’égarent, tous les malheureux du monde, afin d’implorer pour tous, « par la croix et la passion », la miséricorde de Dieu. 39 le blasphémaient en remuant la tête Chant des lamentations durant l’office des ténèbres TEXTE/MUSIQUE • →LM 2,785-787, vendredi saint, office des lectures, 1er nocturne, lecture biblique : Lm 1,1-14 (ou, au choix, Za 11,4-14 ; 13,4-7 ; avant la réforme liturgique, Lm 1,1-14 était chanté aux vigiles [ou matines] du jeudi saint ; cf. →OHS 94-96). Ce long récitatif dépouillé est chanté par un soliste sur un ton grave, unique dans toute l’année liturgique. Les lettres de l’alphabet hébraïque aleph, beth, etc., se donnent dans un mouvement un peu plus rapide que le reste, qui se chante dans un mouvement un peu large, sans lenteur, avec nuances de ritenuto à toutes les cadences, notamment à la descente la sibémol la sol fa, et à la fin de chaque verset. Les cadences finales peuvent être préparées par un rallentendo progressif et posées doucement. • →LM 2,810-812, samedi saint, office des lectures, 1er nocturne, lecture biblique : Lm 2,1-9 (pour les deux premières lectures) fait retentir à nouveau l’élégie sur Jérusalem désolée, en récitatif comme le vendredi saint ; et 3e lecture : Lm 5,1-22, appelée autrefois et encore aujourd’hui « prière du prophète Jérémie », admirable intercession en faveur du peuple vaincu et humilié.

• L’Oratio Jeremiae (→OHS 323) peut être chantée sur un ton ad libitum, beaucoup plus orné et d’un tout autre caractère, emprunté à l’antiphonaire (mozarabe) de Silos, du 11e s. La prière est mélopée du 2e mode, mais bâtie sur le la, faite de versets accouplés, le 1er se contentant de réciter sur la tonique, le 2e s’élançant dans l’aigu, les deux avec une cadence large et solennelle. La descente à la quarte inférieure par la tierce majeure la sol fa mi lui confère une grande plénitude expressive. Antijudaïsme ? Dans les liturgies des ténèbres, un répons sur deux (et le vendredi saint presque tous les répons) pourrait évoquer les Juifs : • tenus responsables de la crucifixion (Amicus meus et Vinea mea) ; • traîtres (Judas mercator pessimus, Unus ex discipulis, Tradiderunt me, Jesum tradidit impius et Ores populi) ; • cruels (Tamquam ad latronem, Eram quasi agnus, Sicut ovis, Animam meam dilectam, O vos omnes et Omnes amici). Ils sont invités au repentir le samedi saint : • Répons Jerusalem surge de la 2e lecture : « Lève-toi, Jérusalem, enlève tes vêtements de réjouissance pour te revêtir d’un cilice et te couvrir de cendres car tu as fait mourir le Sauveur d’Israël. Verse nuit et jour des torrents de larmes et que tes yeux ne cessent de pleurer. » 39a le blasphémaient Impropères de l’office de la croix contre l’hymne d’action de grâces Dayyēnû : une polémique judéo-chrétienne Durant l’après-midi du vendredi saint a lieu la grande synaxe de l’→adoration de la croix, dont l’origine remonte à la présentation à Jérusalem des →reliques retrouvées par l’impératrice Hélène. Chantée au cours de cette cérémonie, une pièce grandiose énumère de douze façons différentes, le crime du « peuple » (juif) ingrat envers son Dieu. La contradiction avec une pièce, non moins saisissante, de la Haggada de la Pâque juive, qui à l’inverse s’extasie devant les bienfaits surabondants du Seigneur, conduit à s’interroger sur leurs relations. 1. Les impropères MUSIQUE Chant des impropères C’est une succession de « reproches » (en latin improperia) du Dieu incarné à son peuple qui Lui inflige les opprobres de la passion en guise d’action de grâces pour toutes les faveurs accordées depuis sa libération de la servitude en Égypte. Dans ce texte, après une reprise de la voix de Dieu en Mi 6,3, Jésus semble, du haut de sa croix, parler à son peuple, décrivant son activité au milieu de lui avant même son incarnation, selon une conception originelle des écrivains du NT, encore vivante chez →Justin le Martyr Apol. 1,62-63 ; → Dial. 127 : c’est déjà le Fils qui parle à Moïse dans le buisson et aux prophètes. HISTOIRE Le poème complet est daté du 8e s. (il rappelle certains tropaires des liturgies syrienne et byzantine), répandu aux 11e-12e s., intégré à l’Ordo romain au 14e s. • Apparurent en premier trois grands impropères d’origine byzantine, dans le sud de l’Italie, ponctués du Trisagion, en grec et en latin (invocation à la pitié du Dieu saint, fort et immortel). • Y furent ajoutés neuf petits impropères ponctués non plus de l’imploration doxologique mais du refrain Popule meus, quid feci tibi? aut in quo constristavi te? responde mihi, qui revient dix fois comme autant de reproches au peuple. Chacun des douze impropères consiste à mettre en opposition les douze bienfaits dont le peuple juif a été gratifié lors de l’Exode et les douze méfaits qui ont frappé Jésus lors de la passion à cause du même peuple juif. TEXTE Le texte (→Grad. 176-181) est un centon biblique mêlant prophéties anciennes et récit de la passion, amplifiant la lamentation de Jésus sur Jérusalem en Lc 19,41-44. Le chœur énumère la liste des bienfaits de Dieu durant l’Exode. L’assemblée répond en implorant la miséricorde du « Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel » — mot à mot : « Saint Dieu, Saint fort, Saint immortel » (trisagion), en langue vernaculaire, latin et grec. • Popule meus, quid feci tibi? aut in quo constristavi te? responde mihi. — Quia eduxi te de terra Aegypti (Mi 6,3-4), parasti Crucem Salvatori tuo. — Agios o Theos, Sanctus Deus, Agios ischyros, Sanctus fortis, Agios athanatos, eleison imas, Sanctus immortalis, miserere nobis. — Quia eduxi te per desertum quadraginta annis et manna cibavi te et introduxi te in terram

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satis bonam, parasti Crucem Salvatori tuo. Agios o Theos, etc. — Quid ultra debui facere tibi, et non feci? Ego quidem plantavi te vineam meam speciosissimam ; et tu facta es mihi nimis amara (cf. Is 5,4 ; Jr 2,21), aceto namque sitim meam potasti et lancea perforasti latus Salvatori tuo. Agios o Theos, etc.— Ego propter te flagellavi Aegyptum cum primogenitis suis ; et tu me flagellatum tradidisti. Popule meus, quid feci tibi? aut in quo constristavi te? responde mihi. — Ego eduxi te de Aegypto, demerso Pharaone in mare rubrum ; et tu me tradidisti principibus sacerdotum. Popule meus, etc. — Ego ante te aperui mare ; et tu aperuisti lancea latus meum. Popule meus, etc. — Ego ante te praeivi in columna nubis ; et tu me duxisti ad praetorium Pilati. Popule meus, etc. — Ego te pavi manna per desertum ; et tu me caecidisti alapis, et flagellis. Popule meus, etc. — Ego te potavi aqua salutis de petra ; et tu me potasti felle, et aceto. Popule meus, etc. — Ego propter te Chananaeorum reges percussi ; et tu percussisti arundine caput meum. Popule meus, etc. — Ego dedi tibi sceptrum regale ; et tu dedisti capiti meo spineam coronam. Popule meus, etc. — Ego te exaltavi magna virtute ; et tu me suspendisti in patibulo Crucis. Popule meus, etc. • « Mon peuple, que t’ai-je fait ? Ou en quoi t’ai-je contristé ? Répondsmoi ! — Parce que je t’ai fait sortir de la terre d’Égypte, tu as préparé une Croix à ton Sauveur. — Ô Dieu saint, ô Dieu fort, ô Dieu immortel, aie pitié de nous. — Parce que je t’ai guidé dans le désert quarante ans et que je t’ai nourri de la manne et que je t’ai fait entrer dans une terre très bonne, tu as préparé une Croix à ton Sauveur. — Qu’ai-je dû faire de plus pour toi, et que je n’ai pas fait ? Moi, certes, je t’ai plantée comme la plus belle vigne choisie ; et toi, tu es devenu pour moi une vigne amère, car tu as abreuvé ma soif de vinaigre et tu as percé de la lance le côté de ton Sauveur. — Moi, pour toi, j’ai frappé l’Égypte avec ses premiers-nés ; et toi, tu m’as livré après m’avoir flagellé. — Moi, je t’ai fait sortir d’Égypte, Pharaon ayant été submergé dans la mer Rouge ; et toi, tu m’as livré aux princes des prêtres. — Moi, j’ai ouvert devant toi la mer ; et toi, tu as ouvert mon côté. — Moi, j’ai marché devant toi dans une colonne de nuée ; et toi, tu m’as conduit au prétoire de Pilate. — Moi, je t’ai nourri de la manne dans le désert ; et toi, tu m’as frappé de soufflets et de coups de fouet. — Moi, je t’ai abreuvé de l’eau salutaire sortie du rocher ; et toi, tu m’as abreuvé de fiel et de vinaigre. — Moi, à cause de toi, j’ai frappé les rois de Chanaan ; et toi, tu as frappé ma tête avec un roseau. — Moi, je t’ai donné le sceptre royal ; et toi, tu as mis sur ma tête une couronne d’épines. — Moi, je t’ai élevé en ma grande puissance ; et toi, tu m’as suspendu au gibet de la croix. » CHANT GRÉGORIEN • →MR 325-326 : vendredi saint, adoration de la croix : chant des impropères. La mélodie grégorienne dans la seconde partie (aut in quo constristavi te?) du refrain, d’abord grave, monte doucement, par degrés conjoints puis par intervalles plus marqués, expressifs de la souffrance de l’âme du Christ, pour retomber lourdement sur la tonique, et se terminer par une mise en demeure à la créature : Responde mihi (« Réponds-moi ! »). Les mots grec athanatos et latin immortalis ont un sens et une mélodie identiques, mais le chœur les traite différemment en fonction de la différence de position de la syllabe accentuée dans le mot. Pièce d’une grande puissance émotionnelle, elle a parfois été accusée d’avoir entretenu un antijudaïsme radical dans le monde chrétien, en accablant l’ensemble du « peuple » de reproches d’ingratitudes — et ce d’autant plus, que les impropères semblent inverser une hymne de la liturgie juive. 2. L’hymne Dayyēnû RITE Le rituel du seder de la Pâque juive (Haggada) contient une hymne d’action de grâces qui énumère les bienfaits dont Adonaï a comblé son peuple, en les ponctuant du refrain qui lui a donné son titre, ordinairement transcrit en français Dayénou, « Cela seul nous aurait suffi ! » TEXTE C’est une cascade de gratitude du peuple d’Israël envers son Dieu : • Haggada de Pesah, Hymne Dayénou « Combien de degrés de bienfaits l’Omniprésent a-t-il placés sur nous : — S’il nous avait sortis d’Égypte et n’avait pas exécuté de jugements contre eux — Dayénou ! — S’il avait exécuté des jugements contre eux et pas contre leurs idoles — Dayénou !

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— S’il avait détruit leurs idoles et n’avait pas tué leurs premiers-nés — Dayénou ! — S’il avait tué leurs premiers-nés et ne nous avait pas donné leur richesse — Dayénou ! — S’il nous avait donné leur richesse et n’avait pas divisé la mer pour nous — Dayénou ! — S’il avait divisé la mer pour nous et ne nous l’avait pas fait traverser sur la terre sèche — Dayénou ! — S’il nous l’avait fait traverser sur la terre sèche et n’y avait pas noyé nos oppresseurs — Dayénou ! — S’il y avait noyé nos oppresseurs et n’avait pas subvenu à nos besoins dans le désert pendant quarante ans — Dayénou ! — S’il avait subvenu à nos besoins dans le désert pendant quarante ans et ne nous avait pas nourri (avec) la manne — Dayénou ! — S’il nous avait nourri (avec) la manne et ne nous avait pas donné le sabbat — Dayénou ! — S’il nous avait donné le sabbat et ne nous avait pas approchés devant le mont Sinaï — Dayénou ! — S’il nous avait approchés devant le mont Sinaï et ne nous avait pas donné la Tora — Dayénou ! — S’il nous avait donné la Tora et ne nous avait pas faits entrer en terre d’Israël — Dayénou ! — S’il nous avait faits entrer en terre d’Israël et ne nous avait pas construit la maison sainte — Dayénou ! » CHANT Dans une liturgie domestique très populaire, l’interprétation est souvent « folklorique ». HISTOIRE Ce texte est connu par un manuscrit du 10e s. mais pourrait être d’origine plus ancienne, tant la tradition juive depuis les Écritures du retour d’Exil (Ne 9) s’est plu à reprendre des thèmes et des rhétoriques semblables. 3. Comparaison des impropères et de Dayyēnû On pourrait être tenté de voir dans les impropères l’inversion un peu odieuse d’une admirable action de grâces humaine, Dayyēnû, en volée de reproches divins, mais la réalité historique est sans doute plus complexe. La rhétorique des impropères n’est pas moins scripturaire ni juive que celle de Dayyēnû L’autocritique juive commence dès les Écritures Mi 6,1-4 : Dieu intente à son peuple un procès en ingratitude. Le refrain « Mon peuple, que t’ai-je fait ? » est emprunté à ce passage. Des passages semblables sont le chant de la vigne en Is 5,1-7 et la menace au peuple de ne plus être appelé « mon peuple » en Os 1,9-2,3 (cf. Ps 78 ; 106 ; Jr 2,5-13 ; Os 11,1-7 ; 13,4-6 ; Am 2,6-16). Cette autocritique continue dans le Midrash Le Midrash présente des parallèles antithétiques entre bienfaits divins et ingratitude humaine : • →Nom. Rab. 16,24 (à propos de Nb 14,11) ; →Exod. Rab. 24,1 (expliquant par une symétrie semblable la rébellion à la mer des Roseaux de Ps 106,7). Elle apparaît dans la liturgie synagogale P. ex. la qînâ de l’office du 9 Av : • Éléazar Hakalir (daté entre le 2e et 11e s.), ’Ékâ (« Comment ? »), « Comment t’es-tu laissé emporter par ta colère pour détruire d’une main sanglante ceux qui te sont fidèles ? […] Comment la fleur de Samarie gîtelle, et le chant de ceux qui portaient l’arche s’est-il tu ? »). Plus généralement, le judaïsme rabbinique porte l’idée d’une mystérieuse correspondance entre transgression et châtiment (middâ keneged middâ « mesure pour mesure » ; cf. Mt 7,2 ; →Jub. 4,32). Avant les impropères formels, la littérature chrétienne ancienne porte la trace d’un développement progressif, qui commence en milieu judéo-chrétien • →Ac. Pil. 9 montre Pilate, campé en innocent et crypto-chrétien, reprochant aux Juifs — qui l’accusent de ne pas être ami de César — de persévérer dans leur ingratitude à l’égard de leurs bienfaiteurs : Dieu jadis au désert, comme le gouverneur romain à cet instant. • →Méliton de Sardes Pascha 96 développe des antithèses entre les Juifs célébrant confortablement la Pâque pendant que Jésus souffre et meurt en croix (autres parallèles avec la Haggada : 68 : le passage de la nuit à la lumière ; 80 : allongés sur une couche moelleux ; 93 : herbes amères). • →Astérios le Sophiste Fr., dans son Sermon 28 sur G-Ps 15,1, place la phrase « Garde-moi, Seigneur, mon espoir est en toi » dans la bouche de Jésus et l’amplifie en une suite de rappels des bienfaits que le Christ a réalisés pour son peuple, depuis la délivrance d’Égypte jusqu’à la fin de l’Exode. Les ingrats ne sont pas identifiés, mais ils ne peuvent pas être les interlocuteurs de la voix divine puisqu’elle les désigne à la 3e pers. Ils pourraient bien être les auditeurs d’Astérios, qu’il appelle à se convertir.

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Conclusions Historiquement, les impropères étant attestés au 8e s. et Dayyēnû seulement au 10e s., on est en droit de penser que le second est une réaction rabbinique aux premiers (c’est ce que propose Joseph Tabory, The JPS Commentary on the Haggadah, Philadelphia PA : Jewish Publication Society, 2008, 46). Par leur conditionnement culturel, les impropères et Dayyēnû ressemblent à deux résultantes d’un même thème : celui des réactions humaines aux bienfaits du Seigneur, selon qu’on reconnaît le messie en Jésus ou non. Théologiquement, ainsi que l’indique la lettre même et le contexte rituel des impropères, les reproches adressés par Dieu/le Christ à son peuple le sont dans l’ici et le maintenant de l’actualisation liturgique. Les chrétiens qui le chantent font eux-mêmes partie du « peuple » pécheur. C’est à eux (d’abord) que les reproches du Christ sont adressés et ils l’implorent en conséquence : « Prends pitié de nous ! » Paradoxalement, la « théologie de la substitution » — par laquelle le peuple chrétien se veut part essentielle du peuple juif — garantit les impropères contre tout antijudaïsme radical. + Tradition juive + 39b en remuant la tête Geste caractéristique Le hochement de tête exprime la moquerie dès l’époque biblique. Dans un midrash tardif, peut-être influencé par le christianisme, le messie emprisonné est en proie aux moqueries des nations, qui se traduisent par des hochements de tête (→Pesiq. Rab. 37,1).

42a Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver Situation et formulation similaires • →b. Ber. 5b : En prenant la main de Rabbi Ḥiyya bar Abba, Rabbi Yoḥanan l’a délivré de ses souffrances. Tombé malade à son tour, Rabbi Yoḥanan est soulagé de la même manière par l’intervention de Rabbi Ḥanina. Le Talmud s’interroge : « Pourquoi Rabbi Yoḥanan ne s’est-il pas guéri luimême ? » Ils répondirent : « Un captif ne se libère pas lui-même de prison. » 44 brigands Terme récurrent Le terme lêistês (*anc44) est fréquemment employé dans la littérature rabbinique, au point d’être à l’origine de termes dérivés : lîsṭés/lésṭēs « brigand, voleur » et lîsṭût « iniquité ». Terme équivalent Le grec lêisteia « brigandage » a donné en araméen le terme lîsṭā’â « brigand ». Le meurtrier de Balaam le boiteux (= Jésus ?) est appelé Pinḥas Lisṭa’a (→b. Sanh. 106b ; *jui2b). 44 crucifiés avec lui La loi rabbinique interdit de faire deux exécutions le même jour (→m. Sanh. 6,4).

+ Tradition chrétienne + 41 les grands prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens Parodie juive contre la croix dans l’Antiquité tardive ? Jn 19,31 situe la crucifixion juste avant un « grand sabbat ». Dans le judaïsme postérieur, cette expression en vint à désigner aussi la fête juive de Pourim, potentiellement conflictuelle entre juifs et chrétiens. Fête de tension management selon les historiens actuels (→Burns  ; →Schellekens ), elle se célébrait les 14 et 15 Adar, soit en février-mars (→Mart. Pion. 13,8). Trois fêtes — grecque, juive et chrétienne — semblent avoir coïncidé à la même période. Le succès et la diffusion de la version grecque du livre d’Esther et de la fête de Pourim dans les communautés juives hellénophones de l’Empire romain sont indéniables, le rituel se chargeant toujours davantage de pratiques destinées à gérer les tensions, telles que l’ivresse ou le carnaval. La croix, déjà associée à la parodie dans la pratique romaine du supplice (*anc37b), semble bien y avoir figuré : • →Cod. Theod. 16,8,18 : Une loi de 408 interdit l’habitude qu’avaient les Juifs de brûler des simulacres de croix à l’intérieur des synagogues lors de cette fête, dans une mise en scène du finale du livre d’Esther, pour commémorer le châtiment du persécuteur, Haman, à Pourim (Est 7,9-10) : « Les empereurs Honorius et Théodose Augustes à Anthemius préfet du prétoire. Les gouverneurs de province interdiront aux juifs d’incendier Aman lors d’une de leurs fêtes solennelles, en souvenir de son ancien châtiment, et de brûler une sorte de simulacre de la sainte Croix dans un esprit sacrilège pour se moquer de la foi chrétienne, pour qu’ils n’introduisent pas dans les lieux qui leur appartiennent le signe de notre foi. Qu’ils gardent leurs rites sans mépriser la loi chrétienne » (1,394-395). • →Socrate de Constantinople Hist. eccl. 3,6,1-3 : À Pourim, les juifs « se moquent de la croix et de ceux qui mettent leur espérance dans le crucifié. » Ce « grand sabbat » de Pourim semble avoir fourni le cadre des martyres smyrniotes de Polycarpe et de Pionios. • →Mart. Pion. 13,8 : Pionios attaque les Juifs dans son second discours en relevant qu’ils se vantent de pratiques de nécromancie qui manipulent le Christ avec sa croix. • →Mart. Pol. 13,3 ; 14,1 ; →Mart. Pion. 21,2-5 : Les deux récits associent à la condamnation au bûcher, prononcée par le gouverneur en stricte application du droit pénal, une mise en scène de crucifixion, programmée et esquissée pour Polycarpe, réalisée pour Pionios. Cette double peine est sans exemple dans le droit romain (→Callu ), mais la transposition du condamné au bûcher en crucifié (tout en participant de l’imitation du Christ — thématique essentielle du →Mart. Pol.) peut exprimer le ressenti de la communauté chrétienne sur le contexte très particulier de ces exécutions, si elles ont eu lieu lors de Pourim.

39a ceux qui passaient À côté de la vérité • →Jérôme Comm. Matt. « Ils blasphémaient parce qu’ils passaient à côté de la Voie et refusaient de suivre le vrai chemin, celui des Écritures » (= →Raban Maur Exp. Matt. 749.56 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1486D ; →Anonymes In Matt. 213.20). À travers la clôture détruite • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3387 « Pour “ceux qui passaient par” (transeuntes), le grec est meilleur : “ceux qui passaient outre”, afin que nous comprenions ceci de manière plus significative dans le psaume : “Pourquoi as-tu rompu sa clôture” (c’est-à-dire de la vigne qu’il a ramené d’Égypte) “et tous ceux qui passent à côté (praetergrediuntur) la grappillent” ? (Ps 80,13). Or “ceux qui passaient outre” sont ceux qui, parce que la clôture de la vigne était détruite, grappillaient ceux qui demeuraient dans la foi en louant Dieu. En effet, tant que quelqu’un ne s’écarte pas de la voie de Dieu, il peut dire à Dieu : “Tu as dressé mes pieds sur le roc” (Ps 40,3). » 39b en remuant la tête Sens moral • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1491A « Ils remuaient la tête, comme ont l’habitude de le faire ceux qui se pensent supérieurs, envers ceux qu’ils méprisent. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La tête signifie la raison, les pieds les sentiments. En premier lieu, leurs sentiments les ont donc poussés au mal ; ensuite, ils hochent la tête, car ils s’enorgueillissent de leurs péchés » (= →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1487A). Sens théologique • →Jérôme Comm. Matt. « Ils bougeaient la tête parce que leurs pieds avaient déjà bougé et qu’ils ne se tenaient plus sur la Pierre » (= →Raban Maur Exp. Matt. 749.57 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3405 ; →Anonymes In Matt. 213.23). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3394 « Aussi longtemps qu’une personne ne s’éloigne pas de la voie de Dieu […], elle ne blasphème pas Jésus, qui est la tête de l’Église parce que, fixé en lui par la foi, il se tient debout et ne peut agiter la tête comme celui qui passe outre, qui passe à côté de ou qui s’écarte de la voie de Dieu. » Sens anagogique • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,8 « Devant lui ils hochent la tête, ils ricanent sans réfléchir / Qu’il humiliera leur tête au milieu des Nations ; / Ils adulent l’empereur païen, pensant obtenir de lui quelque élévation, /

Matthieu ,-

Mais voilà leur tête par lui davantage encore humiliée ! / Cette humiliation-ci n’est qu’un commencement : / Plus bas sera leur tête à son Avènement. » 40ab disaient + Vah ! — (V-Sixto-Clémentine) Réaction populaire • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Vah ! [*tex40b] est une exclamation de joie, parce qu’ils se réjouissaient de voir ce qu’ils avaient toujours désiré. Il y eut en effet parmi les anciens cette exclamation précise, vah, mais elle est cependant collective […]. Les gens du peuple disaient cela pour attirer la bienveillance des princes, et les princes, eux, répétaient cela de plus belle, après avoir dit la même chose, démontrant qu’ils se plaisaient à ce qu’ils avaient dit » (1491A). 40b détruis le Sanctuaire Faux témoignage • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3409 « Il n’avait pas dit en effet qu’il détruirait lui-même le Temple mais : “Détruisez-le, et moi en trois jours je le rebâtirai” (Jn 2,19). Car ce que les autres détruisent, lui le reconstruit, que ce soit le temple de son corps ou le temple de ses martyrs et de tous ceux qui portent en eux le témoignage de Dieu. » 40d si tu es le fils de Dieu, descends de la croix Suspens théologique : ultime tentative des démons pour empêcher la rédemption • →Jérôme Comm. Matt. « À mon avis, ce sont les démons qui leur inspirent ces paroles. En effet, dès que le Seigneur eut été crucifié, ils sentirent la vertu de la Croix et comprirent que leur puissance était brisée. Ils font cela pour qu’il descende de la croix, mais, connaissant les ruses de ses adversaires, le Seigneur reste sur son gibet pour détruire le diable » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3448 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1491B). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ils emploient la même expression que le diable a utilisée lorsqu’il le tentait : “Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas” ! (Mt 4,6). Il n’appartient pas au fils de Dieu de descendre. Ils parlaient donc sous l’incitation du diable. » S’élever au lieu de descendre • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Celui qui n’a pas voulu descendre de la croix s’est relevé du tombeau. Il valait mieux se relever du tombeau que de descendre de la croix. Il valait mieux détruire la mort en ressuscitant que de conserver la vie en descendant » (1487A ; = →Raban Maur Exp. Matt. 750.74). *chr42b 41 les scribes Actualisation ecclésiastique doctrinale Les enseignants hérétiques continuent de faire souffrir le Corps du Christ : • →Éphrem le Syrien Hymn. fid. 87,9 : Satan a éloigné les scribes anciens et s’est lui-même glissé dans le costume des nouveaux scribes, les ariens. 42a Il en a sauvé d’autres Ironie • →Jérôme Comm. Matt. « Malgré eux les scribes et les Pharisiens reconnaissent qu’il en a sauvé d’autres » (= →Raban Maur Exp. Matt. 750.85 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1491A ; →Anonymes In Matt. 213.23). Preuve de leur endurcissement • →Léon le Grand Serm. 55,2 (17e sermon sur la passion) « Mais s’il est vrai, comme vous le reconnaissez, qu’il a sauvé les autres, pourquoi ces prodiges si nombreux et si grands, accomplis au grand jour, n’ont-ils aucunement amolli la dureté de vos cœurs ? N’est-ce pas que “vous avez toujours résisté au Saint-Esprit”, et avez fait tourner à votre perte tous les bienfaits de Dieu ? Car même si le Christ était descendu de la croix, vous n’en seriez pas moins restés fixés dans votre crime ! » (213). 42b qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui Exemple de patience *theo40d.42b • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 87,3 « Gravez, mes frères, dans le fond de votre cœur cette image de la patience de Jésus-Christ. […] Que la pensée donc d’une si admirable patience excite en vous le désir de l’imiter

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[…]. Jésus-Christ n’opposait que son silence à tous ces outrages. Il souffrait tout avec une constance infatigable, pour nous apprendre jusqu’où doit aller notre patience » (772) ; = →Grégoire le Grand Hom. ev. 21,7 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1487A ; →Bullinger Comm. Matt. 257B). • →Calvin Comm. NT : L’erreur des méchants est de tout juger sur l’instant présent. Parce que Dieu n’intervient pas immédiatement, ils le jugent incapable. • →Léon le Grand Serm. 55,3 (17e sermon sur la passion) « Méprisant donc les ignominies que lui infligeaient de vains outrages, le Seigneur, dont la miséricorde réparait ce qui était perdu et renversé, ne se laissa détourner par aucun opprobre, par aucune invective, du chemin qu’il s’était tracé » (213). Exemple de persévérance • →Aelred de Rievaulx Serm. (Pour le jour de Pâques) « Il ne descendra pas, ô Philistin ! Il va endurer “cette mer grande et vaste” (Ps 104,25), toutes tes persécutions, toutes tes moqueries, jusqu’à ce que toi, ô Dragon [= Léviathan], qui a été “formé pour qu’on se moque de toi” (Ps 104,26), tu avales à fond Jonas [cf. Jon 2,1 ; Mt 12,40] de sorte que celui-ci puisse t’éventrer, qu’il anéantisse ton ventre [rempli] de méchanceté » (1,169). Accomplissement des Écritures • →Rupert de Deutz Glor. 13,59 y voit une illustration du Ps 73,23-24 : « Tu m’as saisi par ma main droite, dans ta volonté tu m’as conduit, et avec gloire tu m’as attiré. […] Dieu le Père l’a saisi par sa main droite, […] afin qu’il ne descende pas aussitôt de la croix, quand les Juifs disaient “Si tu es roi d’Israël, descends” […] et ensuite, il a fait aussi ce qui suit immédiatement, et avec gloire tu m’as attiré, c’est-à-dire tu m’as glorieusement ressuscité des morts. » Il a fait mieux en ressuscitant • →Jérôme Comm. Matt. « Qu’y a-t-il de plus convaincant ? Descendre vivant de la croix, ou, mort, ressusciter du tombeau ? Il est ressuscité et vous ne croyez pas » (2,295 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 750.90 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3432 ; →Anonymes In Matt. 213.34 ; cf. →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1487A). Application morale • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 87,2 « Repassez dans votre mémoire tout ce qu’il a souffert pour vous, et votre colère sera bientôt dissipée. Souvenez-vous des injures dont on a outragé le Fils de Dieu, et de tant de cruelles circonstances de son supplice. […] Quelqu’un vous a-t-il dit publiquement des injures ? Elles ne peuvent être aussi horribles que celles qu’on a dites contre Jésus-Christ. Vous a-t-on outragé avec des fouets et des verges ? Vous ne le pouvez être comme il l’a été » (771-772). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3460 « Il faut toujours prendre garde aux pièges que tend le très méchant traître [= le diable], pour ne pas être détourné de notre bon propos par ses fraudes, avant d’avoir vaincu et reçu dans nos mains la palme de la victoire. » 43a Il s’est confié en Dieu Allusion • →Albert le Grand Sup. Matt. 645 et →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,310 voient déjà ici une référence à Sg 2 (*ref43b). 44 Le scandale de la croix • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,5 « […] l’invective des deux brigands contre l’état de la passion indique que, pour tous les croyants eux-mêmes, il y aura un scandale de la croix (cf. Ga 5,11). » La division entre gentils et Juifs • →Jérôme Comm. Matt. « Par une figure nommée syllepse, au lieu d’un brigand (Lc 23,39-43) on laisse entendre que tous deux ont blasphémé. […] Tous deux ont blasphémé, puis lorsque le soleil disparut, que la terre trembla […], alors l’un crut en Jésus et il effaça sa première incrédulité […]. En ces deux brigands, ce sont les deux peuples, celui des gentils et celui des Juifs qui ont tout d’abord outragé le Seigneur ; mais ensuite, épouvanté par la grandeur des miracles, l’un d’eux fit pénitence et, de nos jours encore, réprimande les Juifs blasphémateurs » (2,295 = →Raban Maur Exp. Matt. 751.5 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3484 [pour qui il s’agit d’une synecdoque] ;

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→Christian de Stavelot Exp. Matt. 1491C ; →Anonymes In Matt. 214.45 ; cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). + Mystique + 42a Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver Application morale aux chrétiens • →Chardon Passion 329 : Autant ce reproche blasphème le Christ qui sauve du péché comme « le Soleil qui dessèche les souillures de la fange, sans rien perdre de sa pureté, et non pas comme l’eau de la fontaine ou des rivières, qui lave le linge et en retient l’ordure », autant « ce reproche est honteux à plusieurs personnes qui, semblables aux puits, donnent de l’eau claire aux autres, et aux fonds de leurs âmes conservent la vase et la bourbe. Ils se détruisent ainsi que le flambeau, tandis qu’ils portent la lumière à ce qui est à l’entour » (411-412). + Théologie + 40d.42b si tu es fils de Dieu descends de la croix + S’il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui THÉODICÉE Patience de Dieu →Calvin Comm. NT « Et c’est une chose par trop ordinaire à tous les méchants, de mesurer la puissance de Dieu par ce qu’ils voyent présentement, en sorte que tout ce qu’il ne fait point, il leur semble que c’est d’autant qu’il ne le peut faire ; et ainsi ils l’accusent de débilité et faute de puissance, toutes les fois qu’il n’obtempère pas à leur cupidité perverse. […] Et pourquoi a-t-il pour un temps mis en arrière la considération de sauver sa personne, sinon d’autant qu’il avait plus grand soin du salut de nous tous ? » (Meyrueis , 1,711). RELATIONS JUDÉO-CHRÉTIENNES Au moment de la mort de Jésus, ses adversaires juifs assument le rôle de Satan et font subir à Jésus sa dernière tentation (*pro39-44 : Échos). S’il est vrai que cela a pu nourrir les clichés antijuifs dans l’histoire, faut-il y voir une preuve d’→antijudaïsme de Mt ? 43b De Dieu je suis fils Dans son contexte historique, l’expression →Fils de Dieu n’implique pas encore toute sa signification dogmatique, mais les moqueries au Crucifié préfigurent les railleries des siècles futurs contre la foi en l’incarnation de Dieu en Jésus Christ. →Incarnation : foi orthodoxe et résistances : 2 + Philosophie + 40d.43a si tu es le fils de Dieu descends + qu’il le délivre maintenant s’il veut de lui Les moqueries comme erreur… … logique Les moqueries devant les abaissements de Jésus apparaissent à plusieurs auteurs comme une erreur de logique de la part des moqueurs, qui se poursuit diversement au fil de l’histoire. La grandeur de Jésus est d’un autre « ordre » que les grandeurs de ce monde comme le rappelle Pascal dans sa célèbre « Pensée sur les trois ordres » : • →Pascal Pensées « Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître. Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas » (Laf. 308 ; Sel. 339). … idolâtrique : l’image que les moqueurs se font de Dieu • →Kierkegaard Indøvelse (*phi26,63d) « Le scandale est en direction de l’abaissement : le fait que Lui, qui est Dieu, se trouve être cet homme de peu, souffrant comme un homme de peu. […] Alors le scandale vient de ce qu’il dût être Dieu, lui, cet homme de peu, cet impuissant qui, au bout du compte, n’est capable de rien du tout. Dans ce cas, on part de la détermination divine et le scandale porte sur la détermination humaine » (126).

… christologique : il n’est pas possible de penser Jésus sans Dieu On peut se demander si la « christologie d’en bas » ne continue pas, sans le savoir, les moqueries au pied de la croix : • →Ricœur « Nommer » « Dès lors une christologie sans Dieu me paraît aussi impensable qu’Israël sans Jahvé. Et je ne vois guère comment elle ne pourrait pas se diluer dans une anthropologie individuelle ou collective, entièrement horizontale, et dépouillée de sa puissance poétique. Si on dit que le Dieu que nous devons renoncer à connaître s’est fait reconnaître en Jésus-Christ, ce propos même n’a de sens que si, en confessant l’initiative de parole de Jésus, nous nommons en même temps le Dieu de Jésus. L’être humain de Jésus n’est pas pensable comme différent de son union à Dieu. Jésus de Nazareth ne se comprend pas sans Dieu, sans son Dieu, qui est aussi celui de Moïse et des Prophètes. On ne peut peut-être plus écrire une christologie à partir d’en-haut, c’est-à-dire à partir de la spéculation trinitaire, par rapport à laquelle l’évènement de Jésus serait contingent. Mais on ne peut pas non plus écrire une christologie à partir d’en bas, c’est-àdire de la figure historique de l’homme Jésus de Nazareth, sans qu’elle croise en quelque point d’intersection la totalité de la nomination de Dieu qui enveloppe le message de Jésus et son message sur Dieu » (298-299). Puissance et faiblesse de Dieu Articulation biblique • →Ricœur « Nommer » « C’est peut-être la tâche de la christologie de maintenir, à l’intérieur du même espace de sens, comme les deux tendances antagonistes de la même nomination, la célébration de la toute-puissance, qui paraît dominer l’Ancien Testament, et la confession de la toute-faiblesse, qui semble déclarée par le Nouveau Testament. Il faudrait alors découvrir que, d’un côté, la toute-puissance du Dieu biblique, une fois dépouillée des idées grecques d’immutabilité et d’impassibilité, incline déjà vers la toute-faiblesse, signifiée par la contestation et l’échec de Dieu. Mais il faudrait comprendre symétriquement que la kénose, signifiée par la Croix, cesse d’être l’idée simple qu’on voudrait maintenant tirer vers l’idée de la mort de Dieu, dès lors qu’elle est mise en rapport avec la puissance exprimée dans la prédication du Royaume par Jésus et dans la prédication de la Résurrection par la communauté chrétienne. Ainsi le Nouveau Testament annonce-t-il une puissance de la faiblesse qui doit être articulée dialectiquement avec la faiblesse de la puissance que les autres nominations de Dieu suggèrent » (299-300). L’humilité comme indice de la véritable transcendance divine Plus qu’une qualité morale, l’humilité est un mode d’être dérangeant : elle indique la manifestation de la transcendance. Ces développements sur l’humilité divine s’inscrivent dans l’amour porté par Levinas à Mt 25. • →Levinas Homme « L’idée d’une vérité dont la manifestation n’est pas glorieuse, ni éclatante, l’idée d’une vérité qui se manifeste dans son humilité, comme la voix de fin silence selon l’expression biblique — l’idée d’une vérité persécutée n’est-elle pas, dès lors, l’unique modalité de la transcendance ? Non pas à cause de la qualité morale de l’humilité que je ne veux d’ailleurs nullement contester, mais à cause de sa façon d’être qui est peutêtre la source de sa valeur morale. Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé — c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. […] l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde. L’humilité et la pauvreté sont une façon de se tenir dans l’être — un mode ontologique (ou mé-ontologique) — et non pas une condition sociale. Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers. Percer dans l’immanence sans s’y ordonner » (66). Une humilité divine redevenue scandaleuse après Auschwitz ? Pour un penseur juif, l’histoire tragique du 20e s. est irréductible même à la « logique » biblique. Le sans-défense divin a coûté cher à l’humanité : si Jésus ne descend pas de la croix pour se sauver, pourquoi ne descend-il pas pour en sauver d’autres ? • →Levinas Nations (« Judaïsme “et” christianisme ») « Parfois, ce qui s’est passé à Auschwitz me semble signifier que le bon Dieu réclame un amour qui ne comporte de sa part aucune promesse. La pensée va jusque-là. Le sens d’Auschwitz serait une souffrance sans aucune promesse, tout à fait gratuite. Mais même alors je me révolte, pensant que cela coûte trop cher, non pas seulement au bon Dieu, mais à l’humanité. C’est là ma critique, ou mon incompréhension du sans-défense : cette Kénose d’impuissance

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coûte trop cher aux hommes ! Le Christ sans défense sur la Croix se trouvait finalement conduire les armées des croisés ! Et il n’est pas descendu de la Croix pour arrêter les assassins » (194). 42a Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver Le scandale face à l’échec divin ? • →Kierkegaard Indøvelse « “Il a aidé les autres, laissons-le s’aider luimême” : de telles paroles ont été répétées des centaines et des centaines de fois par des centaines et des centaines de gens, “que disait-il en son temps, que son heure n’était pas encore venue, peut-être devrait-elle venir maintenant” — hélas, tandis que ce singulier qu’est le croyant devrait frissonner chaque fois qu’il y pense et devrait se trouver absolument incapable de détourner les yeux de cet abîme, humainement parlant, d’absurdité totale : que Dieu sous la forme de l’homme, que cette doctrine divine, que ces signes et ces miracles qui, s’ils s’étaient produits, auraient dû amener Sodome et Gomorrhe à la conversion, ont créé en réalité très exactement l’effet inverse, que le maître soit fui, détesté, méprisé » (94). Un scandale recherché par le Christ… • →Kierkegaard Indøvelse « Un homme aussi peut souffrir de cette façon, souffrir semblable mauvais traitement, souffrir même que son meilleur ami le trahisse : mais pas plus non plus. Lorsque cela est consommé, la coupe des souffrances, pour un homme, est vidée. — Ici en revanche elle se remplit une nouvelle fois par le plus amer : il souffre, pour que cette sienne souffrance puisse devenir et devienne scandale pour quelques croyants. Il ne souffre peut-être qu’une seule fois ; mais il n’en est pas quitte, comme un homme, avec la première fois de la souffrance ; il souffre la seconde fois la plus lourde souffrance, dans la préoccupation, dans le souci que sa souffrance soit l’occasion du scandale » (182). … comme une occasion de choisir • →Kierkegaard Indøvelse « La possibilité du scandale est, comme on s’est efforcé de le montrer, permise à chaque instant, affermissant à chaque instant, entre le singulier et l’homme-Dieu, l’abîme béant, au-dessus duquel seule la foi peut passer. Cela ne se fait pas ainsi par hasard, pour le répéter encore et encore, de sorte que certains remarquent la possibilité du scandale, et pas d’autres, non, la possibilité du scandale est choquante pour tout le monde, soit ils choisissent de croire, soit ils se scandalisent » (183). + Littérature + 39-44 Les moqueries Interprétations dogmatiques La justice revendiquée par Dieu Certains prédicateurs du Grand Siècle n’hésitent pas à recourir aux effets rhétoriques les plus forts pour décrire la colère divine se déchaînant contre Jésus pour venger l’injustice du péché. L’intention est louable — exhorter les fidèles à un usage saint de la Parole — mais les résultats en termes d’image de Dieu imprimée dans la culture occidentale furent parfois désastreux (*phi26,39b si c’est possible : Holbach). • →Bossuet Minimes « Être attaché à un bois infâme, avoir les mains et les pieds percés ; ne se soutenir que sur ses blessures, et tirer ses mains déchirées de tout le poids de son corps affaissé et abattu […] ; avoir deux voleurs à ses côtés, dont l’un furieux et désespéré meurt en vomissant mille blasphèmes […]. Ce spectacle, à la vérité, est épouvantable, cet amas de maux fait horreur ; mais ni la cruauté de ce supplice, ni tous les autres tourments […] ne sont qu’un songe et une peinture, à comparaison des douleurs, de l’oppression, de l’angoisse que souffre l’âme du divin Jésus sous la main de Dieu qui le frappe » (384-385). • →Bourdaloue Carême « Cette implacable justice a néanmoins toujours le bras levé, et ne le retirera point que sa victime n’ait été détruite : Sed adhuc manus ejus extenta (Is 5,25). C’est donc elle, suivez-moi, c’est elle qui veut qu’on s’assemble autour de ce Dieu souffrant, et que, bien loin de le plaindre, on vienne insulter à ses souffrances ; qu’on lui reproche qu’il ne peut se sauver lui-même, après avoir sauvé les autres ; qu’on le traite de profanateur et de destructeur du temple ; qu’on blasphème son saint nom, et qu’on profère contre lui mille anathèmes » (182-183).

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Jésus moqué jusqu’à la fin du monde • →Quesnel Réflexions « Adorons Jésus-Christ crucifié, exposé au mépris, aux railleries et aux blasphèmes du monde. Il y sera exposé jusqu’à la fin des siècles. C’est un sujet de scandale à ceux qui ne le regardent qu’avec des yeux charnels. -- Un souverain prêtre qui veut détruire le temple de Dieu ; un Sauveur qui ne se sauve pas lui-même ; un Fils de Dieu crucifié : ce sont les contradictions qui scandalisent les Juifs et les libertins » (404). Applications morales Vaincre le désir de reconnaissance • →Bossuet Minimes « Que dira le monde ? que deviendra ma réputation ? On me méprisera, si je ne me venge ; je veux soutenir mon honneur, il m’est plus cher que mes biens, il m’est plus cher même que ma vie. Tous ces beaux raisonnements, par lesquels vous croyez pallier vos crimes, ne sont que de vaines subtilités, et rien ne nous est plus aisé que de les détruire ; mais je ne daignerais seulement les écouter. Venez, venez les dire au Fils de Dieu crucifié ; venez vanter votre honneur du monde à la face de ce Dieu rassasié, soûlé d’opprobres » (363-364). Accepter l’humiliation • →Quesnel Réflexions « Peu de personnes savent porter comme JésusChrist l’humiliation de la croix jusqu’à la fin, et mépriser les insultes des gens charnels. Ces insultes dans l’humiliation sont une des plus fortes tentations des gens de bien. -- C’est un grand sujet de trembler et de s’humilier, de voir que les princes des prêtres et les docteurs corrompus soient des premiers à se moquer de la croix, et de ceux qui font profession de l’aimer » (405). L’instant le plus atroce de la souffrance • →Mauriac Vie « Mais rien ne vient à bout de la haine des Scribes et des Prêtres. Ils sont encore là, devant cette plaie vivante, à rire, à hocher la tête, à se moquer ; ils n’en finissent pas de triompher : “Il a guéri les autres et ne peut se sauver lui-même ! Descends de ta croix et nous croirons en toi ! Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même” ! » (266). Réécritures La retenue d’un comique du Grand Siècle • →Pass. burl. : Ils « le frappèrent / Et à la face lui crachèrent, / Ayant le visage bandé, / À Jésus ils ont demandé / Qu’est celui qui t’a souffleté (Lc 22,64) » (7). De même, il est moqué sur la croix : « Étant dedans cette misère / Jésus leur demanda à boire, / Du vinaigre lui ont donné, / C’était par trop le malmené » (8). De manière significative, le poète anonyme ne versifie entre les deux ni couronnement d’épines, ni partage des vêtements, ni inscription au-dessus du Crucifié, ni moqueries de la foule. Plus haut, à l’annonce du reniement, Pierre « point ne se rit » (2). Si le poète anonyme ajoute des détails au crucifiement (« Attaché avec de gros clous / Sur quoi on frappait plusieurs coups » ; *pro35a), il supprime la plupart des moqueries orales et écrites, fait taire les rires cruels. Ainsi, toute cette réécriture de la passion en vers burlesques n’est ni subversive ni irrévérencieuse, mais simplement poétique : la passion est réduite à l’essentiel (258 vers en octosyllabes). • Le poète conclut : « Voilà en bref, mon cher Lecteur, / La Passion de notre Sauveur » (8). Le récit de la passion ne pourrait être réduit à une paraphrase comique : on ne peut humilier, par la parole et par l’écrit, celui qui s’est vraiment humilié. Moqueries romanesques • →Cohen Solal : Le statut même du messie est l’objet de quolibets. Cohen reprend très précisément les séries de vexations auxquelles Jésus est soumis : un enfant jette une orange au visage de Solal, un garçon boucher épingle sur son pardessus « je suis piqué » et des étudiants acceptent de lui payer à manger s’il leur livre une parabole (460-461). Retournement grotesque : les moqueries moquées ? • →Gary Danse : Plus qu’un christ, Cohn, qui a le même âge que Jésus (14), est une caricature de Jésus qui meurt après une passion burlesque. Au bord d’une fosse, devant les soldats allemands qui vont exécuter plusieurs Juifs, l’exemplarité du martyre de Cohn consiste à faire un bras d’honneur et à montrer ses fesses au bourreau. Ce nouveau Jésus ressuscitera en devenant un dibbouk qui va habiter le corps d’un SS. Ressuscité, il est la mémoire vive non de ses propres souffrances mais de celles de son peuple (32-33).

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40b qui détruis le Sanctuaire et en trois jours le bâtis Avec les matériaux de la croix • →Gréban Passion : Un Juif remarque ironiquement que Jésus, pour rebâtir le Temple, ne dispose que d’une poutre et de trois clous : « Jhesus, fais ung temple nouveau / acoup, car au lieu de marteau / tu as trois clous a grosses pointes / au travers de tes membres pointes, / et en lieu de bois pour ouvrer / tu peuz d’ung gibet recouvrer / qui t’estend les nerfz et les vaines » (v.25209-25215). 42a Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver Incompréhension du mauvais larron • →Gréban Passion : Le personnage de Gestas ne peut imaginer que Jésus n’utilise pas sa puissance divine pour les sauver : « Jhesus, il me vient bien estrange, / toy qui as fait les mors revivre, / que ta force ne nous delivre : / s’a ce faire estoies puissant, / tu es bien maudit et meschant / que tu ne nous fais delivrance. » Cela le conduit à nier sa divinité : « mes tu n’as pouoir ne puissance / et es povre homme, ainsi le crois » (v.2560225609). Vision des crimes futurs au nom de la croix • →Schuré Initiés « À travers ces blasphèmes, à travers cette perversité, dans une vision terrifiante de l’avenir, Jésus voit tous les crimes que d’iniques potentats, que des prêtres fanatiques vont commettre en son nom. On se servira de son signe pour maudire ! On crucifiera avec sa croix ! » (534). Parole insondable sans l’Esprit • →Bloy Mendiant « Rameaux. Alios salvos fecit, seipsum non potest salvum facere. Ceux-là seuls qui sont du Saint-Esprit peuvent entrevoir le gouffre de cette parole juive » (34). La souffrance comme expiation pour autrui • →Bloy Invendable « Nous sommes insolvables, parce que Jésus est insolvable. Alios salvos fecit, seipsum non potest salvum facere. Nous pouvons payer pour les autres, pas pour nous. Communion des saints. Je souffre. J’ai beau avoir besoin d’expier, ma souffrance ne m’est pas donnée pour moi. Je ne suis que le dépositaire de ce trésor » (203). Mise en question de la recherche du salut collectif • →Coetzee Barbarians : Après sa passion avortée, le magistrat, reprenant les moqueries à l’égard du Christ, comprend qu’il cherchait avant tout un salut individuel en essayant de libérer les prisonniers : « Je ne peux pas sauver les prisonniers : que je me sauve donc moi-même ! » (170). 42b qu’il descende maintenant de la croix La descente du Fils plus bas que tout Vitré trouve génialement ici une allusion à la →descente aux enfers : • →Vitré Essais « Tu fais dire ces mots contre un Dieu qui t’affronte, / Vieil Dragon infernal ; et si tu ne veux pas / Qu’il demeure en la Croix pour souffrir le trépas, / C’est que tu t’aperçois que sa Croix te surmonte. -- Pour avoir trop voulu t’élever à ta honte, / Il n’appartient qu’à toi d’aller toujours en bas. / Mais saches que celui contre qui tu combats / Est si bas descendu qu’enfin il faut qu’il monte. -- Il descendra pourtant, non pas vivant, mais mort ; / Pour gagner les Humains que tu perdis à tort, / Les privant du bonheur d’une grâce vitale. -- Et s’abaissant bien plus que tu n’as prétendu, / Sa descente aux Enfers te sera si fatale / Que tu voudras bientôt qu’il n’eût point descendu » (247). Les moqueurs perdus en tout cas • →Vitré Essais « Si Jésus ne descend, obstinés en leur Loi / Sa Mort empêchera qu’ils n’épousent sa Foi. / Et voilà leur Salut qu’ils perdent sans ressource. -- S’il descend, tout de même ils en seront privés, / Puisque du vrai Salut son Supplice est la source. / Ainsi, qu’il meure, ou non, ils ne sont point sauvés » (248). Le sensationnel n’engendre pas la foi libre • →Dostoïevski Karamazovy « Tu n’es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu’on te criait, par dérision : “Descends de la croix et nous croirons en toi”. Tu ne l’as pas fait, car de nouveau tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait un libre amour, et non les serviles transports d’un esclave terrifié » (1,301).

Lors de la parousie • →Bloy Désespéré : Le spectacle de la messe fait saisir au héros Marchenoir le symbolisme de la liturgie et suscite en lui un discours placé dans la bouche du Christ annonçant le jour de son retour : « Ah ! vous m’avez dit d’en descendre et que vous croiriez en moi. Vous m’avez crié de me sauver moi-même, puisque je sauvais les autres. Eh bien ! je vais combler tous vos vœux. Je vais descendre effectivement de ma Croix lorsque cette épouse d’ignominie sera tout en feu, — à cause de l’arrivée d’Élie, — et qu’il ne sera plus possible d’ignorer ce qu’était, sous son apparence d’abjection et de cruauté, cet instrument d’un supplice de tant de siècles !… -- Toute la terre apprendra, pour en agoniser d’épouvante, que ce Signe était mon Amour lui-même, c’est-à-dire l’esprit-saint, caché sous un travestissement inimaginable » (367). + Arts visuels + 39-44 Outrages et moqueries Difficile identification de la scène Dans l’histoire de l’art chrétien, les outrages et les railleries adressés au Christ en croix (*syn39-44) n’ont guère retenu spécifiquement l’attention des artistes, sans doute en raison du développement d’une iconographie spécifique du Christ aux outrages (*vis27-31 ; *vis29-31) après sa flagellation (*vis26b). Ils sont représentés dans des scènes dont le sujet principal reste le Christ en croix et non les outrages et moqueries eux-mêmes. En plus, ils sont souvent difficiles à distinguer des réactions de la foule après le grand cri du Christ (v.46-49) et de la frayeur de la foule lorsque le Christ expira : le plus souvent, le Christ est représenté avec le côté transpercé par le coup de lance, c’est-à-dire après sa mort. La foule à la crucifixion Plus que les outrages et moqueries, ce sont la véhémence et l’exclamation — de rage comme de stupeur — de la foule qui sont détaillées dans des compositions mouvementées, rassemblant en une seule scène plusieurs moments de la crucifixion. Les artistes ont diversement combiné les personnages des quatre récits évangéliques. La foule apparaît le plus souvent à gauche, derrière la croix du Christ — le côté droit étant occupé par le groupe de Marie, Jean et les saintes femmes. Dès le 14e s., et plus encore au 15e s., le nombre des →acteurs de la crucifixion grossit considérablement, en partie sous l’influence des Mystères de la Passion. La foule se constitue de divers groupes de personnes : des soldats romains, des Juifs plus ou moins caractérisés (p. ex. par la rouelle) et des dignitaires religieux de Jérusalem. • Pietro Lorenzetti, Crucifixion, fresque (ca. 1320, église inférieure de Saint-François d’Assise) ; • Giovanni Pisano (1302-1310, Pise) ; Duccio di Buoninsegna (13081311, Sienne, et 1310, Manchester) ; Giotto (1330, Berlin) ; Bernardo Daddi (1338-1340, Berlin, 1345-1348, Altenburg, et ca. 1345-1350, Paris) ; Andrea de Florence (1365-1368, Florence) ; Altichiero da Zevio (1379-1384, Padoue) ; Agnolo Gaddi (1390-1396, Florence). L’épisode est, de plus, assimilé à la société européenne médiévale. Un monde socialement très divers se développe au pied de la croix : hommes et femmes, riches et pauvres, notables et anonymes, personnes saintes et vile populace, personnes d’autorité, soldats, bourreaux. Certains notables n’hésitent pas à faire peindre leur propre visage sur l’un des personnages de la foule. • Lucas Cranach l’Ancien, Crucifixion, huile sur bois (1532, Indianapolis Museum of Art). Ces représentations se développent considérablement au 15e et 16e s. dans toute l’Europe. Ils disparaissent peu à peu au 17e s., alors que l’iconographie connaît une simplification considérable : le Christ est représenté en croix, entouré de sa mère, Jean, les saintes femmes et Nicodème (*syn57b), dans une solitude et un dépouillement qui accusent les effets dramatiques et favorisent la méditation sur la mort du Sauveur elle-même plus que sur son déroulement. Représentations blasphématoires du Christ en sa passion L’une des toutes premières représentations visuelles connues de la croix est un graffito se moquant probablement de la foi chrétienne :

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• Graffito de Rome (début du 3e s., paedagogium du Palatin) : une figure humaine à tête d’âne est crucifiée, soutenue par un suppedaneum (*mil35a crucifié) ; un bonhomme se tient debout à gauche au pied de la croix, une main levée en prière, et une légende dit : « Alexandre vénère Dieu » (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles). Cf. →Tertullien Nat. 1,14 rapporte une moquerie semblable du Dieu chrétien traité d’âne. À notre époque encore, certains artistes produisent des représentations scandaleuses de la passion du Christ (*litt39-44) : • dernière Cène subvertie pour un usage publicitaire (la Cène est assurément, via le tableau de De Vinci, l’un des épisodes les plus parodiés) ; • Bettina Rheims : une femme nue crucifiée ; • Andres Serrano (américain d’origine hondurienne, °1950), Piss Christ (photographie, 1987). Un petit crucifix en plastique immergé dans un verre rempli d’urine de l’artiste, œuvre récompensée en 1989 par un prix du Southeastern Center for Contemporary Art (SECCA). L’œuvre suscite un scandale jusqu’au sénat américain lors de son exposition en 1989. En 1997 le cardinal de Melbourne n’obtient pas son interdiction. En 2011 l’archevêque d’Avignon demande son retrait d’une exposition dans sa ville. Tandis que l’artiste et ses défenseurs disent jouer des codes du catholicisme (importance placée sur le corps et ses fluides), continuer la veine ironique des évangiles (le titulus), voire illustrer la manière dont le monde traite le Dieu kénotique (« like shit »), on peut y voir la façon dont la société de consommation en vient à mépriser le Christ(ianisme), la croix et son message. Ces figures demeurent ambiguës : entre hommage postchrétien (même si l’on ne croit plus en Lui comme Dieu, c’est toujours sa figure qui donne un sens aux expériences de souffrance…) et blasphème (… mais ces expériences ne mènent à rien). 41 les grands prêtres, se gaussant avec les scribes et les anciens Quelques artistes s’appliquent à une précision toute littérale, représentant notamment le conciliabule moqueur des grands prêtres et des scribes : • Bartolomeo Bulgarini (14e s., Paris) ; • Conrad von Soest (1404-1414, Bad Wildungen) ; Jan van Eyck (14201425, New York) ; Jacopo Bellini (15e s., Venise) ; Taddeo di Bartolo (15e s., Avignon) ; Dirck Bouts (1455, Grenade) ; Hugo van der Goes (1465-1468, Gand) ; École hongroise (1476, Budapest) ; Maître de la Virgo inter virgines (1490, Florence) ; Hans Memling (1491, Lübeck) ; • Lucas Cranach (1500-1503, Vienne) ; Derick Baegert (16e s., Munich) ; Jean Pénicaud I (1530, Paris) ; Martial Ydeux (ca. 1550, Paris) ; Louis de Caulery (fin 16e s., Rennes) ; etc. + Musique + 39a le blasphémaient Figuralisme des injures →Bach Passion met en relief les injures par le mot lästerten (« injurièrent ») brusquement projetés dans l’aigu. 40 Insensibilité de la foule →Bach Passion : Der du den Tempel Gottes zerbrichst (« Toi qui détruis le Temple de Dieu ») : les deux chœurs accablent Jésus de tous côtés. • Chœur 1 Comme lors du faux témoignage (*mus26,61), une vocalise ascendante figure le mot bauest (« bâtis »). • Chœur 2 Des mouvements descendants accompagnent les mots steig herab (« descends »). Les deux chœurs se rejoignent à la fin sur le mot Kreuz (« croix »), qui est bien le point central où sont fixés tous les regards. 42 Figuralisme des injures →Bach Passion : Andern hat er geholfen (« Il en a sauvé d’autres »). Même traitement du mot steige (« descend ») qu’au v.40. 43b De Dieu je suis fils Cas d’homophonie Très rares dans les Passions, ils correspondent à des moments privilégiés. →Bach Passion adopte une homophonie pour renforcer et rendre unanime cette affirmation qui semble traduire sa foi en cette vérité à la base du christianisme : Ich bin Gottes Sohn (« Je suis le fils de Dieu »).

44 Additions invitant à l’espérance →Bach Passion médite ici l’attitude de Jésus en croix, les bras ouverts pour accueillir l’humanité. • Récit Ach, Golgotha ! (« Ah, Golgotha, malheureux Golgotha ! C’est ici que doit mourir dans l’ignominie le Seigneur de gloire ; la bénédiction et le salut du monde sont posés sur la croix telle une malédiction. Le créateur du ciel et de la terre est privé de terre et d’air. L’innocence doit mourir ici coupable ; mon âme en est bouleversée. Ah, Golgotha, malheureux Golgotha ! »). En fort contraste avec un récit torturé qui glose sur le mot Golgotha, l’air qui suit est pénétré de joyeuse espérance. • Air Sehet, Jesus (« Voyez, Jésus a tendu la main pour nous saisir. Venez ! Vers où ? Dans les bras de Jésus. Cherchez la délivrance, accueillez le pardon. Cherchez ! Où ? Dans les bras de Jésus. Vivez, mourrez, reposez ici, vous, petits poussins abandonnés. Restez ! Où ? Dans les bras de Jésus »). Bach fait ici entendre un écho de son chœur d’ouverture dans les questions Wohin (« Vers où ») et Wo (« Où ») que le chœur des fidèles repose ici à la fille de Sion. Celle-ci lui répond, comme dans le chœur d’ouverture, en désignant le Christ. + Danse + 40 Danse des moqueurs →Neumeier Passion Sur le chœur 1 • Franchissant de leurs grands sauts épars et multidirectionnels tout l’espace scénique, comme pour en mesurer l’immensité au compas de leurs jambes, des femmes sur pointes, comme sur des baïonnettes, stigmatisent l’impuissance de Jésus à détruire et reconstruire la merveille du monde qu’est le Temple. Sur le chœur 2 • C’est au tour des hommes, pieds nus, de railler Jésus. Bras menaçants, tours en l’air, leurs évolutions véhémentes doublées par celles des femmes, sautant, pirouettant, forment un tourbillon menaçant autour de Jésus. • La superposition de ces langages gestuels, parfaitement coordonnée chorégraphiquement, produit l’impression d’une grande mécanique déglinguée : le chaos et la confusion entourent Jésus, qui avance lentement sur son chemin vers la croix. • Ils forment un groupe nombreux et resserré à gauche de la scène. 44-45 Méditation sur la rédemption en forme de solo de la femme de Pilate →Neumeier Passion • L’épouse de Pilate, bouleversée, s’approche du podium rouge de la croix. Après une hésitation marquée par son pied tâtonnant, elle va en franchir le degré. Durant le récit • Accompagnée par la plainte des hautbois, elle fait le tour de la croix à pas retenus, comme cherchant à mesurer de ses pieds la largeur et la longueur du Golgotha. Bientôt, à genoux, elle avance vers le sol deux mains frémissantes. • La foule compacte s’est massée à droite et traverse tout l’espace. Une partie vient entourer le Golgotha. • Jésus porte un regard appuyé sur Pilate dans un face-à-face très rapproché. Sur l’air : Judas, véritable croix de Jésus • Jésus soulève Pilate (alias Judas : *dan6-7) sur sa nuque et le porte sur le dos à travers toute la scène en direction du Golgotha (comme il l’a porté à travers la salle, jusque sur la scène, au tout début de la Passion). Il porte le faix de l’humanité pécheresse pour gagner l’emplacement de son supplice qui sauve l’humanité de ce péché. • Après s’être éloignée du Golgotha, une main sur la bouche pour contenir son saisissement, la femme de Pilate poursuit son solo, agrémenté de jeux de bras, de retirés sur la demi-pointe, de tours, dont semblent s’inspirer plusieurs autres éléments — femmes autant qu’hommes, animant ainsi tout l’espace scénique. • Pendant ce temps Jésus est dépouillé violemment de ses vêtements. • D’abord face aux spectateurs, Jésus se retourne vers la croix. Il y monte. Il dresse lentement les bras devant lui, et lentement les ouvre en croix. Cet air achevé, Jésus est crucifié.

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• Deux femmes restent au centre de la scène, voûtées et le visage incliné vers le sol. Assis sur ses talons, un disciple (André) est à gauche de la croix. Au loin, sur les marches de l’estrade, Jean et Marie-Madeleine ont assisté, figés dans leur détresse, à toute la scène. + Cinéma + 39-40 Qui ? Un passant • →DeMille King : Filmé du point de vue de Jésus, un passant se moque puis rit avec son compagnon. Un centurion romain • →van den Bergh Matthew : Filmant en plongée, la camera met au point sur la tête de Jésus, penchée sur sa poitrine, puis sur un centurion romain qui l’apostrophe et dit le v.40 avant de rire un grand coup. Caïphe • →Gibson Passion : Le groupe de soldats se moque de Jésus. Caïphe s’avance seul au pied de la croix et prononce le v.40, filmé en plongée. La caméra montre les prêtres et une partie de la foule qui s’unit à ces moqueries. Alors que la caméra, filmant Jésus de face, s’élève lentement dans le ciel tout en fixant Jésus et que la musique reprend, Jésus redit encore Lc 23,34. Regard sombre de Caïphe, qui marche au pied de la croix et lève les yeux vers le bon larron, qui l’apostrophe : « Regarde, il prie pour toi » (cf. →Emmerich Passion). Syncope narrative • →Pasolini Matteo omet les v.39-44 : personne n’insulte Jésus en croix. Invention : un ange gardien • →Scorsese Temptation : Une jeune fille (Kazantzákis en avait fait un jeune homme) à la douceur irrésistible, qui se présente comme un ange gardien, pousse Jésus à descendre de la croix pour rejoindre Marie-Madeleine et fonder une famille. L’ange s’approche, enlève la couronne, les clous un à un, baise les plaies. S’ouvre ainsi une fin alternative entre rêve et réalité (*cin46-50 : Scorsese).

41-43 Blasphème des grands prêtres Caïphe • →DeMille King : Caïphe lève les yeux et les doigts vers Jésus crucifié, montrant l’écriteau (*cin37a : DeMille) avant de citer le v.42. Un prêtre derrière lui fait signe à Jésus de descendre de la croix. Un grand prêtre • →van den Bergh Matthew : Les railleries sont placées dans la bouche du grand prêtre qui a mené l’opposition contre Jésus (*cin26,5a : van den Bergh). Tournant le dos au Golgotha visible en arrière-plan, il parle à un autre prêtre. Anne et Caïphe • →Schaffner Pilate : Après la mort de Jésus, Anne et Caïphe répondent ainsi à Hérode Antipas, qui suppose que Jésus était le messie. Les représentants du parti populaire • →Jones Brian : Les injures sont transformées en hommages et remerciements successifs de l’organisation terroriste « Front du peuple de Judée » et de Judith à Brian pour son martyr. 44 Blasphème des brigands Retournement burlesque • →Jones Brian : Pas d’outrage des brigands, mais paisible conversation de Brian avec l’homme qui est crucifié à sa droite. Lorsqu’un centurion vient annoncer que Brian est libéré, l’homme profite de la distraction de celui-ci et se fait passer pour lui. Enfin, un autre crucifié entame la célèbre chanson qui clôt le film Always Look on the Bright Side of Life, reprise en chœur par tous les condamnés qui sifflent et hochent la tête en rythme, tandis que la caméra s’éloigne lentement pour filmer l’ensemble du Golgotha. Récit de l’évangéliste • →van den Bergh Matthew : Nouvelle intervention du récit premier : gros plan sur le visage de Matthieu, qui prononce, l’air douloureux, le v.44. La caméra suit ensuite, en gros plan, une goutte de sang qui coule sur l’épaule de Jésus.



27,45-51b La mort de Jésus + Propositions de lecture + 45-56 Triptyque de la mort de Jésus COMPOSITION • Au centre, une petite apocalypse donnant la signification de cette mort, explicitée par le centurion (v.51c-53), est encadrée : • par le récit de cette mort (v.45-51b) • et par la liste des témoins qui authentifient le récit (v.54-56). 45-51b Récit de la mort de Jésus Caractérisation des personnages : une mort paradoxale Jusque dans sa mort, Jésus fait coïncider la maîtrise et la faiblesse, la confiance en Dieu et la déréliction (*pro50 ayant crié), mais aussi, chez ceux qui y assistent, la moquerie et la pitié (*pro47b ; *mil48b). Sens L’accent de Mt est théologique : comment Dieu est-il présent-absent à la mort de l’Emmanuel, Dieu-avec-nous ? La construction rhétorique du récit (*pro45-51b) fait passer de la ténèbre (symbole de la présence redoutable du Sacro-saint) à la déchirure du voile, qui symbolisait à la fois sa présence au milieu de son Temple et sa séparation d’avec tout le reste. Par la mort de son fils, Dieu inaugure un nouveau mode de proximité aux hommes. 45 Histoire de l’interprétation L’interprétation de ce v. (comme de toute la petite apocalypse qui suit, v.51c-53) schématise l’évolution de l’esprit occidental :

• Durant des siècles, les lecteurs déploient les multiples virtualités symboliques (*chr45.51cd ; *chr45 sixième heure), culturelles (*anc45-53) et bibliques (*bib45 de la ténèbre sur toute la terre) des prodiges narrés par Mt (*gen45-53 ; *hge45 de la ténèbre sur toute la terre). • À partir de la fin du 17e s., après une belle floraison baroque qui amplifie volontiers les impossibilia de Mt, avec la montée du naturalisme et du rationalisme, on minimise la richesse symbolique pour essayer de déterminer un référent cosmique ou historique. Les impossibilia astronomiques ou chronologiques déjà relevés dans l’Antiquité ne conduisent plus les savants à l’admiration devant le miracle mais à la dérision de la foi traditionnelle. • Il faudra des poètes comme Péguy pour renouer avec l’ancienne piété (*litt passim). 46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné Histoire de l’interprétation : Dieu et Jésus durant la passion *bib46c • Très tôt et durant tout le premier millénaire, la reconnaissance de la déréliction de Jésus fut absorbée dans la lumière du Fils Verbe créateur, incarné, mort et ressuscité pour sauver le monde. • La créativité croyante atteignit des sommets au 17e s. (→Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix : 17e s.) puis dans la littérature mystique moderne dont on ne saurait trop souligner la profondeur (*litt37b : Molinier ; *litt39-44 ; *litt42b : Bloy ; *litt46c ; *phi46c). Elle donne chair littéraire et vraisemblance spirituelle aux élaborations théologiques des scolastiques (*chr46b : Thomas d’Aquin).

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• Au fil des siècles, l’homme-Jésus focalisa de plus en plus l’attention, au de me (« m’ ») contrastent avec Ps 22,2 = G-Ps 21,2 (ho theos ho theos mou… point que l’on n’entendît parfois plus dans son cri qu’un sommet de soufmoi), bien que Mt suive le plus souvent G. Offre-t-il ici sa propre traduction france humaine (→Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix : de l’araméen rapporté par les témoins ? romantisme). • Aujourd’hui, les interprètes insistent sur la dimension psycho+ Vocabulaire + logique. Les uns soulignent que ce Byz V S TR Nes cri est la citation d’un psaume qui 45 ténèbre Connotation matthéenne : 45 À partir de la sixième heure, il y eut de la ténèbre se termine par la consolation ambiguë La ténèbre (skotos) a souvent V des ténèbres sur une connotation péjorative dans Mt divine et y trouvent exprimée l’inaltérable confiance de Jésus (Mt 4,16 ; 6,23 ; 8,12 ; 22,13 ; 25,30), toute la terre, jusqu’à la neuvième heure. (→Le Ps 22[21] dans le récit de la mais pas toujours : Mt 24,29 évoque passion) ; les autres remarquent l’extinction des luminaires du ciel Byz V TR Nes S que seule la première partie du comme un signe du Jour de Dieu 46 a Vers la neuvième heure, Vers la neuvième heure, psaume apparaît dans ce récit, qui à l’avènement du →fils de l’homme Jésus clama d’une voix Jésus cria d’une voix donne simplement à voir la souf(*bib26,2b). L’écho aux ténèbres france crue, sur fond d’obscurité scripturaires (*ref45) ferait de la forte disant : forte et dit : extérieure et intérieure. mort de Jésus une très paradoxale b — Éli, Éli, lima — Eil, Eil, lmono théophanie. V Nes

Texte + Critique textuelle + 46b Éli, Éli De l’araméen ou de l’hébreu ? Translittération d’une phrase en araméen du 1er s. • Le nom divin araméen (’Ělāhî), que l’on attend a priori, est remplacé par l’hébreu (’Ēlî « mon Dieu »), présent dans M-Ps 22,2. • Même si des mss. donnent la forme araméenne attendue (elôi, à rapprocher de Mc 15,34), l’usage d’êli est un hébraïsme répandu dans l’araméen du temps. Cette substitution caractérise →Tg. Ps. 22,2. ’Ēl comme nom divin apparaît en araméen préchrétien (4Q246 col. 2 ’Ēl). Les termes ’Ēlî / ’Ělāhî peuvent donc être compris comme des variantes dialectales de l’araméen. • La forme ’Ēlî est favorisée peutêtre pour faciliter le rapprochement avec le prophète Élie (’Ēliyyāhû en hébreu). 46b lima Ou « lema » ou « lama » : de l’araméen ou de l’hébreu ? • Certains mss. favorisent clairement l’araméen (lemâ) ; • d’autres utilisent le terme lama, dont la nature est discutée (à l’instar de celle de ’Ēlî) : cela pourrait être un terme hébreu ou bien une variante dialectale araméenne.

lema lama sabachthani ? C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, à V pour quoi m’as-tu abandonné !?

shvaqtoni ?

TR

c

47 a

b

48 a

b

46a.50 clama + ayant crié — Sens précis Le verbe (ana)boaô signifie « crier pour exprimer un sentiment intérieur » et non pas seulement « crier » (krazô). 48b vinaigre Terme spécifique hoxos : boisson acidulée connue pour bien étancher la soif (*anc48b). *mil48b

[L’]ayant entendu, Quand certains de ceux V entendant, qui se tenaient là [l’] certains de ceux qui se entendirent, ils tenaient là disaient : disaient : — C’est Élie qu’il appelle, — Celui-ci a appelé Élie. celui-ci. Et étant accouru, Et aussitôt, l’un d’eux V accourant, aussitôt, accourut l’un d’eux, et prit une éponge, la ayant pris une éponge, gorgea de vinaigre, la l’ayant gorgée V fixa à un roseau et il la gorgea de essayait de le faire vinaigre et l’ayant fixée boire. autour d’ V la fixa à un roseau, Vet essayait de le faire boire.

45-51b La mort de Jésus Mc 15,33-37 ; Lc 23,44-46 ; Jn 19,28-30 – 45 ténèbre Gn 1,2 ; Ex 10,22 ; 20,21 ; Dt 28,29 ; 2S 22,10 ; Ps 97,2 ; Is 13,10 ; Jr 4,23.28 ; 13,16 ; 15,9 ; Am 5,18 ; 8,9 ; Jl 2,2 ; 3,15 ; So 1,15 ; Mt 24,29 – 46a clama d’une voix forte Dn 13,42 – 46bc Abandon par Dieu ? 2Ch 32,31 ; Ps 22,2 ; Is 1,15 ; 54,7-8 ; Jr 12,79 – 48b vinaigre Rt 2,14 ; Ps 69,22

46b sabachthani Version citée ? La transcription grecque sabachthani calque l’araméen šebaqtānî, employé dans le →Tg. Ps. Le codex D (zaphthani) semble cependant imiter l’hébreu de M : ‘ăzabtānî. 46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné Une traduction de Mt lui-même ? Le vocatif attique correct (thee mou « mon Dieu ») et la position

+ Grammaire + 48b essayait de le faire boire Imparfait de conatu Les versions emploient simplement l’imparfait du verbe « donner à boire », avec la nuance aspectuelle de la tentative. + Procédés littéraires + 45-51b RHÉTORIQUE Chiasme Au cœur Jésus boit sa coupe jusqu’à la lie, entre deux cris incompris de ceux qui assistent à sa mort. En grande inclusion, l’obscurité qui voile la terre et le Temple qui se dévoile : {obscurité sur la terre [un grand cri [il appelle Élie (éponge à boire) voyons si Élie vient] un grand cri] voile du Sanctuaire déchiré}. 45 la terre Polysémie : de la seule Judée à l’univers entier En grec comme en latin (tout comme ’ereṣ en hébreu), le mot « terre » peut se traduire par « pays ». Cf. les raisonnements philologiques des Pères depuis Jérôme (*chr45 toute la terre). 46b Éli, Éli, lima sabachthani Citation expressive

ÉNONCIATION Citation en araméen Pour la signification de sa destinée dans la chair, les dernières paroles de Jésus dans leur élocution originelle sont d’une importance extrême (*theo46c). De plus, elles seules permettent de comprendre le quiproquo ironique sur Élie qui va suivre (*tex46b).

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(S) SÉMANTIQUE Surabondance sémantique de la dernière parole de Jésus S : Eil, Eil, lmono shvaqtoni est extrêmement expressive. Poétique mimétique du dernier souffle ? • S (Eil, Eil) semble citer le →Ps 22,2 dans une forme « occidentale » sans la lettre h du mot Dieu (S-Ps 22,2 : ’lhy, ’lhy). Le h qui, dans la tradition midrashique, représente le souffle, semble en quelque sorte manquer à Jésus. • S ne présente pas non plus le suffixe possessif -y signifiant « mon ». On peut imaginer la suffocation du Crucifié peinant à achever ses mots. Allusion à Élie ? Il se peut aussi que Jésus ait prononcé tout le Ps 22. • Au v.11 l’expression ’ly ’th, vocalisée dans M comme ’ēlî ’āttâ (« mon Dieu c’est Toi »), peut alors être compris en araméen : « Élie, viens ! ». Abandon et pardon Le verbe šbq, utilisé dans la plainte de Jésus, est le même qui celui employé en Mt 6,12 « Pardonne-nous ». 46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné NARRATION Caractérisation contrastée de Jésus Ici et à Gethsémani, le fils de Dieu majestueux et presque johannique semble s’éclipser. Acmé dramatique ? Mt montre Jésus progressivement abandonné par ses proches (Mt 13,57), par ses disciples (Mt 26,56.69-75), par le peuple (Mt 27,15-26) et finalement par Celui qu’il appelait son Père (appellation ici abandonnée). Acmé théologique ? En exprimant l’abandon de Jésus dans les termes mêmes de la prière psalmique (comme un accomplissement des Écritures), Mt suggère la coïncidence des desseins divins avec l’abîme de l’angoisse humaine (*gen46c). 47b C’est Élie qu’il appelle PRAGMATIQUE Ironie inversée Pour le lecteur de Mt, ce sont les moqueurs qui sont dérisoires : ils veulent voir si Élie va venir (*ptes47b ; *jui47b), alors qu’Élie est déjà venu (Mt 11,7-14) et a rendu témoignage à Jésus (Mt 17,3 ; *syn47b). + Genres littéraires + 45-53 Déploration de la nature À la mort de héros religieux, la nature elle-même est bouleversée : • les cieux sont ébranlés quand Moïse est rappelé par Dieu (→2 Bar. 59,3 ; *ptes45-53) ; • les rossignols chantent en pleine nuit à la mort de François d’Assise ; • les arbres fleurissent hors saison quand meurt Bouddha. 45-51b Le récit de la mort de Jésus Fiction ? La réaction d’un païen comme Celse aux récits des souffrances de Jésus en sa mort (particulièrement à ses souffrances morales ; cf. →Origène Cels.) montre que, s’il s’agissait d’une composition rhétorique pour convaincre, elle était contre-productive dans un milieu gréco-romain. Par ailleurs, la comparaison avec les actes des martyrs juifs laisse penser que le laconisme de Jésus n’aurait pas non plus captivé un lectorat juif hellénisé. On ne peut réduire ce récit à une élaboration édifiante. *anc45-51b Midrash inversé ? Jésus, le Juste souffrant, meurt comme David agonisant au →Ps 22(21), comme la figure mystérieuse décrite en Is 53 et comme le persécuté de Sg 2. Si midrash il y a (*gen46c), il est cependant inversé : l’évangéliste cherche moins à expliquer des textes en composant un récit, qu’à éclairer une histoire par des textes. Récit édifiant ? La sélection de traits peu flatteurs dans la description de cette mort évoque l’idéal de véridiction d’un Suétone, mais le récit évangélique s’en démarque par son absence de souci d’édification morale. Il présente une suite de faits exprimés, potentiellement grosse d’une polémique intra-judaïque et d’un enseignement moral et religieux. Dans la littérature de l’époque, il est très

improbable qu’il s’agisse d’un procédé d’auteur. Le récit Mt de la mort de Jésus n’est pas un récit édifiant. C’est un récit réaliste. Récit réaliste : témoignage mis en forme ? La ciselure rhétorique circulaire de l’épisode (*pro45-51b) n’encadre aucun élément bien significatif, mais un geste concret qui peut avoir frappé la mémoire des témoins oculaires, en particulier par son ambiguïté : l’abreuvement de Jésus à l’éponge. La raison d’une telle construction n’est pas évidemment théologique (même si on peut y trouver de la théologie a posteriori). Un fait particulier de l’exécution de Jésus semble avoir frappé la mémoire, et c’est autour de lui que s’est fixé le récit des derniers instants, construit en symétries mnémotechniques. L’ambivalence de la caractérisation des personnages (*interp45-51b) semble moins construite qu’héritée du récit-source mis en forme par Mt, récit sans doute empreint de l’impact des événements sur leurs témoins. 46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné Citation midrashique ? Dans les compositions midrashiques, quand on veut citer un passage de l’Écriture, on n’en cite que l’incipit et la suite est supposée. Même si Jésus n’a pas prié →le Ps 22 jusqu’au retournement final (Ps 22,25 : le Seigneur « n’a point méprisé, ni dédaigné la pauvreté du pauvre […], mais invoqué par lui il écouta » ; cf. cependant *pro46b), il a pu y penser. Quant à l’évangéliste, il recourt à ce procédé pour projeter par avance la lumière de la résurrection sur le sommet de la déréliction.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 45 sixième heure + neuvième heure TEMPORALITÉS Computs antiques des jours La journée juive antique (*mil26,2a) consistait en deux cycles de 12 heures chacun : un cycle de nuit commençant au crépuscule (vers 18h) et un cycle de jour commençant à l’aurore (vers 6h). La 6e heure de la journée tombe vers midi, la 9e vers 15h. LITURGIE Temporalité Selon →m. Pesaḥ. 5,1, • pour le sacrifice quotidien du soir, les animaux sont égorgés entre 14h30 et 15h30 ; • les agneaux pascals sont immolés entre 13h30 et 14h30 (selon →Josèphe B.J. 6,423 entre 15h et 17h) ; • sauf si le 14 Nisan tombe un vendredi : dans ce cas, c’est entre 12h30 et 13h30. Jésus est crucifié à ce moment-là (cf. Is 53,7). *hge26,2a 45 de la ténèbre sur toute la terre Historicité Langage symbolique ? Le symbolisme général des phénomènes cosmiques entourant la mort du juste peut suffire à expliquer le v. (*gen45-51b ; *anc45-51b ; *bib45 ; *ptes4553 ; *jui45-53). Les interprètes anciens ne s’autorisent cependant pas à déclarer que ce que Mt raconte n’a pas eu lieu (*chr45.51cd). Fait historique ? On a parfois tenté d’« expliquer » cette ténèbre comme le résultat d’une éclipse solaire, en se fondant sur le // Lc 23,45 (*syn45). Vu qu’il ne peut y avoir d’éclipse solaire à la pleine lune, cela aurait été une eclipse miraculeuse (*chr45). Phénomène courant ? En revanche, l’image, avec ses connotations symboliques, peut avoir été développée à partir d’un fait réel (nuages de tempêtes ce jour-là ?) : • →Lagrange Marc 15,33 « Il est d’autant plus téméraire de nier la réalité du fait, que, chaque année à Jérusalem, le début d’avril (et cette saison seulement) est signalé par des journées très sombres que nous nommons familièrement des siroccos noirs. L’atmosphère est embrasée et remplie de poussière. On peut supposer que ce phénomène a pris ce jour-là une intensité miraculeuse. »

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+ Milieux de vie +

+ Intertextualité biblique +

46 ANTHROPOLOGIE Compétence linguistique de l’évangéliste L’analyse philologique de la citation du →Ps 22(21) révèle un évangéliste familier de l’araméen de son temps. Syrien ou Galiléen, Mt peut très bien avoir connu plusieurs langues.

45 sixième heure + neuvième heure — Silence de trois heures Cf. Ap 8,1 (*ptes45).

48b vinaigre MŒURS Geste ambigu Donner une telle boisson (*voc48b ; *anc48b) semble un acte de bienveillance, mais en prolongeant la vie de Jésus, on continue aussi sa torture. + Textes anciens + 45-53 Phénomènes cosmiques Réaction anthropomorphique des éléments naturels • →Diogène Laërce 4,64 évoque la sumpatheia de la lune et du soleil à la mort du scholarque Carnéade à Athènes en 128 av. J.-C. • →Euripide Iph. taur. 193-195 : Le soleil se cache devant ce qui s’est passé dans la maison des Atrides. Signes de deuil divin à la mort de personnes illustres Généraux • Romulus (→Cicéron Rep. 2,17 ; 6,24 ; →Tite-Live 1,16,1 ; →Ovide Fast. 2,493-495 ; →Plutarque Rom. 27,6) ; • Jules César (→Virgile Georg. 1,466-488 ; →Ovide Metam. 15,782-798 ; →Plutarque Caes. 69,4 ; →Josèphe A.J. 14,309) ; • Pélopidas (→Plutarque Pel. 31,2-3 ; →Diodore de Sicile 15,80,2-3) ; • Auguste (→Dion Cassius 56,29,3) ; • Claude (→Dion Cassius 60,35,1). Philosophes • Carnéade (→Diogène Laërce 4,64) ; • Proclus (→Marinus Procl. 37). Preuve d’un désaccord divin avec une guerre • →Cicéron Nat. d. 2,14. Preuve d’un désaccord divin avec une exécution • →Homère Il. 16,459 ; →Ovide Metam. 11,44-47 ; →Josèphe A.J. 17,167 ; →Dion Cassius 51,17,4-5. 45-51b Mort de Jésus // mort noble du héros gréco-romain ? La mort de Jésus se rapproche culturellement d’une mort grecque : elle est prédéterminée par l’Écriture et la volonté du Père qui semble aussi implacable que le destin des mythologies. La transcendance du Dieu personnel se dit dans la force impersonnelle des Écritures. Cependant, en Mt, la seule parole de Jésus dans la mort est de déréliction, et non pas un discours édifiant, ni une attitude à imiter. Certes, la possibilité que la mort ignoble de Jésus peut être un acte de grande noblesse est discrètement laissée ouverte par le récit (*pro50 ayant crié ; *gen46c) mais par comparaison à la mort de condamnés antiques célèbres, c’est justement cette discrétion qui frappe. Même suggérée par certains détails, l’espérance de la résurrection ne se raconte donc pas du tout comme la croyance philosophique en l’immortalité de l’âme qui donnerait paix au philosophe condamné pour disserter jusqu’au dernier moment. La mort de Jésus est loin d’être une « mort noble ». // mort édifiante du héros juif ? Jésus se rapproche aussi des héros juifs : contrairement aux héros grecs, Jésus ne triomphe pas de tout pathos. Il exprime des sentiments tels la peine et l’angoisse, profondément humain comme les grands héros bibliques. Cependant, l’espérance de la résurrection n’est nullement thématisée comme dans les martyres juifs. Mt ne compose pas un récit édifiant. Jésus, le →fils de Dieu, meurt moins comme un martyr de plus, donnant un exemple de foi et d’endurance héroïque, que comme la victime d’une insondable et terrifiante méchanceté, absurde jusqu’à lui faire crier un sentiment d’abandon par Dieu. 48b vinaigre Boisson désaltérante • →Plutarque Cat. Maj. 1,7 : Pour les ouvriers et les soldats de la Méditerranée, le vinaigre de vin est plus désaltérant que l’eau (cf. Rt 2,14).

45 de la ténèbre sur toute la terre Signe de conclusion de l’histoire ? Signe de jugement divin (Ex 10,21-22 ; Is 13,10 ; Jr 4,23.28 ; 13,16 ; Am 5,18.20 ; Mt 24,29), la ténèbre met en rapport les événements de la fin avec ceux des origines : Gn 1,2. Cf. aussi Is 50,3 ; Jr 15,9 ; Ez 32,7-8 ; Jl 2,10.31 ; 4,15 ; Am 8,9. 46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné Langage Citation →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion Leitmotiv La prière adressée à un Dieu apparemment absent est au cœur de la piété juive traditionnelle (*ref46bc). + Littérature péritestamentaire + 45-53 Phénomènes cosmiques Déploration de la nature L’idée de la nature se rebellant contre une mort criminelle (*gen45-53) est bien attestée : • →Pseudo-Philon Ant. bib. 40,3 : La fille de Jephté dit : « Les arbres de la plaine me pleureront, les bêtes des champs se lamenteront sur moi » ; • →2 Bar. 10,12 (deuil suite à la prise de Jérusalem) ; →T. Adam 3,6 ; →Pseudo-Clément Recogn. 1,41. Signes de deuil divin • Hénoch : →2 Hén. 67,1-2 ; • Moïse : Dieu l’enterre (Dt 34,6 ; →b. Soṭa 14a) et le pleure (→Deut. Rab. 11,10). *anc45-53 ; *jui45-53 Signe de dénouement Les motifs liés à la création (*bib45 de la ténèbre sur toute la terre) se retrouvent souvent dans l’eschatologie : • →Vies pro. 12,14 « À la fin des temps […] ils illumineront ceux qui sont poursuivis par le serpent dans les ténèbres, comme depuis le commencement. » 45 sixième heure + neuvième heure — Silence de trois heures • →Pseudo-Philon Ant. bib. 19,16 : Les anges s’arrêtent de chanter à la mort de Moïse ; • →4 Esd. 7,30-31 : À la mort du messie, le monde retourne à son silence originel pendant sept jours, comme au commencement ; • →Protév. Jc. 18,2-3 : Le cours du monde s’interrompt à la naissance de Jésus. 47b Élie Retour du prophète Ml 3,23 (cité en Mt 17,11) évoque le retour du prophète pour restaurer (apokathistêmi) toutes choses : • les liens d’affection dans les familles (Ml 3,24 ; Si 48,10) ; • la sagesse chez les rebelles pour préparer les voies du Seigneur (Lc 1,17) ; • les tribus de Jacob (Si 48,10) — ce qui peut signifier qu’il rassemblera la diaspora ou bien qu’il purifiera un petit reste (→m. ‘Ed. 8,7).

Réception + Lecture synoptique + 45 sixième heure + neuvième heure — // Mc : chronologie Mc parle également de ténèbres à « la sixième heure » (Mc 15,33), puis d’un grand cri à « la neuvième » (Mc 15,34), mais il précise plus haut que la crucifixion a lieu à « la troisième heure » (Mc 15,25). *syn35 ; *chr45 ; →Chronologie de la passion 45 de la ténèbre sur toute la terre // Lc 23,45 ajoute une précision transmise dans les mss. sous deux formes : • « Le soleil ayant eu une défaillance » (Nes : eklipontos) ;

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• « Le soleil s’obscurcit » (Byz TR : eskotisthê ; V : obscuratus est ; S: hw’ ḥšwk’ ; cf. Ap 9,2). La première forme a mis les commentateurs sur la piste d’une éclipse de soleil, mais la seconde peut faire allusion à un phénomène n’ayant rien à voir avec une éclipse (*hge45). Le problème ainsi posé a passionné les commentateurs : *chr45.51cd ; *litt45.51cd. 46b Éli, Éli, lima sabachthani *tex46b ; →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion Mt–Mc // Jn–Lc • Comme Mt, Mc 15,34 (elôi elôi lama sabachthani) semble assimiler l’araméen à l’hébreu (lama, comme dans M-Ps 22,2), mais Mt et Mc donnent sans doute plutôt deux variantes dialectales. • Ce v. est absent de Lc et de Jn, signe peut-être de l’embarras qu’il causa dès le début de la tradition sur Jésus ou simplement volonté de ne pas répéter ce qui était déjà connu. // Lc Lc 23,46 cite Ps 31,6. À première vue, il semblerait que le contraste soit complet. En fait, le Ps 31 est lui aussi une supplication d’homme oppressé par l’épreuve et qui se sent abandonné de Dieu : « Et moi je disais en mon trouble : “Je suis ôté loin de tes yeux !” » (Ps 31,23). L’un et l’autre psaumes montrent à l’évidence que l’angoisse profonde n’est pas incompatible avec l’espérance. L’angoisse offre la possibilité de s’abandonner plus totalement à Dieu. Au moment de sa désolation extrême, allant jusqu’au bout de l’angoisse, Jésus maintient son âme ouverte à Dieu, dans la prière la plus intense qui fût jamais. // Jn Jn évoque aussi à plusieurs reprises, à l’approche de la passion, l’âme troublée de Jésus : « Jésus frémit intérieurement et se troubla » (Jn 11,33) ; « Maintenant mon âme est troublée ! » (Jn 12,27) ; « Jésus fut troublé en son esprit » (Jn 13,21, à la dernière Cène). 47b Élie Mt–Mc–Jn : Élie est déjà revenu Les déclarations de Jésus en Mt 17,11-12 (// Mc 9,12-13) et la dénégation du Baptiste en Jn 1,21 suggèrent qu’Élie est déjà figurativement revenu, à travers le ministère de Jean, pour le premier avènement historique de Dieu en Jésus et qu’il reviendra en personne pour la seconde venue. 48 // Jn En Jn 19,29-30 Jésus ne prend du breuvage qu’au tout dernier moment, avant d’expirer.

+ Liturgie + 45-46 CHANT GRÉGORIEN Répons Tenebrae TEXTE assemblage évangélique de la mort de Jésus • →OHS 220-221, 5e répons des vigiles du vendredi saint (7e mode) : Tenebrae factae sunt, dum crucifixissent Iesum Iudaei; et circa horam nonam exclamavit Iesus voce magna: Deus meus, ut quid me dereliquisti? Et inclinato capite, emisit spiritum. V/ Exclamans Iesus voce magna, ait: Pater, in manus tuas commendo spiritum meum (« Il y eut des ténèbres pendant que les Juifs crucifiaient Jésus ; et vers la neuvième heure Jésus s’exclama d’une voix forte : “Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? Et la tête inclinée, il rendit l’esprit. V/ Jésus, s’écriant d’une voix forte, dit : “Père, dans tes mains je remets mon esprit” »). Antijudaïsme caractérisé ? Le texte du répons affirme Tenebrae factae sunt, dum crucifixissent Iesum Iudaei… Or, d’après les évangiles, ce ne sont pas les Juifs mais les Romains qui sont →responsables de la mort de Jésus. Les éditeurs monastiques contemporains prennent en compte la charge d’antijudaïsme possible dans cette pièce et dans d’autres semblables : • L’abbaye St-Pierre de Solesmes a légèrement modifié le texte du répons Ad nutum de Fulbert de Chartres et de la séquence Laetabundus.

• Quant au répons Tenebrae factae sunt, il est difficile de toucher un tel monument ; mais on en atténue les aspects choquants à notre époque, en adoucissant la traduction d’un élément qui n’est pas essentiel dans la dynamique de cette pièce. →Hymn. 436 traduisait ce répons par « L’obscurité se fit tandis que les Juifs crucifiaient Jésus, etc. » →LM 2,795.799 traduit pudiquement : « L’obscurité se fit tandis qu’on crucifiait Jésus, etc. » Interpolation johannique • Le texte de l’office romain actuel ajoute ensuite le verset Jn 19,34, que plusieurs mss. anciens placent entre Mt 27,49 et Mt 27,50 : *tex49-50. MUSIQUE Ce célèbre répons, simple récit de la mort de Jésus pris dans l’évangile, est un pur chef-d’œuvre musical où s’expriment, avec force et simplicité, l’angoisse du cri vers Dieu et la paix confiante du dernier instant. C’est un triptyque dramatique : deux récitatifs très ornés (nos. 1 et 3) encadrent le cri angoissé du Seigneur (no. 2). (1) Le 1er chante simplement le fait de l’enténèbrement de l’univers ; puis sa mélodie monte (et circa horam nonam), se charge de neumes, de la lourde répétition mélodique de voce magna. Quelque chose se prépare ! (2) Coupure nette : attaque brusque à la sixte supérieure à Deus meus (intervalle assez rare), montée à la quarte, ce qui fait un intervalle presque direct de neuvième. Cri — ineffable douleur morale du Seigneur se sentant abandonné de tous, même de son Père dont il est pourtant le Verbe inséparable ! La voix ne s’appesantit pas sur ce porrectus, bondit au sol aigu à atteindre aussi doucement que possible. Puis elle en appelle douloureusement au Père : ut quid me dereliquisti, d’un accent si chaud, si aimant qui se pose sur le si, donnant l’impression de quelque chose qui ne finit pas. Silence. (3) Le récit reprend. Attaque sur le fa, par un triton direct, pianissimo, accusant le changement de modalité. La courbe mélodique de Et inclinato capite imite le mouvement de la tête qui doucement s’incline. Grande montée douce sur emisit spiritum, et retombée de quinte sur la tonique. 45 de la ténèbre sur toute la terre RITUEL Office des ténèbres Durant les trois jours du triduum pascal, l’office divin du matin — matines et laudes — est appelé, depuis le 12e s., « office des ténèbres », parce qu’il se termine dans l’obscurité, les cierges du chandelier triangulaire ayant été tous éteints successivement. On y mime la dé-création rapportée par l’évangéliste par une entropie de la lumière et par un « tonnerre » final exécuté au moyen de plaques métalliques mises en vibration ou d’instruments spéciaux. (Selon certains usages, le dernier cierge n’est pas éteint, mais caché derrière l’autel, comme un symbole de la divinité du Verbe qui reste attachée au corps de Jésus dans la traversée de la mort, de la foi de Marie, et de l’espérance invinciblement présente dans l’amour des saintes femmes jusqu’au tombeau.) L’office des ténèbres était anticipé la veille, depuis le 13e ou le 14e s. Après la restauration de la semaine sainte (cf. Ordo hebdomadae sanctae instauratus, editio typica, Cité du Vatican : Typis Polyglottis Vaticanis, 1956), ces heures, quand on les chante ou récite en chœur ou en commun, ne peuvent plus être anticipées, sauf dans les églises où la messe chrismale se célèbre le matin. Texte On reprend les lamentations de Jérémie, où le prophète déplore la destruction de Jérusalem par les Babyloniens. Elles sont ré-énoncées comme la solitude du Christ délaissé par ses apôtres. Chaque verset en latin est précédé de la lettre hébraïque qui le commençait dans le texte hébreu, assumant toute la douloureuse expérience du peuple en exil dans la passion du messie. Musique Ces offices ont donné lieu à des créations musicales parmi les plus touchantes du répertoire religieux : à la Renaissance, Thomas Tallis et Tomás Luis de Victoria ; aux 17e-18e s., particulièrement célèbres sont celles de François Couperin (Leçons de ténèbres pour le mercredi saint, 1714, abbaye de Longchamp ; la troisième, pour deux voix de dessus, est un sommet de l’art vocal baroque) et de Marc-Antoine Charpentier, Jean Gilles et Michel-Richard Delalande.

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46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné TEXTE/MUSIQUE Ritualisation et actualisation des souffrances de Jésus dans son corps mystique • →OHS 199-201, vendredi saint, office des lectures, psaumes des vigiles. Choisis spécialement pour le mystère célébré, et non plus récités à la suite dans le psautier hebdomadaire, les psaumes font voir les puissances du monde liguées contre l’oint de Dieu (Ps 2) et entendre le cri du Crucifié au comble de la souffrance et du délaissement (Ps 22 ; 38), mais aussi, en un contraste émouvant que souligne la mélodie des antiennes latines, une prière douce et sereine, appuyée sur la certitude du secours divin. Même médiatisé par les Écritures, le supplice atroce est évoqué sans fard. Le vendredi saint révèle quelle chose effroyable est le péché et, en même temps, jusqu’où Dieu a aimés les pécheurs (Rm 5,6-8) : faces inséparables du même mystère. Fidèles à la leçon donnée par le Seigneur lui-même sur le chemin du Golgotha (Lc 23,28), les enfants de l’Église en chemin pleurent moins sur lui que sur eux-mêmes. TEXTE Coopération de toute la Trinité à l’œuvre de la rédemption À chaque messe, le prêtre se rappelle que le sacrifice de Jésus est une œuvre d’amour de toute la Trinité, non pas la destruction du fils ordonnée par un père assoiffé de vengeance : • →MR 601 §131 : Prière à voix basse du prêtre en préparation à la communion : Domine Iesu Christe, Fili Dei vivi, qui ex voluntate Patris, cooperante Spiritu Sancto, per mortem tuam mundum vivificasti, libera me per hoc sacrosanctum Corpus et Sanguinem tuum ab omnibus iniquitatibus meis et universis malis; et fac me tuis semper inhaerere mandatis, et a te nunquam separari permittas (« Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, selon la volonté du Père et avec la coopération de l’Esprit Saint, par ta mort tu as donné la vie au monde, que par ton Corps et ton Sang très saints, tu me délivres de toutes mes iniquités et de tous les maux ; et fais que j’adhère toujours à tes commandements, et que jamais tu ne permettes que je sois séparé de toi »). + Tradition juive + 45-53 Phénomènes cosmiques Signes de jugement divin Comme en Ex et dans l’AT (*ref45 ; *bib45 de la ténèbre sur toute la terre). Pour les rabbins, l’éclipse de l’un des luminaires est un mauvais présage. Elle annonce la venue de la punition divine dans le monde (→t. Sukka 2,6 ; →b. Sukka 29a). L’éclipse est aussi une déploration de la nature devant les transgressions accomplies par les hommes, tout particulièrement la violence ou la mort infligées à des personnes innocentes : • →b. Sukka 29a « Nos Sages ont enseigné : Le soleil est frappé d’une éclipse dans quatre cas : quand le “père du tribunal rabbinique” [= l’assesseur du président de ce tribunal] meurt et que son deuil n’est pas accompli conformément à la Loi, quand une jeune fiancée crie dans la ville [parce qu’elle est violée] et que personne ne la sauve, quand la pédérastie [est pratiquée] et quand le sang de deux frères est versé simultanément. » Les ténèbres expriment aussi le deuil divin (→Lam. Rab. 3,9). Signes qui accompagnent la mort des rabbins Souvent mentionnés, ces événements spectaculaires sont pour la plupart clairement miraculeux : des étoiles visibles en plein jour, des pierres de feu tombant du ciel, une mer qui se fend en deux, des palmiers-dattiers qui produisent des épines, des statues brisées en grand nombre, etc. (→y. ‘Abod. Zar. 3,1 = 42c ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 25b). Ils ont des significations diverses. Déploration et deuil Arbres déracinés (à la fois tristesse de la nature et représentation symbolique de la mort du rabbin comparé ici à un arbre) et larmes versées par des colonnes. Mémorial Certains signes rappellent plutôt des aspects de la vie ou de la personnalité du rabbin. Des colonnes sculptées se brisent après la mort de Rabbi Yoḥanan, parce qu’aucune image n’est à la hauteur de sa beauté (→y. ‘Abod. Zar. 3,1 = 42c). Ils contribuent à confirmer aux yeux de tous le mérite exceptionnel de celui qui est mort.

La voix céleste intervient, soit pour rendre hommage et pleurer le sage disparu (→y. ‘Abod. Zar. 3,1 = 42c), soit, dans le cas d’un rabbin mort en martyr, pour annoncer qu’il a part au monde futur (→b. Ber. 61b ; →b. ‘Abod. Zar. 18a). 47b Élie Intercesseur vivant Élie n’est pas mort mais a été enlevé auprès de Dieu (2R 2,11). • C’est pourquoi il peut venir en secours de sages en difficulté : Élie est celui qui expliquera les textes dont l’interprétation divise les rabbins (→PRK 18,5 ; cf. →Gen. Rab. 33,3 ; →y. Ketub. 12,3 = 35a ; →b. ‘Abod. Zar. 17b ; →b. Ta‘an. 21a) ; • il prêchera la repentance (→PRE 43) ; • il purifiera un petit reste au sein d’Israël (→m. ‘Ed. 8,7) ; • il inaugurera la résurrection des morts (→Or. sib. 2,187-188.221-226 ; →m. Soṭa 9,15 ; →y. Šabb. 1,7 = 3c). + Tradition chrétienne + 45.51cd de la ténèbre sur toute la terre + la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés — Phénomènes cosmiques *pro45-51b ; *gen45-53 ; *anc45-53 ; *ptes4553 ; *jui45-53 Apologétique : un phénomène cosmique attesté • →Tertullien Apol. 21,19 « Au même instant [= à la mort de Jésus], le jour fut privé de soleil, au moment où il marquait le milieu de son orbe. On crut certainement que c’était une éclipse, et ceux qui ne savaient pas que ce prodige avait aussi été prédit pour la mort du Christ, n’en comprenant pas la raison, la nièrent, et pourtant vous trouvez consigné dans vos archives cet accident mondial » (peut-être pas le passage de Phlégon mais un rapport prétendument adressé par Pilate à Tibère). • →Origène Cels. 2,33 « L’éclipse arrivée au temps de Tibère César sous le règne de qui, semble-t-il, Jésus a été crucifié, et les grands tremblements de terre alors survenus, Phlégon aussi les a notés dans le treizième ou le quatorzième chapitre, je crois, de ses Chroniques » ; 2,59 « [Celse] juge contes merveilleux le tremblement de terre et les ténèbres ; je les ai défendus plus haut de mon mieux en citant Phlégon qui a rapporté que ces faits survinrent au temps de la passion du Sauveur » ; cf. →Origène Comm. Matt. 134 (273.13). • →Eusèbe de Césarée Chron. conserverait un fragment des Olympiades de Phlégon : « Dans la quatrième année de la 202e Olympiade, il y eut une éclipse de soleil plus forte qu’aucune de celles qui eurent lieu auparavant. Le jour à la sixième heure du jour tourna si fort en nuit ténébreuse que les étoiles au ciel apparurent. Il y eut un tremblement de terre en Bithynie ; Nicée fut en partie détruite » (PG 19,535-536 ; = →PseudoDenys l’Aréopagite Ep. 7,2). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3722 cite →Orose (7,4,13-15), qui remarque que ces phénomènes sont attestés non seulement dans les évangiles, mais aussi dans des livres grecs. La controverse antichrétienne des Lumières et l’apologétique qui lui répond reprirent ce dossier 14-15 siècles plus tard (*litt45.51cd). Pas une éclipse ordinaire *hge45 de la ténèbre sur toute la terre ; *syn45 de la ténèbre sur toute la terre ; *chr45 sixième heure Compassion des éléments pour leur Créateur • →Origène Fr. 556 ; →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 4,10 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1489D. • →Méliton de Sardes Pascha 97 : Les luminaires du ciel s’éteignent pour ôter à Jésus la honte de la nudité (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3713 ; cf. Gn 9,23). • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 4,14 « Le soleil même s’éteint, cette lampe des hommes ! / Prenant un voile de ténèbres, il le met sur son visage / Pour ne point voir l’opprobre du Soleil de Justice / Dont la splendeur, là-haut, illustre les veilleurs ; / La création vacille, le ciel s’incline / Et le Shéol vomit, restituant les morts. » • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 1,10 « Le soleil vit un autre Soleil / Virulent qui dardait au Golgotha ; / Frappé par ses rayons, il se cacha : / Ainsi le visible donnait-il de l’Invisible le signal. »

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Le topos de la nature se rebellant contre les crimes des hommes (*gen45-53) est repris dans les martyrologes chrétiens : le feu refuse d’attaquer les témoins de la foi (→Mart. Pol. 15-16). Deuil des éléments eux-mêmes • →Eusèbe de Césarée Praep. ev. 8,14,50 : Les éclipses de soleils sont présages de la mort des rois ou de la ruine des cités. • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 13,17.20.24 « Elle [= la création] étendit la nuit, / Comme Sem et Japhet, / Pour ne point voir l’opprobre / De son Seigneur si pur. / […] La création se mit / Un vêtement de deuil, / Pour le Fils de son Maître / Une mantille obscure. / […] Le ciel, tout radieux / Au temps de son Baptême, / Noircit et s’offusqua / Au temps de sa Passion. » 45 sixième heure + neuvième heure Convenance de la sixième heure • →Raban Maur Exp. Matt. « L’heure à laquelle Adam a introduit la mort dans le monde en péchant [dans l’après-midi : V-Gn 3,8], à cette même heure [le Christ] a détruit en mourant la mort qui venait d’Adam » (753.68 ; = →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1492A). • →Albert le Grand Sup. Matt. s’appuie sur le chiffre six pour proposer sa divisio textus : « C’est ici que commence la démonstration de la puissance divine du Christ souffrant, qui était cachée jusqu’à ce moment dans la passion de la faiblesse assumée. Les éléments de la manifestation (divine) se ramènent à six différentes, tout comme le principe du monde a été parfait en six (jours). [Cette manifestation] se ramène en effet (1) à la suppression de la gloire céleste ; (2) à la ruine de la nature humaine assumée, nature qui proclame même qu’elle est abandonnée du fait du péché du premier homme ; (3) elle se ramène également aux paroles mystiques qui ont été ouvertement révélées ; (4) aux éléments du monde ; (5) également aux saints qui sont morts ; (6) et à la confession faite par les vivants. Il montre (1) en premier lieu l’autorité de celui qui souffre, (2) en second lieu la vérité de la nature passible, (3) en troisième lieu l’accomplissement des figures [de l’AT], (4) en quatrième lieu le mérite de la passion, (5) en cinquième lieu la rédemption accomplie par la passion, (6) en sixième lieu l’amplitude future qui vient de la passion de la foi. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « À l’heure du midi, le soleil est au milieu du ciel. Cela est approprié pour le Fils de Dieu, qui est le véritable soleil (Ml 3,20) […] [et parce que] Adam a péché après l’heure du midi (Gn 3,8). Le Christ a voulu satisfaire pour cette heure. Pourquoi Marc (Mc 15,25) parle-t-il de la troisième heure ? Il faut dire qu’il a été crucifié à la troisième heure par la langue des Juifs, mais à la sixième par les mains des soldats » (= →Raban Maur Exp. Matt. 754.88 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3560 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1488B). Harmonisation des évangiles *syn45 sixième heure • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3594 propose une erreur de lecture du chiffre grec pour harmoniser les évangiles quant à l’heure de la crucifixion (solution que reprendra Thomas d’Aquin). En Mc 15,25, un episemon (vieille lettre grecque utilisée comme symbole numérique à l’époque byzantine, aussi nommée digamma), dont la valeur numérique est six, aurait été confondu par un copiste avec un gamma, dont la valeur est trois. C’est donc bien à la sixième heure que Jésus fut crucifié. De même en latin, un V peut facilement se transformer en deux II, donc un VI être lu III. Trois heures en signe de l’absence du Dieu trinitaire • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « trois heures, pour indiquer qu’on avait été privé de la lumière de la Trinité » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3706). Trois heures, indiquant un miracle • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,1 « Ce n’était pas une éclipse […]. Cela dura trois heures, alors qu’une éclipse ne dure qu’un instant » (776.49). • →Jérôme Comm. Matt. « […] alors qu’une éclipse de soleil ne se produit jamais qu’à la nouvelle lune. […] Pour qu’on ne puisse croire que l’ombre de la terre ou un passage du globe de la lune devant le soleil avaient produit des ténèbres brèves et rousses, la durée est spécifiée : trois heures,

pour exclure tout prétexte aux chicaneurs. […] Le “grand luminaire” retira ses rayons pour ne pas voir le Seigneur suspendu au gibet » (2,297). • Augustin d’Hippone (→Civ. 3,15 ; →Ep. 199,34) savait que la →Pâque juive se célèbre toujours à la pleine lune, moment où une éclipse de soleil ne peut pas avoir lieu, et qu’une éclipse de soleil ne produit pas une obscurité complète et ne dure pas trois heures (= →Raban Maur Exp. Matt. 752.47, qui ajoute : « Et il me semble que la plus brillante lumière du monde, c’est-à-dire le plus grand astre, a retiré ses rayons pour ne pas voir le Seigneur qui pendait sur la croix, ou pour que les impies ne jouissent pas de sa lumière alors qu’ils blasphémaient » ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1492A ; →Anonymes In Matt. 214.52). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. compilant tout le dossier antique (*chr45.51cd) distingue cinq « miracles » : (1) « Alors que c’était le jour où la Pâque devait être célébrée, on était à la quinzième lune, alors que la lune est en opposition par rapport au soleil. Or, une éclipse naturelle se produit du fait de la conjonction de la lune par rapport au soleil » (c’est-à-dire lors d’une éclipse solaire, la lune se trouve entre le soleil et la terre, ce qui n’est pas possible à la pleine lune, à la date de la Pâque, moment où la terre se trouve entre le soleil et la lune) ; (2) « Alors que le soleil était au couchant, la lune devait être à l’orient. Or, ici le cours de la lune a été changé » ; (3)  « L’obscurcissement commence toujours du côté du couchant, car toutes les planètes ont un double mouvement : l’un propre, l’autre commun. La lune, pour ce qui est de son mouvement propre, est plus rapide, et lorsqu’elle atteint le corps du soleil, elle vient du couchant. Mais, ici, il n’en était pas ainsi, car elle venait de l’orient » ; (4) « L’obscurcissement débute dans la même partie où l’illumination revient. Or, il n’en fut pas ainsi alors, puisque le soleil a finalement quitté la partie qu’il avait d’abord occupée, car la lune a atteint le corps du soleil, puis elle a reculé, de sorte que cette première partie fut d’abord illuminée » ; (5) « Lorsqu’une éclipse est naturelle, elle dure peu de temps. En effet, le soleil n’est pas caché, mais il se produit un obscurcissement par interposition de la lune. Or, le corps de la lune n’est pas plus grand que celui du soleil. Cela ne dure donc pas longtemps » (= →Albert le Grand Sup. Matt.). 45 ténèbre *chr45.51cd Signe de l’aveuglement du peuple juif • →Origène Comm. Matt. 134 « Lorsque Moïse leva ses mains “vers le ciel” (Ex 10,21), “les ténèbres se répandirent” (Ex 10,22) sur les Égyptiens qui tenaient le peuple de Dieu en servitude […] ; de même à la sixième heure, alors que le Christ étendait ses mains sur la croix et les levait vers le ciel, les ténèbres se répandirent sur ce peuple qui avait crié : “Enlève-le de terre” (Lc 23,18) et “Crucifie-le” (Lc 23,21), et il se trouva privé de toute lumière. Et ces ténèbres étaient l’image des ténèbres à venir qui devaient envelopper la nation juive. […] Sous Moïse encore, “les ténèbres se répandirent et l’obscurité se fit sur toute la terre d’Égypte pendant trois jours” (Ex 10,22) ; et personne ne vit son frère, personne ne se leva dans son lit pendant trois jours, tandis qu’il y avait pour tous les enfants d’Israël de la lumière […] ; sous le Christ, “les ténèbres se répandirent sur toute la terre” de Judée pendant trois heures, mais la lumière demeurait sur tout le reste de la terre, parce que partout elle éclaire toute l’Église de Dieu en Christ » (277.15 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3675). Invitation à la repentance • →Calvin Comm. NT « Mais quant à moi, je pense plutôt parce que ce peuple était si stupide, qu’il ne voyait rien au milieu de la clarté, que ces ténèbres ont été pour le réveiller à considérer le conseil admirable de Dieu en la mort de Christ » (Meyrueis , 1,717). 45 toute la terre Sens restreint ou large ? = tout le pays de la Judée • →Év. P. 15 et →Origène Comm. Matt. 134 (276.18 ; cf. Ex 10,22 ; Mt 9,26.31 ; →Terre promise) soutiennent ce sens restreint pour une raison astronomique : l’obscurité vient d’une éclipse miraculeuse du soleil (Lc 23,45), qui ne peut pas avoir lieu sur toute la terre à midi. = jusqu’à Troie • →Albert le Grand Sup. Matt. « Origène dit que, de même qu’il y a eu des ténèbres en Égypte (Ex 10,22-23) et une lumière pour les saints sur

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cette même terre, de même, à ce moment-là, il y a eu des ténèbres pour les Juifs […] et une lumière pour les autres hommes. Cependant Denys dit que les ténèbres se sont étendues jusqu’en Phrygie dans les régions d’Ilion, là où fut la ville de Troie. » = toute la terre (cf. Mt 5,18.35) • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,1 (776.5) défend cette signification pour une raison lexicologique : gê pour « pays » est toujours précisé par un attribut en Mt (Mt 2,6.20-21 ; 4,15 ; 10,15 ; 11,24) ; sans attribut — sauf en cas des significations « continent » ou « terre sèche » — le mot signifie presque toujours « monde » (exceptions : Mt 5,5 ; 23,35). 46a Vers la neuvième heure, Jésus clama d’une voix forte Mystère ineffable • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3788 « Voici qu’à la neuvième heure, il crie d’une voix forte celui qui, à la brise du jour, à l’heure de midi, se promène dans le paradis, crie et dit : “Adam, où es-tu ?” (Gn 3,9). Mais ici, il crie d’une voix forte, ce qui est, pour ainsi dire, contre la nature des mourants. De là, il faut chercher en quoi la voix du Christ fut forte, si c’est seulement par le retentissement du cri, ou si elle fut forte en raison du mystère, en présence de réalités mystiques. […] Chaque fois que, dans les Écritures saintes, on lit le cri de Jésus ou le cri de Dieu ou le cri de la sagesse, il faut toujours comprendre quelque grand et ineffable sacrement/ mystère (sacramentum). » La puissance de la voix du Christ est signe du salut de l’homme. Elle est la preuve d’un mystère caché dans ces paroles, qui ne sont pas signe de désespoir (12,3865). 46b Éli, Éli, lima sabachthani Réception du cri : du 1er siècle au Moyen Âge À la lumière de l’incarnation Le cri concentre tout le mystère d’un Dieu incarné souffrant sur la croix. Son interprétation, au fil des siècles, a suivi les aléas de la manière de comprendre l’union de Dieu et de l’humanité en Christ (*theo46c). Déjà l’incarnation fait scandale : le Tout-Puissant devient faiblesse ; la Parole infinie, un petit enfant (infans = qui ne parle pas) ; Jésus à la fois Dieu qui exauce et homme qui supplie. En outre, cette parole de déréliction dévoile les profondeurs du mystère des anéantissements du Verbe fait chair. Scandale violent pour l’esprit humain. La tentative de rationaliser le mystère fut en tout temps toujours grande. Il y aura toujours la tentation de choisir un Jésus pur homme passible, ou un Jésus inaccessible à la souffrance. • Ou bien le raisonnement suggère un Jésus qui est vrai Dieu mais impassible et sa souffrance n’est qu’apparente (le docétisme) ; • ou bien un Jésus qui a vraiment souffert notre souffrance, mais alors il ne peut pas être Dieu (le nestorianisme). Le choc de l’incarnation est tel que la raison cherchera toujours à le fuir. Seule la force de la foi est capable de soutenir le choc de la révélation de l’incarnation rédemptrice. • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Celui qui veut comprendre par cela qu’il a crié par dégoût de la mort n’a pas compris le mystère. […] Il a plutôt voulu laisser entendre qu’il était égal au Père. […] Il a aussi voulu indiquer que [sa mort] avait été annoncée par les prophètes. Il a dit ce que dit le Ps  22,2. […] Il y a eu deux hérésies. L’une ne reconnaissait pas dans le Christ le Verbe uni à la nature humaine, mais affirmait que le Verbe tenait la place de l’âme : c’est ce qu’affirmait Arius. D’autres ont dit que le Verbe n’était pas uni à la nature humaine selon la nature, mais par grâce, comme c’est le cas dans un juste […] : c’est ce que Nestorius affirmait. Ils interprétaient donc : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? en disant que le Verbe de Dieu disait cela, et qu’il dit Dieu parce qu’il est la créature de Dieu, et on en concluait qu’il fit s’unir à lui ce Verbe et, par la suite, l’abandonna. Mais cela est une interprétation impie, car il est toujours avec ce Verbe. Ainsi donc, sa divinité n’a abandonné ni la chair ni l’âme (Jn 7,29). […] De même que, lorsque quelqu’un est exposé à un mal, on dit qu’il est abandonné, de même, lorsque le Seigneur abandonne l’homme qui tombe dans un mal de peine ou de faute, dit-on que celui-ci est abandonné. De sorte qu’on dit du Christ qu’il est abandonné non pas selon l’union, ni selon la grâce, mais quant à la souffrance. » Embarras primitif ? Dès le 1er-2e s., le v. pose problème. La mouvance gnostique a cherché à le désamorcer.

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• Soit en donnant une transcription différente, s’inspirant de la traduction d’Aquila de Ps 22,2 : →Év. P. 19 : Jésus prie en d’autres termes, « Ô ma force ! ô ma force ! tu m’as abandonné », où force serait à prendre dans le sens physique. De cette façon tout scandale est éliminé. • Soit en spéculant sur Jésus : →Év. Phil. 72 évoque le départ de celui qui est « engendré de Dieu », quittant « le lieu » au moment de la mort de Jésus : « “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi, Seigneur, m’as-tu abandonné ?” Il dit ces [paroles] sur la Croix. Car il a séparé de ce Lieu-là [tout ce] qui a été engendré par [ce qui est extérieur] en Dieu. » Jusqu’au Moyen Âge tardif Interprétation/élucidation christologique : une expression de la nature humaine de Jésus, non de la nature divine du Logos Les Pères lisent cette dernière parole de Jésus à la lumière de la doctrine de ses deux natures progressivement formulée, dans le mouvement de laquelle ils se situent spontanément. Évitant le psychologisme, ils soulignent l’expression théologique du mystère pascal dans sa totalité paradoxale. Cri montrant par contraste depuis quelle hauteur le Fils s’est abaissé en s’incarnant • →Origène Comm. Matt. 135 (279.2) critique ceux qui contestent cet abandon ressenti par Jésus et disent que Jésus s’exprime ainsi par humilité, alors que pour Origène on comprend tout le sens de ce cri quand on contemple l’abaissement du Christ. • →Eusèbe de Césarée Dem. ev., dépendant en bonne partie d’Origène et aussi héritier de Justin le Martyr, met le →Ps 22(21) à la clef de voûte. Il en fait le texte capital du mystère de la rédemption. Il rappelle que le mot hébreu ’Ĕlōhîm est traduit par certains par « ma force ». La parole du Christ sur la croix est rendue par : « Ma force, ma force, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Elle signifie que « le Christ rapporte toutes ses forces à Dieu et pense n’avoir rien en propre que le Père seul » (765D). L’abandon où le Père le laisse est la passion elle-même : « Le fort l’a abandonné, en tant qu’il a voulu le laisser descendre jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix et se montrer ainsi la rançon et la rédemption du monde entier » (768A). Eusèbe passe du langage de la force qui abandonne au motif paulinien de la faiblesse dans laquelle se manifeste la puissance de Dieu. Il cite alors 2Co 13,4 ; Ga 3,13 ; 2Co 5,21 ; Rm 8,32 et Is 53,4-5.7. L’abandon du Christ est identique à sa kénose (785C). Il est constitué par le fait que le Père abandonne l’humanité du Christ à la mort pour la rédemption du monde. • →Jérôme Comm. Matt. « Ne t’étonne pas de l’humilité des paroles et des plaintes de l’abandonné, toi qui, sachant qu’il a pris “la forme d’esclave” (Ph 2,7), contemples le scandale de la croix » (2,297 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 755.6 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). • →Cyrille d’Alexandrie Quod unus formule ainsi le cri d’abandon : « Ils disent que tout cela ne convient guère à Dieu le Verbe et que cela est bien au-dessous de la suréminence qui est son apanage » (435) ; « Remarque ces paroles accordées à l’anéantissement, accommodées à la taille humaine : elles sont amenées en temps et lieu pour faire apparaître devenu de tout point semblable à nous Celui qui transcende toute la création » (443). Preuve de l’humanité du Christ • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,6 « Il est abandonné, parce que son humanité devait être accomplie par la mort même. » • →Euthyme Zigabene Exp. Matt. « Le Christ est bien un homme, il a réellement été crucifié et non pas seulement en apparence » (732). Signe ultime de l’obéissance du Fils • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,1 « [Il le dit] afin que l’on sût que, jusqu’à son dernier souffle, il honorait son Père, et qu’il ne lui était point opposé. Il choisit à dessein une parole des prophètes, montrant jusqu’à sa dernière heure qu’il rendait témoignage à l’Ancien Testament ; et non seulement une parole des prophètes, mais une parole citée en hébreu, afin qu’ils le sachent et que ce soit clair pour eux » (776.12 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3818). Paradoxe de l’expérience de déréliction simultanément affirmée et niée dans l’unique Personne du Verbe et de l’homme : • →Léon le Grand Serm. 55,1 (17e sermon sur la passion) témoigne de l’identité de Jésus en s’arrêtant sur le cri d’abandon : « Il ne faudrait pas, tels des auditeurs simples et distraits, entendre ces paroles : “Mon Dieu,

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mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” comme si la toute-puissance divine du Père s’était retirée de Jésus attaché au bois de la croix ; la nature de Dieu et la nature de l’homme, en effet, se sont en lui unies d’une telle union que ni le supplice ne pouvait supprimer celle-ci ni la mort la disjoindre. Chaque substance gardant ses propriétés, Dieu n’a pas abandonné le corps dans sa Passion, pas plus que la chair n’a rendu Dieu passible, parce que la divinité qui était en celui qui souffrait n’était pas dans la souffrance. C’est pourquoi si nous considérons l’unique personne du Verbe et de l’homme, c’est le même qui a été fait parmi toutes choses et par qui ont été faites toutes choses ; c’est le même dont s’emparent des mains impies et que n’enserre pourtant aucune limite ; c’est le même qui est percé de clous et que nulle blessure ne meurtrit ; c’est le même enfin qui subit la mort et qui ne cesse d’être éternel, afin que des signes non équivoques rendent manifeste dans le Christ la double condition d’un vrai abaissement et d’une vraie majesté ; la vertu divine, en effet, a épousé la faiblesse humaine de telle façon que Dieu fît sien ce qui est nôtre, tandis qu’il faisait nôtre ce qui est sien. Le Fils n’était donc pas absent du Père ni le Père du Fils […], le Père ne cessait pas d’être uni au Fils, de même que la chair n’était pas séparée du Verbe » (3,209-211). Jésus n’est ni abandonné par la divinité ni déserté par la grâce • →Albert le Grand Sup. Matt. « Éli, Éli. Il le dit deux fois parce que dans les deux natures il fut vraiment Fils. Et dans l’une et l’autre, son Père était vraiment Dieu, uni à lui, tant dans l’identité de l’essence selon la nature divine que dans l’inhabitation de la grâce la plus haute selon la nature humaine » ; « Lamazabathani. Il se lamente sur la misère du premier homme, pour le rachat de laquelle la protection de la divinité avait exposé l’infirmité de l’humanité souffrante et l’avait ainsi abandonné » ; « Certains disent qu’après ce cri, le Sauveur a récité cinquante vers contenus entre ce moment du psaume jusqu’à ce verset : “en tes mains, je remets mon esprit” (Ps 31,6 ; Lc 23,46). » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 50,2 ad. 1 « Il ne faut pas rapporter l’abandon du Christ sur la croix à une rupture de l’union personnelle, mais à ce fait que Dieu le Père a exposé le Christ à la passion ; abandonner, ici, n’a pas d’autre signification que celle de ne pas protéger contre les persécuteurs. » Interprétation sotériologique • →Origène Comm. Matt. 135 (280.20) : Le Christ prononce les paroles du Ps à la vue des péchés de ceux pour qui il mourrait. • →Léon le Grand Serm. 54,7 (16e sermon sur la passion) « Pourquoi, lorsqu’il est élevé dans le triomphe même d’une si grande victoire, demande-t-il la cause et la raison pour lesquelles il a été abandonné, c’està-dire pour lesquelles il n’a pas été écouté ? Pourquoi sinon pour montrer qu’autres étaient les sentiments qu’il acceptait d’éprouver pour excuser la crainte humaine, autres ceux qu’il choisissait de ressentir selon le bon plaisir éternel du Père pour la réconciliation du monde. Aussi sa parole même, lorsqu’il se plaint de n’être pas écouté, énonce un grand mystère, à savoir que la puissance du Rédempteur n’eût rien apporté au genre humain, si notre infirmité humaine en lui avait obtenu ce qu’elle sollicitait » (3,207). • →Léon le Grand Serm. 55,2 (17e sermon sur la passion) « Lors donc que Jésus s’écriait d’une voix forte : “Pourquoi m’as-tu abandonné ?”, c’était pour nous apprendre combien il importait qu’il ne fût ni délivré ni défendu, mais qu’il fût abandonné aux mains des furieux, en un mot qu’il devînt le Sauveur du monde et le Rédempteur de tous les hommes […] par décision de mourir. […] [C]e fut la volonté paternelle autant que la sienne propre, qui firent que le Seigneur fut livré à sa passion ; non seulement le Père l’abandonna, mais encore lui-même en quelque sorte se délaissa, non par un éloignement inspiré par la crainte, mais par une cession [= action de céder] volontaire. La puissance du Crucifié se contint, en effet, pour ne pas résister aux impies, et, voulant agir suivant une disposition secrète, il ne voulut pas user d’un pouvoir manifeste. Car puisqu’il était venu détruire par sa passion la mort et l’auteur de la mort, comment aurait-il sauvé les pécheurs s’il s’était opposé aux persécuteurs ? » (3,211). Interprétation morale : un exemple • →Cyrille d’Alexandrie Quod unus « Ce n’est pas à nu, hors des limites de son anéantissement, mais aux jours de sa chair, que le Verbe de Dieu

est devenu notre modèle […]. Ce mystère transporta presque de stupeur l’auteur inspiré : que le Fils véritable par nature, paré des splendeurs divines, se soit soumis à un tel abaissement que de descendre jusqu’à l’infirmité mendiante de l’homme ! Mais ce geste est pour nous, je le répète, un symbole utile et magnifique : il n’y a pas à nous diriger dans le voie contraire lorsque l’occasion nous invite à la virilité ; on peut tirer de là cette leçon » (437). Ce n’est donc pas un cri de désespoir mais un sacramentum, sacrement ou mystère (→Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3847 : *chr46a). Jésus pleure sur le malheur de ceux dont il a assumé la nature et montre ainsi combien ceux qui pèchent doivent pleurer (→Raban Maur Exp. Matt. 755.24 ; →École de Laon Gloss. ord. 175 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1488D). C’est donc à la fois pour notre édification (→Isho‘dad de Merv Comm. Matt.) et en notre nom que Jésus pousse le cri de sa prière vers le Père. Compassion envers les Juifs • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Il dit cela « non pas par dégoût, mais cela peut indiquer sa compassion envers les Juifs. Il ne le dit qu’après que les ténèbres sont apparues. Il veut donc dire : “Pourquoi as-tu voulu que je sois livré à la passion et que ceux-ci soient couverts par les ténèbres” ? » Moyen Âge tardif Appel à la compassio Fondée sur cette foi orthodoxe, une spiritualité plus sentimentale se développe. La souffrance de Jésus est de plus en plus soulignée, pour émouvoir les lecteurs et les pousser à y entrer par méditation, compassion et imitation : • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,312 « Jésus exprime par son cri la peine physique immense qu’il ressent, accompagnée d’une absence de tout réconfort ressenti en son âme, dont la partie inférieure semble ne plus communiquer avec la partie supérieure illuminée par l’union au Verbe. En se rappelant plusieurs fois par jour les souffrances endurées par l’Agneau sans tache, qui est à la fois notre Dieu incarné, notre créateur, notre frère, notre juge et notre avocat, nous devons donc nous laisser enflammer de son amour. » 46b Éli, Éli, lima sabachthani Réception du cri : Réforme et Réformation catholique Sotériologie dramatique Le Christ expérimente intérieurement la damnation au point que sa divinité en semble affectée : • →Luther Abendm. WA 26,319 : La profondeur de la passion du Christ révèle celle de la damnation à laquelle elle arrache les pécheurs : « Si je crois que seule la nature humaine a souffert pour moi, alors Christ serait un piètre Sauveur pour moi ; en réalité lui-même aurait besoin d’un Sauveur ! » • →Luther Ev.-Ausl. 5,18 (sermon de la passion, 1525) : Jésus a expérimenté réellement la situation désespérée du pécheur, qui finit par reconnaître son péché devant Dieu et pousse vers lui sa prière : « Regarde dans le cœur de Christ et comprends pourquoi il a agi ainsi et articulé ces deux cris : il l’a fait pour moi. » La doctrine selon laquelle Jésus se serait privé volontairement de la conscience d’être Dieu se retrouve dans l’orthodoxie orientale contemporaine (p. ex. →Boulgakov Verbe). Substitution dans le tourment infernal Le Christ a réellement subi le tourment des damnés, dans une sorte de coincidentia oppositorum. • →Luther Oper. Ps. 21,2 « […] le Christ, dans le même moment, est le juste suprême et le pécheur suprême, dans le même moment le menteur suprême et le suprême diseur de vérité, dans le même moment celui qui se glorifie au plus haut point et celui qui désespère au plus haut point, dans le même moment celui qui est bienheureux au plus haut point et celui qui est damné au plus haut point ? Si en effet nous ne disions pas cela, je ne vois pas comment il aurait été abandonné par Dieu » (trad. Lagarrigue , 400 no. 603). • →Calvin Inst. 2,16,10-12 « Il n’y avait rien de fait si Jésus-Christ n’eût souffert que la mort corporelle. Mais il était besoin qu’il portât la rigueur de la vengeance de Dieu en son âme, pour s’opposer à sa colère, et satisfaire à son jugement. […] Il a enduré les tourments épouvantables que doivent sentir les damnés et perdus. »

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Interprétation blasphématoire • →Maldonat Comm. ev. 1,629-630 lit ces interprétations réformées comme un blasphème « pire que celui des Juifs » aux v.39-44. Cependant, certains orateurs catholiques accentuent eux aussi le déchaînement de la colère divine sur Jésus (*litt46c). Un « pourquoi » à bien comprendre • →Jansen Tetrat. 263 « Cyrille [d’Alexandrie, Ad Reginas II] considère fort justement que ces mots sont une demande ou une prière faites à la bonté de Dieu : “Pourquoi”, c’est-à-dire : “Rappelle-toi pourquoi ou dans quel dessein tu m’as abandonné : n’est-ce pas pour qu’apaisé, tu détruises la malédiction qui pèse sur le genre humain ?” Ainsi, le Christ aurait prononcé ces mots comme prêtre, tâchant d’apaiser son Père, et lui demandant le fruit de son sacrifice en faveur du genre humain. Quant à penser qu’une parole de désespoir échapperait ici au Christ, comme Calvin l’enseigne, c’est un blasphème inouï de tous les anciens, et que réfute le Christ lui-même, non seulement dans le même psaume, disant : “Mon espérance dès le sein de ma mère” (Ps 22,11), mais par ces seuls mots : “Mon Dieu, etc.” De fait, Dieu n’étant pas le Dieu des morts, il ne l’est pas non plus des désespérés. Aussi nul ne peut dire : “Mon Dieu”, dit saint Ambroise, sur le psaume 43, s’il ne porte à Dieu une âme pleine d’affection filiale. » 46b Éli, Éli, lima sabachthani Réception du cri : Lumières et 19e siècle Lecture rationaliste : le cri est un constat d’échec Jésus a bel et bien été abandonné par Dieu, qui ne l’a pas aidé à réussir dans son entreprise de construire un royaume terrestre et de libérer les Juifs du joug étranger (→Reimarus Fragmente 2,8). Lecture psychologisante En disant sa détresse dans les mots du →Ps 22, Jésus, qui perd un moment conscience de la présence divine en lui, pensait en réalité à l’ensemble de ce psaume et y puisait un certain réconfort (→Paulus Comm. 3,790-791). Cette solution est reprise par beaucoup, notamment : • →Lagrange Matthieu « Étant tirée d’un psaume, elle [= cette parole de Jésus] donnait à entendre que la situation cruelle qu’il [= Mt] décrivait était réalisée en Jésus. Dans les deux cas l’abandon n’est pas le rejet, encore moins la réprobation ; aussi le juste ne laisse-t-il pas d’appeler Dieu son Dieu, ce qui donne à sa plainte l’accent de la confiance plutôt que celui du reproche. Dieu l’abandonne aux mains de ses ennemis, par un dessein mystérieux qui aboutissait au triomphe dans le psaume, comme il aboutira dans l’évangile à la résurrection. » Lecture harmonisante des évangiles En mettant en série les « sept dernières paroles du Christ en croix », on admet de brefs moments de déréliction bien compréhensible de Jésus, dont la conviction ordinaire d’être en alliance intime avec Dieu était fortement mise à l’épreuve. Un tel sentiment n’équivaut évidemment pas à un abandon réel par Dieu. →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix 47a certains de ceux qui se tenaient là = des soldats romains • →Jérôme Comm. Matt. : Il s’agit de soldats romains puisqu’ils semblent ne pas connaître l’hébreu ou l’araméen (= →Raban Maur Exp. Matt. 756.29 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3915 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1492C ; →Anonymes In Matt. 214.61). 48b gorgée de vinaigre Polémique contre les Juifs • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Les Juifs altéraient en vinaigre le vin des prophètes et des patriarches, emplis à ras-bord, pour ainsi dire, des péchés (iniquitas) de ce monde » (1489A ; = →Raban Maur Exp. Matt. 756.45 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,3971 ; →Anonymes In Matt. 214.67). Sens christologique : le Christ rachète toute amertume • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,6 « Le vin est l’honneur et la puissance de l’immortalité, mais il aigrit par suite d’un défaut dû au manque de soin ou au récipient. Comme ce vin avait donc aigri en Adam, il le reçut des païens pour le boire lui-même. […] Il reçut des corps des païens les vices qui y avaient corrompu l’éternité et fit passer en lui les vices qui étaient en nous en les fondant dans l’union à son immortalité. »

• →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4000 « Le vinaigre qu’il [= le soldat] avait rendu plus amer […] s’est écoulé dans le corps du Christ, et est devenu le vin nouveau. » Sens moral : les mauvais enseignants dans l’Église • →Origène Comm. Matt. 137 « Il se peut que tous ceux qui ont la science de la doctrine ecclésiastique, mais dont la vie est mauvaise, donnent à boire à Jésus “du vin mélangé de fiel” (Mt 27,34) ; ceux, au contraire, qui imputent au Christ des sciences étrangères à la vérité comme si c’était lui qui les avait enseignées, ceux-là placent au bout du roseau une éponge remplie de vinaigre et lui donnent à boire » (282.5). • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,10 « Leur éponge vinaigrée suggère le cancer de l’âme, / Car l’Erreur est chose âpre et pointue, elle aussi… / Les écrits du mensonge suent la mort, à toutes les lignes, / Et leurs traités sont un tissu de poison. / Notre-Seigneur n’a point goûté le vinaigre de l’éponge : / Ne goûtez pas non plus le fiel de l’Hérésie ! » 48b un roseau Allusion à l’écriture Le roseau taillé pouvait servir de stylet à écrire (*chr29b). = symbole de l’écriture des méchants (hérétiques) • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 5,11 « Symbole de l’Hérésie encore, ce roseau avec lequel on lui tend l’éponge, / Car c’est avec un roseau qu’on trace les caractères envenimés ; / Voyez ce qu’a écrit le roseau de Mani… / Son livre insidieux : un plein flacon de mort ! / Le roseau de Bardesane, ce sbire de Marcion, / Nous sert du vitriol à travers ses écrits ! » = la Sainte Écriture • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ils veulent confirmer leur méchanceté par l’Écriture. » + Mystique + 45-53 Phénomènes cosmiques Le deuil cosmique contraste avec l’exultation d’Adam • →Romanos le Mélode Hymn. 36,1 « Sois aujourd’hui frappé de stupeur, ô ciel ! Terre, sombre dans le chaos ! Ne te hasarde pas, soleil, à regarder ton maître sur le bois auquel il pend de son plein gré. Que les rochers se fendent, car le rocher de la vie est meurtri en cet instant par les clous. Que se déchire le voile du temple, puisque le corps du Seigneur est transpercé d’une lance par des criminels. Enfin que toute la création, devant la Passion du Créateur, frémisse, gémisse : le seul Adam exulte » (4,205). Participation aux phénomènes • →Nerses Shnorhali Yisows 739-748 « À présent, avec les rochers qui s’ébranlèrent, / Ébranle aussi mon cœur inébranlable vers le bien ; / Avec les morts qui se dressèrent, / Redresse aussi mon âme, morte par le péché. -- Avec la déchirure du voile / À cause des dettes d’Adam, / Déchire ma vieille méchanceté, / détruis l’obligation des péchés de ma vie. -- Avec l’obscurcissement de l’astre lumineux, / Chasse de moi la cohorte des Ténébreux ; / Avec son retour à la lumière en la neuvième heure, / Illumine-moi de nouveau. -- Par ton dépouillement sur le bois, / En échange de la nudité du premier homme, / Veuille me couvrir de ta gloire / Au jour du Jugement universel » (184). *litt45.51cd 45-51b Le mystère trinitaire dans la mort du Christ La charité, moteur de la puissante vie trinitaire • →Zénon Tract. 2,9 « C’est toi [= la charité] qui as préparé la croix pour sauver le monde perdu. C’est toi qui as évacué la mort en enseignant à Dieu la mort. C’est de ton fait que Dieu, Fils du Dieu tout-puissant, étant tué par les hommes, nul des deux ne s’irrite. […] Tu es la garde des mystères divins : dans le Père tu commandes, dans le Fils tu t’obéis à toi-même, dans l’Esprit Saint tu exultes. Étant une dans les trois Personnes, tu ne souffres aucune division. Nulle querelle de la mesquinerie humaine ne t’émeut. De la source du Père tu te répands tout entière dans le Fils et ainsi répandue tu ne t’éloignes cependant pas. C’est à juste titre qu’on t’appelle Dieu, car toi seule es le moteur de la puissante vie trinitaire » (278-280). Le Médiateur entre Dieu et les hommes savait que le Père œuvrait avec lui • →Grégoire le Grand Moral. Job 13,24,27 « Quand le Fils de Dieu chancelait sur la terre, il avait un témoin dans le ciel. Car le Père est le témoin

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du Fils, qui dit dans l’Évangile : “Et le Père qui m’a envoyé, lui, m’a rendu témoignage” (Jn 5,37). Mais il est aussi à juste titre appelé son confident, parce que c’est dans une volonté unique, dans un conseil unique que le Père œuvre toujours avec le Fils. Et il est aussi son témoin parce que “personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père” (Mt 11,27). Le Fils avait donc pris un témoin dans le ciel et là-haut un confident le jour où ceux qui le voyaient mourir dans sa chair ne savaient pas apercevoir la puissance de sa divinité. Or si les hommes étaient dans l’ignorance, dans sa mort cependant le Médiateur entre Dieu et les hommes savait que le Père œuvrait avec lui » (2,283). L’abaissement du Fils • →Bérulle Grandeurs « Le Père a toujours été en cet état de clarté, même il a produit son Fils comme splendeur et clarté émanante de lui, dont il porte le nom de la Splendeur du Père. Et, si nous contemplons sa naissance divine, il devait être toujours, aussi bien que son Père, en état de clarté et de splendeur, non seulement à raison de sa divine essence qui est toute lumière et clarté, suivant cette parole : Deus lux est (1Jn 1,5), mais encore à raison de la naissance de sa personne divine qui est produite comme lumière, et qui, en sa propriété personnelle, est la splendeur de la gloire du Père (He 1,3). Mais l’amour de son Père le tire de cet état en l’abaissant dans nos misères. Et, le Père demeurant toujours en son état de clarté, le Fils a voulu descendre de sa grandeur et de sa splendeur en l’état d’obscurité pour l’honneur de son Père, et en condition de bassesse pour l’amour des hommes, se couvrant de l’obscurité de la vie humaine, de la vie commune, de la vie souffrante ; et même, ô excès ! ô bonté ! se couvrant des ténèbres de la mort qui a obscurci le soleil même en plein midi » (314-315). La participation du Père • →Édith Stein Secret (« La Sainte Face ») « Et en toi était une force / Qui maîtrisait l’excès de la souffrance. / Tu étais son Seigneur lorsque Tu Te livrais à elle. / Une paix insondable et profonde coule de ces traits / Et dit : / Tout est accompli (Jn 19,30). -- Sur celui à qui Tu T’unis éternellement, / Tu jettes le mystérieux voile : / Il supporte avec Toi Ta souffrance / Et souffre comme Toi / Caché, silencieux et profondément en paix » (57-58). 46c à quoi m’as-tu abandonné ? Cri de souffrance Transformé en consolation et dilection • →Guerric d’Igny Serm. : « Deuxième sermon pour la fête de saint Benoît » 2 : « Un infidèle objecte peut-être qu’il avait bien été abandonné, celui qui s’écriait sur la croix : “Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? ; mais je pense que Dieu n’abandonna pas tout à fait celui en qui il était et se réconciliait le monde (2Co 5,19). Oh ! La grande consolation que cette désolation, la grande dilection que cette déréliction » (2,59-61). • →Élisabeth de la Trinité Retraite « Alors quand viendra l’abandon, le délaissement, l’angoisse qui firent jeter au Christ ce grand cri : “Pourquoi m’avez-vous abandonnée” ?, elle se souviendra de cette prière : “qu’ils aient en eux la plénitude de ma joie” (Jn 17,13) ; et buvant jusqu’à la lie “le calice préparé par le Père” (Jn 18,11) elle saura trouver en son amertume une suavité divine » (183). Transformé en cri de joie • →Rolle de Hampole Melos 30 « Toute la chair du Créateur est broyée sur la croix. L’éternelle Lumière agonise, et la Joie s’abîme en un gémissement. En tous ces événements, que nous faut-il donc considérer sinon l’amour ? Nous comprenons alors quelle fécondité sans limite en jaillit, et comment de ce cri d’angoisse un éternel cri de joie est né pour une génération nouvelle » (1,345). Cri pour révéler • →Angèle de Foligno Visionum « Pour nous manifester quelque chose de sa souffrance insondable, pour nous avertir qu’il la supportait pour nous, et non pour lui, pour apprendre à nos entrailles une compassion inconnue, au point culminant de la douleur ineffable, il poussa le cri suprême : “Mon Dieu, mon Dieu, m’avez-vous abandonné” ? Mais il cria pour nous ; il cria pour nous dire qui avait placé le fardeau sur sa tête, et quelle compassion nous devons à ses douleurs » (248-249).

• →François de Sales Amour 9,15 « Car bien qu’il dise : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? Ce fut pour nous faire savoir les véritables amertumes et peines de son âme, et non pour contrevenir à la très sainte indifférence en laquelle il était ; ainsi qu’il montra bientôt après, concluant toute sa vie et sa Passion par ces incomparables paroles : “Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains” (Lc 23,46) » (804). Appel à la pitié du Père • →Suso Weisheit « [Le Serviteur :] Mais, cher Seigneur, au-dedans de toi, que se passait-il durant ce temps, qu’éprouvais-tu en ton âme ? Qu’en fut-il pour toi de cette joie et de ce soutien intérieurs qu’éprouvèrent d’autres martyrs en de telles circonstances ? […] — L’Éternelle Sagesse : Cette détresse-là, apprends-le, fut pire que toutes les détresses dont tu as déjà entendu parler. Il est vrai : les puissances les plus élevées de mon âme contemplaient la pure Divinité [cf. →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 46,7-8], et jouissaient alors de cette haute contemplation comme j’en jouis en cette heure. Mais les forces de mon corps et les facultés de la partie inférieure de mon âme étaient laissées à elles-mêmes. C’est pourquoi elles connurent un délaissement, une amertume, une souffrance, si extrêmes que jamais martyr n’en connut de semblables. […] En gémissant, j’appelais la pitié de mon Père : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné !” Toutefois, ma volonté ne différait pas de la sienne, car elles sont une, de toute éternité » (157-159). Cri de délaissement • →Jean de la Croix Subida « […] son Père le laissant ainsi en une intime aridité, selon la partie inférieure. Ce qui Le fit écrier en la croix : “Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous délaissé” ? Lequel délaissement fut le plus grand qu’il souffrit en la partie sensitive durant sa vie. Aussi fit-Il en ce délaissement le plus grand œuvre qu’il eût opéré en toute sa vie par ses miracles et ses merveilles, ni sur la terre ni dans le ciel, qui fut de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu. Ce qui fut au moment et à l’instant que ce Seigneur se trouva le plus anéanti en tout » (144). • →François de Sales Lettres 418 « […] ayant tout quitté pour l’amour et l’obéissance de son Père, il fut comme quitté et laissé de lui ; et le torrent de passions emportant sa barque à la désolation, à peine sentait-il l’aiguille qui non seulement regardait son Père, mais lui était inséparablement unie ; mais la partie inférieure n’en savait ni apercevait rien : essai que la divine bonté n’a fait ni ne fera en aucune autre âme, car elle ne le saurait supporter » (13,331). • →Édith Stein Kreuzeswissenschaft « Jamais cœur d’homme n’a pénétré dans une nuit aussi obscure que celle de l’Homme Dieu à Gethsémani et sur le Golgotha. Il n’est pas donné à l’esprit investigateur des hommes de pouvoir sonder le mystère impénétrable du divin abandon de l’Homme Dieu sur la Croix. Mais, à certaines âmes de Son choix, Jésus peut donner à goûter quelque chose de cette extrême amertume. Ceux desquels Il l’exige comme la preuve ultime de leur amour sont précisément Ses plus fidèles amis » (29-30). *myst26,31b.34c ; →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix + Théologie + 46c mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné DOGMATIQUE Incarnation et abandon de Jésus Sans édulcorer l’importance de son cri (*pro46c), mais sans non plus imaginer que Jésus en croix désespère de la réussite de sa mission et de son ministère, ni que Dieu le Père se déchaîne contre lui de tout son violent courroux (*litt37b : Molinier ; *litt39-44 : Bourdaloue et Quesnel ; *phi46c à quoi m’as-tu abandonné), il faut admettre que son ultime parole en Mt exprime l’abandon extrême par lequel il accepte de passer. Pour la première fois de son ministère, Dieu semble ne pas se montrer Dieu pour lui. Mais le Père va réellement répondre à l’abandon suprême bien réel de son Fils en le ressuscitant (→Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ?). Dans la passion du Fils incarné, et jusque dans sa mort sur la croix — comme en toutes les œuvres de Dieu « en dehors » de Dieu — c’est la Trinité toute entière qui est engagée. *chr46b Éli, Éli, lima sabachthani ; *myst46c

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+ Philosophie + 45-53 Comment penser ces phénomènes cosmiques ? →Miracle Ces faits invraisemblables décrédibilisent l’Évangile • →Voltaire Cinquante « En vérité les contes de sorcier approchent-ils de ces impertinences ? […] ses historiens ont le front de nous dire qu’à sa mort la terre a été couverte d’épaisses ténèbres en plein midi et en pleine lune comme si tous les écrivains de ce temps-là n’auraient pas remarqué un si étrange miracle. Après cela il ne coûte rien de le dire ressuscité, et de prédire comme prochaine la fin du monde, qui pourtant n’est pas arrivée » (24). Les miracles extérieurs sont inutiles… • →Hegel Philosophie 1683-1692 « On se représente facilement que l’individu a dû s’accréditer par le phénomène éclatant des miracles, par la puissance absolue sur la nature […]. Le Christ lui-même rejette les miracles : “Vous voulez voir des signes et des miracles”. […] De toute façon le miracle est par nature un mode d’accréditation extérieure dénué d’esprit. Avec raison, on sait que Dieu et sa puissance dans la nature sont présents en des lois éternelles et conformément à elles » (148). … car la vérité se prouve d’elle-même • →Hegel Philosophie 1692-1704 « Le véritable miracle est l’esprit luimême. L’animal déjà est un miracle par rapport à la nature végétale et l’esprit l’est encore plus par rapport à la vie, à la nature simplement sentante. Mais un autre mode d’accréditation est le mode véritable, au moyen de la puissance sur les esprits. […] Cette puissance sur les esprits n’est pas non plus la puissance extérieure comme celle de l’Église sur les hérétiques, c’est une puissance de type spirituel, de telle sorte que l’esprit conserve toute sa liberté. Cette puissance s’est manifestée ensuite par la grande communauté de l’Église chrétienne » (148). 45-46 Mort de Jésus et mort de Socrate • →Rousseau Émile 4 « Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu [*anc21b], il peint trait pour trait Jésus-Christ ; la ressemblance est si frappante que les Pères l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ? Quelle distance de l’un à l’autre ! […] La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple est la plus horrible qu’on puisse craindre ; Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage [*anc45-51b], la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu » (5,98-99). 46c Mon Dieu, mon Dieu Quel est ce Dieu qui ne répond pas à Jésus ? Un Dieu ridicule Divulgation de l’impuissance et de l’absurdité du Dieu des juifs et des chrétiens Les rationalistes n’ont guère à se forcer pour déclencher la charge de ridicule et de scandale que les excès rhétoriques des prédicateurs du Grand Siècle (*litt46c : Bourdaloue) avaient installée près de la croix : • →Holbach Christianisme « Ce fils chéri, égal à Dieu son père, est mis à mort par un peuple, objet de la tendresse obstinée de son père, qui se trouve dans l’impuissance de sauver le genre humain, sans sacrifier son propre fils. Ainsi, un dieu innocent devient la victime d’un dieu juste qui l’aime ; tous deux consentent à cet étrange sacrifice, jugé nécessaire par un dieu, qui sait qu’il sera inutile à une nation endurcie, que rien ne changera. La mort d’un dieu, devenue inutile pour Israël, servira donc du moins à expier les péchés du genre humain ? […] Cependant, malgré les efforts de la divinité, ses faveurs sont inutiles, les hommes continuent à pécher » (41-43) ; « Ainsi, le christianisme nous ordonne de croire qu’un dieu fait homme, sans nuire à sa divinité, a pu souffrir, mourir, a pu s’offrir en sacrifice à lui-même, n’a pu se dispenser de tenir une conduite aussi bizarre, pour apaiser sa propre colère. C’est là ce que les chrétiens nomment le mystère de la rédemption du genre humain » (97) ; « Comment

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un dieu puissant laisse-t-il à ses créatures une liberté funeste, dont elles peuvent abuser pour l’offenser, et se perdre elles-mêmes ? Comment un dieu peut-il se faire homme, et comment l’auteur de la vie et de la nature peut-il mourir lui-même ? Comment un dieu unique peut-il devenir triple, sans nuire à son unité ? On nous répond, que toutes ces choses sont des mystères ; mais ces mystères détruisent l’existence même de Dieu » (100). *theo26,27a.28b Unité du tragique grec et du tragique chrétien : un dieu méchant ? • →Ricœur « Tragique » « La vision chrétienne du monde et de l’homme conserve un lien tenace avec la problématique du “dieu méchant” ; il me semble que c’est ce lien qui fait l’unité de la tragédie grecque et de la tragédie classique, et pas seulement la commune dialectique de la transcendance et de la liberté. L’analogie entre un tragique grec et un tragique chrétien n’est-elle pas inscrite dans l’effrayant “mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? L’athée ne rentre-il pas lui-même dans le tragique, toutes les fois qu’une grandeur — même non théologique — non seulement prend figure de transcendance par rapport aux consciences, mais encore répète l’apparence de la colère de Dieu, plaçant soudain la finitude de l’homme dans la situation intenable de l’accusé et du condamné ? » (197). Au contraire Révélation de la nature de Dieu… … mortel… • →Hegel Philosophie 1630-1641 « C’est […] précisément cette passion et cette mort, cette mort sacrificielle de l’individu pour tous, c’est celle-ci qui est la nature de Dieu, l’histoire divine, ce qui est purement et simplement universel, affirmatif et être ; mais cela consiste à poser en même temps la négation de soi ; dans la mort le moment de la négation arrive à l’intuition. [… la mort] ne doit pas alors être seulement représentée comme la mort de cet individu, comme la mort de cet individu sensible — des hérétiques ont entendu cela ainsi —, mais il est au contraire impliqué ici que Dieu mourut, est lui-même mort ; Dieu mourut — c’est là la négation, et celle-ci est ainsi moment de la nature divine, de Dieu lui-même » (146). … qui réconcilie tout par sa mort… • →Hegel Philosophie 1647-1655 (*phi50). … en triomphant du néant • →Ricœur « Mal » « Le néant, c’est ce que le Christ a vaincu en s’anéantissant lui-même dans la Croix. Remontant du Christ à Dieu, il faut dire qu’en Jésus-Christ Dieu a rencontré et combattu le néant, et qu’ainsi nous connaissons le néant. Une note d’espérance est ici incluse : la controverse avec le néant étant l’affaire de Dieu lui-même, nos combats contre le mal font de nous des cobelligérants. Bien plus, si nous croyons qu’en Christ Dieu a vaincu le mal, nous devons croire aussi que le mal ne peut plus nous anéantir : il n’est plus permis d’en parler comme s’il avait encore du pouvoir, comme si la victoire était seulement future » (227). Révélation du sérieux de la miséricorde divine • →Blondel Esprit « Car enfin quel bien aurait-il pu résulter de cette sanglante mesure de rigueur s’il se dût agi simplement d’une barbare satisfaction, réclamé par une sorte de Moloch ? […] Non, l’humanité, par le développement même de ce qu’il y a de meilleur en sa conscience, ne saurait plus concevoir Dieu sous les traits d’un tyran ombrageux et vindicatif, pas plus qu’elle ne conçoit, n’accepte, n’admet un Dieu paterne qui se laisserait berner et moquer, non irridetur Deus : ce qu’elle réclame, plus ou moins obscurément peut-être mais indubitablement, c’est une exacte justice qui soit encore une conséquence de sa miséricorde, qui soit une occasion de manifester davantage une bonté paternelle » (174-175). Preuve de l’amour divin La distance est inhérente à l’amour • →Weil Pensées « Il y a deux formes de l’amitié, la rencontre et la séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes deux le même bien, le bien unique, l’amitié. […] Avant tout Dieu s’aime soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c’est la Trinité. Entre les termes unis par cette relation d’amour divin, il y a plus que proximité, il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création, l’Incarnation, la Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de l’espace, la totalité du temps, interposant leur

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épaisseur, mettent une distance infinie entre Dieu et Dieu. -- Les amants, les amis ont deux désirs. L’un de s’aimer tant qu’ils entrent l’un dans l’autre et ne fassent qu’un seul être. L’autre de s’aimer tant qu’ayant entre eux la moitié du globe terrestre leur union n’en souffre aucune diminution. Tout ce que l’homme désire vainement ici-bas est parfait et réel en Dieu. […] -- L’amour entre Dieu et Dieu, qui est lui-même Dieu, est ce lien à double vertu ; ce lien qui unit deux êtres au point qu’ils ne sont pas discernables et sont réellement un seul, ce lien qui s’étend par-dessus la distance et triomphe d’une séparation infinie » (94-95). Révélation du secret ultime de l’univers : Dieu médiatisé dans le malheur • →Weil Connaissance « En soi, tout est médiation, médiation divine. Dieu est médiation. Toute médiation est Dieu. Médiation suprême, harmonie entre le pourquoi du Christ (répété sans arrêt par toute âme dans le malheur) et le silence du Père. L’univers (nous y compris) est la vibration de cette harmonie. On ne comprend vraiment l’univers et la destinée des hommes, notamment l’effet du malheur sur l’âme des innocents, qu’en concevant qu’ils ont été créés, l’un comme la Croix, les autres comme les frères du Christ crucifié. […] Le Christ a dû être présent tout entier partout où il y a du malheur. Autrement où serait la miséricorde de Dieu ? » (35-36). 46c à quoi m’as-tu abandonné Échafaudage mythologique : Dieu en lutte contre Dieu ? • →Blumenberg Matthäuspassion : Pour le théoricien, le cri de Jésus exprime l’échec de Dieu lui-même, dont la toute-puissance est ébranlée par le monde. Il reprend le vers latin épigraphe de Goethe au quatrième livre de Dichtung und Wahrheit : nemo contra deum nisi deus ipse ; en Jésus sur la croix, Dieu semble abandonner Dieu Lui-même (15). Désespoir Une souffrance absolue : l’épreuve du désespoir ? • →Blondel Esprit « Fallait-il donc que, comme Médiateur, comme expérimentateur et solidificateur de toute réalité, le Sauveur, le Verbe incarné prît personnellement conscience des états les plus extrêmes que l’homme pût connaître, vivre et pâtir ? Est-ce que, dans toute l’œuvre de la justice comme de la bonté divine, rien de ce qui pouvait être humainement accompli ou subi ne devait lui rester étranger et inéprouvé ? […] Mais combien la seule pensée, le seul sentiment d’être, non point pécheur, mais d’avoir sur soi tous les péchés du monde et d’en offrir au regard divin la monstrueuse laideur est douloureux au cœur déjà brisé et bientôt percé du Christ si pleinement filial ! Et c’est cet amoncellement sur soi de toutes les hontes, de toutes les méchancetés, sous lesquelles il est accablé et caché au regard de son Père, qui semble le suprême supplice, la plus humiliante douleur qu’offre à Dieu l’amoureux Sauveur de la misérable humanité. Car c’est là que se consume le plus complètement l’holocauste tout spirituel que réclamait la divine horreur du péché » (1,178-179). Le désespoir de Jésus : une nouvelle réponse de Dieu au problème du mal ? • →Camus Révolté « Le Christ est venu résoudre deux problèmes principaux, le mal et la mort, qui sont précisément les problèmes des révoltés. Sa solution a consisté d’abord à les prendre en charge. Le dieu homme souffre aussi, avec patience. Le mal ni la mort ne lui sont plus absolument imputables, puisqu’il est déchiré et meurt. La nuit du Golgotha n’a autant d’importance dans l’histoire des hommes, que parce que dans ces ténèbres la divinité, abandonnant ostensiblement ses privilèges traditionnels, a vécu jusqu’au bout, désespoir inclus, l’angoisse de la mort. On s’explique ainsi le Lama sabactani et le doute affreux du Christ à l’agonie. L’agonie serait légère si elle était soutenue par l’espoir éternel. Pour que le dieu soit un homme, il faut qu’il désespère » (444). De l’abandon du Christ à l’abandon des hommes La divinité du Christ écrasée par son humanité ? • →Kierkegaard Indøvelse « [L]a dissimulation [de la divinité sous son humanité] est si puissamment soutenue que lui-même, d’une certaine manière, est au pouvoir de son incognito, dans laquelle réside la réalité littérale de sa souffrance purement humaine, qu’elle n’est pas simple apparence, mais, en un certain sens, la supériorité sur lui-même de la dissimulation à laquelle il a souscrit. C’est seulement ainsi que se trouve, au sens le plus profond, le sérieux attaché au fait qu’il est devenu véritablement

homme, c’est pourquoi justement il endure ainsi l’extrême de la souffrance, jusqu’à se sentir abandonné de Dieu » (175). Expérience que fait toute âme pure dans le malheur • →Weil Connaissance « La compassion que le Christ éprouvait pour luimême quand il disait : “Mon Père, que ce calice soit écarté… Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? La compassion muette du Père pour le Christ. Cette compassion pour soi est ce qu’éprouve une âme pure dan le malheur. Une âme pure éprouve la même compassion devant le malheur des autres. L’amour qui unit le Christ abandonné sur la Croix à son Père à travers une distance infinie habite dans toute âme sainte. Un point de cette âme est en permanence chez le Père. “Là où un homme a son trésor, il a son cœur”. La partie sensible est toujours exposée au supplice du malheur. Dans cette âme, le dialogue que font le cri du Christ et le silence du Père retentit perpétuellement en un accord parfait. Devant un malheureux, cette âme rend aussitôt le son juste. “Mon Père, pourquoi l’as-tu abandonné” ? Et au centre d’elle-même le silence du Père répond » (39). Obsolescence de cette réponse ? • →Camus Révolté « Tant que l’Occident a été chrétien […]. À chaque cri solitaire de révolte, l’image de la plus grande douleur était présentée. Puisque le Christ avait souffert ceci, et volontairement, aucune souffrance n’était plus injuste, chaque douleur était nécessaire. […] Mais à partir du moment où le christianisme, au sortir de sa période triomphante, s’est trouvé soumis à la critique de la raison, dans la mesure exacte où la divinité du Christ a été niée, la douleur est redevenue le lot des hommes. Jésus frustré n’est plus qu’un innocent de plus, que les représentants du Dieu d’Abraham ont supplicié spectaculairement. L’abîme qui sépare le maître des esclaves s’ouvre de nouveau et la révolte crie toujours devant la face murée d’un Dieu jaloux » (445-446). Preuve que le christianisme est quelque chose de divin • →Weil Pesanteur « “Quiconque prend l’épée périra par l’épée”. Et quiconque ne prend pas l’épée (ou la lâche) périra sur la croix. La Christ guérissant des infirmes, ressuscitant des morts, etc., c’est la partie humble, humaine, presque basse de sa mission. La partie surnaturelle, c’est la sueur de sang, le désir insatisfait de consolations humaines, la supplication d’être épargné, le sentiment d’être abandonné de Dieu. L’abandon au moment suprême de la crucifixion, quel abîme d’amour des deux côtés ! “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? Là est la véritable preuve que le christianisme est quelque chose de divin » (102). + Histoire des traductions + 46c à quoi Expression polysémique On traduit souvent « pourquoi » (cf. Mt 9,4). Notre traduction s’efforce de raviver la polysémie de l’interrogation, scrutée par toutes les générations de lecteurs. En grec hinati/hina ti signifie litt. « pour qu’arrive quoi ? » En syriaque S et syS : lmn’ • « pourquoi » (ce qui exprime un sentiment de déréliction), • ou « pour quoi » (un sentiment de stérilité). Ainsi, la souffrance de Jésus est complète. + Littérature + 45.51cd de la ténèbre sur toute la terre + la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés — Phénomènes cosmiques : lectures jusqu’à l’âge classique Moyen Âge Amplifications et continuation du symbolisme antique • →Gréban Passion : Les phénomènes suscitent différentes réactions : crainte chez Pilate et le centurion (« tout le cueur ou ventre me serre / de la crainte qu’en moy s’espart », v.25878-25879), assurance savante d’Anne (« veystes vous oncques advenir / esclipse de soleil ? creez / que c’est cela que vous veez : / si ne s’en fault point esbahir », v.25886-2589). On y entend même la réaction des savants grecs à Athènes : S. Denis et Empedocles observent que « cest esclipse est desnaturel / voire, et si fort contre nature / qu’il n’est tant sange creature / qui le sceust sauver par raison…

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Je dis et conclus / qu’il fault que le haut moniteur / dieu de la terre et gouverneur, / sueuffre par aucune adventure, / ou que la totale facture / du monde ainsi qu’elle est construicte / soit brief resolue et destruicte » (v.26106-26137). L’œuvre met aussi en scène les lamentations de la cour céleste suite à la mort de Jésus. « Dieu le Père : […] tous ceulx qui furent et seront / ne se pourroent trop contraindre / a sa mort lamenter et plaindre : / toute nature y condescent, / toute nature sa mort sent / et mainte tristesse et douleur / de la mort de son createur ; / et bien sçay qu’ainsi la sentez, / si veil que chant de pleur chantez / sans autre consolacion. Icy chantent les anges Kyrie eleison de tenebres, ung ver ou deux. -- Raphael : Cité de Syon, / exultacion / et joye delaisse, / Desolacion / et confusion / prens pour ta liesse » (v.26156-26171). • →Pass. Alsf. : La lune et les étoiles expriment directement leur souffrance et leur compassion pour Jésus (v.6320-6351). 16e-17e siècles Lecture poétique : effroi et moral Pour de nombreux auteurs baroques et classiques, amplifier la petite apocalypse Mt de la mort de Jésus est un morceau à faire, avec sa pointe morale (→Le Saulx Théanthropogamie nos. 73, 76 ; →La Ceppède Théorèmes 276 ; →Vitré Essais 319). • →Motin Phénix « Tu sais comme le jour de crainte s’en troubla, / La terre de colère et d’horreur en trembla, / Au point que ses beaux yeux en mourant se fermèrent, / Que les corps enterrés de nouveau s’animèrent, / Et quittèrent la tombe à fin de reprocher / Ce miracle aux mortels qu’il n’avait pu toucher » (397). • →Prus Théâtre « Disons encore que ce bel astre du jour ne s’éclipse au milieu de sa carrière que pour faire élever nos cœurs avec les yeux vers le Ciel ; que les tombeaux ne s’ouvrent que pour faire ouvrir les bouches pècheresses à la confession des crimes et aux cris de miséricorde ; que la terre ne s’émeut que pour émouvoir les âmes au regret de leurs offenses ; et que les pierres ne se rendent sensibles, qu’à dessein que leur exemple frappe puissamment nos cœurs du reproche de leur insensibilité » (514-515). Lecture symbolique : la croix cosmique • →Favre Entretiens « Qu’est-ce qui maintient plus votre circonférence, / Ô cieux, répondez-moi, qu’est-ce qui vous maintient ? / Si ce bras tout puissant, qui vos sphères retient, / Cloué par les bourreaux n’a plus point de puissance ? -- Pieds qui prîtes jadis de la terre naissance, / Pour porter jusqu’à nous ce grand Verbe, qui vient / Du ciel plus élevé, qu’est-ce qui vous soutient, / Si la Divinité soustrait son assistance ? -- Et vous doigts, qui pour moi créâtes de néant / Tout ce que l’univers peut avoir d’apparent, / Souffrez-vous ces bourreaux sans les broyer en poudre ? » (254). Lecture antimythologique : le Christ, maître de la nature • →Binet Attraits « Si on m’élève un jour de terre et que je sois attaché entre ciel et terre, j’attirerai à moi tout l’univers (Jn 12,32). En effet il le fit ; le soleil, la lune, les éléments, la terre tremblante, les rochers brisés, les morts sortis de leurs tombeaux, les ténèbres épaisses en plein midi furent témoins irréprochables de sa parole et de son plein pouvoir. […] Où sont maintenant ces poètes qui nous content qu’Orphée attirait les rochers, animait les forêts et charmait les bêtes sauvages, les forçant de suivre ses chansons ravissantes ? Où sont ceux qui nous font un Hercule qui dompte tous les monstres, un Atlas qui porte le ciel, un Alexandre si grand que le monde est petit pour lui et qui pleure de ce qu’il n’y a qu’un monde duquel il puisse triompher ? » (330-331). Lecture apologétique : reprise des apologètes antiques *chr45.51cd • →Bossuet Disc. hist. univ. « Nous verrons aussi qu’il se trouve dans les auteurs profanes plus de vérités qu’on ne croit favorables au christianisme : et je donnerai seulement ici pour exemple l’éclipse arrivée au crucifiement de Notre-Seigneur. Les ténèbres qui couvrirent toute la surface de la terre en plein midi, et au moment que Jésus fut crucifié, sont prises pour une éclipse ordinaire par les auteurs païens, qui ont remarqué ce mémorable événement. […] Nous avons les propres paroles de Phlégon, affranchi d’Adrien, citées dans un temps où son livre était entre les mains de tout le monde, aussi bien que les Histoires syriaques de Thallus qui l’a suivi ; et la quatrième année de la 202e olympiade, marquée dans les Annales de

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Phlégon, est constamment celle de la mort de Notre-Seigneur » (727-728). • →Huet Demonstratio rapproche l’éclipse rapportée par Phlégon d’un phénomène semblable, observé par les astronomes chinois. Puis il critique Kepler, qui considérait que l’éclipse dont parlait Phlégon avait eu lieu le 24 novembre de la deuxième année de la 202e olympiade (30-32). →De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes 45.51cd de la ténèbre sur toute la terre + la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés — Phénomènes cosmiques : lectures des Lumières Doutes et premières réponses →Miracles, objections et réponses en philosophie Contre Phlégon Dès le 17e s., des auteurs chrétiens, continuant la sagesse d’un Augustin (*chr45), mettent en garde contre le recours inconsidéré à Phlégon, qui parle peut-être d’une éclipse et d’un tremblement de terre, mais ne laisse aucunement entendre qu’ils peuvent être de nature miraculeuse. • →Sacy Matthieu « On ne peut entendre par ces ténèbres qui couvrirent pendant trois heures toute la terre, une éclipse ordinaire du soleil, qui ne pouvait arriver naturellement dans le temps de la pleine lune, ni durer non plus si longtemps, ni produire dans toute la terre des ténèbres si profondes, que les étoiles parussent au ciel, comme le témoigne [Eusèbe de Césarée] » (2,513). • →Bayle Dictionnaire (art. « Phlégon ») « Comment serait-il possible qu’un homme [= Phlégon] de cette humeur n’eût point remarqué ce qu’il y avoit de plus prodigieux dans l’éclipse dont on veut qu’il parle, je veux dire qu’elle arriva le jour de la pleine lune ? […] Notez qu’il n’est pas certain que Phlégon dise que le tremblement de terre, qui renversa plusieurs maisons dans la ville de Nicée, arriva en même temps que l’éclipse. Il n’a peut-être marqué sinon que ces deux événements furent observez en la même année » (12,40-41). • = Jaucourt, art. « Ténèbres de la Passion » et « Tralles », dans →Diderot et d’Alembert Encyclopédie : Les savants n’ont jamais pu s’accorder sur la date exacte de la mort du Christ (16,131a-132b et 537ab). Pour Phlégon • →Seigneux de Correvon Religion cherche à accréditer Addison (qui indique que Phlégon était né non loin de la Palestine et que, par conséquent, il avait pu entendre parler du Christ), en écrivant une petite biographie sur Phlégon de Tralles (1,80). Il donne ensuite les // synoptiques de Mt 27,45 et observe « (1) que l’expression ténèbres n’indique pas plutôt un obscurcissement causé par l’éclipse, que celui que produirait une vapeur assez épaisse pour nous dérober le jour. (2) Ces mots “toute la terre” ne peuvent se prendre à la lettre, puisqu’une éclipse (même totale), ne peut absolument être vue que d’un hémisphère. Ajoutons que selon le style familier aux Juifs, cette expression ne désigne que le pays de la Judée. (3) La durée de ces ténèbres pendant trois heures, sert encore à démontrer que ce ne put être l’effet d’une éclipse […]. Il est donc plus qu’apparent que lorsque Phlégon s’est servi du terme d’éclipse pour exprimer ces ténèbres miraculeuses, ç’a été ou parce qu’il en ignorait le véritable sens, ou parce que le plus grand nombre des hommes qui n’étaient pas astronomes s’étaient ainsi exprimés avant lui sur ce phénomène arrivé dans la Judée » (1,80-95). Il conclut (1) que ce ne fut pas une éclipse et qu’il est inutile de chercher des appuis dans l’astrologie chinoise ; (2) en reprenant les computs chronologiques, que l’« éclipse » mentionnée par Phlégon correspond bien au miracle des ténèbres à la mort de Jésus ; (3) et que par conséquent il faut interpréter de façon littérale. Polémique antichrétienne… • →Holbach Christianisme « Ce ne sont jamais que des Chrétiens qui nous attestent les miracles du Christ. On veut que nous croyions qu’à la mort du fils de Dieu la terre ait tremblé, le soleil se soit éclipsé, les morts soient sortis du tombeau. Comment des événements si extraordinaires n’ont-ils été remarqués que par quelques Chrétiens ? Furent-ils donc les seuls qui s’en aperçurent ? » (71). • →Voltaire Dictionnaire (art. « Christianisme ») « [Flavius Josèphe] ne parle point de la nouvelle étoile qui avait paru en Orient après la naissance

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du Sauveur ; phénomène éclatant, qui ne devait pas échapper à la connaissance d’un historien aussi éclairé que l’était Josèphe. Il garde encore le silence sur les ténèbres qui couvrirent toute la terre, en plein midi, pendant trois heures, à la mort du Sauveur ; sur la grande quantité de tombeaux qui s’ouvrirent dans ce moment, et sur la foule des justes qui ressuscitèrent. Les savants ne cessent de témoigner leur surprise de voir qu’aucun historien romain n’a parlé de ces prodiges » (18,166-167). … et réponses apologétiques • →Bergier Apologie « L’auteur du Christianisme dévoilé trouve fort étrange le silence des païens sur le tremblement de terre, l’éclipse de soleil, et les résurrections qui arrivèrent à la mort de Jésus-Christ. Celui du Dictionnaire philosophique a fait la même observation. Mais l’un et l’autre supposent ce silence mal à propos. Phlégon, dans son Histoire des Olympiades, à la quatrième année de la 202e qui est la dix-huitième de Tibère, et celle de la mort de Jésus-Christ ; Thallus, dans ses Histoires syriaques, que nous n’avons plus, en ont parlé » (1,210). • →Bergier Dictionnaire (art. « Éclipse ») « Ces auteurs [qui citent Phlégon : Eusèbe de Césarée, etc.] n’ont pas douté que l’éclipse dont parle Phlégon, n’ait été les ténèbres dont les Évangélistes font mention. (1) La date est la même ; la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade commença au solstice d’été de l’an 32 de l’ère chrétienne, et finit au solstice d’été de l’an 33 ; c’est précisément l’année dans laquelle le très grand nombre des savants placent la mort de Jésus-Christ. (2) Ces ténèbres arrivèrent à la sixième heure ou en plein midi. (3) Elles furent accompagnées d’un tremblement de terre. (4) Ce fut un miracle : il ne peut pas naturellement y avoir une éclipse centrale du soleil à la pleine lune […]. Les Évangélistes ne parlent point d’éclipse naturelle, mais de ténèbres, sans en indiquer la cause. Ces ténèbres étaient miraculeuses, sans doute ; c’est aux incrédules de prouver que Dieu n’a pas pu les produire » (2,344b-345a). Voltaire et Dom Calmet • →Calmet Comm. Matt. s’intéresse aux « ténèbres arrivés à la mort de Jésus-Christ » (620-622) en essayant d’organiser l’histoire de l’interprétation pour tenir et l’historicité et le caractère surnaturel de ces ténèbres. • →Calmet Nouv. dissertations 220-236 (= →Dissertations 3,295-307) rappelle la question philologique posée par // Lc 23,45 (*syn45) : les évangiles ne parlent pas d’une éclipse de soleil ; il souligne avec Augustin que cette explication naturaliste ne tiendrait pas, étant donné la date de la Pâque juive ; il conclut qu’on est donc en présence d’un signe du ciel, répondant peut-être aux demandes des Juifs (Mt 16,1 ; Mc 8,11 ; Lc 11,16) et rappelant diverses prophéties (*bib45) ; par sa taille et sa durée, cet événement ressemble aux ténèbres qui couvrirent l’Égypte durant trois jours (Ex 10,22-23). Il trouve des traces de ce phénomène considérable en dehors du NT et cite le dossier antique connu (*chr45.51cd), dont il élimine PseudoDenys comme trop tardif (Dissertations 3,300-301). Quelle fut la cause des ténèbres survenues à la mort du Christ ? Dom Calmet résume les opinions des siècles passés : (1) Soit une éclipse de soleil, ce qui est impossible au point de vue astronomique. (2) Soit « que l’astre du jour se serait en quelque sorte éclipsé lui-même, et aurait retenu sa lumière au dedans de soi, sans la laisser paraître au dehors » (300), ce qui semble absurde au point de vue physique. (3) Soit une obscurité causée par d’épais nuages seulement en Judée, mais cette explication contredit le texte de Phlégon, selon qui les étoiles furent visibles hors de la Judée. Comme aucune des trois tentatives n’emporte la conviction, Dom Calmet en propose une quatrième : « […] on pourra recourir à ces taches, ou croûtes qui se forment quelquefois sur le corps des astres, et qui empêchent le passage des rayons et de la lumière à proportion de leur épaisseur, et de leur grandeur. Dans cette occasion, ces croûtes purent se rencontrer plus grandes et plus épaisses qu’à l’ordinaire ; mais elles ne subsistèrent qu’environ trois heures » (301 ; cf. 307). • →Calmet Dictionnaire (art. « Éclipse ») condense la matière de sa dissertation et élimine la quatrième hypothèse, guère convaincante. • →Voltaire Homélies reprend le dossier détaillé élaboré par Calmet, pour le faire fonctionner à l’envers. Il ironise contre l’usage intempérant de Phlégon par les apologistes : « Irons-nous pénétrer dans les plus épaisses ténèbres de l’antiquité pour voir si les ténèbres qui couvrirent toute la terre à la mort de Jésus furent une éclipse de soleil dans la pleine lune ; si un

astronome nommé Phlégon, que nous n’avons plus, a parlé de ce phénomène, ou si quelque autre a jamais observé l’étoile des rois mages ? » (1139). • →Voltaire Dictionnaire (art. « Éclipse ») combine des passages du Comm. Matt. de Calmet et de l’article « Ténèbres » de Jaucourt pour l’Encyclopédie. Il résume les textes de Pseudo-Denys, trouvés tout prêts chez Calmet, avant de dénoncer leur caractère de faux (enfonçant une porte déjà ouverte par Dom Calmet). Il s’en prend à Eusèbe de Césarée dont les sources (Phlégon et peut-être Thallus) nous sont inconnues. Or Eusèbe s’est montré inexact dans ses citations : Voltaire allègue un seul exemple pour jeter le soupçon sur toute citation alléguée par Eusèbe : son contresens sur une inscription romaine dédiée au dieu Semo, prise pour une inscription à la gloire de Simon le Magicien (érudition provenant encore de →Calmet Dissertations « Dissertation sur Simon le magicien » 3,635639). Voltaire joint ensuite des calculs astronomiques modernes, ruinant le témoignage de Phlégon (18,451). Il copie l’Encyclopédie pour affaiblir les arguments nouveaux qu’on tirait alors de l’histoire chinoise. Il conclut : « C’est bien ici le cas de s’écrier aussi comme Plutarque : les ténèbres de la superstition sont plus dangereuses que celles des éclipses » (18,453). 45.51cd de la ténèbre sur toute la terre + la terre fut ébranlée et les rochers se furent déchirés — Phénomènes cosmiques : lectures à l’époque contemporaine 19e siècle Réécritures poétiques • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Le crucifix ») « Et voici que la terre avec le ciel se fond. / Nuit ! ô nuit ! tout frémit, même le prêtre louche. / Et soudain, à ce cri qui sort de cette bouche : / — Elohim ! Elohim ! lamma sabacthani ! / — On voit un tremblement au fond de l’infini, / […] le centurion s’étonne et dit : je crois ! / […] Toute la terre fut couverte de ténèbres ; / […] Et, poussant un grand cri, Jésus expira. […] / […] Les sépulcres, s’ouvrant subitement, restèrent / Béants » (882-884). • →Villiers de l’Isle-Adam Chant (« Sancta Magdalena ») « La terre vacillait sous leur valse effrénée. / Un gouffre, à chaque pas, sous leurs pieds se creusait. / Les fantômes bientôt disparurent… — Fumée ! / — La Croix seule resta. — Toute cette nuée / — C’était le Doute qui passait. -Ainsi, depuis ce temps que la ruine encombre, / Ni l’humiliation terrible du manteau / Rouge, ni, dans la nuit, leurs sourires sans nombre, / Ni les tâtonnements douloureux du marteau, / Ni le champ du potier, cet infamant tombeau, / Ni le sceptre d’opprobre entre tes mains liées, / Pas même, devant toi, le doigt noir des huées, / Rien, pourtant, rien n’a pu, sur l’arbre où te voilà, / Déraciner ta foi qui survit aux années, / Crucifié du Golgotha ! » (209-210). 20e siècle Actualisation poétique dans la vie urbaine • →Cendrars « Pâques » « Déjà un bruit immense retentit sur la ville. / Déjà les trains bondissent, grondent et défilent. -- […] La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées, / Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées -- Une foule enfiévrée par les sueurs de l’or / Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors » (25). *litt51a : Cendrars Le point de vue du Père endeuillé • →Péguy Porche : Le drame de la croix, en « noir et blanc », perpétué par le sacrifice de la messe, est restitué dans son historicité. Le surnaturel est dans le quotidien, le spirituel dans le temporel. Dieu se souvient : « Seul un centenier demeurait, et quelques hommes. / […] Seules quelques femmes étaient demeurées. / […] C’est alors, ô nuit, que tu vins. / Ô ma fille chère entre toutes et je le vois encore et je verrai cela dans mon éternité / C’est alors ô Nuit que tu vins et dans un grand linceul tu ensevelis / Le Centenier et ses hommes romains, / La Vierge et les saintes femmes, / Et cette montagne, et cette vallée, sur qui le soir descendait, / Et mon peuple d’Israël et les pécheurs et ensemble celui qui mourait, qui était mort pour eux / Et les hommes de Joseph d’Arimathée qui déjà s’approchaient / Portant le linceul blanc » (307-308). Le point de vue de Pilate • →Claudel Pilate « Ce réveil en sursaut au bruit des tuiles qui tombent et des meubles qui dégringolent ! La grosse Livie en faux bronze que mon

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prédécesseur m’a laissée et qui pèse une tonne et demie, je l’ai trouvée le nez par terre au milieu de mes salades ! Un tremblement de terre comme je n’en ai pas vu beaucoup. Et qu’est devenu le soleil ? Il n’y a pas de soleil. Quelqu’un a étouffé le soleil. Il n’y a aucun nuage et il fait noir » (912). 46c Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné 17e siècle Colère divine • →Gaches Jésus « Autrefois, après qu’Abraham eut lié son fils, après qu’il l’eut étendu sur la Croix, […] un Ange arrêta son bras, et Dieu lui défendit de mettre la main sur son fils. Fidèles, il n’en a pas été de même en la mort de Notre Seigneur. Le Père céleste a vu son Fils abattu en sa présence, et attendant le coup de la mort, il a haussé le bras, et le Fils a crié dans ses frayeurs : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu laissé ?” Toutes les créatures ont semblé compatir à sa douleur, et tâcher d’arrêter le bras de son Père, et de détourner de dessus sa tête innocente les foudres de la justice de Dieu, en les attirant sur elles. Mais, ô Soleil, tu t’es en vain couvert de ténèbres ! Ô terre, tu as inutilement tremblé ! Ô sépulcres, vous vous êtes inutilement ouverts ! Le bras de l’Éternel, le bras de l’Éternel a frappé son coup, et son propre Fils a été immolé à sa colère » (109-110). • →Louis-François d’Argentan Conférences « Ce fut donc sur ce bois qui passait pour maudit, sur ce théâtre d’ignominie et de cruautés, que le Dieu de la majesté infinie fut sacrifié à la colère de Dieu son Père, et à la haine implacable qu’il porte au péché. […] Qu’on ne me parle plus de l’enfer, ni de tous les châtiments que Dieu exerce sur les péchés des hommes : si je veux voir l’horreur du péché, je la vois mieux écrite sur la personne de mon Rédempteur avec les caractères de son précieux sang » (679-680). • →Bourdaloue Mystères (« Premier sermon sur la passion de JésusChrist ») « Car c’était vous-même, Seigneur, qui, justement changé en un Dieu cruel, faisiez sentir, non plus à votre serviteur Job, mais à votre Fils unique, la pesanteur de votre bras. […] [V]oici une victime digne de vous, une victime capable d’expier les péchés de mille mondes, une victime telle que vous la voulez et la méritez. Ce Sauveur attaché à la croix est le sujet que votre justice rigoureuse s’est elle-même préparé. […] Ce n’est point dans l’enfer que [Dieu] se déclare plus authentiquement le Dieu des vengeances ; c’est au Calvaire : Deus ultionum Dominus (Ps 94,1) » (47-48). Calme après la tempête • →Bossuet Louvre « Comme on voit quelquefois un grand orage ; le ciel semble s’éclater et fondre tout entier sur la terre ; mais en même temps on voit qu’il se décharge peu à peu, jusqu’à ce qu’il reprenne enfin sa première sérénité, calmé et apaisé, si je puis parler de la sorte, par sa propre indignation ; ainsi la justice divine éclatant, sur le Fils de Dieu de toute sa force, se passe peu à peu en se déchargeant ; la nue crève et se dissipe ; Dieu commence à ouvrir aux enfants d’Adam cette face bénigne et riante ; et par un retour admirable qui comprend tout le mystère de notre salut, pendant qu’il délaisse son Fils innocent pour l’amour des hommes coupables, il embrasse tendrement les hommes coupables pour l’amour de son Fils innocent » (259). Lumières Réécriture • →Diderot Religieuse : Vers la fin du supplice dont elle est victime à l’abbaye de Longchamp (et qui rejoue la passion du Christ), sœur Suzanne dit : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, soutenez-moi ! Mon Dieu, ne m’abandonnez pas ! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé !’ » (130). À l’issue de cette « cérémonie, où la majesté de Dieu venait d’être insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre de l’Église bafoué » (134), un archidiacre s’enquiert auprès de Suzanne des véritables causes de son mauvais traitement au couvent, premier pas vers son salut. 20e siècle Tandis que les grands totalitarismes ont accumulé des millions de victimes, en particulier en tentant de détruire le peuple de Dieu qu’est Israël, les romanciers s’emparent des inventions des derniers siècles pour mettre en scène un Jésus en frère humain universel de tous ceux qui désespèrent. Les poètes s’interrogent sur l’abîme de la profondeur divine.

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Dieu se cachant • →Claudel Croix « Il est midi et il n’y a plus rien, il n’y a plus personne. Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné (Ps 22,2) ? Dieu le Père dans le ciel qui a fait entendre Sa voix comme un roulement de tonnerre au moment du baptême et du corps à corps avec les Pharisiens, Il Se tait, on dirait que volontairement Il Se cache, Il Se retire, Il ne veut pas voir, Il Se voile la face. C’est le moment de la suprême manifestation, celle de l’absence. Adam, jadis, se cachait de Dieu parmi les arbres du Paradis. C’est au tour de Dieu maintenant de Se cacher » (539). La nuit mystique dans la vie des saints • →Bernanos Journal : Au milieu de ses épreuves, le curé fait appel à l’image du « mur noir » (1111) évoqué par Thérèse de l’Enfant-Jésus. Comme pour la carmélite de Lisieux, l’itinéraire christique passe par un « sombre tunnel » (→Thérèse de Lisieux Manuscrits 241). « La peur de la mort » (1209) fait écho aux mots de la sainte : « J’ai peur d’avoir eu peur de la mort… Mais je n’ai pas peur d’après, bien sûr ! » (→Thérèse de Lisieux Entretiens 1126). Comme Thérèse, le curé d’Ambricourt meurt à l’aube, après avoir placé sa mort sous le regard du Christ. Il murmure à l’oreille de son ami une parole réellement prononcée par la sainte : « Tout est grâce » (1259). →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix 47a ceux qui se tenaient là Qui ? Des indifférents • →Villiers de l’Isle-Adam Chant « Et cloué sur sa Croix, il regardait la terre… / Pensif, il contemplait la vie et la lumière ; / Sa mère qui pleurait, en bas, sur une pierre ; / Les moissons qui brillaient, les oiseaux qui chantaient. / Penché sur la nature insondable et superbe, / Il vit sous les palmiers, parmi les fleurs, dans l’herbe, / Les petits enfants qui jouaient. -- Et tout était heureux ! tout, même les esclaves » (169-170). • →Villiers de l’Isle-Adam Chant lit la scène de la crucifixion comme type du scepticisme scientiste : « Ce siècle est un pourceau qui laisse sur sa route / Baver son mufle en rut sur le fumier qu’il broute ! / Votre mystérieux homme cyrénéen, / Sur l’âpre Golgotha, ne viendra plus, sans doute, / En aide, pour porter la croix de leur destin, / Aux bras exténués des enfants de Caïn ! / Cette ébauche est lugubre, amère et véridique ! / — On ne s’assombrit plus devant l’Éternité : / On raille !… et, des rhéteurs pleins de métaphysique, / Si c’est le résultat, certe ! il est magnifique !… / — Mais, on est mécontent de vivre, en vérité ! » (176-177). Tous les témoins de son ministère • →Péguy Mystère « Ceux de la ville, ceux des faubourgs, ceux des campagnes. / Tous ceux qui étaient là, qui étaient venus. / Qui (s’)étaient rassemblés là. / Qui étaient assemblés. / Comme à une fête. / À une fête odieuse. / Les journaliers, les hommes de peine. / Les mercenaires, les rentiers. / Le grand-pontife, les princes des prêtres. / Les écrivains, c’està-dire les scribes. / Les pharisiens, les péagers. / Les publicains qui sont les percepteurs. / Les Pharisiens et les Sadducéens » (117). 47b C’est Élie qu’il appelle Ignorance moderne • →Péguy Véronique voit dans ce « contresens sur Éli » (752) et dans la dispute que Jn 19,19-22 rapporte au sujet du titulus (*litt37b : Péguy), « les ironies sacrées et déjà les ironies archéologiques et philologiques » (733). Antisorbonnard à la fois contre l’histoire positiviste et contre l’histoire littéraire, il rejette le mésusage de la philologie en littérature autant que l’obsession du factuel dans l’histoire. • →Bernanos Vérité : « Notre-Seigneur le cite si textuellement [= le Ps 22] que l’ignorance de la langue savante dont il se sert à ce moment fait dire à ceux qui l’entourent : “Il appelle Élie” » (169). 48b vinaigre L’ultime souffrance de Jésus • →Gréban Passion : L’amertume du vinaigre vient blesser la langue de Jésus, seule partie de son corps que la souffrance n’avait pas encore atteinte : « Jhesus : J’ay ma char pour toy martiree / autant qu’elle se peust comprendre : / la langue seule est demouree / qui n’en ara pas sa part mendre. […] -- Nembroth : Il retourne la teste arriere : / il en a ung petit

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taté, / mes si tost qu’il en a gouté, / ce n’est point bien ce qu’il demande. -- Ascanus : Il a la langue trop friande » (v.25924-25956). Typologie : l’inversion du fruit défendu • →Vitré Essais (« Du Fiel et du Vinaigre présentés à Jésus, en la Croix ») « Adam au fruit mortel cherchant sa nourriture, / Loin d’y trouver la vie, aussitôt qu’il le mord / Lui-même en est mordu, par les dents de la Mort / Qui le tue, et de lui fait sa propre pâture. -- Le Sauveur ici-bas vient venger cette injure, / Quand la Mort le veut mordre elle change de sort, / Il la mord elle-même ; et d’un subtil effort / Il lui donne la mort au moment qu’il l’endure. -- Pour corriger le mal qu’avait fait un morceau, / En paraissant à l’Homme et si doux et si beau, / Jésus en mord un autre horrible en amertume. -- Mais l’amour qu’il nous a le lui rendant trop doux, / De Fiel et de Vinaigre avant qu’il le consume / Il veut qu’on l’assaisonne, et l’avale pour nous » (271). Les cœurs mal disposés pendant l’Eucharistie • →Quesnel Réflexions « Ce que fait tout ce peuple qui environne la croix est une image de ce qui se passe autour de nos autels, où un très petit nombre de personnes s’appliquent à offrir en esprit et en vérité le sacrifice de Jésus-Christ, mais où beaucoup par la mauvaise disposition de leur cœur ne donnent que du vinaigre à Jésus altéré de la soif de leur salut » (407). + Arts visuels + 45 de la ténèbre Soleil et Lune L’intégration des deux astres dans l’imagerie de la crucifixion s’est faite pour deux raisons : • L’héritage antique païen associe les mouvements du soleil et de la lune au passage de la vie à la mort, surtout dans l’imagerie impériale du souverain. Dans le monde byzantin, depuis le 6e s., les portraits du souverain sont accompagnés d’éléments cosmiques. Le soleil et la lune sont associés à la mort du Christ dès lors que Jésus est considéré comme une persona impériale. • La description Mt du Jugement dernier mentionne le soleil et la lune (Mt 24,29). Dès le 6e s., le soleil et la lune sont disposés symétriquement par rapport au sommet de l’haste de la croix : • Les Évangiles de Rabula (produit en Syrie en 586, Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Cod. Plut. I, 56, fol. 13r). Cette enluminure présente les deux astres par un disque rouge et un croissant. Rapidement la personnification anthropomorphe antique des deux astres s’introduit. SOL et LUNA (tels que les astres sont légendés dans l’image) adoptent les traits d’Hélios et d’Artémis (ou de Séléné). Les bustes d’un homme coiffé d’une couronne radiante et d’une femme portant un diadème surmonté d’un croissant sont inscrits dans un clipeus (médaillon). Chacun porte un voile sur le visage pour indiquer l’éclipse des deux astres au moment de la mort de Jésus. • La Crucifixion et les saintes femmes au tombeau, ivoire (ca. 870-880, The Walters Art Museum, Baltimore). L’iconographie carolingienne n’hésite pas à pousser plus loin la référence antique en montrant SOL dans un char céleste tiré par des chevaux ailés et LUNA dans un char attelé à des bœufs. Elle ajoute, en outre, parfois Terra et Oceanus, les personnifications de la terre et des mers au pied de la croix pour compléter la valeur cosmologique de la crucifixion (*vis51cd). L’implantation cosmique de la crucifixion très évidente durant le haut Moyen Âge, en Occident comme en Orient, se fait plus sobre ensuite, limitée soit aux personnifications inscrites dans deux médaillons, soit aux simples motifs du disque rayonnant et du croissant. Cette tradition reste vivante jusque dans l’art des prémodernes en Italie. La peinture nordique des 14e et 15e s. — qui transpose la crucifixion dans un paysage extérieur — préfère montrer un ciel animé de phénomènes météorologiques inhabituels (entre jour et nuit), solution artistique qui s’imposera en Europe. →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles 48 Le porte-lance et le porte-éponge Le porte-lance et le porte-éponge sont les deux soldats romains qui assistent aux derniers instants de la crucifixion

(→Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles). La tradition leur attribue un nom sur la base des →Ac. Pil. : Longin est le porte-lance et Stéphaton le porte-éponge. Longin est parfois confondu avec le centurion (*vis54a). Il est un personnage positif, témoin de l’écoulement de l’eau et du sang, converti au pied de la croix. Ce personnage très important dans l’imagerie carolingienne et ottonienne est vénéré comme un saint et connaît une iconographie qui lui est propre, alors que Stéphaton est son pendant négatif, souvent stigmatisé (→Reliques de la passion : l’éponge). Premiers exemples Le porte-lance (Jn 19,34), qui perce le flanc de Jésus, est le premier à apparaître dans l’iconographie au 5e s. • Ivoire Maskell, panneaux sculptés d’un coffret, ivoire (ca. 420-430, British Museum, Londres). Moyen Âge Le porte-éponge (Mt 27,48 ; Mc 15,36 ; Jn 19,29), offrant du vinaigre au Christ, fait rapidement pendant au porte-lance. Il porte la branche d’hysope sur laquelle est plantée l’éponge et parfois un seau. Dès le 7e s. les deux personnages deviennent indissociables. • Crucifixion, plat de reliure en ivoire (ca. 870, Bayerische Nationalmuseum, Munich). Les deux personnages connaissent une grande fortune jusqu’au 12e s. Après le 13e s., ils deviennent moins présents, bien que certaines images très développées les intègrent en les présentant comme des soldats (en cuirasse, parfois à cheval). + Musique + 46a d’une voix forte Aiguë →Bach Passion fait retentir Laut (« fort ») dans l’aigu. 46b Éli, Éli, lima sabachthani Traitement soigné du cri de Jésus en croix Dès le 10e s., les compositeurs des Passions accordaient à cet appel de Jésus sur la croix une place musicale singulière dans l’ensemble de leur œuvre. →Bach Passion s’inscrit dans cette tradition. Le cri déchirant de Jésus est ici sans aucun accompagnement de cordes, symbolisant sa solitude extrême et son sentiment d’abandon. Cependant, la basse continue, solide, reste présente. Pour intensifier la gravité du moment, Bach écrit adagio, c’est-à-dire un tempo lent. Cette notation de tempo est suffisamment rare dans la partition pour qu’on y accorde une valeur particulière. 46c C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné Foi de Bach La reprise de l’évangéliste reproduit très fidèlement la mélodie du cri de Jésus mais transposée. →Bach Passion semble ainsi dévoiler ici sa parfaite confiance dans l’Écriture. 47b C’est Élie qu’il appelle, celui-ci Insensibilité de la foule →Bach Passion représente une foule totalement imperturbable et inconsciente de ce qui se passe sous ses yeux : homorythmie, pas de modulations. Le premier chœur de la foule reste dans l’agitation en ce moment suprême. L’accompagnement en doubles arpégées des violons le traduit. 48b Mimétisme : un bras tendu vers le Crucifié ? →Bach Passion signifie le mouvement du personnage se hissant pour offrir à boire au Christ par un mouvement mélodique ascendant jusqu’à Rohr (« roseau »). + Danse + 46b Éli, Éli, lima sabachthani Réalisme →Neumeier Passion • Après l’abandon divin, résignation extrême de Jésus, bras appuyés sur les barres de sa croix, nuque brisée en arrière, cherchant appui de ses pieds cambrés au bout de ses jambes tordues de douleur. Sa posture est celle de crucifix contemporains soucieux de revenir au réalisme du supplice antique. • Près du Golgotha, repliés sur eux-mêmes, la Femme Mystique (assise sur ses talons, tête inclinée) et Simon de Cyrène.

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+ Cinéma + 45 de la ténèbre sur toute la terre Mise en scène de l’obscurcissement Omission • →Zecca Passion ne représente pas les signes cosmiques qui accompagnent la mort de Jésus. Interprétation rationnelle : l’obscurité attribuée à un orage • →DeMille King : Un gros orage accompagné d’éclairs et de vent dévêt Caïphe de sa coiffe cornue. • →Schaffner Pilate : La voix off rapporte au début de l’acte 2 que « l’obscurité recouvre la terre, depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième heure ». Un centurion la juge « non naturelle ». Pilate ne veut y voir que le signe de l’arrivée d’une tempête. • →Scorsese Temptation montre l’obscurité comme un tourbillon de sable. Le bruit du vent couvre les moqueries de la foule, alors que la caméra tourne lentement autour de la croix, en plan d’ensemble. Éclipse solaire réelle, avant la lumière de la résurrection • →Fleischer Barabbas utilise pour cette séquence une éclipse du soleil survenue en 1961 : Barabbas inquiet de cette obscurité se croit aveugle, symbole de son incrédulité, tandis que Rachel, son amie, qui est disciple de Jésus, commente la scène dans un style johannique : « La Lumière du monde nous quitte, maintenant que nous l’avons tué. » La lumière qui apparaît derrière la croix à la fin de l’éclipse est une annonce proleptique de la résurrection. Le cinéaste abandonne le récit évangélique en montrant les gens s’approcher de la croix en souriant. Lien de cause à effet • →Koster Robe : L’obscurcissement suit immédiatement le tirage au sort de la tunique de Jésus (*cin35a ils divisèrent ses vêtements : Koster) : la musique va crescendo, éclairs et tonnerre éclatent à partir du moment où les dés sont lancés. La réaction des différents personnages est détaillée : peur des soldats, étonnement maîtrisé des centurions, contemplation du futur disciple Demetrius. De l’assombrissement à la nuit complète • →Pasolini Matteo : Le visage de Marie aux yeux levés vers son fils laisse la place à un long écran noir. Une voix off cite Mt 13,14-15 (une citation d’Is 6,9-10) : « Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. […] Ils ont fermé leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient. » • →Stevens Story : Le ciel s’obscurcit progressivement et le cinéaste montre quelques réactions sur des visages de la foule silencieuse. • →van den Bergh Matthew : Un plan d’ensemble montre un paysage vide, avec palmiers et collines à l’horizon, où le ciel s’assombrit. Le même paysage apparaît progressivement, par une suite de fondus enchaînés partiels, comme de nuit : le soleil, bas dans le ciel, transparaît à peine derrière les nuages. De même, le visage de Jésus est soudain privé de lumière. L’écran tout entier s’assombrit. Entre interprétation rationnelle et représentation surnaturelle • →Gibson Passion : Un plan d’ensemble du Golgotha, noir de monde, laisse place à des nuages noirs qui passent dans le ciel, qui alternent avec de fréquents retours à la croix, dans un grand mouvement de caméra aérien et circulaire, alors que le tonnerre gronde. Un plan inséré dans ce fondu montre du sang couler sur le pied de la croix. Plusieurs plans montrent ensuite les nuages passer rapidement dans le ciel et cacher le soleil. Le vent se lève, inquiétant soldats et prêtres. La foule s’en va et l’âne du grand prêtre braie. Caïphe regarde avec instance Marie qui pleure. Celle-ci profite du mouvement de la foule pour s’approcher de la croix : un soldat (le futur Longin) l’en empêche d’abord, puis la laisse passer. Dans un plan de plus en plus rapproché, Marie s’approche de la croix et embrasse le pied sanglant de Jésus. 46-50 Mise en scène de la mort de Jésus Narration Ellipse temporelle : entre la crucifixion et la mort • →Zecca Passion : Le tableau « Agonie et Mort du Christ » ne montre plus que les disciples et quelques soldats près de la croix. Jésus ne meurt pas devant une foule. Après avoir tiré au sort la tunique, les soldats quittent le

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Golgotha. Il n’en reste qu’un, qui s’endort sur sa lance. La tête de Jésus tombe sur son épaule et Jean, Marie et Marie-Madeleine se prosternent. Ellipse temporelle : la mort, dernière image du film • →Olcott Manger montre le séisme avant la mort de Jésus. Au pied de la croix (enserrée par Marie-Madeleine), Jean et Marie tendent les bras vers Jésus, qui rend soudainement l’esprit. Sa tête tombe sur sa poitrine. C’est la dernière image du film : le générique est précédé par une citation de Jn 3,16, laissant le spectateur dans un sentiment d’inachèvement. Mise en parallèle : la mort de Jésus et celle de Judas • →DeMille King : La mort du Christ se fait dans l’apaisement le plus complet, plus de signes d’orage. Cadrage rapproché et de trois-quarts sur le haut du corps de Jésus, qui ferme doucement ses yeux auparavant levés vers le ciel. Sa tête tombe sur sa poitrine. Marie et Marie-Madeleine miment ce geste de Jésus en baissant elles aussi la tête. Un plan nous renvoie un instant à Judas, la corde au cou, s’apprêtant à se pendre (*cin3-10 : DeMille). Addition : Balthasar assiste à la scène, Judah la raconte • →Wyler Ben-Hur : Balthasar, un des rois mages revenu chercher Jésus, assiste à sa mort. Celle-ci est représentée indirectement (*cin51c-53 : Wyler) puis racontée par Judah à Esther comme à l’origine de sa conversion. Temporalité lente • →Stevens Story : Suivant le rythme général du film, la scène est très lente et le cinéaste s’attarde sur les visages des personnages (p. ex. Simon de Cyrène). Le mouvement de la tête de Jésus, filmée en gros plan, contraste avec l’immobilité générale. L’image s’arrête sur les paupières à moitié closes de Jésus, qui vient de « remettre son esprit entre les mains du Père » (Lc 23,46). Puis un éclair se reflète sur les visages de Marie et Jean, et un gros orage se déclenche. Une vue frontale de la croix montre enfin la tête de Jésus tomber sur sa poitrine. • →van den Bergh Matthew : Quand Jésus a été abreuvé, la caméra s’attarde sur les pleurs du groupe de Marie, Jean et Marie-Madeleine, avant de montrer, en contre-plongée, le grand cri de Jésus : il ouvre la bouche comme s’il cherchait de l’air, puis pousse un long cri avant de laisser sa tête tomber sur son épaule. Le narrateur reprend son récit (v.50), alors qu’un fondu enchaîné (qui suppose une certaine ellipse temporelle — ou un changement de temporalité, l’entrée dans un autre temps ?) montre encore le haut du corps de Jésus, sur la croix. L’image semble immobilisée quelques secondes, tandis que les chants s’éteignent dans la bande-son. Invention : la « dernière tentation » sur la croix • →Scorsese Temptation : Le bruit de fond disparaît : un plan en focalisation interne montre la foule qui vocifère, sans qu’on n’entende aucun son. Un Ange vient aider Jésus à descendre de la croix (*cin39-40 : Scorsese) en lui proposant une vie normale d’époux et de père. C’est la troisième fois qu’une telle tentation se présente à Jésus (la première dans le désert, où le serpent prend la voix de Marie-Madeleine, une deuxième avec la sœur de Lazare). Fuite ou réalisation d’un désir ? Il n’y a aucune voix intérieure pendant tout l’épisode. Par la suite, Jésus traite de menteur Paul qu’il entend prêcher sur le Christ mort pour sauver les hommes et ressuscité le troisième jour (*cin28,15b : Scorsese). Âgé et proche de la mort, alors que Jérusalem est à feu et à sang et que le Temple est détruit par les Romains, Jésus reçoit la visite des apôtres et notamment de Judas, qui lui reproche sa lâcheté (« Ta place était sur la croix »). Jésus quitte son lit de mort en rampant — tandis que la voix de Satan résonne — puis rejoint le Golgotha. À genoux, il lève les mains vers le ciel et demande à Dieu le pardon. La scène de la crucifixion reprend ainsi à la fin du film par un très rapide zoom. Le bruit de la foule s’entend à nouveau et, sous un ciel bleu radieux, Jésus souriant incline la tête en arrière, criant triomphalement vers le ciel : « Tout est accompli. » Il ferme les yeux tandis que la bande-son fait entendre des sons aigus — cris de deuil des femmes ? Ce rêve/tentation semble bien réel, les codes sont les mêmes. La double distanciation (un rêve, dans un film) reste ambiguë. Réinterprétation « Réaliste » : Jésus, héros humain • →Pasolini Matteo : Au Golgotha, Jésus n’est ni sanglant, ni blessé, ni épuisé : il se tient droit et participe librement à l’action. Le bruit de la foule

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s’estompe, le silence s’établit, simplement coupé par le cri d’un homme qu’on crucifie. La musique et la douleur de Marie (*cin55a : Pasolini) soulignent la gravité de ces instants. Jésus meurt en paix, en héros humain dont les ultimes paroles sont pour se plaindre que Dieu l’ait abandonné. Rien ne suggère sa divinité ni le caractère rédempteur de son sacrifice. Symbolique : Jésus, éclipse avant le coucher du soleil • →Jewison Superstar : Un zoom progressif, en contre-plongée, sur le visage de Jésus indique l’importance du moment tandis que le piano continue (*cin37a : Jewison). La tête de Jésus cache derrière elle le soleil dont les rayons éblouissent de temps en temps la caméra. Jésus récite le v.46. Un zoom sur Marie-Madeleine — qui lève peu à peu les yeux vers la croix — précède la mort de Jésus qui, haletant, « remet son esprit » entre les mains du Père et laisse tomber sa tête sur sa poitrine. La musique, de plus en plus déréglée, se tait soudain : un silence puis des cordes accompagnent le dernier zoom arrière qui montre le haut du corps de Jésus, puis le départ lent des assistants. Un fondu superpose ce départ avec le départ de la troupe des comédiens, qui remontent dans leur minibus, songeurs. Lors du dernier plan, la croix vide se détache sur le coucher de soleil orangé, un berger et son troupeau passent à ses pieds. Musicale : du cri au chant du mourant • →Greene Godspell : Chantant paisiblement « Ô Dieu, je saigne » puis « Ô Dieu, je meurs », mots repris en chœur par les disciples à la deuxième personne, Jésus est pris de spasmes quand les guitares électriques se déchaînent. La troisième fois, il chante « Ô Dieu, je suis mort », ferme les yeux et laisse tomber sa tête doucement. La séquence finit par un plan d’ensemble, montrant de trois-quarts son corps en croix accroché au grillage. Un lampadaire et les phares de la voiture de police font office de projecteurs. Un fondu enchaîné sur les barbelés qui prolongent le grillage conduit directement à l’aube. Théâtrale : mort de l’acteur • →Arcand Montréal : La croix sur laquelle est attaché l’acteur qui interprète Jésus dans un spectacle tombe sur lui au cours d’une bousculade. L’acteur, dont l’existence a été bouleversée par le rôle de Jésus, décède à l’hôpital d’un traumatisme crânien. Cette mort poursuit le parallèle entre la vie du Christ et la sienne. Mystique : le point de vue divin • →Gibson Passion : Jésus, filmé de près en contre-plongée, prononce encore une parole (Jn 19,30 « C’est accompli »), tandis que MarieMadeleine se tord de douleur et que Marie regarde silencieusement son fils. Puis il lève son visage vers le ciel : du point de vue divin, gros plan sur ses yeux. Puis la caméra zoome lentement en arrière, tandis que l’œil de Jésus la fixe et qu’il dit « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23,46). La bande-son fait entendre un long soupir, tandis que l’image montre Jésus, visage vers le haut, filmé de trois-quarts, qui ferme lentement les yeux, sa tête tombant sur sa poitrine. La plateforme ronde du Golgotha est alors vue de très haut, comme d’un nuage (point de vue divin), avant de devenir le cœur d’une goutte d’eau qui passe, au ralenti, le long de la croix et s’écrase sur les cailloux dans un grand fracas.

46-47 Jeu d’orientation • →Scorsese Temptation : Alors que l’on n’entend plus que le bruit du vent, la caméra filme de près Jésus, de profil, et l’image tourne lentement à 90 degrés (si bien que Jésus se retrouve comme couché quand il crie « Mon Père »). Cette rotation montre, visuellement, le sentiment déstabilisant de Jésus que Dieu a abandonné. Le tonnerre retentit et le plan redevient droit et frontal. Jésus lève la tête vers le ciel, où un nuage passe devant le soleil. Jeu de voix • →van den Bergh Matthew : Plan rapproché sur Jésus, qui crie d’une voix faible, rendue aiguë par les pleurs. La traduction de l’araméen est assurée par le narrateur, alors qu’un plan d’ensemble montre la silhouette du Golgotha, noir, qui se détache sur un ciel un peu plus clair. Le v.47 est prononcé dans le récit premier par Matthieu, filmé en gros plan. Jeu de regards • →Connor Mary : Au cri de Jésus répond la prière de Marie. Ouvrant les mains, elle récite le « Notre Père » jusqu’au « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », en échangeant de longs regards avec son fils. Jeu de focalisation • →Gibson Passion : Voyant que la foule fuit l’orage, le mauvais larron crie à Jésus : « Il n’y en a pas un qui reste, pas un ! » La caméra semble prendre un peu de distance puis filme, de trois-quarts, Jésus, qui regarde vers le ciel et s’écrie d’une voix faible : « Éli, lama sabachthani ? » La caméra pivote lentement, tandis que la tête de Jésus retombe sur sa poitrine. 48b vinaigre Désaltération En lien avec Jn • →Olcott Manger rattache l’épisode au v. johannique « J’ai soif » (Jn 19,28 ; = →Gibson Passion). Doublée • →Peyton Christ invente une première tentative où le soldat tente d’abreuver Jésus en fixant une éponge sur son glaive avant que l’officier ne lui indique d’utiliser la lance, tandis que la foule des Juifs hue le geste d’humanité du Romain. Refusée • →Pasolini Matteo : Deux soldats sont filmés en gros plan : le premier, accroupi, retourne à son jeu en baissant la tête après s’être étonné de l’appel de Jésus ; le second, debout, garde les yeux levés vers Jésus, place une éponge au bout d’un roseau et la lui tend. Jésus refuse de boire. Les réactions de Jésus des v.34 et 48 semblent inversées. En gros plan • →van den Bergh Matthew : L’éponge est trempée dans la vasque (la même qu’au v.34 : *cin34 : van den Bergh). La caméra suit ensuite l’éponge et la lance, tenues par un soldat qui fend la foule et la tend à Jésus, tandis que le narrateur dit les v.48-49.



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+ Propositions de lecture +

Texte

+ Critique textuelle + 51ab Spectaculaire transition Le signe du voile qui se déchire, déclencheur de la petite apocalypse qui suit en Mt et présent dans toute la tradition synop49-50 Ajout harmonisant tique, est un motif important (*pro51a). • ‫א‬, B et plusieurs autres témoins intercalent ici l’épisode du transpercement Réception christologique du côté de Jésus de Jn 19,34. Celui-ci apparaît alors comme la cause Il reçoit une réception christologique et ecclésiologique précoce dans la litimmédiate de la mort du Crucifié. térature apostolique (*bib51a). De fait, dans le contexte de la tradition juive Cette lecture très ancienne a rencontré des échos liturgiques dans le célèbre de déchirer ses vêtements quand on entend un blasphème (*ptes51a ; répons Tenebrae du vendredi saint (*lit45-46). Elle est attestée en particu*jui26,65a), on peut penser que Dieu déchire le voile du Sanctuaire en lier : réponse aux blasphèmes contre son Fils crucifié. • dans la liturgie milanaise, p. ex. le codex Rome, Angelica 123 ; Décryptage liturgique possible ? • dans l’Antiphonaire de Compiègne (entre 860 et 880), p. ex. le codex BnF En s’attachant aux détails mobiliers du Sanctuaire de Jérusalem (→Voiles du lat. 17436 (PL 78,766) ; Temple), deux lignes d’interprétation auraient pu exister dans la tradition • Agobart (évêque de Lyon, †840), De correctione antiphonarii (PL chrétienne : 104,332-333), veut censurer le répons Tenebrae chanté à son époque, qu’il • Si Mt parle du premier rideau, il suggère que le voile du ciel (Ps 104,2 ; Is considère comme blasphématoire par son irrespect du témoignage ocu40,22) se déchire (cf. Is 34,4). laire formel de Jn. • Si Mt parle du second rideau, il suggère que les bénéfices spirituels que les • Des hésitations de mélodie et de Juifs tiraient du culte sont désortexte dans la transmission du mais largement ouverts. Byz V S TR Nes répons dans l’antiphonaire romain Cependant ces deux interprétations laissent penser que la lecture milan’ont pas vraiment été développées 49 a Et naise a beaucoup circulé et n’a été par la tradition chrétienne. VS Mais les autres disaient : éliminée du rite romain que pro• Pelletier André, « Le Grand b — Voyons voir gressivement (cf. Hesbert RenéRideau au décor sidéral du Temple V Jean, « Le Répons “Tenebrae” dans de Jérusalem », Journal des savants — Laisse, que nous voyions les liturgies romaine, milanaise et (1979) 53-60 : « Le déchirement S — Laissez, que nous voyions si Élie vient le sauver ! bénéventaine. Contribution à l’hisdu rideau donne le branle à un V libérer ! toire d’une interpolation évangéséisme qui “déchire” les rochers et lique », Revue grégorienne 20 fait éclater les tombeaux, dont les [1935 1-14 ; et plusieurs autres morts ressuscitent. Le texte grec, 50 Mais Jésus, ayant crié livraisons, rassemblées en Hesen effet, emploie le même verbe V , criant bert René-Jean, Le Problème de la pour les rochers que pour le rideau S cria de nouveau d’une voix forte, transfixion du Christ, Paris-Tour[…, eschisthê — eschistêsan]. Pour S nai : Desclée, 1940). qui se rappelle que le décor de ce et remit l’esprit. rideau représentait “tout le spec51a le voile (S) Littéralement « les faces tacle du ciel” le tableau présente 51 a Et voici : de la porte » une puissante unité de mouveS aussitôt le voile du Sanctuaire • Pour le voile du tabernacle en Ex ment : la déchirure part du ciel (en VS 26,36, S et les targums emploient effigie sur le rideau) et se propage, Temple fut déchiré en deux prs’ ; d’un trait ininterrompu, sur la Nes de haut • Pour le voile du Temple en 2Ch terre, qu’elle ébranle […] et déchire en bas 3,14, S : pwrqt’ transcrit simpleen ce qu’elle a de plus dur, ses b ment le terme de M : prkt. rochers […], et de plus inviolable, de haut en bas Nes Ce ne sont pas ces termes que S ses tombeaux […]. Quel thème en deux retient ici, mais l’expression imagée pour les homélies des Pères, pour des « faces de la porte », que l’on l’éloquence sacrée du Grand Siècle et pour la peinture espagnole ! 49b Élie Ml 3,23 – 49b sauver Ps 22,2.6.9.22 – 50 Le cri parvenant jusqu’à Dieu pourrait comprendre ainsi : un Seulement, pour notre malheur, 2S 22,7 ; Ps 22,3.6.25 – 51a Confection du voile Ex 26,31-37 ; 36,35-38 – 51a rideau ne se déchire que s’il est fixé à un cadre, et c’est la façade même dans l’œuvre de Josèphe, ce qui Expiation et le voile du Sanctuaire Lv 16,2.12 ; He 6,19-20 du Temple, ou l’entrée du Saint des a intéressé les Pères, c’est moins saints, qui se serait fissurée sous l’effet du séisme. l’archéologie d’un Temple dont les rites étaient déclarés abolis, que le rôle d’Hérode le Grand, massacreur des Saints Innocents et celui de son fils Hérode Antipas, meurtrier de Jean-Baptiste. Ainsi s’explique que l’exégèse du Nouveau Testament ignore toujours ce que pouvait avoir d’évocateur, pour ceux qui avaient connu le Temple, la mention d’un déchirement du + Vocabulaire + grand Rideau du Vestibule au soir du Vendredi-Saint » (59-60). De fait, la tradition chrétienne a surtout rétro-projeté dans la mort en croix 51a Sanctuaire Terme précis Le substantif naos, par opposition à hieron, de Jésus l’inauguration d’un au-delà de la liturgie du Temple, une nouvelle désigne généralement le Sanctuaire, à l’intérieur du Temple. Cependant le forme de culte (*chr51a), poursuivant — à la lumière de la foi en Jésus v.5 et Jn 2,20 semblent bien utiliser naos pour le Temple. messie — une intuition présente dans la tradition rabbinique ancienne : *jui51a.

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+ Grammaire + 49 Et + Voyons voir — Conjonction équivoque : quel est le sens du geste avec l’éponge ? Gr : de… aphes idômen. • V et S traduisent « Mais… Laisse(z), que nous voyions » en donnant à la particule de un sens adversatif et à aphes un sens classique d’interruption. Cela revient à comprendre le geste de l’éponge pleine de vinaigre comme un geste bienveillant que les assistants veulent empêcher : « — Laisse(z)… ». • En grec koinè, aphes tend à fonctionner comme une particule d’invitation globale. En ce cas, « les autres » au contraire encouragent celui qui veut abreuver Jésus du breuvage étourdissant destiné à faire durer la torture : « — Voyons voir… ». La seconde interprétation est plus vraisemblable : *ref49b ; *mil48b. 51acd.52 fut déchiré + fut ébranlée + furent déchirés + furent ouverts + furent levés — Passifs divins suggérant que c’est Dieu lui-même qui se manifeste à la mort de son fils. Silencieux depuis plusieurs chapitres, Dieu intervient dans la destinée de son Fils.

51a le voile du Sanctuaire LITURGIE Mobilier symbolique du Temple →Voiles du Temple + Textes anciens + 50 remit l’esprit Contrepoint Jésus-Socrate • →Platon Phaed. 118a « Alors se découvrant, car il était couvert : “Criton”, dit-il [= Socrate], et ce furent ses dernières paroles, “nous devons un coq à Esculape ; n’oublie pas d’acquitter cette dette”. “Cela sera fait”, répondit Criton ; “mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire”. Il ne répondit rien, et un peu de temps après il fît un mouvement convulsif ; alors l’homme le découvrit tout à fait : ses regards étaient fixes. Criton, s’en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux. Voilà, Échécratès, quelle fut la fin de notre ami, de l’homme, nous pouvons le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous avons connus, le plus sage et le plus juste de tous les hommes » (322). 51a le voile du Sanctuaire fut déchiré Présage Plusieurs textes lient le Temple avec des signes de malheur qui annoncent la future destruction du Temple (→Tacite Hist. 5,13 ; *jui51a).

+ Procédés littéraires + 50 ayant crié de nouveau d’une voix forte NARRATION Motivation du personnage Criant au moment de mourir, Jésus veut-il manifester sa puissance jusque dans la mort ? 50 remit l’esprit SÉMANTIQUE Syllepse On peut comprendre : • que Jésus expire et meurt (cf. →Josèphe A.J. 1,218 ; 5,147 ; 12,430 ; 14,369). • mais aussi que Jésus donne l’Esprit (même si aphêken ici est moins clair que paredôken en Jn 19,30). *syn50 51a le voile du Sanctuaire fut déchiré NARRATION Saut brutal dans la focalisation Alors que jusqu’à présent, dans la passion, on suivait Jésus pas à pas, heure par heure, minute par minute, dans un récit isochronique vraisemblable — surtout si on le compare au rythme et à la vitesse narrative de tout ce qui précède Mt 26 — la vision se fait en quelque sorte « cubiste », avec une voix narrative à la fois au pied de la croix et dans le Temple. C’est l’indice d’un net changement de registre de l’énonciateur, qui s’élève de la description à la contemplation, de la narration historique à l’interprétation apocalyptique embrayée par ce brusque changement de perspective. PRAGMATIQUE Ironie analeptique et proleptique Juste après que les moqueurs ont rappelé la prophétie de Jésus concernant la précarité du Temple (Mt 26,61 ; cf. aussi Mt 24,1-2), ce signe montre la ruine du Temple qui commence (*anc51a ; *ptes51a ; *jui51a). Cependant, le sens symbolique du voile est profus (→Voiles du Temple : 2). Le détail invite donc à des prolongements (*interp51ab ; *chr51a). 51ab en deux de haut en bas RHÉTORIQUE Diatypose Le voile entièrement déchiré n’est pas susceptible de réparation, il perd sa fonction. C’est la mise en scène spectaculaire d’une révélation, d’un dé-voilement au sens propre du terme. 51ad fut déchiré + furent déchirés RHÉTORIQUE Polyptote Même verbe schizô en Gr dans les deux cas. COMPOSITION Inclusion et échos Ces deux verbes se répondent, en même temps qu’ils font écho à la déchirure des cieux au baptême (Mt 3,16), ou à celle du vêtement du grand prêtre lors du procès juif (Mt 26,65).

Contexte

+ Intertextualité biblique + 50 ayant crié + d’une voix forte Réaction à une situation d’affliction Gn 4,10 ; 21,17 ; 27,34 ; Ex 3,7 ; 1S 28,12 ; Jdt 4,9 ; 7,23 ; Ez 11,13 ; Ap 6,10 (cf. →T. Jb. 19,3). Expression de prière Ps 17,6 ; 22,3.6.25. →Le Ps 22(21) dans le récit de la passion Voix d’une révélation Dn 8,16. Lors des événements de la fin Ap 6,10 ; 7,10 ; 14,15 ; 18,18 ; 19,17. 51a le voile du Sanctuaire Interprétation primitive (scripturaire) : le corps de Jésus comme temple nouveau Mt place la mort de Jésus dans un contexte d’expiation rituelle (*bib26,28b), initiant ce qui deviendrait une véritable typologie de Yom Kippour, jour où le voile du Saint des saints jouait un rôle majeur (→Yom Kippour dans le judaïsme du second Temple ; →Yom Kippour dans la littérature paléochrétienne [NT, Pères apostoliques]). Corps singulier de Jésus Selon He 10,20, la chair de Jésus (vu comme le grand prêtre) est le voile. La mort de Jésus ouvre paradoxalement à un nouveau mode de présence de Dieu aux hommes : • He 10,19-22 « Ayant donc, frères, l’assurance voulue pour l’accès au Sanctuaire par le sang de Jésus, par cette voie qu’il a inaugurée pour nous, récente et vivante, à travers le voile — c’est-à-dire sa chair —, et un prêtre souverain à la tête de la maison de Dieu, approchons-nous […]. » Corps communautaire de ses disciples Le récit de la mort de Jésus contient les premières pierres narratives de la théologie de la communauté des croyants en Jésus Fils de Dieu comme temple nouveau (cf. v.54c et 2Co 3,16 « C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile est enlevé »). + Littérature péritestamentaire + 50 remit l’esprit = mourir… • →2 Hén. 70,16 ; →T. Abr. A 17,18. … avec la connotation d’une mort volontaire • →4 Macc. 9,25.

+ Milieux de vie + 50 remit l’esprit JUSTICE Châtiment Le crucifié (*mil35a crucifié) meurt de déshydratation, d’hémorragie et d’asphyxie.

51a le voile du Sanctuaire fut déchiré Signe messianique ? • →Lam. Rab. 1,51 : Le messie serait né le jour de la destruction du Temple.

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Signe de la révélation des secrets divins à tous • →T. Benj. 9,4 (cf. →Or. sib. 8,307-309) prophétise le dévoilement des secrets divins hors de la Loi et du Temple une fois la venue du messie. Dévoilement du comportement indigne des prêtres • →T. Lévi 10,3. Signe de deuil divin Dieu lui-même prend le deuil de son Fils en déchirant son vêtement (vs. →2 Bar. 6,7-10 : le voile du Saint des saints, l’éphod, le kappōret et les autres objets sacrés du Sanctuaire étaient sauvés par un ange lors de la destruction du Temple).

Réception

+ Tradition juive + 50 remit l’esprit // Psaumes À rapprocher de Ps 25,1 (« Vers toi, Seigneur, j’élève mon âme ») et Ps 31,6 (« En tes mains, je déposerai/confierai [’apqîd] mon esprit »). Les rabbins appliquent ces deux v. du psautier au moment du sommeil et/ou de la mort (→Sifre Nomb. 139 ; →Midr. Ps. 25,2). L’âme est gardée en réserve dans un trésor (→2 Bar. 21,23 ; 30,2 ; →Qoh. Rab. 3,21,1 ; →Sifre Nomb. 139) ou dans le faisceau des vivants, sous le trône de gloire (1S 25,29 ; →b. Šabb. 152b ; →’Abot R. Nat. A 12,2 ; →’Abot R. Nat. B 25). Jour favorable Mourir un vendredi est un bon signe pour celui qui est mort (→b. Ketub. 103b).

+ Lecture synoptique + 50 remit l’esprit Mt–Jn // Mc–Lc Pas seulement « expira » comme Mc 15,37 et Lc 23,46. Mt (*pro50) insiste, comme Jn 19,30, sur l’aspect volontaire de la mort de Jésus. + Liturgie + 50 remit l’esprit Assemblage vétérotestamentaire de la mort de Jésus CHANT GRÉGORIEN TEXTE • →OHS 333-334, 3e répons du 2e nocturne des vigiles du samedi saint : Ecce quomodo moritur Iustus et nemo percipit corde, et viri iusti tolluntur et nemo considerat. A facie iniquitatis sublablatus est Iustus et erit in pace memoria eius. V/ Tamquam agnus coram tondente se obmutuit et non aperuit os suum; de angustia et de iudicio sublatus est (« Voilà comment meurt le Juste et personne ne s’en émeut, et les hommes de bien sont enlevés et personne n’y fait attention (Is 57,1). Le Juste s’est effacé devant l’iniquité, mais son souvenir s’enveloppera de paix. V/ Comme un agneau devant ses tondeurs, muet et n’ouvrant pas la bouche, il a été saisi par oppression et par jugement » [d’après Is 53,7-8]). Le rapprochement d’Is 57,1 et Sg 3-4 traduit la stupeur devant l’inconscience des hommes en présence de cette mort, à la fois unique et perpétuée dans celle des martyrs et des saints : tout homme droit peut y reconnaître Dieu. Longue contemplation de l’Église sur la mort du Juste et sur l’indifférence des hommes devant une telle extrémité d’amour et sur la paix divine qui entoure la mémoire et le sommeil du Seigneur. MUSIQUE Tout ce répons est baigné d’infinie douceur d’un authentique 4e mode. Le début récitant très doucement sur le mi, une petite animation se fait sentir sur nemo percipit corde. Puis à partir de et viri, la mélodie s’émeut, montant jusqu’au si bécarre et dans un beau crescendo atteignant le do, elle affirme sur considerat la douleur devant l’indifférence générale. Vient ensuite un retour au grave dans la considération de la personne du Juste. Pour finir, le et erit in pace memoria eius défie toute description. La mélodie traduit la paix infinie qui enveloppe et baigne la sépulture et le sommeil du Seigneur après le grand « labeur » de sa passion. 51ab le voile du Sanctuaire fut déchiré en deux de haut en bas TEXTE Passage de la figure à la réalité ? La liturgie est nuancée : elle sait bien que, si le chrétien reçoit par pure grâce plus de lumière sur le dessein miséricordieux de Dieu que le juif, le chrétien marche lui aussi encore dans un clair-obscur, et non pas dans la pure vision : • →LM 2,796-798, vendredi saint, office des lectures, année 2, 2e nocturne, lecture patristique : Méliton de Sardes explicite ce qu’il a affirmé dans l’exorde de son homélie sur la Pâque : le mystère de la Pâque est nouveau et ancien, éternel et temporaire, corruptible et incorruptible, mortel et immortel (cf. →Pascha 2), identifié avec le mystère « ancien selon la préfiguration, nouveau selon la grâce » (ibid. 58), préfiguré en Abel, Isaac, Joseph, Moïse, David et les prophètes persécutés et l’agneau sacrifié, annoncé par les prophètes et accompli dans les derniers temps ; il dit expressément que « le mystère de la Pâque est le Christ […]. C’est lui qui est la Pâque de notre salut » (65-67).

51a le voile du Sanctuaire fut déchiré Trace talmudique ? Même si le contexte rabbinique n’est pas exactement celui de l’évangile, un passage du Talmud indique un changement notable vers l’année 30. • →y. Yoma 6,3 = 43c (cf. →b. Yoma 39b) : « Quarante ans avant la destruction du Temple, la lampe occidentale [la plus proche du Saint des saints, sur la menora disposée du côté sud dans le Sanctuaire] était déjà éteinte ; […] le soir on fermait les portes du Temple, et le matin on les trouvait ouvertes [par elles-mêmes]. » Le texte explique ensuite que pendant cette période de 40 ans, le grand prêtre, qui à l’occasion de Yom Kippour devait tirer un sort (cf. Lv 16,8), ne tombait plus jamais sur le lot « Pour le Seigneur » (désignant le bouc destiné au sacrifice pour le péché) mais sur le lot « Pour Hazazel », et le ruban cramoisi tendu entre les cornes du bouc ne devint plus jamais blanc comme auparavant (cf. Is 1,18). →Josèphe B.J. 6,288-309 rapporte des présages analogues pour la ruine du Temple en l’an 70.

+ Tradition chrétienne + 50 ayant crié + d’une voix forte Preuve qu’il a le pouvoir de donner sa vie • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,1 (776.29). • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 13,18 « Lorsqu’il poussa un cri, / Pour rencontrer sa voix, / Dans le Temple très haut / Se souleva l’Esprit. » • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 6,15 « Voilà neuf heures en tout que les deux astres prêchent : / Cet instant du Fils qui, sur la neuvième heure, / A restitué son souffle au Père, dans un cri. » La Parole primordiale de (re)création • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 3,19 « Cet Agneau de la Vie / Fraya pour les gisants / Un chemin hors des tombes / En poussant un grand cri. » • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 6,2 « Ô moment qui, si court fût-il, eut plus de poids que des années ! / Car c’est en ce moment que le Glorieux remit à son Père son esprit ; / Il se fit en lui ténèbres, il se fit en lui lumière ; / Il se fit en lui tremblement, il se fit en lui déchirure. » • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 3,10 « La Fête en Avril célébrée / A brisé les tombes à grand cri ; / La Voix qui à tout donne vie, / La Mort qui tue tout l’entendit ; / Elle a molli et lâché prise : / Gloire à toi, Fils du Vivifiant ! » (*chr51a : Éphrem le Syrien). Preuve que sa souffrance est la plus grande jamais endurée • →Albert le Grand Sup. Matt. « Jésus, pouss[e] de nouveau un grand cri, du fait de l’ampleur de la passion. En effet, la passion du Seigneur était plus grande que toutes les autres passions pour trois raisons : (1) La première réside dans le fait que sa nature est plus grande que toutes les autres, car elle était la plus noble du fait de son union avec Dieu, elle était non corrompue par le péché et elle n’était pas atteinte par l’infirmité ou par la vieillesse. C’est la raison pour laquelle nécessairement, la séparation était la plus amère qui soit. (2) L’autre raison réside dans la bonté de la vie, qui est aimée au plus haut point par l’âme. En effet, certains se tuent, parce qu’ils souffrent d’une lassitude de vivre, du fait qu’ils mènent une vie mauvaise. (3) La troisième raison dérive des circonstances, parce qu’il est innocent, parce qu’il est en présence de gens qu’il connaît, parce qu’il est [livré] par des gens vils, les ministres des prêtres, parce qu’il a été jugé

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par jalousie et toutes autres raisons similaires. Sur la première, voir Lm 1,12 ; sur la seconde, voir Jr 12,7. De même Aristote, au livre III des Éthiques [→Eth. Nic. 1117b 10-13] souligne que l’homme courageux et vertueux meurt d’une mort plus amère dans la mesure où il est conscient d’être privé de grands biens. Et Augustin raconte qu’un certain stoïcien de grande vertu s’est trouvé craindre bien davantage le danger de la mer, alors qu’un esclave qui était marin s’est trouvé ne pas le craindre. Et une fois le danger en mer passé, comme l’esclave marinier insultait le stoïcien en lui demandant pourquoi il avait eu peur, puisqu’il était connu que, chez les stoïciens, le fait d’être perturbé ne menait pas à la sagesse, le stoïcien répondit que ce n’était pas étonnant qu’il ait eu peur, parce qu’il connaissait le nombre des biens dont il serait privé s’il mourrait, mais qu’il était étonnant que l’esclave ne se soit pas jeté à l’eau depuis longtemps, comme il aurait dû en avoir le désir, afin d’être délivré plus vite d’une vie si pleine de turpitude. Sur la troisième raison, voir Ct 1,13. » 50 remit l’esprit Volontairement • →Tertullien Apol. 21,19 « De lui-même il rendit l’âme avec ses dernières paroles, prévenant l’office du bourreau » ; • →Jérôme Comm. Matt. : Il s’agit d’une « marque de sa puissance divine » (= →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt.). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4031 « Il remit (emisit), et non pas il laissa partir (amisit) parce qu’une chose est de remettre ou de rendre/ livrer (tradere) l’esprit, comme Jn dit qu’inclinant la tête, il rendit l’esprit [*syn50], et autre chose de le laisser échapper : ce que nous laissons échapper un jour, nous reconnaissons l’avoir perdu. Mais le Christ ou bien le remit ou bien le rendit ou bien, selon Lc (Lc 23,46), expira, et il était en son pouvoir de décider quand, comment et à qui confier ou rendre son esprit. Par ailleurs, il n’est pas dans la nature humaine d’exhaler son esprit par soi-même. Et c’est pourquoi l’unité du Christ doit être pensée avec pénétration. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Certains ont dit que la divinité était morte, mais cela est faux, car la vie ne peut pas mourir. Or, Dieu est non seulement vivant, mais il est la vie. Certains ont dit que l’âme du Christ est morte avec le corps, ce qui est impossible, car elle ne pourrait alors posséder l’immortalité. Il faut aussi remarquer que tous meurent par nécessité, mais que le Christ est mort de sa propre volonté. Matthieu ne dit donc pas qu’il est mort, mais qu’il rendit l’esprit, car il le fit de sa propre volonté. Et cela indique sa puissance (Jn 10,18). » Indivisibilité de la Personne du Christ présent dans toutes ses parties • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4047 « Car la mort est, selon les sages du siècle, la séparation de l’âme et du corps. […] En quittant son propre corps, d’une façon mystérieuse, le Christ ne fut pas séparé de lui-même, ni divisé en trois parties, parce que celui qui divise Jésus n’est pas de lui (1Jn 4,3), et parce qu’il ne fut pas brisé ni séparé de lui-même, c’est-à-dire qu’il est dans l’unité avec le Père dans l’âme qu’il a remise hors de son corps. De même il est dans le corps dans lequel il fut enseveli dans le sépulcre. De même aussi il est dans la nature [divine] dans laquelle il est partout avec le Père et dans le Père. » En rendant son Esprit, le Christ fait sur la croix ce qu’il fait éternellement en tant que Fils de Dieu • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4110 « Celui qui jusqu’à la mort crie qu’il est abandonné est homme ; au paradis le Christ règne en tant que Dieu. De plus, en régnant au paradis, le Fils de Dieu remet son Esprit à Dieu le Père. Le fils de l’homme se livre à la mort en remettant vraiment son esprit dans un mystère de piété (1Tm 3,16) afin qu’en aucun cas le Christ ne soit dissous, en aucun cas la propriété des natures ne soit confondue, et en aucun cas l’unité de la personne ne soit divisée. » 51a le voile du Sanctuaire fut déchiré Symbolismes Les auteurs chrétiens « christologisent » les riches symboles du →voile du Temple. Signe du deuil pris par le Temple Continuant un symbolisme juif (*jui51a), de même que la nature prend le deuil à travers tous les signes cosmiques (*chr45.51cd), le Temple déchire son vêtement (→Origène Fr. 560). C’est peut-être l’ange gardien du Temple

qui prend ainsi le deuil avant de le quitter (→Tertullien Marc. 4,42,5 ; →Méliton de Sardes Pascha 98) ? Présage de la destruction du Temple en l’an 70 • →Pseudo-Clément Recogn. 1,41 ; • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 4,6 « Dans un cri déchirant, la courtine révélait la dévastation finale : / Vainqueurs du Vainqueur, ils furent vaincus, tant et plus ! » Signe que Dieu quitte son Temple • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 4,12 « La courtine déchirée : un cri de douleur sur le Temple, / Un cri de deuil sur sa dévastation, sur sa désolation ; / Le prêtre provisoire déchire sa tunique : symbole du Sacerdoce / Dont vient se revêtir le Prêtre véritable. / Le sanctuaire déchire son voile, pour signifier qu’il assume / L’autel du sanctuaire aussi, pour son service. » • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 3,6 « Mais Avril, le mois justicier, / Lui prend, lui ôte ses atours ; / Il l’habillait : il la dépouille ! / Il a déchiré la tenture, / Ce pur habit qui la couvrait, / Cachait du Temple les parures ; / Il la dénude et prend ses fêtes, / Lui prend la Fête capitale / De qui toute fête dépend : / Il la bannit, complètement ! » • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 3,9 « En Avril, lorsque l’Esprit vit / Que de Caïphe, le grand-prêtre, / La prêtrise était arrachée, / Qu’il était nu, sans sacerdoce, / Lui-même il déchira le voile / Et quitta tout à fait la place. » Symbole de la fin de l’ancienne alliance • →Didasc. apost. 6,5,7 ; →Léon le Grand Serm. 55,3 (17e sermon sur la passion) ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4121 (cf. Ex 34,33 et He 9) ; →Luther Passio (WA 52,803, c’est la fin du culte au Temple selon He 9) ; →Calvin Comm. NT (lien avec He 9). Symbole de la révélation des secrets divins à tous • →Origène Comm. Matt. 138 « Il y avait deux voiles, à l’extérieur, devant le Temple, ou devant le tabernacle. Au moment où le Sauveur expira, ce voile extérieur fut déchiré de haut en bas, pour signifier que les mystères qui avaient été cachés selon les desseins de la sagesse de Dieu depuis le commencement du monde […] jusqu’à l’avènement du Sauveur, allaient être révélés d’une extrémité de la terre à l’autre. […] Mais lorsque viendra l’état parfait, alors le second voile sera également déchiré, pour que nous puissions voir ce qui est caché à l’intérieur, c’est-à-dire l’arche véritable du Testament et les chérubins et les autres merveilles du ciel dans leur propre nature » (285.10 ; = →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1489C). • →Jérôme Comm. Matt. « Le voile du temple se déchira, tous les mystères de la Loi auparavant tenus cachés furent dévoilés et passèrent au peuple des gentils. Dans l’évangile que nous citons souvent [il s’agit de l’évangile des Nazaréens], nous lisons que l’immense linteau du temple fut brisé et se partagea en deux » (2,299-301). • = →Raban Maur Exp. Matt. « Avant, il avait été écrit : “En Juda Dieu est connu, en Israël grand est son nom” (Ps 76,2) ; et maintenant : “Ô Dieu, élève-toi sur les cieux ! Sur toute la terre, ta gloire !” (Ps 57,6). Et dans l’évangile il dit d’abord : “Ne prenez pas le chemin des païens (gentes)” (Mt  10,5) ; mais après sa passion : “Allez, enseignez toutes les nations (gentes)” (Mt 28,19) » (758.88). • →Éphrem le Syrien Hymn. nativ. 25,16 évoque l’Esprit divin libéré de son confinement dans le Temple. • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. évoque les bienfaits liés au système sacrificiel désormais étendus à tous. Symbole de la révélation des secrets divins aux gentils • →Christian de Stavelot Exp. Matt. (1493B) : C’est seulement le voile extérieur qui se déchire, pour montrer que tous les secrets passent au peuple des gentils. Il s’appuie sur Ps 76,2 et Ps 113,3. Symbole de la division du peuple • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,7 « À partir de ce moment-là le peuple est divisé. » Révélation de l’Église et dispersion des Juifs • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le voile qui était à l’intérieur signifiait la dissimulation des mystères célestes qui nous seront révélés (1Jn 3,2). L’autre, celle qui était à l’extérieur, signifiait la dissimulation des mystères qui concernent l’Église. Ainsi donc, ce voile fut déchiré, mais pas l’autre, pour indiquer que les mystères qui concernaient l’Église étaient

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manifestés ; mais l’autre ne fut pas déchiré parce que les secrets célestes demeurent encore voilés (2Co 3,16). […] Ou bien, la déchirure du voile signifie la dispersion du peuple des Juifs, et parce qu’ils mettaient leur gloire dans le voile, qui fut déchiré lors de la passion du Christ, il était ainsi signifié que toute gloire leur était enlevée. » 51b de haut en bas Tous les temps • →Anselme de Laon Enarr. Matt. « Du commencement du monde, quand l’homme a été créé, jusqu’à l’achèvement de ce siècle [= monde] » (1489D). Ciel et terre • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le rideau se déchira, rideau qui couvrait l’arche qui contenait les signes de la grâce, et la vérité nue apparut. En deux parties des mystiques qui ont prouvé la vérité et qui ont servi le bien par grâce. Le premier se consacre à la foi, le second à la vertu. Du haut, ce qui signifie au ciel jusqu’à la joie de la félicité, en bas, dans la profondeur de l’Enfer, là où se révèle la rigueur du juge dans les châtiments. Et la terre, l’argument tiré des éléments du monde reçoit une double acception, de la terre, à partir de laquelle est constitué le corps de l’homme, et de la pierre, par laquelle est désignée la dureté de leur cœur infidèle. Il dit en effet : “Et la terre se mut” (v.51c). Et ce mouvement signifie la justification de la douleur. » + Mystique + 50 remit l’esprit Le don de sa vie pour les autres • →François de Sales Amour 10,17 « Ce fut par élection, et non par la force du mal, qu’il mourut […] ; il n’est pas dit que son esprit s’en alla, le quitta et se sépara de lui ; mais, au contraire, qu’il mit son esprit dehors, l’expira, le rendit et le remit ès mains de son Père éternel […] et criant à pleine voix il remet son esprit à son Père (Lc 23,46), pour montrer que comme il avait assez de force et d’haleine pour ne point mourir, il avait aussi tant d’amour qu’il ne pouvait plus vivre sans faire revivre par sa mort ceux qui sans cela ne pouvaient jamais éviter la mort, ni prétendre à la vraie vie » (867). + Théologie + 50 remit l’esprit CHRISTOLOGIE La mort de Jésus Révélatrice de sa divinité Le récit de la mort du Christ en Mt dit une terrible souffrance morale, tout en suggérant qu’elle s’inscrit dans un scénario qui demeure contrôlé par Dieu (*gen46c ; *bib50) et en la faisant suivre d’éléments théophaniques : une sorte de profession de foi en sa divinité (voir cependant *gra54c ; *anc4551b) et confirmée par ses conséquences « salvifiques » sur le cosmos et sur les hommes (*anc45-53 ; *ptes45-53 ; *jui45-53). →Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ? Par une extase d’amour • →Maritain Grâce « Le Christ, le Verbe divin agissant par l’instrumentalité de sa volonté humaine [*syn50 ; *chr50], remit l’esprit, veut le sacrifice, veut donner jusqu’au bout sa vie (humaine) pour ses amis, veut déposer cette vie, veut mourir pour satisfaire en justice à tous les péchés du genre humain et pour racheter tous les hommes. […] Et cet holocauste, le Christ le veut par amour, par amour pour son Père et par amour pour les hommes. Il n’y a pas de plus grand amour. À ce moment la charité du Christ qui est encore viator franchit l’abîme qui sépare le fini de l’infini, elle est portée au degré de perfection suprême et indépassable (asymptotique) où se trouve la charité du Christ comme comprehensor, elle devient infinie dans son ordre : c’est l’amour au plus haut degré concevable en une nature créée — au-delà de toute la série infinie des degrés possibles de perfection croissante — au sommet de l’union mystique où, selon le mot de saint Jean de la Croix, l’homme et Dieu sont “un seul esprit et amour”, — mais cette fois en un ravissement de l’âme en Dieu si total et si puissant que la nature humaine ne peut pas le supporter, et qu’il arrache l’âme au corps. Autrement dit c’est par une extase d’amour que le Christ est mort sur la Croix, au comble de la liberté du vouloir, et a remis son âme entre les mains du Père » (144-145). *myst50

+ Philosophie + 50 remit l’esprit La mort de la mort Le philosophe rationaliste assiste ici au sommet du mouvement dialectique. • →Hegel Philosophie 27-39 « La mort a tout d’abord pour sens que le Christ a été le Dieu […] qui avait en même temps la nature humaine et qui l’a eue jusqu’à la mort. C’est le sort de la finitude humaine de mourir […]. Dieu mourut. Dieu est mort […]. — Mais le processus ne s’arrête pas là, […] intervient maintenant la conversion. Dieu se conserve en effet dans ce processus et celui-ci est seulement la mort de la mort. Dieu ressuscite à la vie : les choses tournent ainsi à leur contraire » (239). « Dieu reste mort » Un des pères du nihilisme contemporain se fait l’écho du Diogène antique qui se promenait en plein jour, lanterne en main, en disant qu’il « cherchait l’homme » ; désormais, c’est Dieu (ou l’homme dieu ?) que cherche le philosophe : • →Nietzsche Wissenschaft 125 « L’insensé. N’avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : “Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu !” […] Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommesnous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? […] Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. […] On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem œternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : “À quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ?” » Interprétation morale : la liberté de se conduire selon le bon principe • →Kant Religion 2,2 « Mais comme le royaume dans lequel des principes détiennent la puissance […] n’est pas un royaume de la nature, mais de la liberté, c’est-à-dire un royaume tel qu’on n’y peut disposer des choses qu’autant qu’on règne sur les âmes (Gemüther), et où, par conséquent, n’est esclave (n’est serf) que qui veut l’être, et aussi longtemps qu’il veut l’être, justement cette mort (le degré le plus élevé des souffrances d’un homme) était la mise en lumière du bon principe, c’est-à-dire de l’humanité [dans toute] sa perfection morale, comme un modèle à imiter par tous. La représentation de cette mort dut avoir dans son temps, et peut avoir même pour tous les temps, la plus grande influence sur les âmes humaines, en faisant voir, dans le plus saisissant contraste, la liberté des enfants du ciel et l’esclavage d’un simple fils de la terre » (67-68). Interprétation (para-)dogmatique La mort divine, réconciliation de tous en/avec Dieu et de Dieu en l’homme • →Hegel Philosophie 1647-1655 « Cette négation [de soi-même] est intuitionnée en tant que moment de la nature divine, en cela tous sont réconciliés. En face de Dieu sont les hommes finis ; l’homme, le fini est posé dans la mort même en tant que moment de Dieu, et la mort est l’élément réconciliateur. La mort est l’amour même ; l’amour absolu y est intuitionné ; l’identité du divin et de l’humain consiste justement en ce que Dieu est auprès de soi-même dans l’humain, dans le fini, et que ce fini est lui-même dans la mort, une détermination de Dieu. Par la mort Dieu a réconcilié le monde et se réconcilie éternellement avec soi-même » (147). La mort du Christ, fondation de la conscience de la vérité absolue • →Hegel Philosophie 17’-34’ « Avec la mort du Christ commence la conversion de la conscience […]. Dans sa compréhension se trouve la différence entre la compréhension extérieure et la foi, c’est-à-dire la considération à l’aide de l’esprit, procédant de l’esprit de vérité, du Saint

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Esprit. […] [Selon la première], le Christ est un homme comme Socrate, un maître qui a vécu vertueusement durant sa vie et qui dans l’homme a porté à la conscience ce qu’est le véritable en général, ce qui doit constituer la base de la conscience de l’homme. — Mais la considération supérieure est celle selon laquelle c’est la nature divine qui a été révélée dans le Christ. […] La foi [les] appréhende en leur vérité par l’interprétation de la mort du Christ ; la foi est en effet essentiellement la conscience de la vérité absolue, de ce que Dieu est en et pour soi » (237). + Littérature + 50 remit l’esprit Moyen Âge Impuissance du diable • →Gréban Passion : La mort de Jésus semble priver Sathan de son don de vision surnaturelle : « de ce Jhesus cy m’esmerveil : / il est mort, sa fin est venue, / mes que son ame est devenue, / je n’en sçay rien, n’en quel party / il s’en va, n’ou il est verty » (v.26008-26012 ; cf. aussi v.28951-28955). On assiste un peu plus loin (v.26224-26337) à la scène de l’entrée aux enfers (barricadés par les démons) et de « l’Esprit Jhesus » qui délivre Adam, Eve, etc. 17e siècle Lecture christologique : souffle de la recréation • →Suffren Gédéon « Comme en sa création, Dieu lui donna la vie au moyen d’un vent et d’un souffle sorti de sa bouche (Gn 2,7) ; aussi, en sa génération, étant question de l’animer derechef et de lui rendre cette vie de grâce, expiravit, emisit spiritum, il envoie dehors son esprit, son vent, et son haleine, comme pour dire en un mot que, comme le premier souffle de Dieu fut cause de la vie de l’homme, aussi le second expiravit, le second souffle, je dis la mort du Fils de Dieu, a été cause de la résurrection de l’homme » (94-95). • →Louis-François d’Argentan Conférences « C’en est fait, il a envoyé son esprit, nous dit l’Évangile. Où est-ce qu’il l’a envoyé ? Dans les âmes qui sont mortes à l’esprit du monde pour ne vivre que du sien. Qui veut recevoir son divin esprit, qu’il ouvre son cœur à Dieu pour le recevoir » (787-788). Lecture morale : exercices de la mort • →Caussin Sagesse : La méditation dévote sur le trépas du Christ perpétue à l’âge classique la tradition de l’ars moriendi : « Les qualités d’une bonne mort se peuvent réduire à trois points, dont le premier est d’avoir une grande conformité à la volonté divine, pour l’espèce, la façon, l’heure, et les circonstances de notre mort. Le second est de se détacher d’affection, aussi bien que de présence, de toutes les créatures de ce bas monde. Et le troisième de s’unir fortement à Dieu, par les actes des grandes vertus, qui sont comme les degrés de la gloire. Or ces trois conditions se font voir en la mort du Prince de gloire sur la montagne de Calvaire, que nous prendrons comme les plus pures idées, pour régler notre sortie du monde » (387-388). • = →Eudes Vie 5,6,470-472 ; →Pascal Périer 854-859. Lecture morale : exercice de détachement absolu • →Olier Catéchisme 22 « D. Comment pouvons-nous participer au Mystère de Mort de Notre Seigneur ? / R. Par la Communion à la grâce et à l’état de mort, que Notre seigneur nous a acquise par ce Mystère. / D. Qu’est-ce que l’état de mort ? / R. C’est un état où le cœur ne peut être ému en son fond ; et quoique le monde lui montre ses beautés, ses honneurs, ses richesses, c’est tout de même que s’il les offrait à un mort, qui demeure sans mouvement et sans désirs, insensible à tout ce qui se présente [cf. 2Co 5,4 ; Col 3,3] » (110-111). Fin du 19e siècle Action de l’Esprit Saint • →Bloy Salut « La Croix représente aussi l’Esprit-Saint. Elle est l’Esprit-Saint lui-même ! » (146). • →Bloy Mendiant « Ma chère Jeanne […] me fait remarquer, à son tour, que le Fiat voluntas tua, de l’Oraison Dominicale, peut, alors, se traduire ainsi : Que l’Esprit-Saint soit au Ciel et sur la Terre ! » (182-183).

51a le voile du Sanctuaire fut déchiré 17e siècle Interprétations allégoriques Le voile de l’ambition mondaine et politique, contre les droits de Dieu • →Suffren Gédéon fait une application très confessionnelle de ce motif qui appelle à rompre le voile de l’erreur et de l’ambition, consistant à obéir aux princes temporels avant d’obéir aux lois de Dieu enseignées par la sainte Église catholique romaine : « Messieurs, nous avons un voile qui nous empêche de connaître Dieu. Nous avons honte en ce temps-ci de nous protester Chrétiens, on ne reconnaît plus l’Église Romaine, on dit une infinité de choses calomnieuses contre le Saint-Siège Apostolique […]. Il faut, chères âmes, rompre aujourd’hui nous-mêmes ce voile de la honte, et protester par effet que nous sommes vrais serviteurs de Dieu, car tant que ce voile sera en notre cœur, jamais la Passion du Fils de Dieu ne fructifiera en nous » (183-186). Le voile de l’orgueil • →Vitré Essais « Jésus ! lors que la Mort te renverse au cercueil, / Le Temple fend son Voile, et montre en apparence / Que rompant son habit pour témoigner son deuil, / Il se montre sensible aux Coups de ta souffrance. -- Mais c’est le Paradis caché par notre orgueil, / Et qu’aucun n’a pu voir dans l’ancienne alliance, / Dont le Verbe se rompt, pour nous montrer à l’œil / Ce lieu du Saint des Saints où Dieu nous récompense. -- Toi qui fais le bonheur de ce brillant séjour, / Pour nous y faire entrer, tu vins paraître au jour / Dessous un Être Humain qui nous couvrait ta face. -- Il fallait qu’en deux parts ce Voile fut fendu, / Et pour te laisser voir dans le Céleste Espace / Que ton Âme sortit de ton Corps étendu » (318). • = →Chardon Passion 363 (455-456). Le voile du péché Plusieurs auteurs classiques semblent combiner l’épisode et des réminiscences de la métaphore de l’incrédulité comme voile (cf. 2Co 3,15) : • →Quesnel Réflexions « Le voile du péché qui nous séparait du sanctuaire, et nous en empêchait la vue et l’entrée, est déchiré par le sacrifice de Jésus-Christ, et le sanctuaire figuratif est exposé à la vue de tout le monde, comme ayant perdu tout ce qu’il avait de saint et de vénérable » (408). 19e siècle Réécritures poétiques • →Delavigne Chants (« Prêtre ») « C’est l’heure où la nature, à son Sauveur unie, / Et qui sembla du Christ partager l’agonie, / Dans un saisissement d’horreur et de respect / Suspendit ses lois à l’aspect / De cette douleur infinie ; / Où, déchiré d’un coup, le rideau du saint lieu, / Que d’invisibles mains tirèrent, / Des combles au pavé s’ouvrit par le milieu, / Où du mont Golgotha les rocs, qui s’ébranlèrent, / Jusqu’en leurs fondements tremblèrent / Sous le dernier soupir d’un Dieu » (30). • →Musset « Rolla » utilise le motif du voile déchiré pour décrire l’aube qui précède le suicide de son héros : « Il courba son front pâle, et resta sans parler. / En longs ruisseaux de sang se déchiraient les nues ; / Tel, quand Jésus cria, des mains du ciel venues / Fendirent en lambeaux le voile aux plis sanglants » (295). 20e siècle Dévoilement du vide de la vie contemporaine • →Cendrars « Pâques » identifie l’espace vide derrière le voile avec le vide spirituel ressenti dans la civilisation contemporaine : « La rue est dans la nuit comme une déchirure, / Pleine d’or et de sang, de feu et d’épluchures » (21). Réduisant le « voile » à un « rideau » théâtral, le poète feint ainsi de comprendre la « déchirure » comme une révélation vide, le signe d’une énigme, que lui seul, traversant la misère de la ville moderne, peut désormais percer à jour. + Arts visuels + 51a Et voici : le voile du Sanctuaire fut déchiré en deux L’Église et la Synagogue (personnifications) L’imagerie carolingienne construit deux personnifications complémentaires intégrées à la crucifixion : l’Église et la Synagogue (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles).

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Église Une femme légendée Ecclesia fait son apparition dans les crucifixions carolingiennes au 9e s. • École de Metz, Sacramentaire de Drogon, Crucifixion (ca. 845-855, Paris BnF, Ms. Lat 9428, fol. 43v). Lettrine ornée du O d’Omnipotens, incipit de la lecture de la fête des Rameaux. Type latin du haut Moyen Âge Ecclesia est souvent jeune, parfois couronnée et vêtue d’une robe précieuse. Durant le haut Moyen Âge, elle est vêtue comme la Vierge, avec un long vêtement lui couvrant la tête, de type maphorion (le manteau de la Vierge). Type byzantin Dans l’aire byzantine, elle porte : • une tunique droite, lôros (une écharpe tissée en brocard, portée croisée sur la poitrine) ; • une chlamyde ornée du tablion (bandes de tissus serties d’or et de pierres brodées sur les deux pans du vêtement) ; • une coiffe ornée de pendeloques de perles. Ce type byzantin est présent dans l’imagerie du Moyen Âge médian (12e13e s.), surtout dans les régions sous domination germanique. Type occidental féodal Dans ce type, elle adopte les attributs royaux contemporains : • une couronne et un sceptre ; • un étendard et un calice (dans lequel elle recueille le sang du Crucifié, pour signifier son rôle sacramentel). Elle occupe la crucifixion jusqu’au 13e s., après quoi elle se raréfie au profit d’autres personnages qui figurent l’Église, en particulier la Vierge, MarieMadeleine et les saintes femmes. Ecclesia peut apparaître seule dans l’image mais dès l’époque carolingienne, la Synagogue lui fait pendant de l’autre côté de la croix. Synagogue La Synagogue est nommée Synagoga ou Hierusalem (une personnification de la cité historique). Synagoga n’est pas une figure entièrement négative dans les crucifixions du haut Moyen Âge, mais l’iconographie est de plus en plus violente au cours des siècles : d’abord simplement détournée de la croix, les images plus tardives lui font baisser la tête en signe de défaite, la font chuter hors du cadre de l’image, parfois sous les coups d’un ange. • Codex d’Uta, lectionnaire, Crucifixion (ca. 1020-1025, Bayerische Staatsbibliothek, Munich, Ms. Clm. 13601, fol. 3v). Cette miniature pleine page présente Ecclesia et Synagoga dans deux semi-médaillons placés sur les côtés de la miniature. Elles sont complétées par deux personnifications au pied de la croix : la Vie et la Mort. L’iconographie de Synagoga se caractérise ainsi : • Sa place est en pendant d’Ecclesia, dont elle est l’exact inverse. • Si Ecclesia est couronnée, une couronne tombe de la tête de Synagoga. • Les attributs de Synagoga sont un ample vêtement, une lance ou un étendard brisés en signe de défaite, et un volumen. • Deux autres attributs deviennent communs aux 12e et 13e s. : un bandeau sur les yeux (pour figurer son aveuglement) et le serpent du péché à ses côtés. Sa stérilité peut être figurée par son âge plus avancé qu’Ecclesia.

+ Musique + 49 Homorythmie de la foule toujours impitoyable →Bach Passion utilise le même motif d’accompagnement arpégé qu’au v.47. Le deuxième chœur de la foule, en homorythmie à la suite du premier, reste véritablement insensible au spectacle. 50 Discrétion musicale de la mort de Jésus et prière pour la bonne mort →Bach Passion fait de nouveau retentir Laut (« fort ») dans l’aigu. La mort de Jésus est source d’autant plus d’émotion qu’elle est traitée avec une grande pudeur, tout comme la crucifixion : pas de vocalise, pas d’accompagnement particulier. Une triste appogiature représente simplement l’inclinaison de la tête ou le dernier souffle. Jésus meurt comme il a vécu, et Bach n’annonce pas la mort de Dieu, mais plutôt sa prochaine résurrection. • Addition : choral Wenn ich einmal (« Quand un jour je devrai quitter la terre, ne me quitte pas. Quand je devrai souffrir la mort, montre-toi à moi ! Quand la plus grande anxiété entourera mon cœur, arrache-moi des angoisses par la puissance de ton angoisse et ta souffrance »). Le texte de ce choral est déjà éclairé par cette couleur de résurrection future. Mais il est aussi une des gloses musicales les plus poignantes de la Passion : le travail harmonique de Bach y est particulièrement soigné pour donner à ce moment capital toute sa profondeur.

+ Danse + 49 Une foule toujours impitoyable →Neumeier Passion • Faisant irruption depuis le fond droit de la scène, tous les protagonistes se précipitent en courant, pour se rassembler sur la gauche, puissant mouvement de groupe comme au moment du procès devant Pilate : gestes de moquerie insistants pour tourner en dérision le cri d’appel de Jésus. 50 Inversion de l’horizontale et de la verticale →Neumeier Passion Dernier cri et mort • Jésus expire sur la croix, jambes ployées, entièrement cambré en arrière et la tête renversée sur le patibulum. Fort contraste visuel entre l’horizontale que dessine le corps de Jésus, et la verticale de tout le groupe dressé, bras et poings au ciel. Pendant le choral • Les poings se desserrent, les mains redescendent. La foule est désemparée, les disciples font corps et, mesurant leur détresse, se pressent tête contre tête. L’« esprit de deuil et de supplication » prophétisé par Zacharie (Za 12,10) commence à se répandre. • Jean et Marie-Madeleine, main dans la main, s’approchent du Crucifié. Ils se confrontent à la cruelle réalité de la fin, qu’ils ont suivie à l’écart.



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27,51c-53 Petite apocalypse + Propositions de lecture +

+ Vocabulaire +

51c-53 Petite apocalypse 51d les rochers Terme générique Litt. « les pierres » mais, comme en Mt 7,24Genre littéraire 25 ; Mc 15,46 ; Ap 6,16, le terme désigne l’élément rocher. Mt commente théologiquement la mort de Jésus (*syn51c-53) en amplifiant les phénomènes naturels et surnaturels qui l’accompagnent sous forme d’une 52b saints Terme biblique Il s’agit des « justes » de l’AT. Ils sont nombreux, petite apocalypse (*gen51c-53), reçue de la tradition ou composée par lui depuis Abel jusqu’à Zacharie (Mt 23,35). comme une amplification du déchirement du voile du Temple. Sens 53a relèvement Synonyme de « résurrecCe fragment apocalyptique dit symtion » : hapax NT Byz V S TR Nes boliquement une vérité théologique : • Gr : egersis « éveil, réveil » vient du 51 c et la terre fut ébranlée la mort de Jésus est un événement de verbe egeirô « faire lever, se lever ». portée eschatologique. Au moyen La métaphore implicite relativise d et les rochers furent déchirés d’une typologie ambitieuse la mort en supposant qu’elle est (*ref51c-53 ; *bib51c ; *bib51d), Mt une espèce de songe, d’état d’in52 a et les tombeaux furent ouverts montre que, quand Jésus meurt, la conscience dont on sort. b et beaucoup de corps des saints endormis prophétie d’Ézéchiel commence (et • Le synonyme employé le plus soucommence seulement : *pro52b) à vent pour la résurrection, anastasis furent levés s’accomplir : « Vous saurez que je « relèvement, remettre-debout », V ressuscitèrent suis le Seigneur lorsque j’ouvrirai présuppose la position horizontale S se levèrent vos tombeaux et que je vous ferai d’un corps mort. remonter de vos tombeaux » (Ez 37,13). Dieu multiplie les signes de 53b apparurent Lexicographie 53 a et étant sortis des tombeaux sa présence, qu’un témoin, le centu(emphanizô) V sortant des tombeaux rion, ne peut que constater (v.54c). Verbe commun S sortirent ; et après son relèvement, Interprétation Il est employé dans les récits d’appaVS Les auteurs anciens et modernes ritions de dieux et de héros païens. sa résurrection, surent discerner de nombreux Verbe exclusif b ils entrèrent niveaux de signification dans ce pasIl est évité quand le Christ ressuscité V vinrent dans la ville sainte et apparurent à sage très riche. La foi chrétienne se donne à voir. Cela suggère que ces insère même un article de foi dans le « ressuscités » n’appartiennent pas beaucoup. silence entre les v.51 et 52 : la desencore au nouvel éon (ni à la noucente du Christ aux enfers (*chr52velle Jérusalem). Voir cependant 53 ; *vis52-53 ; *lit52-53). La con- 51c-53 Signes théophaniques 1R 19,11 ; Ps 60,4 ; Jl 2,10 ; Za 14,4-5 – 51d Les *bib53b ; *chr53b. rochers : refuge des pécheurs 1S 13,6 ; Is 2,10 ; Jr 16,16 ; 48,28 – 52 Résurrection fiance moderne dans le postulat de Is 26,19 ; Ez 37,12-13 ; Dn 12,2 ; Jn 5,25.28-29 – 53b la ville sainte Mt 4,5 ; Ap 11,2 claritas Scripturae posé à la Réforme, joint au positivisme du 19e s., risque d’obscurcir la compréhension du texte en confinant la lecture au cadre spatio-temporel de l’expérience courante. + Procédés littéraires +

Texte + Critique textuelle + 52b furent levés Variante grammaticale • Byz et TR : êgerthê présentent une forme au sg. selon l’usage du grec classique. • Nes : êgerthêsan lit un pluriel en accord avec le sujet au pl. neutre (polla sômata) selon l’usage du grec koinè. 53a après son relèvement Glose post-Mt ? Cette incise maladroite et peu Mt (*voc53a ; *voc53b) peut s’expliquer comme une correction a posteriori de la part de prédicateurs qui voulaient préserver l’absolue priorité de la résurrection du fils de Dieu dans le scénario eschatologique, tout en conservant une tradition vénérable sur la mort de Jésus (*syn51c-53). Elle est cependant bien attestée dans la tradition des mss. Seules quelques formes primitives du Diatessaron et du lectionnaire syriaque palestinien omettaient peut-être cette indication temporelle. Le ms. éthiopien 30 220 lit « après leur résurrection » (*pro53a ; *chr53a).

51c-53 ; 28,1-10 Parallèle entre résurrection des saints et résurrection de Jésus NARRATION Séquence d’actions analogues Les événements qui suivent la mort de Jésus ressemblent à sa résurrection : tremblement de terre ; ouverture de la tombe ; résurrection ; « effroi » des « gardiens » de Jésus ; témoins des événements (les saints revenus à la vie ; les soldats romains) qui vont dans « la ville (sainte) » ; « femmes », dont « Marie la Magdeleine et l’autre Marie », qui témoignent dans les deux cas ; et des ressuscités qui se font voir « à beaucoup » (Mt 27,53b) et non pas à tous (comme le Ressuscité vu seulement par les témoins choisis). Prolepse Plusieurs motifs de cette petite apocalypse (*gen54) se retrouveront en Mt 28,1-10 dans le récit sur l’apparition de l’ange annonçant la résurrection (cf. v.52-53 et Mt 28,2-4 : tombeau, trembler/tremblement, crainte, etc.). *pro28,1-10 Le récit de la résurrection des saints anticipe ainsi celui de la résurrection de Jésus (*phi27,52-53 ; 28,1-10). Résurrection « collective » (au moins anticipée) et résurrection individuelle (du messie) sont ainsi mises en rapport, faisant écho aux spéculations sur →la résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne.

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RHÉTORIQUE Argumentation implicite L’association des motifs de la construction/destruction du Temple et du Christ/messie commencée en Mt 26,61-63, poursuivie dans les moqueries contre Jésus en croix (v.40), est actualisée dans la séquence narrative de la déchirure du voile du Temple (v.51) et de la confession de « foi » des soldats (v.54). Cela suggère l’identification de Jésus au messie, fils de David, qui sera →fils de Dieu et rebâtira le Temple.

• On voit ainsi un témoignage de ce tremblement de terre dans la fente visible aujourd’hui encore dans le rocher du Golgotha ; saint François d’Assise interprétait de même les crevasses dans le mont Alverne. • On peut aussi y voir, d’un point de vue rhétorique, une amplification poétique et religieuse donnant le sens profond de la mort de Jésus : les derniers temps, et surtout le jugement divin, sont inaugurés en elle (*bib51c).

51c.54b ; 28,2a.4 fut ébranlée + tremblement de terre + tremblèrent RHÉTORIQUE Dérivation en inclusions Gr emploie des mots de même racine. NARRATION Motif eschatologique récurrent Cf. Mt 21,10 : toute la ville fut saisie-de-séisme ; Mt 24,7 : il y aura des séismes. Le signe du séisme annoncé auparavant se réalise durant la passion et la résurrection de Jésus. La fin des temps est-elle sur le point d’arriver ? THÉMATIQUE Motif récurrent : la mise au monde Dans l’AT l’image du tremblement de terre est parfois associée à celle des douleurs de l’enfantement : Is 13,8.13 ; Jr 4,24.31 ; cf. Mt 24,7-8 « Il y aura […] des tremblements de terre par endroits. Tout cela est le commencement des douleurs. » La résurrection de Jésus est ainsi subtilement décrite comme une nouvelle naissance. On comprend qu’à la Marie et au Joseph de la naissance correspondent un Joseph et des Marie pour la renaissance (*pro57b.61).

52 les tombeaux + corps des saints — Topographie de Jérusalem Le mont des Oliviers, juste en face de Jérusalem, est le lieu de nombreuses sépultures de prophètes anciens (*mil52b).

52b beaucoup PRAGMATIQUE Implicite : sous-entendu non pas tous. On n’est pas encore à la résurrection générale (au moins des justes) de la fin des temps. 53a après son relèvement NARRATION Déchronologie Narrativement, la mention semble anachronique : les saints ressuscités auraient-ils patiemment attendu le troisième jour dans leur sépulcre (*chr53a) ? Dogmatiquement, nul ne ressuscite avant Jésus Christ, premier-né d’entre les morts (*bib53a). Il semblerait donc plus logique que « après son relèvement » introduise le v.52. Cependant la tradition des mss. est presque unanime (*tex53a). La substitution d’une autre logique à l’ordre chronologique semble donc volontaire. La petite apocalypse insérée ici (*gen51c-53) interprète théologiquement la mort de Jésus comme le début de la fin des temps et du jugement eschatologique. 53b la ville sainte Antonomase récurrente pour Jérusalem (Is 48,2 ; 52,1 ; Ne 11,1 ; Dn 9,24 ; 2M 3,1 ; Si 49,6 ; Tb 13,9 ; Ap 11,2 ; 21,2.10 ; 22,19 ; →Josèphe C. Ap. 1,31 ; →Ps. Sal. 8,4 ; →4 Bar. 1,6 ; →b. Sanh. 107b ; →b. B. Qam. 97b). Métonymie en écho Depuis Mt 23,37-38 on sait que Jérusalem infidèle sera punie par Dieu. Les saints redivivi qui vont se montrer en ville sont des présages de ce jugement divin.

+ Milieux de vie + 52b corps des saints LITURGIE Sépultures Dans l’environnement du mont des Oliviers, donc hors de la ville, il y a beaucoup d’anciens tombeaux de Juifs pieux, de « saints » juifs. *hge52 + Intertextualité biblique + 51c-53 AT : Zacharie, source scripturaire ? Très présent tout au long du récit de la passion, le second Za (ici Za 14,4-5) — qui prophétisait la rédemption de Jérusalem (*ref51c-53) dans un scénario impliquant la fissure du mont des Oliviers, le séisme et la venue des saints du ciel — trouve un accomplissement surprenant dans l’élargissement de la rédemption d’Israël aux païens. →Zacharie dans l’Évangile NT : la croix comme révélation Très tôt, on semble avoir développé le souvenir de la mort de Jésus en l’enveloppant de motifs théophaniques à partir du déchirement du voile. Pour les premiers chrétiens, la crucifixion du Christ est saisie comme un événement apocalyptique, une révélation : outre Jn cité (*syn51c-53), cf. 1Co 1,1825 ; Ph 2,8-9. 51c la terre fut ébranlée Signe d’approche divine… Cf. Ex 19,18 ; Jg 5,5 ; 1R 19,11-12 ; Ps 18,8. … pour le jugement Comme en Is 5,25 ; 24,17-18 ; 29,6 ; Ez 38,19 ; Jl 2,10 ; 4,16 ; Na 1,5-6 ; Ag 2,6 ; Za 14,5, un séisme annonce le jugement divin. 51d les rochers furent déchirés Signe théophanique 1R 19,11 ; Is 2,19 ; 48,21 ; Na 1,6 ; Za 14,4. La roche fendue est symboliquement liée à la mauvaise conscience de l’homme lorsque Dieu paraît (*ref51d), à la fois lieu protecteur et sépulture. Ici la roche ne se fend pas pour dissimuler les pécheurs, la terre ne s’ouvre pas pour engloutir des coupables (Nb 16,31-32 : le châtiment des fils de Coré), mais au contraire pour délivrer ceux qui y étaient captifs (ensevelis ?).

+ Genres littéraires + 51c-53 Apocalypse (*anc45-53) recourant à la parataxe, aux passifs divins (*gra51acd.52) et aux parallélismes étendus dans l’AT (*ref51c-53 ; *bib51c-53). Autant la passion du Fils est accompagnée par la passivité de Dieu, autant les signes cosmiques eschatologiques qui suivent sa mort signifient que Dieu se lève pour juger. Le Jour de Dieu commence. Le mystère est qu’il faille passer par la souffrance et la mort pour atteindre la victoire.

Contexte

52-53 Ézéchiel, source scripturaire ? Même s’il n’est pas question d’ossements ici, G-Ez 37,12-13 semble bien la source principale de Mt : • l’Esprit de Dieu descend et préside à la résurrection (*gra51acd.52) ; • un tremblement de terre accompagne l’intervention divine ; • l’action divine culmine dans l’ouverture de tombeaux et la résurrection de morts ; • les morts retournent en Israël/à Jérusalem ; • cette action divine a un caractère de révélation. Le passage a cependant plusieurs interprétations dans le judaïsme du temps (*jui52-53).

+ Repères historiques et géographiques +

53a après son relèvement Caractérisation de Jésus dans le NT Selon tout le NT, nul ne ressuscite avant Jésus Christ, « premier-né d’entre les morts » (Col 1,18 ; cf. Rm 8,29 ; 1Co 15,20-23 ; He 2,10 ; Ap 1,5). *pro27,51c-53 ; 28,1-10

51c-53 Historicité du tremblement de terre et des résurrections La majeure partie de la tradition chrétienne fait une lecture à la fois historique et apocalyptique du passage (*gen51c-53).

53b la ville sainte Typologie : géographie théologique Les ressuscités viennent repeupler Jérusalem (d’en haut ?), comme les dispersés revenaient à Jérusalem aux retours d’exil. →Terre promise

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+ Littérature péritestamentaire + 51c-53 Signes Du désaccord divin avec l’exécution • →4 Macc. 9,20 ; →Mart. Pol. 16,1. De la disgrâce des Juifs • →T. Lévi 10,3-4. Parallèles dans Év. P. Séisme au moment où le corps de Jésus est mis au sol • →Év. P. 21. Descente du Christ aux enfers • →Év. P. 41-42. 51c la terre fut ébranlée Séisme à valeur prophétique • →1 Hén. 1,3-9 ; 102,2 ; →T. Moïse 10,4-5 ; →4 Esd. 6,13-15 ; 9,3 ; →2 Bar. 27,7 ; 70,8 ; Ap 6,12. 52-53 Des ressuscités se montrant dans leur propre corps revenus à la vie, en signe de jugement : →2 Bar. 50,3-4.

Réception + Lecture synoptique + 51c-53 SM • Ou bien Mt amplifie poétiquement le sens de la mort de Jésus sous forme d’une petite apocalypse (cf. la description de Mt 24,29) ; • ou bien plutôt (car le passage ne présente guère de caractéristiques stylistiques « matthéennes ») Mt préserve une tradition ancienne (cf. aussi *ptes51c-53), mettant en série la résurrection de Jésus et la résurrection générale (cf. Rm 1,4 et 1Co 15,20). // Jn Compris comme une anticipation de la résurrection de Jésus premier-né d’entre les morts, premier acte de la résurrection générale, la juxtaposition de cette petite apocalypse avec la mort de Jésus dans un abandon total serait donc un équivalent rhétorique (sur le plan de la dispositio) du thème théologique johannique de la croix comme glorification immédiate de Jésus « élevé de terre » (p. ex. Jn 12,32-34). + Liturgie + 52a les tombeaux furent ouverts TEXTE Le pouvoir de la croix du Christ *myst32-38 • →LH 2,354-356 = →Léon le Grand Serm. 46,7 (8e sermon sur la passion) « Ô puissance admirable de la Croix ! Ô gloire ineffable de la Passion ! Là se trouve le tribunal du Seigneur, là le jugement du monde, là le pouvoir du Crucifié ! » • →MR 528 §43, 1re préface : De passione Domini […] dum ineffabili crucis potentia iudicium mundi et potestas emicat Crucifixi (« Par la puissance ineffable de la croix, apparaît en pleine lumière le jugement du monde et le pouvoir du Crucifié »). 53b ils entrèrent dans la ville sainte RITUEL Liturgie des Rameaux Plusieurs liturgies incluent une procession vers l’église, terminée par trois coups frappés à la porte et la récitation dialoguée du Ps 24. Ces liturgies, dont beaucoup sont liées à la fête de Pâques, doivent peut-être leur popularité, sinon leur origine, à la vision riche et suggestive du dialogue entre le Christ et les âmes emprisonnées lors de sa →descente aux enfers. + Tradition juive + 51c-53 Résurrection des morts • →Tg. Ct. 8,5 : Le jour du jugement, les morts ressusciteront depuis une crevasse dans le mont des Oliviers. Ceux de la diaspora y arriveront par

une galerie souterraine. →La résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne : résurrection et terre d’Israël 51c la terre fut ébranlée Punition de certains péchés Dans la tradition rabbinique, les tremblements de terre ont pour cause certaines transgressions : le fait de ne pas observer le prélèvement de la terûmâ et de la dîme, l’homosexualité et les querelles intestines. Signe de l’humeur divine Selon une autre interprétation, ils expriment la colère de Dieu devant le contraste entre les Romains prospères et Israël dans l’abaissement (→y. Ber. 9,2). Signe eschatologique Les tremblements de terre sont également un signe classique annonçant la fin des temps dans la littérature apocalyptique juive. 52-53 Ézéchiel, source scripturaire ? *bib52-53 • →b. Sanh. 92b donne une liste d’interprétations allégoriques et historiques (visant la génération exilée à l’époque du prophète) d’Ez 37,12-13. • L’image de la résurrection tirée du cycle d’Ez dans la synagogue de Doura-Europos (ca. 250 ap. J.-C.) illustre le passage littéralement (*vis52-53 ; *vis28,1-8). 52b corps des saints Résurrection limitée ? Selon un courant de pensée assez répandu chez les rabbins, seuls les morts justes ressuscitent (→t. Sanh. 13,2 ; →Gen. Rab. 13,6 ; →b. Ta‘an. 7a ; →b. Ketub. 111b ; →b. Soṭa 5a). Certaines traditions limitent la résurrection aux morts de la terre d’Israël (→b. Ketub. 111a). Même si les rabbins distinguent rarement les deux époques de résurrection caractéristiques d’Ap 20,6.12 (peut-être →b. Sanh. 92b), il ne faut pas écarter l’hypothèse que les limitations mentionnées s’appliquent uniquement à la première résurrection. →La résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne 52b furent levés Pouvoir de résurrection Même s’ils discutent la réalité de la →résurrection mentionnée dans Ez 37 (→b. Sanh. 92b), les rabbins reconnaissent les résurrections opérées par les prophètes Élie et Élisée et ils n’hésitent pas à conférer le même type de pouvoir à certains de leurs pairs, voire à leurs disciples (→b. B. Qam. 117a ; →Lév. Rab. 10,4). On ne trouve pas la résurrection parmi les signes miraculeux accompagnant la mort des rabbins. Cependant, au moment de la tentative de mise à mort d’Ananias, Misaël et Azarias, un même souffle brise l’idole de Nabuchodonosor et fait revivre les morts d’Ez (→Cant. Rab. 7,9,1). Les statues brisées sont l’un des signes qui accompagnent la mort des rabbins (→y. ‘Abod. Zar. 3,1 ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 25b). *jui45-53 + Tradition chrétienne + 51c-53 Sens global de la petite apocalypse Interprétations anciennes Tropologiques Pédagogie : le cosmos des Écritures se dévoile • →Origène Comm. Matt. 139 « “La terre est ébranlée” (v.51c), c’est-à-dire toute chair est ébranlée en entendant la parole nouvelle et les nouveaux mystères que contient le Nouveau Testament, et le nouveau cantique, et toutes ces nouvelles manifestations célestes qui se produisent au-dessus d’elles [comme l’avaient annoncé les prophètes] ; “les pierres s’ouvrent” et “se fendent”, pour que nous puissions voir les mystères spirituels qui sont cachés au plus profond d’elles. Nous reconnaissons dans ces pierres fendues les prophètes [qui sont les fondations]. […] “Les tombeaux” sont les corps des âmes pécheresses, c’est-à-dire mortes à Dieu ; mais lorsque ces âmes sont éveillées à la foi par la grâce de Dieu, leurs corps qui auparavant étaient des tombeaux d’âmes mortes, deviennent les corps des saints, et ces âmes paraissent sortir d’elles-mêmes […] ; elles suivent celui qui est ressuscité » (286.22). Morale : l’existence des croyants en est bouleversée • →Jérôme Comm. Matt. « Le tremblement de terre et les autres prodiges figurent les croyants : après avoir renoncé aux vices de leurs anciennes

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aberrations, adouci la dureté de leur cœur, ceux qui auparavant ressemblaient à des sépulcres de morts, ont ensuite reconnu le Créateur » (2,301 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 758.96 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Anonymes In Matt. 215.83). • →Luther Ev.-Ausl. 5,22 : Lorsqu’on reconnaît la paternité de Dieu, le monde entier est mis en branle. Anagogiques Anticipation de la parousie et de la résurrection générale *interp51c-53 ; *chr52b ; *chr53a Depuis la Réforme Depuis la Réforme, tout en continuant ces lignes, on tend à se concentrer sur deux grandes interprétations (cf. →Musculus Comm. Matt. 605-606). Histoire du salut : le salut passe des Juifs aux païens Les secrets de la Loi sont manifestés au grand jour (*chr51a). Le peuple juif manque à tous ses devoirs : la terre tremble à sa place ; les cieux s’obscurcissent alors qu’il ne s’effraie pas, l’ange déchire son vêtement (le voile du Temple) quand le peuple garde le sien intact, le Seigneur tonne des cieux et donne de la voix alors que le peuple ne se lamente pas (cf. →Méliton de Sardes Pascha 98). Le service de la Loi trouve ici sa fin : • →Luther Passio WA 52,803 : C’est le moment de la fin du culte du Temple selon He 9 ; →Calvin Comm. NT cite aussi He 9. • →Luther Ev.-Ausl. 5,21-22 (sermon de 1525) : L’Évangile, caché jusque là, est maintenant révélé. Christologie : la mort du Christ est le premier acte de son triomphe de Ressuscité Tous les éléments portent témoignage à la majesté du Christ (*chr51c-53 passim). Sa descente aux enfers est un article de foi explicite depuis la 2e moitié du 4e s. (*chr52-53 ; *theo52-53 ; *vis52-53 ; →Descente aux enfers). 51c la terre fut ébranlée *chr45.51cd Interprétation christologique • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,7 « [La terre] ne pouvait recevoir un tel mort » (cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). Interprétation historique • →Lagrange Matthieu « En plaçant le tremblement de terre après la déchirure du rideau, Mt montre clairement que le premier fait a sa valeur propre, et sa cause propre, surnaturelle. Le séisme est plutôt ordonné à la rupture des rochers (cf. →Sénèque Tro. 170-175). C’est un effet considérable et extraordinaire, relaté ici à cause de l’ouverture des tombeaux, tous ceux de quelque importance aux environs de Jérusalem étant creusés dans le roc. C’est donc ainsi, et non seulement parce que les pierres qui fermaient les chambres ont roulé, que des tombeaux ont été ouverts au grand jour. » 51d les rochers furent déchirés *chr45.51cd Interprétation tropologique Par sa puissance, le Verbe de Dieu force l’accès de ce qui est résistant comme le roc (→Hilaire de Poitiers In Matt. 33,7) : • →Jérôme Comm. Matt. 2,275 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1493C : Le cœur humain se met à écouter ; • →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1490A ; →Albert le Grand Sup. Matt. 649,25-27 : signe de la scission des cœurs endurcis que le sang de la passion a amolli ; • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,313 : comme un appel à la compassio ; • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Les pierres se fendent lorsque la dureté des cœurs est émue par la compassion. » À cause du Libérateur • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,34 « […] les rochers se fendirent à cause du rocher mystique ; des tombeaux s’ouvrirent et des morts ressuscitèrent à cause de celui qui est libre parmi les morts. Il fit sortir ses captifs de la fosse sans eau » (208). Mauvais présage • →Rupert de Deutz Glor. 13,90 « Présage, parce qu’il y a sans doute pour nous une révélation des mystères célestes en ce que le voile du Temple se déchira, mais pour eux la rupture du voile comme l’éclatement des pierres fut le présage de séditions agitées, par lesquelles dès lors ils furent divisés

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entre eux, jusqu’à exciter contre eux-mêmes le tremblement de terre de l’Empire romain. » 52-53 Descente aux enfers ? Des premiers siècles au Moyen Âge La tradition associe aux v.52-53 le motif ancien de la →descente de Jésus aux enfers, sans pour autant chercher à l’y fonder. Bien attestée au 2e s. (→Ignace d’Antioche Magn. 9,2 ; →Év. P. 41-42 ; apocryphe de Jr cité par →Justin le Martyr Dial. 72,2 ; →Od. Sal. 42,11-20 ; →Asc. Is. 9,12-18 ; →T. Lévi 4,1) et au 3e s. (→Or. sib. 8,310-312), la descente du Christ aux enfers est formellement article de foi au 4e s. (*theo52-53). • →Irénée de Lyon Epid. 78 « Et, dans Jérémie, voici en quels termes sont annoncées la prédiction sa mort et sa descente aux enfers : “Le Seigneur, le Saint d’Israël, s’est souvenu de ses morts couchés avant lui dans la terre du tombeau, et il est descendu vers eux pour leur annoncer la bonne nouvelle du salut qui vient de lui, pour les sauver.” Ici, il donne également la raison de sa mort : sa descente aux enfers était le salut des morts ». La citation attribuée tantôt à Jérémie, tantôt à Isaïe, sans doute élaborée par les judéo-chrétiens pour appuyer bibliquement la descente aux enfers, se trouve déjà chez →Justin le Martyr Dial. 72,4. • →Augustin d’Hippone Ep. 164 (à Évode) « Il est bien sûr que le Seigneur, mort dans sa chair, est descendu aux enfers. On ne saurait contredire cette parole du Prophète “Vous ne laisserez pas mon âme dans l’enfer” (Ps 16,10). Nul n’oserait l’entendre différemment, et saint Pierre l’a ainsi compris dans les Actes des Apôtres (Ac 2,31). On ne contredira pas non plus ces paroles du même saint Pierre, où il déclare que le Christ “a fait cesser les douleurs de l’enfer, dans lesquelles il était impossible qu’il fût retenu” (Ac 2,24). Qui donc, excepté un infidèle, niera que le Christ soit allé dans les enfers ? Si on cherche comment il faut entendre qu’il ait fait cesser les douleurs de l’enfer (car il n’avait pas commencé par être retenu dans ces liens, et ne les avait pas brisés comme des chaînes auxquelles il aurait été attaché) ; il est aisé de comprendre que ces douleurs ont cessé comme on détruit les pièges des chasseurs, pour empêcher qu’ils ne prennent et non point parce qu’ils ont pris. On peut entendre aussi qu’il a mis fin à des douleurs qui ne pouvaient rien sur lui, mais par desquelles se trouvaient atteints des hommes dont il devait être le libérateur. Quels sont ceux-là ? Il serait téméraire de l’affirmer. Si nous disions et si nous pouvions montrer que le Christ délivra tous ceux qui étaient alors dans les enfers, qui ne s’en féliciterait ? Nous le voudrions surtout à cause de certains d’entre eux qui nous sont particulièrement connus par leurs travaux littéraires, et dont nous admirons le langage et le Génie. » • →Augustin d’Hippone Serm. 38-39 amplifie narrativement le motif de la descente aux enfers (cf. aussi →Eusèbe de Césarée Dem. ev. 10,8 ; →Ambroise de Milan Comm. ep. Pauli sur Ep 4 ; →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 4,11). • →Grégoire le Grand Moral. Job 13 « Après avoir franchi les portes de l’enfer, notre Créateur et Rédempteur en a ramené les âmes des élus ; il ne souffre donc pas que nous allions dans les lieux où il est déjà descendu, pour libérer d’autres âmes. » • →Rupert de Deutz Glor. 13,110, à l’aide de ces v., voit dans le →samedi saint et la descente aux enfers non le temps du grand silence mais celui du rugissement : « En effet, “le Seigneur rugit de Sion” (Jl 4,16), compris correctement, signifie : le Seigneur brise les enfers tel un lion ou un jeune lion, et devant sa face la mort fuit, selon ce que j’ai mentionné plus haut, “Juda est un jeune lion ; de la proie, mon fils, tu es remonté” (Gn 49,9) ; “Et de Jérusalem il donne de la voix” (Am 1,2), c’est-à-dire en commençant par Jérusalem, la pénitence sera proclamée en son nom à toutes les nations. De cette manière, la voix du Seigneur, à savoir la prédication de l’Évangile, n’est-elle pas le rugissement-même du lion ? » Réforme Pour les réformés encore, la descente aux enfers participe de la victoire du Christ : en mourant, Christ vainc la mort et rend la résurrection possible (→Musculus Comm. Matt. 605). Les prodiges qui entourent sa mort manifestent que ce n’est pas pour lui mais pour les péchés du monde qu’il est mort (→Bullinger Comm. Matt. 261A).

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52a furent ouverts Rapprochement des tombes et du sein maternel • →Éphrem le Syrien Hymn. nativ. 4,191 « Les pierres scellant les tombes, il les fendit de sa voix : par quel prodige le sein de Marie put-il le porter ? » Pouvoir sur la mort • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,7 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. : Le Christ enlève les barrières de la mort. • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 20,2 « Il a les mains percées, / Mais il fend les tombeaux : / Sa force sans entrave, / C’est sa Volonté seule. » • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 4,9 « Ainsi son Seigneur avait-il libéré en Avril les détenus d’Enfers / Qui brisèrent leurs tombes. » 52b.53a des saints endormis + étant sortis des tombeaux — Qui et pourquoi ? Quelques-uns seulement Les bénéficiaires d’une resurrectio specialis avant la résurrection finale (peutêtre celle d’Ap 20,4-5) : • →Jérôme Comm. Matt. 2,276 ; →Raban Maur Exp. Matt. 759.25 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1490B. Pour témoigner de la délivrance de la mort ? • →Éphrem le Syrien Hymn. res. 3,11 « Les morts, sortis, clament la Force / De cet Agneau qui, par sa Mort, / Du Shéol les a fait sortir : / Gloire à toi pour les tiens sauvés ! » • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 4,6 « Les sépulcres ouverts, / Le public les a vus ; / Mais l’échec de Satan, / Personne ne l’a vu ! » • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1493C dit que ces saints se trouvent dans un lieu nommé koimêtêrion en grec, c’est-à-dire dortoir, « afin que vraiment tous soient montrés comme devant ressusciter à la fin du monde ». Les justes qui ont précédé Jésus • →Ignace d’Antioche Magn. 9,2 ; →Romanos le Mélode Hymn. 45,17. • →Éphrem le Syrien Hymn. az. 3,14 « Grâce à l’Agneau vivant, / La Mort a restitué / Les justes qui sortirent / Hors de leurs monuments » ; • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 7,3 « Que Moïse des justes t’offre la couronne, / Lui qui tressa aussi les ossements des justes, rassemblés ; / Au tonnerre de ta voix, les fleurs s’ouvrirent, s’épanouirent ! / Au mois d’Avril, ce fut un vrai printemps en Enfer ! / Le visage des morts s’est éclairé, / Leurs os tout desséchés, les voilà mis en liesse, / Et leur grâce fanée, la voilà qui rayonne ! » • →Calmet Comm. Matt. 626-628 : Qui furent ces saints ? On pourrait penser que les grandes figures de l’AT en faisaient partie, mais Ac 2,29-34 indique que David gît toujours en son tombeau et He 11,39-40 précise que même ces personnages éminents devront attendre le retour du Christ pour recevoir leur récompense. Adam Cf. →V.A.È. 41,3 : Dieu dit à Adam : « Je te promets la résurrection : je te ressusciterai à la résurrection avec toute l’espèce humaine, ta descendance » ; →Ap. Esd. 7,1-2. *vis52-53 Les patriarches • →Anaph. Pil. 8. • →Albert le Grand Sup. Matt. « C’est la raison pour laquelle Abraham, Isaac, Jacob, Joseph et d’autres, avaient souhaité être enterrés dans cette terre. C’est ce que signifie le passage de 2R 13,21, là où un mort est ressuscité après avoir touché les ossements d’Élisée. » Siméon (de Lc 2) et ses fils • →Ac. Pil. 17,1. 52b furent levés Par la victoire du Christ Lumière dans les ténèbres des enfers (→Descente aux enfers), le Christ arrache son butin à la mort (→Hilaire de Poitiers In Matt. 33,7). Il se manifeste auprès des morts comme la cause de la vie (→Apollinaire de Laodicée Fr. 144). Provisoirement (comme Lazare) • →Augustin d’Hippone Tract. ev. Jo. 124,2 ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 473 ; →Euthyme Zigabene Exp. Matt. 736. • →Calmet Comm. Matt. 626-628 : On s’accorde à considérer que ces saints durent à nouveau mourir, après avoir porté témoignage de la résurrection du Christ.

• →Calmet Nouv. dissertations 236-252 = →Dissertations 3,308-320 développe la précédente analyse et soulève un problème supplémentaire : dans quels corps ces saints ressuscitèrent-ils ? des corps glorieux, comme ceux que nous espérons après le Jugement dernier ? les corps qui furent les leurs avant la mort ? ou des corps éclatants mais éphémères (comme Moïse et Élie durant la transfiguration) ? Définitivement (et pas seulement réanimés) • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « On a coutume de se demander si ceux qui sont ressuscités mourront de nouveau ou ne mourront pas. Il est clair que certains sont ressuscités et sont morts par la suite, comme Lazare. Mais de ceux ici on peut dire qu’ils sont ressuscités pour ne plus mourir, car ils sont ressuscités pour manifester la résurrection du Christ. Or, il est certain que le Christ, ressuscité des morts, ne meurt plus. De même, s’ils étaient ressuscités et devaient mourir, cela ne serait pas leur apporter un bienfait, mais plutôt un préjudice. Ils sont donc ressuscités pour entrer au ciel avec le Christ. » 53a après son relèvement Ressuscités à la voix du Verbe expirant • →Éphrem le Syrien Diat. 20,30 « Aussi cria-t-il une seconde fois, et ce furent les morts qui entendirent et qui lui répondirent ; il montrait ainsi que si des morts, privés de l’ouïe, l’avaient entendu, combien plus fallait-il que les vivants l’écoutent ! Mais pourquoi les morts lui répondirent-ils, alors que c’était vers son Père qu’il criait ? Le Père voulait montrer par les morts qu’il l’avait entendu, afin d’instruire les vivants et de les persuader de l’écouter par l’obéissance des morts. » Ressuscités après Jésus • →Jérôme Comm. Matt. « Bien que les tombeaux se fussent ouverts, ils ne ressuscitèrent pas avant que le Seigneur ressuscitât, pour qu’il fût le premier-né de la résurrection d’entre les morts (Ap 1,5) » (2,301 ; cf. →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4186 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1493C ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1490A ; →Anonymes In Matt. 216.1 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). • →Albert le Grand Sup. Matt. 648,40-43 : Il faut faire attention au fait que, bien que les tombeaux se soient ouverts au moment de la passion du Christ, les corps n’ont cependant pas ressuscité avant le troisième jour. Le Christ est en effet le premier à ressusciter, « libre d’entre les morts ». • →Calmet Comm. Matt. 626-628 : Une longue note oppose deux classes de commentateurs : ceux — peu nombreux — qui avancèrent que ces saints étaient ressuscités quelques heures avant la mort de Jésus Christ ou, à la rigueur, au moment exact de son trépas ; et ceux — anciens et modernes — qui estimèrent que les tombeaux en question s’étaient bien ouverts à la mort du Sauveur (cf. Ps 77,19), mais que les saints qui y reposaient ne furent arrachés aux enfers que lorsque le Christ lui-même en revint (cf. Ep 4,8). Ressuscités dès sa mort, ils ont attendu que Jésus ressuscite pour se montrer • →Éphrem le Syrien Hymn. nativ. 4,164.170-171 ; →Ambroise de Milan Exc. 2,83. • →Isho‘dad de Merv Comm. Act. 22 se demande même s’ils ont mangé. • →Lagrange Matthieu « Il est étrange que la résurrection de ces saints soit annoncée au moment de la mort de Jésus, mais leur apparition renvoyée après sa résurrection. […] Mt n’a sans doute pas voulu enlever au Christ son titre de prémices des endormis ressuscités (1Co 15,20). » Cependant : • →Calvin Comm. NT « […] il n’y a point de raison en ce qu’aucuns expositeurs devinent, qu’ayant vie et respiration, ils demeurèrent trois jours cachés dans les sépulcres. Quant à moi, je trouve bien vraisemblable que Christ étant mort, incontinent les sépulcres s’ouvrirent : et que, quand il ressuscita, aucuns des fidèles ayant repris leurs âmes, sortirent des sépulcres et furent vus dans la ville » (Meyrueis , 1,721). 53b la ville sainte La Jérusalem céleste • →Eusèbe de Césarée Praep. ev. 11,36,2 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4246.

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La Jérusalem terrestre (Is 1,21), où des choses saintes se sont accomplies • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,28 ne cesse de se référer à sa ville comme à la « sainte cité » et s’appuie en particulier sur ce v.53 pour cela. Jésus a été expulsé de Jérusalem, mis à mort hors de la ville, mais le site du Golgotha était providentiellement devenu le centre glorieux de la ville au temps de Constantin. Cela donnait une nouvelle dignité à Jérusalem, cité incomparable aux yeux de Dieu et dans son dessein, et donc dotée par Lui d’une prééminence naturelle (= →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 759.18 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). • Pour d’autres, la Jérusalem terrestre était autrefois dite « sainte » à cause de la présence du Temple et du Saint des saints, même si la sainteté de la ville est désormais remise en cause. De même on appelle Matthieu « le publicain » et Paul « le persécuteur » du fait de leur ancien état, et non de leur état présent (→Raban Maur Exp. Matt. 759.18 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4241 ; →Anonymes In Matt. 216.5 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1493D). La Jérusalem terrestre… une fois qu’elle se sera convertie • →Albert le Grand Sup. Matt. « “La ville sainte”, un jour à venir, alors qu’elle devint [à l’époque] “Sodome et Égypte” (Ap 11,8) du fait de l’impureté des meurtres. » 53b à beaucoup À ceux qui le méritent • →Jérôme Comm. Matt. (= →Raban Maur Exp. Matt. 759.24 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4375 [cf. 1Co 15,6] ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt. ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1494A ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1490B), comme un signe qui renforce leur espérance (→Anonymes In Matt. 215.94). Même aux méchants • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il est dit dans l’Évangile de Nicodème que deux des fils du saint Siméon, qui étaient ressuscités, offraient un témoignage de la résurrection ouvertement dans le Temple, malgré les chefs des prêtres. » À qui ils voulurent • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « De même que le Christ a le pouvoir de se manifester à qui il veut, de même faut-il comprendre la même chose des corps des saints. » →Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité + Théologie + 52-53 DOGMATIQUE Descente aux enfers ? « Il est descendu aux enfers » est un article du Credo. Très ancienne (*chr52-53), bien développée dans la tradition iconographique (*vis52-53), quoi que sans support scripturaire formel, la foi en la →descente du Christ aux enfers peut s’appuyer sur les textes suivants : • Mt 12,40 « Le fils de l’homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits. » • Ep 4,8-10 « Montant dans les hauteurs il a emmené des captifs […]. “Il est monté”, qu’est-ce à dire, sinon qu’il est aussi descendu, dans les régions inférieures de la terre ? Et celui qui est descendu, c’est le même qui est aussi monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses. » • Is 9,1 cité en Mt 4,16 : Pour « le peuple qui était assis dans les ténèbres [… et] dans la région et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée. » • 1P 3,19 « C’est en lui qu’il s’en alla même prêcher aux esprits en prison. » • 1P 4,6 « C’est pour cela, en effet, que même aux morts a été annoncée la Bonne Nouvelle. » Cet article de foi affirme la domination rédemptrice acquise par le Christ à travers sa mort volontaire, sur toute la création, y compris le passé, y compris le royaume des morts. + Philosophie + 52-53 ; 28,1-10 De la résurrection de Jésus à la résurrection des saints : plus que l’accomplissement de promesses passées, l’ouverture d’une espérance pour tous Ricœur invite

à extraire le sens de la résurrection du Christ du champ des christologies grecques traditionnelles, qui ne la situent pas dans la perspective des temps futurs (*phiMc 9,10) ni de la résurrection générale (pourtant clairement ouverte par la poétique de l’évangile : *pro27,51c-53 ; 28,1-10). • →Ricœur « Liberté » « La résurrection, interprétée dans une théologie de la promesse, n’est pas un événement qui clôt, en remplissant la prophétie, mais un événement qui ouvre, parce qu’il renforce la promesse en la confirmant. La résurrection, c’est le signe que la promesse est désormais pour tous ; le sens de la résurrection est dans son avenir, la mort de la mort, la résurrection de tous d’entre les morts. Le Dieu qui s’atteste n’est donc pas le Dieu qui est, mais le Dieu qui vient. Le “déjà” de sa résurrection aiguise le “pas encore” de la récapitulation finale. […] La signification de “résurrection” est en suspens tant qu’elle n’est pas remplie dans une nouvelle création, dans une nouvelle totalité de l’être. Connaître la résurrection de Jésus-Christ, c’est entrer dans le mouvement de l’espérance de la résurrection d’entre les morts, c’est attendre la nouvelle création ex nihilo, c’est-à-dire hors de la mort » (397). En effet, le Christ n’est pas ressuscité pour lui-même. Il n’est pas le chanceux de l’Histoire, ni l’exception confirmant la règle de la mortalité universelle. Il est venu sauver tous les hommes de la mort en destituant cette dernière de son pouvoir (*phi1Co15,55). Forts de cette espérance, les chrétiens peuvent mener une nouvelle existence dès ici-bas. Leur rapport à leur liberté s’en trouve modifié. Celle-ci n’est plus dominée par le spectre tout-puissant de la mort mais portée par la foi en une vie nouvelle. + Littérature + 51d les rochers furent déchirés Interprétation tropologique : puissent nos cœurs être aussi friables • →La Ceppède Théorèmes « Si la Terre à regret ce Gibet soutenant / Tremble (comme coupable) à ce tragique esclandre, / Ô ma Terre, ô mon Corps, dois-tu pas maintenant / Trembler, pour tes forfaits, qui ton Christ ont fait pendre ? -- Si l’horreur de ce crime a fait les pierres fendre, / Qui va de ta froideur la glace entretenant, / Ô mon cœur ? Quoi, le roc n’aura pu se défendre, / Et tu vas à ce coup ta dureté retenant ? » (276-277). 52-53 Descente aux enfers : Antiquité et Moyen Âge Épisode central de l’histoire du salut, la descente du Christ aux enfers a une tradition textuelle complexe (*chr52-53). Le motif a été retravaillé par l’imagination littéraire et souvent utilisé pour comprendre ces v. énigmatiques. Antiquité • La Descente aux enfers, composée en latin aux 5e-6e s., développe l’article de foi laconique du Credo (→Descente aux enfers) en éclaircissant un motif central de la théologie : le triomphe du Fils de Dieu sur les enfers. Le texte a été transmis sous deux formes principales. La recension A est suivie par l’Évangile de Nicodème et annonce un salut universel. La recension B introduit le personnage d’Ève, mobilise les autres personnages dans un ordre plus « chronologique », situe toute l’action aux enfers et n’annonce qu’un salut partiel. • →Ac. Pil. (ou Évangile de Nicodème) se voit adjoindre La Descente aux enfers vers le 6e s. Sous sa forme la plus populaire, il se présente comme le témoignage porté devant les Juifs par Léotinus et Carinus, fils du vieux Syméon qui avait prophétisé sur l’enfant Jésus (ch.17). Le récit de la descente aux enfers commence au milieu des prophètes et des patriarches (18,1-19,2). Une lumière jaillit sur les enfers : Adam, Isaïe et Syméon y reconnaissent celle qu’ils avaient prophétisée sur terre. Jean-Baptiste vient ensuite annoncer l’arrivée imminente du Christ dans le monde infernal (cf. 11,3). Une scène (20,1-3) mobilise Satan et Enfer, effrayés par la lumière. Enfer souligne que les choses se sont passées plus simplement avec les autres morts. Au centre du texte s’opère la défaite de Satan (21,122,2). Elle est mise en scène quasi liturgiquement : le Ps 24,7 retentit : « Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portes éternelles : qu’il entre le roi de gloire ! » Le Christ pénètre le monde infernal en terrassant tout. Les démons, blêmes, reconnaissent leur défaite, tout en s’interrogeant sur la nature de leur vainqueur. Le Christ livre Satan à Enfer. En un long discours, Enfer se plaint à Satan que le Christ livre à sa puissance (23,1-2).

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La cinquième scène (24,1-3) répond à la première : le Christ rassemble tous ses saints et loue Adam ; les saints le louent. Puis ils montent au paradis, rencontrant aux portes Hénoch et Élie (non passés par la mort), qui leur annoncent la fin des temps (ch.25), puis le bon larron, qui raconte sa conversation avec Jésus en croix et son entrée dans le paradis (ch.26). Léotinus et Carinus achèvent leur récit aux Juifs. Leurs témoignages, écrits indépendamment, sont trouvés identiques. Tous les Juifs rentrent chez eux dans la crainte (ch.27). Moyen Âge • →Cornish Ord. (3e partie = Resurrexio Domini Nostri) met en scène de façon expressive la visitation du séjour des morts par Jésus, suivie des doutes des hommes bouleversés face au Ressuscité et de l’ascension triomphale de Jésus au ciel, accueilli en tant que myghtern, den a dev (« roi, homme et Dieu »). En contrepoint de cette élévation de Jésus, elle raconte l’avilissement de Pilate dont la terre refuse de recevoir le corps infesté de démons, qui finit jeté aux profondeurs de la mer où des démons l’accueillent. • →Pass. Sainte-Geneviève (v.3913-4112) situe la descente aux enfers après la résurrection et la raconte selon l’Évangile de Nicodème, mais dans une version écourtée. L’épisode commence avec le repos des soldats gardiens du tombeau, dont on ne sait s’ils sont endormis ou morts. Leur chute permet la transition vers le monde d’en bas. Elle est suivie d’un dialogue entre Sathan et Beelzsebub — personnification de l’enfer (v.3913-3968), — l’arrivée du Christ jusqu’à l’effondrement des portes de l’Enfer (v.39694026), la victoire du Christ sur Sathan (v.4027-4077) et la sortie des enfers (v.4078-4112). La digression du discours de Jean-Baptiste au Jourdain rappelle l’influence de la liturgie sur le théâtre sacré, par la mention des coups donnés à la porte (v.4011 : « Il a hurté a la porte »). • →Gréban Passion suit de même en partie l’Évangile de Nicodème, avec sa dimension liturgique (Ps 24). « L’Esperit Jhesus » annonce la soumission de Sathan « a ceste crois puissante et digne, / a ce hault et terrible signe / dont a present me vois saisy : par la croix seras dessaisy / de toute la force et vertu / dont trop as esté revestu » (v.26274-26279). Suivent les cris de joie d’Adam, d’Eve, de David et de nombreux prophètes, et la rage des démons : s’il reste « a foison / des dampnés » en leur maison, Jésus a emporté la « fleur de [leur] heritage » (v.26365-26370). 52-53 Descente aux enfers : aux époques moderne et contemporaine 17e siècle Concetto du Christ-appât • →Vitré Essais « Comme un Poisson cruel à qui la faim commande, / Qui court après la proie en son moite pourpris, / Lorsqu’il pense surprendre, est lui-même surpris / Du hameçon couvert d’une saveur friande, -- Le Fer fort et crochu, quand il faut qu’il le rende / Éventre ce gourmand aux ruses mal appris, / Et lui fait regorger tout ce qu’il avait pris, / Et retire l’appât avec l’autre viande. -- De même au hameçon le Verbe a du rapport ; / Quand se couvrant de Chair pour appâter la Mort, / Elle engloutit cet Homme, et fait ses Funérailles. -- Mais retirant son Corps sans être corrompu, / Il déchire ce Monstre, il lui rompt les entrailles, / En ramenant au jour ceux dont il s’est repu » (321). 19e siècle Résurrection romantique : dévoilement du néant • →Staël Allemagne traduit le songe de →Paul Siebenkäs qu’elle estime être un « morceau très-bizarre », une vision qui « ressemble un peu au délire de la fièvre et doit être jugée comme telle », où se mêlent signes cosmiques, descente aux enfers (le Christ parle aux morts) et parousie : « Un soir d’été, j’étais couché sur le sommet d’une colline, je m’y endormis, et je rêvai que je me réveillais au milieu de la nuit dans un cimetière. […] Toutes les tombes étaient entr’ouvertes […]. Je voyais sur les murs s’enfuir des ombres, qui n’étaient projetées par aucun corps […]. Au-dessus de moi, j’entendais la chute lointaine des avalanches, et sous mes pas la première commotion d’un vaste tremblement de terre. […] Alors descendit des hauts lieux sur l’autel une figure rayonnante […] ; les morts s’écrièrent : — Ô Christ ! n’est-il point de Dieu ? — Il répondit : — Il n’en est point. — Toutes les ombres se prirent à trembler avec violence, et le Christ continua ainsi : — J’ai parcouru les mondes, je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n’est point de Dieu ; je suis descendu jusqu’aux

dernières limites de l’univers, j’ai regardé dans l’abîme et je me suis écrié : “Père, où es-tu” ? mais je n’ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l’abîme […]. — Les ombres désolées s’évanouirent comme la vapeur blanchâtre que le froid a condensée » (351-353). Et Staël de commenter : « Je n’ajouterai point de réflexions à ce morceau, dont l’effet dépend absolument du genre d’imagination des lecteurs. Le sombre talent qui s’y manifeste m’a frappée, et il me paraît beau de transporter ainsi au-delà de la tombe l’horrible effroi que doit éprouver la créature privée de Dieu » (353). 52b furent levés Amplification épique • →Dumas Laquedem : Emmené au Calvaire par un ange, le héros Isaac Laquedem est témoin d’une petite apocalypse : « Isaac vit le flanc de notre mère commune se déchirer pour un sombre et terrible enfantement. / Comme au jour du jugement dernier, la terre rendait ses morts ! / Ses yeux se portèrent d’abord sur le gouffre des Cadavres, où l’on jetait les corps des suppliciés avec les instruments de leur supplice, et qui s’étendait à sa droite. / Il vit s’agiter la poussière de l’immense charnier. / Tout ce qui avait appartenu à l’homme redevenait homme, tout ce qui avait appartenu au bois redevenait bois, tout ce qui avait été fer redevenait fer. / Chaque condamné, ceux dont les corps gisaient là depuis des siècles, comme ceux dont les corps y avaient été jetés à la dernière exécution, reprenait sa croix entre ses bras sanglants, et, se traînant sur ses genoux dans l’attitude de la prière, tendait ses mains vers Jésus » (304-305). Cette remontée des morts, inspirée visiblement de la tradition épique (→Homère Od. chants 11-12), se termine sur l’évocation d’Adam et Ève qui surgissent aux pieds d’Isaac, sous l’apparence de vieillards : Ève se plaint d’avoir vu mourir Abel comme Marie voit mourir son Fils, et Adam lui rétorque que c’est par sa « faute que ce juste va expirer aujourd’hui sur la croix ! » (305). Ils supplient eux aussi Jésus en tendant leurs mains. + Arts visuels + 51cd la terre fut ébranlée et les rochers furent déchirés Terre et Mer (personnifications) L’enluminure et l’ivoirerie produites dans les monastères impériaux carolingiens intègrent Terra et Oceanus (les personnifications antiques de la terre et des mers) au pied de la croix. L’imagerie carolingienne prend l’habitude d’utiliser un atlante (légendé TERRA) portant la croix sur son dos pour personnifier le Golgotha, tandis que Ocenaus peut être absent. Les deux personnages s’ajoutent aux personnifications du Soleil et de la Lune (*vis45), les quatre éléments principaux de la création composant ainsi une cosmologie polarisée par le Christ en croix. 52-53 Descente aux enfers ? La scène du Christ brisant les portes de l’enfer et saisissant Adam par la main pour l’entraîner vers la lumière est (avec les myrrhophores) l’icône de Pâques par excellence de l’Église byzantine. Importance pour les Pères Les Pères ont accordé une place importante à la descente du Christ aux enfers dans leur catéchèse pascale. La faveur de la représentation de la →descente aux enfers plutôt que du Christ triomphant sortant du sépulcre permet de souligner la victoire sur la mort et du rachat du péché : le Christ, nouvel Adam (1Co 15,45-49), descend aux enfers pour libérer les âmes des justes et, avec elles, le genre humain (→Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 14,19-20 ; *chr52-53). L’icône classique • Le premier témoin est une fresque de Sainte-Marie-Antique (7e-8e s., Rome ; →DACL 5,2025) : le Christ, le pied sur la tête de l’Hadès et un rouleau en main gauche, tend sa droite pour tirer les captifs hors de l’enfer. C’est peut-être la réplique des images allégoriques de l’empereur romain victorieux tirant à lui les personnifications agenouillées et prostrées des provinces et des villes conquises. L’icône orientale la plus fréquente montre : • Au centre, revêtu de vêtements d’or (ou blancs comme la neige), le Fils de Dieu retrouvant sa créature perdue. Souvent le tissu volette sur ses épaules : le sens du mouvement, de la descente, est ainsi rendu.

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• Le Christ porte un rouleau en main gauche : c’est le « chirographe » du péché, affreuse lettre de change souscrite par nos deux premiers aïeux, donnant le sens de la prédication de la Bonne Nouvelle chez les morts. Le rouleau est parfois déployé, déchiré en son centre. • Sous les pieds du Christ figurent les portes arrachées aux enfers et les âmes blanches des justes, qui attendent dans l’ombre. Les enfers s’ouvrent comme une caverne noire, obscure. Les cimes des montagnes soulignent la profondeur de l’anfractuosité, les abysses. • Aux côtés du Christ, au premier plan, se trouvent Adam et Ève. Ève est vêtue de rouge, symbole de la chair, de l’humanité (elle est la mère des vivants : Gn 3,20) et a les mains couvertes en signe d’adoration. • Derrière Adam et Ève s’alignent des rangées de justes, certains reconnaissables : David (barbu) et son fils Salomon (en habits royaux) ; JeanBaptiste et Daniel avec leur coiffure caractéristique ; Moïse avec les tables de la Loi en mains, Isaïe et les autres prophètes. L’histoire connaît quelques variantes, p. ex. • le Christ — le rouleau entre les mains, sans la croix (ou avec la croix sur l’épaule plus ou moins soutenue par des anges) — prenant la main d’Adam (et d’Ève), placés latéralement ou symétriquement à sa droite et à sa gauche ; • la représentation du monde infernal plus ou moins peuplée ou scénographiquement plus pittoresque. Dans le monde byzantino-slave On trouve des représentations épisodiques : le Christ bondit hors du sépulcre ; il descend aux enfers et entraîne les justes vers le paradis, précédés par le bon larron. Il apparaît à Pierre et aux autres apôtres sur la mer de Galilée. Saints ressuscités Les ressuscités sortant de leurs tombeaux ne sont pas un élément courant de l’imagerie de la crucifixion. Le thème est généralement exploité dans les compositions du Jugement dernier. Antiquité Les fresques de Doura-Europos représentant la résurrection d’Ez 37 (*bib5253) mettent ce texte en relation avec les événements qui suivent la mort de Jésus : dans un contexte de tremblement de terre et sur le mont des Oliviers, une figure messianique est l’agent à travers lequel la main de Dieu rend vie aux os desséchés. Moyen Âge L’iconographie du haut Moyen Âge, particulièrement l’enluminure et l’ivoirerie carolingiennes, a usé du motif des saints ressuscités pour signifier plus directement la promesse de la résurrection par la victoire sur la mort. Des tombes (mausolées ou sarcophages), dispersées sous la croix, sont ouvertes et les morts, hommes ou femmes, en sortent, nus ou vêtus de leurs linceuls. Le thème intégré à la crucifixion se fait rare par la suite mais est parfois encore intégré à la descente de croix au 12e s. Le sang venant vivifier le crâne d’Adam suffit bien souvent à exprimer l’idée de la victoire sur la mort (*vis33b). + Danse + 51c-53 Fragment d’une chorégraphie apocalyptique →Neumeier Passion • Vacarme en fond de scène ; brusque illumination d’un danseur debout sur le podium sous un coup de projecteur (celui dont la simple marche solitaire et l’agenouillement avaient ouvert la Passion : *dan26,1-2). Il a renversé le banc comme une tombe ouverte et s’y hisse, à la recherche de son équilibre. Il symbolise à lui seul les saints sortis de leurs tombes. • Sous la fureur déchaînée des éléments, tout l’ensemble, dans la terreur et la confusion, court vers le fond, se dispersant en courses éperdues pour revenir très rapidement au premier plan et s’asseoir, dos à la salle, resserré en un groupe apeuré. Et voici : le voile du Temple • Jésus se remet debout, bras écartés. Il est rejoint par les deux Personnes, discrètement, de dos, en arrière de la croix. Les sépulcres furent ouverts, des saints ressuscitèrent • Le « ressuscité » descend vers le groupe et, s’intégrant à nouveau parmi les vivants, s’assied à la place qu’est amené à lui céder le Romain, lequel aussitôt va s’agenouiller devant la croix.

+ Cinéma + 51c-53 Les signes accompagnant la mort du Christ Signes cosmiques représentés et interprétés de façon naturelle Éclairs violents • →Zecca Passion : Seul le spectateur semble voir les signes, puisque tous les personnages apparaissant alors à l’écran sont morts, endormis ou la face contre terre. • →Schaffner Pilate : Une tempête se déchaîne tout au long de l’acte 2 : tonnerre et éclairs récurrents ponctuent la discussion, les entrées et les sorties des personnages dans le palais de Pilate. Un centurion s’interroge : « Comment se fait-il que, dans une telle immobilité, le rideau du Temple se soit déchiré ? » Obscurité et tremblements • →Olcott Manger montre l’obscurité grandissante, ainsi qu’un séisme à travers une image colorée en rouge. Les silhouettes des trois croix se détachent sur la gauche. Sur la droite, des silhouettes de bâtiments s’effondrent, tandis que les nuages finissent par assombrir totalement le ciel. Ce plan, l’avant-dernier du film, inclut la citation du v.51c. Du séisme à la ville déserte • →Pasolini Matteo montre le tremblement de terre et l’effondrement de maisons (écho à Lc 21,6 « il n’en restera pas pierre sur pierre »). Pas de morts qui sortent des tombeaux, mais de nombreuses femmes quittant leurs maisons. Des plans montrent la ville déserte, le soleil éclatant, puis le visage de Jésus, sans vie. Ce passage suggère donc une certaine ellipse temporelle, car la foule du Golgotha s’est retirée. Obscurité dans le désert • →Jewison Superstar se borne à faire descendre une obscurité qui semble naturelle et termine son film sur un plan de la croix vide au crépuscule. Signes naturels et signes religieux Tempête apocalyptique et déchirement du voile • →DeMille King : L’orage (*cin45 : DeMille) semble reprendre avec la mort de Jésus : vent fort et éclairs illuminent régulièrement la croix. La foule du Golgotha commence à s’agiter. Un court plan montre Judas pendu audessus d’un précipice (*cin3-10 : DeMille). Puis la terre se fend et s’ouvre un peu en dessous du Golgotha, créant un vaste précipice et engloutissant des dizaines de personnes. Des tourbillons de sable voilent le paysage par intermittence. Des arbres tombent, la terre continue de s’ouvrir, des rochers s’effondrent : un grand prêtre (accroché à une pierre) et l’arbre auquel pend Judas disparaissent dans le précipice. Après un rapide plan qui montre la conversion du centurion, le rideau du Temple devant lequel Caïphe prie seul se déchire du haut vers le bas et une épaisse fumée sort du Saint des saints. Un intertitre transcrit les paroles du grand prêtre se lamentant : « Seigneur Dieu Jehovah, ne déchaîne pas ta colère sur ton peuple Israël — moi seul suis coupable. » Sur la supplication de Marie, à genoux, la lumière revient et les rayons du soleil illuminent la croix. La foule agitée tend alors les mains vers Jésus, autour duquel tourne une colombe (*cin26,30 : DeMille). La séquence finit par un fondu enchaîné au noir qui, selon un phénomène habituel du film, se fait peu à peu autour d’un élément lumineux : ici, la croix. Déchirement, sans explication • →Duvivier Golgotha montre le voile du Temple déchiré, sans expliquer le symbole. Cela lui permet d’introduire l’expression d’un doute chez certains chefs juifs : et s’ils avaient vraiment crucifié le messie ? Séisme, du Golgotha au Temple • →Gibson Passion : Une goutte d’eau s’écrase sur le sol (*cin46-50 : Gibson), déclenchant un tremblement de terre. Le bruit s’amplifie, l’image tremble, comme secouée, le cheval du centurion se cabre au-dessus de la caméra. Dans ses appartements, Pilate voit les objets trembler. Après un plan sur la croix, une deuxième secousse agite l’ensemble du paysage : les soldats paniquent, Marie et Jean sont toujours au pied de la croix. Le dallage du Temple se fend en deux, faisant tomber les prêtres, de même que le rideau se déchire. Des pierres tombent des murs, renversant les braseros. Sur le Golgotha, le centurion commande à ses soldats d’achever rapidement les supplices. Ils brisent les jambes des larrons, qui hurlent. Un marteau à la main, Cassius (Longin) se précipite vers Jésus mais est arrêté par le regard

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de Marie. Une nouvelle secousse lui arrache le marteau des mains. Le centurion Adenader lui donne une lance pour qu’il s’assure de la mort de Jésus. Du point de vue du soldat, la lance perce le côté et l’eau jaillit, puis le sang, comme d’une douche. Touchant son visage trempé, il tombe à genoux — « douche mystique » qui se rattache à l’esthétique expressionniste du film. Un plan montre la confusion qui règne dans le Temple : le sol est jonché de pierres et de débris, et Caïphe contemple avec effarement les dégâts. Déplacements Du voile à la tunique • →Koster Robe : Contrairement aux soldats effrayés, le tribun Marcellus reste debout, s’appuyant d’une main à la croix en signe de courageuse indifférence à ces phénomènes cosmiques. Il ne semble affecté que lorsque du sang coule de la croix sur sa main : il recule précipitamment et lève pour la première fois les yeux vers Jésus. Au coup de tonnerre succèdent les visages de Marcellus, puis de Demetrius dont l’immobilité contraste avec l’agitation des autres spectateurs. Le dernier souffle de Jésus est suggéré par un dernier éclair sur le visage, crispé par les larmes, de Demetrius. Alors qu’ils rentrent dans la ville, la pluie surprend l’esclave et son maître qui prend la tunique pour se protéger : elle le brûle. En la lui ôtant, Demetrius reproche vivement à son maître la crucifixion de Jésus et maudit l’Empire romain avant de s’enfuir. L’enjeu de la suite du film sera la compréhension, par le tribun romain, du tourment qu’il éprouve depuis la mort de Jésus et que matérialise la tunique (*cin35a ils divisèrent ses vêtements : Koster). Le point de vue des lépreuses guéries • →Wyler Ben-Hur traite ces éléments cosmiques comme un gros orage où la pluie ruisselle, mêlée au sang du Crucifié, et coule sur le visage des

lépreuses guéries, évoquant la purification et le baptême. La plupart de ces phénomènes sont vus à travers le point de vue des lépreuses, qui ne sont pas au Golgotha mais dans la « vallée des Lépreux ». Le cinéaste ne s’attarde pas sur la passion vécue par le Christ, mais sur ses effets sur les personnages. Les lépreuses commentent, à distance, la mort de Jésus. Plusieurs plans très rapides superposent la mort de Jésus et la douleur des deux femmes, puis leur guérison. Un plan sur la main crucifiée de Jésus précède immédiatement un plan sur la main de Miriam, la mère ; c’est par cette main qu’elles découvrent leur guérison. À travers toute la ville • →Stevens Story : Un gros orage est déclenché à la mort de Jésus. Des plans fondus montrent successivement : depuis l’extérieur de la ville (a priori au pied du Temple), une foule de personnes revêtues de blancs massée contre une porte des remparts ; le rideau du Temple qui s’envole ; le visage de Pierre (caché à la maison de Béthanie), qui pleure sur le siège utilisé par Jésus lors de l’onction (*cin26,7b : Stevens) ; les femmes qui sortent du tombeau avec Joseph d’Arimathie ; Pilate visité par Caïphe et les grands prêtres (*cin66b : Stevens). Du Christ à l’acteur • →Arcand Montréal fait éclater un orage lors de la mort, à l’hôpital, de l’acteur qui interprétait Jésus. Signes hors-champ • →van den Bergh Matthew : Les signes sont racontés par le narrateur Matthieu dans son récit premier : assis au bord d’une rivière, il s’adresse à une femme et à un petit enfant (*cin26,1). Les gestes et les expressions théâtraux du conteur sont les seules illustrations des v.51-56. La caméra zoome lentement vers son visage. Son récit rend l’enfant pensif.



27,54-56 Les témoins + Propositions de lecture + 54-56 Liste de témoins de la mort Le narrateur prend soin de signaler la présence : • du centurion et de ses subordonnés — qui restent dans un anonymat peut-être protecteur, si l’exclamation du centurion est comprise comme une adhésion au mouvement de Jésus (*pro54a ; *pro54c), au-delà de la seule admiration (cf. *mil54c), • et des femmes, identifiées par leurs prénoms et par leurs fils, connues de la communauté primitive. Plus que l’introduction du pathos lié à la présence de femmes (*gen55-56), faut-il y voir une précaution historiographique, dans une culture où l’histoire s’écrit avant tout sur la base de témoignages oculaires (→Historiographie antique : témoignage et rhétorique) ? On notera que les femmes, décrites comme des disciples (*pro55b), répondent aux critères presque techniques élaborés par Lc pour l’important ministère des →« témoins de la résurrection » dans la communauté primitive (*mil55).

Texte + Critique textuelle +

+ Vocabulaire + 54c fils de Dieu Titre biblique →Jésus Fils de Dieu ; *pro54c 55b avaient suivi Verbe spécifique récurrent Le verbe akoloutheô « suivre » prend dans le NT des connotations liées au statut de disciple qui suit Jésus et lui obéit comme à sa règle de vie : Mt 9,9 ; 21,9 ; Mc 1,18 ; 2,14 ; Lc 5,11.27 ; 22,39.54 ; Jn 6,2 ; suivre avec la croix en Mt 10,38 ; 16,24. *pro55b 55b servant Verbe spécifique récurrent Le verbe diakoneô « servir » désigne un service aux personnes (dat.) : • non seulement le service de la table et des besoins matériels (Mt 4,11) — traditionnellement dévolu aux femmes (Mt 8,15 ; Lc 10,40 ; Jn 12,2), • mais, pris absolument, l’exercice d’un ministère dans la communauté (Ac 6,2), de conserve avec les apôtres (1Tm 3,10.13 ; 1P 4,11). *pro55b 56a Marie la Magdeleine Anthroponyme L’adjectif qualifiant Marie signifie « celle de Magdala » (*hge56a). 56b José Joseph : anthroponyme fréquent chez les Juifs de l’époque : →CIJ no. 1291 ; →CPJ nos. 24, 75, 89, 100-102, 113, 139, 165, 183, 196-197, 219, 240, 250, 262, 301-302, 309, 329, 339, 342, 406, 414, 416, 427, 432-434, 470, 479. *mil56b

56b mère de Jacques et de José (S) Variante syS : « fille de Jacques et mère de Joseph ».

+ Grammaire +

56b Joseph Forme biblique indéclinable (Iôsêph) de la forme déclinable Iôsês. Cette dernière est attestée dans les papyri.

54c le fils de Dieu Avec ou sans article défini ? Gr : theou huios autorise les deux traductions. La réaction des soldats est située entre :

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• le constat du caractère divin de la mort de Jésus (il meurt comme un dieu : *mil54c ; *anc54 ; *pro54b) • et l’affirmation de foi chrétienne en sa filiation divine (*pro54c).

+ Procédés littéraires +

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55a nombreuses femmes RHÉTORIQUE Anaphore Avec Mt 26,60 (les nombreux faux témoins du procès), ce sont les deux seuls emplois de polloi (« nombreux ») dans le récitatif de la passion. NARRATION Parallélisme antithétique entre groupes de personnages Faux témoins et femmes témoins s’opposent avant et après la mise à mort de Jésus.

54a Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus NARRATION Antithèse actantielle 55 à distance + servant Confessant en groupe Jésus comme →fils de Dieu, ils font contraste avec les COMPOSITION Écho moqueries faites aussi en groupe (v.39-44.49) et marquent un spectaculaire Finalement, il s’est trouvé des proches pour veiller avec Jésus, à distance changement de jugement concernant ce Crucifié. D’un côté des Juifs, de comme à Gethsémani (*pro26,36c.39a) : les femmes. l’autre des païens. NARRATION Caractérisation antithétique des Personnages-types : les païens convertis femmes Byz V TR Nes S Ces païens marquent le point d’abouLes femmes sont indéfectiblement 54 a Le centurion et ceux qui Lorsque le centurion et tissement de toute une ligne narraprésentes, mais à distance. Elles ne avec lui gardaient Jésus, ceux qui avec lui tive de Mt annonçant leur future peuvent apporter aucune aide conversion : « beaucoup viendront (contrairement à leur rôle jusque-là ?), gardaient Jésus de l’est et de l’ouest pour s’installer b voyant le tremblement virent le tremblement de soulignant encore le tragique de la à table… » (Mt 8,11). Parmi eux : solitude mortelle de Jésus. V de terre et ce qui était terre et ce qui était trois femmes de la généalogie de Jésus (Rahab, Ruth, la femme d’Urie) 55b avaient suivi + servant — NARRAarrivé, furent effrayés à arrivé, ils furent très en Mt 1,5-6 ; les mages de Mt 2,1TION Caractérisation des femmes comme l’extrême disant : effrayés et dirent : 12 ; etc. (voir aussi Mt 4,15 ; 8,10disciples ? Le rapprochement des deux c — En vérité, celui-ci était — En vérité, celui-ci était 13 ; 15,24-28 ; 21,43 ; 22,8-10). verbes fait peut-être de ces femmes le fils de Dieu. le fils de Dieu. des disciples par excellence. Les 54b effrayés à l’extrême COMPOSITION verbes diakoneô (*voc55b servant) et Motif récurrent Comme en Mt 17,6-7 et akoloutheô (*voc55b avaient suivi) Il y avait là aussi de 55 a Étaient là aussi de Mt 28,5.8, on semble bien en présont combinés par Jn 12,26 pour nombreuses femmes nombreuses femmes sence de la réaction topique devant décrire l’attitude requise du croyant : Byz TR Nes observant à qui observaient à la transcendance de Dieu (*anc54). « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive. » distance, distance, 54c En vérité, celui-ci était le fils de celles qui avaient suivi b qui avaient suivi Jésus Dieu 56c la mère des fils de Zébédée NARdepuis la Galilée en le Jésus depuis la Galilée COMPOSITION Écho RATION Caractérisation contrastée du perLa confession du centurion et de son sonnage Mt est le seul à la mentionner servant, en le servant, entourage rappelle celle du centurion ici (*syn55a). Elle est déjà intervenue de Capharnaüm (Mt 8,8-9), et l’imune fois dans le récit de Mt, lors de Byz V S TR Nes parfait renvoie peut-être à ce que le la dernière →annonce de la passion/ 56 a parmi lesquelles se trouvaient Marie lecteur de Mt n’a cessé d’entendre résurrection. De façon intempestive, S (Mt 2,15 ; 3,17 ; 11,27 ; 16,17 ; 17,5). elle réclamait alors pour ses fils les Mariam la En ce cas il s’agit d’une vraie confesplaces à droite et à gauche de Jésus Magdeleine sion de foi. dans son royaume (Mt 20,21), et ses b et Marie, PRAGMATIQUE Inversion de l’ironie fils assuraient pouvoir « boire la S L’acte de foi du centurion marque le coupe » que Jésus aurait à boire Mariam, mère de Jacques et de José, succès de l’inversion de la moquerie (Mt  20,22). Ces téméraires qui se V Nes Joseph, opérée par Jésus tout au long de sa cachaient derrière leur mère ont fui, c et la mère des fils de Zébédée. passion (*pro11d ; *anc54). tandis qu’elle demeure, accompagnant un Jésus mourant qui n’a de 55-56 NARRATION Pause descriptive toute évidence plus rien à lui 55-56 Les femmes témoins Mc 15,40-41 ; Lc 23,49 ; Jn 19,25-27 – 55a à distance Comme une incise dans son récit, Ps 38,12 – 55b depuis la Galilée Jn 15,26 ; Ac 10,37 – 56b Marie, mère de Jacques donner. sans lien narratif avec ce qui précède et de José Mt 13,55 – 56c la mère des fils de Zébédée Mt 20,20-21 (les femmes ne réagissent pas aux événements qui viennent d’avoir lieu + Genres littéraires + et se tiennent à distance), l’évangéliste décrit l’attitude des seuls disciples présents durant la mort de Jésus : des femmes (*gen55-56). Même si ces v. 54 Scénario apocalyptique Comme après la marche sur les eaux (Mt 14,33) et préparent un peu les scènes d’ensevelissement puis d’apparitions où certaines lors de la transfiguration (Mt 17,6), des événements théophaniques suscitent joueront un rôle, ils semblent surtout avoir pour fonction d’identifier des une réaction de foi de la part de ceux qui y assistent. témoins. RHÉTORIQUE Chiasme 55-56 Littérature et histoire La fidélité des femmes au service à la suite de Jésus depuis la Galilée, au Procédé pathétique… centre, est encadrée par la description de leur fidélité au moment de sa mort On pourrait être tenté de comprendre ces v., énoncés directement par l’évanet la liste des noms de quelques-unes d’entre elles (*mil passim) : géliste à destination des lecteurs, comme un appel aux sentiments de pitié [femmes observant à distance {suivi / Jésus depuis la Galilée / servant} et de compassion, ou comme une exhortation morale mettant en contraste noms des femmes]. l’attitude des femmes et celle des hommes (*chr55a). Mais il faut alors

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La passion selon saint Matthieu

s’étonner qu’il en fasse un usage si discret, qu’il les laisse à distance et ne développe aucune expression de déréliction ni de deuil, malgré la liberté relative autorisée par la transmission orale. De plus, la présence de femmes ne fait pas partie du genre de la « noble mort » dans la littérature antique, au contraire (*anc55-56). … ou « colophon » oral ? Étant donnée l’insistance des quatre évangiles sur le registre de la vision dans leur relation de cet épisode (*syn55a), la mention des femmes ne seraitelle pas le vestige de la « signature » qu’elles apposaient lorsqu’elles racontaient la mort de Jésus aux tout premiers temps de la tradition orale de la mémoire le concernant ? Les témoins de la scène attestent de la véracité de leur témoignage en fin de récit.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 56a la Magdeleine Magdala, ville de la Magdeleine Toponyme En dehors des évangiles, la ville de Magdala (*voc56a) est mentionnée seulement dans la littérature talmudique, comme Migdal Nunayya « Tour des poissons » (→y. Pesaḥ. 4,30 ; →b. Pesaḥ. 46a). La plupart des chercheurs identifient Magdala avec Tarichée (→Josèphe B.J. 2,634 ; 3,445.457.462.465.532), « Salaison (de poissons) », une ville située ca. 5,5 km au nord-ouest de Tibériade (→Josèphe Vita 157 ; bien que →Pline Nat. 5,71 place Tarichée au sud de Tibériade). Le nom grec de Tarichée réfère à ses pêcheries (cf. →Strabon Geogr. 16,2,45 ; →Josèphe B.J. 2,635). Histoire Tarichée fut le centre administratif d’une toparchie (→Josèphe B.J. 2,252) et posséda un hippodrome (2,599). La ville aurait compté jusqu’à 40 000 habitants, qui vivaient en grande partie de l’industrie de la pêche. Les Juifs à Tarichée souffrirent une grande défaite contre les Romains en l’an 67 ap. J.-C. (→Josèphe B.J. 3,492-502). Josèphe raconte que les habitants se réfugièrent sur le lac avec leurs bateaux (3,502.522). Les Romains engagèrent la bataille navale et tuèrent des milliers de Juifs, dont le sang teinta le lac en rouge (3,529). Lieu de pèlerinage Magdala apparaît vers l’an 530 comme lieu de pèlerinage : • →Théodosius Terr. sanct. « De Tibériade jusqu’à Magdala, où Marie est née, [il y a] deux milles » (28). Ville actuelle La ville moderne appelée Migdal a été fondée en 1910 comme colonie juive, à côté de l’ancien village palestinien de Khirbet al-Majdal. Elle connut un certain renom à partir de 1921 puisque c’est là que s’établit le fameux héros de la colonisation de l’entre-deux-guerres, Joseph Trumpeldor (1880-1920). Site archéologique Un terrain non construit donnant sur le lac, à proximité de Migdal, a été acheté en 1970 par la custodie de Terre sainte et fouillé par les franciscains Corbo et Loffreda entre 1971 et 1977. Ils ont trouvé une rue principale (pavée de dalles de basalte), une synagogue, une tour (pour l’eau), une piscine et un aqueduc — tous datant de l’époque du NT — outre un monastère du 5e-6e s., décoré de mosaïques. Parmi les restes de l’époque romaine figure un bâtiment rectangulaire, que Corbo et Loffreda interprétèrent comme une synagogue de la période du second Temple (→Corbo , 284-285). Cependant, de nouvelles fouilles conduites en 2006 sous la direction de De Luca ont amené à la conclusion que le bâtiment était une fontaine en forme de stoa, de la fin de l’époque hellénistique ou du début de la période romaine (→De Luca et Lena , 1). Dans une autre partie du site, les archéologues Abshalom, Najjara et Zapata-Meza ont dégagé, surtout en 2009-2013, une synagogue du 1er s. de notre ère. + Milieux de vie + 54a centurion MILITAIRE Garde Un centurion peut être chargé de surveiller même une exécution par glaive (→Sénèque Ira 1,18,4 ; →Armée romaine au 1er s.).

54c le fils de Dieu RELIGION Titre païen Dans la bouche d’un soldat romain, il ne s’agit pas nécessairement d’une confession de foi chrétienne. Les « divins » empereurs pouvaient être salués de titres semblables. C’est au minimum un cri d’admiration devant la majesté de cette mort. 55-56.61 ; 28,1-10 VIE DES COMMUNAUTÉS Les femmes dans le récit Mt de la mort, de la sépulture et des apparitions post-mortem de Jésus En Mt les seules mentions des « saintes femmes » se trouvent dans le récit de la passion, bien que les femmes aient dû jouer un grand rôle dans le ministère de Jésus. Deux sont nommément désignées (Marie de Magdala et Marie, la mère de Jacques et José), et une troisième mentionnée par l’identité de ses fils (la mère des fils de Zébédée ; *ref27,56c ; *syn27,55a). Les femmes, témoins de la mort et de l’ensevelissement de Jésus Contrairement à plusieurs récits païens antiques de morts nobles ou héroïques (*anc27,55-56), celui de la mort de Jésus n’exclut pas les femmes, peut-être dans la continuation d’une certaine martyrologie juive (cf. *ptes27,55-56). Les femmes, premiers témoins du Ressuscité Caractérisation narrative en contraste avec les hommes Jésus se sert comme messagères (*pro28,7ad.10c) de celles qui l’ont suivi jusqu’au bout (*pro28,5b.10b) pour rejoindre ceux qui n’ont pas tenu et ont cédé à la peur. Spécialement chez Mt (*syn28,1-10) la médiation de l’amour féminin pour Jésus, qui avait scandalisé les disciples à l’approche imminente de la passion (Mt 26,6-13), leur est finalement nécessaire pour rencontrer l’amour victorieux de Jésus. Enjeu historiographique →« Témoins de la résurrection » dans la communauté primitive (*mil27,55), elles garantissent historiquement (*anc27,55b) la tradition qui fonde le kérygme primitif : Jésus a souffert, est mort, a été enseveli et est ressuscité. Historicité ? Le fait de s’en remettre au témoignage de femmes semble avoir été un vrai embarras pour les premiers évangélisateurs, au point que parfois ils les « oublièrent ». Ni les Actes, ni Paul — au moment où il donne une liste apparemment complète de témoins (1Co 15,6-8) — ne mentionnent le rôle fondamental des femmes dans la prédication de la résurrection (*bib28,110). Plutôt qu’une étonnante ignorance de leur part, on peut y voir le résultat d’une certaine censure aux causes diverses. Le souci apologétique de présenter des témoins recevables dans la culture antique expliquerait leur réserve. Dans un contexte juridique machiste (*dro28,7-10), il est invraisemblable que le témoignage des femmes soit invention faite au cours de la transmission orale de la mémoire sur Jésus. Pourquoi aurait-on choisi pour témoins des femmes qui suscitaient incrédulité et suspicion ? Il est plus vraisemblable que les textes gardent mémoire d’un fait historique : ce sont bien quelques femmes-disciples d’abord qui ont témoigné de leurs rencontres personnelles avec Jésus au-delà de sa mort. Leurs paroles ne sont pas des légendes apologétiques créées a posteriori par l’Église, car raconter que la tombe était vide posait autant de questions que ça n’en résolvait : Mt 27,64 et Mt 28,13 montrent qu’une tombe vide pouvait très bien s’expliquer de façon toute autre que par la résurrection. 55 VIE DES COMMUNAUTÉS Les femmes aux origines chrétiennes Place importante Le christianisme primitif se signale par une place exceptionnelle faite aux femmes. Les controverses entre Marie-Madeleine et Pierre qui apparaissent dans la littérature gnostique en témoignent (*chr56a). La mention de leur fidélité au maître jusqu’à la croix, alors que les disciples mâles ont fui, devait conforter toutes celles qui avaient trouvé refuge dans ce mouvement. Femmes « témoins » du Christ La question du témoignage retient l’attention de Mt tout au long de l’évangile (p. ex. *mil26,69-75). Les femmes sont ici discrètement caractérisées comme témoins (*pro55a). →« Témoins de la résurrection » dans la communauté primitive 55a Étaient là MŒURS Présence vraisemblable La crucifixion étant un théâtre de cruauté destiné à marquer les populations, on y venait comme au spectacle

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(*mil39a). De plus, recueillir le dernier souffle d’un ami ou d’un parent mourant était une sorte d’obligation sacrée. Le plus proche lui donnait un baiser comme pour recueillir son âme (*anc55-56). 56ab Marie + Marie — ANTHROPOLOGIE Femmes témoins *mil28,1-10 ; *syn28,1-10 ; *dro28,7-10 Anthroponyme très fréquent Dans l’état actuel des sources, on a établi que presque la moitié des femmes juives de Palestine à l’époque mishnaïque portaient le prénom de Marie ou de Salomé. La volonté de les distinguer pourrait expliquer les variations dans les désignations des femmes-témoins de la mort et de la résurrection entre les évangiles. 56a Marie la Magdeleine ANTHROPOLOGIE Femme Témoin Marie de Magdala (*hge56a) joue un rôle primordial dans les traditions sur la mort et la résurrection de Jésus rapportées dans les quatre évangiles. La communauté de Jérusalem, quand elle fixa le récit primitif de la passion, l’identifia nommément comme la source de souvenirs dignes d’être racontés et conservés. Libérée Selon Lc 8,2 (*syn55a), cette Marie a été délivrée par Jésus de sept démons. Cela n’en fait pas nécessairement une pécheresse possédée par ses vices (→Histoire de la dévotion à Marie de Magdala), mais une misérable torturée par une puissance néfaste qui la dépassait et dont Jésus la libère. Dans la conception juive ancienne la possession par les démons est une maladie que peuvent guérir les exorcistes. Aisée Marie de Magdala fait partie d’un groupe de pieuses femmes assez fortunées pour assister de leurs biens Jésus et ses disciples. En Lc 8,3 elle est présentée aux côtés de Jeanne, la femme d’un certain Chouza, qui exerce auprès d’Hérode Antipas une charge d’« intendant » (epitropos). Dissidente ? Peut-être appartenait-elle à la riche aristocratie hérodienne (établie sur les bords du lac) qui soutint Jésus, dont certains discours critiquaient ouvertement les maîtres de Jérusalem. En effet, les hérodiens ne furent jamais totalement acceptés à Jérusalem ni en Judée. C’est donc une femme fortunée du même pays que Jésus et attachée à lui par une guérison, que l’on retrouve au moment dramatique de la mort de Jésus. 56b Marie, mère de ANTHROPOLOGIE Fille ou femme de Klopas ? Elle est sans doute la même que « Marie, de Klopas » de Jn 19,25 (→Frères de Jésus). Sœur de Marie ? Selon Jn 19,25, elle est « la sœur de la mère de Jésus », probablement pas sa sœur de sang (contra →Jérôme Comm. Matt. « la tante maternelle du Seigneur sœur de Marie »), mais sa belle-sœur (→Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 3,11 ; 4,22,4). Sœur et belle-sœur sont assimilées en G, reflétant la mentalité juive pour qui épouser la femme de son (demi-)frère — même une fois celui-ci défunt si elle a eu des enfants avec lui — est considéré à l’instar d’un inceste (Lv 18,16). 56b Jacques + José — ANTHROPOLOGIE Parenté Ils ne sont pas les fils de Joseph et de Marie, les parents de Jésus, contrairement à ce qu’une lecture superficielle de Mt 13,55 pourrait laisser penser (cf. Mt 12,46 ; *chr56b). Ils sont les →frères-cousins de Jésus. →La famille de Jésus dans les cercles primitifs des disciples 56b Jacques ANTHROPOLOGIE Jacques dit « le Mineur » Cet apôtre, fils de Marie (Mc 16,1 ; Lc 24,10), est probablement le même que le fils d’[H]alphée (Alphée : Mt 10,3 ; Mc 3,18 ; Lc 6,15 ; Ac 1,13). Mc 15,40 l’appelle « le petit ». La tradition le surnomme « le Mineur » pour le distinguer de Jacques « le Majeur ». Il est parfois identifié à « Jacques, le frère du Seigneur » (Ga 1,19). →Les Jacques proches de Jésus ; →Frères de Jésus

56c la mère des fils de Zébédée ANTHROPOLOGIE • Déjà rencontrée en Mt 20,20-21 (*pro56c). • Vu que le // Mc 15,40 évoque une Salomé (*syn55a), on les identifie parfois et on l’appelle Marie-Salomé.

+ Textes anciens + 54 De la moquerie à l’admiration pour un condamné • →Platon Resp. 7,516c-517a imagine le contemplateur, parvenu à la pure lumière, replongé avec ses compagnons dans la caverne, et le sort qu’ils réserveront à celui qui prétendra les éclairer : « Se rappelant alors sa première demeure et ce qu’on y appelait sagesse et ses compagnons de captivité, ne se trouvera-t-il pas heureux de son changement et ne plaindra-t-il pas les autres ? — Tout-à-fait. — Et s’il y avait là-bas des honneurs, des éloges, des récompenses publiques établies entre eux pour celui qui observe le mieux les ombres à leur passage, qui se rappelle le mieux en quel ordre elles ont coutume de précéder, de suivre ou de paraître ensemble, et qui par là est le plus habile à deviner leur apparition ; penses-tu que l’homme dont nous parlons fût encore bien jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui sont les plus honorés et les plus puissants dans ce souterrain ? Ou bien ne sera-t-il pas comme le héros d’Homère, et ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à sa première illusion et de vivre comme il vivait ? — Je ne doute pas qu’il ne soit disposé à tout souffrir plutôt que de vivre de la sorte. — Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et qu’il aille s’asseoir à son ancienne place ; dans ce passage subit du grand jour à l’obscurité, ses yeux ne seront-ils pas comme aveuglés ? — Oui vraiment. — Et si tandis que sa vue est encore confuse, et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut donner son avis sur ces ombres et entrer en dispute à ce sujet avec ses compagnons qui n’ont pas quitté leurs chaînes, n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens ? Ne diront-ils pas que pour être monté là-haut, il a perdu la vue ; que ce n’est pas la peine d’essayer de sortir du lieu où ils sont, et que si quelqu’un s’avise de vouloir les en tirer et les conduire en haut, il faut le saisir et le tuer, s’il est possible. — Cela est fort probable » (10,68-69). • →Strabon Geogr. 3,4,18 : Les révolutionnaires de Cantabrie continuent de chanter des chants de liberté, même cloués à leurs croix, et déclenchent une certaine admiration. • →Plutarque Cleom. 39 : Les gardes de Cléomène crucifié voient un grand serpent s’enrouler autour de son corps pour écarter les oiseaux. L’apprenant, le roi en est saisi de crainte. Dès lors, les Alexandrins vénèrent Cléomène, décédé, comme étant de la descendance des dieux. 55-56 Rôle des femmes dans le scénario classique de la « mort noble » Les femmes lors de la mort de Socrate • →Platon Phaed. : La femme de Socrate joue un rôle mineur de soutien moral du héros. Au moment de sa mort elle est absente, évacuée de la salle bien plus tôt (60a). Socrate fait ses adieux à ses enfants et aux autres femmes de la famille, qui partent aussitôt (116b). Mais lorsque les serviteurs et les disciples se mettent aussi à pleurer (dakruô) et à sangloter (apoklaiô, 117cd), il le leur reproche : « “Que faites-vous là ?” nous dit-il. “Vous êtes étonnants ! C’est surtout pour cela que j’ai renvoyé les femmes, pour éviter de leur part semblables fausses notes. Car j’ai appris qu’il faut mourir avec des paroles heureuses. Allons, soyez calmes, soyez courageux” » (117d). • Voir également →Xénophon Apol. 27-28. Hommes et femmes dans d’autres morts antiques Les femmes importunent le héros par l’exubérance de leur douleur : • →Plutarque C. Gracch. 15,4 : Peu avant l’assassinat de Caius Gracchus, sa femme, faisant irruption en larmes pour l’empêcher de sortir, est congédiée. • →Plutarque Ag. 20,4-5 montre une femme tuée quand elle lamente son fils exécuté.

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• →Sophocle Oed. col. 1695, 1751, 1777 : À la mort d’Œdipe, ses filles sont priées de ne pas exagérer dans l’expression de leur passion et de cesser leurs lamentations. Si les hommes s’y mettent, ils se font reprocher de ne pas se comporter assez virilement : • →Sophocle Trach. 1070-1074 : Hercule pleure et se fait lui-même le reproche d’avoir un comportement « de femme ». La modération est demandée jusque dans l’expression du deuil : • →Sénèque Herc. Oet. 1673-1679, 1738-1744. Voir aussi la mort d’Aratus (→Plutarque Arat. 52-53) ; de Sénèque (→Tacite Ann. 15,61-64) ; de Thrasea (→Tacite Ann. 16,34-35) et d’Othon (→Plutarque Oth. 16-18).

• En →4 Macc. 16,16-23 il donne les paroles qu’elle a réellement prononcées comme un vrai « soldat de Dieu » qui est plus puissant qu’un homme (→4 Macc. 16,14).

Réception + Lecture synoptique +

55a femmes Opposition morale avec les hommes Les femmes sont plus sensibles aux inspirations religieuses que les hommes (→Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 8,39,1 ; →Juvénal Sat. 6,542-545) et se sentent plus autorisées à exprimer leurs lamentations (→Sophocle Aj. 580 ; →Euripide Herc. fur. 536 ; →Med. 928 ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 7,67,2 ; →Diodore de Sicile 17,37,3 ; →Tite-Live 26,9,7 ; →Josèphe A.J. 4,320). Force et courage sont caractéristiques des hommes (→Phèdre Fab. 4,17,6). On loue le courage des femmes (→Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 4,82,3 ; →Diodore de Sicile 5,32,2 ; →Appien Hist. Rom. 2,5,3 ; 7,5,29) comme quelque chose de rare (→Aristote Pol. 3,2,10 = 1277b ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 6,92,6 ; →Diodore de Sicile 10,24,2 ; →TiteLive 2,13,6 ; 28,19,13). « Être courageux » est parfois rendu par « se montrer [digne d’être] un homme » (→Diodore de Sicile 32,10,9 ; 40,3,6 ; →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 7,1,8 ; cf. 1M 2,64 ; 2M 7,21 ; →4 Macc. 15,23.30). Inversement les lâches sont traités de « femmes » (→Homère Il.  7,96 ; 8,163 ; 11,389 ; 16,7-8 ; 22,125 ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 9,7,2 ; 10,28,4 ; →Diodore de Sicile 12,16,1 ; →Virgile Aen. 9,617 ; 12,52-53 ; →Aulu-Gelle Noct. att. 17,21,33).

55a nombreuses femmes // Mc Mc 15,40 nomme Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de José, et Salomé. // Lc Lc 23,49 signale simplement la présence des femmes qui l’accompagnaient depuis la Galilée ; Lc 8,2-3 nomme au nombre des femmes-disciples de Jésus qui le soutiennent alors : Marie de Magdala, Jeanne, femme de Chouza, et Suzanne. // Jn Jn 19,25-27 évoque la mère de Jésus, sa sœur, Marie de Klopas, Marie de Magdala (et le disciple bien-aimé). À travers les quatre évangiles Certaines femmes sont peut-être les mêmes, désignées différemment : la Salomé de Mc pourrait être « la mère des fils de Zébédée » de Mt ; Marie de Klopas de Jn pourrait être « Marie, mère de Jacques et de José » de Mt (*mil56ab). Mais il n’est pas nécessaire de réduire ces différences : chacun des quatre évangiles nomme quelques femmes parmi d’autres, qui restent au second plan. Les quatre évangiles insistent sur le registre de la vision : theôrousai (Mt 27,55 et Mc 15,40) ; horôsai (Lc 23,49) ; heôrakôs (Jn 19,35). Mt–Mc–Lc // Jn Dans les Synoptiques, les femmes se tiennent « à distance », alors que dans Jn les témoins de la mort de Jésus sont « au pied de la croix ». Dans les Synoptiques, la présence des femmes est simplement mentionnée par le narrateur ; dans Jn, elle donne lieu à un véritable épisode avec un dialogue entre Jésus et sa mère.

55b qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée Les femmes témoins à la base de récits historiques ? →Historiographie antique : témoignage et rhétorique

+ Liturgie +

55a Étaient là Vraisemblance historique • →Cicéron Verr. 2,5,118 raconte comment certaines mères de condamnés passaient la nuit à l’extérieur des prisons dans l’espoir de pouvoir donner un baiser à leur fils avant leur exécution et recevoir ainsi leur dernier souffle.

+ Intertextualité biblique + 54 Scénario typologique : la conversion du persécuteur Jésus est confessé comme →fils de Dieu par celui-là même qui l’a mis à mort, de la même manière que les ennemis d’Israël finissent régulièrement par confesser le Dieu d’Israël, une fois leurs persécutions déjouées par Sa providence souveraine (Est 8,12q ; Dn 3,95 ; 6,27 ; 14,41). 55-56 Typologie : les femmes et le scénario classique de la « mort du juste » Les femmes jouent un rôle dans nombre de récits de morts ou de souffrances héroïques : • rôle négatif en Gn 39 (la femme de Potiphar cause les souffrances de Joseph) ; • rôle positif en 2S 21,10 (Riçpa, la concubine de Saül, demeure héroïquement au pied du gibet de ses fils, sacrifiés par les Gabaonites, pour empêcher les bêtes d’abimer leurs dépouilles ; sa piété, finalement rejointe par les honneurs que David rend aux ossements de la famille de son prédécesseur, semble attirer la bienveillance divine sur le pays). En 2M 7 une femme endure la mort après avoir encouragé ses sept fils pendant leur martyre. • En Est et Dn 13, des femmes — Esther et Susanne — sont elles-mêmes les personnes souffrant comme « justes » et « nobles ». + Littérature péritestamentaire + 55-56 Une femme dans le scénario classique de la « mort du juste » *bib55-56 • En →4 Macc. 16,5-11 le narrateur donne la lamentation que la mère des sept fils aurait pu faire, en s’inspirant des genres en cours à son époque.

55a nombreuses femmes RITUEL Culte des reliques Le « bon roi » René d’Anjou (1409-1480) étend géographiquement le culte de Marie-Madeleine (*lit56a) en Provence. Dans un port autrefois nommé Sainte-Marie-de-Ratis, il découvre une sépulture qu’on attribue aux « Saintes-Maries-de-la-Mer » : Marie-Jacobé et Marie-Salomé, compagnes de Marie-Madeleine sur sa barque, qui n’aurait pas accosté directement à Marseille en arrivant de Jérusalem, mais en cet endroit. L’église locale, restaurée, devient un centre l’année suivante. Peu après, des Gitans, venus peut-être d’Inde et récemment christianisés, en font leur lieu de culte en y adjoignant une divinité païenne christianisée qui leur est propre, Sara-laKali. →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale : 13e s. « L’Heure de la Mère » Le samedi saint dans de nombreuses paroisses, en Italie notamment, on se réunit pour « l’Heure de la Mère », consacrée à la prière et à la méditation dédiée à la Mère des Douleurs, devenue Mère de tous les croyants en Jésus, enfantés dans la douleur au pied de la croix. La tradition de « l’Heure de la Mère » est d’inspiration orientale. • →Vatican Piété 147 « La tradition enseigne que Marie réunit en quelque sorte en sa personne le corps de l’Église tout entière : elle est la credentium collectio universa. » La Vierge Marie qui se tient près de la croix (*chr56b) puis du sépulcre de son fils (*chr28,1b l’autre Marie), selon les diverses représentations de la tradition ecclésiale, est l’icône de l’Église vierge, qui veille près du tombeau de son époux, dans l’attente de la célébration de la résurrection.

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TEXTES Vendredi saint Jn 19,25-27 (*syn55a) apprend que Marie, la mère de Jésus, se trouve parmi les femmes auprès de la croix. C’est autour de Marie que la tradition fait mémoire de l’héroïque courage des saintes femmes. Le Stabat Mater, séquence du 13e s. attribuée à Jacopone da Todi, exclue de la liturgie par le concile de Trente, réintégrée en 1727, est la cinquième et dernière séquence autorisée du rite romain. Elle est chantée à la messe le 15 septembre, fête de Notre Dame des Douleurs, au lendemain de la fête de la Croix glorieuse ou fête de la Sainte-Croix (→Grad. 602-605 et →Hymn. 375-381) : • Stabat Mater dolorosa / Iuxta crucem lacrimosa / dum pendebat Filius. -Cuius animam gementem, / contristatam et dolentem, / pertransiuit gladius. -- O quam tristis et afflicta / fuit illa benedicta / Mater Unigeniti. -- Quae moerebat et dolebat, / Pia Mater cum videbat / Nati poenas incliti. -- Quis est homo qui non fleret, / Matrem Christi si videret / in tanto supplicio ? -- Quis non posset contristari, / Christi Matrem contemplari / dolentem cum Filio ? -- Pro peccatis suae gentis / vidit Iesum in tormentis / et flagellis subditum. -- Vidit suum dulcem natum / moriendo desolatum, / dum emisit spiritum. -- Eia Mater, fons amoris, / me sentire vim doloris / fac, ut tecum lugeam. -- Fac ut ardeat cor meum / in amando Christum Deum, / ut sibi complaceam. -- Sancta Mater, istud agas, / Crucifixi fige plagas / cordi meo valide. -- Tui nati vulnerati, / tam dignati pro me pati, / poenas mecum divide. -- Fac me vere tecum flere, / Crucifixo condolere, / donec ego vixero. -- Iuxta crucem tecum stare, / et me tibi sociare / in planctu desidero. -Virgo virginum praeclara, / mihi jam non sis amara : / fac me tecum plangere. -- Fac ut portem Christi mortem, / passionis fac consortem, / et plagas recolere. -- Fac me plagis vulnerari, / fac me cruce inebriari, / et cruore Filii. -- Flammis ne urar succensus / per te Virgo, sim defensus / in die iudicii -Christe, cum sit hinc exire, / da per Matrem me venire / ad palmam victoriae. -- Quando corpus morietur, / fac ut animae donetur / Paradisi gloria. -- Amen ! In sempiterna saecula. Amen. • « La Mère douloureuse se tenait debout / en pleurs auprès de la croix / tandis qu’y pendait son Fils. -- Son âme gémissante / triste et dolente / un glaive l’a transpercée. -- Oh ! Qu’elle fut triste et affligée / cette mère bénie / du Fils unique ! -- Elle souffrait et se désolait / et tremblait, en voyant / les tourments de son admirable Fils. -- Quel homme ne pleurerait / en voyant la Mère du Christ / dans un tel supplice ? -- Qui pourrait sans se désoler / regarder la sainte mère / souffrir avec son Fils ? -- Pour les péchés de son peuple, / elle a vu Jésus dans les tourments / et soumis à la flagellation. -- Elle a vu son doux Enfant / mourir, délaissé / lorsqu’il rendit l’esprit. -- Ah ! Mère, source d’amour, / fais-moi éprouver la violence de ta douleur / pour que je pleure avec toi. -- Fais que mon cœur s’embrase / de l’amour du Christ Dieu / afin de te complaire. -- Sainte Mère, fais ceci, / imprime profondément dans mon cœur / les plaies du Crucifié. -- De ton Enfant blessé / qui daigna tant souffrir pour moi, / partage les peines avec moi. -- Fais-moi vraiment pleurer avec toi, / et compatir au Crucifié / tant que je vivrai. -- Rester avec toi près de la croix, / et je désire être uni à toi / dans la douleur. -- Vierge illustre entre les vierges / ne sois pas rigoureuse avec moi, / fais-moi pleurer avec toi. -Fais-moi porter la mort du Christ, / partager sa passion / et vénérer ses plaies. -- Fais que je sois blessé par ses plaies / fais-moi m’enivrer de la croix, / et du sang de ton Fils. -- Afin que je ne sois pas brûlé par les flammes, / que par toi, ô Vierge, je sois défendu / au jour du jugement. -- Ô Christ, à l’heure de partir / donne-moi par la Mère de venir / à la palme de la victoire. -- Quand mourra mon corps / fais qu’à mon âme soit accordée / la gloire du Paradis. » MUSIQUE *mus55a 56a Marie la Magdeleine →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala RITUEL Culte des reliques • À Constantinople : en 899, l’empereur byzantin Léon VI le Philosophe installe des reliques de Marie-Madeleine et de Lazare (d’origine inconnue). • À Vézelay : en 1050, à la faveur d’une vague de piété magdalénienne et de bonnes relations avec le Pape, l’abbé Geoffroy de Vézelay installe en son

abbaye le culte de reliques (d’origine inconnue) de la sainte. Pour en justifier l’existence, la littérature pieuse de l’abbaye développa d’abord le motif « rien n’est impossible à Dieu » (→BHL 5471). Puis elle composa un récit miraculeux de translation racontant l’expédition de 882-884 qui aurait rapporté le corps de la sainte depuis la Provence. Enfin, on produisit à l’enquêteur délégué par le pape Clément IV en 1265 des restes, dont une abondante chevelure, faux grossier selon la critique moderne, mais solennellement vénéré en 1267 par le légat et le roi. Après un immense succès populaire (deux croisades partirent de Vézelay), les pèlerinages s’amoindrissent cependant. • En Provence : l’héritier de la maison d’Anjou encourage le culte de la sainte à la Sainte-Baume après y avoir exhumé en 1279 un sarcophage contenant un corps et un authentique identifiant Marie-Madeleine. Les pèlerins affluent en masse à Saint-Maximin et à la Sainte-Baume, que le pape confie aux dominicains. En 1315, Jean de Gobi l’Ancien, quatrième prieur du couvent, rédige un recueil de quatre-vingt-quatre miracles, Liber miraculorum beatae Mariae Magdalenae. *lit55a ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale CALENDRIER • Le martyrologe de Bède le Vénérable (720) place la date de sa « naissance au ciel » le 22 juillet. • La réforme liturgique en 1969 s’en tient aux données évangéliques sur Marie de Magdala et garde sa mémoire le 22 juillet. • En 2016 le pape François I change la mémoire liturgique en une fête. + Tradition juive + 56 Femmes témoins ? *mil56ab ; *dro28,7-10 + Tradition chrétienne + 54a centurion Honte pour le peuple juif Des païens confessent le →fils de Dieu, convertis par l’éloquence du cosmos, là où les Juifs lui refusent leur foi : • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,7 ; →Léon le Grand Serm. 55,3 (17e sermon sur la passion) ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 473 ; →Raban Maur Exp. Matt. 760.42 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4254 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1490B (*chr54c) ; →Calvin Comm. NT. →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt = le peuple païen • →Albert le Grand Sup. Matt. ; • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce [centurion] signifie le peuple païen qui, par suite d’une crainte salutaire, a confessé le Seigneur. » = Longin • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1494A. 54b ce qui était arrivé Surprise chronographique • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4305 : L’étonnement du centurion provient notamment de la rapidité avec laquelle Jésus est mort sur la croix (trois heures seulement, alors que certains peuvent rester trois ou quatre jours en croix). 54c le fils de Dieu Confession de foi C’est ainsi que presque toute la tradition chrétienne interprète cette exclamation, p. ex. : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,2 « La puissance du Crucifié fut telle qu’après tant d’outrages, d’insultes et de moqueries, même le centurion fut ému, et même le peuple. Quelques-uns disent que le martyre fut le lot de ce centurion, fortifié dans la foi après ces événements » (777.36). Au Moyen Âge on fait le distinguo entre confession de la divinité ici et de l’humanité en // Lc 23,47 : • →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1490C développe ainsi « Avec le centurion, c’est la foi de l’Église qui s’exprime : elle […] confirme, devant le silence de la Synagogue, que Jésus est le →Fils de Dieu. Il faut noter que le centurion reconnaît devant la croix dans le scandale même de la passion

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qu’il est vraiment le Fils de Dieu. Arius en revanche enseignait dans l’Église qu’il était une créature » (= →Raban Maur Exp. Matt. 760.36 ; →Anonymes In Matt. 216.10). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4260 ne reconnaît là cependant qu’une confession imparfaite : l’imparfait « était » montre que le centurion n’a pas compris que la mort n’avait pas vaincu Jésus. 55a nombreuses femmes Exemple moral • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,3 « Suivez donc l’exemple des femmes, vous les hommes ! » (778.26). • →Anonymes In Matt. « Celles-ci n’ont pas renié le Christ » (216.31). 55b en le servant Assistance matérielle par reconnaissance • →Jérôme Comm. Matt. « Elles assistaient le Seigneur de leurs biens, pour que récoltât leurs biens matériels celui dont elles récoltaient les biens spirituels » (2,303-305 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 760.60 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4408). Fondement du mode de vie mendiant des prédicateurs • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « En cela, il a donné un enseignement aux apôtres qui viendraient après lui, qu’ils devaient recevoir des biens temporels de ceux à qui ils administraient des biens spirituels. Telle était anciennement la coutume que les docteurs reçoivent le nécessaire des gens bons à qui ils enseignaient. Mais Paul, parce qu’il prêchait aux païens, chez qui on ne trouvait pas cette coutume, afin de ne pas paraître prêcher pour de l’argent, ne voulut pas recevoir de biens temporels » (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1494B ; →Anonymes In Matt. 216.19). 56a Marie la Magdeleine →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala 56b Marie, mère de Jacques et de José = la mère de Jésus • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,2 (777.54). = la sœur de la mère de Jésus • →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 76.67 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4423 (« grande selon sa famille, mais plus grande encore en sainteté ») ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1494C. *mil56b Marie, mère de ; →Frères de Jésus 56c la mère des fils de Zébédée Une famille à la suite du Christ • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4434 « Ayant laissé son mari ou bien lui étant mort, elle a suivi Jésus, également de manière mystérieuse, elle dont les fils sont appelés fils du tonnerre (Mc 3,17). De là elle aussi, à cause de sa foi et de sa sainte vie, était peut-être appelée tonnerre, non parce que ses fils étaient appelés ainsi, mais parce qu’elle avait été incitée par le tonnerre qu’est le Christ à le suivre et à le servir. » *mil56c ; *syn55a + Théologie + 55-56 ECCLÉSIOLOGIE NT Rapports traditionnels entre hommes et femmes Très tôt, la mention de ces femmes proches de Jésus a cristallisé d’importants débats dans le christianisme (*chr56a), parfois rouverts aujourd’hui (*theo56a). À la différence de comportements entre les hommes et les femmes tout au long de la passion et lors de la mort de Jésus, la discipline traditionnelle fait correspondre une différence de vocation et de mission. Les femmes du côté de la réalité Les femmes ont été au service du corps de Jésus durant tout son ministère (*mil27,55-56.61 ; 28,1-10). À partir de sa mort, ce service va devenir service du corps qui s’est fait nourriture pour les fidèles, et donc se transformer : la communauté des disciples ne se reconstitue comme corps (Église) qu’à la parole des femmes annonçant la résurrection. Les femmes apparaissent ainsi comme épouses (du Christ) et comme mères (de la communauté des disciples du Christ ressuscité), ce qui peut expliquer leur rôle intérieur sitôt leur mission remplie : elles ont transmis leur fidélité à ceux qui ont été infidèles et les ont enfantés à la foi. À la solidarité dans le mal des disciples avec

Judas est substituée une solidarité dans l’amour avec les femmes témoins du Ressuscité. Les hommes du côté du signe de cette solidarité nouvelle Lors de la dernière Cène, Jésus charge ses disciples mâles de son corps sacramentel, tout en leur faisant lourdement sentir combien leurs dispositions d’esprit sont loin des événements qu’il anticipe symboliquement. Les hommes ont la responsabilité de transmettre par les signes et les institutions une réalité mystique que les femmes seules ont su accueillir et transmettre. C’est par ces hommes déchus mais relevés par les femmes, que le Seigneur veut passer pour proposer sa présence au monde tout entier. Ce symbolisme séculaire déployant la profondeur du mystère de l’Église ne signifie ni que les hommes n’auront pas à aimer le Christ, ni que les femmes n’auront pas à travailler dans l’institution ecclésiale ! Avoir été disciple ne suffit pas, être femme ne constitue pas une raison valable : compte surtout la relation personnelle avec le Christ. 56a Marie la Magdeleine ECCLÉSIOLOGIE Étendard de revendications disciplinaires Le personnage reconstitué par les études contextuelles et l’imaginaire contemporain (→Histoire de la dévotion à Marie de Magdala ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale) sert d’étendard à la revendication d’une plus grande place pour les femmes dans le gouvernement et la liturgie dans l’Église. P. ex. la FutureChurch organise de grandes manifestations lors de la fête de la sainte, le 22 juillet, pour promouvoir l’ordination des femmes. • Teresa Saers, accueil du site du mouvement Women Priests : « La fonction de Marie comme contre-figure héroïque, montre dans l’imaginaire populaire catholique ce que le rôle d’une femme pourrait être, n’était la domination masculine invétérée. » On peut cependant se demander si la distribution des missions respectives des hommes et des femmes n’obéit pas à une logique plus profonde que celle d’une lutte des sexes sur le modèle de la vieille lutte des classes. *theo55-56

+ Philosophie + 54c En vérité, celui-ci était le fils de Dieu Interprétation apologétique : la philosophie ne remplacera pas la foi • →Kierkegaard Indøvelse « Il apparaît suffisamment que le christianisme a changé l’apparence du monde, que durablement il a pénétré toute chose, tellement durablement que maintenant tous les hommes disent être chrétiens. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Au plus, cela peut prouver que Jésus-Christ a été un grand homme, peut-être le plus grand de tous. Mais qu’il ait été — Dieu, halte-là ! La conclusion, avec l’aide de Dieu, échouera assez » (64) ; « Ce que la philosophie moderne comprend sous le terme de foi est réellement ce que l’on appelle une opinion, ou bien ce que l’on appelle ainsi dans le discours de tous les jours : croire. Le christianisme a été réduit à une doctrine ; cette doctrine est annoncée à l’homme et il se met à croire qu’il en va comme la doctrine le dit. Le dernier stade consiste alors à “concevoir” cette doctrine ; on fait de la philosophie. Ce serait parfaitement justifié, si le christianisme était une doctrine : mais comme ça n’en est pas une, c’est aussi complètement faux. La foi, pour le dire succinctement, se rattache à l’homme-Dieu. Mais l’homme-Dieu, signe de contradiction, refuse la communication directe — et exige la foi » (185). Interprétation anthropologique : un acquis définitif Jésus, en dénonçant le système des sacrifices (*phi26,3-5), élève la conscience au degré le plus élevé de la révélation. • →Gardeil Livre « La violence ne rebondit pas sur Jésus comme elle le fait sur tous les autres hommes. Plutôt, elle est stupéfiée, et ce qui commence à grandir, plus étonnant que les prodiges qui l’occasionnent, est une révélation dont les siècles ne finiront pas de sonder la profondeur : “Cet homme était vraiment le fils de Dieu” ! » (191). 55-56 Au pied de la croix Les femmes y sont • →Weil Pensées « Une mère, une épouse, une fiancée, qui savent celui qu’elles aiment dans la détresse et ne peuvent ni le secourir ni le rejoindre voudraient au moins subir des souffrances équivalentes aux siennes pour

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être moins séparées de lui, pour être soulagées du fardeau si lourd de la compassion impuissante. Quiconque aime le Christ et se le représente sur la Croix doit éprouver un soulagement semblable dans l’atteinte du malheur » (125). Mais pas les hommes : pourquoi ? • →Hegel Geist « Après la mort de Jésus, ses disciples étaient comme des brebis sans berger ; leur ami était mort, mais ils avaient en outre espéré qu’il serait celui qui libèrerait Israël (Lc 24,21) et cette espérance était morte avec lui ; il avait tout emporté avec lui dans le tombeau ; son esprit n’était pas demeuré en eux. — Leur religion, leur foi en la pure vie, s’était suspendue à l’individu Jésus ; il était leur lien vivant, il était le divin manifesté, incarné ; en lui, Dieu même leur était apparu, son individu unissait pour eux l’indétermination de l’harmonie et le déterminé dans une réalité vivante. Par sa mort ils se trouvaient rejetés dans la scission entre le visible et l’invisible, entre l’esprit et le réel » (115). + Littérature + 54b effrayés à l’extrême Le point de vue de Barabbas • →Lagerkvist Barabbas suit l’indication de la peur des soldats avant que le centurion reconnaisse la divinité de Jésus : « Ils se tenaient là autour de la croix en brandissant des lances, et il les entendit échanger des murmures effrayés. Voilà qu’ils avaient peur ! Ils ne ricanaient plus ! Ils étaient superstitieux, naturellement » (20). Bien qu’il s’amuse intérieurement de voir l’effroi des soldats, Barabbas lui-même n’est guère rassuré, mais il pressent que le retour progressif de la lumière équivaut à celle de l’aube : « Oui, cela rappelait vraiment le matin » (20). Barabbas entrevoit ainsi la divinité du Christ dès la mort de Jésus. 54c le fils de Dieu Moyen Âge Dévoilement • →Gréban Passion : Les tombeaux et les yeux s’ouvrent à la mort du Christ qui provoque une véritable apocalypse et fait dire au centurion : « Le vray ne se peust plus celer : / qui n’a creance, c’est simplesse ; / le fait de Jhesus est tout cloer, / qui tous nous esbahit et blesse : / Desservy n’a pas tel destresse / qu’il a enduré en ce lieu : / par quoy vrayement je confesse / qu’il estoit le vray fils de Dieu » (v.26064-26073). 17e siècle Poétique christologique : le triomphe de la croix • →Senault Croix « En quel triomphe, Messieurs, a-t-on donné ces louanges au victorieux ? […] en quelle pompe, Messieurs, a-t-on traité un victorieux comme un Fils de Dieu ? Où a-t-on, je ne dis pas dans le supplice, mais dans le triomphe, fait passer un homme pour un Dieu ? Et où a-t-on jamais vu hors du Calvaire, je ne dis pas des bourreaux, mais des soldats ou des sujets, relever si hautement le mérite de leur Souverain ? » (607-608). Poétique dogmatique : le miroir à deux faces • →Vitré Essais « Image de ton Père, adorable Miroir ! / Où sa vive clarté sans défauts se retrace, / Avant qu’on te brisât, ta corruptible glace / Rien qu’un visage Humain aux Juifs ne laissait voir. -- Mais quand par le Trépas ce Miroir vient à choir, / Et qu’en ses deux moitiés ce Chef-d’œuvre se casse ; / Lors d’un Homme et d’un Dieu l’on voit la double face, / Qu’on ne pouvait encore assez apercevoir. -- Comme lors que l’Hébreu remplit les pots de terre / Où se cachaient les feux qu’il portait à la guerre, / Madian s’aperçut de leurs claires ardeurs, -- Ainsi ton Être Humain formé d’âme et d’argile, / Cachant le feu divin, comme un vase fragile, / Ce Vase étant défait découvrit ses splendeurs » (325). 18e siècle Confession de foi à cause de la croix • →Massillon Passion « […] ce n’est pas en demandant des miracles, comme quelques-uns des spectateurs, qu’il arrive à la connaissance de la vérité, c’est en considérant Jésus-Christ, sa puissance dans ses opprobres, sa douceur envers ses ennemis, sa patience et sa majesté dans les tourments ; son amour pour les hommes, l’innocence de ses mœurs, la sainteté

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et la divinité de ses maximes : voilà le grand miracle qui le touche. Il comprend […] qu’il n’y avait que le Fils de Dieu, qui pût se faire des disciples par la croix ; attirer les hommes, en ne leur proposant que des persécutions et des souffrances » (175-176). 19e siècle Simple dénomination admirative • →Renan Vie se termine sur cette phrase : « Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l’appeler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le divin, mais en ce sens que Jésus est l’individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin […] tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus » (427). Refus de croire • →Dumas Laquedem : Isaac assiste à la mort de Jésus (*litt52b), sans comprendre davantage la nature divine de Celui-ci, contrairement au centurion : « Devant un pareil miracle, un titan fût tombé à genoux, et eût adoré. Isaac, chancelant pendant quelques secondes au milieu du bouleversement universel, se redressa, étendit la main vers le Christ, et dit : — Ou tu es homme, ou tu es Dieu ; si tu es homme, je te vaincrai facilement… si tu es Dieu, je lutterai contre toi, car ta malédiction t’a fait mon égal : quiconque est immortel est Dieu ! » (305-306). L’agrandissement épique du personnage passe par ce défi prométhéen qui est la conséquence d’un refus de croire au mystère de l’incarnation. Credo du centurion • →Hugo Fin (« Le gibet » : « Le crucifix ») « Et pendant que les cœurs, les mains jointes, les yeux, / Sont éperdus devant ce gibet monstrueux, / Pendant que, sous la brume épouvantable où tremble / Ce crime qui contient tous les crimes ensemble, / Brume où Judas recule, où chancelle la croix, / Où le centurion s’étonne et dit : je crois ! » (882). 20e siècle Le centurion, témoin parmi les humbles officiers • →Psichari Centurion « Le voici [Maxence] semblable à ces humbles officiers des cohortes romaines qui apparaissent de loin en loin dans l’Évangile, afin que la présence de Dieu soit manifeste. Et ce fut l’un d’eux qu’admira le Seigneur Jésus, le jour même qu’il entra dans Capharnaüm, car il n’avait point trouvé une telle foi en Israël. Ô reconnaissance lointaine ! Douce et pénétrante salutation ! Un soldat a été proclamé le premier dans l’ordre chrétien, et un autre est au pied de la Croix, qui se découvre devant la Face misérable, et qui dit : “Cet homme était vraiment le fils de Dieu” ! » (156). 55 Moyen Âge Les femmes se lamentent : le genre littéraire des planctus Apparus d’abord dans les drames liturgiques, les planctus (« complaintes »), pièces lyriques faites de v. narratifs placés sur les lèvres d’un personnage-témoin, furent peut-être l’origine de la dramatisation de la passion. On les retrouve dans les jeux de la passion des jongleurs, où ils permettent d’exprimer ce qui est donné à voir sur la scène. Les jongleurs en font des morceaux de bravoure, où ils peuvent donner la mesure de leur talent. On connaît des planctus de Roland avant sa mort, ou encore de Guenièvre à la nouvelle de la mort de Lancelot, mais aussi : de la Vierge Marie, de Marie-Madeleine, de Joseph d’Arimathie, etc. Les Planctus Mariae Les Planctus Mariae furent peut-être à l’origine du Stabat Mater où le croyant dialogue et compatit avec la Mère plongée dans sa douleur (*lit55a ; *mus55a). • →Gréban Passion met en scène, au cours de la Passion, plusieurs entretiens entre Jésus et sa mère dans lesquels celle-ci donne libre cours à son inquiétude et sa douleur. « Nostre Dame : Pour oster ceste mort dolante / qui deux cueurs pour ung occiroit, / il m’est d’avis que bon seroit / que sans vostre mort et souffrance / se fist l’humaine delivrance ; / ou que s’il vous convient mourir, / que ce soit sans peine souffrir ; / […] s’il fault que mourir vous voye, / comme pierre insensible soie. […] -- Jhesus : Ma mere et doulce aliance, / a qui obeyssance doys, / ne vous desplaise ceste fois / s’il fault que je desobeysse / et vostre requeste escondisse […]. -- Nostre Dame : O dolente mere angoisseuze ! / o pitié, o compacion ! / Pourras tu voir tel passion / sur ton cher filz executer ? / o dueil incappable a porter,

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/ quel cueur te sçara soustenir ? » (v.16523-16585). Chaque épisode de la Passion est ponctué d’une lamentation de Nostre Dame. Les Planctus Mariae Magdalenae Marie-Madeleine sort de son rôle de témoin de la résurrection et redevient la pécheresse et la femme de l’onction. Ce rôle va prendre de plus en plus d’importance jusqu’à l’apparition de tout un cycle de Marie-Madeleine entremêlé au cycle de la Passion. • →Ludus pasch. Tours 14,4 : Heu! me misera! / Magnus labor, magnus dolor, magna est tristitia. / Ihesu Christe, mundi tocius gloria, / De te nasci teneo memoria, / Quam emisti tua misericordia; / qui condonasti Magdalene grauia / Peccamina; per te uita perfruar perpetua (v.135-141). →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale Époques moderne et contemporaine Les femmes contemplant l’amour • →La Ceppède Théorèmes consacre un sonnet à une méditation avec les femmes au pied de la croix : « L’amour l’a de l’Olympe ici-bas fait descendre ; / L’amour l’a fait de l’homme endosser le péché ; / L’amour lui a déjà tout son sang< fait épandre ; / L’amour l’a fait souffrir qu’on ait sur lui craché ; -- L’amour a ces halliers à son chef attaché ; / L’amour fait que sa mère à ce bois le voit pendre ; / L’amour a dans ses mains ces rudes clous fiché ; / L’amour le va tantôt dans le sépulcre étendre. -- Son amour est si grand, son amour est si fort / Qu’il attaque l’enfer, qu’il terrasse la mort, / Qu’il arrache à Pluton sa fidèle Eurydice. -- Belle pour qui ce beau meurt en vous bien-aimant, / Voyez s’il fut jamais un si cruel supplice, / Voyez s’il fut jamais un si parfait Amant » (73). • →Cohen Belle : La domestique Mariette compare Ariane à « Madeleine au pied de la croix » devant Solal (576). *litt26,7a Marie-Madeleine, pleureuse au pied de la croix • →Pierre de Saint-Louis Magdeleine « Bois au feu de l’Amour, pitoyable Instrument, / Que Magdeleine tient, touche, embrasse, et manie, / Se laissant transporter à la douce harmonie / De tes charmants accords, et fredons excellents, / Mariés par Marie aux soupirs, aux tremblants. -- Instrument de salut et de miséricorde, / Vous, de qui l’amour joue, et que la grâce accorde, / Pour le faire parler, et dire en expirant, / Sept mots, ou sept motets, sur un bel Air Mourant, / Après l’avoir monté sur votre bois infâme, / Et sur le ton plus haut de la plus haute gamme, / Luth mille fois plus beau que le Ciel tout voûté, / Et mille fois plus cher, pour avoir tant coûté, / Pour Cordes servez-vous du poil de cette belle, / Qui vous sert de Pleureuse, et non de Chanterelle. / Ô Maître tout céleste, incomparable son ! » (138). →De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes ; →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale 55a nombreuses femmes Transposition : du pied de la croix au monde moderne • →Cendrars « Pâques » retrouve le cortège des saintes femmes qui suivirent Jésus sur la colline du Calvaire dans la misère moderne des femmes victimes d’exploitation : « Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha, / Se cachent. Au fond des bouges, sur d’immondes sophas, / -- Elles sont polluées par la misère des hommes » (20). Addition : la femme de Pilate • →Schmitt Pilate place l’épouse de Pilate sous la croix : « Il y avait quatre femmes voilées au pied de la croix. […] Enfin, la quatrième était ton épouse, Pilate. Je n’ai pas osé l’avouer, ni à toi ni aux autres : j’étais dissimulée sous plusieurs couches de soie afin que personne, sinon mes compagnes, ne m’identifiât » (213). 55a observant à distance Faute de pouvoir approcher la croix • →Gréban Passion « Centurion : Griffon, tu es bien cochevieulx / que tu ne fais sortir arriere / ces femmes. -- Griffon : Saultez la barriere, / plaidores, il vous est besoing, / ou vous arez sur vostre groing » (v.2468424689). 56b Jacques Le cousin • →Gréban Passion : Un des apôtres présent au pied de la croix, Jaques Alphey, est présenté comme le cousin de Jésus : « S. Jaques Alphey : La plus

grand douleur que je sens / est quand me vient en remembrance / que je portoie sa samblance / de sa doulce face vermeille / si tres proprement que merveille ; / et estions tout d’une estature / et cousins germains par nature » (v.28507-28512). →Les Jacques proches de Jésus + Arts visuels + 54a Le centurion Symbole de conversion Il est difficile de certifier la date de l’apparition du centurion dans l’iconographie car la tradition l’a confondu avec le porte-lance (*vis48). Il est plus clairement identifiable à partir du début du 11e s. par : • sa cuirasse et ses armes de dignitaire militaire (casque, bouclier circulaire et lance) ; • son geste de monstration de la croix. Le centurion est un personnage positif. Il est présenté comme un dignitaire militaire pour figurer la soumission d’un personnage puissant au Christ. C’est sans doute la raison de son succès à partir du haut Moyen Âge. • Fresque de la basilique Sant’Angelo in Formis (ca. 1100, Capoue). Le centurion est parfois présent dans le cycle de l’ensevelissement et figure notamment dans la scène où Joseph d’Arimathie demande à Pilate le corps de Jésus (*vis57-58). 55-56 Les saintes femmes au pied de la croix La crucifixion est l’épisode le plus souvent représenté du cycle de la passion, mais les détails de sa figuration sont rarement de source Mt, les artistes ayant largement privilégié l’évangile de Jn 19,25-27 (présence de Marie, de Jean et des saintes femmes « près de la croix »). Les impératifs de la composition et la volonté de concentrer le regard du spectateur sur le corps du Christ, centre du mystère, n’ont pas non plus favorisé la fidélité aux textes des Synoptiques (*syn55a). Antiquité et début du Moyen Âge Les saintes femmes présentes au pied de la croix comme témoins de la crucifixion (→Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles) apparaissent dès le 6e s. : • Les Évangiles de Rabula (produit en Syrie en 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence, Cod. Plut. I, 56, fol. 13r). Dans un premier temps, Marie-Madeleine est intégrée à ce groupe. Elle s’en détache progressivement à mesure de l’essor du culte pour la sainte (à partir des 11e-12e s.) avant de devenir un personnage autonome (*vis56a). Les saintes femmes quant à elles continuent de fonctionner en groupe de trois ou plus. • Elles sont réunies d’un côté ou de l’autre de la croix, • vêtues de longs vêtements couvrant leur tête, • et elles assistent à la crucifixion à distance. Elles sont trois femmes, présentées en deuil, qui annoncent la venue au tombeau et la résurrection (*vis28,1-8). Après le 13e s., elles ajoutent au pathos de la scène en se lamentant. Elles assistent souvent la Vierge dans son chagrin. À partir du 14e siècle Les artistes qui privilégièrent une représentation narrative de la crucifixion ont presque toujours placé les saintes femmes à côté de la croix, à la droite du Christ, entourant et soutenant la Vierge : • Giovanni Pisano (1302-1310, Pise) ; Duccio di Buoninsegna (1310, Manchester) ; Bernardo Daddi (1338-1340, Berlin) ; Jacopo di Cione (1368-1370, Londres) ; Agnolo Gaddi (1390-1396, Florence) ; Jean de Beaumetz (1390, Paris) ; Jean Fouquet (1452, Paris) ; • Donatello (1465, Florence) ; Gérard David (1490, Madrid) ; • Lucas Cranach (1500-1503, Vienne, et 1538, Boston) ; Andrea Solario (1503, Paris) ; Gaudenzio Ferrari (1513, Varallo) ; Maerten van Heemskerck (1545-1550, Saint-Pétersbourg) ; Le Tintoret (1565, Venise). Seule Marie-Madeleine se détache parfois du groupe : au centre des compositions, elle est alors agenouillée au pied de la croix qu’elle embrasse (*vis56a), répétant ainsi symboliquement le geste prophétique de la pécheresse repentie (ou préfigurant le geste des femmes témoins du Ressuscité en Mt 28,9) : • Giotto (1304-1306, Padoue, 1310, Assise, et 1330, Strasbourg) ; Vitale da Bologna (1335, Madrid) ; Bernardo Daddi (1335, Washington, et

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1345-1348, Altenburg) ; Paolo Veneziano (1340, Washington) ; Simone Martini (1340, Anvers) ; Giovanni da Milano (1350, coll. priv.) ; Giovanni Bonsi (1360-1365, Avignon) ; • Fra Angelico (1437-1440, Florence) ; Andrea del Castagno (14401441, Florence) ; Bartolomé Bermejo (1480, Daroca) ; Hans Memling (1491, Lübeck) ; • Jan Provoost (1500, Bruges) ; Hans Baldung Grien (1512, Berlin) ; Gérard David (1515, Berlin) ; Albrecht Altdorfer (1520, Budapest) ; Maerten van Heemskerck (1543, Gand) ; Frans Francken I (1585, Séville) ; Marcello Venusti (1550, Ajaccio). Dans ce corpus, quelques artistes marquent une certaine distance entre le groupe des saintes femmes et la croix, accentuant ainsi la solitude du Christ en sa passion : • Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Pietro Lorenzetti (1320, Assise) ; Bartolomeo Bulgarini (1350-1351, Paris) ; • Giovanni di Paolo (1430-1435, Altenburg) ; Andrea Mantegna (14561459, Paris) ; Hugo van der Goes (1465-1468, Gand) ; Jacopo Bellini (1455, Venise). 16e siècle Quelques œuvres flamandes sont plus fidèles au texte de Mt : • Jan Provoost (1500, Bruges) et Cornelis Massys (ca. 1540, Anvers) jouent habilement de la composition et placent le groupe des saintes femmes en contrebas de la scène du Calvaire, accentuant ainsi l’aspect dramatique et pathétique d’un Christ entouré par une foule nombreuse, mais en apparence abandonné des siens. Époques moderne et contemporaine L’iconographie narrative de la crucifixion est le plus souvent abandonnée au profit de compositions mettant en scène peu de personnages, favorisant ainsi la méditation sur le Christ et les représentations de source johannique. Quelques artistes représentent cependant les saintes femmes : • Cornelis de Vos (17e s., Valenciennes) ; Pieter Brueghel (1617, Budapest) ; Simon Vouet (1622, Gênes, et 1636-1637, Lyon) ; Nicolas Tournier (1635, Paris) ; Giulio Carpioni (1648, Venise) ; Abraham Janssens van Nuyssen (ca. 1620, Valenciennes) ; Rembrandt (1635, Londres) ; • Giambattista Tiepolo (1725, Burano, et ca. 1745, Saint-Louis) ; • Francis Danby (1835, Londres) ; Hippolyte Flandrin (1839-1853, Paris) ; Eugène Delacroix (1835, Vannes, 1850, Paris, et 1853, Londres) ; Henri Fantin-Latour (1854, Paris) ; Max Klinger (1891, Leipzig) ; • Edvard Munch (1900, Oslo) ; Carolus Duran (1912, Saint-Aygulf) ; Emil Nolde (1912, Seebüll) ; Maria Helena Vieira da Silva (1947, Paris) ; Marc Chagall (1938, Chicago, et 1972, Paris) ; William Johnson (1944, Washington) ; Jacques Villon (1961, San Francisco). Plusieurs œuvres innovent dans leur représentation des saintes femmes : • Paul Gauguin représente les saintes femmes en bretonnes (1889, Buffalo) ; le thème est repris par Philippe Martinery, La Bretonne africaine (2007) ; • Renato Guttuso, La Crocifissione (1942, Rome), dans une veine très expressionniste, montre une femme nue couvrant d’un voile le corps de Jésus en croix ; deux autres se lamentent à ses côtés ; • Bernard Buffet, Les Saintes Femmes à la croix (1945, Rome) : deux femmes auréolées, voilées comme des bénédictines, aux visages anguleux sévères (référence à la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon ? : →MarieMadeleine : éléments d’iconographie), posées sous chacune des mains tombantes du Crucifié, se regardent l’une l’autre ; • Michel Ciry, Les Saintes Femmes (1975, coll. priv.) : trois femmes regardent fixement vers le centre en haut. Les regards extrêmement profonds condensent trois expériences : à gauche, les yeux de jais, la bouche sensuelle et la rousseur évoquent Marie-Madeleine obstinée dans son amour ; à droite, la femme chenue au regard gris-vert est peut-être la mère des fils de Zébédée, à la moue perplexe (*pro56c) ; au centre, la femme aux yeux bleus avec son voile couvrant imparfaitement sa chevelure n’est peutêtre pas la Vierge Marie mais plutôt sa « sœur » (Jn 19,25). • Dino Masiero Sauber, Elí, Elí, lema sabachtani (21e s.), peint — dans une veine surréaliste à la Delvaux — au premier plan une femme les yeux

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clos, le visage contracté, la main sur la bouche, derrière une femme de type inca presque impassible. Ces dernières années ont connu un certain renouveau des représentations classiques : • Frank Mason, Crucifixion (2002, coll. priv.), et Martine Vranken, Crucifixion (2008), s’inspirent des grandes compositions des siècles passés. 55a Étaient là Présence des anges lors de la crucifixion Les anges apparaissent dès le 8e s. dans les compositions byzantines de la crucifixion et dès le 9e s. dans l’imagerie latine (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles). Durant le haut Moyen Âge, les anges ont valeur d’assistants liturgiques au moment de la mort : thuriféraires (porteurs d’encensoirs), porteurs de voiles ou des instruments de la passion (→Arma Christi). Compositions byzantines Dans l’imagerie byzantine, les anges étaient déjà communs autour des croix glorieuses (labarum, crux nuda, crux invicta) — comme reproductions de victoires ailées antiques — pour retranscrire l’adoration de la croix (adoratio crucis). Il s’agit en général d’un couple d’anges, disposé symétriquement au sommet de la composition. Compositions carolingiennes À partir de la période carolingienne les anges se multiplient : une nuée angélique gravite autour du sommet de l’haste de la croix pour donner une dimension liturgique et donc sacramentelle à l’épisode. Ils contribuent également à l’apparat cosmologique de la crucifixion (*vis45 ; *vis51cd) en plaçant le sommet de la croix dans les cieux, alors que le bas de la croix (et donc du corps du Christ) est transposé sur terre, dans la narrativité de l’épisode. Compositions prémodernes L’évolution importante concernant l’iconographie des anges se fait au 13e s. en Italie. Les anges ne sont plus présents pour honorer la croix mais pour insérer du pathos dans la scène. Ils sont parmi les premiers sur lesquels est mise une expression douloureuse sur le visage. • Giotto di Bondone (1266-1337), Crucifixion, fresque de la chapelle Scrovegni (ca. 1305, Padoue). Des anges en pleurs se contorsionnent les mains et arrachant leurs manteaux en signe de contrition et de deuil. La dimension reste liturgique et eucharistique : les anges représentent non seulement la lamentation à la mort de Jésus, mais aussi la préparation pénitentielle dans le rituel eucharistique. Certains anges recueillent le sang dans un calice. Les anges de la crucifixion se raréfient à mesure que l’épisode s’implante dans la narrativité et que l’image propose une médiation par la douleur des personnages disposés au pied de la croix. 56a Marie la Magdeleine Marie-Madeleine au pied de la croix Dès le 9e s., Marie-Madeleine est identifiable parmi les saintes femmes au pied de la croix (*vis55-56) dans des œuvres qui juxtaposent la crucifixion et les saintes femmes au tombeau (→Marie-Madeleine : éléments d’iconographie). Marie-Madeleine est la personnification de la pénitence au pied de la croix. Elle se distingue plus particulièrement du groupe dès le 13e s. par ses caractéristiques physiques et ses attributs • Elle est une jeune femme à la très longue chevelure (souvent rousse) découverte et dénouée. Ses cheveux sont ceux dont elle s’est servi pour essuyer les pieds de Jésus (Lc 7,38.44 ; Jn 12,3). • Un vase ou un flacon de parfum peut être posé à proximité. • Elle est souvent nimbée. Une tradition plus tardive apparaît dans les œuvres du gothique international italien, chez les primitifs flamands et la peinture nordique plus tardive : • Marie-Madeleine est présentée en femme courtoise, très richement vêtue d’étoffes précieuses et colorées, de bijoux et de boucles d’oreille, la gorge amplement dénudée. sa position et ses gestes • Elle est en pleurs (comme la plupart des figurants de la crucifixion, mais aussi en référence à Lc 7,38.44). • Elle est tournée vers les pieds cloués du Christ sur le suppedaneum, qu’elle entoure de ses bras. Les onctions de Lc 7,38.44 et Jn 12,3 (onctions des

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pieds de Jésus) sont plus intégrées que celles de Mt 26,7 et Mc 14,3 (onction de la tête). • Si elle n’est pas en contact avec la croix, Marie-Madeleine aide à consoler le chagrin de la Vierge Marie. Une œuvre remarquable a été réalisée par : • Giotto di Bondone (1266-1337), Crucifixion, fresque de la chapelle Scrovegni (ca. 1305, Padoue). + Musique + 55a nombreuses femmes Stabat Mater Hans van der Velden (†2005) sur The Ultimate Stabat Mater Site a recensé plus de 400 compositeurs ayant donné leur interprétation musicale de ce poème sublime (*lit55a). • Moyen Âge et Renaissance : Josquin Desprez ; Roland de Lassus ; Giovanni Pierluigi da Palestrina. • Âge baroque : Alessandro Scarlatti ; Antonio Vivaldi ; Domenico Scarlatti ; Giovanni Battista Pergolesi ; Antonio Salieri ; Emanuele d’Astorga ; Tommaso Traetta ; Niccolò Antonio Zingarelli. • 17e s. : Antonio Caldara ; Joseph Haydn ; Luigi Boccherini. • 19e s. : Gioachino Rossini ; Franz Schubert ; Franz Liszt ; Antonin Dvorak ; Joseph Rheinberger ; Giuseppe Verdi. • 20e s. : Francis Poulenc ; Krzysztof Penderecki ; Karol Szymanowski ; Salvador Brotons ; François Fayt ; Lorenzo Perosi ; Karl Jenkins ; Arvo Pärt. • 21e s. : Marco Rosano. 56c la mère des fils de Zébédée Bach exégète : mention musicale particulière Fin connaisseur des Écritures, se souvenant de la demande de la mère des fils de Zébédée à Jésus (Mt 20,20-21), →Bach Passion attire l’attention sur sa présence au pied de la croix : Zebedäus est dans une tessiture soudainement plus élevée que tous les autres noms qui précèdent. La référence à la présence des deux fils de Zébédée sur la montagne de la transfiguration y est peut-être aussi sous-entendue. + Danse + 54 Confession de foi et descente de croix →Neumeier Passion • Le Romain, à genoux, méditatif près du Crucifié (qui redresse un instant les bras et les ouvre devant lui), se rend à l’évidence, il était bien le fils de Dieu ! — C’est le même danseur qui a interprété Pilate-Judas-Adam : finalement il représente le genre humain entier, dans toute son ambigüité morale. Pendant le chœur : descente de croix • Rejoint par les Personnes, Jésus prenant un instant appui sur leurs bras, quitte le gibet sous leur escorte, pour s’éloigner et disparaître dans l’ombre. Simple procession : tous se lèvent à son passage. • On défait le gibet, le Romain-Pilate-Judas-Adam toujours à genoux, puis assis devant lui. 55-56 Pietà →Neumeier Passion • Pendant que se démontent les éléments formant la croix et son promontoire, les trois Marie apportent la tunique du Christ et la tiennent sur leurs genoux : motif de la pietà, où la tunique remplace le corps. • Se remarquent Pilate et son épouse, assis de dos au premier plan. Jean debout est là aussi. Pierre s’avance lentement. + Cinéma + 54c En vérité, celui-ci était le fils de Dieu Qui le déclare ? Le soldat, en lien avec Jn • →Zecca Passion : La conversion du soldat n’est pas liée aux phénomènes cosmiques — que personne ne semble remarquer (*cin51c-53 : Zecca) — mais, suivant Jn 19,34, au sang qui sort du côté de Jésus, qu’il vient de transpercer.

Hérode Antipas • →Schaffner Pilate : Antipas admet que de tous, seul Jésus a atteint son objectif : accomplir les prophéties pour prouver la mort du vrai messie. Il apostrophe Anne et Caïphe (« N’avez-vous pas manqué de reconnaître cela ? »), qui l’accusent de blasphème, et continue à dire l’unicité de Jésus : « Il n’est pas comme les autres. J’avais peur de lui, je l’admets. Je voulais le détruire. Mais maintenant, je me demande… Ai-je désiré sa mort seulement par tromperie ? Ai-je seulement contribué par ma peur à la venue ? La venue qui, voyez-vous, est sur le point de se produire ! » Le soldat, apeuré • →Koster Robe : Voulant fuir avant la mort de Jésus devant l’orage qui l’effraie, un soldat déclare au tribun Marcellus : « Ils disent que cet orage est notre jugement. […] Ils disent que cet homme est le fils de Dieu. » Par contraste, le tribun sceptique (« idiot superstitieux […] je n’en sais rien ») reste seul debout au pied de la croix, pour la garder. Le soldat, façon western • →Stevens Story : Le centurion — joué par John Wayne — filmé seul en plan moyen, debout sous un rideau de pluie sur le rocher, prononce cette phrase sur un ton digne d’un western. Le centurion… et Satan ? • →Gibson Passion : Le centurion enlève son casque. Un chant choral est entonné dans la bande-son. En parallèle, Caïphe voit avec effroi, au Temple, le Saint des saints découvert et brisé (le rideau est à terre et l’autel de l’arche cassé en deux). Il commence à pleurer. Les soldats s’enfuient du Golgotha. En enfer, Satan pousse un grand cri : à genou sur un sol sec et craquelé comme une peau de serpent, dans son vêtement noir et déchiré, le visage tourné vers la caméra, il est filmé de haut. Le vent découvre sa tête rasée, et un grand zoom arrière montre, tout autour de lui, des ossements qui gisent. Il apparaît seul, s’agitant dans le paysage désolé de l’enfer. Fondu enchaîné avec le ciel, que les nuages sombres quittent peu à peu. 55a nombreuses femmes Qui ? Marie et Marie-Madeleine, avec Jean • →Zecca Passion : Ils sont les trois fidèles qui restent au pied de la croix jusqu’au bout. Un groupe, puis Marie-Madeleine et Marie • →Olcott Manger : Dès l’arrivée au Golgotha, une scène montre un groupe de femmes qui, à genoux, regardent de loin le Calvaire (= →Gibson Passion) et l’édification du portique servant à dresser la croix, plaçant le spectateur quelques instants parmi elles. Un tableau spécifique est aussi consacré au Stabat Mater (cf. un tableau de James Tissot), où l’on voit Marie-Madeleine enserrer la croix et Marie se tordre de douleur, alors que la foule s’est déjà retirée. Marie et… la mère du mauvais larron • →DeMille King inclut une séquence Stabat Mater : Marie s’avance et enserre le bas de la croix, la caméra adopte alors, pour un plan, son point de vue et nous présente le visage de Jésus en contre-plongée. Une autre femme, plus vieille, s’avance et enserre le pied de la croix du mauvais larron, qui porte un écriteau : Gestas Fur. Elle est écartée par un soldat et, en trébuchant, heurte l’épaule de Marie. Le cadrage rapproché montre alors les deux femmes, mère du Christ et mère du mauvais larron, partager leur douleur maternelle autour du bois de la croix. La femme de Pilate • →Schaffner Pilate : Claudia Procula était au pied de la croix (*cin19b : Schaffner) : elle raconte à Pilate la crucifixion et fait de ce moment la source de sa conversion radicale. Deux groupes anonymes parallèles • →Wyler Ben-Hur : Des femmes pleurent au pied de la croix, l’une étant soutenue par le seul homme du groupe — un disciple ? Elles sont directement mises en parallèle, par le plan suivant, avec le groupe des anciens et des prêtres, muets — comme dans tout le film. Le point de vue de Marie • →Pasolini Matteo insiste sur la présence du groupe des saintes femmes et de Jean au pied de la croix (comme le rapporte Jn 19,25-27) et sur la douleur de Marie. Par les cadrages, le spectateur se trouve ainsi placé dans le point de vue de Marie dès le v.35 (*cin35a L’ayant crucifié : Pasolini). Un

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beau dialogue de plans suggère ainsi un dialogue de silence et de douleur entre le Christ en croix et sa mère. Le point de vue de Marie-Madeleine • →Jewison Superstar et →Scorsese Temptation privilégient l’abord psychologique et se focalisent sur Marie-Madeleine. Marie-Madeleine et… la Vierge Marie ? • →Arcand Montréal fait accompagner l’acteur qui joue Jésus par deux actrices, l’une joue Marie-Madeleine et l’autre une sainte femme plus âgée. 56a Marie la Magdeleine Présente de part en part • →DeMille King : Le film s’était ouvert sur un banquet dans la maison de la courtisane Marie de Magdala. Jalouse de ce « charpentier » qui, par son charisme, retenait loin d’elle son amant Judas, elle s’était rendue, sur son char attelé de zèbres, à la maison où se tenait Jésus. La rencontre est l’occasion d’une conversion radicale : Jésus chasse les sept démons, portant les noms

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des sept péchés capitaux, qui la tourmentent. Marie de Magdala réapparaît à plusieurs reprises dans les scènes de la passion, notamment au pied de la croix. La courtisane devient ainsi fidèle aimante, tandis que le disciple zélé devient traître. King est l’un des rares films qui dépeint Marie-Madeleine non comme une prostituée ou l’égale de la femme condamnée pour adultère, mais comme une femme de pouvoir et d’influence. • →Jewison Superstar (*cin55a : Jewison) ; →Scorsese Temptation (*cin55a : Scorsese). Présente en creux • →Mullan Sisters remémore la vie ahurissante de jeunes femmes en Irlande enfermées parce qu’elles étaient des filles-mères. Le film s’inspire de l’existence des couvents de la Madeleine (ou « blanchisseries Madeleine »), fondés en Irlande au 18e s. et actifs jusqu’à la fin du 20e s., qui accueillaient des jeunes femmes considérées comme perdues, pour les rééduquer. Ces institutions ont pris le nom de Marie-Madeleine, figure de la prostituée repentie de ses péchés.



27,57-61 La sépulture de Jésus + Propositions de lecture +

passive et aimante des femmes — qui regardent (Mt 27,61) et qui rendent visite (Mt 28,1) — et l’agitation des responsables religieux et militaires 27,57-28,6 Autour du tombeau : triptyque des trois jours du grand sabbat de Jésus (Mt 27,62-66) qu’elles encadrent. THÉMATIQUE LOGIQUE : l’évangile comme narration et comme prédication Le sabbat Ce pénultième triptyque du premier évangile place en interférence les dynaFortement thématisé en Mt 28,1 par la diaphore sur le mot sabbaton miques narrative et discursive qui animent tout le premier évangile. (*voc28,1a ; *pro28,1a), le sabbat tout proche était déjà la raison principale • Les premier et deuxième tableaux (Mt 27,57-66) donnent les ultimes réapour laquelle ce pieux notable lisations du programme narratif qu’était Joseph d’Arimathie (*mil57b) principal (Mt 26,1-2 : le Père Byz V S TR Nes avait offert sa propre tombe toute envoie le fils, qui est trahi, crucifié, 57 a Le soir venu, proche pour un ensevelissement mort et enseveli pour la multitude rapide (*mil60a qu’il s’était fait tailen rémission des péchés) et du b vint un homme riche d’Arimathie, ler) ; et c’est au lendemain de ce jour programme narratif secondaire S de Ramta, nommé Joseph, de préparation (*hge62a), donc en (Mt 26,3-5 : la jalousie pousse les c qui lui aussi fut plein sabbat, que s’agitent les responsables à procurer la mort de V ennemis. Jésus en vue de se concilier la était Les trois jours bonne grâce des Romains et de se S Nes avait été fait disciple de Jésus. Évoqués en Mt 27,63, ils viennent maintenir au pouvoir). structurer ce pénultième triptyque. Sachant qu’ont déjà atteint leur réaliByz V TR Nes S STRUCTURE sation les programmes narratifs subComposition sidiaires de l’abandon des disciples 58 a Celui-ci, s’étant rendu Celui-ci se rendit chez Les « trois jours » sont comptés de chez Pilate, lui Pilate et lui demanda le (cf. Mt 26,31 et Mt 26,56.69-75) et de manière inclusive : la trahison de Judas (cf. Mt 26,14-16 demanda le corps de corps de Jésus • premier tableau : la mise au tomet Mt 27,3-4), beau de Jésus le premier jour • le troisième panneau (Mt 28,1-6) Jésus. (Mt 27,57-61) ; ouvre une sorte d’appendice, du b Alors Pilate ordonna et Pilate ordonna que fût • tableau central : la visite des point de vue narratif. Tout aurait que fût rendu le corps. rendu le corps. notables chez Pilate et l’installapu se clore avec la pierre roulée sur Nes tion de la garde au tombeau le Jésus enseveli (Mt 27,66). En réaqu’il fût rendu. deuxième jour (Mt 27,62-66) ; lité, l’annonce de sa résurrection • troisième tableau : la visite des par Jésus, qui a été aussi systéma57-61 Ensevelissement de Jésus Mc 15,42-47 ; Lc 23,50-55 ; Jn 19,38-42 ; 1Co 15,4 saintes femmes au tombeau le – 57a Ensevelissement avant la nuit Dt 21,22-23 – 57bc Un riche juste Si 31,8 tiquement ignorée ou incomprise troisième jour (Mt 28,1-6). qu’elle a été répétée (→Annonces de Sens : une puissante ironie théologique la passion et de la résurrection), se Au-delà de la polémique avec le judaïsme officiel, la composition met en réalise elle aussi : il est ressuscité. valeur le fait que le séjour de Jésus au tombeau coïncide avec le grand sabbat L’évangile s’avère ainsi juxtaposer la logique narrative référentielle d’une biode la Pâque. Jésus l’accomplit une fois pour toutes par sa mort. graphie qui aboutit à l’ensevelissement de Jésus avec la logique rhétorique • Au centre, les ennemis de Jésus s’activent à étouffer les possibilités de d’annonce et de prédication d’un événement qui échappe à l’espace-temps bonne nouvelle. de l’histoire ordinaire, tout en y laissant ses traces au point de rejoindre le • De chaque côté, les amis de Jésus lui procurent le repos du sabbat et le lecteur dans le hic et nunc de chaque lecture (cf. Mt 28,20 ; *pro26,13b ; respectent avec lui. Le contraste est particulièrement fort entre l’attitude *gen26,13b).

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57-61 La sépulture de Jésus NARRATION Conclusion de l’intrigue La relation de la sépulture de Jésus clôt le récit de ses souffrances et de sa mort. L’ensevelissement de Jésus clôt la narration de la Pâque de Jésus qu’ouvrait le récit du dernier repas (Mt 26,17-29) au cours duquel Jésus conférait à l’événement dramatique qui se préparait le sens d’un sacrifice pour le salut du monde et l’instauration de la nouvelle alliance. Ici ses amis reçoivent son corps maintenant offert et consommé dans le sacrifice. En recouvrant le corps de Jésus, ils accomplissent ses paroles d’alors : « Prenez […] mon corps ». Le récit de l’ensevelissement de Jésus amorce aussi la proclamation de sa résurrection : la tombe qu’on remplit sera vidée, la pierre qu’on roule dans un sens sera roulée dans l’autre, les gardes qu’on installe ne pourront rien contre la « disparition » du corps. HISTORICITÉ d’une sépulture de Jésus De manière inattendue pour un supplicié des Romains (*mil58a), Jésus reçoit une sépulture décente, quoique hâtive, dans un caveau privé et en présence de femmes, au lieu d’être jeté dans une tombe commune. Les protocoles d’exécutions semblent avoir particulièrement cherché à empêcher les pratiques d’ensevelissement normales (dont certaines, comme les lamentations du mort par les femmes, peuvent devenir l’occasion de manifestations populaires d’opposition aux bourreaux). Dans le contexte juif, cependant, l’absence de toute sépulture aurait été surprenante (*mil57-61). Plusieurs faits rendent une sépulture privée de Jésus historiquement possible, quoi qu’exceptionnelle. • Le fait que Jésus a été enseveli appartient aux traditions chrétiennes les plus primitives (*ref57-61). L’événement se trouve déjà dans l’enseignement, peut-être d’origine judéenne, reçu par Paul (1Co 15,4 : hoti etaphê) et dans la polémique juive rapportée en Mt 28,11-15 (le fait que la tombe est vide est accepté ; seule son interprétation est controversée). • Le récit de l’ensevelissement par Joseph d’Arimathie présente de nombreux indices d’authenticité traditionnelle : outre ceux qui accréditent le saint patron des fossoyeurs (*mil57b), on n’aurait pas non plus choisi des femmes témoins (*mil55). • La demande (rapportée par Jn 19,31) des chefs juifs que les cadavres des suppliciés soient déposés est vraisemblable : outre l’impératif religieux que cela représentait, c’était une façon de continuer à importuner le gouverneur en le forçant à enfreindre la coutume romaine concernant les cadavres de crucifiés. La réponse de Pilate ne manque pas de rouerie : il se contente de faire vérifier que les condamnés sont bien morts, laissant aux Juifs le soin de les emporter au risque d’une impureté rituelle de sept jours (Nb 19,11), qui leur interdirait de célébrer la Pâque (cf. Jn 18,28). En prenant soin du corps de Jésus, ses disciples inconnus (Jn 19,38) ou connus arrangeaient tout le monde. • Le dossier archéologique en faveur du Saint-Sépulcre comme →lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus est loin d’être vide ! RÉCEPTION Enjolivements légendaires ? Les évangélistes voient de la bienveillance dans le geste de Joseph. Alors que Mc 15,43 présente un personnage ambigu (membre d’un conseil [boulê] mais pas forcément du sanhédrin) — qui « attendait le royaume » (ce qui n’en fait pas nécessairement un disciple de Jésus), dont la motivation peut avoir été un simple désir de respecter la Loi concernant les morts, même les condamnés (*mil58a), et qui ensevelit Jésus dans une tombe, pas forcément la sienne — Mt et Jn en font un disciple secret (*syn57c) ! Comme on peut s’y attendre, le caractère énigmatique de Joseph n’a pas cessé d’intriguer les créateurs. *chr57b Joseph ; *litt57b ; *vis57-58 Scènes à faire L’ensevelissement, de quelques gestes hâtifs chez Mc, devient un embaumement royal chez Jn. Au Moyen Âge, le sobre épisode évangélique est amplifié et développé en scènes à faire (le déclouage de Jésus, sa réception sur le sein de Marie, les lamentations des uns et des autres). En-deçà de la lumière de Pâques, les croyants voulurent pouvoir s’identifier au deuil des proches de Jésus, particulièrement de sa mère, qui en retour donnait sens à toutes

leurs épreuves et tristesses. Plusieurs réformés voulurent retourner à la sobriété du texte évangélique : c’était moins la mort de Jésus que ses propres péchés que l’on devait pleurer.

Texte + Critique textuelle + 57c fut disciple Variations sur les aspects et voix du verbe • Byz TR : emathêteusen aor. act. — intransitif : « fut disciple » ; cf. V : discipulus erat « était disciple ». • Nes : emathêteuthê aor. pass. — transitif : « avait été fait disciple » ; cf. S : ’ttlmd ettap‘al acc. (litt. « avait été enseigné »). + Procédés littéraires + 57b riche NARRATION Écho avec Mt 19,24-26. Ainsi donc, même un riche peut finir par trouver son chemin à travers le chas d’une aiguille jusqu’à l’Évangile ! 57b Arimathie Recours à un toponyme symbolique ? Si le terme originel était Ramathaïm (*hge57b), il peut se traduire par « de la double hauteur » ou « de la deuxième hauteur ». Peut-on y déceler une allusion à la double paternité, réelle-divine (Dieu) et symbolique-humaine (Joseph), dont Jésus est l’objet dans Mt ? Joint aux connotations typologiques du rocher (où est creusé le tombeau : *bib60), le surnom toponymique suggèrerait alors qu’à travers ce Joseph, le Père d’en-haut reprend sa proie à Pilate et au monde d’en-bas. 57b.61 nommé Joseph + Marie et Marie — NARRATION Inclusions symboliques Au début et à la fin de la vie de Jésus ce sont des Joseph et des Marie qui prennent soin de son corps. Leur complémentarité accompagne donc et la naissance du messie aux jours de sa chair et sa nouvelle naissance à la vie nouvelle de la résurrection. *theo57b.61 ; *chr57b 57c disciple de Jésus COMPOSITION Écho Comme Jean le Baptiste (Mt 14,12 ; Mc 6,29), Jésus est enseveli par un disciple. NARRATION Personnage adjuvant Ce disciple apparaît seulement pour la sépulture et disparaît ensuite.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 57a Le soir venu Chronologie L’expression termine une série d’indications (*pro1a.57a) rythmant la dernière journée de Jésus : v.1 (le matin), v.45 (de la 6e à la 9e heure), v.46 (environ à la 9e heure). →Chronologie de la passion 57b Arimathie Localisation La carte-mosaïque de Madaba le montre sous un double nom, APMAΘEM / APIMAΘEA. Rama ? Ville d’Elqana, le père de Samuel, dans la montagne d’Éphraïm (1S 1,19), qui porte le nom Ramathaïm-Zophim (1S 1,1) à l’époque hellénistiqueromaine (1M 11,34 ; →Josèphe A.J. 5,342 ; 13,127). Le nom de Ramathaïm (*pro57b) est l’un des districts samaritains attribués aux Juifs (cf. Lc 23,51 « Arimathie, ville juive »). Ramallah ? 15 km au nord de Jérusalem. Rentis ? 18 km au nord-est de Ramleh et à 14 km au nord-est de Lydda. La légende chrétienne (→Ac. Pil.) fait de Joseph d’Arimathie le fondateur de l’Église à Lydda.

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Ruma ou Aruma ? (Jg 9,41) dans la région de Diospolis (Lod, ouest de la Judée), lieu appelé Remphis (→Eusèbe de Césarée Onom. 144,27-29) et Remphthis (→Jérôme Locorum 146,24-27) à leur époque. + Milieux de vie + 57-61 VIE DES COMMUNAUTÉS Milieu des évangélistes La comparaison entre les récits évangéliques de la sépulture de Jésus (*syn passim) les révèle irréductibles à un modèle d’interdépendances simples. Ce fait suggère que les évangélistes ne travaillaient pas en cercle littéraire clos sur lui-même, ni pour leurs seules communautés, mais en contact avec toute la tradition de l’Église. MŒURS Rites funéraires Devoir de sépulture Il y avait des cultures où on n’enterrait pas (→Sextus Empiricus Pyr. 3,226228). Dans la Méditerranée ancienne, la sépulture était un devoir essentiel (→Sophocle Ant. 278-279.402-405.695-699 ; →Diodore de Sicile 15,35,1 ; 20,84,3 ; →Plutarque Nic. 6,5-6 ; →Sol. 21,1 ; →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 4,1,3 ; →Pausanias Descr. 1,32,5 ; →Diogène Laërce 6,52 ; →PseudoPhocylide Sent. 99-101). La privation de sépulture est une malédiction (→Euripide Suppl.) parfois utilisée comme punition (→Suétone Vesp. 2,3). Être enterré dignement était parfois le dernier désir du mourant (→Homère Il. 23,65-92 ; →Od. 11,71-76 ; →Euripide Hec. 47-50 ; →Phoen. 1447-1450). Quant au mode de sépulture, l’ensevelissement ou le bûcher, l’usage varie. On brûle les cadavres chez Homère, mais la tendance classique est à l’ensevelissement. Pourquoi ? Dans la pensée païenne, les morts ne peuvent pas entrer dans l’Hadès sans enterrement (→Homère Il. 23,71 ; →Virgile Aen. 6,365-636) et les corps non enterrés sont plus susceptibles d’être objets d’abus de la part des sorcières (→Lucain Bell. civ. 6,626). Empêcher un enterrement était donc un acte impie (→Homère Il. 24,22-137 ; →Sophocle Aj. 1326-1369 ; →Ant. 278279.450-455.692-695.1348-1353 ; →Euripide Suppl. 16-19 ; →Lucain Bell. civ. 7,809-811). Sépulture Pour les pauvres Des compagnies de pompes funèbres veillaient à ce que même les pauvres fussent dignement enterrés. Pour les riches et les gens célèbres Ils avaient droit à des enterrements publics fastueux (1M 2,70 ; →Polybe Hist. 6,53-54 ; →Cornélius Népos Vir. ill. 10,10,3 ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 6,96,1 ; →Josèphe A.J. 9,166 ; 13,406 ; →Apulée Metam. 2,27 ; →Hérodien Exc. Marc. 4,2,2), ainsi qu’à bien d’autres honneurs posthumes (→Théon Progymn. 9,4-5 ; cf. →Josèphe A.J. 4,320 ; →b. Šabb. 153a ; →Gen. Rab. 100,2 ; →Qoh. Rab. 7,12,1 ; 9,10,3). Pour et par les ennemis On consent à l’enterrement des ennemis (2M 4,49 ; →Josèphe A.J. 4,264265 ; →Appien Hist. Rom. 12,9,60), ce qui est un acte honorable (→Homère Il. 7,79.84.409-410 ; →Cornélius Népos Vir. ill. 18,13,4 ; →Virgile Aen. 11,100-107 ; →Tite-Live 38,2,14). Les autorités ou les ennemis interdisaient parfois un enterrement (2M 13,7 ; →Homère Il. 17,126-127.255.272 ; →Euripide Phoen. 1627-1630 ; →Diodore de Sicile 16,16,4 ; 18,67,6 ; →Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 3,21,8 ; 4,40,5-6 ; 6,9,4 ; 20,16,2 ; →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 1,5,25 ; →Appien Bell. civ. 1,8,73 ; →Appien Hist. Rom. 3,9,3 ; 12,8,52 ; 12,16,107 ; →Hérodien Exc. Marc. 1,13,4-6 ; 8,8,7 ; →1 Hén. 98,13) ou une lamentation publique (→Euripide Phoen. 1631-1634 ; →Suétone Tib. 61,2 ; →m. Sanh. 6,6 ; cf. →Josèphe A.J. 9,104), mais ces décisions étaient disputées (→Sophocle Aj. 1130-1141 ; →Ant. 21-30 ; 43-48). Pour les Juifs Comme la plupart de leurs contemporains (→Euripide Suppl. ; →Diodore de Sicile 15,35,1), les Juifs étaient terrifiés par la mort sans sépulture (Qo 6,3 ; →Josèphe B.J. 5,514 ; →Jub. 23,23 ; →Or. sib. 3,643 ; →Qoh. Rab. 3,2,2).

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Ainsi que dans le reste de la Méditerranée (→Diodore de Sicile 20,84,3 ; →Plutarque Nic. 6,5-6 ; →Sol. 21,1 ; →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 4,1,3 ; →Pausanias Descr. 1,32,5 ; →Diogène Laërce 6,52), l’enterrement est, dans le monde juif, un devoir essentiel (Gn 23,3-20 ; 50,12-14.25-26 ; Si 38,16-17 ; Tb 1,17-20 ; 2,7-10 ; 4,3-4 ; 6,14 ; Ac 8,2 ; →Josèphe C. Ap. 2,205.211 ; →1QM 7,2 ; →Pseudo-Phocylide Sent. 99-101). →Devoir de sépulture dans la piété juive traditionnelle 57b un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph Un personnage historique Le personnage Joseph d’Arimathie présente de nombreux indices d’authenticité traditionnelle. • À la différence des épisodes précédents, l’intertexte biblique du moment où il intervient est assez pauvre (*ref passim). • Le nom d’Arimathie est mentionné dans les quatre évangiles mais est inconnu de la tradition biblique et ne se réduit pas facilement à un symbolisme (*hge57b ; *pro57b ; mais *syn60a). • On n’aurait pas inventé ex nihilo un notable favorable à Jésus alors que toute la tradition mettait le blâme sur le →sanhédrin. • Si intéressant soit le parallèle littéraire suggéré par Mc entre Joseph et Priam (*ancMc 15,43-46), et si riche sa postérité littéraire (*litt57b), le notable d’Arimathie ne se laisse pas réduire à une fiction. Le personnage est complexe, à la différence des créatures de papier, et les hésitations décelables dans le processus de transmission de l’épisode de son intervention (*syn57c) indiquent peut-être la difficulté qu’on eut à expliquer l’action qu’il posa (*mil60a qu’il s’était fait tailler). 58a le corps de Jésus MŒURS Cadavres de condamnés Traitement romain Sévère On laisse souvent les corps pourrir sur les croix (→Ésope Fab. 577 ; →Horace Epod. 1,16,48 ; →Pétrone Sat. 112). Des funérailles décentes peuvent être refusées (→Tacite Ann. 6,29 ; →Suétone Aug. 13,2). Les victimes sont parfois enterrées dans des fosses communes (→Cornélius Népos Vir. ill. 4,5,5 ; →Diodore de Sicile 16,25,2 ; 18,47,3 ; →Plutarque Mor. 307c). Clément Parfois le corps d’un condamné est cependant remis aux amis ou à la famille (→Cicéron Phil. 2,17 ; →Philon d’Alexandrie Flacc. 83 ; →Plutarque Ant. 2,2 ; →Dig. 48,24). Ceux qui avaient été exécutés pour trahison ne peuvent cependant pas être enterrés par des personnes libres, mais seulement par des esclaves (→Cornélius Népos Vir. ill. 19,4,4). Les magistrats en place en décidaient dans chaque province (→Cicéron Verr. 2,5,119 ; →Philon d’Alexandrie Flacc. 84 ; →Josèphe Vita 420). Pilate était donc libre de faire comme il voulait. En « terre juive », le minimum requis était sans doute que les exécuteurs eux-mêmes procèdent à une simple mise en terre. Traitement juif L’enterrement de tout mort est exigé avant le crépuscule (→Sifre Deut. 221,5 ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 28a), même des condamnés (Dt 21,23 ; →Josèphe B.J. 4,317 « Les Juifs sont tellement soucieux des rites funéraires que même les malfaiteurs exécutés par crucifixion sont déposés et ensevelis avant le crépuscule » ; →Josèphe A.J. 4,202.265). Les condamnés, s’ils l’ont été par un tribunal juif (→Josèphe A.J. 5,44 ; →b. Sanh. 47b), subissent la honte d’être ensevelis dans une fosse commune (→m. Sanh. 6,5 ; →t. Sanh. 9,8). Un an après, les ossements sont éventuellement remis à des proches pour être déposés au tombeau familial (→m. Sanh. 6,6). La découverte de l’ossuaire d’un crucifié du 1er s., Yehoḥanan ben ḤGQWL à Giv’at ha-Mivtar, au nord de Jérusalem, en 1968, montre qu’il était au moins possible de donner à un Juif crucifié une sépulture secondaire décente. La Mishna n’attache pas de l’opprobre à la crucifixion réalisée par les Romains : elle n’interdit pas aux familles de victimes des Romains d’ensevelir leurs défunts (→Magness ). 58b Pilate ordonna que fût rendu le corps MŒURS Consentement à l’enterrement d’ennemis *mil57-61

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+ Textes anciens +

+ Tradition juive +

58a demanda le corps Geste courageux • →Hérodien Exc. Marc. 1,13,6 ; 3,5,6 ; 4,6,1 : Il est dangereux d’être associé à un condamné pour crime de lèse-majesté.

57a Le soir venu = la veille du sabbat Le sabbat on peut oindre et laver le corps du décédé mais pas le transporter (→m. Šabb. 23,5).

+ Intertextualité biblique + 57-61 Sources Rm 6,4 ; 1Co 15,4 ; Col 2,12 conservent sans doute la trace de récits primitifs de la mise au tombeau. 57b un homme riche Langage : allusion possible (*ref60a) à Is 53,9, surtout si l’on imagine que les deux malfaiteurs ont été ensevelis en même temps que Jésus. Il est cependant impossible de réduire l’épisode à une invention apologétique manifestant l’accomplissement des Écritures (*interp57-61 HISTORICITÉ d’une sépulture de Jésus). 58a demanda le corps Acte surprenant ? Les étrangers et les criminels peuvent être ensevelis dans des fosses communes (2R 23,6 ; Jr 26,23). L’histoire de Tobit enterrant pieusement des personnes exécutées put encourager ses lecteurs juifs à honorer les défunts, même contre la coaction des forces d’occupation (Tb 1,20 ; 2,3-10). + Littérature péritestamentaire + 58a demanda le corps Geste surprenant ? • →Josèphe B.J. 3,377 ; 4,317 ; →A.J. 4,264-265 suggère que le désir de donner une sépulture non seulement aux condamnés pour crimes de droit commun ou religieux, mais aussi aux personnes exécutées par les Romains, se manifestait malgré le refus prévisible des officiels romains. *mil58a

Réception + Lecture synoptique + 57-61 Mt–Lc : accords mineurs sur l’ensevelissement de Jésus Outre plusieurs accords dans l’elocutio contre celle de Mc, les évangiles selon Mt et Lc omettent deux détails narratifs : • l’étonnement de Pilate à l’annonce de la mort rapide de Jésus (Mc 15,4445), • l’achat du linceul (Mc 15,46). Faut-il y voir des ajouts apologétiques de Mc ? 57b vint un homme + nommé Joseph — // Jn : et avec lui Nicodème Aux côtés de Joseph, Jn 19,39 mentionne Nicodème : ensemble, ils s’occupent du corps de Jésus et le déposent dans le tombeau neuf (Jn 19,40-42). Au début de l’évangile, Nicodème est présenté lui aussi comme « un notable des Juifs » (Jn 3,1). 57c lui aussi fut disciple de Jésus Un notable juif disciple de Jésus ? Les variations entre les évangiles peuvent témoigner de l’embarras de la tradition primitive devant ce personnage issu du milieu qui avait fomenté la mort de Jésus, mais aussi peut-être du fossé grandissant entre les disciples de Jésus et le reste du judaïsme de leur temps. // Mc Mc 15,43 décrit Joseph comme un sanhédrite respecté qui attendait lui aussi le royaume : désignation indirecte de son adhésion au message de Jésus ? // Lc Lc 23,51 précise qu’il « n’avait pas donné son assentiment au dessein ni à l’acte des autres ». // Jn En le décrivant comme disciple de Jésus dès avant la résurrection, Mt et Jn 19,38 l’exceptent carrément du groupe des notables comploteurs. Faut-il y voir un indice de la séparation de leurs communautés d’avec le judaïsme, dont il leur semble inimaginable que les responsables puissent sympathiser avec Jésus ? (Semblablement, Mt 22,34-40 ne peut imaginer un scribe juif qui soit proche du royaume de Dieu, comme dans Mc 12,34.)

58a demanda le corps Ne pas retarder l’enterrement La Mishna demande que les corps soient enterrés le plus rapidement possible, pour éviter tout risque de contracter des impuretés rituelles : • →m. Ber. 3,1 « Celui dont le mort repose devant lui est dispensé de la lecture du Šema‘, et des phylactères. Ceux qui portent le cercueil, ainsi que leurs remplaçants et les remplaçants des remplaçants, ceux qui sont devant et derrière le cercueil, ceux dont on a besoin pour le cercueil, sont tous dispensés [de dire le Šema‘]. » + Tradition chrétienne + 57-61 Interprétations générales de la sépulture de Jésus Trois lignes se dégagent. La tombe comme signe pascal C’est l’interprétation la plus ancienne, directement liée aux pratiques de l’Église-mère de Jérusalem au Saint-Sépulcre. Durant la célébration de la passion, une procession se déroulait entre le Martyrion (basilique constantinienne), à travers la cour intermédiaire, jusqu’à l’Anastasis (*hge32-33 ; →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus : l’église de Constantin). Sur le lieu de la résurrection, on lisait Jn 19,38-42 et l’on bénissait les catéchumènes qui devaient être baptisés durant la →vigile pascale (*lit26,38c.40c.41a). Cf. →Égérie Itin. 37,8. Interprétation mystique de la sépulture *chr59 ayant pris le corps ; et passim. Cf. l’air « Purifie-toi, mon cœur » dans →Bach Passion (*mus58). Le modèle représenté par Joseph d’Arimathie *chr57b Joseph ; *litt57b 57b riche Intérêt politique • →Jérôme Comm. Matt. « Un pauvre, un inconnu ne pouvait avoir accès auprès de Pilate, représentant de la puissance romaine, et en obtenir le corps du crucifié » (2,305 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 761.87 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4468 ; →Anonymes In Matt. 217.37 ; cf. →Thomas d’Aquin Lect. Matt.). • Cf. →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1494D : On ignore le mot de Salomon : « Il pèche, celui qui méprise le pauvre » (Pr 14,21). En accord avec la majesté de la résurrection • →Calvin Comm. NT : Être enterré avec honneur dans une tombe riche convenait à Celui qui devait être exalté si magnifiquement, comme une prédiction de sa résurrection. 57b Joseph Fondateur de la première Église en Angleterre à Glastonbury selon la tradition. Il y aurait apporté le saint Graal (*litt26,27a) et là son bâton aurait pris racine et aurait fleuri pendant son sommeil. Figure du témoin • →Ac. Pil. 12,15 : Les chefs judéens finissent par l’emprisonner dans une tour aveugle et le condamner à mort. Il s’en échappe miraculeusement et rend témoignage devant eux (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1495A, qui souligne son audace à ensevelir un homme condamné : *litt57b : Gréban). • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,8 : À la différence des disciples apeurés en fuite, Joseph n’abandonne pas Jésus, mais trouve dans le spectacle de la croix la force de sortir de l’anonymat et de se manifester comme son disciple (→Luther Passio WA 52,822-823). Figure de l’homme nouveau • →Albert le Grand Sup. Matt. « Un homme, de nature rationnelle, capable de discernement et qui possède la science des hommes. Il s’agit d’un homme qui est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, qui

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a endossé le nouvel homme, créé à l’image de Dieu “dans la justice et la sainteté de la vérité” (Ep 4,24). » Figure du juste • →Tertullien Spect. 3,4 lui applique le Ps 1 (cf. →Jérôme Comm. Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4491 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1495A). Homonyme du père adoptif de Jésus Il est digne de porter le même nom que Joseph de Mt 1,19 : • →Éphrem le Syrien Diat. 21,20 « Un premier Joseph fut juste en ceci qu’il ne dénonça pas Marie, et l’autre fut juste en ceci qu’il ne se rangea pas parmi ses détracteurs ; ainsi est-il clair que le Seigneur, confié au premier Joseph lors de sa naissance, accorda à l’autre Joseph de l’ensevelir après sa mort, afin que fût pleinement honoré ce nom de Joseph qui, comme à sa naissance dans la grotte, avait présidé à sa mise au tombeau. » • →Éphrem le Syrien Hymn. cruc. 8,11 « Heureux es-tu, toi, l’homonyme de Joseph le juste ! / Tu as enveloppé la Vie défunte, tu l’as ensevelie ; / Tu as fermé les yeux du veilleur endormi / Qui se mit en sommeil pour saccager l’enfer. » • = →Albert le Grand Sup. Matt. + Théologie + 57-61 DOGMATIQUE Article de foi : « Il a été mis au tombeau » La prise en compte du tombeau comme témoignage de la véracité de la mort de Jésus est déjà scripturaire (1Co 15,4 ; *interp57-61 HISTORICITÉ). La mention dogmatique du tombeau, à travers la confession de l’ensevelissement, est présente dès le 3e s. : • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 21 « [Le Christ Jésus] a été crucifié sous Ponce Pilate, et est mort, et a été enseveli » (→DzH 10). Dès cette période, toutes les professions de foi en feront souvent mention : • →Constantinople I affirme que le Christ « a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate, [il] a souffert et a été enseveli » (→DzH 150). • →Hormisdas Inter 13 précise le lien entre la vérité de l’incarnation, de la mort et de la sépulture du Christ : « Il a été enseveli parce qu’il a voulu naître comme homme, et parce qu’il était semblable au Père, il est ressuscité » (→DzH 369). Cette foi antique est confirmée au Moyen Âge : • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 51,1 resp. « Il convenait que le Christ soit enseveli […] afin de prouver la réalité de sa mort : en effet, on ne met un corps au tombeau, que si l’on est certain de la réalité de la mort. Aussi lit-on […] que Pilate, avant de permettre que le Christ soit enseveli, s’assura, par une enquête soigneuse, qu’il était bien mort » ; ad 1 « Le Christ enseveli a montré qu’il était resté libre parmi les morts, en ce que le tombeau n’a pu l’empêcher d’en sortir par la résurrection » ; ad 2 « De même que la mort du Christ a opéré notre salut de façon efficiente, de même son ensevelissement. » • →Florence « [La très sainte Église romaine] croit fermement, professe et prêche que le Fils de Dieu dans l’humanité assumée est véritablement né de la Vierge, a véritablement souffert, est véritablement mort et a été enseveli, est véritablement ressuscité d’entre les morts » (→DzH 1338). • →CEC 625 « Le séjour du Christ au tombeau constitue le lien réel entre l’état passible du Christ avant Pâque et son actuel état glorieux de Ressuscité. » 57b.61 Joseph + Marie la Magdeleine et l’autre Marie — ECCLÉSIOLOGIE Complémentarité des rôles des hommes et des femmes dans l’Église Au début, la nouveauté vient par Marie, Joseph ayant pour mission de l’accueillir (Mt 1,18-25 ; *chr57b Joseph) — à la fin, c’est un Joseph qui prend l’initiative d’ensevelir le corps de Jésus. C’est chez lui que le mort va revenir à la vie. Après avoir vu ensevelir Jésus, les Marie viendront prendre le relais de Joseph. À la « paternité » de Joseph sur la résurrection de Jésus répondra la « maternité » des Marie sur le corps mystique de Jésus dispersé qu’elles auront mission de rassembler par l’annonce de la résurrection. Leur maternité est plus profonde que sa paternité, car elle sera fondée sur la foi dans le Ressuscité, alors que sa manière à lui d’ensevelir le corps de Jésus suggère qu’il ne croit pas à une résurrection de Jésus prochaine.

+ Littérature + 57b un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph Fortune littéraire du personnage Joseph d’Arimathie est au cœur d’une des traditions littéraires les plus importantes et les plus développées auxquelles les Écritures ont donné lieu en Occident : la légende arthurienne et la quête du Graal (*litt26,27a). Mais on le retrouve également dans la littérature moderne, sans référence au cycle médiéval. Antiquité et Moyen Âge Légende Ce Joseph a eu toute une destinée légendaire en devenant un personnage important des →Ac. Pil. : un Juif (ou un subordonné de Ponce Pilate) aurait dérobé le calice au cénacle et l’aurait remis à Pilate, lequel y aurait puisé l’eau pour se laver les mains et l’aurait remis à Joseph d’Arimathie. Celui-ci y recueillit quelques gouttes du sang du côté de Jésus transpercé par le soldat Longin (dans d’autres légendes, le sang fut recueilli par Nicodème dans un gant, ou encore au moyen de l’éponge). Joseph d’Arimathie fut ensuite capturé et emprisonné le vendredi saint vers la dixième heure (ou trois jours plus tard, après la découverte du tombeau vide). Jésus lui apparut alors (→Ac. Pil. : le vendredi soir à minuit) et lui confie (ou lui rend) le calice. Puis il transporte miraculeusement Joseph d’Arimathie chez lui en lui demandant de ne pas sortir avant quarante jours. (Dans certains récits recueillis par la →Voragine Légende, il reste au cachot, trente à quarante ans, nourri quotidiennement par une colombe qui dépose une galette dans le calice.) Nouvel Antigone • →Gréban Passion reprend quelques traits de cette légende (l’emprisonnement de Joseph d’Arimathie, délivré de son cachot par Jésus ressuscité), en les orientant dans une visée politique (l’arbitraire de l’arrestation). Lors de son pseudo-procès, Joseph d’Arimathie a des accents d’Antigone : son crime est d’avoir enterré un mort ; il invoque pour se défendre une tradition héritée des ancêtres : « j’ay raisons en quoy je me fonde : / des le commencement du monde / vous sçavez que nos premiers peres / ont tenu a bien grans misteres / de bailler noble sepulture / au corps d’humaine creature ; / de Seth, avez leu, n’a cely, / comment jadis ensevely / noblement son cher père Adam » (v.28209-28217). Le prêtre Eliachin répond : « mes la loy ne commande pas / qu’ung homme deffait et infame, / mort en croix a tres grand diffame / a la confusion de ly, / soit en ce point ensevely / que vous avez fait ce Jhesus » (v.2823828243). 21e siècle Amplification romanesque du personnage • →Schmitt Pilate : Le gouverneur romain donne un peu plus d’informations sur cet événement : « Il semblait légèrement honteux de me faire cette requête. Je comprenais qu’il avait voté, par discipline de vote, avec le sanhédrin la mort de Yéchoua […]. Il avait été aussi, simplement et humainement, bouleversé par la sauvagerie de cette dernière journée du magicien » (126). Plus loin, l’indication Mt selon laquelle Yoseph était disciple de Jésus est élaborée et débouche sur une confession de foi. Interrogé par Pilate qui ne comprend pas comment il a pu condamner un innocent, Yoseph explique : « Si Yéchoua avait été un homme, j’aurais condamné un homme juste. Mais Yéchoua n’était pas un homme. — Ah bon ? Et qui d’autre ? — Le Fils de Dieu » (133). Yoseph revient aussi à plusieurs reprises dans la quête de Pilate : celui-ci le soupçonne d’abord d’avoir subtilisé le corps, ensuite il pense que Yoseph a compté sur les lois de la Pâque pour pouvoir descendre Yéchoua avant qu’il ne meure et c’est également Yoseph qui mène Pilate au tombeau, pour convaincre le gouverneur que, même s’il n’avait pas été mort, Yéchoua n’aurait jamais pu survivre à cet endroit. *litt28,15b 58b Alors Pilate ordonna que fût rendu le corps Pour se débarrasser de l’affaire • →Gréban Passion « en rien coupable je n’en suis : / ç’ont fait ces envieux Juifz / qui m’ont fait faire jugement / de force et violentement / pour complaire a leur arrogance. -- […] le corps de Jhesus je vous donne : / allez et si l’ostez bien tost » (v.26735-26767).

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Facilement • →Péguy Mystère « Ce n’était pas plus difficile que ça. / Décidément ce Pilate n’était pas un mauvais homme. / C’était un fonctionnaire. / Un préfet. / Romain. / Il n’en voulait pas particulièrement à Jésus. / Il n’en voulait pas au corps de Jésus. / Le lendemain il n’y pensait même plus. / Il n’en voulait pas personnellement à Jésus. / Il n’en voulait pas au corps de Jésus. / Il en avait bien autre chose à penser. / Le lendemain il n’y pensait même plus. / Et toute l’humanité y pense éternellement » (83).

• Air Mache dich, mein Herze (« Purifie-toi, mon cœur ; je veux moi-même ensevelir Jésus. Car désormais, il aura en moi pour toujours son doux repos. Monde, retire-toi, laisse entrer Jésus »). L’air est alors en fort contraste : son rythme ternaire et les mouvements mélodiques qui le tissent lui donnent un caractère dansant, presque joyeux. Les deux voix de violons et hautbois s’entrecroisent, ce qui signifie peut-être l’enveloppement du corps de Jésus dans le linceul, figuré d’ailleurs par les vocalises de begraben (« ensevelir »), mais cela peut aussi traduire le désir réciproque d’union entre Dieu et l’homme.

+ Arts visuels + + Danse + 57-58 Joseph d’Arimathie demande le corps du Christ à Pilate L’épisode est développé dans les quatre évangiles et retranscrit dans les →Ac. Pil., un apocryphe qui insiste sur le personnage de Joseph d’Arimathie. Ce texte qui détaille la passion, la mort, l’ensevelissement et la résurrection a pu jouer un rôle dans la mise en image du cycle de l’ensevelissement et de cet épisode en particulier. Personnages Trois personnages marquent l’épisode : • Ponce Pilate : assis sur un siège de magistrat (un siège curule) ou sur un trône ; muni d’insignes d’autorité ; éventuellement accompagné de ses soldats (*vis11-26). • Joseph d’Arimathie : vieil homme, barbe et cheveux blancs ; vêtu d’un long vêtement marquant sa dignité de membre du sanhédrin (*vis57-58). • Le centurion : auquel Ponce Pilate s’informe de la mort de Jésus (Mc 15,44). Il est parfois reconnaissable à son bouclier ovale ou circulaire (type clipeus) et ses armes de militaire de rang supérieur (souvent la lance). C’est l’armement emblématique que portent les gardes en armes dans les portraits romains, byzantins et francs. La tradition iconographique semble identifier ce centurion avec celui de la crucifixion (*vis54a). Documents L’épisode marque le début du récit de l’ensevelissement (avant la descente de croix). Il est plutôt rare dans l’iconographie et ne concerne que des cycles narratifs anciens (10e-11e s.), majoritairement orientaux : byzantins et coptes. • Paris BnF, Ms. Copte 13, fol. 131 (ca. 1178-1180, Égypte). • Paris BnF, Ms. Coislin 239, fol. 18v (ca. 11e-12e s., Constantinople). L’épisode se retrouve aussi dans les peintures murales en Turquie et dans les Balkans, alors que l’iconographie occidentale ne retient qu’exceptionnellement ce thème.

58-59 Abandon momentané à la joie du rachat →Neumeier Passion s’étend sur la paix assurée avec le ciel par Jésus : la souffrance des siens a pris fin. Symbolisant fugitivement Adam et Ève, • Pierre et la Femme Mystique dansent un pas de deux où s’enchaînent mouvements classiques et modern dance, notamment dans les portés, les renversements à la limite du déséquilibre, pour se terminer, elle, tournoyant autour de son partenaire, lui, la soulevant très haut. Toute faute expiée, l’Heure est ineffable. • Jean amène avec prévenance Marie-Madeleine à se joindre aux évolutions du premier couple. L’apaisement se prolonge par leurs grands dégagés et portés aériens ; puis des rondes jubilatoires. — Abondante délivrance, que dessinent entre autres les pas courus de Jean. Pendant l’air À chaque reprise de l’admirable mélodie, la chorégraphie répète ses mouvements : • Aux deux couples précédents — Pierre et la Femme Mystique, Jean et Marie-Madeleine — se joignent d’autres éléments, dont l’épouse de Pilate (ce dernier demeurant assis au proscenium, comme « absent »). À nouveau, sauts légers, ronde lente ou s’épaulant, un moment de grâce partagée. • Enfin, ramassés en épis serrés, paumes offertes en corolle, comme renfermant à plusieurs un trésor unique et infiniment précieux, ils se redressent d’un coup, semblant accompagner de leurs gestes une pluie de grâces qui leur tomberait du ciel. Puis le groupe explose en gerbe vigoureuse avant de se transformer en ronde. S’enchaînent déhanchements et redressements parfaitement coordonnés, tournoiements sur soi-même, mouvements collectifs oscillants. + Cinéma +

+ Musique + 57a un homme riche Mimétisme : hiérarchie musicalement représentée →Bach Passion souligne ein reicher Mann (« un homme riche ») par l’aigu. 58 Additions : entrée dans le repos →Bach Passion invite ici à entrer dans la paix. • Récit Am Abend (« C’est au soir, quand il fit frais, que la faute d’Adam devint manifeste. C’est au soir que le Sauveur l’abattit. C’est au soir que la colombe revint, portant en son bec un rameau d’olivier. Ô temps plein de beauté, ô heure du soir ! L’alliance de paix est maintenant faite avec Dieu, car Jésus a accompli sa croix. Son cadavre arrive au repos. Ah, chère âme, prie, va, laisse-toi offrir le Jésus mort. Ô salutaire, ô précieux souvenir ! »). Bach précise pour ce récit : piano sempre, souhaitant instaurer une atmosphère du soir. La couleur sombre de la voix de basse dans la tessiture grave contribue largement à la créer, notamment sur la cadence de Abendstunde (« heure du soir »). L’accompagnement, avec ses mouvements de croches liées par deux, y participe aussi.

58 L’entrevue entre Pilate et Joseph d’Arimathie Omise • →Zecca Passion ; →Pasolini Matteo ; →Stevens Story. Amplifiée • →Schaffner Pilate : Dans l’appartement de Pilate, Joseph d’Arimathie succède à Hérode Antipas, Anne et Caïphe. Il semble d’abord venu pour une confidence, se présente comme le jeune homme riche auquel Jésus a demandé de tout quitter pour le suivre, et veut à présent montrer le courage et la foi qu’il n’a pas eu alors, en offrant à Jésus une sépulture. Pilate objecte que la mort en croix prend au moins cinq heures, mais Claudia Procula témoigne du fait que la mort de Jésus a déjà eu lieu. Racontée • →van den Bergh Matthew : Retour au récit second (*cin51c-53 : van den Bergh) : le narrateur récite les v.57-58 alors qu’un plan d’ensemble montre, sur le Golgotha, la descente du corps.



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Texte + Critique textuelle +

Ellipse Aucune mention de lavage ni d’onction de la dépouille de Jésus (*mil59) : ils ont déjà été réalisés symboliquement juste avant la passion (Mt 26,12).

60b ils roulèrent + ils placèrent + ils partirent — (S) Variante • S emploie ici les verbes au pluriel. C’est peut-être une réminiscence de la présence de Nicodème lors de l’ensevelissement en Jn 19,39. C’est en tout cas une allusion à une aide face au poids de cette pierre (cf. Mc 16,3-4) : *gra60a. • Le Codex Sinaiticus Syriacus, antérieur à S, et la correction harkléenne, plus tardive, ne présentent pas cette variante.

61 Étaient là : Marie la Magdeleine et l’autre Marie NARRATION Caractérisation des femmes Elles ne participent en rien à l’épisode de la mise au tombeau de Jésus. Pause Dans la narration la mention des femmes apparaît comme une pause, incise introduite par le refrain « étaient là » et la particule de, comme au v.55. *gen61

+ Vocabulaire +

+ Genres littéraires +

59 enveloppa Verbe spécifique (entulissô) qui ne permet pas d’imaginer que l’on habille le cadavre de Jésus, mais plutôt qu’il est enveloppé dans un tissu. *mil59

61 Étaient là : Marie la Magdeleine et l’autre Marie Littérature et histoire La pause sur les femmes (*pro61) peut se lire de plusieurs manières. *gen55-56 Procédé historiographique Byz V S TR Nes 59 drap Terme polysémique (sindôn) L’évangéliste décrit la présence des qui peut désigner : femmes témoins du fait qu’on a bien 59 Et ayant pris le corps, Joseph • ou bien le matériau : l’étoffe de lin, mis le corps de Jésus au sépulcre. S Joseph prit le corps et l’enveloppa d’ • ou bien sa forme : un rectangle de Elles sont les garantes des informaS Nes dans un tissu de taille indéterminée. tions données dans le récit qui précède. drap Sde lin pur 59 pur Adjectif polysémique (katharos) Fonction apologétique qui peut désigner : L’assurance que le tombeau était vide Byz V TR Nes S • la propreté du drap sans tache, avant qu’on y mît Jésus et la présence 60 a et il le plaça dans le et il le plaça dans son • sa couleur blanche, de témoins ne sont pas superflues tombeau neuf qu’il tombeau neuf qui était • le fait qu’il est neuf et n’a jamais été car les environs de Jérusalem au 1er s. étaient pleins de tombes, et la prédiutilisé. s’était fait tailler dans le taillé dans la pierre cation de la résurrection supposait roc que l’on sût précisément où Jésus 60.61.64a.66a ; 28,1b.8a tombeau + b et ayant fait rouler et ils roulèrent une avait été enterré et que ce fût dans sépulcre — Quasi-synonymes Nous traV une tombe difficile à piller (*milduisons mnemeion par « tombeau », il roula une grande pierre, la 64b.66b). et taphos — plus rare dans le NT — grande pierre à l’entrée placèrent contre la Dans l’Antiquité l’intention apolopar « sépulcre ». du tombeau Vet il porte du tombeau et gétique ne contredit pas nécessairement le souci historiographique. + Grammaire + partit. partirent. Pour l’historien, depuis Thucydide, l’art de persuader et la crédibilité fac60a il s’était fait tailler Aspect verbal Byz V S TR Nes tuelle étaient deux vertus complé• L’aoriste du verbe elatomêsen a ici 61 Étaient là : Marie mentaires. *anc55-56 valeur factitive ; de même, sans S Nes Mariam la Magdeleine et l’autre Marie, Liste de femmes différente : vestiges de doute, que les autres verbes des S v.59-60 : il fit prendre le corps ; il le Mariam, l’oralité ? Il n’est plus question de la mère des fils fit envelopper et placer ; etc. assises en face du sépulcre. de Zébédée (v.56). De façon remar• On peut penser en outre, en dépit quable, Mt n’harmonise pas ses listes. de ces verbes au sg., qu’un notable comme Joseph dut se faire aider 59-60 Pieux ensevelissement 1R 13,29-30 ; Tb 1,20 – 60a Tombeau riche Is 53,9 • Ou bien parce que la mention de la mère des fils de Zébédée au specdans ces tâches (cf. les pluriels en – 60a Ensevelis avec le Christ Rm 6,4 ; Col 2,12 – 60b Une pierre au tombeau Mc 16,4 ; Jn 11,38 tacle de la croix visait seulement S-v.60b : *tex60b). à insérer son itinéraire spirituel depuis le moment de sa première 61 Étaient + assises — Parfait périphrasintervention dans l’évangile (il faut cependant s’étonner qu’il laisse le lien tique qui inscrit l’observation des femmes dans la durée. *syn61 totalement implicite) ; • ou bien tout simplement parce que la mère des fils de Zébédée lui était + Procédés littéraires + connue comme témoin de la mort de Jésus, mais non de son ensevelissement ; Mc 15,47 aussi ne parle que de deux femmes. *syn61 59 ayant pris le corps, Joseph COMPOSITION Écho Comme en Mt 26,26 les disciples prennent le corps que Jésus leur tend sous l’espèce du pain. La réception fera grand cas du parallèle ainsi suggéré par Contexte Mt (*chr59 ; *litt57b). NARRATION + Repères historiques et géographiques + Blanc La descente de croix n’est pas détaillée. Le procédé est similaire pour la fla61.64a.66a sépulcre →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus gellation (*pro26b une fois flagellé) et la crucifixion (*pro35a).

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+ Milieux de vie + 59 ayant pris le corps MŒURS Rites funéraires : lavage et embaumement Pratiques juives Ac 9,37 rapporte la préparation du corps de Tabitha à Joppé par des personnes qui le lavent. L’on sait que le lavage du cadavre (*mil26,12) était de la plus haute importance (*jui59 ayant pris le corps). Selon →Év. P. 24 le corps de Jésus fut lavé, et selon Jn 19,39 parfumé d’abondance, conformément à l’usage juif de laver puis de parfumer les cadavres avant de les envelopper de leur linceul (*mil59 l’enveloppa d’un drap pur). Les plats de cuisine parfois retrouvés dans les tombes servaient peut-être aux membres de la famille pour faire chauffer l’eau nécessaire à l’entrée de la tombe. Les flacons également retrouvés contenaient aromates et huiles d’onction. Joseph, comme le Nicodème de Jn 19,39 (*syn57b), peut avoir été membre d’une association charitable de la ville (ḥābēr ‘îr, →Gibson , 136). Les récits synoptiques Les Synoptiques ne mentionnent ni lavage ni embaumement lors de l’ensevelissement rapide de Jésus. Est-ce une trace de la précipitation dans laquelle il eut lieu, juste avant le sabbat ? une simplification de la tradition orale ? En Mt, Jésus a été oint pour sa sépulture par avance à Béthanie (Mt 26,12 ; *mil26,6-13). 59 l’enveloppa d’un drap pur MŒURS Rites funéraires Différentes étapes Habituellement on fermait et liait les mâchoires du défunt, avant de lui couvrir la tête ; on allongeait ses bras le long de ses flancs ; on liait ses pieds aux chevilles ; puis on enveloppait tout le corps dans un habit, des bandes de toile ou un linceul. Il y avait un espace entre le suaire couvrant la tête et le linceul couvrant le corps (cf. les détails sur Lazare en Jn 11,44 et sur Jésus en Jn 20,6-7 [avec la distinction entre othonia et soudarion] ; →Gibson , 137). Linges mortuaires Le verbe entulissô (*voc59 enveloppa) fait penser à un drap plutôt qu’à des vêtements. Les linceuls étaient employés dans les enterrements honorables, spécialement pour les justes (→T. Abr. A 20,10 ; →V.A.È. 40,1-3 ; →b. Ber. 18b ; cf. les voiles blancs évoqués par →Pseudo-Philon Ant. bib. 64,6 ; →Gen. Rab. 96,5). Mention surprenante L’insistance de tous les récits évangéliques sur l’enveloppement du corps de Jésus est frappante. • Est-elle seulement apologétique (Joseph couvre la nudité déshonorante infligée à Jésus dans son supplice, v.35 ; les linges mortuaires deviennent signes de résurrection en Jn 20,6-7) ? • Ou bien faut-il y discerner une discrète allusion aux →reliques de la passion, spécialement au →linceul (*lit59), dont l’existence était à la fois connue de la génération apostolique et encore embarrassante dans son milieu (ayant touché un cadavre, ils étaient rituellement impurs) ? 60a tombeau MŒURS Rites funéraires : but de la sépulture Au temps du NT, les Juifs prennent soin de préserver les ossements des défunts. On laissait les chairs se dissoudre dans un kokh pendant une année, au terme de laquelle les ossements étaient rassemblés dans un ossuaire (*mil58a) et mis dans une niche du mur (→m. Pesaḥ. 8,8 ; →m. Mo‘ed Qaṭ. 1,5 ; →m. Sanh. 6,6 ; →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus). Le mode de sépulture en kokhim a été adopté sous l’influence hellénistique et la réinhumation dans des ossuaires sous l’influence romaine. Selon →Magness , la mode des ossuaires se répandit en Judée sous le règne d’Hérode le Grand, vers 20-15 av. J.-C. (par imitation des urnes funéraires romaines de la part des élites) et s’éteignit après 70 ap. J.-C. et la dispersion desdites élites. Au-delà de ces influences culturelles, ce souci de préserver les ossements pourrait attester d’une extension de la foi en →la résurrection physique des morts parmi les Juifs. Plus tard, les rabbins diraient qu’il faut au minimum le lûz, le coccyx (cf. →Gen. Rab. 28,3). 60a qu’il s’était fait tailler Rites funéraires : Joseph offre-t-il son propre tombeau par respect du défunt et/ou de la Loi ? Trois réponses peuvent être apportées :

• il faut faire cette sépulture en toute hâte ; • l’acte peut témoigner d’une affection généralement réservée aux membres de la famille et à ceux qu’on estime beaucoup (cf. 1R 13,29-31) ; • il peut aussi s’interpréter comme le simple désir de respecter la Loi (*refMt 27,59-60) chez un notable qui dispose à proximité du lieu des exécutions d’un tombeau où entreposer le corps provisoirement, à la hâte, avant le début du sabbat (*syn57c). 60b rouler une grande pierre MŒURS Rites funéraires Pierre circulaire ou rectangulaire ? Au 1er s., les pierres massives taillées pour former bouchon et garder à l’intérieur de la tombe toute l’impureté rituelle de la mort (en hébreu : gôlālîm ; sg. gôlēl ou gôlāl, d’une racine gll, qui peut signifier « rouler, mouvoir ») sont généralement carrées ou rectangulaires (98% des tombes de l’époque du second Temple). Seules quatre tombes de l’époque du second Temple, sur les 900 connues à Jérusalem, sont fermées par des pierres circulaires roulées. Elles semblent avoir appartenu à des Judéens particulièrement riches (cf. →m. ‘Erub. 1,7 ; →m. Naz. 7,3 ; →m. ’Ohal. 2,4). Les évangiles synoptiques décrivent une pierre roulée dans Mt et Mc. En Jn 20,1 elle est seulement « retirée » ; et le grec proskulisas de proskuliô dans Mt et Mc (habituellement traduit « rouler ») peut signifier « déplacer, faire glisser ». Une ou plusieurs ? Parfois la pierre gôlēl était elle-même bloquée par d’autres pierres, appelées en araméen dôpēq (la pierre la plus proche du gôlēl) et dôpēq dôpeqîn (la pierre la plus extérieure). Toutes ces pierres sont difficiles à bouger (→Jérôme Comm. Matt.). On ne les déplace que pour des réinhumations ou de nouveaux enterrements. →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus 61 assises MŒURS Posture de deuil et de lamentation funèbre Comme dans les cultures voisines, les manifestations de deuil en Judée hérodienne consistaient probablement à pleurer, se courber, chanter des lamentations traditionnelles, jeûner, se couvrir la tête de cendres, déchirer ses vêtements, s’habiller en sac, danser, offrir des repas funéraires (y compris au défunt) sur le lieu de la sépulture. *bib61 ; *jui61 ; *ptes61 ; →Culte des morts dans le monde antique, en particulier juif 61 en face du sépulcre LITURGIE Impureté rituelle : importance du repérage des tombes Comme dans beaucoup d’autres cultures, la mort était porteuse d’impureté pour le judaïsme ancien (Lv 22,4 ; Nb 19,14). L’impureté rituelle contractée au contact des cadavres empêchait en effet la participation aux célébrations du Temple — lequel disposait par conséquent de nombreux bains rituels à destination des pèlerins. Or les tombes étaient souvent si bien cachées dans le paysage, surtout dans la région rocheuse de Jérusalem (pleine d’anfractuosités naturelles), qu’on pouvait marcher dessus sans s’en apercevoir. La Mishna ordonne donc que les tombes soient signalées seulement au moment des fêtes comme la Pâque, ce qui signifie qu’habituellement, et jusque vers le 3e s., on n’évitait pas les tombes ni les lieux de sépultures (→m. Šeqal. 1,1 ; →m. Ma‘aś. Š. 5,1 ; →m. Mo‘ed Qaṭ. 1,2). *jui58a + Intertextualité biblique + 60a.61 il le plaça + Étaient là — Typologie mosaïque À la différence de Moïse enseveli par Dieu en un tombeau dont on ignore tout jusqu’à ce jour (Dt 34,6 ; →Typologie mosaïque), le messie Jésus est enterré par un homme en présence de témoins. 60 dans le roc + une grande pierre — Connotations typologiques Confiance en Dieu Jésus mort est mis sous la protection d’un rocher comme il s’est placé sous celle de Dieu (Ps 18,3 « Le Seigneur est mon rocher, ma citadelle » ; 31,4 ; 42,10). Avec la résurrection, la vie va jaillir divinement du tombeau comme au désert l’eau jaillit du rocher à la prière de Moïse sur l’ordre du Seigneur (Nb 20,8-11). La « pierre » peut faire allusion à la « pierre rejetée des bâtisseurs devenue la pierre d’angle » en quoi Jésus s’est reconnu lui-même (Ps 118,22 cité en Mt 21,42).

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Amour nuptial La pierre roulée ajoute une connotation nuptiale : en Gn 29,1-14, Jacob roule la pierre du puits pour abreuver le troupeau gardé par Rachel qu’il embrasse ensuite et qui va devenir son épouse. La pierre est déroulée pour le troupeau guidé par la femme comme le tombeau est ouvert pour un message de rassemblement des disciples évangélisés par les femmes.

innombrables, parmi lesquelles des saints comme Charles Borromée, François de Sales, Jeanne de Chantal, et continue de fasciner aujourd’hui croyants et incroyants. Voir aussi →le suaire d’Oviedo. Liturgie Ce drap pur est rappelé à chaque Eucharistie par les linges entourant le pain consacré (→Linges sacrés dans la liturgie latine).

61 Étaient là Femmes pleureuses ? • Jr use de l’image d’une pleureuse pour se lamenter sur l’exil des tribus du Nord : Rachel pleure (bkh) la perte d’Israël (Jr 31,15). Le prophète semble supposer que les pleureuses professionnelles étaient des femmes qui apprenaient l’art de la lamentation à leurs filles (Jr 9,20). • →4 Esd. 9,26-10,54 continue dans la même veine en représentant en vision Sion comme une femme en pleurs. • On retrouve Israël comme une femme en pleurs sur la célèbre monnaie Judaea Capta frappée par les Romains après 70 ap. J.-C. *jui61

60a il le plaça dans le tombeau neuf RITUEL (Para)liturgies autour de symboles de la tombe du Christ De diverses manières, les chrétiens ont voulu figurer l’ensevelissement du Christ. Occident Le jeudi saint, après la messe In Cena Domini • Le Corps du Christ, sous le signe d’une hostie consacrée, est placé dans un « tombeau » ou un reposoir. • Les autels sont dépouillés de toute leur décoration et de leurs nappes, donnant à voir la pierre dans toute sa symbolique sépulcrale. • Dans le rite dominicain, les autels sont lavés par le prieur et un diacre portant étole et manipule avec des branchages trempés d’eau. Précédés de céroféraires, tous les frères s’avancent d’autel en autel, lavés tandis que chantre et schola chantent sobrement les répons propres à chaque autel. À la fin du lavage de chaque autel, le prieur fait sur l’autel une petite libation de vin en forme de croix. Au soir du vendredi saint • Du 11e au 14e s., en de nombreuses églises de France, d’Allemagne et d’Italie du nord, la croix elle-même, après le rite d’adoration, était enveloppée d’un linceul et mise au tombeau. • Aujourd’hui encore, les franciscains de la custodie de Terre sainte, entre la chapelle de la crucifixion au sommet du Golgotha et la pierre de l’onction à l’entrée du Saint-Sépulcre, déploient toute une paraliturgie de l’ensevelissement, centrée sur une statue articulée du Christ. • En Bavière et dans certaines régions d’Europe centrale, un catafalque du Christ est disposé dans une chapelle latérale de l’église, qui permet aux fidèles de déployer sensiblement leur amour pour le Sauveur crucifié, symbolisé par son gisant. Orient C’est dans les Églises orthodoxes que la liturgie autour de la tombe du Christ est la plus développée. Celle-ci est symbolisée par l’épitaphios, voile rebrodé ou icône représentant la préparation du corps de Jésus avant sa mise au tombeau, parfois disposé sur une table ou un cercueil symbolisant la tombe du Christ. Vendredi saint Avant les vêpres commémorant la déposition de la croix, les célébrants placent l’épitaphios sur l’autel, et éventuellement l’oignent d’huile parfumée. Ils y disposent un voile de calice et un évangéliaire. Vers la fin de l’office, accompagnés de céroféraires et du thuriféraire, ils portent l’épitaphios en procession de l’autel jusque vers le milieu de l’église sur une table préparée à cet effet, souvent surmontée d’un baldaquin ; l’évangéliaire y est disposé. L’ensemble du catafalque représente le sépulcre du Christ. Il est encensé et les fidèles sont invités à le parfumer à l’eau de rose. Samedi saint Aux matines du samedi saint, des lamentations sont chantées près de l’épitaphios par l’assemblée des fidèles portant des cierges allumés. Elles sont intercalées dans les versets du Ps 119(118), qui est d’usage dans les funérailles orthodoxes, l’ensemble étant divisé en trois sections ou stasis. Dans l’Église grecque, au début de chacune, les célébrants encensent l’épitaphios. À la fin, ils le parfument d’eau de rose, ainsi que l’assemblée, symbolisant l’ensevelissement du corps du Christ avec des épices. Vers la fin de l’office, au son du glas, l’épitaphios est porté en procession solennelle dans l’église, parfois au-dehors, au cimetière, comme pour renouveler la promesse de résurrection à tous les baptisés endormis dans la mort. Au retour de la procession, le clergé peut tenir l’épitaphios au-dessus de la porte d’entrée de l’église, laissant passer toute l’assemblée au-dessous, chacun étant invité au passage à baiser l’évangéliaire, en symbole de l’ensevelissement dans la mort des baptisés avec le Christ. L’épitaphios est replacé sur l’autel. Temps pascal Durant l’octave de Pâques, les saintes portes du sanctuaire demeurent ouvertes, en symbole de la tombe ouverte et vide du Christ ; l’épitaphios est

61 assises Posture biblique Posture de deuil et de lamentation funèbre (*mil61) : Jb 2,8.13 ; Ps 137,1 ; Jon 3,6 ; 1M 1,27 ; Lc 10,13. Dans la Bible c’est un vrai malheur que de ne pas être pleuré à sa mort : Jb 27,15 ; Ps 78,64. →Culte des morts dans le monde antique, en particulier juif + Littérature péritestamentaire + 61 assises Posture de deuil et de lamentation *mil61 ; *bib61 Étaient là • →T. Jb. 20,4.7 ; 28,4 ; →2 Bar. 5,7 ; →Év. P. 27 ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 21a, 27b.

Réception + Lecture synoptique + 60a tombeau neuf Tradition orale // Mc Mc 15,46 ne précise pas que le tombeau est neuf. // Lc–Jn Lc 23,53 et Jn 19,41 insistent sur le fait que « personne n’y avait encore été enseveli » : variantes orales d’une même tradition ? • →Év. P. 24 précise que Joseph ensevelit le corps « dans son propre sépulcre, appelé le Jardin de Joseph » : l’identification de Joseph serait-elle étiologique ? 61 // Mc La mention des femmes qui « regardaient où on l’avait mis » (Mc 15,47) explicite le thème du témoignage oculaire et insiste sur l’identification du lieu de sépulture. Cette dernière insistance est inutile en Mt puisque Jésus est enseveli dans le caveau d’un notable connu de la communauté. // Lc Lc reprend tous ces traits et y ajoute une insistance sur la qualité des femmes comme témoins au sens apostolique du terme : elles « étaient venues avec lui de Galilée » (Lc 23,55 ; *mil55). Lc 23,56 ajoute des précisions sur la préparation des aromates et l’observance du sabbat, amorçant déjà l’épisode de la visite à la tombe le troisième jour. + Liturgie + 59 un drap pur Paraliturgie La présence du linceul (*mil59 l’enveloppa d’un drap pur) est nettement soulignée dans les témoignages apostoliques sur Jésus (cf. Jn 20,7). Il est possible que la communauté de Jérusalem ait conservé ce qui avait touché le corps du maître vénéré, en particulier le linceul de Joseph d’Arimathie. Plusieurs →reliques ayant prétendu être ce linceul ont fait l’objet des dérisions d’un Calvin ou d’un Rabelais. Cependant celle de →Turin a attiré des foules

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visible par tous. Les voiles et linceuls abandonnés à leur place dans la tombe symbolisent la résurrection. À la fin de cette semaine, les saintes portes sont refermées, mais l’épitaphios peut demeurer sur l’autel jusqu’à la fête de l’ascension, en mémoire des apparitions de Jésus à ses disciples durant ces quarante jours. 60b.66.62b CHANT GRÉGORIEN • →OHS 340-341 : R/ Sepulto Domino, signatum est monumentum, volventes lapidem ad ostium monumenti. Ponentes milites, qui custodirent illum. V/ Accedentes principes sacerdotum ad Pilatum, petierunt illum (« R/ Une fois le Seigneur enseveli, on mit les scellés au sépulcre, on roula une pierre à l’entrée du sépulcre. On y plaça des soldats pour le surveiller. V/ Les princes des prêtres se rendant chez Pilate, lui demandèrent »). Dernier répons des vigiles du →samedi saint. C’est un simple récit de conclusion, sans nuances spéciales. La mélodie est faite de formules du 2e mode, qui se répètent sans cesse. 61 RITUELS du samedi saint • Les liturgies orientales honorent le mystère de la sépulture par l’office dit des saintes myrrhophores (porteuses d’aromates), où le sentiment religieux inspiré de la dévotion des saintes femmes envers leur Seigneur Jésus s’exprime surtout en des compositions poétiques d’un grand lyrisme. *lit60a • L’Église d’Occident préfère emprunter aux paroles mêmes de l’Écriture, parfois légèrement modifiées, les accents de tendresse paisible qui conviennent le mieux à sa foi et à son amour. TEXTES L’office des ténèbres romain place les fidèles près du tombeau avec les saintes femmes, pour contempler paisiblement le passé et l’avenir. Le passé revit dans une sorte de rétrospective des événements tout proches : « Voici comment meurt le juste » (→OHS 333), 6e répons des vigiles du samedi saint. L’avenir s’annonce dans la certitude de la victoire : « O mort, je serai ta mort ! (→OHS 341), 1re antienne des laudes du samedi saint. On revit les larmes des pleureuses au tombeau • →OHS 132, antienne à Benedictus : Mulieres sedentes ad monumentum lamentabantur, flentes Dominum (« Les femmes étaient assises près du tombeau et faisaient des lamentations, pleurant le Seigneur »). On revit leur amour du défunt Plusieurs antiennes chantent comme des berceuses le repos du Seigneur dans la paix : • samedi saint, vigiles, 1re antienne : →OHS 313 Ps 4,9 In pace in idipsum dormiam et requiescam (« En paix, je dormirai aussitôt et je reposerai ») ; les 2e et 3e antiennes rendent le même son presque joyeux : →OHS 314 Ps 15,1 Habitabit in tabernaculo tuo, requiescet in monte sancto tuo (« Il habitera dans ta tente, il reposera sur ta montagne sainte ») et →OHS 315 Ps 16,9 Caro mea requiescet in spe (« Ma chair [martyrisée] reposera dans l’espérance » ; appliqué au Christ par Pierre en Ac 2,25-28). On revit leur invincible espérance • →OHS 333, samedi saint, vigiles, 2e nocturne, 3e répons : Ecce quomodo moritur iustus (*lit50). • →LH 2,380, samedi saint, laudes, prière litanique : « O Christ enseveli, ta Mère a veillé dans la foi : fais-nous participer à son espérance. » MYSTAGOGIE • →Guéranger L’Année liturgique (La Passion et la Semaine sainte) « Ainsi parlent ces hommes fidèles [les apôtres, Joseph d’Arimathie, Nicodème, …], pendant que les femmes, en proie à leur douleur, songent aux soins des funérailles. La sainteté, la bonté, la puissance, les douleurs et la mort de Jésus, tout est présent à leur pensée ; mais sa résurrection qu’il a annoncée et qui ne doit pas tarder, ne leur revient pas en souvenir. Marie seule vit dans cette attente certaine. L’Esprit-Saint dit de la femme forte : “Durant la nuit, sa lampe ne s’éteint jamais” (Pr 31,18) ; cette parole s’accomplit aujourd’hui en la Mère de Jésus. Son cœur ne succombe pas, parce qu’elle sait que bientôt la tombe doit rendre son fils à la vie. La foi de la résurrection du Sauveur, cette foi sans laquelle, comme dit l’Apôtre, notre religion serait vaine (1Co 15,17), est, pour ainsi dire, concentrée dans l’âme de Marie. La Mère de la Sagesse conserve ce dépôt précieux ; et de même qu’elle a tenu dans ses chastes flancs celui que le ciel et la terre ne

peuvent contenir, ainsi aujourd’hui, par sa croyance ferme et constante aux paroles de son fils, elle résume en elle-même toute l’Église. Sublime journée du Samedi qui, au milieu de toutes ses tristesses, vient encore ajouter aux grandeurs de Marie ! La sainte Église en garde à jamais le souvenir ; et c’est pour cela que, désirant consacrer à sa grande Reine un jour spécial chaque semaine, elle lui a dédié pour toujours le Samedi » (6,605-606). + Tradition juive + 59 ayant pris le corps Toilette funéraire La Mishna demande que les cadavres soient lavés (→m. Šabb. 23,5). Le traité sur le deuil, →Sem. (ca. 8e-9e s.), pourrait contenir des traditions antiques. Hommes et femmes sont attestés dans ces fonctions, mais les femmes y sont stéréotypiquement associées : • les hommes peuvent effectuer la toilette funéraire seulement des hommes ; • les femmes peuvent la faire pour les hommes et pour les femmes (→Sem. 12,10). *mil59 59 l’enveloppa d’un drap Pratique courante Dans la Mishna, les morts sont enveloppés de draps ou de linceuls (→m. Kil. 9,4 ; →m. Ma‘aś. 5,12 ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 27b). *mil59 61 Femmes pleureuses ? Pratiques funéraires juives Pleurer le mort (*bib61 Étaient là ; *ptes61) est obligatoire, et l’expression verbale du deuil est encouragée. Dans certaines limites, même des expressions excessives de deuil honorent le défunt (→Sem. 23-24). La coutume populaire de jeter sur le cercueil des objets funéraires n’est pas interdite, pourvu qu’elle n’aboutisse pas à trop de gaspillage (→Sem. 25). Les sources rabbiniques reflètent une volonté de réduire le coût et l’ampleur des funérailles, avec leurs repas funèbres et les rituels de lamentation par des pleureuses (→Sem. 22-26). Ainsi l’enterrement de Gamaliel aurait été fort simple (→b. Ketub. 8b ; →b. Mo‘ed Qaṭ. 27b). Semblablement, on a des traces de limitation des excès d’alcool au cours des festivités funèbres. + Droit + 60a il le plaça dans le tombeau neuf Traitement des personnes condamnées pour des raisons religieuses • →m. Sanh. 6,5 enseigne que les criminels exécutés par des tribunaux religieux ne doivent pas être enterrés dans des tombes familiales, mais dans des espaces réservés par lesdits tribunaux à cet usage. • →Sem. 2,1-3 leur refuse les rites funéraires (le même traité refuse toute sépulture aux suicidés). • →Sem. 2,6 admet qu’on les enterre, mais non qu’on les pleure. Cependant, tous les rites funéraires doivent être observés pour des personnes exécutées par l’État (probablement l’Empire romain). *jui5b + Tradition chrétienne + 59 ayant pris le corps Interprétation tropologique mystique Le communiant à l’Eucharistie lui aussi « prend le corps » (*pro59) et doit s’efforcer de l’oindre et de l’honorer, par la pratique de la contemplation et l’exercice des vertus (→Euthyme Zigabene Exp. Matt. 741). 59 un drap pur = le cœur pur • →Jérôme Comm. Matt. : Le symbole est suggéré par la blancheur du drap (= →Raban Maur Exp. Matt. 762.8 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « la conscience pure dans laquelle le Christ repose » (= →Anonymes In Matt. 217.50). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4545 « Parce que Jésus n’est enseveli que dans un cœur nouveau et une foi très pure par laquelle sont purifiés les cœurs des croyants. » = l’Église, ensevelie avec le Christ • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,8, qui renvoie à Ac 10,11-12.

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• →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « [Ce linceul] était fait de lin, qui était blanchi à la suite de plusieurs passages au pressoir. De même, la chair du Christ est-elle parvenue à la pureté de la résurrection en passant par beaucoup de souffrances. Ou bien, il indique l’Église qui n’a ni tache ni ride (Ep 5,27). Et cela est indiqué par ce linceul qui est tissé de plusieurs fils » (= →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1491B). = la simplicité : condamnation des richesses • →Raban Maur Exp. Matt. « On n’emporte pas son argent dans sa tombe » (762.5 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4532 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1495C ; →Anonymes In Matt. 217.43). Interprétation liturgique • →Raban Maur Exp. Matt. « À partir de là l’Église a conservé la coutume de célébrer le sacrifice de l’autel non sur de la soie ou sur une étoffe teinte, mais sur du lin de la terre, puisque le corps du Seigneur fut enseveli dans un drap de lin pur, selon ce qui a été statué par le bienheureux pape Silvestre, d’après les Gestis pontificalibus » (762.10 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4567 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1495C). →Linges sacrés dans la liturgie latine 60 tombeau + pierre à l’entrée — Le lieu de la sépulture décrit par les prophètes • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 13,35 « Mais nous cherchons à savoir avec certitude où il a été enseveli. Était-ce une tombe faite de main d’homme ? Est-ce qu’à la façon des tombeaux des rois, elle s’élève au-dessus de la terre ? Le monument est-il fait de pierres assemblées ? Et qu’a-t-on mis dessus ? Faites-nous aussi, ô prophètes, une exacte description du tombeau : Où est-il situé et où le chercherons-nous ? Les prophètes nous disent : “Regardez vers la pierre dure que vous avez taillée, regardez et voyez” (Is 51,1). Tu trouves dans les évangiles : “Dans un tombeau taillé qui avait été taillé dans le roc” (Mt 27,60 ; Mc 15,46). Et ensuite, comment était la porte du tombeau ? Un autre prophète dit encore : “Ils ont fait périr ma vie dans une fosse et ils ont placé une pierre sur moi” (Lm 3,53). Pierre angulaire, choisie, précieuse, me voilà couché dans la pierre pour un court instant ; pierre d’achoppement pour les Juifs et de salut pour ceux qui croient » (208). 60a tombeau neuf Interprétations dogmatiques = le sein virginal de la Vierge Marie • →Jérôme Comm. Matt. = →Éphrem le Syrien Diat. 21,21 ; →Raban Maur Exp. Matt. 763.18 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. 115 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. ; →Anonymes In Matt. 217.50. En vue de la nouveauté absolue de la résurrection qui allait s’y dérouler : • →Origène Comm. Matt. 143. Pour celui qui va être le « premier-né » d’entre les morts • →Calvin Comm. NT. Interprétation apologétique Ce détail élimine toute possibilité qu’un autre que lui ait ressuscité : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 88,2 (778) ; →Raban Maur Exp. Matt. 762.16 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1495C. →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus 60a qu’il s’était fait tailler Enterrement chez un autre • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il était plutôt approprié que celui qui était mort pour les péchés des autres soit enseveli dans le tombeau des autres. » 60a le roc = la dureté païenne • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,8. = le Christ, appui très sûr • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4547. = signe de crédibilité • →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1495C : Si l’édifice avait été construit avec des pierres taillées, on aurait pu voler le corps en creusant sous les fondations du tombeau. *chr60b : Albert le Grand

60b pierre Concetto sur pierre et pierre • →Éphrem le Syrien Diat. 21,21 « Cette pierre gardait “la pierre qu’avaient méprisée les bâtisseurs” (Mt 21,42) » (allusion au rapport gôlēl/dôpēq ? : *mil60b). = le cœur des hommes • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,8 : Le Christ seul peut pénétrer dans les cœurs. = signe de crédibilité • →Albert le Grand Sup. Matt. interprète tous les détails sur l’ensevelissement de Jésus comme autant de dispositions providentielles « afin que la conviction en l’intégrité du sépulcre soit indubitable » (= →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1491B). *chr60a le roc : Christian de Stavelot 61 Marie la Magdeleine et l’autre Marie Mais non la mère de Jésus • →Albert le Grand Sup. Matt. 651,48-56 « Ici, il n’est pas fait mention de la mère du Seigneur, ni de la troisième Marie, parce que l’on croit que la mère du Seigneur était trop affligée et qu’on l’avait emmenée pour qu’elle se reposât. La troisième Marie qui faisait partie de sa suite était partie, ainsi que quelques autres femmes » (= →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1496B). 61 assises en face du sépulcre Pourquoi ? • →Jérôme Comm. Matt. « Elles attendent la réalisation de la promesse de Jésus. Voilà pourquoi elles ont mérité de le voir les premières ressuscité parce que “c’est celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, qui sera sauvé” (Mt 10,22 ; 24,13) » (2,307 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 763.39 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4627 ; →Anonymes In Matt. 217.58). • →Raban Maur Exp. Matt. « Seules les femmes suivant de près, qui aimaient plus profondément le mort, se souciaient de regarder comment il était posé, pour pouvoir, le temps venu, lui offrir les derniers devoirs de leur dévotion » (763.35 ; = →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1496B). + Mystique + 59 un drap pur Les mérites du Christ • →Blois Cimelarchion « Enveloppez toute ma vie, si indigne et si coupable, dans le très pur linceul de vos mérites, afin que par cette union avec vous, mes impuretés soient purifiées et que mes essais imparfaits soient menés à la perfection pour la gloire de votre Nom » (1,31). 60a il le plaça dans le tombeau Le sépulcre, lieu de vie • →Hésychius de Jérusalem Hom. Pascha 2,2 « Avec quelles paroles saluerai-je un sépulcre qui engendre la vie, un tombeau exempt de corruption et pourvoyeur d’incorruptibilité, un lit de noces qui a gardé trois jours l’époux endormi, une chambre nuptiale qui a vu l’épouse s’éveiller intacte après son mariage ? C’est un mort que proclame la tombe bien gardée, un Dieu que proclame la terre secouée de tremblements (Mt 28,2) : en effet le corps proclame un mort, mais le prodige, un Dieu ; la sépulture proclame un mort, mais la résurrection, un Dieu. […] C’est encore comme un mort que les soldats l’on tenu sous bonne garde, et comme un Dieu que “les portiers de l’Hadès” l’ont vu “avec stupeur” (Jb 38,17) » (122-123). • →Bérulle Grandeurs « Tu te trompes, ô Juif, ce sépulcre sera un lieu de vie et non de mort ; et de vie plus puissante et glorieuse que celle que tu lui as ravie. Cette croix et ce sépulcre, qui est devant tes yeux un sépulcre de mort, devant les yeux du Père est un nid précieux, où son Fils doit renaître et revivre, et duquel il nous dit par son serviteur fidèle : In nidulo meo moriar, et sicut phoenix multiplicabo dies meos (Jb 29,18). […] Et disons encore que cette croix est le lit et le nid où ce nouveau phénix prend lui-même une nouvelle naissance, car, comme entre tous les oiseaux de l’air, et les animaux de la terre, le phénix seul a le lieu de sa mort pour le nid de sa vie, Jésus aussi, seul entre les mortels, a le lieu de sa mort pour le nid de sa vie et de sa renaissance, tirant de sa croix et de sa mort la puissance et le droit d’entrer en une vie nouvelle et immortelle » (462-464).

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La passion selon saint Matthieu

• →Olier Catéchisme 23 « La sépulture dont parle saint Paul, lorsqu’il dit que nous sommes ensevelis avec Notre Seigneur par le Baptême (Rm 6,4 ; Col 2,12), est la même chose que la pourriture dont parle Notre Seigneur en saint Jean, lorsqu’il dit : “Si le grain de froment qui tombe en terre ne meurt” et ne pourrit, “il demeure tout seul” et sans fruit (Jn 12,24). Et cette sépulture et pourriture est différente de la mort, en ce que l’état de mort dit seulement un état de consistance, de fermeté et d’insensibilité ; mais l’état de sépulture et de pourriture dit la destruction totale de l’être et la production du germe d’une nouvelle vie. […] et tout cela fondé sur la sépulture de Notre Seigneur, laquelle a compris sa Mort et sa Résurrection, puisque ce Divin Sauveur a vu naître sa vie du milieu du tombeau, où la mort avait mis cet admirable grain de froment des Élus » (113-115). Une épitaphe d’Amour • →Bérnières Chrétien « […] je fus au sépulcre du Sauveur ; et voyant son corps précieux raide mort, tout couvert de plaies, je fis cette épitaphe : Ci-gît l’Amour. Oui, ci-gît l’Amour. En effet, l’amour extrême qu’il nous a porté, l’a réduit en cet état : état plein d’horreur et de crachats, de sang et d’infamie ; mais état infiniment agréable à Dieu, qui prend en cet objet des complaisances infinies » (331). 61 assises en face du sépulcre Memento mori d’espérance • →Drelincourt Consolations : « […] fais-moi la grâce de contempler, comme il faut, ton précieux corps, enveloppé de bandelettes, et couché dans le Tombeau. Par ce moyen-là, ô doux Jésus ! je n’aurais plus en horreur le sépulcre et, d’un visage constant, je verrai caver la fosse où je dois descendre au jour que tu as déterminé. Car le serviteur n’est point plus grand que son maître, et ce n’est point à la créature à s’élever au-dessus de son Créateur. […] Non seulement, je regarderai le Tombeau sans frayeur, mais je le contemplerai avec une sainte joie, puisque tu l’as honoré de ta sainte présence, et que tu l’as parfumé de tes célestes et divines odeurs. Je le considèrerai du même œil que je ferais si tu étais encore couché, et que je me dusse coucher près de toi, mon Seigneur et mon Dieu. Un mort ressuscita pour avoir touché les os de ton Prophète (2R 13,21). Je ne te touche pas seulement, ô Prince des Prophètes ! mais je t’embrasse par la foi, comme mort pour mes péchés et comme reposant dans le Tombeau pour mon salut. Tu me feras sentir les effets de ta vertu divine. Tu mettras en moi le germe d’immortalité et relèveras mon espérance jusques dans le Ciel » (583-585). + Littérature + 59 ayant pris le corps Moyen Âge Addition de deux scènes : la déposition de croix et les lamentations de Marie Les auteurs dévotionnels médiévaux insèrent ici deux scènes pathétiques, qui eurent une grande fécondité dans les arts plastiques (*vis59) : la déposition de la croix (les clous décloués l’un après l’autre) ; les lamentations des saintes femmes, en particulier celles de Marie, la mère de Jésus, et de Marie-Madeleine. • →Thomas a Kempis Or. 1,2,34 contemple les membres du cadavre de Jésus l’un après l’autre. • →Pass. Alsf. contient dix lamentations de Marie entre le v.5320 et le v.6838. • →Pass. Arras : Joseph d’Arimathie et Nicodème (*syn57b) s’entraident pour « oster dulcement les clous » et prononcent leur planctus sur le « Deus omnipotent, juge de tutes choses ensement » qui a accepté un tel tourment pour le salut des pécheurs : « Joseph : Cilz qui ce clou cy vuelt ferur / Avoit en lui peu de pitie / Vray Dieu, pére de majesté / Comment vous a on martiré ! / Or ca, mon clau est esrachié » (v.18413-18418). • →Pass. Sainte-Geneviève : Planctus de Joseph recevant le corps mort de Jésus (v.3519-3562). • →Gréban Passion fait précéder ces scènes de l’achat du drap et des onguents : la Marchande et l’Espicier ne font pas preuve de la même générosité. Une variante identifie la Marchande de Soie avec Veronne, qui essuie le visage de Jésus sur la route du Golgotha. Joseph et Nicodème peinent à enlever les clous, soulignant les marques de souffrance que porte le corps de Jésus : « Nicodemus : mes vryement on peust bien dire / qu’oncques homme de mere né / ne fut si durement pené / qu’il a esté ains

le trespas. -- Joseph : Il est clair, ne le voit on pas ? / le corps en porte les enseignes » (v.26967-26971). Nostre Dame reçoit le corps de son Fils, comme jadis elle le tenait, enfant, sur son sein : « Helas ! mon tres doulx souvenir, / jadis te souloie [= tu avais l’habitude de] tenir / en desir / et plaisir, / au temps de ta tendre jeunesse, / sur mon giron a grant liesse, / en regardant ta doulce espesse, / ton humblesse, / ta simplesse / qui de beaulté estoit monjoye » (v.27083-27092). Quant aux lamentations de Marie-Madeleine, elles sont de longues imprécations antijudaïques : « Faulx Juifz, Dieu vous puist confondre ! / pensez bien que vous avez fait : / oncques ne fut veu tel meffait, / […] que le createur infiny / delaisse ung tel fait impugny, / jamès croire ne le pourroye » (v.27138-27153). 17e siècle Méditation baroque : Dieu uni à un cadavre • →Bourgoing Véritez « Le Corps de Jésus étant mort vivifie les âmes et est fait une source de vie, et à proprement parler, il est beaucoup plus vivant que mort ; car bien qu’il soit séparé de l’âme, il n’a jamais toutefois été séparé de la divinité, qui était plus sa vie que non pas l’âme. Et ce bon Joseph semble avoir reçu, le premier, vie du Corps de Jésus après sa mort » (655-656). 60a il le plaça dans le tombeau Interpolation johannique • →Rés. Sauveur : Pilate, avant d’accorder le corps de Jésus à Joseph, fait vérifier sa mort par des « sergents », lesquels proposent à « Longin l’aveugle » de gagner un « denier douzain » s’il accepte de percer le côté du supplicié. Celui-ci s’exécute. Et le didascale prend la parole : « Il prist la lance, cil feri / Al quer, dunt sanc e evve en issi. / Si li est as mainz avalé, / dunt il ad face muillée. / E quant à ces oils le mist, / Dunt vit à neire et puis si dit : / -- Longinus : Ohi ! Jesus ! ohi, bel sire ! […] tu m’as fait si grant merci, / Que ore vei del oils que ainz ne vi : / A vous me rend, merci vous cri » (12-14). De retour auprès de Pilate, les deux « chevaliers » témoignent en commun (= →Gréban Passion v.26525-26708). Concetto sur la tombe comme lit royal • →Vitré Essais « Mais Jésus d’un Sépulcre a voulu faire choix, / Où comme dans un lit sa Chair s’est endormie ; / Si tôt qu’il eut lutté contre cette Ennemie / Qu’il vainquit à la fin, et la mit aux abois. -- Ce Tombeau d’un Alcôve a les illustres marques, / Il n’y gît pas tout seul, ainsi que les Monarques, / Alors que le trépas les tient à sa merci. -- Dans ce lit de parade où le Ciel le regarde, / N’ayant jamais paru si grand Prince qu’ici, / Des Anges font sa cour, et des Soldats sa Garde » (355). Restitution humoristique : un mystère latent dans le geste prosaïque • →Péguy Mystère « On peut se prêter beaucoup de choses dans l’existence. / Entre soi. / Dans son ménage. / On peut se prêter son âne pour aller au marché. / On peut se prêter son baquet pour faire la lessive. / Et son battoir. / On peut se prêter sa casserole. / Et son chaudron. / Et sa marmite pour faire bouillir la soupe. / Pour les enfants. / Pour toute la maisonnée. / Mais se prêter un sépulcre. / Ce n’est pas ordinaire. / Se prêter son sépulcre. / Son propre tombeau. / Ce vieux lui prêterait donc son sépulcre. / Ce sage vieux. -- Ce vieux avisé. / Cet homme riche. / Ce vieil avisé. / Cet homme à la barbe blanche. / Aux cheveux tout blancs. / Ce vieux sage. / Cet homme tout blanc. / Le sépulcre qu’il avait fait faire. / Qu’il s’était fait faire pour lui-même. / Puisque Dieu le père en avait décidé ainsi. / Que les jeunes mouraient souvent avant les vieux. / Et qu’il y avait tant de vieillards qui ne mouraient point. / Et que lui mourait dans la jeunesse maigre de ses trente et trois ans » (82-83). Le corps des croyants, nouveaux sépulcres du Christ • →Favre Entretiens « Il était bienséant, qu’à ce saint corps mourable, / Mort en fin pour ceux-là pour lesquels il fut né, / Par un juste et saint homme un tombeau fut donné, / Neuf et net, qui ne fut qu’à la mort effroyable. -- C’est aux divins honneurs de cette humanité / Qu’appartient le respect de toute sainteté, / Si le sang, si la chair, si le tombeau l’avoue, -- Que sera-ce de moi, misérable pécheur, / Qui l’ose recevoir sans épurer ce cœur, / Vieil sépulcre blanchi, plein de vers, et de boue » (175). • →Claudel Chemin (« Quatorzième Station ») « Le tombeau où le Christ qui est mort ayant souffert est mis, / Le trou à la hâte descellé pour qu’il dorme sa nuit, / Avant que le transpercé ressuscite et monte au Père, / Ce n’est pas seulement ce sépulcre neuf, c’est ma chair, / C’est l’homme, votre

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créature, qui est plus profond que la terre ! / Maintenant que son cœur est ouvert et maintenant que ses mains sont percées, / Il n’est plus de croix avec nous où son corps ne soit adapté, / Il n’est plus de péché en nous où la plaie ne corresponde ! / Venez donc de l’autel où vous êtes caché vers nous, Sauveur du monde / Seigneur, que votre créature est ouverte et qu’elle est profonde ! » (487). 61 Exemple à suivre • →Quesnel Réflexions « La mort ne peut éteindre une amitié que l’Esprit de Dieu a formée, et que le sang de Jésus-Christ vient cimenter. -- La fidélité de la foi consiste à demeurer attaché à celui qu’on ne voit point, et c’est la grâce de ces saintes femmes. Elles apprennent auprès de ce sépulcre à se cacher au monde et à être ensevelies avec Jésus-Christ. Il est toujours temps de l’apprendre avec elles » (409). Déréliction du poète moderne • →Cendrars « Pâques » fait l’amer constat d’une solitude ontologique, comme si la présence du Christ pourtant si vivement ressentie auparavant, n’était qu’évanescente : « Je suis seul à présent, les autres sont sortis, / Je me suis étendu sur un banc contre le mur. -- J’aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église ; / Mais il n’y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville » (23). Après le temps de l’enthousiasme, New York semble marqué par la mort de Dieu et son ciel se révèle désespérément vide : « La joie du Paradis se noie dans la poussière, / Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières » (24). En définitive, toutes les références à la Pâque christique ne servent qu’à souligner la béance, impossible à combler, qui sépare la passion biblique de l’expérience moderne de la ville. + Arts visuels + 59 ayant pris le corps Développement de scènes non scripturaires La descente de croix L’iconographie développe ce qui, chez les évangélistes, reste laconique (*pro59) : Joseph d’Arimathie, homme riche et membre du conseil (*syn57c) — aidé de Nicodème (*syn57b) — « descendit » le corps de Jésus (Mc 15,46 ; Lc 23,53) et le « roula dans un linceul propre » qu’il avait acheté (Mt 27,59 ; Mc 15,46), « avec les aromates, selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs » (Jn 19,40). Aucun évangéliste ne mentionne la présence de Jean, que les artistes signalent cependant au nombre des assistants, aidant même parfois Joseph d’Arimathie à détacher le corps de la croix. →Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles ; →Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles Époque carolingienne La scène apparaît, avec l’ensevelissement, dans plusieurs mss. mais est alors limitée au seul Joseph d’Arimathie : • Sacramentaires de Fulda (975 et 1020). S’y ajoutent parfois Joseph d’Arimathie et Nicodème qui, de part et d’autre de la croix, recueillent le corps du Christ avant de le porter au tombeau : • Codex Egberti (ca. 980-990, Trèves). L’iconographie byzantine est alors sensiblement plus développée : dès la fin du 9e s., dans les Homélies de Grégoire de Nazianze (867-886, Paris BnF, Grec 510), Marie et Jean contemplent le corps du Christ détaché de la croix par Nicodème et que reçoit Joseph d’Arimathie. Époque romane L’Occident adopte ce modèle dès le 10e s., tant dans des enluminures que des bas-reliefs sculptés, et amplifie l’aspect narratif. La composition des premières représentations carolingiennes, limitée à trois personnages, trouve, à l’époque romane, une nouvelle fortune, que les siècles suivants amplifient encore, multipliant les gestes expressifs de la Vierge (saisissant la main de son fils pour l’embrasser) et Jean (dans une attitude de douleur retenue, portant la main à son visage), mais aussi des saintes femmes (*vis55-56). • École espagnole (1085-1100, Santo Domingo do Silos) et École espagnole (1145, Pampelune) : Marie embrasse les mains de son fils ; • Barisano da Trani (1179, Ravello) et Benedetto Antelami (1178, Parme) : Jean et les saintes femmes assistent silencieusement à la scène ; • Descente de croix, ivoire (ca. 1270-1280, Paris) : les figures symboliques de l’Église et de la Synagogue sont jointes à la scène (*vis51a).

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Les gestes et les attitudes de ceux qui participent et assistent à la scène permettent aux artistes une variation sur le thème particulièrement riche : • Pietro da Rimini (1325-1330, Paris) et Simone Martini (1333, Anvers) : les saintes femmes et Jean se pressent aux pieds de l’échelle qui a été dressée contre la croix, désormais gigantesque, pour permettre à Joseph et Nicodème de descendre le corps en tendant les bras pour le recueillir ; • Fragment de polyptyque (14e s., Bologne) ; Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Ugolino di nerio (1324-1325, Londres) : les saintes femmes et Jean embrassent le corps du Christ. Renaissance La descente de croix est une scène favorisant la représentation d’une large palette d’émotions et d’attitudes. Certaines compositions, peintes et sculptées, restent fidèles à la formule médiévale en limitant le nombre de personnages : • École du Nord (1470-1490, Paris) ; Girolamo da Cremona (14751476, New York) ; • Hans Holbein (ca. 1500, Augsbourg) ; Filippino Lippi (1506, Florence) ; Pedro de Campana (1547, Séville) ; Frans Francken I (1585, Séville) ; Bartolomé Carducho (1595, Madrid) ; etc. Cependant, délaissant les compositions restreintes à Joseph d’Arimathie et Nicodème, les peintres représentent désormais une foule nombreuse, qui se presse aux pieds de la croix. L’amplification narrative implique de disposer deux échelles, de part et d’autre de la croix, pour détacher le corps que recueillent Nicodème, Jean (qui peut aussi soutenir la Vierge), les saintes femmes et Marie-Madeleine (→Marie-Madeleine : éléments d’iconographie), tandis que la Vierge s’évanouit ou est soutenue par les saintes femmes : • Frères de Limbourg, Très riches Heures du duc de Berry (Chantilly) ; Vrancke van der Stock (ca. 1470-1490, Munich) ; Benozzo Gozzoli (1491, Florence) ; • Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma (1510-1513, Sienne) ; Jan Gossaert (1510-1520, Saint-Pétersbourg) ; Bacchiacca (1518, Florence) ; Giorgio Vasari (1540, Camaldoli) ; Daniele da Volterra (1541, Rome) ; Pedro Machuca (1547, Madrid) ; Ambrosius Francken I (1580, Anvers) ; • Ludovico Cigoli (ca. 1600, Florence) ; etc. Cette iconographie suscita quelques chefs-d’œuvre parmi lesquels il faut citer : • le triptyque de Fra Angelico (1437-1440, Florence) ; la célèbre composition de Rogier van der Weyden (1435, Madrid) — que reprennent plusieurs artistes, tel le Maître du Retable de saint Barthélemy (1500-1505, Paris) — où le corps évanoui de la Vierge forme un étonnant répons au corps du Christ ; et le chef-d’œuvre maniériste du Rosso (1521, Volterra). L’inventivité des peintres est manifeste dans la manière de descendre le corps : • Girolamo da Cremona et Hans Holbein : le corps dessine une puissante diagonale ou une élégante ligne serpentine. Le poids est accusé par le linge qui permet de le descendre de la croix. • Bartolomé Carducho ; Benozzo Gozzoli et Pedro Machuca : un autre linge est préparé par les saintes femmes pour l’envelopper. Époque moderne La recherche de variations des affetti (émotions) et la volonté de proposer aux fidèles des modèles méditatifs entraînent une simplification des compositions de quelques personnages. Suivant un schéma désormais traditionnel, la diagonale du corps livide du Christ crée, dans les ténèbres de la nuit, un contrepoint lumineux. Cette scène dramatique retient l’attention de quelques-uns des plus grands peintres flamands et français du 17e s. : • Peter Paul Rubens (1612-1614, Anvers, et 1617-1618, Saint-Pétersbourg) ; Rembrandt (1633, Munich, 1634, Saint-Pétersbourg, et 16501652, Washington) ; Charles Le Brun (1680, Rennes) et Jean Jouvenet (1697, Paris) jouent habilement du clair-obscur pour mettre en valeur le cadavre du Christ, descendu le long de la croix, sur un linceul d’éclatante blancheur. Période contemporaine Rares sont les artistes qui se sont aussi essayés à représenter la scène, cependant reprise dans des bibles illustrées et des chemins de croix :

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• Arcabas, Max Beckmann, Macha Chmakoff, Lovis Corinth, Vincent Corpet, Eugène Deveria, Gustave Doré, André Girard, Philippe Lejeune, James Tissot, Graham Sutherland. La déposition de croix C’est le moment où le cadavre décloué du Christ est étendu sur la pierre de l’onction. Le corps gît à terre, sur un linceul, ou est soutenu par les saintes femmes, Marie et Jean, qui s’apprêtent à le porter au tombeau. La scène se développe à partir du 14e s. mais surtout aux 15e et 16e s. : • Pietro Lorenzetti (1320, Assise) ; • Fra Angelico (1450, Florence) ; Hans Memling (1492-1495, Grenade) ; Thomas Burgkmaier (1490-1500, Augsbourg) ; Quentin Metsys (1507-1508, Anvers) ; • Jacopo del Duca (16e s., Paris) ; Jacopo Bassano (16e s., Paris) ; Pieter Coecke van Aelst (1535, Amsterdam) ; Lucas Cranach (1530-1550, Aschaffenbourg) ; Le Tintoret (1557-1559, coll. priv., et 1563, Milan) ; etc. Elle suscite parfois des compositions où l’analogie avec la mise au tombeau est évidente : • Raphaël (1507, Rome) ; Jacopo Pontormo (1528, Florence) ; il Rosso (1528, San Sepolcro). Quelques peintres des périodes modernes et contemporaines la reprennent : • Nicolas Poussin (ca. 1620-1630, Saint-Pétersbourg) ; Nicolas Tournier (ca. 1620-1630, Toulouse) ; Jusepe de Ribera (1625-1630, Paris) ; Sébastien Bourdon (1650, Aschaffenbourg) ; Eustache Le Sueur (ca. 1650) ; Jean Jouvenet (ca. 1690, Saint-Pétersbourg) ; • Louis-Félix de la Rue (ca. 1750, Lille) ; • Théodore Chassériau (1852-1855, Paris) ; • George Desvallières (1929) ; Roger Bissière (1937) ; Philippe Lejeune (1960) ; Salvador Dalí (1964-1967) ; Marc Chagall (19681976, Paris) ; Louis Nahi (20e s.) ; Evergon (20e s.) ; • Marko Ivan Rupnik (2001 et 2006). Lamentation, déploration, pietà Ces scènes, non scripturaires, eurent la faveur des artistes. L’art byzantin L’art byzantin les adopta sans doute assez rapidement. En Occident Il faut attendre la période gothique pour les voir apparaître. Les Italiens, qui furent vraisemblablement les premiers à mettre en place une véritable iconographie des douleurs de la Vierge et du groupe qui avait assisté à la descente de croix, reprennent les deux formules de l’iconographie byzantine : • la Vierge assise portant sur ses genoux le corps de son fils, tandis que les saintes femmes se lamentent, c’est-à-dire la pietà. Une évolution s’y dessine entre le Moyen Âge (fidèle à une formule pyramidale où le corps horizontal du Christ mort gît sur les genoux de sa mère) et la Renaissance (où s’impose, venue d’Italie, une nouvelle composition où seul le haut du corps du Christ repose sur les genoux de la Vierge). • la Vierge, penchée sur le corps de son fils étendu, c’est-à-dire la déploration. Cette seconde iconographie s’était propagée dans l’art byzantin à la faveur de la vénération de la pierre de l’onction de l’église du Pantocrator de Constantinople. Les artistes occidentaux apportent une variante intéressante : n’ayant « pas entendu parler de la pierre de l’onction, [les artistes] s’imaginèrent voir un sarcophage et, au lieu de représenter la Lamentation sur le corps du Christ, ils représentèrent sa mise au tombeau ; mais ils la représentèrent avec les traits pathétiques de la Lamentation » (→Mâle , 26). La pietà Apparue en occident à la fin du 13e s., elle connaît jusqu’à nos jours — sans doute sous l’influence de certains mystiques tels François d’Assise — un rayonnement sans précédent et donne bientôt lieu à la création de certains des plus grands chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture occidentales : • Fra Angelico, Fra Bartolomeo, Giovanni Bellini, Simon Bening, Bartolomé Bermejo, Sandro Botticelli, William-Adolphe Bouguereau, Dirck Bouts, Louis Bréa, Agnolo Bronzino, Bernard Buffet, Hubert de Chalvron, Annibale Carracci, Nicolas Coustou, Carlo Crivelli, Salvador Dalí, Gérard David, Eugène Delacroix, Paul Delaroche, Jean-Baptiste Deshays, Donatello,

Giovanni d’Enrico, Diego Fernandez, Jean Fouquet, Francesco Francia, Fernando Gallego, Paul Gauguin, Giotto, Camille Godet, Vincent van Gogh, Le Greco, Franz Ignaz Gunther, Jacob Jordaens, Alfred Manessier, Ludovico Mazzolino, Michel-Ange, Joseph-Ignaz Mildorfer, Lorenzo Monaco, Gustave Moreau, Colin Nouailher, Le Pérugin, Sebastiano del Piombo, Nicolas Poussin, Enguerrand Quarton, Ercole de’ Roberti, Giovanni della Robia, Giulio Romano, il Rosso, Andrea del Sarto, Claus Sluter, il Sodoma, Andrea Solario, Le Tintoret, Le Titien, Cosme Tura, Pietro del Vega, Véronèse, Rogier van der Weyden, Bernard van Orley, Raymond Voinquel, Ossip Zadkine, etc. Les artistes, célèbres ou ignorés, rivalisent de talent pour retranscrire la douleur de la Vierge qui, pleinement associée à la passion de son fils, le porte sur ses genoux, « comme elle l’avait porté jadis aux jours de son enfance » (→Mâle , 284), et se voit magnifiée dans sa maternité humaine, mais aussi spirituelle. De mère du Christ elle devient mère de l’Église, offrant au monde celui qu’elle a enfanté. L’inscription au calendrier liturgique, en 1423, d’une fête des « angoisses et des douleurs de Notre-Dame » et l’attention grandissante portée à la figure de Marie suscite une abondante production iconographique, qui tend aussi à se diversifier. La lamentation (ou déploration) La Vierge ne porte plus son fils sur ses genoux mais se penche vers le cadavre, étendu sur le linceul posé à terre. Le sujet fait éclore quelques représentations remarquables. Flandres et Allemagne Aux 15e et 16e s., mais aussi aux périodes modernes et contemporaines : • Lucas Cranach, Gérard David, Albrecht Dürer, Petrus Christus, Antoon van Dyck, Hans Baldung Grien, Matthias Grünewald, Maarten van Heemskerck, Hans Memling, Peter Paul Rubens, Geertgen tot Sint Jans, Bartolomeus Spranger, Josse van Cleve, Hugo van der Goes, etc. Italie • Jacopo Bassano, Agnolo Bronzino, Annibale Carracci, Le Corrège, Dosso Dossi, Bernardino Gatti, Luca Giordano, MichelAnge, Giovanni Battista Naldini, Giovanni di Paolo, Sebastiano del Piombo, Andrea del Sarto, Luca Signorelli, Giandomenico Tiepolo, Massimo Stanzione, Bernardo Strozzi. Espagne et France Moins fréquent : • Sébastien Bourdon, Romain Cazes, Marc Chagall, Macha Chmakoff, Eugène Delacroix, Michel Dorigny, Jean Dubois, Hippolyte Flandrin, Jean Fouquet, Jean Goujon, Jean-Jacques Henner, Charles Le Brun, Henri de Maistre, Luis de Morales, Gustave Moreau, Germain Pilon, Nicolas Poussin, Jusepe de Ribera, Nicolas Tournier. Le « Christ de piété » Dans une sorte de variation sur thème, certains artistes font le choix de représenter non la pietà ou la lamentation, mais un « Christ de pitié », c’està-dire le Christ présenté par Marie ou par des anges, parfois même par le Père et l’Esprit, comme hostie vivante offerte à la contemplation du fidèle : • Lubin Baugin, Baccio Bandinelli, Giovanni Bellini, Bernard Buffet, Ludovico Carracci, Jacopino del Conte, Daniele Crespi, Carlo Crivelli, Eugène Delacroix, Maxime Descombin, Donatello, Gaudenzio Ferrari, Filippo Lippi, Lorenzo Lotto, Jean Malouel, Antonello da Messine, Palma le Jeune, Sebastiano del Piombo, Artus Quellin, Peter Paul Rubens, Giorgio Schiavone, Desiderio da Sattigano, Véronèse, il Zoppo, etc. Particulièrement remarquables sont : • Maître de Bohême, Christ de douleur, tempera sur bois (ca. 1470, Prague) : le Christ tenant un calice sous son côté ouvert est entouré de deux anges ; • Martin van Heemskerck, Christ de douleur (1532, Gand) : deux anges entourent un athlétique Christ décrucifié, l’un semblant lui retirer délicatement la couronne d’épines ; • Véronèse, Le Christ mort, soutenu par deux anges, huile sur toile (15871589, Berlin) ;

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• Édouard Manet, Jésus mort et les anges (1864, New York). Cette iconographie inspire quelques artistes contemporains reprenant les grands maîtres de la Renaissance : • Bill Viola, Emergence (2002). D’autres encore réalisent de poignantes variations sur le Christ mort, seul : • Philippe de Champaigne ; Gregorio Fernandez ; Jean-Jacques Henner ; Hans Holbein ; Andrea Mantegna : le Christ est étendu sur le tombeau ; • Lubin Baugin ; Charles Le Brun : le Christ est étendu à côté du tombeau ; • Alexandre-Louis-Marie Charpentier ; Giusepe Sanmartino : en peinture comme en sculpture, le Christ est étendu, déjà recouvert du linceul. 60a il le plaça dans le tombeau La mise au tombeau Sources scripturaires Certains artistes, soucieux d’être plus attentifs aux Écritures, s’efforcent, après le concile de Trente, de représenter une tombe creusée dans le rocher : • Rogier van der Weyden (1449-1450, Florence) ; Fra Angelico (1450, Florence et Munich) ; • Albrecht Altdorfer (1518, Vienne) ; Hans Burgkmair I (1521, Augsbourg) ; Hans Holbein (1525, Bâle) ; Le Greco (1560, Athènes) ; Le Tintoret (1565, Édimbourgh) ; Jacopino del Conte (ca. 1580, Chantilly) ; • Sisto Rosa (1607, Londres) ; Giovanni Battista Crespi (ca. 1600-1620, Novarra) ; Peter Paul Rubens (1616, Cambrai) ; Rembrandt (1635, Glasgow, et 1646, Munich) ; Jan Tengnagel (17e s., Paris) ; • Jean-Baptiste de Bray (18e s., Chantilly) ; • William Blake (1805, Londres) ; Carl Heinrich Bloch (ca. 1860-1870) ; • Louis de Waele (1940-1948, Paris). Cependant, tout au long de l’histoire, les artistes ont massivement livré des interprétations qui ne tiennent guère compte de certains détails pourtant précisés, notamment le fait que le tombeau a été taillé dans le roc (Mt 27,60 ; Mc 15,46 ; Lc 23,53). Les personnages, présents à la descente de croix et à la déploration (*vis59), entourent le corps du Christ, qui gît sur un sarcophage, et expriment leurs douleurs, comme à la lamentation, ce qui explique une certaine confusion dans la dénomination des œuvres. Dès l’époque paléochrétienne Une iconographie de l’ensevelissement du Christ voit le jour. Les premières images sont cependant toutes symboliques et typologiques, puisqu’elles représentent Jonas avalé par la baleine (cf. Mt 12,38-42 ; 16,1-4 ; Lc 11,29-32). Époque carolingienne La mise au tombeau apparaît en parallèle avec l’événement qui la précéda, la descente de croix : • Sacramentaires de Fulda (975 et 1020) : Nicodème (*syn57b) et Joseph portent le corps du Christ dans un monument rond ; • Codex Egberti (ca. 980-990, Trèves) : ils le portent dans un tombeau sarcophage. À partir du 12e siècle La scène de la préparation du corps (Jn 19,40) apparaît à partir du 12e s. mais sans réelle fortune. En revanche, la mise au tombeau développe une nouvelle formule qui ajoute aux personnages désormais traditionnels de Nicodème et Joseph d’Arimathie, ceux des saintes femmes, de la Vierge et de Jean, qui se pressent, dans des compositions resserrées, autour du corps du Christ porté dans un tombeau en forme de sarcophage : • Psautier d’Ingeburge (1210, Chantilly). 14e et surtout 15e-16e siècles Comme pour la plupart des scènes de la passion, sous l’influence des mystiques, des théologiens et des mises en scènes théâtrales de la passion, l’ensevelissement est exemplifié dans des scènes isolées, comme dans des éléments de prédelle de vastes retables. Flandres et Allemagne • Robert Campin (1410-1420, Londres) ; Dirck Bouts (1450, Londres) ; École du Nord (1480-1490, Paris) ; Jacques de Baerze (fin 14e s., Dijon) ;

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• Albrecht Dürer (1497-1511 et 1512) ; Hans Holbein (1500, Augsbourg) ; Jérôme Bosch (1507) ; Adriaen Isenbrant (1550, Londres) ; Maarten van Heemskerck (1559-1560, Bruxelles). Italie • Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Simone Martini (début 14e s., Berlin) ; Pietro Lorezetti (1320, Assise) ; Ugolino da Siena (1320-1330, Florence) ; Niccolo di Pietro Gerini (1370, Florence) ; • Andrea del Castagno (1447, Florence) ; Piero della Francesca (1460-1462, San Sepolcro) ; Anico Aspertini (fin 15e s., Paris) ; • Michel-Ange (1500-1501, Londres) ; Giulio Cesare Amidano (ca. 1500-1510, Paris) ; Andrea Busati (1512, Londres) ; Le Titien (1520, Paris, et 1559, Madrid) ; Giorgio Vasari (1532, Arezzo) ; Michelangelo Aliprandi (ca. 1560-1580, coll. priv.) ; Le Tintoret (1592-1594, Venise) ; • Bartolomeo Bandinelli (16e s., Paris). Manuscrits enluminés • Jean Fouquet (ca. 1450) ; Simon Bening (1525-1530, Los Angeles). Bas-reliefs En ivoire (plaques de reliure), en pierre ou en bronze : • il Riccio (ca. 1400-1420, Washington) ; Moderno, émaux (ca. 15001520, Écouen) ; Léonard Limosin (1552-1553, Paris) ; Pierre Reymond (ca. 1550-1560, Écouen). Œuvres sculptées monumentales • Michel Colombe (1494-1498, Solesmes) ; • Juan de Juni (1544, Valladolid) ; etc. Renaissance et période moderne Les artistes furent sensibles à l’ambiguïté de la mise au tombeau et de la lamentation : Peinture • Jaime Huguet (1460, Paris) ; Andrea Mantegna (1460, Milan) ; Luca Signorelli (1499-1502, Orvieto) ; • Raphaël (1507, Rome) ; Francesco Francia (1510-1517, Londres) ; Sebastiano del Piombo (1516, Saint-Pétersbourg) ; Giulio Romano (1510, Venise) ; Bramantino (1520-1525, Milan, et ca. 1520, Lille) ; Le Titien (1576, Venise) ; • Jusepe de Ribera (1633, Madrid) ; Le Guerchin (ca. 1640, Rennes) ; Sébastien Bourdon (ca. 1650, Aschaffenbourg et Montpellier) ; Jean de la Borde (1693, Mâcon). Sculpture Divers personnages entourent le corps du Christ mort et composent les innombrables « saints sépulcres » qui, comme les pietàs, figurent dans de très nombreuses églises. Leurs compositions, connues sous le titre de la déploration ou de la lamentation, tiennent tout autant de la mise au tombeau. • Nicolo dell’Arca ; Giacomo Cozzarelli et Guido Mazzoni offrent des exemples très célèbres de l’Italie renaissante ; à quoi s’ajoutent de très nombreux ensembles, anonymes, à partir du 14e s. Cette formule est reprise par de rares peintres de la période contemporaine : • Anselm Feuerbach (1863, Munich) ; Jean-Jacques Henner (1876, Paris) ; • Gabriel-Joseph Ferrier (1903, Arras). Époques moderne et contemporaine Cette tradition iconographique diverse produit encore quelques chefs-d’œuvre : • Le Caravage, retable (1602-1603, Vatican) : le Christ, pierre d’angle, est porté au tombeau. Cette œuvre eut une grande influence sur toute la production du 17e s. Les artistes privilégient cependant toujours la lamentation autour du Christ mort à l’ensevelissement proprement dit : • Francesco Alabani dit L’Albane (ca. 1601-1602, Paris) ; Bartolomeo Schedone (ca. 1600-1615, Paris) ; Pieter Lastman (1612, Lille) ; Simon Vouet (ca. 1638-1640, Le Havre, Louvre, Bruxelles, etc.) ; Antonio de Pereda (1640-1650, Saint-Pétersbourg) ; Léonhard Kern (1650, Grosscomburg) ; Le Guerchin (1656, Chicago) ; • Symon Czechowicz (avant 1731, Cracovie) ;

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• Alphonse-Henri Périn (19e s., Paris) ; Eugène Delacroix (1848, Boston) ; Gustave Moreau (1862, Decazeville) ; Joseph-Thomas Chautard (1866, Pau) ; Jean-Jacques Henner (1876, Paris) ; • André Derain (1904-1906) ; Paul Delvaux (1951) ; Michel Ciry (1967) ; etc. Certains développent une ligne iconographique jusque-là très discrète : • Alonso Cano ; Simon Vouet ; Taddeo Zuccaro : le Christ mort est soutenu par les anges ou même porté au tombeau par ces derniers. Exceptionnellement, quelques peintres illustrent les préparatifs annexes : • Salvador Dalí, Préparation du corps du Christ (1864-1867) ; cf. déjà Vittore Caraccio, Préparation du tombeau (1505, Berlin). L’abstraction permet d’ouvrir de nouvelles voies : • Alfred Manessier (1948) ; Fernand Léger (1950). 61 Iconographie rare Seuls les illustrateurs de bibles représentent la pierre du tombeau roulée et les saintes femmes assises face au sépulcre fermé : • Johann Christoph Weigel (1695) ; • James Tissot (1886-1894). + Musique + 59 ayant pris le corps Mimétisme : descente de croix →Bach Passion figure la descente de croix par une descente mélodique sur Und Joseph nahm das Leib (« Et Joseph prit le corps ») aboutissant avec Leib (« corps ») sur la note **sensible de sol mineur. 60a tombeau Insistance sur le tombeau →Bach Passion souligne l’abaissement total de Jésus par la tessiture grave choisie pour le mot Grab (« tombeau »). + Danse + 59-61 Mise au tombeau du Christ, honneur à Marie-Madeleine →Neumeier Passion • Finalement, Marie-Madeleine va rejoindre les deux autres Marie veillant près du tombeau. Elle s’empare de la tunique de Jésus. (Sur son passage, avec répugnance, Pilate va marquer un recul.) • Présentant la tunique à deux mains devant elle, Marie-Madeleine s’avance vers le centre de la scène où tous les protagonistes — formant une sorte de haie d’honneur improvisée — s’écartent de part et d’autre pour laisser passer la « pièce à conviction » du drame qui vient de se jouer ; à pas retenus, elle gagne le podium du fond où elle étale le vêtement-relique. • Avec les mêmes gestes méticuleux que ceux du Christ au début du ballet (*dan26,1-2 Silence initial), elle le plie dévotement devant elle, avant de le disposer sur ses genoux en forme de livre ouvert, sur lequel elle finit affalée, les mains au visage pour contenir sa peine. + Cinéma + 59 ayant pris le corps Descente de croix et déposition du Christ Jésus en dernier • →Zecca Passion : Les deux croix des brigands sont déjà vides, flanquées d’échelles, lorsqu’un groupe d’hommes s’approche de Marie, Jean, Marie-Madeleine et le soldat. La couleur bleutée de l’image suggère le crépuscule. Sur l’autorisation du soldat, le corps de Jésus est détaché et reçu dans un grand drap. Il est ainsi transporté par cinq hommes jusqu’au tombeau, suivi par Marie, Jean et Marie-Madeleine en pleurs. Jésus en premier • →Pasolini Matteo : La descente de croix réunit les femmes et les disciples. Le corps de Jésus est doucement détaché de la croix, recueilli par quatre hommes, tous vêtus d’un habit foncé. Jean et une femme déroulent à côté un drap blanc dans lequel on enroule le corps.

• →van den Bergh Matthew : Les silhouettes se détachent sur un ciel rouge, comme lors du portement de croix (→Le chemin de croix au cinéma : van den Bergh). Une procession suit le corps, emporté vers la gauche de l’écran. Les corps des deux larrons pendent encore aux croix. Le v.59 est illustré par Joseph arrangeant le linceul autour du corps de Jésus. La lumière est celle du jour. Clôture du film • →Greene Godspell : Les disciples se réveillent en chantant « Longue vie à Dieu ». La déposition du corps de Jésus est filmée à travers une profonde plongée. Les disciples portent le corps en procession à travers rues et jardins de la ville déserte, sur un medley des principales chansons du film. La foule dense de New York, qui avait laissé la ville vide dès l’arrivée de Jésus (→Utilisation des évangiles au cinéma : Greene) et jusqu’alors, retrouve sa frénésie habituelle. Dernière scène du film. Pietà cinématographique • →Zeffirelli Jesus ; →Young Jesus. • →Gibson Passion : Après la déposition du Christ survient le plan d’une pietà qui subitement se fait tableau. L’immobilisation de la Vierge (dont la rigidité de la pose contraste avec l’agitation du vent et le lent mouvement de la caméra), ainsi que son geste (une main passée autour du cou de Jésus et soutenant sa tête, l’autre à demi ouverte, paume vers le haut, sur la poitrine de son fils), renforcent l’idée de référence iconographique du plan. En un gros plan, le regard de la Vierge se détache du corps mort de son fils, pour venir s’adresser au spectateur. Ce regard-caméra amplifie le film d’une logique picturale. Cette impression est renforcée par un lent travelling arrière qui fait glisser la caméra sur l’axe transversal, reliant l’image à son spectateur. Un fondu au noir vient effacer le tableau attendu. À plusieurs reprises, un contrechamp sur les futures reliques de la passion, regroupées et composées selon les schémas iconographiques traditionnels, achève la médiation culturelle de la scène. 60a il le plaça dans le tombeau Parallèle visuel • →Zecca Passion : Joseph d’Arimathie précède le cortège portant Jésus et vérifie que le tombeau est vide. Au loin, à l’arrière-plan, on voit la colline du Golgotha et les trois croix. La scène de l’ensevelissement est brève. Fantaisie documentaire • →Jacobovici Tomb (documentaire sur Discovery Channel) élabore une interprétation fantasque de la tombe de Talpiot, découverte trente ans auparavant par James D. Tabor. *interp57-61 ; →Le lieu de la mort et de l’ensevelissement de Jésus 61 assises en face du sépulcre Variations Contrairement au texte Mt, les femmes ne sont pas forcément tenues à l’écart et ont souvent un rôle plus actif (*pro61). • →Zecca Passion : À la suite de Joseph et des porteurs du corps, Marie, Jean et Marie-Madeleine pénètrent à l’intérieur du tombeau. • →Pasolini Matteo : Le corps est porté par quatre hommes, puis un cinquième. Avec les femmes et les disciples, le cortège funéraire s’avance jusqu’au tombeau. Avant que la pierre soit roulée, un gros plan montre Marie (*chr61), qui contemple une dernière fois, avec amour, le corps de son fils. La paix de la scène contraste avec la caméra tumultueuse de la crucifixion. Marie enserre la pierre roulée : dernier plan rapproché du tombeau avant la résurrection. Distance respectée • →van den Bergh Matthew : Un travelling latéral gauche nous conduit de Joseph (*cin59 : van den Bergh) aux deux femmes assises en face du sépulcre. Un plan plus large montre que le tombeau est comme creusé dans le sous-sol. Dehors, à droite de l’entrée, se trouvent de larges pierres sur lesquelles Joseph prépare le corps.



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27,62-66 Les gardes postés au sépulcre + Propositions de lecture + 62-66 Les gardes postés au sépulcre Intrigue : transition vers la double conclusion du récit de la passion et de Mt Les deux programmes narratifs engagés au début du récit de la passion (derniers jours du fils de l’homme ; complot des chefs juifs pour faire périr Jésus) trouvent leur achèvement à la fin de l’évangile, auquel ils donnent ainsi une double conclusion. Le complot des chefs se termine dans l’invention d’un mensonge pour faire pièce à la foi en la résurrection (Mt 28,11-15). La destinée du →fils de l’homme se termine par son intronisation (Mt 28,16-20). Les v.62-66 assurent la transition entre le récit de la passion (terminé avec la mise au tombeau de Jésus au v.61) et les témoignages sur la résurrection (commencés en Mt 28,1 avec la visite des saintes femmes au tombeau), mais aussi entre les deux conclusions de l’évangile : un mensonge pour les incrédules, le triomphe commencé de Jésus Christ pour les croyants. Ironie Le thème de l’inanité des efforts humains pour contredire les initiatives divines est constant dans la Bible. Il trouve une nouvelle expression dans les manœuvres dérisoires des opposants de Jésus : ouvrant les tombes les mieux scellées (*pro64a.65c.66a ; *chr66b) et envoyant son ange comme l’éclair, Dieu se rit de toute manipulation. 64c il s’est levé Sens Pour les Juifs, la →résurrection est strictement eschatologique. La résurrection de Jésus dans l’histoire signifie d’une certaine manière déjà la venue de l’ère eschatologique (cf. 1Co 15,20 ; He 6,5).

62a Préparation Terme technique paraskeuê « parascève ». *hge62a

Byz V S TR Nes 62 a

b

63 a

Le lendemain, VS jour suivant, c’est-à-dire après la Préparation, V Parascève, les grands V princes des prêtres et les pharisiens s’assemblèrent auprès de Pilate disant : et lui dirent : — Seigneur, S — Monseigneur, nous nous sommes souvenus que ce déviant a dit V ce séducteur a dit S cet imposteur disait quand il était encore vivant : — Après trois jours, je me lève. V ressusciterai. S

b

c

64 a

b c

d

Ordonne donc de s’assurer du VS garder le sépulcre jusqu’au troisième jour, de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober Byz S TRde nuit et qu’ils ne disent au peuple : S qu’il s’est levé V est ressuscité des morts. Cet égarement ultime sera pire que le premier.

63b déviant En un sens très actif Le terme grec employé ici (planos, dérivé du verbe planao « se perdre, errer ») connote l’égarement. *ptes63b.64d ; *jui63b.64d ; *chr63b.64d + Grammaire + 64a.65c.66a s’assurer + assurez-vous + s’assurèrent — Ambiguïté du verbe Le verbe asphalizomai peut avoir un sens objectif et un sens subjectif, selon qu’il est : • transitif : « être assuré, fortifié », avec pour objet direct « le sépulcre » aux v.64 et 66 ; • intransitif : « s’assurer, être sur ses gardes », v.65. Pilate reprend les mots des grands prêtres, mais dans sa bouche le même verbe suggère que les prêtres se protègent eux-mêmes autant qu’ils veulent faire garder le sépulcre. *pro64a.65c.66a

+ Procédés littéraires + 62-66 NARRATION Cadre temporel… Dans le triduum/triptyque du grand sabbat (*interp27,57-28,6), on est au deuxième jour. … ironique En une composition ciselée en détails (*pro63-64), Mt place ironiquement l’agitation des chefs juifs inquiets au cœur du grand sabbat de Jésus.

62b Conseil des méchants Mt 2,4 ; 22,34.41 ; 26,3.57 ; 28,12 ; Ps 2,2 ; *ref26,4 – 63b déviant Jr 14,14 – 63c Après trois jours, je me lève Mt 12,40 ; 16,21 ; 17,23 ; 20,19 ; Os 6,2 ; Jon 2,1 ; Ac 10,40 ; 1Co 15,4 ; *ref26,61b – 64d pire Mt 12,45

Texte + Critique textuelle + 64b de nuit Plus Byz, TR et S reprennent d’emblée un motif conventionnel des histoires de délivrance (*pro62-66). + Vocabulaire + 62a.64d.66b Le lendemain + Préparation + égarement + en scellant — Hapax Mt Mt cisèle son récit par un jeu de renvois entre les projets des hommes et les réalisations divines (*bib28,2a ; *bib28,4), qui est plein d’ironie (*pro28,1115 ; *pro28,11bc ; *pro28,12-13).

62a Le lendemain, c’est-à-dire après la Préparation PRAGMATIQUE Implication ironique ou distanciation ? Pourquoi ne pas dire tout simplement le jour du sabbat ? • Ou bien Mt souligne finement que les pharisiens violent le repos du sabbat et font exactement ce qu’ils ont reproché à Jésus (Mt 12,2) ; • ou bien, au contraire, il cherche à estomper l’invraisemblance d’une démarche des pharisiens violant aussi frontalement le sabbat, qu’il trouve dans la tradition qu’il rapporte ici (*syn62-66). *hge62a 62b les pharisiens Hapax dans la passion Mt Seule mention des pharisiens dans tout le récit de la passion de Mt. NARRATION Analepse Elle fait écho à Mt 12,14 où, les premiers, ils « tinrent conseil contre lui sur la manière de le faire périr » (passage suivi en Mt 12,18-21 par une citation de Is 42,1-4 [appartenant au premier chant du Serviteur], par le narrateur lui-même). En Mt 12,38-42 Jésus annonçait le seul « signe de Jonas » aux

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pharisiens qui lui demandaient un signe : « Le fils de l’homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits. » PRAGMATIQUE Ironie Pour le lecteur de Mt, c’est à cette parole qu’ils font allusion ici (non aux prédictions de sa résurrection faites par Jésus aux disciples). 63-64 RHÉTORIQUE Chiasme parfait {imposteur [je me lève [garde le sépulcre (trois jours) de peur qu’ils ne dérobent] il s’est levé] égarement pire}. 63b Seigneur ÉNONCIATION Désignation ironique Ce n’est pas Jésus, mais le gouverneur romain, que les pharisiens honorent du titre de kurios. 63b Monseigneur (S) Caractérisation ironique des grands prêtres et des pharisiens par leur parole ? Litt. « Notre seigneur ». Même si le suffixe possessif est habituel en S, il choque, prononcé par des responsables juifs dans ces circonstances précises. 63b nous nous sommes souvenus PRAGMATIQUE Ironie Les ennemis de Jésus violent le sabbat parce qu’ils se souviennent des paroles de Jésus annonçant sa résurrection, qui les tourmentent. NARRATION Parallélisme antithétique entre ennemis et amis de Jésus Sans se souvenir explicitement de ses paroles, mais en suivant la logique de leur amour, ses amis respecteront le sabbat et obéiront à ces paroles en se rendant au tombeau le troisième jour (Mt 28,1). 63b.64d déviant + égarement — PRAGMATIQUE Sarcasme Pour l’évangéliste, les chefs se trompent et veulent tromper les autres en appelant Jésus un déviant (*jui63b.64d), alors qu’il n’a cessé de mettre en garde contre l’égarement (Mt 24,4-5.11.24). C’est leur dernier égarement, envers et contre l’évidence des faits, qui est pire que leur premier : le détournement des foules de Jésus. 63c Après trois jours, je me lève Seule occurrence de l’expression Mt dit généralement « le troisième jour » : • ou bien indice supplémentaire du fait que Mt insère ici une tradition dont il hérite (*syn62-66), • ou bien les notables font allusion aux paroles de Jésus sur le signe de Jonas en Mt 12,38-42. 64a.65c.66a s’assurer + assurez-vous + s’assurèrent RHÉTORIQUE Répétition Le verbe asphalizô « s’assurer, sécuriser » est répété trois fois, avec des variations de sens : *gra64a.65c.66a. PRAGMATIQUE Ironie D’une part, il est peu probable que les disciples, qui ont tous fui honteusement, aient le courage de s’approcher de la tombe (*mil64b.66b), d’autre part « Celui qui siège dans les cieux rit » (Ps 2,4).

Polémique apologétique La peur « qu’ils ne disent au peuple, etc. » montre que deux groupes concurrents se disputent la confiance du « peuple » et l’autorité sur lui. Contre les objections de leurs coreligionnaires qui ne croyaient pas que Jésus eût été le messie ni qu’il fût ressuscité, ceux qui croyaient en lui répondaient par : • l’existence de témoins (les femmes) identifiant le tombeau et prévenant toute confusion, • la pierre énorme qui le fermait et les scellés posés, • la garde stationnée devant, prévenant toute supercherie. Que si l’on disait que la garde avait manqué de vigilance au point même de s’endormir, on répondait qu’ils avaient été payés pour le prétendre.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 62-66 Vraisemblance historique de la scène (et du petit cycle des soldats gardiens de la tombe ; cf. Mt 28,2-4.11-15) ? →Depuis Reimarus Apologie, des critiques soutiennent que ce qui est historique est le vol du corps et que l’ensemble des textes sur la résurrection relèvent d’inventions des disciples et de polémiques visant à établir la foi nouvelle. L’idée que le sanhédrin, les chefs des prêtres et les pharisiens (habituellement ennemis) aient pu se réunir ensemble un jour de sabbat et ajouter foi au rapport des soldats est invraisemblable pour eux. Cependant, si retravaillée par Mt et empreinte d’ironie qu’elle soit, l’histoire des gardes du tombeau n’est pas réductible à une pure invention de sa part. • →Lagrange Matthieu « On objecte que le Sanhédrin ne se serait pas réuni officiellement le jour du sabbat. Mais aussi Mt ne nomme pas les anciens — qu’il a si souvent mis en scène —, et on ne doit pas opposer à sa véracité le caractère général de ses expressions. Il suffisait pour la démarche de quelques prêtres et de quelques Pharisiens, qui, après divers pourparlers, se donnent rendez-vous auprès de Pilate. » Mt retravaille ici une tradition apologétique (*gen62-66). Contre la rumeur historique du vol du corps, la tradition des disciples de Jésus (ou bien Mt lui-même) a pu ajouter les motifs de la garde du tombeau et des scellés (qui permettent d’établir légalement, en quelque sorte, la véracité de l’intervention divine en Jésus, *syn62-66). 62a la Préparation Chronologie *voc62a = la préparation du sabbat Le vendredi, on prépare la nourriture et les commodités nécessaires au samedi chômé (cf. Mt 28,1 « après le jour du sabbat »). = la préparation de la Pâque en Jn 19,14.31. La veille du 15 Nisan est une journée très occupée : recherche et élimination systématique de tout produit fermenté, immolation des agneaux, préparation du repas pascal. La Pâque est au moins une fois nommée un sabbat (Lv 23,15). →Chronologie de la passion + Milieux de vie +

+ Genres littéraires + 62-66 Récit de délivrance à finalité apologétique ? Cadre d’un miracle de délivrance ? Diverses locutions se retrouvent dans plusieurs miracles de délivrance de la littérature antique : • s’assurer du sépulcre (Ac 5,23 ; 16,24), • une garde (Ac 12,4-6 ; →Nonnos Dion. 15,283-286 : gardes qui s’enfuient ; →Philostrate Vit. Apoll. 8,30 : gardes qui témoignent ; →Dion Cassius 64,8,2 : gardes terrifiés et mourants), • des scellés sur la pierre (→Nonnos Dion. 45,267), • la nuit (Ac 5,19 ; 12,6 ; 16,25 ; →Philostrate Vit. Apoll. 8,30 ; →Dion Cassius 64,8,2). Mais la résurrection de Jésus ne s’y réduit pas : nulle part Mt ne décrit sa libération comme une sortie de prison (à la différence d’→Év. P.).

62b les grands prêtres et les pharisiens LITURGIE Coalition singulière C’est l’unique apparition des →pharisiens (*pro62b) dans les récits de passion (avec Jn 18,3). Avec Mt 21,45, où ils se liguent contre Jésus après la parabole des vignerons homicides, c’est la seule fois qu’ils apparaissent coalisés avec les grands prêtres. Sans doute est-ce en raison de leur foi en la résurrection, qui est le sujet central du passage ? 64b.66b dérober + en scellant — MŒURS Protection contre le pillage de la tombe Les esprits de ceux qui avaient été tués prématurément étaient réputés errer sur la terre et être particulièrement sensibles aux invocations des nécromanciens. Le trafic de cadavres qui en résultait explique pour une part pourquoi les formules de malédictions sur ceux qui oseraient déranger la sépulture sont si nombreuses parmi les inscriptions funéraires antiques. Les pillages de tombes étaient si fréquents que les malédictions contre les violeurs de

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tombe forment un corpus dans les inscriptions juives anciennes. L’empereur Claude aurait même fini par décréter la mort pour les fauteurs de tels actes. Les scellés en question ici empêchent d’entrer et de ressortir furtivement. *anc64b 64c il s’est levé MŒURS Rites funéraires : foi en la résurrection Les nombreux ossuaires du 1er s. témoignent de la foi en une →résurrection physique parmi les Judéens au temps du NT.

+ Textes anciens + 64b dérober Pillage de tombes Pratiqué ? On soupçonne les sorcières de voler les corps pour faire de la magie (→Apulée Metam. 2). Les cadavres issus de mort violente sont particulièrement efficaces (→PGM 1,248-249 ; 2,49-50 ; 4,342-343.1390-1395.1402-1403.22112217 ; 57,5-6 ; 58,5-9 ; 67,21 ; 101,1-3 ; →Apollonius de Rhodes Argon. 4,51-53 ; →Lucain Bell. civ. 6,538-568). Puni Commettre des vols dans les tombeaux est impie (→Plutarque Mor. 173b) et passible de la peine capitale (→SEG 8 no. 13). *mil64b.66b 27,64c-28,20 PARADOXOGRAPHIE Apparitions post-mortem dans les récits de prodiges La croyance en un retour à la vie de célébrités défuntes est bien attestée dans l’Antiquité et donne lieu à de nombreuses anecdotes chez des historiens friands de prodiges et chez des romanciers. Dès le 4e s. av. J.-C., elles entrent avec nombre d’autres « merveilles » dans des compilations œuvres de « paradoxographes », se désignant ironiquement comme « amateurs de mensonges » (titre de →Lucien de Samosate Philops.) ; cf. →Schepens et Delcroix . Attestations ? Les retours de défunts sont racontés comme autant de prodiges. Ces personnes sont : • décédées : →Apulée Metam. 8,8 ; 9,31. Les histoires de fantômes pouvaient être prises au sérieux par des personnes sérieuses : →Pline Ep. 7,27 demande à Licinius Sura ce qu’il pense des phantasmata en donnant pour exemple le récit de Curtius Rufus sur une maison hantée (cf. →Tacite Ann. 11,21). Après la mort de Néron, des rumeurs circulèrent au sujet d’un Nero redux ou redivivus ; • apparemment décédées : →Chariton d’Aphrodisias Chaer. 3,8,9 ; 8,1,14 ; →Heliodore Æth. 2,7 (Théagène prend Chariclée, qu’il croit morte, pour un fantôme) ; • (désireuses d’être) réputées immortelles : →Tite-Live 1,16,2-8 ; →Ovide Fast. 2,500-509 ; →Plutarque Num. 11,3 ; →Rom. 28. Résurrections ? Ces apparents retours à la vie ne sont pas des résurrections : • dans le premier cas, il ne s’agit pas d’une apparition corporelle mais seulement d’un esprit — histoire de fantômes ou de revenants ; • dans le deuxième cas, la mort n’a été qu’apparente. Callirhoé dit à Aphrodite qu’elle est morte et est revenue à la vie, mais ce sont des manières de parler. Le roman est clair : il s’agit d’une réanimation de l’héroïne seulement étourdie, et non pas morte (→Chariton d’Aphrodisias Chaer. 1,8,1). Son mari ne la pense d’ailleurs pas ressuscitée mais enlevée par les dieux dans leur royaume, à moins que son cadavre n’ait été volé (→Chaer. 3,3) — histoire de réanimations, de supercheries et de croyances mythologiques ; • dans le troisième cas, les héros en question n’ont jamais connu la mort — histoire illustrant l’immortalité de l’âme. Démystifications ? Les auteurs de littérature dite « paradoxographique », qui commence à partir du 4e s. av. J.-C. et fleurit au tournant de l’ère et dans les premiers siècles, finirent par compiler ces apparitions pour les dénigrer parmi d’autres faits prétendument miraculeux. On est parfois dans la pure mythologie, comme dans cette description des arts d’Esculape :

• →Ps.-Apollodore Bibl. 3,10 « Esculape étant devenu habile dans la chirurgie, à laquelle il s’était longtemps exercé, empêchait non seulement beaucoup de gens de mourir, mais en ressuscitait même qui étaient déjà morts. Ayant reçu de Minerve le sang qui avait coulé des veines de la Gorgone, il se servait de celui des veines du côté gauche pour faire périr les hommes, et de celui du côté droit pour les guérir ; ce fut par ce moyen qu’il ressuscita des morts. Ceux que je trouve cités comme ayant été rendus à la vie par lui, sont : Capanée et Lycurgue, comme le dit Stésichore dans Eriphyle ; Hippolyte, suivant l’auteur des Naupactiques ; Tyndare, suivant Panyasis ; Hyménée, suivant les Orphiques ; et Glaucus, fils de Minos, suivant Mnésagoras. » Le ton se fait parfois plus « historien » : • →Lucien de Samosate Philops. 26 affirme avoir connu quelqu’un qui s’est relevé vingt jours après avoir été enseveli. • →Proclus Comm. Rem 614b cite Naumachius d’Épire qui liste trois individus revenus à la vie, respectivement après neuf mois, quinze jours ou trois jours au tombeau (ed. Kroll , 2,115). Plusieurs auteurs révoquent en doute les histoires de ce genre et leur trouvent des explications rationnelles. Par exemple, Palaephatus évoque comme absurde l’histoire de Glaucus (fils de Minos [roi de Crète] et de Pasiphaé), défunt dans sa tombe, ressuscité par le sage Polyidus d’Argos (enterré vivant avec lui) à partir d’une herbe miraculeuse indiquée par des serpents — avant de la démystifier comme une simple manière de dire : • →Paléphatos Incred. 27 « Glaucus ayant bu trop de miel perdit la tête et, après avoir considérablement vomi, tomba en défaillance. Plusieurs médecins accoururent attirés par l’espoir d’un beau salaire, et entr’autres Polyïde, qui employa une herbe qu’il trouva et dont un médecin nommé Dracon (en grec serpent) lui avait appris les vertus. Comme il guérit Glaucus, au moyen de cette plante, plusieurs personnes dirent que Polyïde avait ressuscité Glaucus mort dans le miel. » + Intertextualité biblique + 62b s’assemblèrent Motif récurrent *ref62b. Ces rassemblements contre Jésus sont encore un indice de sa messianité. 63b.64d déviant + égarement — Injure polémique récurrente • Mt 22,29 ; 24,4 ; Jn 7,12.47 ; 2Co 6,8 ; 1Tm 4,1 ; 2Jn 7. *ptes63b.64d ; *jui63b.64d 64a troisième jour Cadre temporel Os 6,1-3 est cité pour la première fois dans ce contexte par →Tertullien Jud. 13, mais il n’est explicitement cité par aucun auteur du NT. Il est donc difficile de réduire le motif du troisième jour à une « preuve scripturaire ». Pour d’autres références au troisième jour, voir *jui64a. 64c il s’est levé des morts MOTIF Résurrection La croyance en un retour à la vie de célébrités défuntes est bien attestée dans le monde juif du NT : Hérode Antipas, meurtrier de Jean-Baptiste, crut le retrouver vivant en Jésus (Mt 14,1-2). Dans les Écritures, elle trouve de nombreux antécédents, aux statuts, fonctions et significations littéraires et théologiques variés : • résurrections (réanimations ?) d’individus par un prophète : 1R 17,17-24 ; 2R 4,18-37 ; • résurrection collective dans la célèbre vision de Ez 37,1-14 ; • résurrections symboliques, pour représenter la renaissance du peuple repentant après les exils : Os 6,1-3 ; Is 24-27 ; 65-66 ; • résurrection confessée comme un article de foi, sur la base de la reconnaissance de Dieu comme créateur absolu de la vie humaine : 2M 7,9.11.23 ; 14,46. + Littérature péritestamentaire + 62-66 Amplification →Év. P. 29-33 ajoute des détails légendaires : • le nom du chef des gardes est Petronius ;

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• soldats, scribes et anciens tous ensemble roulent la pierre pour fermer la tombe ; • elle est scellée de sept sceaux ; • les gardes montent une tente devant la tombe. L’accent est mis sur le merveilleux de la résurrection de Jésus. 63b.64d déviant + égarement — Polémique judéo-chrétienne L’injure planos (*voc63b) est utilisée contre Jésus dans la polémique la plus ancienne : • outre *bib63b.64d, voir →T. Lévi 16,3 ; →Justin le Martyr Dial. 69,7 (à propos des miracles de Jésus) ; *jui63b.64d ; *chr63b.64d ; →Motifs de l’arrestation de Jésus.

(Ex 19,16), des espions (Jos 2,16), de Jonas (Jon 2,1), de ceux qui remontaient d’exil (Esd 8,15), d’Esther (Est 5,1). Il conclut par cette ouverture homilétique : « Et en vertu de quoi ? Nos maîtres disent : “En vertu du troisième jour du don de la Tora” ; et rabbi Lévi dit : “En vertu du troisième jour de notre père Abraham : ‘Le troisième jour, etc.’” » • Le « troisième jour » (Gn 22,4), le sacrifice conjoint d’Abraham et Isaac (→L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac) est cause de bénédiction gratuite de la part de Dieu pour leur postérité, qui répondra aussi par la pratique de la Tora, source de vie (cf. encore →Gen. Rab. 91,7 ; →Est. Rab. 9,2 ; →Midr. Ps. 22,5). + Tradition chrétienne +

64c il s’est levé Une espérance bien attestée Le sort des défunts au-delà de leur mort demeure un sujet très débattu dans le judaïsme du temps : →résurrection des morts (*mil64c).

Réception + Comparaison des versions + 63c je me lève : Byz S TR Nes | V : je ressusciterai • Gr : egeiromai (présent) ; S : q’m (participe, sens présent). • V : resurgam (futur). + Lecture synoptique + 62-66 SM : la garde devant la tombe *voc65b.66b ; 28,11b Ni Mc, ni Lc, ni Jn, qui décrivent pourtant la pierre comme un obstacle aux possibles visiteurs de la tombe, ne connaissent cette garde. L’histoire des soldats gardiens de la tombe racontée en Mt 27,62-66 ; 28,2-4.11-15 forme une tradition cohérente présente, avec des variations également, en →Év. Naz. 22 ; →Év. P. 35-49. Cependant le récit de Mt est nettement moins empreint de merveilleux, et profondément imprégné d’ironie. C’était peut-être la contrepartie de la polémique développée par les disciples en réponse à la polémique hostile des autres Juifs. 62a Le lendemain, c’est-à-dire après la Préparation // Jn Pourquoi ne pas dire simplement : « le jour du sabbat », si Jésus a été exécuté le vendredi et s’il s’agit simplement du samedi ? La périphrase ne peut-elle pas désigner aussi la journée du 15 Nisan (après la préparation le 14 Nisan) et garder la trace d’une →chronologie de la passion proche de Jn ?

62a Le lendemain, c’est-à-dire après la Préparation Le sabbat • →Raban Maur Exp. Matt. 764.52 rapproche le sixième jour, jour de la création d’Adam, avec celui de la crucifixion du Christ et de la préparation de la Pâque. Le septième jour étant le jour du sabbat, du repos, tout doit être « accompli » (consummatum) le sixième jour. La résurrection se déroule le huitième jour. • →Albert le Grand Sup. Matt. « […] c’est-à-dire le jour du sabbat. Argument contre : alors, ils ne pouvaient pas agir, donc ils ne pouvaient pas fortifier le tombeau. Réponse : la garde du sépulcre n’est pas un travail servile, comme ne l’est pas non plus l’apposition d’un sceau sur une lettre. » →Chronologie de la passion Interprétation morale • →Christian de Stavelot Exp. Matt. : La préparation du sabbat avant la résurrection rappelle ces « âmes qui préparent pour le Seigneur, par de bonnes œuvres, un lieu de repos dans leurs cœurs » (1496BC). 63b.64d déviant + égarement Trace d’une tradition juive historique ? • →Justin le Martyr Dial. 19,7 (planos) ; 108,2 et →Ac. Thom. 48,2 font écho à l’accusation juive contre Jésus (*bib63b.64d ; *ptes63b.64d ; *jui63b.64d ; →Motifs de l’arrestation de Jésus). L’accusation des Juifs les condamne eux-mêmes • →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1493A relève que les propos des grands prêtres s’appliquent en fait à leur propre comportement (un égarement) ; 1493B : Il s’agit bien de leur dernier égarement (V : novissimus error), le pire, car il consiste dans le « dédain de la pénitence », alors que leur premier égarement peut être mis sur le compte de l’« ignorance » (de la nature divine de Jésus). →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt

+ Liturgie + 62a Le lendemain À quoi s’occuper après la mise au tombeau ? →Samedi saint + Tradition juive + 63b.64d déviant + égarement — Polémique judéo-chrétienne →b. Sanh. 43a.107b et →b. Soṭa 47a, s’appuyant sur la mise en garde toraïque contre les faux prophètes (Dt 13) et sur des textes légaux comme →m. Sanh. 7,4.6.10 et →y. Sanh. 7,16 = 25d, accusent Jésus d’être un séducteur et un corrupteur faisant errer le peuple vers l’idolâtrie, en pratiquant la magie pour faire de faux miracles (*ptes63b.64d). Les rabbins sont nettement plus sévères contre les imposteurs (*voc63b) que contre les blasphémateurs (→t. Sanh. 10,11 ; 11,7). *chr63b.64d ; →Motifs de l’arrestation de Jésus 64a troisième jour Jour de résolution de toute situation désespérée • →Gen. Rab. 91,7 (sur Gn 42,18) « Jamais le Saint, béni soit-il, ne laisse les justes dans l’angoisse pendant trois jours. » Jour mis en série • →Gen. Rab. 56,1 (sur Gn 22,4) met Os 6,2 « il nous rendra la vie dans deux jours et le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence » en série avec le troisième jour des tribus (Gn 42,18), du don de la Tora

63b séducteur (V) Étymologie • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ce séducteur (seductor) séduisait (seducebat) dans le bien [cf. Jr 20,7]. Mais eux, disent qu’il séduisait dans le mal, au sens où l’on appelle séducteur quelqu’un qui conduit (ductor), indépendamment de (sed-) la vérité » (= →Raban Maur Exp. Matt. 766.1). 64a s’assurer du sépulcre Interprétation apologétique • →Christian de Stavelot Exp. Matt. : Comme témoins de la résurrection, nous avons ainsi « non seulement les évangélistes, mais aussi les gardes » (1496C). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Bien qu’ils affirment cela par malice, ils parlent cependant sous l’action de l’Esprit Saint car, plus ils gardent le tombeau avec empressement, plus certaine se manifestera la foi en la résurrection. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Cette préoccupation des Juifs vient au service de notre certitude. Ainsi donc, plus ils avaient l’intention de nuire, plus cela profitait au salut des croyants. “Il a emprisonné les sages dans leur astuce” (Jb 5,13), parce que ce qu’ils projettent, le Seigneur le change en autre chose. » 64b de crainte que ses disciples ne viennent Interprétation apologétique • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ceci est très étonnant car les disciples, voyant qu’il était toujours mort, se refusaient à lui rendre témoignage et

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à rendre publics ses enseignements, plus qu’ils ne s’efforçaient de combiner des sources d’erreur au sujet de sa mort. » 64b le dérober Ironie • →Raban Maur Exp. Matt. 766.6 remarque que les grands prêtres disent, une fois de plus, la vérité sans le savoir : en effet les disciples sont bien, au sens figuré (spiritualiter), des voleurs puisqu’ils vont transmettre le Christ non à ceux à qui il avait été promis et envoyé (les Juifs) mais aux gentils. Il y a en quelque sorte changement de propriétaire, annoncé par le Christ lui-même (Mt 21,43 ; Ac 13,46). + Mystique + 62-66 Ironie : confirmation • →Léonce de Constantinople Res. 1,4 « Les vivants ont peur de ce mort, les Juifs qui se détournent du Seigneur s’assoient maintenant près du sépulcre du Seigneur, ils établissent des soldats près du tombeau, ils témoignent malgré eux qu’il était roi celui qui s’y trouvait couché, car ce sont des soldats qui gardent un roi. Mais ô pharisiens, si le Christ notre maître était un imposteur, pourquoi craignez-vous cet imposteur ? Pourquoi soudoyez-vous des soldats afin qu’ils vous aident ? Qui lutte jamais contre un mort ? Qui range jamais ses troupes en bataille contre un sépulcre ? Si le Christ, notre maître, ô Juifs, a été effrayé par le sceau, la pierre et les soldats de la garde — lui dont le corps a été couché en bas mais qui n’a pas été délaissé, en aucune manière par la divinité —, et s’il n’est pas ressuscité d’entre les morts, vous avez raison de l’appeler un imposteur. Mais s’il est ressuscité, comme il l’a dit, pourquoi faire appel à Pilate ? » (374-375).

Justification ? Cette notion dogmatique de la résurrection « le troisième jour » a été justifiée théologiquement : • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 53,2 resp. « Pour manifester la réalité de la mort du Christ, il suffisait que sa résurrection soit retardée jusqu’au troisième jour ; il n’est pas possible, en effet, que durant ce laps de temps un homme qui paraît mort continue à vivre sans donner des signes de vie. » • →CEC 627 « La mort du Christ a été une vraie mort en tant qu’elle a mis fin à son existence humaine terrestre. […] La Résurrection de Jésus “le troisième jour” (1Co 15,4 ; Lc 24,46 ; cf. Mt 12,40 ; Jon 2,1 ; Os 6,2) en était la preuve car la corruption était censée se manifester à partir du quatrième jour (cf. Jn 11,39). » • →CEC 631 « Le Symbole des Apôtres confesse en un même article de foi la →descente du Christ aux enfers et sa Résurrection des morts le troisième jour, parce que dans sa Pâque c’est du fond de la mort qu’il a fait jaillir la vie. » 64bc le dérober + il s’est levé des morts — THÉOLOGIE BIBLIQUE Résurrection Les grands prêtres et les pharisiens, tout comme l’évangéliste, supposent une conception très physique de la résurrection (→Croyances juives sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne). Tout en connaissant la tradition primitive sur l’ensevelissement de Jésus (*interp57-61 : Historicité), Paul propose une conceptualisation plus élaborée de la résurrection : 1Co 15,1316.20-23.37-38.44-50 enseigne une différence entre le corps psychique mortel et le corps spirituel ressuscité analogue à celle qui existe entre la graine et la plante. Sans exagérer la différence entre Paul et les évangiles (après tout, il y a bien continuité physique entre la graine et la plante : le Juif Paul n’est pas dualiste !), on peut y voir un effet du milieu plus « grec » dans lequel prêche Paul.

+ Théologie + + Philosophie + 62-66 THÉOLOGIE FONDAMENTALE/APOLOGÉTIQUE Il ressuscitera le troisième jour Mt et les autres évangiles synoptiques attestent que ces annonces de la résurrection « le troisième jour » ont été faites par le Christ lui-même (Mt 16,21 ; 17,23 ; 20,19 //). Cet épisode, vraisemblablement basé sur des éléments historiques, a aussi une fonction apologétique : il vise à promouvoir la foi dans la personne du Christ mort et ressuscité (*interp62-66 ; *gen62-66). Malgré la présence des gardes, il est ressuscité le troisième jour, comme il l’avait promis et conformément aux Écritures de l’AT (Mt 28,6 ; 1Co 15,4). 64a troisième jour DOGMATIQUE Article de foi Cette locution temporelle deviendra constitutive du Credo en la résurrection du Christ d’entre les morts. • Eusèbe de Césarée, Lettre à son diocèse (325 ap. J.-C.), « Nous croyons […] en un seul Seigneur Jésus Christ […] qui, pour notre salut s’est incarné et a demeuré parmi les hommes, a souffert, le troisième jour est ressuscité, est monté vers le Père » (→DzH 40). • →Épiphane de Salamine Anc. 119 « Nous croyons […] en un seul Seigneur Jésus-Christ [… qui] a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate, a souffert et a été enseveli, est ressuscité le troisième jour selon les Écritures et est monté aux cieux » (→DzH 42). • →Nicée I « Nous croyons […] en un seul Seigneur Jésus Christ […] qui à cause de nous les hommes et à cause de notre salut est descendu et s’est incarné, s’est fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux » (→DzH 125). • →Vigile Sanct. « Le Fils de Dieu a souffert pour nous, a été crucifié dans la chair, est mort dans la chair et est ressuscité le troisième jour afin que, puisque la nature divine impassible demeurait et que la vérité de notre chair était maintenue, nous professions aussi bien les souffrances que les miracles de l’unique et même Seigneur, notre Dieu Jésus Christ » (→DzH 414). • →Pélage I Hum. gen. « Nous professons que sous Ponce Pilate il a librement souffert pour notre salut dans la chair, qu’il a été crucifié dans la chair, qu’il est mort dans la chair, qu’il est ressuscité le troisième jour dans la même chair, glorifiée et incorruptible » (→DzH 442).

62-66 s’assurer du sépulcre Intranquillité des puissants • →Kierkegaard Indøvelse « Le même homme [l’abaissé] est celui que craignent les puissants, et pour lequel ils échafaudent des plans afin de le renverser. Sa mort est la seule chose qui peut les calmer, les tranquilliser, les contenter. Ils ont fixé des punitions déshonorantes contre ceux qui s’acoquinaient avec lui, ou qui simplement se laissent aider par lui, et pourtant ils ne sont pas en paix, ils ne peuvent pas avoir la certitude complète que tout cela est enthousiasme et absurdité. Ainsi en est-il des puissants. […] Il n’y a pas dans toute son existence un trait que le plus envieux des envieux puisse lui envier. Et lui envier cette vie, justement, les puissants ne le font certes pas, mais ils exigent sa mort au nom de leur sécurité, afin qu’ils puissent retrouver la paix, lorsque tout sera redevenu comme avant, même davantage renforcé par l’avertissement que donne son exemple. » Hantise du retour de la victime, typique des sacrificateurs • Girard passim : Selon la théorie mimétique, au terme du processus sacrificiel, la victime sacrifiée (séparée, ou sacrée) ne doit pas revenir, car elle est assimilée à la violence, qu’elle est censée avoir apportée — et pouvoir ramener — dans le groupe. Dans sa situation d’extériorité, la victime sacrifiée est la première figure de l’au-delà (du divin), qui menace de revenir si on ne respecte pas le code des différences — sociales, culturelles et notamment rituelles — qui institue entre les membres du groupe des distances protectrices. + Littérature + 64a s’assurer du sépulcre Moyen Âge Lecture pittoresque La scène des gardes est un morceau de bravoure des jeux de Pâques dont elle constitue souvent le commencement. Le contraste dramatique entre ces « chevaliers » en grand appareil et leur soudaine léthargie devant le sépulcre est très riche : • →Gréban Passion v.27372-27383 ; 27631-27737 ; 29086-29111.

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Actualisation chrétienne des personnages Sans tomber dans un antisémitisme systématique, certaines Passions savent actualiser, dans le cadre de la chrétienté, la critique évangélique contre les prêtres juifs : • →Rés. Sauveur : Caïphe fait jurer les soldats de la garde sur la Loi de Moïse (30-32) de garder le sépulcre et d’amener à Pilate quiconque viendrait le troubler. 17e siècle Déréliction mythologique du prédicateur baroque • →Camus Prem. hom. quadr. « Il ne faut point d’autre garde que moi, ô Pilate ! j’y servirai d’un Argus tout plein d’yeux, “je ne donnerai aucune trêve à mes temples, ni aucun sommeil à mes paupières” (Ps 132,4) que je ne l’en voie relevé. / […] Là-dedans est enclos tout mon trésor et mon bien, je le veux veiller comme ce Dragon, les pommes d’or des Hespérides. Là est enserré tout l’Amour de mon âme. Ille meos amores habeas secum, servetque sepulchro [→Virgile Aen. 4,59] » (362). Ironique vanité de la prudence humaine • →Vitré Essais « Il montrera sa gloire en sortant du Tombeau. / Tu ne l’avances plutôt que tu ne la retardes / Pilate ! Il doit forcer et tes soins et tes Gardes / Lui qui force l’Enfer par un effort nouveau. -- L’éclat de son pouvoir en paraîtra plus beau, / Lorsque tu l’obscurcis ; tes féaux, tes hallebardes / Prennent pour l’annoncer des langues babillardes, / Et cette obscurité leur porte le flambeau. -- Quel Cadavre est ceci qu’un Corps-degarde observe, / Pourquoi clore si bien l’endroit qui le réserve ? / Faut-il qu’en cet état on le veille si fort ? -- Qu’un Corps roide et glacé fasse naître la crainte ? / Qu’un qu’ils frappaient vivant ils le redoutent mort ? / Qu’ils craignent une vie après l’avoir éteinte ? » (356). • →Quesnel Réflexions « Que de précautions pour étouffer la vérité, en ensevelir la mémoire, et fermer toutes les avenues à la foi, mais qu’elles sont vaines contre les desseins de la sagesse de Dieu ! -- Ils publient euxmêmes par avance le mystère de la Résurrection, en voulant en empêcher la croyance, et détruisent par leurs propres paroles leur fausse accusation de la destruction du Temple, en rapportant eux-mêmes la vérité de la prophétie. Tant la prudence humaine est aveugle ! » (410). 21e siècle Altération apologétique du récit évangélique • →Schmitt Pilate : C’est Caïphe qui ordonne la garde du tombeau, Pilate n’est pas au courant. Ce détail rend plus plausible sa première hypothèse dans la quête du corps (*litt28,15b). 64d pire que le premier Ironie tragique • →Gréban Passion : Tout comme Lucifer, les grands prêtres se rendent compte, trop tard, que la mort de Jésus pourrait se retourner contre eux : « Or seroit ceste erreur derniere / pire beaucoup que la premiere, / car tout le monde en luy croiroit / et en croyant nous laisseroit : / ainsi de riens n’aroit servy / la mort ou l’avons asservy, / mes vendroit ceste occision / a nostre grant confusion / et de la sinagogue toute » (v.27329-27337). + Musique + 63-64 La crainte des grands prêtres et des pharisiens : rhétorique musicale L’homorythmie de départ sur Herr, wir haben gedacht (« Seigneur, nous nous sommes souvenus ») dans →Bach Passion est le signe de la concertation des chefs représentés par les deux chœurs, et de leur volonté de convaincre.

63c Après trois jours, je me lève Rhétorique musicale →Bach Passion met en valeur la prophétie de la résurrection (Ich will nach dreien Tagen wieder auferstehen) par le silence qui la précède. La prophétie est rappelée sur une mélodie ascendante, et l’effet d’élévation est amplifié par l’entrée successive des voix, depuis les basses jusqu’aux sopranos. 64b de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober Rhétorique musicale En répétant et s’attardant sur l’expression stehlen ihn (« le dérobent »), →Bach Passion souligne l’impact qu’aura cette thèse (cf. Mt 28,11-15), soutenue avec une extrême véhémence, laquelle se fait sentir dans les vocalises de ärger (« pire »). + Danse + 62-64 Crainte des grands prêtres et des pharisiens →Neumeier Passion Tous se regroupent à droite en une foule anonyme vociférant contre l’imposteur (dieser Verführer), rappelant la manifestation au moment du procès ; sauf Pilate, Jésus et un autre (Joseph d’Arimathie ?). • À gauche, à pleines mains, Pilate-Judas pétrit cruellement le visage de Jésus, qui finit par s’effondrer dans les bras de l’autre, puis à terre, comme un gisant. Tous tombent à quatre pattes, visages contre terre. • À gauche, au-dessus de la mêlée, Jean, bouche démesurément ouverte en une lamentation muette, clame de tout son être son affliction avant de s’abattre au milieu des autres. • Joseph fait face à Pilate. 64b de crainte que ses disciples ne viennent pour le dérober Jeu de scène →Neumeier Passion La dépouille de Jésus a été déposée au premier plan. Joseph a quitté la scène par le fond. • Pilate, qui vient d’en autoriser l’ensevelissement, se montre d’abord méprisant puis, songeur, quitte la scène. + Cinéma + 62-65 Insistance diplomatique • →Stevens Story : Caïphe et les grands prêtres viennent demander une garde pour le tombeau de Jésus, expliquant que, si le corps est enlevé, le peuple croira que « la prophétie s’est accomplie » et que « le messie est ressuscité ». Comme lors de la libération de Barabbas, Pilate acquiesce d’un léger signe de tête. Ce sont des soldats romains qui iront garder le tombeau (*cin66b : Stevens). De même que pour le rapport des gardes au sanhédrin (*cin28,11-15 : Stevens), il s’agit de montrer les précautions prises par les autorités juives. Rencontre à mi-chemin • →van den Bergh Matthew : Pilate descend les escaliers intérieurs de son palais et, sur un palier, reçoit, au pied d’une statue en marbre blanc, la délégation juive menée toujours par le même prêtre (*cin26,5a : van den Bergh), qui prononce les v.63-64. Pilate a d’abord un mouvement d’agacement mais semble convaincu par les derniers mots du prêtre, prononcés sur un ton vigoureux. Il se retire après avoir dit le v.65, pour la plus grande joie des Juifs, qui se frottent les mains en riant.



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Texte

+ Mystique +

+ Critique textuelle +

66 L’Infini ne peut pas être retenu • →Césaire d’Arles Serm. 203,1-2 « Les Juifs scellèrent la pierre du tombeau, pour que le Christ n’eût pas d’issue ; mais si l’univers ne peut le contenir, comment une sépulture le garderait-elle ? Comment retenir dans le tombeau celui qui règne en tous lieux ? Il aurait de la peine à se relever, s’il n’en avait relevé d’autres avant de se relever. Et comment ne pourrait-il sortir du tombeau, celui qui naquit sans porter atteinte à la virginité d’une mère inviolée ? Il déçut les gardes, s’élança du tombeau, apparut aux disciples alors que les portes n’étaient pas ouvertes. Enfermé, il sortit du tombeau ; et les portes fermées, il entra au cénacle. » Le Gardien gardé • →Nerses Shnorhali Yisows 761-764 « Toi qui par les Chœurs angéliques / Es honoré avec crainte d’une manière invisible, / Toi le même, Tu as été gardé par les soldats, / Ô Gardien vigilant d’Israël. -- Garde-moi par ta droite, / Et confie-moi au saint Ange, / Pour me garder sain et sauf la nuit / Dans le combat invisible. -- Tu as été scellé avec l’anneau / De la garde sacerdotale dissolue ; / Toi qui es trésor de vie immortelle, / Tu as été caché au cœur de la terre. -- Les portes de mon esprit, de mes sens, / Où se trouve l’entrée du bien et du mal, / Scelle-les avec le Signe de ta Croix, / Et établis en moi le bien » (187).

65b.66b  ; 28,11b.12 des bourreaux (S) Variante S : qsṭwnr’ (dérivé du latin quaestionarius, par le grec kuaistiônarios, et avec le sens plus fort de « tortionnaire ») a probablement pour origine une erreur de copiste (par confusion du dalat et du resh graphiquement très proches) d’après qsṭwdy ou qwsṭwdy’ (dérivé du latin custodia, par le grec koustôdia « la garde »), que présentent respectivement le Codex Sinaiticus Syriacus (dans Mt 27,65b.66b ; lacunaire à partir de 28,7) et la correction harkléenne (dans Mt 27,65b.66b ; 28,11b ; tandis que Mt 28,12 : ’sṭrṭywṭ’ « soldats »). *voc65b.66b ; 28,11b + Vocabulaire + 65b.66b ; 28,11b garde Calque Le substantif koustôdia est une translittération grecque du latin custodia, indiquant qu’il s’agit d’une garde romaine.

+ Grammaire +

65b Vous avez une garde Amphibologie sur le verbe • Ou bien Pilate refuse d’accéder à leur demande : Utilisez la garde 65 a Pilate leur dit : que vous avez (cf. Lc 22,4 ; la garde b — Vous avez une garde. est alors celle du Temple) — c’est le S choix de V : habetis. des bourreaux. • Ou bien echete doit se comprendre c Allez, assurez-vous comme un impératif : Je mets une VS gardez comme vous le savez. garde à votre disposition (la garde est alors romaine ; cf. Jn 18,3 ; →Év. Byz V TR Nes S P. 30-31), ce qui est le plus probable (cf. Mt 28,12). 66 a Et s’en étant allés, ils Et ils s’en allèrent, + Procédés littéraires + 65c comme vous le savez PRAGMATIQUE Ironie Faut-il comprendre que Pilate doute de la possibilité réelle de prévenir le second « égarement » redouté par ses interlocuteurs ? 66 RHÉTORIQUE Allitération en grec : consonnes sifflantes et labiovélaires, à effet péjoratif ?

b

s’assurèrent du postèrent une garde au sépulcre, sépulcre en scellant la pierre avec et scellèrent cette pierre la garde. avec les bourreaux. V les gardes.

66b scellant la pierre avec la garde Jos 10,18 ; Dn 6,18

Contexte + Intertextualité biblique + 66b en scellant Typologie : Jésus-Daniel Comme Daniel dans la fosse aux lions (Dn 6,17-18), Jésus est hermétiquement coupé du monde des vivants.

Réception + Tradition chrétienne + 66b scellant Interprétation apologétique Grâce à ces sceaux, la preuve de la résurrection est irréfutable (→Jean Chrysostome Hom. Matt. 89,1 782]). Dieu va ainsi se servir des précautions méchantes de ses ennemis pour mieux prouver le triomphe de la résurrection (→Raban Maur Exp. Matt. 767.32 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4687 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1496C ; →Isho‘dad de Merv Comm. Matt. 115). Les scellés affermissent la foi de l’Église (→Anonymes In Matt. 218.65) et rendent inexcusable l’incrédulité des Juifs (→Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4697).

+ Littérature + 66b scellant la pierre Prudence des gardes • →Gréban Passion : Assuré d’un bon salaire seulement si le corps de Jésus ne sort pas du tombeau, un des gardes remarque : « se le corps estoit ja osté / ou qu’on l’eust ravy de ceste heure, / le blasme nous tourneroit seure ; / touteffoiz nous n’en pourrions mais » (v.27386-27389). Les scellés sont pour eux une garantie du contrat passé avec les Juifs.

+ Musique +

66 Fin de l’extrait de l’évangile, qui n’est pas la fin de l’Évangile →Bach Passion se clôt sur cette phrase de l’évangéliste, mais il invite l’auditeur à ne pas en rester à ce point du récit et à demeurer dans la perspective du chapitre suivant, qui s’ouvre sur la résurrection. Cette phrase est donc traitée de façon très simple, comme la plupart des autres versets de son œuvre. 66 Additions : méditation au tombeau →Bach Passion souhaitant demeurer en ce lieu, comme étonné devant tant de mystère, se conclut par une méditation musicale devant le tombeau. • Récit et chœur Nun ist der Herr (« Maintenant le Seigneur est amené au repos. -- Mon Jésus, bonne nuit ! -- La peine est finie, celle que nos péchés ont causé. -- Mon Jésus, bonne nuit ! -- Ô os bienheureux, voyez comme je pleure sur vous avec contrition et remords puisque ma chute vous a causé une telle peine. -- Mon Jésus, bonne nuit ! -- Durant toute ma vie, recevez mille fois merci pour vos douleurs, pour avoir évalué si haut le salut de mon âme. -- Mon Jésus, bonne nuit ! »). Le récit rassemble l’humanité toute entière devant le tombeau. Les quatre voix solistes qui avaient accompagné Jésus de leur chant tout au long de l’œuvre apparaissent ici successivement : basse, ténor, alto, puis soprano. Leur ordre d’entrée, de la plus grave à la plus aigüe, signifie leur espérance de la résurrection, et leur présence, entourée du quatuor à cordes qui avait auréolé chaque parole de Jésus, évoque le rachat de toute l’humanité appelée

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à devenir comme Lui. Le chœur, reliant une voix soliste à l’autre, semble vouloir les « rassembler dans l’unité ». • Chœur final Wir setzen uns mit Tränen nieder (« Nous nous asseyons en larmes, et nous t’adressons dans la tombe : repose doucement, doucement repose ! Reposez-vous, membres épuisés ; reposez doucement, reposez bien. Que votre tombe et votre pierre funéraire soient pour la conscience angoissée un oreiller confortable et le lieu du repos de l’âme. Dans la plus haute joie ici les yeux se ferment endormis »). C’est le thème du repos et de la paix qui domine ce chœur final. À travers cette page inspirée du style du « choral », l’unité pressentie dans le récit se révèle, grâce à l’écriture presque entièrement homorythmique du texte. Sans doute, Bach souhaitait aussi faire monter son action de grâces à la fin de son travail. La similitude entre la première partie de ce chœur final et la mélodie du Quia respexit de son Magnificat (1923) est frappante. La courbe mélodique suit le sens du texte : d’abord une prosternation, suivie d’un cri (rufen) qui retentit dans l’aigu. Puis Bach transforme implicitement la mesure à 3/4 en mesure à 6/8 pour ruhe sanfte (« repose doucement »), qui sous-entend un rythme ternaire plus berçant. Illustrant la conscience angoissée (ängstlichen Gewissen), le premier chœur et orchestre alternent croches piquées et liées par deux. Puis, la haute joie (höchst vergnügt) jaillit dans une montée vers l’aigu, et la courbe mélodique tombe ensuite dans le sommeil (schlummern), où Bach précise piano puis pianissimo, se souvenant peut-être du verset du Cantique des cantiques : « Ne réveillez pas mon amour avant l’heure de son bon plaisir » (Ct 2,7). C’est sur le mot Ruh (« repose », mais aussi « Paix »), que s’achève ce chefd’œuvre de Bach. Ce mot semble aussi être l’aboutissement du message musical que le compositeur souhaitait livrer à ses auditeurs : par la note **sensible jouée à la dernière mesure par les traversos, **appogiature dissonante finalement résolue dans l’accord final, les flûtes font entendre une paix enracinée dans la croix. + Danse + 66 Grand finale sur les additions →Neumeier Passion Veille de douleur d’un sympathisant ou nouveau disciple (alias Simon de Cyrène, l’homme fort qui a porté la croix) qui se tient là au-dessus de la dépouille, impuissant, se frappant la poitrine comme pour exprimer un mea culpa collectif (Seht, wie ich euch mit Buss und Reu beweine). Sur le récit : quadruple séquence de danse simultanée • À droite tous se relèvent ; au centre, solo de Pierre qui s’est détaché du groupe de droite. Se martelant la poitrine, se recroquevillant sur luimême, bras tendus en arrière comme les ailes d’un cygne blessé puis en avant, à l’extrême vers la dépouille de Jésus dans un appel impuissant (reprise partielle de la gestuelle de son solo sur Erbarme dich : *dan26,75c). • La foule esquisse des génuflexions par des *demi-pliés, tend la main, marque des petits pas en avant, en arrière, reste sur place, • tandis que s’en sont détachés la femme de Pilate et deux hommes pour exécuter devant à droite un pas de trois sur place (jeu d’équilibre et de balancement, se tenant mutuellement tour à tour une jambe) — encore une composition tout en masse, à la Gauguin. • Un bref pas classique unit Jean à la Femme Mystique, qui se sont rapprochés du gisant de Jésus. S’offrent ainsi au regard ces quatre séquences de danse **simultanées placées frontalement : le disciple-pénitent auprès de Jésus gisant ; Jean et la Femme Mystique ; solo de Pierre ; pas de trois de la femme de Pilate et deux hommes. • Le disciple-pénitent (alias Simon) relève discrètement Jésus, qui va s’intégrer dans l’alignement frontal des disciples, sur le podium. Pendant le chœur • Comme celui de l’entrée, le poignant chœur de conclusion mobilise l’ensemble des danseurs — Jésus, ses disciples, la foule — évoluant selon l’intrication des lignes musicales et de leurs reprises, où une gestique invariable se reproduit jusqu’au finale dont **équilibres-dégagés, **attitudes, **ports de bras.

Composition très géométrique : au fond, les disciples et la foule sur deux rangs ; au premier plan, deux groupes de femmes symétriques (5 et 5) se font face ; en arrière à droite près du podium, l’autre groupe de femmes (5 et 5). • Devant, les femmes cheminent en lentes processions entrecroisées, se courbent vers le sol, le balayant de la main en signe de vénération et d’adieu au Sauveur enseveli. • Descendant du podium, impressionnante avancée sur deux rangs d’une grande partie des hommes marchant exactement au pas de la musique. • Méthodiquement se déroule leur théorie qui viendra border tout le côté gauche du plateau. • Cette procession est menée par Jean suivi de Pierre, Jésus, Jacques et Judas-Pilate, lesquels vont se détacher pour former à leur tour un ensemble de cinq éléments, évoluant pour une séquence sur deux rangs : Jésus entouré de Jean et de Pierre, derrière eux Jacques et Judas-Pilate. Ils reprennent la gestique des femmes avant de se réunir en une ronde que mène Jésus accelerando. • Sur la même diagonale, s’organisent deux autres rondes d’hommes, également groupés par cinq (parmi lesquels s’identifie le couple des Personnes). • Une demi-douzaine de danseurs reste juchée sur la gauche du podium, alors qu’à droite, tache de lumière blanche, on distingue toujours la tunique de Jésus telle que l’a disposée Marie-Madeleine. • Entourés d’assez loin par les femmes, bras progressivement levés en un geste emphatique, un groupe compact d’hommes se constitue, avançant à tout petits pas jusqu’au proscenium. • Les femmes reprennent leur danse devant tandis que les danseurs, en formant une chaîne, entament une marche processionnaire vers le podium. Là, leur chaîne se scinde en deux groupes qui vont se placer sur plusieurs files. • Au centre, en arrière, Jésus, fils de l’homme, leur chef discret. • Maintenant, les danseurs – avec Jésus s’intégrant en dernière ligne – se mettent en mouvement, précédés par les ensembles de femmes. Tous, en accord avec les reprises du choral, reprennent la même gestique, procédant par pauses et petites avancées, jusqu’à prendre possession de tout le plateau. • Avec l’ultime accord musical s’offre un saisissant « arrêt sur image » de l’ensemble — attitude suspendue comme en attente de la résurrection, le Christ se tenant toujours en arrière des siens. • Le noir tombe sur la scène. + Cinéma + 66b scellant la pierre avec la garde Énonciation directe • →Schaffner Pilate : Tout ceci est commandé par Pilate à un centurion à la fin de la visite de Joseph d’Arimathie (*cin58 : Schaffner). Ellipse • →Pasolini Matteo omet les précautions des grands prêtres des v.62-65 mais place tout de même quelques gardes devant le tombeau. Échos • →Stevens Story : Après avoir interrogé Joseph d’Arimathie devant le tombeau, un soldat vérifie que le corps de Jésus s’y trouve (le tombeau est filmé depuis l’intérieur, si bien qu’on ne voit pas le corps). La pierre est roulée. Un fondu enchaîné passe de la pierre ronde (vue de l’intérieur du tombeau) au bord du Jourdain, où se trouvent trois disciples pensifs. Après la mort de Jean-Baptiste, Jésus s’était de même retrouvé à cet endroit avec ses disciples. Actions rapportées… • →van den Bergh Matthew : Le v.66 n’est que récité par le narrateur, tandis que la caméra s’attarde sur la statue de l’escalier de Pilate. … ou représentées • →Delannoy Marie : Une scène montre les grands prêtres venant, de nuit, au tombeau. Ils posent des scellés et placent des gardes romains, en leur rappelant qu’ils sont responsables devant Pilate de ce qu’il arriverait au corps de Jésus.



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28,1-6 Les deux Marie, le tombeau et l’ange + Propositions de lecture +

RÉCEPTION Questions antiques 1-20 Témoignages sur la résurrection Chronologie NARRATION Continuité et rupture Pendant longtemps, les commentateurs chrétiens (*chr1-6) soulignèrent la Ces v. sont bien reliés à ce qui précède immédiatement : la tombe avec transcendance de la résurrection, acte divin s’il en est, et interprétèrent non sa pierre roulée (cf. Mt 28,2 et Mt 27,60), les deux femmes (cf. Mt 28,1 et seulement la complication de la ligne chronologique chez Mt, mais encore Mt 27,61) et les gardes (cf. Mt 28,4 et Mt 27,66) ; et à l’ensemble de l’évangile les différences entre les récits évangéliques (*syn1-6), comme les effets de (cf. *pro1-10). l’impact d’une telle transcendance divine dans l’histoire humaine. Cependant, à partir de Mt 28,2 l’évangile ne présente plus de sutures chroLiturgie nologiques ni spatiales bien établies, mais plutôt des enchaînements chroL’Église naissante s’intéressa beaucoup au moment précis de la résurrection, nologico-logiques relevant autant du discours que du récit : on entre dans pour des raisons liturgiques : c’est lui qui devait déterminer quand le jeûne un texte d’une autre nature que les récits sur la vie de Jésus aux jours de sa devait cesser, durant la veille de la solennité. →Développement des solennités chair. pascales : 1 : Dès le 3e siècle Questions modernes GENRE LITTÉRAIRE Témoignages élaborés Historicité Centrée sur des propositions confesByz V S TR Nes Le milieu de vie porteur de ces trasionnelles (*ref7a), racontée comme 1 a Or, sur le tard, le ditions semble bien celui de Jésus et une angélophanie à tonalité apocaS le soir, le de ses disciples : insistant sur le fait lyptique suivant un modèle narratif V que la tombe est vide, ces textes propréétabli (*gen1-10), la péricope le soir du sabbat, alors que [ça] luisait clament une conception judéenne de relève autant de la proclamation que Byz V TR Nes vers le [jour] un la résurrection (*mil6ab). Les récits du récit. De fait, les rencontres avec V premier [jour] de la semaine, de la découverte du tombeau vide le Ressuscité sont matière à témoisont connus de toutes les Églises dès gnages personnels rendus par celles b Marie leur fondation — même si le témoiet ceux à qui il s’est manifesté, plus S Nes Mariam la Magdeleine et l’autre Marie gnage des femmes lui-même est parqu’à récits d’événements que tout le S Mariam fois oublié : Paul n’en parle pas monde aurait pu voir et raconter. (*bib1-10), mais plusieurs raisons On ne peut cependant pas réduire vinrent pour voir le sépulcre culturelles ou stratégiques pourla péricope à une « fiction » raient expliquer cela (*mil1-10). (→Réductions fréquentes de la foi en V 2 a et voici : il se fit un grand tremblement de terre, Crédibilité la résurrection ; →La résurrection de b car un ange du Seigneur descendu Pour le rationalisme et le positivisme Jésus comme fait historique). Un récit VS historique — à l’aune d’une définiinventé dans le cadre des liturgies de descendit du ciel tion étroite du « fait historique » la communauté de Jérusalem serait s’étant approché, c comme fait documenté par au moins beaucoup plus unifié et stable que ce V Nes et, s’étant approché, deux sources fiables, de natures difque les évangiles présentent (→PhéS férentes et proches des événenoménologie des rencontres avec le et s’approcha, roula la pierre Byz S TRde la ments — le fondement de toute la foi Ressuscité). La disparité des récits porte et se tenait assis sur elle. chrétienne qu’est la résurrection pose synoptiques de cet épisode (*syn1-6) un problème de crédibilité. Il est loin pourrait simplement correspondre 3 a Son aspect était comme un éclair d’être insoluble : *mil27,55-56.61.28,1à celle des témoignages concrets des 10 ; *theo7a.10c APOLOGÉTIQUE. femmes qui étaient venues rendre b et son vêtement Byz S TR Nesblanc comme la neige. visite à la tombe selon un usage 1-6 Les deux Marie, le tombeau et l’ange Le immémorial (*mil1b ; →Sept proposi1-6 Les deux Marie, le tombeau et l’ange Mc 16,1-6 ; Lc 24,1-8 ; Jn 20,1-2.11-16 début de ce ch. constitue le dernier tions sur les témoignages de ren– 2a tremblement Mt 24,7 ; 27,51.54 ; Is 29,6 ; Ac 16,26 ; Ap 11,13.19 – contres avec le Ressuscité ; →« Témoins 2b Apparition d’un ange Mt 1,20 – 3a éclair Mt 24,27 ; Dn 10,6 ; Ap 2,18 ; 19,12 – tableau du triptyque du « grand sabbat » de Jésus commencé en Mt 27,57 de la résurrection » dans la commu- 3b vêtement blanc Mt 17,2 ; Dn 7,9 ; 10,5 ; Ac 1,10 ; Ap 1,14 avec sa mise au tombeau : *interpMt nauté primitive). 27,57-28,6. PRAGMATIQUE Un texte performatif Au passé, les témoignages de rencontres avec le Ressuscité commencent par une extraordinaire sophisticaTexte tion de repères temporels (*pro1a) : ils cherchent à rendre compte de l’irruption de l’eschatologie (la fin des temps) dans le temps ordinaire, l’entrée + Vocabulaire + des croyants en Christ dans le Sabbat ultime de Dieu. Le présent de l’énonciation même de l’évangile (ou de la lecture qu’on en 1a sabbat Terme ambivalent Le mot grec sabbaton, calque du terme hébraïque, fait), la thématisation de la parole comme telle (*pro5a.6b.7ad) et le refrain signifie : métaleptique idou (*pro2a.7bd.9a.11b.20b) — invitant à la foi dans cette • le jour de saint repos, le septième jour, qui conclut chaque semaine : le parole hic et nunc et à sa mise en pratique (Mt 28,20) — font de ces témoisabbat (cf. Mt 12,1-2) ; gnages ultimes une véritable porte d’entrée dans ce Sabbat, un fondement • par métonymie, l’intervalle entre deux sabbats : la semaine. de la vie chrétienne (→La résurrection comme événement).

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1a luisait Sémantique : un verbe à la référence confuse Le verbe epiphôskô (ici au part. prés. actif, fém. sg., datif : têi epiphôskousêi) signifie le passage de l’obscurité à la lumière, ou l’intensification de la lumière (epi-phainô), sans aucune précision sur le moment auquel il réfère. Verbe rare en grec Il est principalement employé dans des textes grecs chrétiens. Suivi de la préposition eis, le lexème prend le sens de « poindre vers l’aurore de » dans beaucoup de traductions, mais cela ne s’accorde guère avec le contexte qui semble situer le moment à la fin du sabbat, donc au crépuscule (*gra1a). Lexicographie : sémitisme ? • En araméen talmudique ’ôr et ’ôrtâ + le, « lumière de », désignent toujours la lumière du soir qui commence un jour nouveau. Pour les auteurs talmudiques, cette expression était déjà archaïque et requérait une explication (cf. →b. Ber. 27a ; →b. Pesaḥ. 2b). • S : nogah employé ici est un verbe de même racine que le mot araméen naghâ, qui désigne l’« étoile du berger » (c.-à-d. la planète Vénus, première étoile qui apparaît, la nuit tombée). Dans le NT Bislegomenon du NT, ce verbe y prend une signification particulière. • Il peut désigner la lumière au début du sabbat, c’est-à-dire la lumière du crépuscule du vendredi (cf. Lc 23,54 ; →Év. P. 5). • Le sabbat se termine conventionnellement le samedi au crépuscule. La lumière naturelle du jour suivant (« le [jour] un ») ne peut donc commencer à poindre à ce moment-là. Faudrait-il y voir une allusion à l’allumage des lumières après la havdala, rite ultime qui clôt le sabbat et fait rentrer dans le temps profane de la semaine (cf. →Év. P. 35 « Dans la nuit où commençait le dimanche ») ? *syn1a ; *chr1a 1a le [jour] un de la semaine Sémantique : le dimanche ? Gr : mia sabbatôn (« un des sabbats/semaines ») semble avoir été une désignation juive commune du premier jour de la semaine. *bib1a + Grammaire + 1a sur le tard, le sabbat Construction elliptique confuse Gr : opse de sabbatôn ; l’adverbe opse signifie « tard ». C’est une désignation approximative, les jours étant comptés d’un soir au suivant. • Faut-il comprendre quelque chose comme « sur le tard, [la nuit suivant] le sabbat » ? • Faut-il trouver ici une trace d’un calendrier solaire qui comptait les jours en commençant par le matin, ou un écho du possible usage populaire de compter les jours en commençant par le matin ? • Faut-il y voir un usage (unique dans le NT) de opse comme préposition signifiant « après » : le sens serait alors plus simplement « après le sabbat » (cf. Mc 16,1-2 ; *voc1a). *pro1a ; *hge1a ; *syn1a ; *chr1a 2a.7bd.9a.11b.20b voici Ou « voilà » (présentatifs) Options de traduction On traduit idou, interjection formée par l’impér. aoriste moyen 2e pers. sg. de horaô (verbe primitif signifiant « voir, être conscient de »), par « voici » et « voilà », adverbes dits « présentatifs », car ils servent souvent à annoncer, à présenter. « Voici, voilà » sont formés à partir de l’impératif de « voir » et des adverbes « (i)ci » et « là ». En français soutenu, « voici » renvoie à la personne ou chose la plus proche ou à ce qui suit, tandis que « voilà » renvoie à la plus éloignée ou à ce qui précède. Fonction logique complexe Telle une interjection, idou interrompt le continuum de la parole et appelle à une attention particulière. • Mt 1,20 : l’interjection souligne l’extraordinaire de la nouvelle donnée ; • Mt 10,16 : elle réclame une attention soutenue ; • Mt 12,10 ; 25,6 : elle souligne l’arrivée d’un nouvel actant. 2c se tenait assis Imparfait d’aspect duratif Le verbe ekathêto est à l’ind. impft. moyen avec une nuance durative. Par contraste, la descente de l’ange semble avoir été instantanée (*pro2c ; *chr2c).

+ Procédés littéraires + 1-10 Clôture de l’évangile en échos NARRATION Échos lointains Plusieurs mots-crochets, dont « jour », « aspect »/« vue », « ange » rapprochent trois épisodes majeurs du premier évangile. Résurrection et nativité La fin de Mt rappelle son commencement (le cycle de l’enfance : Mt 1,182,23) : un ange du Seigneur (Mt 1,20.24 ; 2,13.19 ; 28,2.5), le motif de la crainte (Mt 1,20 ; 28,4-5.8.10), l’ordre d’annoncer (Mt 2,8 ; 28,19-20), la joie (Mt 2,10 ; 28,8) et la prosternation (Mt 2,11 ; 28,9). *pro2a Résurrection et transfiguration Elle rappelle aussi le récit de la transfiguration (Mt 17,2 et Mt 28,3 : rayonnement et vêtements ; Mt 17,6-7 et Mt 28,4-5.8.10 : crainte ; Mt 17,9 et Mt 28,6-7 : résurrection d’entre les morts). Résurrection et crucifixion Le séisme (Mt 28,2) semble une réplique du séisme lors de la mort de Jésus (Mt 27,51.54). Échos proches Résurrection de Jésus et résurrection des saints Cf. *pro27,51c-53.28,1-10. COMPOSITION Disposition C’est ici le troisième jour du « grand sabbat » de Jésus (*interp27,57-28,6). Les saintes femmes voient s’inverser tout le rituel funéraire qu’avait déployé Joseph d’Arimathie le premier des trois jours, une fois le cadavre de Jésus récupéré auprès de Pilate. 1a Or, sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine Complexification délibérée de la temporalité RHÉTORIQUE Diaphore sur sabbat/semaine En grec c’est le même terme, sabbatôn, qui est repris deux fois en début et fin de stique (*bib1a). L’évangile, très littéralement, dit : • « le soir du sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un du sabbat ». Le mot sabbatôn a sans doute deux significations différentes : *voc1a sabbat. Cependant, sa répétition littérale souligne le thème sur lequel est construit tout l’avant-dernier triptyque de son évangile (*interp27,57-28,6). Symbolique L’eschatologie fait une irruption aussi discrète que définitive dans l’histoire : l’éternité dans le temps, l’au-delà dans l’univers créé. Le début d’une nouvelle semaine coïncide avec celui d’une nouvelle ère de l’histoire (*ptes1a). Le jour de la résurrection devient, pour le chrétien, le commencement absolu du temps (*chr1a le [jour] un de la semaine). NARRATION À partir de l’ensevelissement de Jésus, le fil temporel se compliquait déjà (*pro27,62a). Dès ce verset, il devient aussi confus que symboliquement riche, car il met en tension deux moments différents : le soir et le matin. Une façon simple de comprendre On peut identifier les moments ainsi : • le sabbat = le septième jour = le samedi ; • le [jour] un de la semaine = le dimanche (*hge1a). Cependant, l’art de Mt vient brouiller cette solution trop simple L’ellipse grammaticale (*gra1a) et la double ambiguïté lexicale (*voc1a sabbat ; *voc1a luisait) viennent compliquer la compréhension du moment visé par l’évangéliste. Il signifie poétiquement un crépuscule qui est aussi une aurore. 1b.8 NARRATION Focalisation Toute la scène est décrite du point de vue des femmes. *pro5b.10b 1b voir le sépulcre NARRATION Caractérisation des femmes Par opposition aux disciples hommes Contrairement aux disciples hommes qui ont fui dès que le maître n’a plus correspondu à leurs rêves de succès (le messie d’Israël reconnu par les plus hautes autorités prenant la tête de la lutte de libération du peuple),

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les disciples femmes suivent une logique d’attachement à la personne du maître, même en dépit de l’échec. Fidèles jusqu’au bout Les femmes accompagnent celui qu’elles aiment jusqu’à sa mort et elles sont encore attirées par son tombeau (et son corps : *syn1b), comme s’il était encore vivant. En inclusion C’est le même amour qui pousse les femmes à visiter le tombeau à la fin de la passion et la femme de Béthanie à oindre Jésus au début. Elles accomplissent autour de son corps mort la première liturgie en attendant sa résurrection. 2-4 RHÉTORIQUE Chiasme autour de la vision de l’ange : {ébranlement [ange céleste (assis, rayonne) gardes effrayés] tremblent comme morts}. 2a.7bd.9a.11b.20b voici Ou « voilà » : dialectique (théophanique) de la parole et de la vision L’emploi du présentatif idou — construit sur le verbe horaô « voir », en grec comme en français (« voici » ou « voilà » : *gra2a.7bd.9a.11b.20b) — n’est pas anodin dans un chapitre qui donne tant de choses à regarder : les femmes sont venues contempler le tombeau (v.1) ; l’ange du Seigneur (qui a la visibilité [eidea] de l’éclair, v.3a) leur enjoint de voir le lieu où il gisait (v.6) et leur annonce que les disciples verront le Christ en Galilée (v.7) ; promesse reprise par Jésus lui-même (v.10) et qui s’accomplit effectivement (v.16-17). Par ailleurs, l’ange sait (oida), pour l’avoir vu, que les femmes cherchent Jésus le crucifié (v.5). Primauté de l’ouïe sur la vision en synesthésie… Idou en Mt 28 renvoie moins à des effets visuels qu’auditifs : • séisme (v.2) ; • promesse de voir Jésus (v.7) ; • demeure de Jésus auprès des siens jusqu’à la fin des temps (v.20), écho de la prophétie de l’Emmanuel (Is 7,14) et de l’entrée de Jésus dans le monde (Mt 1,23), qui résulte de l’accomplissement d’une promesse proférée au principe de l’âge. Lorsque « voici » introduit Jésus ressuscité devant les saintes femmes (v.9), cette présence n’est sensible que dans le témoignage qu’elles en portent. Mais l’emploi de « voici » à cet endroit permet à la parole du Ressuscité de traverser l’écran de ses témoins pour s’adresser directement à ses fidèles : « voici : Jésus les rencontra disant : — Réjouissez-vous ! » Inversement, quand « voici » renvoie directement à une scène visuelle, c’est pour en faire le point de départ d’une proclamation mensongère. Ainsi la diffamation répandue parmi les opposants « jusqu’au jour d’hui » est-elle le récit de choses prétendument vues (Mt 28,11-15, avec idou au v.11). … au service de la construction du kérygme du Ressuscité En Mt 28,7bd l’annonce de l’ange, en sollicitant idou par deux fois, récapitule l’immanence réciproque de l’annonce kérygmatique et de la présence du Verbe. • La seconde occurrence dans le v.7 se traduit par « voilà » pour désigner le sommaire pascal que l’ange vient de proclamer, qui contenait un premier idou : quand il est question du Ressuscité qui transcende l’espace et le temps, il faut s’attendre à ce qu’un présentatif renvoie à un autre présentatif. • Mais on pourrait encore traduire par « Voici : je vous [l’]ai dit » (v.7d) : ce que l’ange veut rendre présent par l’emploi d’idou, c’est le fait d’avoir dit le kérygme pascal qu’il s’agit désormais, dans le futur, de dire encore et de redire (*pro7d). On ne saurait mieux signifier que l’annonce de la résurrection déchire l’écran de mensonge qui tente d’atténuer son écho pour la réduire à un fait insignifiant. Par un jeu subtil sur voici/voilà en Mt 28, l’évangéliste efface donc la distance séparant le lecteur de l’Esprit prophétique proclamant la Pâque du Christ. 2b.8a un ange du Seigneur + grande joie — Inclusion du début et de la fin de l’évangile *interp16-20 ; *pro11-15 COMPOSITION Clôture Il ne s’agit nullement d’un rêve comme en Mt 1,20 ; 2,13.19. Ici l’ange descend réellement.

NARRATION Personnage-type Mt parle beaucoup des →anges, mais ils n’interviennent comme personnages qu’à ces deux moments du récit, et avec la même parole « ne crains/craignez pas » (Mt 1,20 ; 28,5), produisant également la joie. 2c se tenait assis NARRATION Une image intemporelle de résurrection Mt écrit ici une véritable icône de mots. En la lisant, le lecteur devient participant de la scène qu’il contemple. Mise en scène L’ange est comme figé (*gra2c) dans une posture de victoire (*mil2c). Temporalité complexe L’aspect duratif de cette session angélique contraste avec les actions précédentes de l’envoyé descendu du ciel sous les yeux des femmes. En effet, alors que les autres évangélistes décrivent les messagers comme déjà là quand les femmes arrivent, Mt décrit l’arrivée même du messager en une scène d’apocalypse. • Sur le plan narratif, Mt suggère que les femmes y ont assisté elles-mêmes (Mt 28,1 amorcerait ainsi une focalisation interne). • Sur le plan rhétorique, Mt raconte l’événement en mode apocalyptique quasi-achronique, signifiant une action proprement divine à l’œuvre dans une temporalité transcendante. • Un peu plus loin, l’ange dit au présent aux assistants de ne pas craindre (*gra5b), et Jésus lui-même parle au présent (*gra10a) ; autant de moyens d’inclure le lecteur dans le récit.

+ Genres littéraires + 1-20 La proclamation de la résurrection : un discours plus qu’un récit ? La fin de Mt relève au moins autant de la proclamation que de la narration : • elle est faite d’épisodes construits les uns par rapport aux autres, plus que structurés par une séquence chronologique (*pro1a) ; • elle est centrée sur des propositions confessionnelles : v.6-7 (cf. 1Co 15,4.12 ; *gra6b) et v.19b (cf. Ac 1,5 ; 2,21.33.38 ; 3,16), • elle inclut une théophanie apocalyptique suivant un modèle narratif préétabli (v.2-8) et un petit récit polémique (v.11-15). Annoncée comme un événement bien réel, la résurrection elle-même n’est cependant ni décrite ni racontée (*pro6b il s’est levé) : elle demeure un mystère divin (cf. *pro27,35a), qui doit être proclamé (v.7a et 10c ; *pro7ad.10c ; *pro7d). 1-10 Approximations sur le genre Les savants ont rapproché les sections évangéliques (traitant de la résurrection) de divers genres, sans parvenir à les réduire à un seul. Miracle de délivrance ? Certains traits se rapprochent des récits de délivrance (*gen27,62-66) : la présence des gardes, la mention du tremblement de terre, etc. Cependant, l’accent n’est pas du tout mis sur le fait que Jésus soit prisonnier. Récit d’assomption ou de ravissement ? Plusieurs détails peuvent évoquer les récits d’assomption céleste ou de ravissement mystique (→Croyances juives sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne). Cependant, de tels récits juifs et hellénistiques n’engagent jamais une personne morte ni sa tombe. C’est, au contraire, parce qu’il n’y a pas de tombe que naissent les légendes de ravissement. Angélophanie ? Le récit se déroule suivant un schéma stéréotypé d’angélophanie (comme en Mt 1,18-25 ; Dn 10,2-14 ; →2 Hén. 1,3-10 ; *ptes1-6 ; *ptes2a.3a ; *pro1-10) : présentation des bénéficiaires — apparition — peur des bénéficiaires — consolation — révélation — ordre — réponse obéissante. Mt ajoute ici le séisme (cf. Mt 27,51-54) pour indiquer l’importance eschatologique de l’événement. Voir cependant *bib2-7. Récit « de résurrection » ? Outre les résurrections mythologiques (p. ex. la résurrection d’Osiris, représentée visuellement au temple ptolémaïque-romain de Dendera), on peut distinguer les motifs narratifs combinés dans :

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• la résurrection épique du roman hellénistique : confusion avant la mort, la mort très nuancée (cf. la fille de Jaïre en Mc 5,21-43), présence de la foule (pathétique). La résurrection devient un point pivot de tout le récit (cf. →Chariton d’Aphrodisias Chaer. ; *anc27,64c-28,20) ; • la résurrection prophétique des textes hébraïques : perte de confiance en Dieu ou envoi d’un émissaire divin au-delà de la mort, la mort absolument avérée, résurrection, restauration de la communion. *bib27,64c Subversion de lamentations funèbres ? Dans le cadre littéraire que pouvait offrir aux femmes la coutume des lamentations (cf. le genre littéraire des lamentations funèbres dans le →culte des morts dans le monde antique, en particulier juif), c’est d’une annonce proprement révolutionnaire que les femmes reçoivent la charge. Temporalité bipartite • Le contraste entre avant et après la mort du défunt traditionnellement souligné par les pleureuses se reflète peut-être dans la complication de la temporalité à partir de la résurrection de Jésus (*gra1a ; *pro1a). • On retrouve semblable bipartition du temps dans les proclamations pascales de Paul (1Co 15,3-4 ; Ph 2,8-9), sous forme de la structure dyadique persécution/rétribution : mort/ressuscité des morts, avec une forme hymnique provenant peut-être du tour poétique des premiers témoignages. Divisions du discours On peut y voir, dans une certaine mesure, les différentes étapes : • intention des femmes (v.1 ; *mil1b) ; • invocation (v.5 et v.9 ; *mil9b) ; • récit (très bref : *pro6b) de la mort du défunt dans la bouche de l’ange (v.5-6). Et ensuite, • abandon des femmes (pleureuses ? *bib27,61), non dans le deuil, mais dans la joie de la résurrection (v.8) ; • invitation à partager, non leur peine, mais leur joie (v.10). Cadre énonciatif : une inversion Après la mort, au-delà de la simple interpellation du défunt, c’est à de véritables dialogues avec Jésus vivant que se livrent les femmes ! Thèmes : un renversement total Le contenu des paroles des témoins est exactement l’inverse de celui d’une lamentation : le défunt est vivant ! Cela peut être compris comme le comble de la protestation traditionnelle contre la mort. *mil27,61 assises ; *bib27,61 Étaient là ; *mil7a.10c ; *ptes10c ; *theo7a.10c ; →Lamentations pour des divinités et des héros défunts

Contexte + Repères historiques et géographiques + 1a sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine Chronologie En-deçà de son élaboration littéraire (*gra1a ; *pro1a), si l’on veut situer cet épisode sur la ligne chronologique cosmique, on peut le placer entre l’apparition de la première étoile le samedi soir et le matin du dimanche. *syn1a ; *chr1a 2c se tenait assis sur elle Localisation ? Au Saint-Sépulcre, au milieu de la « Chapelle de l’ange » — l’antichambre du tombeau du Christ — se trouve un morceau de pierre qui, selon la tradition, fut employé pour sceller le tombeau et sur lequel l’ange s’assit. + Milieux de vie + 1-10 Hypothèses de Sitz im Leben pour les récits d’apparition Cercles (proto)rabbiniques ? Les milieux d’ « école » assurant une mémorisation institutionnelle pour une classe de professionnels à la manière rabbinique sont attestés seulement à partir du 3e s. Il est donc difficile d’imaginer les témoignages de rencontres avec l’ange et le Ressuscité élaborés dans ces milieux-là.

Rituels funèbres ? En revanche, les rituels religieux liés au →culte des morts et aux mystères ont une ancienneté de plusieurs millénaires. • Les femmes jouent un rôle important dans la direction des rituels de →lamentations pour des divinités et des héros défunts dans les cultures méditerranéennes voisines. • Les réunions rituelles liées à ce culte fournissent un cadre vraisemblable pour l’élaboration et l’interprétation de l’histoire du défunt à intervalles réguliers, possiblement avec des enrichissements successifs de références et allusions aux Écritures, qui permettent de l’approfondir. • Certaines traditions de lamentations féminines ont été intégrées à des œuvres littéraires par des scribes grecs, romains, juifs et chrétiens : *gen1-10. À l’étape funèbre où est arrivé le récit évangélique, le rôle des femmes dans le culte des morts, en particulier dans la performance des lamentations, peut fournir un contexte pour comprendre le développement du récit de la passion et de la découverte de la tombe vide à partir de leurs témoignages. Les diverses versions évangéliques de la passion pourraient provenir des performances orales du récit au cours de célébrations rituelles — non seulement enrichies par la méditation des Écritures, mais totalement inversées par la rencontre avec l’ange, puis le Vivant lui-même ! →Réductions fréquentes de la foi en la résurrection 1b Marie la Magdeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre Que viennent-elles y faire ? Les femmes accompagnent deux des rites de passage les plus importants de toute culture : la naissance et la mort (pour le rapprochement de ces deux moments dans le cas de Jésus, voir *pro27,57b.61 ; *pro2a). Dans beaucoup de cultures, elles jouent un rôle important dans les rites d’ensevelissement. Visiter le sépulcre ? Les femmes viennent pour « voir » le sépulcre, litt. : pour le « contempler » (theôrêsai, inf. aoriste act. de theôreô). La vénération de tombes est attestée dans la Judée antique. Les Juifs du 1er s. vénéraient certains morts, un peu à la manière dont les Grecs et Romains vénéraient les tombes de leurs héros. On venait en pèlerinage à leurs tombes (y observant peut-être des rituels divers ; cf. Mt 23,29 ; Lc 11,47). Voici quelques exemples d’attributions de tombes au temps de Jésus : • aux Patriarches (à Hébron), un bâtiment de la période hérodienne ; • au roi David (Ac 2,29) ; • aux rois à Jérusalem dans une nécropole (cf. 2Ch 26,23). La vénération des tombeaux se développa dans le judaïsme rabbinique. Effectuer des rites funéraires ? Des actes de dévotion et de lamentation (→Év. P. 50-52 ; *mil27,61), voire d’embaumement (Mc 16,1 ; Lc 24,1), le lendemain de l’enterrement (ici retardés à cause du sabbat) ne sont pas exceptionnels (→Chariton d’Aphrodisias Chaer. 3,3,1). Pratiquer le culte des morts ? La coutume pour les familles, emmenées par les femmes, d’aller visiter les tombes de leurs chers défunts pour leur apporter offrandes et nourriture, existe depuis des millénaires. Les continuelles remontrances prophétiques contre des coutumes funéraires considérées comme trop proches d’un →culte des morts montrent que les Israélites ne cessèrent jamais de les pratiquer. 2c se tenait assis MŒURS Position traduisant l’autorité et la gloire Cette posture est conforme à l’habitude rabbinique (Mt 23,2 ; Lc 5,17 ; cf. déjà Ez 8,1). Le mot hébreu yešîbâ « centre d’étude » est construit sur la racine yšb « s’asseoir ». Jésus • Jésus s’assied au moment de donner ses plus grands enseignements (Mt 5,1 ; 15,29 ; 24,3 ; 26,55 ; Mc 4,1 ; 9,35 ; 13,3 ; Lc 2,46 ; 5,3 ; Jn 6,3 ; 8,2 — en Jn 4,6 Jésus s’assoit pour se reposer). • Jésus sera également assis dans la gloire (Mt 25,31 ; cf. Mt 19,28 ; 20,21.23). Les puissants, les dieux et Dieu • Le matériel archéologique du Proche-Orient ancien et du monde gréco-helléniste représente souvent les hommes de pouvoir assis, ainsi que les dieux, souvent avec des gens priant debout devant eux.

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• Dans la Bible, les gouvernants (Ex 11,5 ; 1R 1,13-35.46-48 ; Mt 27,19 ; Jn 19,13 ; Ac 12,21 ; 25,6.17) et les grands prêtres (Ac 23,3) sont également assis. • Dieu est assis sur un trône (Is 6,1 ; Ap 4,2.9-10 ; 5,1.7.13 ; 6,16 ; 7,10.15 ; 19,4 ; 20,11 ; 21,5). 3b blanc VESTIAIRE Symbolisme des couleurs Le blanc représente : • le bien (→Ovide Metam. 2,832 ; →Diogène Laërce 8,34) ; • la joie (→Grégoire le Grand Hom. ev. 21,36). Le noir est négatif (→Homère Il. 1,103 ; →Marc-Aurèle Medit. 4,28) et représente : • le mal (→Ovide Metam. 2,832 ; →Diogène Laërce 8,34) ; • la lamentation (→Aristophane Ran. 1336a ; →Ovide Metam. 8,778-779 ; →Jos. Asén. 10,8[/9-10] ; 14,12) ; • la mort (→Homère Od. 11,32-33). Porteurs de blanc • Les prêtres sont vêtus de laine : les prêtres égyptiens (→Plutarque Is. Os. 3-4 = →Mor. 352C ; →Appien Bell. civ. 4,47 ; →Apulée Metam. 11,10.23), les prêtres juifs (→Josèphe B.J. 5,229 ; →Pesiq. Rab. 33,10) et les gens au temple d’Artémis à Éphèse (→Ac. Jn. 38). • Les fidèles portent du lin en Grèce (→Euripide Bacch. 112 ; →Pausanias Descr. 2,35,5 ; 6,20,3 ; →Diogène Laërce 8,33) et à Jérusalem (→Josèphe B.J. 2,1 ; →Josèphe A.J. 11,327). • Les prosélytes portent parfois du lin (→Jos. Asén. 14,12[/13] ; cf. Ap 3,4-5 ; 4,4 ; 19,8.14), • ainsi que les philosophes (→Diogène Laërce 8,19) • et les thérapeutes (→Philon d’Alexandrie Contempl. 66). • Les anges portent également du lin (Ap 15,6 ; →Ps.-Philon Ant. bib. 9,10 ; cf. Adam dans →Gen. Rab. 20,12) et des vêtements blancs (2M 11,8 ; →1 Hén. 71,1 ; 87,2 ; 90,31-33 ; →Jos. Asén. 16,14[/8].18[/13]), • les dieux païens, parfois (→PGM 4,637.698-699). • Les habits funéraires des justes sont en blanc (→Ps.-Philon Ant. bib. 64,6 ; →T. Abr. A 20,10 ; →V.A.È. 40,2-3 ; 48,1). + Textes anciens + 1-20 Historiographie antique : comment terminer une vita merveilleuse ? L’exemple de la Vie d’Apollonius de Thyane →Philostrate Vita Apoll., parfois comparée aux évangiles, se termine par 1) Un arrêt des revendications d’exactitude historiographique Le témoignage oculaire de « Damis l’Assyrien » sur lequel repose toute la Vita (→Le témoignage comme instrument historiographique) s’arrête : • →Philostrate Vita Apoll. 8,29,1 « Ici se termine la relation de Damis l’Assyrien sur la vie d’Apollonius de Tyane : sur la manière dont il mourut (si toutefois il est mort), il y a diverses traditions, mais Damis n’en a rapporté aucune. » 2) Un finale en sfumato mythographique Pour finir, Philostrate insère une série d’histoires alternatives concernant la fin d’Apollonius, recourant aux procédés mythographiques : • une mort à Éphèse (8,30,1) ; • une disparition dans le temple de Linde sur l’île de Rhodes (8,30,2) ; • une sorte de rapt au ciel dans le sanctuaire de Dictynna en Crète (8,30,2-3) ; • une apparition (peut-être en songe) d’Apollonius, transfiguré et immortel, à un jeune étudiant en philosophie qui doutait de l’immortalité de l’âme (8,31,1-3). Ces variantes rappellent « les uns conjecturèrent… d’autres pensent » (all’ hoi men eikazon… heteroi d’ oiontai) de →Plutarque Rom. 27,6. Le contraste marqué avec les évangiles • Aucun des quatre évangiles canoniques ne termine sur un effet de flou ni dans le relativisme de fins alternatives laissées au choix des lecteurs. Jusqu’au bout, la revendication de vérité de témoignages vérifiables est assumée : *mil1b ; *milLc 24,1-53 ; *milLc 24,18.

• Le récit de prodige — qui chez les historiographes est récit anecdotique (Hérodote) et chez les paradoxographes divertissement au premier ou deuxième degré (*anc27,64c-28,20) — est chez les évangélistes le cœur du message, inviscéré à la pragmatique des premières mises en récit, au rythme des →annonces de la passion et de la résurrection chez Mt et Mc, et finalement exprimé d’emblée par Lc et Jn (Lc 1,1-4 ; Jn 1,1-18 ; 2,22 et passim). 1a alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine Moment habituel • →Pline Ep. 10,96,7 rapporte que les chrétiens ont « l’habitude de se réunir à jour fixe avant le lever du soleil ». + Intertextualité biblique + 1-10 Variation : femmes absentes Ni Ac ni Paul ne mentionnent les apparitions aux femmes (*syn1-10). En particulier les traditions prépauliniennes rapportées en 1Co 15,5-7 ne nomment que des hommes : Pierre, Jacques, les apôtres et 500 frères. *mil1-10 1a le sabbat + la semaine — Typologie : la mort de Jésus comme expiation La répétition de sabbatôn (*pro1a) fait penser à G-Lv 16,31 ; 23,32 : sabbata sabbatôn (« sabbat des sabbats », « sabbat par excellence », « jour de repos complet »), qui décrit l’observance du jour de l’Expiation (Yom Kippour). 1a le [jour] un de la semaine Une nouvelle création L’expression est rare dans G (p. ex. G-Ps 23,1 ; G-Esd 10,17). Elle pourrait évoquer ici le « jour un » de la création (Gn 1,5 ; les six autres jours présentent un adjectif ordinal), lorsque « la lumière fut ». Par sa victoire définitive sur les ténèbres de la mort, le Christ, Lumière du monde, commence à renouveler la création (cf. 2Co 5,17). *voc1a 2-7 Angélophanie : variation Le caractère divin de l’ange et de la crainte qu’il inspire est plus net que dans les angélophanies vétérotestamentaires (Gn 22,11-18 ; Nb 22,22-35 ; Jg 6,11-24). L’ange n’est pas une sorte d’interprète comme dans les angélophanies de la littérature apocalyptique. Il semble un pur aide-mémoire rappelant ce que Jésus a déjà dit. *gen1-10 2a un grand tremblement Motif : signe apocalyptique de l’entrée dans l’ère eschatologique : Is 13,13 ; Jl 2,10 ; He 12,26. + Littérature péritestamentaire + 1-6 Parallèles apocalyptiques Évangile de Pierre : motif trinitaire, descente aux enfers et croix parlante • →Év. P. 35-42 « Dans la nuit où commençait le dimanche, tandis que les soldats deux à deux prenaient leur tour de garde, il y eut une grande voix dans le ciel. Et ils virent les cieux s’ouvrir et deux hommes enveloppés de lumière en descendre et s’approcher du tombeau. Et cette pierre qui avait été jetée contre la porte, roulant d’elle-même, se déplaça de côté et le sépulcre s’ouvrit, et les deux jeunes gens entrèrent. Ayant vu cela, les soldats éveillèrent le centurion et les anciens ; eux aussi, en effet, étaient là à monter la garde. Tandis qu’ils racontaient ce qu’ils avaient vu, de nouveau ils voient sortir du sépulcre trois hommes, et deux d’entre eux soutenaient l’autre, et une croix les suivait. Et la tête des deux premiers montait jusqu’au ciel, tandis que celle de celui qu’ils conduisaient par la main dépassait les cieux. Et ils entendirent une voix qui venait des cieux et qui disait : “As-tu prêché à ceux qui dorment ?” Et on entendit une réponse qui venait de la croix : “Oui.” » Ce texte, qui fascine nombre de savants modernes, n’a guère de réception claire dans la littérature chrétienne primitive (cf. →Asc. Is. 3,16-17). Peu de chances qu’il ait été une source pour les Synoptiques. 1a le [jour] un de la semaine Une nouvelle ère eschatologique devait commencer après une semaine de jours, ou des semaines d’années (Dn 9,24-27 ; →1 Hén. 91,12-17 ; 93,3-10 ; →4 Esd. 7,31 ; →T. Lévi 16,1). *jui1a ; *chr1a

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2a.3a tremblement + éclair — Motifs • →3 Hén. 22,9 : Des éclairs sortent du visage ardent d’un ange puissant, accompagné de tremblements de terre. 2b un ange Personnage adjuvant récurrent • →T. Abr. A 20,10-12 ; →T. Jb. 52,2-11 ; →V.A.È. 37,3-6 : Des anges escortent les justes morts vers le ciel. 3a comme un éclair L’ange de lumière L’ange de lumière apparaît dans la littérature apocalyptique : • →1QM 13,9-10 « To[i, Ô Dieu de] nos [pè]res, à toi appartient le peuple éternel, et c’est dans le lot de la lumière que tu nous a fait tomber pour ta vérité. Et le prince de lumière, tu l’as commis jadis pour nous porter secours : et dans [son lot sont tous les anges de justi]ce et tous les esprits de vérité sont dans son empire » (215). • →1QS 3,20 « Dans la main du prince des lumières est l’empire pour tous les fils de justice : dans les voies de lumière, ils marchent » (17-18).

Réception + Comparaison des versions + 1a le soir du sabbat (V) Simplifications antiques ? VL et V : vespere… sabbati. Les scribes auraient-ils cherché à simplifier une situation temporelle difficilement compréhensible (*gra1a ; *pro1a) ?

• Lc 24,1 ; Jn 20,1 ; →Év. P. 50-51 : Les femmes se rendent au tombeau au lever du jour. « Luisait » : Mt–Lc // Mc–Jn • Le verbe epiphôskô (*voc1a) apparaît aussi en Lc 23,54 (avec le sens de « crépuscule »). • Il n’apparaît ni en Mc ni en Jn. « Semaine » (sabbatôn) : Mt-Mc-Lc-Jn Cf. *pro1a. Dans son récit de l’apparition à Thomas, Jn 20,26 exprime la même notion de circularité par la locution « huit jours après » : • manière antique de désigner le même jour (cf. l’expression française « dans huit jours », tel jour « en huit »), • façon d’inscrire le premier, l’originaire, dans un déroulement temporel. 1b Marie la Magdeleine et l’autre Marie Disparité des listes des femmes // Mc Mc 16,1 mentionne Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé. // Lc Lc 24,10 a Marie-Madeleine, Jeanne, Marie mère de Jacques et d’autres femmes, qu’il laisse dans l’anonymat. // Jn Jn 20,1 a Marie-Madeleine seule. Plutôt que de chercher à harmoniser ces listes en multipliant les hypothèses historiques (sur l’identité des Marie et leurs liens de parenté) et exégétiques (nécessaire si l’on tient strictement la théorie des deux sources), ne vaut-il pas mieux voir dans leur diversité celle des récits hautement personnalisés des témoins que s’était choisi le Ressuscité, et que les évangélistes — pas plus que les communautés primitives — ne voulurent réduire ? *chr1-6 ; →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques

+ Lecture synoptique + 1-10 Les femmes, premiers témoins du Ressuscité Quoique curieusement « oubliées » dans certains kérygmes apostoliques (*bib1-10), les femmes sont bien les premiers témoins des rencontres avec le Christ ressuscité. Mt estime particulièrement le témoignage des femmes (au point d’en faire peutêtre un élément de la définition du genre de l’Évangile : Mt 26,13 ; *pro26,13b ; *gen26,6-13 Mémorial) : • Mt ne mentionne ni de frayeur ni d’hésitation de leur part (à la différence de Mc 16,8), • il ne rapporte pas le dédain des disciples masculins (à la différence de Mc 16,11 ; Lc 24,11.22). Les évangiles synoptiques nomment de manière variable deux ou trois femmes témoins de la résurrection (*syn1b). Un seul nom est commun non seulement aux Synoptiques, mais aussi à Jn : celui de Marie-Madeleine, qui reçut de ce fait une primauté dans la célébration liturgique : *lit7a.10c. 1-6 Récits sur la tombe vide Stabilité L’armature des récits de la découverte de la tombe vide (*ref1-6) est stable dans les évangiles : Marie-Madeleine (éventuellement accompagnée) vient au tombeau le premier jour de la semaine, elle trouve la pierre roulée, elle voit un ange (ou plusieurs) qui lui annonce(nt) : « Il n’est pas ici, car il s’est levé ». À un moment donné, elle entre dans la tombe (Mc 16,5 ; Lc 24,3 ; Jn 20,11). Variations *syn1-10 ; →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques Réception Jusqu’au 18e s., on admet sereinement l’historicité de toutes les apparitions présentes dans les textes canoniques. Tous les événements rapportés sont différents et ne demandent qu’à être mis en série chronologique : *chr1-6. 1a [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine Complication chronologique : Mt // Mc-Lc-Jn La question chronologique est très simplifiée dans les autres évangiles : • Mc 16,2 évoque clairement le matin ;

1b pour voir le sépulcre // Mc–Lc Mc 16,1 et Lc 24,1 précisent que les femmes viennent pour oindre le corps de Jésus. Mt se contente de le suggérer par la construction de son récit (l’omission de l’achat des aromates évite de surcharger la structure circulaire qu’il cisèle : *interp27,57-28,6), à moins qu’il ne l’évite purement et simplement puisque Jésus a déjà été oint, par avance (*pro26,12). Mt–Lc // Mc Ni Mt 28 ni Lc 24 ne rapportent l’interrogation des femmes se demandant comment rouler la pierre (Mc 16,3) : détail pittoresque typiquement Mc ? 2-4 SM • Soit Mt aménage une tradition du type de la légende de →Év. P. 35-44 (*ptes1-6) mais en la démythologisant quelque peu : l’ange ne descend pas pour « ouvrir » à Jésus. La résurrection demeure un mystère invisible. • Soit, plus vraisemblablement, il rapporte une tradition indépendante. 2b un ange Mt Un seul ange se trouve hors de la tombe. // Mc Mc 16,5 a un seul ange dans la tombe. // Lc–Jn Lc 24,4 et Jn 20,12 en ont deux dans la tombe. + Liturgie + 1-20 TEXTE Usage du finale de Mt dans la liturgie Tous les récits d’apparitions du Ressuscité sont abondamment chantés et proclamés durant le temps pascal, en particulier le jour de Pâques et durant l’octave de Pâques (*lit1a). • Mt 28,1-10 : évangile de la veillée pascale, année A (→LD 157-158). →Vigile pascale ; →Vigile pascale : l’office de la lumière 1a sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine Des symbolismes cosmiques à la liturgie chrétienne L’imagination croyante se plaît à voir le Sauveur franchir la pierre du tombeau peu de temps avant

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l’arrivée des saintes femmes, c’est-à-dire avant le lever du soleil. Le spectacle de l’aurore fait dès lors penser au Christ, vraie Lumière, surgissant victorieux des ténèbres de la mort. « le [jour] un de la semaine » : institution du dimanche Dans la tradition de l’Église ce fut : • d’abord le début de chaque semaine, au fil de l’année, qui célébrait la résurrection, • puis aussi un jour unique dans toute l’année (littéralement : une « solennité »), le jour de Pâques. *chr1a ; →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques « ça luisait » : culte pascal du Christ-Lumière Rituel et calendrier Très tôt, l’Église fixa aux premières heures du matin le souvenir de la résurrection. • Chaque semaine dans la nuit du samedi au dimanche, une vigile fait mémoire de la résurrection de Jésus et anticipe la parousie de son retour. Elle comporte trois parties : un « lucernaire » (nommé ainsi parce qu’il se déroule au moment où, le jour tombant, on allume des lampes pour s’éclairer) ; des nocturnes (durant la nuit) ; des laudes matutinales au petit matin. • Chaque année, durant les liturgies pascales, la lumière est spectaculairement mise en scène. →MR 337 §3 : La veillée pascale se célèbre entièrement de nuit ; elle ne peut commencer qu’après la tombée de la nuit ; elle doit être achevée avant l’aube du dimanche. →Développement des solennités pascales ; →Vigile pascale : l’office de la lumière Mystagogie • →Cyprien de Carthage Domin. or. 35 (PL 4,542 ; CCSL 3A,112) exhorte les chrétiens de son temps à prier au lever du jour afin d’honorer le mystère de la résurrection. La lumière du Christ luit dans les ténèbres (Jn 1,5). À en croire les évangiles, le Christ naît aux jours de sa chair et ressuscite dans la puissance divine au cours de deux nuits (Lc 2,8). Le Dieu qui a dit : « Que la lumière soit » au milieu des ténèbres (Gn 1,3) « est Celui qui a resplendi dans nos cœurs, pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ » (2Co 4,6). 2bc Chant grégorien • Antienne d’Alléluia du lundi de Pâques : Alleluia. V/ Angelus Domini descendit de caelo et accedens revolvit lapidem, et sedebat super eum (« Alléluia. V/ L’ange du Seigneur descendit du ciel et, en s’approchant, il roula la pierre et s’assit dessus », →Grad. 201). La mélodie exprime une joie tranquille dans une atmosphère de paix toute céleste. L’auteur semble vouloir nous faire participer à la joie de l’ange venant du ciel, associée à la plénitude de joie de son Seigneur ressuscité. Même si la mélodie paraît être plutôt descriptive — à descendit de caelo elle évoque la descente de l’ange, sur revolvit lapidem elle imite la pierre qui roule, etc. — elle n’en reste pas moins majestueuse. 2b.5a.5c.6b un ange du Seigneur descendit du ciel + et dit aux femmes + que vous cherchez + il est ressuscité, comme il [l’]a dit — (V) Chant grégorien • Antienne d’offertoire du 2e dimanche de Pâques (dimanche de quasimodo et de la divine Miséricorde) : Angelus Domini descendit de caelo et dixit mulieribus: Quem quaeritis, surrexit, sicut dixit, alleluia (« L’ange du Seigneur descendit du ciel et dit aux femmes : “Celui que vous cherchez, il est ressuscité, comme il l’a dit, alléluia” », →Grad. 217-218). Ce chant somptueux, à la fois très orné et solennel, exhale une atmosphère de joie paisible au souffle puissant : • L’Angelus Domini se déploie dans une mélodie d’une grâce exquise de vénération pour le messager du Seigneur. • La mélodie descend ensuite sur descendit pour ensuite monter sur de caelo, évoquant les hauteurs célestes. • À dixit, l’insistance de la note sol — sur la première syllabe, triple sol qui est une trivirga dont les deux premières sont allongées — met en relief l’importance du message de l’ange qui suit. • Mulieribus reçoit un traitement mélodique presque semblable à celui de de caelo. Les femmes participent à la dignité de l’ange venant du ciel,

puisqu’elles sont appelées à être les messagères de la bonne nouvelle comme lui. • Sur quem quaeritis, la mélodie exprime l’adoration profonde envers Celui que cherchent les femmes. • Elle amorce une montée à surrexit dans une joie à la fois délicate et remplie de respect. • Elle prend de l’ampleur à partir de sicut dixit dans un crescendo enthousiaste avec quelque chose de grandiose se poursuivant dans l’alleluia presque jusqu’à la fin. La mélodie de cet offertoire de 8e mode est aussi celle de l’offertoire Posuisti de la messe du commun d’un martyr (→Grad. 482). Il est difficile de déterminer laquelle des deux est la plus ancienne. L’Angelus semble cependant être l’original. Elle a été plus tard adaptée pour l’offertoire Assumpta est de la messe de l’Assomption (→Grad. 592).

+ Tradition juive + 1a le [jour] un de la semaine Sémitisme On suppose plus volontiers jour « premier » (rîšôn) que jour « un » (’eḥād). Ce dernier, très important dans la théologie pharisienne, indique un point extrême de synthèse et une sorte de nouveau commencement. *pro1a ; *bib1a ; *ptes1a ; *chr1a Le troisième jour depuis la crucifixion Le premier jour de la semaine, le dimanche, correspond au troisième jour après la mort de Jésus, un vendredi (→Chronologie de la passion). Visiter la tombe du défunt (*mil1b) le troisième et le trentième jour après la mort (et la sépulture) était commun dans l’Antiquité (cf. Jn 11,17.39 ; *interp27,57-28,6). On croyait parfois que les âmes des morts montaient au ciel trois jours après la mort de la personne : • →Gen. Rab. 100,7 « Bar Kappara enseignait : “Pendant trois jours [après la mort], l’âme cherche à retourner dans la tombe, avec l’idée qu’elle va réintégrer le corps. Mais quand elle voit que les traits du visage se brouillent, elle abandonne le corps.” » • →y. Mo‘ed Qaṭ. 3,5 (= →y. Yebam. 16,3) « Pendant les trois [premiers] jours, l’âme plane pour ainsi dire sur le corps, et il lui semble devoir y rentrer ; lorsqu’elle voit que le visage a changé d’aspect, elle le laisse et s’en va. » 1b pour voir le sépulcre Non pas pour lamenter • →m. Mo‘ed Qaṭ. 3,9 interdit les lamentations des pleureuses après que le cadavre a été mis en terre. + Tradition chrétienne + 1-6 HISTOIRE DE L’INTERPRÉTATION Récits historiques ? Traditions antique et médiévale Diversité textuelle et effectivité historique Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, on admet l’historicité de tous les témoignages contenus dans le NT : il n’est que d’en reconstituer la chronologie. Augustin d’Hippone (→Cons. 3,24,67.69-70) a élaboré la séquence la plus répandue : • au tremblement de terre, les gardes tremblent (Mt 28,2.4) ; • Marie-Madeleine va à la tombe et fait son rapport aux apôtres (Jn 20,1-2) ; • Pierre et Jean entrent dans la tombe (Jn 20,3-10) ; • Marie et les autres femmes voient l’ange hors de la tombe et un autre dans le vestibule (Mt 28,5-8 ; Mc 16,5-7) ; • dans la tombe, sur la couche funéraire, elles voient deux anges (Lc 24,3-7 ; Jn 20,11-13) ; • Jésus apparaît à Marie-Madeleine en dehors de la tombe (Mc 16,9 ; Jn 20,14-18) ; • Jésus apparaît une seconde fois à Marie-Madeleine, accompagnée de l’autre Marie, quand elles quittent la tombe (Mt 28,9-10) ;

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• les femmes font leur rapport aux disciples, qui ne croient pas (Lc 24,9-11) ; • autres apparitions, rapportées par 1Co 15,5-7. Interprétation pluridimensionnelle Parallèlement, on fait du récit de la visite à la tombe vide une interprétation allégorique-anagogique, comme une véritable pédagogie de l’écoute de la Parole divine : • les femmes = les âmes en quête de vie (→Origène Fr. Matt. 566) ; • le séisme = la repentance du cœur (→École de Laon Glossa ord. 177) ; • l’ange resplendissant = le Logos rayonnant de la lumière de la vérité (→Origène Fr. Matt. 567 ; →Lapide Arg. Matt. 560 : Les prédicateurs de l’Évangile doivent être semblables à l’éclair et au tonnerre) ; • son vêtement blanc = les enseignements de l’Église (→Origène Fr. Matt. 567) ; • la pierre roulée = l’incroyance et la méchanceté (→Origène Fr. Matt. 566) ; = la Loi gravée sur la pierre qui fait obstacle à l’entrée dans la vie sacramentelle constituant le corps (mystique) du Christ (→Anselme de Laon Enarr. Matt. 1494 ; →École de Laon Glossa ord. 177 ; →Lapide Arg. Matt. 557) ; • la Galilée = le passage des vices à la vertu (→Grégoire le Grand Hom. ev. 21,5 à propos du baptême ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5031). Les interprètes ne substituent pas une lecture psychologico-morale à l’événement « historique », référé par le témoignage, mais découvrent dans la phénoménologie de la réception croyante de la Parole une véritable participation au mystère transhistorique de la résurrection. Réforme et Contre-Réforme Diversité textuelle et effectivité historique On réduit les différences à la diversité des styles plutôt qu’à des disparités de faits : • →Calvin Comm. NT : Pour expliquer la mention d’un seul ange (Mt–Mc) ou de deux (Lc–Jn), Calvin explique que Mt et Mc ne mentionnent que l’ange qui a parlé, pas l’autre (*syn2b) ; • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,317 évoque une synecdoque chez Lc : le chiffre deux inclut le chiffre un. Interprétation existentielle • →Luther Ev.-Ausl. 5,352 « Beaucoup écoutent ces récits comme s’il s’agissait d’une histoire ou d’une peinture sur un mur, mais c’est insuffisant : en chantant “réjouissons-nous” et “que le Christ soit notre consolation” nous devons considérer la résurrection comme quelque chose qui nous appartient, qui nous concerne, vous et moi, non pas seulement considérer comment la résurrection s’est passée, mais reconnaître qu’elle a eu lieu pour vous. » Les femmes sont : • des symboles de la conscience bonne mais encore dans l’erreur (→Luther Ev.-Ausl. 5,275) ; • les humbles et les pauvres rejetés par le monde mais élus par Dieu (→Calvin Comm. NT ; cf. 1Co 1,27). Leur amour pour le Christ est admirable, mais il est dirigé vers l’homme mort, dans l’oubli de la prédiction de sa résurrection (→Musculus Comm. Matt. 611 ; cf. →Maldonat Comm. ev. 1,668). La tradition hymnique de la Réforme insiste en conséquence sur la louange commune à adresser à Dieu pour la résurrection du Christ, source de paix et de bénédiction pour l’Église. Fin du 18e siècle Placés sur le lit de Procuste du rationalisme, les témoignages sur la résurrection sont totalement discrédités. Diversité textuelle et effectivité historique • →Reimarus Apologie concentre son attention sur le factum de la résurrection de Jésus. Pour lui, tout ce qui n’est pas un « fait » est mensonge (2,179). Il considère artificielles les harmonisations anciennes des textes sur les apparitions du Ressuscité et souligne le manque de crédibilité de l’histoire des gardes, les contradictions entre les textes évangéliques sur la Pâque et le caractère artificiel des « preuves scripturaires » (2,188-206). Interprétation rationaliste Reimarus et les rationalistes affirment l’impossibilité de comprendre simplement la résurrection du Christ comme un événement dans le temps à l’instar

des autres et ils en concluent à son inexistence et non plus à sa transcendance comme on l’avait fait depuis les origines. Une fois la résurrection mise en doute, c’est tout le système apostolique qui est suspect (→Reimarus Apologie 2,187) : l’Évangile est une tromperie élaborée par les disciples après l’échec de Jésus. 19e siècle Diversité textuelle et effectivité historique • →Strauss Leben reprend le dossier des anges et juge fantasmagorique les apparitions, disparitions et réapparitions qu’on est obligé de mettre en scène si on veut harmoniser tous les témoignages. Il préconise d’étudier la cohérence et la dignité de chaque tradition évangélique en elle-même. Interprétation rationaliste • →Strauss Leben : Après l’échec de Jésus, les disciples rentrèrent en Galilée, où l’idée de résurrection émergea peu à peu dans leur cercle. Quand ils se décidèrent à retourner la prêcher à Jérusalem, le cadavre de Jésus s’était décomposé depuis longtemps si bien qu’il n’était plus possible de les réfuter. 20e siècle L’exégèse a continué le programme straussien. On a étudié chaque tradition évangélique pour elle-même sans chercher à harmoniser les récits. Le plus souvent on a interprété les différences comme des divergences et renoncé aux harmonisations chronologiques ou stylistiques anciennes. Cependant, au fur et à mesure que progressait la connaissance du milieu historique du ministère de Jésus et de la composition du NT, les « explications » historiques des rationalistes sont apparues comme des réductions tout à fait invraisemblables. Aujourd’hui Peu de commentateurs appliquent systématiquement le principe selon lequel « là où les récits sont contradictoires, ils sont fondés sur des événements différents », qui orientait largement l’exégèse ancienne. Serait-il raisonnable, pour autant, de ne l’appliquer jamais ? Très généralement, la parole chrétienne naissante s’inscrit dans un rapport à l’effectivité historique plus réaliste (et donc plus divers) que le vérificationnisme historiciste que nous héritons du rationalisme. Plus particulièrement, les →témoignages de rencontres avec le Ressuscité sont une forme littéraire bien particulière dans les traditions primitives. Par conséquent, il faut accepter de réexaminer le rapport entre proclamation et histoire (→La résurrection comme événement). 1a sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait Interprétations multiples L’indication temporelle de tout ce verset est une crux interpretationis depuis les Pères de l’Église, à cause de l’ambiguïté de la formule évangélique (*gra1a). Interprétations chronologiques Le moment avancé et tardif de la semaine écoulée • →Sévère d’Antioche Or. resurr. 3 « Les mots “le soir du sabbat” ne veulent pas dire le soir qui se situe au coucher du soleil. Matthieu n’a pas indiqué le soir du sabbat au singulier, mais le soir des sabbats au pluriel. Les Hébreux ont coutume d’appeler sabbat toute la semaine. Les évangélistes ont alors pareillement dit : “lors du premier des sabbats” (Mt 28,1 ; Mc 16,2 ; Lc 24,1 ; Jn 20,1), pour évoquer le premier jour de la semaine. Nous faisons de même, nous aussi, dans le langage courant, lorsque nous appelons “deuxième des sabbats”, “troisième des sabbats”, les deuxième et troisième jours de la semaine. Il n’a donc pas dit : “après le sabbat” ou encore : “le soir du sabbat”, pour signifier le soir de ce jour-là précisément. Mais son expression “le soir des sabbats” vise ce qui s’est déroulé plus tard, plus loin dans le temps. Nous disons ordinairement en effet : “Tu es venu après le bon moment, après (opse) l’heure, trop tard.” Ces formules ne renvoient pas au soir, au moment qui suit le coucher du soleil, mais elles signifient “trop tard, après le bon moment, quand il n’en est plus besoin, quand ce n’est plus opportun”. Et l’expression “après les sabbats” indique le moment avancé et tardif de la semaine écoulée. Or chaque semaine s’achève avec le coucher du soleil qui suit le sabbat. De toute évidence alors, Matthieu, parlant de ce moment, tout à fait éloigné de la fin de la semaine écoulée, a ajouté, comme pour s’expliquer lui-même : “Comme le premier jour des sabbats commençait à luire”. La nuit avait disparu, dit-il, si bien que c’était l’heure pour les coqs de chanter et d’annoncer ainsi la lumière du nouveau jour » (83).

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Au déclin de la nuit • →Ambroise de Milan Exp. Luc. 10,151 « Ce n’est donc pas au déclin du jour, mais au déclin de la nuit, qu’Il est ressuscité. Aussi bien le grec dit : tard, c’est-à-dire : opse ; or “tard” signifie également l’heure où le jour décline, et le retard d’une chose quelconque : par exemple si vous dites : on me l’a suggéré tard, c’est-à-dire tardivement ; il est arrivé en retard, c’est-à-dire arrivé après le temps convenu. Même s’il est arrivé au matin du lendemain, c’est tard, puisque le temps d’agir est passé. Tard, c’est aussi l’heure de la nuit profonde, par exemple quand vous dites : je me suis levé tard pour travailler ; cela veut dire : je me suis levé non pas sur le soir, mais en pleine nuit » (2,206). Harmonisation des indications chronologiques : le soir désigne toute la nuit (pars pro toto) *syn1a • →Ambroise de Milan Exp. Luc. 10,147-155 ; →Augustin d’Hippone Cons. 3,24,65. • →Jérôme Comm. Matt. « Les évangiles indiquent pour les visites de ces femmes des moments différents. […] Elles s’en vont et reviennent sans cesse » (2,309 ; = →Sedulius Scotus In Matt.). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Au soir du Sabbat [cf. V]. L’Écriture compte le soir comme une nuit […] et unit donc deux fins de nuit, la première, lorsque la lumière s’est assombrie, la seconde, lorsqu’elle s’est levée. […] L’évangéliste veut dire, selon sa manière de parler, que les saintes femmes se préparaient à venir la nuit après le sabbat, au sens où elles avaient préparé les aromates qu’elles avaient achetés et qu’elles étaient arrivées au point du jour. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Matthieu et Jean semblent se contredire, puisque Jean dit qu’il faisait encore noir. […] Il y a ici une triple solution : (1) Jérôme : les femmes sont venues le soir et le matin. […] (2) Bède : les femmes se mirent en route le soir et arrivèrent le matin. Mais est-ce qu’il y avait une telle distance ? Il dit que non, mais on dit que quelqu’un fait quelque chose lorsqu’il se prépare à le faire. On lit cela en Lc 23,55-56 : “Voyant le tombeau et la façon dont le corps y reposait, elles revinrent préparer des aromates.” Elles achetèrent les aromates à la Parascève, se reposèrent le jour du sabbat et, le soir, elles se préparèrent à utiliser les aromates. (3) Augustin : c’est la coutume dans la Sainte Écriture de prendre la partie pour le tout. On entend donc par le soir toute la nuit du sabbat. » Interprétation miraculeuse Ce jour-là, le crépuscule fut une aurore, au lieu d’une tombée de la nuit (*voc1a luisait) : • →Pierre Chrysologue Serm. 74,2 « Nos jours terrestres ignorent cette répartition des heures ; notre univers ne présente rien de semblable. Le soir (vesper) termine le jour, il n’en est pas le commencement. Le soir se couvre de ténèbres, il ne commence pas à luire, il ne se transforme pas en aurore. Voilà que l’étoile du soir (vesper), mère de la nuit, engendre le jour ! L’ordre habituel est changé parce que le Maître s’est fait reconnaître. C’est le Mystère qui envoie des rayons à cause de sa nouveauté. Le soir (vesper) aspire à se mettre au service du Créateur, non du temps » (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4704 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 1493). Interprétation mystique • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ces femmes étaient celles qui avaient lutté par la prière et par un désir d’amour envers l’ange en refusant de le laisser partir sans qu’il les ait bénies. […] Et le moment est approprié, car la lutte de Jacob s’est faite à l’aurore (Gn 32,25.27), qui préfigurait l’heure de la résurrection, quand les rayons de la félicité glorieuse se diffusent dans la nuée de la chair assumée. » Lumière de la lune • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le jour ne point pas le soir, car, le soir, il fait noir. Elles vinrent donc […] à la première lueur du jour. […] Mais, selon Jérôme [qui propose le samedi soir], comment faut-il comprendre que “le jour commençait à poindre” ? […] chez les Juifs, le jour commence le soir. La raison en est qu’ils comptaient le jour à partir de la lune. Or, la lune commence à briller le soir. Ce jour commence donc le soir, mais il brille le jour qui suit le sabbat [cf. Lc 23,54 : *syn1a]. Cette manière de

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parler est appropriée au mystère. […] cette nuit fut radieuse (Ps 139,12). De même, […] dans le premier homme, on était passé du jour à la nuit, à savoir, celle du péché ; et son état a été changé, à savoir qu’il est passé de la nuit au jour (Ep 5,8). […] tout ce qui était obscur dans la loi et les prophètes a été totalement éclairé par la résurrection du Christ (Lc 24,27). » 1a le [jour] un de la semaine Le 8e jour • →Justin le Martyr Dial. 41,4 « Car le lendemain du sabbat étant le premier jour de la semaine est à son tour le huitième dans le cycle des jours qui se succèdent, sans cesser de rester le premier » (162) ; 24,1 « Le huitième jour renferme un mystère » (135). Le dimanche Le dimanche (qui commence le samedi soir, selon le décompte juif) est un jour particulier pour les premiers chrétiens, la mémoire de la résurrection (Ac 20,7 ; 1Co 16,2 ; →Irénée de Lyon Fr. 7 ; *lit1a). En grec « dimanche » se dit kuriakè, le « jour du Seigneur » (Ap 1,10 ; →Did. 14,1 ; →Év. P. 35 ; 50). On se rassemble la nuit qui suit le sabbat (*anc1a). Le dimanche étant un jour ouvrable, la réunion se termine vers l’aube, avant que ne commence le travail. Sous Constantin (début du 4e s.), le dimanche devient un jour férié légal. →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques Le dimanche, nouveau sabbat • →Ignace d’Antioche Magn. 9,1 « Si donc ceux qui vivaient dans l’ancien ordre de choses sont venus à la nouvelle espérance, n’observant plus le sabbat mais le jour du Seigneur, jour où notre vie s’est levée par lui et par sa mort […]. » Le premier et le dernier jour du monde Passé, présent et avenir se conjuguent : la résurrection du Christ est tout à la fois mémorial du premier jour de la création et prophétie du jour éternel et immuable de la résurrection universelle. En tant que huitième jour, il ne répète pas le premier mais en est l’accomplissement dans l’économie de l’histoire du salut. Ce thème est traditionnel à partir de : • →Barn. 15,8-9 « Il leur dit enfin : “Vos néoménies et vos sabbats, je ne les supporte pas” (Is 1,13). Voyez comment il s’exprime : ce ne sont pas les actuels sabbats qui me sont agréables, mais bien celui que j’ai fait et dans lequel, après avoir tout mené au repos [ou “mettant fin à l’univers” ; cf. →Casel Osterfeier 110-111], je ferai le commencement d’un huitième jour, c’est-à-dire le commencement d’un autre monde. Voilà bien pourquoi nous célébrons comme une fête joyeuse le huitième jour pendant lequel Jésus est ressuscité des morts et, après être apparu, est monté aux cieux » (187-189). • →Casel Osterfeier 115 n. 2 « Les apôtres établirent encore qu’au premier jour de la semaine se ferait le service et la lecture des Saintes Écritures et l’oblation. Parce que c’est le premier jour de la semaine que notre Seigneur est ressuscité du séjour des morts, et c’est le premier jour de la semaine qu’il se manifesta dans le monde, et c’est le premier jour de la semaine qu’il monta aux cieux, et c’est le premier jour de la semaine qu’il apparaîtra à la fin avec les anges du ciel. » • →Basile de Césarée Spir. Sancto 27,68-69 : Le dimanche, jour à la fois un et huitième, le jour consacré à la Résurrection « paraît en quelque sorte l’image du siècle à venir » (484-485). • →Grégoire de Nazianze Or. 41,2 : Comme la première création a commencé un dimanche, ainsi la seconde création commence le même jour, qui est à la fois le premier par rapport à ceux qui le précèdent, plus sublime que le jour sublime et plus admirable que le jour admirable : il se rapporte en effet à la vie d’en haut (PG 36,429-432). • →Grégoire de Nysse Or. resurr. 1,3 « En vérité, le jour présent [de Pâques] se rapporte au jour à venir, dont il est l’image. […] Pour ce qui est de la joie et de la confiance, ce jour-ci est plus agréable que celui qui est attendu, car il faudra voir alors se lamenter des hommes, dont les péchés seront alors dévoilés, tandis qu’aujourd’hui la joie ignore les mines affligées » (25-26). • →Augustin d’Hippone Serm. 169,2 « Ce n’est pas sans raison que l’enfant devait être circoncis le huitième jour (Gn 17,12 ; Lv 12,3). Le Christ n’est-il pas la Pierre qui nous circoncit ? Le peuple juif fut circoncis avec des

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couteaux de pierre (Jos 5,2) ; mais la pierre désignait le Christ (1Co 10,4) : et si l’opération se pratiquait le huitième jour, c’est que, dans la succession des semaines, le huitième jour est le premier, puisque les sept jours écoulés on revient au premier. Quand finit le septième, le Sauveur est encore au tombeau ; il ressuscite quand reparaît le premier, et sa résurrection est pour nous la promesse du jour éternel comme elle est la consécration du dimanche » (916). Le jour du soleil, jour de l’Eucharistie • →Justin le Martyr 1 Apol. 67,3-7 « Au jour que l’on appelle “le jour du soleil” [cf. Sunday, Sonntag], tous, qu’ils demeurent en ville ou à la campagne, se réunissent en un même lieu ; on lit les Mémoires des Apôtres ou les écrits des prophètes, aussi longtemps que c’est possible. […] Puis on fait pour chacun la distribution et le partage de l’eucharistie ; on envoie aussi leur part aux absents par l’intermédiaire des diacres. » 1b Marie la Magdeleine Égale des apôtres Marie de Magdala apparaît dans les quatre évangiles, ainsi que dans →Év. P. 50-57, comme témoin de la résurrection. La tradition chrétienne orientale l’appelle isapostolos « égale aux apôtres ». Rivale des apôtres ? Elle jouit d’un tel renom dans certaines Églises gnostiques qu’elles n’hésitèrent pas à en faire une évangéliste. Dans l’→Év. Marie, elle bénéficie d’un rôle tout à fait à part puisqu’elle est seule garante de la révélation. Elle rivalise avec Pierre (*chr7-10). Antitype d’Ève *chr7-10 • →Pierre Chrysologue Serm. 74,3 « C’est le soir que la femme court au pardon, elle qui de bonne heure a couru à la faute. Elle cherche le Christ le soir, elle qui savait bien l’avoir perdu en Adam le matin. […] Celle qui du paradis avait emporté l’incroyance se hâte pour emporter du sépulcre la foi. À partir de la mort, elle s’efforce de s’emparer de la vie, elle qui, à partir de la vie, s’était saisie de la mort. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « De même que la femme avait été la première à entendre la mort dans le premier lieu de vie, de même, par une disposition divine, elle fut la première à voir la vie dans un lieu de mort. » →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala 1b l’autre Marie = la mère de Jésus • →Pierre Chrysologue Serm. 74,3 « Elle vint, la femme, pour devenir la mère des vivants (Gn 3,20), elle qui était devenue la mère des mourants. » = la mère de Jacques • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Elles portaient le même nom, car l’unité de l’Église est indiquée par elles : en effet, l’une était issue de Juifs, l’autre de païens, mais maintenant ils sont tous dans l’Église. Elles s’appellent aussi Marie : en effet, de même que Marie a conçu un enfant en son sein clos, de même celles-ci ont-elles mérité de voir le Christ sortir d’un tombeau fermé. » 2a tremblement de terre (V) Cosmique • →Albert le Grand Sup. Matt. « Nous sont donnés ici les témoignages de la résurrection ; tout d’abord “du profond de l’enfer” ; ensuite “du haut du ciel”, comme il est dit en Is 7,11. Lorsqu’il dit “et voilà”, il présente l’évidence du témoignage “du profond [de l’enfer]”. […] il montre ensuite l’objet du témoignage : “le tremblement de terre”. Enfin, la quantité, lorsqu’il ajoute : “un grand”, car la terre a tremblé dans ses entrailles, puisque “Christ victorieux est ressuscité des enfers”. […] Il ajoute également le témoignage “du haut des cieux”, lorsqu’il dit “l’Ange du Seigneur”. » Théophanique • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,9 (cf. →Pierre Chrysologue Serm. 74,4 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt.) : La puissance de la résurrection ébranle les enfers. • →Calvin Comm. NT : C’est Dieu lui-même qui manifeste ici la gloire de sa présence.

2b un ange du Seigneur Envoyé par le Père • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,9 « L’ange du Seigneur […] manifeste la miséricorde de Dieu le Père qui envoie à son Fils ressuscité des enfers l’assistance des vertus célestes. Et il est le premier à révéler la Résurrection, pour que l’annonce de celle-ci fût une manière de servir la volonté du Père. » Parmi d’autres anges • →Albert le Grand Sup. Matt. « En sens contraire, Jn 20,12 dit que ce sont deux anges qui ont été vus, l’un à sa tête, l’autre à ses pieds [*syn2b]. Il faut répondre qu’au tombeau, deux ont été vus, mais l’un a ouvert le tombeau sans avoir besoin de l’aide de l’autre. Et peut-être qu’il y en avait un très grand nombre autour du tombeau puisque le Seigneur lui-même était autour du tombeau. » 2b descendu du ciel Mais l’ange n’a pas de corps ! • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Même si l’ange n’est pas circonscrit dans un lieu, il est cependant défini par un lieu pour ce qui est de son action. » 2c roula la pierre Pour laisser entrer deux anges • →Év. P. 37. Pour démontrer la résurrection • →Origène Cels. 5,58. Le Christ est déjà sorti • →Jérôme Ep. 120,6 et →École de Laon Glossa ord. 177 font un parallèle entre la résurrection de Jésus clauso tumulo et sa naissance virginale clauso utero. • →Pierre Chrysologue Serm. 80,3 : L’ange a ouvert le tombeau non « pour en faire sortir le Christ, qui déjà n’y était plus, mais pour faire savoir que le Christ n’y était plus ». • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Afin d’ouvrir la voie aux femmes, car, en réalité, le Christ était déjà ressuscité. De même qu’il était sorti d’un sein clos, de même était-il sorti d’un tombeau scellé. » • →Luther Ev.-Ausl. 5,297.349 : L’ange arrive après que le Seigneur est parti. Ou « avait roulé la pierre » • →Bullinger Comm. Matt. 264B et →Grotius Annot. NT 2,386 supposent que l’aoriste a ici un sens plus-que-parfait, pour harmoniser l’épisode Mt avec les autres récits évangéliques de visites des femmes au tombeau (*syn1-6). L’ange a déjà fait le travail quand elles arrivent. Localisation ou non du Ressuscité ? Les réformés interprètent le passage en insistant sur le caractère physique de la résurrection de Jésus : • →Calvin Inst. 4,17,29 : La dureté de la pierre fermant la tombe dut fléchir lorsque Jésus approcha ; peut-être même la pierre roula-t-elle d’elle-même avant de reprendre sa place originelle. • →Bullinger Comm. Matt. 264B : L’ange est descendu pour ouvrir et laisser sortir le Ressuscité. Les catholiques se moquent d’eux : • →Maldonat Comm. ev. 1,652 : En effet, la pierre devint douce. • →Lapide Arg. Matt. 519 : Elle fondit comme de la cire ! L’intention de l’interprétation réformée est moins de souligner la réalité du miracle, que de situer le corps du Ressuscité clairement et uniquement au ciel, et non pas présent partout, p. ex. dans l’Eucharistie. 2c se tenait assis sur elle Comme un docteur pour enseigner • →Pierre Chrysologue Serm. 74,6 « Il s’asseyait comme un docteur de la foi, comme un enseignant de la résurrection. Il s’asseyait sur la pierre, pour que la solidité de celui qui était assis donnât de la fermeté aux croyants. Sur une pierre, l’ange posait les fondements de la foi. Or le Christ allait fonder l’Église sur une pierre. » *mil2c Enseignement, repos et domination • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pour indiquer qu’il était le docteur de la résurrection du Seigneur. Être assis est aussi le propre de ceux qui se reposent. Par là est indiqué le repos que le Christ obtint par sa résurrection dans la gloire (Rm 6,9). De même, s’asseoir est le propre de celui qui

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domine (Ps 110,1) […] sur la pierre, c’est à dire sur le diable, pour indiquer que le Christ dominait déjà la mort et le diable. » 3 éclair + vêtement blanc = la gloire du Seigneur triomphant • →Jérôme Comm. Matt. ; →Anonymes In Matt. 218.86. • →Pierre Chrysologue Serm. 74,6 « Pour glorifier un ange, l’éclair n’est pas suffisant. Mais à quoi sert un vêtement pour une nature céleste ? Une telle splendeur annonçait l’aspect de notre résurrection et sa beauté. Ceux qui ressuscitent dans le Christ sont transformés en sa gloire. La résurrection de la chair n’aura pas les obscurités de la chair. » Couleur blanche = la pureté des justes et la gloire de la résurrection (Ap 3,5). = la pureté de la vie (Qo 9,8) • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. + Mystique + 1-3 Amplifications mystiques : les femmes chantent un hymne de louange au tombeau • →Romanos le Mélode Hymn. 40,17-18 « La troupe des femmes porteDieu sortait de la ville avec la narratrice et, voyant le tombeau, s’écriait de loin : “Voilà l’endroit, ou plutôt le sein immaculé ! Voilà où fut porté le roi, voilà où fut contenu celui que ne contiennent pas les cieux, mais que contiennent les saints. À toi la louange, à toi l’hymne, tombeau saint, petit et immense, pauvre et riche ! Trésor de vie, réceptacle de paix, signe de joie, sépulcre du Christ ! Monument d’un seul, mais gloire de l’univers, par la volonté de celui qui offre aux hommes déchus la résurrection.” -Alors, ayant chanté cet hymne au tombeau du dispensateur de la vie, elles se retournèrent, virent quelqu’un assis sur la pierre et reculèrent de peur, prises d’une crainte religieuse, baissant le visage et parlant ainsi avec effroi : “Quelle est cette figure ? De qui est-ce l’apparence ? Quelle est la nature de cet être que nous voyons ? Un ange ? Un homme ? Venu d’en haut, ou peut-être surgi d’en bas à nos yeux ? Il est feu, il illumine, il fulgure, il irradie ! Fuyons, femmes, pour n’être pas consumées. Pluie divine, pluie du ciel, arrose celles qui ont soif de toi, toi qui offres aux hommes déchus la résurrection” » (4,409-411). 2c la pierre Endroit de la proclamation • →Nerses Shnorhali Yisows 766 « Et grâce à la bonne nouvelle du Séraphin / Qui du haut du rocher clamait, / Fais-moi entendre le son / De la trompette finale annonçant la résurrection » (188). + Théologie + 1-10 THÉOLOGIE FONDAMENTALE Fondements de la foi en la résurrection →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques THÉOLOGIE NT →Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité

+ Philosophie + 1a Or, sur le tard, le sabbat, alors que [ça] luisait vers le [jour] un de la semaine Contemporanéité de la résurrection et du christianisme Même en nuançant l’affirmation d’une foi en la résurrection apparue soudainement (→Croyances juives sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne ; →Résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne), on peut admettre cette consubstantialité du christianisme avec elle. • →Guitton Jésus « L’important est la surgie soudaine d’une croyance sans qu’on puisse noter un moment où elle n’existait pas encore, où elle aurait existé sous une forme d’ébauche. Il n’y a pas de genèse pour cette idée de

Résurrection. Dès que nous saisissons le christianisme dans l’histoire, il la possède. Et il professe qu’il en tire son énergie de propagation » (251).

+ Littérature + 1-10 Potentiel narratif dramatique La représentation narrative des apparitions du Ressuscité, à la fois esquissée et brouillée dans les témoignages évangéliques, s’est probablement développée à partir de la liturgie (*lit5-7). La mise en scène du trope dialoguant entre les femmes au tombeau et les disciples dans les Jeux de Pâques, puis dans les Passions, aboutit à transformer l’interaction des protagonistes des témoignages sur le Ressuscité, voire la résurrection de Jésus elle-même, en épisodes de la vie de Jésus, mis en série avec tous les précédents. 1 Additions • →Gréban Passion intercale ici l’arrestation, le procès et l’emprisonnement de Joseph d’Arimathie par les Juifs (*litt27,57b : Gréban) et aussi les lamentations des disciples, le retour de Pierre au cénacle (*litt26,75c : Gréban) et l’organisation du groupe : « il nous convient / icy secretement tenir, / et pour nos vies soustenir / ensemble nos mestiers ferons » (v.28750-28753). *litt11 1b Marie la Magdeleine 17e siècle Marie-Madeleine pleure : écho avec la scène de l’onction à Béthanie Le Planctus Magdalenae, qu’on attribuait jadis à Origène ou à Anselme, permet à certains poètes baroques (Durant, Le Clerc) d’insérer un long lamento de la jeune femme devant le tombeau vide. D’autres poètes de la même époque sont plus sobres, et cette économie d’effets souligne la similitude de la scène avec celle de l’onction (*litt26,7a). Lorsqu’elle se rend au tombeau du Christ, Marie-Madeleine apporte à nouveau des parfums et, encore une fois, elle verse des larmes : • →Desmarets de Saint-Sorlin Marie-Madeleine « Rien ne la peut épouvanter. / Elle va dans la nuit, sans se faire escorter, / Et de riches parfums porte une boëte pleine. / […] Elle entre au monument, d’un courage intrepide, / Espere alleger son tourment / En donnant des baisers aux pieds de son amant. / Mais confuse elle void que le sepulchre est vuide. -- Elle en sent de vives douleurs : / Elle renouvelle ses pleurs » (195). 19e siècle Marie-Madeleine délire : hallucinations amoureuses d’une hystérique ? • →Renan Vie reprend, sous prétexte de science, les thèses de Celse (*dro710) avec une fadeur toute romantique dans le recours à « l’amour » : « La vie de Jésus, pour l’historien, finit avec son dernier soupir. Mais telle était la trace qu’il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quelques amies dévouées que, durant des semaines encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Par qui son corps avait-il été enlevé ? Dans quelles conditions l’enthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore l’ensemble de récits par lequel on établit la foi en la résurrection ? C’est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l’amour ! moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité ! » (409-410). →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale 1b voir le sépulcre Mise en scène « réaliste » • →Gréban Passion : Cet épisode est encore une occasion de mettre en scène les métiers : les femmes ont auparavant acheté des « ongnemens chiers » chez l’Espicier (v.28115). Le parfum acheté annonce déjà la résurrection : « et fust il pour enoingdre ung roy, / s’est il bien precieulx et digne : / tenez, sentez a la narine, / si vous semblera sans mentir / ung paradis a le sentir » (v.28420-28424). 2-4 Développement médiéval • →Gréban Passion met totalement en scène la Résurrection : après un silence, Dieu le Père prend la parole pour annoncer l’arrivée de « la nuit

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tres desiree, / tres haultaine et tres bien euree, / pleine d’honneur et de vertus, / que mon filz le benoit Jhesus / doit retourner de mort a vie » (v.28987-28991), commandant aux anges une « feste tres excellente », et envoyant les archanges sur terre. Puis, une didascalie indique : « icy se doit fere ung grant tempeste en enffet et sur la terre pour faire trembler ». Ce tremblement provoque chez les gardes « dueil et angaigne », « destresse nompareille », si bien que « coucher [leur] fault tout estendu » (v.29100). Une dernière didascalie indique triomphalement : « Icy les chevaliers s’endorment, puis les angles ostent la pierre de l’huis du monument ; lors Jhesus ressuscite portant une croix vermeille, et les anges demeurent assis sur la pierre du dit monument. » *cin2-4 3b.4.8a Dissémination romanesque du scénario christique de la résurrection →Tolkien Anneaux contient trois personnages christiques : le « mage » Gandalf (pensé sur le modèle des anges), Frodo (le porteur de l’anneau) et Aragorn (le roi dont on attend le retour). Gandalf meurt et « ressuscite » : après trois jours de combat contre le Balrog, Gandalf passe « hors du temps et de la pensée », « à travers le feu et l’eau profonde », et il est renvoyé par Dieu pour achever la mission de lutte contre Sauron (le diable). Il devient alors Gandalf le Blanc du « gris pèlerin » qu’il était : • →Tolkien Anneaux (« Les Deux Tours ») « Tous les regards [ceux du Dúnedain Aragorn, du nain Gimli et de l’elfe Legolas] étaient fixés sur lui. Ses cheveux étaient blancs comme neige au soleil, et sa robe d’un blanc étincelant ; ses yeux, sous des sourcils saillants, brillaient d’un vif éclat, aussi pénétrants qu’un rayon de soleil ; le pouvoir était dans sa main. Entre l’émerveillement, la joie et la crainte, ils restèrent saisis et ne trouvèrent rien à dire » (2,115). Cette première apparition de Gandalf (qui est, néanmoins, le mage et non le sauveur) après sa « résurrection » fait écho aux évangiles : • Les expressions « blancs comme neige » et « la joie et la crainte » se retrouvent en Mt 28,3-4.8. • L’épisode rappelle la transfiguration, où devant trois disciples (Pierre, Jacques et Jean) le visage du Christ devient brillant comme le soleil, et ses vêtements blancs comme neige (Mt 17,1-2). • La mention du mutisme (« ne trouvèrent rien à dire ») trouve des parallèles dans Lc 24,4 (« elles en demeuraient perplexes »), dans le finale court de Mc 16,8 et dans la stupeur supposée en Mt 28,5b. • De même que les saintes femmes cherchent Jésus, de même Aragorn, Gimli et Legolas cherchent à savoir ce qu’il est advenu de Frodo (et Sam). Tolkien avait conscience que cela rappelle les évangiles, mais it is not really the same thing at all à ses yeux (Carpenter Humphrey [éd.], The Letters of J.R.R. Tolkien, avec l’assistance de Tolkien Christopher, Londres : HarperCollins, 1999, 237 ; trad. dans Martin Delphine et Ferré Vincent [trad.], J.R.R. Tolkien : Lettres, Paris : Bourgois, 2005, 336).

+ Arts visuels + 1-8 La visite des saintes femmes au tombeau et l’angélophanie Illustrer la résurrection ? Après les représentations unitaires de l’ensemble du mystère pascal qui furent privilégiées à l’origine (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles), dès la fin du 4e s., la célébration annuelle de la mort et de la résurrection du Christ s’étale sur trois jours et les représentations des divers épisodes vont pouvoir se différencier. L’événement pascal échappe par essence à toute expression sensible, mais non la visite au tombeau vide. Ainsi plusieurs scènes liées aux témoignages sur le Ressuscité vont se dégager. Dans les Églises d’Orient, les icônes liées à la résurrection sont : • la descente aux enfers ; • les femmes au sépulcre (les myrrhophores, liturgiquement liées à la mémoire des femmes pieuses, le 2e dimanche après Pâques) ; • l’icône de Marie-Madeleine qui vit le Ressuscité. Source scripturaire Très peu d’artistes s’efforcèrent de retranscrire plastiquement toute la narration Mt sur la résurrection :

• Giusto de Menabuoi (ca. 1376-1378) s’y emploie cependant dans les fresques du baptistère de la cathédrale de Padoue ; • Hubert van Eyck (début du 15e s., Rotterdam) représente les gardes endormis à côté du tombeau ; • Benjamin Gerritsz Cuyp (17e s., Lille) représente l’ange debout sur le tombeau, soulevant la pierre (et non la roulant), éclatant de lumière, tandis que les gardes, à terre, semblent effrayés ou morts et que les saintes femmes arrivent, au loin, dans la lumière de l’aurore. On privilégia généralement l’un ou l’autre des épisodes. Dans le corpus de la scène des saintes femmes au tombeau (*syn1-10), l’évangile de Mt est la source la plus fréquemment utilisée par les artistes : une pierre roulée par un ange, qui a l’aspect « comme un éclair et son vêtement blanc comme la neige », assis sur la pierre (v.2-3). Exceptionnelles sont les représentations qui • placent l’événement à l’intérieur du tombeau, comme en Mc et Lc (Gustave Doré, Pierre Parrocel) ; • mettent en scène deux anges, comme en Lc et Jn (Albrecht Altdorfer, il Baciccio, Edward Burne-Jones, Jacopo di Cione, Maurice Denis, Nicolas-Auguste Gallimard, Lorenzo Monaco) ; • représentent les disciples signalés par Jn (Eugène Burnand, Jacob Jordaens, Pierre Parrocel). Fidèles à l’évangile de Mt, les artistes représentent volontiers les saintes femmes en présence d’un ange, assis à l’extérieur du tombeau ou sur le tombeau, souvent avec un sarcophage placé à l’extérieur. 3e siècle • Fresque du baptistère de Doura-Europos (ca. 200-230). Aux extrémités supérieures d’un tombeau immense brillent deux étoiles. Deux femmes s’avancent dans l’ombre, tenant en mains un cierge allumé. Peut-être avaient-elles des compagnes, mais la fresque est mutilée. Le tremblement de terre n’a pas encore eu lieu : le couvercle du tombeau n’a pas été soulevé. C’est l’instant indicible où tout va commencer. À partir du 4e siècle Ivoires et ampoules, souvenirs de pèlerinage à Jérusalem, évoquent la rencontre de l’ange et des femmes porteuses de parfums auprès du tombeau ouvert : • Volet de diptyque italien, sculpture sur ivoire (ca. 380, Florence, →DACL 1,2929). En haut, on voit les gardes endormis auprès de la rotonde du sépulcre ; au-dessous, c’est l’annonce de l’ange. Devant la porte très ouvragée du sépulcre, qui est entrouverte, l’ange se tient assis dans l’attitude d’un enseignant, tandis qu’une des femmes ouvre les bras dans un geste d’accueil et que l’autre se prosterne devant lui. • Volet de diptyque italien, sculpture sur ivoire (ca. 400, Munich, →DACL 1,2929). Une seule scène rassemble les gardes endormis auprès du sépulcre (*vis4) et la rencontre de l’ange avec les femmes. Celles-ci sont au nombre de trois et se tiennent debout. Dans l’angle supérieur droit, l’ascension : un Christ jeune s’avance sur les nuages d’un pas de conquérant, tandis que la main de Dieu saisit la sienne. 6e siècle • Mosaïque de l’église Saint-Apollinaire-le-Neuf (ca. 526, Ravenne). À gauche du sépulcre en rotonde (à l’image de l’Anastasis constantinienne de Jérusalem), l’ange est assis, un bâton en main. À droite, deux (et non trois) femmes ouvrent les bras devant le tombeau vide. • Petites ampoules (16 au trésor de la cathédrale de Monza ; 20 fragments dans l’abbatiale Saint-Colomban de Bobbio, →DACL 1,1737-1745 ; 11,2758-2764). Les parois d’argent historiées représentent, d’un côté, le crucifiement et, de l’autre, la rencontre de l’ange et des femmes devant le sépulcre. 14 ampoules de Monza et 5 de Bobbio reproduisent la scène au tombeau. Les manières dont est dessiné l’édicule intéressent les archéologues, car elles offrent des détails architecturaux particuliers de l’Anastasis dans son état antérieur à l’invasion perse de 614. Souvent l’inscription Anesti (« Il est ressuscité ») est marquée. • Boucle de ceinture de saint Césaire d’Arles (†543), ivoire ciselé, représentant deux soldats endormis. • Miniature des Évangiles de Rabula (586). L’ange est montré avec les deux femmes, dont l’une porte un encensoir et l’autre un vase de parfum (→DACL 3,3075).

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• Icône du musée du Vatican, montrant la visite au tombeau, peint comme l’édifice constantinien, distinguant l’édicule enveloppant le sépulcre de la rotonde qui l’abrite. 10e siècle Les époques carolingienne et ottonienne nous ont laissé environ 15 ivoires avec des scènes du matin pascal, en particulier : • Les plaques d’évangéliaires de Metz (→DACL 11,864, pl. 8029 et 8032) ; • Les ivoires de Florence (fin 10e s., copie du 5e s.), Milan, Narbonne, Nancy (→DACL 12,610), Angleterre (→DACL 7,1936), Aix-la-Chapelle et Cologne. Les femmes ont parfois des visages frustres et presque virils. Ce sont peut-être des visages de moines célébrant l’officium sepulcri (mais les vêtements et les voiles sont bien féminins). • Portes de Bernward (1008-1015, Hildesheim) ; • Sacramentaire de Saint-Géréon (996, Cologne) : image dramatique ; Psautier de Winchester : plus hiératique (1150, Londres) ; Sacramentaire ottonien (ca. 1020-1050, Londres) ; Psautier d’Ingeburge (1210, Chantilly). Dès la Renaissance L’ange, assis sur le tombeau, annonce la résurrection aux saintes femmes : • Giovanni da Rimini (1305, Rome) ; Duccio di Buoninsegna (13081311, Sienne) ; Pacino di Buonaguida (1320, Cambridge) ; Ferrer Bassa (1346, Barcelone) ; Lorenzo Monaco (1396, Paris) ; • Fra Angelico (1439-1445, Florence) ; Andrea Mantegna (1460, Londres) ; Piero della Francesca (1460-1462, San Sepolcro) ; • Luca Penni (16e s., Paris) ; Annibale Carracci (1590, SaintPétersbourg) ; • Ippolito Scarsellino (fin 16e s., début 17e s., Dresde) ; Fra Bartolomeo (ca. 1600, Lille) ; Bartolomeo Schedoni (1613, Parme) ; Jacques Bellange (1re moitié du 17e s., Rennes) ; Francesco Albani dit l’Albane (1640-1650, Saint-Pétersbourg) ; • Peter von Cornelius (1815-1822, Munich) ; Gustave Moreau (19e s., Paris) ; • Jeanne Dauchez (1920, Paris). Quelques artistes placent l’ange à l’entrée du tombeau, invitant les saintes femmes à entrer pour constater la disparition du corps : • Fra Angelico (1450, Florence) ; • William-Adolphe Bouguereau (1870-1890). Le thème fut également repris par de rares sculpteurs : • Tino di Camaino (1318, Florence). Et par les artistes, anonymes ou célèbres, qui illustrèrent des bibles : • Claes Brouwer (1430) ; Johann Christoph Weigel (1695) ; Alexandre Bida (1874) ; James Tissot (1886-1894) ; Éric de Saussure (1968) ; Annie Vallotton ; Hé Qi. 2-3 Le tremblement de terre et l’apparition de l’ange Très exceptionnellement certains artistes retranscrivent plastiquement le v.2 : le tremblement de terre et l’ange descendant du ciel pour rouler la pierre (William Blake ; Macha Chmakoff). D’autres choisissent le symbole de la lumière (v.3) et du jeu abstrait des formes (Alfred Manessier). *vis1-8 + Musique + 1-10 Oratorio de Peter Breiner Resurrectus est la douzième partie de l’oratorio The Story, composé sur le thème du mystère pascal par Peter Breiner (°1957), musicien et compositeur contemporain slovaque. Reprenant les paroles latines de Mt 28,1-2.57.9-10, le compositeur transmet dans un style orchestral symphonique tout à la fois la grandeur de la joie de la résurrection ainsi que la stupeur du tremblement de terre et de l’apparition de l’ange aux femmes. L’inquiétude de la disparition du corps de Jésus s’impose par le dialogue entre le chœur et les solistes, pour établir, après le drame, la victoire sur la mort dans une finale majestueuse et paisible. 1b Marie la Magdeleine Oratorio de Jules Massenet Marie-Magdeleine est un oratorio romantique en français qui parcourt la vie de Marie-Madeleine en trois actes et quatre tableaux de Jules Massenet

(1842-1912) et son librettiste Louis Gallet (1835-1898). « Le Tombeau de Jésus et la résurrection » est le deuxième tableau du troisième acte. En mettant au centre du tableau les phrases « Christ est ressuscité ! Gloria in excelsis Deo ! », la joie de Pâques et celle de Noël sont mises face à face. L’émotion de Marie-Madeleine découvrant le visage brillant du Christ ressuscité cède la place à l’exultation du chœur de tous les chrétiens pour le salut pascal. 2a il se fit un grand tremblement Messe du tremblement de terre d’Antoine Brumel Antoine Brumel (ca. 1460-1515) est un compositeur français des débuts de la Renaissance, rattaché par son style à l’école franco-allemande. Sa messe Et ecce terrae motus est particulièrement célèbre, car elle est écrite pour douze voix. Cette prouesse musicale reprend le Leitmotiv du tropaire byzantin chanté pour les dimanches du temps pascal : « Les puissances angéliques vinrent à ton tombeau. » L’œuvre traduit par la complexité de sa polyphonie l’ébranlement du cosmos accueillant la lumière du Ressuscité. + Cinéma + 1a [ça] luisait vers le [jour] un Jeu de couleurs • →DeMille King : Alors que la majorité du film est en noir et blanc, l’aube qui inaugure la séquence de la résurrection est une image colorisée : dégradés de vert-bleu sombre et de rose-orange. De même, les panaches des soldats gardant le tombeau et le feu sont rouges. • →Stevens Story : Au son des trompettes jouées sur une porte de la ville, le jour se lève sur Jérusalem (même plan sur les murailles que *cin27,51c-53 : Stevens) et sur le Jourdain (plan sur deux disciples endormis puis, alors que commence le Messiah de Händel [comme lors de la résurrection de Lazare], plan plus général sur le cours d’eau, divisé par les rayons du soleil levant qui forment comme une croix). Le jour pénètre dans la pièce où se réunissent Marie, femmes et disciples, dont on ouvre grand les portes. La moitié du plan est colorisée en bleu — l’aube ? • →Scorsese Temptation : La dernière séquence du film, en fondu enchaîné avec le visage de Jésus mourant, est une succession de lumières fluorescentes qui défilent rapidement au son de cloches triomphantes. 1b vinrent pour voir le sépulcre Qui ? La Vierge Marie • →Zecca Passion : C’est à la Vierge Marie que s’adresse l’ange pour annoncer la résurrection. Marie adolescente • →Rossellini Messia montre Marie, jouée par une jeune fille de seize ans, en prière devant le tombeau vide et laisse le spectateur interpréter la scène qui termine le film. Marie-Madeleine • →Stevens Story : Dans la pièce où sont rassemblés les disciples, l’un veut se souvenir tout haut de la prophétie, un autre (Thomas) l’en empêche, par dépit. Marie-Madeleine — la même femme que Jésus a sauvée de la lapidation et qui a parfumé Jésus (→Histoire de la dévotion à Marie de Magdala) — récite « après trois jours, il ressuscitera » et se précipite dehors. Elle est bientôt suivie par Pierre, Jean et Jacques. Assise sur un fauteuil, Marie, la mère de Jésus, est songeuse. Un fondu enchaîné montre la visite de Marie-Madeleine à la tombe, ouverte. Mais ce sont les gardes qui ont constaté en premier que le tombeau était vide, dans une succession rapide de plans : un garde regarde à gauche, vers le tombeau ; le tombeau est vu de l’extérieur, la pierre étant roulée ; un autre garde relève la tête ; le premier s’avance vers le tombeau, filmé depuis l’intérieur, et reste debout, étonné. • →Delannoy Marie : Marie-Madeleine entre dans le tombeau, composé d’une grande salle à banquettes et d’une cavité creusée dans le rocher. Celle-ci est recouverte de bandelettes blanches et défaites. Marie-Madeleine les touche et une lumière venant de gauche l’éblouit. La présence de Jésus est d’abord indiquée par sa seule ombre sur la paroi du tombeau, puis un travelling latéral le fait entrer progressivement dans le champ. Seule sa tête reste invisible.

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Miriam • →Koster Robe : Infirme, devenue disciple de Jésus, Miriam chante sur sa cithare — transmission orale de l’évangile ? — la visite des femmes au tombeau devant les chrétiens de Cana en Galilée. Utilisant la première et non la troisième personne dans un récit rétrospectif (→Utilisation des évangiles au cinéma : Koster), qui reprend Lc 24,1-3.5-7 et Mt 28,9.19-20, elle laisse penser qu’elle y était présente. S’agirait-il de Marie-Madeleine ? Marie-Madeleine et l’autre Marie • →DeMille King : Les femmes arrivent après la résurrection (*cin2-4 : DeMille), tenant fleurs et flacon : elles s’étonnent de l’arbre en fleurs et des colombes autour du tombeau ouvert. Marie-Madeleine y entre, tandis que Jésus apparaît à l’autre Marie dans un décor printanier. Jésus s’approche ensuite de Marie-Madeleine (selon le scénario de Jn 20,11-18). Les deux femmes repartent pleines de joie, agitant les mains vers Jésus en signe d’adieu. L’image repasse en noir et blanc (*cin1a). • →van den Bergh Matthew : Les deux femmes entrent dans le champ de la caméra et s’éloignent, de dos, marchant sur un chemin pierreux. Femmes accompagnées • →Pasolini Matteo ajoute des hommes au groupe des femmes qui viennent fleurir la tombe. Barabbas • →Fleischer Barabbas montre Barabbas allant au tombeau au matin du troisième jour. Barabbas voit la pierre roulée, entre dans le tombeau vide et aperçoit le linceul. Son amie Rachel raconte la résurrection — dans un style merveilleux qui évoque celui de certains évangiles apocryphes — et la rencontre avec Marie-Madeleine. Pour Barabbas, il s’agit d’une supercherie. Rachel mourra lapidée pour blasphème. Un des hommes qui l’entourent dira : « Que celui qui l’accuse jette la première pierre » (cf. Jn 8,7). 2-4 Mise en scène surnaturelle • →Zecca Passion : Quatre anges soulèvent la dalle horizontale qui recouvre la tombe de Jésus creusée dans le sol d’une sorte de grotte. Jésus monte debout du fond du trou, sans se relever d’une position couchée — comme l’avait fait Lazare dans un tableau précédent. Jésus semble remonter des enfers et finit par se trouver quelques centimètres au-dessus du sol. Il lève

les bras puis disparaît, tandis que s’enfuient les quatre gardes qui, endormis, se lèvent en même temps que Jésus. L’architecture du tombeau rappelle la gravure de Gustave Doré (*vis1-8). Mise en scène plus « réaliste » Jeu de lumières • →DeMille King ne montre aucun ange. Les soldats placés devant le tombeau semblent entendre un bruit : le chant de deux oiseaux blancs qu’ils aperçoivent sur une branche. Ils s’écartent de la grosse pierre ronde qui ferme le tombeau, scellée par de grosses cordes. Une lumière apparaît autour du nœud central et envahit progressivement toute la pierre, qui rayonne. Paniqués puis éblouis, les soldats fuient l’un après l’autre. La pierre roule sur le côté, cassant les cordes et laissant apparaître Jésus, debout et vêtu d’une robe blanche éclatante. Jésus joint, sur sa poitrine, les mains portant les stigmates et sort du tombeau. Le soleil apparaît à l’horizon. Jeux sonores • →Pasolini Matteo : Alors que la caméra suit le visage priant de Marie, la pierre tombe en avant, comme un pont-levis, sur les premiers tambours éclatants du Gloria de la Missa Luba. Un zoom sur le linceul vide dramatise l’instant et assure la transition avec le visage de l’ange, en robe blanche. • →van den Bergh Matthew : Un grondement se fait entendre et les mouvements de la caméra miment un tremblement de terre. Les deux femmes (*cin1b), sur le chemin, manquent de tomber. Au ralenti, elles se jettent sur une pierre posée à terre (tandis que d’autres pierres se détachent d’un mur) puis se relèvent. Les gardes s’enfuient : l’un saute comme par-dessus la caméra, qui zoome alors vers les deux femmes. Celles-ci, à moitié dissimulées derrière un muret, regardent d’un air étonné en direction de la caméra. Récurrence • →Pasolini Matteo : Un même ange — joué par un même acteur, aux yeux clairs et aux cheveux noirs, tout au long du film depuis Mt 1,20 — intervient aux différents moments de la vie de Marie. Ici encore, c’est lui qui annonce la résurrection. Le visage de Marie s’éclaire progressivement, trahissant sa proximité et sa reconnaissance envers le messager du Seigneur. *pro2b.8a



Texte

+ Procédés littéraires +

+ Grammaire +

4.8a crainte Contraste autour du motif de la peur La crainte suscitée par la résurrection a eu des effets opposés chez les gardes et chez les femmes : • les premiers sont par la crainte rendus immobiles ; • les seconds courent pour annoncer cette nouvelle.

5b Ne craignez pas Impératif présent à aspect duratif Avec la négation il prend un sens interruptif : « Cessez de craindre ! » 5b vous Pronom postposé qui met les femmes et les soldats en parallèle d’opposition (*pro5b.10b). S souligne davantage ce contraste en ayant un pronom pour l’ange, et le pronom des femmes tout à la fin : litt. « Ne craignez pas, car moi je sais que vous cherchez Jésus, qui a été crucifié, vous. » 5c le crucifié Aspect Le participe parfait estaurômenon a une nuance aspectuelle de continuation : Jésus continue d’être « le crucifié ». Le verbe a ici des connotations quasi pauliniennes (cf. 1Co 1,23 ; 2,2 ; Ga 3,1). 6b il s’est levé Forme verbale ambivalente Le verbe êgerthê peut être interprété comme : • un aoriste du verbe au sens réfléchi « se lever » ; • un aoriste passif du verbe actif « lever », et donc comme un passif divin : « il a été ressuscité ». C’est Dieu qui ressuscite Jésus (Ac 2,24.32 ; 3,15 ; 4,10 ; 13,30 ; Rm 4,24 ; 8,11 ; 10,9 ; Ga 1,1 ; Ep 1,20 ; 1P 1,21). *gra26,32 ; *chr6b

4 comme des morts PRAGMATIQUE Ironie Ce sont les gardiens du cadavre qui meurent, tandis que Jésus ressuscite. NARRATION Parallélisme entre personnages L’attitude des gardes au tombeau contraste avec celle des gardes au pied de la croix, qui s’effraient mais confessent la foi (Mt 27,54). 5a.6b.7ad.8b.10c l’ange dit + comme il [l’]a dit + dites + je vous [l’]ai dit + [l’]annoncer + annoncez — Soulignement maximal de la parole SÉMANTIQUE Isotopie Plusieurs verbes de parole (« dire », « annoncer ») et une lourde insistance de l’ange sur sa propre parole relient étroitement la résurrection et sa proclamation (*pro7d). Le premier effet de la résurrection est le don par Dieu aux hommes (plus précisément : aux femmes) d’une parole à proclamer.

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ÉNONCIATION complexe 6b comme il [l’]a dit NARRATION Analepse Rappel sommaire des →annonces de Emboîtements énonciatifs la passion/résurrection (*ref6b). Les paroles de l’évangéliste, de l’ange, des femmes et de Jésus s’emboîtent • L’incroyable parole annoncée par l’ange n’est pas neuve : Jésus l’avait dit. comme des poupées russes. La parole de Jésus, d’abord proférée puis remé• Elle amorce tout un mouvement de la parole dont le contenu, en dernière morée, est à la fois le contenu et le cadre de toutes celles qui lui instance, est tout l’enseignement du ministère : « leur enseignant à obsersuccèdent : ver tout ce que je vous ai commandé » (v.20a). • celle de l’ange aux femmes (v.5), Pour Mt, la rencontre postpascale du Ressuscité ne s’oppose nullement à la • celle des femmes aux disciples (v.8), fréquentation du maître prépascal. Au contraire, elles se conditionnent l’une • celle des disciples au monde entier (v.19-20). l’autre. La résurrection confirme que « le Crucifié » est bien l’Emmanuel Structuré en bande de Möbius qu’il n’a jamais cessé d’être. →Accomplir les Écritures La parole de Jésus a précédé toutes les autres (ne serait-ce que dans les →annonces de sa passion et de sa résurrection qu’il a faites tout au long de Contexte son ministère). En même temps, la parole de Jésus les suit (dans la mémoire que l’ange + Milieux de vie + invite à faire non seulement de la Pâque de Jésus mais encore des annonces que Jésus en avait faites). 6ab Il n’est pas ici car il s’est levé MŒURS Rites funéraires : lien entre tombe vide et PRAGMATIQUE Actualisation maximale résurrection Les paroles serties dans ces trois versets en inclusions réciproques, les voix En Judée hérodienne qui parlent dans le texte et se font La principale conception de la résurparler, invitent son récepteur à y Byz V S TR Nes rection en Judée au tournant de l’ère découvrir un Objet destiné à être lui4 Par crainte de lui, ceux qui [le] gardaient tremblèrent chrétienne est celle d’une restauramême parlé, proclamé. V tion physique du corps du défunt. • L’évangéliste dit (au lecteur que les gardes furent épouvantés Elle explique la pratique de réinhu{l’ange a dit aux femmes [qu’elles et devinrent comme des morts. mation dans des ossuaires, en vogue disent aux disciples : (Jésus est ressous Hérode le Grand (*mil27,60a suscité des morts) [comme Jésus Répondant l’ange 5a tombeau). Il fallait que les ossements l’avait dit aux disciples {et à travers VS subsistent, comme base pour la eux (aux lecteurs/auditeurs de tout L’ange répondit et dit aux femmes : résurrection promise par Dieu. Proce qui précède. b Ne craignez pas, Byz V TR Nesvous, clamer qu’un défunt était ressuscité Comme pour le confirmer, c’est dans c car Smoi je sais que vous cherchez Jésus, le signifiait que son cadavre avait été le mouvement même de courir VS qui a été physiquement restauré. C’est donc « annoncer aux disciples » que les une caractéristique judéenne que de femmes vont faire, juste après, la crucifiéS, vous. lier proclamation de la résurrection rencontre sensible (visuelle, tactile) et tombeau vide. →Croyances juives du Ressuscité lui-même (v.9). 6 a Il n’est pas ici, sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne ; *mil13b 5b.10b Ne craignez pas NARRATION b car il s’est levé V Dans le monde hellénistique Caractérisation des personnages des femmes est ressuscité, comme il [l’]a dit. Dans des milieux plus hellénisés, on Par l’ellipse initiale du motif de la peur c Venez, voyez le lieu où le Seigneur gisait peut imaginer une autre forme d’imLa peur des femmes n’a pas encore Nes où il gisait mortalité, p. ex. un corps spirituel. été mentionnée explicitement (seuleV Cependant, même Paul, en contexte ment celle des gardes, v.4) lorsqu’il où le Seigneur avait été déposé plus hellénisé, alors qu’il parle de leur est demandé d’y mettre un S dans lequel notre Seigneur avait « corps spirituel » (1Co 15,44), terme au v.5b (*pro4.8a). Faut-il supété mis maintient au cœur de la tradition poser qu’elle s’exprimait dans le ton, pascale le fait que Jésus a été enseveli sur le visage et par les gestes des femmes témoins du Ressuscité lors- 5ab l’ange dit aux femmes : — Ne craignez pas Mt 1,20 ; Lc 1,13.30 ; *ref10ab – (1Co 15,4). →Résurrection des morts qu’elles racontaient leur visite au 5c le crucifié Ac 2,32.36 – 6b comme il [l’]a dit Mt 12,40 ; 16,21 ; 17,9.23 ; 20,19 ; parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne sépulcre ? 26,32 ; 27,63-64 Par sa répétition-variation En réitérant la même demande au + Textes anciens + v.10, alors que le motif de la crainte des femmes a été explicité et transformé par la joie au v.8, le Ressuscité sait 6a Il n’est pas ici Motif : disparition du corps du héros mort Le motif n’est pas que les femmes qui ont tenu bon jusque dans l’épreuve de sa mort peuvent inconnu du monde antique, où il est souvent joint à celui du lieu de sépuldépasser leur crainte devant sa manifestation glorieuse par l’amour qui les ture vide. En plus d’exemples célèbres tels Achille, Amphiaraos, Basilea, a menées jusque-là. Branchos, Ganymède, Hamilcar et Sémiramis, on peut nommer : • Héraclès (→Diodore de Sicile 4,38,5) ; 6b il s’est levé • Énée (→Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 1,64,4) ; NARRATION Ellipse • Romulus (→Plutarque Rom. 27,7-28,3), qui, laissé sans sépulture, dispaSi Mt connaissait des traditions légendaires comme l’→Év. P. où la résurrecraît et est adoré comme le dieu Quirinus après être apparu « élégant et tion est un vrai spectacle (*chr1-6), le choix du mode et du temps (*gra6b) puissant » à Julius Proculus (*anc16-20) ; équivaut à une syncope : le mystère n’est ni visible ni descriptible. • Empédocle (→Diogène Laërce 8,68) ; COMPOSITION Écho • Aristée de Proconèse (→Hérodote Hist. 4,14-15), qui disparaît de sa Cette discrétion dans la référence à l’action divine peut rappeler l’ellipse de tombe et apparaît sous forme de corbeau ou de fantôme ; la description de la crucifixion et celle de la naissance du messie (*pro27,35a).

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• Clèomède d’Astypalée (→Pausanias Descr. 6,9,7-8), qui s’échappe de son cercueil et est honoré de sacrifices comme un héro. • Apollonius de Thyane (→Philostrate Vita Apoll. 8,30 ; *anc1-20). La connexion entre tombe vide et apothéose est si présente dans le monde hellénistique antique que certains organisaient la disparition de leur dépouille après leur mort, tels Alexandre le Grand, si l’on en croit →Arrien Anab. 7,27,3. 6b il s’est levé Vie après la mort : mythe d’Er platonicien et témoignages évangéliques sur le Ressuscité Le mythe d’Er (→Platon Resp. 10 [614a-621d]) clôt la République de Platon. Er, mort dans une bataille, revient à la vie le douzième jour et raconte ce qu’il a vu dans de l’au-delà. Le mythe produit une forme de preuve de l’immortalité de l’âme par le biais du témoignage d’Er et enseigne la doctrine platonicienne de la métempsychose (les âmes connaissant plusieurs cycles de réincarnations, idée issue des traditions orphiques et pythagoriciennes). Le parallèle littéraire avec l’Évangile selon Mt est frappant : voici deux œuvres centrées sur la justice, le droit et le royaume (cf. la récapitulation ultime de tout l’évangile comme obéissance aux paroles du Christ, Mt 28,20a), terminées par de puissantes ouvertures eschatologiques. Parallèle entre Er et le Christ ressuscité Corporéité Er, mort (teleutêsas), revient à la vie (anebiô, anabious). Son âme réintègre le même corps, qui a été conservé intact (hugiês, →Resp. 614b) ; semblablement pour le Christ : c’est bien le corps qui a souffert la passion qui ressuscite ensuite. Apophase Le retour à la vie d’Er demeure inexpliqué : • →Resp. 621b « Au surplus, par quelle voie et de quelle façon il était parvenu jusqu’à son corps, il n’en savait rien, mais, ayant tout d’un coup ouvert les yeux, il se vit à l’aube étendu sur le bûcher. » L’adverbe « tout d’un coup » (exapinês) marque l’ellipse du moment de la réanimation. Ce moment passe sous silence car inénarrable. À l’instar de la résurrection dans les évangiles, il s’agit d’un moment qui peut être dit mais non décrit. Temporalité Un intervalle de temps sépare la mort et le retour à la vie (douze jours pour Er, trois jours pour le Christ). Ceci atteste de la réalité de la mort, en l’inscrivant dans la durée. La mort est attribuée une durée limitée, ce qui rend possible un « après » la mort. Répercussions cosmiques Comme pour le Christ (Mt 28,2a), le retour d’Er à la vie est accompagné de phénomènes cosmiques : • →Resp. 621b « Quand ils se furent endormis et que fut arrivé le milieu de la nuit, il y eut des roulements de tonnerre ; la terre trembla, et soudain, chacun de son côté, ils furent, de l’endroit où ils étaient, emportés en haut, vers la génération, aussi impétueux dans leur élan que des étoiles filantes. » Causalité sotériologique Le mythe comprend une dimension salutaire : il peut « nous sauver (sôseien, de sôizô) nous aussi, si nous y ajoutons foi » (→Resp. 621b), ce qui rejoint le salut apporté par le Christ Sauveur. Contrepoint Réanimation vs. résurrection Si le retour d’Er à la vie peut être rapproché de la résurrection du Christ, il ne peut néanmoins pas être appelé « résurrection ». Le verbe anabioô signifie littéralement « revenir à la vie », tandis que les évangiles emploient le verbe egeirô (parfois anistêmi), « se lever » (*gra6b). Le préfixe ana- de anabioô indique un retour à un état antérieur : Er reprend sa vie d’avant. Il s’agit d’une « réanimation » plutôt que d’une « résurrection ». En plus, Er réintègre son corps avant qu’on ait effectué les rites funéraires, alors qu’il était sur le point d’être enterré (mellôn thaptesthai, →Resp. 614b). Le Christ, en revanche, est mis au tombeau et expérimente la mort dans son entièreté. Ce n’est pas le cas d’Er, qui est interdit de participer aux étapes de la vie dans l’au-delà (jugement, attribution des lots, passage au Léthé). Pour Platon, le corps est un simple réceptacle de l’âme. La mort n’est rien d’autre que la séparation de l’âme et du corps. L’âme immortelle rejoint

l’au-delà, tandis que le corps disparaît. Le corps réanimé n’est pas éternel, tandis que le corps ressuscité participe à l’immortalité. Moyen vs. but Dans le mythe d’Er, la réanimation ne fait pas événement en soi ; il se décentre du phénomène pour s’intéresser au récit de l’au-delà. Er revient parmi les vivants pour parler de son expérience et transmettre le savoir qu’il a acquis. Le Christ ressuscité, en revanche, ne raconte pas sa descente aux enfers. La résurrection se trouve au centre de la nouvelle. Mieux : il ne se fait pas témoin de sa résurrection, il envoie l’annoncer (→« Témoins de la résurrection » dans la communauté primitive). + Intertextualité biblique + 4 Motif : la garde inutile Ac 5,23 ; 12,4-10 ; 16,23-27.

+ Littérature péritestamentaire + 6a Motif : disparition du corps du héros mort • Élie (au ciel : 2R 2,11-12.16-17) ; • les enfants de Job (→T. Jb. 39,8-12 évoque la disparition de leurs restes) ; • le père de Jean-Baptiste (→Protév. Jc. 24,3 évoque la disparition de son corps) ; • le bon larron (→Jos. Arim. 4,1) ; • Marie (récits divers sur son assomption). *anc6a

Réception + Lecture synoptique + 5-6 // Lc L’ange de Mt (*syn2b), contrairement à celui de Lc 24,5, ne fait aucun reproche aux femmes. + Liturgie + 5-7 TEXTE/RITE Du culte à la culture, de la liturgie à la littérature : histoire de la mise en scène du récitatif de la passion *litt1-10 10e siècle : tropes et jeux de Pâques À l’abbaye de Saint-Gall en Suisse, ainsi qu’à l’abbaye Saint-Martial de Limoges, un chœur chantait, avant la messe de Pâques, un chant alterné (ou « trope ») inspiré des paroles de l’ange aux saintes femmes au matin de la résurrection : • Tutilo, moine de Saint-Gall, trope Quem quaeritis in sepulchro, / O Christicolae? / Jesum Nazarenum crucifixum, / O Coelicolae. / Non est hic, / Surrexit sicut praedixerat. / Ite, nuntiate / Quia surrexit (« Qui cherchez-vous dans le sépulcre, / Ô vous qui aimez le Christ ? / Jésus le Nazaréen crucifié, / Ô habitants du ciel. / Il n’est pas ici, / Il est ressuscité, comme il l’avait prédit. / Allez, annoncez / qu’il est ressuscité », →Spitzmuller , 310). Ces textes scéniques latins étaient généralement insérés entre le 2e répons (Dum transisset sabbatum…) et le Te Deum du matin de Pâques. Ils faisaient écho au rite de la descente de croix (inauguré probablement par Dunstan en Angleterre en 967 ; attesté dans les rituels de Fleury-sur-Loire et de Gand) : le vendredi saint, après les offices du matin, le crucifix voilé est allongé dans une sorte de caveau disposé près de l’autel, où il demeure jusqu’au matin de Pâques. Ce rite, un peu développé de façon baroque au moyen d’une poupée articulée détachée de la croix, est un des « clous » de la célébration de la semaine sainte par les franciscains au Saint-Sépulcre aujourd’hui encore. C’est le noyau initial de la première scène du théâtre religieux, qui se développe progressivement : • La Visitatio sepulcri voit son texte et sa représentation codifiés par la Regularis concordia du bénédictin anglais Éthelwold (fin du 10e s.). Le matin

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de Pâques, après le 3e répons, un ou deux moines en aubes blanches et des palmes à la main vont s’asseoir au bord du caveau ; des prêtres en ornements et portant des encensoirs (représentant les saintes femmes aux onguents) les rejoignent en procession, et le dialogue chanté s’ouvre. D’autres rituels représentent Pierre et Jean courant au tombeau. Texte biblique et compositions poétiques, comme les hymnes et les séquences, sont mêlés. • Le Ludus paschalis ou Jeu de Pâques, sommet du drame liturgique, se constitua par développement de ce scénario primitif, enrichi de nouveaux personnages et d’épisodes empruntés aux évangiles de la passion et de la résurrection. On a retrouvé environ 224 drames latins de Pâques, dont 159 en Allemagne et 52 en France. *litt27,55a À partir du 12e siècle : des drames liturgiques latins aux mystères en langues vernaculaires Les drames semi-liturgiques, au langage et au sujet encore empruntés à la religion, se détachent de la liturgie proprement dite. La dramatisation de la célébration pascale se fait plus populaire : • Vers 1160, à la cathédrale de Salzburg, le chantre invite l’assemblée à se lever pour chanter ensemble un premier chant en langue vernaculaire, sur le thème du Christ ressuscité (Christ ist erstanden / von der Marter alle, / des sull wir alle fro sein, / Christ sol unser Trost sein / Kyrieleis) — chant qui demeurera un morceau obligé dans le théâtre des Passions des siècles suivants (*litt passim : Gréban). • Vers 1230, les scribes de l’abbaye autrichienne de Benediktbeuern conservent dans leur Carmina Burana un drame de la passion avec une didascalie indiquant le moment liturgique où il doit s’interpréter le matin de Pâques, incluant des chants en vernaculaire pour Marie-Madeleine et pour la Vierge (*litt27,55), des chants en vernaculaire pour Joseph d’Arimathie et Pilate, le dialogue en latin des saintes femmes aux onguents avec l’apothicaire chez qui elles vont se fournir, différents hymnes (Iesu nostra redemptio) et séquences (Victimae paschali, commençant seulement à la question Dic nobis Maria). Le drame se termine par le traditionnel Christ ist erstanden. En Allemagne, sans doute sous l’influence des jongleurs qui prennent part au drame, on ajouta la « scène du marchand », représentant les femmes achetant au marché les onguents pour le corps de Jésus, puis la « scène des gardes » (illustrant Mt 27,62-66 ; 28,4.11-15). Ces deux scènes en langue vernaculaire, propices aux éléments comiques et populaires, finiront par dominer le genre et imposer sa séparation d’avec les rites sacrés. Le théâtre acheva de se distinguer de la liturgie le jour où les représentations allèrent se dérouler sur le parvis. Les célébrations s’y développèrent peu à peu, en empruntant aux cultures régionales, et finirent par inspirer aux siècles suivants de véritables pièces de théâtre autonomes. →Les Passions théâtrales, brève histoire d’un genre littéraire 5c Jésus, le crucifié MYSTAGOGIE Objet des célébrations pascales Au regard de la liturgie, le triomphe du Christ est essentiellement le triomphe de l’Agneau immolé. Durant les semaines pascales, l’Église embrasse le mystère rédempteur en sa totalité et ne célèbre pas la résurrection du Sauveur sans y joindre le souvenir de son immolation. Le véritable Agneau pascal, le Christ, a été immolé. • →LD 161 « Ils l’ont fait mourir en le pendant au bois du supplice. Et voici que Dieu l’a ressuscité le troisième jour » (solennité de Pâques, messe du jour, 1re lecture : Ac 10,34.37-43). + Tradition juive + 6b il s’est levé La résurrection dans le judaïsme La →résurrection est un article de foi dans le judaïsme rabbinique (→m. Sanh. 10,1). • →b. Sanh. 90b « Quel est le texte de la Tora d’où est tirée la résurrection des morts ? C’est qu’il est dit : “Vous donnerez l’offrande prélevée pour ha-Shem au prêtre Aaron” (Nb 18,28). Mais Aaron devait-il vivre éternellement ? Alors qu’il n’est même pas entré en Terre sainte pour qu’on puisse lui donner l’offrande ? Mais cela nous enseigne qu’il reviendra à la vie et Israël lui donnera les offrandes. De là, nous avons la résurrection des morts tirée d’un texte de la Tora. » →Croyances juives sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne

+ Tradition chrétienne + 4 comme des morts Tandis que la vie est là • →Pierre Chrysologue Serm. 74,7 « Malheureux ceux que secoue la frayeur de la mort, au moment où nous est rendue la certitude de la vie ! […] C’est à juste titre que l’arrivée de l’ange les culbuta et les jeta par terre. La malheureuse mortalité, toujours ennemie d’elle-même, se plaint de devoir mourir et, pour ne pas avoir la possibilité de ressusciter, elle attaque. Il convenait d’ouvrir le sépulcre, de procurer à la résurrection toute facilité. Ainsi le miracle venait du fait, l’espérance de l’exemple, la réalité de celui qui est de retour, la foi de la vue. Grande est la folie d’un homme qui ne veut pas croire à l’événement qu’il souhaite lui advenir. » Incorporation • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « eux qui voulaient retenir le Christ dans la mort autant qu’ils le pouvaient ». 5b.10b Ne craignez pas Captatio benevolentiae • →Jérôme Comm. Matt. « Dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, observons-le toujours : lorsqu’une apparition se présente avec plus de majesté, elle commence par calmer notre peur pour qu’ainsi, l’esprit apaisé, on puisse écouter ce qui est dit » (2,313 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 778.28 ; →Sedulius Scotus In Matt.). • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 89,3 : Le Christ « bannit encore toute crainte, prépare à la foi un chemin » (784.39). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « L’homme est toujours troublé par l’apparition d’un ange, que ce soit un ange bon ou un ange mauvais qui apparaisse […]. Si l’ange est bon, il laisse toujours l’homme consolé (Lc 1,13.30) […]. Si l’ange laisse l’homme désolé, il est clair que ce n’était pas un ange bon. […] L’ange ne réconforte pas les gardes parce qu’ils n’en étaient pas dignes. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il existe une double crainte : servile et initiale. Cette dernière est bonne. “Perce ma chair de ta crainte” (Ps 119,120). […] Parce que “la charité parfaite rejette la crainte” (1Jn 4,18), il dit donc “Ne craignez pas.” » 5b vous Différentiation • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 89,2 « Ce mot, vous, est bien honorable et montre en même temps que les pires châtiments attendent ceux qui ont osé commettre ce qu’ils ont osé, à moins qu’ils ne se convertissent. Car ce n’est pas à vous à craindre, dit-il ; c’est à ceux qui ont crucifié » (784.3). • →Jérôme Comm. Matt. « Eux, qu’ils craignent, dit-il [= l’ange], que l’effroi persévère chez ceux en qui demeure l’incrédulité ; mais vous, puisque vous cherchez Jésus crucifié, apprenez qu’il est ressuscité et qu’il a réalisé ses promesses » (2,311). *gra5b 5c je sais Comment ? • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Les anges ne connaissent pas les pensées (Jr 17,9), sinon par une révélation divine ou par un signe, car on signale fréquemment sa volonté par des gestes corporels. » 5c le crucifié Glorification de la croix Le rappel de la croix dans l’annonce même de la résurrection est constant depuis les origines de la parole chrétienne : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 89,2 « Il ne rougit point de dire qu’il a été crucifié, car cela est la source de tous nos biens » (784.11). • →Cyrille de Jérusalem Cat. illum. 13,22 « […] prends les armes pour la croix elle-même, contre ses adversaires ; établis la foi en la croix comme un trophée contre ses contradicteurs. Car lorsque tu auras à discuter avec les incrédules sur la croix du Christ, le contradicteur sera réduit au silence. N’aie pas honte de confesser la croix, car les anges la glorifient lorsqu’ils disent : “Nous savons qui vous cherchez Jésus, le crucifié” (Mt 28,5). […] La croix est en effet une gloire, non un déshonneur » (200-201). 6b il s’est levé Et non pas « a été » • →Sévère d’Antioche Or. resurr. 2 « Cette résurrection, il l’avait accomplie, en tant que Dieu, avec ses propres forces, pour réaliser son œuvre de

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salut, sans avoir besoin de l’aide des anges. […] les apôtres déclaraient en annonçant l’évangile que le Christ avait été ressuscité par le Père. La faiblesse des auditeurs les poussait à rendre ainsi leurs propos plus faciles à admettre. Au contraire, quand il fit retentir la bonne nouvelle de la résurrection, l’ange révéla le pouvoir tout à fait divin, et lui seul, de celui qui était ressuscité […]. Dire qu’il a été ressuscité par le Père ménage, comme je l’ai dit, la faiblesse des auditeurs ; mais cette expression a le même sens : elle ne signifie rien d’autre. Car en qui le Père agit-il ? En sa propre puissance, évidemment. Et qui est la puissance du Père ? Nul autre que le Christ. Christ en effet est puissance de Dieu, sagesse de Dieu (1Co 1,20). Le Sauveur s’est donc relevé lui-même, bien que l’on dise que le Père l’a ressuscité » (82-83). • →Jean de Béryte Resurr. 4 « Elle est ressuscitée la Lumière, comme elle l’avait prédit (Mt 28,6), au troisième jour (Mt 27,63). Le sépulcre ne recouvre plus celui qui avait recouvert la terre par le ciel (Gn 1,6-8). Il n’est plus lié par des langes, celui qui, d’un seul mot, a dénoué les liens de la mort (Jn 11,43-44) » (297). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « par sa propre puissance (Ps 3,6) ». *gra6b Quand ? • →Albert le Grand Sup. Matt. « Sur la question du moment de la résurrection, il y a des opinions diverses. Grégoire dit qu’il s’agit du milieu de la nuit, d’après Jg 16,3 […] et Pr 31,15 […]. Augustin dit que c’est peu avant l’aurore, au sens où cela désigne nos ténèbres qui se transforment en lumière. […] Et c’est la raison pour laquelle bienheureuses furent les femmes qui veillaient sur lui au matin » (655.4-8). Un moment insaisissable • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 55,2 resp. « Le Christ ressuscité n’est pas revenu à la vie que connaissent ordinairement les hommes, mais il est entré dans une vie immortelle et conforme à Dieu (Rm 6,10). C’est pourquoi la résurrection même du Christ ne devait pas être directement vue par les hommes, mais leur être annoncée par les anges. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 55,2 ad. 1 « Mais, s’il est vrai que l’on ne parvient à la vision bienheureuse que par l’audition de la foi, les hommes ne sont parvenus également à la vision du Christ que par ce qu’ils en avaient d’abord entendu de la part des anges. » Pour les autres • →Ambroise de Milan Exc. 2,102 « Car s’il n’est pas ressuscité pour nous, il n’est certainement pas ressuscité, lui qui n’avait pas de raison de ressusciter pour lui-même. L’univers est ressuscité en lui ; le ciel est ressuscité en lui ; la terre est ressuscitée en lui ; il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle (Ap 21,1). Sur quel plan la résurrection lui était-elle nécessaire à lui-même que ne retenaient pas les liens de la mort ? Bien qu’il soit mort selon sa nature d’homme, il était pourtant libre dans les enfers mêmes » (103). 6c Venez, voyez le lieu où le Seigneur gisait Invitation développée • →Pierre Chrysologue Serm. 80,3 « Voyez où vous avez déposé Adam, où vous avez enseveli le genre humain, où vous avez poussé l’homme par votre conseil, par lequel vous avez fait du Seigneur lui-même un gisant pour ses serviteurs. Comprenez donc que son pardon a été aussi grand à votre égard que grande a été l’offense faite au Seigneur. » + Mystique + 4 Monologue des soldats • →Romanos le Mélode Hymn. 42,17-18 « C’est par celui-là que la pierre fut roulée et toute notre énergie dissoute, et rien ne nous fut laissé qui pût nous secourir, ni parole ni pensée : nous étions tous cadavres (Mt 28,4), nous qui avions gardé un cadavre, et toute notre sagesse fut engloutie d’un seul coup au spectacle de ce qui s’accomplissait. Car le visage de celui qui avait roulé la pierre n’était à nos yeux que lumière […] ; il était accessible aux femmes, si grand qu’il fût, et à nous, les misérables, il était inaccessible, cet esprit de feu. Avec elles il conversait, et nous, il nous menaçait de mort. Elles, il les affermissait ; et nous, il nous ployait sous la crainte et son irruption nous faisait rentrer sous terre. Aux femmes il fit joyeux

visage, mais avec nous, dès l’abord, il le prit de plus haut. Et nous autres, il nous laissa morts de peur ; elles, il les fit reprendre cœur en s’écriant : “N’ayez crainte, le Seigneur est ressuscité !” (Mt 28,5-6) » (4,477). 5-7 Amplifications mystiques Réponse des anges • →Hésychius de Jérusalem Hom. Pascha 2,3 « […] celui qui est descendu dans l’Hadès (Ep 4,9) comme un mort, celui-là, comme un Dieu, a libéré les morts, puisque des anges ici servent au sépulcre, là se manifestent aux femmes, vêtus de blanc (Mt 28,3 ; Mc 16,5 ; Lc 24,4 ; Jn 20,12) comme pour escorter un époux, et ailleurs leur ont dit : “Vous cherchez Jésus de Nazareth, le Crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit” (Mt 28,5-6 ; Mc 16,6). Sa place est donc au ciel ; adressez-là vos parfums. Il est ressuscité, ce n’est pas nous qui l’avons ressuscité. C’est pour vous que nous avons roulé la pierre (Mt 28,2 ; Mc 16,3-4 ; Lc 24,2), car, avant que nous descendions, le sépulcre se trouvait vide. “Il est ressuscité, comme il l’avait dit” (Mt 28,6) » (124-125). Dialogue entre l’ange et les femmes • →Romanos le Mélode Hymn. 40,19-21 « […] l’être assis sur la pierre […] dit aux femmes : “Ce n’est pas à vous d’avoir peur (Mt 28,5), mais à ces sentinelles : ils trembleront, ils craindront, ils mourront de la peur que je leur ai faite, afin d’apprendre que le maître des anges, c’est celui qu’ils ont encore sous leur garde, mais non sous leur pouvoir. […] Recevez désormais l’immortalité, femmes, et non la mort. Vous désiriez contempler le créateur des anges : d’un seul ange pourquoi craindre la vue ? Je ne suis que l’esclave de celui qui habita ce tombeau, d’un serviteur j’ai le rang et la nature. Conformément à l’ordre que j’ai reçu, je suis là pour vous annoncer ceci : ‘Le Seigneur est ressuscité’ (Mt 28,6), il a brisé les portes de bronze de l’Enfer, il a broyé ses verrous de fer, il a donné son accomplissement à la prophétie, il a exalté la corne des saints. Venez voir, jeunes filles, où gisait l’Immortel qui offre aux hommes déchus la résurrection.” -- Prenant à la voix de l’ange une honnête assurance, les femmes lui répondirent avec sagacité : “Oui, le Seigneur est véritablement ressuscité, comme tu l’as dit. Tu nous as prouvé, par tes paroles comme par ton attitude, que le Miséricordieux est bien ressuscité : car s’il n’était pas ressuscité, s’il n’était pas sorti du tombeau, tu ne te serais pas toi-même assis. Quand donc un général, en présence de l’empereur, reste-t-il assis à converser ? Même si sur terre on a de tels usages, cela ne se fait pas en haut des cieux, où est le trône invisible et où siège l’Ineffable qui offre aux hommes déchus la résurrection” » (4,411). Le Ressuscité révélé aux anges • →Hildegarde de Bingen Scivias 2,1,15 « […] il ressuscita pour l’immortalité glorieuse, que nul homme ne peut expliquer par la pensée ou par la parole. Et le Père, ayant découvert ses blessures, le montra aux chœurs célestes, en disant : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé (Mt 3,17) que j’ai envoyé mourir pour le peuple.” Pour cette raison une ère de joie indicible, au-dessus de l’esprit humain, a été innovée en eux » (26-27). 6b il s’est levé En gloire • →Julien de Vézelay Serm. (« Pour Pâques ») 10,1-7.45-51 « “Qui est celui-là qui vient d’Édom, de Bosra en habits tachés de pourpre ? Il est magnifique dans son vêtement, et sa démarche révèle une force immense” (Is 63,1). Tel est le cantique des anges qui chantent et acclament la résurrection du Seigneur, lorsqu’ils admirent, en sa personne, le changement survenu à notre nature humaine. […] “Qui est celui-là, disent-ils, qui est ce roi de gloire ?” (Ps 24,8). C’est un homme, mais c’est le Seigneur des anges. C’est un homme, mais “devant qui tout genou fléchit, au ciel, sur terre et aux enfers” (Is 45,23 ; Ph 2,10). C’est un homme, mais auquel “tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre” (Mt 28,18) » (1,227-229). En beauté sublime • →Bonaventure Lignum 35 « Certes, cette splendide fleur de Jessé (Is 11,1), qui fleurit dans l’incarnation, se fana dans la passion, refleurit dans la résurrection pour devenir la beauté universelle. Car ce corps très glorieux, subtil, agile, immortel, revêtu d’une telle clarté est revêtu d’une gloire plus éclatante que le soleil, manifestant à l’avance la beauté des corps

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humains ressuscités, dont le Sauveur lui-même dit : “Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père” (Mt 13,43), c’est-à-dire dans la béatitude éternelle. Or, si chaque juste resplendit comme le soleil, quel peut donc être l’éclat du “Soleil de justice” (Ml 3,20) lui-même ? » (71). Par sa puissance divine • →Bonaventure Lignum 34 « À l’aurore du troisième jour du repos sacré du Seigneur dans le sépulcre, jour qui est dans la suite des jours le huitième et le premier, la Puissance et la Sagesse de Dieu, le Christ, ayant abattu l’auteur de la mort, triompha de la mort elle-même, il nous ouvrit l’accès de l’éternité et se ressuscita d’entre les morts par sa puissance divine pour nous indiquer les voies de la vie » (69).

+ Théologie + 6b comme il [l’]a dit THÉOLOGIE FONDAMENTALE Lien entre résurrection et p/Parole Dans les Synoptiques (→Les témoignages évangéliques sur les apparitions de Jésus ressuscité), l’énoncé central de la résurrection est celui de l’accomplissement de sa propre parole par Jésus : v.6b « Il est ressuscité, comme il l’avait dit. » Or Jésus n’a cessé de se référer aux Écritures. L’ensemble de la construction évangélique suggère que le Ressuscité fait coup double : il accomplit aussi les Écritures (→Résurrection, Écritures et parole de Jésus). Ce double accomplissement fonde la prédication chrétienne (*theo20b moi je suis avec vous tous les jours). →Accomplir les Écritures

+ Philosophie + 5b.10b Ne craignez pas La bonne et la mauvaise crainte La problématique de la bonne et de la mauvaise crainte est ancienne. Augustin remarque déjà, au 4e s., la contradiction entre deux passages de l’Écriture : • le premier affirmant que l’amour de Dieu conduit au rejet de la crainte (1Jn 4,18), • le second que la crainte du Seigneur demeure pour toujours (Ps 19,10). Il tente de la résoudre en distinguant la crainte servile (timor servilis, provoquée par la vue des châtiments) de la crainte chaste (timor castus, inspirée par la charité, synonyme de respect et de peur de blesser). La crainte demande un discernement particulier pour chaque mystère. Concernant celui de la résurrection, le Christ apparaît très clairement comme dispensateur de paix. Il rassure ses disciples et leur fait comprendre que le temps des ténèbres est passé (Jn 20,19.21.26). La mauvaise crainte La crainte de celui qui doute : le sceptique • →Pascal Pensées (Miracles 3) « Crainte mauvaise. Crainte, non celle qui vient de ce qu’on croit Dieu, mais celle de ce qu’on doute s’il est ou non. La bonne crainte vient de la foi, la fausse crainte du doute ; la bonne crainte jointe à l’espérance, parce qu’elle naît de la foi et qu’on espère au Dieu que l’on croit ; la mauvaise jointe au désespoir parce qu’on craint le Dieu auquel on n’a point eu foi. Les uns craignent de le perdre, les autres de le trouver » (Laf. 908 ; Sel. 451). La crainte de celui qui a peur : le superstitieux • →Wittgenstein Bemerkungen « La foi religieuse et la superstition sont tout à fait différentes. L’une est le résultat de la peur et constitue une sorte de fausse science, l’autre est une confiance » (72). Remèdes Savoir se soumettre • →Pascal Pensées « Soumission. Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y [en] a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger » (Laf. 170 ; Sel. 201). Savoir s’abandonner • →Wittgenstein Bemerkungen « Ce qui combat le doute c’est, si l’on peut dire, la délivrance. La soutenir fermement c’est tenir fermement cette foi.

Cela signifie : d’abord, sois délivré et tiens à ta délivrance — et ensuite, tu verras que tu tiens ferme à cette croyance. Cela ne peut arriver que si tu cesses de peser de tout ton poids sur la terre et si tu te suspends au Ciel. Alors tout sera différent et ce ne sera pas miracle que tu puisses faire ce que maintenant tu ne peux faire » (33). + Islam + 6b il s’est levé Ou non pour les musulmans ? Résurrection attestée Le déni coranique de la crucifixion de Jésus (*isl27,32-38), curieusement, ne produit pas celui de sa mort. Au contraire, plusieurs v. du Coran supposent sa mort et son ascension au ciel. Les plus significatifs (et ambigus) sont : • →Coran sour. 3,55 « Dieu dit : “Ô Jésus ! Je vais, en vérité, te rappeler à moi ; t’élever vers moi, te délivrer des incrédules. Je vais placer ceux qui t’ont suivi au-dessus des incrédules, jusqu’au Jour de la Résurrection ; votre retour se fera alors vers moi ; je jugerai entre vous et trancherai vos différends.” » • →Coran sour. 4,158 « Dieu l’a élevé vers lui. » Le sens précis de ces v. (entre autres), qui évoquent l’ascension de Jésus, est objet de débat dans l’exégèse coranique musulmane. Particulièrement problématiques sont les deux expressions-clés (approximativement) « Je vais te rappeler à moi » et « t’élever vers moi ». Les plus anciens commentateurs musulmans évoquent plusieurs interprétations possibles. • al-Zamakhshari (†1144) et al-Baydawi (†1286) commentent →Coran sour. 3,55 ainsi : Jésus va achever sa vie puis mourir comme tous les êtres humains ; Dieu va le reprendre à la terre ou le faire monter au ciel. Résurrection charnelle L’islam traditionnel, à la suite de certaines sources chrétiennes anciennes, maintient la conception d’une résurrection charnelle du Christ : Jésus a été ravi au ciel avec son corps de chair. Certains commentateurs disent que Jésus fut renvoyé sur terre sept jours après son ascension, pour envoyer les apôtres en mission comme c’est raconté en Ac. Puis Dieu le reprit au ciel où il doit demeurer jusqu’au jour du Jugement dernier. Ainsi donc, bien que les commentateurs classiques s’accordent pour dire que Jésus n’est pas mort en croix, certains affirment qu’il a expérimenté la mort, au moins un certain temps (al-Baydawi cite une tradition selon laquelle « Dieu prit sa vie durant sept heures puis le fit monter au ciel »). • Selon Fakhr al-Din al-Razi (†1210), Dieu a élevé Jésus tout entier, corps et âme, au ciel. Les tenants de cette ligne trouvent confirmation dans un autre v. du Coran, lu comme une parole de Dieu à Jésus : • →Coran sour. 4,113 « Et ils ne te nuisent en rien. » Résurrection figurée Il existe aussi une approche métaphorique de la résurrection de Jésus dans l’exégèse musulmane. • Selon une interprétation attribuée à Abu Bakr al-Wasiti (†après 932), le sens des paroles de Dieu à Jésus est « Je vais détruire en toi les désirs qui empêchent l’ascension dans le monde des esprits ». + Littérature + 6a Il n’est pas ici Première réaction des femmes • →Gréban Passion : Les femmes pensent que quelqu’un a volé le corps de Jésus : « Doulx Dieu, qui a esté cely / qui a voulu mettre sa cure / a l’oster de sa sepulture ? » (v.29239-29241). 6b il s’est levé Pour les autres • →Schmitt Pilate : La perspicacité de Claudia, la femme de Pilate, se manifeste après la résurrection. Pilate raconte comment elle lui a expliqué ce que « Bonne Nouvelle » veut dire : « J’ai d’abord estimé, assez naturellement, que c’était sa propre résurrection car ce doit être agréable de revenir d’entre les morts. Mais Claudia m’assure qu’il ne peut s’agir d’une

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pensée aussi égoïste et personnelle. Yéchoua n’a pas vécu pour lui, il n’est pas mort pour lui. Il ne revient pas non plus pour lui » (209). *litt28,16 Transpositions modernes • →Coetzee Barbarians ironise la résurrection : la passion du magistrat, à qui on refuse la mort, conduit néanmoins à une mort symbolique et à une fausse résurrection : « Je suis déjà mort une fois, sur cet arbre, mais vous avez décidé de me laisser la vie » (203). Mais cette re-naissance se fonde surtout sur la mort de tous les espoirs quant à la refondation d’un monde meilleur et à l’utilisation rédemptrice de la souffrance. • →Cohen Solal : Le héros meurt dans un geste qui rompt avec celui de Jésus : un suicide. Son geste est une expression de joie, de douceur et d’harmonie en contrepoint de l’agonie sur la croix. C’est un accueil de la vie et de l’avenir, et c’est non la lame de la lance mais le soleil qui « pénétra d’un seul jet dans la poitrine » (470). La vie entre en lui au moment de la mort, inversant en tout le message de la mort de Jésus (472-473). La résurrection de Solal est immédiate, contrairement à celle de Jésus. Il n’y a pas d’ascension au ciel mais tout se joue sur terre. Une foule de mendiants juifs l’acclame. « Solal posa la main sur sa blessure, porta aux lèvres ses doigts trempés de vin charnel et bénit la vie » : audace d’une eucharistie juive qui est bénédiction de la vie et non promesse d’un au-delà. Solal marche vers l’avenir qui est une « merveilleuse défaite » qui, à l’image de celle de Jésus, porte en elle sa propre victoire, déborde d’un immense espoir et reste toujours à recommencer.

+ Arts visuels + 4 Les gardes endormis À partir du 4e siècle Sur des sarcophages et des cancels apparaît la croix, sous les bras de laquelle deux soldats sont endormis, surmontée d’une couronne de laurier entourant le chrisme. C’est une adaptation de l’art des triomphes militaires : le trophée militaire habituel, garni de spolia au-dessus des barbares vaincus, devient la croix ornée de la couronne triomphale au-dessus des soldats-gardiens du tombeau du Christ. Deux colombes perchées sur les bras de la croix soutiennent la couronne de leurs becs. Parfois leurs ailes étendues donnent un mouvement d’allégresse à l’ensemble de la composition. Il existe au moins treize témoins de l’ensemble de la composition : six proviennent de cimetières romains, six du midi de la Gaule et un se trouve à Palerme. • Sarcophage de Milan (ca. 313-325). Il s’en tient à l’essentiel : une croix fixée à une hampe avec, de part et d’autre, deux soldats assis (→DACL 11,1071). • Un fragment d’un sarcophage romain représente le monogramme du Christ, stylisé avec le P en verticale. Sur les bras on a disposé l’A et l’Ω, tandis qu’au-dessous les soldats veillent debout (→DACL 8,960). Dans la peinture occidentale Le plus souvent, les gardes ne sont représentés que lorsque les artistes mettent en scène la résurrection (*vis1-8 ; *vis6b), c’est-à-dire le Christ dans le tombeau, ressuscité : • Giovanni da Rimini (1305, Rome). 6b il s’est levé La résurrection Des premières représentations symboliques — la croix frappée du monogramme du Christ encadrée par deux anges (époque paléochrétienne, 4e et 5e s.) et le soleil encadré par deux anges (époque médiévale, 10e s.) — jusqu’aux représentations figurées du corps du Ressuscité (à partir du 14e s.), le sujet suscite des chefs-d’œuvre, essentiellement dans le domaine pictural mais également dans le domaine de la sculpture (bas-relief et ronde bosse) et des objets d’art (ivoire, émail), permettant aux artistes de jouer habilement des effets d’ombre et de lumière et/ou des contrastes entre le corps glorieux du Christ et les corps à terre des gardes (*vis4), effrayés par l’événement. Le Christ ressuscité Plusieurs représentations du Christ glorieux semblent avoir un lien direct avec la résurrection : • Christ Hélios (cimetière antique du Vatican) ;

• le Bon Pasteur comme Nouvel Adam (fresques de Doura-Europos) ; • le Christ portant la croix sur l’épaule et foulant aux pieds l’aspic et le basilic, le lion et le dragon (Ps 91,13), le vainqueur de l’Hadès : diptyque en ivoire de Genoels-Elderen (Bruxelles) ; plat du Psautier de Dagulf (8e s., Paris ; on y aperçoit derrière le Christ en gloire l’esquisse d’un édifice). Le Christ ressuscitant Les peintres du premier millénaire se sont refusé à représenter le Christ ressuscitant. Cette image, appelée à inspirer par la suite tant de maîtres occidentaux, n’a jamais été reçue en Orient, qui s’en tient à l’évocation hiératique de la descente aux enfers et de la découverte du tombeau vide par les femmes porteuses de parfums (*vis1-8). C’est pourtant de l’Orient que proviennent les premières tentatives pour suggérer le mystère : • miniature des Évangiles de Rabula. Entre l’angélophanie et la christophanie, l’image comporte cette scène étonnante : de la porte entrouverte de l’édicule jaillissent trois rayons de lumière, trois flashes, qui terrassent chacun des gardes (→DACL 3,3075). • miniatures du Psautier Chludov (9e s., Constantinople, Moscou, →DACL 14,2401). Le Christ ressuscité est représenté deux fois : à l’entrée et à côté de l’édicule sépulcral. Une miniature montre Jésus au moment même de la résurrection, cherchant à se soulever d’une banquette à l’intérieur du tombeau, curieux effort pour atteindre l’instant de la résurrection. Après l’âge roman, le Christ en personne surgit d’un sépulcre horizontal (non plus la rotonde byzantine), vêtu de blanc et la croix de son triomphe en main. Ces représentations de la résurrection comme un épisode de la vie de Jésus sont peut-être liées à l’apparition des Jeux de la résurrection dans les célébrations pascales de cette époque (*lit5-7 ; *litt1-10). Le Christ sortant du tombeau Le Christ figure debout, dans ou à côté du tombeau ouvert (ce qui constitue un non-sens mais est massivement adopté par les peintres italiens avant la Contre-Réforme) ou fermé, portant un étendard et/ou bénissant. D’innombrables artistes l’ont peint ainsi : • Albrecht Altdorfer, Fra Angelico, Theodor Baierl, Jacques de Besançon, Sandro Botticelli, Dirk Bouts, Claes Brouwer, Andrea del Castagno, Michel Ciry, Lucas Cranach, Gérard David, Simon Dewey, Ron Dicianni, Otto Dix, Gustave Doré, Gaudenzio Ferrari, Hippolyte Flandrin, Piero della Francesca, Lorenzo Ghiberti, Philippe Lejeune, Léonard Limosin, Lorenzo Lotto, Fray Juan Bautista Maíno, Andrea Mantegna, Mariotto di Nardo, Israhel van Meckenem, Hans Memling, Antonio da Monza, Gustave Moreau, Hans Multscher, Ugolino di Nerio, Carlo Francesco Nuvolone, Pietro Orioli, Pietro Vannucci dit Le Pérugin, Niccolo di Pietro Gerini, Germain Pilon, Pierre Reymond, Giulio Romano, Georges Henri Rouault, Peter Paul Rubens, Marko Ivan Rupnik, Ludwig Schongauer, Johann Heinrich Tischbein, James Tissot, Francesco Verla, Simon de Vos, Johann Christoph Weigel ; • Albrecht Dürer, Petite Passion, « La Résurrection » (1512). Le Christ en plein centre cache une grande partie du sarcophage toujours scellé ; des rayons entourant sa tête illuminent la scène ; à ses pieds, les gardes sont renversés de torpeur ; à l’horizon, dans un paysage d’aurore montagnarde, trois femmes avancent sur le chemin. Le Christ planant au-dessus du tombeau L’image apparaît à partir du 14e s., d’abord en Italie puis dans l’Europe entière. Elle est encore adoptée par des artistes des 20e et 21e s. : • Albrecht Altdorfer, Fra Angelico, Arcabas, Giovanni Baglione, Giovanni Bellini, Jacopo Bellini, William Blake, Jean-Baptiste de Bray, Pieter Bruegel, Simone Cantarini, Giovanni Capassini, Antoine Caron, Annibale Carracci, Ludovico Carracci, Romain Cazes, Marc Chagall, Jacopo di Cione, Noël Coypel, Gaspard de Crayer, Eugène Deveria, Gustave Doré, Toussaint Dubreuil, Albrecht Dürer, René Gérard, Le Greco, Matthias Grünewald, Charles de la Fosse, Louis-Jean-François Lagrenée, Pieter Lastman, Charles Le Brun, Philippe Lejeune, Moderno, Adel Nassief, Jacopo Pontormo, Erasme Quellin, Sebastiano Ricci, Salvator Rosa, Peter Paul Rubens, Gérard Seghers, David Téniers II, Le Tintoret, Le Titien, Véronèse.

Matthieu ,-

+ Musique + 5-8 Oratorio de Georg Friedrich Händel L’oratorio La Resurrezione fut composé par Georg Friedrich Händel (1685-1759) en 1708. Il exprime dans une succession de récitatifs les sentiments et réflexions suscitées par les mystères de la passion et de la résurrection du Seigneur. Dans le dialogue entre l’ange, Marie-Madeleine et Marie de Cléophas, le messager céleste annonce aux femmes que la première annonce de la résurrection sera la récompense de leurs larmes. + Cinéma + 5-7 Résumé • →Zecca Passion : Alors que Jean et Marie se penchent au-dessus de la tombe d’où est sorti Jésus et constatent qu’elle est vide, l’ange désigne du doigt la tombe, le ciel, puis la sortie de la grotte, suggérant ainsi les trois syntagmes de Mt : « le lieu où le Seigneur gisait », « il s’est levé », « vous le verrez en Galilée ». Scène rapporté • →van den Bergh Matthew : Tout comme les v.2-4 (*cin2-4), les v.5-7 ne sont pas représentés mais racontés : on retourne au récit initial de Matthieu. Celui-ci parle en marchant, tenant la femme et l’enfant, qu’il fait rire, par les épaules. Intermezzo musical • →Stevens Story : Un ange debout dans le tombeau, vêtu de blanc, annonce à Marie-Madeleine : « Il n’est pas ici, il est parti. » Marie-Madeleine entre et aperçoit, sur la banquette creusée dans la roche, le linceul déroulé. L’ange annonce qu’« il est ressuscité », alors que le chœur chante le And He Shall Reign Forever and Ever de Händel. 6b il s’est levé La résurrection Sons et lumières • →Gibson Passion fait pénétrer le spectateur dans le tombeau pour assister à une évocation de la résurrection. La scène commence par un effet

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abstrait de la pierre roulée, où le bruit amplifié de la pierre (qui semble rugir) coïncide avec l’apparition progressive de la lumière sur les murs du tombeau. Alors que la lumière avance sur la pierre où est déposé le corps, le linceul semble se vider de ce qu’il contient, comme une baudruche qui se dégonfle. Reculant toujours, le visage de Jésus vivant entre dans le champ de la caméra. Jésus ferme longuement les yeux puis se relève, de profil, nu et propre, sans autres blessures que celles des clous. Fondu au noir avec le générique, tandis qu’une musique chorale triomphante et rythmée se fait entendre. Suggestions • →Olcott Manger se termine par un plan montrant Jésus expirant sur la croix, quelques mains suppliantes apparaissant au bas de l’écran. Le film se clôt sur Jn 3,16 : la « vie éternelle » a/est le dernier mot. • →Wyler Ben-Hur : La dernière image du film est une vue sur les trois croix vides, à l’aube. La résurrection n’est pas représentée mais doublement suggérée : par la guérison des deux lépreuses (*cin27,51c-53 : Wyler) et par un alléluia sur le thème principal du film accompagnant ce plan final. Transposition Romaine • →Koster Robe se termine sur l’évocation de la mort de Marcellus et Diane, tels les deux premiers martyrs chrétiens de l’histoire : sur un alléluia triomphal, les deux s’avancent en direction du spectateur, souriants, regards fixés sur l’horizon, marchant vers la mort et la résurrection qu’ils espèrent et que matérialise un fondu enchaîné transformant les soldats de l’arrière-plan en un ciel bleu parsemé de nuages. Contemporaine • →Arcand Montréal : Un chirurgien prélève des organes sur le cadavre de l’acteur qui joue Jésus (*cin27,51c-53 : Arcand). C’est une manière pour l’acteur, non tant de se survivre, mais plutôt de prolonger l’assimilation au Christ en rendant la vue à une aveugle qui reçoit ses yeux et une nouvelle espérance de vie à un cardiaque à qui on greffe son cœur.



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La passion selon saint Matthieu

28,7-10 L’heureuse annonce confiée aux femmes + Propositions de lecture + 7-20 Ultime triptyque en grand finale : la Bonne Nouvelle triomphant des mensonges Composition du triptyque final • La fausse nouvelle de la disparition du corps, forgée par les grands prêtres et leurs complices (v.11-15), est encadrée et « contenue » par • la Bonne Nouvelle de la résurrection de Jésus à proclamer (v.7-10) et par • l’expérience qu’en font les disciples (v.16-20). Sens Le finale de l’évangile inverse la logique du triptyque de l’entrée dans la passion (*interp26,3-16). Au début, l’amour est enserré par la haine (le signe d’amour fou posé par la femme de Béthanie gaspillant son parfum précieux sur le corps de Jésus en Mt 26,6-13 est encadré par la scène du complot des grands prêtres et des anciens en Mt 26,3-5 et celle de la trahison de Judas en Mt 26,14-16) ; à la fin, la mort est endiguée par la vie. Message Construit sans références spatio-temporelles très précises (*pro1a), presque entièrement propre à Mt (*syn11-15), pénétré d’ironie supposant une connivence avec les lecteurs (*pro passim), le finale de Mt contient implicitement une conclusion de l’évangéliste concernant Jésus : • oui Jésus est bien le roi-messie promis aux Juifs (→Jésus messie), bien que leurs chefs aient échoué à le reconnaître et cherchent à tromper leurs coreligionnaires et le monde à son sujet (v.11-15) ; • l’enseignement de la communauté des disciples, contenu dans le livre Byz V TR Nes qu’on est en train de finir de lire, 7 a et, vous en allant vite, est identique à celui du maître dites à ses disciples (v.16-20a) ; • Jésus, éclipsé un moment durant la qu’il s’est levé d’entre les passion (Mt 26,11), est bien pour morts toujours « Dieu avec nous » V est ressuscité (v.20b).

résurrection et les apparitions du Christ (1Co 15,3-7 ; →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité). Sens Il vaut la peine d’approfondir les raisons que Mt a de le conserver dans son évangile : d’une part, le fait qu’il s’agisse d’un témoignage (*gen9-10) reçu de disciples privilégiées (*syn9-10), les femmes dont l’amour fou, mieux que l’attachement calculé des hommes, mérita la primeure dans la rencontre avec le Ressuscité (*theo9b) ; d’autre part, le fait que c’est dans le mouvement même d’obéir à l’heureuse annonce (de l’ange) et d’aller elles-mêmes annoncer (aux apôtres) qu’elles rencontrent le Ressuscité, comme en écho du primat juif de l’orthopraxie sur l’orthodoxie : c’est en obéissant à Dieu qu’on Le rencontre (cf. *theo17).

Texte + Procédés littéraires + 7a.8a vite Répétition qui souligne l’obéissance à la lettre des femmes. *ref7a 7c.10c.17a verrez + verront + l’ayant vu — RHÉTORIQUE Polyptote Mt insiste lourdement sur le registre de la vision (*syn27,55a), tout en le mettant en résonance avec celui de l’ouïe (*pro2a.7bd.9a.11b.20b), ce qui place ces rencontres du Ressuscité en série avec les grandes théophanies de l’AT : →Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité.

7d Voilà, je vous [l’]ai dit ÉLOCUTION Écho et jeu sur le mot en V et allez vite, dites à ses • V : praedixi « j’ai prédit » fait disciples qu’il s’est levé entendre un écho avec praecedit (v.7b « il précède »). d’entre les morts • En outre, le praedicare employé ici peut signifier « proclamer, annoncer, diffuser, déclarer, célébrer » et même « prêcher ». La prédication b et voici : il vous précède et voici : il vous précède apostolique, puis ecclésiale, du 7-10 Premier volet du dernier triptyque : en Galilée ; en Galilée ; kérygme pascal prend sa source l’heureuse annonce confiée aux femmes c là vous le verrez. là vous le verrez. dans les paroles de l’ange. COMPOSITION d Voilà, je vous [l’]ai dit. Voilà, je vous [l’]ai dit. RHÉTORIQUE Hyperbate Structure circulaire V Prolongement superflu de la parole Indépendamment de la logique narprédit. de l’ange, soulignant le fait qu’il vient rative qui rattache le v.7 au reste de de parler. l’annonce de l’ange aux femmes, l’évangéliste construit une structure 7-10 L’annonce confiée aux femmes Mc 16,7-10 ; Lc 24,9-10 ; Jn 20,17-18 – 7a vite ÉNONCIATION Métalepse narrative ? rhétorique circulaire autour de la Mt 5,25 ; 28,8 – 7a il s’est levé d’entre les morts Mt 14,2 ; 1Co 15,4.12 ; *ref6b ; Dans son contexte fortement discursif, la parole de l’ange pourrait bien joie inspirée par le Ressuscité, alour- *gra6b – 7b.10c en Galilée Mt 26,32 faire entendre en surimpression dans die seulement par le syntagme « faire la voix de l’ange la voix de l’évangéliste. Le « Voilà » attire l’attention, tandis l’annonce aux disciples/frères », ainsi mis en valeur : que l’aoriste (« ai dit ») — en contraste avec l’impératif, le présent et le futur {allez dire à ses disciples / vous le verrez en Galilée [émues et joyeuses [couqui précèdent — pourrait conférer à la proposition une valeur métalinguisrurent faire l’annonce aux disciples (Jésus salue) approchées adorèrent] cessez tique, comme si une voix off disait en un soupir au lecteur et à l’auditeur de de craindre] faites l’annonce aux frères / ils me verront en Galilée}. l’évangile son soulagement et sa joie d’être parvenu jusqu’à cette annonce Une christophanie interpolée ? kérygmatique, qui est le sceau de l’Évangile. Le récit de l’apparition de Jésus aux femmes s’intercale lourdement entre l’ordre d’aller en Galilée (v.7) et sa réalisation (v.16). S’agit-il d’une interpolation pieuse faisant doublet avec l’apparition de l’ange ? Contexte Historicité Que Mt — dont la rédaction est si soignée — le conserve, signale son impor+ Milieux de vie + tance traditionnelle. Le passage a peut-être des échos en // Jn (*ref9b). Paul atteste de l’existence de récits d’apparition du Ressuscité très tôt après la mort 7a.10c à ses disciples + à mes frères — VIE DES COMMUNAUTÉS Importance du culte de Jésus : « Je vous ai donc transmis (paredôka) en premier lieu (en prôtois) des morts Le christianisme primitif se développa dans une culture où le culte ce que j’avais moi-même reçu (parelabon) » : la mort, l’ensevelissement, la

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des morts constituait un facteur puissant de constitution de communauté. Il permettait de construire le présent et le futur sur des solidarités et des loyautés du passé. →Lamentations pour des divinités et des héros défunts ; *gen1-10 ; *ptes10c + Textes anciens + 7-10 Recevabilité du témoignage de femmes ? Voir *dro7-10.

Réception + Lecture synoptique + 7-10 Mt–Lc // Mc : paroles ou silence des femmes Les femmes tremblantes et bouleversées restent muettes en Mc 16,8, tandis qu’en Mt 28,8 et Lc 24,9 elles s’empressent d’obéir à l’ordre de parler. Si l’on tient à la théorie des deux sources, on pourrait • faire l’hypothèse que Mt et Lc aient connu un finale autre que Mc 16,8 (tout en s’interrogeant sur le fait que ce soit le seul endroit — ou presque — où il faille supposer la connaissance d’un récit de la passion autre que celui de Mc canonique), qu’ils ont « édité » ce texte indépendamment l’un de l’autre, etc. ; • ou, plus simplement, penser que le mutisme final des femmes en Mc est un procédé littéraire secondaire, qui s’inscrit dans le cadre d’une stratégie narrative et rhétorique qui est la sienne propre.

suos in Galilaeam (« Le Christ, mon espérance, est ressuscité : il précédera les siens en Galilée », →Grad. 198-199). • Vêpres, première antienne, un commentaire musical de Mt 28,1. La mélodie met en lumière, dans une montée magnifique, Maria Magdalene, qui se trouve ainsi au sommet mélodique de toute l’antienne (→AM 1,226). • Laudes du lundi de Pâques, antienne à Benedictus, inspiré de Mt 28,7a (→AM 1,231). Dans le rite byzantin Les Églises d’Orient de rite byzantin chantent chaque dimanche, lors de l’office de minuit et de l’Orthros, une hymne qui commémore les femmes envoyées annoncer la résurrection aux apôtres : • Orthros du 5e ton, 6e ode de la résurrection : « Ayant entendu les paroles de l’ange, / les femmes, gagnées par la joie, / cessèrent leur chant de deuil, / et toutes tremblantes, / contemplèrent la résurrection. / Et voici que le Christ, / s’approchant d’elles, leur dit : / “Réjouissez-vous, prenez courage, / moi, j’ai vaincu le monde / et délivré les captifs. / Allez donc, en hâte, auprès des disciples, / annoncez-leur que je les précède / dans la cité de Galilée, / pour proclamer la nouvelle.” / Aussi, tous, nous te crions : “Seigneur, sauve-nous !” » (→Horologion 3,408). • Orthros du 6e ton, stichères anatoliques : « Seigneur, les femmes myrrophores / arrivèrent, tout en larmes, / à ton sépulcre vivifiant ; / portant des aromates, / elles cherchaient à embaumer / ton corps immaculé. / Mais elles trouvèrent un ange resplendissant, / assis sur la pierre ; / s’adressant à elles, il leur dit ; / “Pourquoi pleurez-vous / celui qui fit jaillir, de son côté percé, / la vie pour le monde ? / Pourquoi cherchez-vous l’Immortel, / au tombeau, comme un mortel ? / Courez plutôt et annoncez à ses disciples / la joie du monde entier / pour sa glorieuse résurrection !” » (→Horologion 3,479-480).

+ Liturgie + + Droit + 7a.10c en allant vite, dites + partez, annoncez — Mises en valeur des saintes femmes dans les célébrations pascales Dans les listes de femmes témoins de la résurrection, seul le nom de Marie-Madeleine est commun aux quatre évangiles (*syn1b Marie la Magdeleine et l’autre Marie). La tradition liturgique (surtout en Occident), suivant la tradition patristique, en fait le personnage central. Marie-Madeleine représente les femmes au tombeau, les myrrhophores (Mc 16,1 ; Lc 24,1). Dans le rite romain Fête de Marie-Madeleine, 22 juillet • Messe, collecte (→MR 790), loue sa sainteté en proclamant que le Fils de Dieu lui confia avant tous les autres l’annonce de la joie pascale (Mc 16,9), en en faisant ainsi l’apôtre des apôtres. L’oraison poursuit en demandant qu’à son exemple Dieu nous accorde la grâce d’annoncer le Christ ressuscité. • Laudes, hymne Aurora surgit lucida, chanté sur la même mélodie que celle aux laudes de Pâques (→Hymn. 67 : Aurora lucis rutilat) et commencé avec le même mot Aurora : « L’aurore se lève, radieuse, apportant le triomphe du Christ, alors que, Marie, tu veux voir et oindre son corps. -- Tu cours à perdre haleine, mais voici qu’un ange annonce tout joyeux : Celui que tu désires est revenu à la vie, après avoir brisé les portes de la mort. -- Mais une plus douce récompense est réservée à ton amour fidèle : quand tu t’adresses au jardinier, c’est ton Maître que tu contemples. -- Toi qui, près de la Vierge douloureuse, avais étreint la dure croix, tu es le premier témoin et la messagère du vivant revenu des enfers. -- Gracieuse fleur de Magdala, blessée par l’amour du Christ, fais brûler nos cœurs du feu de la charité. -- Donne-nous, ô Christ, d’imiter l’amour d’une telle servante, pour chanter nous aussi ta gloire au séjour céleste » (→Hymn. 335-337). *lit56a ; →Histoire de la dévotion à Marie de Magdala Fête de Pâques, jour et octave • Messe, séquence Victimae paschali laudes, l’Église interroge Marie-Madeleine : Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? (« Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu en chemin ? »). Celle-ci lui répond tout au long des siècles. Le Ressuscité l’a envoyée en mission auprès des apôtres, devenant ainsi le modèle privilégié et éminent du service charismatique au sein du peuple de Dieu : lui révéler la présence du Ressuscité : Surrexit Christus spes mea: praecedet

7-10 Recevabilité du témoignage des femmes ? Monde gréco-romain • Les →Inst. 2,10,6 montrent que le témoignage de femmes ne recevait que peu d’estime dans le monde de la Méditerranée. Bien des sources littéraires le confirment : ` • →Hésiode Op. 375 ; →Plutarque Publ. 8,4 ; →Babrius Fab. 16,10 ; • →Syr. Mén. 336-339 : Il ne faut pas écouter le témoignage d’une femme contre son époux ; • →Origène Cels. 2,59.63 rapporte que, selon Celse, qui réclame des témoins neutres, les chrétiens croient à la résurrection sur le témoignage de femmes à moitié folles. Monde juif • →CD-A 9,22-10,3 montre que la question de la crédibilité des témoins est vive dans le judaïsme ancien. • →Josèphe A.J. 4,219 : À cause de leur « légèreté » (kouphotêta) et leur « obstination » (thrasos), les femmes n’étaient guère agréées comme témoins dans les procédures juives. • →m. Šebu. 4,1 spécifie que la loi sur le serment de Lv 5,1 s’applique aux seuls hommes et non aux femmes ; • →m. Roš Haš. 1,8 ; →m. Ketub. 1,6.9 ; →m. Yebam. 15,1.8-10 ; 16,7 ; →b. B. Qam. 88a indiquent que le témoignage de femmes n’avait guère de poids dans les procédures juives. Cependant, →Josèphe B.J. 7,399-406 relate le témoignage de deux femmes sur le suicide de masse à Massada. NT En dépit de l’extraordinaire estime de Jésus pour les femmes, les hommes du NT vivent dans le même univers culturel que leurs contemporains juifs et romains : Mc 16,11 et Lc 24,11.22-24 évoquent le fait qu’on prend les paroles des femmes pour du délire. + Tradition chrétienne + 7-10 Mission des femmes auprès des disciples Dans le sillage des évangiles, les écrits de tradition chrétienne soulignent l’éminent service charismatique des

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femmes envoyées en mission auprès des apôtres au matin de Pâques. Elles deviennent les premières annonciatrices de la résurrection. *syn1-10 Les écrits apocryphes et gnostiques Dans la littérature gnostique en général, Marie-Madeleine (*mil27,56a) tient une place suréminente parmi les femmes et y joue un rôle de messagère de l’enseignement gnostique (*chr1b Marie la Magdeleine). • →Év. P. a tendance à atténuer le rôle des femmes, à l’exception de Marie-Madeleine, qualifiée de « disciple du Seigneur » (50). • →Év. Marie 9,6-20 « [Les disciples] étaient affligés : ils pleurèrent abondamment se disant : “Comment irons-nous vers les Gentils et comment proclamerons-nous l’Évangile du Royaume du Fils de l’Homme ? Si Lui n’a pas été épargné, comment, nous, le serions-nous” ? Alors, Marie se leva, elle les embrassa tous et dit à ses frères : “Cessez de pleurer et de vous affliger et que votre cœur ne soit plus partagé car sa grâce vous accompagnera tous et vous protégera. Louons plutôt sa grandeur car Il nous a préparés, Il nous a faits Homme. » On y décèle la pensée gnostique dans la destinée de l’être qui est de recouvrer l’unité androgyne. Devant André et Pierre sceptiques, Matthieu prend sa défense (→Év. Marie 18,7-12) : « Pierre, depuis toujours tu es un tempérament bouillant, je te vois maintenant argumenter contre la femme comme un adversaire. Pourtant, si le Sauveur l’a rendue digne, qui es-tu toi pour la rejeter ? » Les écrits des Pères de l’Église Apôtre des apôtres La tradition patristique, aussi bien occidentale qu’orientale, donnera à Marie de Magdala et aux autres femmes le très beau titre d’apôtres des apôtres. Les idées exposées par Hippolyte dans son commentaire sur le Cantique seront continuellement reprises par la tradition : • →Hippolyte de Rome In Cant. 25,6-9 « C’est un bon témoignage qu’elles nous montrent, elles qui étaient devenues apôtres des apôtres, envoyées par le Christ, elles à qui en premier les anges avaient dit : “Allez annoncer aux disciples : Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez” (Mc 16,7). Et pour que les apôtres ne doutent pas des anges, le Christ luimême vient au devant d’elles afin que les femmes soient les apôtres du Christ et compensent par leur obéissance la faute de l’ancienne Ève. […] C’est pourquoi les femmes ont annoncé la bonne nouvelles aux disciples. […] Afin qu’elles n’apparaissent pas trompeuses, mais disant la vérité, le Christ s’est manifesté à ce moment-là aux apôtres et leur a dit : “Paix à vous”, leur enseignant cela : “C’est bien moi qui suis apparu à ces femmes, et j’ai voulu les envoyer vers vous comme apôtres.” » • →Pierre Chrysologue Serm. 79,2 « La femme devient annonciatrice de la résurrection, elle qui fut médiatrice de la mort ; et celle qui avait présenté à l’homme la nouvelle d’une si grande ruine, présente elle-même aux hommes l’annonce d’un grand salut, pour compenser par l’annonce de la foi ce qu’elle avait enlevé par l’annonce de la perfidie » (CCSL 24A,484). • →Grégoire d’Antioche Mul. 11 : Jésus apparaît aux femmes et leur dit : « Soyez les premières didascales des didascales. Que Pierre […] apprenne que je peux choisir même des femmes comme apôtres » (PG 88,1864B). Antitype d’Ève Les Pères mettent cet épisode en fort contraste avec Gn. En leur confiant la première →annonce de sa résurrection, Jésus sauve la femme de la condamnation et inverse l’antique malédiction : • →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,9 « Le fait que ce sont d’abord de simples femmes […] marque le retournement en sens contraire de la responsabilité originelle, dans la mesure où, si la mort avait procédé de leur sexe, celui-ci, par priorité, reçoit en contrepartie l’honneur, la vue, le fruit et la nouvelle de la Résurrection. » • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 89,3 « Considère comment lui-même, par ces femmes, annonce la bonne nouvelle à ses disciples, ce que j’ai souvent dit, en amenant à l’honneur et à d’honnêtes espoirs le sexe le plus déshonoré et en le guérissant de ce dont il a souffert » (784.42) ; cf. →Jérôme Comm. Matt. ; →Raban Maur Exp. Matt. 775.43 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5056 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1499C ; →Anonymes In Matt. 219.21. • →Augustin d’Hippone Serm. 232,2 « Si le Seigneur Jésus Christ a voulu que sa résurrection fût d’abord annoncée par des femmes [*chr7-10 ;

*myst10c], c’est parce qu’il fallait que la femme, qui avait été cause de chute pour l’homme, serve aussi à son relèvement ; une vierge a été la mère du Christ et une femme a annoncé sa résurrection : si la mort nous est venue d’une femme, la vie nous est également venue par une femme » (PL 38,1108). • →Grégoire de Nysse Eunom. 12,1 « Puisque c’est par une femme que fut inaugurée la séparation d’avec Dieu par la désobéissance, il convenait qu’une femme fût aussi le premier témoin de la résurrection […] en transmettant aux disciples les paroles de celui qui avait vaincu le serpent apostat, une femme fut pour les hommes l’initiatrice de la foi, et par elle, à juste titre, ce qui avait donné occasion à la mort fut détruit » (PG 45,892A-B). • →Grégoire le Grand Ep. 7,25 « Par une admirable dispensation de la piété de Dieu, la vie fut annoncée par la bouche des femmes, parce que par la bouche d’une femme la mort avait été offerte au paradis » (PL 77,877D-878A). • →Grégoire le Grand Hom. ev. 25,6 « La faute du genre humain est détruite là où elle avait pris naissance : au Paradis, en effet, une femme a offert la mort à l’homme ; au tombeau, une femme annonce aux hommes la vie : elle rapporte les paroles de celui qui lui rend la vie, celle qui avait rapporté les paroles du serpent mortifère » (SC 522,120-121). • →Albert le Grand Sup. Matt. « En effet, de même que lors du premier péché, la mort s’est présentée à la femme par l’intermédiaire de l’ange du mal, puis, à l’homme, par l’intermédiaire de la femme, de même maintenant, l’annonce de la vie est présentée aux femmes par l’intermédiaire de l’ange, puis, aux hommes, par l’intermédiaire des femmes. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « De même que la première femme avait entendu la malédiction, de même ces femmes ont-elles entendu la bénédiction, et la bénédiction répond à la malédiction. […] Comme la femme a apporté à l’homme des paroles de mort, en sens inverse, il convenait que la femme fût l’annonciatrice du salut » (= →Raban Maur Exp. Matt. 778.36 ; →Anonymes In Matt. 220.30). *chr1b Marie la Magdeleine Envoyées aux apôtres • →Grégoire de Nazianze Christus pat. 2085-2091 « Mais, comme l’a dit la blanche apparition, allons annoncer notre joie à tous les disciples qui nous sont chers. Je vais d’abord auprès de Pierre et du jeune homme chaste et pour porter l’heureuse nouvelle aux amis. Car celui qui nous est apparu nous a dit de parler aussi à Pierre. Je vais donc dire que le sépulcre est vide, et que nous avons vu une apparition dont je transmettrai le message » (299). • →Augustin d’Hippone Serm. 45,5 « Des femmes l’ont vu d’abord et ont porté la nouvelle aux hommes. Les premières, les femmes ont vu le Seigneur ressuscité et elles ont annoncé cette bonne nouvelle aux apôtres, les futurs évangélistes. C’est par des femmes que le Christ leur a été annoncé. Évangile signifie en latin “bonne nouvelle”. Ceux qui connaissent le grec savent cela. Et quelle autre bonne nouvelle peut-elle être annoncée que la résurrection de notre Sauveur ? » (PL 38,266). • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Jo. 12 : En Marie, c’est la femme qui est couronnée d’un double honneur : celui de voir le Christ changer les pleurs en joie et celui d’annoncer aux apôtres sa résurrection (PG 74,697). • →Odon de Cluny Serm. 2 (« In veneratione sanctae Mariae Magdalenae ») « Et si les disciples sont appelés apôtres parce qu’ils sont envoyés par lui pour prêcher l’évangile à toute créature, néanmoins la bienheureuse Marie-Madeleine fut envoyée aux apôtres par lui afin d’enlever de leurs cœurs le doute et l’incrédulité au sujet de sa Résurrection » (PL 133,721BC). Antitype de la servante • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Dites-le aussi à Pierre, pour que, parce qu’une femme le fit renier, ce soit une femme qui en fasse un confesseur [de la foi], et que celui qui fut éloigné par une femme du chemin des disciples y retourne par une femme » (PL 106,1499A). Témoignage de miséricorde • →Grégoire le Grand Hom. ev. 25,10 « Cette Marie […] est un témoin de la miséricorde divine. […] Elle a si bien trouvé grâce auprès de lui que c’est elle qui porta le message aux apôtres, c’est-à-dire ses messagers. Que

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devons-nous voir en cela, frères, sinon l’immense miséricorde de notre Créateur qui a établi comme un signe pour nous, en modèle de pénitence,  ceux qu’il a faits par la pénitence revivre après leur chute ? » (SC 522,127-129).

forme qu’il promet à ceux qui l’aiment, et où il nous précède sans nous abandonner. » →Jésus prophète

7a vite Zèle de l’évangélisateur • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5027 « Il leur ordonne d’aller “vite”, parce que dans la tâche de la prédication il faut que rien ne se fasse avec retard et tiédeur, mais tout doit être accompli au plus vite, dans la rapidité d’une intention parfaite. »

7a.10c dites à ses disciples + annoncez à mes frères — ECCLÉSIOLOGIE NT Rapports entre hommes et femmes À la différence de comportements entre les hommes et les femmes tout au long de la passion et lors de la mort de Jésus (*pro9b ; *pro17) correspond finalement une différence de vocation et de mission. Les femmes du côté de la réalité Les femmes ont toujours été au service du corps de Jésus, du côté de l’intendance ; à partir de sa mort, ce service va devenir service du corps (*mil27,5556.61.28,1-10 ; *theo9b) qui s’est fait nourriture pour les fidèles, et donc se transformer : la communauté des disciples ne se reconstitue comme corps (l’Église) qu’à la parole des femmes annonçant la résurrection. Les femmes apparaissent ainsi comme épouses (du Christ) et comme mères (de la communauté des disciples du Christ ressuscité), ce qui explique leur rôle intérieur sitôt leur mission remplie. Il est demandé aux femmes d’enfanter en quelque sorte les hommes pour donner le privilège de leur fidélité à ceux qui ont été infidèles : à la solidarité dans le mal des disciples avec Judas est substituée une solidarité dans l’amour avec les femmes témoins du Ressuscité. Les hommes du côté du signe de cette solidarité nouvelle Finalement, les hommes auront la responsabilité de transmettre par les signes et les institutions une réalité mystique que les femmes seules auront su accueillir et transmettre. Mais c’est bien par ces hommes que le Seigneur veut passer pour proposer sa présence au monde tout entier. Les disciples sont chargés du corps sacramentel de Jésus, qui leur fait sentir lourdement combien leurs dispositions d’esprit sont loin des événements qu’il anticipe symboliquement. Ce symbolisme originaire déployant la profondeur du mystère de l’Église ne signifie, néanmoins, pas que les hommes n’auront pas à aimer le Christ ni les femmes à ne pas travailler dans l’institution ecclésiale. APOLOGÉTIQUE Même si elle se transmet avant tout par la prédication, la résurrection du Christ ne se réduit pas à un effet de sens créé par la rhétorique de prédicateurs particulièrement doués. →Réductions fréquentes de la foi en la résurrection

7b il vous précède Le Christ, inaugurateur • →Raban Maur Exp. Matt. « Pourquoi donc Jésus précède les disciples en Galilée […] si ce n’est parce que le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis (1Co 15,20) ? » (785.21). 7b.10c.16 Galilée Hors de la Judée • →Pierre Chrysologue Serm. 80,8 « Là ils pourraient le voir ; Dieu ne saurait être vu dans le pays de l’infidélité. » À Jérusalem ? • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « J’ai lu dans un certain livre qu’on appelait Galilée une partie de la cité de Jérusalem, qu’avaient bâtie des Galiléens » (1500A). Lieu des nations • →Jérôme Comm. Matt. « Ce n’est nullement en Judée qu’ils voient le Sauveur, mais dans la multitude de la gentilité » (2,313-315 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 778.33 ; →Otfried de Wissembourg Gloss. Matt.). *chr26,32 Lieu de passage • →Raban Maur Exp. Matt. « En Galilée, c’est-à-dire dans le bourbier des nations, où auparavant était l’erreur […]. On peut en effet interpréter Galilée comme “passage” (transmigratio). Car notre Rédempteur était passé de la passion à la résurrection, de la mort à la vie, du châtiment à la gloire, de la corruption à l’incorruptibilité » (773.88 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5031 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1499B ; →Anonymes In Matt. 219.12). Lieu de révélation • →Raban Maur Exp. Matt. : Galilée = révélation (revelatio). Il s’agit de contempler la forma Domini et non plus la forma servi, de le voir « tel qu’il est », semblable au Père. La véritable Galilée devient alors la vie éternelle, qui est « de te connaître, toi le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17,3, 782.31). Synthèse • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. (sur Mt 28,7.10) « Mais pourquoi [l’ange] parle-t-il plutôt de Galilée [que de Jérusalem] ? (1) Pour montrer que [Jésus] était le même que celui qui avait eu l’habitude de vivre en Galilée. (2) C’était aussi afin qu’ils soient délivrés de la crainte, car ils étaient plus en sécurité en Galilée qu’en Judée. […] (3) [Galilée signifie “passage”], le passage aux païens, ou [le passage] de ce monde à la gloire. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 55,3 ad. 4 « On peut dire encore avec Augustin dans son livre L’Accord des évangélistes, que ce qui a été dit par l’ange et par le Seigneur [qu’il les précéderait en Galilée], doit être compris à la manière d’une prophétie. “Galilée” signifiant en effet “transmigration”, cela veut dire qu’ils devaient émigrer du peuple d’Israël pour aller vers les païens ; les païens qui ne croiraient pas à la prédication des Apôtres si le Seigneur ne leur avait préparé la voie dans le cœur des hommes. C’est là ce que signifient ces mots : “Il vous précédera en Galilée.” Mais si l’on prend “Galilée” au sens de “révélation”, il ne faut plus les entendre [du Christ] en sa forme de serviteur, mais en la forme où il est égal au Père ;

+ Théologie +

+ Philosophie + 7-10 Peut-on témoigner de la résurrection ? Les récits de rencontres avec le Ressuscité (→Accent sur le corps du Ressuscité) se donnent comme des témoignages. Les →« témoins de la résurrection » jouent un rôle majeur aux origines de l’Église. À la fois instrument historiographique indispensable (→Le témoignage comme instrument historiographique : de l’histoire païenne à l’histoire néotestamentaire), possible lieu rhétorique (→Historiographie antique : témoignage et rhétorique) et pierre de fondation du →genre littéraire « évangile », le témoignage est naturellement objet d’une intense réflexion philosophique : →Dialectiques du témoignage. Plusieurs auteurs chrétiens ont souligné la plausibilité de la résurrection telle qu’elle est racontée dans les évangiles : • par l’analyse rationnelle, ils mettent en lumière la bonne foi des apôtres : *phi13-15 ; • ils ne s’occupent pas de fonder la possibilité du miracle de la résurrection en lui-même (→Miracles : objections et réponses en philosophie ; *phi17b) mais insistent sur la part de vérité subjective des récits retenus. Le réseau de paroles et d’actes qui se forme autour de l’événement de la résurrection (→La résurrection comme événement), irréductible à la seule performativité d’un kérygme d’exaltés (→Réductions fréquentes de la foi en la résurrection : 2), remplit les conditions du témoignage authentique.



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Texte

même qu’elles esquissent suggère un lien entre le fait de prêcher que Jésus est vivant et celui de Le rencontrer.

+ Critique textuelle + 9b se prosternèrent NARRATION Caractérisation constante du Ressuscité et de Jésus Les 8a étant parties Variante : harmonisation avec Mc ? femmes font comme les mages (Mt 2,11), les malades (Mt 8,2 ; 9,18 ; 15,25) • Certains mss. lisent ex-elthousai (« étant sorties »), comme dans Mc 16,8. et les disciples dans la tempête (Mt 14,33 ; *voc9b) : pour Mt, Jésus ressuscité • Les témoins les plus importants est le même que le maître aux jours (‫א‬, B, C, L) lisent ap-elthousai Byz V S TR Nes de son ministère. *interp16-20 (« étant parties »). 8 a Et étant parties 10c mes frères NARRATION CaractérisaNes partant tion des disciples Jésus les appelle touV elles sortirent + Vocabulaire + jours « ses frères » (cf. Mt 12,49-50), S malgré leur trahison, leur reniement elles partirent vite du tombeau 9a Réjouissez-vous Nuance banale Gr : et leur abandon. S sépulcre avec crainte et chairete ; on peut également comgrande joie, prendre tout simplement « salut ». + Genres littéraires + b elles coururent [l’]annoncer 9b se prosternèrent devant lui LexicoV courant [l’]annoncer graphie de proskuneô 9-10 Récit apologétique S courant [le] dire à ses disciples. Verbe littéral Jésus est bien vivant : ce n’est pas pour désigner l’acte de s’incliner seulement une proclamation faite jusqu’à terre après avoir ployé les par les femmes en réponse à l’anOr, comme elles allaient [l’]annoncer à ses 9a genoux : Mt 8,2 ; 9,18 ; 15,25 ; nonce de l’ange, c’est aussi une expédisciples, 18,26 ; 20,20. rience qu’elles ont faite. *pro9b ; V S Nes Et voici : Jésus les rencontra Verbe distinct *theo9b de gonupeteô, employé en Mt 17,14 ; Récit de témoignage disant : — Réjouissez-vous ! 27,29 ; Mc 1,40 ; 10,17 pour désigner *syn9-10 ; →Sept propositions sur les V disant : — Salut ! simplement le geste de se jeter aux témoignages de rencontres avec le ResS et leur dit : — Paix à vous ! pieds de Jésus. suscité comme documents historiques Verbe à connotation religieuse b Et elles, s’approchant, lui saisirent les pieds et se Proskuneô porte souvent une connoprosternèrent devant lui. tation d’adoration (Mt 4,9-10). Dans V s’approchèrent, tinrent ses pieds et Contexte Mt 14,33, lors de la tempête apaisée, les disciples dans la barque se prosl’adorèrent. + Milieux de vie + ternèrent devant Jésus, disant : S s’approchèrent, saisirent ses pieds et se « Vraiment, tu es fils de Dieu ! » prosternèrent devant lui. 9b lui saisirent les pieds et se prosDans Jn ainsi 11 fois, dont 9 en Jn ternèrent devant lui MŒURS Posture de 4,20-24 (la conversation avec la supplication connue dans l’Antiquité. Samaritaine, autour du sujet de 10 a Alors Jésus leur dit : Elle est celle de : l’adoration et de « moi qui te parle »). b — Ne craignez pas, • la mère de Coriolan devant son fils *bib9b S c mais partez, annoncez (→Denys d’Halicarnasse Ant. S Rom. 8,54,1) ; dites à mes frères qu’ils Byz TR • la Sunnamite devant Elisée (2R + Grammaire + Byz TR Nes Nes s’en aillent en Galilée et là ils me verront. 4,27 ; *ref9b) ; • Sara devant l’archange Michel (→T. 10a dit Présent de narration 9b saisirent les pieds 2R 4,27 ; Jn 20,17 – 10ab Jésus leur dit : — Ne craignez pas Abr. A 15,4). Mt 14,27 ; 17,7 ; *ref5ab – 10c annoncez à mes frères Ps 22,23

+ Procédés littéraires + + Textes anciens + 8a étant parties vite du tombeau avec crainte et grande joie NARRATION Ellipse significative (sorties sans être entrées ?) Le narrateur ne mentionne nullement que les femmes aient suivi l’invitation de l’ange à entrer dans le tombeau pour vérifier qu’il était vide (v.6c) : la base de leur foi en la résurrection est donc moins le tombeau vide (comme en Mc 16,4-8 ; Jn 20,5-8), que la parole même de l’ange rapportant les paroles de Jésus. « vite » : caractérisation des femmes comme disciples véritables La promptitude de leur obéissance et l’ambivalence de leurs sentiments annoncent et participent de la réaction des disciples hommes en Mt 28,17. 9a voici : Jésus les rencontra NARRATION Enchaînement significatif : lien entre la prédication et la résurrection L’enchaînement de la prompte obéissance des femmes pour porter la nouvelle et de la rencontre du Ressuscité dans le mouvement

8a crainte et grande joie • →Virgile Aen. 1,513-514 : Enée et Achate sont frappés de joie et de crainte. + Intertextualité biblique + 9b se prosternèrent devant lui Sens néotestamentaire des postures debout et prosterné Prosternation Le verbe grec proskuneô apparaît 59 fois dans le NT, dont 24 dans Ap, texte hautement liturgique, faisant de l’adoration monothéiste un enjeu central du culte au Christ.

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• En Ap 5, l’Agneau, le Christ triomphateur par sa mort et sa résurrection, debout au milieu du trône divin (Ap 5,6 ; cf. Ap 7,17), devient le centre du groupe des adorateurs au ciel et reçoit l’hommage des quatre vivants et des anciens (Ap 5,8). • Puis le cercle s’élargit et les myriades d’anges se joignent aux quatre vivants et aux anciens dans une forme d’adoration (Ap 5,11-12) clairement parallèle à celle qui est offerte à Dieu (Ap 4,11). • Le cercle inclut finalement toute la création, dans une doxologie adressée à la fois à Dieu et à l’Agneau (Ap 5,13). L’adoration de l’Agneau (Ap 5,8-12) conduit à celle de Dieu et de l’Agneau ensemble (Ap 5,13). *lit26,6-13 MYSTAGOGIE ; *lit26,39a Station debout Jésus semble se tenir droit, debout devant les femmes. • C’est la position de celui qui prie Dieu, marque de respect pour Celui qui vient : on sait Dieu présent. On se lève pour lui exposer ses requêtes (Mc 11,25 ; Lc 18,11.13), attentif envers la Parole (Ez 2,1-2). • C’est la position adoptée par Jésus pour lire Isaïe dans la synagogue de Nazareth (Lc 4,16). • La position debout est accomplie dans la résurrection, mot qui signifie étymologiquement « se [re]lever » (cf. Ap 5,6). Jésus manifeste ainsi pleinement sa filiation divine. • À leur tour, ceux qui croient en lui peuvent devenir des fils dans le Fils et se tenir debout (Ga 5,1 ; Ep 6,14 ; Ap 7,9 ; 15,2). La prière debout exprime désormais des relations de confiance filiale entre l’homme et Dieu. Comme fils, comme pécheur libéré et justifié en Christ, le chrétien est admis à parler la tête droite à son Seigneur et Père.

+ Littérature péritestamentaire + 10c partez, annoncez De la rencontre avec le Ressuscité à la danse rituelle ? • →Ac. Jn., qui met souvent en scène l’action à proximité de tombes (p. ex. 85), comprend une liturgie chrétienne archaïque souvent appelée « danse » ou « hymne du Christ », pleine d’allusions à Jn et aux Synoptiques. Le Christ appelle ses disciples à se placer en rond autour de lui et à répondre à son chant en alternant des « Amen ». Lui-même (ou « la grâce », peutêtre personnifiée par une femme ?) y annonce le mystère de sa mort comme une route sur laquelle il faut le suivre en dansant (94-96). Suit alors le récit de la crucifixion (97). Elle inspire aujourd’hui encore les choréographes : *dan26,29. *gen1-10 ; *mil7a.10c

Réception + Lecture synoptique + 8a crainte et grande joie SM • →Lagrange Matthieu « À la crainte, que Mt exprime beaucoup moins fortement que Mc 16,8 et sans la fuite, il a joint une grande joie ; les deux sentiments étant parfaitement conciliables ; la joie seule est grande, dans l’impatience de transmettre une bonne nouvelle. » 9-10 SM : apparition de Jésus lui-même Les traditions concernant les apparitions après la résurrection sont beaucoup moins fixées que les traditions concernant la tombe vide (*syn1-6). Les quatre évangiles rapportent l’apparition d’un ou deux anges aux femmes, mais ils divergent au sujet des apparitions de Jésus lui-même. →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité // Mc Mc 16,9-11 mentionne une apparition de Jésus à Marie-Madeleine seulement dans un sommaire : serait-ce une trace de la censure primitive de ces témoignages portés par des femmes, sans autorité dans le judaïsme ? *mil27,61 ; *mil1-10 ; *bib1-10 ; *syn1-10 ; *dro7-10

// Lc Mt ne met pas un accent sur la corporéité du Ressuscité aussi prononcé que Lc 24,36-43 (et Jn 20,26-29), mais il la suppose en rapportant bien que la tombe est vide (*mil6ab). // Jn En Jn 20,11-18, Jésus apparaît à Marie-Madeleine et lui donne mission d’aller porter l’annonce aux disciples, appelés dans les deux évangiles « mes frères » (Mt 28,10 ; Jn 20,17). Tous les autres détails sont complètement différents. Mt abrège-t-il une tradition plus longuement élaborée par le quatrième évangile ? + Liturgie + 8a crainte et grande joie MYSTAGOGIE Psychologie du chrétien célébrant la liturgie • →Ratzinger Gott « Quand nous […] célébrons, doit nous habiter le respect de ce mystère, la crainte face à ce mystère de la mort présente au milieu de nous. Cependant, est présent en même temps le fait que cette mort a été vaincue par la Résurrection et que, pour cette raison, nous pouvons célébrer cette mort comme fête de la vie, comme transformation du monde. […] De tous temps et dans tous les peuples, les hommes ont […] essayé dans leurs fêtes de pousser la porte de la mort. Une fête demeure superficielle, simple distraction et étourdissement, tant qu’elle ne touche pas à cette dernière question. La mort est la question de toutes les questions et là où elle est exclue, là il n’y aura, finalement, pas de réponse. C’est seulement là où elle trouve une réponse que l’homme peut véritablement fêter et devenir libre. La fête chrétienne, l’Eucharistie, descend jusqu’à ces profondeurs de la mort. Elle n’est pas simplement un divertissement et une distraction pieuse, un embellissement ou une chamarrure quelconque du monde ; elle descend jusqu’au plus profond que l’on appelle la mort, et ouvre le chemin de la vie qui vainc la mort » (42-43). 9b MYSTAGOGIE et RITUEL : Sens liturgiques des postures Prosterné Le NT leste d’un symbolisme liturgique très fort cette position corporelle, qui est réservée à l’adoration du Dieu unique (*bib9b). Le sens de la prière à genoux est développé par →Tertullien Or. 23 ; →Origène Or. 31. Dans la liturgie catholique, elle est pratiquée en particulier : • devant le Saint-Sacrement exposé ; • devant la croix, le vendredi saint. Debout La posture debout, très signifiante dans la liturgie du NT, est demandée : • au début de la messe. C’est une assemblée de pécheurs sauvés, déjà « ressuscités », qui vient rendre grâces à son Seigneur. • durant la proclamation de l’Évangile. La lecture est encadrée comme un moment-clé par deux brefs dialogues avec l’assemblée, invitée par deux fois à acclamer la Bonne Nouvelle (« Alléluia » puis « Louange à toi, Seigneur Jésus »). Mise en série avec les gestes de vénération dont on entoure l’évangéliaire (brandi, éclairé de cierges, encensé, baisé), la station debout manifeste la Personne du Verbe que l’on adore. La Parole ressuscite, remet debout ceux qui s’y fient. + Tradition chrétienne + 8a étant parties vite Invitation morale • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le tombeau est le lieu des morts, et par là est indiqué l’état de péché. De sorte que quitter le tombeau, c’est sortir du péché. […] L’évangéliste dit “aussitôt”, car il faut aussitôt sortir du péché (Si 5,7). » 8a crainte et grande joie La crainte mêlée de joie • →Cyrille de Jérusalem Cat. illum. 14,13 « Et l’ange s’adressant encore à elles : “Ne craignez pas” (Mt 28,5), vous autres. Ce n’est pas aux soldats, c’est à vous que je dis ce “ne craignez pas”. Eux, qu’ils craignent pour

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qu’instruits par l’expérience, ils soient témoins et disent : “Vraiment c’était le Fils de Dieu” (Mt 27,54). Vous, au contraire, il ne faut pas craindre, car “le parfait amour jette la crainte dehors” (1Jn 4,18). “Allez dire à ses disciples qu’Il est ressuscité, etc.” (Mt 28,7). Celles-ci s’en vont dans une crainte mêlée de joie (Mt 28,8). Cela encore n’est-il pas écrit ? Eh bien oui, le Psaume deuxième, racontant la passion du Christ dit (ceci) : “Servez le Seigneur dans la crainte et devant lui exultez en tremblant” (Ps 2,11). “Exultez” de ce que le Seigneur est ressuscité, mais “en tremblant” de ce que la terre a tremblé et de ce que l’ange vous est apparu comme l’éclair » (220). • →Jérôme Comm. Matt. « la peur et la joie, provoquées l’une par la grandeur du miracle, l’autre par le désir de voir le ressuscité » (2,313 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 774.22 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5041 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1499.25 ; →Anonymes In Matt.). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « La crainte vient de la fragilité humaine, la joie, de la vision divine. Le pécheur doit ainsi craindre (Si 5,5). Mais il doit se réjouir de l’espérance de la résurrection (Ps 2,11). » Allégresse tempérée au spectacle du monde actuel • →Édith Stein Crèche « Le spectacle que nous offre le monde, sa détresse et sa misère, et l’abîme de la méchanceté humaine sont propres à constamment tempérer l’allégresse que la victoire de la lumière [du Christ ressuscité] fait naître en nous. L’humanité continue de se débattre dans un bourbier, et ce n’est encore qu’une petite troupe qui, en gravissant les plus hautes cimes, s’en est dégagée. Le combat entre le Christ et l’Antichrist n’est pas terminé. Dans ce combat ceux qui suivent le Christ ont un rôle à tenir. Leur arme principale est la Croix » (56). *myst27,32-38 8b coururent Interprétation morale • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ils [= les pécheurs] doivent courir et se hâter de progresser dans le bien (1Co 9,24 ; He 4,11). » 8b [l’]annoncer Kérygme • →Jean de Béryte Resurr. 4 « Cependant aux églises du Crucifié répandues sur toute la terre, les bergers de la grâce annoncent aujourd’hui la bonne nouvelle (Mt 28,19), en usant des paroles sacrées de Paul : “Le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis” (1Co 15,20). À lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen » (299). 9a Jésus les rencontra Rencontre entre l’Époux et son épouse, l’Église • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5051 : Les femmes étant figure de l’Église, « Jésus lui-même, se hâtant, vint à la rencontre de son épouse, comme un époux, et la salue d’abord avec amour. » À l’empressement de l’épouse (Ct 3,1-2) répond l’empressement amoureux de l’Époux. Rôle décisif des femmes : narration vs. profession • →Ratzinger Jésus « La tradition sous forme de narration parle de rencontres avec le Ressuscité et de ce qu’il dit en ces circonstances ; la tradition sous forme de profession ne conserve que les faits les plus importants qui appartiennent à la confirmation de la foi […]. -- Dans la tradition sous forme de profession, seuls des hommes sont nommés comme témoins, tandis que dans la tradition sous forme de narration les femmes ont un rôle décisif, elles ont même la prééminence par rapport aux hommes. Cela peut venir du fait que, dans la tradition juive, seuls les hommes pouvaient être acceptés comme témoins au tribunal, le témoignage des femmes étant considéré comme non fiable [*dro7-10]. La tradition “officielle” qui, pour ainsi dire, se présente devant le tribunal d’Israël et du monde, doit donc s’en tenir à ces normes afin de pouvoir faire face au procès de Jésus, qui d’une certaine manière se poursuit. -- Les récits, à l’inverse, ne se sentent pas liés par cette structure juridique, mais ils communiquent l’ampleur de l’expérience de la Résurrection. Tout comme près de la Croix, déjà — à l’exception de saint Jean —, seules des femmes s’étaient trouvées là, ainsi leur était aussi destinée la première rencontre avec le Ressuscité. L’Église, dans sa structure juridique, est fondée sur Pierre et les Onze, mais dans la forme concrète de la vie ecclésiale, ce sont toujours et de nouveau les

femmes qui ouvrent la porte au Seigneur, qui l’accompagnent jusqu’au pied de la Croix et qui ainsi peuvent aussi le rencontrer en tant que Ressuscité » (297-298). 9a Réjouissez-vous Invitation adressée aux femmes • →Léonce de Constantinople Pascha 1,3 « Aujourd’hui en effet le Christ, notre maître, ressuscité des morts au plus profond de la nuit, est apparu d’abord à Marie-Madeleine et à l’autre Marie en leur disant : “Réjouissez-vous”, et que se réjouissent à cause de vous toutes celles de votre sexe. “Réjouissez-vous”, dit le Seigneur aux femmes » (371). 9b lui saisirent les pieds Courage des femmes • →Cyrille de Jérusalem Cat. illum. 14,13 « Elles le saisirent pour que soit accomplie (cette parole) : “Je le saisirai et ne le lâcherai pas” (Ct 3,4). Faibles sans doute étaient physiquement les femmes, mais viril était leur courage. L’abondance des eaux ne put éteindre leur amour, ni les fleuves l’engloutir. Mort était celui qu’elles cherchaient, mais leur espérance de la résurrection n’était pas éteinte » (220). Preuve de la résurrection de la chair • →Raban Maur Exp. Matt. « Il présenta aux femmes ses pieds afin qu’elles les saisissent, pour faire connaître qu’il avait une vraie chair, qui pouvait être touchée par les mortels » (775.56). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5073 « Elles ne veulent donc pas lâcher celui qu’elles tiennent de leurs mains, qu’elles adorent et en qui elles croient. Celui en qui elles n’auraient pas cru, si elles ne l’avaient pas touché. » Concordance • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « En Jn 20,17 [*syn9-10], il est dit “Ne me touchez pas !” Mais ici il est dit qu’elles étreignirent ses pieds. Il faut donc comprendre qu’elles l’ont vu deux fois […]. Marie-Madeleine n’a pas pu d’abord le tenir. Selon Augustin, c’est parce qu’elle douta d’abord et n’en était donc pas digne. Mais, une fois rassurée, elle devint digne de toucher le Christ, afin que son contact extérieur concorde avec son contact intérieur. » 10c frères Fidélité du Seigneur Le Christ montre son humilité (→Lapide Arg. Matt. 564) et sa miséricorde en appelant frères ceux qui lui ont fait défection (→Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,318). Ils auraient mérité le nom de « traîtres » (→Luther Ev.Ausl. 5,303, sermon de 1525). • →Pierre Chrysologue Serm. 80,7 « Se relevant des morts, le Christ a ressaisi l’homme, il ne l’a pas abandonné. Il les appelle donc ses frères, ceux que par le corps, il a rendu ses frères germains ; il les appelle frères, ceux qu’il a adoptés comme fils de son Père. Il les appelle frères, ceux que, héritier plein de bonté, il a rendu ses cohéritiers (Rm 8,16-17). » Preuve de la résurrection de la chair • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Pourquoi dit-il “à mes frères” ? Pour démontrer la vérité de sa nature. En effet, comme il était sorti du tombeau et était apparu glorieux, on aurait pu croire qu’il n’avait pas pris une chair véritable. […] C’était aussi en raison de la similitude de grâce, car il a voulu être notre frère en vue de notre justification (Rm 8,17.29). » + Mystique + 8a grande joie Joie enivrante • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 75,8 « […] celles qui étaient venues pour embaumer s’en retournent tout embaumées. Comment ne seraient-elles pas embaumées par l’annonce si joyeuse de la résurrection toute récente et odoriférante ? “Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent de bonnes nouvelles” (Rm 10,15) ! Envoyées par l’ange, elles font œuvre d’évangélistes (Mt 28,7) ; devenues apôtres des Apôtres, tandis qu’elles se hâtent “d’annoncer dès l’aube la

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miséricorde” du Seigneur (Ps 92,3), elles disent : “Nous courons à l’odeur de tes parfums” (Ct 1,4) » (5,195). • →Rolle de Hampole Melos 30 « Notre deuil s’achève en louange, et nos pleurs de misère en éclats de rire. Notre cithare a perdu ses sons émouvants ; si nous nous emparons du psaltérion, c’est pour entonner un chant et ce chant est celui de l’amour. Les oreilles attentives au concert ineffable, nous respirons le parfum spirituel venu du ciel. Nous sommes emportés au-delà du monde visible, vers d’invisibles voluptés. Nous y parvenons, enivrés de douceur, et cette suavité céleste nous laisse insensibles à tout désir d’honneur ou de gloire mondaine » (1,347). Joie comblée • →Guerric d’Igny Serm. : « Premier sermon pour la résurrection du Seigneur » 5 : « Tu seras en droit de reconnaître que ton esprit a pleinement recouvré la vie dans le Christ, s’il peut dire avec une conviction intime : “Cela me suffit, si Jésus est en vie.” Comme cette parole exprime un attachement profond, qu’elle est digne des amis de Jésus ! Qu’elle est pure, l’affection qui parle ainsi : “Cela me suffit, si Jésus est en vie !” S’il vit, je vis, car mon âme est suspendue à lui ; bien plus, il est ma vie, et tout ce dont j’ai besoin. Que peut-il me manquer, en effet, si Jésus est en vie ? » (2,227). Invitation à rejoindre la joie des femmes • →Anselme de Cantorbéry Or. 2,58-62 « Que n’ai-je, avec les femmes bienheureuses, été terrifié par la vision étincelante des anges, et que n’ai-je entendu le messager de la résurrection du Seigneur, messager de ma consolation, messager tant attendu, messager tant désiré ! Oui, que n’ai-je entendu de la bouche de l’ange : “Ne craignez pas, vous [qui] cherchez Jésus le Crucifié, Il est ressuscité, Il n’est pas ici” » (5,265). 9b lui saisirent les pieds Lâcher pour Le recevoir • →Newman Justification « Même si je permets à quelques femmes qui m’ont suivi d’étreindre mes pieds, et si je dis : “Ne craignez point” (Mt 28,910), j’en repousse une autre par ces mots : “Ne me retiens pas !” (Jn 20,17). Ne me retiens pas, car pour votre plus grand bien, je passe promptement de la terre au ciel, de la chair et du sang à la gloire, d’un corps psychique à un corps spirituel. […] Passer à mon Père dans ma présence corporelle, c’est descendre en esprit de mon Père vers vous. Quand je serai ainsi transformé, quand je vous serai ainsi présent, plus réellement présent que maintenant, même si ce sera de manière invisible, alors vous pourrez me retenir. Vous pourrez me toucher plus réellement, encore qu’invisiblement, en tout respect, par la foi, grâce à certaines approches extérieures que je vous indiquerai. […] Tu m’as vu, Marie, mais tu n’as pu me retenir ; tu m’as approché, mais seulement pour étreindre mes pieds ou être touchée de ma main ; et tu dis : “Oh si je savais comment l’atteindre, parvenir jusqu’à sa demeure !” (Jb 23,3). Désormais il en sera ainsi. Quand je serai monté au ciel, tu ne verras rien, tu auras tout. […] Tu m’auras tout entier. Je serai près de toi, je serai en toi. Je viendrai en ton cœur dans ma totalité de Sauveur, dans ma totalité de Christ, dans la plénitude de ma divinité et de mon humanité, dans la vertu redoutable de ce corps et de ce sang, qui ont été assumés dans la divine personne du Verbe, qui sont inséparables de lui et qui ont expié les péchés du monde » (197-198). 10c annoncez Comme une trompette • →Romanos le Mélode Hymn. (« La résurrection ») 40,12 « Que ta langue désormais publie ces choses, femme, et les explique aux fils du royaume qui attendent que je m’éveille, moi, le Vivant. Va vite, Marie, rassembler mes disciples. J’ai en toi une trompette à la voix puissante : sonne un chant de paix aux craintives oreilles de mes amis cachés, éveilleles tous comme d’un sommeil, afin qu’ils viennent à ma rencontre et qu’ils allument des torches. Va dire : “L’époux s’est éveillé, sortant de la tombe, sans rien laisser au-dedans de la tombe. Chassez, apôtres, la tristesse mortelle, car il est réveillé, celui qui offre aux hommes déchus la résurrection” » (4,400-401). Messagères du printemps • →Romanos le Mélode Hymn. (« La résurrection ») 40,22-23 « […] les femmes — ainsi l’enseigne le Livre — s’en revinrent du tombeau chez les

apôtres, et disaient : “Pourquoi ce découragement ? Pourquoi vous cacher le visage ? Haut les cœurs ! Le Christ est ressuscité. Formez des chœurs de danse et dites avec nous : ‘Le Seigneur est revenu à la vie !’ Voici la lumière engendrée avant l’aurore. Ne vous désolez donc plus, mais reverdissez. Le printemps est apparu : fleurissez, rameaux, car ce sont vos fruits, et non votre peine, qu’il vous faut porter. Tous, battons des mains et disons : ‘Il est revenu à la vie, celui qui offre aux hommes déchus la résurrection.’” […] Venez donc, bondissons tous comme des béliers, comme des agneaux de brebis, en disant : ‘Viens, notre pasteur, rassemble-nous, troupeau dispersé par la crainte. Tu as foulé la mort aux pieds : viens près de ceux qui te désirent, toi qui offres aux hommes déchus la résurrection’” » (4,417-419). 10c à mes frères Embaumement du Corps mystique du Christ • →Bernard de Clairvaux Serm. div. 90,5 « […] n’ayant pas trouvé son corps, elles remportèrent le parfum, avec la mission de réserver pour son corps vivant ce qu’elles avaient préparé pour son corps mort. Et c’est ce qu’elles firent en se hâtant d’annoncer la joie de sa résurrection aux disciples : elles prirent soin de verser un baume sur le cœur attristé de ces membres du Christ (1Co 6,15), oui, de ces membres vivants » (3,149).

+ Théologie + 9b lui saisirent les pieds ESCHATOLOGIE Nature du corps glorieux En lui saisissant les pieds (ce qui revient peut-être à l’entraver : Jn 20,17), les femmes témoignent indirectement que c’est bien Jésus, avec un corps, et non un simple fantôme, qu’elles ont rencontré (cf. l’insistance de Lc 24,39-43 ; Jn 20,27). *chr9b ECCLÉSIOLOGIE Les femmes, épouses du Christ En « s’emparant » physiquement de Jésus, les femmes disciples suivent la logique de l’amour de la personne au-delà de toutes les représentations mentales qu’elles peuvent s’en être fait à la manière des disciples mâles. Aux aguets près du corps de Jésus supplicié, mis au tombeau et ressuscité, elles adoptent une attitude à la fois maternelle et nuptiale en recherchant ce contact physique (*theo7a.10c). La femme de Béthanie avertissait de la passion imminente et préfigurait l’acte d’amour prodigieux que Jésus s’apprêtait à poser (Mt 26,12) ; de même, les femmes qui ont suivi Jésus jusqu’auprès de la croix et ne se sont pas résolues à l’abandonner après sa mort saisissent la dimension nuptiale de l’extrême amour manifesté dans la passion et dans la croix. L’amour fou de Jésus ne peut être saisi que par un amour de la même fibre : les hommes réduisent les événements à un rapport de force et fuient dès son arrestation, mais les femmes se soucient personnellement de Jésus ; au don nuptial de son corps sur la croix elles savent répondre par une fidélité nuptiale jusqu’à la tombe (*bib27,60). + Philosophie + 8a avec crainte et grande joie Joies pascales 1. Joies partielles d’une phénoménologie de l’Esprit Joie anticipée du samedi saint ? Contre Kant, qui réduit l’enseignement du Christ à un ensemble de lois morales, Hegel insiste sur l’objectivité du rapport à Dieu (une espérance) instauré par cet enseignement. • →Hegel Philosophie 1875-1891 « Chez les amis, les personnes de connaissance qui avaient reçu l’enseignement du Christ, est présent ce pressentiment, cette représentation, ce vouloir d’un nouveau royaume, d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre, d’un nouveau monde. […] Mais la passion et la mort du Christ ont supprimé ce rapport humain, et c’est précisément en cette mort que s’effectue la transition au religieux. D’une part c’est la mort naturelle, produite par l’injustice, la haine et la violence. Mais dans les cœurs, dans les âmes, il est maintenant bien établi qu’il ne s’agit pas d’une doctrine morale, nullement du penser et du vouloir intérieurs au sujet et procédant de lui : l’intérêt est au contraire un rapport

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à Dieu, un rapport au Dieu présent, la certitude du royaume de Dieu et une satisfaction qui ne réside pas dans la moralité […] mais qui est telle qu’il n’existe rien de plus élevé en dehors d’elle — le rapport infini à Dieu lui-même » (237). Joie réalisée du dimanche La joie pascale est une expérience essentiellement communautaire : une fois le Christ disparu, la communauté chrétienne qui croit en lui assume sa figure. Elle représente par sa propre existence le dépassement de la mort : si chaque membre meurt, demeure la communauté. • →Hegel Geist « Dans le ressuscité, dans celui qui était ensuite monté aux cieux, l’image retrouva la vie et l’amour, la représentation de son unité. Dans cette nouvelle union de l’esprit et du corps, l’opposition du vivant et du mort disparaissait, elle trouvait sa conciliation en un Dieu ; la nostalgie de l’amour s’est découverte elle-même comme nature vivante et peut désormais jouir d’elle-même ; son adoration est désormais la religion de la communauté ; le besoin religieux trouve sa satisfaction dans ce Christ ressuscité, dans cette vie qui a pris figure » (116). 2. Joie totale du triomphe effectif de la vie Bonne nouvelle de la mort de la mort Dans le cadre de la refondation du sens de l’existence par la résurrection, Ricœur analyse la modification du rôle de la mort dans la structuration de la liberté humaine : *phi1Co 15,55. Révélation de la phénoménologie de la vie Telle qu’elle est décrite par le phénoménologue Michel Henry (→Michel Henry : quand un phénoménologue rencontre les Écritures ; →Phénoménologie et exégèse biblique), la substance du pathos humain, sur tout l’éventail qui va du désespoir à l’enthousiasme, semble une préfiguration ou un écho du mystère pascal. Les apparitions du Ressuscité dévoilent la structure antinomique de l’auto-révélation de la vie entre souffrance et bonheur : • →Henry Vérité « Pour autant que, dans le “souffrir soi-même” de son Ipséité et dans la souffrance qui lui vient du caractère inexorable de ce souffrir, le moi s’éprouve lui-même et fait l’expérience de soi, alors il est mis en possession de soi et de chacune des modalités de sa vie, il jouit de soi, il est la jouissance, il est la Joie. […] Ainsi se découvre à nous la structure antinomique de la vie comme antinomie des tonalités phénoménologiques affectives fondamentales en lesquelles elle se révèle à elle-même en s’éprouvant soi-même dans la chair de son propre pathos […]. L’unité [absolument primitive du souffrir et du jouir] consiste en ceci que le souffrir apparaît comme le chemin qui conduit au jouir et ainsi comme sa condition. Car c’est seulement en s’éprouvant soi-même dans le “se souffrir soi-même” que la vie du Soi vivant parvient en soi, de telle sorte que le souffrir est véritablement un chemin et une voie. Il est une voie, l’épreuve que la vie doit traverser pour que, dans cette épreuve et par elle, elle s’atteigne soi-même et parvienne en soi dans ce parvenir en soi qui est l’essence de toute vie, le procès de son auto-révélation. […] Le souffrir demeure dans le jouir comme ce qui conduit à lui pour autant qu’il demeure en lui, comme sa condition intérieure et jamais abolie » (251-253). Les apparences du monde constituent un flux orienté vers le dévoilement de la joie illimitée de la parousie du Verbe sur la croix. • →Henry Incarnation « Ainsi enfin, ce flux, ce défilé en apparence absurde de plaisirs modestes et de pensées accablantes, est-il secrètement orienté vers une agonie, vers l’ultime passage de l’ultime souffrance du désespoir à l’irruption d’une joie sans limites, ainsi que l’atteste la Parousie dissimulée sur le bois de la Croix » (357-358). 9a Jésus les rencontra Une rencontre imaginaire (l’imagination, seul rempart contre l’athéisme ?) • →Feuerbach Wesen « L’imagination est en général le séjour véritable d’une existence absolue, inaccessible aux sens et cependant sensible dans sa nature. La fantaisie seule a le pouvoir de résoudre ces contradictions et de sauvegarder de l’athéisme. Là où l’existence de Dieu est une vérité vivante, une affaire d’imagination, là on croit nécessairement à des apparitions divines. Là, au contraire, où le feu de l’imagination religieuse s’éteint, où les manifestations de Dieu, conséquence nécessaire de son existence sensible, disparaissent entièrement, là cette existence devient une

existence morte, contradictoire, et tombe nécessairement sous la négation de l’athée. La foi à l’existence de Dieu est la foi à une existence particulière, différente de celle de l’homme et de la nature. Une existence particulière ne peut se manifester que d’une manière particulière. On croit donc réellement à cette existence que si l’on croit en même temps à des effets particuliers, à des apparitions immédiates de Dieu, en un mot, à des miracles » (244). Une rencontre dans la foi pure (le christianisme comme communication indirecte de l’homme-Dieu) • →Kierkegaard Indøvelse « Ce que la philosophie moderne comprend sous le terme de foi est réellement ce que l’on appelle une opinion, ou bien ce que l’on appelle ainsi dans le discours de tous les jours : croire. Le christianisme a été réduit à une doctrine ; cette doctrine est annoncée à l’homme et il se met à croire qu’il en va comme la doctrine le dit. Le dernier stade consiste alors à “concevoir” cette doctrine ; on fait de la philosophie. Ce serait parfaitement justifié, si le christianisme était une doctrine : mais comme ça n’en est pas une, c’est aussi complètement faux. La foi, pour le dire succinctement, se rattache à l’homme-Dieu. Mais l’homme-Dieu, signe de contradiction, refuse la communication directe — et exige la foi. […] L’homme-Dieu doit exiger la foi, et doit refuser la communication directe pour exiger la foi. Il ne peut pas faire autrement, en un sens, et il ne veut pas faire autrement. Comme homme-Dieu, il est qualitativement différent de tout homme, c’est pourquoi il doit nier la communication directe, il doit exiger la foi et exiger de devenir l’objet de la foi. […] S’il ne le devient pas, il devient alors une idole. […] S’il n’y avait pas la possibilité du scandale, il y aurait ainsi une reconnaissance directe, et ainsi l’homme-Dieu serait une idole ; la reconnaissance directe est paganisme » (185-186). Une rencontre permettant la reconnaissance (les paroles du Christ ressuscité attestent de son identité avec Jésus crucifié) • →Ricœur « Liberté » « L’identité du Christ ressuscité et de Jésus crucifié est la grande question du Nouveau Testament. Cette identité n’est pas sûre ; les apparitions ne l’enseignent pas, mais seulement la parole du Ressuscité : “C’est moi, le même.” Le kérygme l’annonce comme une bonne nouvelle : “Le Seigneur vivant de l’Église est le même que le Jésus en croix” » (400). →Accent sur le corps du Ressuscité + Littérature + 8b elles coururent [l’]annoncer à ses disciples Développement médiéval • →Gréban Passion entremêle les différents récits évangéliques, ce qui multiplie les apparitions (à la mère de Jésus, aux femmes, à Pierre, à Joseph d’Arimathie, etc.) et les débats entre femmes et disciples. Ceux-ci doutent d’abord des paroles des femmes : le chagrin les ferait délirer (« car on voit souvent advenir / quand on pert ung amy leal, / et pour cause qu’il en fait mal, / on le requiert par mainte voye, / ou peust-estre qu’on n’en voit rien, / et vient cela par le moyen / d’une bien forte fantasie / qui toujours songe et fantasie / ce qui lui touche au cueur plus fort », v.29701-29710), et il serait plus vraisemblable que Jésus apparaisse d’abord à des hommes, puisqu’on sait que l’on accordera aucune valeur aux paroles de femmes (« fust il point plus tost comparu / a nous tous ensemble qui sommes / ses vrais serviteurs et ses hommes / qu’aux femmes de ligier courage / qui en ung si hault tesmoignage / ne sont creues nulle saison ? », v.29717-29722). 9a Jésus les rencontra D’abord sa mère • →Gréban Passion « Ma tres chere mere et lealle, / la paix du ciel imperialle / ayez en vostre humilité. -- Nostre Dame : Mon filz, ma liesse totalle, / ma seulle gloire principalle, / bien soiez vous ressuscité ; / en mes plaintes vous attendoye / et a vous seul voir entendoye / comme du tout a vous ravye » (v.29156-29165). *cin9a : Connor 10c partez, annoncez À sa mère ? • →Schmitt Pilate reprend la pieuse tradition qui fait de la mère de Jésus l’une des premières à connaître la résurrection. Myriam de Magdala apporte la bonne nouvelle à la mère de Yéchoua en ces termes : « Myriam,

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ton fils vit ! Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. La voix m’était familière, les yeux aussi. Mais il portait un capuchon. Comme tout ce que me disait cet inconnu m’allait droit au cœur, je me suis approchée. C’est alors que je l’ai identifié. Il m’a embrassée et il m’a dit : “Va proclamer la Bonne Nouvelle au monde entier. Yéchoua est mort pour vous tous et, pour vous tous, il est ressuscité” » (144-145).

+ Arts visuels + 9-10 Christophanie aux saintes femmes Le plus souvent la même composition montre la visite au sépulcre (*vis1-8) et l’apparition du Christ aux saintes femmes : • Évangiles de Rabula (→DACL 3,3075) ; • ivoires des 9e-10e s. ; • Diptyque du dôme de Milan (9e s., peut-être une copie d’un antique). Il montre quatre soldats veillant près du tombeau, l’annonce de l’ange, l’apparition de Jésus aux femmes agenouillées devant lui, l’apparition aux dix et l’apparition à Thomas. • Coffret de la chapelle Sancta Sanctorum (Latran, 9e-10e s., →DACL 8,16311634). Les faces latérales représentent tous les témoignages canoniques sur les apparitions du Ressuscité : les femmes au tombeau, les disciples d’Emmaüs, Pierre et Jean au tombeau, l’apparition du Christ aux apôtres puis aux femmes, l’annonce de la résurrection aux apôtres par les femmes, l’apparition du Christ à l’un de ses apôtres puis à Thomas, le Christ envoyant ses apôtres porter la Bonne Nouvelle, le repas d’Emmaüs, Pierre et Jean de retour du tombeau parmi leurs frères, le Christ apparaissant aux siens januis clausis (« les portes closes »). L’apparition aux saintes femmes selon Mt n’a presque jamais retenu l’attention des artistes, plus sensibles aux textes de Mc, Lc et Jn, plus étoffés (*syn910), surtout l’apparition du Christ à Marie-Madeleine en Jn 20,11-18, où le Christ, sous les traits d’un jardinier, lui interdit de le toucher (Noli me tangere). Cette iconographie johannique, apparue dès l’époque paléochrétienne, suscita quelques chefs-d’œuvre de la peinture : • l’Albane, Fra Angelico, Federico Barocci, Fra Bartolomeo, Sandro Botticelli, Angelo Bronzino, Denys Calvaert, Alonso Cano, Simone Cantarini, Giovanni Capassini, Macha Chmakoff, Le Corrège, Pietro da Cortona, Lorenzo di Credi, Maurice Denis, Duccio di Buoninsegna, Albrecht Dürer, Lavinia Fontana, Piero della Francesca, Luca Giordano, Giotto, Benvenuto Garofaldo, Hans Holbein, Lucas van Leyden, Léonard Limosin, Le Lorrain, Alessandro Magnasco, Anton Raphaël Mengs, William Morris, Nicolas Poussin, Rembrandt, Pierre Reymond, Andrea del Sarto, Ippolito Scarsellino, Martin Schongauer, Eustache Le Sueur, Lambert Sustris, Le Titien, Corinne Vonaesch, James Tissot, Véronèse.

Plus exceptionnellement de la sculpture : • Tilman Riemenschneider. Quelques artistes se sont essayés à représenter les trois femmes venues au tombeau. Cette iconographie, qui se développe vraisemblablement à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, est extrêmement rare : • Bartolomeo Risgossi (1465, Los Angeles) ; • Dirck Barendsz (1580-1590, Paris) ; • Jacob Jordaens (1615, Berlin) ; Laurent de La Hyre (ca. 1640-1650, Paris). On la retrouve le plus souvent dans des illustrations d’évangéliaires et de livres d’heures : • Claes Brouwer (1430, La Haye) ; • Johann Christoph Weigel (1695, Atlanta) ; • James Tissot (1886-1894, Brooklyn) ; • Paul-Albert Besnard (début 20e s., Paris). + Cinéma + 8b.10c coururent [l’]annoncer à ses disciples + annoncez à mes frères Syncope narrative • →Pasolini Matteo : Après l’annonce de l’ange, hommes, femmes et enfants courent sur les rythmes africains de la Missa Luba. Le cinéaste fait suivre — sans doute grâce au syntagme « annoncer » — la hâte qui suit la résurrection par celle qui pousse les disciples en Galilée : on est directement transporté au v.18, par les paroles de Jésus, prononcées d’abord en voix off. Primauté de Pierre • →Zeffirelli Jesus : Pierre symbolise clairement l’Église pendant tout le film et de façon extrême lorsque Marie-Madeleine annonce aux apôtres la résurrection de Jésus : il est le seul à croire. 9a Jésus les rencontra Les deux femmes • →van den Bergh Matthew : La caméra est posée sur le sol du chemin que les deux femmes empruntent (*cin1b). Alors qu’elles s’avancent depuis l’arrière-plan, un pied entre dans le champ de la caméra, à droite. Un homme entre progressivement dans le champ de la caméra, venant à la rencontre des femmes, tandis que le narrateur prononce le v.9. Filmé ensuite de face, il s’avère être Jésus, qui, tout sourire, salue les femmes. Celles-ci, mi-étonnées mi-ravies, s’agenouillent et touchent ses pieds. Il les entoure de ses bras puis, se baissant, les relève et les embrasse. Il dit le v.10, avant de repartir triomphalement, en plan rapproché et ralenti, sur une musique joyeuse. Sa mère • →Connor Mary : Jésus apparaît seulement à sa mère, venue seule au tombeau après le récit de Marie-Madeleine. Il tend les mains vers elle et lui montre ses stigmates puis disparaît.



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28,11-15 Les grands prêtres achètent la parole des soldats

+ Propositions de lecture +

Sans prendre pour argent comptant l’épisode rapporté ici par Mt, on peut remarquer qu’il aurait été plus facile de détruire les prétentions des apôtres 11-15 Les grands prêtres achètent la parole des soldats (panneau central du dernier tripen exhumant le corps, en faisant avouer aux disciples par la force où ils tyque : le contre-évangile des grands prêtres) avaient caché le cadavre pour pouvoir l’exposer, ou en espionnant les praCOMPOSITION Chiasme tiques dévotionnelles qui n’auraient pas manqué de naître au lieu de son Au centre du triptyque final de l’évangile se trouve un chiasme autour de la ensevelissement, même clandestin (*mil13b). En réalité, le fait que la tombe mauvaise nouvelle des grands prêtres : de Jésus ait été trouvée vide ne semble pas remis en cause. {tout ce qui s’est passé [donnent argent et consigne (contre-évangile) argent Si les disciples avaient dissimulé le corps, ils n’auraient pas manqué de lui pris et consigne exécutée] histoire propagée}. donner une sépulture décente. En ce cas, il est inconcevable qu’une pratique Sens de vénération ne se fût pas établie Mt rapporte la fabrication d’un parmi eux, qui aurait dû laisser des Byz V S TR Nes « contre-évangile » (*voc15b cette traces dans les traditions chrétiennes 11 a Pendant qu’elles cheminaient, parole ; *syn11-15) propagé par les primitives. On n’en a guère. Le NT VS officiels juifs qui s’opposent à la foi invite à penser que les disciples Quand elles étaient parties, messianique en Jésus. Ceux-ci ne connaissaient le →lieu où Jésus avait b voici : quelques-uns de la garde étant venus disputent pas le signe du tombeau été enseveli mais ne lui accordaient V des gardes vinrent vide mais en donnent une autre guère d’attention, le sachant vide. S de ces bourreaux vinrent à la explication, contraire aux faits rapportés par l’évangéliste au lecteur. ville Texte • Mt rapporte-t-il ici un fait histoc annoncèrent rique (dont d’autres traditions, V et annoncèrent + Procédés littéraires + comme →Év. P., portent témoiS gnage), quitte à en souligner la et dirent aux grands 11-15 COMPOSITION matthéenne profonde ironie (*pro11-15) dans V princes des prêtres tout ce qui NARRATION le cadre de la polémique intrajuive s’était passé. Inclusion de l’évangile déclenchée par l’événement Jésus • Au début de l’évangile, des sages (*voc15b les Juifs ; *mil15b ; païens informent Hérode et les *ptes15b) ? 12 Et s’étant assemblés dignitaires de Jérusalem des évé• Ou bien invente-t-il cet épisode S ils se rassemblèrent avec les anciens et ayant tenu nements environnant la naissance pour justifier la foi nouvelle en conseil, d’un messie « roi des Juifs » dépit des opinions des responV (Mt  2,2-3) ; à la fin, des soldats sables religieux (*gen11-15) ? un conseil romains informent les dignitaires Historicité ayant été tenu, des événements entourant sa Si Mt ne réduit pas la rencontre avec S tinrent résurrection (Mt 28,11). le Ressuscité à un fait historique • À la naissance, les dignitaires parmi d’autres (→La résurrection de conseil et ils donnèrent une importante répondent par la volonté de tuer Jésus comme fait historique ; →Phéno[somme] d’argent aux soldats (Mt 2,13.16) ; à la résurrection par ménologie des rencontres avec le ResS de l’argent, pas celle d’éteindre la bonne nouvelle suscité), Mt en l’inscrivant dans une (Mt 28,13-14). polémique très matérielle en termes qu’un peu, aux bourreaux Antithèse : des personnages placent une de preuves, de mensonge, de vol, parole dans la bouche d’autres personnages etc., tend à la banaliser quelque peu : Byz V TR Nes S • L’ange ordonne aux saintes femla non-foi ne peut plus se com13 a disant : et ils leur dirent : mes  d’aller proclamer la vérité prendre que comme de la mauvaise b — Dites : — Ses disciples — Dites que ses disciples (Mt 28,7). foi. Et cependant, déjà attestée par V • Les grands prêtres invitent les solJustin le Martyr au 2e s. (*jui11sont venus de nuit Vet sont venus, ils l’ont 15), l’hypothèse du vol du corps dats à répandre le mensonge (Mt l’ont dérobé quand dérobé de nuit quand de Jésus n’a jamais cessé d’être 28,13-14). *interp11-15 nous dormions. nous dormions. soutenue : ÉNONCIATION Ironie • par certaines traditions juives (ca. L’ensemble du récit est un sommet de 4 e -9 e s. : →Toledot Yešu ; 12 Conseil contre Jésus Mt 12,14 ; 22,15 ; 26,3-5 ; 27,1 ; *ref26,4 ; *ref27,1b – l’art ironiste de Mt (*pro passim). *jui11-15) ; 13b l’ont dérobé Mt 27,64 • par des chrétiens apostats 11bc étant venus à la ville + tout ce e (18 s. : →Reimarus Fragmente qui s’était passé — Ironie 2,14.36) ; COMPOSITION Échos • par scrupule néo-positiviste chez certains exégètes (20e s. : →Jeremias Le déplacement vers la ville fait écho à l’entrée dans la ville sainte des res, 304-305) ; suscités après la mort de Jésus (Mt 27,53). • par des journalistes ou des cinéastes en veine de sensationnel (21e s. : Les gardes font un récit complet (à l’exception sans doute des paroles de →Jacobovici Tomb). l’ange aux femmes après qu’eux-mêmes sont tombés en catalepsie [v.4], mais

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qui résonnent cependant encore à l’oreille du lecteur de Mt) : les chefs juifs ont enfin le « signe venu du ciel » qu’ils réclamaient en Mt 16,1 (cf. v.2) ! PRAGMATIQUE Sarcasme L’incrédulité des chefs juifs n’en apparaît que plus odieuse.

Les gens qui ont pitié de déserteurs sont exceptionnels (→Diodore de Sicile 1,78,1 ; 12,16,1). Des gardes avouant avoir dormi alors qu’on volait le corps, surtout s’ils n’étaient pas punis, apparaîtraient invraisemblables.

12-13 Ironie NARRATION Séquence d’actions analogues L’épisode de la trahison de Judas s’entend ici en écho : • une troisième fois, les chefs se rassemblent pour tenir conseil (Mt 26,3.57) ; • ils achètent leur opposition à Jésus (Mt 26,14-16) ; • on entend en écho leur recommandation à Pilate (Mt 27,64). PRAGMATIQUE Sarcasme Face à la nouveauté de la résurrection, les ennemis de Jésus ne peuvent faire mieux que se répéter. Pis, le récit d’excuse dicté par les grands prêtres aux gardes est inconséquent : • Les disciples n’ont pas protégé Jésus quand il était encore vivant. Comment risqueraient-ils leur vie pour un mort ? • Ils n’auraient pas pu rouler la pierre sans éveiller les gardes. • Les gardes qui s’endorment sont sévèrement punis (*anc13b quand nous dormions).

+ Littérature péritestamentaire + 11c aux grands prêtres Ou à Pilate ? • →Év. P. 45-49 : Les gardes vont raconter ce qui s’est passé à Pilate. Mt continue-t-il à déplacer la culpabilité des Romains aux Juifs ? →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt

Réception + Lecture synoptique + 11-15 SM : sources Mt continue de retravailler une tradition qu’il est le seul à transmettre parmi les évangiles canoniques (*syn27,62-66 ; *syn2-4). + Tradition juive +

+ Genres littéraires + 11-15 Un morceau ambigu Fin alternative d’une vita miraculeuse ? Une Vie miraculeuse, comme celle d’Appolonius de Thyane, présente plusieurs fins alternatives, sans prendre parti pour l’une ou l’autre (*anc1-20). Tel n’est pas le cas de Mt ici, qui dénonce cette histoire pour mieux accréditer les témoignages qu’il compile. Légende apologétique polémique ? Ironiquement, ceux qui ont dénoncé une imposture se retrouvent dépeints en imposteurs, et leur ruse (Mt 26,4) éclate au grand jour. La contre-explication donnée au fait de la tombe vide est si pleine d’invraisemblance et d’ironie qu’on peut y voir un morceau polémique composé par Mt, sans doute inspiré d’une tradition populaire.

Contexte + Milieux de vie + 13b Dites : — Ses disciples venus de nuit MŒURS Rites funéraires : lien entre tombe vide et résurrection Que les opposants cherchent à inventer une autre explication pour la disparition du corps de Jésus confirme le fait qu’une tombe vide pouvait impliquer une résurrection, à moins qu’une autre explication ne soit fournie. En Judée hérodienne, à défaut de pouvoir retrouver le cadavre de Jésus, rien ne pouvait mieux contrer l’annonce de la résurrection que d’en inventer une (*mil6ab). + Textes anciens + 13b dérobé *anc27,64b 13b quand nous dormions Sommeil lourd de conséquences Les gardes qui s’endorment sont souvent sévèrement punis : • →Euripide Rhes. 812-819 : Parfois on les flagelle ou on les décapite. • →Pétrone Sat. 112 : Un soldat chargé de surveiller un corps sur une croix trouve le corps enlevé et il préfère se suicider plutôt que subir le châtiment. • →Diodore de Sicile 2,18,8 : La punition chez les Assyriens est tellement sévère que certains désertent l’armée afin de s’en échapper. • La désertion de son poste est un crime de peine capitale (→Polybe Hist. 1,17,11 ; →Tite-Live 24,37,9), ainsi que la désertion pendant une bataille (→Denys d’Halicarnasse Ant. Rom. 3,30,7 ; 6,9,4 ; →Tite-Live 30,43,13 ; →Dion Cassius 48,42,1-2 ; moins sévère en →Appien Hist. Rom. 7,43).

11-15 Toledot Yešu • →Justin le Martyr Dial. 108,2 et →Eusèbe de Césarée Comm. Isa. 18,1 rapportent des récits venus de milieux juifs semblables à Mt 28,13. La postérité en fut importante, jusqu’à se retrouver compilée en une sorte de contre-vie de Jésus, subvertissant la prédication chrétienne : les →Toledot Yešu. Ces « générations de Jésus » ont une origine ancienne puisqu’on retrouve dans plusieurs péripéties des traits empruntés au Talmud. Les textes étaient destinés à être appris, mais jamais dits aux chrétiens. Ils servaient de réserve d’arguments contre les accusations des chrétiens et permettaient une manière de résistance intérieure. Dans les →Toledot Yešu, Yešu est le fils bâtard de Marie, enfanté dans des conditions d’impureté religieuse. Marie, qui est innocente, fait éduquer Yešu par des rabbins, mais il leur manque de respect. On révèle donc sa bâtardise. Yešu, furieux, quitte Tibériade et se rend au Temple de Jérusalem pour y apprendre le Nom de Dieu. Le Nom était gardé par deux lions d’airain qui le faisaient oublier à qui s’en approchait, mais Jésus le grave sur un parchemin qu’il conserve dans sa chair (étonnante réduction matérielle de la foi en la résidence du Nom et en l’incarnation du Verbe). Ainsi pourvu du Nom, il peut accomplir des miracles, se proclamer messie et réunir ses premiers disciples. Les sages d’Israël décident de se tourner vers les autorités (selon les versions : l’impératrice Hélène ou le représentant de l’empereur), mais celles-ci sont séduites par l’imposteur. Les sages décident donc de contre-attaquer et demandent à →Judas Iscariote de le confondre. Un jour que Yešu réussit à prendre son envol, Judas, par une manœuvre scatologique, parvient à le souiller pour qu’il tombe à terre et soit emprisonné. Dans le manuscrit de Strasbourg, Yešu parvient à s’enfuir. Un certain Papa ben Reṣiṣa, disciple de Yešu, le trahit dans des termes semblables à ceux de Judas dans Mt. Il donne comme signe de reconnaissance la prosternation qu’il fera devant Yešu. Arrêté et condamné à mort, Yešu ne peut être pendu à un arbre car il a en lui le pouvoir du Nom ; on le suspend donc à une racine de chou. La nuit même du supplice, Judas le jardinier vole son cadavre. Ses disciples crient au miracle et y voient le signe de sa résurrection. La version d’Huldreich, particulièrement crue, raconte que Judas enterre Yešu dans les latrines en châtiment de ses moqueries contre les sages. Après la mort de Yešu, des sages d’Israël désireux de se débarrasser de ceux qui croient en Yešu envoient Élie — alias Paul de Tarse — pour séparer les chrétiens des juifs. Simon Kepha (Pierre) fait semblant de passer au christianisme et empêche la mission chrétienne auprès des juifs. + Droit + 13b dérobé Délit puni de mort Une inscription retrouvée à Nazareth et datable entre le tournant de l’ère chrétienne et le règne de Claude (l’usage de Caesar

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sans précision favorise l’identification d’Auguste) décrète la mort pour quiconque viole une tombe. Dans un tel contexte, l’accusation portée par les grands prêtres est ridicule. Les disciples qui avaient peureusement fui lorsque Jésus était en vie, comment auraient-ils eu le courage pour dérober son cadavre ? *pro12-13 ; *mil27,64b.66b + Tradition chrétienne + 11b quelques-uns de la garde Non pas tous • →Albert le Grand Sup. Matt. « Voici quelques hommes, non pas tous, parce que certains d’entre eux étaient effrayés et se sont enfuis. » Reconnaissance de la résurrection • →Jérôme Comm. Matt. « Les gardiens reconnaissent le miracle » (2,315 ; = →Anonymes In Matt. 220.38). • →Christian de Stavelot Exp. Matt. « Parce qu’ils n’étaient pas Juifs, ils ne cachaient pas la vérité et ne lui donnaient pas un tour mauvais jusqu’à ce que les Juifs ne les eussent corrompus » (1500B). 12a s’étant assemblés Pour forger leur mensonge • →Albert le Grand Sup. Matt. « Il s’agit là de la corruption de la vérité. La corruption se divise en deux : le point de vue des choses qui ont été corrompues et le point de vue de ceux qui sont corrompus […]. Du point de vue des choses corrompues, cinq éléments : l’union pour corrompre la vérité, l’étude [du problème], le moyen de l’avarice qui excite leur vue, le mensonge pour induire en erreur, l’assurance de l’impunité. Tous ces éléments sont évidents si l’on suit l’ordre du texte. » 12a une importante [somme] d’argent Mise en garde contre le détournement de sommes offertes à l’Église • →Jérôme Comm. Matt. « L’argent donné pour l’entretien du Temple, ils le détournent pour acheter un mensonge. […] Tous ceux qui emploient à des fins étrangères, pour la satisfaction de leurs propres désirs, les revenus du temple et ce qui leur est apporté pour les besoins de l’Église, ressemblent donc aux scribes et aux prêtres qui achètent le mensonge et le sang du Sauveur » (2,315 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 783.82 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5187). L’avarice, mère de tous les vices ? • →Raban Maur Exp. Matt. « L’avarice qui captiva le disciple et compagnon du Christ captiva aussi les soldats qui gardaient le tombeau. […] Tu as perdu le premier homme, tu as confondu le genre humain, tu as armé pour le combat des frères qui ne faisaient qu’un, tu as fait d’hommes pacifiques des hommes divisés, tu as précipité le disciple et compagnon du Christ hors de l’apostolat, tu as captivé les soldats qui gardaient le tombeau et introduit l’erreur la plus néfaste de toutes dans le monde et tu as séduit le peuple ancien et autrefois le plus noble » (783.65). 13b Ses disciples venus de nuit + quand nous dormions — Évidence du mensonge • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Les disciples étaient tellement sous le choc qu’ils n’avaient pas osé se rendre au tombeau. De même, s’ils avaient dû s’y rendre, ils s’y seraient rendus le premier jour, alors qu’il n’y avait pas de gardes. […] S’ils l’avaient dérobé, ils n’auraient pas laissé le linceul. Il apparaît aussi que, puisqu’il avait été enseveli avec des aromates, le linceul adhérait comme sous l’effet de la colle ; ils auraient donc pu difficilement l’enlever. De plus, la pierre était grande […]. Augustin argumente de la manière suivante : “Ou bien ils sont venus alors que vous étiez de garde, ou alors que vous dormiez. Si vous étiez de garde, pourquoi ne les avezvous pas repoussés ? Si vous dormiez, comment les avez-vous vus ?” » • →Raban Maur Exp. Matt. « S’ils dormaient, comment ont-ils pu voir ? S’ils n’ont rien vu, comment sont-ils témoins ? » (783.73 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5198 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1500C). 13b dérobé Concetto sur le vol par la foi • →Pierre Chrysologue Serm. 80,8 « Mais les disciples ont enlevé leur maître, non par un larcin, mais par la foi ; par leur courage, non par

tromperie ; par leur sainteté, non par une faute. Ils l’ont enlevé vivant ; ce n’est pas son cadavre qu’ils ont dérobé. »

+ Philosophie + 13-15 Défense philosophique de la véracité du témoignage apostolique L’événement de la résurrection pose en général le problème de la véracité des Écritures (→La résurrection comme événement). L’enjeu est de savoir si leur contenu est fiable (→Vérité et véracité de l’Évangile en philosophie). La réponse à cette question détermine l’existence d’une façon radicale. Pascal et d’autres auteurs chrétiens (comme Guitton et Blondel) choisissent de défendre la crédibilité des évangiles sans partir du présupposé que les évangiles sont vrais. C’est en faisant usage de la raison naturelle qu’ils parviennent à démontrer la vérité historique de la résurrection. 1. Impossibilité d’une erreur des apôtres Tout poussait les apôtres à douter d’un événement a priori impossible et à se méfier d’un phénomène défiant le sens commun (Mc 16,11.13) : • →Pascal Pensées « [Au sujet de la résurrection] les Apôtres ont été ou trompés, ou trompeurs. L’un et l’autre est difficile. Car il n’est pas possible de s’abuser à prendre un homme pour être ressuscité » (Laf. 322 ; Sel. 353). • →Blondel Esprit « C’est donc à la lettre qu’il faut comprendre cet acte central du drame divino-humain. Ce qui nous garantit l’authenticité du fait le plus miraculeux qui se puisse concevoir, c’est la convergence, en ce fait, de témoignages analogues à ceux qui établissent l’historicité d’un événement et, d’autre part, ce sont les convenances, les requêtes d’une raison cohérente avec tout l’ensemble des vérités constitutives de tout l’organisme chrétien. Rendons-nous mieux compte de cette rencontre décisive, à partir de données symétriquement inverses qui se confirment sans aucune pétition de principe. D’un côté, en effet, les témoignages portés sur le tombeau vide et les apparitions tangibles du Christ, libéré des lois communes de la matérialité corporelle, apparaissent d’autant plus probants que, malgré prophéties et prédictions, les hommes simples, peu instruits, charnels encore, compagnons assidus et témoins de la vie publique du Maître, n’avaient guère compris ou avaient oublié les allusions qui les auraient empêchés de s’étonner, de s’effrayer […]. D’un autre côté, ce fait, si matériellement constatable, n’a cependant toute sa signification, toute sa réalité qu’en fonction d’un travail intérieur dans l’âme des témoins eux-mêmes ; car c’est moins le fait brut, restreint à lui-même, qui importe que la valeur spirituelle, la réalité substantielle, la présence divine dont il est le véhicule et le contenant. De l’Apôtre incrédule, et qui aurait pu le rester peut-être même après qu’il eût mis ses doigts dans les plaies, il est dit en effet qu’ayant vu et touché l’homme vivant, et ressuscité, il a confessé le Dieu dont il ne pouvait plus douter » (2,24-25). • →Guitton Problème « Je suis […] porté à croire que ces doutes des premiers témoins de la Résurrection sont des données originelles. Je ne vois pas quel intérêt auraient eu les rédacteurs de ces récits d’inventer ces doutes. S’ils avaient voulu travailler à la foi de ces premières communautés si ferventes, il aurait beaucoup mieux valu inventer des apparitions plus claires et plus démonstratives. Les Juifs n’avaient pas de peine à puiser dans leur tradition prophétique et apocalyptique des exemples de vision ne laissant place à aucune impression dubitative. Et lorsqu’on croyait à la divinité du Sauveur, c’était lui faire une sorte d’injure que d’imaginer qu’il s’était présenté à ses premiers témoins sous des formes donnant place à un doute » (180). 2. Impossibilité d’une tromperie des apôtres Les apôtres, qui avaient bien des raisons de ne pas croire en la résurrection parce qu’elle leur paraissait impossible, n’avaient pas non plus beaucoup d’intérêt à la proclamer, car ils se soulevaient contre les autorités juives et romaines qui avaient condamné Jésus. L’histoire des premiers siècles de l’Église montre les persécutions associées à cette annonce de la foi dans le Christ ressuscité. Cela contribue à souligner la force de conviction des premiers témoins et l’aspect quasi miraculeux de leur résistance : • →Pascal Pensées « Tout ce qu’il y a de grand sur la terre s’unit : les savants, les sages, les rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent.

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Et nonobstant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent à toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants, ces sages, et ôtent l’idolâtrie de toute la terre. Et tout cela se fait par la force qui l’avait prédit » (Laf. 433 ; Sel. 685). La constance des apôtres ne s’explique que par l’authenticité de la résurrection, et la conscience qu’ils avaient de rendre témoignage à la vérité. À la lumière du courage dont ils ont fait preuve à travers les dangers et les épreuves, l’existence du Christ ressuscité apparaît nécessaire et évidente. Seule sa présence permet de comprendre la qualité de leur engagement et l’endurance qui fut la leur après la passion : • →Pascal Pensées « […] l’hypothèse qu’ils aient été fourbes, est étrangement absurde. Qu’on la suive tout au long. Qu’on s’imagine ces douze hommes assemblés après la mort de Jésus-Christ, faisant le complot de dire qu’il est ressuscité. Ils attaquent par là toutes les puissances. Le cœur des hommes est étrangement penchant à la légèreté, au changement, aux promesses, aux biens. Si peu qu’un d’eux se fût démenti par tous ces attraits, et qui plus est par les prisons, par les tortures, et par la mort, ils étaient perdus. Qu’on suive cela » (Laf. 310 ; Sel. 341). • →Pascal Pensées « Tandis que Jésus-Christ était avec eux, il les pouvait soutenir, mais après cela, s’il ne leur est apparu, qui les a fait agir ? » (Laf. 322 ; Sel. 353). + Littérature + 11 Développements médiévaux Le discours des gardes • →Év. Gam. (traduction médiévale en prose de l’→Év. Nic.) : Le garde Centurion, après avoir assisté à la résurrection, s’adresse aux grands prêtres en suivant les conseils de Gamaliel : « […] nous estions prés du sepulcre et veismes venir troys dames. Et si veismes ung ange qui avoit le visaige vermeil comme feu et estoit vestu de blanc, et commança a dire aux dames : “Vous querez Jhesus, mes il est ressucité et n’est pas icy […].” Lors dirent les faulx Juifs : “Qui sont les dammes ? Pourquoy ne les avez-vous ameneez ?” -- […] nous eusmes si grant paour de mort que nous ne sceusmes que faire, ne nous cuidons plus vivre ung tout seul jour » (35r°v°). La même œuvre contient un autre récit de la même scène : « […] les troys chevaliers [qui gardaient le sépulcre] monterent la ou estoit Cayphas et les maistres de la loy, et leur commencerent a compter et a dire comment ilz avoient veu la grant clarté et les deux anges qui estoient plus clers et plus luisans que le souleil, et chantoient si doulcement et demenoient si grant joye qu’ilz se pasmerent touz. En l’eure qu’ilz se pasmerent ilz ouyrent lever la pierre qui estoit sur le monument et vyrent lever et marcher Jhesucrist. Et quant ilz vindrent de la maison, ilz virent le sindonne ouvert et desveloppé » (49v°). • →Gréban Passion : Provoquant une comique scène de dispute entre les trois gardes, le tombeau vide est mis en parallèle avec un autre fait extraordinaire : la libération mystérieuse de Joseph d’Arimathie (*litt27,57b). Annoncés l’un après l’autre, ces évènements constituent un véritable coup de théâtre : « Malabrin : tout le menage est bien trompé : / Joseph leur est huy eschappé […]. Marc Anthoine : Encor y a il pis : Jhesus, / qu’ilz ont fait mourir a tel clain, / est ressuscité. Malabrin : Pour certain ? / haro ! quel rengrege vecy ! » (v.29999-30006). Mais les réactions des grands prêtres sont différentes : alors qu’ils s’étonnent de la disparition de Joseph, la résurrection de Jésus déclenche leur rage. Les gardes racontent leur évanouissement, ainsi que la visite des femmes et l’apparition de l’ange, vus comme en songe. Ils résistent d’abord aux menaces des grands prêtres, exigeant ironiquement la libération de Joseph contre le retour du corps de Jésus (v.30255-30263) et soulignant qu’il est dans leur habitude de châtier des innocents ; puis, ils s’indignent faussement de leurs tentatives de corruption pour mieux faire monter le prix (*litt12 : Gréban). Topos : l’engagement du destin de sa propre lignée Cette mise en gage prend des connotations positives ou négatives : • →Pass. Sainte-Geneviève : Au cours d’une dispute avec Caïphe d’une part, Joseph d’Arimathie d’autre part, Anne explique qu’il a mis en gage sa vie et celle de sa famille pour le corps du Christ : « Pour le garder sui estagiez

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/ De mon avoir, de corps et d’ame, / De mes enfans et de ma fame, / Et avec moy tout mon lignage » (v.3263-3266). • →Év. Gam. reprend le même motif inversé : les pèlerins Addas, Gellas et Frages, derniers témoins de la résurrection, jurent sur la Loi de Moïse de la véracité de leur témoignage : « Nous voulons estre en la malediction de Abraham, et que noz enfans ny nous ne puissons vivre, ne nostre bestail ne puisse croistre et ce que nous avons dit n’est vray ainsi que nous l’avons compté et dit » (45r°). • →Robert de Boron Graal conserve un épisode similaire (v.439-576) : les gardes refusent de libérer le corps du Christ avant que les trois jours ne se soient écoulés, car ils ont mis en gage leurs enfants et leur vie. 12a une importante [somme] d’argent Invention dramatique : l’argent du peuple ? • →Gréban Passion : Les gardes font preuve d’une grande habileté. Ils se comparent avec Judas : celui-ci ayant rendu l’argent, « eustes sa mort [de Jhesus] a grant marché, / sa vie vous sera vendue / de tant plus cher a la vallue, / pour ce que la voulez estaindre » (v.30543-30546). La somme exigée est exorbitante, et les grands prêtres imaginent de la faire payer au peuple en augmentant les impôts : « Nous ferons des exactions / sur le peuple toutes nouvelles, / et grosses tailles et gabelles / a tous costés larges et grandes, / et ferons croistre les offrandes / sur le peuple a si grosse monte / que tost vendrons a nostre compte / soit par phas ou soit par nephas ; / et nostre prince Caiphas / qui cy est present, si luy plest, / en fera la mise et le prest, / et nous prometons a luy rendre » (v.30571-30582). Outre le rapport des chefs des Juifs à l’argent, c’est la pression des puissants sur le peuple qui est visée. Diatribe poétique : les séductions de l’or • →La Ceppède Théorèmes « Misérables excrément des ondes Pactoliques, / Bourbier qui raffiné deviens si reluisant, / C’est toi qui vas les cœurs par les yeux séduisant / Qui te fais adorer aux âmes métalliques. -- La fille du Seigneur des terres Argoliques / Fut par toi débauchée : et par toi, s’attisant / L’avarice en Giezi, le rendit méprisant / Celui qui le guidait aux trônes Angéliques. -- Par toi fut corrompu l’Apôtre qui vendit / Son bon Maître, et par toi ce traître se pendit, / Par toi sont maintenant corrompus ces Gens d’armes. -- Ta beauté décevante aveugle les humains, / Et fournit à Pluton de si puissantes armes, / Qu’à peine peuvent-ils échapper de ses mains » (348-349). Antijudaïsme théologique : récurrente avarice • →Louis-François d’Argentan Conférences « Ô perfides Juifs ! […] Vous avez acheté un Judas le traître pour vous le livrer ; vous avez payé des bourreaux pour lui faire souffrir le dernier supplice ; et vous achevez de vous appauvrir pour payer des soldats, afin de mentir […]. -- Que te profite ton artifice malicieux, ô Juif infidèle ? Jésus-Christ a repris la vie malgré toi, et tu as perdu ton argent ; il s’est revêtu d’une gloire immortelle, et tu demeures chargé de confusion éternelle » (794-795). 13b quand nous dormions Absurdité Théâtrale • →Gréban Passion « Pilate : vous mentez, et vous veil desdire : / comment osez vous icy dire / par vostre faulz cueur negligent / que ses disciples et sa gent / qui vivant l’ont voulu servir / soyent venus son corps ravir / dehors du tombeau remouvoir ? / comment le pouez vous savoir ? -- Emilius : Nous avons veu qu’ilz l’ont recous. -- Pilate : Et vous dormiez, ce dictes vous ? / vous cuydez cy vous excuser / pour autruy a tort accuser ? / tout vostre fait ne vault pas maille » (v.30778-30790). Poétique • →Vitré Essais « Si comme on a conclu dans votre fol conseil, / Vous dites qu’ils dormaient, quand on l’est venu prendre : / Ô fols ! quel témoignage est-ce que peuvent rendre / Des Gens ensevelis dans un profond sommeil ? -- En quel gouffre d’erreurs votre haine vous plonge, / D’acheter chèrement un impudent mensonge, / Dont l’ombre sert de jour à ce que vous cachez. -- La vérité du fait force notre croyance, / Et le Voile grossier qu’en vain vous y cherchez, / Au lieu de l’obscurcir, est sa même évidence » (358).

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Oratoire • →Lingendes Pâques « Considérez si ces gens-là ne dorment pas, de prendre pour témoins des personnes qui dormaient. Enfin, on peut renverser cette imposture par les choses qui ont suivi ; car si le Sauveur pourrit dans le tombeau, si sa résurrection était imaginaire, d’où vint donc un si grand changement dans les disciples ? d’où leur vint cette constance si ferme et une science si profonde ? d’où est venue cette conversion du monde et cette créance en Jésus-Christ, pour laquelle tant de martyrs ont si volontiers donné leur vie ? » (481). Échappatoire romanesque • →Schmitt Pilate : Les gardes racontent les choses à Pilate : « Non, on n’a rien vu, patron. On dormait. Au matin, les femmes nous ont réveillés pour ouvrir le tombeau. Lorsqu’elles ont découvert qu’il était vide, elles ont crié, elles ont dit que c’était un miracle, que le Galiléen avait été emmené par l’ange Gabriel. Elles y croyaient dur comme fer. Ça fait un choc, au réveil. Alors nous, quand Caïphe est arrivé — bien avant les Romains, patron, bien avant — on a préféré dire comme elles, on a juré qu’on avait de nos yeux vu l’ange Gabriel avec le Galiléen. Ça faisait moins crétin que d’avouer qu’on n’avait rien capté du tout à cause qu’on pionçait au lieu de surveiller » (132). *litt15b : Schmitt + Arts visuels 11-15 L’apparition des gardes devant les grands prêtres Mt est le seul évangéliste à rapporter cet événement (*syn11-15), qui n’a qu’exceptionnellement été

représenté. Seuls s’y sont intéressés les illustrateurs de bibles comme : • Jérôme Nadal (1593) ; • Johann Christoph Weigel (1695) ; • James Tissot (1886-1894).

+ Cinéma + 11-15 Conseil à huis clos • →van den Bergh Matthew : Tandis que le narrateur prononce le v.11, un groupe de prêtres entre dans le Temple, discutant vivement, suivis par deux soldats romains. Le plan suivant montre, en contre-plongée, les grandes portes en bois se fermer violemment. Enfin, le grand prêtre intrigant (*cin26,5a : van den Bergh) avance vers les gardes en prononçant les v.13-14 sur un ton menaçant. Au fond, Caïphe pensif se tient le menton, avant de cacher son visage dans son châle. Le grand prêtre tend une bourse aux soldats et les voit partir d’un air satisfait. Amplification du conseil • →Stevens Story montre la réaction des grands prêtres : un prêtre arrive en courant au sanhédrin et annonce que « le corps a disparu cette nuit ». Après les tentatives d’explications (« Tu es sûr ? — Je l’ai vu de mes yeux ; la tombe est vide. — As-tu interrogé les soldats ? — Oui, ils n’ont rien vu »), ils préfèrent croire que les soldats dormaient et Caïphe conclut que « tout sera oublié dans une semaine ». Un vieux scribe, travaillant à une table sur des rouleaux, répond : « Je me demande. »

 Texte

ressuscité ne sont plus dignes du titre d’« Israël » ? Ou bien veut-il désigner seulement les habitants de Judée ?

+ Vocabulaire + 15b cette parole Terme générique Gr : ho logos houtos ; on peut traduire aussi « cette histoire ». Terme par contraste Le mot souligne ici le parallèle entre la bonne nouvelle qui va se diffuser et le contre-évangile ici élaboré pour lui faire pièce.

15b jusqu’au jour d’hui Expression figée dans les étiologies de l’AT (Gn 19,3738 ; 22,14 ; 32,33 ; 35,20 ; 47,26 ; Dt 10,8 ; 34,6 ; Jos 4,9 ; 6,25 ; etc.), donnant une patine scripturaire au récit.

Byz V S TR Nes 14 a

b

Et si on venait à l’entendre chez le V cela était entendu du S cela est entendu devant le gouverneur, c’est nous qui Byz V S TRle persuaderons et nous vous rendrons libres de tout souci. S , en sorte que nous ne vous fassions pas de souci.

+ Procédés littéraires + 14b c’est nous qui le persuaderons SÉMANTIQUE Connotation juridique péjorative Le même verbe peithô est employé avec arguriôi en 2M 10,20 pour exprimer la concussion. Pilate a laissé le souvenir d’un gouvernant vénal : →Ponce Pilate. NARRATION Caractérisation sarcastique des grands prêtres Les grands prêtres exercent leur pouvoir de médiateurs non pas entre Dieu et les hommes, mais entre un prince de ce monde et ceux qui ont commis le « crime » d’avoir été (presque) témoins de la résurrection de Jésus (presque, car il leur fallait admettre la faute professionnelle de s’être endormis au lieu de monter la garde).

15b les Juifs Ethnonyme équivoque On peut également comprendre les Judéens (Mt lui-même étant Juif ? Byz V TR Nes S *ptes15b). 15 a Eux donc, ayant pris Eux donc, quand ils Ethnonyme récurrent En discours direct, Mt distingue l’argent, prirent l’argent, firent V entre : — argent pris comme ils les avaient • L’auto-désignation des Juifs — firent comme enseignés comme « Israël » : Mt 8,10 ; ils avaient été enseignés 10,6.23 ; 15,24 ; 19,28 (Jésus) ; 9,33 (les foules juives) ; 27,42 (les chefs b et cette parole s’est et cette parole sortit juifs). diffusée parmi les Juifs parmi les Juifs • La désignation païenne des Juifs jusqu’au jour d’hui. jusqu’aujourd’hui. comme « les Juifs » : Mt 2,2 (les mages) ; 27,11 (Pilate) ; 27,29 (les soldats romains) ; 27,37 (le 15a firent comme ils avaient été enseignés Mt 1,24 ; 21,6 ; 26,19 titulus). Ethnonyme curieux 15 enseignés + jusqu’au jour d’hui — Actualisation maximale dans le temps même de la Pourquoi l’évangéliste lui-même, exceptionnellement, emploie-t-il ici le lecture terme « Juifs » ? Veut-il signifier que les Juifs qui ne croient pas au Christ

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Matthieu ,-

ÉLOCUTION Locution figée dans le genre étiologique Fréquemment se présentant comme explication d’un état de fait constatable par leurs destinataires dans les récits de l’AT (*voc15b), cette locution donne une patine scripturaire au passage. COMPOSITION Écho Même verbe et même temporalité que Mt 28,20. PRAGMATIQUE Ironie L’enseignement des notables et celui du Ressuscité ne pourraient être plus opposés, et ce jusqu’au moment où le lecteur lit Mt !

Contexte + Milieux de vie + 15b parmi les Juifs LITURGIE Polémique intrajuive ? Gr : para Ioudaiois. Sans article défini, Mt implique que la tromperie des chefs a eu des répercussions sur une partie des Juifs (voire des Judéens), sans inculper l’ensemble du peuple. Avec v.20 le contraste n’est donc pas entre « toutes les nations » et tous « les Juifs » mais entre toutes les nations et certains d’entre les Juifs (voire des Judéens). On est encore dans le contexte de la polémique intrajuive. Il ne faut pas surcharger théologiquement la polémique contre Israël dans Mt : elle a aussi une fonction rhétorique d’exhortation à la persévérance dans la confession de (bonne) foi adressée aux croyants en Jésus. →L’Évangile selon Mt et Israël + Littérature péritestamentaire + 15b les Juifs Énonciateur païen ? C’est la seule fois dans Mt où cette désignation n’est pas dans la bouche d’un gentil (*voc15b), mais on ne peut pas en déduire que Mt lui-même est païen : • →Josèphe B.J. 2,499.502.506.513-514.517.519-520.523.536 appelle ainsi ses opposants dans le monde juif (cf. 1Co 9,20).

Réception + Tradition chrétienne + 15b les Juifs Antijudaïsme Antiquité et Moyen Âge Les Pères et les exégètes médiévaux n’ont guère utilisé ce passage pour évoquer la fin de l’élection d’Israël : ils le commentent peu. • →Raban Maur Exp. Matt. 784.96 rapproche ce mensonge du sang qu’ils avaient appelé sur eux et leurs enfants (Mt 27,25). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5207 : Ce qui s’est en revanche propagé chez les Juifs et chez les nations, par l’Évangile, c’est « ce que vous avez fait et combien cela était inique. […] Hommes fourbes, vous avez répandu le sang et l’argent comme prix de votre fausseté. » Réforme Pour les réformés, Dieu a châtié les Juifs par l’aveuglement, pour avoir cru en un mensonge aussi incroyable (→Calvin Comm. NT). Leur incroyance est un péché que Dieu punit par l’endurcissement du cœur (→Musculus Comm. Matt. 614, citant 1Th 2,14-15). Époque contemporaine Plusieurs commentateurs, inversant toute l’histoire de l’interprétation par souci de corriger l’antijudaïsme séculaire (p. ex. →Luz Matthäus 4,423-425), croient pouvoir réduire Mt 27,62-66 et Mt 28,11-15 (*syn11-15) à des fictions inventées par Mt et reprocher à l’évangéliste de faire lui-même acte de malveillance en couronnant ainsi le portrait si péjoratif des chefs juifs qu’il a peint tout au long de la passion. On peut préférer les nuances de • →Lagrange Matthieu « Mt. ne dit pas les Juifs, mais Ioudaiois sans art. ; ce ne sont pas tous les Juifs, mais enfin c’est la version officielle de ceux des Juifs qui ne croient pas » (*jui11-15). →Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt

+ Philosophie + 15b parmi les Juifs Continuation de la polémique judéo-chrétienne Du côté des chrétiens : une nécessité d’en finir avec le judaïsme ? Discours de la continuité La continuité : dissimulation provisoire de la rupture • →Kant Religion 3,2 « Nous ne pouvons […] faire commencer l’histoire universelle de l’Église, en tant qu’elle doit former un système, qu’à l’origine du Christianisme lequel, étant un abandon complet du Judaïsme où il a pris naissance, et se fondant sur un principe entièrement nouveau, effectua dans les croyances une révolution totale. La peine que se donnent les docteurs du Christianisme, ou celle qu’ils ont pu se donner au début, pour établir un lien entre ces deux croyances, en déclarant que la nouvelle foi est simplement la suite de l’ancienne qui contenait, sous forme de symboles, tous les événements de la première, nous montre clairement qu’ils ne voient, ou ne voyaient là que le moyen le plus habile d’introduire une religion morale pure à la place d’un culte ancien, auquel le peuple était trop fortement habitué, sans toutefois heurter de front les préjugés. La suppression subséquente de la marque distinctive corporelle qui servait à mettre ce peuple entièrement à part de tous les autres nous permet déjà de juger que la nouvelle foi, n’étant pas plus liée aux statuts de l’ancienne qu’à des statuts quelconques, devait renfermer une religion valable, non pour un seul peuple, mais pour l’univers tout entier » (Ak 6,127). La continuité : raison même de la rupture • →Nietzsche Antichrist 27 « Le christianisme grandit sur un terrain tout à fait faux, où toute nature, toute valeur naturelle, toute réalité avaient contre elles les plus profonds instincts des classes dirigeantes, une forme d’inimitié mortelle contre la réalité qui n’a pas été dépassée depuis lors. Le “peuple élu” qui n’avait gardé, pour toutes choses, que des valeurs de prêtres, des mots de prêtres et qui a séparé de soi, avec une logique implacable comme chose “impie, monde, péché”, tout ce qui restait encore de puissance sur la terre, ce peuple créa au bénéfice de ses instincts une dernière formule, conséquente jusqu’à la négation de soi : il renia finalement, dans le christianisme, la dernière forme de la réalité, le “peuple sacré”, le “peuple des Élus”, la réalité juive elle-même. Le cas est de tout premier ordre : le petit mouvement insurrectionnel, baptisé au nom de Jésus de Nazareth, est une répétition de l’instinct juif, autrement dit, l’instinct sacerdotal qui ne supporte plus la réalité du prêtre, l’invention d’une forme de l’existence encore plus retirée, d’une vision du monde encore plus irréelle que celle que stipule l’organisation de l’Église. Le christianisme nie l’Église » (213). Discours de la rupture Kant, sans doute influencé par ses lectures de Spinoza, théorise des préjugés antijuifs séculaires. Selon lui, le judéo-centrisme de la Loi, le fait qu’elle ne s’applique pas à la totalité des hommes et encore moins à la communauté des êtres rationnels dans leur ensemble, est peu compatible avec le message chrétien, dont l’ambition maîtresse est d’étendre le règne de la loi morale aux nations païennes. C’est dans cette opposition entre singularité et universalité que gît l’essentiel de la rupture entre judaïsme et christianisme. Alors que l’un n’échappe pas aux limites de la culture et s’y refuse parce qu’il voit dans ce changement un danger pour sa cohésion et sa permanence ; l’autre œuvre à la naissance d’une nouvelle société d’individus dans laquelle l’origine des membres, leur appartenance à tel ou tel peuple, n’a aucune importance. Par opposition à la nation juive, cette Église se caractérise par l’universalité des principes et des règles qui font le corps de sa doctrine. Ils sont valables en soi et destinés à régir tous les êtres de raison. La rupture entre culture et religion • →Kant Religion 3,2 « En vérité le Judaïsme n’est point une religion ; on n’y peut voir que l’association d’un certain nombre d’hommes, qui, appartenant à une race particulière, avaient constitué non une Église, mais un État régi par de simples lois politiques ; cet État devait être même purement temporel, de sorte que, si le revers des temps parvenait à le morceler, il demeurât toujours au Judaïsme cette foi politique (qui lui appartient essentiellement) qu’un jour on en verrait le rétablissement (lors de la venue du Messie). La théocratie qui est à la base de cette constitution politique (sous la forme visible d’une aristocratie de prêtres ou de chefs

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La passion selon saint Matthieu

qui disaient recevoir immédiatement de Dieu leurs instructions), ni par suite le nom de Dieu qui, en réalité, n’est ici honoré que comme un régent temporel qui n’a ni la prétention de régner sur les consciences, ni celle d’avoir de la conscience, ne sauraient la changer en constitution religieuse » (Ak 6,125). • →Kant Religion 3,2 « […] le Judaïsme, au lieu d’être une époque du développement de l’Église universelle ou d’avoir lui-même, en son temps, constitué l’Église universelle, excluait au contraire de sa communauté toute l’espèce humaine, se considérant comme un peuple particulièrement élu de Jéhovah et ennemi de tous les autres peuples, par suite en butte aux hostilités de chacun » (Ak 6,126-127). • →Kant Religion (avant-propos du traducteur) « La morale, par conséquent, nous conduit à la religion, en nous enseignant la manière de “nous rendre dignes du bonheur”, et c’est uniquement quand à sa doctrine s’ajoute la religion “qu’entre en nous l’espérance de participer au bonheur dans la mesure où nous aurons essayé de n’en être pas indignes”. Or, c’est dans le Christianisme que se présente à nous, dans sa pureté absolue, non seulement la doctrine morale, mais encore un concept du royaume de Dieu, c’est-à-dire du souverain bien, seul capable de satisfaire aux “exigences les plus rigoureuses de la raison pratique”. “On peut, sans hypocrisie, répéter en toute vérité de la doctrine de l’Évangile, qu’elle a la première, par la pureté du principe moral, mais en même temps par sa convenance avec les limites des êtres finis, soumis toute la conduite de l’homme à la discipline du devoir” qui se ramène tout entier à ces deux préceptes immortels : “Vous aimerez Dieu et votre prochain.” La morale et la religion ne sauraient donc avoir un objet différent » (xvi). La rupture entre la lettre et l’esprit de la loi • →Kant Religion 3,2 « La croyance juive n’est autre chose, dans son institution originaire, qu’un ensemble de lois simplement statutaires sur lequel se basait une constitution civile » (Ak 6,125). • →Kant Religion 3,2 « En effet, un Dieu qui veut simplement l’obéissance à des commandements qui ne requièrent point une amélioration de l’intention morale, n’est pas à proprement parler l’Être moral dont le concept est nécessaire pour une religion » (Ak 6,127). • →Kant Religion 3,2 « […] toutes les prescriptions sont de telle nature qu’une constitution politique peut, elle aussi, les conserver et les imposer comme lois de contrainte, puisqu’elles sont relatives exclusivement à des actions extérieures, et bien que les dix commandements, même sans le secours d’une promulgation, aient déjà, en tant que moraux, leur valeur devant la raison, cette législation n’exige pas qu’on joigne à leur observation l’intention morale (dont le Christianisme fera plus tard l’œuvre essentielle), mais ne vise tout simplement que l’observation extérieure » (Ak 6,125-126). Du côté des juifs : entre fascination et refus Le discours de la continuité Bergson ne se laisse pas enfermer dans les préjugés classiques sur le judaïsme. Bien qu’il reprenne l’ancienne dichotomie entre particularisme juif et universalisme chrétien, il offre une analyse originale du mysticisme en le rapportant à la source juive. Si le christianisme se pense comme une praxis et refuse de se laisser réduire à une philosophie contemplative, il le doit au judaïsme. Les prophètes, en fournissant un modèle d’existence dynamisée par la soif de justice, libèrent la morale de sa prison théorique, et la lance sur les voies de l’action. Les chrétiens sont les héritiers de cet élan : • →Bergson Deux sources « Lui-même [= le Christ] peut être considéré comme le continuateur des prophètes d’Israël. Il n’est pas douteux que le christianisme ait été une transformation profonde du judaïsme. On l’a dit bien des fois : à une religion qui était encore essentiellement nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s’exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d’amour, et qui aimait l’humanité entière. C’est précisément pourquoi nous hésitons à classer les prophètes juifs parmi les mystiques de l’antiquité : Jahveh était un juge trop sévère, entre Israël et son Dieu il n’y avait pas assez d’intimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons. Et pourtant aucun courant de pensée ou de sentiment n’a contribué autant que le prophétisme juif à susciter le mysticisme que nous appelons complet, celui

des mystiques chrétiens. La raison en est que si d’autres courants portèrent certaines âmes à un mysticisme contemplatif et méritèrent par là d’être tenus pour mystiques, c’est à la contemplation pure qu’ils aboutirent. Pour franchir l’intervalle entre la pensée et l’action il fallait un élan, qui manqua. Nous trouvons cet élan chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent au nom du Dieu d’Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d’avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde » (146-147). Le discours du rejet Une théologie incompréhensible • →Levinas Nations (« Judaïsme “et” christianisme ») « Ce qui restait incompréhensible, ce n’était pas la personne [du Christ], mais toute la théologie réaliste qui l’entourait. Tout le drame de son mystère théologique restait inintelligible. Il en est encore maintenant ainsi, alors que des concepts comme la kénose de Dieu, l’humilité de sa présence sur terre, sont très proches de la sensibilité juive dans toute la vigueur de leur sens spirituel » (190). Un langage sans attraits • →Levinas Liberté « Le plus bizarre des mythes grecs parle à notre intelligence. Les figures de l’Évangile nous laissent stupides et froids ; nous nous sentons mentir quand nous les reprenons. Expliquez cela par des souvenirs ineffaçables, invoquez la psychanalyse, parlez d’entêtement. Deux mille ans d’histoire juive valent le triomphe du christianisme, pour que notre refus ne soit pas suspect d’utopie. Il ne suffit pas d’appeler Jésus Yechou et Rabbi pour le rapprocher de nous. Pour nous, qui sommes sans haine, il n’a pas d’amitié. Il reste lointain. Et, sur ses lèvres, nous ne reconnaissons plus nos propres versets » (141). + Littérature + 15b cette parole s’est diffusée parmi les Juifs jusqu’au jour d’hui Tactique du diable • →Gréban Passion : Sathan se vante d’avoir trouvé le moyen de minimiser l’effet de la résurrection : « Les chevaliers bien l’adnoncerent / et pour tout vray le tesmoignerent / aux princes de la loy Moyse, / mes je leur ay tel pusce mise / en l’oreille et si bien emprainte / que la nouvelle en est estainte, / car alors trouvay les sentiers / de corrompre les chevaliers / et dire de communs accors / qu’on leur avoit emblé le corps ; / de fait ilz l’ont prononcé / et en tant de lieux anoncé / que jamès Juif n’y croira, / et ainsi Jhesus demourra / sans peuple qui veille ensuivre » (v.31962-31976). Continuation de l’apologétique midrashique dans le roman contemporain • →Schmitt Pilate : Le très rationnel gouverneur romain avance six hypothèses sur la disparition du corps. [1] On a drogué les gardes pour qu’ils s’assoupissent, « mise en scène parfaite » (100) qu’il attribue aux disciples. [2] « Il fallait quelqu’un d’établi qui puisse mobiliser une troupe de voleurs efficaces, discrets et silencieux, puis cacher un cadavre sans éveiller de soupçons » (110) : Pilate pense à Yoseph d’Arimathie. [3] Caïphe a enlevé le corps pour éviter tout culte posthume (135). Mais Salomé, Myriam de Magdala, puis deux pèlerins sur la route d’Emmaüs annoncent que Yéchoua est réapparu vivant. [4] Hérode Antipas « manœuvrait cette conspiration » (148) : le tétrarque a voulu créer un mythe autour de Yéchoua pour appuyer sur lui un soulèvement des Juifs. [5] Yéchoua a un double : « L’homme qui jouait le rôle du crucifié se manifestait prudemment dans la pénombre, dissimulé sous son capuchon » (167). Mais Claudia elle-même avoue à Pilate qu’elle a vu Yéchoua. [6] Ce dernier n’a jamais été mort mais s’est simplement évanoui. Cette hypothèse, comme les précédentes, est finalement écartée. Pilate découvre la vérité dans le tombeau, avec Yoseph d’Arimathie (« Yéchoua, moribond ou en bonne santé, n’aurait jamais pu survivre dans cette chambre empoisonnée », 212), puis se met en route où il entend partout les histoires des apparitions. Le voyage devient pèlerinage pendant lequel il passe de l’énigme au mystère : « Rien de plus rassurant qu’une énigme : c’est un problème en attente provisoire de sa solution. Rien de plus angoissant qu’un mystère : c’est un problème définitivement sans solution » (214).

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+ Cinéma +

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Elle invoque la vérité et Pilate se récrie vivement : lorsqu’il a posé à Jésus la question « Qu’est-ce que la vérité ? », il n’a pas reçu de réponse.

14a l’entendre chez le gouverneur Prolepse : prouver la résurrection ? • →Schaffner Pilate : La vérité de la résurrection est sujet de débat entre Pilate et sa femme, quinze ans après (*cin27,19b : Schaffner) : celle-ci lui annonce que Jésus est ressuscité « comme il l’avait promis ». Pilate se met en colère et refuse de croire cette fable fabriquée, alléguant qu’il récolte depuis quinze ans des preuves de sa fausseté. Claudia lui répond qu’il n’y a pas de preuve extérieure de la résurrection : « Cependant, la preuve finale t’échappe toujours. Car la preuve finale n’est pas en lui mais en toi. »

15b cette parole s’est diffusée La résurrection : une fable ? • →Scorsese Temptation : La scène de la rencontre entre Jésus et Paul (lors de la « dernière tentation », *cin27,46-50 : Scorsese) peut suggérer la possibilité que la résurrection est une fable. Le point principal de l’argumentation de Paul est que la foi est plus importante que la résurrection : « J’ai créé la vérité de ce dont les gens avaient besoin et de ce qu’ils croyaient. »



28,16-20 Jésus pantocrator envoie les disciples en mission

+ Propositions de lecture +

2. PRAGMATIQUE Actualisation totale Mt souligne fortement la continuité entre le Seigneur Christ ressuscité et 16-20 Jésus pantocrator envoie les disciples en mission (second volet du triptyque ultime : Jésus enseignant aux jours de sa chair, ainsi que l’identité entre l’enseigneclôture de tout l’évangile) Mt cisèle la conclusion de son évangile, avec une maîment des apôtres et celui de Jésus. Il invite le lecteur à entrer dans l’histoire trise inspirée de l’art de raconter Jésus le messie. Finale de l’évangile, cet qui vient d’être racontée : quiconque y adhère par la mise en pratique de épisode marque l’aboutissement de l’histoire passée de Jésus, qui vient d’être l’enseignement de Jésus (à travers sa pratique) bénéficiera de l’intimité proracontée en référence constante aux Écritures porteuses de l’espérance qu’il mise dans le dernier v. a accomplie, tout en l’ouvrant aux Effacement énonciatif de l’évangéliste devant temps de ses auditeurs et lecteurs son sujet Byz V S TR Nes présents et futurs. Mt termine son évangile non par ses 16 Quant aux onze disciples, ils allèrent en Galilée à la 1. COMPOSITION Effets de clôture propres mots mais en s’effaçant dermontagne que Jésus leur avait fixée. du récit de la passion rière une ultime parole-manifeste de • La rencontre avec le Ressuscité Jésus ressuscité. Dans la logique des accomplit la prédiction de Mt →annonces de la passion et de la 26,32. résurrection et des →citations d’ac17 a Et l’ayant vu, • La mention des « onze » disciples complissement dans l’Évangile, Jésus V le voyant, tient compte de la défection de ressuscité organise avec ses disciples S Judas durant la passion (Mt sa →royauté sur le monde entier quand ils le virent, ils se prosternèrent devant lui, Nes 27,3-10). jusqu’à la fin des temps : il maîtrise se prosternèrent, • La répartition des rôles et fonction les événements en fonction des desV adorèrent, des hommes et des femmes dans le seins divins, d’une façon souveraine, b mais ils cercle des proches de Jésus est en fort contraste avec les machinaV confirmée. Alors que les femmes, tions des chefs politiques et religieux certains qui avaient accompagné Jésus qui ont cru diriger le cours des S quelques-uns d’eux doutèrent. jusqu’à sa mort sur la croix, l’ont choses durant la passion et après rencontré ressuscité à Jérusalem, la résurrection. On est ainsi renvoyé les disciples hommes ne voient 16-20 Jésus apparaît aux Onze Mc 16,14-18 ; Lc 24,36-49 ; Jn 20,19-29 – 16 Clôture à la prescience de Mt 26,2 Jésus ressuscité que là où ils mar- sur une montagne Dt 34,1 – 17a prosternèrent Gn 37,7-10 ; 42,6 ; 43,26 ; 44,14 ; (*interp26,1-2). chèrent vraiment à sa suite, en →Typologie de Jésus-Joseph ? – 17b doutèrent Mt 14,31 ; Gn 45,26 ; Jb 9,16 ; Mc Métalepse Galilée (Mt 28,16). La visibilité du 16,11-14 ; Lc 24,11.41 ; Jn 20,25.27 Dans un texte seuil, la mention de la Ressuscité semble en fonction de réaction des disciples (*pro17 ; la fidélité de ceux qui le ren*chr17b), l’injonction d’enseigner et contrent. C’est un climax dans la complémentarité mise en place dès de garder les paroles (v.20a) et l’assurance de la présence au présent (v.20b) Mt  26,6-13 (*interp26,6-13 ; *pro26,8-10), continuée en Mt 27,55-56 produisent un effet d’actualisation immédiate de la parole par l’auditeur et (*mil27,55-56.61.28,1-10) et en Mt 27,7-10 (*theo7a.10c). le lecteur. L’ensemble de l’évangile qui précède se trouve ainsi mis en abyme, de l’évangile faisant écho à d’autres métalepses narratives comme celle de l’onction *pro16-20 à Béthanie (*pro26,13b). des Écritures *bib passim • →Lagrange Matthieu « Ces dernières paroles du Seigneur sont conso• En concentrant dans sa conclusion des allusions à la Loi, aux Prophètes lantes, surtout pour nous qui pouvons constater l’accomplissement mira(*pro19a ; *bib18b) et aux Écrits (à travers l’allusion à la transmission de culeux de tout ce petit discours. » l’enseignement de maître à disciples : *voc19a faites des disciples ; *pro19a Performativité historique dans l’œuvre missionnaire de l’Église faites des disciples), Mt suggère que l’histoire de Jésus clôt le canon des La déflagration de signification produite par les renvois réciproques des Écritures. paroles de Jésus et des paroles des Écritures dans la prédication de la bonne

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La passion selon saint Matthieu

nouvelle de la résurrection (*theo6b ; →Résurrection, Écritures et parole de Jésus) se répercute ainsi de l’ange aux femmes, des femmes aux apôtres et des apôtres au monde, de génération en génération, jusqu’à l’auditeur/lecteur de Mt, invité à entrer dans cette longue série de paroles (cependant : *theo7a.10c APOLOGÉTIQUE ; →Réductions fréquentes de la foi en la résurrection). De fait, depuis les premiers siècles, d’innombrables chrétiens ont reçu pour eux-mêmes l’envoi en mission par le Pantocrator : *chr19-20. 3. HISTORIOGRAPHIE Revendication de vérité L’actualisation totale extrait les témoignages des rencontres avec le Ressuscité du monde du récit et les introduit directement dans le monde du lecteur : on est loin des apparitions post-mortem des romans et de la paradoxographie, qui restent dans le flou des finales alternatifs et à l’intérieur des cadres de la fiction (cf. *anc1-20). Face à ces témoignages, le lecteur se retrouve dans la même situation d’y croire ou de les refuser, que les disciples de la première génération (cf. *milLc 1,4).

Texte + Vocabulaire + 17b doutèrent (S) Connotation très forte S : ’tplgw hww, litt. « ils se divisaient » ; cf. Mt 10,35 ; 12,26. + Grammaire + 16 que Jésus leur avait fixée Construction équivoque On peut traduire « où Jésus leur avait donné ses préceptes », car dans les récits précédents il n’a rien fixé et quand Mt veut signifier une action faite comme Jésus l’a demandé, il emploie une autre formule (Mt 1,24 ; 21,6 ; 26,19). Le verbe tassô — pas nécessairement elliptique ici — peut signifier dans l’absolu « donner des commandements » (cf. diatassô en Mt 11,1), et l’adverbe hou peut avoir le sens du lieu où l’on est (Mt 2,9). 17b mais ils doutèrent Sujet implicite équivoque On peut comprendre littéralement : • « mais ils [= les mêmes] avaient douté » en prenant les Onze comme antécédent de hoi de et la forme edistasan comme un plus-que-parfait (*chr17b). Cependant l’aoriste parallèle prosekunêsan (« se prosternèrent ») ne favorise pas cette compréhension. • ou « mais ils [= d’autres que les disciples] doutèrent ». *pro17 Le sens ne peut être que les uns adorèrent, tandis que les autres doutèrent (hoi de n’est pas précédé de hoi men). + Procédés littéraires + 16-20 NARRATION Texte seuil : clôture de tout l’évangile Comme il est d’usage, les dernières lignes du récit récapitulent plusieurs thèmes et motifs déployés au cours de la narration. Plus encore, dans leur performativité, elles dévoilent le fonctionnement pragmatique de l’ensemble de l’évangile. Inclusions avec divers moments au fil de l’évangile • La Galilée (v.16) renvoie aux débuts du ministère et du livre (Mt 4,12), tout en accomplissant les prophéties de Mt 26,32 et Mt 28,7. • La montagne (v.16) renvoie à celle des tentations qualifiantes avant le ministère (Mt 4,8) et à celles des grands enseignements (Mt 5,1 ; 8,1), des miracles (Mt 15,29) et de la transfiguration (Mt 17,1.9). • La prosternation (v.17a) fait peut-être écho à celle des disciples dans la barque (Mt 14,33), ou même à l’adoration des mages (Mt 2,11). • Le pouvoir (v.18b) porte à son terme le thème de la royauté de Jésus commencé en Mt 1,1 (cf. Mt 7,29 et surtout Mt 11,27 : « tout a été remis » au Fils par le Père).

• Au ciel et sur terre (v.18b) rappelle la prière enseignée en Mt 6,10. *pro18b • Le Père, le Fils et le Saint-Esprit (v.19b) renvoient au baptême où le Père parle, le Fils est baptisé et le Saint-Esprit descend (Mt 3,16-17), ainsi qu’à la transfiguration et à l’agonie, clairement mises en série avec le baptême pour approfondir la messianité de Jésus. • La promesse de présence continuelle (v.20b) renvoie à la première →citation d’accomplissement insistant sur le titre d’Emmanuel (Mt 1,23), au motif de l’assistance de Jésus aux disciples (Mt 8,23-27 ; 14,22-33) et au thème de sa présence (Mt 9,15 ; 18,20 ; 26,29). De la « généalogie » initiale à l’« envoi en mission » ultime : le fonctionnement global de Mt L’enseignement jusque là réservé à Jésus devient le premier devoir des disciples. • Faites des disciples (v.19a) fait écho à Mt 10,7 ; 27,57 et surtout à Mt 13,52, où Jésus donne son propre discours en paraboles en exemple d’enseignement pour « tout scribe devenu disciple », dans une section encadrée par les deux seuls passages de Mt où le lien familial avec Jésus est problématisé : ses frères, sœurs, mères étant ceux qui accueillent la parole (Mt 12,4950), alors qu’inversement ses parents selon la chair la rejettent (Mt 13,54-58). • Toutes les nations (v.19a) forme inclusion avec la mention d’Abraham (*ref19a) dans la généalogie de Jésus aux premiers v. de l’évangile (Mt 1,12) et fait écho à plusieurs passages concernant l’extension de la mission de Jésus et de ses disciples (*voc19a). Inversant l’ordre conventionnel de la généalogie biblique, Mt 1,1 remonte de Jésus à ses ancêtres au lieu de descendre de lui. La conclusion (Mt 28,19-20) revient au mouvement généalogique classique : de Jésus à ses « descendants », selon un principe de génération autre que celui d l’engendrement selon la chair : l’ensemble de ceux qui croiront en lui. L’incipit apparaît ainsi, rétrospectivement, comme le titre général de tout l’évangile : Mt est bel et bien le « livre de la généalogie/génération de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham » — titre qu’on pourrait gloser ainsi : Mt prétend être le livre qui permet à ses lecteurs d’entrer dans la généalogie de Jésus, moyennant l’assimilation de son enseignement, qui fait de chacun d’entre eux un membre de sa famille, un de ses descendants capable de propager sa vie (*pro19a toutes les nations). 17 ils se prosternèrent devant lui, mais ils doutèrent Mises en scène parallèles de personnages-types Face au Ressuscité, les disciples ont la même réaction que les femmes (v.9b) — l’étreinte des pieds en moins et le doute en plus. NARRATION Contrepoint En contraste avec l’amoureuse audace de la foi des femmes, la crainte reste dominante chez les hommes. La relation amoureuse et nuptiale domine dans la mission des femmes (*pro9b) ; la relation de service et de crainte, avec une insistance sur l’obéissance aux commandements, domine dans celle des hommes. Tout comme les femmes sont à la fois dans la crainte et dans la joie (v.8a), les hommes sont à la fois dans l’adoration (v.17a) et dans le doute (v.17b). Le mélange des sentiments et la division des inclinations caractérisent les personnes de « peu de foi » (Mt 8,26 ; 14,31), lesquelles prient le Seigneur de les secourir (Mt 8,25 ; 14,30). Jésus ne cherche pas ici à les réconforter : ces êtres partagés, il va les envoyer prêcher son Évangile. ÉNONCIATION Praeoccupatio ? Évoquer le doute des apôtres eux-mêmes (*gra17b) peut être pastoralement subtil pour rapprocher l’expérience de ceux qui entendent l’Évangile de l’expérience des premiers témoins. *syn17b ; *chr17b + Genres littéraires + 16-20 // récits de l’AT Les contours de la péricope rappellent ceux de plusieurs types de récits de l’AT sans pouvoir se réduire à aucun. Vocation ? Certains contours de notre péricope rappellent des récits de vocation (Gn 12,1-3 ; Ex 3,1-4,17 ; 1S 3 ; Jr 1 ; Ez 1,1-3) et de choix de successeurs (Jos 1,1-9 ; 1Ch 22,6-16).

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Envoi en mission ? Introduction : v.16 ; révélation et réaction : v.17a ; protestation/dénégation : v.17b ; mission : v.19-20a ; garantie : v.18.20b (cf. les variations du genre de l’envoi en Gn 41,37-45 ; Nb 22,31-35 ; Jg 4,6-10). Rituel d’intronisation ? Ce passage peut être rapproché des anciens rituels d’intronisation : réception de l’autorité, installation dans la seigneurie et donc de soumission de tous (Dn 7,14 ; *ref18b ; *bib18b). Décret royal ? Formule d’adresse : v.18a ; récit : v.18b ; ordres et exhortations : v.19-20a ; motif de tout cela : v.20b (*ref20b ; cf. 2Ch 36,22-23 ; Esd 1,1-4). La présence à jamais du Ressuscité à son Église revêt ainsi la solennité d’un décret officiel. Conclusions d’alliance ? Préambule : v.16-17 ; histoire et répartition du pouvoir : v.18 ; devoir des vassaux : v.19a ; obligations des vassaux : v.19b-20a ; bénédiction : v.20b. Dieu promet d’être fidèle à sa « nouvelle alliance ». Récit d’institution ? Dans les catégories théologiques ultérieures, le manifeste ultime du Ressuscité résonne comme l’institution du ministère de l’enseignement, une des trois fonctions du sacerdoce dans l’Église (enseigner, sanctifier, gouverner) ; ou comme l’institution formelle du baptême (*theo19b) : • →Lagrange Matthieu « Jésus-Christ établit en quelques mots une institution fondamentale, ignorée de l’antiquité jusqu’alors, la prédication à la fois religieuse et morale des préceptes. Ces préceptes sont ceux du Christ, puisqu’il a promulgué de nouveau la loi morale sous une forme plus parfaite. Ce devoir incombe aux chefs de la hiérarchie, tandis que chez les Juifs, il n’avait été rempli que de temps en temps par les prophètes, et très imparfaitement par les scribes, commentateurs de la Loi. » Épilogue exhortatif ? En mettant en scène des disciples auxquels le lecteur peut s’identifier (v.17) et en terminant par une actualisation totale (v.20), l’auteur s’adresse directement au lecteur pour lui dire quels changements dans son comportement moral il espère que son texte aura produits : • →Lagrange Matthieu « Les mots pressés sont chargés de sens : les Apôtres reçoivent une mission qui s’étend à toutes les nations ; elle tient en trois offices, qui n’ont jamais cessé d’être remplis. L’affirmation de la puissance accordée au ressuscité se vérifie par l’assistance qu’il a donnée, ou plutôt par cette présence dont tous les fidèles sont pénétrés. » Bref, Mt innove.

Contexte + Repères historiques et géographiques + 16 Galilée La Galilée des juifs et des chrétiens Géographie religieuse La Galilée était une zone de rencontres de populations diverses (la « Galilée des nations » : Is 8,23-9,1 cité en Mt 4,15 ; *hge26,32), région d’origine de plusieurs disciples (Mt 4,18), de succès des ministères d’enseignement et de guérison de Jésus (Mt 4,23.25). C’est une région-refuge (Mt 4,12), par opposition à la Judée, que Jésus dut fuir comme enfant (Mt 2,22) et qui finit par le crucifier. Contexte idéologique À l’époque de l’édition finale de Mt, la Galilée est devenue la région centrale du judaïsme reconstitué : peut-être les v.16-20 se comprennent-ils, dans le contexte du judaïsme se reformant, comme la promulgation d’un nouveau grand Israël eschatologique, rival de celui de l’orthodoxie rabbinique alors naissante dans cette région, tous deux en contraste avec l’ancien leadership hiérosolymitain mis en échec ? 16 la montagne que Jésus leur avait fixée Historicité de la tradition L’allusion à un rendez-vous aussi précis ne correspond à rien dans les v.7.10. C’est peut-être le vestige d’une tradition orale ancienne concernant l’apparition

du Ressuscité en majesté aux disciples (1Co 15,5-7). Le décor d’une montagne pour une telle apparition est très aimé de la première littérature chrétienne : Ac 1,12 ; →Ac. Jn. 97. *pro16-20 ; *syn16-20 + Milieux de vie + 16-20 VIE DES COMMUNAUTÉS Synthèse christologique primitive ? Dans cette ultime péricope, la figure de Jésus Christ atteint un point d’équilibre parfait entre • l’insistance des témoins palestiniens sur Jésus aux jours de sa chair ; • le développement dans les milieux hellénistiques de la foi en Jésus comme Seigneur (Kurios). Cf. Ph 2,6-11 ; 1Tm 3,16. + Littérature péritestamentaire + 17a l’ayant vu Sobriété Mt ne s’intéresse pas du tout à la manière dont Jésus ressuscité apparaît ou disparaît (cf. v.9-10). Par contre, la littérature gnostique le décrit comme esprit invisible ou comme ange de lumière (→Sg. J.-C. 91,10-13). 17b doutèrent Typologie mosaïque et davidique • →Ps.-Philon Ant. bib. 12,1 : Le peuple ne reconnaît pas Moïse descendu du Sinaï (→Typologie mosaïque) ; • →Ps.-Philon Ant. bib. 61,9 : Saul et ceux qui assistent à la mort de Goliath ne reconnaissent pas David.

Réception + Lecture synoptique + 16-20 Récits d’apparitions de Jésus ressuscité à ses disciples Les quatre évangiles La péricope de l’apparition de Jésus ressuscité à ses disciples en Mt 28,16-20 se rapproche globalement de Mc 16,14-18 ; Lc 24,36-49 ; Jn 20,19-29, bien que ces passages ne soient pas situées sur une montagne. Réduire les textes à quatre variations sur un même témoignage primitif d’apparitions du Ressuscité est difficile. *syn9-10 ; →Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité ; →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité Mt Mt insiste sur la nécessité de faire des disciples, en leur inculquant l’ensemble des préceptes de Jésus, et souligne la présence permanente du Christ. Il introduit aussi dans l’ordre de mission du Ressuscité à ses disciples son rythme ternaire caractéristique : faire des disciples, baptiser, enseigner (*mil19-20a). 16 Quant aux onze disciples, ils allèrent Enchaînement SM En Mt, les onze apôtres semblent obéir sans discussion au témoignage des femmes : aucune mention de l’obstination dans l’incrédulité face aux témoins de sa résurrection (Mc 16,13-14 ; Lc 24,25 ; Jn 20,25-29), en particulier des femmes (Mc 16,11 ; Lc 24,11). Mt les montre au contraire accomplissant exactement ce qu’elles leur ont dit de la part de Jésus (*pro27,57b.61 ; *theo27,57b.61 ; *theo7a.10c). 16 Galilée Mt–Mc–Jn Chez Mt, comme en Mc 16,7 ; Jn 21,1, le Ressuscité apparaît en Galilée. // Lc–Ac En Lc 24,33.52 ; Ac 1,4.12, Jésus apparaît à Jérusalem. 17b doutèrent // Lc–Jn À la différence de Lc 24,41-43 et Jn 20,25-29, qui montrent les doutes résolus, Mt laisse le doute planer (comme en Mt 14,31).

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+ Liturgie + 16-20 Rite latin Évangile des fêtes de l’Ascension, année A (→LD 192) et de la Trinité, année B (→LD 437). + Tradition chrétienne + 16-20 Exégèse ancienne Divergence des lieux d’apparitions du Ressuscité • →Sévère d’Antioche Or. resurr. 10 « Comment le Sauveur, qui a promis à ses disciples, par la voix des anges et par la sienne propre, de leur apparaître une fois arrivé en Galilée (Mt 28,7.10), a-t-il pu, manifestement, réaliser sa promesse également à Jérusalem ? Selon Luc, le jour même de sa résurrection, il est apparu aux Onze rassemblés (Lc 24,33-36). Selon Jean, il leur apparaît le même jour ainsi que le huitième, se tenant au milieu d’eux et leur disant : “Paix à vous  !” (Jn 20,21.26) […]. Voilà qui montre la richesse de son amour pour les hommes et de sa bonté ; il n’y a pas lieu d’y voir un mensonge. Il n’a pas dit : “ils me verront seulement en Galilée”, et, après être apparu à Jérusalem, il s’est bel et bien montré en Galilée, comme promis (sinon il aurait manqué à sa parole). Puisqu’il leur est apparu à Jérusalem, tandis que, par peur des Juifs, ils étaient enfermés chez eux (Jn 20,19), et qu’ils avaient besoin de sa présence, et puisqu’il a tenu sa promesse en leur apparaissant en Galilée (Jn 21,1), toute accusation peut être caduque : les deux apparitions sont dues à son amour pour les hommes et sont indiscutables. L’expression, présente chez Matthieu et concernant les disciples, “Qu’ils aillent en Galilée, et là ils me verront”, me semble chargée de sens. Alors que les apparitions pour eux seraient nombreuses, les termes de la promesse n’en considèrent qu’une comme remarquable, plus que les autres, selon laquelle il devait leur apparaître sur la montagne (Mt 28,16) » (97-98). • →Jérôme Ep. 120,7 « Dans le premier cas [c.-à-d. à Jérusalem], il se montrait pour consoler les cœurs, ses apparitions étaient brèves et de nouveau il échappait à leurs yeux. Dans l’autre cas [c.-à-d. en Galilée], sa familiarité était telle, ainsi que la persistance des apparitions, qu’il prenait son repas en même temps qu’eux. » Harmonisation de tous les témoignages de rencontres avec le Ressuscité • →Albert le Grand Sup. Matt. « En plus des sept apparitions, dont nous avons fait mention plus haut, Augustin (→Cons. 3,25) rapporte ici, dans la Glose, trois apparitions. La huitième est celle que l’on rapporte comme s’étant produite au mont de Galilée. La neuvième, lorsqu’ “il se manifesta aux Onze pendant qu’ils étaient à table” (Mc 16,14). Cette dernière est similaire avec celle qui s’est produite aux disciples [ici], mais elle n’est pas la même et n’est pas arrivée le même jour, car les disciples ne sont pas encore revenus si vite de la Galilée. La dixième apparition s’est produite lorsqu’il les a conduits hors de Jérusalem en Béthanie et qu’il s’est élevé au-dessus du mont des Oliviers sous leurs yeux, comme le rapportent Lc 24,50-51 et Ac 1,9-11. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Selon ce que dit Augustin, ce ne fut pas le premier jour où il est ressuscité, car, le soir, il y eut une vision à laquelle Thomas n’était pas présent (Jn 20,19.24) […], pas au cours de l’octave ou le huitième jour, car les disciples demeurèrent à Jérusalem pendant huit jours (Jn 20,26) […], pas non aussitôt après les huit jours, car nous contredirions Jean, qui dit que, lorsqu’il se manifesta au lac de Tibériade, “c’était la troisième fois que Jésus se manifestait” (Jn 21,14). L’apparition présente […] a eu lieu après cette troisième. » Les commentaires médiévaux de Mt insèrent cette harmonisation souvent lors du commentaire du v.9 (cf. →Raban Maur Exp. Matt. 775.59 et 789.38 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5106). *chr1-6 Traditions antique et médiévale Phénoménologie des apparitions du Ressuscité : il s’adapte à tous les états de vie • →Albert le Grand Sup. Matt. « Remarquons qu’il est apparu aux disciples qui le pleuraient, comme Pierre et Marie de Magdala (Jn 20,11.15), afin que, par la pénitence, ils comprennent qu’il leur apparaissait sous l’effet de la grâce. Il est aussi apparu aux pêcheurs (Jn 21,1-4), afin qu’ils

comprennent en enseignant. Il est également apparu à ceux qui couraient “avec crainte et joie” (Mt 28,8), afin qu’ils comprennent en agissant de manière droite dans la ferveur de la charité. Il était encore apparu à ceux qui s’entretenaient à son sujet sur le chemin (Lc 24,13-15), afin qu’ils comprennent en lisant l’Écriture. Telles sont toutes les perfections qui relèvent de la vie active. Il est aussi apparu à ceux qui observent et célèbrent le repos sacré (Jn 20,19), afin qu’ils comprennent le sens du repos contemplatif. Il est apparu également à ceux qui progressaient vers la Galilée, afin que, là, ils comprennent la progression de vertu en vertu. Il est apparu encore sur la montagne (Mt 28,16), afin que l’on comprenne l’exaltation que l’on retire de l’intelligence et la sortie à la lumière. Il est enfin apparu encore à ceux qui ont le regard tourné vers le ciel, au sens où Paul a été enlevé “au troisième ciel” (2Co 12,2), autrement dit, en méditant sur la création, la rédemption et la béatitude éternelle : en premier lieu, la nativité du Christ, puis sa passion et enfin sa résurrection et ascension. » 16 onze Synecdoque • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5258 « Seuls les onze sont désignés parce qu’ils étaient eux-mêmes les témoins prédestinés pour le peuple, mais tous les autres étaient enveloppés dans leur ministère. » 16 montagne Aspiration au ciel • →Raban Maur Exp. Matt. « Il est apparu sur une montagne, pour stimuler les fidèles à passer ici sur terre, des cupidités basses aux désirs des réalités du ciel, s’ils désirent contempler au ciel la grandeur de sa résurrection » (785.10). Exaltation • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Le Seigneur a été vu sur la montagne pour indiquer que celui qui veut voir Dieu doit tendre à l’élévation de la justice. [… Cela] signifie aussi l’excellence à laquelle il a été élevé par sa résurrection, car, alors qu’il était dans le monde, il était dans la vallée de la mortalité, et il a escaladé la montagne de l’immortalité par la résurrection (Is 2,2). » Lieu divin • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5241 « Parce que là, sur la montagne sur laquelle fut fondée la cité qui, chez Ézéchiel (Ez 40,2), est située au sud, se révèlera le Seigneur. » C’est sur la montagne qu’il a enseigné (les béatitudes), qu’il a révélé sa gloire (la transfiguration), et que se tiendra l’Agneau (Ap 14,1). *pro16-20 = le mont Thabor • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5265 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1500D. 16 que Jésus leur avait fixée La vertu de l’obéissance • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « “À l’endroit qu’il avait désigné”, par quoi est indiquée l’obéissance, car seuls ceux qui obéissent accèdent à la vision divine (Jn 14,15). » *gra16 17b ils doutèrent Qui ? D’autres que les Onze parmi les 72 (Lc 10,1) ou les 500 (1Co 15,6) qui étaient présents (→Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 484). Les Onze qui « avaient douté » (*gra17b) lors des apparitions à Jérusalem rapportées par les autres évangélistes (→Origène Fr. Matt. 570 ; →Lagrange Matthieu). Par opposition aux femmes croyantes • →Ép. apôt. 10-12 développe le motif sous forme de dialogues entre les disciples incrédules et Marie, Marthe et Sara. Procédé apologétique ? • →Jérôme Comm. Matt. 28,16 « Leur doute affermit notre foi » (2,315 ; = →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1500D ; →Anonymes In Matt. 221.58).

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Objet du doute • →Raban Maur Exp. Matt. 786.36, se basant sur Lc 24,37, explique que ceux-ci pensaient voir non le corps ressuscité de Jésus mais un esprit (= →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5279 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1500D). Un doute pieux : typologie des doutes • →Albert le Grand Sup. Matt. « Le doute révèle la crainte de la raison, par laquelle on est mû sans fin d’une position contradictoire à l’autre. C’est ce qui arrive parfois lorsque, sous l’effet de l’étonnement, parfois sous l’effet de l’ampleur des signes, la vérité est tirée d’un côté et de l’autre. Cela arrive parfois également sous l’effet d’un sentiment de piété, qui retient la raison dans une voie parce qu’il ne peut pas envisager l’autre voie. Il faut donc distinguer différents sens du doute. Il y a le doute dû à la lenteur, comme il advint à Thomas et à un grand nombre de disciples. Il y a également le doute dû au raisonnement : “Quel bien peut-il advenir de Nazareth ?” (Jn  1,46). Il y a aussi le doute dû à l’erreur : “Jusqu’à quand vas-tu nous tenir en haleine ? Si tu es le Christ, dis-le nous ouvertement” (Jn 10,24). Enfin, il y a le doute de la piété : “Es-tu celui qui doit venir ou devonsnous en attendre un autre ?” (Mt 11,3). “Certains” (V-Mt 28,17) donc “doutèrent”, ici, sous l’effet d’un étonnement stupéfiant. » + Théologie + 16-20 THÉOLOGIE NT Mt La conclusion de Mt a une quadruple portée théologique. Christologie Mt insiste sur le fait que le Ressuscité est identiquement le Jésus terrestre, le maître enseignant dont il a rapporté la doctrine. Ce Jésus est le Seigneur de l’univers, le modèle de l’obéissance au Père et le compagnon à jamais de la communauté de ses disciples. Ecclésiologie La communauté est constituée par le fait de se mettre à l’école de ce maître dont on se fait disciple. Morale Être disciple est une pratique, c’est obéir intégralement à tous les commandements donnés par Jésus et transmis par ses disciples. Les disciples sont les instruments de la toute-puissance du Christ ressuscité (*gra19a donc) par leur enseignement, leur pratique de l’Évangile : ils sont grands, juges des nations, etc., en obéissant au →fils de l’homme venu « pour servir » (Mt  20,28). Ce n’est pas un pouvoir de coaction mais de persuasion et de libération. Missiologie S’appuyant sur sa propre autorité souveraine pour donner un ordre absolu, le Christ envoie sa communauté en mission, élargissant la première commission (Mt 10,6) d’Israël à l’ensemble des nations (→L’Évangile selon Mt et Israël). Selon Mt, proclamer l’ensemble des commandements de Jésus, qui constituent l’Évangile, est un devoir absolu pour tout chrétien. Les quatre visées de l’ultime commandement de Jésus se corrigent les unes les autres. L’histoire abonde d’épisodes douloureux où la mission chrétienne fut la couverture idéologique des convoitises les plus mondaines. C’est la responsabilité des disciples du Christ de veiller à ne pas laisser les pouvoirs séculiers dont ils dépendent instrumentaliser à des fins impérialistes ce devoir absolu de répandre l’Évangile. La meilleure garantie contre ces dévoiements est d’« observer tout ce que je vous ai commandé » : la voie du maître consiste à rayonner de bonnes œuvres (Mt 5,16) en se faisant serviteur de tous et en n’oubliant jamais que le plus grand des commandements est l’amour de Dieu et du prochain. 17 Voir, adorer ou douter — DOGMATIQUE Résurrection Théophanie L’auto-révélation du Ressuscité aux témoins qu’il s’est choisi (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité : 4) continue la description très dialectique des relations entre Dieu et le fidèle souvent faite au long des Écritures (→Phénoménologie des rencontres avec le Ressuscité : 1 ; →Apophatisme

chrétien). Aucun détail n’est donné sur l’apparence physique de Jésus, ni sur le lieu d’où il vient (le ciel ? la terre ?) : →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques. Adoration ou doute De quoi certains doutent-ils ? • du bien-fondé d’adorer Jésus comme le font les autres ? de la réalité de l’apparition ? de l’identité de Jésus (cf. Mt 14,26) ? *ref17b • Tout en appartenant au noyau originaire du récit d’apparition, cette mention du doute répond par avance au doute possible des auditeurs du kérygme et même des croyants (*chr17b). Prédication • Comme dans le reste de l’évangile, l’accent va être mis sur les paroles de Jésus (v.18-20 ; →Silence et parole de Jésus : une théologie narrative du Verbe). • Sans que l’on puisse réduire l’Évangile à la performativité de discours purement humains (→Réductions fréquentes de la foi en la résurrection : 2), les →« témoins de la résurrection » dans la communauté primitive seront en charge d’un ministère de parole. 17a adorèrent (V) DOGMATIQUE Application à l’Eucharistie • →Trente 13e session (« Décret sur le sacrement de l’Eucharistie ») « Il ne reste aucune raison de douter que tous les chrétiens selon la coutume reçue depuis toujours dans l’Église catholique, rendent avec vénération le culte de latrie, qui est dû au vrai Dieu, à ce très saint sacrement. En effet, celui-ci ne doit pas être moins adoré parce qu’il a été institué par le Christ Seigneur pour nous nourrir (Mt 26,26-28). Car nous croyons qu’en lui est présent ce même Dieu que le Père éternel a introduit dans le monde en disant “Et que tous les anges de Dieu l’adorent” (He 1,6 ; Ps 97,7), lui que les mages ont adoré en se prosternant (Mt 2,11), lui enfin dont toute l’Écriture témoigne qu’il fut adoré en Galilée par les apôtres (Mt 28,17 ; cf. Lc 24,52) » (→DzH 1643). *theo20b moi je suis avec vous tous les jours

+ Philosophie + 17b ils doutèrent Résistances et solutions au « miracle » de la résurrection La centralité du miracle de la résurrection s’explique par son haut degré d’impossibilité. Il est en cela comparable aux miracles eucharistiques (→Miracles eucharistiques ; →Miracles dans l’historiographie ancienne, les Écritures et la tradition catholique). La critique du 18e s., soucieuse de tracer les limites de la rationalité, s’est donc naturellement tournée vers cet événement défiant toutes les lois de l’entendement et du monde. Le débat sur le statut du miracle n’a toutefois pas commencé au 18e s. et lui a survécu (→Miracles : objections et réponses en philosophie ; →Miracles : contamination de l’exégèse biblique par la question philosophique). Résistances rationalistes La résurrection est d’une improbabilité radicale Les œuvres de la nature sont parfois extraordinaires aux yeux des hommes. Ce n’est donc pas cela qui définit le miracle proprement dit comme phénomène surnaturel. Il se comprend plutôt à partir de sa non-répétabilité. La résurrection est un miracle au sens où elle est sans antécédent ni réitération. Le fait qu’elle s’oppose à la règle de l’irréversible mortalité des êtres humains est un signe supplémentaire de son statut d’exception et de sa non-naturalité. Or, l’entendement humain, dans l’épistémologie de Hume, ne peut saisir ce qui est absolument singulier. Il est ordonné aux objets dont il a l’habitude et qu’il peut subsumer sous une loi : • →Hume Understanding 10 « Un miracle est une violation des lois de la nature ; et comme une ferme et inaltérable expérience a établi ces lois, la preuve contraire à un miracle est, de par la nature même du fait, aussi complète qu’aucun argument d’expérience qu’on puisse imaginer. Pourquoi est-il plus que probable que tous les hommes doivent mourir, que le plomb ne peut, de soi-même, rester suspendu en l’air, que le feu consume le bois et est éteint par l’eau, sinon parce que ces événements apparaissent conformes aux lois de la nature, et qu’il est besoin d’une violation de ces lois, ou, en d’autres termes, d’un miracle, pour les empêcher ? On ne tient

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pour miracle rien qui advienne jamais dans le cours ordinaire de la nature. Ce n’est pas un miracle, qu’un homme qui, en apparence, se porte bien, meure soudainement ; attendu qu’un tel genre de mort, quoique plus insolite que tout autre, s’est pourtant vu fréquemment. Mais c’est un miracle qu’un homme mort revienne à la vie, parce que cela ne s’est jamais vu à aucune époque ni en aucun pays. Il y a donc forcément une expérience uniforme contraire à tout événement miraculeux ; sans quoi l’événement ne mériterait pas cette appellation. Et comme une expérience uniforme atteint à une preuve, il y a là une preuve directe et complète, de par la nature du fait, contre l’existence de tout miracle ; et une telle preuve ne peut être détruite, ni le miracle rendu croyable, que par une preuve opposée qui soit supérieure » (125). La résurrection plonge la raison dans une perplexité insoluble La résurrection du Christ, comme affirmation théologique, ouvre la possibilité de la résurrection de tous les corps. Une telle idée est cependant à manier avec précaution. Du point de vue de la raison, seul le spiritualisme strict permet de penser une permanence de la vie après la mort : • →Kant Religion 3,2 « Avec elle [= la mort exemplaire du Christ sur la croix] finit son histoire publique (celle qui peut aussi, par suite, servir universellement d’exemple à la postérité). L’histoire plus secrète, qui en est comme un appendice et qui narre les faits dont les disciples seuls ont été témoins : sa résurrection et son ascension (qui, prises seulement pour des idées de la raison, signifieraient le commencement d’une autre vie et l’entrée dans le règne de la félicité, c’est-à-dire dans la communion de tous les gens de bien), cette seconde histoire, dont nous laissons intacte la valeur historique (ihrer historischen Würdigung unbeschadet), ne peut avoir aucune utilité pour la religion dans les limites de la simple raison ; non point parce qu’elle est un récit historique (car l’histoire qui la précède offre le même caractère [à savoir celle de la mort du Christ]), mais parce que, prise à la lettre, elle admet un concept sans doute très conforme au mode de représentation sensible des hommes, mais très gênant pour la raison dans sa croyance à l’avenir, le concept de la matérialité de tous les êtres du monde » (Ak 6,128). Le problème de la corporéité du Christ après sa résurrection, et plus généralement de celle des hommes dans l’après-vie, est triple : difficile de savoir de quel corps il s’agit, quelle fonction lui attribuer et quel type d’immortalité peut être la sienne (*phi9b). Plus largement, Kant se demande ce qui dans la religion historique est le plus compatible avec la raison naturelle. D’où le fait qu’il sélectionne les mystères de la religion révélée en fonction de leur validité rationnelle (→Kant ou la rationalisation morale de l’Écriture : de la Bible impure à la Bible pure). Solutions La résurrection, objet de foi • →Hegel Philosophie 39-44 « La résurrection appartient […] essentiellement à la foi : après sa résurrection le Christ n’est apparu qu’à ses amis ; ce n’est pas là une histoire extérieure pour l’incrédulité, cette apparition n’existe que pour la foi. À la résurrection fait suite la transfiguration du Christ, et le triomphe de l’élévation à la droite de Dieu clôt cette histoire, qui est dans cette conscience l’explication de la nature divine elle-même » (239). La résurrection, objet d’amour • →Wittgenstein Bemerkungen « Qu’est-ce qui m’incline à [y] croire […] ? La pensée m’intrigue. — S’il n’est pas ressuscité des morts, alors il s’est décomposé dans une tombe comme n’importe quel être humain. Il est mort et enterré. En ce cas, c’est un maître comme n’importe quel autre et il ne peut plus aider ; et une fois de plus nous nous retrouvons orphelins et laissés à nous-mêmes. Et nous devons nous contenter de sagesse et de spéculation. Nous sommes dans une sorte d’enfer, où l’on ne peut rien faire que rêver, forclos sous un toit qui obstrue le ciel. Mais si je dois vraiment être sauvé, c’est de certitude que j’ai besoin — et non pas de sagesse, ni de rêve, ni de spéculation — et cette certitude est la foi. Or la foi est la foi en ce dont a besoin mon cœur, mon âme, et non mon intelligence spéculative. Car c’est mon âme avec ses passions, pour ainsi dire avec sa chair et son sang, qui doit être sauvée, et non mon esprit abstrait. Peut-être pouvons-nous dire : seul l’amour peut croire en la résurrection ; ou : c’est l’amour qui croit en la résurrection ? Nous pourrions dire : l’amour

rédempteur va jusqu’à croire en la résurrection, il tient ferme même la résurrection » (33). La résurrection, objet de raison Pour Pascal, la résurrection n’est pas plus miraculeuse que la nature. Or, les hommes croient dans l’existence des phénomènes de la nature, donc, il est légitime, au même titre, de croire en la résurrection : • →Pascal Pensées (Fondement 4) « Qu’ont-ils à dire contre la résurrection, et contre l’enfantement d’une Vierge ? Qu’est-il plus difficile de produire un homme ou un animal, que de le reproduire ? Et s’ils n’avaient jamais vu une espèce d’animaux, pourraient-ils deviner s’ils se produisent sans la compagnie les uns des autres ? » (Laf. 227 ; Sel. 259). • →Pascal Pensées (Miracles 3) « Athées. Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile de naître ou de ressusciter, que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’y revenir ? La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger. Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter ? une poule ne fait-elle pas des œufs sans coq ? Quoi les distingue par dehors d’avec les autres ? Et qui nous a dit que la poule n’y peut former ce germe aussi bien que le coq ? » (Laf. 882 ; Sel. 444).

+ Littérature + 16 onze disciples Accompagnés ? • →Gréban Passion : Les Onze invitent à se joindre à eux « aucun amy par voie, / s’il a desir que Jhesus voie / en ceste apparicion belle » (v.3201432016). La « grosse multitude » ainsi constituée est une première figure de l’Église. 16 ils allèrent en Galilée Y inclus la femme de Pilate • →Schmitt Pilate : Claudia se met elle aussi en route pour Nazareth dans l’espoir de voir se réaliser la promesse de Yéchoua. Pilate écrit : « Je dois la laisser aller au bout de son illusion et moi chercher, ici, la solution. Curieusement, j’ai le sentiment que tout ainsi rentre dans l’ordre. Je me suis dédoublé. Ma force, mes muscles et mon bon sens demeurent ici, au fort Antonia, pendant que ma moitié, ma moitié rêveuse, ma moitié sensible, imaginative, ma moitié qui pourrait céder aux mirages de l’irrationnel, accompagne Claudia sur les chemins pierreux de Galilée » (187). Cela n’implique pas qu’il abandonne sa quête d’explication purement rationnelle, au contraire, car le lendemain il écrit à son frère Titus qu’il a trouvé la solution : « Le surnaturel a disparu. Les faits ne s’opposent plus à la raison » (188). Yoseph d’Arimathie remet alors à Pilate une lettre dans laquelle sa femme avoue avoir assisté à la crucifixion et invite son mari à la rejoindre. Ce voyage deviendra pour lui un véritable pèlerinage (*litt15b : Schmitt). 16 la montagne Le mont Thabor • →Gréban Passion : André invite ses compagnons : « nous en allons tous ensemble / sur la montaigne en Galilee, / laquelle est Thabor appelee » (v.32005-32007). *pro16-20 ; *chr16 17b mais ils doutèrent Moyen Âge Oculata fides • →Gréban Passion « Abacut : Veez cy merveille admirative / la plus merveillant de jamès, / et en grant doubtance me mes / de ce que je voy a mes yeulx / qu’oncques riens ne cuiday veoir mieulx, / que je voy Jhesus proprement, / sa face, son contenement, / et sa tres benigne samblance ; / mes d’autre part j’ay grant doubtance / s’il est possible et bien licite / qu’ung homme mortel ressuscite : / veez la ma difficulté toute » (v.32143-32154). Romantisme Consolation pour ceux qui doutent • →Musset Tableau semble avoir été frappé par l’inscription du doute au sein même du texte évangélique. Il a lui-même largement évoqué ses

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doutes, en particulier en matière de religion. Il fait donc à plusieurs reprises référence au doute de Thomas, tel qu’il est rapporté dans Jn 20,2429. Mais plus encore, il trouve dans le Christ un humain et un frère, jusque dans le doute. Le doute est étendu au Christ lui-même : « Oh ! si au fond de ton âme, si dans les derniers et secrets replis de ta pensée, le doute, le doute terrible… si toi-même tu ne croyais pas à cette immortalité que tu prêchais ; si l’homme, l’homme croyait alors en toi !… » (756) et à la Vierge : « Ta mère !… elle ne voulut point croire à ta divinité ; elle rejetait le Dieu qui la privait de son fils » (756). →Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix : romantisme Fin du 19e siècle Difficulté moderne à expérimenter la résurrection • →Bloy Salut : Jésus est « toujours crucifié, toujours saignant, toujours expirant » (94). • →Bloy Mendiant « Je ne parviens pas à sentir la joie de la Résurrection, parce que la Résurrection, pour moi, n’arrive jamais. Je vois toujours Jésus en agonie, Jésus en Croix, et je ne peux le voir autrement » (145). 21e siècle Douter et croire seraient la même chose • →Schmitt Pilate : Claudia explique à Pilate sa conception personnelle de la foi, devenant ainsi porte-parole du romancier lui-même : « Douter et croire sont la même chose, Pilate. Seule l’indifférence est athée » (236). « Yéchoua n’avait aucune raison de s’installer. Il suffit qu’il soit venu une fois. Car il ne doit pas apporter trop de preuves. S’il se montrait avec évidence, il obligerait les hommes à se prosterner. Or il a fait l’homme libre. […] C’est parce qu’il nous estime qu’il nous donne à douter. Cette part de choix qu’il nous laisse, c’est l’autre nom de son mystère » (238). À la fin de l’évangile, il devient clair que pour Claudia « croire sans voir » (Jn 20,29) est vraiment l’essentiel. Dans un bref dialogue que Pilate note comme post-scriptum à ses lettres à Titus, elle convainc définitivement son mari : « Je ne serai donc jamais chrétien, Claudia. Car je n’ai rien vu, j’ai tout raté, je suis arrivé trop tard. Si je voulais croire, je devrais d’abord croire le témoignage des autres. — Alors peut-être est-ce toi, le premier chrétien ? » (240). Claudia est largement récompensée pour tous ses témoignages, car il lui arrive ce qui est arrivé à tant d’autres femmes dans la Bible qui étaient stériles et se sont confiées à Dieu : elle tombe enceinte. L’enfant est conçu la nuit où elle déclare à Pilate avoir revu Yéchoua. + Arts visuels + 16-20 Apparition aux disciples Sources scripturaires Dans le corpus des apparitions du Ressuscité, situées le plus souvent dans un intérieur ou au bord d’un lac, exceptionnelles sont les œuvres qui peuvent revendiquer une source Mt : • la plus célèbre est incontestablement celle de Duccio qui figure à la prédelle de la Maestà (1308-1311, Sienne). L’iconographie a privilégié les autres récits bien plus pittoresques que le finale Mt (*syn16-20). L’apparition aux disciples d’Emmaüs (Lc 24,13-35), l’incrédulité de Thomas (Jn 20,24-29) et l’apparition au bord du lac de Tibériade (Jn 21,1-23) ont donné lieu à une production abondante et ont suscité plusieurs chefs-d’œuvre peints et sculptés : • Jacopo Bassano, Abraham Bloemaert, Le Caravage, Jean-Baptiste de Champaigne, Philippe de Champaigne, Duccio, Albrecht Dürer, Giotto, Francesco Guardi, Le Guerchin, Jacob Jordaens, Louis Le Nain, Andrea Mantagna, Jacopo da Pontormo, Rembrandt, Jean Restout, Peter Paul Rubens, il Salviati, Luca Signorelli, Jacques Stella, Le Tintorret, Titien, Velázquez, Veronese, Andrea del Verrocchio, Simon Vouet. Disciples d’Emmaüs À l’époque contemporaine, quelques artistes s’intéressent à l’épisode d’Emmaüs :

• Arcabas, Daniel Bonnell, Jean-Georges Cornélius, PascalAdolphe-Jean Dagnan-Bouveret, Salvador Dalí, Eugène Girardet, Léon-Augustin l’Hermite, Alfred Manessier, Roy de Maistre, Gustave Moreau, William Morris, Henry Siddons Mowbray, Hé Qi, Ceri Richards, Marko Ivan Rupnik, Éric de Saussure, Corinne Vonaesch. Incrédulité de Thomas De même : • William Blake, Salvador Dalí, Corinne Vonaesch. Ascension C’est surtout l’épisode de l’ascension que les artistes retiennent dès le Haut Moyen Âge, notamment en enluminure : • Sacramentaire de Drogon ; Psautier d’Ingeburge ; Jean Colombe ; Jean Fouquet, Frères de Limbourg ; mais aussi en vitrail, mosaïque et sculpture : • Sainte-Sophie d’Istanbul ; les cathédrales d’Angoulême, du Mans, de Chartres ; la basilique de Vézelay ; pour ne citer que les plus célèbres. Depuis la Renaissance : • Albrecht Altdorfer, Fra Angelico, Andrea et Luca della Robbia, Donatello, Duccio, Garofalo, Giotto, Jean Jouvenet, Charles de la Fosse, Lorenzo Lotto, Mariotto di Nardo, Andrea Mantegna, Hans Memling, Pietro Perugino, Rembrandt, Pierre Reymond, Sebastiano Ricci, David Teniers, Le Tintorret, Otto van Veen. À l’époque contemporaine : • Arcabas, William Blake, William Congdon, Salvador Dalí, Eric Gill, Janos Kmetty, Bagong Kussudiardja, David Brown Milne, Hé Qi, Peter Rogers, Marko Ivan Rupnik, James Tissot, Albert Tucker, Benjamin West. Envoi en mission L’épisode ne fut presque jamais représenté selon la narration Mt, exception faite de quelques objets : • Plaque d’ivoire de la 2e moitié du 10e s. (Paris), et des illustrateurs de bibles : • Jérôme Nadal (1593), Johann Christoph Weigel (1695), James Tissot (1886-1894), Edy Legrand (1950). Le plus souvent, l’envoi en mission est associé à l’épisode de l’ascension selon Mc et Lc, et ne fait guère de cas des précisions données par Mt (la montagne au v.16 et la prosternation au v.17a, détail qui figure également en Lc 24,52). Les artistes développèrent une iconographie simplifiée, le Christ, stigmatisé, donc ressuscité et bénissant (cf. Lc 24,50-51). Cette iconographie, souvent rapprochée de celles du Salvator mundi (ou même du Christ en majesté) développées dès la haute Antiquité et chères au Moyen Âge, connut une certaine faveur à la période moderne mais ne constitue pas une mise en image du texte Mt : • Fra Angelico, Giovanni Bellini, Gaudenzio Ferrari, Maître du Tondo Miller, Hans Memling, Germain Pilon, Andrea Previtali, Andrea Solario.

+ Musique + 16-20 Oratorio d’Edward Elgar The Apostles est un oratorio en anglais pour solistes, chœurs et orchestre composé par Edward Elgar (1857-1934). L’œuvre dépeint les disciples de Jésus et leurs réactions face aux évènements extraordinaires. Au septième tableau, Elgar décrit la rencontre entre Jésus et les apôtres en Galilée. Dans un rythme doux et solennel, Jésus rassure les apôtres et leur confie la mission du baptême des nations. La formule baptismale trinitaire est chantée de manière très calme et expressive. Elle donne toute sa force à la promesse qui suit : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. »



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Texte

19a donc Conjonction Gr : oun établit un lien de cause à conséquence entre l’omnipotence du Christ ressuscité et l’activité d’enseignement et de célébration de ses disciples. *theo16-20

+ Critique textuelle + 20c Amen Glose liturgique ? La formule apparaît dans des mss. à partir du 3e s. + Vocabulaire +

19a faites des disciples Impératif équivoque • Il semble commander les deux participes qui suivent et qui l’expliquent : on fait des disciples (*voc19a) en baptisant (v.19b) et en enseignant (v.20a). • V : docete (« enseignez ») ne l’a pas compris ainsi. Ses lecteurs ont en conséquence dégagé ici trois niveaux de l’initiation chrétienne (*chr19-20a).

19a faites des disciples Lexicographie Le verbe mathêteuô est distinct du verbe habituellement employé pour signifier « enseigner » (*voc20a). Verbe récurrent chez Mt Byz V S TR Nes Le verbe apparaît en Mt 13,52 dans ce qui est peut-être une discrète 18 a Et s’étant approché, Jésus signature de l’évangéliste au cœur de V s’avançant, Jésus son œuvre (« tout scribe devenu disS Jésus s’approcha, leur parla disant : ciple du royaume des cieux ») et en S Mt 27,57 à propos de Joseph d’Ariet leur dit : mathie. Pour Mt, être disciple c’est b — Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur S Nesla essentiellement être tiré de la foule terre. par le Père à travers la prédication de S Jésus (Mt 4,18-22), être instruit par c Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. lui (Mt 5,1-2) et à son tour être appelé à instruire les autres (Mt Allant, faites des disciples de 19 a 13,52 ; 28,19-20). TR Nes Allant donc, faites des disciples de Verbe rare dans le NT V Le verbe n’apparaît ailleurs dans le Allant donc, enseignez NT qu’en Ac 14,21. Il semble distinS Allez donc, faites des disciples de toutes les guer l’ensemble du processus de l’ininations, tiation chrétienne, incluant le baptême (Mt 28,19b) et l’enseignement b les baptisant (Mt 28,20a). *gra19a S 19a toutes les nations Expression généralisante • L’expression ta ethnê employée seule désigne les nations autres qu’Israël (Mt 10,5-6 ; 15,24 ; cf. Mt 4,15 ; 6,32 ; 10,18 ; 20,19.25) ; • mais avec panta (« toutes »), elle désigne « toutes les nations » (Mt 24,9.14 ; 25,32), probablement y compris Israël. *pro19a Expression récurrente « Toutes les nations » (panta ta ethnê) apparaît 92 fois dans G. *bib19a 19b nom Théonyme Dans les Écritures, le « nom » désigne la personne même de Dieu et toute sa puissance (Ex 3,13-15 ; Pr 18,10). →Nom (onoma, šēm) 20a enseignant Terme récurrent Le verbe didaskô apparaît 13 fois en Mt. 20b du siècle (S) Nuance spatiale ? • S : d‘lm’ peut se comprendre « du monde ».

baptisez-les au nom du Père et du Fils et du SaintEsprit,

20 a

b

c

leur enseignant S et enseignez leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon. VS du siècle. Amen. V Nes

Ø S

Amen. Conclusion du saint Évangile, proclamation de Matthieu l’apôtre, qui a parlé en hébreu en Palestine. 18b tout pouvoir Mt 9,8 ; 11,27 ; 2Ch 36,23 ; Esd 1,2 ; Dn 7,14 ; Jn 3,35 ; 17,2 ; Rm 14,9 ; 1Co 15,28 ; Ep 1,20-23 ; Ph 2,9-11 ; Col 1,18-20 ; He 1,3-4 ; 1P 3,22 ; Ap 12,10 ; 17,14 – 19a toutes les nations Gn 12,3 ; *voc19a – 19b Saint-Esprit Mt 3,16 ; Ez 36,27 ; Jl 3,1-2 ; Ac 1,5 ; 2,38 – 20a tout ce que je vous ai commandé Ex 7,2 ; Dt 1,3 ; 30,8 ; 34,9 ; Jos 1,7-8 ; 22,2 ; Jg 13,14 ; 1Ch 22,13 ; Jr 1,7 ; Mi 6,9 – 20b je suis avec vous Mt 1,23 ; 18,20 ; Gn 26,3.24 ; 28,15 ; 31,3 ; 48,21 ; Ag 1,13 ; Jn 14,18-21 ; *ref26,11b – 20b tous les jours Dn 12,13 – 20b consommation de l’éon *pro20b

+ Grammaire + 18b Il m’a été donné Aoriste inchoatif ? Le verbe peut avoir une valeur inchoative : « il vient de m’être donné ». Le fils de l’homme, après avoir été abaissé, aurait reçu dans sa résurrection le pouvoir sur tous ses ennemis.

19b au nom du Groupe prépositionnel équivoque • ou bien, selon la grammaire grecque, « de telle sorte qu’ils appartiennent à » ; • ou bien, selon l’usage qui serait celui des rabbins, « pour qu’ils entrent en relation avec ». Construction génitive équivoque • ou bien le « nom » est en facteur commun distributif (cf. →Justin le Martyr 1 Apol. 61,3 « au nom du Dieu, Père et souverain de l’univers, de notre Sauveur Jésus Christ, et de l’Esprit Saint »), • ou bien il s’agit du nom unique des trois (*chr19b). 20a tout ce que je vous ai commandé Aoriste constatif Jésus désigne ici tout son enseignement, en paroles et en actes. 20b Et voici Locution démonstrative Gr : kai idou peut signifier « et ainsi ». Jésus ferait lui-même le lien entre la continuation de son enseignement par ses disciples et sa présence perpétuelle. + Procédés littéraires + 18b.19a.20ab tout + toutes + tout + tous — RHÉTORIQUE Polyptote Tout est répété quatre fois (tout pouvoir, toutes les nations, tout l’enseignement de Jésus, tous les jours), produisant un effet d’achèvement complet et fondamental, point d’orgue à la fin du livre.

18b NARRATION Fin du programme narratif du fils de l’homme • Dès Mt 13,37-43 le lecteur sait que la semence du royaume semée par le →fils de l’homme va grandir jusqu’à la moisson. • En Mt 16,21 ; 17,22-23 ; 20,18-19 ; 26,2.24 Jésus a un peu détaillé le plan divin de souffrance, mort et résurrection pour le fils de l’homme. • De façon énigmatique, Jésus a parlé du retour du fils de l’homme dans la gloire dans le futur (Mt 16,28 ; 20,21-23), à la fin des temps (Mt 24,29-44) et dès maintenant (Mt 26,64). Sans que l’expression « fils de l’homme » soit utilisée, ces annonces trouvent ici une forme de réalisation. *bib18b

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18b pouvoir NARRATION Acmé du thème du pouvoir de Jésus Dès le sermon sur la montagne, le « pouvoir » d’enseignement de Jésus marquait les esprits (Mt  7,29). Puis ce fut le pouvoir de pardonner les péchés (Mt 9,6-8) ; les pouvoirs thaumaturgiques transmis aux apôtres (Mt 10,1) et la révélation que « tout [lui] a été remis par [s]on Père », le pouvoir de tout révéler aux élus (Mt 11,27). 18b au ciel et sur terre COMPOSITION Écho de la révélation du Notre Père (Mt 6,10 ; *pro16-20) : c’est par le pouvoir illimité et absolu du Christ ressuscité que cette demande sera accomplie. 19a Allant RHÉTORIQUE Écho entre le poreuesthe de Mt 10,6 et le participe poreuthentes ici : la première mission vers « les brebis perdues de la maison d’Israël » est ainsi mise en perspective par la mission universelle désormais ouverte. 19a faites des disciples PRAGMATIQUE Performativité du texte évangélique En concluant ses récits d’apparition (et son évangile) par une prolepse totale, Mt invite son auditeur ou son lecteur à entrer dans un mouvement de parole dont son évangile est un moment-clé (*pro20a). Dans l’expérience verbale que les femmes font de la résurrection, • les paroles de l’évangéliste, de l’ange et de Jésus se nouent ainsi, avant de retentir en déflagrations en série (les femmes en Mt 28,8 puis les disciples en Mt 28,19), • jusque dans le texte qu’on est en train d’entendre ou de lire, qui se présente comme son fruit (cf. Mt 26,13 ; 28,20). L’ensemble des paroles entendues dans l’évangile forment une chaîne continue prête à accueillir en dernier maillon la parole du lecteur. Et celui-ci à son tour, s’il proclame cette parole, permet à de nouveaux auditeurs de prendre rang parmi les témoins du Christ (frères, sœurs, mères : Mt 12,4950), et ainsi de suite. La résurrection a donc pour premier effet littéraire de faire ratifier par un locuteur venu du ciel (Mt 28,2) une parole pétrie des mots de Jésus, des femmes et de l’évangéliste. 19a toutes les nations NARRATION Achèvement du thème de l’extension de la mission d’évangélisation Universalisme L’universalisme de Mt est latent dans le titre de « fils d’Abraham » (Mt 1,1) et la mention de femmes non juives dans la généalogie de Jésus (Mt 1,2-16). Restriction Une restriction stricte à Israël semble un moment prévaloir (Mt 10,5-6 ; 15,24). L’abandon de la mission vers Israël au profit des païens • En Mt 8,10-12 Jésus compare la foi en Israël et celle d’un païen ; il donne à celui-ci la prééminence. Cependant, son enseignement est frappant par rapport à la norme attendue : que la vraie foi soit présente en Israël. • En Mt 21,43, suite à la parabole des vignerons homicides, le royaume de Dieu est enlevé aux premiers détenteurs et passé à une autre nation (ethnos, mais dans son cadre parabolique cet ethnos n’est identifiable ni aux païens ni à l’Église). • En Mt 22,1-10, dans la parabole des invités au festin du roi, les premiers invités se rebiffent, la ville est détruite et de nouveaux invités sont recrutés de tous horizons. Cependant, l’allusion parfois décelée par les commentateurs à la destruction de Jérusalem en 70 ap. J.-C. n’est pas garantie. • En Mt 23,34-39 Jésus juge sévèrement « cette génération » et « Jérusalem » et leur fait ses adieux en attendant la parousie, avant de quitter le Temple avec ses disciples (Mt 24,1). • En Mt 27,25 « tout le peuple » prenant la responsabilité de la mort de Jésus en accepte aussi la punition divine. Cependant, dans la Bible un nom collectif ne désigne pas nécessairement la somme de tous les individus qui composent la collectivité visée (ceci vaut pour Mt 2,3). *pro27,25a • En Mt 28,15 la nouvelle inventée par les chefs judéens pour contrer les témoins du Ressuscité se colporte « parmi les Juifs jusqu’au jour d’hui », en fort contraste avec l’étendue mondiale de l’évangélisation au v.19. Cependant, ces « Juifs » sont peut-être simplement des Judéens

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(*voc15b les Juifs). En tout cas, ils ne sont pas précisés (pas d’article). Rien n’empêche que par ailleurs d’autres Juifs/Judéens appartiennent à l’Église. Une vision inclusive • En Mt 5,14 ; 13,38 Jésus envisage l’extension de la mission de ses disciples à tout l’univers (kosmos). • En Mt 10,23 Jésus prédit que la mission vers Israël durera jusqu’à la fin du monde. • En Mt 24,9.14 Jésus annonce que ses missionnaires atteindront « toutes les nations » (qui les prendront également en grippe) ; cf. Mt 25,32. En fait, Jésus ressuscité, de son point de vue de Pantocrator, semble : • abolir la position préférentielle d’Israël d’abord respectée ; • replacer Israël comme une nation parmi les autres (il ne dit pas : « En plus d’Israël, allez vers toutes les autres nations »). La mission concerne toutes les nations, Juifs compris, même si Mt ne semble guère nourrir beaucoup d’espoir pour eux. 19b du Père et du Fils et du Saint-Esprit Motif trinitaire chez Mt COMPOSITION Écho Le baptême des disciples mentionné ici (*pro16-20) ressemble à celui de Jésus (Mt 3,13-17) : il « accomplit toute justice » et engage le Fils (plongé dans le Jourdain), le Père (qui parle depuis les cieux) et le Saint-Esprit (sous forme de colombe). *gen19b THÈME trinitaire • Mt 5-7 place le disciple de Jésus sous le regard du Père qui voit dans le secret de la conscience et qu’il faut imiter, glorifier. • Mt 10 promet au disciple l’assistance de l’Esprit du Père dans les persécutions terrestres (Mt 10,20 « ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit de votre Père qui parlera en vous ») et l’assistance du Fils auprès du Père lors du jugement céleste (Mt 10,32-33 « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, moi aussi je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est dans les cieux ; mais celui qui m’aura renié devant les hommes, à mon tour je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux »). • Mt 11,25-27 rend grâce au Père pour la révélation de lui-même qu’il fait aux petits à travers le Fils. Cette profession de relations intimes avec et en Dieu et l’appel à se faire disciples évoquent maint passages des livres sapientiaux (Pr 8,22-36 ; Sg 9,9-18 ; Si 24,1-19). Jésus s’attribue ainsi le rôle de la sagesse (cf. Mt 11,19), non plus comme une exagération littéraire (personnification) mais comme une personne, le « Fils » par excellence du « Père ». Mt 11,27 (« nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler ») exprime la conscience que Jésus avait de sa filiation divine, dans le fond primitif de la tradition synoptique comme chez Jn (Jn 1,18 ; 3,1618.35 ; 6,46 ; 10,15). • Mt 12 invite à discerner l’Esprit à l’œuvre dans l’œuvre du Fils, sous peine de damnation éternelle : Mt 12,28.31-32 « Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous. […] tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis. Et quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis ; mais quiconque aura parlé contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en cet âge ni en l’autre. » • Mt 16 insiste de même sur la grâce venue du Père que représente l’accès à la révélation (Mt 16,17 « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux ») et sur l’extraordinaire pouvoir ainsi octroyé sur le royaume des cieux (Mt 16,19 « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux »). • Mt 24 approfondit le mystère autour du Père, qui semble se « réserver » certains mystères (Mt 24,36 « Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne que le Père, seul »). Le passage approfondit aussi le mystère autour du Fils qui semble à la fois connaître et ne pas connaître : selon la →christologie orthodoxe, cela implique que le « mystère réservé » est connu par Jésus dans sa divinité et non pas dans son humanité. *chr19b du Père et du Fils et du Saint-Esprit

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20a leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé COMPOSITION Mise en abyme (métalittéraire) « Tout ce que je vous ai commandé », au dernier v. de Mt, fait peut-être écho au « livre » au premier v. (Mt 1,1), en passant par « tout cela » (que je vous enseigne et de la manière dont je vous les enseigne, Mt 13,51) : c’est le livre même qui s’achève qui est ainsi désigné. La proclamation du royaume (Mt 10,7) est destinée à s’étendre en tant qu’« évangile » (*voc26,13b ; *gen26,13b ; →Le genre littéraire « évangile ») partout (Mt  24,14 « Cet évangile du royaume sera proclamé dans le monde entier » ; *pro26,13b ; *chr26,13b). Est suggéré ici le fait que l’évangile en question est le livre qui s’achève, structuré par les cinq grands discours de Jésus (cf. introduction générale). PRAGMATIQUE Auto-canonisation ? Mt a la prétention de contenir fidèlement et intégralement cet enseignement de Jésus (*mil20a ; *bib20a). 20b Et voici : moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon NARRATION Mise en scène elliptique Mt n’éprouve pas le besoin de raconter la disparition de Jésus aux yeux de ses disciples (Mc 16,19 ; Lc 24,51). Jésus demeure présent par la permanence de son enseignement. Temporalité La présence de Jésus ainsi promise durera « jusqu’à la consommation de l’éon » : la parousie évoquée en Mt 13,39-40.49 ; 24,3. RHÉTORIQUE Emphase Les termes d’introduction sont solennels ; ils détachent cette phrase du récit qui précède. ÉNONCIATION neutre Ainsi détachée de son cadre énonciatif primitif, cette phrase ultime, au présent, s’actualise à chaque proclamation et à chaque lecture. →Éons (âges, mondes, univers ou siècles) dans l’eschatologie juive ; →Temporalité divine dans les Écritures + Genres littéraires + 19b au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Étiologie La formule du baptême chrétien (*pro19b) est placée dans la bouche même du Christ.

Contexte

• De simples chrétiens, dispersés par la persécution, annoncent la Parole (Ac 8,4). • Paul est par excellence le héraut de l’Évangile. Dans le dernier récit de ses voyages apostoliques, jusqu’à Rome, la dernière image que nous avons de lui est celle d’un homme « enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ avec pleine assurance » (Ac 28,31). • Bien que Barnabé ne fasse pas partie du groupe des apôtres, les Actes lui attribuent le titre d’apôtre, comme à Paul (Ac 14,14). Une fois les Églises établies, c’est l’ensemble des fidèles qui porte l’Évangile au loin : *chr19-20. 19-20a faites des disciples + baptisant + enseignant à observer — VIE DES COMMUNAUTÉS, LITURGIE Trois étapes de l’initiation chrétienne ancienne ? La série verbale en décrit peut-être la succession : (1) appel à être disciple avec l’enseignement de base (mathêteuô) ; (2) entrée rituelle dans la communauté (baptizô) ; (3) enseignement approfondi (didaskô) à appliquer dans la vie morale (têreô). Et la circoncision ? Mt, par ailleurs si juif (→L’Évangile selon Mt et Israël), ne mentionne jamais la →circoncision. La suppose-t-il évidente pour les disciples d’origine juive ? Le baptême avait-il déjà remplacé la circoncision pour l’entrée dans la communauté ? 20a leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé VIE DES COMMUNAUTÉS Constitution juive de l’Église : l’enseignement comme premier ministère Un très fort accent est placé sur l’enseignement dans la communauté Mt (*mil26,3a), qui prétend continuer l’activité enseignante de Jésus (→Scribes chrétiens selon Mt). • L’enseignement envisagé, là encore en toute logique juive, est celui d’une pratique avant tout (observance de commandements : *chr20a). • Il est évoqué ici après le baptême. Il s’agit donc de bien plus que d’instructions prébaptismales. Pour Mt, l’enseignement de Jésus est essentiel à la constitution même de l’Église qui est, en toute rigueur de termes, l’école de Jésus. Même après son baptême, le disciple de Jésus Christ, selon Mt, continue d’aller « à l’école » pour apprendre à mettre en pratique ses commandements. • Le but de la mission n’est pas d’abord la « conversion » (au sens du passage d’une conviction à une autre), mais avant tout la diffusion de la pratique des commandements telle que Jésus l’a enseignée (intégrale : Mt 5,17-19 [cf. « tout » (panta) ici] ; orientée par la charité : Mt 20,28 ; si bien qu’elle constitue une vraie qîddûš haššēm : Mt 5,16).

+ Repères historiques et géographiques +

+ Intertextualité biblique +

19b au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Situation de Mt en Syrie ? Cette formulation (*bib19b) distingue le baptême des disciples de Jésus de celui de Jean-Baptiste et des bains rituels pratiqués dans d’autres branches du judaïsme. La proximité de la formule trinitaire avec →Did. 7,1.3 ; →Ignace d’Antioche Magn. 13,2 ; →Od. Sal. 23,22 pourrait suggérer une origine syrienne de Mt.

18b Il m’a été donné tout pouvoir Le pouvoir du Christ dans le NT C’est une vérité acquise que le Christ ressuscité est maître de tout pouvoir : *ref18b. Le « fils de l’homme » en Dn Contact textuel Bien que l’expression « →fils de l’homme » ne soit pas employée ici, la péricope porte à son achèvement la typologie du fils de l’homme selon Dn, qui traverse Mt : « a été donné » (edothê), « autorité » (exousia), « au ciel » (ouranôi) et « toutes les nations » (v.19a panta ta ethnê) se retrouvent tous en G-Dn 7,13-14. Peut-être la structure actantielle triadique présente en Dn 7 (l’Ancien des jours, la semblance d’homme, le fleuve et les myriades) annonce-t-elle fonctionnellement la Triade de Mt 28,19 (le Père, le Fils, le Saint-Esprit) ? Motif : contact narratif Mt connaît le motif du fils de l’homme exalté que Jésus s’applique à luimême : • durant le ministère : Mt 13,37 ; • dans l’enseignement eschatologique : Mt 24,30 ; • durant la passion : Mt 26,64 (allusion mêlée à Ps 110,1).

+ Milieux de vie + 19a Allant, faites des disciples de toutes les nations VIE DES COMMUNAUTÉS Autres traces néotestamentaires d’une mission universelle précoce Dans le récit des Actes, les apôtres s’adjoignent assez tôt de collaborateurs : • Les Onze ne tardèrent pas à partager avec d’autres le ministère de l’apostolat (Ac 1,25) et divers services (Ac 6,3-4). • Étienne, « rempli de grâce et de puissance », ne cesse d’enseigner, mû par la sagesse de l’Esprit (Ac 6,8-10). • Beaucoup de disciples s’unissent aux apôtres dans la tâche d’enseigner et d’annoncer la parole du Seigneur (Ac 15,35).

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Ici cependant, l’allusion à Dn 7,13-14 ne vise pas directement le statut du fils de l’homme à la parousie, mais la seigneurie de Jésus ressuscité sur le monde, dès maintenant. 19a toutes les nations Typologie : Jésus-Abraham S’adressant à « toutes les nations » (*voc19a), Jésus, « fils d’Abraham » (Mt 1,1), accomplit la promesse faite à Abraham (Gn 12,3 ; 18,18 ; 22,18). 19b au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Expressions baptismales dans le NT Dans leur diversité, les expressions baptismales du NT (*gra19b) ne sont pas forcément toutes des formules sacramentelles : • « au (epi) nom de Jésus Christ » (Ac 2,38) ; • « au (eis) nom du Seigneur Jésus » (Ac 8,16 ; 19,5 ; cf. →Did. 9,5) ; • « au (en) nom de Jésus Christ » (Ac 10,48) ; • « dans (eis) le Christ Jésus » (Rm 6,3) ; • « dans (eis) le Christ » (Ga 3,27). 19b du Père et du Fils et du Saint-Esprit Esquisses scripturaires de la Trinité Le Père est divin Is 63,16 ; Ml 1,6 ; 2,10 ; 2S 7,14 ; 1Ch 22,10 ; 28,6 ; cf. Mt 6,6 et surtout Mt 23,9. L’Esprit est divin Dans le contexte « pédagogique » de l’apprentissage de la halaka de Jésus, c’est d’abord l’Esprit de la tradition sapientiale. L’éducation israélite donnée par les sages est placée sous l’influence d’un « esprit saint », qui est à la fois le guide d’Israël dans le passé (Is 63,10-11 ; Ne 9,20.30) et une force intérieure (Ps 51,13 ; Ez 11,19 ; 36,26-27). L’inspiration de la sagesse par l’Esprit (Dn 5,11-12.14 ; Sg 1,5-7 ; 7,22 ; 9,17) culminera dans la révélation nouvelle de l’Esprit dans le NT (1Co 2,6-16). L’Esprit (souffle) de la Tora, puis des livres historiques, crée/anime les êtres (Gn 1,2 ; 2,7 ; 6,17) et s’empare de certains hommes pour les doter d’un pouvoir surhumain (Gn 41,38 ; Ex 31,3 ; Jg 3,10 ; 1S 16,13). L’Esprit des temps messianiques est donné en surabondance (Za 4,6 ; 6,8) et donne des charismes spéciaux (Nb 11,29 ; Jl 3,1-2 ; Ac 2,16-18). Parce que l’Esprit repose sur lui (Is 11,2 ; 42,1 ; 61,1), le Messie pourra le communiquer aux autres. La « personnalité » de l’Esprit est développée par Jn 14,16-17.26 ; 15,26 ; 16,7-15. Bref, l’Esprit est la clé d’intégration de la Tora, de la prophétie et du messianisme : il dote le croyant de fidélité intérieure à la Loi divine (Ez 37,14 ; Is 32,15 ; Za 12,10) et devient ainsi le principe même de la Nouvelle Alliance (Mt 3,16 ; 2Co 3,6). Le Fils est divin L’expression de Mt 28,19 implique la divinité du Fils (→Jésus Fils de Dieu : du symbolisme juif au dogme chrétien), qui était déjà supposée dans l’énigmatique formule de Mt 11,27, formulation amplifiée abondamment dans le corpus johannique. 20a leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé Typologie : Jésus est le nouveau Moïse et plus que Moïse L’expression « tout ce que je vous ai (/il vous a) commandé » apparaît 36 fois dans G, la plupart en référence à Dieu, et parfois à Moïse et à ses imitateurs (G-Ex 7,2 ; G-Dt 1,3 ; 6,1 ; 30,8 ; G-Jos 1,7 ; 22,2 ; G-Jg 13,14 ; G-Jr 1,7 ; *ref20a). Par ces paroles, Mt décrit peut-être Jésus en nouveau Moïse (→Typologie mosaïque). Moïse tendait à acquérir une sorte de prestige divin dans le judaïsme de l’époque (Ac 6,11). Comme Jésus, à la fin de sa vie (ici au-delà de la mort), • Moïse termine sa mission sur une montagne (Dt 32,49-50 ; 34,1). • Il ordonne à Josué d’entrer dans la Terre peuplée de nations étrangères et d’y observer les commandements (Dt 31,3-5). • Il mobilise une économie du livre pour énoncer la parole fondatrice qui sera en vigueur de l’autre côté du Jourdain : « Ce n’est pas pour vous une vaine parole car elle est votre vie » (Dt 32,47). Le livre est au principe d’une vie distincte, greffée sur celle de la propagation biologique symbolisée par les généalogies (*interp16-20 ; *pro16-20 PRAGMATIQUE ; *pro20a ; *pro20b).

• Dieu promet à Josué son assistance continuelle (Dt 31,23 ; Jos 1,5.9). Du coup, les Onze apparaissent comme de nouveaux Josué. 20b je suis avec vous tous les jours Thème récurrent Jésus est Dieu-avec-nous, comme annoncé dès Mt 1,23. Aux patriarches, aux rois, au peuple, par ses prophètes, Dieu n’a jamais cessé d’assurer son peuple de sa présence (Ag 1,13 ; 2,4).

+ Littérature péritestamentaire + 18b tout pouvoir Don d’une autorité universelle • 4Q521 fr. 2,2,1 : Le ciel et la terre obéiront à son messie. • →3 Hén. 10,3 : Dieu fait de Métatron le chef de tous les royaumes de la terre. • →Philon d’Alexandrie Mos. 1,155-156 insiste sur l’autorité universelle donnée à Moïse. 19-20a Citation ? • →Asc. Is. 3,18 semble faire référence à Mt 28,19-20a. 19b au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Enracinement juif de l’expression Des siècles de prière liturgique chrétienne, commencée ou conclue par cette formule (*lit19b), invitent le lecteur à prendre une certaine distance pour apprécier le sens qu’elle pouvait avoir dans sa nouveauté au 1er s. « au nom de » : expression similaire • →1 Hén. 48,7 « au nom du Seigneur des Esprits ». « du Père et du Fils et du Saint-Esprit » : préfigurations juives de la foi trinitaire ? Traditions scripturaires *bib19b ; *pro19b Spéculations sur les entités divines ? Certaines traditions mystiques anciennes — réfléchissant à partir des récits de création sur les →protoctistes (les entités originaires de la création) — semblent avoir conçu, siégeant à côté du Dieu unique, une autre entité divine, qu’il s’agisse d’une notion abstraite (la Tora éternelle, la Sagesse, le Trône divin, le char divin) ou d’un être exceptionnel (l’ange Métatron, Moïse, le →fils de l’homme annoncé par Dn 7). Ces spéculations se retrouvent dans les littératures mystiques juives et chrétiennes, souvent teintées de gnosticisme : l’accès à Dieu passe par le dévoilement progressif de savoirs cachés. Trinité fonctionnelle à Qumrân ? L’association entre l’entrée dans une communauté de foi, la juste interprétation des Écritures et le don de l’Esprit est attestée dans la communauté de Qumrân. La Trinité chrétienne (dont le v.19 est une des premières attestations) fut peut-être reflétée implicitement dans cette triade : (le Père, donateur de la) Tora — Moïse (médiateur de cette Tora) — l’Esprit Saint (qui donne d’interpréter la Tora selon la halaka essénienne). • →Jub. 1,22-23 attribue au Seigneur une parole adressée à Moïse, promettant de donner à son peuple un esprit saint qui leur permettra d’être fidèles. • →1QSa et →11QTa attestent d’une structure ésotérique de l’initiation essénienne : les nouveaux membres de la communauté, lors de leur admission à la fête de Pentecôte, étaient réputés recevoir la capacité d’interpréter la Loi de Moïse à travers « ce que les Prophètes ont révélé par l’Esprit Saint ». Ils recevaient du même coup la compétence de produire eux-mêmes des textes inspirés. L’Esprit intervient ainsi comme principe d’actualisation vivante de la parole divine dont l’initié est le dépositaire au sein de l’alliance renouvelée dont est garante la communauté. C’est ce même Esprit qui a inspiré les Écritures sacrées (Nodet Étienne et Taylor Justin, Essai sur les origines du christianisme. Une secte éclatée [Initiations bibliques], Paris : Cerf, 1998, 21 et 195-200). 20a observer tout ce que je vous ai commandé Typologie Cette phrase est souvent attribuée à Moïse (→T. Moïse 1,10). *ref20a ; →Typologie mosaïque 20b avec vous tous les jours Expression similaire • →Ap. Abr. 29,19 « Et voici, Je suis avec toi à jamais. »

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Réception + Lecture synoptique + 20a leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé Accent final SM Mt insiste sur la simple obéissance aux enseignements de Jésus, fidèlement pratiqués, et non pas d’abord : • proclamer l’Évangile et la rémission des péchés (Lc 24,47) ; • être témoins de la résurrection (Ac 1,22) ; • proclamer le messie (kurios) sur toute la terre (chez Paul : Rm 10,9 ; 1Co 12,3 ; Ph 2,11 ; Col 2,6) ; • poser des signes de puissance : exorcismes, guérisons, etc. (cf. Mc 16,1718 vs. Mt 7,22-23) ; • attendre l’Esprit Saint qui conduira dans la vérité entière (Jn 16,13 ; cf. Lc  24,49) ou le recevoir (Jn 20,22 ; cf. Ac 1,4-5.8), pour l’avoir avec soi pour toujours (Jn 14,16), pour développer prophétiquement l’enseignement de Jésus (cf. Jn 14,10-12 vs. Mt 24,11-12) et pour conduire l’Église vers de nouveaux rivages (Ac passim). Pour Mt, Jésus promet sa propre présence à jamais et non d’abord celle de l’Esprit. L’Évangile du royaume n’est autre que Jésus lui-même : la proclamation du royaume est identiquement celle de Jésus, unique enseignant de son Église (Mt 23,8).

+ Liturgie + 18b-19 Chant grégorien • Antienne de communion du vendredi de Pâques et des fêtes de l’Ascension (année A) et de la Trinité (année B) : Data est mihi omnis potestas in caelo et in terra, alleluia: euntes, docete omnes gentes, baptizantes eos in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, alleluia, alleluia (« Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur terre, alléluia. Allant donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, alléluia, alléluia », →Grad. 213-214). Tout l’ensemble produit une impression de grande majesté et de plénitude. L’antienne se chante dans un grand souffle et un parfait legato, faisant sentir l’unité à l’intérieur de chacune des deux phrases. 1re phrase, deux incises • Le début du 1er membre, Data est mihi, est très simple, presque syllabique. Omnis fait une légère montée au la pour effectuer une descente majestueuse sur potestas et se reposer sur la tonique du 1er mode, faisant sentir la solidité de la puissance donnée au Christ. Omnis se trouve au sommet mélodique de ce 1er membre, accentuant ainsi la puissance universelle donnée au Christ. • Dans le 2e membre, la mélodie fait une belle montée à caelo, le mot le plus orné et le sommet de la phrase, tandis que terra est traitée très humblement. 2e phrase, deux incises • Le 1er membre s’exécute dans un bel élan en tension vers omnes (« toutes »), qui reçoit un traitement semblable à celui de omnis de la 1re phrase, mais avec un ton plus haut. Les apôtres sont invités à aller enseigner avec ardeur toutes les nations. Au mot gentes, une petite descente au fa laisse la mélodie en suspens. • Le 2e membre reprend sur le fa, dans un style syllabique, à baptizantes et avec un beau climacus sur eos, en tension mélodique vers ce qui suit. In nomine décrit un bel enfoncement jusqu’à la sous-tonique. Il est suivi par le même saut de quarte déjà rencontré à caelo, mettant en lumière le « Père ». Le thème mélodique de in nomine est repris tel quel à Filii. L’auteur souligne ainsi la mission du Fils : la révélation du nom divin, de la vie intime de Dieu (Un en trois Personnes) et du mystère de salut. Le thème mi sol la mi fa do mi ré ré se fait entendre sur et Spiritus Sancti, presque les mêmes notes qu’à omnis potestas de la 1re phrase. Il aboutit à la tonique du mode de ré authente, avec une impression de joyeuse plénitude. Les deux alléluias qui terminent la pièce font entendre une joie calme et douce, dans une mélodie utilisée pour terminer quelques antiennes de 1er mode.

Une antienne à Benedictus des laudes du jeudi de la 7e semaine de Pâques a mis en musique Mt 28,19, en ajoutant in mundum après euntes (« allant dans le monde », →AM 1,302). 19a.20ab Rite latin • Pour l’évangélisation des peuples 18.A, antienne de communion (→MR 1117). 19a.20a Rite latin • Fête de saint Matthieu (21 septembre), antienne d’introït (→MR 834). 19b les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit SACRAMENTAIRE Le baptême Dans sa précision, cette formule peut refléter l’usage liturgique de la communauté primitive : Ac 2,38 parle de baptême « au nom de Jésus Christ » (*bib19b). En imitant le baptême reçu par Jésus (*pro19b), le baptisé se lie à la personne de Jésus Christ dont toute l’œuvre de salut procède de l’amour du Père et culmine dans le don de l’Esprit. La formule, confessant non seulement le →nom de Jésus mais aussi la foi en Dieu, avait tout son poids, en particulier pour les païens venus de l’idolâtrie. RITE Forme du baptême De la parole de Jésus sont tirées littéralement des conséquences rituelles : • →Pélage I Admon. « Ils affirment qu’ils sont baptisés seulement au nom du Christ et par une seule immersion, mais le précepte de l’Évangile […] nous avertit de conférer à chacun le saint baptême au nom de la Trinité et par une triple immersion, puisque notre Seigneur dit à ses disciples : “les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit” (Mt 28,19) ; c’est pourquoi, si de fait les personnes faisant partie des hérétiques susdits […] devaient reconnaître n’avoir été baptisés qu’au seul nom du Seigneur, s’ils viennent à la foi catholique, tu les baptiseras, sans l’incertitude d’aucun doute, ou nom de la sainte Trinité. Mais […] s’ils affirment clairement par une profession manifeste qu’ils ont été baptisés au nom de la Trinité, tu t’empresseras de les unir à la foi catholique par la seule grâce de la réconciliation qui leur sera accordée » (→DzH 445). *chr19b du Père et du Fils et du Saint-Esprit • →Innocent III Appon. « Dans le baptême deux choses sont toujours requises, à savoir “la parole et l’élément”, selon ce que la Vérité dit au sujet de la parole : “Allez dans le monde entier, baptisez toutes les nations au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit” (Mc 16,15 ; Mt 28,19), et selon ce que la même dit au sujet de l’élément : “Celui qui n’est pas rené d’eau et d’Esprit Saint n’entrera pas dans le royaume des cieux” (Jn 3,5) » (→DzH 787). DISCIPLINE On ne peut se baptiser soi-même : • →Innocent III Debit. « Tu m’as très sagement fait savoir par ta lettre qu’un juif qui s’est trouvé à l’article de la mort, et parce qu’il vivait parmi des juifs seulement, s’est plongé lui-même dans l’eau en disant : “Je me baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.” Or tu me demandes si ce juif, qui persévère dans la foi chrétienne, doit être baptisé. Quant à nous, nous répondons ainsi à ta fraternité : étant donné qu’il doit y avoir distinction entre celui qui baptise et celui qui est baptisé, comme le montrent à l’évidence les paroles du Seigneur disant aux apôtres : “Baptisez toutes les nations au nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint”, le juif dont il est question doit être baptisé à nouveau par un autre, pour qu’il apparaisse qu’autre est celui qui est baptisé, autre celui qui baptise […]. Cependant s’il était décédé aussitôt, il aurait rejoint immédiatement la patrie en raison de sa foi au sacrement, même si ce n’avait pas été en raison du sacrement de la foi » (→DzH 788). 20b Rite latin • Jeudi après le 4e dimanche de Pâques, antienne de communion (→MR 407) ; • Ascension, jeudi (ou le dimanche suivant), antienne de communion (→MR 427-428) ; • 8e dimanche du temps ordinaire, antienne de communion (→MR 458) ; • 34e dimanche du temps ordinaire, antienne de communion (→MR 484) ; • Fête des saints Timothée et Tite (26 janvier), antienne de communion (→MR 716) ;

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Matthieu ,-

• Fête de saint Marc (25 avril), antienne de communion (→MR 747) ; • Commun d’un pasteur III.B.2, antienne de communion (→MR 935) ; • Commun des pasteurs V.2 : pour les missionnaires, antienne de communion (→MR 940) ; • Ordination de plusieurs prêtres 2.A, antienne de communion (→MR 1006) ; • Ordination d’un prêtre B, antienne de communion (→MR 1010) ; • Début de l’année civile (mais pas le 1 janvier, la solennité de Sainte Marie, Mère de Dieu), antienne d’introït (→MR 1124) ; • Messe de la veille de l’Ascension, collecte : Deus, cuius Filius hodie in caelos, Apostolis astantibus, ascendit, concede nobis, quaesumus, ut secundum eius promissionem et ille nobiscum semper in terris et nos cum eo in caelo vivere mereamur (« Dieu, dont le Fils est monté aux cieux aujourd’hui, en présence des apôtres, nous t’en prions, accorde-nous, selon sa promesse, qu’il soit toujours avec nous sur terre et que nous obtenions de vivre avec lui dans les cieux », →MR 423). Cette oraison nous rappelle la promesse finale du Christ telle que formulée à la fin de Mt. • 7e dimanche de Pâques, collecte : Supplicationibus nostris, Domine, adesto propitius, ut, sicut humani generis Salvatorem tecum in tua credimus maiestate, ita eum usque ad consummationem saeculi manere nobiscum, sicut ipse promisit, sentiamus (« Entends notre prière, Seigneur : nous croyons que le Sauveur des hommes est auprès de toi dans la gloire ; fais-nous croire aussi qu’il est encore avec nous jusqu’à la fin des temps, comme il nous l’a promis », →MR 433).

+ Tradition juive + 19a faites des disciples Missionnaires du judaïsme ? On dispose de plusieurs attestations d’un prosélytisme juif actif dans le monde gréco-romain antique (*anc23,15 ; →L’Évangile selon Mt et Israël). La nécessité de faire des disciples Déjà les prophètes bibliques sont décrits comme formant des disciples pour leur succéder (→T. Moïse 1,7 ; 10,15). Les juifs se considéraient comme disciples de personnes comme Moïse et Esdras (→Philon d’Alexandrie Spec. 1,345 ; 2,88 ; →b. Sanh. 11a ; →b. Soṭa 48b ; →Cant. Rab. 8,9,3). Les sages juifs formaient des disciples (→Josèphe A.J. 15,3.370 ; →m. ’Abot 1,1) et tenaient à une succession de maîtres à disciples (→Pesiq. Rab. 51,2). Prosélytisme intérieur Dans le cadre du judaïsme des →« écoles » à l’époque du second Temple, des pharisiens s’efforçaient de gagner d’autres juifs à leur interprétation de la Tora, à leur halaka (*vocAc 2,11). C’est à cela, sans doute, que fait allusion Jésus en Mt 23,15. Prosélytisme extérieur Les conversions au judaïsme dans la diaspora (→Josèphe A.J. 20,17.34-48 ; →C. Ap. 2,210) et la critique païenne contre ces conversions (→Horace Sat. 1,4,142-143 ; →Tacite Hist. 5,5 ; →Dion Cassius 57,18,5a ; 60,6,6) montrent l’effort des juifs pour convertir les païens. Le prosélytisme est important (→b. Sanh. 99b ; →Gen. Rab. 47,10 ; →Nom. Rab. 8,4 ; →Qoh. Rab. 7,8,1) et associé à des figures comme Hillel (→m. ’Abot 1,12) et Abraham (→Gen. Rab. 39,14 ; 48,8 ; →Pesiq. Rab. 43,6). 19b du Père et du Fils et du Saint-Esprit Articulation entre Trinité et Unicité divine L’attrait pour l’idée d’un Dieu un et multiple connaît des résurgences dans divers courants juifs mystiques médiévaux qui puisent leur source dans d’anciennes traditions ésotériques (littérature des palais et du char divin) et prolongent en partie la diversité des courants du judaïsme ancien (*ptes19b). Les émanations divines À travers la kabbale, la mystique juive cherche à accéder aux principes d’une réalité supérieure, cachés dans le texte sacré des Écritures. La méditation sur la Parole de Dieu amène le mystique à contempler sa puissance — voire à lui donner prise sur la réalité. Le →Zohar, réputé insister sur l’identité entre Dieu, la Tora et Israël, propose de penser le mystère de l’Unicité divine par l’idée que le Dieu indicible et radicalement transcendant n’est accessible qu’à travers un parcours ascensionnel de ses dix émanations (sepîrôt), dont trois dominent les autres :

• la Couronne (keter) coïncide avec l’indicible ; • la Sagesse (hokmâ) est appelée Père car elle féconde de sa semence le monde ; • le Discernement (bînâ), Mère unie au Père, est la première étape dans l’accès à la connaissance supérieure.

+ Tradition chrétienne + 18a leur parla, disant Gentiment Mt présuppose que les apôtres ont reçu le pardon pour leur fuite (Mt 26,56) : • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 90,2 (789.45) note qu’il n’y a ni reproche ni rappel des événements dans les paroles de Jésus. 18b m’a été donné Difficulté théologique ? • →Cyrille d’Alexandrie Comm. Matt. fr. 321 : L’idée de donation doit s’entendre « selon l’économie » (oikonomikôs) et non en soi : selon le plan du salut pour les hommes et non selon Dieu : le Fils a tout pouvoir « par nature » (phusei). D’après le dogme du concile de Chalcédoine, il faut entendre cette parole de l’humanité du Fils réunie après sa mort au Logos éternel (→Anselme de Laon Enarr. Matt. 1498 ; →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 484). Une révélation • →Raban Maur Exp. Matt. « Avant qu’il ne ressuscite d’entre les morts, les puissances angéliques au ciel le savaient […]. Mais sur terre les hommes aveugles refusaient de se soumettre à lui, qu’ils connaissaient revêtu comme eux de la condition mortelle. Ils dédaignaient de comprendre sa puissance divine dans les miracles qu’il avait faits, lui dont ils voyaient la faiblesse dans ses souffrances. C’est pourquoi lui, le Médiateur entre Dieu et les hommes, voulut dans sa bonté que des hommes sur terre connaissent aussi que “tout pouvoir lui a été donné au ciel et sur terre” » (786.56). • →Albert le Grand Sup. Matt. « Comment peut-il dire qu’elle lui est donnée à ce moment-là, alors qu’il la possédait de toute éternité ? Il ne convient pas de répondre qu’elle lui a été donnée en son humanité, car celle-ci lui a été donnée dès l’instant de sa conception. Réponse : il faut dire qu’elle lui a été donnée quand il s’est fait connaître, comme le dit Augustin (→Div. quaest. 69). » Synthèse • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Dans l’Écriture, on dit que quelque chose arrive lorsqu’on en prend connaissance pour la première fois. Ainsi donc, avant la résurrection, sa toute-puissance n’était pas aussi manifeste, bien qu’il l’eût possédée ; mais, après la résurrection, elle fut manifestée au plus haut point. […] Une autre interprétation : la puissance signifie un honneur lié à la préséance […]. Le Christ qui, depuis l’éternité, exerçait sa royauté sur le monde en tant que Fils de Dieu en a reçu la mise en œuvre par sa résurrection, comme s’il disait : “Maintenant, je la possède effectivement.” […] Il s’agit d’une présidence effective, comme si le Fils était élevé à l’exercice d’un pouvoir qu’il possédait naturellement (Ap 5,12). » 18b pouvoir Emphase • →Albert le Grand Sup. Matt. « Pourquoi ne dit-il pas : toute sagesse ou toute bonté ? Il faut répondre que la sagesse était évidente pour eux, dans la mesure où ils en avaient eu connaissance […]. La bonté était aussi évidente, au sens où il a remis volontairement son âme et qu’il a fait don de son corps et de son sang. Mais la puissance semblait grandement amoindrie par la faiblesse et c’est la raison pour laquelle il la met en avant. » 18b au ciel et sur terre D’abord le ciel • →Origène Or. 26 « Comme il a puissance sur les choses du ciel, Jésus dit avoir reçu puissance sur la terre. Les choses du ciel, les premières, ont été éclairées par le Verbe ; à l’accomplissement du siècle, celles de la terre imitèrent, grâce à la puissance accordée au Fils de Dieu, celles que la puissance du Sauveur a reçues au ciel et qui déjà sont parfaites. Le Christ veut, par la prière [”Que ta volonté soit faite,” Mt 6,10], s’associer auprès du Père ceux qu’il instruit. Ainsi les êtres terrestres, soumis à la vérité et au Verbe,

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La passion selon saint Matthieu

transformés par la puissance qu’il a reçue sur la terre comme au ciel, seront semblables aux êtres célestes et conduits à leur terme bienheureux qui est en son pouvoir. » • →Éphrem le Syrien Diat. 15,19 « Il possédait la royauté des choses du ciel depuis l’éternité ; celles de la terre présente ont été données à ce corps qu’il a revêtu. » • →Jérôme Comm. Matt. « À la fois au ciel et sur la terre pour que celui qui, auparavant, régnait dans le ciel, régnât sur la terre par la foi de ses fidèles » (2,317 ; = →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1501A). 19-20 Quelques destinataires de l’envoi en mission au fil de l’histoire de l’Église L’Antiquité L’organisation d’une hiérarchie : des apôtres aux évêques et des évêques aux prêtres ? L’enseignement est confié aux presbytres, qui représentent les apôtres : • →Const. ap. 2,26,7 « Considérez les presbytres comme nous représentant, nous les apôtres ; qu’ils enseignent la divine connaissance, puisque le Seigneur nous a envoyés en disant : “Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, apprenez leur à observer tout ce que je vous ai ordonné (Mt 28,19-20). » L’époque des martyrs De fortes personnalités, évêques, évangélistes, catéchètes, théologiens, philosophes et apologistes, mais aussi les martyrs, jouent un rôle considérable : • →Justin le Martyr Dial. 110,4 « Plus nous sommes persécutés, plus s’accroît le nombre de ceux que le nom du Christ amène à la foi et à la religion. Lorsqu’on émonde d’une vigne ses branches qui ont donné des fruits, elle croît et d’autres rameaux germent, fleurissent et donnent du fruit (Jn 15,2) ; il en est de même pour nous » (269). • →Tertullien Apol. 50,13 « Le sang des martyrs est semence de chrétiens. » L’expansion de la prédication du Christ est une œuvre surhumaine : • →Origène Princ. 4,1,2 « Si nous considérons comment, en très peu d’années, malgré les embûches qui menacent ceux qui professent le christianisme, malgré même la mort de certains, la spoliation d’autres, la Parole a pu, sans posséder des maîtres en abondance, être prêchée partout sur la terre, de sorte que Grecs et barbares, sages et insensés, se sont adjoints à la religion annoncée par Jésus, nous ne pouvons douter que ce fait est au-dessus des forces de l’homme » (265). Le christianisme, religion reconnue Une fois le christianisme établi, les conversions se multiplient. Pour maintenir la ferveur, on met en place des préparations au baptême comportant à la fois enseignement dogmatique et éducation morale. Les œuvres catéchétiques fleurissent. Elles datent surtout de la fin du 4e s. : →Ambroise de Milan Myst. ; →Augustin d’Hippone Cat. ; →Jean Chrysostome Cat. illum. ; →Théodore de Mopsueste Hom. cat. ; →Cyrille de Jérusalem Cat. illum. Grands évangélisateurs Grégoire le Thaumaturge (ca. 214-270 ap. J.-C.) Grégoire le Thaumaturge évangélise la Cappadoce, secondé par diverses manifestations thaumaturgiques : • →Basile de Césarée Spir. Sancto 29,74 « Pour soumettre à la foi les Gentils, il avait reçu le don de la parole à un tel degré que, alors qu’il n’y avait pas dans le pays plus de 17 chrétiens, il amena à la connaissance de Dieu toute la population des villes et des campagnes. Commandant aux fleuves au nom du Christ, il détourna leurs eaux ; il assécha un marais, objet de litige entre des frères cupides » (510). Grégoire Ier l’Illuminateur (ca. 257-331 ap. J.-C.) Aux frontières orientales de l’empire, en Arménie, le roi Tiridate a été gagné au christianisme par Grégoire Ier l’Illuminateur. Les Arméniens ont contribué à l’évangélisation de leurs voisins, les Ibères de Géorgie. Martin de Tours (316-397 ap. J.-C.) Martin de Tours est pour l’Occident l’un des types les plus achevés de missionnaire (cf. →Sulpice Sévère Vita Mart.). Les moines À partir de la seconde moitié du 4e s., l’annonce de l’Évangile aux campagnes d’Occident est surtout le fruit de la présence charitable et priante des moines.

Leur contribution à l’évangélisation se fait d’abord par l’exemple et l’assistance des pauvres. De nouveaux groupes ethniques (p. ex. les tribus germaniques) furent évangélisés dans un climat monastique, à partir d’initiatives privées. Patrick (ca. 385-461 ap. J.-C.) Après s’être formé à la vie monastique en Gaule et avoir reçu la charge épiscopale, Patrick revint évangéliser l’Irlande, entraînant à sa suite de nombreux disciples. L’une des caractéristiques de l’ascèse monastique irlandaise est la pratique de la « pérégrination pour le Christ ». Les moines pérégrinants se rendirent sur tous les rivages britanniques et armoricains, puis à l’intérieur du continent. Ils en sont les principaux évangélisateurs. Moyen Âge Moines d’Occident Colomban d’Iona (521-597 ap. J.-C.) Ce moine anime l’évangélisation de la Rhénanie et des Alpes occidentales. À peu près à la même époque, le moine Augustin de Cantorbéry et ses compagnons sont envoyés par le pape Grégoire le Grand vers les nouveaux royaumes angles et saxons. Willibrord d’Utrecht (658-739 ap. J.-C.) et Winfrid-Boniface de Mayence (673-754 ap. J.-C.) Par la suite, les nouvelles chrétientés anglo-saxonnes enverront à leur tour des missionnaires sur le continent vers leurs frères encore païens : Willibrord, apôtre de la Frise, et surtout Winfrid-Boniface, le grand évangélisateur des Germains, s’inaugurent une nouvelle forme de mission, sous la responsabilité apostolique directe du pape, dont ils sont institués les légats. Les initiatives privées ne disparaîtront pas pour autant. Évangélisateurs d’Orient Syriaques Dans l’Empire perse, où des communautés chrétiennes se sont très tôt constituées (surtout parmi les populations d’origine araméenne ou juive), une importante activité missionnaire se développe, au moins dès le 6e s. Principalement à l’initiative des moines, mais aussi des commerçants qui parcourent les routes continentales et maritimes vers l’Asie centrale et orientale, elle contribue à l’affermissement des chrétientés dans le sud de l’Inde, surtout sur la côte sud-ouest (Malabar, Kerala). Par la route de la soie, elle porte l’Évangile jusqu’en Chine (stèle de Si-Ngan-Fou de l’an 781). Slaves Avec les deux frères thessaloniciens Cyrille-Constantin et Méthode auprès des Slaves de la Grande Moravie (en 863), un mouvement intense d’évangélisation se développe sur les confins de l’Empire byzantin. Ordres mendiants À partir du 13e s., les franciscains (fondés par saint François, 1181-1226) et les dominicains (fondés par saint Dominique, 1170-1221) firent œuvre d’évangélisation. Certains frères mendiants, devenus missionnaires, sont partis vers des contrées lointaines, d’abord proches de l’Occident (Scandinavie ; monde arabe), puis, à partir du 16e s., vers des terres de plus en plus éloignées (Extrême-Orient ; Philippines ; Amérique latine). Une conviction : l’évangélisation est œuvre de toute l’Église Même si le pape et les évêques sont responsables de la mission évangélisatrice, il ne s’ensuit pas que l’évangélisation soit la tâche exclusive du sacerdoce ministériel : • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 71,4 ad. 3 « Il y a diverses sortes d’instruction. L’une est destinée à convertir à la foi, et Denys l’attribue à l’évêque [→Eccl. hier. 2,2,1] ; mais elle peut revenir à n’importe quel fidèle. Une autre apprend les rudiments de la foi et la manière de recevoir les sacrements ; elle incombe secondairement aux ministres, et principalement aux prêtres. Une autre encore apprend à vivre chrétiennement, et celle-ci revient aux parrains. La quatrième enfin enseigne les profondeurs des mystères de la foi et la perfection de la vie chrétienne. Et celle-ci, d’office, appartient aux évêques » (cf. →Albert le Grand Sup. Matt. ; →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,320 ; →Maldonat Comm. ev. 1,675). Époque moderne Catholiques À partir de la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb en 1492 commence une nouvelle expansion du christianisme dans les nations conquises par les deux puissances maritimes majeures du temps, le Portugal et l’Espagne. Le Saint-Siège, sans finances ni structure missionnaire

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centralisée, sous-traite la mission aux souverains catholiques (p. ex. en 1508 la bulle Universalis Ecclesiae donne à l’Espagne la monopole des missions dans ses conquêtes), qui déploient surtout des clercs réguliers (franciscains, dominicains, mercédaires, augustins et jésuites). Outre les Amériques, aussi l’Afrique et l’Asie deviennent terres de mission, d’évangélisation et de conquête temporelle en alliances souvent douteuses, suscitant quelques voix prophétiques comme celle du dominicain Bartholomée de Las Casas (14841566), célèbre défenseur des droits des Amérindiens contre les abus des colons espagnols lors de la fameuse controverse de Valladolid (1550-1551). Après le concile de Trente, le Saint-Siège reprend le pouvoir sur l’activité missionnaire de l’Église : en 1622, par la bulle Incrustabili, le pape Grégoire XV institue la Sacra Congregatio de Propaganda Fide. Le grand texte magistériel est alors constitué par les Instructions de la propagande (1659) et insiste sur la constitution de clergés locaux comme objectif à atteindre, actualisation catholique de Mt 28,19-20. Les arts, y compris le cinéma, entretiennent la mémoire souvent héroïque de l’épopée missionnaire des jésuites, avec des personnes comme François Xavier (Francisco de Jasso y Azpilicueta, 1506-1552), « apôtre des Indes », et Matteo Ricci (1552-1610), avocat d’une inculturation très profonde du christianisme, jusque dans la liturgie, à l’origine de la célèbre « querelle des rites » qui opposa les visions de l’évangélisation portées par les divers ordres missionnaires catholiques. Réformés La position réformée maintient parfois l’interprétation d’un ordre adressé seulement aux apôtres en Mt 28,19-20, sans transmission possible, ce qui renvoie dos à dos l’Église romaine (qui se prétend fidèle à cet ordre de mission universelle, mais la Réforme rejette la réalité de la succession apostolique dans le corps des évêques) et les anabaptistes, charismatiques, qui appliquent directement ces v. à leur situation présente. Avant le 19e s., les initiatives sont privées (p. ex. la Société pour la propagation de l’Évangile, fondée en 1701 pour l’évangélisation des Indiens des « Six Nations » en Amérique du Nord) ou nationales (p. ex. la mission piétiste danoise au sud de l’Inde au début du 18e s.). L’explosion de l’évangélisation au 19e siècle Le 19e s. connaît une grande expansion missionnaire protestante, contemporaine d’une intensification missionnaire catholique. Leurs succès sont analogues : là où dominent l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme (sauf dans les castes inférieures), le christianisme ne pénètre guère. La Chine « confucéenne » juge d’une religion à ses bénéfices sociaux et se montre plus accueillante. Côté protestant, depuis la Société missionnaire de Londres (LMS, 1795), les sociétés missionnaires se multiplient, d’abord nationales, puis confessionnelles (liées à une dénomination transnationale). En 1900, plus de 300 sociétés missionnaires existent, avec de nombreuses rivalités. Une conférence mondiale à Édimbourg en 1910 préfigure le Conseil œcuménique des Églises et cherche à coordonner l’effort missionnaire. Faute d’instance religieuse supranationale, c’est le plus puissant sur le plan séculier qui l’emporte : dès les années 1960, les États-Unis fournissent deux tiers du personnel et des finances missionnaires protestants, avec une dénomination évangélique de plus en plus puissante. Côté catholique, c’est la France qui fournit au 19e s. les plus gros bataillons de missionnaires, en particulier la société des Missions étrangères de Paris (MEP), fondée en 1633 pour l’évangélisation des peuples mais n’accueillant de jeunes séminaristes qu’à partir de 1840. Devenus prêtres, ceux-ci revécurent l’enthousiasme des martyrs des premiers siècles, en particulier au Vietnam (p. ex. Théophane Vénard). D’innombrables congrégations religieuses féminines se créent (p. ex. les congrégations du Sacré-Cœur, de Saint-Joseph de Cluny, de Saint-Paul de Chartres, etc.) et envoient des femmes soignantes, enseignantes, aux quatre coins du monde. Au fil du siècle, les vocations missionnaires se multiplient dans de nouvelles congrégations totalement ou partiellement consacrées aux missions : picpuciens (1800), maristes (1815), oblats de Marie-Immaculée (1816), spiritains de la congrégation du Saint-Esprit (1848, et les sœurs bleues de Castres), missions africaines de Lyon (1856, et leur branche féminine : les sœurs missionnaires de Notre-Dame des Apôtres, 1876), missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (dits « pères blancs, 1868, et leur branche féminine : les « sœurs blanches »).

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L’autorité politique en France, même quand elle persécute l’Église en métropole (les grandes lois de séparation et de spoliation au tournant des 19e et 20e s.), soutient les missions catholiques francophones comme autant de relais de l’influence française dans le monde. D’autres nations catholiques ne sont pas en reste. L’Italie voit ainsi se fonder les salésiens de Jean Bosco (1846), les missions étrangères de Milan (1850) et les comboniens de Vérone (1850). Le Saint-Siège encourage et guide à travers la Congrégation pour la propagation de la foi (Grégoire XVI, instruction Neminem profecto, 1845). L’enseignement magistériel du 20e siècle Étant données les connotations négatives prises par le terme « propagande » durant le siècle des grands totalitarismes, le pape Paul VI change le nom de la congrégation romaine en charge des missions : en 1967 la Congrégation pour la propagation de la foi devint « Congrégation pour l’évangélisation des peuples ». Ce changement de nom traduit aussi une volonté plus générale de mieux distinguer évangélisation et diffusion d’une certaine culture ou influence politique occidentale. Les destinataires de l’envoi en mission par le Christ en Mt 28,19-20 pouvaient être plus clairement définis : Les évêques • →Jean-Paul II RM 63 « De même que le Seigneur ressuscité confia le précepte de la mission universelle au collège apostolique, avec Pierre à sa tête, de même cette responsabilité incombe avant tout au collège des évêques, avec à sa tête le successeur de Pierre (→Vatican II AG 38). » Les missionnaires • →Jean-Paul II RM 65 « Bien qu’à tout disciple du Christ incombe pour sa part la charge de répandre la foi, le Christ Seigneur appelle toujours parmi ses disciples ceux qu’il veut, pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer prêcher aux peuples païens […]. Aussi par l’Esprit-Saint, qui partage comme il lui plaît les charismes pour le bien de l’Église […], inspire-t-il la vocation missionnaire dans le cœur de certains individus et suscite-t-il en même temps dans l’Église des instituts qui se chargent comme d’un office propre de la mission d’évangélisation qui appartient à toute l’Église (→Vatican II AG). » Tous les chrétiens • →Paul VI EN 13 « L’ordre donné aux Douze — “Allez, proclamez la Bonne Nouvelle” — vaut aussi, quoique d’une façon différente, pour tous les chrétiens. C’est bien pour cela que Pierre appelle ces derniers “un peuple acquis en vue d’annoncer les merveilles” de Dieu (1P 2,9) […]. Du reste, la Bonne Nouvelle […] est pour tous les hommes de tous les temps. Ceux qui l’ont reçue, ceux qu’elle rassemble dans la communauté du salut, peuvent et doivent la communiquer et la diffuser. » • →Jean-Paul II RM 71 « Les papes de ces derniers temps ont beaucoup insisté sur l’importance du rôle des laïcs dans l’activité missionnaire (→Pie  XII EP ; →FD ; →Jean XXIII PP ; →Paul VI EN 70-73) […]. Le Concile Vatican II (→LG 17.33) a confirmé cette tradition, mettant en lumière le caractère missionnaire de tout le Peuple de Dieu, en particulier l’apostolat des laïcs. » • →Jean-Paul II RM 77 « Membres de l’Église en vertu de leur baptême, tous les chrétiens sont coresponsables de l’activité missionnaire. La participation des communautés et des fidèles à ce droit et à ce devoir est appelée “coopération missionnaire”. » Rejet de l’emploi de force • →Jean-Paul II TMA 35 « Il y a un […] chapitre douloureux sur lequel les fils de l’Église ne peuvent pas ne pas revenir en esprit de repentir : le consentement donné, surtout en certains siècles, à des méthodes d’intolérance et même de violence dans le service de la vérité. Il est vrai que pour juger correctement l’histoire, on ne peut se dispenser de prendre attentivement en considération les conditionnements culturels de l’époque : sous leur influence, beaucoup ont pu considérer en toute bonne foi que, pour porter authentiquement témoignage à la vérité, il fallait réduire au silence l’opinion d’autrui ou au moins la marginaliser. De multiples motifs concouraient souvent à la création d’un terrain favorable à l’intolérance, alimentant un climat passionnel auquel seuls de grands esprits vraiment libres et pleins de Dieu réussissaient d’une certaine manière à se soustraire. Mais la considération des circonstances atténuantes ne dispense pas l’Église du devoir de regretter profondément les faiblesses de tant de ses fils qui ont défiguré son visage et l’ont empêchée de refléter pleinement

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l’image de son Seigneur crucifié, témoin insurpassable d’amour patient et d’humble douceur. De ces attitudes douloureuses du passé ressort pour l’avenir une leçon qui doit inciter tout chrétien à s’en tenir fermement à la règle d’or définie par le Concile : “La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance” (→Vatican II DH 1). »

disciples : Paul, le grand apôtre, dépêchait l’un aux habitants de Corinthe (1Co 16,10), établissait l’autre parmi les Crétois (Tt 1,5), en détachait un autre ailleurs. Alors ils se séparaient et se partageaient la prédication, se dispersant jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1,8). D’ailleurs les divins pères qui se levèrent à leur suite dans le monde en usaient de même eux aussi » (179-180).

19-20a enseignez + baptisant + enseignant à observer — (V) L’ordre à suivre • →Jérôme Comm. Matt. « Tout d’abord ils enseignent toutes les nations, puis, après les avoir enseignées, ils les baptisent dans l’eau. En effet, il est impossible que le corps reçoive le sacrement du baptême si l’âme n’a reçu auparavant la vérité de la foi » (2,317 ; = →Raban Maur Exp. Matt. 787.74 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5393 ; →Anonymes In Matt. 221.65). • →Théodore de Mopsueste Hom. cat. 10,14 « Aussi notre Seigneur ajouta-t-il au baptême l’instruction [catéchétique] pour que le baptême devienne la conclusion de [cette] instruction. » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Car la première chose dont nous devons être instruits, c’est la foi : “sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu” (He 11,6). De là vient que, dans l’Église, on catéchise d’abord ceux qui doivent être baptisés […]. Après il donne la charge de les baptiser, comme s’il disait : Celui qui est promu à [cette dignité du baptême], il faut d’abord qu’on lui fasse connaître cette dignité, afin que, par la suite, il ait du respect à son endroit. » *voc19a faites des disciples ; *gra19a faites des disciples Vient ensuite l’enseignement plus détaillé des commandements régissant la vie chrétienne (= →Ludolphe de Saxe Vita 2,80,2 ; →Jansen Tetrat. 311). • Le titre de →Did. résonne comme une réponse exacte à ce commandement : Doctrine du Seigneur (enseignée) aux nations par les douze apôtres. Et pêchant ! • →Patrick Conf. 40 « C’est pourquoi il importe de s’adonner à la pêche comme il faut et avec vigilance, selon l’exhortation et l’enseignement du Seigneur qui dit : “Venez à ma suite et je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes” (Mt 4,19) ; il dit encore par les prophètes : “Voici que j’envoie des pêcheurs et des chasseurs en grand nombre” (Jr 16,16), dit Dieu, et cetera. Aussi était-il très important de tendre nos filets, afin qu’ “une masse énorme”, qu’ “une foule” soit prise pour Dieu et que, pour baptiser et exhorter le peuple qui en a besoin et qui le désire (Mt 28,19-20), il y ait partout des clercs » (113). *mil19-20a ; *chr20a

19a toutes les nations Y compris Israël (sens traditionnel) • →Didasc. apost. 3,6,2 ; →Thomas d’Aquin Lect. Matt. ; →Euthyme Zigabène Exp. Matt. 761 ; →Calvin Comm. NT 3,259 ; →Maldonat Comm. ev. 1,674. À l’exclusion d’Israël (sens rare) À une époque ancienne, dans des œuvres en contexte polémique : • →Ps.-Cyprien Jud. 44-45. Les peuples étrangers • →Paulin de Nole Ep. 18,4-5 (« Lettre à Victrice de Rouen ») : Le Seigneur « t’a choisi pour que son Nom soit sanctifié et qu’il résonne jusqu’au bout de l’Occident sur la terre entière » (238-239). • →Bède le Vénérable Hist. eccl. 1,23 écrit que Grégoire le Grand envoya Augustin de Cantorbéry en mission (*chr19-20) et l’encouragea à poursuivre une pérégrination lointaine et périlleuse, afin de porter du fruit par la souffrance parmi des peuples redoutables et acquérir ainsi une éternelle récompense (52-54). • →Rimbert Vita Ansk. 7 « On m’a demandé si, pour le nom de Dieu, je consentirais à partir vers les nations barbares afin d’y prêcher l’Évangile du Christ. Je n’ai pas voulu repousser cette proposition. Bien plus, je désire de toutes mes forces que l’occasion de partir me soit donnée. Personne ne pourra ébranler ma résolution. »

19a faites des disciples de toutes les nations Renouvellement du premier ordre donné aux hommes dans la Genèse • →Jean Chrysostome Exp. Ps. 147,4 « De même qu’à l’origine il a dit : “Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre” (Gn 1,28), et qu’à travers toute la terre, la parole s’est répandue, de même en a-t-il été après ces mots : “Allez, faites des disciples de toutes les nations” (Mt 20,19), et : “Cet évangile sera proclamé dans le monde entier” (Mt 26,13). En effet, dans un très petit espace de temps, l’ordre s’est accompli jusqu’aux derniers confins de la terre. C’est dans cette vue qu’il disait aussi : “Si le grain de froment ne tombe pas dans la terre et n’y meurt pas, il reste seul ; s’il meurt, au contraire, il produit des fruits abondants” (Jn 12,24). […] Tous les hommes sont primitivement venus d’un seul, la population augmentant selon la loi de la nature ; […] au temps des apôtres en revanche, ce n’est pas selon la loi de la nature, mais selon la grâce que la multitude augmentait. [… Des foules innombrables], et puis encore l’univers entier, enfantés par cette nouvelle naissance, crûrent et se multiplièrent, et manifestaient par les faits la bénédiction qui leur avait été donnée, nés “non du sang ni par la volonté de la chair” (Jn 1,13) mais de la grâce de Dieu » (483). • →Pierre Chrysologue Serm. 80,9 : Par le baptême, « une seule et même puissance recrée, pour le salut, toutes les nations qu’il avait créées pour la vie ». En se dispersant • →Théodore le Studite Cat. 8,15-17 « D’après ce qui suit, les apôtres du Seigneur eux-mêmes n’avaient pas toujours avec eux leurs propres

19b baptisant Administration antique du baptême • →Did. 7,1-4 « Pour le baptême, baptisez de cette manière : après avoir dit auparavant tout ce qui précède, baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit dans de l’eau courante. Si tu n’as pas d’eau courante, baptise dans une autre eau, et si tu ne peux pas dans de l’eau froide, dans de l’eau chaude. Si tu manques de l’une et de l’autre, verse trois fois de l’eau sur la tête au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Que le baptisant, le baptisé et d’autres personnes qui le peuvent jeûnent avant le baptême ; mais ordonne au baptisé de jeûner un jour ou deux auparavant. » Ensevelissement dans le Christ • →Cyrille de Jérusalem Cat. myst. 2,4 « Vous avez été conduits par la main à la sainte piscine du divin baptême, comme le Christ [est allé] de la croix au tombeau qui est devant vous. Et on a demandé à chacun s’il croyait au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Et vous avez confessé la confession salutaire, et vous avez été immergés trois fois dans l’eau, et puis vous avez émergé, signifiant là aussi symboliquement la sépulture de trois jours du Christ » (111-113). Sacrement nécessaire au salut • →Albert le Grand Sup. Matt. « Ici, il est question du seul sacrement qui est la porte d’entrée des sacrements, qui donne l’existence spirituelle par laquelle s’effectue la génération spirituelle, qui est nécessaire au salut au juste comme à l’injuste, lorsque la nécessité n’exclut pas le sacrement. Dans ce cas, le baptême du feu ou du sang remplace et tient lieu de sacrement. » 19b au nom Le Dieu unique • →Origène Fr. Matt. 572 « Un est le Sauveur, unique est le salut. » • →Jérôme Comm. Matt. « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; ainsi de ceux dont la divinité est une, unique sera le don ; nommer la Trinité, c’est nommer le Dieu unique » (2,317 ; = →Anonymes In Matt. 221.68). • →Éphrem le Syrien Diat. 19,15 « Il ne dit pas : Au nom du Père, et au nom du Fils, et au nom de l’Esprit, pour montrer qu’ils sont une seule nature, parce qu’il a nommé trois personnes en un seul nom » (cf. →Basile de Césarée Spir. Sancto 24 ; 43 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5407).

Matthieu ,-

• →Théodore de Mopsueste Hom. cat. 10,14 insiste sur l’unité de nature visée à travers les trois noms : « À ceux, en effet, qui avaient quitté les dieux mensongers et appris qu’unique est la nature divine — qui de [toute] éternité existe et est cause de tout, qui est Père, Fils et Esprit Saint, — il convenait de recevoir en ces noms le don du baptême, accordé en vue d’une jouissance merveilleuse et en gage d’ineffables biens à venir. C’est en invoquant ces noms que se fait au baptême la profession [de foi], parce que ces noms-là qui sont invoqués sont ceux de cette unique nature divine qui de toute éternité existe et est cause de tout, qui peut de rien créer toute chose, de tout temps en prend soin et les gouverne. » • →Vigile Sanct. « Il dit “au nom”, il n’a pas dit “aux noms”, afin que en ceux en qui il y a une unique force, une unique puissance, une unique divinité, une unique éternité, une unique gloire, une unique toute-puissance, une unique béatitude, une unique opération et une unique nature, demeure aussi l’intégrité d’un unique nom. Car rien dans la divinité n’est différent, puisque seule la propriété manifeste des personnes est désignée par la distinction. Tout donc qu’est la Trinité demeure une divinité consubstantielle et sans différence » (→DzH 415) ; de même →Pélage I Hum. gen. (→DzH 441). • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 485 insiste sur le fait que les trois partagent le même « nom » (cf. →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5407 ; →Albert le Grand Sup. Matt.). *gra19b 19b du Père et du Fils et du Saint-Esprit Trinité La formulation trinitaire apparaît dans des documents chrétiens très anciens et très répandus (1Co 12,4-6 ; 2Co 13,13 ; 1P 1,2 ; 1Jn 3,23-24 ; →Did. 7,1.3 ; →Od. Sal. 23,22 ; →Ac. Jn. 94 ; →Or. sib. prologue 15-16). *lit19b RITE La formule remonte au Christ lui-même • →Tertullien Bapt. 13,3 ; →Hilaire de Poitiers Trin. 2,1 ; • →Théodore de Mopsueste Hom. cat. 10,13 « Chacun de nous, c’est au nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint que nous avons été baptisés, selon l’enseignement de nos pères, [enseignement venu] de la tradition de Notre Seigneur, en sorte qu’il est évident et certain à tous que conséquemment c’est la doctrine de la foi véridique que nos pères nous transmirent selon le commandement du Christ. Et les mots mêmes du Credo ne sont rien d’autre qu’une explication et interprétation des paroles de la tradition [inaugurée] par Notre Seigneur. Car celui-ci, en ordonnant “Enseignez les nations au nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint”, nous a indiqué manifestement qu’unique est la nature divine du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. » *theo19b Explication de la formule par les causalités déployées dans le sacrement du baptême • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Dans le Christ, il y a deux choses : l’humanité et la divinité. L’humanité est le chemin, et non la fin. […] Il fallait donc que deux choses soient indiquées : l’humanité et la divinité. Par le [geste du] baptême, l’humanité était signifiée (Rm 6,4), et par la forme des paroles, la divinité, en sorte que la sanctification se réalise par la divinité. […] Par le baptême s’opère une régénération, et pour une régénération trois choses sont nécessaires : premièrement celui pour qui elle se réalise ; deuxièmement, par qui ; troisièmement, comment. Pour qui ? Pour Dieu le Père (Jn 1,12 ; Rm 8,29). Par qui ? Par le Fils (Ga 4,4-5) […]. Comment ? Nous avons reçu le don de l’Esprit Saint (Rm 8,15). Il fallait donc que soient mentionnés le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ceux-ci se trouvaient au baptême du Christ, car le Fils était celui par qui, le Père celui de qui, et le Saint-Esprit était représenté par la colombe. » L’action du Saint-Esprit dans le baptême • →Didyme d’Alexandrie Trin. 2,12 « Le Saint-Esprit étant Dieu renouvelle dans le baptême, en union avec le Père et le Fils. Il nous ramène, d’un état de laideur, à notre beauté primitive. […] Il nous libère du péché et de la mort, et, à partir de l’existence terrestre, c’est-à-dire de la poussière et de la cendre, il fait de nous des hommes spirituels, participants de la gloire divine, fils et héritiers de Dieu le Père. Il nous rend conformes à l’image de son Fils, dont il nous fait les cohéritiers et les frères, destinés à être glorifiés et à régner avec lui. […] Tous ceux qui ont eu foi dans le Christ, dit saint Jean, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jn 1,12). […] et il a montré que ce Dieu qui engendre est le Saint-Esprit, lorsqu’il a ajouté cette parole du Christ : “Oui, vraiment, je te le dis :

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Personne, à moins d’être engendré de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu” (Jn 3,5) » (667-671). 20a observer tout ce que je vous ai commandé La foi implique les œuvres • →Raban Maur Exp. Matt. 787.85 « Qu’ils fassent tout ce qui a été prescrit, car de même que le corps est mort sans l’esprit, de même la foi est morte sans les œuvres (Jc 2,26). » • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Suffit-il au salut de croire et d’être baptisé ? Non, car l’instruction portant sur les mœurs est aussi nécessaire. » Sola Scriptura Pour les réformés, la prédication de l’Église est étroitement liée à l’enseignement de Jésus par ces paroles contenant un ordre formel : les apôtres ne doivent enseigner que les paroles mêmes du Seigneur (→Calvin Inst. 4,8,4) et le pape ferait bien de conformer le privilège qu’il prétend avoir à cette règle (→Calvin Comm. NT). • →Jansen Tetrat. 311 répond en évoquant la tradition vivante, qui ne comporte pas seulement ce qui a été mis par écrit mais ce qui est transmis par oral dès l’origine. 20b je suis avec vous tous les jours Assistance • →Jérôme Comm. Matt. « Il leur dit qu’ils seront toujours vainqueurs et qu’il ne s’éloignera jamais de ses fidèles » (2,319 ; = →Anonymes In Matt. 222.87). • →Théodore le Studite Cat. 11,8 « […] jour après jour, suivez le chemin de Dieu, le tenant étroitement attaché à vous par sa promesse ; en effet, lui-même a dit, par l’intermédiaire de ses apôtres, à tous ceux qui recherchent sa volonté et ses témoignages (Ps 119,31) qu’il serait avec eux jusqu’à la fin du monde » (195). Présence intime • →Jérôme Ep. 21,7 « Ce n’est pas en vertu d’une localisation spatiale, mais par le cœur que nous sommes avec Dieu ou que nous nous en éloignons. C’est dans ce sens qu’il dit à ses disciples : “voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde”. » Présence dans l’Église • →Léon le Grand Serm. 50,3 (12e sermon sur la passion) « Sans doute, il n’appartient pas à la vie présente, mais à l’éternelle, que “Dieu soit tout en tous” (1Co 15,28) ; pourtant, même maintenant, il habite inséparablement son temple, qui est l’Église, selon qu’il l’a promis lui-même par ces paroles : “Et moi je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde” » (3,155). Présence par la Providence • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,321. Emmanuel • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5514 « De même quand il fut promis par la bouche de tous les prophètes, et qu’il fut donné visiblement, devenu “Dieu avec nous”, ainsi parce qu’il devint “Dieu avec nous”, il ne peut pas ne pas être avec nous. » Modalités de présence • →Raban Maur Exp. Matt. « Il faut noter que la majesté divine est partout présente, d’une certaine manière aux élus et d’une autre aux réprouvés. En effet, aux réprouvés, c’est selon la puissance de la nature [divine] insaisissable qu’il est présent, par laquelle il connaît toute chose ancienne et nouvelle, il pénètre les pensées à l’avance et prévoit tous les chemins des individus. Aux élus, il est présent par la grâce d’une bienveillante protection, par laquelle il les enseigne spécialement à travers les dons ou les peines de la vie présente, comme un père avec ses fils, et il les entraîne par son enseignement vers la possession de leur héritage futur » (788.3 ; = →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,5460 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1501D). • →Albert le Grand Sup. Matt. « “Et voici que je suis avec vous.” Cinq éléments : la démonstration de la puissance divine, son premier et véritable auteur, sa transmission dans les ministres, sa succession par les ministres et sa durée jusqu’à la fin du monde. Il indique la démonstration lorsqu’il dit “Et voici”. […] Il indique l’autorité : “moi”. […] Il indique la transmission de la puissance : “avec vous”. […] Cependant, Dieu est avec

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nous de diverses manières : il est avec nous lorsque nous méditons. […] Mais il l’est également lorsque nous travaillons. […] Mais ici, il veut dire : “je suis avec vous” dans les actes de puissance de l’Église. […] “Tous les jours.” Il faut entendre par là la succession de la lumière de l’Église. […] “Jusqu’à la consommation du siècle.” Il s’agit là de la durée. Car alors il règnera avec nous dans le monde. […] Car il est le Christ, “prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisedech” (Ps 110,4 ; He 7,17.21). » Certitude • →Grégoire de Nysse Or. cat. 34 « Toute chose existante a un caractère propre qui fait connaître sa nature : le propre de la nature divine, c’est la vérité. Or le Christ a annoncé qu’il serait présent à ceux qui l’invoqueraient (Mt 7,7 ; Jn 14,13 ; 15,7.16 ; 16,23), qu’il serait présent au milieu des croyants (Mt 18,20 ; 28,20) et qu’il demeurerait en tous et qu’il serait avec chacun (Jn 14,23). Nous n’aurions donc plus guère besoin d’une autre preuve établissant que la divinité est présente aux événements qui se produisent. » Promesse faite pour le futur et dans le passé • →Jean Chrysostome Hom. Matt. 90,2 « Il dit qu’il sera non seulement avec eux, mais avec tous ceux qui, après eux, croiront en lui. Les apôtres ne devaient pas vivre jusqu’à la fin du monde ; c’est qu’il parle aux croyants comme à un seul corps. Ne me parlez donc pas, leur dit-il, de la difficulté de ces missions, parce que je suis avec vous, moi qui rends toutes choses faciles. Cela, il le disait aussi, continuellement, aux prophètes, dans l’Ancien Testament, à Jérémie, qui lui opposait sa jeunesse, à Moïse et à Ézéchiel, qui hésitaient : “Moi, je suis avec vous” » (789.53 ; = →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 485 ; →Euthyme Zigabène Exp. Matt. 764 ; →Maldonat Comm. ev. 1,679 ; →Bullinger Comm. Matt. 266B). 20b jusqu’à la consommation du siècle (V) Et de suite • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 72,1 « Ce “jusqu’à ce que” sera donc pareil à celui que nous trouvons chez Matthieu, là où il est dit que Joseph ne connut pas Marie “jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son Fils premier-né” (Mt 1,25). Car il ne la connut pas davantage ensuite. Ou bien ce “jusqu’à ce que” sera pareil à celui du Psaume : “Nos yeux sont levés vers le Seigneur notre Dieu jusqu’à ce qu’il nous prenne en pitié” (Ps 123,2). Car ils ne se détourneront pas de lui, lorsqu’il commencera de nous prendre en pitié. Ou encore ce “jusqu’à ce que” sera comme dans les paroles du Seigneur aux Apôtres : “Voici que je suis avec vous jusqu’à la fin du temps.” Ce n’est pas qu’il ne sera plus avec eux ensuite » (5,113). • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Il ne dit pas cela comme si, ensuite, il ne devait être avec nous que jusqu’à la consommation du temps, mais parce que, par la consommation, nous serons alors dans la gloire (Ap 21,3). » + Mystique + 18a Jésus leur parla disant Apothéose • →Guerric d’Igny Serm. : « Premier sermon pour la résurrection du Seigneur » 6 : « Il a d’abord envoyé les anges, les femmes et les apôtres comme témoins et messagers de sa résurrection ; et maintenant, il nous crie lui-même du haut du ciel : “Me voici, moi que vous avez pleuré comme un mort pendant ces trois jours. Je suis mort pour vous, il est vrai, mais me voici en vie” (Ap 1,18), et “tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre”. “Venez à moi, vous tous qui souffrez de la faim, et je vous restaurerai” (Mt 11,28) » (2,229). 18b tout pouvoir Libération du jugement • →Bernard de Clairvaux Serm. Epiph. 2,5 « Le Père a […] accepté le sacrifice de son Fils unique, sacrifice nouveau et filial ; et à partir de ce moment, il n’a plus voulu juger personne, mais “il a remis tout jugement au Fils” (Jn 5,22), si bien que désormais nous respirons en toute sécurité entre les mains de l’homme qui a souffert pour nous et avec nous, cet homme à qui, assurément, “tout pouvoir a été remis au ciel et sur la terre”. “Qu’est-ce donc qui nous séparera de son amour ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, le péril, le glaive ?” (Rm 8,35).

Rien de tout cela, car il a tout pouvoir sur la terre. Alors quoi ? “L’Ange ? Les Principautés ? Les Puissances ?” (Rm 8,38). Absolument pas, car il a tout pouvoir dans le ciel » (99). Souveraineté parfaite • →Cabasilas Vita 4,95-97 « Car régner par la crainte ou contre un salaire, ce n’est pas gouverner véritablement par soi-même, mais c’est aux espoirs et aux menaces qu’il faut attribuer la cause de cette obéissance. De même qu’il ne gouvernerait pas au sens propre celui qui gouvernerait par ces deux ressorts, de même il n’est pas possible non plus de servir véritablement Dieu, lorsqu’on se soumet à lui de l’une de ces deux sortes de soumission. […] C’est pourquoi il dit : “Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre”, comme si c’était quelque chose de nouveau pour lui qui avant tous les siècles était le Maître du monde, qu’avec les créatures des cieux la nature humaine aussi l’ait reconnu comme le Maître universel. […] En s’unissant ainsi une fois pour toutes aux corps et aux âmes, il s’est rendu maître non seulement des corps mais aussi des âmes et des libertés et il règne d’une royauté vraiment souveraine et pure, les régissant par lui-même comme l’âme régit le corps et la tête les membres » (1,345-347). 19-20 Bienfait divin • →Grégoire de Narek Prières 60,5 « Tu as montré des exemples ineffables de bienfaits, / dignes d’être commémorés et fêtés, / bienfaits réalisés par Toi et par tes Apôtres. / Tu as ordonné de porter à tous sans exception, / aux sauvages et aux plus éloignés, / le salut au goût suave » (325). 20b je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle Présence dans l’Église • →Cabasilas Sacr. 18,7-8 « “La sainteté convient à votre maison, Seigneur” (Ps 93,5). Par “sainteté”, il entend les sacrifices, les offrandes, tout le culte dû à Dieu. En affirmant que cela est dû à la maison de Dieu, il montre que cette maison n’est pas déserte et vide de Dieu, mais qu’elle possède en elle le maître de la maison en personne. Car si la maison de Dieu était vide, elle n’aurait aucun droit aux hommages qui ne conviennent qu’à Dieu seul. C’est la même affirmation que le Seigneur ajoute à ce qu’il vient de dire, en promettant d’être toujours avec son Église. Or, l’Église est appelée maison du Dieu vivant par Paul, quand il dit : “Tu sauras comment te conduire dans la maison de Dieu, qui est l’Église du Dieu vivant” (1Tm 3,15). “Voici que je suis avec vous” (Mt 28,20), assure le Sauveur. Et ce que le psalmiste exprime par les mots : “pour toute la durée des jours” (Ps 93,5), le Seigneur l’affirme clairement : “tous les jours jusqu’à la fin du monde” » (140-143). • →Grégoire de Narek Comm. Cant. 7,11-12 « Même après l’Ascension, il se promena encore avec les apôtres et leurs disciples, avec les docteurs et les martyrs pour prêcher et pour voir la fleur et le fruit de la parole de foi. De cela témoigne encore la promesse du Seigneur : “Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde.” Et comme les apôtres ne sont pas arrivés jusqu’à la fin du monde, il est clair que jusqu’à maintenant il est avec tous les croyants, pour contempler les fleurs et pour se réjouir de la production des fruits » (369-370). Présence dans l’Eucharistie • →Angèle de Foligno Visionum : Le très saint sacrement de l’autel, « Jésus-Christ l’a institué, parce que son amour dépasse les paroles. Comme ses entrailles criaient vers nous, il s’est jeté là tout entier, tout entier et pour toujours, jusqu’à la consommation des siècles. Ce n’est pas seulement en mémoire de sa mort qu’il institua l’Eucharistie ; non, c’est pour rester tout entier avec nous, tout entier et pour toujours » (308). • →Cabasilas Sacr. 28,3-4 « Le Paraclet est présent invisiblement, parce qu’il n’a point porté un corps ; tandis que le Sauveur, par le moyen des redoutables et saints mystères, se prête à nos regards et à notre toucher, parce qu’il a reçu notre nature et qu’il la garde à jamais. Telle est la vertu du sacerdoce, tel est le Prêtre. Car, après s’être offert une fois et s’être immolé, il n’a pas cessé son sacerdoce, mais il exerce perpétuellement pour nous cette liturgie, en vertu de laquelle il est à jamais notre avocat auprès de Dieu ; en raison de quoi il lui a été dit : “Tu es prêtre pour l’éternité” (Ps 110,4 ; cf. He 7,17.21) » (179).

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• →Édith Stein Secret (« La Sainte Face ») « Toi qui as aimé les Tiens / Comme jamais aucun homme n’a aimé sur cette terre, / Tu nous as fait, en quittant la terre, / La promesse consolante / De rester “avec nous jusqu’à la fin des temps”. / Maintenant Tu habites caché au milieu de nous. / En tous temps et en tous lieux / Se déversent hors de Ta tente / Consolation, lumière et force dans les âmes ici-bas / Qui se réfugient auprès de Toi. / Elles regardent avec amour vers la petite hostie, / Image silencieuse de la pureté et de la paix. / Pourtant, dans le cœur de ceux qui T’aiment, jamais ne se tait / Le désir ardent de Te voir en personne, / Toi le plus beau de tous les enfants des hommes (Ps 45,3) » (56-57). Présence intérieure • →Cabasilas Vita 1,5-6 « Après avoir fourni à la terre les semences de la vie (Mt 13,1-23) et jeté le feu (Lc 12,49) et le glaive (Mt 10,34), il ne s’est pas aussitôt retiré en laissant aux hommes le soin de faire pousser, de nourrir, d’allumer et de manier ; au contraire, c’est lui qui est réellement présent, “opérant en nous le vouloir et l’agir” (Ph 2,13), comme l’a dit le bienheureux Paul ; le feu, c’est lui qui l’allume et lui qui l’applique ; le glaive, c’est lui qui le tient ; bref, “la hache ne se glorifiera pas sans celui qui la brandit” (Is 10,15) […]. Pourtant le Seigneur n’a pas seulement promis aux saints d’être avec eux, mais encore de demeurer parmi eux (Jn 15,4), et, qui plus est, d’établir en eux sa demeure (Jn 14,23). Que dis-je ! Selon l’écriture, il leur est uni avec une telle philanthropie qu’il est avec eux un seul esprit » (1,81). *chr20b je suis avec vous tous les jours

+ Théologie + 18b Il m’a été donné tout pouvoir au ciel et sur terre CHRISTOLOGIE Intronisation Mt transmet ici une christologie primitive d’intronisation (→Jésus roi des Juifs) : par sa résurrection, Jésus est exalté et fait maître du cosmos (cf. Ep 1,20-23 ; Ph 2,9-11 ; Col 1,15-20 ; *bib18b ; *ref18b). Mt 9,6 insistait déjà sur le pouvoir de Jésus sur terre durant son ministère. Ici, l’accent est placé sur son triomphe total dans l’univers (*gra18b) : c’est désormais lui qui assurera que la volonté de Dieu soit faite sur terre comme au ciel (Mt 6,10 ; *pro18b au ciel et sur terre) et va unir le monde terrestre et le monde céleste de Dieu et des anges. Habitation du Nom Le v. témoigne peut-être aussi d’une christologie primitive de l’habitation du Nom (*gra19b ; cf. Jn 17,11 ; Ph 2,9 ; →Év. vér. 38,5-15) : la puissance de Dieu (*voc19b) est désormais partagée avec le Fils et le Saint-Esprit. 19-20a MISSIOLOGIE Importance de la prédication L’ordre de baptiser et d’enseigner montre que l’expansion de la bénédiction messianique ne doit pas se faire par la voie d’une domination, mais par celle d’une initiation. Parole La grâce de la vie nouvelle inaugurée par le Christ en sa résurrection se transmet ordinairement par la parole le concernant et culmine dans l’heureuse annonce (Évangile) de sa résurrection : • 1P 1,3.23.25 « […] dans sa grande miséricorde, [Dieu] nous a engendrés de nouveau par la résurrection de Jésus Christ d’entre les morts, pour une vivante espérance […]. [Vous avez été] engendrés de nouveau d’une semence non point corruptible, mais incorruptible : la Parole de Dieu, vivante et permanente […]. C’est cette Parole dont la Bonne Nouvelle vous a été portée. » Repentir Cette parole doit provoquer efficacement une conversion : • →Trente 6e session (« Décret sur la justification ») cite les v.19-20a comme argument pour la nécessité d’une préparation à la justification (→DzH 1527). 19a toutes les nations MISSIOLOGIE non supersessioniste Avec la résurrection, la mission s’étend d’Israël à la terre entière, mais sans abandonner Israël. Comme chacune des branches du judaïsme des partis, la

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communauté des disciples de Jésus ne prétend pas remplacer Israël, ni lui succéder, mais l’être. *voc19a toutes les nations ; *bib19a ; →Théologie Mt d’Israël ECCLÉSIOLOGIE Universalité de l’Église • →CEC 849 (qui cite le v.19) reprend les enseignements du concile Vatican II et des papes en insistant sur la catholicité transnationale et enracine l’ordre de Jésus dans l’amour trinitaire (→CEC 850-851). 19b les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit DOGMATIQUE Sacrements : institution divine du baptême ? Pour nombre de confessions protestantes, ce v. constitue la preuve par excellence de l’institution du baptême par le Christ (par opposition à d’autres sacrements pour lesquels la lettre de l’Écriture est moins explicite) : • →Luther Groß. Kat. ; • Catéchisme de l’Église de Genève (1542) ; • The Scottish Confession of Faith (1560). Une fois que l’exégèse met en question l’attribution historique de ces paroles à Jésus lui-même, en y voyant plutôt le reflet d’un rite universellement pratiqué par les communautés primitives, les réformés seraient-ils invités à repenser les autorités respectives de la tradition et de l’Écriture dans la définition de la foi ? (cf. →Luz Matthäus 4,453-454). 20b Et voici : moi je suis THÉOLOGIE Mt / DOGMATIQUE / CHRISTOLOGIE Jésus agit comme Dieu : Jésus Dieu-avec-nous Jésus se présente ici comme la nouvelle présence du Seigneur, dans l’acte d’appeler et d’envoyer. Le Seigneur Le Seigneur avait choisi douze tribus de la descendance d’Abraham pour témoigner de son alliance pour tous les peuples. À commencer par les nations hostiles environnantes, tous finiraient par reconnaître la bénédiction destinée à tous à travers les tribus d’Israël (non sans l’exigence ambigüe d’une soumission totale à Israël). Jésus Jésus réitère ces actes distinctifs du Dieu d’Israël. Par son libre choix des Douze (Mt 10,1), par l’annonce en Mt 23,34 (« voici : j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes »), par l’appel de témoins choisis en vue du rassemblement définitif d’Israël (cf. Mt 23,37). Les bénédictions divines sont concentrées en lui pour être universellement répandues. 20b moi je suis avec vous tous les jours DOGMATIQUE Comment ? SACRAMENTAIRE Présence dans l’Eucharistie Présence réelle et substantielle • →Urbain IV Trans. « D’autres réalités dont nous faisons mémoire, nous les embrassons par l’esprit et par l’intelligence, mais nous n’en possédons pas pour autant la présence réelle. Mais dans cette commémoration sacramentelle du Christ, Jésus Christ nous est présent, certes sous une autre forme, mais dans sa propre substance. Avant de monter au ciel il dit en effet aux apôtres et à leurs successeurs : “Voici, je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles”, et il les conforta par la promesse bienfaisante qu’il demeurera et sera aussi avec eux d’une présence corporelle » (→DzH 846). →Adoration eucharistique durant les liturgies ; →Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques Présence ineffable • →Thomas d’Aquin Sacerd., lecture des matines, parle du « mode ineffable de la présence divine dans le sacrement visible ». Dans sa théologie, il évite de parler de présence corporelle du Christ dans le sacrement, ce qui reviendrait à le « localiser » alors que seuls les accidents sont dans un lieu (→Comm. Sent. 4,10,1 ad 4 ; →Resp. art. 33 : corpus Christi non est in sacramento ut in loco). À la fin de son œuvre, il parle de « présence corporelle » en un sens fonctionnel : le Christ devient moins présent au croyant, qu’il ne rend présent les croyants à lui, en mettant un très fort accent sur la communion d’amitié établie par le sacrement : • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 75,1 ad. 1 « C’est par charité que [le Christ] a pris, pour notre salut, un vrai corps de même nature que le nôtre. Et parce que la propriété essentielle de l’amitié, selon Aristote, est “qu’on partage la vie de ses amis”, il nous a promis pour récompense sa présence corporelle : “Là ou sera le corps, là se rassembleront les aigles”

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(Mt 24,28). En attendant toutefois, il ne nous a pas privés de sa présence corporelle pour le temps de notre pèlerinage, mais, par la vérité de son corps et de son sang, il nous unit à lui dans ce sacrement. Ce qui lui fait dire : “Qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui” (Jn 6,56). » *theo17a ECCLÉSIOLOGIE Présence dans la hiérarchie sacrée Le parallèle entre la présence du Christ dans la chair et dans l’Église est illustré par la structure de deux livres de Lc, ce que la tradition développe par la doctrine de la présence du Christ dans ses apôtres et leurs successeurs. • →Vatican I PA (préambule) « L’éternel pasteur et gardien de nos âmes (1P 2,25), afin de perpétuer l’œuvre salutaire de la rédemption, a décidé de fonder l’Église, dans laquelle, comme en la maison du Dieu vivant, tous les fidèles seraient rassemblés par le lien d’une seule foi et d’une seule charité. C’est pourquoi, avant d’être glorifié, il pria son Père non seulement pour les apôtres, mais aussi pour ceux qui croiraient en lui, à cause de leurs paroles, pour que tous soient un, comme le Fils et le Père sont un (Jn 17,20-21). De même qu’il envoya les apôtres qu’il s’était choisis dans le monde (Jn  15,19) comme lui-même avait été envoyé par le Père (Jn 20,21), ainsi voulut-il qu’il y eut dans son Église des pasteurs et des docteurs “jusqu’à la fin du monde” (Mt 28,20) » (→DzH 3050). RÉFORME Modes de présence du Christ Curieusement les réformés évoquent rarement la présence du Christ ressuscité en sa parole et ses commandements. • →Calvin Inst. 4,17,26.30 évoque une présence spirituelle du Christ en sa majesté par contraste avec son absence physique (Mt 26,11). • →Calvin Comm. NT 3,255-256 suggère une présence « œcuménique » et non pas seulement pour une seule dénomination des disciples. Peut-être Calvin est-il gêné par son insistance, dans la polémique contre la →transsubstantiation eucharistique, sur le fait que le Christ ressuscité est physiquement au ciel, et seulement au ciel ? + Philosophie + 18b Il m’a été donné tout pouvoir Une victoire parfaite ? Dans le mystère pascal parachevé par l’ascension du Christ (non racontée par Mt), Hegel voit l’accomplissement parfait du mouvement absolu de l’esprit réalisé en un individu : *phiCol 3,1. D’autres philosophes ont décliné ce triomphe en divers domaines. Souveraineté cordiale du Christ • →Pascal Pensées (À P. R. 2) « Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas, que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. […] Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère, ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu » (Laf. 149 ; Sel. 182). Dans son aveu d’incrédulité, Wittgenstein tombe sous le coup de cette accusation : *phi1Co 12,3. Souveraineté morale du Christ • →Kant Religion 2,2 « L’issue morale de ce combat, du côté du héros de cette histoire (jusqu’à sa mort), n’est pas, à proprement parler, la défaite du mauvais principe — puisque son règne dure encore et qu’il faut, en tout cas, que vienne une nouvelle époque où il sera détruit — mais seulement un amoindrissement de sa puissance, puisqu’il ne peut plus retenir, contre leur volonté, ceux qu’il a eus si longtemps pour sujets, maintenant que pour eux s’est ouverte une autre domination morale (car il faut que l’homme se range sous une domination de ce genre), une république (Freistatt) où ils peuvent trouver aide et protection pour leur moralité, s’ils veulent quitter leur ancien tyran » (Ak 6,82-83).

Souveraineté intellectuelle du Christ • →Spinoza Tractatus 1 « Pour qu’un homme perçût par l’âme seule des choses qui ne sont point contenues dans les premiers fondements de notre connaissance et n’en peuvent être déduites, il serait nécessaire que son âme fût de beaucoup supérieure à l’âme humaine et la dépassât beaucoup en excellence. Je ne crois donc pas qu’aucun se soit élevé au-dessus des autres à une telle perfection si ce n’est le Christ à qui les décisions de Dieu qui conduisent les hommes au salut, ont été révélées, sans paroles ni visions, immédiatement ; de sorte que Dieu s’est manifesté aux apôtres par l’âme du Christ, comme autrefois à Moïse par le moyen d’une voix aérienne. La voix du Christ peut donc être appelée Voix de Dieu comme celle qu’entendait Moïse. En ce sens nous pouvons dire que la Sagesse de Dieu, c’est-àdire une sagesse supérieure à l’humaine, a revêtu dans le Christ la nature humaine, et que le Christ a été la voie du salut » (37). 19a Allant, faites des disciples Mission par témoins et par foi humaine • →Guitton Problème « Dire que les manifestations du Ressuscité étaient utiles pour soutenir la foi ne signifie pas qu’elles sont le produit de la foi. C’est, au contraire, suggérer l’inverse, puisque c’est insister sur des expériences antérieures à la foi, et qui ne sont pas ses effets mais ses conditions. Je distingue le fait divin de la Résurrection de ses signes divino-humains. Les preuves et les signes de la Résurrection ne la constituent pas. Ils sont seulement nécessaires pour faire passer la Résurrection dans la catégorie de l’historique et du témoigné. La mission, faite par témoins, et par foi humaine, semble avoir été choisie par Dieu sur cette planète comme moyen de propager la foi divine » (199). 19b les baptisant Le baptême, lien politique entre le Christ-roi et ses sujets Décidé à fonder le pouvoir le mieux possible, Hobbes prend le temps, après s’être longuement attardé sur l’origine naturelle de la souveraineté, de considérer son origine divine. Reprenant les Écritures, il fait dériver la royauté du Christ d’un pacte (celui du salut) dont le gage est le baptême. Tant que les clauses de ce contrat ne sont pas réalisées, le Christ n’est pas roi et il n’y a pas de société chrétienne. Il réaffirme au niveau surnaturel la primauté du contrat. Il n’y a jamais de pouvoir politique avant que différents partis ne s’accordent pour transférer leur puissance à un tiers. Dieu n’échappe pas à la règle : • →Hobbes Leviathan ch.41 « Dans la mesure où celui qui rédime n’a aucun titre sur la chose rédimée, avant la Rédemption et le paiement de la rançon, et dans la mesure où cette rançon est la mort du rédempteur, il est manifeste que notre Sauveur, en tant qu’homme, n’était pas le roi de ceux qu’il rédimait avant d’avoir souffert la mort, c’est-à-dire durant sa vie corporelle sur la terre. Je dis qu’il n’était pas alors roi à ce moment-là, en vertu du pacte que les fidèles font avec lui par le baptême » (98) ; « Pour ce qui est la troisième partie de sa fonction […] d’être roi […], ce royaume ne devait pas commencer avant la résurrection. Mais alors, il sera roi, non seulement en tant que Dieu (en ce sens, il est déjà roi, et le sera à jamais, de toute la terre, en vertu de sa toute-puissance), mais aussi particulièrement roi de ses élus, en vertu du pacte qu’ils font avec lui par leur baptême » (3,100). 19a enseignez toutes les nations (V) L’universalité christique Enseignement du Christ destiné à tous • →Spinoza Tractatus 12 « Nous percevons facilement par là en quel sens Dieu doit être conçu comme l’auteur de la Bible ; c’est à cause de la vraie Religion qui s’y trouve enseignée, non parce qu’il aurait voulu communiquer aux hommes un nombre de livres déterminé. Nous pouvons aussi savoir par là pourquoi la Bible est divisée en livres de l’Ancien Testament et du Nouveau ; c’est parce qu’avant la venue du Christ, les Prophètes avaient accoutumé de prêcher la Religion seulement comme loi de la nation israélite, et tiraient leur force du pacte conclu au temps de Moïse ; tandis qu’après la venue du Christ, les Apôtres prêchèrent la même Religion à tous comme loi catholique, et tirèrent leur force de la passion du Christ. Ce n’est pas que les livres du Nouveau Testament diffèrent par la doctrine de ceux de l’Ancien ni qu’ils aient été écrits comme charte d’une alliance, ni enfin que la religion catholique, naturelle au plus haut point,

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fût nouvelle, sauf à l’égard des hommes qui ne la connaissaient pas : “elle était dans le monde et le monde ne l’a pas connue” (Jn 1,10) » (222). L’analyse de la division entre AT et NT, loi nationale israélite et loi catholique universelle, qu’effectue ici Spinoza, a été reprise par de nombreux auteurs, entre autres Kant et Bergson : *phi15b. Enseignement du Christ adapté à tous • →Spinoza Tractatus 4 « […] le Christ a été envoyé pour enseigner non seulement les Juifs, mais tout le genre humain (praesertim cum non ad solos Judaeos, sed totum humanum genus docendum missus fuerit), de sorte qu’il ne suffisait pas qu’il eût une âme adaptée aux opinions des Juifs seulement ; elle devait l’être aux opinions communes à tout le genre humain et aux enseignements universels, c’est-à-dire en rapport avec les notions communes et les idées vraies » (92). *phiAc 2,1-13 ; →Spinoza et les Écritures 19b au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Difficulté de l’enseignement trinitaire La doctrine trinitaire est un fondement du christianisme, que les premiers auteurs chrétiens ont élaboré à partir de leur lecture et de leur méditation des textes bibliques (*chr19b). Elle fait écho à des spéculations sur l’articulation entre l’un et le multiple dans certains courants juifs contemporains (*ptes19b) et s’est heurtée à l’incompréhension de certains érudits païens comme Celse (→Origène Cels. 8,3-16) et musulmans (*isl19b). La critique rationaliste s’inscrit dans ce sillon polémique, comme l’illustre l’attaque du baron d’Holbach ci-dessous. Le projet d’Hegel vise à montrer la nécessité de ce dogme dans sa pensée du déploiement rationnel de l’Histoire. L’enseignement trinitaire, une superstition archaïque • →Holbach Christianisme ch.7 « Est-il bien vrai que le christianisme n’admette qu’un seul Dieu, le même que celui de Moïse ? Ne voyons-nous pas les chrétiens adorer une divinité triple, sous le nom de “Trinité” ? Le Dieu suprême génère de toute éternité un fils égal à lui ; de l’un et de l’autre de ces dieux, il en procède un troisième, égal aux deux premiers ; ces trois dieux, égaux en divinité, en perfection, en pouvoir, ne forment néanmoins qu’un seul Dieu. Ne suffit-il donc pas d’exposer ce système, pour en montrer l’absurdité ? N’est-ce donc que pour révéler de pareils mystères, que la divinité s’est donné la peine d’instruire le genre humain ? Les nations les plus ignorantes, et les plus sauvages, ont-elles enfanté des opinions plus monstrueuses, et plus propres à dérouter la raison ? […] Quant aux Juifs, contents du Dieu unique, que leur législateur leur avait annoncé, ils n’ont jamais songé à le tripler. Le second de ces dieux, ou, suivant le langage des chrétiens, “la seconde personne de la Trinité”, s’est revêtue de la nature humaine, s’est incarnée dans le sein d’une vierge […]. Qui ne voit que ces notions absurdes sont empruntées des Égyptiens, des Indiens et des Grecs, dont les ridicules mythologies supposaient des dieux revêtus de la forme humaine, et sujets, comme les hommes, à des infirmités ? » (93-97). La Trinité de Dieu, dévoilée dans la réception communautaire de la mort du Christ et accomplie par l’Histoire • →Hegel Philosophie 1969-1980 « Telle est pour la communauté l’histoire de l’apparition de Dieu. Cette histoire est l’histoire divine, ce par quoi la communauté est parvenue à la certitude de la vérité. C’est à partir de là que s’est formée la conscience consistant à savoir que Dieu est trinitaire. La réconciliation dans le Christ dans laquelle on croit n’a aucun sens si Dieu n’est pas su comme le Dieu trinitaire, à savoir qu’il est, mais qu’il est aussi comme l’autre, comme ce qui se différencie, de telle sorte que cet autre est Dieu lui-même, a en soi la nature divine en lui, et que la suppression de cette différence, de cet être-autre, que ce retour de l’amour est l’Esprit. Ce sont là les moments qui importent ici, à savoir que l’histoire éternelle, que le mouvement éternel qui est Dieu lui-même est parvenu à la conscience de l’homme » (242-243). 20a leur enseignant Quoi ? Contenu de l’enseignement essentiellement éthique et non pas dogmatique Fidèle sur ce point à l’esprit de la tradition juive qui privilégie la halaka sur la spéculation doctrinale, Spinoza minimise autant que possible les

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développements doctrinaux qu’on serait tenté de tirer de la lettre même des paroles de Jésus transmises dans les évangiles : • →Spinoza Tractatus 2 « Les révélations de Dieu, comme nous nous proposions de le montrer, ont été adaptées à la compréhension et aux opinions des Prophètes ; que les Prophètes ont pu ignorer et ont réellement ignoré les choses de pure spéculation qui ne se rapportent pas à la charité et à l’usage de la vie ; enfin qu’ils ont eu des opinions opposées. Il s’en faut donc de beaucoup qu’on doive tirer d’eux la connaissance des choses naturelles et spirituelles. Notre conclusion, par suite, est que nous ne sommes pas tenus d’avoir foi dans les Prophètes, sinon pour ce qui est la fin et la substance de la révélation. […] On ne doit pas juger autrement des raisons par lesquelles le Christ convainc les Pharisiens d’insoumission et d’ignorance et exhorte ses disciples à la vie vraie : il a adapté ses raisons aux opinions et aux principes de chacun. Quand par exemple il dit aux Pharisiens : “Et si Satan rejette Satan dehors, il est divisé contre lui-même : comment son royaume subsisterait-il” (Mt 12,26), il n’a voulu que convaincre les Pharisiens par leurs propres principes ; il n’a pas voulu enseigner qu’il y ait des Démons et un royaume des Démons. De même quand il dit à ses disciples : “Prenez garde de ne mépriser aucun de ces petits, car je vous dis que leurs anges sont dans les cieux, etc.” (Mt 18,10), il ne veut enseigner rien d’autre sinon qu’ils ne doivent pas être orgueilleux et ne doivent mépriser personne ; il ne veut pas enseigner ce qui est impliqué dans le tour dont il use pour mieux persuader ses disciples. Il faut dire exactement la même chose des procédés et des signes dont usent les Apôtres » (63-64). L’exemple du Christ et non pas des préceptes religieux • →Kant Religion 3,2 « C’est [du] Judaïsme que s’éleva donc tout à coup, mais non sans avoir été préparé, le Christianisme. Le Maître de l’Évangile s’annonça comme un envoyé du ciel et se révéla digne d’une telle mission en déclarant nulle par elle-même la foi servile (toute en jours consacrés au culte, en professions de foi, en rites) et en proclamant que la foi morale, la seule qui rende les hommes saints “comme est saint leur Père qui est au ciel” (Mt 5,48) et dont la pureté se prouve par la bonne conduite, est l’unique foi sanctifiante. Après que, par ses leçons, par ses souffrances et par sa mort imméritée et en même temps méritoire il eut donné dans sa personne un exemple conforme au type de l’humanité seule agréable à Dieu, il est représenté comme étant retourné au ciel, d’où il était venu, laissant ses volontés dernières énoncées (peut-on dire comme en un testament) » (Ak 6,128-129). La patience du Christ plus que le triomphe de sa résurrection • →Kierkegaard Indøvelse « Il y a dans la chrétienté un prêche perpétuel sur ce qui s’est passé après la mort de Christ, comment il a vaincu et comment sa doctrine a conquis victorieusement la terre entière, en bref on entend des prêches, qui, purement et simplement, devraient plus convenablement se terminer par “hourra” que par “amen”. Non, la vie de Christ, ici, sur la terre, c’est le paradigme ; c’est en conformité avec elle que moi, et chaque chrétien, je dois m’appliquer à façonner ma vie, et c’est cela, l’objet essentiel du prêche, par là où il doit m’aider à me tenir en haleine […] il est bien le paradigme dans la situation de contemporanéité, dans celle-ci, il n’y a aucune place pour le bavardage sur ce qui s’est passé après » (151). Comment ? Absurdité de la notion de « Parole » de Dieu ? La forme magistrale de l’enseignement divin pourrait suggérer une sollicitude du Ressuscité qui donne à ses disciples la vérité à transmettre. Pour Feuerbach, au contraire, elle place l’homme dans une contradiction insoluble. • →Feuerbach Wesen « Si “Dieu compte les cheveux sur la tête de l’homme” (Mt 10,30), si “aucun moineau” ne tombe du toit sans sa volonté (Mt 10,29), comment pourrait-il avoir abandonné à l’ignorance, à l’arbitraire, au jugement étroit des scribes sa parole sacrée, cette parole dont dépend l’éternelle félicité de l’âme humaine ? “Mais si l’homme n’était tout simplement qu’un organe de l’Esprit-Saint, la liberté humaine serait détruite !” Oh ! quelle raison pitoyable ! La liberté humaine a-t-elle donc plus d’importance que la vérité divine ? Ou bien la liberté de l’homme consiste-elle à corrompre et à défigurer la parole de Dieu ? » (253-254).

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La passion selon saint Matthieu

L’exemple d’une vie vraiment chrétienne devrait suffire à enseigner le christianisme Nietzsche constate un paradoxe dans la société chrétienne de son temps : ses contemporains utilisent le texte biblique pour exhorter aux vertus chrétiennes, mais leur comportement dit tout autre chose. La vérité de l’enseignement du Christ devrait être manifestée par la vie concrète du chrétien — rendant de ce fait inutile la transmission théorique du dogme. • →Nietzsche Menschliches 2,98 « Mais vous, si votre foi vous rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels ! Vos visages ont toujours nui à votre foi, plus que nos arguments ! Si la bonne nouvelle de votre Bible était écrite sur votre figure, vous n’auriez pas besoin d’exiger, avec tant d’entêtement, la croyance en l’autorité de ce livre : vos paroles, vos actes devraient sans cesse rendre la Bible superflue, une nouvelle bible devrait sans cesse naître de vous ! Mais ainsi toute votre apologie du christianisme a sa racine dans votre impiété ; par votre défense vous écrivez votre propre accusation » (2,66, trad. d’Albert, modifiée).

transmise à des générations séparées de cet événement originel. L’Évangile articule registre historique et registre de foi. • →Guitton Problème « Dire que les manifestations du Ressuscité étaient utiles pour soutenir la foi ne signifie pas qu’elles sont le produit de la foi. C’est, au contraire, suggérer l’inverse, puisque c’est insister sur des expériences antérieures à la foi, et qui ne sont pas ses effets mais ses conditions. Je distingue le fait divin de la Résurrection de ses signes divino-humains. Les preuves et les signes de la Résurrection ne la constituent pas. Ils sont seulement nécessaires pour faire passer la Résurrection dans la catégorie de l’historique et du témoigné. La mission, faite par témoins, et par foi humaine, semble avoir été choisie par Dieu sur cette planète comme moyen de propager la foi divine » (199).

20b moi je suis avec vous tous les jours L’envoi en mission et la présence effective du Ressuscité L’évangile de Mt s’achève sur l’envoi en mission des disciples, accompagné de la présence continuée du Ressuscité, alors même qu’il les quitte (*pro20b). Il s’agit alors de penser les modalités de cette nouvelle présence et de sa manifestation, sur le plan historique et sur le plan moral. Une présence qui ne passe pas nécessairement par le miracle Kant s’interroge sur l’ultime enseignement que Jésus donne à ses disciples (Mt 28,18-20 ; Mc 16,15-20) : comment comprendre la nature de cette présence effective, étendue au cours entier de l’histoire humaine, alors même qu’il s’apprête à les quitter ? Selon lui, cette présence n’est pas affaire de miracles, car la foi chrétienne ne repose pas sur une croyance en un être surnaturel qui prouverait sa dignité par une action surnaturelle ; elle repose sur la rationalité de la morale transmise par l’action et l’enseignement du Christ dans les Écritures. Les miracles, dont Kant ne nie pas l’existence, sont dès lors subordonnés à cette expérience morale qu’est la religion. • →Kant Religion 3,2 « […] bien que, sous le rapport de la force du souvenir lié à son mérite, à son enseignement ainsi qu’à son exemple, il ait pourtant pu dire qu’ (Idéal de l’humanité agréable à Dieu) « il reste néanmoins avec ses disciples jusqu’à la consommation des siècles ». — À cet enseignement qui aurait eu besoin d’être confirmé par des miracles, si l’on avait, en quelque façon, eu affaire à une croyance historique à cause de la naissance et du rang peut-être supra-terrestre de la personne qui nous l’apporta, mais qui regardé simplement comme relevant de la foi morale réformatrice (seelenbessernden) peut se passer d’une telle démonstration par rapport à sa vérité, sont encore ajoutés, dans un livre sacré, des miracles et des mystères dont la divulgation est elle-même un miracle et qui requièrent une foi historique dont seule l’exégèse (Gelehrsamkeit) peut vérifier la valeur et assurer l’importance et le sens » (Ak 6,129). Se faire apôtre, un impératif chrétien ? Nietzsche prend au sérieux l’envoi en mission, proprement chrétien selon lui, et y lit une nécessité morale découlant de la vérité revendiquée par la religion chrétienne. Le « chrétien ordinaire » (der Alltagschrist), toutefois, est incapable d’être à la hauteur des idéaux de sa religion, lesquels sont liés au mystère du Dieu trinitaire — ce qui implique de savoir compter jusqu’à trois ! • →Nietzsche Menschliches I,3,116 « Le chrétien ordinaire. — Si le christianisme avait raison avec ses phrases de Dieu vengeur, d’état général de péché, d’élection de la grâce et de danger d’une damnation éternelle, ce serait un signe de faiblesse d’esprit et de manque de caractère, de ne pas se faire prêtre, apôtre ou missionnaire et travailler avec crainte et tremblement exclusivement à son propre salut ; ce serait un non-sens de perdre ainsi de vue l’avantage éternel pour la commodité d’un temps. En supposant même qu’il ait la foi, le chrétien ordinaire est une figure pitoyable, un homme qui ne sait réellement pas compter jusqu’à trois, et qui du reste, précisément à cause de son incapacité mentale de calculer, ne méritait pas d’être aussi durement châtié que le christianisme le lui promet » (trad. de Desrousseaux, modifiée). Une présence par les témoins et par la foi Le finale de Mt assure une transition entre l’événement historique de la résurrection (→La résurrection de Jésus comme fait historique), dont les disciples et les foules furent les témoins, et la constitution de la foi chrétienne,

19b au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Polythéisme chrétien ? Dans le Coran, l’expression ahl al-kitāb « les gens du livre » désigne en général indistinctement juifs, chrétiens et sabéens, implantés dans la péninsule arabique depuis l’époque pré-islamique. Le Coran en donne une image positive, dans la mesure où ils partagent la foi monothéiste et la croyance en la résurrection, et leur reconnaît de participer en parole et en actes à la même Révélation (par ex. →Coran sour. 2,62). Mais il peut être virulent quand il s’agit de dénoncer, comme les prophètes de l’ancien Israël, les dérives polythéistes. • →Coran sour. 5,73 « Oui, ceux qui disent : “Dieu est, en vérité, le troisième de trois” sont impies. Il n’y a de Dieu qu’un Dieu unique. S’ils ne renoncent pas à ce qu’ils disent, un terrible châtiment attendra ceux d’entre eux qui sont incrédules. » Il semble qu’une forme de la doctrine trinitaire, où Marie aurait remplacé l’Esprit (cf. →Coran sour. 5,116), ait pu prêter le flanc à de telles attaques. Ailleurs, c’est la croyance en un Fils de Dieu qui est attaquée : • →Coran sour. 9,30 « Les Juifs ont dit : “Uzaïr est fils de Dieu !” Les Chrétiens ont dit : “Le Messie est fils de Dieu !” Telle est la parole qui sort de leurs bouches ; ils répètent ce que les incrédules disaient avant eux. Que Dieu les anéantisse ! Ils sont tellement stupides ! »

+ Islam +

+ Littérature + 18b Il m’a été donné Par qui ? Le jeu des deux natures dans le Christ • →La Ceppède Théorèmes « Comment ? votre pouvoir eut-il oncques naissance ? / Par quel plus grand fut onc ce pouvoir ordonné ? / Qui peut donner pouvoir à la toute-puissance ? -- Ha, vous ne touchez point votre divine essence / (Qui peut tout), vous parlez de l’homme environné / De la femme : de l’homme aujourd’hui couronné / De gloire pour loyer de son obéissance. -- À cet homme le Verbe ordonna tout pouvoir. / Dès qu’en ses flancs la Vierge osa le concevoir, / Comme au cher unisson duquel il s’apparie. -- Pour donc autoriser vos onze maintenant / Vous nous marquez, Sauveur, ce pouvoir éminent / Que le fils de Dieu donne à l’enfant de Marie » (397-398). 18b tout pouvoir Prosopopée du Fils-Logos, exécutant l’ordre immuable du Père • →Malebranche Méditations 8,28-29 « Dieu a soumis aux anges le monde présent, et […] il m’a donné à moi, comme homme, toute-puissance dans le ciel et sur la terre, non seulement sur le monde présent, mais encore sur le monde futur. Car c’est par les anges que Dieu a donné la loi et les biens que la loi promettait à ses observateurs ; et c’est par moi qu’il a fait la nouvelle alliance, et qu’il a donné aux hommes toutes sortes de biens. […] -- [… C]’est l’ordre qui règle tous nos désirs. J’entends l’ordre immuable et nécessaire que je renferme comme Sagesse éternelle : l’ordre qui est même la règle des volontés de mon Père, et qu’il aime d’un amour substantiel et nécessaire. Car ne t’imagine pas que mon Père, par des volontés particulières, détermine toutes mes volontés ni celles des anges et des saints. J’ai reçu comme homme toute-puissance dans le ciel et sur la terre, et par conséquent j’ai la liberté de choisir les matériaux qui me sont propres, et

Matthieu ,-

d’exécuter, comme il me plaît, l’ouvrage que Dieu m’a donné à faire : mais l’ordre immuable est ma règle et ma loi inviolable : je puis tout, mais je ne puis rien vouloir qui lui soit contraire » (275-276). La toute-puissance du Christ, fruit de la croix • →Quesnel Réflexions « La résurrection de Jésus-Christ est un état de puissance auquel il a été prédestiné de toute éternité, dont il s’est privé durant sa vie mortelle, et dont il entre en possession par sa résurrection. -- C’est un fruit de ce mystère, que le nouveau droit et la nouvelle puissance qu’il a, soit dans le ciel pour en envoyer le S. Esprit sur la terre, pour y attirer de la terre ses membres, pour y couronner les saints, soit dans la terre pour s’assujettir les nations, convertir les pécheurs, sanctifier, protéger et perfectionner son Église, juger les hommes et renfermer les démons et les réprouvés dans les enfers. -- La toute-puissance de Jésus-Christ sur les cœurs pour en faire ce qui lui plaît est la récompense de ses travaux, le fruit de sa croix, le droit de sa vie nouvelle, le principe du cœur nouveau, la consolation des pécheurs, comme la cause de l’efficacité de sa grâce » (416-417). 20b moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation de l’éon Présence continuée Dans l’Eucharistie et par le Saint-Esprit • →Bourgoing Véritez « Jésus est toujours avec nous et y demeurera jusqu’à la fin du monde, par la véritable et réelle présence du Très Saint Sacrement de l’Autel ; il est là au milieu de son Église, comme le centre et le cœur de ce corps Mystique. Ô Miracle d’Amour, et de l’Amour de Jésus, qui est perpétuel, et nous est toujours présent ! Jésus promet à ses Apôtres et à son Église de leur être toujours présent en tous les dangers et besoins, par une assistance infaillible de son saint Esprit, et par le secours de sa grâce » (840). Dans la succession apostolique • →Bossuet Pâques « Digne parole de l’Époux céleste, qui engage sa foi pour jamais à sa sainte Église. Ne craignez point, mes apôtres, ni vous qui succéderez à un si saint ministère ; moi ressuscité, moi immortel, je serai toujours avec vous : vainqueur de l’enfer et de la mort, je vous ferai triompher de l’un et de l’autre ; et l’Église que je formerai par votre sacré ministère comme moi sera immortelle ; ma parole, qui soutient le monde qu’elle a tiré du néant, soutiendra aussi mon Église. [… cette Église] avec sa doctrine rebutante, dure à pratiquer, dure à entendre, impénétrable à l’esprit, contraire aux sens, ennemie du monde, dont elle combat toutes les maximes, demeure ferme et inébranlable » (179-180). + Cinéma + 18-20 Discours de clôture Plusieurs films se terminent là où s’arrête le texte Mt (*pro16-20).

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Parallèle avec la Cène • →Pasolini Matteo : Tandis que les disciples courent (*cin8b.10c : Pasolini), les v.18-20 sont prononcés par une voix off, celle de Jésus, s’adressant au groupe de disciples en Galilée. Le visage de Jésus, apaisé et heureux, renvoie visuellement à Mt 26,29c (*cin26,29 : Pasolini) et clôt le film. Amplification et mise en scène picturale • →Stevens Story : Jésus apparaît à travers une nuée épaisse. Le caractère surnaturel de l’apparition est souligné par le fondu enchaîné, qui superpose un instant le corps de Jésus et l’ensemble de la scène. Jésus prononce les v.19-20 en développant le contenu de « ce qu’il a commandé » : s’aimer les uns les autres, trouver le royaume de Dieu, ne pas craindre le lendemain, car « les problèmes d’aujourd’hui sont suffisants ». Parmi les disciples présents, Marie-Madeleine, Pierre, Joseph d’Arimathie et Nicodème (*syn27,57b) sont soulignés par la caméra. Jésus disparaît dans les nuées en rappelant sa présence pour tous, jusqu’à la fin du monde. Les nuages illuminés par le soleil se superposent au plafond peint d’une église, jusqu’à une fresque où Jésus — aux traits de l’acteur Sydow — lève les mains. Énonciation : Jésus s’adresse au spectateur • →van den Bergh Matthew : La caméra est comme placée dans le groupe des disciples : deux têtes voilées la séparent de Jésus. Elle zoome lentement vers Jésus, jusqu’à le filmer en plan rapproché. Les derniers mots prononcés, Jésus regarde ses disciples, souriant. La séquence sur un long regard-caméra inclut le spectateur dans le groupe des disciples. Un fondu au noir ouvre un nouveau plan, la liaison étant assurée par la musique triomphale. La caméra filme en gros plan ralenti les pieds de Jésus, marchant vers le rivage d’un lac, puis remonte jusqu’à sa tête. Deux fois, Jésus se retourne et regarde encore la caméra en lui faisant signe de le suivre : le film se clôt sur un arrêt sur image, qui disparaît progressivement pendant le générique. Addition : le dernier mot à la Vierge Marie • →Connor Mary : Le mot de la fin est à la Vierge Marie, à qui les disciples demandent ce qu’ils doivent faire : « Allez dans le monde, essayez d’enseigner ce qu’il a enseigné, de vivre ce qu’il a vécu, et d’aimer comme il a aimé. » L’image se fige sur son visage souriant. 20b tous les jours De l’époque moderne • →DeMille King cite Mc 16,15 dans un intertitre. Puis le décor qui entoure Jésus change en fondu : de la maison fermée où il est apparu aux disciples, il passe dans le ciel d’une grande ville moderne. On y devine un certain nombre de monuments urbains célèbres : la porte de Brandebourg, un gratte-ciel de New York. La dernière phrase de Mt apparaît : « Je suis avec vous tous les jours », tandis que Jésus, auréolé, a les mains étendues. Le ciel, d’abord sombre et étoilé, se fait clair puis à nouveau sombre. Le film se clôt sur l’aube : illustration géographique et temporelle de l’ultime promesse.



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LA BIBLE EN SES TRADITIONS La passion selon saint Matthieu Matthieu 26–28

Sous la direction de Olivier-Thomas VENARD

PEETERS

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La Bible en ses Traditions

La passion selon saint Matthieu (Matthieu 26–28) Notes de synthèse, bibliographie et index Sous la direction de

Olivier-Thomas Venard o.p. Contributeurs Maria Cristina Álvares — Louis-Marie Ariño-Durand — Geoffroy Aujay de La Dure — Carolina Aznar Sánchez — Gilles Banderier — Méir Bar Asher — Anne-Catherine Baudoin — Mathieu Beaud — Marie-Ève Benoteau-Alexandre — Anne Bertin-Hugault — Christophe Bourgeois — Agnès (Nathalie) Bruyère — Régis Burnet — Paul-Marie Fidèle Chango — José Costa — Andrei Costea — Jean Cronier — Maxime Decout — Blandine Delanoy — Pauline Duclos-Grenet — Emmanuel Durand — Benoît Ente — Jacques Évin — France Ferran — François Friche — David Galand — Jean-François GalinierPallerola — Tomasz Gałuszka — Pierre Gardeil — Sybille Gérain — Anthony Giambrone — Marie Gil — Hervé Giraud — Monique Gosselin-Noat — Petra Heldt — Xavier Lafontaine — Marc Leroy — Anne-Claire Lozier — Bieke Mahieu — Marie-Ancilla — Étienne Méténier — Gonzague Mézin — Pauline Micos — Clément Millet — Isabelle Moulin — Sophie Mouquin — Esther Pinon — Łukasz Popko — Gaël Prigent — Christophe Rico — Ioan Rigot — Olivier Robert — Marjorie Rousseau-Minier — Marc Ruggeri — Serge Ruzer — Marie-Madeleine (Lucie) Saint-Aubin — Renaud Silly — Marie-Claire Taillandier — Augustin (Paul) Tavardon — Marjolein van Tooren — Jorge Vargas — Olivier-Thomas Venard — David Vincent — Avital Wohlman

PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT

2021

Notes de synthèse

Accent sur le corps du Ressuscité 1 — Participation partielle au corps glorieux (Pascal) La permanence terrestre des souffrances physiques Dans les récits de la résurrection, les disciples et les femmes qui entrent en contact avec le corps du Christ ne le touchent qu’aux endroits directement liés à la passion : les mains, le côté et les pieds (Mt 28,9 ; Lc 24,39 ; Jn 20,20.25.27). Pascal lit dans ce fait l’itinéraire du chrétien sur la terre. Si la destination finale est bien la gloire, la route est celle de la croix. Aucun disciple n’a la possibilité de brûler l’étape de la communion aux souffrances du Christ (Mt 10,24 ; 20,23 ; Jn 13,16 ; 15,20) : • →Pascal Pensées « Il me semble que Jésus-Christ ne laissa toucher que ses plaies après sa résurrection. Noli me tangere. Il ne faut nous unir qu’à ses souffrances » (Laf. 944 ; Sel. 767). • →Pascal Pensées « Les médecins ne te guériront pas [dit le Christ à l’âme], car tu mourras à la fin. Mais c’est moi qui guéris et rends le corps immortel. Souffre les chaînes et la servitude corporelle. Je ne te délivre que de la spirituelle à présent » (Laf. 919 ; Sel. 749). À l’instar du Christ, qui, malgré la pureté de son âme, n’a pas été exempt de douleurs (tout au contraire : Is 53,3 ; He 4,15), le chrétien n’est pas délivré des maux physiques. Il est dans l’attente de sa libération. Cette situation caractérise la vie de l’homme tragique telle qu’elle est décrite par Lucien Goldmann, citant Pascal et son affirmation de l’importance de la résurrection du corps : • →Goldmann Dieu caché « Rien en effet sur terre ne peut éviter la mort de tout ce qui est mondain et corporel, cette mort est irrémissible. Et c’est pourquoi l’homme tragique ne peut jamais accepter l’existence dans le monde, car il ne peut accepter ni les valeurs périssables ni les valeurs partielles — telle l’âme séparée du corps. Sa vie n’a de sens que dans la mesure où elle est entièrement vouée à la recherche de la réalisation de valeurs totales et éternelles ; en les poursuivant — et seulement en les poursuivant — son âme « passe l’homme » pour devenir dès maintenant immortelle. Mais l’immortalité de l’âme n’existe que par le fait qu’elle est vraiment humaine, qu’elle dépasse l’homme en cherchant une totalité, et cela veut dire un corps immortel. L’âme tragique est grande et immortelle dans la mesure où elle cherche et espère l’immortalité du corps, la raison tragique dans la mesure où elle cherche l’union avec la passion, et ainsi de suite. La foi tragique est avant tout foi en un Dieu qui réalisera un jour l’homme total ayant une âme immortelle et un corps immortel » (91-92). Goldmann en tire des affirmations fortes touchant à la valeur unique du christianisme dans son lien à la résurrection du corps : • →Goldmann Dieu caché « Ainsi ce que Jésus promet à Pascal, et au croyant dans l’éternité, c’est le complément de la liberté et de la grandeur spirituelle, ce dont celle-ci a besoin

pour devenir une liberté authentique : l’immortalité corporelle, la vraie guérison, celle qui rend non seulement l’âme, mais aussi le corps immortel. La religion chrétienne est ainsi seule vraie, parmi toutes les autres religions de la terre, parce qu’elle est seule à avoir une signification par rapport aux besoins et aux aspirations authentiques de l’homme conscient de sa condition, de ses possibilités et de ses limites » (343). Une permanence nécessaire des douleurs corporelles Cette attente de la résurrection n’est toutefois pas vide de contenu. Le corps du chrétien n’est pas destiné à rester neutre devant le mal qu’il subit, et à attendre passivement sa rénovation ultime dans le Christ (2Tm 2,3). L’enjeu de la vie chrétienne est de transformer le moment de l’épreuve physique en un moyen de revenir à Dieu. De fait, l’expérience montre que la maladie, en bonne messagère des limites et des défaillances humaines, s’avère utile pour rappeler à l’homme, en le confrontant au mal dont il est la victime, le mal dont il est l’auteur. En l’isolant du monde, elle le force à abandonner ce qui l’éloigne de Dieu. Cette même expérience montre, spéculairement, que la santé est souvent synonyme d’insouciance et de témérité spirituelles : • →Pascal « Maladies » 7 « Faites-moi bien connaître que les maux du corps ne sont autre chose que la punition et la figure tout ensemble des maux de l’âme. Mais Seigneur, faites aussi qu’ils en soient le remède en me faisant considérer, dans les douleurs que je sens, celle que je ne sentais pas dans mon âme, quoique toute malade et couverte d’ulcères. » • →Pascal « Maladies » 2 « Si j’ai eu le cœur plein de l’affection du monde, pendant qu’il a eu quelque vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut, et rendez-moi incapable de jouir du monde, soit par faiblesse de corps, soit par zèle de charité, pour ne jouir que de vous seul. » Ces douleurs ne sont, cependant, pas seules à habiter la vie du chrétien. Elles sont accompagnées de la douceur des consolations de Dieu (*phiRm 8,18). 2 — Participation problématique et dispensable (Kant) Un crypto-matérialisme sans utilité La pensée kantienne est réticente à l’idée de résurrection physique parce qu’elle résiste, plus généralement, à la réduction de l’être à la matière. Penser la possibilité d’un monde suprasensible, hors de l’espace, est requis pour garantir la possibilité d’une permanence de l’âme après la mort. Or, le corps est tout l’inverse de cela. Il ne peut se concevoir hors de la nature, hors de la sensibilité, hors de l’espace : • →Kant Religion 3,2 « [… le] matérialisme de la présence [corporelle] dans un monde en général (matérialisation cosmologique) […] pose en principe que la présence ne peut être que spatiale. Tandis que l’hypothèse de la spiritualité des

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La passion selon saint Matthieu

êtres raisonnables du monde, spiritualisme en vertu duquel le corps peut demeurer mort dans la terre et la même personne être pourtant vivante, d’après lequel aussi l’homme, à titre d’esprit (en sa qualité non sensible), peut arriver au séjour des heureux sans être transporté dans un endroit quelconque de l’espace infini qui entoure la terre (et que nous appelons le ciel), est une hypothèse plus favorable à la raison » (Ak 6,128). Ce qui assure la participation de l’homme à un monde supérieur et supranaturel n’est rien d’autre que la loi morale : une loi qui, certes, ressemble beaucoup dans sa formulation aux lois de la nature mais ne provient pas (pour son contenu) de la nature. Elle est rationnelle et s’adresse aux êtres en vertu de leur seule rationalité, indépendamment des circonstances et des réalités empiriques de leur existence. En ce sens, l’adjonction du corps à la destinée future de l’âme n’est motivée par rien sur le plan philosophique. D’où les doutes qui s’emparent de l’esprit de Kant à cette pensée ; pour lui, la personnalité, terme désignant la présence de la loi morale dans chaque être raisonnable et qui fonde toute la dignité humaine, n’a pas besoin pour s’établir d’en référer à la matière. Or, la résurrection des corps suppose précisément le contraire : • →Kant Religion 3,2 « [… le] matérialisme de la personnalité de l’homme (matérialisme psychologique) […] fait du même corps la condition indispensable de la personnalité » (Ak 6,128). Un crypto-matérialisme à problèmes La résurrection du corps est confrontée à trois écueils. C’est d’abord un principe d’explication peu économique L’immortalité de l’âme peut résulter de sa seule nature, tandis qu’il n’est pas dans la nature du corps (en vertu de sa passivité et de sa composition) d’être indéfiniment préservé de la dégradation, à moins de supposer une parfaite providence :

• →Kant Religion 3,2 « [… le spiritualisme, c’est-à-dire, l’idée que seul l’esprit demeure après la mort] est une hypothèse plus raisonnable [que celle de résurrection des corps], non seulement à cause de l’impossibilité qu’il y a à concevoir une matière pensante, mais surtout en raison de la contingence où se trouve exposée notre existence après la mort quand elle doit uniquement dépendre de la conservation d’une certaine masse de matière ayant une certaine forme, au lieu que l’on peut concevoir la permanence d’une substance simple comme fondée sur sa nature » (Ak 6,128-129). C’est en outre un principe gratuit Le corps n’apporte rien à l’âme. Il est plutôt considéré par elle comme un poids. Dès lors, le philosophe interroge à juste titre quel profit il y a à l’associer à l’âme. C’est enfin un principe difficile à fonder Le principe demande qu’on soit assuré de la liaison entre le corps ressuscité et le corps mort, car elle est la garantie qu’il s’agit bien de la même personne (si, comme on le croit, la personnalité de l’homme vient du corps). Or, rien n’est moins facile à prouver : • →Kant Religion 3,2 « Dans cette dernière hypothèse (celle du spiritualisme), d’une part, la raison n’a aucun intérêt à traîner dans l’éternité un corps qui (du moment que la personnalité a pour support l’identité physique) doit toujours, si purifié qu’on le suppose, être composé de la même matière que celle qui forme la base de notre organisme et pour laquelle au cours de sa vie l’homme même n’a jamais éprouvé une grande affection, et, d’autre part, enfin elle ne comprend pas ce que cette terre calcaire, dont il est formé, peut bien faire au ciel, c’est-à-dire dans une autre contrée du monde où, vraisemblablement, c’est à d’autres matières qu’il appartient d’être la condition de l’existence et de la conservation des êtres vivants » (Ak 6,129).

Accomplir les Écritures Pour l’esprit moderne, ce qu’on appelle « accomplissement des Écritures » évoque souvent un processus herméneutique a posteriori, qui serait de l’ordre de l’interprétation plus que de l’événement. C’est en réalité une pratique, et même un ethos, qui commença à l’intérieur même de l’Écriture. Il est essentiel de comprendre comment les Juifs se référaient aux Écritures au 1er s. 1 — Lire →Qu’est-ce que « Les Écritures » pour les Juifs du 1er siècle ? 2 — Parler Les Écritures étaient omniprésentes dans la vie quotidienne, qu’elles informaient à la manière d’une véritable langue. • La prière quotidienne du šema‘ Iśrā’ēl (Dt 6,4-5) invitait non seulement à écouter, mais aussi à parler. Wedibbartā bām (Dt  6,7) peut être traduite « et tu parleras par (be) eux », c’est-à-dire : « ils seront ton langage ». Les Écritures sont ici désignées à la fois comme un ensemble fixe et comme l’institution d’une langue paternelle, qui, depuis la vie quotidienne, pointe vers un accomplissement. • L’alphabétisation, quand elle existait, se faisait dans le texte biblique. La présence de l’écrit était répandue, avec des gradations multiples depuis l’analphabétisme jusqu’à l’alphabétisation complète. À tout degré, l’alphabétisation se réalisait via l’utilisation des Écritures, oralement ou par écrit (cf. Millard Alan Ralph, Reading and Writing in the Time of Jesus [The Biblical Seminar 69], Sheffield : Sheffield Academic, 2000). Une théologie narrative de la langue en tant que donnée par Dieu parcourt toute la Bible. En voici quelques jalons : • Les premières pages de Gn présentent le double aspect de la langue d’Adam, comme intuition et comme discours. • Le psautier commence par une affirmation solennelle : Ps 1,1-2 « Bonheurs de l’homme qui n’a pas marché dans le conseil des méchants […] mais dont son plaisir est dans la Tora de Yhwh et qui dans sa Tora murmure jour et nuit. » Le terme Tora signifie proprement « enseignement, paroles autorisées ». • Le plus long des psaumes, Ps 119, consacre ses 176 versets à un éloge de la parole de Dieu. Alphabétique, divisé en vingt-deux blocs, dont chacun contient huit versets commençant par la même lettre, son parcours se veut celui de la totalité de toute parole ; pourtant, le contenu de cette parole n’est jamais indiqué. Le Dieu de la Bible parle et fait parler, au contraire de l’idole, qui, étant sourde et muette, rendra sourd et muet, c’est-à-dire insignifiant. 3 — Agir • La morale en dérivait. La relation juive aux Écritures lues dans la perspective halakhique est faite de pratique et d’ac-

complissement. Il s’agit d’écouter-obéir-pratiquer : l’ethos est régi par les Écritures. • Le →système de pureté contrôlé par le Temple et ses relais synagogaux faisait le pont, sous la forme de règles, entre le monde des Écritures et la vie concrète des gens. 4 — Ressentir, imaginer et penser Illuminations réciproques des Écritures et de l’histoire Pour les personnes vivant dans une telle logisphère, l’accomplissement des Écritures, ce ne sont pas seulement des textes qui renvoient à des textes, ni des événements « objectifs » qui confirment des textes qui les annonçaient, mais des événements qui, indécelables sans les textes qui aiguisent préalablement l’attention de ceux qui les traversent, viennent éclairer ces textes : illuminations réciproques de l’être et de la lettre. Entre effectivité historique et Écritures se met en place une causalité réciproque, compréhensible à condition de prendre le terme de cause dans toute son amplitude sémantique, et de ne pas le réduire à la causalité efficiente comme on le fait depuis le 17e s. Il s’agit d’un rapport par lequel la cause ne se manifeste comme telle que dans la réalisation de son effet. C’est seulement une fois celui-ci advenu qu’on peut connaître la cause qui le précédait. • Milbank John et Pickstock Catherine, Truth in Aquinas (Radical Orthodoxy), Londres : Routledge, 2001 : Il s’agit moins de « la “cause” aristotélicienne que [du] requisit dionysien (aitia), l’attribution à la source originelle du “don”, de l’effet dans sa totalité en tant qu’effet. Dans cette perspective (qui éconduit la critique humienne de la métaphysique et de la physique de la causalité, exacte seulement dans l’ordre de l’efficience), une cause ne “précède” pas vraiment son effet, car elle ne devient cause qu’en se réalisant elle-même comme l’avènement du don de cet effet. Ainsi, pour Thomas d’Aquin, dans le cas de la causalité divine, la décision de créer et l’“éminente” réalité des créatures sont incluses dans l’énonciation éternelle du →Logos. Inversement, l’effet ne vient pas réellement après sa cause, car c’est l’effet seul qui réalise l’opération causale et la définit. […] Une cause est toujours plus qu’une cause, elle est plutôt le don entier de l’effet et l’émanation de l’effet qui définit lui-même la cause comme cause. (On voit bien comment la Trinité parfait une telle conception). Voilà pourquoi la doctrine selon laquelle l’effet ressemble à sa cause n’est pas un résidu métaphysique embarrassant chez Thomas, mais relève d’une transformation essentiellement non métaphysique de la cause, puisque la métaphysique tend à voir dans la cause une réalité directement antérieure à ses effets et indépendante d’eux. Comme l’indique Marion, c’est la réduction de la causalité à la cause efficiente qui porte à son terme la logique métaphysique : elle ne s’en éloigne pas, contrairement à ce qu’on dit souvent » (31-32).

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Cela forme un cercle : il faut déjà avoir eu compris pour comprendre, mais ce cercle de la préconnaissance et de la connaissance (cercle herméneutique) renvoie au Cercle plus fondamental de la théophanie (→Yhwh [significations et fonctions]). • Balthasar Hans Urs von, « Offenbarung und Schönheit » dans Id., Verbum Caro. Skizzen zur Theologie I, Einsiedeln : Johannes Verlag, 1960, 100-134 ; Fac. de théologie de Lille (trad.), « Révélation et beauté », Mélanges de science religieuse 55 (1998) 5-32 : « La beauté de cet événement ne peut pas être contemplée du dehors, d’un point extérieur et étranger à la révélation, puisque celle-ci […] inclut une telle vision contemplative et qu’il n’existe pas de ligne de partage rigoureuse entre l’événement et la vision. […] La vie de Jésus, à un niveau absolu, est encore une fois une récapitulation de tout l’Ancien Testament et, du haut de la croix et de la résurrection, le sens total se déploie dans la mémoire de l’Eglise » (23). Domination de la Parole sur le réel Il en résulte que les Écritures sont moins dans le monde que le monde n’est dans l’Écriture. • Enracinés dans une tradition longue commencée par les Écritures elles-mêmes, plusieurs dits rabbiniques affirment que Dieu créa d’abord la Tora (voire l’alphabet avant la Tora) et ensuite le monde (→Protoctistes : les entités originaires de la création ?). • Cette domination de la réalité par le texte est bien illustrée par le traitement de « Melchisédech » en He 7,3 : le fait que Gn ne mentionne pas sa généalogie y est projeté dans l’ordre de l’être : Melchisédech n’a pas de parents. • Jn représente cet enchâssement du kosmos dans le Logos par une inclusion totale : {logos < kosmos | monde > livre Évangile adéquat} dans Jn 1,1-2 avec Jn 21,25, qui suggère que les verba de son propre livre — par transitivité de l’incarnation du Logos dans la chair, dont il raconte les faits et gestes — participent du Verbe. Tout cela relève de ce qu’on pourrait appeler la tradition de sagesse comme idéologie des scribes. Identité narrative Dans leur diversité, les Écritures fonctionnaient moins comme un corpus doctrinal que comme un langage dans lequel les Juifs du 1er s. exprimaient et développaient leur « identité narrative ». Elles fournissaient les matériaux linguistiques qui encadraient les émotions et les événements. C’était un vaste réservoir d’histoires, de motifs, d’expressions, conservés à plus ou moins grande distance de leur contexte d’origine et destinés à être utilisés pour décrire et verbaliser l’action de Dieu dans son propre temps. 5 — Écrire L’espérance individuelle ou collective s’exprime en Écritures : →Apocalyptique (littérature —). De nouvelles œuvres sont composées dans cette langue.

Des procédés littéraires (typologie) • personnages : →Jésus avant Jésus : homonymes de Jésus dans l’AT ; →Typologie mosaïque de Jésus dans le NT ; • scenarii : →Typologie pascale de la proclamation évangélique ; • chronologie : →Chronologie de la passion ; • topographie : →Typologie pascale de la proclamation évangélique : 2. De nouveaux genres littéraires Le pēšer est le commentaire interlinéaire d’un texte inspiré. Il vise à élucider une réalité historique présente à travers les mots des Écritures. • L’un des plus célèbres est le Pesher d’Habaquq (→1QpHab, l’un des sept premiers rouleaux découverts à Qumrân, en 1947, et publié en 1951) qui lit l’histoire contemporaine (l’invasion des Romains) entre les lignes de l’Écriture. • La technique semble déjà présente dans Dn : p. ex., Dn 11,29-30 semble déchiffrer dans la prophétie de Balaam (Nb  24,24) une prédiction du blocus d’Alexandrie imposé à Antiochus IV par la flotte romaine (les Kittîm) interdisant l’accès d’Alexandrie à Antiochus IV. De nouvelles Écritures ? La possibilité de composer de nouvelles Écritures n’était pas exclue. • Parmi les manuscrits de la mer Morte, le Rouleau du Temple (11Q19 = →11QTa) se présente comme un nouveau livre de Moïse : soixante-six colonnes réécrivent les lois du Pentateuque, utilisant la voix de Dieu à la première personne du singulier et corrigeant parfois le texte biblique même. 6 — Canoniser Accomplir les Écritures suppose qu’on les met à part du reste de la littérature disponible, qu’on leur reconnaît une autorité particulière dans les domaines où on les applique et où elles deviennent normatives : c’est la dynamique même de la canonisation qui se déploie dans leur accomplissement. Conclusion : le NT comme « accomplissement des Écritures » La présence massive de l’Écriture dans les compositions évangéliques a souvent conduit les savants à postuler un important retravail rédactionnel et par là même une dimension « fictionnelle » paradoxale dans des textes qui se veulent des témoignages. Or, ce postulat provient d’un préjugé lié à la Galaxie Gutenberg (qui a perdu le sens de l’oralité et pour qui l’art de citer est essentiellement un art de lettré disposant de nombreuses sources écrites). Par contraste, dans une culture semiorale, la citation des Écritures est moins liée à l’art d’écrire qu’à l’art de composer. L’événement et la parole dont l’évangéliste témoigne de l’effectivité historique sont donc inséparablement liés au langage biblique dans lequel ils furent vécus et mémorisés. S’appuyer sur le fait des citations ou allusions scripturaires cousues au

Accomplir les Écritures

récit pour mettre en doute les événements rapportés, prétendre séparer les deux pour découvrir le fait historique « pur », est presque un contresens culturel et méthodologique. Dans le judaïsme du 1er s., les Écritures étaient suffisamment fixes pour être un code et suffisamment souples pour permettre de nouvelles combinaisons. Tant sur le plan collectif que sur le plan individuel, elles avaient acquis une dimension transcendantale, structurant la relation des personnes à la réalité et à l’histoire.

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Ainsi, la présence massive de l’Écriture dans le témoignage apostolique du NT au Christ ne saurait être expliquée seulement par l’effort apologétique des premiers écrivains chrétiens, cherchant à prouver la messianité de Jésus par les Écritures. Elle s’origine dans l’expérience juive concrète des premiers Juifs qui crurent en Jésus. Leur maître, déployant une →autorité extraordinaire, les initia à une nouvelle relation aux Écritures : →Avoir, savoir et croire les Écritures.

Adoration de la croix HISTOIRE (Voir les articles sur la croix dans →Catholicisme ; →DACL ; →Le Gall Liturgie.) Au 5e siècle à Jérusalem • →Égérie Itin. 37,1-3 « Au début de la synaxe du vendredi saint, on apportait le coffret d’argent doré, contenant le saint bois de la croix, retrouvé en l’an 326. L’évêque soutenait le bois sacré sur une table, dans la petite chapelle de la crucifixion, et tous les assistants, fidèles et catéchumènes, défilant un à un, venaient toucher la croix du front, des yeux et des lèvres, sans y porter la main. » Au 7e siècle à Rome Le rite de l’adoration de la croix est introduit, comme à Jérusalem, au début de la fonction. Avant de quitter le Latran, le pape prend la relique de la vraie croix dans son oratoire de SaintLaurent, appelé plus tard Sancta sanctorum et précédé aujourd’hui de la Scala Santa. Il asperge la croix avec du baume, puis la fait porter en procession par un diacre dans un écrin d’or chargé de gemmes, et balance lui-même l’encensoir devant elle. Tous marchent nu-pieds, en signe d’humilité et de ferveur respectueuse. Arrivé à la station (la basilique sessorienne), le pape fait baiser le saint bois au peuple avant de commencer l’office. À partir du 12e siècle L’adoration suit les oraisons solennelles ; la procession pieds nus depuis le Latran jusqu’à Sainte-Croix est abolie au 15e s. Placée désormais au centre de la célébration, l’adoration de la croix devient le moment le plus caractéristique. Elle comporte d’abord une présentation de la croix à l’assemblée, puis une démarche d’adoration individuelle. RITUEL Ostension de la croix La croix voilée de violet est apportée en procession depuis la sacristie par un ministre flanqué de céroféraires. Lorsque la croix entre dans l’église, le prêtre et toute l’assistance se lèvent, toujours en silence. • →MR 323-324 §15-16 distingue deux formes : (1) « Le prêtre, debout devant l’autel, tourné vers le peuple, prend la croix, il découvre un peu le sommet et l’élève en commençant l’antienne Ecce lignum crucis : “Voici le bois de la croix…”, un diacre l’aidant dans le chant, ou si c’est le cas, une schola. Tous répondent : “Venez, adorons.” Après le chant, tous s’agenouillent et adorent en silence durant quelques instants, tandis que le prêtre reste debout et tient la Croix élevée. Ensuite, le prêtre découvre le bras droit de la Croix, il l’élève

à nouveau en chantant “Voici le bois de la Croix…”, et on fait de nouveau comme la première fois. Le prêtre découvre enfin totalement la Croix, il l’élève une troisième fois en chantant : “Voici le bois de la Croix…”, et on fait de nouveau comme la première fois. » — (2) « Tous s’avancent en procession à travers l’église vers le sanctuaire. Près de la porte, puis au milieu de l’église, enfin devant l’entrée du sanctuaire, celui qui porte la Croix l’élève en chantant : “Voici le bois de la Croix….” Tous répondent : “Venez, adorons.” » Traditionnellement, « Voici le bois de la Croix… » est pris dans un ton bas la première fois, et dans des tons successivement plus hauts ensuite. Adoration de la croix • →MR 324 §18 « Pour l’adoration de la Croix, d’abord, seul le prêtre célébrant s’avance, après avoir enlevé la chasuble et les souliers, selon l’opportunité. Ensuite, le clergé, les ministres laïcs et les fidèles s’avancent comme en une procession et font l’adoration à la croix. » • →CE 2,25,25 : Dans l’Église latine, le prêtre, le clergé et les servants font trois génuflexions : l’une au milieu de l’église, l’autre à l’entrée du chœur, la dernière au pied de la croix en posant sur elle un baiser (trois métanies chez les dominicains, comme la tradition monastique en usage chez la Congrégation de Solesmes). • →MR 324 §18 : Les fidèles se limitent à « une simple génuflexion, ou un autre signe adapté, selon l’usage de la région, c’est-à-dire en baisant la croix » avant de regagner leur place. TEXTE/MUSIQUE Ostension • Ecce lignum crucis (→MR 323 §15) : La mélodie monte un peu et progressivement à in quo, etc., pour expliciter ce qui était contenu implicitement dans le début. Le ton ne change pas, c’est la même gravité solennelle et recueillie. Brusquement : Venite, adoremus. L’élan mélodique très affirmé de l’accent tonique, grimpant au do par la modulation du si bécarre, et préparé par la vigoureuse descente du climacus initial, est un cri tout chargé d’amour — pour faire place aussitôt au geste musical de l’adoration, concordant avec le geste matériel de l’agenouillement : grande courbe descendante, très ample et douce à sa conclusion, avec un adoremus très chanté, s’achevant paisiblement dans le recueillement de l’adoration. Procession d’adoration • Antienne Crucem tuam, texte emprunté à l’office byzantin (traduction du tropaire Proskinumen ton stauron) et se rattachant à des compositions coptes et hiérosolymitaines : « Ta

Adoration de la croix

croix, Seigneur, nous l’adorons, et ta sainte résurrection, nous la louons et nous la glorifions. Car voici que, par le bois de la croix, la joie est venue sur le monde entier. » • Impropères (*litMt 27,39a). • Stabat Mater au choix selon l’opportunité pastorale (→MR 329 §20 ; *litMt 27,55a). • Strophe Crux fidelis (→Grad. 182), qui est une strophe de l’hymne Pange lingua. • →Grad. 182-184 ; →Hymn. 52-54 (= Venance Fortunat, Pange lingua : hymne à la croix composée pour le monastère de Sainte-Radegonde à Poitiers. Le foisonnement figural de l’extraordinaire typologie biblique de la croix, à la fois arbre du paradis nouveau, verge d’Aaron, arche de salut comme celle de Noé, bois de l’holocauste comme celui d’Isaac, etc., avait de quoi inspirer les poètes pour chanter le bois sacré de la croix. Celui-ci est parmi les plus célèbres composées pour la réception d’une relique de la →vraie croix à Poitiers (19 novembre 569). Partant du péché originel et de l’incarnation, il s’attendrit sur le Crucifié et contemple dans la croix la gloire royale du Christ. On chante l’ultime strophe au moment où la croix est replacée sur l’autel. MYSTAGOGIE Pédagogie de la croix Typologie scripturaire Le culte de la croix prend sa source dans une parole de Jésus à Nicodème : « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle » (Jn 3,14-15). Jésus fait allusion à Nb 21,4-9 où les Israélites furent guéris des morsures de serpents venimeux en regardant une statue de serpent fixée à une hampe, et y voit une figure de la crucifixion de son propre corps sauvant les humains de leur déréliction. La Septante nomme « signe » (sêmeion) la hampe du texte hébraïque. La piété chrétienne prolonge la vénération du serpent au désert dans l’adoration du signe ultime qui apporte le salut : la croix rédemptrice. Apocalypse de la croix Avant que le Christ n’en eut révélé la fonction salvifique, la croix était la figure hideuse de l’énigme la plus affreuse : la mort (*milMt 27,22c ; *milMt 27,35a crucifié ; *ancMt 27,35a crucifié). Le rite du vendredi saint dévoile son mystère : la croix a porté le salut du monde. Par contact avec le corps du Sauveur, l’arbre de mort est devenu arbre de vie et trophée de victoire. Le baptisé saura-t-il reconnaître l’amour du Père sur ce bois ? Science de la croix L’adoration de la croix invite le fidèle à passer de l’extérieur à l’intérieur, du mal accusé au péché confessé, de l’auto-justification à la vérité sur soi-même ; à déchirer son cœur plutôt que ses vêtements. La croix dévoilée aux fidèles lors de la liturgie

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de la passion est, à l’image de leur cœur, mise à nu devant Dieu, sans faux-semblants. Elle les invite à mettre de côté la paranoïa qui ne cesse de rejeter la responsabilité sur les autres. « Comprenez ce que vous faites, imitez ce que vous célébrez » dit une ancienne exhortation liturgique. Par l’adoration de la croix, le fidèle se remémore la tragique méprise de Pilate et des autorités qui ont condamné Jésus. Tous cherchent à l’extérieur la cause du mal qui est en eux, dans la volonté inclinée vers le mal dont le redressement n’est au pouvoir de personne mais de la seule grâce de Dieu. L’ostension de la croix est là pour objectiver ce mal dont la passion de Jésus est l’ultime conséquence. Le fidèle est appelé à contempler le Christ, qui n’a pas vaincu le mal en écrasant les criminels ou en les cantonnant sur une île déserte, mais dans sa propre offrande à l’amour rédempteur du Père. Jésus a vaincu le mal par le bien, la haine par l’amour, la révolte par l’obéissance, la violence par la douceur, le mensonge par la vérité. Dans la science de la croix les chrétiens renouvellent leur consécration à l’amour qui sauve. Adoration de la croix ? Vénérer ou adorer Le grec ecclésiastique distingue : • l’hommage intérieur (latreia) dû à Dieu seul, exprimé en actes de culte spécifiques, tel le sacrifice ; • les gestes de respect communs aux usages civils et aux rites religieux, comme le prosternement (proskunêsis). Le latin désigne par l’unique mot adoratio l’hommage intérieur du culte de latrie dû à Dieu et tous les gestes et signes extérieurs de vénération, comme le prosternement et le baisement. On adore la croix en ce deuxième sens, proche de l’étymologie (ad os « vers-la-bouche »). La liturgie chrétienne est avant tout latreutique. Les chants et les attitudes d’adoration y reviennent à tout instant, accomplis en Jésus Christ, dont le sacrifice en est l’acte parfait. La messe est donc l’acte d’adoration par excellence du chrétien ; les expositions, processions et saluts du Saint-Sacrement ont pour objet d’encourager ce culte et de le magnifier. L’Église se sait toujours en face de cette croix unique et s’agenouille devant la miséricorde de Dieu. Prosternée dans la poussière, elle lui rend hommage par le baiser que l’Orient ancien déposait sur le pied et le bord du vêtement des rois. Raisons d’adorer la croix Malgré le possible malentendu sur le terme, on continue d’adorer la croix parce qu’il s’agit d’un « culte relatif » : la vraie croix, imprégnée du sang rédempteur, ne fait pour ainsi dire qu’un avec le Christ, seul visé par l’adoration. Les autres croix sont vénérées, comme toutes les images d’un culte qui remonte par celles-ci à la personne représentée : « O Christ, nous t’adorons et nous te bénissons : par ta croix tu as racheté le monde. » Contact avec la chair sacrifiée de Jésus Sanctifiée par le contact avec l’Homme-Dieu, la croix ellemême est adorable :

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• Jean de Damas (cité par →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 25,4 ad. 3) « Le bois précieux, sanctifié par le contact du corps sacré et du sang, doit être à juste raison adoré. » • →AM 3,280, fête de saint André, none, antienne : « Salut ! Croix sanctifiée par le Corps du Christ, ornée de ses membres comme de pierres précieuses ! » • →AM 3,214, 14 septembre, laudes, 2e antienne : « Elle resplendit, la croix bénie, où le Seigneur a été suspendu dans sa chair » ; →AM 3,219, répons bref : O crux gloriosa (Venance Fortunat ; même thème de la croix glorieuse repris par →Bède le Vénérable Hymni 13 [In natali sancti Andreae], strophe 2 : « Ô croix glorieuse, tu resplendis d’éclatantes vertus, toi que le Christ lui-même a consacré par les membres de son propre corps » ; *litMt 27,32b). • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 25,4 ad. 2 parle d’une identification de la croix avec le Crucifié, non par une union essentielle avec le Verbe, mais « par représentation et par contact » ; ibid. ad. 3 « Nous n’adorons pas seulement la croix, mais aussi tout ce qui a été en contact avec les membres du Christ. […] Les clous, les vêtements, la lance […]. Cependant, ces objets ne présentent pas l’image du Christ comme la croix, qui est appelée dans l’Écriture “le signe du Fils de l’homme”, et qui “apparaîtra dans le ciel”, comme il est dit en saint Matthieu (Mt 24,30). C’est pourquoi l’Ange dit aux saintes femmes (Mc 16,6) : “Vous cherchez Jésus de Nazareth qui a été crucifié”, et non “qui a été percé de la lance”, mais

“qui a été crucifié”. Aussi vénérons-nous toute représentation de la croix, en quelque matière qu’elle soit faite, mais non l’image des clous ou de quelque autre objet » ; ibid. resp. : Elle est donc comme une « image du Christ, à laquelle nous rendons un culte de latrie ». Triomphe de la croix La croix est dressée non plus sur le Calvaire, aux portes de la vieille Jérusalem, mais sur l’autel de la Jérusalem nouvelle ; elle n’est plus huée par les blasphèmes des moqueurs, mais respectueusement étreinte par l’Église qui, au moment même de sa plus grande affliction, reçoit un avant-goût de la joie de la résurrection : « Par la croix, la joie est entrée dans le monde entier » (→MR 325 §20). L’Église convoque l’humanité entière au pied de la croix du Christ : • →Jean-Paul II SD 31 « Que se rassemblent là aussi les hommes de bonne volonté, car sur la Croix se tient le “Rédempteur de l’homme”, l’Homme de douleur qui a assumé en lui les souffrances physiques et morales des hommes de tous les temps, afin qu’ils puissent trouver dans l’amour le sens salvifique de leurs souffrances et des réponses fondées à toutes leurs interrogations. Avec Marie, Mère du Christ, qui se tenait au pied de la Croix, nous nous arrêtons près de toutes les croix de l’homme d’aujourd’hui. »

Adoration eucharistique durant les liturgies On a parfois voulu opposer l’adoration eucharistique en dehors des célébrations eucharistiques, fustigée comme une déviation chosifiante et plus ou moins superstitieuse du sacrement, à la célébration eucharistique elle-même, perçue comme le véritable lieu/moment de la présence du Christ. En réalité, même si les gestes qui l’expriment ont pu varier selon les époques, l’adoration des espèces consacrées est une partie intégrante de la liturgie eucharistique elle-même. HISTOIRE • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 98,9 « Personne ne mange cette chair à moins de l’adorer auparavant […], non seulement nous ne péchons pas en l’adorant, mais nous péchons en ne l’adorant pas » (PL 37,1264C). • →Ordo (réd. car.) 1 : Au début de la fonction liturgique, le pontife adore les sancta qu’on lui présente : « La tête inclinée vers l’autel, d’abord il adore les saintes espèces (adorat sancta) et se tient toujours incliné jusqu’au verset du prophète » (43 n° 4). Certaines liturgies anciennes signalent une élévation où les éléments consacrés sont montrés aux fidèles au moment de la communion avec les paroles Sancta sanctis. Ce rite et ces formules sont une invitation indirecte à l’adoration : • →PM 105 (antienne de communion des liturgies ambrosienne et gallicane, encore en usage aujourd’hui dans les monastères le jour de la fête du Corpus Christi pour l’exposition du Saint-Sacrement) : Venite, populi, ad sacrum et immortale mysterium […] quoniam Agnus Dei propter nos Patri sacrificium propositum est ; ipsum solum adoremus (« Venez, peuples, au mystère sacré et immortel […], car l’Agneau de Dieu pour nous s’est offert en sacrifice au Père ; lui seul adorons-le »). RITUEL 1 — Durant les messes ordinaires • →CEC 1377 « La présence eucharistique du Christ commence au moment de la consécration et dure aussi longtemps que les espèces eucharistiques subsistent. Le Christ est présent dans chacune des espèces et tout entier dans chacune de leurs parties, de sorte que la fraction du pain ne divise pas le Christ » (cf. →Trente : →DzH 1641). Élévation de l’hostie À partir du 12e s., quand la foi en la →transsubstantiation fut épanouie, les fidèles demandèrent aux prêtres d’élever l’hostie au-dessus de l’autel après avoir prononcé les paroles de l’institution, pour mieux adorer Dieu qui s’y donne. Le geste fut ensuite entouré de génuflexions et rédupliqué avec la consécration de la coupe (→Les gestes corporels pour exprimer l’adoration). On allume parfois un cierge supplémentaire au moment

de l’élévation, on sonne une cloche, on encense. Toute la célébration eucharistique se centre autour de la consécration du pain et du vin. Le silence qui accompagne l’élévation des saintes espèces invite le fidèle à tourner le regard intérieur vers le Christ, dans une contemplation qui est en même temps action de grâces, adoration et prière pour sa propre transformation. • →MR 49 (→PGMR 150) « Selon l’opportunité, un servant avertit les fidèles avec la clochette un peu avant la consécration. De même il sonne l’une et l’autre élévation, suivant les coutumes de chaque lieu. Si l’encens est employé, un servant encense l’Hostie et le Calice lorsque, après leur consécration, ils sont montrés au peuple. » Adoration après l’élévation • →MR 575 §89-90, au moment de la consécration : « Le prêtre montre l’hostie consacrée au peuple, la dépose sur la patène et adore en faisant une génuflexion. […] Il montre le calice au peuple, le dépose sur le corporal et adore en faisant une génuflexion. » • →MR 49 (→PGMR 151) : Après la consécration, le prêtre ayant dit Mysterium fidei, le peuple poursuit par une acclamation selon l’une des formules prescrites, p. ex. « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. » 2 — Procession et adoration solennelles au reposoir le soir du →jeudi saint • →MR 311-312 §35-43 « La distribution de la communion étant achevée, le ciboire avec les hosties pour la communion du jour suivant sont laissées sur l’autel. Le prêtre, se tenant debout au siège, dit la Prière après la communion. […] Ensuite, la Prière après la communion étant dite, le prêtre vient devant l’autel, il met de l’encens dans l’encensoir et le bénit ; il encense à genoux trois fois le Saint-Sacrement. Puis, ayant reçu le voile huméral de couleur blanche, il se lève et il prend le ciboire, qu’il recouvre avec les extrémités du voile. La procession s’organise, dans laquelle on porte le SaintSacrement avec des flambeaux et de l’encens à travers l’église, vers le lieu du reposoir, préparé dans un endroit de l’église ou dans une chapelle convenablement ornée. Un ministre laïc précède avec la croix au milieu entre deux autres portant des cierges allumés. Suivent d’autres ministres avec des cierges allumés. Devant le prêtre qui porte le Saint-Sacrement, avance le thuriféraire avec l’encensoir duquel s’élève l’encens. On chante pendant ce temps l’hymne Pange lingua (sauf les deux dernières strophes) ou un autre chant eucharistique. Lorsque la procession est parvenue au lieu où la réserve eucharistique sera gardée, le prêtre, avec l’aide d’un diacre, si besoin était, dépose le ciboire dans le tabernacle

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dont la porte demeure ouverte. Ensuite, après avoir mis de l’encens, à genoux il encense le Saint-Sacrement, pendant que l’on chante le Tantum ergo Sacramentum ou un autre chant eucharistique. Puis, le diacre ou le prêtre lui-même dépose le Saint-Sacrement dans le tabernacle et referme la porte. Après un temps d’adoration en silence, le prêtre et les ministres font la génuflexion et retournent à la sacristie. […] Les fidèles sont invités, selon les circonstances des lieux (et des choses), à poursuivre l’adoration devant le Saint-Sacrement pendant une partie convenable de la nuit. Toutefois, après minuit, cette adoration se fait sans solennité. » 3 — « Liturgie des présanctifiés », procession solennelle le →vendredi saint Vers le 7e s., le rite romain adopta pour le vendredi saint une liturgie des « présanctifiés » (en grec leitourgia tôn proêgiasmenôn), rite de communion aux sancta consacrés à la liturgie d’un jour précédent. Cette liturgie, apparue dans les Églises de tradition antiochienne, conservée chez les Byzantins qui lui donnent une certaine ampleur pendant le carême (quand la messe n’est célébrée que le dimanche et le samedi), est en vigueur aussi chez les maronites et les Syriens catholiques. Dans le noble dépouillement de la célébration de la croix, la petite entrée du Saint-Sacrement — apporté par un diacre

depuis le reposoir où on a adoré la veille, revêtu du voile huméral et précédé de céroféraires (→MR 330 §22) — impressionne les fidèles. Dans certaines églises, où le reposoir est à l’écart, les fidèles ont conservé la coutume ancienne d’accompagner ce « retour » du Saint-Sacrement du chant Vexilla Regis (→CE 2,25,30-32 ; texte donné en →Reliques de la passion : la vraie croix) ou des trois antiennes prescrites par Pie XII : • Adoramus te, Christe, et benedicimus tibi, quia per crucem tuam redemisti mundum, • Per lignum servi facti sumus, et per sanctam crucem liberati sumus; fructus arboris seduxit nos, Filius Dei redemit nos, • Salvator mundi, salva nos : qui per crucem et Sanguinem tuum redemisti nos, auxiliare nobis, te deprecamur, Deus noster. « Nous t’adorons, ô Christ, et nous te bénissons, car par ta croix, tu as racheté le monde. Par le bois nous sommes devenus esclaves, et par ta sainte croix nous avons été libérés ; le fruit de l’arbre nous a séduits, le Fils de Dieu nous a rachetés. Sauveur du monde, sauve-nous ; par la croix et ton Sang tu nous as rachetés, viens à notre secours, nous t’en prions, notre Dieu. » →Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques

Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques

RITUEL • →CEC 1378 « L’Église catholique a rendu et continue de rendre ce culte d’adoration qui est dû au sacrement de l’Eucharistie non seulement durant la messe, mais aussi en dehors de sa célébration : en conservant avec le plus grand soin les hosties consacrées, en les présentant aux fidèles pour qu’ils les vénèrent avec solennité, en les portant en procession. » HISTOIRE La naissance de la « réserve » eucharistique 1ers siècles L’usage de conserver une partie des saintes espèces prit une forme privée en raison de la rareté des églises et de l’utilisation habituelle de maisons particulières pour les célébrations. • →Justin le Martyr 1 Apol. 67,5 : Les diacres sont chargés de porter l’Eucharistie aux absents. L’Église primitive tenait à ce que le pain consacré demeure tel, puisqu’elle le conservait pour les malades et en faisait l’objet d’une vénération, comme aujourd’hui dans l’Église d’Orient. Avec la fin des persécutions, la réserve eucharistique est entourée peu à peu de plus de solennité : • →Pseudo-Clément Const. ap. 8,13,17 ordonne au diacre de porter ce qui reste des saintes espèces après la communion des fidèles aux pastophoria. • →Jean Chrysostome Ep. Innoc. (PG 52,533C) fait allusion à une profanation du précieux Sang profané dans le lieu où étaient conservées les saintes espèces. 6e siècle Un synode de Verdun prescrit de conserver l’Eucharistie dans « un lieu éminent et honnête » avec une lampe allumée devant, autant que possible. L’usage de la lampe de sanctuaire devient par la suite obligatoire. 9e siècle • →Léon IV Hom. (PL 115,677A) indique expressément que l’on conserve le Saint-Sacrement sur l’autel. Dès cette époque, le culte d’adoration est affirmé, surtout lors de la célébration et au moment de la communion. L’adoration est obligatoire et elle se concrétise par des inclinations et des prostrations. Avant la fin du 11e siècle Les moines de Cluny avaient commencé à s’incliner (→Les gestes corporels pour exprimer l’adoration) devant la sainte réserve et, peu après, à faire brûler des lampes près du lieu où on la conservait.

13e siècle En 1215, le concile de Latran prescrit de garder l’Eucharistie sous clé. Cela précipite l’invention du « →tabernacle » devenu typique des églises catholiques. Origines de la Fête-Dieu catholique En dehors des fonctions liturgiques, la présence réelle ne semble pas avoir été alors l’objet d’un culte particulier. Les premiers indices apparaissent à l’époque carolingienne. À partir du 9e siècle Des controverses eucharistiques aboutissent au développement de ce culte. Les reclus sont particulièrement dévots de la « présence réelle ». Leur cellule contiguë à l’église leur permet par l’hagioscope, ouverture donnant sur l’autel, d’assister à la messe et aux offices, et de communier. 11e siècle Les controverses se renouvellent avec Bérenger. Les réactions de Lanfranc, Guitmond d’Aversa et Alger de Liège stimulent la dévotion envers la présence réelle. • →Lanfranc Decreta 4 (PL 150,456-457) institue en sa cathédrale une procession du Saint-Sacrement le dimanche des Rameaux pour célébrer le triomphe du Christ. Au chant de l’antienne Occurrunt turbae, deux prêtres revêtus d’aubes sortent portant le brancard où repose le Corps du Christ. Une procession s’organise avec des acclamations triomphales. Tous doivent fléchir les genoux au passage du SaintSacrement. 12e siècle • →Règl. recl. 16 : Dès le lever, « portant vos pensées vers la sainte Eucharistie que l’on conserve au maître-autel de votre église, adorez-la en disant à genoux, etc. » 13e siècle Le mouvement de dévotion eucharistique, de plus en plus vigoureux chez les fidèles et les théologiens, s’épanouit. • Julienne (1193-1258), première abbesse des augustines du Mont-Cornillon (Belgique), propage la dévotion par une vision qu’elle interprète comme la demande d’instauration d’une nouvelle fête, en l’honneur du Corps du Christ. La première célébration a lieu, localement, le jeudi après le premier dimanche après la Pentecôte en 1246. • Jacques de Troyes, devenu pape Urbain IV en 1261, publie le 11 août 1264 la bulle Transiturus de hoc mundo, étendant la fête du Saint-Sacrement à l’Église universelle. Il en commande l’office à Thomas d’Aquin.

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Il faut souligner le rôle de l’expérience religieuse, spécialement féminine, dans cet approfondissement progressif : • →Ratzinger Geist « “Il est là, entièrement Lui-même, Il demeure là.” […] Cette conscience neuve n’est pas issue d’un malentendu, d’un raisonnement qui aurait dévié. C’est l’expérience des saints — soutenue et éclairée par la pensée des théologiens — qui ouvre à une nouvelle dimension de la foi chrétienne, en continuité intérieure avec la Tradition » (75). Le « salut au Saint-Sacrement » À partir du 14e s. se mettent en place les processions du Saint-Sacrement et les « saluts », « bénédictions » et « adorations » du Saint-Sacrement. À la suite des réformes liturgiques du concile Vatican II, il est interdit de célébrer le saint sacrifice dans la nef où est exposé le Saint-Sacrement. L’exposition, dans sa forme solennelle, commence par la célébration eucharistique au cours de laquelle est consacré le pain, et au terme de laquelle le Corps du Christ est mis dans la monstrance, aussi appelée ostensoir. L’exposition peut durer aussi longtemps qu’il y a des fidèles pour venir se recueillir dans l’église et comprend des prières, des chants, des lectures et des temps de silence prolongé. Elle se conclut par la bénédiction donnée avec le Saint-Sacrement, toujours précédée d’une hymne ou d’un chant approprié et d’une oraison, après quoi on conserve le Corps du Christ dans le tabernacle. Une forme moins solennelle est possible, pourvu qu’elle fasse place à un véritable moment de prière. Il n’est pas permis de sortir le Corps du Christ du tabernacle uniquement pour donner une bénédiction (→Paul VI SC 83). Contestation moderne • →Ratzinger Geist « La notion de transsubstantiation, l’adoration du Seigneur dans le Saint-Sacrement, les dévotions eucharistiques, l’ostensoir, les processions — tout cela, nous dit-on, serait une déviation de la piété médiévale dont il s’agirait de nous dégager une fois pour toutes. […] La légèreté de telles affirmations ne peut que surprendre et témoigne assurément d’un complet oubli des grands débats théologiques et œcuméniques sur le dogme et son histoire, menés au 19e s. et dans la première moitié du 20e s. par de grands théologiens. […] Que personne ne dise : “L’eucharistie est là pour être mangée, non pour être regardée.” Elle n’est pas “pain ordinaire” ! La Tradition, depuis toujours, le souligne assez. “Manger” l’eucharistie est un acte spirituel et en même temps parfaitement humain. “Manger” le Christ, c’est en même temps l’adorer, le laisser entrer en moi, pour que mon moi se transforme […]. L’adoration du Saint-Sacrement ne s’oppose pas à la communion, elle ne se superpose pas non plus à elle. Pourtant la communion n’atteint sa véritable profondeur que lorsqu’elle est portée et entourée par l’adoration » (75-77). • →Ratzinger Gott « L’adoration est essentielle à l’Eucharistie puisque le Seigneur y est lui-même présent. Même si le déploiement très festif n’est apparu qu’au Moyen Âge, il ne s’agit point là d’une altération, d’une apostasie ou d’autre

chose, mais de l’apparition plénière de ce qui est déjà là. Car si le Seigneur se donne à nous, le recevoir ne peut que signifier en même temps : s’incliner devant lui, le glorifier, l’adorer » (122). TEXTE/MYSTAGOGIE Le mémorial des hauts-faits du Seigneur dans l’œuvre de Thomas d’Aquin • →Sacerd. (lecture des matines) « Les immenses bienfaits de la libéralité divine envers le peuple chrétien lui confèrent une inestimable dignité. Car il n’est ni ne fut jamais une nation si glorieuse qu’elle ait des dieux s’approchant d’elle comme notre Dieu nous est présent. Le Fils de Dieu, en effet, voulant que nous participions à sa divinité, a pris sur lui notre nature pour nous faire Dieux en se faisant homme. Et cela même qu’il a pris de nous, il l’a consacré tout entier à notre salut. Car il a offert son corps en sacrifice à Dieu son Père sur l’autel de la Croix pour notre réconciliation ; et il a versé son sang, à la fois comme rançon et comme bain, afin que rachetés d’un malheureux esclavage nous soyons purifiés de tous nos péchés. Et pour que la mémoire éternelle d’un si grand bienfait demeurât parmi nous, il a laissé à ses fidèles son corps en nourriture et son sang en breuvage, sous les espèces du pain et du vin qu’ils doivent recevoir. […] En ce festin, ce n’est plus la chair des taureaux et des béliers, comme sous l’ancienne Loi, qui nous est donnée, mais le Christ lui-même pour être notre aliment : car dans ce sacrement le pain et le vin sont changés substantiellement en corps et sang du Christ. Et le Christ, Dieu et Homme parfait, est présent sous l’apparence d’un peu de pain et de vin. Il est donc mangé par les fidèles : mangé, mais non déchiré : bien loin de là ! Car si l’on partage le sacrement, le Christ demeure tout entier et indivisé, dans la moindre parcelle. En ce sacrement, les accidents subsistent sans le sujet, pour que la foi ait sa place quand une substance visible est reçue invisiblement, cachée sous une apparence étrangère. Et les sens sont exempts d’erreur, puisqu’ils jugent seulement des accidents qui leur sont connus. Aucun sacrement n’est aussi efficace pour le salut, car il efface les péchés, augmente les vertus, enrichit l’âme de tous les charismes spirituels. Il est offert dans l’Église pour les vivants et pour les morts afin d’être utile à tous, ayant été institué pour le salut de tous. Dans ce sacrement, la joie spirituelle est puisée à sa source, et la suprême charité qu’a montrée le Christ dans sa Passion est rendue présente. Pour convaincre plus fortement le cœur des fidèles de l’immensité de cette charité, le Christ, dans la dernière Cène, lorsqu’ayant célébré la Pâque il était sur le point de passer de ce monde au Père, institua ce sacrement comme mémorial éternel de sa Passion, comme l’accomplissement des figures de l’Ancienne Loi, comme le plus grand de ses miracles, et la consolation éminente de ceux qu’attristait son absence » (→BM 2,209 ; →LM 4,1233-1237). • Adoro te devote, poème eucharistique paraliturgique, probablement dû à Thomas d’Aquin, synthétise les différents aspects du mystère, avec un accent sur le sang versé pour la

Adoration eucharistique hors des célébrations liturgiques

rédemption du monde. Les 1re, 5e et dernière strophes servent comme hymne d’introduction au salut du Saint-Sacrement après les 2es vêpres des fêtes solennelles : « Je t’adore avec dévotion, Divinité cachée / Qui te caches en vérité sous ces apparences / Mon cœur se soumet à toi tout entier, / Car en te contemplant tout entier il défaille. - - La vue, le toucher, le goût défaillent devant toi / Mais par l’ouïe seule on peut croire avec sécurité / Je crois tout ce qu’a dit le Fils de Dieu, / Rien de plus vrai que le Verbe de vérité. - - Sur la croix se cachait seule la divinité / Mais ici se cache aussi l’humanité / Toutes les deux, pourtant, je les crois et les professe, / Et je demande ce qu’a demandé le larron repentant. - - Je n’examine pas comme Thomas tes plaies / Pourtant, je confesse que tu es mon Dieu. / Fais que je croie toujours plus en toi, / Que je t’aime et espère toujours davantage. - - Ô mémorial de la mort du Seigneur, / Pain vivant qui donne la vie à l’homme, / Donne à mon âme de vivre de toi / Et toujours te savourer avec suavité. - - Bon Pélican, Jésus Seigneur, / Moi l’impur, purifie-moi par ton sang / Dont une seule goutte peut sauver / Le monde entier de tout péché. - - Jésus qu’aujourd’hui j’adore voilé, / Quand donc arrivera ce dont j’ai si soif ? / Qu’en te contemplant après avoir dévoilé ta face / Par la vue de ta gloire je sois bienheureux » (→Spitzmuller , 886 ; →AS 1). • O sacrum convivium, antienne récitée par les dominicains avant les offices priés en commun, condense toute la théologie eucharistique : O sacrum convivium in quo Christus sumitur, recolitur memoria passionis eius, mens impletur gratia et futurae gloriae nobis pignus datur alleluia « Ô Banquet sacré où le Christ est consommé, où est rappelée la mémoire de sa passion, où l’âme est remplie de la grâce et où le gage de la

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gloire future nous est donné, alléluia » (cf. antienne à Magnificat des 2es vêpres de la solennité de Corpus Christi, →AM 1,446). • Pange lingua retrace la vie mortelle du Dieu-fait-homme, puis évoque le souvenir de cette nuit à jamais mémorable où le Christ se donna en nourriture et breuvage aux apôtres et au monde. Les deux dernières strophes constituent ensuite la prière du Tantum ergo. Elle se termine par une grandiose doxologie à la louange du Dieu-Eucharistie. Le Tantum ergo se chante lors des saluts du Saint-Sacrement avant la bénédiction : « Chante, ô ma langue / Le mystère du Corps glorieux, / Le mystère du sang précieux / Que le Roi des nations, / Fruit d’un ventre généreux, / Versa pour prix de ce monde. - - À nous donné et né pour nous, / D’une vierge très pure, / Il vécut en ce monde, / Y répandit la semence de sa Parole ; / Et couronna les jours de son pèlerinage / Par le plus admirable des prodiges. - - Dans la nuit de la cène suprême, / Assis à table avec ses frères, / Observant pleinement la Loi / Touchant les mets de la Pâque ; / De ses mains il se donne lui-même / En nourriture, à la troupe des douze. - - Le Verbe fait chair, d’un mot / Change un pain véritable en son corps. / Le vin devient sang du Christ, / Et, si les sens se refusent, / La foi seule suffit / Pour affermir un cœur sincère. - - Voilà le grand sacrement (Tantum ergo sacramentum) ; / Adorons-le, humblement prosternés, / Et que l’antique règlement / Cède au rite nouveau ; / Que notre foi supplée / Aux défaillances de nos sens. - - Au Père et au Fils, / Louange et chant d’allégresse, / Salut, honneur, puissance, / Actions de grâces à jamais. / À l’Esprit qui procède des deux, / Gloire et louange égales » (→Grad. 170-172 ; →Hymn. 86-88).

Amour ou aumône ? Au terme d’une évolution sémantique de la ṣedāqâ-justice/droiture des Écritures à la ṣedāqâ-aumône/charité, la tradition rabbinique propose une distinction entre : • l’aumône, œuvre de justice (ṣedāqâ), • les actes de bonté (gemîlût ḥăsîdîm, incluant la sépulture). Tandis que les disciples préfèrent l’aumône au gaspillage (Mt 26,8-9), Jésus préfère l’amour aux aumônes. Ce qui n’est que gaspillage contraire à l’aumône selon les disciples est en réalité une œuvre de bonté pour Jésus. Bref, c’est toujours une bonne œuvre. La tradition rabbinique ira dans ce sens (→t. Pe’a 4,19) : • la ṣedāqâ est seulement en faveur des vivants, mais les gemîlût ḥăsîdîm touchent les vivants et les morts (même idée en →y. Pe’a 1,1 = 15c ; →b. Sukka 49b) ;

• la ṣedāqâ s’exerce seulement en faveur des pauvres, mais les gemîlût ḥăsîdîm touchent le riche comme le pauvre ; • la ṣedāqâ ne peut s’exercer que si on a de l’argent, mais les gemîlût ḥăsîdîm peuvent s’exercer avec de l’argent ou avec sa propre personne. La ṣedāqâ ainsi comprise égale en importance tout le reste des prescriptions de la Tora et apporte la rémission des péchés et le rachat à la mort, en référence à Pr 10,2 (→y. Sanh. 10,2 = 28bc).

Annonces de la passion et de la résurrection Les trois annonces Mt, comme les autres Synoptiques, présente trois annonces prophétiques par Jésus de sa victoire sur la mort : • Mt 16,21 (// Mc 8,31 ; Lc 9,22) « À dater de là, Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué et le troisième jour ressusciter. » L’épisode est suivi du déni de Pierre, traité de « Satan » par Jésus (Mt 16,23). • Mt 17,22-23 (// Mc 9,31 ; Lc 9,44) « Tandis qu’ils se trouvaient réunis en Galilée, Jésus leur dit : — Le fils de l’homme va être livré aux mains des hommes, et ils le tueront et le troisième jour il ressuscitera. Et ils furent très attristés. » • Mt 20,17-19 (// Mc 10,32-34 ; Lc 18,31-33) « Et montant à Jérusalem, Jésus prit avec lui les douze disciples en particulier et leur dit en chemin : — Voici, nous montons à Jérusalem, et le fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes et ils le condamneront à mort et le livreront aux païens pour être moqué, flagellé et crucifié et le troisième jour il ressuscitera. » L’épisode est suivi de la demande d’honneurs pour ses fils faite par la femme de Zébédée. On peut y ajouter Mt 10,17-25 où, en prophétisant persécution et mort à ses disciples, Jésus prophétise aussi les siennes, ainsi que Mt 17,10-12, où Jésus donne sa version du scénario de la fin : « — Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ? Répondant, Jésus leur dit : — Assurément, Élie vient d’abord et il restaurera toutes choses. Or, je vous dis qu’Élie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu, mais ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu. De même aussi, le fils de l’homme aura à souffrir par eux. » Sources Présentes dans les trois Synoptiques avec des variations autour d’un noyau fixe, ces prédictions ont les caractéristiques des traditions anciennes de la mémoire concernant Jésus. • Peut-être une énigme-devinette (māšāl) de Jésus concernant sa destinée : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes (avec un jeu de mots sur homme), a-t-elle été enrichie par ceux qui l’ont transmise, à la lumière des événements de la fin de sa vie (identification des « hommes », détails sur la « livraison » et prolongement de l’intrigue) ? • La triple répétition semble être primitive elle aussi, et remonter aux premières élaborations de la mémoire du ministère de Jésus en récit continu (de même, Jn 3,14 ; 8,28 ; 12,32-34 présentent une triple annonce de l’élévation du fils de l’homme). Fonction narrative dans Mt : mise en place d’un suspens « noétique » autour du Ressuscité Dans le récit évangélique, aide-mémoire sacré adressé à des lecteurs-auditeurs croyants qui connaissent déjà la fin de

l’histoire (cf. Mt 28,20 ; Lc 1,4), il n’y a guère de suspens dramatique, mais plutôt un suspens noétique : dès le premier verset de l’évangile, qui annonce Jésus comme messie fils de David et fils d’Abraham, le lecteur est rendu attentif au dévoilement de l’identité profonde de Jésus qu’entend réaliser l’évangéliste. C’est ce dévoilement qui culmine dans l’eucatastrophe (mort et résurrection) des derniers chapitres. La triple prédiction de la passion et de la résurrection et l’ensemble des allusions à la mort violente de Jésus font écho au « signe de Jonas » : le fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre (Mt 12,40). Selon Mt 26,61 (cf. Jn 2,19.21 « Détruisez ce Sanctuaire et en trois jours je le relèverai […]. Mais lui parlait du sanctuaire de son corps »), Jésus semble avoir donné le signe du Temple. Or, ces annonces de résurrection d’entre les morts restent non comprises des apôtres (Mc 9,10), comme des ennemis de Jésus, qui en tirent prétexte à faire garder son tombeau (Mt 27,63-64). « Résurrection » et « ressuscité » comme mots-énigmes La résurrection est plusieurs fois mentionnée durant le ministère, mais jamais elle ne suscite d’attention particulière. • On l’ignore (en Mt 16,22-24 Pierre gronde Jésus d’envisager un tel dénouement et se fait traiter de « Satan », puis Jésus enseigne qu’il faut porter sa croix si l’on veut être son disciple). • Le mot résonne comme un signifiant vide (en Mt 17,23 les disciples se consternent, comme s’ils n’avaient pas entendu l’annonce de la résurrection). • On semble la comprendre comme une promesse de victoire temporelle (cf. la réaction de la mère des fils de Zébédée, qui réclame un privilège pour ses fils en Mt 20,20-21). • Au mieux, le terme « résurrection » a désigné une croyance discutée qu’il faut défendre contre des contradicteurs (Mt 22,23). • Rien d’étonnant par conséquent à ce que l’annonce du dénouement heureux que Jésus fait incidemment en entrant dans sa passion (Mt 26,32) passe inaperçue. Le mot « résurrection » est donc en quête de signifié jusqu’à ce que l’on rencontre le Ressuscité et, même alors, doute et hésitations semblent subsister (Mt 28,17). Quid du « fils de l’homme » ? Curieusement, en dépit des trois annonces dans lesquelles Jésus s’autodésigne comme →fils de l’homme, aucun récit d’apparition du Ressuscité ne parle explicitement de lui comme tel (au mieux, la figure est en filigrane dans la vision d’Étienne en Ac 7,56, et dans celle de Jean en Ap 1,13 ; 14,14). Tout se passe comme si la figure apocalyptique de Dn était vraiment et totalement accomplie par la réalité de la rencontre avec le Christ ressuscité : *bibMt 28,18b.

Apophatisme chrétien : le mystère de Dieu approfondi dans celui de l’union hypostatique

L’apophatisme (du grec apophêmi « nier ») est une méthode de connaissance paradoxale, fondée sur la négation. La théologie, qui prétend parler de Dieu, infini, avec des mots nécessairement finis, y a souvent recours : la « théologie négative » consiste à insister sur ce que Dieu n’est pas plus que sur ce qu’il est. Une telle insistance est courante dans le judaïsme hellénistique (p. ex. →Philon d’Alexandrie Somn. 1,67 : Dieu est indicible et incompréhensible) et dans la philosophie grecque (p. ex. →Plotin Enn. 7,1 = V,4,1 : le principe unique de toute chose, n’étant aucune de ces choses, ne peut être dit à la manière dont on dit ces choses). L’apophatisme théologique consiste donc à souligner l’inadéquation de toute idée par rapport au divin, ce qui est sans limite et ne se laisse pas renfermer dans ce qui est limité. 1 — Apophatisme dans la théologie chrétienne en général La foi catholique affirme clairement que « notre connaissance de Dieu est limitée » (→CEC 40). Même aux époques où la théologie s’écrit en amples traités, les théologiens enseignent une radicale impuissance des concepts et des mots pour dire le mystère divin. Ainsi à l’époque des grandes sommes de théologie gothiques : • →Thomas d’Aquin Sum. gent. 1,30 « Nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu’Il est, mais seulement ce qu’Il n’est pas », car la connaissance de Dieu en son essence « dépasse toute connaissance, c’est-à-dire ne peut être embrassé[e] par aucun intellect créé » (→Thomas d’Aquin Sum. theol. Ia 12,1 ad. 3). Ou encore à l’orée de la vague mystique baroque : • →Caussin Buisson, relevant le caractère ineffable du mystère de l’incarnation, évoque Syrus, évêque de Smyrne : « […] comme le peuple était assemblé en l’église métropolitaine, au jour de Noël, et attendait des merveilles de cette bouche très éloquente, [Syrus] entre en chaire et dit seulement ces paroles, “Chrétiens, le Verbe s’est incarné, et s’est incarné en silence, laissons les paroles qui sont trop faibles pour un si haut mystère, et donnons-lui l’admiration de nos esprits et le sentiment intérieur de nos cœurs pour toute louange.” Cette parole achevée, il disparut et laissa son auditoire fort étonné de cette procédure » (529). Le mystère de Dieu et ses desseins ne sont vraiment connus que par Révélation (→Vatican I DF 2 [→DzH 3005] ; →Vatican II DV 6 ; →Jean-Paul II FR 7-9). Or, celle-ci enseigne que Dieu s’incarne en Jésus : le « Tout-autre » devient pour l’être humain, de quelque façon, le même. L’incarnation rend possible la positivité du discours théologique.

2 — Apophatisme christologique en particulier L’incarnation de Jésus ne lève pas le voile sur toutes les réalités divines, bien qu’elle donne accès à de nouvelles jusque-là inconnues. Jésus affirme que nombre de vérités concernant son Père restent cachées (Mt 11,27 ; Lc 10,22, p. ex. le jour et l’heure de la fin des temps : Mt 24,36 ; Mc 13,32 ; Ac 1,7). Lui-même n’est pas exempt de paradoxes lorsqu’il se décrit ouvertement : il affirme la supériorité de Dieu sur tous les êtres (Jn 10,29) et se dit en même temps son égal (Jn 10,30). Par le symbolisme dont il est porteur, le judaïsme de l’époque de Jésus et de l’époque apostolique peut permettre une compréhension inchoative de →Jésus Fils de Dieu. Cependant, cela n’explique pas l’adoration précoce dont il est l’objet, dans des communautés largement composées de Juifs. La →christologie orthodoxe des conciles se comprend comme la tentative d’harmoniser toutes les données des évangiles et du NT concernant le rapport de l’humain et du divin en Jésus Christ. Elle le fait au moyen du langage de « l’union hypostatique » : les deux natures, divine et humaine, sont unies sans confusion ni séparation dans l’unique personne du Verbe incarné en Jésus. L’être de Jésus Christ est mystérieux Le dogme défini au concile de →Chalcédoine ne prétend nullement mettre un terme à la réflexion ; il ne se lit pas comme la réponse à toutes les questions, mais plutôt comme la meilleure façon de préserver à jamais l’énigme transcendante de l’identité de Jésus. En condensant en quelques mots une réalité que l’intelligence humaine ne peut imaginer — l’hypostase du Christ — il laisse au moins sept questions ouvertes : • En quoi les « natures » divine et humaine consistent-elles ? • Que signifie le mot « personne » appliqué au Christ ? • Comment « personne » et « nature » sont-elles reliées (quelles règles permettent de dire de Jésus comme Dieu ce qu’on dit de lui comme homme, p. ex. que « la Vierge Marie est mère de Dieu » — ce qu’on appelle la « communication des idiomes ») ? • Combien de volontés le Christ a-t-il ? • Qu’en est-il de la nature du Christ à sa mort et à sa résurrection ? • « Personne », a-t-elle le même sens en contexte christologique et en contexte trinitaire ? • Le Christ ressuscité est-il masculin ? Plusieurs de ces questions font ensuite l’objet de controverses théologiques et de définitions dogmatiques. →Incarnation : foi orthodoxe et résistances

Apophatisme chrétien : le mystère de Dieu approfondi dans celui de l’union hypostatique

L’agir de Jésus est mystérieux En particulier, la christologie orthodoxe interdit de projeter simplement sur le Christ le type de subjectivité qu’expérimentent les personnes humaines ordinaires. • Personne divine, Jésus n’est pas limité dans sa volonté créée par l’ignorance : →Volonté humaine du Christ : problème et exercice. • De même, le →Fils de Dieu n’est pas limité dans sa volonté créée par le péché. Bien qu’elle soit libre, elle est pleinement ordonnée à celle du Père. Dans le cours de sa vie terrestre, le Christ ne manque jamais d’atteindre la fin fixée à la volonté humaine : l’union à Dieu. Sans cette perfection, il est difficile de concevoir comment il peut être le Sauveur des hommes. • Cela rend particulièrement délicate l’analyse des récits de la mort de Jésus : →Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ? L’interprétation orthodoxe de l’Évangile implique donc un irréductible apophatisme christologique. Projeter le vécu psychologique ordinaire sur la conscience du Christ est inadéquat au mode d’exercice de celle-ci. Il est impossible d’avoir une intuition précise de la vie intérieure de Jésus, car la manière dont Dieu se perçoit réflexivement dans l’humanité qu’il assume échappe à la saisie de l’intelligence humaine. L’« événement-Jésus » aboutit à un approfondissement inouï de la représentation de « Dieu » Tant les contradicteurs de Jésus qui lui reprochent son blasphème (Mt 27,43) que ses admirateurs parmi les soldats

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romains qui le qualifient de →fils de Dieu (Mt 27,54 ; Mc 15,39) en restent peut-être à une vision encore païenne de ce que « Dieu » veut dire, que l’Écriture invite à dépasser. L’homme d’après le péché rêve d’un Dieu « tout autre ». Un tel Dieu peut être le premier moteur immobile des philosophes, ou le Dieu tout-puissant de la mythologie et de la religion païennes, sorte de tyran dont le déterminisme décharge de la responsabilité morale, de l’exigence de faire des choix pour aller vers le bien, ou encore un Dieu manipulable à souhait, objet de pratiques magiques. La révélation du Père par Jésus le Fils dans l’Esprit, accomplie dans l’Évangile et dans l’expiation inversée opérée par la croix (→« Satisfaction » et « expiation » : la révolution de la croix), vient corriger cette conception de Dieu en mettant grâce et amour au premier plan, approfondissant encore le sens de sa transcendance (*phiMt 26,3-5 : Marion). Rétrospectivement, il est intéressant de découvrir cet apophatisme déjà à l’œuvre dans la poétique évangélique : aussi bien la crucifixion que la résurrection, ces deux moments culminants de l’œuvre divine que Jésus accomplit, sont traitées par l’ellipse (*proMt 27,35a ; *proMt 28,6b il est ressuscité), tout comme la naissance, elle aussi rapportée plus que sobrement (Mt 1,25-2,1).

Arma Christi (instruments de la passion) À partir du 9e s., la dévotion médiévale se concentre de plus en plus sur la passion et les souffrances du Christ. Émergent ainsi des cultes spécifiques dédiés à la croix, au saint sang et, plus populaire, aux instruments de la passion, aussi désignés sous le nom d’Arma Christi. On y représente de manière synthétique et symbolique les multiples souffrances et outrages subis par Jésus au cours de sa passion, hors de tout contexte narratif. Dans les versions les plus anciennes, datant de l’époque carolingienne (9e-10e s.), le lexique des objets est réduit aux instruments des outrages, de la flagellation et de la crucifixion : couronne d’épines, colonne et bouquet de joncs de la flagellation, croix, clous, éponge et lance. • Psautier d’Utrecht (ca. 830, Universiteitsbibliotheek Utrecht, MS Bibl. Rhenotraiectinae I Nr. 32). Le panel s’élargit et s’enrichit à partir du 14e s. en convoquant des scènes antérieures (la trahison de Judas, l’arrestation, les comparutions, la montée au Calvaire) et les gestes, actions et objets afférents (les trente deniers de la trahison [*visMt 26,1416], l’oreille de Malchus tranchée par le couteau de Pierre [*visMt 26,50-53], le coq du reniement de Pierre [*visMt 26,69-75]). À mesure que l’iconographie des outrages (*visMt 26,67-68 ; *visMt 27,29-31) et du couronnement d’épines (*visMt 27,29a) s’enrichit de nouveaux outrages faits à Jésus, les Arma Christi s’étoffent eux aussi avec un visage qui crache, une main souffletant le visage de Jésus, un couvre-chef soulevé en guise de révérence ironique, l’aiguière et le bassin du lavement des mains (*visMt 27,24b). Parfois, le visage de Pilate est également figuré. À cela viennent encore s’ajouter le voile de Véronique, la tunique de Jésus, les dés des soldats romains (*visMt 27,35a), l’échelle, le marteau, les tenailles de la mise en croix et la plaie au côté.

• Heures du maréchal de Boucicaut, peinture sur manuscrit (milieu du 15e s., Musée Jacquemart-André, Paris). Tous ces éléments sont ordonnés les uns à côté des autres sur toute la surface de l’image. • Livret dévotionnel portant les Arma Christi, ivoire (ca. 1330, Victoria & Albert Museum, Londres) ; • Jacques le Palmer, Omne bonum (ca. 1360-1375, British Library, Londres, MS Royal 6 E VI, fol. 15r) : une miniature présente le Christ et la croix au centre et les Arma réparties autour. Il arrive également que des anges, notamment lors du Jugement dernier, présentent les Arma Christi pour rappeler le sacrifice du Christ. Au 15e s., dans la sphère germanique, les Arma Christi sont très fréquemment associées au →Vir dolorum. • Homme de douleurs, panneau de dévotion (1443, Musée national de Varsovie Śr. 343) ; • Homme de douleurs, gravure (dernier quart du 15e s., Germanisches Nationalmuseum, Nürnberg). Elles sont aussi associées à la Messe de saint Grégoire le Grand (*visMt 27,27-31) : • Diego de Alvarado Huanitzin, La Messe de saint Grégoire, mosaïque de plumes sur panneau de bois (1539, Musée des Jacobins, Auch), l’un des plus vieux exemples d’art chrétien en Amérique. Dans la sculpture, la croix sert parfois seulement de support pour les Arma Christi, ce qui marque le caractère populaire des Arma Christi : • croix à l’église Saint-Jacques à Perpignan ; • croix de chemin près de Stammham (Allemagne).

Armée romaine au er siècle 1 — Composition L’armée romaine se partage en deux ensembles : les légions et les troupes auxiliaires. Les légions (l’armée régulière) À l’époque de Jésus, l’armée romaine comprend 22 légions, réparties sur l’ensemble du territoire. La légion constitue le corps principal de l’armée romaine. Elle en est même l’unité de base : c’est en fonction du nombre de légions que l’on évalue l’effectif d’une troupe ou d’une garnison placée sous le commandement d’un général ou d’un gouverneur. La légion est également l’unité la plus grande et la plus prestigieuse de l’armée romaine. Elle est réservée aux citoyens romains : les hommes libres de l’Empire romain qui ne jouissent pas de la citoyenneté romaine doivent rejoindre les troupes auxiliaires. Une légion est commandée par un légat impérial, de rang proprétorien (legatus Augusti propraetore). Elle se compose en théorie de 6 000 fantassins d’infanterie lourde, appelés légionnaires, et d’une aile de 120 cavaliers. Néanmoins, les unités légionnaires étaient rarement pleines et leurs effectifs ne dépassaient guère les 5 000 hommes. Les cohortes Une légion romaine est divisée en dix cohortes de 500 à 600 hommes chacune. À leur tête est placé un tribun militaire. Les manipules Une cohorte comporte trois manipules de 120 à 200 hommes chacune. Chaque manipule est composé de deux centuries strictement hiérarchisées : c’est le centurion de la centurie prior qui assure le commandement du manipule. Les centuries Une centurie est composée de 100 hommes et est placée sous le commandement d’un centurion. Les ailes de cavalerie Elles comprennent 120 cavaliers, placés sous le commandement d’un préfet d’aile. En conclusion, une légion se compose de dix cohortes (10 × 600) = 30 manipules (30 × 200) = 60 centuries (60 × 100) = 6 000 hommes. Les troupes auxiliaires Définition À la différence des troupes régulières, les unités auxiliaires ne sont pas composées de citoyens romains. Elles sont recrutées dans les provinces, majoritairement chez des peuples dont les traditions militaires diffèrent de celles de Rome. Les troupes auxiliaires se composent rarement d’unités d’infanterie lourde,

spécialité des légions romaines, mais comprennent surtout des unités d’archers, de tirailleurs, d’infanterie légère et de cavalerie. Elles constituent un appoint indispensable aux légions romaines. Composition Sur le modèle de l’armée régulière, les troupes auxiliaires sont réparties en centuries, en ailes et en cohortes, selon qu’il s’agisse d’unités de cavalerie ou d’infanterie, mais les unités auxiliaires sont plus réduites que les troupes régulières. Ainsi, une centurie auxiliaire ne comporte que 80 hommes, et non 100. Six centuries auxiliaires composent une cohorte quingénaire de 480 hommes, placée sous le commandement d’un préfet. Dix centuries forment une cohorte milliaire de 800 hommes commandée par un tribun. 2 — Fonctions L’armée romaine remplit trois fonctions dans les provinces : • Elle assure la défense du territoire impérial contre les éventuels agresseurs. Au début du 1er s., la principale menace militaire qui pèse sur l’Empire romain est exercée par l’Empire parthe, en Orient, sur la frontière syrienne. • Elle maintient l’ordre romain dans les provinces, veillant à prélever le tribut et à réprimer tout mouvement de révolte. • Elle assure divers travaux d’utilité publique, notamment la construction et l’entretien de routes et de ponts. 3 — La présence romaine en Palestine à l’époque de Jésus L’exorcisme au cours duquel Jésus expulse d’un possédé une légion entière de démons (Mc 5,9) laisse imaginer une présence massive de soldats romains en Palestine (*interpMc 5,12-13 ; *hgeMc 5,1-13). En réalité, on trouve à peine une demi-légion dans ce territoire au temps de Jésus. L’essentiel des légions romaines stationnées en Orient se trouve en Égypte (deux légions), pour assurer la domination romaine sur cette province immense éloignée du centre de l’Empire romain, et en Syrie (trois légions), afin d’assurer la défense de la frontière romaine contre l’inquiétant voisin parthe. La Palestine ne comporte que cinq cohortes et une aile de cavalerie, ce qui représente un maximum de 3 000 fantassins et d’une centaine de cavaliers. L’une de ces cinq cohortes est composée de légionnaires de l’armée régulière (c.-à-d. de citoyens romains) ; les quatre autres unités sont formées de soldats auxiliaires non juifs recrutés en Orient et commandés par des officiers orientaux (→Schiavone , 24-25). La majorité de ces troupes est stationnée dans la capitale de la Judée, Césarée maritime, auprès du gouverneur. Seule une cohorte se trouve en garnison à Jérusalem, dans la forteresse Antonia, mitoyenne au mur d’enceinte de l’esplanade du Temple. Cela semble peu mais s’explique par deux raisons :

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La passion selon saint Matthieu

• La première est structurelle : l’immensité de l’Empire romain oblige les Romains à rechercher le plus d’effets possibles avec le moins de moyens engagés. Une seule cohorte suffit au maintien de l’ordre à Jérusalem. • La seconde relève de la conjecture : Jérusalem est le lieu le plus saint de la religion juive. Un détachement militaire plus

important serait une provocation et aurait rendu, paradoxalement, le maintien de l’ordre plus difficile. La cohorte participe à l’arrestation de Jésus au mont des Oliviers selon Jn 18,12 (*hgeJn 18,12). Il faut attendre la fin de la révolte juive pour voir une légion entière se stationner en Judée, la Legio X Fretensis.

Attitudes antiques face à la mort La mort de Jésus, pathétique et majestueuse à la fois, tranche sur les « morts idéales » topiques des philosophies antiques, qui s’efforcent de mettre la souffrance à distance. Ces conceptions philosophiques ont leur pendant dans le récit des martyrs : les martyrs gréco-romains et juifs font preuve d’une maîtrise totale de la raison sur le corps, au point d’accepter parfois de se donner calmement la mort (p. ex. les martyrs maccabéens ; cf. →Josèphe B.J. 1,653 ; 2,153 ; 7,417-419). 1 — La mort socratique Le Phédon décrit les derniers moments de la vie de Socrate. Dans ce dialogue, Socrate explicite le lien qui existe entre la philosophie et la mort : selon la célèbre formule, reprise plus tard par Montaigne, philosopher, c’est apprendre à mourir. Le travail de la connaissance, étant un dessaisissement progressif du corps et du monde sensible, s’apparente à une forme de mort. Par conséquent, l’amoureux de la vérité n’éprouve aucun regret à l’approche de la mort physique, car celle-ci délivre l’âme de la prison corporelle, et lui permet d’ôter l’obstacle principal à la connaissance des Idées : • →Platon Phaed. 66b-e « Ceci a forte chance d’être comme un sentier qui nous porte, avec notre raisonnement, dans notre examen : tant que nous avons un corps et que notre âme se trouve mêlée à un tel mal, nous n’obtiendrons jamais en suffisance ce que nous désirons : nous disons que [l’objet de nos désirs,] c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés à cause de son entretien nécessaire ; si en plus des maladies surviennent, elles nous entravent dans notre chasse au réel. […] Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point que par sa faute, nous ne pouvons pas discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes » (11, trad. modifiée). 2 — La mort stoïque Le stoïcien tâche de se rendre imperméable aux aléas de la fortune. Contre l’idée d’un arbitraire de la fatalité (p. ex. →Diodore de Sicile 15,74,3-4), les philosophes stoïciens insistent sur la perfection rationnelle de l’univers, et sur la nécessité de soumettre sa volonté au cours de la nature (→Épictète de Hiérapolis Diss. 2,16,42 ; 2,17,22). Au lieu d’inciter aux plaisirs, qui sont des biens instables et changeants, ils invitent à embrasser la vertu, seul bien durable. Le bonheur consiste à faire mourir en soi les vices liés aux plaisirs et à mener une existence digne de la sagesse (→Sénèque Lucil. 27,3).

C’est de cette conception de l’existence comme maîtrise des passions et des pensées que découle la conception de la mort comme maîtrise de la peur. Or, il n’est possible d’affronter la mort avec courage qu’à la condition de savoir ce qu’elle est : • un non-événement : →Sénèque Ep. 4,3 « Avance encore un peu, et tu reconnaîtras qu’il est des choses d’autant moins à craindre qu’elles effrayent davantage. Il n’est jamais grand le mal qui est le terme de tous les autres. La mort vient à toi ? Il faudrait la craindre, si elle pouvait séjourner en toi ; nécessairement ou elle n’arrive point, ou c’est un éclair qui passe » ; • un mal qui n’est qu’apparent : →Sénèque Ep. 4,6 « Rends toute ta vie plus douce en quittant le souci que tu lui accordes. Aucun bien n’est profitable à celui qui le possède si ce n’est celui que l’esprit s’est préparé à perdre. Or quelle perte plus facile à souffrir que celle qui ne se regrette point ? Exhorte donc, endurcis ton âme contre tous les accidents, possibles même chez les maîtres du monde. » 3 — La mort épicurienne Pour l’école épicurienne, ne pas craindre la mort fait partie du « quadruple remède » (tetrapharmakon) aux maux de la condition humaine (les trois autres étant : ne pas craindre les dieux, penser qu’on peut atteindre le bonheur, penser qu’on peut supporter la douleur). Pour Épicure lui-même (341-270 av. J.-C.), le sage ne saurait craindre la mort, la crainte étant toujours liée à l’illusion ou la superstition, que la psychologie (atomiste) dissipe. D’un point de vue objectif, la mort d’un individu est seulement la désagrégation de l’ensemble d’atomes qui le constitue. D’un point de vue subjectif, l’homme ne vit pas la mort puisqu’il meurt lorsqu’elle arrive. Il n’a donc pas à craindre de la souffrir puisque pour souffrir il faut nécessairement être vivant. A fortiori la peur de l’enfer (réduit à la projection des terreurs morales de cette vie) est exclue, de même que celle du jugement divin : les dieux, êtres en état de béatitude permanente, n’ont que faire de la vie des hommes. Dans sa Lettre à Ménœcée (un des rares écrits du philosophe à subsister, dans →Diogène Laërce 10,122-138), il laisse quelques formules frappantes : • Épicure, Lettre à Ménœcée, →Diogène Laërce 10,125 « Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! » Selon Épicure, être mort n’est pas différent de n’être pas encore né. Désirer à tout prix (sur)vivre n’est pas rationnel, la longueur de la vie importe peu : une vie bien accomplie ne retire aucun avantage à disposer d’un temps infini. Plutôt que ces rêves quantitatifs, il faut privilégier la qualité du bonheur dans la vie présente. Au fond, vivre convenablement c’est s’exercer à mourir, et c’est pourquoi la philosophie est la clé d’une vie heureuse.

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La passion selon saint Matthieu

• Épicure, Lettre à Ménœcée, →Diogène Laërce 10,122 « Que personne, parce qu’il est jeune, ne tarde à philosopher, ni, parce qu’il est vieux, ne se lasse de philosopher ; car personne n’entreprend ni trop tôt ni trop tard de garantir la santé de l’âme. Et celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore venu, ou que ce temps est passé, est pareil à celui qui dit, en parlant du bonheur, que le temps n’est pas venu ou qu’il n’est plus là. » Conclusion Il serait une erreur de penser que le monde grec minimise unilatéralement l’importance de la mort. La tragédie classique, par exemple, prend le contrepied de ces trois philosophies. Face au destin, soumis à une ou plusieurs divinités inflexibles dont les desseins s’accomplissent quels que soient les efforts humains

pour leur échapper, le héros qu’elle met en scène éprouve une déréliction sans fond. De même, l’un des philosophes majeurs de la tradition hellénistique, Aristote, reconnaît que la mort est un événement malheureux pour l’homme vertueux : • →Aristote Eth. Nic. 1117b (3,9,4) « Et plus la vertu qu’il possède est complète et grand son bonheur, plus aussi la pensée de la mort lui sera pénible : car c’est pour un pareil homme que la vie est surtout digne d’être vécue, c’est lui que la mort privera des plus grands biens, et il en a pleinement conscience : tout cela ne va pas sans l’affliger. » Cette conception aristotélicienne de la vertu et de son rapport à la mort est ainsi bien différente de celle de l’épicurisme (on ne doit pas craindre la mort), mais également du stoïcisme (la vie vertueuse ne nous conduit pas à regretter de la perdre) et du socratisme (la mort ouvre la voie à la vision de la vérité).

Autorité de Jésus durant son ministère Dans le judaïsme éclaté du 1er s., dominé par un Temple dont les responsables (→Haut sacerdoce à l’époque de Jésus) sont parfois remis en cause, la question de l’autorité en matière religieuse agite les esprits. En particulier, elle est attisée par la question de la légitimité des grands prêtres, qui sont nommés par la dynastie hérodienne et les gouverneurs romains. En paroles et en actes, le ministère de Jésus, souvent en dialogue ou en contraste avec le Temple, aboutit précisément à cette question : « Par quelle autorité fais-tu cela ? ou qui t’a donné cette autorité pour faire cela ? » (Mc 11,28). 1 — Jésus parle comme Dieu : l’ironiste La mémoire des communautés primitives conserve la prétention de Jésus à une autorité extraordinaire. Jésus enseigne l’absolue transcendance du Dieu unique : « Pourquoi me dis-tu bon ? Personne n’est bon sinon le seul Dieu » (Mt 19,17). Mais lui-même se manifeste indirectement comme cette même parole divine. Avec ironie pédagogique, Jésus multiplie les quiproquos. Dans les Synoptiques : « Qui suis-je ? » Jésus accepte de se dévoiler sous plusieurs appellations traditionnelles : « →fils de l’homme », « →roi des Juifs », « grand prophète », voire « →messie » et « →fils de Dieu », mais tout en se dérobant aux attentes qu’elles suscitent chez ses compatriotes et coreligionnaires (Mc 1,45). Aucun des titres n’épuise ce qu’il est vraiment. Jésus est très laconique sur sa propre identité. Il se révèle en paroles énigmatiques et en actes mystérieux. Sa pédagogie consiste à se présenter à toute conscience comme une question : « Vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16,15). Dans Jean : « Je suis » Jésus semble user du nom divin révélé à Moïse comme (d’une partie) du sien propre. En effet, depuis sa réponse paradigmatique à Moïse, au buisson ardent, le Dieu vivant se révèle tout en se voilant ; sa parole a la forme d’une tautologie : « Je suis celui qui est/suis » (Ex 3,14). Cette tautologie ne dessine pas un cercle d’absurdité, mais renvoie à l’événement d’une rencontre personnelle et à l’aventure d’une mission (Moïse apprendra qui est le « je » qui lui parle dans l’accomplissement de la délivrance de son peuple). • À la question « Qui es-tu ? », Jésus répond, avec l’ironie du buisson ardent, par une phrase génialement ambiguë, que l’on a traduite : « Dès le commencement ce que je vous dis » ou « Le commencement, moi qui vous parle » (Jn 8,25). Puis il conclut une longue discussion par son fameux « Avant qu’Abraham existât, Je suis » (Jn 8,58). • Jésus décline le nom diversement : « Je suis le pain de vie » (Jn 6,35.48.51), « Je suis la lumière du monde » (Jn 8,12 ; 9,5), « Je suis la porte des brebis » (Jn 10,7.9), « Je suis le bon

pasteur » (Jn 10,11.14), « Je suis la résurrection » (Jn 11,25), « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6), « Je suis la vraie vigne et mon Père est le cultivateur » (Jn 15,1), « Je suis roi » (Jn 18,37), « Je suis le premier et le dernier, le vivant » (Ap 1,17-18). Ou encore : « Si vous ne croyez pas que Je suis, vous mourrez dans vos péchés » (Jn 8,24) ; « quand vous élèverez le fils de l’homme, vous comprendrez alors que Je suis » (Jn 8,28) ; « afin que vous croyiez que Je suis » (Jn 13,19). Dans les quatre évangiles • Jésus parle de son intimité avec Dieu en des termes encore plus intimes que Jérémie, qui avait déjà scandalisé en son temps : il l’appelle ’abbâ « Père » (Mt 11,27 ; Mc 14,36 ; Lc  22,42 ; 23,34), affirme venir d’auprès de lui (Jn 9,16 ; 16,27), aller vers lui (Jn 1,18), être en lui (Jn 10,30 ; 14,10) ; cf. les développements ultérieurs en Rm 8,15 ; Ga 4,6. • Jésus affirme en tant que →fils de l’homme « être venu » volontairement dans le monde « pour » une fin précise orientant l’ensemble de son ministère (Mt 5,17 ; Mt 9,13 [// Mc 2,17 // Lc 5,32] ; Mt 10,34-36 [// Lc 12,51-53] ; Mt 15,24 ; Mc 1,38 ; Lc 4,18.43 ; 12,49 ; 19,10 ; cf. encore les déclarations des esprits expulsés en Mt 8,29 [// Mc 1,24 ; Lc  4,34]). Cela suggère sa préexistence, laquelle consiste avant tout en une volonté qui est la base de la venue du Christ dans le domaine humain en accord avec la volonté du Père. Cette préexistence intervient comme le présupposé de la vie humaine de Jésus, et non comme sa dévalorisation ou sa destruction ; elle ne diminue pas l’importance de son humanité ni de sa mort, elle rend au contraire son paradoxe encore plus scandaleux (*phiMt 26,31b ; *phiMt 26,65a). 2 — Jésus agit comme Dieu En-deçà de ces traces, qui peuvent avoir été en partie élaborées par les premiers croyants, Jésus semble avoir agi avec une autorité absolument unique dans l’histoire de la culture sémitique. Enseignement : une autorité inouïe • Jésus ose non seulement commenter les Écritures, comme faisaient d’autres sages juifs de son époque, mais carrément il les re-promulgue à son propre compte. Ce ne sera pas seulement « Moïse vous a dit » et « voici comment il faut comprendre Moïse parce que tel autre nous a dit ceci et tel autre cela », mais c’est « Moïse vous a dit… Moi, je vous dis » (Mt 5,21-22). • Jésus affirme avoir autorité sur les rites (maître du sabbat, Mc 2,28), voire sur le Temple (Mt 12,6). • Jésus finit par énoncer des exigences à son égard que seul Dieu peut avoir, comme de sacrifier tout pour le suivre. Il affirme que le salut des hommes dépend de leur attitude

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La passion selon saint Matthieu

envers lui : « Qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 10,39).

que, désormais, c’était la vie, la sainteté, la santé qui étaient contagieuses. Le Créateur se faisait Recréateur.

Pardon • Jésus prononce des paroles pardonnant les péchés, lesquels sont une offense commise envers Dieu (Mt 9,2-3 ; Mc 2,5-7 ; Lc 7,48-49).

Exorcisme : en son propre nom ! Dans les religions sémitiques À l’échelle de l’histoire des cultures, cette autorité a laissé une trace spectaculaire dans la pratique chrétienne de l’exorcisme. En effet, elle suppose une initiative exorbitante pour le commun des mortels : celle d’exorciser les démons par le nom de Jésus. Depuis la nuit des temps, dans la pratique multimillénaire du Proche et du Moyen-Orient ancien jusqu’à nos jours, l’invocation d’un nom divin est au centre de la formule universellement reçue : bešēm Yhwh « au nom de Yhwh », bismi Allah « au nom d’Allah », etc.

Miracles cosmiques • Son action est souvent passée par une parole performative, en principe réservée à Dieu : Jésus commande à la maladie, aux démons (Mc 1,27), au vent et à la mer avec l’autorité et la puissance du Créateur : « Qui donc est celui-ci, que même le vent et la mer lui obéissent ? » (Mc 4,41). Guérisons : la contagion de la pureté Dans la mentalité biblique traditionnelle, Dieu crée en séparant les choses (Gn 1,4), et maintient l’ordre de la création en protégeant ces séparations. Il le fait en donnant les règles de pureté contenues dans la Loi. Les exigences de séparation radicale entre malades et bien portants, pécheurs publiquement reconnus et reste de la communauté ont pour but d’éviter que la maladie, la souillure, le péché (et de manière ultime : la mort) ne triomphent. Or, Jésus inverse le fonctionnement de la frontière entre le pur et l’impur : avec lui, ce n’est plus l’impureté qui risque d’être contagieuse, c’est la pureté qui se transmet à ce qu’elle touche. • Plusieurs récits de guérisons le soulignent par un effet de « zoom » cinématographique : face à tel lépreux, dont il faudrait se tenir à distance pour éviter la contagion de l’impureté, Jésus « étend la main » et « touche » le lépreux en lui annonçant sa guérison (Mt 8,3 ; Mc 1,41 ; Lc 5,13) ; un peu partout, il partage ses repas avec des pécheurs qu’il aurait fallu, selon l’interprétation habituelle des règles de pureté, maintenir à distance. • En inversant le mouvement aux frontières traditionnelles de la religion révélée, ce jeune Juif de Nazareth s’arroge une autorité sur un domaine qui ne relève que de Dieu ! Pour la mentalité juive traditionnelle, c’est scandaleux : Jésus apparaît comme celui qui fait exactement l’inverse de l’œuvre de Dieu, ou comme celui qui défait l’œuvre de Dieu — bref comme « le diable » ! Les évangiles gardent le souvenir de ce →scandale dans la diabolisation réciproque du Juif Jésus et des autres Juifs (cf. infra). Telle était l’alternative dans laquelle le Juif Jésus plaçait les autres Juifs : soit c’était un suppôt du diable qui subvertissait l’œuvre divine, soit c’était Dieu lui-même qui ré-intervenait dans le monde. • Paul de Tarse, Juif et disciple de Jésus, fut inspiré pour échapper à cette contradiction. Il comprit qu’en fait, en Jésus, Dieu reprenait son acte créateur à la base, en lui rendant sa logique originaire. Jésus faisait rien moins qu’une « création nouvelle » (2Co 5,17) ! Le même qui avait établi au commencement les frontières entre le pur et l’impur, le même apprenait

Dans les manuscrits de la mer Morte Prononcer le nom, c’est avoir pouvoir sur la divinité invoquée, laquelle a pouvoir sur les deux esprits, l’esprit mauvais et l’esprit de vérité, ainsi que le rappelle l’Instruction sur les deux esprits (cf. →1QS 3,13-4,26). Les rituels d’exorcismes, dont Qumrân a fourni les plus anciens exemples en langue hébraïque (11Q5 19,15-16), contiennent le nom divin en une formule toute proche de celles qui sont encore en usage dans les amulettes juives à présent. On ne change pas la formule sans nuire à son efficacité, ce que nul magicien ou thaumaturge n’a jamais osé faire. Dans le NT • Les évangiles rapportent des exorcismes de Jésus (Mc 1,2327 ; 5,2-17 ; 9,17-29), agissant de sa propre autorité en tant que Fils de Dieu et dans l’égalité avec Dieu qu’il appelait ’abbâ « Père » (supra). Ils rapportent aussi des exorcismes par les disciples que Jésus envoya (Mc 6,7.13), mais ceux-ci semblent bien avoir invoqué le nom de Jésus en lieu et place du nom divin (cf. Lc 9,49). En comparaison des millénaires de fixité de la formule d’exorcisme, une telle innovation ne peut être le fruit d’une simple autorité humaine. Si le christianisme primitif a remplacé le nom divin par excellence dans le judaïsme par celui de « Jésus » ou de kurios « seigneur », c’est parce que Jésus lui-même, au lieu de suivre le rituel hébreu, avait innové en remplaçant l’immuable formule de l’invocation du nom divin Yhwh par un ordre personnel (Mc 1,25) — et donné à ses disciples l’ordre de chasser les esprits mauvais « en son nom ». Ce faisant, ne s’égalait-il pas à Dieu, unique créateur et seul maître des esprits ? • Cette innovation provoque aussitôt une réaction des témoins, frappés à l’extrême : « Il commande avec autorité même aux esprits impurs et ils lui obéissent ! » (Mc 1,27). Les uns croient, les autres se scandalisent. C’est la diabolisation réciproque du Juif Jésus et des autres Juifs dans les évangiles : « Il a Béelzéboul et c’est par le chef des démons qu’il chasse les démons » (Mc 3,22) disent les uns — « Vous êtes du diable, votre père » (Jn 8,44) répond l’autre.

Autorité de Jésus durant son ministère

3 — Jésus traité comme Dieu Avant de thématiser toute une christologie à partir du 2e s., on a commencé par poser à l’égard de Jésus des paroles et des gestes d’adoration, qu’on ne pouvait, dans le cadre juif, poser qu’à l’égard du Dieu unique. • Tout au long de sa vie telle qu’elle est narrée dans les évangiles, Jésus est adoré, prié, invoqué comme ne peut l’être que Dieu et il ne repousse guère ces actes d’adoration de sa personne. Pierre (Ac 10,26) et Paul (Ac 14,15) se fâchent quand on les vénère ou quand on se prosterne devant eux, mais jamais Jésus ne repousse ces formes de culte ou d’adoration qu’on lui rend comme à un Dieu. De sa naissance à sa mort, on vient l’adorer (He 1,6), on se prosterne devant lui (Mt 2,11 ; 8,2), on tombe à genoux devant lui (Mt 17,14), on confesse son nom (1Jn 2,23), on le prie (Mc 5,23) comme on prie Dieu, alors que l’Écriture dit : « Tu craindras Yhwh ton Dieu et lui seul tu serviras » (Dt 6,13 ; cf. Mt 4,10 ; Lc 4,8). • En définitive, les Juifs qui crurent en Jésus Christ mobilisèrent toute la grammaire mise au point par le Dieu « jaloux » de l’AT, tous les titres et fonctions réservés à Dieu seul dans la Révélation et attribuèrent tout cela systématiquement à Jésus : « Celui qui est » (Ex 3,14 ; Jn 13,19 et supra), « Seigneur » (Dt 10,17 ; Jn 21,7), « Créateur » (Gn 1,1 ; Jn  1,3), « Sauveur » (Sg 16,7 ; Jn 4,42), « Rédempteur » (Is  63,16 ; Ep 1,7), « le Puissant » (Is 49,26 ; He 1,3), « Maître » (Ps 97,5 ; Jn 13,13), « Juge » (Ps 50,6 ; 2Tm 4,8), « Lumière » (Ps 27,1 ; Jn 1,9), « Saint » (Is 1,4 ; Ap 3,7), « Roi » (Is 33,22 ; Jn 1,49), « Bon Pasteur » (Ez 34,12 ; Jn 10,14), etc. Dans l’Apocalypse, le Vieillard (Dieu le Père) et l’Agneau (Jésus) reçoivent même honneur et même gloire et sont tous deux adorés également (Ap 5,13). Jésus est l’Alpha et l’Oméga, le premier et le dernier, le commencement

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et la fin (Ap 1,8.17 ; 21,6 ; 22,13), Roi des rois et Seigneur des seigneurs (1Tm 6,15 ; Ap 17,14 ; 19,16). • Cette adoration de Jésus a peut-être laissé une trace très concrète dans l’écriture des premiers scribes chrétiens. Ils semblent avoir traité des mots liés à Jésus d’une manière semblable à celle dont les scribes juifs traitaient le tétragramme divin lui-même. Ceux-ci copiaient le Nom de Dieu Yhwh en écriture paléohébraïque dans des textes écrits en hébreu carré, ce qui faisait en quelque sorte clignoter le Nom imprononçable sur la page, même pour ceux qui ne pouvaient pas lire. →Staurogrammes et christogrammes Conclusion : traces de l’autorité de Jésus extérieures au NT Chez Josèphe Ce portrait de Jésus est confirmé par le seul témoignage antique non chrétien sur le ministère de Jésus que nous avons (l’attribution à Josèphe est, néanmoins, disputée) : • →Josèphe A.J. 18,63-64 livre son fameux témoignage sur Jésus (souvent appelé le Testimonium Flavianum) : il transmet la mémoire d’un Jésus puissant, Juif perturbant et perturbateur, doté de pouvoirs magiques par lesquels il provoque des troubles. Échos dans la mémoire juive ? La figure de Jésus usant du nom divin avec autorité a laissé une trace durable dans la mémoire juive, puisque semblables accusations de manipuler le nom divin apparaissent dans sa légende noire au sein du judaïsme rabbinique (→b. Sanh. 43a ; →Toledot Yešu). Les évangiles gardent mémoire de pratiques magiques autour de Jésus et de son enseignement dès le temps de son ministère. Ainsi Mc 9,38 évoque-t-il un exorciste qui fait usage du nom de Jésus sans le connaître — la réponse de Jésus rejette tout exclusivisme chrétien : « Ne l’empêchez pas » (Mc 9,39).

Baiser de paix durant l’Eucharistie HISTOIRE/RITUEL Au 2e s., le baiser de paix s’échange avant la prière eucharistique : • →Justin le Martyr 1 Apol. 65,2-3 « Quand les prières sont terminées, nous nous saluons mutuellement par un baiser. Ensuite on apporte à celui qui préside l’assemblée des frères du pain et une coupe d’eau et de vin trempé. » À partir du 5e s., le baiser de paix est déplacé à l’autre bout du Canon eucharistique, après le Pater prié en préparation à la communion, pour traduire concrètement son avant-dernière demande : « Pardonnez-nous comme nous pardonnons. » C’est la place qu’il a encore aujourd’hui dans la liturgie romaine. Baiser sur le calice dans les rites eucharistiques En Occident Dans le rite de l’ordre des prêcheurs (l’ordre dominicain), le prêtre baise la coupe de vin consacré en sang du Christ juste avant de prononcer sa prière préparatoire à la communion. En Orient Dans la Liturgie de saint Basile de Césarée et dans la Liturgie de saint Jean Chrysostome, le prêtre baise le calice après y avoir bu. Dans la tradition russe, le fidèle qui vient de communier baise aussi le calice eucharistique. MYSTAGOGIE Sens du baiser de paix • Pratique à la lettre de Mt 5,23-24 : « Si donc tu présentes ton offrande sur l’autel et là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère et alors viens présenter ton offrande. » • Signe d’affection mutuelle : la messe a réactualisé l’unique sacrifice du Christ par lequel le monde a été réconcilié avec

Dieu. Or, on ne peut être en paix avec Dieu et en communion avec lui sans être du même coup en paix avec tous ceux qu’il a appelés à partager sa vie. Par le rite de paix, les chrétiens implorent donc la paix et l’unité à l’intérieur de l’Église et pour toute la famille humaine. Ils s’expriment leur mutuelle charité avant de communier ensemble au pain unique qui les fait un. Sens du baiser au calice • Purification des lèvres au charbon ardent de l’amour divin : dans la Liturgie de saint Jean Chrysostome, le prêtre, après avoir communié et baisé le calice, formule une prière directement tirée d’Is 6,7 : « Ceci a touché mes lèvres, mes iniquités seront enlevées et mes péchés effacés. » • Vénération de la Mère de Dieu, disait Serge Boulgakov, car c’est elle le véritable calice porte-Dieu. • Écho du baiser de Judas ? Ce serait alors une invitation à se confier totalement en la miséricorde du Sauveur. Il a la même ambigüité que le rite du lavabo au début de la partie proprement sacrificielle de l’Eucharistie, qui rappelle le geste de Pilate au moment où il condamne Jésus. • Liturgie de saint Basile de Césarée, prière préparatoire du prêtre et du diacre avant la communion : « Accepte-moi aujourd’hui à ta Cène mystique comme un convive, ô Fils de Dieu, car je ne dévoilerai pas tes mystères à tes ennemis et je ne te donnerai pas un baiser comme Judas, mais comme le larron, je te confesse : souviens-toi de moi, Seigneur, dans ton royaume. Maître, ami de l’homme, Seigneur Jésus Christ mon Dieu, que tes saints dons ne soient pas pour moi condamnation à cause de mon indignité, mais purification de mon âme et de mon corps, gage pour le royaume et la vie éternelle. » Une prière analogue existe dans la Liturgie de saint Jean Chrysostome. →Institution et sacrement de l’Eucharistie

Célébrations du Sacré-Cœur de Jésus CALENDRIER L’Église catholique célèbre la solennité du Sacré-Cœur de Jésus le vendredi qui suit le 2e dimanche après la Pentecôte. Sous cette forme particulière, directement inspirée par les apparitions de Paray-le-Monial (cf. infra : HISTOIRE 17e-18e siècles), la dévotion au Sacré-Cœur est assez récente, mais elle se prévaut d’une longue tradition de piété. MYSTAGOGIE Le grand texte mystagogique expliquant la fête reste l’encyclique de →Pie XII HA. La fête du Sacré-Cœur place les fidèles en face du mystère central de toute la révélation : ce qu’on peut appeler le cœur de Dieu se révèle dans le cœur de Jésus. L’objet de la fête est à la fois : • un aspect du mystère pascal, puisque la passion du Sauveur a révélé aux hommes la richesse et les dimensions infinies de cet amour ; • le point de concentration et d’unification de tous les mystères : l’amour divin pour les hommes, qui se manifeste dans le Verbe incarné. TEXTES • →MR 492 Fête du Sacré-Cœur de Jésus, collectes (au choix) : « En vénérant le Cœur de ton Fils bien-aimé, nous disons les merveilles de ton amour pour nous ; fais que nous recevions de cette source divine une grâce plus abondante », ou bien : « Dans le Cœur de ton Fils meurtri par nos péchés, tu nous prodigues les trésors infinis de ton amour ; fais qu’en lui rendant l’hommage de notre piété, nous lui rendions aussi les devoirs d’une juste réparation. » • →MR 493 Fête du Sacré-Cœur de Jésus, préface : « Dans son immense amour, quand le Christ fut élevé sur la croix, il s’est offert lui-même pour nous ; et, de son côté transpercé, laissant jaillir le sang et l’eau, il fit naître les sacrements de l’Église, pour que tous les hommes, attirés vers le Cœur ouvert du Sauveur, aient la joie de puiser sans cesse aux sources mêmes du salut. » FONDEMENTS SCRIPTURAIRES Au sens biblique, le cœur est comme le condensé de la personne, le lieu où se forment les grandes résolutions qui orientent une vie, la partie centrale de l’homme où prend naissance son activité et où finalement tout fait retour. AT →Pie XII HA cite plusieurs passages qui décrivent l’amour miséricordieux du Créateur pour le genre humain. • Le plus célèbre est tiré d’Ézéchiel : l’antienne Vidi aquam « J’ai vu l’eau qui sortait du Temple de sous le côté droit, et

tous ceux à qui est parvenue cette eau ont été sauvés », basée sur Ez 47,1.9. • Le →Ps 22(21) est cité par Jésus sur la croix (*proMt 27,46b). Ps 22,15 évoque son cœur supplicié : « Mon cœur est comme de la cire, il fond au milieu de mes entrailles. » Le cœur liquéfié laisse entrevoir la miséricorde infinie qui l’anime. NT • La liturgie catholique, à partir du jeudi de la 4e semaine de Pâques et pendant plusieurs semaines, lit le discours de Jésus après la Cène dans l’Évangile selon Jn (Jn 13,16-20, puis Jn 14-17), grand commentaire doctrinal qui ouvre le récit de la passion et de la résurrection. Jésus, à son « heure », exprime les sentiments de son cœur devant les siens : Jn  15,13 « Personne n’a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis. » • Surtout, après sa mort, Jésus laisse le symbole de son amour, qui devient l’objet principal de la fête liturgique : son cœur de chair transpercé par la lance (Jn 19,34). • La liturgie découvre dans ce cœur la vraie nature de Dieu : 1Jn 4,8-10 « Dieu est amour. En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. En ceci consiste l’amour ; ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés. » • Dans ce cœur le fidèle peut « comprendre avec tous les saints ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur » et « connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep 3,18-19). HISTOIRE Dans l’Antiquité Dès le 2e s., les Églises, de l’Orient à l’Occident, témoignent de la transfixion — tradition unanime qui peut être d’origine apostolique, mais avec un accent différent de la piété moderne. Elles admirent l’efficace dynamique de la « machine de la croix » (→La croix de Jésus dans la littérature : première moitié du 20e siècle : Claudel) et rapprochent le cœur transpercé du Christ endormi sur la croix : Du mystérieux sommeil que Dieu fit tomber sur Adam au cours duquel il forma Ève de sa chair, pour voir en ce cœur la naissance de l’Église, nouvelle Ève du nouvel Adam : • →Tertullien An. 43,10 : Si Adam était la figure du Christ, le sommeil d’Adam fut une figure du sommeil du Christ qui s’endormit dans la mort afin que par une semblable blessure de son côté fût formée l’Église, la véritable mère des vivants.

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La passion selon saint Matthieu

Du rocher source d’eau de l’Exode • →Irénée de Lyon Haer. 4,14,3 ; 5,18,2 : Le rocher qui était le Christ (1Co 10,4) permet aux croyants de boire les eaux spirituelles qui coulent pour la vie éternelle (Jn 4,10-14) ; l’Esprit est l’eau vive. De la vision du nouveau Temple d’Ézéchiel • Apollinaire de Hiérapolis Fr. sur la Pâque : Le Christ « qui a laissé transpercer son côté saint, qui a laissé jaillir de son côté les deux [fleuves] qui purifient à nouveau : l’eau et le sang, la Parole et l’Esprit » (cité dans →Chron. pasch. [PG 92,81-82]). Pour en déduire une parenté profonde entre ce cœur et les croyants • →Justin le Martyr Dial. 135,5 « Nous chrétiens nous sommes le véritable Israël, né du Christ, car nous avons été taillés dans son cœur (koilia) comme des pierres arrachées au rocher. » Au Moyen Âge Au 12e siècle Les textes de cette nature deviennent nombreux. La dévotion au Sacré-Cœur est alors un aspect de la dévotion à l’ensemble de la passion du Christ et particulièrement aux cinq plaies : celles des mains, des pieds et du côté. • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 61,4 « “Un fer a transpercé son âme (V-Ps 105,18) et s’est approché de son cœur” (V-Ps 55,22) […]. Le secret de son cœur paraît à nu par les trous percés dans son corps ; “le grand mystère de la piété” (1Tm 3,16) paraît à nu, les entrailles de miséricorde de notre Dieu paraissent à nu » (SC 472,251). Au 13e siècle Les expressions de tendresse de la part des âmes contemplatives pour les marques de l’amour du Verbe incarné se multiplient. • →AASS 4,193 : Marie d’Oignies (1177-1213) et Lutgarde de Tongres (1182-1246), en Flandre, ont une grande dévotion pour le cœur transpercé de Jésus. Les vies de saints rapportent des scènes d’« échanges des cœurs » de tel(le) mystique et du Seigneur. • →Spitzmuller , 814-816 : En Allemagne, Hermann Joseph de Steinfeld (ca. 1150-1241), archevêque de Cologne, laisse des hymnes où il salue le cœur du Souverain Roi. Au 14e siècle : le génie théologique de femmes mystiques Les moniales bénédictines d’Helfta, Mechtilde de Hackeborn (1241-1298) et Gertrude (1256-1302), passent du culte des plaies du Christ à celui de son cœur, en contexte eucharistique : • →Gertrude d’Helfta Pietatis 2,5,1 « […] j’engageai une personne à dire pour moi chaque jour […] cette invocation : “Par votre Cœur blessé, transpercez, très-aimant Seigneur, son cœur des traits de votre amour, au point qu’il ne puisse

plus posséder rien de terrestre, mais qu’il soit possédé de la seule vertu de votre Divinité.” […] je m’approchais de la communion de votre Corps et de votre Sang très sacrés, vous fîtes naître en moi un désir sous la pression duquel je m’écriai : “Seigneur, je confesse que de mon propre mérite, je ne suis pas digne de recevoir le moindre don de vous, mais pourtant, par les mérites et le désir des âmes ici présentes, je supplie votre tendresse de transpercer mon cœur de la flèche de votre amour” » (SC 139,249). • →Mechtilde de Hackeborn Gratiae 3,17 « Pendant la messe, cette servante de Dieu vit le Cœur de Jésus-Christ symbolisé par une lampe transparente comme le plus pur cristal et ardente comme la flamme. Cette lampe laissait déborder de tous côtés son incomparable douceur qui, plus suave que le miel, pénétrait les cœurs de tous les assistants remplis de ferveur. Le feu signifiait l’ardeur de ce divin amour qui porta le Christ à s’offrir pour nous à Dieu le Père, sur l’autel de la croix. La douceur répandue signifiait la surabondance des biens et de la félicité qu’il nous a donneé dans son propre Cœur. Oui, nous avons vraiment en lui tout ce qui peut nous être salutaire et utile, c’est-à-dire la louange et l’action de grâces, la prière, l’amour, le désir, la satisfaction, enfin tout ce qui peut compenser toutes nos négligences » (260). L’Italie franciscaine est aussi prodigue en marques de dévotion du cœur de Jésus. Quant aux dominicains, dès la fin du 13e s., ils introduisent dans leur liturgie, le vendredi dans l’octave de la Fête-Dieu, une fête de la plaie du côté. Leur tradition est riche : Jean Tauler, Henri Suso, Catherine de Sienne et Angèle de Foligno contemplent dans le cœur de Jésus le souverain remède à toutes les passions, à tous les maux de l’âme dont le péché est la source empoisonnée : • →Suso Weisheit « Il faut que tu entres par mon côté ouvert dans mon Cœur blessé d’amour, que tu t’y enfermes. Il faut que tu y cherches une habitation, que tu y demeures. Je te purifierai alors dans l’eau vive et je te colorerai en rouge avec mon sang. Je m’attacherai et je m’unirai à toi éternellement » (trad. Thiriot 2,28-29). • →Angèle de Foligno Visionum « Pour les péchés de ton cœur, où se sont déchaînées la haine, l’envie et la tristesse, de ton cœur possédé par la concupiscence et par l’amour mauvais, le mien a été percé d’un coup de lance, et c’est de ma blessure qu’a coulé ton remède, l’eau pour éteindre le mauvais feu, le sang pour la rédemption des colères et la rédemption des tristesses » (141). À la fin du Moyen Âge, des âmes privilégiées ont donc été initiées à cette forme très élevée de dévotion au Verbe incarné. Au 15e siècle : extension progressive de la mystique des religieux à l’ascétique populaire La région rhénane reste privilégiée avec la dominicaine alsacienne Claire d’Ostren (†1447) et Jean de Rodes (†1439), l’abbé

Célébrations du Sacré-Cœur de Jésus

bénédictin de Saint-Matthias de Trèves. Lansperge (†1539) de la Chartreuse de Cologne se fait le propagateur du culte du Sacré-Cœur. Les fidèles de tout rang adoptent la dévotion, qui prend alors une couleur ascétique plus prononcée. Apparaissent les premiers « exercices » destinés à honorer le cœur du Sauveur, à se livrer plus pleinement à lui, à se conformer à ses souffrances et à ses humiliations, pour grandir en son amour et atteindre une union plus étroite avec Dieu. L’image aide le culte à se répandre : le cœur « navré » est souvent représenté aux 15e et 16e s., avec les autres plaies du Sauveur et les instruments de la passion. Renaissance et âge classique 16e-17e siècles : apparitions sporadiques d’un culte liturgique En 1545, un ami de Thérèse d’Avila fait paraître un petit office votif du Sacré-Cœur. Les Carmels français s’enrichirent aussi de la contribution de Pierre de Bérulle (†1629) sur la dévotion à l’Incarnation (Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs de Jésus, par l’union ineffable de la divinité avec l’humanité, Paris : Estiene, 1623). François de Sales (†1622) diffuse largement la dévotion du cœur de Jésus à la Visitation. L’ursuline Marie de l’Incarnation (†1672) compose des pages admirables sur le cœur de Jésus. Dès 1643, Jean Eudes prescrit à ses prêtres de célébrer la fête des saints cœurs de Jésus et de Marie, qui n’en font qu’un moralement. En 1655, il consacre l’église de son séminaire de Coutances sous ce patronage. • Jean Eudes, Traité de la dévotion au Cœur suradorable de Jésus (1670) : Ce traité est accompagné d’une messe et d’un office, approuvés par les évêques de Rennes, Coutances et Évreux. Deux ans plus tard, la fête du cœur de Jésus (fixée au 20 août) devient la fête patronale des deux congrégations qu’il avait fondées, celle des Eudistes et celle du Refuge. 17e-18e siècles : apparitions du Sacré-Cœur (Paray-le-Monial) Au couvent des visitandines, Marguerite-Marie Alacoque fut initiée très tôt à la dévotion au cœur sacré de Jésus. En 1673, le Christ lui apparaît, lui demande d’orienter sa dévotion vers la « réparation » et de lui donner la diffusion la plus large. Il s’agit

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de prendre conscience qu’on a blessé ou que d’autres ont blessé Celui qu’on veut aimer plus que tout, et de « réparer » ces blessures en compensant par un amour plus grand. L’Église tout entière étant l’épouse unique du Verbe de Dieu, les ingratitudes de ses membres la concernent dans son ensemble ; la réparation revêt donc une forme collective. Marguerite-Marie est à l’origine d’un certain nombre de pratiques : la communion fréquente ; la sanctification du 1er vendredi de chaque mois, en particulier par une veillée de prières ; l’institution d’une fête du Sacré-Cœur le vendredi après l’octave de la Fête-Dieu. Institution progressive de la solennité du Sacré-Cœur • En 1685, dix ans après les apparitions du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial, la fête est célébrée pour la première fois au lieu même des manifestations du Seigneur, l’année suivante à Moulins et à Dijon. Les autorités romaines sont réticentes : malgré la demande faite par l’ensemble des monastères de la Visitation, Innocent XII ne permet pour la « fête du Sacré-Cœur » que l’office des cinq plaies de la dévotion médiévale. De nouvelles instances en 1707 et 1729 se heurtent à un refus. • En 1693, le principe des confréries du Sacré-Cœur est accepté à Rome. • En 1765, les évêques polonais obtiennent de Clément XIII de célébrer la fête dans le royaume. L’Assemblée du Clergé de France émet la même année un vœu identique, et beaucoup d’évêques, sans attendre, introduisent la fête dans la liturgie de leurs diocèses. • En 1856, Pie IX décrète partout une fête solennelle en l’honneur du Sacré-Cœur. L’office et la messe alors composés détaillent le symbolisme du cœur, glorifient l’amour du Christ et montrent leur lien avec l’institution de l’Eucharistie, sacrement de l’amour de Jésus. • En 1928, l’office nouveau et la messe nouvelle sont composés sur l’ordre de Pie XI, au lendemain et à la veille de grandes épreuves pour l’Église. L’aspect de réparation est plus apparent.

Cénacle Pour la Cène, Jésus voulait disposer d’une salle où il serait seul et qui soit bien aménagée, conditions difficiles à obtenir dans Jérusalem envahie par des dizaines de milliers de pèlerins présents pour la Pâque. Les nombreuses identifications supposées du propriétaire n’ont jamais levé le mystère qui l’entoure encore aujourd’hui. Jésus voulait cette Pâque avec solennité, alors que les événements se précipitaient autour de lui. Il a tout organisé pour fixer à jamais dans la mémoire des Douze ce qui se sera produit dans le cénacle.

• À partir du 5e s., le cénacle (Mc 14,15 « une chambre du haut, grande, garnie ») est identifié avec le lieu (Ac 1,13 « la chambre haute ») de la descente de l’Esprit Saint (Ac 2,1). Les apôtres s’y seraient retrouvés après la résurrection, y auraient accueilli les disciples d’Emmaüs (Lc 24,33) et y auraient été bénéficiaires d’apparitions de Jésus (Lc 24,36 ; Jn 20,19.26). Ce bâtiment de la Pentecôte devait être assez grand, puisque environ 120 disciples y furent réunis (Ac 1,15).

Connotations typologiques et symboliques du lieu dans les Écritures • Mc 14,14 et Lc 22,11 appellent le cénacle une « salle d’hôte » (kataluma), terme qui fait écho au caravansérail où Marie et Joseph s’étaient rendus (Lc 2,7) avant qu’ils ne soient poussés vers un lieu plus discret. • Mais le mot désigne aussi l’auberge où Dieu a voulu « tuer Moïse » (G-Ex 4,24, un des passages les plus énigmatiques de la Bible), ainsi que l’auberge où Saül partagea le sacrifice qui déciderait de son accession à la royauté (G-1S 9,22). L’élévation du prophète ou du roi selon Dieu n’arrive pas sans une rude mise à l’épreuve. Jésus put-il songer à ces illustres prédécesseurs comme Moïse et Saül lorsqu’il choisit avec soin la salle où il instituerait le sacrement de l’alliance nouvelle ? Était-ce indiquer le type de royauté ou de législature qu’il faudrait attendre de lui ?

Hypothèses historiques Le site traditionnel pourrait avoir été le lieu de la dernière Cène. Au 1er s., il y avait une « porte des esséniens » dans l’angle sud-ouest de Jérusalem (→Josèphe B.J. 5,145), ce qui suggère que les esséniens de Jérusalem (→Josèphe A.J. 13,311 ; →1QM 3,11 ; 7,4) avaient leur quartier sur le mont Sion, qui est la partie sud-ouest de la ville. Jésus a pu choisir le mont Sion comme lieu de la Cène, pour être à l’écart des milieux hostiles des prêtres et des pharisiens et pour avoir la possibilité de célébrer la Pâque à l’avance (→Chronologie de la passion ; *juiMt 26,2629 ; *litMt 26,26-29 ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ?). L’homme portant une cruche d’eau (Mc 14,13) pourrait évoquer ce milieu essénien : alors que dans la société juive traditionnelle, c’est une tâche exclusive des femmes, les hommes pouvaient l’accomplir chez les esséniens. En tout cas, il semble exclu que les chrétiens aient inventé ce lieu saint au 2e s. La présence chrétienne à Jérusalem, puis Aelia Capitolina (nouveau nom de la cité après l’an 135), est attestée en continu au cours des 2e et 3e s. Elle est confirmée par Eusèbe de Césarée (→Hist. eccl. 4,5,1) en dépit de l’obscure affaire de la fuite des chrétiens de Jérusalem à Pella en Transjordanie. Le quartier du mont Sion était peu accessible : le camp de la 10e légion installé à proximité depuis l’an 70 (→Armée romaine au 1er siècle) rendait ses accès difficiles et, surtout, gardés en permanence. Il est donc très peu vraisemblable que les chrétiens aient installé arbitrairement un sanctuaire en ce lieu, s’il ne s’y était pas rattaché une tradition ininterrompue.

Traditions Le site traditionnel se trouve sur le mont Sion, tout près de l’actuelle église bénédictine de la Dormition. • →Lapide Arg. Matt. est le premier à faire le lien formellement entre le « chez un tel » de Mt 26,18 et l’église construite sur le mont Sion. La tradition byzantine est unanime à dire que les chrétiens se rassemblèrent dans ce quartier depuis le tout début de l’Église. • En 333, le →Pèlerin de Bordeaux voit une synagogue sur le mont Sion au milieu de champs cultivés, mais il doit s’agir d’une église judéo-chrétienne, un édit d’Hadrien interdisant depuis 135 le séjour de Jérusalem aux Juifs. • En 394, Épiphane de Salamine (→Mens. pond. 14) écrit que lorsqu’Hadrien visita Jérusalem en 130, il trouva la ville en ruines, « sauf quelques petites maisons, et une petite église de Dieu, du fait qu’alors les disciples du Seigneur étaient revenus. Lorsque le Sauveur s’est élevé de la montagne des Oliviers, ceux-ci vinrent et montèrent dans la chambre haute, car ils construisirent à la moitié de Sion ce qui échappa à la destruction. »

Résultats archéologiques Le site fut fouillé par Jacob Pinkerfeld en 1951. On y trouva des sols des époques romaine, byzantine et croisée. Le sol romain date du 2e-3e s. et contient des graffiti grecs mentionnant Jésus. Il pourrait appartenir à la « petite église de Dieu ». Ce premier bâtiment de taille modeste fut remplacé par une grande église entre 340 et 345, appelée « l’église supérieure (dite) des Apôtres » (→Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 16,4). Au 5e s., elle reçut le nom de « mère de toutes les églises ». De sa reconstruction, il ne reste qu’une esquisse d’→Adamnan

Cénacle

Loc. sanct. (7e s.) et des indications de sa dimension (à partir du 9e s.). L’église fut incendiée en 614 et en 965. Les croisés trouvèrent l’église en ruines et la reconstruisirent. À leur défaite, l’église fut de nouveau détruite. Les ruines furent exploitées comme carrière à partir du milieu du 13e s. En 1335, les franciscains devinrent gardiens du lieu et ils y construisirent un monastère de style gothique. Ce bâtiment existe toujours. Puisqu’une tradition byzantine y avait localisé le tombeau de David (sans aucun fondement historique), les musulmans en prirent le contrôle en 1524 à des fins lucratives, et le bâtiment devint la mosquée de Nabi Daoud.

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Histoire contemporaine En 1948, les Juifs prirent possession du lieu pour pouvoir vénérer le tombeau de David. Peu après l’annexion de la Vieille Ville par l’État d’Israël, un centre d’études, la Diaspora Yeshiva, y fut fondé par Rabbi Mordechaï Goldstein, spécialement à l’intention des Juifs redevenus religieux. L’Église catholique ne cesse de réclamer la propriété du monastère, et d’âpres pourparlers sont toujours en cours en vue d’une ré-ouverture des lieux au culte chrétien, voire d’une restitution du monastère aux franciscains.

Cène (arts visuels) L’annonce de la trahison de Judas (*visMt 26,21-25) et l’institution de l’Eucharistie (*visMt 26,26-29) sont, sans conteste, l’un des corpus les plus riches de l’iconographie chrétienne. Mosaïque, fresque, peinture, sculpture, émail, vitrail, faïence, il est peu de supports qui n’aient été employés pour le représenter. Il est aussi l’un de ceux pour lesquels il est délicat de déterminer une source scripturaire précise, à l’exception des motifs spécifiquement johanniques ou de la présence d’une parole qui renvoie à un évangile synoptique — comme dans le Codex Aureus d’Henri III (ca. 1043-1046), où la miniature de la Cène est accompagnée de Mt 26,26. La mise en image a connu un certain temps de gestation. La coena, coena dominica ou mensa Domini (noms de l’épisode dans les sources latines) comporte trois étapes : • l’annonce de la trahison ; • l’identification du traître ; • le partage du pain et du vin. Les artistes ont dû tenir compte de différentes dimensions narratives, l’épisode évangélique étant à la fois : • le dernier repas de Jésus, • l’annonce de la trahison de Juda, • un repas rituel instituant le rituel eucharistique. L’iconographie de « la Cène » a naturellement mis du temps à synthétiser tous ces éléments (cf. →Schiller 1972). 1 — Époque tardo-antique : évocations indirectes Domaine latin L’Eucharistie a un rôle prédominant dans l’imagerie de l’art chrétien latin. Pourtant, la Cène elle-même est absente en tant qu’épisode. L’évocation eucharistique se fait au moyen des miracles de la multiplication des pains et du changement de l’eau en vin. • Multiplication des pains et Noces de Cana, peinture pariétale, arcosolium d’une tombe de la catacombe de Saint-Pierre-etMarcellin (Rome, 4e s.). Les deux épisodes cohabitent pour figurer les deux espèces, le pain et le vin, dans un même programme iconographique, sans passer par la représentation de la Cène. La référence eucharistique est pourtant certaine. • Multiplication des pains et Noces de Cana, Sarcophage des époux (4e s., musée Réattu, Arles), registre inférieur. • Multiplication des pains et Noces de Cana, Sarcophage dogmatique (4e s., musée Pio Cristiano, Vatican), registre supérieur, et Le secours apporté par Habacuc à Daniel (Dn 14,3339), registre inférieur. En parallèle à ces épisodes évangéliques et à leurs types vétérotestamentaires sont mobilisés plusieurs autres signes iconographiques : • le calathus (« panier ») rempli de miches de pain ;

• le plat rempli de poisson ; • de nombreuses variations sur l’agneau : l’agneau apocalyptique, l’agneau du sacrifice, l’agneau tenant la houlette et le pot de lait (la mulctra, qui était un temps intervenu dans le rituel eucharistique). Une autre difficulté des premières images chrétiennes de repas est l’ancrage profond dans la culture méditerranéenne du banquet rituel que païens, juifs et premiers chrétiens ont en commun. Dans les catacombes de Rome, plusieurs scènes de repas qui avaient été identifiées comme des prototypes du dernier repas du Christ se sont révélées être soit des libations pour le défunt dans un contexte funéraire (pratique que les premiers chrétiens reprennent de la culture païenne), soit l’anticipation du festin céleste et de la table eucharistique mentionnée par les évangélistes, soit des scènes d’agapes. • Fractio Panis, fresque, chapelle grecque de la catacombe Sainte-Priscille (2e moitié du 2e s., Via Salaria, Rome). Cette célèbre fresque montre sept personnes disposées, de face, autour d’une table semi-circulaire (six hommes et une femme). L’image, qui a pu passer pour un prototype de la Cène, est une représentation d’une agape, à savoir un banquet rituel, pratique partagée par les chrétiens romains et les païens, bien que la valeur chrétienne et eucharistique soit dans ce cas très clairement exprimée par d’autres symboles. Différentes pratiques de ces repas rituels (qui pouvaient être présidés par l’évêque) ont existé et il en est fait mention dans le NT. Si ces images ont désormais été identifiées comme des repas de la communauté, elles montrent cependant que l’institution du sacrement lors du dernier repas de Jésus s’est greffée sur une pratique ancienne du banquet et que c’est sous cette forme que la représentation de la Cène a dû se diffuser dans la culture méditerranéenne. Domaine byzantin Dans l’art oriental, très rapidement, un épisode bien particulier du récit évangélique trouve son iconographie : la Communion des apôtres. Les apôtres y sont montrés debout plutôt qu’à table et convergent vers l’autel où le Christ leur offre la communion. La Cène est donc traitée comme un prototype des célébrations eucharistiques contemporaines. Elle évoque de manière abstraite la signification d’un rituel sacramentel plus qu’un épisode advenu dans un passé évangélique. 2 — Le tournant du 6e siècle Continuation des évocations indirectes Dans l’art monumental, lorsqu’il s’agit de choisir une décoration pour la partie de l’édifice la plus proche de l’autel, l’Eucharistie est encore évoquée au 6e s., de manière typologique avec des scènes telles que le sacrifice d’Isaac, la rencontre d’Abraham

Cène (arts visuels)

et Melchisédech et les sacrifices de Caïn et d’Abel, comme sur les mosaïques de San Vitale (6e s., Ravenne). Apparition de la table du Seigneur C’est cependant au 6e s. qu’apparaissent les premières images de Jésus et ses disciples réunis autour d’une table pour partager la Cène. L’épisode étant décrit plusieurs fois dans la source évangélique elle-même, la manière de le mettre en image varie d’autant plus. Deux exemples sont à ce propos particulièrement intéressants : • Le Codex purpureus Rossanensis (6e s.) décompose l’épisode en plusieurs étapes. Il montre d’abord le Christ et ses disciples réunis autour d’une table (tous allongés autour d’une table semi-circulaire selon un modèle de banquet antique qui s’impose dans les esprits) et détaille Judas portant la main au plat et se désignant donc lui-même comme le traître annoncé. Cette scène de repas ne se rapporte qu’à la désignation du traître et se place donc dans un cycle de la passion. Le fond eucharistique est développé dans deux autres miniatures du Codex qui présentent la distribution, par le Christ, du pain et du vin aux apôtres dans deux miniatures distinctes (un soin particulier est porté ici à distinguer les deux espèces). • La Cène, mosaïque à Saint-Apollinaire-le-Neuf (526-547, Ravenne). Ces mosaïques suivent le même schéma que l’Évangéliaire de Rossano : les convives sont allongés autour d’une table semi-circulaire sur un modèle de banquet antique. Le calice est absent et ce sont des poissons et des morceaux de pain qui sont clairement identifiables sur la table, comme ils l’étaient sur les représentations de banquets rituels de type « agape » sur les peintures de catacombes. Il est difficile de savoir quel moment a été retenu ici. Judas ne porte pas la main au plat et il semble préférable de voir l’épisode de la Cène dans son ensemble, intégré en tant qu’épisode de la passion. La première figuration du dernier repas fut donc plus narrative que liturgique ou dogmatique : l’image avait moins pour fonction de méditer le partage du pain-Corps et du vin-Sang, que de rappeler un épisode du récit de la passion menant à la croix. Elle plaçait l’accent sur l’Annonce de la trahison de Judas (Jn 13,21-30) et son contrepoint, le Lavement des pieds (Jn 13,1-20). Préférences orientales et occidentales Au 6e s., l’image du dernier repas de Jésus produit deux thèmes distincts : (1) le repas du Christ et de ses disciples à table, avec un accent placé sur la trahison de Judas ; (2) la communion des apôtres mettant liturgiquement en scène le Christ comme prêtre. Le second connaît son succès principalement dans le monde grec (où il se retrouve jusqu’au 12e s.), tandis que le premier sert de matrice à l’imagerie occidentale. À partir du 7e s., en effet, l’Occident préfère rapidement la réunion des personnages autour de la table. C’est le modèle des agapes qui est privilégié, progressivement enrichi du développement dogmatique sur l’Eucharistie.

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• Codex Augustinus (7e s., Corpus Christi College, Cambridge, ms. 286, f. 125r). Sur une miniature pleine page de ce manuscrit présentant douze épisodes de la passion, la Cène n’occupe qu’une seule vignette et apparaît donc comme un épisode de la passion. Il est intéressant qu’ici soit représenté le moment de la conversion des espèces : le calice et le pain occupent l’axe de composition de l’image et le regard est attiré par le geste de bénédiction du Christ, qui convertit justement le pain et le vin en sa Chair et son Sang. Si la Cène apparaît sur cette miniature comme une étape de la passion, l’attention porte moins sur la trahison de Judas (en contraste avec les exemples grecs plus anciens) que sur le sacrement eucharistique. 3 — Du 9e au 12e siècles : fixation et enrichissements Deux exemples carolingiens Les Carolingiens fixent le thème iconographique de « la Cène » tel qu’il a traversé les siècles. • Sacramentaire de Marmoutier ou Sacramentaire de Raganaldus (ca. 850, Autun, BM, ms. 019 bis, f. 8r) fusionne la figuration du repas et la distribution des espèces. La table est circulaire et le Christ est placé au centre. Il distribue d’un côté du pain et de l’autre du vin. La valeur sacramentelle de l’épisode est accentuée par le médaillon voisin de la miniature qui présente le baptême du Christ. Au centre de la table apparaissent un calice, une hostie, un poisson, couteaux et serpettes. Dans la plupart des images carolingiennes, le Christ préside soit sur un côté de la table (à gauche), soit au centre dans le cas des tables semi-circulaires. Le contenu de la table devient particulièrement important et plusieurs éléments sont clairement identifiables : le calice et une miche de pain (voire l’hostie) au centre de la composition, des couteaux. Ces éléments se transmettent dans les représentations postérieures jusqu’au 11e s. • La Cène et le Lavement des pieds, Livre des péricopes d’Henri II (ca. 1002-1012, Bayerische Staatsbibliothek, Munich, f. 105v). La Cène est couplée avec le lavement des pieds (au registre inférieur). Tous les moments de l’épisode sont condensés : Judas porte la main au plat, le Christ fait le geste de bénédiction pour convertir les espèces, et les apôtres se partagent les coupes de vin pour figurer la distribution des espèces. Le calice et le pain marqué de la croix sont mis en évidence sur la table. Le cénacle a été monumentalisé : le repas se passe désormais dans une grande salle ponctuée de colonnes et de rideaux. Innovations Conversion L’image glisse de l’annonce de la trahison (et la désignation du traître par le geste de Judas) à la conversion des espèces. Si la forme de la table peut varier (rectangulaire ou semi-circulaire sur un modèle tardo-antique), les espèces sont toujours mises en valeur dans la composition (le pain et le calice). De même, le geste de bénédiction du Christ devient la norme. Ce geste ne

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La passion selon saint Matthieu

se rapporte plus narrativement à la désignation du traître, mais liturgiquement, sacramentellement à l’acte de conversion des espèces. Monumentalisation La portée de l’image devient ecclésiologique, ce qui est souligné par la monumentalisation du lieu du repas, le cénacle. La forme de la table importe peu. Ce qui compte, en revanche, c’est que les convives sont réunis au sein d’une architecture dont le plan est bien souvent basilical. Les imagiers carolingiens et postérieurs comprennent parfaitement et expriment que l’instant eucharistique construit l’Église. « Johannisation » Les artistes carolingiens intègrent le motif de Jean endormi (soit sur la table, soit sur la poitrine du Christ : *visJn 13,23). L’élément, très rare avant le 9e s., devient une quasi-règle durant l’époque carolingienne. Il est important de comprendre que le Cène carolingienne porte l’accent sur la conversion des espèces et donc sur le Corps du Christ (sa Chair et son Sang). Or, Jean est en contact direct avec le corps réel du Christ (endormi sur sa poitrine, porche de son cœur — siège de son âme), alors que ses compagnons sont témoins de la présence (tout aussi réelle) de ce Corps dans les espèces présentes sur la table. En ce sens, Jean ne dort pas au sens littéral, il vit un songe : il entrevoit les réalités du mystère en tant qu’apôtre visionnaire en contact avec les réalités du ciel (à Jean est attribuée l’Apocalypse tout au long du Moyen Âge). Au cours du 12e siècle Les imagiers multiplient les détails et accordent une place plus importante à la trahison de Judas, régulièrement flanqué d’un diable ou d’une figure diabolique, reprenant ainsi Jn, seul à préciser qu’« Après la bouchée, le Satan alors entra en lui » (Jn 13,27). Les images du 12e s. affirment aussi la transsubstantiation, après la querelle sur la présence réelle provoquée par Bérenger de Tours au 11e s. (→Transsubstantiation : histoire, théologie dogmatique et sacramentaire). • La Cène, fresque (12e s., église Saint-Martin de Vic, mur ouest du chœur). Cette portion de fresque condense les éléments importants de la Cène. Alors que les apôtres discutent les uns avec les autres sur l’annonce de la trahison, le Christ donne la communion à Judas. Jean est endormi sur la poitrine du Christ, le pain et le vin sont mis en évidence sur la table et la salle du cénacle a été monumentalisée. Les images de la Cène de ce siècle témoignent également d’une dévotion eucharistique aux saintes espèces, à la monstration et l’élévation de l’hostie, qui est de plus en plus mise en évidence sur la table ou entre les mains du Christ. 4 — Primitifs des 13e-15e siècles Parmi les Cènes primitives les plus célèbres (cf. →Rigaux ), on peut citer :

• Frères Limbourg, Très riches heures du Duc de Berry (avant 1416, musée Condé, Chantilly) ; Fra Angelico (1450, Florence) et Joos van Wassenhove (1473-1475, Urbino). La figure de Judas n’est plus qu’exceptionnellement isolée, au premier plan, de dos, face au Christ et aux onze apôtres, comme dans les versions de : • Andrea Del Castagno (1447, Florence) ; Cosimo Rosselli (1481-1482, Vatican) ; Ghirlandaio (1486, Florence). Les primitifs italiens diffusent l’iconographie de ce que l’on appelle habituellement le cenacolo et dont l’exemple iconique qui diffusera dans toutes les cultures l’imagerie de la Cène est celui de Léonard de Vinci. • Léonard de Vinci, Cenacolo, fresque (1495-1498, Santa Maria delle Grazie, Milan). La célébrissime Cène de Léonard de Vinci est en fait un exemple assez commun du type du cenacolo florentin devenu l’archétype, pour la postérité, du repas du Seigneur. Le Cenacolo met l’accent à nouveau moins sur l’aspect sacramentel que sur l’annonce de la trahison. L’image insiste donc sur la méditation sur le cycle de la passion en proposant des variations infinies sur les réactions des apôtres à l’annonce de Jésus, sur les jeux de regard, l’enchaînement des gestes, etc. L’objectif est de créer une histoire, une narration complexe et méditative à partir de l’image fixe. L’exemple de Léonard de Vinci insiste ainsi sur le Christ écoutant les réactions des disciples après avoir annoncé la trahison. Le cenacolo s’inscrit ainsi dans un cycle d’images méditatives sur tous les événements qui constituent la semaine sainte. Le cenacolo offre également de nombreuses variations sur le repas et, par moyens détournés, sur le repas dans les cours vénitienne et florentine. L’image décore le plus souvent les réfectoires de communautés religieuses (ce qui explique leur valeur méditative prononcée). Elle offre un pendant ascétique, projeté dans le contemporain, à la profusion de luxe qu’offrait un autre thème à la mode à cette époque : les Noces de Cana. Époque moderne L’époque moderne et, dans une moindre mesure, l’époque contemporaine introduisent des variations plus subtiles dans la représentation de l’institution même de l’Eucharistie et de la trahison de Judas qui lui est associée. • Le Titien (1544, Urbino) ; • L’émailleur connu sous le nom du Pseudo-Monvaerni (fin 15e s., Paris). Quelques artistes innovent en proposant une composition qui ignore le motif devenu traditionnel de la table. Leurs œuvres tiennent à la fois de l’institution de l’Eucharistie et de la communion des apôtres et réalisent une synthèse parfaitement équilibrée des différentes iconographies. Jésus est debout et les apôtres à genoux : • Federico Barocci (1608, Rome) ; Nicolas Poussin (1641, Louvre, Paris).

Cène (arts visuels)

C’est également au 17e s. que se développent les représentations allégoriques et symboliques de l’Eucharistie : la présence d’une coupe et d’un pain dans des natures mortes permet d’évoquer le sacrement sans avoir recours à la narration de l’épisode. • Georg Flegel (Francfort) ; Jan Davidsz de Heem (Vienne) ; Simon Luttichuys (Francfort) ; Alexander Coosemans (Le Mans). Au 19e s., d’intéressantes nouveautés apparaissent : • James Tissot (1886-1894, Brooklyn) présente une vision historicisante de la Cène comme célébration pascale

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biblique : debout, bâton à la main et la ceinture aux reins (→La dernière Cène fut-elle un repas pascal ?). Ainsi les artistes se sont surtout attachés à l’interprétation de l’événement, proposant une lecture tantôt historique et narrative, mettant l’accent sur la trahison de Judas, tantôt symbolique et sacramentelle, développant l’iconographie de la communion des apôtres, qui connaît une nouvelle faveur au moment de la Contre-Réforme où elle devient un moyen de défendre l’Eucharistie.

Centralité du Temple à l’époque hérodienne Depuis le spectacle qu’il offrait à ceux qui le découvraient, jusqu’aux conséquences des rites qui s’y pratiquaient au fil de l’année liturgique dans la vie quotidienne du peuple juif, en passant par son importance au cœur de l’économie du pays, le Temple de Jérusalem au 1er s. eut une importance qui a été parfois négligée par l’exégèse néotestamentaire moderne marquée par divers préjugés antiritualistes. 1 — Le Temple comme expérience esthétique Physiquement, le Temple se présente alors comme une réalité d’une beauté à couper le souffle, dont témoignent les évangiles. • Mt 24,1-2 « Jésus, étant sorti du Temple, s’en allait et ses disciples s’approchèrent pour lui montrer les constructions du Temple. Mais Jésus leur dit : — Ne voyez-vous pas tout cela ? Amen, je vous dis : — Il ne sera pas laissé ici pierre sur pierre qui ne sera détruite. » • Lc 21,5-6 « Comme certains disaient du Temple qu’il était orné de belles pierres et d’offrandes votives, il dit : — De ce que vous contemplez, viendront des jours où il ne sera pas laissé pierre sur pierre qui ne sera détruite. » Des auteurs antiques témoignent pareillement de l’importance que le Temple donne à Jérusalem dans toute la région du Levant : • →Pline Nat. 5,70 ; • →Josèphe A.J. 15,380-425 ; →Josèphe B.J. 5,184-237 ; • →m. Mid. Il représente une prouesse architecturale : • L’esplanade fut agrandie au nord et au sud. Au sud, il fallut d’énormes travaux de soubassement pour le portique royal. Achevé, le Temple était entouré d’une muraille d’une longueur de 260 m au sud, 290 m au nord, 430 m à l’est et 445 m à l’ouest. • Le Temple dominait la ville de Jérusalem : il couvrait 15% de sa superficie. • Avec ses mesures de 281/315 × 488/466 m, le mur de circonvallation est le plus grand connu (→Josèphe A.J. 15,396). L’acropole d’Athènes mesure 240 × 120 m, celle d’Olympia 210 × 170 m. Seule l’Égypte construit plus grand qu’Hérode le Grand : le temenos autour du temple d’Ammon à Louxor fait plus du double de surface, mais il représente plusieurs générations, tandis que le Temple à Jérusalem est construit en une seule génération. • Le portique royal, de 186 × 33 m de surface, exhibant 162  colonnes et s’élevant à 32 m de haut, doit se comparer à la salle hypostyle de Karnak : 102 × 53 m, 134 colonnes, hauteur de 25 m. Au sud-est, non seulement il a plus de 31 m de haut (cf. un immeuble de dix étages), mais encore il surplombe une vallée profonde, qui en accentue encore la taille.

Tous les voyageurs faisaient un détour pour voir le Temple avec ses magnifiques colonnes de marbre et ses décorations d’or et de cuivre, qui brillaient au soleil. Le pinacle Le « pinacle » (pterugion) est un hapax matthéen en Mt 4,5 (// Lc 4,9). Il pourrait s’agir soit du point le plus élevé du Sanctuaire, soit du sommet du portique de Salomon, soit de celui de la Stoa royale comme dans : • →Josèphe A.J. 15,410-412 « Du côté de l’ouest, le mur d’enceinte du Temple avait quatre portes : l’une conduisait au palais, par un chemin qui franchissait le ravin intermédiaire ; deux autres menaient au faubourg ; la dernière conduisait dans les autres quartiers de la ville, par un long escalier qui descendait jusqu’au fond du ravin, d’où il remontait ensuite : car la ville se trouvait en face du Temple, bâtie en amphithéâtre et entourée sur toute la partie sud par un profond ravin. Sur le quatrième front du mur d’enceinte, au midi, il y avait aussi des portes dans le milieu, et de plus le portique royal, qui s’étend en longueur, avec son triple promenoir, du ravin est au ravin ouest : on n’aurait pu le prolonger davantage. C’était l’ouvrage le plus admirable qui fût sous le soleil. Telle était déjà la profondeur du ravin qu’en se penchant pour en voir le fond on n’en pouvait supporter la vue ; Hérode cependant construisit sur le bord même un portique de dimensions immenses, au point que si l’on essayait, du haut du toit, de sonder cette double profondeur, on était saisi de vertige, l’œil ne parvenant pas à mesurer l’abîme » (trad. Reinach). Autant dire que le Temple provoque ce que →Kant KU appellera bien plus tard le sentiment du sublime (ce « sentiment de l’impuissance de [l’]imagination à présenter l’Idée d’un tout » qui prend, paraît-il, tout visiteur entrant pour la première fois dans « l’église Saint-Pierre de Rome » ; compte tenu de son incapacité à embrasser d’un seul regard les proportions de la basilique, « l’imagination [du visiteur] atteint son maximum et, en s’efforçant de le dépasser, s’effondre sur elle-même, tandis qu’elle se trouve ainsi plongée dans une satisfaction émouvante », Ak 5,252). 2 — Le Temple comme centre de la vie économique Une entreprise considérable Le Temple est une vraie ville à lui seul, avec les milliers d’ouvriers qui travaillent toujours à le construire jusque vers 66 ap. J.-C. : 18 000 selon →Josèphe A.J. 20,219. Il mobilise des milliers d’employés, dont toute une classe sacerdotale héréditaire à soutenir matériellement. Une place financière Il faut assurer le financement de la vie quotidienne des quelque 180 prêtres nécessaires aux liturgies, la fourniture des bêtes

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à sacrifice, l’entretien des autels, des ustensiles et des vêtements. Les crédits sont assurés : • par la fiscalité sacrée obligatoire (le ½ sicle, ca. 7,1 g d’argent, prélevé au mois d’Adar ; les prêtres s’en dispensent, déclenchant des querelles visant à les obliger à payer, dont on trouve des échos dans la Mishna, p. ex. →m. Šeqal.) ; • par les dons volontaires (versements en espèces et contributions en nature). Le trésor du Temple représente des fonds divisés en plusieurs caisses ou lieux de dépôt : • Les fonds courants de l’année ; • Les fonds d’épargne thésaurisés dans la liškâ (une chambre forte du Temple) ; un retrait en est effectué trois fois par an selon un protocole digne d’une banque suisse (→m. Šeqal. 3,2-3) : il couvre une liste de dépenses précises liées aux rites des grandes fêtes (→m. Šeqal. 7,1-2). • Le fonds ‘ărākîn représente la contrevaleur des personnes et biens consacrés au Temple : il finance les réparations du monument. • Trois autres salles fortes recèlent (1) les dons volontaires : aumônes secrètes de ceux qui craignent le péché (’ăšāmîm) ; (2) l’outillage sacré (kelîm) : vaisselle liturgique, outils pour la réparation du Temple (éventuellement revendus ; leur contrevaleur va au fond spécial destiné à cet effet) ; (3) le qorbān ou trésor du Temple (→Josèphe B.J. 2,14) : meubles précieux, dons en argent faits par de riches donateurs du pays et de la diaspora. • On compte également des chambres de dépôt garantissant les biens des veuves et des orphelins ; des chambres fortes pour les plus riches ; etc.

• Les grossistes pourvoient en animaux et matières à sacrifice, respectant les règles de la pureté. • Les responsables du Temple rationalisent et essaient de contrôler leurs rapports avec les fidèles par un système de bons pour les diverses opérations d’un sacrifice : achat, purification, libations, etc.

Activité économique Le Temple fonctionne comme « animateur de marché dans une société essentiellement agraire, créant un fort courant de productions et de commercialisation par l’effet d’un besoin de type massif, non de subsistance » (→Genot-Bismuth , 86). Le Temple s’arroge une sorte de monopole d’achat sur les troupeaux sur une quinzaine de km autour de Jérusalem. • Chaque jour, deux sacrifices de tāmîd sont à assurer (matin et soir : agneaux) ; pour les sabbats, les néoménies et les fêtes, s’y ajoute un mûsāp (nombre d’animaux variable) ; ils sont accompagnés de fumigations d’encens. Entre ces sacrifices « officiels » sont offerts les innombrables sacrifices présentés par des particuliers. • La pratique de l’holocauste est particulièrement coûteuse (rien ne revient au clergé qui doit être nourri par ailleurs). Le Temple est un centre d’importations massives pour les besoins du culte : • →t. Menaḥ. 9 décrit les régions d’où l’on importe l’huile, les béliers, les veaux, les pigeons, etc. • Le bois était offert par des grandes familles de Jérusalem. Le Temple est prestataire de multiples services aux fidèles. Le personnel travaillant au Temple (en particulier les chargés du trésor, gizbārîm) est très organisé :

Au quotidien Le Temple de Jérusalem, ou bét ha-miqdāš, est à la fois la demeure de Dieu et le lieu du sacrifice, deux fonctions bien distinctes, comme le montre le fait que l’une puisse exister sans l’autre. Par exemple, Esd 3,8 rappelle que le culte sacrificiel reprit en 538 av. J.-C., avant que fût achevée la reconstruction du Sanctuaire en 516 av. J.-C.

3 — Le Temple comme fondement de la socialité Juridiction Le Temple est le centre de toute la vie active du pays, défini religieusement dans ses gebûlîm (« frontières ») : la juridiction et le rayonnement du Temple portent sur hā’āreṣ (« le pays »), c’est-à-dire tout le territoire censé avoir été conquis par Josué, quel que soit son découpage politico-administratif par les puissances occupantes. Droit Le Temple est le lieu autorisé pour l’interprétation de la Loi, en particulier des règles de pureté rituelle, dont l’observation, dans les détails du quotidien, se fait en dépendance du Temple. En effet, le judaïsme des époques perse, hellénistique et romaine est structuré par une « idéologie sacerdotale » de la pureté (Niditch Susan, War in the Hebrew Bible: A Study in the Ethics of Violence, New York NY : Oxford University Press, 1993). Polarisée par le Temple du Dieu unique, à Jérusalem, la nation juive fonctionne selon un système social complexe et contraignant, fondé sur l’opposition entre pureté et impureté (ou souillure). La fonction centrale du Temple est la performance du culte qui assure la kappārâ, expiation des fautes et des péchés sans cesse commis.

En tant que maison de Dieu et résidence de →Yhwh Le Temple est le lieu de : • lectures et enseignements publics de la Tora, • prières communes et individuelles, • pèlerinages à Jérusalem, où il s’agit de se « présenter devant Yhwh ». En tant que lieu du sacrifice Le Temple est le lieu de : • immolation, dépeçage, offrande et partage d’animaux : sacrifices communautaires quotidiens, sacrifices supplémentaires apportés le jour du sabbat, durant les fêtes ou encore à l’initiative de particuliers, afin d’exprimer leur reconnaissance ou leur expiation. • La veille de la Pâque, chaque famille devait se rendre à Jérusalem, afin d’immoler un agneau sacrifié dans l’avant-cour du Temple.

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Trois fois par an : les trois fêtes de pèlerinage L’expérience du Temple était faite par tous, en principe, ne serait-ce qu’au moment des grandes fêtes de pèlerinage (ḥaggîm) d’institution biblique : pesaḥ (la Pâque), šābū‘ôt (les semaines, ou la Pentecôte) et sūkkôt (les tentes, ou tabernacles). Selon Dt 16,16, « trois fois par année, tout mâle d’entre vous se présentera devant Yhwh, ton Dieu, dans le lieu qu’il aura choisi : à la fête des azymes, à la fête des semaines et à la fête des tabernacles. Il ne paraîtra pas devant Yhwh les mains vides » (cf. Ex 23,14-17 ; 34,18.22-23). À travers les fêtes de pèlerinage, le Temple est un puissant facteur identitaire de maintien d’une unité politique et religieuse. • →Josèphe A.J. 4,203-204 « On devra venir ensemble dans la ville où l’on aura établi le temple, trois fois par an, des extrémités du pays dont les Hébreux se seront emparés, afin de rendre grâce à Dieu de ses bienfaits et de le prier de les continuer à l’avenir, et afin d’entretenir par ces réunions et des festins célébrés en commun des sentiments d’amitié mutuelle. Car il est bon qu’ils ne s’ignorent pas les uns les autres, étant de la même race et ayant des institutions communes. Et c’est à quoi serviront des relations de ce genre ; en se voyant et en se fréquentant, ils se souviendront d’eux-mêmes, car s’ils demeuraient sans commerce réciproque, on les jugerait absolument étrangers entre eux » (trad. Reinach).

1. La structure « saint / profane » En hébreu un même et unique terme, qādôš, désigne à la fois le « saint » et le « sacré » (distingués en latin et en grec : hieros/ hagios et sacer/sanctus comme le naturellement-interdit-par-ordre-divin et le conventionnellement-séparé-par-la-loi-humaine). Il désigne : • positivement, ce qui est consacré au divin ; • négativement, ce qui est opposé au profane (ḥillēl « tailler, entamer, souiller, profaner »). Est saint ce qui est neuf, intact, intègre. N.B. 1 : Alors que les païens peuvent faire une dialectique entre le sacré — naturel et donné comme un « absolu » — et le saint — conventionnel et donc relativisable, — les Juifs les identifient, car pour eux l’ordre du saint a beau être conventionnel, la convention est d’origine divine. Le même créateur a mis de l’ordre dans la création et met de l’ordre dans l’alliance. La place de la convention humaine et la place de la divinité ne sont pas distinguées nettement. N.B. 2 : Dans le monde gréco-romain, à côté du sacré absolument pur, il y a place pour du sacré radicalement impur : la mort — absolument pas dans la pensée juive antique, car tout l’espace du sacré est entièrement défini par la Loi positive de l’alliance, qui ne fait pas de place pour une souillure inspirant une crainte religieuse « sacrée » (→Schmidt , 287-288 n. 18).

Une fois par an : Yom Kippour Le rite le plus important est sans doute la célébration de →Yom Kippour. Il revêt à l’époque hérodienne une importance cruciale car c’est de lui que dépend l’entier →système de pureté.

2. La structure « pur / impur » « Pur » (ṭāhôr) est ce qui est intact ; « impur » (ṭāmē’), ce qui est mélangé et en désordre, en particulier tout ce qui est à la frontière (maladies de peaux, humeurs corporelles, tout ce qui brouille la frontière entre intérieur et extérieur, etc.). • Attention, cette distinction religieuse relève de l’anthropologie, pas de la morale. Il ne faut pas confondre l’impureté rituelle avec la souillure du péché : à l’intérieur de l’espace-temps profane nul n’est tenu à la pureté rituelle (Dt 12,15 ; 15,22). L’impureté rituelle n’est pas une faute : un accouchement, la présence d’un mort dans une maison, une pollution nocturne placent en un état d’impureté rituelle, à purifier au moyen des rites appropriés, sans qu’il n’y ait aucune faute ni culpabilité des personnes concernées par la souillure. L’inverse n’est pas vrai : fautes et péchés, impuretés morales, ont aussi pour conséquence l’impureté rituelle de celui qui les commet. • Le judaïsme du second Temple connaît donc deux systèmes de pureté bien distincts : l’un rituel, l’autre moral. Les différentes « écoles » qui se disputent l’interprétation légitime du judaïsme se distinguent en particulier par le type d’interaction ou d’intersection qu’elles admettent ou favorisent (cf. →Klawans ). Par exemple, si tous admettent qu’un corps dont l’intégrité est abîmée met en péril, par contagion, l’intégrité du sacré ; pour les pharisiens seulement, un objet sacré indûment placé dans l’espace profane le souille (la Tora sortie du Temple souille les mains : →m. Yad. 4,6). R/ Cette opposition structurante trouve sa formulation accomplie dans les lois sacerdotales du Lévitique (Douglas Mary, Purity and Danger: An Analysis of the Concepts of Pollution and

4 — Le Temple comme matrice d’une vision du monde : la « pensée du Temple » Quelle est la logique profonde de l’institution ? Les institutions sont porteuses d’une « pensée de l’institution » (→Douglas ). L’implantation d’une institution est un processus non seulement socio-économique mais cognitif, relevant de la sociologie de la connaissance. Elle finit par produire une structure cohérente de catégories de pensées et de comportements promues et stabilisées par l’institution, qui finit par imprégner les processus cognitifs élémentaires des individus eux-mêmes. Le spécifique du judaïsme est porté par cette institution bien spéciale qu’est le Temple de Jérusalem : toute la vie familiale et sociale tend à être mise sous le signe de la Loi, de la religion. • Lv 19,2 « Vous serez saints car je suis saint. » • →Josèphe C. Ap. 2,171 : La religion gouverne toutes les actions, occupations et pensées. A. Les catégories structurantes La fonction principale du prêtre israélite est symbolisée par le verbe bādal, comme indiqué en Lv 10,10 : il doit « distinguer le sacré du profane et l’impur du pur » (selon Ez 44,23, ils doivent appliquer ces divisions jusque dans leur propre existence). Tels sont les quatre piliers, formant deux systèmes articulés l’un à l’autre :

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Taboo, Londres : Routledge, 1966, et Milgrom Jacob, Leviticus 1-16: A New Translation with Introduction and Commentary [The Anchor Bible 3], New York NY : Doubleday, 1991). Transformée, elle s’est maintenue dans le judaïsme rabbinique (cf. Harrington Hannah, The Impurity Systems of Qumran and the Rabbis: Biblical Foundations [SBL Dissertation Series 143], Atlanta GA : Scholars Press, 1993). Fonctionnement Il faut éviter le plus possible les mélanges, jusque dans la vie quotidienne : p. ex., les fibres des vêtements ne doivent pas être mélangées (Lv 19,19). La règle est respectée par tous, et le cas des prêtres, dont la ceinture mêle laine et lin apparaît comme l’exception qui la confirme (→Josèphe A.J. 4,208 ; →m. Kil. 9,1). Il faut surveiller tout particulièrement ce qui se trouve aux frontières entre l’intérieur et l’extérieur (d’où l’extrême attention accordée à la peau, aux enduits des murs, aux fluides corporels, etc.). Les rites de purification requis pour la bonne marche du système possèdent deux fonctions au moins : • (1) effacer une souillure pour rendre à un état de pureté supérieur ; • (2) autoriser le passage entre des domaines et/ou espaces de pureté différenciés : du plus impur au plus pur ou l’inverse. P. ex., lors des rites de Yom Kippour, le grand prêtre se purifie avant d’entrer dans le Saint des saints puis, à nouveau, avant de rejoindre le peuple dans la cour du Sanctuaire, inférieure en pureté. Le Temple est la matrice des séparations entre saint et profane, pur et impur, tant dans l’espace (par sa disposition architecturale) que dans le temps (par son contrôle du calendrier liturgique). De ce fait, le Temple induit toute une vision du monde et un éthos. B. La structuration effective du monde et de la société « En séparant, en structurant, en hiérarchisant, Temple et pensée du Temple constituent la référence majeure de la cohésion sociale » (→Schmidt , 243). Le Temple projette une vision du monde et un éthos. Le Temple permet de structurer le monde et d’empêcher que le cosmos ne revienne au chaos La fonction des rites est de garantir l’ordre de la création. Les séparations à faire, les questions de pureté, touchent non seulement l’espace mais le temps. • Dans l’espace : Les rites performés dans le Saint sont en lien avec l’heptaméron et la protologie. De même qu’Adam au jardin d’Éden est vu comme le prêtre dans son temple, le grand prêtre dans les nuées d’encens sur fond de ciel (zodiaque

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brodé sur le voile du Temple) ressemble au « fils de l’homme » sur les nuées du ciel de la prophétie de Dn. L’architecture du Temple rend évidentes les frontières entre le Temple et la ville sainte ; entre la ville sainte et le reste du pays ; entre le pays et le reste du monde. Des rites de purification sont nécessaires pour passer de l’un à l’autre, quand le passage est possible (il est impossible pour un non-Juif de franchir la barrière qui mène au parvis des Israélites, sous peine de mort). • Dans le temps : La division du temps aboutit à de vastes querelles sur les questions de calendrier (luni-solaire, solaire, etc.) : p. ex., les esséniens suivent un autre calendrier que celui du Temple. Le Temple permet de structurer l’humanité en société, il crée • de la hiérarchie anthropologique : L’architecture du Temple contient toute une anthropologie théologique, les différentes cours et seuils de l’espace sacré figurant un schéma d’engendrements emboîtés : {Humanité > Israël > femmes > hommes > prêtres > grand prêtres > Présence divine} et inversement : {Présence divine > grand prêtre > prêtres, etc.}. La fonction des rites est de maintenir chacun à sa juste place selon l’ordre de l’alliance (la tente du désert reste le modèle de tout temple). • des distinctions sociales : La commensalité dans le Temple (la nourriture sacrificielle partagée aux prêtres) est différente de celle des laïcs hors du Temple. La commensalité entre Juifs doit exclure non-Juifs, etc. • de la hiérarchie géopolitique : La distinction principale est entre le Juif et le non-Juif. Comme les frontières politiques de l’État juif et les limites symboliques à l’intérieur desquelles s’applique la Loi (en particulier prélèvement et dîmes sur les produits du sol) se recoupent. L’étranger politiquement dehors est symboliquement hors-système. Conclusion Bref, le Temple induit tout un éthos. Implicite dans cette pensée est donc la primauté, sinon la victoire, de l’impur sur la pureté, qui est en position de citadelle assiégée : le cosmos est constamment menacé de retourner au chaos, depuis la création qui a consisté pour Dieu à séparer lumière et ténèbres, terre sèche et eaux, humanité et animaux, homme et femme, ce peuple et les autres peuples, cette tribu et les autres tribus, etc. La fonction des rites est de maintenir ces séparations, conditions de l’ordre du monde, et — en cas de nécessité — d’assurer le passage d’un état à un autre, impur à pur, profane à sacré. Le Temple est une institution réductrice d’entropie, qui décide de la vie et de la mort.

Chronologie de la passion La datation exacte des derniers événements de la vie de Jésus est un problème qui ne cesse d’occuper les historiens. Tout en soulignant qu’il ne fait pas l’objet d’une attention particulière chez les auteurs inspirés des évangiles, qui ne se sont guère souciés d’harmoniser d’un point de vue chronologique les traditions qu’ils mirent en forme, on peut résumer les hypothèses historiques comme suit. Les jours de la semaine La crucifixion : le vendredi Tous les évangiles affirment que la crucifixion tombe un vendredi : le jour de la Préparation = le jour avant le sabbat (le samedi, Mt 27,62 ; Mc 15,42 ; Lc 23,54.56 ; Jn 19,31.42) ; ce que confirme →Év. P. 5 ; →b. Sanh. 43a (le manuscrit florentin). La résurrection : le dimanche De même, tous les évangiles évoquent pour la résurrection le premier jour de la semaine = le dimanche (Mt 28,1 ; Mc 16,1.9 ; Lc 24,1 ; Jn 20,1). Le récitatif de la passion-résurrection s’étend donc sur trois jours (Mt 12,40 ; 26,61 ; 27,40.63 ; Mc 8,31 ; 14,58 ; 15,29 ; Jn  2,19-20) : la crucifixion le vendredi, un jour de repos le samedi, et la résurrection le dimanche = le troisième jour (Mt  16,21 ; 17,23 ; 20,19 ; 27,64 ; Mc 9,31 ; 10,34 ; Lc 9,22 ; 13,32 ; 18,33 ; 24,7.21.46 ; Ac 10,40 ; 1Co 15,4). La Cène : le jeudi soir ? Le NT présente la passion en un seul jour. Le repas a lieu le soir (Mt 26,20 ; Mc 14,17 ; Jn 13,30). Puis Jésus se rend au mont des Oliviers, où il est livré par Judas (Jn 13,27 « Ce que tu fais, fais-le vite » ; 1Co 11,23 « Car moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai aussi transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain »). Aussitôt, la même nuit, Jésus est d’abord amené chez Anne (Jn 18,13), ensuite devant une assemblée de notables juifs chez Caïphe (Mt 26,57 ; Mc 14,53 ; Lc 22,54 ; Jn 18,28), présentée comme « le sanhédrin entier » (Mt 26,59), où Jésus est interrogé pendant la nuit. Vers la fin de cette interrogatoire, →Pierre trahit Jésus (Mt 26,34 « cette nuit même, avant que le coq chante, trois fois tu me renieras » ; Mt 26,75 ; cf. Mc  14,30 « aujourd’hui, cette nuit » ; Mc 14,72 ; Lc 22,34 « aujourd’hui » ; 22,61 ; Jn 13,38 ; 18,27). Le matin venu (Mt 27,1 ; Mc 15,1 ; Lc 22,66), des notables du sanhédrin se rassemblent de nouveau, puisque seuls les procès de jour sont valables (→Historicité du « procès » de Jésus devant « le sanhédrin »). Ce même matin (Jn 18,28), on amène Jésus vers Pilate, vers Hérode Antipas, et de nouveau vers Pilate. Pilate condamne Jésus vers midi (Jn 19,14). Jésus porte sa croix vers le Golgotha, où on le crucifie. Jésus est sur la croix de la 6e à la 9e heure (Mt 27,45-46 ; Mc 15,33-34 ; Lc 23,44) = de 12h à 15h. Jésus meurt le jour même (Lc 23,43 « aujourd’hui »). On

l’enterre avant le crépuscule (Mt 27,57 ; Mc 15,42 ; Lc 23,54 ; Jn  19,31.42), conformément à Dt 21,22-23 « Et si un homme ayant commis un crime capital aura été mis à mort et que tu l’auras pendu à un arbre, son cadavre ne passera pas la nuit sur l’arbre, mais tu l’enterreras le jour même. » Tout est donc présenté dans les 24 heures entre le soir du repas et celui de l’enterrement. Vu que la crucifixion a lieu le vendredi, la Cène au soir précédent aurait eu lieu le jeudi soir. La Cène : le mardi soir ? Certains chercheurs supposent que tous ces événements semblent faire beaucoup pour un seul jour et proposent qu’il y ait plusieurs jours entre le repas et la crucifixion. On s’appuie sur le calendrier solaire sacerdotal de 364 jours (4 trimestres de 91 jours) attesté à Qumrân, dans →Jub. et dans →1 Hén. Ce calendrier de cinquante-deux semaines répartit les sabbats et les fêtes de l’année à dates fixes, sans aucun chevauchement. Le premier jour de chaque trimestre (en particulier le 1 Nisan) commence toujours la nuit de mardi soir à mercredi. Le 15  Nisan commence donc toujours le mardi soir, et le repas pascal est célébré ce soir-là. Selon cette position, Jésus aurait célébré la Cène au moment de la Pâque essénienne (sans que ce soit le rite essénien) : le mardi soir, qui serait « la nuit où il était livré » (1Co 11,23). Trois jours sépareraient donc le repas et la crucifixion du vendredi après-midi. Cette argumentation peut sembler logique, mais elle néglige l’atmosphère de catastrophe et d’empressement fiévreux des récits, qu’il faut alors considérer comme des compositions fort éloignées des événements. Si la trahison par Judas avait précédé la crucifixion de plusieurs jours, le →sanhédrin (*milMt 26,59a) ne se serait pas rassemblé la nuit — un tel rassemblement n’ayant pas de valeur juridique. De plus, l’usage du calendrier de 364 jours n’est attesté que chez les esséniens, qui avaient pris leur distance avec le Temple. Les autres Juifs calculaient la Pâque selon le calendrier luni-solaire de 354 jours (avec les fêtes à un jour de semaine variable). Les évangiles (en particulier Jn) attestent que Jésus célébrait les fêtes en lien avec le Temple, et pas selon le calendrier essénien. Il est donc improbable que Jésus ait opté pour le moment de la Pâque essénienne. La date de la crucifixion Si les évangiles concordent pour le jour de la semaine de la crucifixion, ils ne le font pas pour la date. 15 Nisan dans les Synoptiques ? Les Synoptiques placent le repas à la fin du premier jour des Azymes (Mt 26,17 ; Mc 14,12 ; Lc 22,7), soit dans la nuit du 14 au 15 Nisan. Le jour suivant — celui de la crucifixion — serait donc le 15 Nisan.

Chronologie de la passion

14 Nisan dans Jn ? Jn date la crucifixion au 14 Nisan, directement (Jn 18,28 ; 19,14.31) et indirectement : • Jésus est appelé « l’agneau de Dieu » (Jn 1,29.36 ; cf. 1Co 5,7). Les agneaux pascals sont tués le 14 Nisan (Ex 12,6 « Et ils sera conservé par vous jusqu’au quatorzième jour de ce mois et toute l’assemblée de la communauté d’Israël l’égorgera au crépuscule »). • Cette analogie avec l’agneau pascal continue dans la mention que les jambes de Jésus ne sont pas brisées (Jn 19,33.36). Il est interdit de briser les os de l’agneau pascal (Ex 12,46 ; Nb 9,12). • Comme les premiers-nés d’Égypte tués le 14 Nisan (Ex 12,29), Jésus — le Premier-né (Lc 2,7 ; He 1,6) — aurait été tué le 14 Nisan. • Les disciples pensent que Jésus demande à Judas d’acheter quelque chose (Jn 13,29). Le 15 Nisan, tout trafic d’argent est interdit (→m. Beṣa 3,7 ; →t. Beṣa 3,5.7).

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Paul pourrait confirmer allusivement la date du 14 Nisan : 1Co 15,20 appelle la résurrection de Jésus « les prémices de ceux qui se sont endormis ». Les prémices sont offertes le 16 Nisan (Lv  23,10-11). Selon cette analogie, la résurrection eut lieu le 16 Nisan et, par conséquent, la crucifixion le 14 Nisan. →Év. P. 6 et →b. Sanh. 43a datent de même la crucifixion de Jésus le 14 Nisan. 14 Nisan dans les Synoptiques ? En dépit de leur description de la dernière Cène comme un repas pascal (dans la nuit du 14/15 Nisan), plusieurs données dans les Synoptiques parlent en faveur d’une crucifixion le 14, et non le 15 Nisan : • Mt 26,2 « Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive et le fils de l’homme est livré pour être crucifié » peut suggérer que la crucifixion tomba le jour de la Pâque : le 14 Nisan (Lv 23,5 ; Nb 28,16 ; Ez 45,21).

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La passion selon saint Matthieu

• Les grands prêtres veulent éviter un procès « pendant la fête » (Mt 26,5 ; Mc 14,2). Le 15 Nisan est le grand jour de fête (Nb 28,17). • Le procès devant le sanhédrin a lieu la nuit précédant la crucifixion. Il n’est pas permis de tenir un procès la veille d’un sabbat ou d’une fête (→Philon d’Alexandrie Migr. 91 ; →m. Beṣa 5,2 ; →m. Sanh. 4,1 ; →t. Beṣa 4,4). Ce n’est donc pas la nuit commençant le 15 Nisan. • Barabbas est relâché le jour de la crucifixion selon la coutume de relâcher un criminel lors des fêtes pascales (Mt 27,15-26 ; Mc 15,6-15 ; Lc 23,17-19.25 ; cf. Jn 18,39-40). La Mishna fait référence à l’agneau pascal qui est tué pour qui aurait reçu la promesse d’être libéré pour la fête (→m. Pesaḥ. 8,6). Ceci impliquerait que le criminel fût relâché avant le commencement du 15 Nisan, afin de pouvoir manger l’agneau pascal tué pour lui. • Simon de Cyrène revient des champs (Mc 15,21 ; Lc 23,26). Ceci peut signifier qu’il revient de son travail. En Judée, il est permis de travailler jusqu’à midi le 14 Nisan (→m. Pesaḥ. 4,5). Le 15 Nisan, tout travail est interdit (Ex 12,16 ; Lv 23,7 ; Nb 28,18). • Joseph d’Arimathie achète un linceul (Mc 15,46). Les jours de fête, il n’y a pas de commerce. • Après l’enterrement de Jésus, avant le commencement du sabbat, les saintes femmes préparent aromates et parfums (Lc 23,56). Le 15 Nisan, il est seulement permis de préparer la nourriture nécessaire (Ex 12,16). • Les grands prêtres et les pharisiens ne se rendent chez Pilate que le samedi, et non le soir même de la mort de Jésus (Mt 27,62). N’est-ce pas parce que ce vendredi soir ils avaient à célébrer le repas pascal ?

• Toutes les activités (l’arrestation, le procès, les foules devant Pilate, les passants devant la croix, etc.) sont difficilement conciliables avec le repos prescrit le 15 Nisan. 14 Nisan dans l’astronomie ? L’astronomie favorise le 14 Nisan. Jésus meurt un vendredi. Pendant le gouvernement de Ponce Pilate (26-36/37 ap. J.-C.), il n’y a qu’une année où le 15 Nisan tombe un vendredi : l’an 27 (il est même possible que ce fut un samedi, ce qui invaliderait toute interprétation favorable au 15 Nisan). Or, l’année 27 est trop précoce pour y situer la crucifixion. En revanche, il y a deux années où le 14 Nisan tombe un vendredi : les années 30 (un peu incertain) et 33. Il est donc possible de situer la crucifixion un 14 Nisan de l’année 30 ou 33. Conclusion Tout semble favoriser une crucifixion le vendredi 14 Nisan. Quant à la Cène, Jésus, aurait-il devancé la célébration du repas pascal d’un jour ? Ou l’aurait-il célébrée selon un autre calendrier (essénien) ? L’historien doit choisir l’une ou l’autre solution aux questions chronologiques. Le théologien retient surtout que, dès l’origine de la tradition apostolique, la mort volontaire de Jésus est inscrite dans le contexte pascal : Jn décrit Jésus mourant en même temps que les agneaux au Temple, les Synoptiques le décrivent symbolisant sa passion et sa mort au cours du repas où l’agneau est consommé. Ceci permet de comprendre la mort de Jésus dans le contexte pascal, qu’elle transfigurerait une fois le Christ ressuscité.

Circoncision Parce que la pratique de la circoncision fut au cœur d’une âpre polémique dans le mouvement de Jésus (Ac 15 ; Ga 2,3), on a longtemps pensé que l’ablation du prépuce en signe d’alliance, pratiquée précocement selon les Écritures (Gn 17,10-12 ; 21,4 ; Ex 4,24-26 ; Jos 5,2-4), était le marqueur identitaire essentiel de la judéité antique — au point de distinguer les Juifs des « incirconcis » (Ga 2,7 ; 1Co 7,18-19) — et une ligne de fracture sans équivoque entre judaïsme et christianisme. Le renouvellement de l’étude de l’histoire des Juifs/Judéens et de la naissance du christianisme au tournant de notre ère invite à une vision plus nuancée. Un problème récurrent L’incirconcision des Judéens semble déjà avoir posé problème à l’époque ancienne. • Il se pourrait qu’à l’époque dite « du premier Temple », seuls les prêtres et les lévites aient été soumis à la circoncision. En tout cas, →2 Bar. 66,5 suggère une campagne de circoncision forcée à une époque aussi ancienne que celle de Josias. • →Jub. 15,33 dénonce deux façons de transgresser la circoncision : (1) l’opération incomplète qui laisse de la chair et (2) l’absence de toute opération. • →b. Šabb. 137ab et →b. Yebam. 72ab déclarent valide seulement la circoncision entière. La circoncision imposée ? • Au terme de leurs conquêtes, les Hasmonéens n’autorisent à demeurer dans le pays que ceux qui adoptent la circoncision (cf. 1M 2,45-46 : Mattathias circoncit les jeunes Judéens dès le début de l’insurrection ; →Josèphe A.J. 13,257258.318-319.397). • Des siècles plus tard, lors de la seconde révolte contre Rome, Simon bar Kokhba pourrait avoir agi de même (cf. →t. Šabb. 15,9 ; →y. Šabb. 19,2 = 17a ; →b. Yebam. 72a). • Le Livre des Jubilés, sans doute d’époque maccabéenne, développe une haute considération pour ce rite (cf. →Jub. 15,134 ; 30,7-14 ; 35,1-3 ; 1,23-25). • Les esséniens (qui ont lu et transmis →Jub.) élaborent également une doctrine assez stricte (cf. →CD-A 16,4b-6a ; →1QS 5,5b-7a ; →1QHa 2,7.18 ; 18,20 ; cf. →T. Lévi 6,3). • →Josèphe A.J. 10,139.145 affirme que les Judéennes ne doivent épouser que des hommes circoncis. • Jdt 14,10 et G-Est 8,17 suggèrent la nécessité de circoncire les prosélytes. La circoncision sacralisée ? • →Ps.-Philon Ant. bib. 9,13 explique qu’Ex ne rapporte pas la circoncision de Moïse parce qu’il serait né circoncis. • Pour G-Ex 4,24-26 et →Tg. Onq. ; →Tg. Neof. ; →Tg. Ps.-J. (sur ce passage), la circoncision du fils de Moïse par Séphora est apotropaïque (cf. →y. Ned. 3,14).

• →m. Ned. 3,11 et →b. Šabb. 135a.137b (passages tardifs, en lien avec le problème des prosélytes) interpréteront la circoncision comme sacrifice, voyant dans le sang versé lors de l’opération une ratification de l’alliance divine. • Au tournant de l’ère chrétienne, l’« incirconcis » est fréquemment considéré comme impur par les circoncis, signe d’une sacralisation certaine de la pratique. La circoncision rationalisée et spiritualisée ? Dans le contexte de l’Empire romain, des auteurs soucieux de défendre et d’illustrer la tradition juive évoquent cette pratique pour lui donner sens. Ils s’appuient pour ce faire sur le thème de la « circoncision du cœur », « des lèvres » ou « du penchant [mauvais] » (Dt 30,6 ; Jr 4,4 ; 9,26 ; cf. →1QpHab 11,13 [351] ; →1QS 5,5-6 [22] ; Rm 2,25-27) : • Artapan (2e s. av. J.-C. ; cf. →Eusèbe de Césarée Praep. ev. 9,27,10) ; • →Josèphe A.J. 1,192.214 ; →C. Ap. 2,141-144 ; • →Philon d’Alexandrie Spec. 1,1-11 en propose des significations profondes, mais il fustige ailleurs (→Migr. 89-93) ceux qui tirent prétexte de l’interprétation allégorique de la Loi pour en abandonner l’application, qu’il s’agisse des sabbats, des fêtes, des sacrifices ou de la circoncision ; • La question est particulièrement aiguë pour le cas des prosélytes : →Or. sib. 4,163-170 ; →Josèphe A.J. 20,38-42 et →Philon d’Alexandrie Migr. 92 n’exigent pas leur circoncision. →Philon d’Alexandrie QE 2,2 estime que le prosélyte, même circoncis, n’est pas circoncis de ses passions. La circoncision abandonnée ? Sous les dominations grecque et romaine, la pression sociale pousse des Judéens à délaisser la circoncision. Dès le 2e s. av. J.-C., certains se font refaire le prépuce : • →Martial Epigr. 7,35 et →Suétone Dom. 12,2 pourraient y faire référence ; de même →Épiphane de Salamine Mens. pond. 16. • →Celse Med. 7,25,1 décrit l’opération de reconstruction du prépuce ou épispasme. • Elle est évoquée en 1M 1,15 ; 1Co 7,18 ; →Josèphe A.J. 12,241 ; →T. Moïse 8,3 ; →Gen. Rab. 46,13 ; →y. Yebam. 8,1 ; →y. Šabb. 19,2 = 17a. • Selon le témoignage pharisien ou rabbanite de →m. Ned. 3,11, il y a des incirconcis à l’intérieur de la nation juive. En résulta une violente polémique intrajuive, au terme de laquelle un Juif renonçant à la circoncision apparut comme un renégat de sa propre nation. « Judéen » devient ainsi la désignation d’une manière de vivre — « vivre à la judéenne » étant affaire d’interprétation. • →m. ’Abot 3,11 et →b. Yoma 85b refusent la participation au monde à venir aux contempteurs de la circoncision.

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La passion selon saint Matthieu

La circoncision christianisée ? La diversité des approches juives se retrouve naturellement dans les conceptions de cette nouvelle « voie » dans le judaïsme que fut d’abord le christianisme. • →Ignace d’Antioche Phld. 6,1 « Il est meilleur d’entendre le christianisme de la part d’un homme circoncis que le judaïsme de la part d’un incirconcis » (ce qui témoignerait peut-être de l’existence de circoncis chrétiens et d’incirconcis juifs). La lecture attentive des premiers documents chrétiens manifeste diverses positions sur la question : • (1) la circoncision est nécessaire (selon certains membres de l’entourage de Jacques, à en croire Paul Ga 2,12 ; Jacques luimême étant présenté comme plus conciliant en Ac 15,13-21) ; • (2) la circoncision n’est pas nécessaire (selon Paul, qui cependant l’exige de Timothée, grec par son père mais de mère

juive et donc Juif lui-même selon la principe de matrilinéarité, Ac 16,1-3) ; • (3) la circoncision est nécessaire pour les Judéens mais pas pour ceux qui sont originaires des autres nations (selon Ac 15, l’assemblée de Jérusalem n’impose pas aux chrétiens d’origine grecque les observances de la Loi mosaïque, dont la circoncision ; dans Ac 10, Pierre n’impose pas la circoncision au centurion Corneille mais un simple baptême par immersion) ; • (4) la circoncision est abolie (Ep 2,11-13 ; →Barn. 9,1-3.9 ; 10,12 ; →Év. Thom. 53 ; →Diogn.) ; • (5) une conception positive de la circoncision (p. ex. →Od. Sal. 11,2 évoque une circoncision par l’Esprit). Bref, la position des chrétiens sur la circoncision évolue au cours du 2e s. selon une prise de conscience progressive, plus générale, de l’obsolescence relative des rites de la Loi juive.

Citations d’accomplissement dans l’Évangile Le lien entre Jésus et les Écritures est un lieu commun du christianisme primitif (p. ex. Mc 15,28 ; Lc 18,31 ; 22,37 ; 24,44). Aussi le recours du NT à l’AT est-il très développé. Il se fait selon différentes modalités, depuis l’allusion discrète jusqu’à la citation explicite. Les « citations d’accomplissement » sont le plus fort mode de référence à l’AT. Les citations explicites d’un texte des Écritures sont souvent accompagnées d’une formule d’introduction du type « ainsi s’accomplit l’oracle du prophète ». Jn Jn présente neuf citations d’accomplissement standardisées : Jn 2,17 ; 6,31-33 ; 12,13-15.38-40 ; 13,18 ; 15,25 ; 19,24.28.36-37 ; cf. Freed Edwin D., Old Testament Quotations in the Gospel of John [Novum Testamentum: Supplements 11], Leyde : Brill, 1965, et Schuchard Bruce G., Scripture within Scripture, Atlanta GA : Scholars Press, 1992). En outre, on trouve 36 occurrences des lexèmes dérivés de graphô ou de gramma. Cet évangile présente également des citations des Écritures explicites sans qu’un mot de ce registre lexical n’apparaisse (Jn 1,23 ; 12,38.41). Il présente enfin des passages où un mot de ce registre apparaît sans qu’il soit bien possible de dire à quelles Écritures il est fait référence : En Jn 2,22 : graphê et le logos de Jésus sont coordonnés/juxtaposés/identifiés comme un objet de foi pour les disciples de Jésus, référant • à Jn 2,17 qui se réfère à Ps 69,10 ? • aux Écritures évoquant le troisième jour (Jn 2,19-20 ; Os 6,2, ou idée générale comme en 1Co 15,3-4) ? • aux paroles de Jésus lui-même, le kai (« et la parole ») étant epexégétique (Moloney Francis J., « The Gospel of John as Scripture », The Catholic Biblical Quarterly 67 (2005), 454468 ; Id., The Gospel of John: Text and Context [Biblical Interpretation Series 72], Boston : Brill, 2005, 333-347 ; Id., « What Came First – Scripture or Canon? The Gospel of John as a Test Case », Salesianum 68 [2006] 7-20) ? Cela se répercute alors dans l’interprétation de Jn 20,9, avec quoi Jn 2,22 semble former une large inclusion scripturaire et herméneutique de l’ensemble de l’évangile. En Jn 17,12 : graphê se réfère : • ou bien à Judas : le titre « le fils de perdition » (Jn 17,12) faisant signe vers divers passages scripturaires prophétisant sa rapine et sa tragique destinée (p. ex. Is 34,5 ; Si 16,13 ; 31,5-7) ; peut-être les bené šaḥat à Qumrân ; Gn 49,17 et l’idée chrétienne primitive de l’antéchrist venant de la tribu de Dan ; ou renvoi à Jn 13,18 renvoyant à Ps 41,10 ; • ou bien aux disciples de Jésus mentionnés en Jn 17 (les passages scripturaires prophétisant la préservation de la plupart d’entre eux) ;

• ou bien aux paroles de Jésus, voire à l’Évangile selon Jn (Jn 17,12 serait à lire en fonction de Jn 6,39 ; 18,9 ; 10,28-29 : Moloney). En Jn 20,9 : graphê apparaît sans référence précise et peut se référer, selon les opinions des chercheurs : • (sg.) à un passage précis des Écritures, • (sg.) à un corpus des Écritures, • (pl. hai graphai) à l’ensemble des Écritures anciennes, • (sg.) aux Synoptiques ou aux traditions qu’ils contiennent (cf. l’allusion à la naissance à Bethléem en Jn 7,42), • (sg.) aux paroles de Jésus lui-même : hina plêrôthêi (« pour qu’elle s’accomplisse ») introduit aussi bien des citations scripturaires que des paroles de Jésus (p. ex. Jn 18,9.32). Mt Mt a fait des citations d’accomplissement sa spécialité (Stendahl Krister, The School of St. Matthew and Its Use of the Old Testament, 2e éd., Philadelphie PA : Fortress, 1968). Mt cite 14 fois l’AT, dont 8 fois « Isaïe » (Mt 1,23 ; 3,3 ; 4,15-16 ; 8,17 ; 12,18-21 ; 13,14-15 ; 15,8-9 ; 21,13). Le passage est généralement accompagné d’une formule du type : « Tout ceci advint pour que s’accomplît l’oracle prophétique du Seigneur. » Les citations sont faites de diverses manières : • Mt suit G avec Mc, quand il lui emprunte. • Ailleurs, Mt va jusqu’à adapter. Un exemple révélateur est celui du centon : Ml 3,1 + Ex 23,20 = Mt 11,10 « Voici, moi j’envoie en avant de toi mon messager qui préparera ton chemin devant toi. » • Mt ne cherche pas à interpréter la signification globale du passage de l’AT qu’il cite, mais se concentre plutôt sur les détails où l’on trouve une ressemblance avec Jésus ou l’événement du NT en question. Attributions • Mc 1,2 (Ml 3,1 + Is 40,3) et Rm 9,27 (Os 2,1 + Is 10,22) attribuent les citations au seul Is. • Mt 2,5-6 (Mi 5,1 + 2S 5,2 // 1Ch 11,2) et Mt 21,4-5 (Is 62,11 + Za 9,9) attribuent les citations à un prophète non nommé. • Déjà dans l’AT, 2Ch 36,21 se réfère à Jr 25,11 pour les derniers mots, tandis que ce qui précède se trouve dans Lv 26,34. Contexte Les citations dépendent-elles du contexte, ou le contexte dépend-il des citations ? Les citations ne semblent pas à l’origine des récits (qui seraient alors des espèces de midrashim) ; elles enrichissent des récits déjà existants.

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La passion selon saint Matthieu

• Mc 1,14 et Lc 4,14 s’accordent pour dire que Jésus part pour la Galilée après son →baptême et son séjour au désert ; Mt n’a pas créé le récit à partir de la référence biblique : celle-ci le colore seulement d’une allusion aux Gentils (Mt 4,14-16). • En Mt, les récits les plus riches en citations d’accomplissement présentent une ligne narrative parfaitement intelligible sans les citations, dans quatre cas sur cinq (Mt 1,22-23 ; 2,15.17-18.23), l’exception étant peut-être Mt 2,5-6. • On imagine difficilement Mt 2,15-23 composé à partir des trois citations d’accomplissement qu’il contient. Origine Dans le contexte culturel ambiant d’→accomplissement des Écritures, il est très possible qu’aient été composés très tôt des florilèges : p. ex., Mt 21,4-5 en appelle à Za 9,9, qu’on retrouve en Jn 12,14-16. Certains étaient liés aux menus événements de la vie de Jésus, comme pour souligner que toute cette vie, jusqu’au moindre détail, appartenait au dessein de Dieu. En même temps, l’intégration des citations d’accomplissement dans les récits où elles figurent est telle qu’il semble difficile qu’elles aient pu être utilisées hors de leur contexte actuel. Il est vraisemblable que Mt, scribe habile (Mt 13,52), soit luimême à l’origine de l’utilisation de nombre de ces citations introduites par une formule : sans nécessairement résulter des

recherches d’une école de rédacteurs (selon la proposition de Stendahl), il s’agit d’une composition de scribe chrétien. La fonction des citations d’accomplissement • Elles peuvent avoir visé l’objectif apologétique pour convaincre la synagogue. C’est ce que proposent les travaux classiques de Dodd Charles Harold, According to the Scriptures: The Sub-structure of New Testament Theology, Londres : Nisbet, 1952, et Lindars Barnabas, New Testament Apologetic: The Doctrinal Significance of the Old Testament Quotations, Londres : SCM, 1961. Cependant, on s’attendrait à en trouver plus dans la passion, où pour le premier évangile, par exemple, on n’a que Mt 26,54.56 ; 27,9-10. • Elles pourraient aussi avoir simplement un but didactique : informer les lecteurs chrétiens et soutenir leur foi. C’est ce que comprirent les exégètes anciens, quand ils recoururent à l’exposition révérencielle pour mettre en lumière l’→intentio auctoris qui motivait telle ou telle citation scripturaire en apparence mal attribuée. Le caractère éclectique des textes cités, la diversité de leur fonction et leur indépendance des contextes scripturaires sont autant d’indices d’un fonctionnement de l’Écriture comme langue plutôt que comme texte fixé, comme réservoir de motifs et d’indices plutôt que comme histoire suivie.

Comment le Fils de Dieu peut-il mourir ? Jésus meurt à la fois souverain (inclinant la tête avant d’expirer, Jn 19,30) et dans la déréliction (poussant un cri d’abandon, Mt  27,46.50). Au fil des siècles, la foi chrétienne a cherché à orchestrer les notes paradoxales du témoignage apostolique sur la mort de Jésus, en particulier en réfléchissant sur les relations de la divinité et de l’humanité en celui qui souffre et meurt sur la croix. Dogmatique orthodoxe jusqu’au Moyen Âge : une distinction soigneuse de l’humanité et de la divinité du Fils unique Christologie D’une part, Dieu est absolument impassible et le Logos est incapable de souffrir. • En tant que Logos, Jésus n’a jamais été abandonné par Dieu (→Athanase d’Alexandrie C. Ar. 3,56 ; →Jean Damascène Fid. orth. 3,24) ; il n’a souffert aucun dommage en sa nature divine (→Cyrille d’Alexandrie Comm. Matt. fr. 312). D’autre part, le Logos s’est incarné en vérité : sa mort, bien réelle, est offerte comme un don volontaire et salvifique. • →Athanase d’Alexandrie Or. incarn. 21,5-6 : Le Fils de Dieu fait homme « était la Vie même et le Verbe de Dieu : son corps était conforté par la vie et la puissance de Dieu même. Puisqu’il fallait qu’il meure pour tous, l’immolation ne vint pas d’un affaiblissement de son corps mais d’une cause extérieure […]. Et Il déposa son corps, non parce que la mort l’y contraignait, mais en échange de la mort qui régnait sur les hommes. » • →Éphèse « Si quelqu’un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans la chair, qu’il a été crucifié dans la chair, qu’il a goûté la mort dans la chair et qu’il a été le premier-né d’entre les morts, en tant qu’il est la vie et vivifiant comme Dieu, qu’il soit anathème » (→DzH 263). • →Léon le Grand Lect. 4 : La mort du Fils de Dieu venu dans la chair, sans être un mythe, signifie précisément que « Dieu [étant] impassible, [le →Fils de Dieu] n’a pas dédaigné d’être homme passible, immortel, de se soumettre aux lois de la mort » (→DzH 294). • →Césaire d’Arles Serm. 9 (commentaire du Credo, CCSL 103,47) « Je crois également en Jésus Christ, [le] Fils, unique engendré, éternel, qui a été conçu de l’Esprit Saint, est né de Marie la Vierge, a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli » (→DzH 27). Sotériologie La foi dans la vérité de la mort du Verbe de Dieu incarné pour le salut de l’humanité fut particulièrement mise en lumière durant la querelle christologique liée au monophysisme du 5e s. • →Éphèse « […] nous disons que [le Christ] a souffert et qu’il est ressuscité, non pas que le Dieu Verbe ait souffert en sa propre nature les coups, les trous des clous et les autres

blessures (car la divinité est impassible, puisqu’elle est incorporelle) ; mais puisque le corps qui est devenu le sien propre, a souffert tout cela, on dit encore une fois que c’est lui (le Verbe) qui a souffert pour nous : l’Impassible était dans le corps qui souffrait et c’est de la même façon que nous pensons au sujet de sa mort. […] Mais encore une fois puisque son propre corps a, par la grâce de Dieu, goûté la mort pour tout homme […] on dit qu’il a souffert la mort pour nous : non qu’il ait fait l’expérience de la mort en ce qui regarde sa propre nature [divine …], mais parce que […] sa chair a goûté la mort » (→DzH 251). Depuis Augustin, on comprend que le Christ prie à la fois comme chef et comme corps de toute l’Église : • →Augustin d’Hippone Enarr. Ps. 140,4-6 « Si la détresse est finie, c’en est fini de crier ; mais si la détresse de l’Église et du corps du Christ se maintient jusqu’à la fin du monde […]. Tout chrétien reconnaît que cela s’entend habituellement de son chef en personne. […] Cependant, nous sommes représentés là aussi. Qu’est-ce qui a été cloué au gibet, sinon ce que le Seigneur a reçu de nous ? Et comment peut-il se faire que Dieu le Père délaisse et abandonne son Fils unique, qui n’est avec lui qu’un seul Dieu ? Cependant, en fixant notre faible nature sur la croix, […] c’est par la voix de cet homme qui est en nous qu’il a crié : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” ? » (de même 60,1-2 ; 61,4 ; 85,1.5). Le Christ représente sur la croix l’humanité pécheresse, et c’est pour elle que le Christ prie (→Grégoire de Nazianze Or. 4,5 ; →Maldonat Comm. ev. 1,630). Ce n’est pas sa propre détresse qu’il crie vers le Père : il crie au nom de son prochain et par compassion pour lui (→Léon le Grand Serm. 68,2). L’efficacité salvatrice de la mort de Jésus vient de sa divinité : • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 50,1 ad. 1 « Le Christ est source de la vie en tant que Dieu, mais non en tant qu’homme. Or, s’il est mort, c’est en tant qu’homme et non en tant que Dieu » ; « La mort du Christ a été corporelle ; mais ce corps a été l’instrument de la divinité qui lui était unie ; il agissait par sa vertu, même étant mort » (50,6 ad 3) ; « La mort du Christ a produit notre salut, en vertu de la divinité qui lui était unie, et non pas au seul titre de la mort » (50,6 ad 1). À l’époque de la Réforme : le renouveau théopaschite (idée que Dieu souffre) Peut-être à cause d’un obscurcissement conceptuel dans la scolastique tardive, la doctrine christologique d’une seule personne en deux natures n’est plus comprise à l’époque de la Réforme. Sous l’influence d’une radicalisation de la dialectique entre grâce et péché, l’image d’un Dieu en combat contre luimême apparaît à la faveur d’une dialectique entre Deus absconditus et Deus revelatus (*chrMt 27,46b : Luther, Calvin).

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Des « Lumières » au 19e siècle : l’abandon de la christologie orthodoxe et la réduction psychologique De nouvelles doctrines (unitarisme) ainsi que l’avènement d’une critique rationaliste (p. ex. David Friedrich Strauss, 18081874) croient pouvoir pousser à l’absurde la doctrine des deux natures appliquée à Jésus en croix : pour eux, si c’est Dieu qui prie sur la croix, c’est Dieu séparé de Dieu. Les herméneutes du 19e s. (Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, 1768-1834) remplacent la doctrine de la nature divine du Christ par une théorie sur la subjectivité de Jésus : sa conscience perpétuelle de la présence de Dieu en lui équivalait à une véritable existence de Dieu en lui. Durant sa passion, en certains moments d’angoisse, Jésus connaît une sorte d’éclipse de cette conscience mais meurt calmement, comme l’homme souverainement pieux et sage qu’il a toujours été. Les nouveautés des 20e et 21e siècles Suivant un mouvement littéraire général (*littMt 27,46c), inspiré en particulier par les destructions de masse au 20e s., les théologiens pensent le sentiment de l’absence de Dieu comme un élément central de notre époque. Ils refusent l’explication psychologique rationaliste des générations précédentes et affirment que seule la résurrection peut répondre à la profondeur de la déréliction de Jésus en croix ; toute autre tentative d’explication rendrait Dieu dérisoire (Theodor Gut, 1890-1953). Nouvelle sotériologie Selon Karl Barth (1886-1968), la croix de Jésus accomplit le décret du jugement. L’unique élu de Dieu a été réprouvé sur la croix à la place de tous les pécheurs méritant la condamnation divine. Il n’est plus envisageable qu’un seul d’entre eux soit définitivement perdu : • →Barth Dogmatik 2/2 §33.2 « Si nous voulons savoir ce que Dieu a choisi pour lui-même en optant pour la communion avec l’homme, nous ne pouvons que répondre : il a choisi

notre réprobation. Il l’a faite sienne. Il l’a portée et subie avec toutes ses conséquences, dans toute son horreur. » En Jésus Christ, premier contenu de son éternelle élection, Dieu s’est substitué lui-même à l’homme passible de réprobation et à l’homme perdu. • →Barth Dogmatik 2/2 §33.2 « Dans l’élection de JésusChrist, qui est la volonté divine éternelle, Dieu a destiné le oui à l’homme (c’est-à-dire l’élection, le salut et la vie), et il s’est réservé le non, soit la réprobation, la condamnation et la mort. […] Dieu prend sur lui la peine que devait entraîner ce qui reste impardonnable. […] La réprobation ne saurait donc redevenir la part et l’affaire de l’homme. » C’est pourquoi Dieu ne dispose plus en lui-même que d’une miséricorde surabondante envers tous les pécheurs. Devant Dieu, ceux-ci peuvent toujours être inclus dans la sainteté et le jugement du Crucifié. Nouvelles théologies Les théologiens du 20e s. ont repris des accents théopaschites, avec le sens profond du Deus absconditus que Luther développa. Pour certains libérationnistes, Dieu lui-même, par la croix, accepte de se faire renvoyer du monde : le Dieu chrétien se présenterait désormais comme un Dieu impotent, qui aurait besoin des hommes (Dorothee Sölle, 1929-2003). C’est du moins sur le seul horizon du Deus absconditus que la foi en Jésus Christ réconforte et fortifie (Gerhard Ebeling, 19122001). Le cri de déréliction de Jésus en croix oblige donc la théologie à révolutionner le concept de Dieu (Jürgen Moltmann, °1926). Même la doctrine trinitaire devrait viser une meilleure intégration de l’humanité et de la souffrance de Jésus dans les profondeurs de la relation du Fils et du Père en Dieu. Finalement, Dieu, inexprimable en paroles, doit être expérimenté comme « mon » Dieu, jusque dans le sentiment de son absence (Hans Urs von Balthasar, 1905-1988).

Corps et esprit dans le contexte culturel du NT Au cours des dernières décennies, on a parfois reproché à la « théologie traditionnelle » d’avoir plaqué sur les Écritures un dualisme du corps et de l’âme qui serait typiquement « grec », « occidental » ou moderne, la mentalité sémitique véhiculant au contraire une vision plus unitaire de l’être humain. La réalité est plus nuancée : le judaïsme déclinant à sa manière l’hellénisme a produit d’originales combinaisons anthropologiques, croisant les mondes grec et sémitique. Dichotomie scripturaire La distinction entre l’âme et le corps est, par exemple, nette dans Sg 9,15 et semble présupposée dans Ap 6,9-11 (les âmes des martyrs semblent attendre la résurrection de la chair et le jugement dernier). Les spéculations juives sur la →résurrection des morts ne pouvaient évidemment pas ignorer la question. Distinction sarx/pneuma chez Paul La compréhension de la distinction paulinienne entre sarx (108 usages) et pneuma (184 usages ; p. ex. Rm 8,12-13 ; Ga 5,19-23) suscite de nombreux débats. Tous s’accordent pour ne pas la réduire à une opposition du corps et de l’âme. • Elle témoignerait de fortes influences culturelles non sémitiques dans les traditions religieuses juives (dualisme grec et dualisme zoroastrien, peut-être présent dans les mss. de la mer Morte). • Elle se rapproche de l’Écriture, qui oppose parfois la chair (bāśār) à l’esprit (rûaḥ), comme à Dieu en se fondant sur les récits de la création (Gn 6,17 ; Ps 135,17), qui font de l’Esprit (pneuma) un agent essentiel du moment messianique (Ez 39,29 ; Ac 2,33). • Elle s’éclaire peut-être rétrospectivement à partir de la pensée rabbinique. Sarx serait le « penchant au mal » (yēṣer ha-ra‘), dont parlent les rabbins, et pneuma le penchant au bien. Ce rapprochement n’est pas satisfaisant, car le penchant au mal est un élément corrupteur qui pousse l’homme à commettre le mal alors que la chair est plutôt un élément que l’on corrompt, la base à partir de laquelle le péché attaque l’homme. Mais il n’est pas totalement dénué de pertinence, car la chair et le penchant au mal sont des phénomènes à la fois matériels et spirituels. La chair est à la fois le corps et une attitude spirituelle qui concerne la totalité de l’homme. Le penchant au mal est tantôt conçu comme une force extérieure qui fait

le siège du corps (→b. Ned. 32b), tantôt comme une force intérieure qui maîtrise les 248 membres du corps (→’Abot R. Nat. A 16,3,2 ; →b. Šabb. 105b). Mais il réside aussi dans le cœur de l’homme, c’est-à-dire l’âme (Gn 6,5 ; →Sifre Deut. 32,3,1 ; →Gen. Rab. 34,10 ; 48,11). Trichotomie néotestamentaire Il est sûr que le NT n’oppose pas de manière simpliste la chair et l’esprit, comme on a opposé dans la pensée postcartésienne, le corps et l’âme, ou le matériel et le spirituel. L’anthropologie antique est fortement liée à des conceptions cosmologiques : corps et psuchê (sôma, nous) relèvent tous deux du royaume terrestre et sont donc intrinsèquement matériels, tandis que l’esprit (pneuma) relève du monde du divin, sans être totalement « spirituel », mais comme une force vitale capable d’unir l’homme à Dieu (1Co 6,17) et rivalisant contre une autre (pseudo-)force vitale, l’esprit du monde (1Co 2,12). Ainsi, dans la triple distinction paulinienne sarx/sôma (chair/corps) — psuchê/nous (âme) — pneuma (esprit) (cf. 1Th 5,23), pneuma s’oppose : • d’une part à sarx/sôma comme la reconnaissance d’une dépendance ontologique de la personne entière envers Dieu s’oppose à sa revendication d’autonomie, la chair ou le corps ayant valeur métonymique ou métaphorique pour désigner la fragilité humaine (Ga 3,3) ; • d’autre part à psuchê/nous, comme un don divin participé à l’homme en plus de l’élément vital-animal qui anime son corps (Rm 8,15-16 ; 1Co 14,14) ; souffle divin, le pneuma inspire l’être humain qui suit le Christ (1Co 2,10-12). (On notera qu’il arrive cependant à Paul d’utiliser le mot pneuma au même sens que psuchê ou nous pour désigner le principe vital naturel en l’homme, et c’est cette imprécision qui donne lieu aux interprétations diverses mentionnées ci-dessus.) Développée par Clément d’Alexandrie, Origène, Grégoire de Nysse (De hominis opificio), cette triple distinction favorisa une véritable anthropologie théologique prenant en compte l’intimité entre Dieu et l’homme révélée par les Écritures. • Maxime le Confesseur la pense en terme de forme prise en l’homme par les logoi fondateurs de toute créature ; • Augustin d’Hippone évoque une illumination intérieure inconceptualisable qui fonde toute l’activité de l’esprit (expérience de Deus interior intimo meo, →Conf. 3,6,11).

Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles L’épisode de la crucifixion du Christ, isolé du cycle de la passion comme le sommet de la narration évangélique, a donné lieu à d’innombrables représentations visuelles. En mettant à part l’objet mobilier qu’est →le crucifix, on distingue : • le motif même de la croix ; • la figuration humaine du Christ associée à la croix ; • les motifs multiples dont ils sont entourés. I — HISTOIRE 1 — Représentations cryptiques aux trois premiers siècles Les premiers siècles de l’ère chrétienne sont marqués par la quasi-absence de représentation de la croix et du Crucifié. Divers facteurs peuvent expliquer la rareté du Crucifié et donc de la crucifixion au profit de moyens symboliques employés à « périphraser » l’épisode nodal de l’Évangile. Les raisons d’une réticence • La sobriété du récit évangélique est elle-même fonction de la réalité terrible du supplice encore pratiqué durant ces premiers siècles (*milMt 27,35a ; *ancMt 27,35a). • Le rejet vétérotestamentaire de l’image, hérité avec le judaïsme, qu’on hésite longtemps à transgresser, a pu influencer les communautés chrétiennes anciennes (→Images et culte). • Le supplice de la croix s’interprète mal dans une culture antique romaine qui n’offre aucun modèle mythologique, littéraire et iconographique. La croix est un châtiment dégradant et humiliant, et le témoignage de Cicéron témoigne de l’horreur insupportable qu’elle suscite : →Cicéron Rab. Post. 5 « Et si enfin nous sommes dévoués à la mort, mourons en hommes libres. […] mais le nom même de la croix ! Qu’un tel opprobre non seulement ne menace plus les citoyens romains, mais ne souille plus même leur pensée, leurs oreilles, leurs yeux. Car pour des choses si horribles, ce n’est pas seulement l’effet et l’exécution, c’est la possibilité, c’est l’attente, c’est l’idée seule enfin qui est indigne d’un citoyen de Rome et d’un homme libre. » Du coup, certains apologistes peuvent avoir hésité à avouer aux incroyants la place centrale de la croix dans leur foi. • Le souci de l’orthodoxie peut avoir joué : le paradoxe de la mort de Dieu nécessite une christologie solide. Or, le dogme de la consubstantialité (l’union hypostatique) est encore fluctuant après le concile de Nicée I (en 325) et encore contesté après ceux d’Éphèse (en 431) et de Chalcédoine (en 451). Le danger de montrer Jésus mourant sur la croix est de minimiser sa nature divine en insistant sur sa souffrance humaine et en risquant de favoriser les thèses ariennes et nestoriennes. • Le souci de l’orthopraxie a dû avoir un rôle aussi. Des images du Christ étaient vénérées par les carpocratiens parmi

diverses images de philosophes (→Irénée de Lyon Haer. 1,25,6). L’empereur Sévère Alexandre (222-235 ap. J.-C.) conservait aussi les images du Christ, d’Abraham et d’Orphée parmi d’autres portraits de divi principes, optimi electi et animae sanctiores (→Lampride Alex. Sev. 29,2). Une forme d’idolâtrie reste possible dans une culture antique récemment christianisée. La figuration de la croix n’a pu se développer qu’une fois la réalité du sacrifice sur le mont Golgotha solidement affirmée par l’orthodoxie. Dans l’histoire de l’imagerie chrétienne, la crucifixion est donc tardive (5e s.), mais les images du Crucifié sont bien plus anciennes. Les premières représentations connues typifient toute sa réception postérieure. Adoration : christographie et staurographie On contournait donc l’impossibilité pratique de représenter l’objet d’épouvante en usant de symboles : • Un mât, pour symboliser la barque de l’Église, une charrue, puisque la croix laboure la terre des cœurs, et d’autres signes comme une ancre, un trident, une croix ansée et un tau grec. On les trouve gravées sur des pierres (jaspe, coraline, hématite) et des médailles dès le 3e s. Ces objets gardent une fonction d’amulette « chrétienne » dans une culture méditerranéenne encore marquée par la religiosité païenne. • La crucifixion est évoquée par le symbole de la croix dans des compositions triomphales : sur le labarum, la croix latine et le chrisme sont inscrits dans un clipeus (médaillon), souvent feuillu et porté par des anges (staurophores) semblables à des victoires ailées (la Nikè grecque) pour décrire la couronne de gloire. Ces compositions iconographiques se rapprochent d’une exaltatio crucis plus que de la mise en image du crucifiement de Jésus. La croix (le signum crucis) y est présentée comme un symbole universel du salut qu’assument alors l’empire et l’empereur romain. La croix et le Nom Le motif est alors mêlé aux inscriptions qui évoquent le nom du Christ et qui semblent aussi efficientes que l’image du Crucifié elle-même. Une sorte de « christographie » applique, aux noms désignant Jésus Christ et à la croix, des usages auparavant liés au tétragramme chez les scribes juifs. Cela permet de mettre visuellement en valeur le Nom sur les manuscrits (peutêtre pour un usage dévotionnel : permettre aux fidèles illettrés de le baiser, de le vénérer). Elle se développe en une véritable « staurographie ». • Dès les mss. du 2e s. apparaissent →staurogrammes et christogrammes, comme un rhô barré d’un chi (les deux premières lettres de Christos) : la boucle du rhô figure la tête du Crucifié, rendant la représentation anthropomorphe. Il se diffuse à l’époque constantinienne dans les monuments chrétiens.

Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles

La croix et le corps Le rapport entre le Christ et la croix peut être signifié par un assemblage de signes proto-chrétiens : un christogramme couronne le sommet de la croix ; l’agneau placé au pied de la croix évoque plus clairement le sacrifice. Dévotion Un des plus remarquables symboles cryptés est le fameux carré Sator d’origine lyonnaise, comme le prouve l’hapax gallicisant arepo. La phrase latine sator arepo tenet opera rotas est délicate à traduire — quelque chose comme : « le laboureur tient avec soin les roues à la charrue ». Mais la phrase est un double palindrome : SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS Non seulement la phrase peut se lire de droite à gauche et de gauche à droite, mais on peut aussi la lire de haut en bas en commençant dans le coin gauche, et de bas en haut en commençant par le coin droite. Le verbe tenet « tient », au milieu du carré, dessine la forme de la croix qui « tient tout l’univers ». Mais il recèle encore un autre secret : avec les lettres de la phrase sator arepo tenet opera rotas, on peut dessiner un double Pater Noster en forme de croix, à l’extrémité des bras de laquelle les lettres A et O désignent le Christ qui se déclare lui-même « l’Alpha et l’Oméga » (Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13). Dérision : graffito • Un graffito moqueur à Rome (début 3e s., paedagogium du Palatin) représente un crucifié à tête d’âne et un petit personnage en-dessous de lui avec le commentaire suivant : « Alexamenos adore son Dieu ». *visMt 27,39-44 Représentations blasphématoires du Christ en sa passion 2 — Période byzantine Au 4e siècle : développement du labarum La découverte du tombeau du Christ et des →reliques de la vraie croix, en l’an 326, favorise la représentation visuelle de la crucifixion. Cependant, cette croix semble moins liée à la personne de Jésus qu’à celle de Constantin. Elle est aussi impériale que biblique : • →Lactance Mort. pers. 44,5 raconte que Constantin, averti en songe avant la bataille de Milvius, fit « inscrire sur les boucliers le nom du Christ : un X traversé de la lettre I infléchie vers son sommet ». Ce « signe céleste » est le staurogramme. • →Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 9,9,10 rapporte que l’empereur ordonne plus tard de « placer le trophée de la passion salutaire dans la main de sa propre statue ». Selon →Vit. Const. 1,40,2 c’est une « haute lance en forme de croix » apparue à Constantin, par laquelle il avait obtenu ses victoires (→Vit. Const. 1,28,2). • →Cyrille de Jérusalem Ep. Const. 4 rapporte l’apparition d’une croix dans le ciel à Jérusalem le 7 mai 351, dans les

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saints jours de Pentecôte. La staurophanie renouvelle le rassemblement des nations suggéré par Ac 2,5-11, tout en préfigurant le « signe du →fils de l’homme » annonciateur de sa parousie (Mt 24,30). Cyrille exhorte l’empereur à porter fièrement ce signe désormais ratifié par le ciel. Ce symbole, nommé labarum à partir de →Prudence Symm. 1,487, fait désormais partie des emblèmes impériaux — mise à part la parenthèse de Julien l’Apostat — et semble particulièrement associé à l’orthodoxie de Nicée. • Parmi les Sarcophages de la Passion du musée Pio Cristiano (des Musées du Vatican, venant des catacombes de Domitille, Rome), le plus célèbre place la crux invicta, la croix triomphale et victorieuse, au centre : une croix surmontée d’une large couronne entourant le chrisma XP attire deux petits oiseaux qui la picorent (comme les âmes qui y puisent leur nourriture), et domine deux soldats plus ou moins endormis comme les gardes du tombeau. Deux doubles scènes flanquent ce centre symbolique. À droite, un Jésus en toge, debout, pointe du doigt vers la couronne de victoire disposée en motif décoratif au-dessus du siège de Pilate, le gouverneur distrait qui se lave les mains. À gauche, Jésus, également démesuré, debout en majesté, reçoit la couronne d’épines (en fait : une couronne de lauriers), tandis qu’un jeune Simon porte la croix légère comme un emblème surmonté d’une couronne de victoire, suivi d’un soldat casqué, vêtu de sa cape et la main à l’épée. Le Crucifié n’apparaît pas du tout. • Pulchérie, sœur de Théodose II (408-450 ap. J.-C.), invente le motif de la grande croix « latine » au contour emperlé, frappée comme un trophée porté par la Victoire personnifiée sur les revers de ses monnaies. Ce modèle connaît ensuite un immense succès. Au 5e siècle : apparition des premières représentations figuratives du Crucifié La croix comme signe de victoire et son assemblage avec des figurations zoomorphes et graphiques sont omniprésents dès une haute époque, mais l’intégration de la figuration humaine du Christ à l’épisode évangélique de la crucifixion n’apparaît qu’au 5e s. pour les plus anciens exemples connus. Une fois le symbole de la croix elle-même acquis, on cherche à rendre visible le Christ, tantôt comme un agneau au centre de la croix (Saint-Vital à Ravenne), tantôt dans un médaillon qui la surmonte (Saint-Étienne-le-Rond) ou dans un buste minuscule à la croisée (Saint-Apollinaire in Classe). Certains artistes cherchent à donner un sens à la crucifixion : • Ivoire Maskell, panneau sculpté en ivoire d’un coffret (ca. 420-430, British Museum, Londres, inv. 1856,0623.5). Sur ce panneau, Marie, tête couverte en signe de deuil, et Jean sont placés au pied de la croix, ce qui indique que la scène a été puisée dans l’évangile de Jn (*visJn 19,25-27). Le →titulus de Pilate (*visMt 27,37) est inséré et mentionne l’évangile de Mc : REX IVD (Rex Iudaeorum, Mc 15,26). Le porte-lance perce le flanc du Christ. Le Christ est quasiment nu, simplement vêtu du subligaculum (le sous-vêtement romain des hommes). La mort de Judas (*visMt 27,3-5), un motif Mt,

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a été ajoutée à gauche. Judas est pendu à un arbre, les trente deniers à ses pieds, pour opposer les deux gibets. • Porte en bois de la basilique Sainte-Sabine (432, Rome). Les deux larrons (*visMt 27,38.44), beaucoup plus petits, flanquent le Christ. Les trois personnages semblent debout et non suspendus, alors que leurs croix, y compris celle du Christ, ont disparu derrière leurs corps. Le Christ est montré en quasi-nudité, vêtu du subligaculum, et adopte la morphologie du type dit « syrien » (barbe et longs cheveux, contrairement au canon romain latin de l’Ivoire Maskell. Une telle représentation — sans doute influencée par l’Orient en raison de l’attitude orante des personnages, de leur réalisme et de leur hiérarchie — n’indique cependant pas une attention narrative à l’Écriture mais témoigne bien davantage d’une interprétation. L’élaboration progressive du « crucifix » Fixation orientale, 6e siècle Le monde oriental et byzantin des 5e et 6e s. montre les mêmes réticences à figurer le Christ en croix. • →Grégoire de Tours Mirac. 1,23 (PL 71,724-725) rapporte un scandale que causa une représentation de la crucifixion parmi la population de Narbonne. Les médailles et ampoules de pèlerinage favorisent l’imago clipeata du Christ (en buste inséré dans un médaillon), placée au sommet de la croix ou à la croisée de l’haste et de la traverse. Sur les ampoules du Trésor de Monza et de Bobbio (6e s., Palestine), cette croix (souvent écotée pour signifier le bois de la sainte croix comme une réplique de l’arbre de vie) est placée au-dessus du tombeau vide. Marie et Jean, ainsi que les larrons, flanquent le Crucifié. Le même espace culturel fixe pourtant une composition aboutie à la fin du 6e s. • Les Évangiles de Rabula (produit en Syrie, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence, Cod. Plut. I, 56, 13r). Cet évangéliaire présente le prototype le plus ancien connu d’une crucifixion complète (en plus de la résurrection) et témoigne d’une évolution rapide sur la question de l’autorisation ou non de la mise en image. La miniature pleine page harmonise les quatre évangiles et réunit tous les éléments principaux : Marie et Jean au pied de la croix (*visJn 19,25-27), les soldats tirant au sort la tunique (*visMt 27,35a), le titulus inscrit par dessus la croix (*visMt 27,37), les larrons (*visMt 27,38.44), le soleil et la lune (*visMt 27,45), le porte-lance et le porte-éponge (*visMt 27,48), les saintes femmes au pied de la croix (*visMt 27,55-56). Le Christ en Orient et à Byzance est de type iconographique « syrien », vêtu du colobium pourpre (une tunique sans manches), alors que les larrons revêtent le subligaculum. La formule byzantine se diffuse du 7e au 8e s., favorisée par le concile in Trullo (en 692), qui encourage des représentations humaines du Christ plutôt que le symbole animal. Si la crise iconoclaste du 8e s. freine significativement la représentation du Crucifié en Orient, la formule du Christ barbu, cloué sur la croix, vêtu du colobium pourpre — qui lui confère une dignité impériale, — les pieds sur le suppedaneum (élément de bois

placé sous les pieds du Crucifié dès le 8e s.) et entouré des principaux acteurs de la crucifixion s’implante en Occident méditerranéen, aussi bien dans la peinture italienne que dans les manuscrits de l’Europe occidentale et septentrionale. Variation occidentale Une évolution se dessine cependant : l’Orient reste fidèle aux représentations d’un Christ en croix glorieux, vivant et triomphant, tandis que l’Occident représente un Christ souffrant et mort : • Mosaïque de l’oratoire du pape Jean VII (705-707) ; Fresque de Sainte-Marie-Antique sous le pape Paul I (757-767) ; Crucifix du pape Léon IV (847-855). L’Occident élabore peu à peu une nouvelle formule : le Christ vêtu d’une tunique courte, le perizonium (apparu au 6e s.), imberbe, les yeux ouverts, vivant. Jn — qui rapporte le dialogue entre le Christ, Marie et Jean, ainsi que la transfixion de Jésus — est le récit préféré des artistes : la croix est entourée de Jean et de la Vierge debout ; la représentation de la transfixion de Jésus est fréquente. Une femme royale portant bannière et calice pour recevoir l’eau et le sang s’ajoute plus tard. Elle figure l’Église recueillant précieusement la source des sacrements. 3 — Le Moyen Âge À partir de l’époque carolingienne, la représentation de la crucifixion gagne tous les arts : miniatures, sculptures, objets d’art et de liturgie, etc., combinant volontiers la tradition d’un Christ quasi-nu (tel qu’il apparaît sur l’Ivoire Maskell et à SainteSabine), et la tradition syrienne d’un Christ vêtu du colobium (tel qu’il est représenté dans Les Évangiles de Rabula), formule reprise notamment par les émailleurs de Limoges au 12e s. Crucifixion carolingienne, 9e siècle L’imagerie carolingienne donne une dimension inédite à la crucifixion. Le thème quitte la simple narrativité évangélique pour devenir un thème cosmologique autour duquel l’ensemble de la composition s’organise. • Livre des péricopes d’Henri II, plat de reliure en ivoire (ca. 1002-1012, Bayerische Staatsbibliothek, Munich, Clm 4452). Eucharistique L’art carolingien transpose l’épisode dans le champ sacramentel pour associer la crucifixion et le sacrifice eucharistique : • La nudité du Christ est révélée : le perizonium (étoffe nouée autour des hanches du Christ) se substitue au colobium pour montrer le corps sacrifié. • La personnification de l’Église s’intègre à la composition pour indiquer ce qui se joue sous la croix : la fondation de l’Église, médiatrice du sacrement. • L’imagerie carolingienne n’hésite plus à montrer le Christ mort. Un accent particulier est mis sur le sang et l’eau sortis du côté du Christ : parfois, Ecclesia (*visMt 27,51a) recueille le sang dans un calice ; parfois, le calice est directement posé au pied de la croix (*visJn 19,34b).

Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles

• Longin et Stéphaton (le porte-lance et le porte-éponge, *visMt 27,48) reçoivent une place privilégiée. Longin se trouve toujours à la droite du Christ et reçoit parfois dans les yeux le sang et l’eau pour signifier sa conversion. • Les deux larrons (*visMt 27,38.44) se font plus rares au profit d’Ecclesia et de Synagoga, des porte-éponge et portelance (directement liés à l’instant de la mort), de Marie et Jean. Cosmique L’iconographie carolingienne place le Christ en croix au centre d’une ample cosmologie pour marquer l’universalité de l’épisode et la continuation dans l’Eucharistie : • La croix devient l’axe de l’ordonnancement des éléments et du temps : les personnifications de la terre et des mers (*visMt 27,51cd) sont placées sous la croix ; celles du soleil et de la lune en-dessus (*visMt 27,45). • Le crâne d’Adam au mont Golgotha (*visMt 27,33b) indique que la croix est l’axe du monde, depuis sa création. De même, le serpent lové au pied du mât représente la victoire définitive sur le péché originel. • La croix peut s’élever sur un motif végétal, ce qui place le bois de la croix dans la continuité de l’arbre de vie de la Genèse. • La résurrection des saints (*visMt 27,52-53) est amplifiée par des tombeaux ouverts d’où sortent les morts pour donner à la crucifixion l’ampleur du Jugement dernier. • La promesse de la résurrection est évoquée par le tombeau vide du Christ, qui jouxte souvent la croix dans les ivoires des 9e-10e s. Crucifixion ottonienne, 10e siècle Royale Une étape supplémentaire est franchie dès le 10e s. par les dynasties impériales de l’Europe du haut Moyen Âge, impulsée par les Ottoniens, qui développent une théologie politique du Christus Rex par rapport au souverain impérial. Le Christ sur la croix devient roi (il porte une couronne d’or, comme Ecclesia, qui se trouve à ses côtés). Il peut revêtir la pourpre et l’étole d’or, pour indiquer sont pouvoir politique et sacerdotal. • Codex d’Uta, lectionnaire, Crucifixion (ca. 1020-1025, Bayerisches Staatsbibliothek, Munich, Clm 13601, fol. 3v). Sacramentelle La dimension fortement sacramentelle de la crucifixion perdure jusqu’à la fin du 12e s. Le Christ vêtu du perizonium expose le corps nu et la plaie du flanc. La composition devient plus sobre, ne retenant que Marie et Jean, Ecclesia (parfois Synagoga), le porte-lance et le porte-éponge et éventuellement le centurion. La méditation sur les souffrances de la passion, 13e siècle Deux orientations complémentaires caractérisent les crucifixions produites après la seconde moitié du 13e s. Les témoins de la mort se multiplient. Le pied de la croix se peuple de

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personnages. Les personnifications telles qu’Ecclesia et Synagoga, la lune et le soleil, ainsi que Longin et Stéphaton se raréfient au profit de Marie et Jean, les saintes femmes, le centurion et ses hommes, les notables religieux juifs, les bourreaux et la foule. La mort du Christ devient un événement public qui concerne la société dans sa diversité, réunie au pied de la croix (*visMt 27,39-44). • Nicola Pisano, Crucifixion, sculpture (ca. 1265-1268, chaire de la cathédrale de Sienne) ; • Pietro Lorenzetti, Crucifixion, fresque (ca. 1320, église inférieure de Saint-François d’Assise). Ce tournant iconographique doit beaucoup à l’élaboration, dans les milieux franciscains, de textes comme les Meditationes vitae Christi du Pseudo-Bonaventure (ca. 1300), qui donne une narration très développée de la passion, transposée sur les offices des heures. Le lecteur est invité à se représenter chaque meurtrissure du Christ et à les faire siennes, tout comme François d’Assise avait reçu les stigmates (cf., dans un autre contexte, →Ludolphe de Saxe Vita). Les foyers artistiques siennois qui avaient favorisé l’imagerie byzantine (un corps du Christ stylisé) recherchent dès le 13e s. l’expression visuelle de la chair souffrante et morte : les plaies sont visibles et le sang qui s’en écoule est travaillé avec soin. La contemplation du mourant, voire du cadavre, sur la croix stimule la méditation sur ce corps sacrifié et l’adoration eucharistique. La promesse de la résurrection reste bien présente : la crucifixion est exposée sur un fond d’or immatériel (p. ex. la peinture italienne du Duoccento) puis en plein ciel ou entre ciel et terre. • Duccio di Buoninsegna, Maestà, panneau central du revers, Crucifixion (Sienne, 1308-1311). La contrition des acteurs est exprimée sans pudeur. La Vierge, soutenue par Jean, s’effondre de chagrin. Un élément visuel (p. ex. la couleur d’une étoffe ou un geste) est en général commun à Marie et Jésus. Marie-Madeleine, isolée dès le 13e s. (notamment dans les fresques de Padoue peintes par Giotto), exprime la même douleur (*visMt 27,56a). Ce tournant dans l’expression visuelle de l’épisode de la crucifixion, qui exprime la violence des sentiments et des blessures, dure dans toute l’Europe jusqu’au 15e s. L’imagerie se nourrit d’autres thèmes iconographiques (p. ex. les →Arma Christi et le →Vir dolorum) et d’autres formes d’expression (p. ex. les mystères de la passion, pièces de théâtre qui augmentent le récit d’éléments narratifs). Devotio moderna et humanisme, 14e-15e siècles L’art du Moyen Âge tardif est profondément influencé par un mouvement spirituel nouveau, la dévotion moderne (devotio moderna). Ce nouveau courant, aussi bien parmi les religieux que parmi les laïcs, invite à imiter le Christ et à méditer les Écritures. Le courant, né au Pays-Bas dans la seconde moitié du 14e s., gagne l’Europe en se mêlant aux courants humanistes en germe. Il influence de nombreux ordres religieux (bénédictins, franciscains et plus tard jésuites et milieux réformés). La demande d’« humanisation de la religion » et de dévotion

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charnelle pour l’homme souffrant (l’imitation du Christ) influence les compositions visuelles de la crucifixion, • ainsi l’œuvre de nombreux primitifs flamands : Rogier van der Weyden (1399-1464), Petrus Christus (†ca. 1475), Hans Memling (ca. 1435-1494), Hugo van der Goes (1440-1482), Jérôme Bosch (ca. 1450-1516). La crucifixion est transposée dans un contexte à la fois contemporain et évangélique. Elle est dépouillée des éléments narratifs qui peuvent perturber le recueillement. La peinture sert à nouer une relation personnelle et quasi-charnelle entre le spectateur et le Christ en croix, et ceci par plusieurs moyens : la précision des modelés et des anatomies, un jeu de cadre qui crée un espace pictural dans la continuité de l’espace de celui qui regarde, une épuration de la composition, etc. • Rogier van der Weyden, Crucifixion, huile sur bois, diptyque (ca. 1460, Museum of Art, Philadelphie). La scène ne retient que Marie et Jean, le crâne d’Adam et le titulus, pour concentrer l’attention sur le Crucifié mort sur la croix, la carnation, les cinq plaies et le sang qui s’en déverse : un sang vermillon, épais et pourtant translucide, animé de reflets lumineux. • Rogier van der Weyden, Crucifixion, huile sur toile, triptyque (ca. 1440-1445, Kunsthistorisches Museum, Vienne). La crucifixion se trouve dans un paysage peint avec une grande précision : Jérusalem, au loin, est représentée comme une ville flamande du 15e s., avec de nombreux détails symboliques. Le corps du Christ se trouve entre ciel et terre. L’art de la Réformation catholique, 16e siècle • Santi di Tito, Vision de saint Thomas d’Aquin, huile sur toile (1593, église du couvent de San Marco, Florence). II — VARIATIONS ICONOGRAPHIQUES On peut analyser quelques traits généraux dans les représentations de la passion. 1 — Le support : les types de croix On distingue différents types de croix : • la croix grecque, avec des branches égales ; • la croix latine, avec la branche transversale plus courte ; • la croix de saint André (crux decussata), en forme de X ; • la croix ancrée, avec des extrémités se recourbant en ancre ; • la croix potencée, avec chaque branche en forme de tau (adoptée par le scoutisme) ; • la croix pattée, avec des bras triangulaires (la croix de Malte, si les bouts sont échancrés) ; • la croix gammée, composée de quatre gamma (le swastika des Hindous) ; • la croix tréflée, fleurdelisée, recerclée, selon le motif terminal ; • La croix papale (ou pétrinienne) avec trois croisillons, le plus long au milieu ; • La croix ansée (ou égyptienne), symbolisant la vie future ; • La croix de Lorraine, à double traverse, la seconde étant une amplification du titulus au-dessus de la croix. Cette forme fut donnée à des reliquaires de la vraie croix, dont l’un fut

rapporté en Anjou, d’où, sous René d’Anjou (1409-1480), l’emblème passa dans les armes de Lorraine. 2 — Jésus Sa posture Les bras, rigoureusement horizontaux dans les premiers temps, deviennent de plus en plus verticaux : le corps, arqué par la souffrance, descend le long de la croix, accentuant le poids de la souffrance et de la mort. Vivant ou mort La première image d’un Crucifié sans vie se voit en Orient (sur une mosaïque de Saint-Luc-en-Phocide), au 11e s., mais elle est exceptionnelle. C’est dans les siècles suivants que l’image se répand. Au corps glorieux des premiers siècles succède le corps souffrant, avec un réalisme saisissant. La riche collection de crucifix (en bois peint) de la Pinacothèque de Bologne reflète le changement de sensibilité en quelques décennies. • Giunta Pisano, crucifix peint (1250-1254, basilique San Domenico, Bologne). La forme du Christ reproduit les proportions d’un lis, blanc sur fond bleu, mais le visage est une face ravagée, géométriquement décomposée, comme un précurseur du cubisme. Les grands maîtres de la fin du Moyen Âge et surtout ceux de la Renaissance, influencés, en Italie, par la spiritualité franciscaine (Pisano, Cimabue, Giotto), n’hésitent plus à représenter la souffrance et même la mort. Désormais on ne représente plus un Christ triomphant de la mort, mais un Christ qui a vécu, dans sa chair, la souffrance d’un supplice infâme. L’aspect dramatique est volontairement accentué : • Matthias Grünewald, Retable d’Issenheim (1512-1516, Colmar) atteint un paroxysme (cf. la description qu’en donne Huysmans : →La croix de Jésus dans la littérature). Nu ou vêtu Pendant des siècles, le Christ est souvent représenté dans une quasi-nudité, qui, jugée choquante et inconvenante, est presque entièrement abandonnée après le concile de Trente, favorisant ainsi l’utilisation d’un perizonium, tout en gardant une description anatomique du corps de Jésus. Les peintres des 13e, 14e et 15e s. jouent habilement de la transparence du perizonium : • Cimabue (1273, Florence) ; Giotto (1304-1306, Padoue) ; Duccio di Buoninsegna (1308-1311, Sienne) ; Ugolino di Nerio (1330-1340, Madrid) ; Bernardo Daddi (ca. 13301340, New York, Washington, Altenburg, etc.) ; Simone Martini (ca. 1340, Anvers) ; Nardo di Cione (1350-1360, Florence) ; Jacobello Alberegno (1360-1390, Venise) ; Andrea da Firenze (1370-1377, Vatican) ; Agnolo Gaddi (1390-1400, Florence) ; Jean de Beaumetz (ca. 1390, Paris) ; Lippo Memmi (14e s., Paris) ; Conrad von Soest (1404, Bad Wildungen) ; Henri Bellechose (1416, Paris) ; Jan van Eyck (1425, New York) ; etc. Les sculpteurs de la Renaissance sont particulièrement sensibles à la nudité du Christ :

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• Filippo Brunelleschi (1410, Florence) ; Donatello (ca. 1450, Florence) ; Benvenuto Cellini (1556-1562, Escurial) ; Michel-Ange (ca. 1492, Florence) ; etc. Depuis la Renaissance, beaucoup de peintres de « Christ en croix » y trouvent l’occasion d’une étude musculaire et cherchent l’originalité dans la musculature et l’expression du visage. La nudité du Christ réapparaît à l’époque contemporaine, provoquant parfois le scandale : • Max Klinger (1890, Leipzig) ; Edvard Munch (1900, Oslo) ; Renato Guttoso (1940-1941, Rome) ; Giacomo Manzù (1942-1957, Paris) ; Vincent Corpet (1987, Paris) ; Cosimo Cavallaro, My Sweet Lord, sculpture réaliste en chocolat (2007, Roger Smith Lab Gallery, Manhattan). • Guido Rocha, O Cristo Torturado (1975, All African Centre, Nairobi). L’artiste, lui-même victime de torture, représente un Christ noir, nu, la peau sur les os, la cage thoracique prête à exploser, les jambes repliées sous lui-même comme pour sauter, le visage déformé par le hurlement muet qu’il pousse de sa bouche démesurément ouverte. Mais le plus souvent, c’est bien le Christ vêtu du perizonium qui est représenté, dans l’instant qui précède sa mort ou (surtout) après sa mort, le côté déjà transpercé ou étant transpercé par le centurion.

sinon Jésus Christ et celui-ci crucifié »). Le doigt du prédicateur pointé concentre l’esthétique biblique de la révélation. On ne pourrait mieux peindre la synesthésie théophanique de l’ouïe et de la vision, continuée dans la prédication chrétienne. • Caspar David Friedrich, Retable de Tetschen (1807-1808, Galerie Neue Meister, Dresde). Une peinture encadrée de motifs de lierre (symbole végétal d’éternité) montre un crucifix de très loin, le corps de Jésus presque invisible, dominant le sommet d’une colline de pins verdoyants, sur fond de ciel glorieux au crépuscule, comme un écho de la paix éternelle et de l’harmonie des desseins du Père accomplis dans le Christ. Les artistes contemporains n’hésitent pas à donner de nouvelles interprétations : • Salvador Dalí, Le Christ de saint Jean de la Croix (1951, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow) reprend le célèbre dessin de saint Jean de la Croix représentant le crucifix vu de haut (depuis la demeure du Père ?). Il l’entoure d’obscurité, avec un effet de perspective qui fait enraciner la croix dans l’atmosphère, au-dessus d’un ciel bleu surplombant une barque amarrée sur un lac (l’Église ? le lac de Tibériade ?).

Lié ou cloué Après la Contre-Réforme, et sans doute par souci de réalisme, les artistes représentent souvent le Christ cloué au bois de la croix, et non lié (comme les larrons). Les clous se trouvent au centre des paumes (communément accepté mais anatomiquement impossible) et non dans les poignets, tandis que les pieds — conformément aux Méditations du Pseudo-Bonaventure, aux Révélations de Brigitte de Suède et à d’autres écrits de mystiques — sont croisés l’un sur l’autre (en règle générale : le droit sur le gauche) et maintenus par un seul clou, même si, encore au 17e s., ils sont nombreux à utiliser quatre clous.

4 — Crucifixions allégoriques : croix vivantes, croix mystiques Des représentations allégoriques de la crucifixion se développent au milieu du Moyen Âge : • Crucifixion du Hortus deliciarum (ca. 1185 ; cf. →Heck et Cordonnier , folio 150), œuvre fondamentale, détruite mais connue par d’excellentes copies du 19e s. Au pied de la croix, entre autres, figure l’Église assise sur un animal ayant une tête tétramorphe, et la Synagogue assise sur un âne et tenant un bouc et un couteau de sacrifice. • Christ en croix des Palma contemplationis (ca. 1300 ; cf. →Heck , fig. 108) ; • Crucifixion avec les vierges sages et folles (cf. →Heck , fig. 109) ; • L’échelle menant au cœur sur la croix (cf. →Heck , fig. 101). Ces images très didactiques concentrent l’enseignement dogmatique sur le salut obtenu par le Christ : • Gravures sur bois (fin du 15e s., Bavière et Autriche) : images de la « croix vivante ». La croix est visuellement personnifiée, dotée d’avant-bras et de mains suggérant son efficace. Une femme debout tendant une coupe pour recevoir le sang coulant du corps du Crucifié figure l’Église, recueillant la source de tous les sacrements qu’elle célèbre. Éventuellement une autre femme, les yeux bandés, un glaive à deux tranchants brandi sur sa tête par une des mains de la croix, figure la Synagogue dans son aveuglement. Divers phylactères expliquent les effets de la croix. • Vitraux de la chapelle des catéchismes de Saint-Étienne-duMont (16e s., Paris) : la croix est un pressoir divin. Jésus, broyé par la souffrance, verse le vin de son sang dans une

Seul ou accompagné ? →Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles. 3 — Le décor À partir de la Renaissance et surtout après la Contre-Réforme, le lieu de la crucifixion est marqué par un souci de précision topographique (la colline du Golgotha où, d’après une tradition juive reprise par Origène, aurait été découvert le crâne d’Adam, souvent figuré aux pieds de la croix : *chrMt 27,33b). Il est parfois, au contraire, presque abstrait : • Lucas Cranach l’Ancien, crucifix de prédelle d’autel (1547-1548, Evangelische Stadtkirche St. Marien, Wittenberg). Le crucifix, très sobre (à l’exception du perizonium), se dresse au centre d’un espace encadré, à sa gauche Luther en chaire prêche en désignant le Christ du doigt, à sa droite l’assemblée des fidèles. Aucune référence aux circonstances du récit : seul le Crucifié se montre. Le Christ crucifié apparaît comme le seul contenu de la prédication (cf. 1Co 2,2 « je n’ai pas jugé bon de savoir parmi vous quelque chose,

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cuve où les prélats de l’Église viennent puiser pour abreuver le peuple des baptisés aux sources du salut. 5 — Crucifixions parodiques À l’époque contemporaine, Crucifié et crucifix demeurent un langage pictural prisé, pour exprimer la souffrance. Au 20e s., il est mobilisé comme image ultime du martyre, que l’on songe aux Crucifiés de guerre (Otto Dix, George Desvallières) et aux Crucifiés de la Shoah (Marc Chagall). Au 21e s., les causes les moins traditionnelles (cause féministe chez Bettina Rheims), voire la pure provocation, trouvent encore à le mobiliser, jusque dans le blasphème (Paul McCarthy, Andres Serrano). III — MOTIFS LIÉS À LA CRUCIFIXION 1 — Personnages • Marie et Jean au pied de la croix (Jn 19,25-27) : *visJn 19,25-27 ; • Les deux larrons (Mt 27,38.44 ; Mc 15,27-28.32 ; Lc 23,33.3943) : *visMt 27,38.44 ; • Les femmes au pied de la croix (Mt 27,55-56 ; Mc 15,40-41 ; Lc 23,49 ; Jn 19,25) : *visMt 27,55-56 ; • Marie-Madeleine au pied de la croix (Mt 27,56 ; Mc 15,40 ; Jn 19,25) : *visMt 27,56a ; • Le porte-lance et le porte-éponge (Mt 27,48 ; Jn 19,33) : *visMt 27,48 ; • Le centurion (Mt 27,54 ; Mc 15,39 ; Lc 23,47) : *visMt 27,54a.

2 — Actants • L’Église et la Synagogue (personnifications) : *visMt 27,51a ; • La foule (Mt 27,39-43 ; Mc 15,29-32 ; Lc 23,35-37) : *visMt 27,39-44 ; • Le soleil et la lune (Mt 27,45 ; Mc 15,33 ; Lc 23,44-45) : *visMt 27,45 ; • Les morts ressuscités (Mt 27,52-53) : *visMt 27,52-53 ; • Les anges : *visMt 27,55a ; • La Terre et la Mer (personnifications) : *visMt 27,51cd. 3 — Motifs • Le crâne d’Adam (Mt 27,33 ; Mc 15,22 ; Lc 23,33 ; Jn 19,17) : *visMt 27,33b ; • La partage des vêtements (Mt 27,35 ; Mc 15,24 ; Lc 23,34 ; Jn 19,23-24) : *visMt 27,35a ; • Le titulus crucis (Mt 27,37 ; Mc 15,26 ; Lc 23,38 ; Jn 19,1922) : *visMt27,37 ; • Le serpent : *visMt 27,33b ; • Le calice : *visJn 19,34b ; • La dextre divine : *visMt 27,37a. Ajouts contextuels • Saints : Jean-Baptiste ; saints locaux ; saints patrons ; • Prophètes de la passion ; • Personnages contemporains et donateurs en adoration.

Croyances juives sur la vie dans l’au-delà au tournant de l’ère chrétienne

Dans la réflexion juive antique concernant le destin de l’être humain après sa mort, le monde de l’au-delà n’est pas strictement identifiable au monde de la résurrection.

L’espérance en une résurrection personnelle est donc loin d’avoir la cohérence théologique de la foi en la résurrection finale et générale.

1 — Dans les traditions péritestamentaires : la vie dans l’au-delà comme récompense de la sainteté La littérature parabiblique du tournant de notre ère présente trois grands scénarios qui expriment • la sanction de la vérité d’un enseignement par-delà la mort de celui qui le donna ; • la reconnaissance de la sainteté d’une personne au-delà des limites temporelles de sa vie parmi les hommes.

2 — Entre apocalyptique et courants protorabbiniques : quelques cas de morts escamotées ? Le terme d’« au-delà » désigne dans cette section la vie après la mort et donc la période qui s’étend entre la mort et la résurrection, période que la théologie chrétienne a pour habitude d’appeler l’« état intermédiaire ».

(1) L’assomption ou le rapt sans mort Selon les récits bibliques, Hénoch (Gn 5,24) et Élie (2R 2,1112.16-17) ont été directement transportés de la terre au « ciel », ce qui engendre une spéculation intense au 1er s. concernant leur mission actuelle et leurs rôles à venir : Hénoch est le scribe de droiture (→Jub. 4,17-19.21-24 ; →1 Hén. 12,4 ; 15,1) ; Élie doit revenir (Ml 3,23 ; Mt 17,10). De même, le mystère autour de la tombe de Moïse (Dt 34,6) suscitait des interrogations sur sa destinée dans l’au-delà (→Josèphe A.J. 3,96-97 ; 4,326). Esdras et Baruch, à leur tour, furent considérés comme montés vivants au ciel pour y attendre la fin des temps (→4 Esd. 14,9 ; →2 Bar. 13,3 ; 43,2 ; 46,7 ; 48,30 ; 76,2). (2) L’exaltation ou la justification après la mort Sg 3,1-9 ; 5,1-5 espère pour le juste défunt une place au nombre des fils de Dieu. De même, le →fils de l’homme de Dn 7 concentre l’espérance des saints. En 2M 15,11-15, Onias III et Jérémie apparaissent dans une majesté céleste à Judas Maccabée au cours d’un « songe digne de foi ». Job aussi voit ses enfants morts couronnés de splendeur auprès du Céleste (→T. Jb. 40,3). Adam (→T. Abr. A 11,9-11) voit les âmes sauvées et perdues. Dans les évangiles, Jésus rappelle qu’Abraham, Isaac et Jacob ne sont pas morts mais bien vivants (Mt 22,32 ; Lc 20,37-38). (3) Entre rapt et résurrection : motif du prophète revenu à la vie L’espérance en la résurrection ne s’est vraiment répandue qu’après le 4e s. av. J.-C. La croyance floue en un retour à la vie de personnes individuelles après leur mort est attestée à l’époque de Jésus. D’après les évangiles, le ministère de Jésus suscita le bruit d’un retour à la vie de Jean-Baptiste (Mt 14,2 ; Mc 6,14 ; Lc 9,7) ou d’un ancien prophète (Jérémie : Mt 16,14). Cela ressemble à la croyance en un retour d’Élie ou d’Hénoch, mais ceux-ci ne sont pas morts (cf. la section suivante).

Le cas Élie Conformément à 2R 2,11-12.16-17, les rabbins voient dans Élie quelqu’un qui a échappé à la mort : • →’Abot R. Nat. B 38 « Élie est vivant et demeure jusqu’à ce que vienne le Messie. » Le cas Moïse La fin de la vie de Moïse sur la terre est plus complexe. Même si l’emplacement exact de sa tombe est inconnu, Dt 34,5 affirme explicitement sa mort : « Moïse, le serviteur de Yhwh, mourut là […] selon la bouche de Yhwh. » • Selon un premier courant de pensée qui voit dans la « bouche » un simple décret divin (→Tg. frg. Dt 34,5 ; cf. G-Dt 34,5 : rêma), Moïse est mort comme tous les autres hommes. Un seul trait le singularise : Dieu et les anges se sont chargés de son enterrement (→m. Soṭa 1,9 ; →Tg. Ps.-J. Dt 34,6). • Selon un deuxième courant, Moïse est vraiment mort de la bouche de Dieu, c’est-à-dire par un baiser (→’Abot R. Nat. A 12,2). Cette interprétation revient presque à nier la mort de Moïse, puisque la mort par le baiser divin est une mort très douce, qui équivaut pratiquement à une absence de mort. • Un troisième courant de pensée franchit le pas ultime, en affirmant que Moïse n’a pas connu la mort (Mt 17,3-4 ; Mc  9,4-5 ; →Josèphe A.J. 4,326 ; →Philon d’Alexandrie QG 1,86 ; →Sifre Deut. 357,10 ; →b. Soṭa 13b). Le cas Hénoch • Les littératures apocalyptique (→1 Hén. ; →2 Hén.) et mystique (→3 Hén.) juives accordent une grande importance à Hénoch, qui a bénéficié de révélations importantes et a échappé à la mort (cf. He 11,5), au point d’être parfois identifié à l’ange Métatron. • Les traditions rabbiniques sont plus circonspectes sur le personnage. Hénoch est bien mort, comme tous les autres hommes. Gn 5,24 est interprété ainsi : « il ne fut plus », en ce monde, « car Dieu l’avait pris », il l’avait fait mourir (→Gen. Rab. 25,1).

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Jésus et Métratron ? L’archange Métatron (identifié par la tradition mystique juive comme l’envoyé de Dieu aux Israélites d’Ex 23,20 ; cf. →3 Hén. 16 ; →b. Sanh. 38b ; →b. Ḥag. 15a ; →b. ‘Abod. Zar. 3b) et Jésus présentent plusieurs ressemblances. • Tous deux ont un nom ésotérique en vingt-quatre lettres et un nom exotérique de six lettres (→Irénée de Lyon Haer. 1,15,1). • L’un (→3 Hén. 48D) et l’autre (Ph 2,9-11) sont exaltés au-dessus de toute la création. Ces traditions sur les figures de Jésus et de Métatron pourraient remonter à une conception juive antérieure, qui aurait donné à un ange le statut d’hypostase et de manifestation sensible de la divinité. 3 — Rétribution après la mort dans l’enseignement des rabbins L’au-delà est souvent perçu comme un temps de rétribution. Le jugement qui suit la mort est assez peu présent dans les textes. Ainsi, si la face de Dieu apparaît à tous les hommes au moment de la mort, ce n’est pas pour les juger, mais pour provoquer justement leur décès, conformément à Ex 33,20 (→Sifre Nomb. 103). Les lieux : géhenne et jardin d’Éden • →m. ’Abot 1,5 : Celui qui multiplie les conversations avec la femme finit dans la géhenne. • →m. ’Abot 5,19 : Les disciples de Balaam le méchant descendent dans la géhenne et ceux d’Abraham héritent du monde futur. • →m. ’Abot 5,20 : Selon rabbi Yehuda ben Tema, « l’orgueil conduit à la géhenne et l’humilité au jardin d’Éden ». • →’Abot R. Nat. A 25,2 : Rabban Yoḥanan ben Zakkaï, à la veille de sa mort, est angoissé : il voit devant lui deux voies, celle qui mène vers la géhenne et celle qui mène au jardin d’Éden, et il ignore sur laquelle il va être conduit. Éden et géhenne sont diversement situés : • →Sifre Deut. 357,6 : Avant de mourir, Moïse a vu « la ville des palmiers » (Dt 34,3), c’est-à-dire le jardin d’Éden, où les justes (symbolisés par les palmiers) se déplacent avec joie. Il a également vu la localité de Çoar (Dt 34,3), c’est-à-dire la géhenne. Le jardin d’Éden et la géhenne sont proches l’un de l’autre et ils se trouvent tous deux en terre d’Israël, puisque c’est bien cette terre que Dieu montre à Moïse avant de mourir. • →Sifre Deut. 10,1 situe le jardin d’Éden dans le ciel, avec sept groupes de justes, se distinguant par degrés de supériorité. Le fondement scripturaire de cette doctrine est également un v. de Dt : Dt 1,10 « Et vous voici aujourd’hui nombreux comme les étoiles du ciel. » Autres lieux de rétribution La rétribution dans l’au-delà n’a pas nécessairement lieu dans ces deux endroits.

Le sein d’Abraham • Évoqué en Lc 16,22, il se retrouve chez les rabbins, dans un petit nombre de textes plutôt tardifs (→b. Giṭ. 57b ; →b. Qidd. 72b ; →Pesiq. Rab. 43,4 ; →Lam. Rab. 1,50). Le sachet de vie • Selon un courant de pensée bien attesté dès l’époque tannaïtique, 1S 25,29 serait une description de l’au-delà (→Sifre Nomb. 139 ; →’Abot R. Nat. A 12,2) : tandis que l’âme du juste est « ensachée dans le sachet de vie », celle du méchant, « il la lancera au creux de la fronde », elle sera soumise à des mouvements violents ou condamnée à l’errance dans le monde. Le trésor sous le trône divin • Certaines traditions précisent que les âmes des justes se retrouvent dans un trésor ou sous le trône de gloire. Dieu place les âmes des justes sous le trône de gloire pour qu’elles le louent et le glorifient. Le contraste entre les âmes des justes rassemblées dans un trésor et les âmes des méchants vouées à l’errance est également connu de →4 Esd. 7,80.95. Le cadavre lui-même Certaines traditions sont susceptibles d’être comprises en termes de rétribution, sans que la chose soit parfaitement explicite. • →Sifre Nomb. 112 : Selon rabbi Natan, les mauvais traitements subis par un cadavre constituent une expiation pour lui. • →m. ’Abot 6,9 : Rabbi Yose ben Qisma souligne le fait que la connaissance de la Tora accompagne celui qui quitte le monde. • →Sifre Nomb. 42 « La paix est une grande chose, car même les morts ont besoin de la paix », comme le montre Gn 15,15. Persistance de l’antique représentation du shéol L’idée d’un au-delà comme lieu ou temps de rétribution ne fait cependant pas l’unanimité des rabbins. Certaines traditions continuent à identifier l’au-delà avec le shéol biblique, où se rendent tous les morts sans distinction de mérites. • →m. ’Abot 4,22 : Pour rabbi Éléazar ha-Qappar, le shéol ne doit pas être conçu comme un refuge définitif, car tout homme finit par en sortir, au moment de la résurrection, pour être jugé par Dieu. • →y. Kil. 9,4 : Le vêtement mortuaire, que tout homme emporte avec lui dans le shéol, revient avec lui au moment de la résurrection. Conclusion : au-delà de l’au-delà, le monde de la résurrection La survie dans l’au-delà n’étant pas une fin en soi, comme dans le NT, la croyance en la résurrection est l’élément principal et central de l’eschatologie rabbinique : →Résurrection des morts parmi les Juifs au tournant de l’ère chrétienne.

Crucifix Depuis le 5e s. (→Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles), les chrétiens représentent le Christ en croix. RITUEL Usages liturgiques Églises et autels La croix est au faîte du clocher des églises et, à l’intérieur, au centre du sanctuaire. Les églises consacrées présentent douze « croix de consécration », souvent sur les piliers, symbolisant les douze apôtres, fondements de la foi. Cinq croix sont visibles aussi sur les autels consacrés, symbolisant les plaies du Christ en croix. Comme lors du sacrement de la confirmation, ces croix sont toutes ointes de saint chrême le jour de la consécration. On fait alors brûler de l’encens sur l’autel, en signe de la prière qui devra continuer à monter vers Dieu dans cette église, la remplissant de la bonne odeur du Christ (2Co 2,15). On allume des cierges, auprès de l’autel ou sur l’autel et devant chacune des croix de consécration, en symbole du Christ, qui est la lumière du monde. Pour la célébration de la messe est requise la présence d’un crucifix portant l’effigie du Christ crucifié (cf. →MR 45 ; →PGMR 117). Au soir du jeudi saint : • →MR 312 §41 « En temps opportun, l’autel est dénudé, et, si possible, on enlève les croix de l’église. Il convient de voiler celles que l’on ne peut enlever. » Le vendredi saint, avant de commencer la célébration de la passion du Seigneur : • →MR 313 §3 « L’autel doit être complètement dénudé, sans croix, ni chandeliers, ni nappe. » Les vêtements liturgiques sacerdotaux sont marqués de la croix, surtout la chasuble. Évêques et abbés portent sur leur poitrine une croix pectorale. Dans les processions la croix ouvre le cortège. TEXTE Personnification de la croix • →AM 3,281, fête de saint André apôtre, antienne à Magnificat : « Alors que le bienheureux André arrivait au lieu où la croix était préparée, il s’exclama et dit : “Ô bonne croix, longtemps désirée, constamment aimée, je vais à toi, assuré et joyeux, pour que tu m’accueilles amicalement, moi le disciple de Celui qui fut pendu à toi.” » • →LM 6,1620, fête de saint André apôtre, 1er nocturne, 2e répons : « Prends-moi aux hommes et rends-moi à mon Maître, afin que Celui qui m’a racheté par toi, me reçoive de

toi » ; →LM 6,1624, 2e nocturne, 2e répons : « Salut, ô croix, consacrée par le corps du Christ, ennoblie et embellie par les membres du Seigneur ! » Puissance de la croix • →Tertullien Cor. 14 forge l’expression virtus crucis en condensant une formule paulinienne (1Co 1,18) ; cf. →Tertullien Marc. 3,18,4. • →Origène Hom. Exod. 3,3 « Nous aussi, dans la puissance de la croix du Christ (virtute crucis Christi), tendons les bras et, dans la prière, “élevons en tout lieu des mains saintes, sans colère ni dispute” (1Tm 2,8), pour mériter le secours du Seigneur » (SC 321,113). • →Léon le Grand Serm. 46,7 « Ô puissance admirable de la Croix ! Ô gloire ineffable de la Passion ! Là se trouve le tribunal du Seigneur, là le jugement du monde, là le pouvoir du crucifié ! » Ce passage est repris dans la 1re préface de la Passion du Seigneur, durant la 5e semaine de carême (à partir du lundi), et pour les messes des mystères de la croix et de la Passion du Seigneur ; cf. →MR 528 §43 « Par la passion de ton Fils qui apporte le salut, le monde entier a, en effet, pris conscience du devoir de louer ta majesté, alors que la puissance ineffable de la croix juge le monde et manifeste avec éclat l’empire du Crucifié. » Resplendissement a posteriori de la résurrection La splendeur de la résurrection rejaillissant sur l’instrument du supplice fait naître la joie de la croix : • →Hymn. 190, durant l’année (ou temps ordinaire), semaines paires, hymne de sexte, à partir de la 2e strophe : « En cette heure, la gloire du vrai salut, par le sacrifice de l’Agneau, est rendue aux croyants grâce à la puissance de la croix. À l’éclat dont elle rayonne, le plein midi n’est que ténèbres ; accueillons d’un cœur sans réserve la grâce d’une telle splendeur. » • →AM 3,215, 14 septembre, laudes, 5e antienne : Crux alma fulget, per quam salus reddita est mundo (« L’auguste croix resplendit, par laquelle le salut a été rendu au monde »). • →AM 3,217, 14 septembre, tierce, antienne : Salva nos, Christe salvator, per virtutem crucis (« Sauve-nous, ô Christ Sauveur, par la puissance de la croix »). MYSTAGOGIE Symbolismes de la croix • →Théodore le Studite Or. 2 propose un condensé des « figures » de la croix dans la Bible : arbre de vie sans aucune part de mort (comme celui du jardin d’Éden) ; char de triomphe du Christ victorieux ; char de combat du Christ, combattant d’élite contre le péché ; arbre de la connaissance du bien et du mal qui fait refleurir la sagesse au-delà de toute sagesse ; bois de la nouvelle arche de Noé qui sauve de

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l’extermination à travers l’eau ; bois du bâton de Moïse qui change l’eau en sang, engloutit les serpents trompeurs et fait passer le sauvé à travers les eaux ; bois du bâton d’Aaron qui désigne le grand prêtre légitime ; bois du bûcher d’Isaac, vrai sacrifice de l’Unique. La théologie de la croix (*theoMt 27,32b) a pour conséquence le culte de vénération lié à la sanctification de cet objet sacré

par le Crucifié. Il y a bien des raisons de le faire, tout d’abord les paroles de Jésus qui font converger les regards vers sa croix : Jn 3,14-15 « Comme Moïse a élevé le serpent au désert, ainsi faut-il que le fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle » ; Jn 12,32 « Moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. » →Adoration de la croix : MYSTAGOGIE

Culte des morts dans le monde antique, en particulier juif

Les activités liées au « culte des morts » commun aux grandes religions anciennes du bassin méditerranéen, encore pratiquées dans l’arrière-pays égyptien, répandues dans toutes les classes sociales, incluent : • la participation aux rites d’ensevelissement, • les lamentations rituelles, • les visites de la sépulture à diverses occasions anniversaires, • les repas associant les hommes et les femmes au cours desquels un libre échange d’informations peut avoir lieu, • les offrandes ou sacrifices divers offerts en relation avec le défunt à proximité de sa tombe. Le rôle des femmes y est important. 1 — Dans le monde juif Durant toute la période postexilique, les Juifs ne cessèrent pas les pratiques religieuses familiales équivalant à un culte des morts, ancêtres, « pères » et prophètes, les « nourrissant » et invoquant leur prière. Attestations positives • Au début de la période hellénistique, Zacharie émet des restrictions : durant les funérailles formelles, hommes et femmes doivent être séparés (Za 12,12-14) ; • 2M 12,43-45 justifie l’offrande de sacrifices pour les défunts et 2M 15,12-16 présuppose qu’Onias III et Jérémie, quoique morts, peuvent encore intercéder pour Jérusalem ; • Tb 4,17 recommande de nourrir les morts, mais seulement les justes parmi eux. négatives D’autres sources juives anciennes contestent l’efficacité de telles prières faites aux prophètes et aux pères : • →Pseudo-Philon Ant. bib. 33,5 : Avant de mourir, Débora décourage les témoins de placer leurs espoirs « en [leurs] pères », comme pour les dissuader de la vénérer comme prophétesse ou matriarche après sa mort. • →2 Bar. 85,12 envisage un futur où les prières aux ancêtres et aux prophètes auront cessé. Tentatives d’interdiction L’invocation des prophètes peut avoir inquiété les milieux les plus regardants sur le monothéisme : • Sg 14,15-16 voit dans le culte des morts la cause de l’idolâtrie ; • Ben Sira affirme que « de bonnes choses répandues sur une bouche close, tels sont les aliments déposés sur une tombe » (Si 30,18 ; cf. Si 38,21) ;

• →Jub. 22,16-17 prescrit d’éviter les païens parce qu’ils nourrissent les défunts à leurs tombes ; • La Lettre de Jérémie énumère diverses pratiques idolâtriques, en particulier les lamentations rituelles sur des dieux étrangers, pratiquées tant par des femmes que par des hommes (Ba 6,31 « Ils rugissent en criant devant leurs dieux, comme certains dans le festin d’un mort »). Données archéologiques Les tombes prémaccabéennes reflètent l’influence de l’hellénisation sur la société juive. Plus sobres dans leur décoration, les tombes hérodiennes présentent encore divers témoignages d’un culte des morts en lien avec la sépulture : pièce de monnaie placée dans la bouche du défunt (pour Charon, le nautonier des enfers ?), bouteilles de parfum (alabastra, signes de l’onction du cadavre), bancs pour le repas, tables et coupes à eau pour le défunt, pots de cuisine, lampadaires, voire petites citernes, dont on n’a guère de raison de penser qu’elles n’avaient pas de fonction cultuelle. • La crypte funéraire à Marésha était la sépulture familiale d’Apollophane, chef de la communauté sidonienne de la ville. Une des tombes figure des musiciens funèbres, homme et femme, jouant flûte et harpe, suggérant la pratique continuée de visites funéraires familiales et de rituels de deuil familiaux. • La « tombe de Jason », découverte près de Jérusalem en 1956, contient une inscription en araméen attestant du deuil personnel du frère du défunt : « Cette concession éternelle a été faite pour Jason, fils de Pineḥas, mon frère, salut ! Puisque je t’ai bâti un tombeau et un monument, sois en paix. » La tombe est un monument funéraire de l’époque du second Temple. Les fouilles archéologiques menées par Yitzhak Rahmani ont mis au jour des monnaies des époques hasmonéenne (Jean Hyrcan I et Alexandre Jannée), hérodienne et romaine. La tombe présente plusieurs inscriptions et peintures murales, parmi lesquelles une peinture représentant des navires marchands. Sur le mur du couloir, au-dessus de l’ouverture de la chambre funéraire, un cerf est gravé. La plupart des inscriptions funéraires juives du temps sont en grec, certaines en araméen. 2 — Le genre littéraire des lamentations funèbres À partir des attestations antiques de →lamentations pour des divinités et des héros défunts, on peut reconstituer les principaux traits des lamentations funéraires traditionnelles. Temporalité La formule la plus courante oppose auparavant (avant la mort) et maintenant (dans l’épreuve du deuil ; cf. →4 Macc. 16,10-11).

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Division du discours • Déclaration d’intention ; • louange et invocation ; • histoire du défunt incluant le récit circonstancié de sa mort ; • déréliction des pleureurs dans le deuil ; • invitation à partager leur peine. Cadre énonciatif Dans la lamentation, les défunts eux-mêmes sont interpellés (2S 1,26 ; 3,34 ; Ez 32,2) ; les pleureurs s’appellent les uns les autres à se rejoindre dans la lamentation.

Thèmes Les lamentations déploient une protestation générale contre l’injustice du triomphe de la mort sur la vie, et le désir d’un autre monde où la vie triomphera.

Dates de célébration de Pâques CALENDRIER Juif : dates de la →Pâque Durant l’ère préchrétienne, conformément à l’AT, la fête juive de Pesah semble avoir toujours eu lieu après l’équinoxe de printemps. Cependant, au début de l’ère chrétienne, cette règle n’était pas toujours suivie et Pesah pouvait être célébrée avant l’équinoxe de printemps. C’est sans doute ce qui explique : • →Const. ap. 8,47,7 « Si un évêque, un presbytre ou un diacre célèbre le saint jour de Pâques avant l’équinoxe de printemps, comme les juifs, on le déposera » (SC 336,277). Chrétien : dates de Pâques Dans sa fixation, plusieurs logiques étaient à l’œuvre : • le souci de l’exactitude historique dans le mémorial de l’événement du salut (→Chronologie de la passion). Cela aboutirait à la fixer au surlendemain du 14 Nisan (que celui-ci tombe un vendredi ou non) ; • l’accent donné à la célébration : Jésus souffrant (vendredi) ou Jésus triomphant (dimanche) ? La tradition romaine célébra toujours Pâques un dimanche. Les Latins considérèrent le dimanche comme la Pâque hebdomadaire en vertu d’une tradition apostolique (→Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques ; →CEC 1166 ; →Vatican II SC 106) ; cf. Jn 20,26-27 ; 1Co 16,2 ; l’assemblée tenue à Troas autour de Paul : « Le premier jour de la semaine, nous étions réunis pour rompre le pain » (Ac 20,7). Primitivement, deux solutions furent proposées : • en combinant les logiques mémorielle et triomphale, Rome célébra donc Pâques le dimanche après le 14 Nisan ; • attachés à la racine historique juive et au symbolisme du sacrifice, les quartodécimans d’Asie mineure (2e s. ap. J.-C.) la maintiennent au 14 Nisan : le Christ est mort ce jour-là, à l’heure même où les agneaux sont égorgés au Temple. HISTOIRE Premières controverses, puis accord jusqu’au 16 e siècle • →Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 5,24,16 (SC 41,71) : Polycarpe de Smyrne, lors de sa visite à Rome en 155, évoque la divergence entre son Église et celle de Rome, mais le pape Anicet ne veut rien modifier. Sous Victor I, des synodes se réunissent en divers endroits pour examiner la question. Eusèbe de Césarée nous donne la liste des Églises qui partagent la position occidentale : toutes les Églises orientales à l’exception de celles d’Asie mineure. Toutes ces Églises affirmaient que Pâques doit être célébré le dimanche. Le pape décide d’unifier la pratique des Églises. Face au refus des Églises d’Asie mineure de se conformer à l’usage général, il se déclare prêt à retrancher de la communion de l’Église les communautés qui s’obstineraient à célébrer la fête le 14 Nisan (→Hist. eccl. 5,23,3-4 ; 5,25).

• Irénée de Lyon (selon →Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 5,24,11-18) s’interpose et, tout en affirmant qu’il tient à la célébration pascale le dimanche, invite Victor à garder la ligne de conduite de ses prédécesseurs et à accepter la dualité de coutume. Il préconise la solution de Rome : Pâques célébré le dimanche qui suit le 14 Nisan des Juifs. Le lien avec le calendrier juif demeure, sans coïncidence chronologique. Mais le calendrier juif est lunaire (un nouveau mois à la nouvelle lune, avec une pleine lune au milieu — comme les douze mois lunaires ne suffisent pas, un mois intercalaire est régulièrement ajouté), et le calendrier romain (dit « julien »), solaire. • →Nicée I : La fête aura lieu le dimanche suivant la pleine lune de l’équinoxe de printemps ; l’Église la calculera ellemême. Mais les uns trouvèrent le 21, les autres le 25 mars, selon leurs observations astronomiques. On chargea donc l’évêque d’Alexandrie de calculer l’équinoxe pour fixer une date commune. La discipline des pascalies se met alors en place. Un diacre annonce la date de Pâques dans chaque église, à l’Épiphanie. Cette date détermine les temps avant et après Pâques. Les tables pour calculer la date de Pâques sont préparées à partir du calendrier julien, et les dates pascales sont exprimées en conjonction avec le 21 mars comme date de l’équinoxe de printemps (la frontière pascale). Les Églises orthodoxes utilisent encore aujourd’hui cette pascalie compilée vers le 6e s. En Irlande Les Celtes avaient déjà leur Pâques à une date souvent différente de celle de Rome et des Orientaux. Une célèbre dispute oppose Colomban et Grégoire le Grand (590-604). Les Irlandais adoptent le comput général au 8e-9e s. Pâques est célébré partout de manière plus ou moins simultanée jusqu’en 1583, date de la réforme du calendrier par le pape Grégoire XIII. Réforme grégorienne Le calendrier julien s’éloigne du calendrier solaire d’une durée d’un jour tous les 128 ans. À la fin du 16e s., on avait un retard de 10 jours depuis l’an 325 : l’équinoxe de printemps n’avait plus lieu le 21 mars mais le 11. On avança donc toutes les dates (le vendredi 4 octobre fut suivi du samedi 15 octobre) et pour que le calendrier ne dévie plus du temps solaire, tous les 400 ans, trois des années bissextiles seraient remplacées par des années normales (c.-à-d. sans le 29 février). Seules les années-siècles divisibles par 400 conserveraient leur 29 février. Ainsi 1600 futelle une année bissextile, mais non 1700, 1800 ni 1900 (bien qu’elles le fussent selon le calendrier julien). En résulta l’actuelle différence de 13 jours.

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La passion selon saint Matthieu

Différence entre les dates de Pâques en Orient et en Occident Les corrections appropriées furent apportées pour le calcul de Pâques et, depuis, les Pâques occidentales sont plus précoces que les orientales. La différence peut être d’une, quatre ou cinq semaines. Le 21 mars grégorien (le 8 mars julien) est l’équinoxe de printemps réelle qui marque pour les Occidentaux le début de la lune pascale. Mais selon le calendrier julien, base de la pascalie, l’équinoxe de printemps a lieu 13 jours après l’équinoxe réelle. C’est donc le 3 avril selon le nouveau calendrier (21 mars selon l’ancien) que s’ouvre la période pour calculer la lune pascale. • Quand la pleine lune a lieu entre le 21 mars et le 2 avril (selon le nouveau calendrier), elle n’est lune pascale que pour les Occidentaux. Dans ce cas, Pâques des Orientaux est calculé sur la lune suivante et peut avoir lieu jusqu’à plus d’un mois après. C’est la première pleine lune après le 21 mars selon l’ancien calendrier, mais c’est réellement la seconde pleine lune suivant astronomiquement la vraie équinoxe pascale (le 21 mars dans le nouveau calendrier). • S’il n’y a pas de pleine lune entre le 21 mars et le 2 avril (selon le nouveau calendrier), alors la lune pascale commune à tous est la première après le 2 avril. Les dates de Pâques coïncident alors, ou ne sont éloignées que d’une semaine. Dans la pascalie les cycles lunaires sont en retard de trois ou quatre jours sur le temps réel : si la pleine lune a cosmiquement lieu la première moitié de la semaine, pour la pascalie, c’est, par contre, la seconde moitié (et le dimanche qui suit sera date commune de Pâques) ; si la pleine lune a lieu cosmiquement durant la seconde moitié de la semaine, c’est la première moitié de la semaine qui suit dans la pascalie (et, pour les orthodoxes, Pâques aura lieu une semaine après la date des catholiques). Situation actuelle : tentatives de rapprochement En 1923, certaines Églises orthodoxes (Grèce, Constantinople, Chypre et Roumanie) choisirent un calendrier julien « révisé » coïncidant avec le calendrier grégorien, tout en maintenant l’ancien mode de calcul de la fête de Pâques. Le mont Athos et l’Église orthodoxe en Alaska et en Finlande présentent encore d’autres particularités.

Les fêtes du cycle pascal peuvent-elles être observées selon le même calendrier que les fêtes fixes (nativité du Christ, etc.), suivant le temps solaire ? • →Vatican II SC (appendice) envisage la possibilité de fixer la fête de Pâques à un dimanche déterminé dans le calendrier grégorien. • Le Colloque d’Alep (1997) parvint à un large consensus chrétien pour s’en tenir à la méthode de calcul fixée par le concile de Nicée, tout en calculant les données astronomiques relatives à l’équinoxe de printemps « par les moyens scientifiques les plus exacts possibles », en prenant comme base « le méridien de Jérusalem, lieu de la mort et de la résurrection de Jésus » (Service orthodoxe de presse supplément 218.A). MYSTAGOGIE La date chrétienne de Pâques Astronomiquement À l’équinoxe de printemps, la longueur du jour et de la nuit est égale dans les deux hémisphères et les nuits polaires s’achèvent : nul endroit sur terre qui ne soit touché par la lumière du soleil durant ce jour. À cette époque, la pleine lune, étant dans la zone d’ombre de la sphère terrestre, reflète la lumière du soleil, si bien que le monde entier est entouré par la lumière du soleil. Théologiquement C’est une véritable « icône cosmique ». L’équinoxe de printemps symbolise naturellement le début du temps et l’expansion de la lumière devient l’icône du début des temps, lors de la création du monde. • En 387, →Hom. pasc. 35-36 (SC 48,144-146) fait remarquer l’intime connexion entre les jours de la création et les jours de la passion (1er : création de la lumière naturelle—surnaturelle ; 6e : création—rédemption de l’homme ; 7e : repos divin—Christ au tombeau). La création du premier homme, Adam, a été suivie de sa chute et, avec cela, de la corruption de toute la création. Le Christ, Nouvel Adam, rachète le péché du premier homme et donne vie à une nouvelle création.

De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes L’historicité de la dernière Cène est cohérente avec le ministère de Jésus. Or, au-delà de sa mort, ses disciples ont continué la commensalité qu’ils avaient vécue avec lui durant son ministère (*milMt 26,26-29). Pour rendre compte du passage du dernier repas de Jésus à l’Eucharistie des chrétiens, l’étude des créations et variations rituelles semble plus convaincante que l’accumulation des →hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie. HISTOIRE et RITUEL Hypothèses des liturgistes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie : une transformation de la commensalité rituelle juive vécue durant le ministère de Jésus ? Le repas des Juifs religieux qu’étaient Jésus et ses disciples était probablement encadré par les rites usuels, qîddûš au début et birkat hammāzôn à la fin du repas (*juiMt 26,26a.27a), qui furent modifiés, « christologisés », selon la foi nouvelle. Le plus ancien témoin de la différentiation de l’Eucharistie chrétienne à partir des repas rituels juifs semble être →Did. 9-10. En particulier, →Did. 10 peut s’analyser comme une birkat hammāzôn transformée par des Juifs croyant en Jésus : • →Did. 10,2 remplace une louange à Dieu donateur de nourriture (par l’intermédiaire de la →Terre promise) par une louange à Dieu présent dans le temple nouveau qu’est le cœur du croyant (par la foi au Fils unique Jésus). • →Did. 10,3 remplace les « fils des hommes » bénéficiaires des largesses divines par « nous » ; la munificence divine comme simple don (edôkas) par une vraie grâce (echarisô) ; la simple nourriture donnée par le créateur par une nourriture spirituelle (pneumatikên trophên) ; la réjouissance qui en résulte par « la vie éternelle ». • →Did. 10,5 remplace une prière à Dieu pour Jérusalem, Israël et le Temple par une prière en faveur de l’Église et du royaume de Dieu. Un tel repas, rituellement juif mais explicitement fait d’une nourriture plus que physique aboutissant à la vie éternelle grâce au Fils de Dieu, semble bien mettre en œuvre la recommandation de Jésus dans les récits de sa dernière Cène : « Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22,19). Qîddûš et birkat hammāzôn ne sont pas exclusives d’autres influences liturgiques juives. Les plus anciennes anaphores eucharistiques peuvent se rapprocher de la forme antique de l’‘amîdâ (dixième bénédiction, sur le rassemblement d’Israël ; quatorzième bénédiction, sur Jérusalem), avec la ’ahăbâ rabbâ (la deuxième bénédiction précédant le šema‘ fait allusion à Si 36,10-13, tout comme la troisième strophe de la birkat hammāzôn). Nouveauté apportée par la résurrection Après la résurrection, la mémoire du dernier repas de Jésus n’est pas le souvenir d’un adieu sans retour. Elle comporte deux

nouveautés : l’adoration (qui lui donne son caractère cultuel) et la louange (joie de la gloire du Ressuscité). La dernière Cène devint ainsi « Eucharistie », action de grâces. Après le repas où les fidèles se rassasiaient, on célébrait dans l’action de grâces et dans la louange la présence de la mort et de la résurrection du Seigneur. Ac 2,42.46-47 (cf. Ep 5,19 ; Col 3,16) décrit les premiers disciples célébrant l’Eucharistie avec des psaumes, des hymnes et des chants. Tandis que l’Eucharistie prenait peu à peu dans le cœur des disciples la place des liturgies sacrificielles du Temple (Jésus messie apparaissant comme le véritable agneau pascal), les liturgies didactiques des synagogues (lectures de la Loi, des prophètes et des psaumes) furent de moins en moins ouvertes aux disciples de ce messie. Au fur et à mesure que la séparation entre christianisme et judaïsme s’est faite, les deux parties du culte juif (enseignement à la synagogue et sacrifice au Temple) se rapprochèrent dans l’Église : le culte de la parole s’unit au sacrifice eucharistique. La plus ancienne attestation d’une liturgie eucharistique complète • →Justin le Martyr 1 Apol. 67,3-5 « Au jour que l’on appelle “le jour du soleil”, tous, qu’ils demeurent en ville ou à la campagne, se réunissent en un même lieu ; on lit les Mémoires des Apôtres ou les écrits des prophètes, aussi longtemps que c’est possible. Puis, quand le lecteur a fini, le président de l’assemblée prend la parole pour nous admonester et nous exhorter à imiter ces beaux enseignements. Ensuite nous nous levons tous ensemble et nous adressons [à Dieu] des prières ; et, comme nous l’avons dit plus haut, lorsque nous avons achevé la prière, on apporte du pain, ainsi que du vin et de l’eau, et le président, pareillement, fait monter prières et actions de grâces, de son mieux, et le peuple exprime son accord en proclamant l’Amen. Puis on fait pour chacun la distribution et le partage de l’eucharistie ; on envoie aussi leur part aux absents par l’intermédiaire des diacres. » La forme achevée de l’Eucharistie comporte les principaux éléments suivants : • salutation dans le Seigneur ; • prières nouvelles ; • Kyrie transformant l’antique exclamation de vénération pour l’empereur en une supplication au Christ véritable Seigneur du monde ; • liturgie de la Parole, consistant en lectures de l’ancienne et de la nouvelle alliance, alternées avec des psaumes ou d’autres chants ; • liturgie eucharistique stricto sensu, dont l’essentiel est le « canon », né de la prière d’Israël et de Jésus, centré sur le récit de la Cène et parachevé dans la sainte communion.

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CALENDRIER Eucharistie du dimanche et non du jeudi La restauration de leur communauté de table le soir de la résurrection (Lc 24,30.41-42 ; Jn 21,4-14) semble un premier effet de la Pâque du Christ, et la cause principale de la célébration du « repas du Seigneur » le dimanche (ou « jour du Seigneur ») et non pas le jeudi.

• messes pour des personnes particulières, p. ex. →Gerontius Vita (5e s.) raconte qu’il célébrait une messe privée quotidienne pour la richissime matrone Mélanie (ca. 383-439) devenue moniale ; • messe pour des groupes aux besoins particuliers : le dimanche trois messes successives pour les monastères fondés par Mélanie ; de même les vendredis et les jours de fête.

Eucharistie pascale par christianisation des rituels de la →Pâque juive Les disciples, Juifs, continuèrent à monter au Temple et à en suivre le calendrier liturgique (Lc 24,53 ; Ac 2,46 ; 5,12). Ils célébraient la Pâque. La communauté de Jérusalem continua de le faire à la date du 14 Nisan jusque vers l’an 135, quand elle devint une communauté hellénistique après l’expulsion des Juifs. La querelle quartodécimane (→Dates de célébration de Pâques : HISTOIRE) témoigne de l’ancienneté apostolique de cette coutume. La Pâque des disciples à Jérusalem fut certainement colorée par les souvenirs bien spéciaux qu’ils conservaient des dernières heures de la vie terrestre de Jésus, à la même époque liturgique. En particulier leur repas pascal, quelle qu’ait été sa forme en ce temps-là (*litMt 26,26a bénédiction), dut faire écho aux paroles si étranges que Jésus avait prononcées sur le pain et sur le vin.

Témoignages architecturaux L’autel majeur des basiliques et des églises n’est plus exclusif : • au 5e s., le pape Hilaire crée trois oratoires dans le baptistère du Latran ; • au 6e s., Germain de Paris consacre quatre autels dans l’église du monastère Saint-Vincent (nom ancien de Saint-Germaindes-Prés) ; une église de Saintes en présente treize.

Fréquence des Eucharisties Apparition de la messe en dehors du « jour du Seigneur » • Dès la fin du 3e s., →Gerontius Vita célèbre l’Eucharistie quotidiennement à Jérusalem. • Avant le 10e s., certains laïcs assistent à la messe en semaine. Dans les récits de miracles de Denys, évêque de Paris (récits datés du 9e s.), Guntherge, une chrétienne du pays d’Étampes qui s’attarde à son métier à tisser un jour de Carême, est rappelée à l’ordre par un homme pieux qui lui dit de venir à la messe (→ASOSB 3/2,358). • Les chevaliers mis en scène dans les romans de chevalerie se rendent souvent à la messe le matin (→Oury , 124-125). • →Flagy Garin : Le vieux Frémont veut faire chanter 10 000 messes pour le repos de l’âme de Bégon de Bélin, que ses gens ont tué (164). • Au 13e s., →Adenet le Roi Berte v.2695-2699 (99) : Berte abritée en forêt du Mans par un pauvre, croisée par hasard par Pépin, qui chassait le cerf dans la forêt, répond à son futur époux qu’elle est venue dans une chapelle y entendre la messe. Antiquité tardive : multiplication des messes pour raisons pastorales (Cf. →Oury , 81-82.114-115.) Témoignages littéraires Au 4e s., à côté de la messe publique solennelle, apparaissent des messes célébrées en privé pour de petits groupes de fidèles : • messes dans les cimetières pour la sépulture des défunts ou leur anniversaire ;

Moyen Âge : multiplication des messes de dévotion Le prêtre célèbre parce qu’il a la dévotion de célébrer. • Au 7e s., Goar d’Aquitaine célèbre tous les jours la messe pour le peuple et le vendredi « pour le bon état de toute l’Église » (→ASOSB 2,276.282). • Au 8e s., les messes célébrées par le prêtre pour motif de dévotion se multiplient : Wandon, abbé de Fontenelle (Saint-Wandrille), « tant qu’il a joui de la vue, a immolé chaque jour la victime de l’hostie salutaire » (→ASOSB 3/2,132) ; Winnebald, abbé d’Heidenheim, devenu infirme, fait installer un autel dans son infirmerie et y célèbre « les saintes solennités de la messe » (→ASOSB 3/2,185) ; Willehade, évêque de Brême, « dit la messe presque tous les jours avec grandes larmes et contrition du cœur » (→ASOSB 3/2,140). • Wilfrid, évêque d’York au 7e-8e s., Bernard, évêque de Vienne au 9e s., et Jean de Gorze, au 10e s., disent la messe publiquement tous les dimanches et fêtes solennelles des saints ; ils la disent privément le mercredi (→ASOSB 5,388). TEXTES Prières de la liturgie eucharistique Les prières se fixent entre le 3e et le 6e s. : • le Sanctus apparaît au 4e s. ; • la litanie pénitentielle se réduit aux invocations Kyrie eleison au 6e s. ; • la collecte, la prière sur les offrandes, la →préface eucharistique et la prière après la communion sont mises en place par la suite. Naissance des canons eucharistiques Durant son dernier repas, Jésus laissa en mémorial des gestes et des paroles, enchâssés dans des bénédictions et des actions de grâces à Dieu, libres variations autour d’un genre connu. Les prières eucharistiques chrétiennes s’enracinent dans le contexte de mémorial de cette piété juive, sans laquelle le récit d’institution se réduirait à une simple narration. Le désir de réguler les variations d’un célébrant à l’autre se manifeste très tôt : Paul recommande de ne prendre la parole dans l’assemblée que si

De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes

l’on est capable d’édifier les frères (1Co 14,19.26). Plus tard, Augustin se plaint de ce que certains évêques emploient des prières composées par des auteurs incompétents, voire hérétiques. Deux conciles de Carthage (en 397 et 407) interdisent l’usage de formules non approuvées officiellement. Dans les Églises d’Orient Les prières eucharistiques se nomment anaphores (« montées ») ; chaque liturgie propose plusieurs anaphores, chacune formant un tout invariable (à la manière de la prière eucharistique 4 du Missel romain de 1969, inspirée de modèles syriens). En Occident Les prières eucharistiques se nomment canons et sont composés d’éléments variables (au minimum, à Rome, la préface, le Communicantes, le Hanc igitur et des éléments votifs ou Memento, qui ont fini par se fixer aussi) et d’éléments fixes (au minimum — dans les rites anciens de Gaule et d’Espagne — le Sanctus et le récit de l’institution). Les plus anciens canons eucharistiques conservés datent du début du 3e s. : • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 48-53, texte qui inspire la 2e prière eucharistique de →MR (580-582), recommande des formules de prière pour la liturgie sacramentelle (messe, ordination, etc.) mais sans caractère d’obligation. • Le canon romain ou « canon du Seigneur, du pape Gélase », selon le Missel de Stowe (9e s.), est constitué presque entièrement depuis Grégoire le Grand (6e s. ; le Memento des défunts est ajouté à l’aube du 8e s.), mais certaines prières qui le composent peuvent remonter au 3e s.

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Eucharistie sans coupe ? *milMt 26,27a. Eucharistie dans l’ordre coupe-pain et non pain-coupe ? Anomalie dans l’histoire du rite eucharistique, le fait de commencer par la coupe semble attesté en 1Co 10,16-17 ; →Did. 9,2-4 ; cf. Lc 22,17-20. Si tel est le cas, il ne dura pas très longtemps puisque 1Co 11,23-29 présente déjà l’ordre inverse. Peutêtre atteste-t-il de l’origine du rite dans le qîddûš inaugural des repas rituels juifs (*juiMt 26,26a.27a) ? Suivant une tendance à déplacer le centre de la célébration de la fin du repas aux rites qui l’introduisent, il fut rapidement fusionné avec les rites dérivés de la birkat hammāzôn.

Thèmes Trois éléments fondamentaux se retrouvent toujours et partout dans les Églises apostoliques : • la louange de Dieu créateur et sauveur, • le récit de l’institution de Jésus à la dernière Cène, • l’épiclèse ou prière pour demander le Saint-Esprit.

Eucharistie sans paroles de consécration ? On constate une certaine disparité des paroles de consécration dans les textes eucharistiques les plus anciens (*litMt 26,26c.28a TEXTE). Certains savants ont donc proposé que le récit de l’institution ait été inventé a posteriori (par Paul ?). Plusieurs raisons militent contre leur proposition : • (1) →Ac. Jn. et →Ac. Thom. sont des libres récits plus que des documents liturgiques. • (2) →Anaph. Addaï Mari a été approuvée par le Saint-Siège en 2001, du fait de son extrême ancienneté dans une Église apostolique qui l’a transmise avec l’intention de célébrer l’Eucharistie dans la pleine continuité de la Cène, intention jamais mise en cause, ni en Orient ni en Occident. Mais surtout, les paroles de l’institution de l’Eucharistie sont présentes, non pas dans une narration, mais disséminées dans des prières d’action de grâces, de louange et d’intercession, p. ex. « Toi, Seigneur, à cause de tes nombreuses miséricordes ineffables, fais gracieuse mémoire de tous les pères justes et pieux qui ont été agréables à tes yeux, dans la commémoraison du corps et du sang de ton Christ, que nous t’offrons sur ton autel pur et saint comme tu nous l’as enseigné » (→Cabié , 46). Bref, l’ellipse du récit ou des paroles de l’institution dans les documents anciens suppose plutôt l’évidence de ces récits pour les publics visés. Jn 13 non plus n’a rien qui corresponde au récit de l’institution, et pourtant Jn 6,52-58 semble bien faire allusion à une pratique eucharistique primitive. Elle peut aussi dénoter une résistance à mettre par écrit ce qui est par excellence l’objet d’une transmission vivante lors des rites d’initiation chrétienne. • (3) Toutes les prières contenues dans →Did. (*chrMt 26,26a bénédiction) ne sont pas des rituels eucharistiques à proprement parler. Les prières de →Did. 9-10 semblent avoir précédé et suivi un repas normal.

Variations Du fait que les récits de l’institution se présentent en même temps comme des récits étiologiques, la forme la plus primitive du rituel demeure énigmatique. Les historiens de la liturgie se sont efforcés de reconstituer des formes plus primitives derrière les récits canoniques.

Caractéristiques principales du canon romain Une mise en scène du récit de l’institution Tout en conservant le caractère de récit à la troisième personne du texte, le rituel romain fait mimer le récit de l’institution par le prêtre, soulignant le fait que celui-ci n’agit qu’in persona Christi :

Les canons ou anaphores eucharistiques →Cagin  a édité en colonnes juxtalinéaires les quatre récits canoniques de l’institution et 73 versions du récit de l’institution figurant dans les prières eucharistiques anciennes. Nulle liturgie connue n’a reçu exclusivement l’un des trois témoins synoptiques à l’exclusion des deux autres, ni même une tradition — Lc/Paul ou Mt/Mc — à l’exclusion de l’autre. La transmission du souvenir de la dernière Cène fut donc une tradition vivante, avant et après qu’il fut fixé en documents plus ou moins formels.

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• →MR 307-308 §23-24 « Dans les formules qui suivent, les paroles du Seigneur sont prononcées distinctement et avec clarté selon que la nature de ces mêmes paroles le requiert. “La veille du jour où il devait souffrir pour notre salut et celui de tous les hommes, c’est-à-dire aujourd’hui”, il prend le pain et le tenant un peu élevé au-dessus de l’autel, il poursuit : “Il prit le pain dans ses mains saintes et vénérables” [il élève les yeux] “et, les yeux levés au ciel, […].” Il s’incline un peu : “Prenez et mangez-en tous : […] livré pour vous.” Il montre au peuple l’hostie consacrée, la repose sur la patène, et faisant la génuflexion, il adore. Il poursuit : “De même, à la fin du repas”, il prend le calice et le tenant un peu élevé au-dessus de l’autel, il poursuit : “Prenant dans ses mains saintes et vénérables cette coupe incomparable […]. Vous ferez cela en mémoire de moi.” Il montre le calice au peuple, le dépose sur le corporal, faisant la génuflexion, il adore. » Un concentré d’Écritures enrichi Autour des souvenirs des gestes et des paroles de Jésus, le récit actuellement en usage compile une série de précisions et d’interprétations. • →MR 571-573 Canon eucharistique 1 : « prenez » (Mt 26,26 ; Mc 14,22 ; Lc 22,17) ; « mangez » (Mt 26,26) ; « (donné) pour vous » (Lc 22,19 ; 1Co 11,24), « faites cela en mémoire de moi » (Lc 22,19 ; 1Co 11,24-25) ; « buvez-en tous » (Mt  26,27) ; « répandu pour une multitude » (Mt 26,28 ; Mc 14,24) ; « en rémission des péchés » (Mt 26,28) ; « et ils en burent tous » (Mc 14,23). Il précise en outre que l’alliance « nouvelle » est aussi l’alliance « éternelle ». Plusieurs traits ne sont pas scripturaires : • le canon romain date précisément le jeudi saint « la veille de sa passion » (→MR 307 §23 [le jeudi saint] et →MR 575 §89) ; • il orne les gestes de Jésus d’adjectifs révérencieux : « Il prit […] dans ses mains très saintes et vénérables […] ce calice incomparable » (→MR 575 §90) ; • il précise l’attitude de Jésus : « les yeux levés au ciel, vers toi, Dieu, son Père tout-puissant » (→MR 575 §89). Lever les yeux au ciel est un geste coutumier aux Juifs au moment de prononcer une bénédiction (*juiMt 26,26a dit une bénédiction), spécialement au début des repas. C’est le geste de Jésus lors de la multiplication des pains, ainsi désignée par la liturgie comme un prototype de l’Eucharistie (Mt 14,19 ; Mc  6,41), mais aussi lors de sa grande prière d’adieux (Jn  17,1). Le prêtre, agissant en la personne du Christ, reprend ces postures après lui. L’énigme de l’insertion « Mystère de la foi » Le canon romain ajoute l’énigmatique incise Mysterium fidei (« Mystère de [la] foi ») au milieu des paroles de la consécration de la coupe (avant le concile Vatican II ; depuis, ces paroles sont déplacées après les paroles de la consécration de la coupe).

Entre le 4e et le 7e siècle ces paroles apparaissent à Rome, avec des parallèles dans certaines anaphores de la liturgie éthiopienne. Cette incise est peut-être liée au ministère des diacres, distributeurs de la communion à la coupe, à qui Paul avait recommandé de conserver « le mystère de la foi dans une conscience pure » (1Tm 3,9). L’interprétation qui prévaut depuis l’époque carolingienne est que le mystère accompli dans l’Eucharistie, la transformation mystérieuse de la substance du pain et du vin en Corps et Sang du Christ, ne peut être perçue que par la foi seule : • →Durand Rationale 4,42,20 « On l’appelle [c.-à-d. l’Eucharistie] mystère de foi parce que l’on voit une chose et que l’on comprend une autre. On nous ordonne de croire, nous n’osons pas discuter, car la foi ne subsiste que pour les choses cachées » (377). 13e siècle On croit que l’insertion de l’incise dans les paroles de consécration remonte au temps des apôtres : • →Innocent III Marthae « Tu as demandé en effet qui, s’agissant de la forme des paroles que le Christ lui-même a exprimées lorsqu’il a transsubstantié le pain et le vin en son corps et son sang, a ajouté ce mot dans le canon de la messe qu’utilise l’ensemble de Église, et qu’aucun des évangélistes n’a exprimé, comme on peut le lire. […] Certes nous voyons bien des choses, des paroles ainsi que des actes du Seigneur, qui ont été omises par les évangélistes et que, comme on peut lire, les apôtres ont complétées oralement ou exprimées par leur action » (→DzH 782). 15e siècle • →Florence : La forme du sacrement de l’Eucharistie sont les paroles mêmes du Sauveur (→DzH 1321) ; « Dans le décret des Arméniens rapporté ci-dessus n’a pas été expliquée la formule qu’a toujours eu coutume d’employer, dans la consécration du Corps et du Sang du Seigneur, la sacro-sainte Église romaine, affermie par la doctrine et l’autorité des apôtres Pierre et Paul ; nous pensons qu’il faut l’introduire dans les présentes » (→DzH 1352). Mais ce concile n’impose pas à la pratique liturgique de l’Orient le libellé de cette forme, reconnaissant l’orthodoxie des traditions orientales ; l’interjection ou apposition Mysterium fidei n’est donc pas essentielle au sacrement. Aujourd’hui • →MR 576 §91 Canon romain et les autres prières eucharistiques ; →MR 582 §104 ; 587 §112 ; 594 §121 : Ces deux mots sont devenus une exclamation (« Il est grand le mystère de la foi ! ») adressée par le prêtre à l’assemblée, qui répond en proclamant de manière synthétique le mystère pascal vécu par Jésus mort et ressuscité et l’attente de son retour en gloire. Ces ajouts empruntés à des passages évangéliques ou scripturaires en dehors du récit de la passion montrent bien que la

De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes

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messe est beaucoup plus que le mémorial du dernier repas de Jésus et englobe la réalité salvifique de tout son ministère.

anglicane se rapproche des sources traditionnelles au contact avec les textes des liturgies d’Orient.

Les variations des Églises protestantes Histoire Au fil de l’histoire, les Églises protestantes sont allées du rejet de la prière eucharistique héritée de la tradition occidentale médiévale à sa réinsertion, sous des formes très proches des traditions latines et orientales, en particulier sous l’effet d’une redécouverte de l’Église des premiers siècles grâce aux études patristiques. • Luther élimine le canon de sa Formula Missae de 1523 et de sa Deutsche Messe de 1526. • Calvin va plus loin encore dans la réaction antitraditionnelle. • À notre époque, en France, l’Église réformée (calviniste) et l’Église évangélique luthérienne ont repris une prière eucharistique de forme traditionnelle. • L’anglicanisme, dans un premier temps, retouche le canon romain en un sens calviniste. Aux 17e et 18e s., la doctrine

Traits communs aux prières eucharistiques protestantes • L’Eucharistie ne s’identifie pas avec le sacrifice du Christ ; • la célébration eucharistique n’a pas de valeur propitiatoire ; • dans le « pain et le vin eucharistiques », le Corps et le Sang du Christ ne sont pas présents substantiellement mais associés selon des modalités allant de la « consubstantiation » (Luther) à la simple liaison noétique par la remémoration, la célébration eucharistique étant un sacrifice spirituel du chrétien, non pas du Christ, qui s’est offert une fois pour toutes (Zwingli). →Transsubstantiation : histoire, théologie dogmatique et sacramentaire Ainsi la prière eucharistique de la Cène luthérienne en usage en France ne présente ni formule d’oblation (l’Eucharistie n’étant pas un sacrifice offert à Dieu), ni intercession pour l’Église, ni prière pour les défunts (la célébration eucharistique n’étant pas propitiatoire).

De la fête des Azymes à l’Eucharistie HISTOIRE Hypothèse sur l’origine de la fête des Azymes L’offrande des pains sans levain était primitivement un sacrifice rituel d’agriculteurs sédentaires. Au cours de la constitution du corpus des traditions religieuses d’Israël, elle a été associée au sacrifice de l’agneau, rite de pasteurs nomades (Ex 12-13), pour constituer le mémorial de la Pâque (→Pâques juives). MYSTAGOGIE Symbolismes du levain Dans 1Co 5,6-8, le Christ, notre Pâque, est à la fois l’agneau sans tache et le pain véritable, sans aucun levain de malice (cf. Ga 5,9). Dans le NT, le levain est symbole de : • corruption, tandis que son absence est symbole de pureté et d’intégrité : Jésus parle de l’enseignement des pharisiens comme d’un mauvais levain, qui peut corrompre toute la pâte (Mt 16,5-12) ; • croissance et fécondité : Mt 13,33 « Le royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait fermenté. » Cette ambivalence symbolique aurait dû suffire à empêcher les divisions entre chrétiens sur le sujet.

• →Jean Chrysostome Hom. Matt. 81,1 (PG 58,729-730) conclut que Jésus a célébré son dernier repas pascal avec un jour d’avance (le soir du 13 au 14, et non du 14 au 15 Nisan, *hgeMt 26,17a) et que c’était une manière d’indiquer que la Pâque selon la Loi n’était pas encore la véritable Pâque, celle de l’Agneau de Dieu. En conséquence, les Églises orientales célèbrent l’Eucharistie avec du pain levé et non avec du pain azyme.

RITUEL Pain azyme ou pain levé pour célébrer l’Eucharistie ? Azumos qualifie le pain sans levain (zumê). L’usage de l’Église d’Occident est de se servir de pain azyme pour l’Eucharistie, en relation avec le caractère pascal de la première Cène, où Jésus put utiliser, selon le rituel de la Pâque juive, des pains sans levain. Les Orientaux, au contraire, ont l’habitude de « faire » l’Eucharistie avec du pain ordinaire. Ces pratiques différentes furent l’occasion de querelles entre les Latins et les Grecs.

Les Églises occidentales usent du pain azyme, traduisant le choix exégétique inverse : Jésus a célébré le repas pascal selon la Loi mosaïque. • L’Orient interprète ainsi l’institution de l’Eucharistie comme un remplacement de l’ancienne Pâque ; • l’Occident comme un accomplissement de la Pâque juive. Cette différence rituelle a compté pour beaucoup dans le schisme de 1054 : • →Denys le Chartreux Enarr. ev. 11,286 affirme qu’en usant de pain azyme, l’Église occidentale maintient la tradition la plus ancienne ; • →Maldonat Comm. ev. 1,517 va jusqu’à imaginer que ce sont les chefs juifs qui changèrent leur date pour célébrer la Pâque, par méchanceté et pour pouvoir plus facilement arrêter Jésus. Depuis Rupert de Deutz circule, chez les chrétiens occidentaux, la thèse selon laquelle, depuis l’exil, une décision halakhique décalait d’un jour la date de la Pâque lorsque celle-ci coïncidait avec la Préparation du sabbat, mais que Jésus resta fidèle à la Loi divine, donc au calendrier traditionnel, contre les arrangements des hommes (→Calvin Comm. NT 3,126-127).

Les Églises orientales tiennent généralement que Jésus n’a pas célébré de repas de la Pâque (cf. →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? ; →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?). Elles flétrissent ceux qui le pensent (p. ex. les ébionites) comme trop attachés aux disciplines charnelles de l’ancienne Loi. • →Apollinaire de Laodicée Fr. 131 affirme expressément qu’il s’agit d’un simple dîner et non pas du repas pascal. Au moment où Jésus célèbre son dernier repas, le levain ne serait pas encore supprimé des maisons d’Israël. D’ailleurs, même si Jésus a célébré son dernier repas dans une forme rituelle juive, c’était en fait pour en libérer ses disciples, non pour les inviter à l’imiter.

TEXTE Solennité de Pâques • →LD 163, messe du jour, 2e lecture (1Co 5,6-8). L’Alléluia grégorien chante le v.7 : Pascha nostrum immolatus est Christus (« Le Christ, notre Pâque, a été immolé ») ; l’antienne de communion chante les v.7-8 : Pascha nostrum immolatus est Christus, alleluia! Itaque epulemur in azymis sinceritatis et veritatis, alleluia, alleluia, alleluia (« Le Christ, notre Pâque, a été immolé, alléluia ! C’est pourquoi, fêtons avec des azymes de pureté et de vérité, alléluia, alléluia, alléluia »). • →Hymn. 61, hymne des vêpres : Ad cenam Agni providi (« Invités au repas de l’Agneau »), 4e strophe : « Désormais le Christ est notre Pâque, Agneau innocent immolé ; comme pain azyme de pureté il a offert sa chair. »

De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes

De la honte absolue au trophée triomphal, le symbolisme de la croix n’a cessé d’être approfondi au fil des siècles, très souvent à partir des enseignements de Paul ou des suggestions de Jean. 1 — La croix, signe de la victoire de Dieu Patibulum triumphale • Col 2,13-15 présente une vision triomphale de la croix, la comparant à un trophée militaire sur lequel les vainqueurs exposaient les dépouilles des vaincus : « Vous qui étiez morts par vos péchés et par l’incirconcision de votre chair, il vous a rendus à la vie avec lui, nous ayant pardonné toutes les fautes, ayant détruit l’obligation qui était contre nous avec ses ordonnances, ce qui nous était contraire, et il l’a ôtée en la clouant à la croix, dépouillant les principautés et les puissances, il les a produites en public, triomphant d’elles par lui-même. » • Jn 18,36 insiste sur le fait que le Christ est bien roi, mais d’un royaume qui n’est pas de ce monde, puis Jn 19,14.19-22 promulgue cette royauté aux Juifs (→Jésus roi des Juifs). Le chemin de croix comme triomphe • →Ambroise de Milan Exp. Luc. 10,109 : Le Christ porte sa croix comme les généraux triomphateurs portent les trophées rapportés des cités capturées, mais le cortège qui l’accompagne est celui des multitudes exultantes de toutes les nations, des rois en prière, des cités libérées et du démon enchaîné. Le titulus sur la croix proclame sa royauté. Le titulus comme écriteau de triomphe • →Thomas d’Aquin Lect. Jo. 19,4 §2419 « Et cela [= l’écriteau “Jésus de Nazareth, roi des Juifs”] convenait tout à fait afin de se venger des Juifs au moins par ceci : en montrant leur malice, puisqu’ils se soulevaient contre leur roi. Mais cependant cela convient au mystère car, de même que, lors des triomphes, sur le trophée était posé l’écriteau montrant la victoire, parce que les hommes voulaient illustrer la mémoire de leur nom — Gn 11,4 “Rendons notre nom célèbre avant d’être dispersés à travers toutes les terres” — ainsi le Seigneur voulut-il qu’une inscription fut faite sur la croix afin que sa Passion restât en mémoire — Lm 3,19 “Souviens-toi de ma pauvreté et de l’excès commis contre moi, de l’absinthe et du fiel.” » La croix, nouvel arbre de vie du paradis • Ga 3,13-14 énonce que par la croix, la malédiction (Dt 21,23) se retourne en bénédiction ; • Jn 19,25-27.34.41 rapporte la crucifixion en insérant des allusions typologiques au récit de Gn 2-3 ; • Rm 5,12-19 établit le parallèle entre Jésus et Adam ;

• →Hilaire de Poitiers In Matt. 33,5 « Au bois de la vie sont suspendus le salut et la vie de tous » ; • →Ambroise de Milan Exp. Luc. (*chrMt 27,35a ils divisèrent ses vêtements) ; • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. 27,35 « Le premier homme a péché par le bois. Le Seigneur a donc voulu souffrir par le bois (Sg 14,7). De même, le Christ devait être élevé par sa passion. Il a donc voulu être élevé par la passion sur la croix. Il voulait aussi s’attirer nos cœurs (Jn 12,32). C’était aussi afin que nos cœurs soient élevés. » La croix, axe du monde • →Irénée de Lyon Haer. 3,18,5 : Chez les gnostiques, la « croix supérieure » est une catégorie cosmique abstraite, proche de l’« âme du monde » de →Platon Tim. 36b (constituée du cercle de l’équateur céleste et du zodiaque se croisant ; cf. le rapprochement fait par →Justin le Martyr 1 Apol. 60 : frontière entre le physique et le spirituel, seuil des premières émanations donnant naissance au monde sensible, elle stabilise le kosmos). • →Ac. Jn. 99 s’oppose peut-être même à la vénération des →reliques de la vraie croix. Après une vision, Jean apprend que la « croix de lumière » qui lui a été montrée « a tracé une limite à ce qui est créé et inférieur, puis s’est répandue en toutes choses ; ce n’est pas la croix de bois que tu vas voir lorsque tu seras descendu d’ici. » • →Irénée de Lyon Epid. 34 oppose à ces abstractions la crucifixion du Fils au Golgotha dans tout son réalisme : « Parce que lui-même est le Verbe de Dieu tout puissant, Verbe qui, au plan invisible, est coextensif à la création tout entière et contient sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur (Ep 3,18) — car c’est par le Verbe de Dieu que l’univers est régi — il fut aussi crucifié selon elles, lui le Fils de Dieu qui se trouvait déjà disposé en forme de X dans l’univers : il fallait que le Fils de Dieu, en devenant visible, rende manifeste le fait pour lui d’être crucifié avec l’univers, afin de révéler, par cette posture visible, son action au plan invisible, à savoir que c’est lui qui illumine la hauteur, c’est-à-dire les choses qui sont dans les cieux, qui embrasse la profondeur, c’est-à-dire les choses dans les régions de dessous la terre, qui étend la longueur depuis le Levant jusqu’au Couchant, qui dirige à la manière d’un pilote la largeur du Pôle et du Midi, et qui appelle de toutes parts les dispersés (Is 11,12 ; Jn 12,32) à la connaissance du Père. » • →Méliton de Sardes Pascha 96 « Celui qui suspendit la terre est suspendu, celui qui fixa les cieux est fixé, celui qui consolida tout est retenu sur le bois, celui qui est Maître est outragé. »

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La passion selon saint Matthieu

• →Hom. pasc. 51,8-9 : La croix est « arbre aux dimensions célestes » ; « échelle de Jacob et chemin des anges » (SC 27,176). • →Théophylacte d’Ohrid Enarr. Matt. 468 : La croix s’étend à l’ensemble du cosmos, unissant la terre au ciel, et Jésus y embrasse de ses bras étendus tous les enfants de Dieu dispersés sur la terre. 2 — La croix, instrument de salut • →Ignace d’Antioche Eph. 9,1 : La croix est une « machine de levage » qui permet d’acheminer les « pierres du temple » (= les fidèles) jusqu’au sommet de la construction du Père. Elle constitue le sacrifice de propitiation ultime • He 9,11-12 « Mais le Christ, ayant paru comme grand prêtre des biens futurs, à travers une tente plus vaste et plus parfaite, non faite de main d’homme, c’est-à-dire non de cette création, et par le sang, non de boucs et de jeunes taureaux, mais par son propre sang, est entré une fois pour toutes dans le Sanctuaire, après avoir acquis une rédemption éternelle. » • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 46,4 ad. 1 « Il faut dire que l’autel des holocaustes, sur lequel on offrait des sacrifices d’animaux, était fait de bois (Ex 27,1). Et à cet égard, la réalité correspond à la figure. Mais “il ne faut pas qu’elle y corresponde totalement, sinon la figure serait déjà la réalité”, remarque saint Jean Damascène. Toutefois, d’après Chrysostome, “on ne l’a pas décapité comme Jean-Baptiste, ni scié comme Isaïe, pour qu’il garde dans la mort son corps entier et indivis, afin d’enlever tout prétexte à ceux qui veulent diviser l’Église”. Mais au lieu d’un feu matériel, il y eut dans l’holocauste du Christ le feu de la charité. » Elle sauve en rappelant en condensé tout l’enseignement moral du Christ • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 46,4 termine son énumération des convenances de la croix comme supplice du Christ en déchiffrant point par point, en termes de diverses vertus, la lettre mystérieuse qu’est la croix. « Selon S. Augustin », ce genre de mort symbolise diverses vertus : « “Ce n’est pas pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu’il est le maître ‘de la largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur’ (Ep 3,18). Car la largeur se trouve dans la traverse supérieure : elle figure les bonnes œuvres parce que les mains y sont étendues. La longueur est ce que l’on voit du bois au-dessus de la terre, car c’est là qu’on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la persistance et la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie du bois située au-dessus de la traverse ; elle se tourne vers le haut, c’est-à-dire vers la tête du crucifié parce qu’elle est la suprême attente de ceux qui ont la vertu d’espérance. Enfin la profondeur comprend la partie du bois qui est cachée en terre ; toute la croix semble en surgir, ce qui symbolise la profondeur de la grâce gratuite”. Et comme S. Augustin le dit ailleurs : “Le bois auquel étaient cloués les membres de celui qui souffrait était aussi la chaire d’où le maître enseignait” » (= →Raban Maur Exp. Matt. 745.25).

Elle sauve en provoquant la compassion avec la passion rédemptrice Sous l’influence des visionnaires et des mystiques qui « revivent » la passion de Jésus, dans le contexte d’époques de grandes tribulations (peste noire décimant l’Europe, etc.), le Moyen Âge tardif retrouve tout le réalisme de l’affreux supplice. Le symbolisme lumineux attaché à chaque détail s’inverse : • →Ludolphe de Saxe Vita (*chrMt 27,35a ils divisèrent ses vêtements) ; • →Thomas a Kempis Or. 1,2,18 décrit le corps de Jésus tendu sur la croix comme la peau d’un tambour, toutes ses articulations rendues apparentes au point que l’on peut compter tous ses os. La révélation des détails sanglants excite dans l’âme pieuse la compassion et l’enflamme d’amour par l’image de la croix. Elle récapitule le jugement • →Rupert de Deutz Glor. 11,925 « Donc la croix même du Christ jugé était déjà une sorte de tribunal du même Juge redoutable, parce qu’autour d’elle se trouvaient un larron jugé, c’est-à-dire puni et sauvé ; et l’autre larron jugé, et passé de ce jugement ou de ce châtiment au châtiment éternel, sans repentir et blasphémant jusqu’à sa mort ; et le bien-aimé Jean, ni alors ni ensuite crucifié ou détruit par une autre force. Le quatrième, Barabbas, damné par Dieu mais non jugé par les hommes, manquait à ce moment-là, comme il est écrit. » 3 — La croix, lieu suprême d’intelligibilité La croix comme langage • 1Co 1,18-19.22-24 « Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et l’intelligence des intelligents je la rejetterai. […] Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs cherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. » La croix comme entrée dans l’intelligible ? • →Irénée de Lyon Haer. 1,3,5 : Pour les docètes, la croix est l’instrument par lequel le Christ se sépare de l’homme charnel Jésus souffrant et mourant. Elle est donc la frontière entre le monde sensible voué à la damnation et le plérôme intelligible et divin des élus et des initiés ici-bas. La croix comme chaire de la sagesse ultime Docteur en la chaire de la croix, le Christ délivre un savoir universel. • →Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 43,4 « Ma philosophie la plus sublime en ce monde, c’est Jésus, et Jésus crucifié. » • →Thomas d’Aquin Lect. Jo. 19,17 §2414 : Jésus portant sa croix fut « comme un docteur [qui] porte le lampadaire où devait être déposée la lampe de sa doctrine, parce que le langage de la Croix est puissance de Dieu pour les croyants :

De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes

“Personne n’allume une lampe et la pose sous un boisseau, mais sur un lampadaire, afin que ceux qui entrent voient sa lumière” (Lc 11,33). » • →Budé Transitu 2,21 « C’est sur le Christ attaché à la croix qu’ont été établis non seulement les fondements de la foi, mais aussi l’assise même et l’édifice du Christianisme. Le pilier principal et le faîte de la religion reposent sur cet étai. Voilà ce qu’il nous faut retenir comme un axiome. Faute de quoi le cours de notre débat, voire tout le système de la philosophie sacrée et contemplative se trouvera entièrement bloqué. Car c’est de là que dépend aussi le pouvoir expiatoire du sang du Christ, par lequel a été consacrée l’alliance des mortels avec le ciel et les immortels » (88). • →Prus Théâtre « Prenons Jésus Crucifié pour notre Maître et Docteur, que sa Croix soit notre Livre, ses plaies nos leçons, ayons pour encre son sang, pour plumes ses clous, pour lettres ses écorchures. Contentons-nous pour toute Philosophie de ses larmes, pour Physique, ayons ses injures, pour Métaphysique son fiel et son vinaigre, pour Théologie son flanc ouvert, pour Arithmétique ses os dénoués, pour Astrologie l’Éclipse du Soleil, pour Jurisprudence la lance qui le transperce, pour Géométrie ses membres étendus, pour spéculative les tourments qu’il endure et pour pratique toutes les belles vertus dont il fait profession en la Croix, disant avec le grand écolier du Calvaire S. Bernard, haec sublimior Philosophia, scire Iesum et hunc Crucifixum [→Bernard de Clairvaux Serm. Cant. 43,4], ma plus haute Philosophie, c’est de savoir Jésus et icelui crucifié » (185-186). • →Suffren Gédéon « Le voilà donc comme un Prédicateur en cette Croix, et comme un Docteur qui instruit tout le monde […]. C’est la première et la dernière leçon que vous fait votre bon Maître en cette nouvelle école de vertu, établie en cette montagne de Calvaire : sa chaire c’est la Croix, son bonnet est la couronne d’épines, son banc sont les clous et les liens avec lesquels il y est attaché, ses disciples sont les deux larrons, et le livre qu’il vous propose à lire pour prendre cette sienne humanité attachée en cette même Croix. Il vous veut attirer en cette école, et vous gagner à lui par les préceptes qu’il vous y donne » (2,107-109). La croix comme alphabet divin • Odon de Chériton (†1247) « Comme le parchemin sur lequel est écrit ce qu’on enseigne aux petits enfants est fixé sur la porte au moyen de quatre clous, ainsi la chair du Christ est-elle étendue en croix… et ses cinq blessures, comme cinq voyelles, résonnent en notre faveur auprès du Père » (Bischoff Bernhard, “Elementarunterricht und probationes pennae in der ersten Hälfte des Mittelalters”, dans Jones L. W. [éd.], Classical and Mediaeval Studies in Honor of Edward Kennard Rand: Presented upon the Completion of His Fortieth Year of Teaching, New York NY : auto-édition, 1938, 9-20, 9). Dans la même inspiration : • →Thomas d’Aquin In symb. art. 4 « Le Fils de Dieu est la Parole de Dieu, et la Parole de Dieu incarnée est comme la

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parole du roi écrite sur un parchemin : qui déchirerait le parchemin du roi serait tenu pour avoir déchiré la parole du roi. » Le Crucifié comme livre véritable Aux temps anciens • →Thomas d’Aquin Lect. Heb. 10,1 §490 « “En tête du livre, c’est à mon sujet qu’il est écrit” (Ps 40,8). Ce livre est le Christ en sa nature humaine, en qui sont écrites toutes les choses nécessaires à l’homme pour son salut. Is 8,1 “Reçois le grand livre écrit pour toi.” Or la tête du Christ, c’est Dieu : 1Co 11,3. “En tête du livre”, c’est-à-dire dans le dessein de Dieu qui est la tête du Christ qui est livre, “il est écrit” que le Fils de Dieu devait s’incarner et mourir. […] “En tête du livre”, donc, c’està-dire en moi selon ma nature divine, il est écrit à mon sujet selon ma nature humaine, que je fasse ta volonté, c’est-à-dire qu’il a été décidé que je la fasse par ta grâce en m’offrant moimême pour la rédemption du genre humain » (444). • →Thérèse d’Avila Vida (début du ch.26) : Alors que le confesseur de la sainte vient de lui interdire toute lecture, « Notre-Seigneur me dit : “N’en aie point de peine, je te donnerai un livre vivant.” Il ne me fut pas donné alors de saisir le sens de ces paroles, parce que je n’avais pas encore eu de vision […]. Notre-Seigneur a daigné lui-même m’instruire avec tant d’amour et de tant de manières, que je n’ai eu que très peu ou presque pas besoin de livres. Ce divin Maître a été le livre véritable où j’ai vu les vérités. Bénédiction à ce Livre vivant, qui laisse imprimé dans l’âme ce qu’on doit lire et faire, de telle sorte qu’on ne peut l’oublier ! Et qui donc pourrait voir le Seigneur couvert de plaies, affligé, persécuté, sans désirer partager ses douleurs et les embrasser avec amour ? » Au Grand Siècle • →Bossuet Bernard « Jésus était le livre où Dieu a écrit notre instruction ; mais c’est à la croix que ce grand livre s’est le mieux ouvert par ses bras étendus, et par ses cruelles blessures, et par sa chair percée de toutes parts […]. Ce sont ces vérités, chrétiens, que le grand pontife Jésus nous montre écrites sur son corps déchiré, et c’est ce qu’il nous crie par autant de bouches qu’il a de plaies : de sorte que sa croix n’est pas seulement le sanctuaire d’un pontife et l’autel d’une victime, mais la chaire d’un maître et le trône d’un législateur » (482-483). • →Croix Miroir « Voici le livre ouvert, voici la sainte école / Où le docteur en chaise en préceptes diserts / À tous les habitants de ce grand Univers / Ses divines leçons enseigne sans parole. - - Sainte croix c’est sous toi qu’écolier je m’enrôle, / Et dévot, embrassant tant d’accidents divers, / Les veilles, les travaux en ton étude offerts, / Et ma cure, et mon cœur volontiers je t’immole. - - Si du monde jusqu’or sectateur affecté / Pour fruit de mon labeur je n’ai rien rapporté / Que d’un long temps gâté la repentance vaine, - - Or sage à mes dépens, ton disciple rendu, / Je veux en tes leçons mieux employer ma peine, / Et doublant le travail supplér [sic] au temps perdu » (139).

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La passion selon saint Matthieu

• →Vitré « Jésus » « Jésus puisqu’en toi seul mon dessein se termine, / Je consacre ce livre à tes derniers abois ; / Tes tourments sacrés-saints font que je te le dois / Comme un humble présent dont ils sont l’origine. - - Le papier précieux de cette chair divine, / L’encre de ton beau sang, la presse de la croix, / T’ont fait l’original dont par un digne choix, / J’entreprends la copie et décris la doctrine. - - Vrai livre des élus, dont les saintes leçons / Fournissent de matière à mes faibles chansons, / Enseigne-moi le sens de ces sanglants mystères. - - Et m’échauffant le sang de ton esprit vainqueur, / Marquemoi, Dieu d’amour, de tes saints caractères, / Et de ta propre main trace-les dans mon cœur » (19). Aujourd’hui encore L’hymnaire catholique français actuel, si résolument moderniste dans son expression littéraire, a gardé des traces de ce Livre, qui fait chanter au peuple de Dieu le couplet suivant : • Didier Rimaud, « Regarde où nous risquons d’aller » : « Regarde où nous risquons d’aller / Tournant le dos / À la cité / De ta souffrance ! / Ta Pâque est lente aux yeux de chair / De tes bourreaux : / Explique-nous le livre ouvert / À coups de lance » (hymne des vêpres des vendredis des deuxième et quatrième semaines dans →LH 1,935.1209). Nos contemporains sont restés sensibles à ce rapport mystique de la croix et du livre. L’Agneau immolé n’a-t-il pas illuminé tout livre, même pour le Juif Edmond Jabès ? • Edmond Jabès : « Une goutte de sang, c’est le soleil du livre » (Le livre des marges [Le Livre de Poche. Biblio essais 4063), Paris : Librairie générale française, 1987, 43). Un prêtre-poète développe : • Jean-Pierre Sonnet, « Phylactères » : « Les grands livres ouverts, sur leurs hampes de bois, sont un torse de Christ à nos regards offert. Qui s’approche pour y lire est d’emblée mis en garde, mesuré par l’immense, par l’intime — par le souffle qui distend la poitrine. Pour être à la hauteur, se tenir plus droit encore, rassembler sa salive et prophétiser ces mots qu’un autre vous épelle. Se retrouver tête nue, livre et torse tout ensemble, exposé à la grande assemblée. - D’autres sans doute écriront des signes indélébiles, des courbes et des lignes, de somptueux caractères sur la peau de jeunes guerriers et de femmes aimées. Nous aurons un corps de paroles, saintes, grecques et hébraïques, un visage de mots, les yeux ouverts, écarquillés, à la manière d’un Christ lorsqu’il parle son corps et le donne à manger. Verbes offerts à la douceur et aux rigueurs du toucher, corps aussi livré qu’une parole donnée » (Le corps voisé. Petite suite eucharistique, Châtelineau : Le Taillis Pré, 2002, 13-14). 4 — La croix, beauté suprême Le Christ en croix surpasse par sa beauté tous les arts : poésie, sculpture, peinture, musique, joaillerie, etc. Une beauté à couper le souffle • →Bernières Chrétien « J’eus un jour une vue de la beauté de Jésus crucifié : elle est infinie, inénarrable et ineffable. Mon

cœur en était ravi ; et tout ce qui n’est point Jésus crucifié, lui était comme de l’ordure. C’est un abîme de sagesse, d’amour, de force et de grandeur ; c’est une profondeur infinie de toute perfection. Jésus crucifié est scandale aux Juifs, folie aux Gentils et aux mauvais Chrétiens ; mais ceux qui ont une vraie foi y découvrent un trésor infini de merveilles. Dieu fait quelquefois cette Grâce d’en avoir quelque chose, et de les goûter : c’est quand sa Sagesse divine répand ses rayons dans nos âmes » (474). • →Coignard Œuvres chr. LXXIII « Je ne puis plus chanter, je ne puis plus écrire, / J’ay le cœur oppressé, j’ay l’estomac pantois, / Je ne puis rappeler la parole et la voix, / Je ne puis remonter les cordes de ma lyre. - - J’ay les yeux éblouis, je lamente et soupire, / Je veux ores mourir sous la divine croix, / Je ne veux plus bouger de l’ombre de ce bois, / Je veux être à jamais sujette à son empire. - - Je vois le Saint des Saints sur la terre élever, / Je vois son sang bouillant, où je me veux laver, / Je vois son corps divin, chargé de cicatrices. - - Je vois ses bras cloués qu’il tend aux égarés, / Je vois son cœur ouvert aux pauvres altérés, / Je le vois trépasser pour l’amour de nos vices » (228-229). Toutes les nuances de l’opale • →Molinier Croix « L’Opale représente à nos yeux toutes les diverses couleurs, et tout l’émail des pierres précieuses. Nous y voyons le vert de l’émeraude, le brillant du diamant, le blanc de la perle, l’éclat du rubis, les flammes de l’escarboucle. C’est comme un bouquet composé de toutes sortes de fleurs, d’œillets, de roses, de lys et de violettes. Telle est la Croix, c’est un bouquet, c’est une Opale, où nous voyons briller tout l’émail des perfections de Dieu, son amour, sa miséricorde, sa sagesse, sa justice, sa puissance » (54-55). Poétique lustrale de l’hémorragie • →Auvray Pourmenade « Sacrez ruisseaux de sang qui baignez ce saint bois, / Beaux fleuves de corail, rouges frangeons de flamme, / Non flamme, corail, sang : ains salutaire basme / Qui coulez aujourd’hui de l’arbre de la Croix. - - Escarboucles sanguins, trésor du Roi des Rois, / Saints rubis, dont l’éclat d’un beau désir m’enflamme, / Çà que je vous adore et reçoive en mon âme, / Puisqu’il ne m’est permis vous toucher de mes doigts. - - Jaillissez donc beau sang de ces plaies sacrées, / Lavez-moi, purgez-moi dans vos ondes pourprées, / Pour noyer mes péchés, faites un large étang : - - Non, Seigneur, arrêtez ces précieuses ondes, / C’est trop pour un pécheur prodigué votre sang, / Il n’en faut qu’une goutte à sauver mille mondes » (44). Inventaire détaillé des beautés du →crucifix • →Nostredame Marie « L’homme Dieu, Roi des Rois, le Principe, le Verbe / Pour dégager Adam, qu’une faim trop superbe / Avait du Paradis de la Terre arraché, / Pendait sur un grand Arbre à trois clous attaché. / Son chef couvert de sang, de ronces et d’épines / Penchait sur le bras droit. Ses lumières divines / Que la mort avait clos avaient ôté le jour

De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes

/ Aux flambeaux qui sont Rois du terrestre séjour. / Ses cheveux de châtaigne à flammes éblondées, / Flottaient sur son épaule égarés par ondées, / Ou sur le plan du front : qui plus que neige blanc, / Recevait un torrent de cent perles de sang. / Sa bouche s’entrouvrait pâlement violette, / Comme d’un coureur las, et pantelant Athlète, / Qui du laurier de gloire, et du prix réjoui / Meurt d’extrême allégresse, et tombe évanoui. - - Ses bras droits et tendus (vrais témoins de ses peines) / Grossissaient leurs tendons, leurs muscles et leurs veines, / Sous l’excès de l’effort, et les clous inhumains / Retiraient ses saints doigts vers le creux de ses mains. / Le Corps

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semblant un Corps d’Alebâtre et de Marbre / Sur le tronc haut et droit de ce saint et grand arbre / Se portait sur ses mains en suspens étendu, / Et cédant à son faix n’était pas si tendu, / Ains composait un creux justement vers le centre / Qui sert comme terme et borne au petit ventre, / Enfondrant un trait d’ombre, et douce obscurité / Où les genoux plus hauts recevaient la clarté. / La jambe droite et belle à la gauche couchée / D’un ombre gris et doux s’afflouissait touchée / Qui partait du genou, mais le pied relevé / Recevant le jour plein de pourpre était lavé » (114-115).

De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures

Le titre de cette note résume à lui seul l’extraordinaire trajectoire anthropologique et religieuse du motif du sang dans les Écritures selon leur canon chrétien. 1 — L’interdit du sang dans l’ancienne alliance Dans la narration biblique, avant l’assassinat d’Abel, les seuls animaux tués par l’homme étaient ceux qu’Abel sacrifiait à Dieu, l’unique pasteur ; il ne consommait que le lait et la laine de ses bêtes. Voix du sang Mais en Gn 4,10 une nouvelle « voix » s’élève de la terre, celle du sang d’Abel, et Dieu annonce qu’il recueillera tout sang innocent en une coupe de vertiges, la coupe de sa colère, qu’il fera boire aux bourreaux. Désormais, le sang des innocents lui sera une pièce à conviction contre leurs bourreaux. Tabou du sang Aux rescapés du déluge, quelques chapitres plus loin, Dieu interdit formellement de boire le sang : Dieu tolère que l’homme mange la chair des animaux, mais il refuse à l’homme leur sang. Le sang en effet est l’âme sur laquelle l’homme n’a pas de droit (Gn 9,2-4 ; *refMt 26,28a). L’alliance avec Noé suppose qu’il ne soit pas versé de sang, qui est la manifestation concrète de la ressemblance de l’homme avec Dieu. Dt 12,21 fait allusion à un abattage rituel, dont les règles se seraient transmises depuis le Sinaï. Telle est la raison essentielle du tabou du sang : toute vie vient de Dieu et va vers Dieu. Le va-et-vient de la vie doit être l’intimité même du Créateur et de l’homme. En péchant, l’homme s’est coupé de la source de vie. Or, c’est le sang qui est la vie. L’interdiction de boire le sang s’ensuit de cette coupure opérée par l’homme. 2 — Le sens du sang répandu rituellement Dieu accepte cependant, comme une sorte de réparation, l’effusion du sang de victimes de substitution : dans les sacrifices, l’homme tâche de rendre à Dieu la vie qu’il lui a dérobée. Sang de substitution • Dans le sacrifice, un descendant d’Adam — mortel comme lui — met à mort une créature pour échapper à la condamnation qui pèse sur lui, et répand devant Dieu un sang innocent en substitution de la vie qu’il a transmise à son fils (Gn 22). Ce sang intercède mystérieusement pour celui qui l’a répandu. Sang d’expiation • En versant le sang sur l’autel, il lui fait faire retour à son origine : d’après Lv, il n’est pas possible de boire le sang de la

victime offerte en expiation car « la vie de la chair est dans le sang » (Lv 17,11). Le sang appartient au Seigneur et c’est lui qui le donne pour l’expiation : « Moi, je vous l’ai donné [c.-à-d. le sang] pour faire sur l’autel l’expiation pour vos vies, car c’est le sang qui expie pour une vie » (Lv 17,11). Le sang des animaux devient ainsi le gage de la vie des hommes : ceux-ci sont tous condamnés à mort au moment du déluge, mais les sacrifices offrent en quelque sorte des victimes de substitution. Prototype pascal ? • Le premier sang animal légalement offert en substitution de l’homme dans la Bible est celui de l’agneau pascal, qui rachète les premiers-nés israélites, quand ceux des Égyptiens vont périr (Ex 12,12-13.29). Le sang et le livre de l’alliance Moïse au Sinaï (Ex 24,6-8 ; He 9,19-21) scelle une alliance dans le sang : • celui dont il asperge le peuple montre l’identification qu’il opère entre la victime et le peuple ; • celui qu’il répand au pied de l’autel (Ex 24,6) et sur la tente (He 9,21) signifie la vie usurpée à Dieu par Adam. Ainsi s’établit une mystérieuse communion entre Dieu et le peuple. Mais c’est le livre de la Loi qui énonce les clauses de l’alliance, le sang lui-même ne parle pas. 3 — En donnant son sang, Jésus accomplit et n’abolit pas Même si le tabou est bien installé, une énigmatique parole de David en 1Ch 11,19 établit — au moins métaphoriquement — une équivalence entre « boire le sang des hommes » qui ont risqué leur vie pour lui trouver de quoi se désaltérer et boire l’eau qu’ils ont apportée — ce qu’il refuse. Un lien est ainsi établi entre vie risquée par amour et sang virtuellement bu. Expiation et substitution Dans la logique des sacrifices anciens, et pour y mettre un point final (*phiMt 26,3-5 : Girard), Jésus, par son sacrifice, vient rétablir la relation entre Dieu et les hommes de l’ancienne alliance. Communion avec Dieu Mais il fait plus : parce que son sang, sa vie sont ceux mêmes de Dieu, il instaure une nouvelle intimité entre Dieu et l’homme. Son sang n’est pas seulement un sang qui doit faire retour vers Dieu, il est une boisson qui vient de Dieu, un don nouveau pour une vie absolument nouvelle, qui fait passer de l’homme ancien à l’homme nouveau.

De l’interdit du sang à l’injonction d’en boire dans les Écritures

Seul Dieu peut ainsi donner le sang, parce qu’il en est le seul possesseur. Le Christ est donc bien à la fois le donateur qui agrée le sacrifice, et la victime offerte en rémission des péchés. Le fait que ceux pour qui est offert le sacrifice (la multitude) peuvent boire le sang et manger le corps révèle à la fois la continuité de l’acte de Jésus avec l’ancienne alliance (la victime offerte), et sa rupture : celui qui fait « sacrifice » du Christ par ses péchés boit son Sang, et par là même obtient la vie éternelle en participant à la vie même de Dieu (la nouvelle alliance).

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Du sang au Livre Dans la nouvelle alliance, c’est le sang de la victime qui parle lui-même à ceux qui en bénéficient. Le « livre » (NT) viendra ensuite. Mieux encore que le sang protologique d’Abel, le sang eschatologique de Jésus est porteur d’une parole : « Jésus médiateur d’une alliance nouvelle, et un sang d’aspersion plus éloquent que celui d’Abel. Prenez garde de ne pas repousser celui qui parle » (He 12,24-25). Le sang de Jésus lance un appel aux hommes : la clameur même de l’innocence crucifiée qui s’élève vers Dieu.

Descente aux enfers À peine suggéré par les Écritures (Mt 12,40 ; 1P 3,19), le thème de la descente du Christ aux enfers apparaît dès les premiers temps de l’Église. TRADITION • →Justin le Martyr Dial. 72,4, la première attestation du thème, affirme clairement que Jésus est descendu pour annoncer l’Évangile à ceux qui sont morts avant lui. • →Clément d’Alexandrie Strom. 6,45,2-4 exprime cette même idée. On peut voir dans les propos de Clément un rapprochement entre cette descente aux enfers et le texte de 1P 3,18-20. Cependant, dans l’Antiquité chrétienne, la tradition de la descente du Christ aux enfers est loin de dépendre uniquement de ce texte. Au contraire, les Pères ont convoqué de nombreux témoignages vétérotestamentaires, en particulier issus des Psaumes (Ps 16,10 ; 30,4.10 ; 69,3 ; 71,20 ; 88,5) et des prophètes (Os 13,14 ; Za 9,11). Toutefois, tous les Pères ne sont pas d’accord sur les personnes concernées par cette prédication. • →Augustin d’Hippone Ep. 164 (Lettre à Évode, évêque d’Uzalis) s’oppose fermement à l’idée alors en cours selon laquelle il se serait agi des païens ayant mené une vie bonne sans avoir eu l’occasion d’entendre le message de l’Évangile, et propose une autre exégèse de 1P 3,18-20. Pour lui, la prédication a eu lieu avant l’incarnation, au temps même de Noé, sous forme de visions. Cette interprétation d’Augustin, qui est isolée parmi les Pères, s’est imposée en Occident jusqu’à l’époque moderne. Elle ne remet cependant pas en cause la croyance même en la descente du Christ aux enfers affirmée dans les Credo. Celle-ci est en effet attestée dès le 4e s. par →Rufin d’Aquilée Comm. symb. 18, qui précise néanmoins que l’Église de Rome et les Églises d’Orient ne la mentionnent pas dans le Symbole qu’elles récitent. • →Jean Chrysostome Hom. 1 Cor. 24,4 (sur 1Co 10,13-24) met en scène un dialogue avec la mort : « Car, lorsqu’on le crucifiait, alors les morts ressuscitèrent, alors la prison infernale fut défoncée, alors les portes d’airain furent brisées, et les morts furent libres, et les geôliers de l’enfer furent tous frappés de stupeur. Si ce supplicié eût été un homme ordinaire, c’est le contraire qui devait arriver ; la mort aurait été plus puissante ; mais non, ce n’était pas un homme ordinaire, et voilà pourquoi la mort fut brisée. Et de même qu’après avoir pris un aliment que l’on ne saurait digérer, il faut rendre, outre cet aliment, tout ce qu’on avait pris, de même a fait la mort. Ce corps qu’elle avait pris, elle n’a pu le digérer, elle a dû le rejeter, et avec lui tous ceux qui étaient dans ses entrailles. Ce corps divin, dans le sein de la mort, la déchira douloureusement, jusqu’à ce qu’elle l’eût vomi » (PG 61,204). Ici, la descente du Christ aux enfers ne sert pas tant à la proclamation de l’Évangile qu’à la destruction de la mort. Cette

idée est en relation avec la théologie du Christus Victor, très populaire chez les Pères de l’Église. Ce thème est très présent dans l’iconographie occidentale. Armé d’une lance ou d’une croix, qu’il plante dans la gueule du Léviathan, le Christ écrase Satan, détruit les portes de l’enfer et délivre Adam et tous les justes qui y étaient emprisonnés. • →Thomas d’Aquin In symb. art. 5 (82) explique que cet article du Credo est avant tout source d’espérance : « Car quelque grande que soit l’affliction dans laquelle un homme est plongé, il doit cependant toujours espérer dans le secours de Dieu et mettre sa confiance en lui. On ne peut pas en effet trouver d’état plus pénible que de demeurer dans les enfers. Si donc le Christ a délivré ceux qui s’y trouvaient, quiconque, s’il est l’ami de Dieu, doit avoir une grande confiance d’être délivré par lui de n’importe quelle détresse. » Au Moyen Âge, un consensus s’établit autour de cet article de foi. Le Christ est descendu aux enfers pour sauver les justes des temps anciens. Le débat est relancé à l’époque moderne avec la Réforme. Alors qu’à la suite d’Augustin, les théologiens médiévaux avaient séparé cette affirmation du Credo du texte de 1P 3,18-20, • Martin Luther (1483-1546) rétablit le lien. Tout en continuant à interpréter littéralement cette affirmation, il avoue sa perplexité quant aux propos de 1P qu’il qualifie dans son commentaire de « texte singulier » et « discours obscur » (Epistel S. Petri gepredigt und ausgelegt. Erste Bearbeitung, 1523, dans →WA 12,367). • Philippe Mélanchthon (1497-1560), dans sa Lettre à Georg Spalatin du 20 mars 1531, admet le même embarras, tout en insistant sur le fait que Luther et lui-même considéraient qu’il fallait toujours interpréter littéralement cet article du Symbole des apôtres (Lettre à Antoine Musa du 12 mars 1543). • →Calvin Inst. 2,16,9 (cf. →Comm. NT sur 1P 3,19-20) : L’enfer n’est pas un lieu concret, mais un état. La descente du Christ aux enfers représente le moment où Christ a vécu la peine des damnés et a été pour les justes d’autrefois la cause de leur salut. La réaction catholique ne se fait pas attendre. • →Bellarmin Disp. 1,4,7-14 défend l’opinion traditionnelle des Pères : l’enfer n’est pas un état, mais bien un lieu déterminé dans lequel le Christ est littéralement descendu pour prêcher aux esprits en prison. Cette controverse s’est poursuivie dans l’Église anglicane au 16e s. et dans la première moitié du 17e s. Elle reflétait le conflit entre la Haute-Église, c’est-à-dire les théologiens attachés à la Tradition et à la liturgie, et la Basse-Église, dont les membres souhaitaient une protestantisation plus poussée de l’Église (mise en retrait de la Tradition et dépouillement liturgique). Les premiers défendaient l’interprétation traditionnelle des Pères, tandis que les seconds suivaient l’idée de Calvin.

Descente aux enfers

Par la suite, le thème a quelque peu perdu de son importance, notamment à cause des découvertes scientifiques qui ont profondément modifié notre cosmologie. Dans l’exégèse et la théologie contemporaines, cette descente aux enfers est essentiellement liée à 1P 3,18-20. Trois questions sont débattues : • Qui sont les esprits désobéissants ? • Où est la prison des esprits ? • Que signifie « prêcher », est-ce une annonce de salut ou de condamnation ? LITURGIE La « descente aux enfers » de Jésus est un article de foi (*theoMt 27,52-53) bien développé par la liturgie : Jésus Christ est descendu au séjour des morts en combattant et en triomphant. Cette certitude traverse toute la liturgie chorale du →samedi saint. TEXTE Dans les liturgies orientales C’est le thème central du samedi saint : • office de rite syriaque, hymne attribué à Éphrem le Syrien : « Comme un plongeur / Tu es descendu au shéol / pour chercher ton image engloutie. / Tu es descendu, / Tu as sondé l’abîme des morts, / et ta miséricorde a été soulagée / de voir Adam ramené au bercail » (cf. →Gaillard , 186). • liturgie byzantine, offices du samedi saint : « Ressuscitez, ô compatissant, et faites-nous sortir des gouffres de l’enfer. / “Ressuscitez, ô vivificateur”, Vous disait votre propre mère dans un torrent de larmes. / Hâtez-Vous de ressusciter, ô Verbe, pour mettre fin au chagrin de celle qui Vous a virginalement mis au monde. / […] Effrayant et étrange spectacle, Verbe de Dieu ! Comment la terre Vous cache-t-elle ? » (→Mercenier Prière 2/2,243). • →Romanos le Mélode Hymn. 45,6 « Viens ici, Adam, avec Ève ; venez à moi maintenant, ne vous effrayez pas à cause de ces dettes dont vous devez répondre, car j’ai tout acquitté, moi, la Vie et la Résurrection. » • →Cyrille de Jérusalem Catech. illum. 14,20 « [Jonas] était dans le monstre, et, néanmoins, du monstre où il se trouve, il dit qu’il est dans les enfers (Jon 2,3) : c’est qu’il était le “type” du Christ qui devait descendre dans les enfers. Un peu plus loin, jouant le rôle du Christ, il dit en une prophétie transparente : “Ma tête est entrée dans les failles des montagnes” (Jon 2,6). Et pourtant tu étais dans l’estomac d’un monstre : quelles montagnes t’y contiennent donc ? — (Oui), mais je sais, dit-il, que je suis le type de celui qui doit être déposé dans le monument taillé dans la pierre du rocher. » Dans la liturgie latine C’est le sens plus ou moins explicite de toutes les antiennes du samedi saint, en particulier : • →OHS 326, samedi saint, vigiles, 2e nocturne, 1re antienne : Elevamini (Ps 24) : « Levez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire fera son entrée » introduit une note presque triomphale.

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• →LH 2,380-381, samedi saint, laudes, prière litanique : « Ô Christ Sauveur, comme le grain tombé en terre, tu as connu le tombeau : prends-nous dans le mystère de ta mort. […] Ô Christ, nouvel Adam, tu es descendu aux enfers pour délivrer les justes : entraîne à la vie ceux que le Père t’a donnés. » L’épisode est raconté dans les lectures patristiques : • Homélie ancienne pour le grand et saint samedi « Aujourd’hui, grand silence sur la terre ; grand silence et ensuite solitude ; grand silence parce que le Roi sommeille ; la terre a tremblé et s’est apaisée parce que Dieu s’est endormi dans la chair et il a éveillé ceux qui dorment depuis les origines […]. C’est le premier homme qu’il va chercher, comme la brebis perdue. Il veut aussi visiter ceux qui dorment dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. Oui, c’est vers Adam captif, en même temps que vers Ève, captive elle aussi, que Dieu se dirige, et son Fils avec lui, pour les délivrer de leurs douleurs. […] C’est moi ton Dieu, qui, pour toi, suis devenu ton fils […]. Je te l’ordonne : Éveille-toi, ô toi qui dors, je ne t’ai pas créé pour que tu demeures captif du séjour des morts : moi, je suis la Vie des morts !” » (→LM 2,818). • →LM 2,818-820, samedi saint, vigiles, année A, lecture du 2e nocturne = →LH 2,373-375 = anonyme (grec ?) du 4e s., attribué à →Épiphane de Salamine Sabb. : « Que se passet-il ? Aujourd’hui, grand silence sur la terre ; grand silence et ensuite solitude, parce que le Roi sommeille. “La terre a tremblé et elle s’est apaisée” (Ps 76,9), parce que Dieu s’est endormi dans la chair et il a éveillé ceux qui dorment depuis les origines. Dieu est mort dans la chair et le séjour des morts s’est mis à trembler. » Puis le Seigneur va visiter ceux qui demeurent « dans les ténèbres et l’ombre de la mort » (Lc  1,79), s’avançant vers Adam et Ève captifs, muni de la croix, l’arme de sa victoire. S’engage alors un émouvant dialogue, justement liturgique, entre le Seigneur et Adam : « Se frappant la poitrine dans sa stupeur, [Adam] s’écria : “Mon Seigneur avec nous tous” ! Et le Christ répondit à Adam : “Et avec ton esprit”. Il le prend par la main et le relève en disant : “Éveille-toi […] d’entre les morts […]. C’est moi ton Dieu, qui, pour toi, suis devenu ton fils […]. Lève-toi, œuvre de mes mains […]. Éveille-toi, sortons d’ici. […] C’est pour toi que moi, ton Dieu, je suis devenu ton fils ; c’est pour toi que moi, le Seigneur, j’ai pris la forme d’esclave ; […] c’est pour toi, qui es sorti du jardin, que j’ai été livré dans un jardin et que j’ai été crucifié dans un jardin. Vois les crachats de mon visage ; c’est pour toi que je les ai subis afin de te ramener à ton premier souffle de vie. Vois les soufflets sur mes joues : je les ai subis pour rétablir ta forme défigurée afin de la restaurer à mon image. Vois la flagellation sur mon dos, que j’ai subie pour éloigner le fardeau de tes péchés qui pesait sur ton dos. Vois mes mains solidement clouées au bois, à cause de toi qui as péché en tendant la main vers le bois » (PG 43,439.451.462.463). • →LM 2,826, samedi saint, vigiles, année A, lecture du 3e nocturne = →Méliton de Sardes Pascha 103 fait parler le Christ : « Venez donc, vous tous les peuples d’hommes qui étiez englués dans le mal, recevez le pardon de vos péchés.

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La passion selon saint Matthieu

Car je suis votre pardon, je suis la Pâque du salut, je suis l’agneau égorgé pour vous, je suis votre rançon, je suis votre vie, je suis votre lumière, je suis votre sauveur, je suis votre résurrection, je suis votre roi. » • →LM 2,828-831, samedi saint, vigiles, année B, lecture du 3e  nocturne = →Léon le Grand Serm. 48,4-5 « Le Christ Jésus, exalté sur le bois, fit retomber la mort sur l’auteur de la mort, et brisa toutes les principautés et les puissances adverses en leur abandonnant sa chair passible ; il laissa s’acharner contre lui l’audace de cet antique ennemi qui, dans sa lutte contre une nature qu’il s’était asservie, osait exiger un dû là même où il ne pouvait trouver trace de péché. Dès lors la cédule de mort qui nous concernait tous n’avait plus de sens et passait sous le pouvoir du Rédempteur. Ces clous qui avaient transpercé les mains et les pieds du Seigneur infligèrent au diable des blessures éternelles […]. Réjouissons-nous donc en cette fête […]. Le Christ, notre Pâque, a été immolé. Sa grâce ineffable nous bénit et nous enrichit gratuitement de ses dons, elle nous fait passer de la vétusté à la nouveauté. » Un unique répons fait, au moyen de réminiscences bibliques, une description de la victoire du Christ sur le séjour des morts : • →OHS 331, samedi saint, vigiles, 2e nocturne, 1er répons : Recessit Pastor noster « Il s’en est allé, notre Pasteur, notre source d’eau vive. À sa mort le soleil s’est obscurci, car celui qui tenait captif le premier homme a été pris lui-même. Aujourd’hui, notre Sauveur a brisé les portes et les verrous de la mort. V/ Il a détruit les clôtures de l’enfer et renversé la puissance du diable. » La mélodie grégorienne, fait du répons Recessit Pastor noster, est une contemplation grave et paisible. La remontée des enfers est évidemment au nombre des motifs de réjouissance dans la sainte nuit pascale : • →MR 341-343, vigile pascale 19 : Praeconium Paschale (« Exsultet ») : Christus, Filius tuus, qui, regressus ab inferis, humano generi serenus illuxit, et vivit et regnat in sæcula sæculorum. Amen (« Le Christ, ton Fils, qui, revenu des enfers, resplendit serein sur le genre humain, lui qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen »). ICONOGRAPHIE Comment ne pas retrouver, dans la narration de l’homélie ancienne pour le grand et saint samedi, le thème de l’icône byzantine de la descente aux enfers ? *visMt 27,52-53 MYSTAGOGIE • →Pinckaers Chant « La descente du Seigneur aux enfers, sa démarche vers ceux qui étaient morts, élargit aussi notre temps et l’ouvre au temps de Dieu, beaucoup plus vaste. L’ampleur de la permanence des desseins de Dieu ordonnés à la venue du Christ permet à celui-ci de revenir vers ceux qui l’ont précédé pour les faire bénéficier, eux aussi, de la plénitude du salut qu’ils avaient aperçu de loin. En visitant les morts, Jésus se révèle comme le Verbe de Dieu, le contemporain d’Adam, de Noé, et d’Abraham dont il a dit lui-même :

“En vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, Je Suis” (Jn 8,58). Par l’œuvre du Fils de Dieu une communication spirituelle s’établit en profondeur entre les temps et les générations : elle se manifestera notamment dans l’exercice de la prière, comme l’amorce de la communion des saints » (125). THÉOLOGIE De Noël à Pâques, le lien entre mystère pascal et incarnation • →Jean Damascène Nativ. Mariae 4 « D’elle sortira “le Roi de Gloire”, revêtu de la pourpre de sa chair, et il visitera “les captifs” et proclamera “la délivrance”. » • →OHS 326 : L’antienne Elevamini (samedi saint, vigiles, 2e  nocturne, 1re antienne) se retrouve aux vigiles de Noël, 1er  nocturne, 3e antienne. À Noël, il ne peut être question que de l’entrée dans le monde du Seigneur de l’univers, dissimulé sous les apparences chétives d’un tout petit enfant (parvulus), du messie fait homme pour nous. C’est la naissance dans la chair du roi qui met toute sa gloire dans le salut du monde. Ici, c’est véritablement de la résurrection qu’il s’agit, d’une sommation faite aux portes de l’enfer de s’ouvrir et de laisser passage au roi de gloire, vainqueur de la mort. • →OHS 331 : La mélodie de hodie (« aujourd’hui », samedi saint, vigiles, 2e nocturne, 1er répons Recessit) reproduit les huit premières notes de celle du 2e hodie du second répons de Noël, enveloppé de la même paix. • →Benoît XVI Audiences (5 janvier 2011) « Noël porte déjà les prémices du sacramentum-mysterium paschale, c’est donc le début du mystère central du salut qui culmine dans la passion, la mort et la résurrection, parce que Jésus commence l’offrande de lui-même par amour dès le premier instant de son existence humaine dans le sein de la Vierge Marie. La nuit de Noël est donc profondément liée à la grande veillée nocturne de la Pâque, lorsque la rédemption s’accomplit dans le sacrifice glorieux du Seigneur mort et ressuscité. La crèche elle-même, en tant qu’image de l’incarnation du Verbe, à la lumière du récit évangélique, évoque déjà la Pâque et il est intéressant de voir que dans certaines icônes de la Nativité dans la tradition orientale, Jésus est représenté enveloppé de langes et déposé dans une mangeoire qui a la forme d’un sépulcre ; une allusion au moment où il sera déposé de la croix, enveloppé d’un linge et mis dans un sépulcre creusé dans la roche (cf. Lc 2,7 ; 23,53). L’incarnation et la Pâque ne sont pas l’une à côté de l’autre, mais elles sont les deux points clefs inséparables de l’unique foi en Jésus Christ, le Fils de Dieu incarné et Rédempteur. La Croix et la Résurrection présupposent l’incarnation. C’est uniquement parce que le Fils, et en Lui Dieu lui-même, est véritablement “descendu” et “s’est fait chair”, que la mort et la résurrection de Jésus sont des événements qui nous apparaissent comme contemporains et qui nous concernent, nous arrachent à la mort et nous ouvrent à un avenir où cette “chair”, l’existence terrestre et transitoire, entrera dans l’éternité de Dieu. Dans cette perspective unitaire du Mystère du Christ, la visite à la crèche conduit à la visite à l’Eucharistie, où nous voyons

Descente aux enfers

présent de façon réelle le Christ crucifié et ressuscité, le Christ vivant. » Pour nombre de Pères grecs et orientaux (*chrMt 27,52-53), la descente aux enfers prolonge l’humiliation de la croix et révèle tout le réalisme de l’incarnation. Descendu du ciel dans notre nature humaine, le →Fils de Dieu est allé jusqu’au bout, plongeant jusqu’au fond de l’abîme. Son âme a vraiment connu la séparation d’avec son corps. En pénétrant dans les profondeurs du séjour des morts, pour vaincre la mort en son propre domaine, le Christ brise le pouvoir de Satan, annonçant à ceux qui l’attendaient leur libération toute proche. De là, le roi

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vainqueur va remonter auprès de son Père, emmenant avec lui les justes de l’AT, que le Dieu de l’alliance avait formé « par les prophètes, dans l’espérance du salut » (Prière eucharistique 4, →MR 592 §117). Le mystère de la descente aux enfers transcende la chronologie naturelle. En descendant aux enfers, le Christ vient faire grâce non seulement aux justes de l’AT, mais encore à toutes les multitudes non chrétiennes d’aujourd’hui, qui sont aussi « d’avant » lui parce qu’elles ne sont pas encore entrées dans le « maintenant » du salut (Rm 3,21 ; 8,1 ; 2Co 6,2 ; Ep 5,8) qui « touche à la fin des temps » (1Co 10,11).

Deux prophéties messianiques déterminantes pour l’Évangile

Le messie biblique David n’est pas le premier dirigeant politique à recevoir l’onction dans la Bible (1S 9,16 ; 10,1). Dès avant lui, le roi oint régnant est appelé le māšîaḥ de Yhwh, « l’homme qui a reçu l’onction du Seigneur » (1S 2,10.35 ; *bibMt 26,7b). Même un empereur perse reçoit le titre de messie : Cyrus le Grand (Is 45,1 ; cf. Is 44,28), dont un décret permit un premier retour d’exil. Le point d’incandescence de l’élaboration du messianisme biblique est cependant l’alliance davidique. La charte messianique de 2S 7 Le texte clé est 2S 7 : qu’il parle d’un messie est présupposé par les faits qu’il s’agit d’un roi (2S 7,12-13) et que les rois sont oints lors de leur intronisation (cf. 1S 24,7.11 ; 26,16). Réinterprété tout au long de l’AT, ce passage est finalement lu comme un texte eschatologique dans le judaïsme palestinien du 1er s. de l’ère chrétienne. • →Tg. Za. 6,12 donne le titre de « messie » au constructeur évoqué par 2S 7. Théologie royale davidique 2S 7,4-17 reprend tous les signes de l’alliance avec Moïse, rappelée en exorde par le Seigneur évoquant son séjour sous la tente dans le désert, et accomplie en David : • l’alliance entre le Seigneur et son bien-aimé ; • l’unification de toutes les tribus et Israël allant toujours s’unifiant ; • la terre sur laquelle « demeurer, habiter, s’installer » (yāšab), où l’homme se repose sur un fondement parfait qui lui permet de pratiquer les dix commandements et où Dieu veut « habiter, demeurer » (šākan) ; • la « demeure » ou « temple » de Dieu (miškān, d’où vient la fameuse šekînâ « Présence divine » dont parle le Talmud) ; • le messie comme architecte de la demeure. On peut y ajouter deux autres signes, sous-entendus : la ville, symbole de l’unité (Jérusalem), et la montagne, lieu médiateur entre la terre et le ciel (Sion). Démythologisation radicale Tout cela aurait pu n’être qu’une théologie royale de plus, la couverture idéologique d’une monarchie proche-orientale ancienne parmi d’autres. Et certes, • la littérature polémique de théomachie permet aux écrivains sacrés de projeter sur Yhwh le réalisme théologique des Égyptiens ; • 2S 7,12.14 ; Ps 2,6-7 ; 89,21.27 et Is 9,5-6 semblent désigner l’oint royal comme « fils de Dieu » ; • Ps 45,7 et Is 9,5 semblent l’appeler « dieu ».

Cependant, ils démythologisent la figure du roi, résolument remis à sa place, sur la terre, sans participation aucune à la nature divine, • en luttant contre l’idolâtrie royale des voisins : la monarchie pharaonique est une usurpation, et Yhwh lutte contre Pharaon ; • en présentant sa propre monarchie comme une pure concession faite par Dieu à un peuple stupidement jaloux de ses voisins païens. Le premier messianisme biblique est prophétique. • Le messianisme du roi semble suspendu à celui du prophète : c’est Natan qui soutient David ! • Le paradigme est Moïse. Après l’épreuve de l’Exil, la théologie deutéronomiste revient à la polémique contre l’institution royale, tenue pour responsable, par son impiété, des catastrophes subies par le peuple. Théologie du temps : mémorial et espérance dans la haggada davidique Dans le fil du récit, Dieu lui-même fait le zikkārôn, le mémorial, et met en rapport le passé et l’éternité, suscitant l’espérance (signalée par les symboles de la montagne, de Juda, de l’étoile et du Nom). Sur la ligne du temps, la Parole de Dieu vient rencontrer son « bien-aimé » (sens du nom David) et institue sa vie en haggada, ou geste du messie. Cette haggada davidique est structurée comme un accomplissement de l’alliance avec Moïse en une Pâque (expérience de déréliction et de fuite, découverte de Dieu sauveur, d’une part ; élévation, expérience du salut, d’autre part) : David est la figure de ce qui a été promis à Moïse et avant lui aux Patriarches des alliances noachique et abrahamique. Sur la ligne du temps, un inaccompli se met donc en place, un temps à venir, un eschaton que l’on comprend comme structuré par la haggada davidique. Une telle ouverture sur un futur est probablement la signature de la rédaction deutéronomiste. Littéralement, plusieurs signes messianiques sont rétrospectivement lus comme christologiques par les chrétiens : • la promesse d’une descendance stable (zera‘ « sperme, espérance, descendance ») issue de David ; • l’attestation solennelle d’un messie venant de Dieu lui-même ; • plus encore, « je susciterai/maintiendrai » (2S 7,12, le verbe kwn au hiphil « ressusciter » !). La prophétie de Is 61,1-3 Ce texte est explicitement messianique (Is 61,1) et jubilaire (cf. Lv 25). Il trouve des échos dans le judaïsme péritestamentaire avec le serviteur élu qui a l’Esprit et sa Tora en Is 42,1.4 (lien

Deux prophéties messianiques déterminantes pour l’Évangile

déjà fait dans G, qui insère en Is 61,1 « la vue aux aveugles », repris de Is 42,7) et avec le héraut qui proclame le règne de Dieu en Is 52,7 (11Q13 2,15-18). Dans l’Évangile Cet ensemble de textes informe tout l’Évangile, au point qu’il est possible d’en faire remonter l’usage à Jésus lui-même, qui a pu y voir décrite : • sa mission : se mettre au service des malheureux (Is 61,1 ; cf. les béatitudes en Mt 5,3-12 ; 11,5-6) ; annoncer la bonne

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nouvelle (Is 52,7, spécialement G, qui use deux fois du verbe euaggelizô) ; inaugurer un nouveau (lieu de) culte (2S 7,13) ; guérir et exorciser (Is 61,1 : la libération peut être entendue en un sens spirituel ; 2S 7 fut d’abord appliqué à Salomon, type même de l’exorciste dans la tradition juive). • sa personne : enseignant révélateur et juge (Is 42,4) ; descendant davidique (2S 7,12) ; porteur de l’Esprit (Is 42,1 ; 61,1) ; fils de Dieu en un sens spécial (2S 7,14).

Développement des solennités pascales Cf. →Gaillard , 45-48. 1 — Le triduum Les premiers siècles Dans les documents les plus anciens (2e-3e s.), la fête chrétienne de Pâques se présente comme un jeûne d’au moins un jour ou deux, suivi d’une assemblée nocturne de prière achevée « au chant du coq » par la célébration des mystères. Il n’y avait pas alors, semble-t-il, d’autre célébration pascale que cette veillée. • →Origène Cels. 8,22 : La Parascève ou jour de la Préparation (le vendredi saint ; cf. Jn 19,31.42) est au nombre des fêtes chrétiennes, mais comme jour de pénitence. Ce jeûne pascal est plus qu’une préparation : il est le premier temps de la Pâque, le passage du Christ total — Tête et Corps — de la mort à la vie. Il y avait synaxe tous les mercredis et vendredis, avec ou sans Eucharistie. La veillée de prière comportait des lectures de l’AT et du NT. Le vendredi, les lectures se rapportaient à la passion du Seigneur. L’Eucharistie dut se dégager peu à peu des agapes fraternelles dans la joie du Christ ressuscité, qui furent son ambiance primitive. Dès le 3e siècle La préoccupation de revivre la passion selon les jours et les heures de la passion racontés par les évangiles apparaît. On fut d’abord attentif à ne pas rompre le jeûne par l’Eucharistie avant l’heure présumée de la résurrection : • →Hippolyte de Rome Trad. ap. lie heures de prière et épisodes de la passion. • →Denys d’Alexandrie Ep. Bas. blâme les gens trop pressés qui célèbrent avant minuit l’Eucharistie de la nuit pascale. Cette lettre festale est acceptée au troisième concile de Constantinople (680). Durant le 4e siècle La fragmentation de la Pâque primitive se produit sous l’influence du réalisme de l’école exégétique d’Antioche, qui dominait en Syrie, Palestine et Asie Mineure, renforcée par la redécouverte des lieux saints et l’instauration à Jérusalem des services liturgiques accordés au jour et au lieu. • →LAR et →Égérie Itin. en témoignent. À la fin du 4e siècle Trois jours privilégiés apparaissent : • →Ambroise de Milan Ep. 23,12-13 parle du triduum sacrum au cours duquel le Christ passus est... quievit... resurrexit

(« a souffert sa passion, s’est endormi et est ressuscité »), mettant en parallèle le jour d’amertume de la passion et le jour de liesse de la résurrection. • →Augustin d’Hippone Ep. 55,24 attire l’attention d’un correspondant sur « le très sacré triduum du Crucifié, enseveli, ressuscité ». Le triduum prend alors une forme liturgique : il débute le jeudi soir avec la messe In Cena Domini, incluait les deux jours de jeûne, la nuit pascale, la seconde messe et les vêpres du dimanche de Pâques. Évolutions ultérieures • Pie V (1566-1572) interdit d’offrir le saint sacrifice l’aprèsmidi : l’heure de la messe du jeudi est avancée à la matinée, aboutissant à un triduum sacrum des trois derniers jours de la semaine sainte, distinct du jour de Pâques. • En 1969, une rénovation liturgique rétablit la célébration du mystère de la passion-résurrection du jeudi soir au dimanche soir sous le nom de triduum pascal. 2 — Semaine sainte et quinzaine de Pâques La semaine sainte, qui précède Pâques, s’appelait autrefois « semaine pascale ». • →Égérie Itin. 30,1 : Dès la fin du 4e s., on célèbre à Jérusalem l’entrée triomphale de Jésus dans la ville sainte « le dimanche, où l’on entre dans la semaine pascale, appelée ici la grande semaine ». • Au 5e s., en Gaule, la grande semaine est dite semaine authentique : elle faisait autorité et réglait les autres semaines de l’année ; ce nom demeure dans le rite ambrosien. • Le bas Moyen Âge qualifie la semaine sainte de semaine peineuse, « à cause des souffrances de Jésus-Christ et des saintes fatigues qu’exige sa célébration » (→Guéranger L’Année liturgique 6,3), au risque, peut-être, de laisser dans l’ombre le rôle qu’a joué la souffrance pour la victoire de la vie. • La semaine sainte fut dite encore semaine d’indulgence, à cause de la réconciliation des pénitents fixée dès l’Antiquité au jeudi saint. • Semaine sainte et octave pascale forment ensemble un temps privilégié qui exclut toute fête ou mémoire des saints, la quinzaine de Pâques.

Devoir de sépulture dans la piété juive traditionnelle

Donner la sépulture aux morts est un devoir, une bonne action (*juiMt 26,10c.12) qui ne peut être payée de retour, souvent en lien avec la piété filiale (cf. Mt 8,21 ; 27,58-61 // Lc 23,53-55). AT • Gn 23 ; 47,29-30 ; 49,29-31 ; 50,5.13-14.25-26 ; 2S 21,10-14 ; Tb 1,17-19 ; 2,7-8 ; 4,3-4 ; 6,15 ; 12,12-13 ; 14,9 ; Si 38,16-17. Littérature péritestamentaire et NT • →Jub. 23,7 ; 36,1-2.18 ; →Vies pro. 17,2 ; conclusions des douze livres des Testaments des douze patriarches. • Ac 8,2 ; →Josèphe B.J. 5,545 ; →Josèphe C. Ap. 2,205.211 ; →T. Jb. 39,8-10 ; 40,12-13 ; 52,11-12 ; →T. Abr. A 20,11. Tradition juive Imitation de Dieu qui enterre Moïse ? Enterrer les morts, c’est imiter Dieu même (→b. Soṭa 14a), qui fit la sépulture de Moïse, à en croire la lettre même du texte massorétique : l’énigmatique verbe de Dt 34,6 est au singulier. Cependant les textes samaritain et grec lisent un pluriel. • →Tg. Ps.-J. (sur Dt 34,6) tente une harmonisation et identifie le sujet du verbe au pluriel comme Dieu et ses anges : « Béni

soit le Nom du Maître de l’univers qui nous a enseigné ses voies justes ! […] il nous a enseigné à ensevelir les morts, depuis (la mort de) Moïse. En effet, il se manifesta à lui par sa Parole et des compagnies d’anges du service (étaient) avec lui : Mikaël et Gabriel dressèrent le lit en or, serti de diamants, de sardoines et de béryls, arrangé avec des coussins de soie, des écharpes de pourpre et des étoffes blanches ; Metatron, Yophiël, Ouriel et Yephiphyah, maîtres de sagesse, l’y étendirent. » La privation de sépulture comme châtiment • →m. Ber. 3,1 exclut de toute prière et de toute observance, même personnelles, celui qui néglige d’ensevelir ses morts. Ce devoir est si impérieux (*milMt 27,57-61), que la privation de sépulture est vécue comme un châtiment : • Dt 28,26 ; 2M 5,10 ; Qo 6,3 ; Jr 7,33 ; 8,1-2 ; 16,4 ; 25,33 ; Ez 6,5 ; 29,5 ; →Josèphe B.J. 2,465 ; 4,317 ; 5,514 ; →Jub. 23,23 ; →1 Hén. 98,13 ; →Ps. Sal. 4,21 ; →Or. sib. 3,643 ; →Qoh. Rab. 3,2,2. Les privations de sépulture (2M 13,7) ou de lamentation publique (→m. Sanh. 6,6) semblent avoir été rares. L’enterrement de gens importants recevait beaucoup d’ampleur (→b. Šabb. 153a ; →Gen. Rab. 100,2).

Dialectiques du témoignage Le témoignage est avant tout un phénomène de langage : par le biais de la parole seule (ou, dans le cadre d’un témoignage écrit, d’une mise en mots), une personne relate un ensemble de faits qu’elle a vus ou entendus, et auxquels elle accorde une importance et une signification particulières, à destination d’autres personnes qui n’ont aucune connaissance des faits en question. Le témoignage se propose donc pour but de transmettre un contenu qui est tenu pour vrai par la personne qui l’énonce, et que les destinataires sont supposés recevoir comme tel. Dans le cas du témoignage chrétien, il s’agit de porter la bonne nouvelle, l’Évangile. Ce témoignage est fondamental, car c’est sur lui que se fonde la foi. En effet, de nos jours, la résurrection du Christ n’est connue qu’à travers les témoignages que nous en ont laissé ses contemporains et qui ont été transmis jusqu’à nous. Or, cet aspect langagier du témoignage pose plusieurs problèmes : • épistémologiques : du point de vue de la réception, quelle valeur peut-on accorder au témoignage ? Dans quelle mesure celui-ci est-il fiable, étant donné que les faits qu’il rapporte sont le plus souvent invérifiables, et réduits à un pur objet langagier ? • éthiques : dans le cas du témoignage chrétien, dans quelle mesure le sujet-témoin interfère-t-il avec le témoignage qu’il propose, la Parole dont il rend compte ? Existe-t-il une subjectivation du témoignage ? • pratiques : le témoignage reste-t-il cantonné dans la sphère du langage, ou peut-il (et doit-il) également se traduire par des actes ? 1 — La parole entendue : quelle vérité du témoignage ? Le témoignage chrétien possède nécessairement une dimension historique (→La résurrection de Jésus comme fait historique ; →Sept propositions sur les témoignages de rencontres avec le Ressuscité comme documents historiques), puisqu’il repose en premier lieu sur un récit d’événements appartenant au passé (la venue du fils de Dieu sur terre, sa mort et sa résurrection) : • →Ricœur « Témoignage » « Les premiers témoins de l’Évangile confessent la signification Christ directement sur l’événement Jésus : « Tu es le Christ. » Aucune distance entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. L’unité s’écrit : JésusChrist » (54). L’Évangile n’est pas une fable, il est tout au plus un mythe vrai (→Évangiles et mythe) : dans ce cas, la vérité qu’il contient mérite d’être analysée d’un point de vue épistémologique. Le destinataire d’un témoignage entend le récit et la confession de quelqu’un d’autre. Il n’a aucun moyen de vérifier par lui-même l’authenticité de l’événement qui lui est raconté, car il était absent au moment des faits. L’unique recours qu’il possède pour établir la véracité du contenu transmis est d’examiner

le type et la nature de la parole qu’il reçoit. La tradition rationaliste, peu sensible à la dimension du langage, insiste sur la faible crédibilité du témoignage. Il entre dans la catégorie des choses qui ne sont pas comprises par l’entendement, mais seulement enregistrées par la mémoire. Spinoza, par exemple, place le témoignage dans la catégorie du ouï-dire, qui est pour lui au plus bas degré de l’échelle des sciences. Faiblesse du ouï-dire Le ouï-dire ne permet pas un accès certain à la connaissance Dans le cadre d’une enquête historique, la recherche des preuves est sans fin. Il est impossible d’être certain de la teneur et de l’effectivité réelle d’un événement comme il est possible d’être certain d’une vérité mathématique. L’adéquation entre les mots du témoin et la chose à laquelle il réfère échappe au modèle classique de la connaissance. D’où la dévaluation du témoignage à l’époque moderne : • →Spinoza Emendatio « [19] Il y a une perception que nous acquérons par ouï-dire, ou au moyen de quelque signe arbitrairement désigné. [… 20] Tout cela, je vais l’éclairer par des exemples. Par ouï-dire seulement je connais le jour de ma naissance ; et que j’ai eu tels parents, et autres choses semblables dont je n’ai jamais douté. [… 26] En ce qui concerne le premier, il est évident par soi-même que par ouï-dire — outre que c’est quelque chose de tout à fait incertain, — nous ne percevons nulle essence de chose […]. Or comme l’existence singulière d’une chose quelconque n’est connue que si son essence est connue, ainsi qu’on le verra plus tard, il en résulte clairement que toute certitude acquise par ouï-dire doit être exclue des sciences. Car là où nulle intellection proprement dite ne l’accompagne, l’audition simple ne pourra jamais agir sur personne » (16-22). Le témoignage relève de la croyance (ou créance) et non de la science En fait, comme l’analyse justement Ricœur, le problème épistémologique posé par le témoignage est l’impossibilité pour l’auditeur de vérifier la véracité des propos rapportés par le témoin : la vérité portée par le témoignage ne peut être prouvée ou démontrée comme tout savoir rationnel. Cette vérité étant en général liée à un phénomène passé, c’est-à-dire disparu, que le témoin réactualise pour l’auditeur, celui-ci ne peut pas non plus recourir à des éléments extérieurs au témoignage qui seraient en mesure d’accréditer le témoin. Le témoin est le seul moyen pour l’auditeur d’avoir accès aux faits qui font l’objet du témoignage : il est le seul garant de la vérité qu’il transmet. Cela signifie que cette vérité ne repose que sur un pacte fiduciaire tacite entre le témoin et son auditeur : le témoin, en témoignant, proclame qu’il est de bonne foi ; et son auditeur, lui, doit faire preuve de bonne volonté et accepter de croire que

Dialectiques du témoignage

l’affirmation catégorique du témoin suffit à donner à son témoignage valeur de vérité. Ainsi, la vérité du témoignage relève de l’ordre de la croyance, non d’une science exacte, ce qui explique les soupçons qu’elle suscite : • →Ricœur « Témoignage » « Le témoin a vu, mais celui qui reçoit son témoignage n’a pas vu, mais entend. C’est seulement par l’audition du témoignage qu’il peut croire ou ne pas croire en la réalité des faits que le témoin rapporte. Le témoignage en tant que récit se trouve ainsi dans une position intermédiaire entre une constatation faite par un sujet et une créance assumée par un autre sujet sur la foi du témoignage du premier » (38). Nécessité du ouï-dire Pourtant, le témoignage est une structure essentielle de la vie. Il y a un nombre incalculable de choses qui ne sont pas vues mais seulement entendues, et qui exigent pour cette raison d’être crues, à commencer par ces choses très ordinaires que sont les émotions : • →Chrétien « Témoigner » « Nous ne pouvons nous dispenser [du témoignage] sans nous arracher à l’humanité. Certes, cette confiance ne conduit qu’à une croyance, et non pas à un savoir absolument certain, mais la suspendre est impossible sans aboutir à la désorientation la plus complète et au chaos. C’est là un thème constant de la méditation de saint Augustin sur la parole, et l’objet explicite du petit traité De fide rerum quae non videntur, “De la foi aux choses qu l’on ne voit pas”. Car nos sentiments mêmes, nous ne pouvons pas les montrer par des gestes sur lesquels aucun doute ne pourrait se porter — il n’est rien en cet ordre qui ne puisse être feint — et l’amour ne peut qu’être cru sur parole, d’après son témoignage. Nous ne voyons pas l’amour de l’autre, nous l’entendons » (138). Le témoignage est même essentiel à la science. Le champ des connaissances est si grand qu’il est impossible à un scientifique d’en maîtriser toute l’étendue. Vient un moment où lui-même est contraint de faire confiance aux formules des autres scientifiques pour avancer dans son propre travail : • →Chrétien « Témoigner » « Ce que nous appelons notre expérience est largement tissée de celle d’autrui. L’acte de croire un témoin sur parole, et seulement sur parole, loin d’être exceptionnel, se tient au centre de notre vie quotidienne, dans tous les domaines, y compris scientifiques. Si l’expérimentation, par sa répétabilité de principe, se distingue d’un événement unique auquel nous aurions assisté, il demeure que nul savant n’a la possibilité réelle de refaire toutes celles qui appartiennent à son domaine » (137). Augustin est éloquent sur ce point. Ceux qui disent qu’ils ne croient que ce qu’ils voient se mentent à eux-mêmes, et ne vivent pas comme ils parlent : • →Augustin d’Hippone Trin. 15,21 « Qu’on aille pas croire non plus que nous refusons de dire que nous savons les choses apprises par le témoignage d’autrui ! Autrement, nous ne savons pas qu’il y a un océan ; nous ne savons pas qu’il y a des terres et des villes, que leur renom a rendues très

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célèbres ; nous ne savons pas qu’il y a eu des hommes et qu’ils ont accompli des œuvres que la lecture des historiens nous ont fait connaître ; nous ne savons pas les nouvelles qui nous viennent chaque jour de toutes parts, et qui sont confirmées par des preuves concordantes et éprouvées ; enfin nous ne savons pas où ni de qui nous sommes nés ; car sur tous ces points nous nous fions au témoignage d’autrui » (BA 16,483). Néanmoins, il ne suffit pas d’affirmer qu’on ne peut se passer du témoignage comme moyen de connaissance en général pour justifier la nécessité du témoignage chrétien en particulier et comprendre ce qui lui donne valeur de vérité. Dire qu’il est difficile de faire autrement que d’accorder sa confiance aux témoignages que l’on reçoit (autrement dit, qu’il est impossible d’exercer dans la vie un doute systématique et absolu sur toute connaissance que nous apprenons par ouï-dire) ne signifie pas pour autant qu’il est nécessaire de l’accorder aveuglément à n’importe quel témoignage : la possibilité de faux témoignages existe bel et bien. Qui plus est, la nécessité du témoignage est ici posée par défaut : les limites de l’homme et de sa connaissance sont telles qu’il ne peut faire autrement que d’accorder sa confiance à d’autres hommes témoignant pour lui de ce qu’il ne peut connaître de lui-même. Or, la foi ne semble pouvoir se réduire à une simple confiance par défaut, une croyance qui prend le relais de la science, pas plus que les témoignages sur le Christ ne se réduisent à des propos de bonne foi. Il y a, au cœur même du témoignage chrétien, quelque chose de plus qui fait sa force, et qui lui donne valeur de vérité manifeste. Force du ouï-dire L’absolu en paroles Du point de vue de la foi, le témoignage est au contraire la voie privilégiée de la révélation de la vérité. Dans les mathématiques, chaque vérité dépend d’une plus haute et est justifiée par des principes supérieurs. Dans la révélation chrétienne, le principe premier se montre. Rien n’étant plus haut que Dieu, il est vain d’essayer de le fonder / fonder celui qui fonde. Dans les évangiles, l’absolu de Dieu se manifeste et coupe court aux raisonnements. Il précède toute tentative de justification qui rendrait sa manifestation relative au point de vue des hommes. Il y a, dans le moment du Christ, une donnée primordiale qui reste inexpliquée et qui se laisse voir. C’est en faisant fond sur cette certitude que Dieu se découvre lui-même, que les interprétations humaines, relatives par essence, trouvent un moyen de se confronter en vue de se rapprocher le plus possible du contenu de l’épiphanie divine. Cette certitude est le fruit du témoignage. Celui-ci est la mise en contact originaire avec une Vérité qui se donne en amont des initiatives de compréhension humaine. Il apparaît comme l’étape nécessaire pour accéder au fait de Dieu, et fait sortir l’entendement de l’hélice tournante des interprétations (en devenant la pierre de touche de leurs analyses ?) : • →Ricœur « Témoignage » « Il y a un moment où l’interprétation est l’exégèse d’un ou de plusieurs témoignages. Le

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La passion selon saint Matthieu

témoignage est l’anagkê stênai de l’interprétation. Une herméneutique sans témoignage est condamnée à la régression infinie, dans un perspectivisme sans commencement ni fin. Cette parole est dure à entendre pour le philosophe. Car l’auto-manifestation de l’absolu, ici et maintenant, marque le cran d’arrêt — le coup d’arrêt — au mauvais infini de la réflexion. L’absolu se montre. Dans ce court-circuit de l’absolu et de la présence, une expérience de l’absolu se constitue. De cela seul le témoignage témoigne. Pour une logique et une rhétorique bâties sur un modèle logique, le témoignage ne peut être qu’une aliénation du sens ou, pour parler le langage d’Aristote dans la Rhétorique, un moyen de preuve extra-technique, c’est-à-dire extérieur à tous les arguments que l’orateur peut inventer. C’est ainsi précisément qu’il peut être manifestation de l’absolu » (54). Une proposition mathématique est rejetée dans l’objectivité la plus froide (elle ne fait pas l’objet d’une adhésion de l’être tout entier), tandis que le témoignage d’un événement implique le sujet dans la manifestation de l’objet. Cette absence d’écart entre les deux instances ordinaires de la connaissance (le connaissant et le connaissable) est, au contraire d’un inconvénient, un avantage. Le modèle de l’expérience qui suppose l’unité du sujet et de l’objet subsume le modèle du jugement qui implique la séparation entre le sujet et l’objet. Ainsi, à aucun moment dans le témoignage il n’y a confusion du sujet et de l’objet, ni cessation du jugement, mais il y a certainement union du sujet et de l’objet. Cette union est à la fois : • subjective : le propre d’un témoin est d’évoquer une vérité intéressante et de solliciter la confiance de l’auditeur ; • objective : la vérité a été perçue (contact) avant même d’avoir été comprise (distance). La primauté de Dieu dans l’accès à son essence, et l’impossibilité pour l’homme — qui est son immédiat corollaire — de le connaître par ses propres moyens, implique de la part du témoin une attitude d’humilité. Étant donné que celui qui se manifeste est Dieu, il y a la nécessité d’affirmer que Dieu seul comprend Dieu : • De fait, selon He 6,13, Dieu ne peut pas jurer par plus grand que lui-même. • C’est aussi pourquoi son Nom est de forme tautologique (Ex 3,14 ; →Yhwh [significations et fonctions]). L’absolu de la parole Le christianisme considère la validité du témoignage à un double titre. Il est l’unique voie qui relie les hommes aux événements passés, et il est une parole qui répète, sur son mode propre, la Parole de Dieu. À partir du moment où Dieu n’est pas une idée abstraite, mais un être de langage, alors il faut considérer les différentes modalités de l’énonciation et se demander quelle est celle qu’il privilégie. Les vérités de science relèvent de la fonction dénotative du langage. Les savants transcrivent en mots le réel observé par les yeux de l’esprit et du corps. Mais il existe d’autres usages, en particulier les usages pratiques dans lesquels la parole accomplit l’action comprise dans le mot ou la phrase prononcée. Elle produit un effet qui

excède la pure matérialité des termes employés. Au lieu de décrire le réel, elle le modifie. Pour cette raison, la parole chrétienne place l’interlocuteur, d’après Agamben, dans une situation paradoxale. Celui-ci est à la fois très loin de l’événement dans la mesure où la médiation du témoin vient s’intercaler entre eux ; et très proche de l’événement car celui-ci n’est pas seulement raconté, il est dit à nouveau, c’est-à-dire réactualisé par la parole du témoin. Cet aspect duel de la réception du témoignage, le fait qu’il génère un accès direct et indirect à l’événement, ne doit pas échapper à celui qui l’écoute, au risque de ne pas comprendre ce qui fait la singularité de la révélation chrétienne : • →Agamben Tempo « Du point de vue de la foi, écouter une parole ne veut pas dire constater la vérité d’un certain contenu sémantique ; mais ce n’est pas non plus renoncer simplement à comprendre » (218). Agamben souligne que la parole chrétienne n’est pas seulement l’effort d’analyse conceptuelle du contenu de la révélation divine, mais la reproduction de cette même révélation comme événement verbal. Lors de la Création, Dieu parle et les réalités correspondantes apparaissent, non pas séparées de sa Parole, mais informées par elle. De la même manière, le chrétien qui parle de Dieu rend compte du Dieu-Parole. Il rend présente la réalité qu’il exprime dans les mots qu’il utilise. Cette présence, qui est celle du Verbe au-delà de toute signification, ne se laisse toutefois pas enfermer dans les limites du langage humain. Le témoignage est donc partagé entre deux tendances contradictoires, celle de la clarification et celle de la conservation du mystère de Dieu : • →Agamben Tempo « Chaque révélation est avant tout une révélation du langage lui-même, l’expérience d’un pur événement de parole qui excède toute signification et qui est cependant animé par deux tensions opposées : la première — que Paul appelle nomos — cherche à combler l’excédence en l’articulant sous la forme de préceptes et de contenus sémantiques ; la seconde — qui coïncide avec la pistis — cherche au contraire à la maintenir ouverte, au-delà de toute signification déterminée » (226-227). L’absolu dans la parole Le témoignage est un discours ayant pour but une vérité considérée comme importante pour autrui. Ce n’est pas premièrement la qualité du témoignage qui importe. Bien témoigner d’une chose ne consiste pas d’abord à bien transmettre, mais à transmettre. Ainsi le témoignage ne vise pas à la démonstration de la vérité, mais à la vérité même. Il est en deçà de la démonstration au sens où il est ne rend pas raison de lui-même, ni de son degré de crédibilité ou de certitude (le témoin parle de ce qu’il a vu et entendu, sans rien ajouter : j’ai vu le Christ ressuscité, il a dit ceci et cela), et au-dessus d’elle, car il a pour effet de donner la vérité sans filtre. La force du témoignage vient de ce qu’il semble ne pas avoir besoin de justification. Son minimalisme est comparable à la simplicité de la lumière qui n’a pas besoin de preuve extérieure pour se manifester, car elle est ce par quoi tout est manifesté. Une lumière qui n’éclaire pas est une

Dialectiques du témoignage

contradiction dans les termes. Il s’ensuit que le témoignage, en réfléchissant et en tamisant les éclats lumineux de la vérité, peut constituer, dans sa pauvreté même, un réceptacle de l’absolu : • →Augustin d’Hippone Tract. ev. Jo. 35,4.6 (sur Jn 8,13-14) « La Lumière se rend témoignage à elle-même : elle ouvre les yeux sains et elle est à elle-même son témoin pour se faire connaître. […] Le témoignage de la Lumière est donc vrai, qu’elle se montre elle-même ou qu’elle montre d’autres choses, puisque, sans la Lumière, tu ne peux pas voir la Lumière et que, sans la Lumière, tu ne peux pas voir quelque autre chose qui n’est pas la Lumière » (BA 73A,157.161). Le témoin n’est donc pas essentiel à la lumière. Il ne rend pas la vérité plus vraie. Le témoin humain existe en raison de la faiblesse des hommes qui vivent dans les ténèbres de l’ignorance. Pour éviter qu’ils ne se heurtent avec trop de violence à la clarté d’en haut, le Seigneur choisit des serviteurs qui diffusent sa vérité. Toutes ces raisons font que le témoignage est en deçà de la persuasion, car il ne cherche pas à persuader, et au-dessus d’elle, puisque c’est précisément cette absence de souci de persuader qui est persuasive. La vérité est suffisante, il n’est pas besoin d’en rajouter. Ainsi la vérité du témoignage n’est pas démontrable : elle se manifeste, de façon lumineuse, au travers de la parole du témoin qui la proclame. Cependant, même si le témoin est de moindre importance que la vérité qu’il véhicule, il reste à comprendre la façon dont on passe de l’auto-manifestation de l’absolu à la parole humaine constituée par le témoignage, à la proclamation d’une parole qui dit cet absolu et à la nécessité de porter cette parole dans le monde qui surgit. C’est le rapport du témoin à la vérité qu’il annonce, à son propre témoignage, qu’il faut à présent interroger. 2 — La parole donnée : témoignage et témoin Le témoignage est une parole exigée (donc au départ extérieure au témoin) Par l’événement • →Ricœur « Témoignage » « […] le témoin n’est pas quiconque s’avance et dépose, mais celui qui est envoyé pour témoigner. Par son origine, le témoignage vient d’ailleurs. » Phénoménologiquement, indépendamment de tout contexte religieux, le témoin est un envoyé. L’événement implique de lui-même, par son importance, une transmission. Il impose au témoin le devoir de transposer sur le plan des mots, l’expérience qu’il a vécue. Par le Christ • →Marion 2018 « La posture du témoin s’avère si essentielle au dé-couvrement, qu’elle marque la différence entre le diable, “l’homicide dès l’origine”, qui, “quand il dit le faux, parle de son fonds propre, parce qu’il est menteur” (Jn 8,44), et le Christ, qui, lui, ne parle pas de lui-même : “Les paroles que je vous dis, moi, je ne les dis pas à partir de moi” (Jn 14,10). Et ainsi le témoin peut aussi finir par dire la véritable signification, mais alors elle ne vient pas de lui et fait précisément

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apparaître le phénomène saturé à partir non d’un je intentionnel, mais de ce phénomène lui-même. K. Barth l’a très bien exposé : “Pourquoi et comment le témoin biblique a-t-il autorité ? En ceci et précisément qu’il ne revendique aucune autorité pour lui-même, et que son témoignage ne vise qu’à laisser un autre déployer lui-même par lui-même son autorité.” Pour se faire connaître, ce phénomène doit se faire reconnaître à partir de lui-même ; et pour se faire ainsi reconnaître à partir de lui-même, il faut qu’il parle de luimême, bref que la vérité se découvre en personne » (21). • →Ricœur « Témoignage » « Le témoignage n’est pas d’abord ce que l’homme fait quand il rend témoignage, mais ce que fait le Fils en manifestant le Père (Ap 1,2 parle de “témoignage [marturia] de Jésus-Christ”, comme synonyme de “révélation [apokalupsis] de Jésus-Christ”, Ap 1,1). Le pôle de témoignage est ainsi déplacé de la confession-narration vers la manifestation elle-même à quoi il est rendu témoignage. C’est le sens de : “Personne n’a jamais vu Dieu : le Fils est celui qui L’a fait connaître (exêgêsato)” (Jn 1,18) ; l’exégèse de Dieu et le témoignage du Fils sont la même chose. Du coup, le témoignage rendu par le disciple se règle, dans son intention profonde, sur le sens théologique du témoignage-manifestation, acte christique par excellence. Si Jean-Baptiste est témoin, ce n’est pas comme témoin de la Résurrection, au sens des premiers Évangélistes, mais en un sens moins historique et plus théologique de “témoin de la lumière” : “Il vint comme témoin, pour rendre témoignage à la lumière” (Jn 1,7) » (48). Cette parole reste toujours extérieure au témoin lorsqu’il la retranscrit, de façon descriptive Sans interprétation ? • →Alloa  « Paul Celan le résumait parfaitement dans ce vers déjà cité, tiré du poème Aschenglorie, “Gloire de cendres” : Nul ne témoigne pour le témoin (Celan Paul, Choix de poèmes. Réunis par l’auteur, trad. par Jean-Pierre Lefebvre [Poésie/Gallimard 326], Paris : Gallimard, 1998, 262-263). S’il doit avoir été présent au sens du inter-esse, de s’être trouvé engagé, le témoin ne doit poursuivre aucun intérêt personnel qui fausserait inévitablement sa perception. Situé, incarné, le témoin ne doit pourtant pas prendre parti, car c’est uniquement en vertu de son impartialité — le testis dérive de ter-stis, se tenir en tiers — qu’on pourra départager le dissensus des interprétations. En d’autres termes : on demande au témoin de ne pas interpréter ce qu’il restitue. On touche ici au point-limite de l’herméneutique, à un ininterprétable au cœur de l’interprétation. À un ininterprétable qui acquiert un statut quasi-transcendantal, serait-on tenté de dire, car il permet à l’interprétation de toucher à la chose dont elle traite et non à une autre interprétation » (104). Sans compréhension ? • →Marion 2018 « Le témoin voit et il voit indiscutablement, mais sans parvenir à inscrire l’intuition surabondante dans la synthèse (par recognition) du concept ou la constitution

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La passion selon saint Matthieu

(noématique) de la signification. Le témoin sait ce qu’il dit, très certainement et très sûrement, puisqu’il parle de ce qu’il a reçu par intuition (vue, audition, etc.) ; mais il ne comprend pas ce qu’il dit, puisqu’il ne peut l’unifier dans un concept complet, ni l’identifier dans une signification suffisante (propositio sufficiens). D’ailleurs, lorsque le témoin (au sens policier et juridique du terme) se trouve interrogé, ce qu’on lui demande de rapporter (et que le témoin sait sans le comprendre) sert à l’enquêteur pour comprendre autre chose que le témoin, autre chose que lui pressent, devine et d’abord cherche : le concept, la signification, le fin mot de l’affaire (le crime, le coupable, etc.). L’enquêteur tente de requalifier le phénomène saturé, qui a réduit le je au rang de témoin, en un phénomène objectivable, de droit commun, où un concept rendrait compréhensible la totalité de l’événement. Le témoin au contraire, dans la posture par exemple de l’aveugle de Siloë, constate et fait constater le fait intuitif de sa guérison (désormais, lui, l’aveugle de naissance, voit), mais sans en savoir l’origine ni la signification, et sans le prétendre jamais : “Et ils lui demandèrent : ‘Où est-il ?’ Il leur dit : ‘Je ne sais pas (ouk oida)’” (Jn 9,12). De même, tous les interlocuteurs de ce premier témoin, l’aveugle guéri, vont répétant qu’eux non plus ne le savent pas (ouk oidamen, Jn 9,21.30). Il s’agit là de la posture phénoménologiquement normale et inévitable que doit prendre tout je devant un phénomène saturé, surtout devant le phénomène saturé du type de l’événement, voire devant l’événementialité de tout phénomène saturé » (20). Le témoignage requiert cependant un engagement du témoin, une implication du sujet dans la parole Une parole concrète qui n’est ni symbolique… : • →Ricœur « Témoignage » « [Le symbole] manque — ou peut manquer — d’épaisseur historique ; son sens importe plus que son historicité. Comme tel il constitue plutôt une catégorie de l’imagination productrice » (37). … ni idéelle : • →Ricœur « Témoignage » « Cette marturia tôn ergôn (“témoignage des actions”) de la part du Christ lui-même, fait que le témoignage qui lui est rendu n’est pas témoignage à une idée, à un logos intemporel, mais à une personne incarnée. Jean, le chantre de la parole faite chair, ne pouvait entièrement dévier le témoignage vers une idée mystique et toute intérieure. Le témoignage “sur” la lumière est témoignage sur “quelqu’un” » (50). Une parole proclamée et assumée • →Ricœur « Témoignage » « […] le témoin ne témoigne pas sur des faits, isolés et contingents, mais sur le sens radical, global de l’expérience humaine ; c’est Jhavé lui-même qui s’atteste dans le témoignage. En outre encore, le témoignage est orienté vers la proclamation, la divulgation, la propagation : c’est pour tous les peuples qu’un seul peuple est témoin. Enfin cette profession implique un engagement total non

seulement dans des paroles, mais des actes et, à la limite, dans le sacrifice d’une vie » (44). Ce qui combine l’engagement et la concrétisation de la parole : le performatif • →Agamben Tempo « Le fait de croire dans son cœur ne signifie ni croire vrai ni décrire un état intérieur, mais concerne la justification, et seul le fait de professer dans sa bouche accomplit le salut. La parole de la foi, qui n’est ni une glossalie dénuée de sens ni une simple parole référentielle, accomplit son sens par sa simple profération. Il faut ici penser à quelque chose comme une efficacité performative de la parole de la foi, qui se réalise par sa prononciation même dans la proximité de la bouche et du cœur » (221). Sans être magique Pour autant, cette parole performative ne se mue jamais en propagande religieuse ou idéologique car elle ne cherche ni à séduire ni à captiver autrui. Bien que le témoignage ait pour fonction de susciter l’adhésion de celui qui le reçoit, il n’empêche pas la vérification. Il y a donc une éthique du témoignage : tous les moyens ne sont pas bons pour « faire croire » en ce dont on témoigne ; le mensonge ne peut servir la vérité. La vérification se fait en deux directions : • vers l’extériorité : pour autant que les faits se sont passés réellement, ils ont dû laisser au moins quelques traces, voire se manifester dans leur fécondité. • dans l’intériorité : pour autant qu’il s’agisse bien de l’heureuse-annonce, de l’Évangile proclamé, donateur de lumière, de vie, etc., il doit se manifester par ces dons. Les témoins relèvent de l’extériorité (ils parlent de ce qu’ils ont vu et entendu) et de l’intériorité (ils rendent compte de leur expérience). En découle une éthique de la réception du témoignage. À partir de quand est-il décent d’interpréter ou de remettre en question le témoignage ? On ne peut traiter le témoignage comme une simple source, renvoyant à une positivité, mais comme une trace, relevant d’une expérience qui, en tant que telle, est irrépétable. La parole du témoin n’est pas magique bien qu’elle fasse apparaître la réalité dont elle parle. Elle demande à être éclaircie, c’est-à-dire interprétée. Le récit rapporté par le témoin est un matériau brut sur lequel l’intelligence est sommée de venir ciseler des contours, distinguer des arêtes. Si effectivement la parole du témoin a tendance à se fondre avec la parole du Christ, car c’est le seul moyen de la rendre accessible, elles ne se confondent pas. Un peu comme pour les deux natures du Christ (l’humanité et la divinité), ces deux paroles sont distinctes sans être séparées. L’idéal du bon témoignage n’est donc pas la fusion (Jn 1,20), mais l’effacement (Jn 3,30 ; Ga 2,20). 3 — La parole prouvée : le témoignage en actes La spécificité du témoignage de foi est qu’il implique un engagement total du témoin, qui ne fait pas que livrer un message, mais qui se livre lui-même en prouvant par la sainteté de sa vie

Dialectiques du témoignage

ce qu’il annonce par sa parole. En faisant don de la révélation,  il se donne et devient lui-même une dimension de la révélation. Par les actes de l’homme La charité, dont le martyre est l’expression ultime, est dans l’homme ce qui renvoie le mieux au mystère de Dieu. Elle est la forme de vie qui rejoint tous les domaines de son existence. Dans l’Écriture, les tables de la Loi sont appelées témoignage (testimonia Dei). Le Seigneur demande à Moïse de les placer dans l’arche d’alliance, en dessous du propitiatoire. Lorsque les Juifs obéissent aux ordres divins, ils ne font pas qu’obéir à des ordres, ils pointent l’auteur de ces ordres. Ainsi les tables de la Loi sont le signe le plus intérieur de l’alliance, et le fait de s’y conformer atteste l’union entre Dieu et les hommes. Le NT réintroduit cette notion dans le commandement de l’amour qui accomplit la Loi, avec pour particularité de l’insérer dans la personne du Christ. Ce qui certifie la présence de Dieu dans le temple désormais charnel qu’est le Christ, est la loi d’amour et l’obéissance de ceux qui, à commencer par le Christ, décident de lui obéir. Dans l’Église, qui est le corps du Christ, et dans chacun des membres qui la composent réside la manifestation pratique de l’existence et de l’essence de Dieu : • →Chrétien « Témoigner » « L’expression de testimonia Dei désigne souvent la Loi et les Prophètes : les sermons [d’Augustin] sur le psaume 118 évoquent à maintes reprises en quoi scruter ces témoignages, c’est soi-même parcourir le chemin où nous deviendrons témoins à notre tour. Il ne s’agit pas de les étudier pour atteindre un savoir qui demeurerait extérieur à notre vie, mais pour “marcher sur le chemin du Seigneur”, en nous transformant nous-mêmes et en le cherchant de tout notre cœur. […] Pour nous engager sur les voies du témoignage, il faut d’abord que nous nous détournions de nos propres voies, qui sont d’injustice et d’étroitesse. Garder jusqu’au bout les témoignages de Dieu n’est rien d’autre que demeurer dans l’amour. Être témoin de Dieu, c’est en effet être témoin de l’Amour : et comment, sinon par l’amour lui-même et en aimant ? » (142). Le martyre est un témoignage d’amour, non parce qu’il est douloureux, mais parce qu’il se situe sur le plan de la parole et qu’il est le point culminant de la profession d’amour : • →Chrétien « Témoigner » « […] le témoignage du martyre ne consiste pas à rendre vrai ce pour quoi l’on donne sa vie, mais à se rendre soi-même vrai en ne craignant pas de donner sa vie pour la vérité. Tel est l’adage augustinien, répété en particulier dans la controverse donatiste : “Ce qui fait le martyre, ce n’est pas la peine mais la cause” (Martyres non facit poena, sed causa). […] L’histoire nous montre en effet qu’il n’y a pas d’injustice si monstrueuse qui n’ait trouvé des défenseurs prêts à mourir courageusement pour elle. […] Le martyre […] n’est pas d’un autre ordre que la parole ; il est la parole tenue, soutenue, jusqu’au bout » (146).

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Par les actes de Dieu Il choisit le témoin, et parle pour lui : • →Chrétien « Témoigner » « Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est le Dieu qui se manifeste par des témoins, par les témoins qu’il s’est choisi. Aussi bien y a-t-il une mutualité du témoignage, car Dieu est le témoin de ses témoins » (141) ; « La force du témoin lui vient donc toute entière de ce dont il témoigne ; et sa lumière est une lumière réfléchie et reçue, lunaire : il ne s’appuie pas sur lui-même, et ne se sait fort que de l’autre. […] Aussi la grâce du témoin est-elle d’effacement et de ductilité : il doit laisser faire de son existence l’ostensoir de ce qui n’est pas elle, de ce qui ne peut pas l’être. C’est pourquoi le témoin ne choisit pas : il est choisi et envoyé » (143). Dieu parle de lui en lui. Il se révèle lui-même comme lumière dans le témoin, tout en se laissant illuminer par le témoin. Dieu s’atteste lui-même dans la médiation humaine qu’il choisit. C’est le cas de Jean-Baptiste, paradigme du témoin : • →Chrétien « Témoigner » « Comme les Confessions le disent de l’âme humaine en général, Jean est celui qui rend témoignage à la lumière sans être lui-même la lumière. “Jean était donc une lumière, mais non pas la lumière véritable, puisqu’il était ténèbres avant d’être illuminé, et qu’il n’est devenu lumière que par son illumination” (→Augustin d’Hippone Tract. ev. Jo. 2,6, BA 71,185). Le Christ, comme lumière “illuminait donc lui-même celui par lequel il voulait être manifesté (demonstrari) […]. En proclamant qu’il était lui-même illuminé et éclairé, et non point celui qui illumine et qui éclaire, Jean fait connaître celui qui illumine, il fait connaître celui qui éclaire” (ibid. 2,7, BA 71,187) » (143). La révélation divine n’est donc pas directe. Elle passe par des hommes qui transmettent ce qu’ils voient et entendent. Ce choix peut déconcerter car il apparaît comme un détour. Mais, tout bien réfléchi, ces chemins de traverse que Dieu emprunte traduisent le souci qu’il a de s’adapter à l’intelligence humaine, incapable de fixer la lumière sans sourciller. Comme dans le mythe de la caverne de Platon, le soleil éblouit plus qu’il n’accroît la visibilité du réel. La lumière est donc forcée, pour se manifester, de se diviser, de prendre des formes plus accessibles, comme celle d’une lampe. L’image de la lampe est celle qu’emploie Augustin, évoquant, une fois de plus, le témoignage de Jean le Baptiste : • →Augustin d’Hippone Serm. 293,4 « C’est un grand témoignage que le Christ se rend à lui-même, mais pour des yeux chassieux et malades, le jour n’atteste que peu de chose sur lui-même. Les yeux malades ont peur du jour, mais ils supportent une lampe. C’est pourquoi le jour qui devait venir a envoyé en avant de lui une lampe (lucernam). »

Dispensationialisme Le dispensationalisme est, avec la théologie de l’alliance (appelée aussi théologie fédérale ou théologie des alliances) et la théologie de la nouvelle alliance, un des trois grands systèmes théologiques protestants. Il est surtout connu à cause de son eschatologie, sa doctrine de la fin des temps, qui le distingue nettement des autres courants chrétiens. C’est essentiellement cette doctrine eschatologique qui sera présentée ici. Histoire Élaboré au 19e s. par John Nelson Darby (1800-1882), il a connu un grand succès dans le monde anglo-saxon et particulièrement en Amérique du Nord, où il imprègne désormais la culture populaire. D’après une étude publiée en 2011, on estime que 40 millions de Nord-Américains (États-Unis et Canada) adhèrent aujourd’hui à cette doctrine. Ce succès est notamment dû à la large diffusion de la Scofield Reference Bible. Publiée par les Presses universitaires d’Oxford, cette Bible a été élaborée par Cyrus Scofield (1843-1921). Celui-ci a pris le texte de la King James Version, auquel il a ajouté un double système de notes, sur les côtés et en pied de page, véhiculant une lecture dispensationaliste des textes bibliques. Cette Bible a été abondamment diffusée dans les milieux protestants conservateurs, toutes dénominations confondues. Étymologie Le terme « dispensationalisme » vient de dispensatio, qui est la traduction latine du terme grec oikonomia, que l’on peut traduire par « administration ». Une dispensation désigne les conditions particulières des relations entre Dieu et l’humanité durant un temps donné. Chaque dispensation inclut des règles à respecter et un jugement en cas de désobéissance. Théologie La majorité des dispensationalistes distingue sept dispensations au cours de l’histoire, mais ce découpage précis n’est pas obligatoire. Les sept dispensations généralement retenues sont les suivantes : • (1) l’innocence (Gn 1,3-3,6), • (2) la conscience (Gn 3,7-8,14), • (3) le gouvernement civil (Gn 8,15-11,9), • (4) le règlement patriarcal (Gn 11,10-Ex 18,27), • (5) la Loi mosaïque (Ex 19,1-Ac 1,26), • (6) la grâce (Ac 2,1-Ap 19,21), • (7) le millénium (Ap 20,1-15). Certains en proposent plus, d’autres moins. Mais, surtout, ce n’est pas cette division de l’histoire en différentes périodes qui est décisive pour le rattachement à ce courant. Le dispensationalisme repose sur trois points fondamentaux, dont découlent ensuite toutes les autres croyances :

• (1) la revendication d’une lecture littérale de la Bible, • (2) une séparation stricte entre Israël et l’Église, Israël étant assimilé au judaïsme actuel, • (3) une insistance sur la différence entre le salut des hommes et la gloire de Dieu. Ces trois points conduisent les dispensationalistes à considérer qu’il y a deux peuples appelés, Israël et l’Église, avec deux vocations différentes. L’Église a une vocation spirituelle, tandis qu’Israël a une vocation terrestre. Pour les dispensationalistes, l’Église n’est qu’une « parenthèse » dans l’histoire humaine, un terme souvent employé par les théologiens dispensationalistes. Le vrai but de cette histoire terrestre est la réalisation du royaume d’Israël. Ils s’appuient pour cela sur différents textes issus de l’AT et du NT. Constatant que beaucoup de promesses et de prophéties concernant Israël ne se sont pas accomplies littéralement dans le passé, ils attendent leur accomplissement futur. Cela concerne notamment la possession du « grand Israël » (Gn 15,18) et la reconstruction du troisième Temple (Ez 40-48). Visions de la fin des temps (eschatologie) En dépit des éventuelles variantes dans le décompte des différentes dispensations, tous les théologiens dispensationalistes s’accordent sur le fait que nous sommes actuellement dans la dispensation de la grâce et que nous allons passer de manière imminente à la dispensation du millénium, dernière des dispensations terrestres. En effet, le dispensationalisme est une doctrine millénariste, c’est-à-dire qu’elle considère que Jésus reviendra physiquement sur terre pour instaurer un règne terrestre de 1  000 ans (le millénium). Selon cette doctrine, les événements de la fin des temps se dérouleront de la manière suivante : • (1) Enlèvement de l’Église (rapture en anglais, 1Th 1,10 ; 4,14-17). L’Église sera alors pour toujours avec le Seigneur. • (2) Grande Tribulation (Dn 9,22-27). Instauration d’une dictature mondiale qui persécutera les croyants qui se seront convertis après l’enlèvement. • (3) Parousie. Retour visible du Seigneur Jésus, qui apparaîtra en gloire pour juger le monde (Za 14,4 ; Ap 19). • (4) Millénium (Ap 20,4). Règne terrestre du messie, qui implique la renaissance du royaume d’Israël (Za 14) et la restauration du Temple de Jérusalem (Ez 40-48). C’est durant ce millénium que doivent s’accomplir toutes les prophéties de l’AT qui n’ont pas été accomplies auparavant. • (5) Jugement dernier (Ap 20,11-15). Disparition des cieux et de la terre que nous connaissons actuellement (2P 3,7.10). Création de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre, c’est « l’état éternel » (Ap 20,11 ; 21,1).

Dispensationialisme

Rapports avec le sionisme chrétien Le dispensationalisme est souvent associé au →sionisme chrétien, pourtant ce rapport ne va pas de soi. Darby lui-même était séparatiste, c’est-à-dire qu’il pensait qu’un chrétien ne doit pas se mélanger avec le monde (les non-chrétiens et les faux chrétiens), ni se mêler des affaires qui y ont cours. Cette attitude le conduisait à rejeter toute entreprise politique. Pour lui, le chrétien ne devait se soucier que de sa sanctification personnelle. De plus, le retour des Juifs en Palestine ne devait s’effectuer qu’après l’enlèvement de l’Église.

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Toutefois, lors de son implantation aux États-Unis, cette doctrine a été quelque peu modifiée par ceux qui y adhèrent. Au lieu de se séparer des Églises existantes, comme le souhaitait Darby, les chrétiens américains ont adopté ses idées sur la fin des temps tout en restant dans leurs dénominations respectives. Or, ces différentes Églises américaines avaient l’habitude de s’impliquer en politique. C’est cette implantation en sol américain qui a causé le passage du quiétisme (attente passive de la réalisation des prophéties) à l’activisme (action politique en vue de réaliser ces prophéties), qui constitue un des moteurs du sionisme chrétien.

Dom Calmet (-), un bibliste trop oublié du temps des « Lumières »

(Gilles Banderier) Dans son catalogue des théologiens catholiques, Hugo Hurter signale qu’au 18e s. inter exegetas primum locum meret Augustinus Calmet (Nomenclator literarius theologiae catholicae, 3e éd., Innsbruck : Wagner, 1910, vol. 4, col. 1418). Plus récemment, François Dupuigrenet-Desroussilles a formulé une observation analogue : « Pour la plupart des auteurs français du XVIIIe siècle, la Bible, c’est d’abord dom Calmet » (Dieu en son royaume. La Bible dans la France d’autrefois, Paris : Bibliothèque nationale et Cerf, 1991, 22a). Ces deux remarques justifient la place donnée à ce savant bénédictin. Biographie Formation Antoine Calmet naquit le 26 février 1672, en Lorraine. Ses parents étaient de condition modeste et il dut à une âme charitable de pouvoir étudier au prieuré de Breuil et à l’université de Pont-à-Mousson. Il rejoignit les rangs de l’ordre bénédictin, prit l’habit à seize ans et choisit le prénom d’Augustin. Le 23  octobre 1689 eut lieu sa profession de foi. Ses supérieurs l’envoyèrent à l’abbaye de Munster, où il suivit l’enseignement destiné aux jeunes moines possédant de grandes dispositions intellectuelles : un an d’humanités, un an et demie de philosophie, trois ans et demie de théologie scolastique et un an de théologie positive. Il ajouta à ce cursus chargé deux autres matières : le grec et l’hébreu. Fonctions Ordonné prêtre le 1er mars 1696, il retourna en Lorraine et, de 1696 à 1704, vécut à l’abbaye de Moyenmoutier, où il approfondit son étude de l’histoire sainte et enseigna à son tour. De 1704 à 1706, il retourna à Munster, exercer les fonctions de sousprieur et de bibliothécaire. Il en profita pour composer d’autres livres, et fut envoyé à Paris (1706-1716). En juillet 1716, il retourna à Moyenmoutier, où il tint la bibliothèque. De 1718 à 1723, il fut abbé de Saint-Léopold, à Nancy, puis il s’établit à Lay-Saint-Christophe, avant d’être élu en 1728 abbé de Senones. Jusqu’à sa mort, et à l’exception de quelques voyages, il vécut dans cette abbaye, qu’il administra avec sagesse, continuant de composer des livres et d’aider son prochain. Il refusa les offres du pape, qui voulait le nommer évêque ou le créer cardinal. Fin de vie À une époque où les « philosophes » vilipendaient les moines, dom Calmet fut la parfaite incarnation des vertus bénédictines, tant au point de vue intellectuel qu’au point de vue moral. Esprit d’une curiosité insatiable et d’une érudition encyclopédique, véritable polymathe de la Renaissance en plein siècle des

Lumières, il accueillit Voltaire, qui s’installa pendant trois semaines de l’été 1754 entre les murs de l’abbaye de Senones. Dom Calmet mourut le 25 octobre 1757. Son corps fut inhumé sous une dalle, dans l’église de Senones. Il s’y trouve toujours, mais dans un tombeau élevé, fruit de la piété du 19e s. Œuvre Ampleur On ne connaît plus guère dom Calmet que comme historien de sa province natale et comme auteur d’un traité sur les vampires. Or, parmi son impressionnante bibliographie, il est un ensemble qui occupe une place prédominante, ne serait-ce que par ses dimensions : le Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, que dom Calmet rédigea de 1696 à 1706 dans la studieuse quiétude des abbayes de Moyenmoutier et de Munster. Cette œuvre considérable fut bien accueillie et, dès 1714, une nouvelle édition roulait sous les presses, puis une troisième, de 1724 à 1726, sous la forme de majestueux in-folio. Ces trois éditions connurent un bon débit et ornèrent de nombreuses bibliothèques, jusqu’à la fin du 19e s., après que Laurent-Étienne Rondet eut tiré des commentaires de dom Calmet (et non sans leur faire subir des modifications) la matière des notes de sa Sainte Bible, dite également, selon les éditions, Bible de Vence, d’Avignon ou « de dom Calmet ». Deux siècles après la parution du Commentaire littéral, on trouve des jugements favorables dans les Dictionnaire apologétique de la foi catholique de Jaugey et d’Alès. Dom Calmet avait complété le Commentaire littéral par un volume de Nouvelles dissertations, recueil rassemblant les mémoires qui n’avaient pu prendre place dans les différents volumes déjà parus. Sans demander l’avis de l’auteur, un éditeur avignonnais eut l’idée frauduleuse de réimprimer à part (et mal) le corpus des dissertations (1715). Dom Calmet reprit son bien et donna en 1720 trois tomes de Dissertations qui peuvent servir de prolégomènes de l’Ecriture sainte, fascinant recueil de curiosités bibliques. Éditions des commentaires bibliques • Commentaire littéral sur l’évangile de saint Matthieu, Paris : Pierre Emery, 1715. • Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, 2e éd. en 1714, 3e éd. de 1724 à 1726. • Nouvelles dissertations importantes et curieuses, sur plusieurs questions qui n’ont point été traitées dans le « Commentaire littéral… », Paris : Pierre Emery, 1720. • Dissertations qui peuvent servir de prolégomènes de l’Écriture sainte, 3 vol., Paris : Pierre Emery, 1720.

Dom Calmet (-), un bibliste trop oublié du temps des « Lumières »

Présentation L’entreprise de dom Calmet est un pur produit des académies savantes instituées dans les abbayes de la congrégation bénédictine de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe, à laquelle appartenaient Moyenmoutier, Munster et Senones. Ces académies avaient mis au point des méthodes originales de division du travail intellectuel, et ce fut avec l’aide d’autres moines que dom Calmet réalisa son Commentaire. Tous les volumes possèdent un plan identique. La page est divisée en trois parties : en haut à gauche, le texte latin de la Vulgate ; en haut à droite, la traduction française de Le Maistre de Sacy (retouchée) ; le reste de la page étant occupé par le commentaire proprement dit. Certains points, qui exigent des développements, sont traités dans des « dissertations » placées au début de chaque volume : • Édouard de Bazelaire, « Dom Calmet et la congrégation de Saint-Vanne » : « […] dom Calmet, comme dissertateur, dépasse ses devanciers, et n’a pas d’égal dans ce genre dont il est le père. Il y montre une supériorité due à ses vastes études. Embrassant l’ensemble de la Révélation, il appelle à lui rendre témoignage toutes les sciences tributaires de la gloire de Dieu. Son érudition est abondante et sûre, sa critique solide. Ses recherches sont toujours l’inépuisable mine où il faut recourir » (Le Correspondant, 1845, 718). Méthodologie Dans le titre du grand œuvre de dom Calmet, le mot le plus important est l’adjectif littéral. La tradition veut en effet qu’un même passage de la Bible puisse être lu de plusieurs manières et, très tôt, l’on avait dégagé quatre sens de l’Écriture, quatre méthodes d’interprétation : • le sens littéral ou historique, • le sens moral ou anthropologique, • le sens allégorique ou christologique, • le sens anagogique ou eschatologique. Des quatre méthodes, dom Calmet a choisi la première, qui serre au plus près la lettre du texte biblique. Voltaire adressa à dom Fangé un quatrain en guise d’épitaphe de l’érudit bénédictin : • Voltaire, Lettre du 1er décembre 1757(?) (Besterman D.7488) « Il serait difficile, monsieur, de faire une inscription digne de l’oncle et du neveu. Au défaut de talent, je vous offre ce que me dicte mon zèle : “Des oracles sacrés que Dieu daigna nous rendre, / Son travail assidu perça l’obscurité : / Il fit plus ; il les crut avec simplicité ; / Et fut par ses vertus digne de les entendre.” Il me semble au moins que je rends justice à la science, à la foi, à la modestie, à la vertu de feu monsieur dom Calmet mais je ne pourrai jamais célébrer ainsi que je le voudrais sa mémoire qui me sera infiniment chère. » Il est probable que Voltaire a glissé dans le troisième vers un grain de sel, une allusion au soin que mit dom Calmet à défendre l’interprétation littérale de la Bible ; mais, pour un ecclésiastique, croire la Bible « avec simplicité » ne devrait pas être un défaut. L’intérêt du Commentaire littéral, en plein siècle des Lumières, réside précisément dans le fait qu’il tend

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à écarter toute interprétation symbolique ou allégorique. Dom Calmet est convaincu que presque tout ce qui se trouve exposé dans les Écritures s’est effectivement produit, ce qu’il faut prouver grâce à la raison et aux ressources qu’elle offre (philologie, mais également sciences « dures » et profanes). Ce parti pris interprétatif est l’une des clefs qui permet de comprendre les attaques récurrentes que Voltaire dirigea contre l’abbé de Senones. Car les deux hommes eurent en commun d’être des lecteurs passionnés de la Bible. Succès Le succès du Commentaire littéral procédait en grande partie de trois qualités distinctes : • En premier lieu, il s’agissait du premier grand commentaire de la Bible au point de vue catholique et en français, à une époque où la diffusion de la langue française atteignait sa plus grande extension. • En second lieu, ce commentaire était et demeure d’une consultation enrichissante, car dom Calmet connaissait tout ce qui avait été écrit sur la Bible, des premiers Pères de l’Église jusqu’à la fin du 17e s., en passant par les apologistes et les rabbins. Dans le Siècle de Louis XIV, Voltaire a inséré une notice sur dom Calmet et formulé ce jugement ambigu : « Rien n’est plus utile que la compilation de ses recherches sur la Bible. Les faits y sont exacts, les citations fidèles. Il ne pense point, mais en mettant tout dans un grand jour, il donne beaucoup à penser » (Moland Louis [éd.], Œuvres complètes de Voltaire, vol. 14, Paris : Garnier, 1878, 48 ; Pomeau René [éd.], Voltaire : Œuvres historiques [Bibliothèque de la Pléiade 128], Paris : Gallimard, 1957, 1145). • En dernier lieu, il faut noter la relative neutralité de dom Calmet dans les querelles confessionnelles de son époque, malgré les sympathies jansénistes qui troublèrent le SaintOffice. Loin des polémiques, dom Calmet pratiqua une exégèse assez proche de celle qu’avait développée, dans le domaine talmudique, Chlomo Itzhaki, dit Rachi, qui rapporte souvent les différentes explications possibles pour un même passage, sans prendre parti et sans hésiter à avouer parfois son ignorance. Dom Calmet occupe une position « de crête » : il a pris en compte les acquis de l’exégèse biblique, notamment la méthode historique-critique, telle qu’elle commence à se développer à partir de Richard Simon et de Spinoza ; il en devine probablement les dangers (qui se manifesteront dès son époque) et il essaie, non d’en limiter la portée, mais d’empêcher qu’elle ne fasse trop de dégâts. Dom Calmet ne cherchait pas à rompre des lances contre d’autres chrétiens. Ses adversaires déclarés étaient les athées ou les « philosophes », comme Spinoza et ses disciples. Par une profonde ironie de l’histoire, Voltaire devra l’essentiel de son érudition biblique, patristique et rabbinique (dont il fit l’usage que l’on sait ou que l’on préfère oublier, notamment les fréquentes saillies antisémites) au Commentaire littéral, qu’il utilisera à des fins bien éloignées des visées de l’auteur.

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La passion selon saint Matthieu

La dette de Voltaire envers dom Calmet Voltaire et la Bible Aucun livre n’a plus influencé Voltaire que la Bible ; aucun ne lui a inspiré plus d’ouvrages. Mais il la considère comme un roman, un recueil de contes orientaux, à l’instar des Mille et une nuits, en moins bien, puisque l’AT a été composé par des Juifs, qu’il exècre. En aucun cas, il ne veut ni ne peut admettre que la Bible dise vrai et raconte des histoires qui se sont effectivement produites. De là procèdent les annotations rageuses dont il crible les marges des livres de dom Calmet, qui figuraient dans sa bibliothèque. C’est après la mort de dom Calmet, et en pillant ses ouvrages, que Voltaire mènera à bien ses grandes entreprises de critique de la Bible, avec les Questions sur l’Encyclopédie, commencées en 1770 et parfois incorporées au Dictionnaire philosophique, ou avec La Bible enfin expliquée (1776). Voltaire et dom Calmet On ne dira jamais assez la dette de Voltaire envers les ouvrages de dom Calmet. Elle éclatait d’ailleurs aux yeux de ses contemporains. • Commentant la publication du Dictionnaire philosophique, Charles de Brosses écrivait (lettre à Charles-Catherine Loppin, 31 décembre 1764) : « Il y a, à travers des folies et des disparates, des choses bien vues et bien exprimées […], mais d’ailleurs communes et que tout le monde sait ; il passe sa vie à lire le commentaire de Calmet, où il prend son érudition et ajuste ses épigrammes. » • Nicolas-Sylvestre Bergier, Apologie de la religion chrétienne, contre l’auteur du « Christianisme dévoilé », et contre quelques autres critiques : « Aujourd’hui l’on puise dans une source plus facile : on extrait les difficultés contre les Livres Saints dans les Commentaires de dom Calmet, en laissant toujours de côté les réponses. Voilà le grand art par lequel on multiplie les livres, on étale de l’érudition à peu de frais, on éblouit les ignorants » (Paris : Humblot, 1769, vol. 1, 336). Quant à cette remarque de l’abbé Bergier, elle ne vise pas le seul baron d’Holbach. • L’abbé Antoine Guénée, dans ses Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais, à M. de Voltaire (1769), rappellera à plusieurs reprises tout ce que le philosophe doit à l’abbé de Senones : « Nous ne voyons en tout cela rien que de vrai, ou du moins de vraisemblable, rien que vos lecteurs ne pussent apprendre, et que vous n’ayez très probablement appris vous-même dans le Commentaire de dom Calmet » ; « Il n’est guère de difficultés, Monsieur, que vous proposiez avec plus de confiance contre nos livres saints, que celles que

vous tirez de quelques calculs qu’on y trouve. Elles ne sont pourtant ni triomphantes, ni neuves. Il ne vous a pas fallu, pour les trouver, faire de grandes recherches, ni feuilleter les Woolston et les Tolland, les Bolingbroke et les Collins, etc. Deux ou trois commentateurs, Calmet seul, votre ancien maître, a pu vous les fournir. Les copier, les assaisonner de quelques plaisanteries, et supprimer les réponses, c’est tout ce que vous avez eu à faire » (Versailles : Lebel, 1817, 501.507-508). Comme on peut s’en assurer en examinant sa bibliothèque à Saint-Pétersbourg, Voltaire possédait de nombreux ouvrages de dom Calmet : le Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament (1707-1716), les Nouvelles dissertations importantes et curieuses, sur plusieurs questions qui n’ont point été traitées dans le « Commentaire littéral… » (1720), les trois volumes des Dissertations qui peuvent servir de prolégomènes de l’Écriture sainte (1720 également), le Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible (1730) et le très controversé Traité sur les apparitions des esprits (1751). Il les a lus de près, ponctuant les marges de remarques à l’adresse de l’auteur : « faquin », « imbécile », « ah pauvre Calmet » ou « Misérable tu regardes l’histoire de l’univers comme un petit préliminaire aux contes bleus d’une horde de voleurs [c.-à-d. les Juifs] ». Bibliographie Bardy Henri, « L’Académie de Moyenmoutier », Bulletin de la Société philomatique vosgienne 17 (1891-1892) 312-315 ; Besse Jean-Martial, « Le Bénédictin Augustin Calmet et sa méthode de travail », Revue du clergé français (15 décembre 1897) 130144 ; Digot Auguste, « Notice biographique et littéraire sur dom Augustin Calmet », Mémoires de la Société d’archéologie lorraine (1860) 5-157 ; Godefroy Jean-Ernest, Bibliothèque des bénédictins de la Congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe (Archives de la France monastique 29), Ligugé et Paris : Picard, 1925, 33-42 ; Marsauche Patrick, « La musique guérit les mélancolies. Étude sur le Commentaire de dom Calmet », dans Tardieu Michel (éd.), Les règles de l’interprétation (Patrimoines : religions du Livre), Paris : Cerf, 1987, 195-207 ; Marsauche Patrick, « Présentation de Dom Augustin Calmet (1672-1757), Dissertation sur les Possessions du Démon », dans Armogathe Jean-Robert (éd.), Le Grand Siècle et la Bible (Bible de tous les temps 6), Paris : Beauchesne, 1989, 233-253 ; Nourry Émile, « La Bible et la critique catholique au XVIIIe siècle. Les idées de dom Calmet », Annales de philosophie chrétienne 37 (1897-1898) 184-197 et 334-351.

Éons (âges, mondes, univers ou siècles) dans l’eschatologie juive

Les termes M : ‘ôlām, G : aiôn et V : saeculum, diversement traduits comme « siècle », « éternité » ou « monde », structurent la poétique de la →temporalité divine dans les Écritures. Ils cherchent à désigner une « durée », ou un « espace-temps », qui passe la mesure humaine. Origines d’une division bipartite de l’espace-temps dans la littérature apocalyptique L’eschatologie juive ancienne considérait le présent et l’avenir messianique comme deux phases de la même temporalité. Peu à peu, cependant, apparurent des divisions dans le temps qui affectèrent la conception de la temporalité elle-même. La distinction entre deux âges, éons, mondes, univers ou siècles, et la division de l’histoire en « âge présent » et « âge à venir » trouvent leur origine : • peut-être dans les descriptions de la génération du désert de Dt 1,35 ; 32,5 ; • certainement dans les visions de Dn 2,44 ; 7,23-27. La →littérature apocalyptique instaura une rupture entre les deux éons : • Le temps présent, « l’éon d’iniquité » (→1 Hén. 48,7), « est souillé de péchés » (→2 Bar. 44,9) ; il doit s’effacer devant le nouvel éon de sainteté et de bonheur où les justes seront récompensés (→2 Bar. 15,7-8). Ce temps de la malice est régulièrement dénoncé dans les mss. de la mer Morte : →CD-A 6,10.14 ; 12,23 ; 15,7 ; →1QpHab 5,7-8 ; 4Q215. • Les expressions « cet éon » (praesens saeculum) et « l’éon futur » (futurum/venturum saeculum) désignent deux grandeurs opposées. Le terme éon finit par se confondre avec celui de cosmos : • →4 Esd. 7,50 affirme que Dieu a créé non pas un éon, mais deux. Le premier, « le mauvais éon », s’étend de la création jusqu’au « jour du jugement » ; il est donc limité de part et d’autre. L’éon à venir commence au « jour du jugement » et ne connaîtra pas de fin (→4 Esd. 7,113) ; c’est pourquoi on l’appelle « le grand éon » ou « l’éon sans fin » (→2 Hén. 50,2 ; 61,2 ; →4 Esd. 7,13). Les auteurs du NT se situent dans ce développement : comme Paul, ils découvrent en Jésus, en particulier dans sa mort et sa résurrection, l’arti-

culation entre les deux âges, les indices ou gages de l’âge à venir, cachés dans l’âge présent, y étant expérimentés par la foi et l’expérience concrète de mort et de résurrection faite par le disciple de Jésus. • Le temps présent est « cet éon » (Mt 12,32 ; Lc 16,8 ; Rm 12,2 ; 1Co 1,20 ; etc.). • S’y oppose « l’éon futur » (Mt 12,32 ; Mc 10,30 ; Ep 1,21). • Le Christ a arraché les fidèles à ce méchant éon (Ga 1,4) et il leur a fait goûter les bienfaits de l’éon futur (He 6,5). • L’éon futur a déjà commencé dans l’éon présent : la vie des « fils de cet éon » diffère de la vie de ceux « qui ont été jugés dignes d’avoir part à l’autre éon » (Lc 20,34-35 ; cf. 2Tm 4,10). • L’éon futur est en fait identique au →« royaume de Dieu », ou « des cieux ». Cette division du temps a laissé son empreinte dans l’expression in saecula saeculorum conservée dans la liturgie latine. La littérature rabbinique connaît les deux éons de la littérature apocalyptique. • →m. ’Abot 2,7 : Siméon ben Shetah (fl. 90-70 av. J.-C.) et Hillel (fl. 20 av. J.-C.) font allusion aux deux âges. C’est après la destruction du Temple que se développe une mystique scrutant l’articulation des deux mondes (‘ôlāmîm) : hā‘ôlām hazzê (« cet éon-ci » : le monde présent) et hā‘ôlām habbā’ (« cet éon-là » : le monde à venir). • Originairement la formule ‘ad ‘ôlām fut dit dans les bénédictions, puis elle fut redoublée en ‘ad ‘ôlām ‘ôlāmîm (« pour les siècles des siècles »), en opposition aux contempteurs de la foi en la résurrection et en l’existence d’un autre monde. Le « monde à venir » est parfois rapproché de la « royauté des cieux » (malkût haššāmayim), souvent à partir d’une exploration du mystère de l’« œuvre du char » (ma‘ăśê merkābâ — fondé sur l’exégèse de la vision d’Ez 1) ; cf. →t. Pe’a 4,18 ; →Gen. Rab. 2,7. L’éon à venir a déjà commencé, du moins à certains points de vue, avant la fin du monde. L’effort rabbinique pour intégrer le concept ancien des derniers temps comme « jours du messie » dans le cadre de la doctrine des deux âges, en particulier sous forme d’une attente de la royauté céleste, suggère qu’ils sont alors compris comme se succédant dans le temps.

Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? Du fait que, dès la génération des évangélistes, on peut penser que →la dernière Cène fut un repas pascal, plusieurs exégètes du 20e s. bien intentionnés cherchèrent dans le rituel (Haggada) du repas pascal (Seder) — tel qu’ils le voyaient pratiqué dans les familles juives chaque année — les gestes et moments que Jésus aurait assumés et interprétés lors de sa dernière Cène (cf. Jeremias Joachim, Die Abendmahlsworte Jesu, 4e éd., Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1967). De telles recherches négligeaient cependant que ce rituel juif pourrait bien être plus récent que la Cène qu’il était censé expliquer (cf. →Pâques juives : 6). En effet, la Haggada est peutêtre née d’un dialogue avec l’interprétation chrétienne de la fête liturgique. Certains savants voient en plusieurs de ses composantes les plus anciennes des réactions qui rejettent l’interprétation chrétienne. En voici quatre relevées par Yuval Israël (Two Nations in Your Womb: Perceptions of Jews and Christians in Late Antiquity and the Middle Ages, trad. par Harshav Barbara et Chipman Jonathan, Berkeley CA : University of California Press, 2006). 1 — Faire pièce aux « paroles de consécration » ? Les paroles de rabbi Gamaliel rapportées en →m. Pesaḥ. 10,5 et incluses dans la Haggada « quiconque ne dit [c.-à-d. explique] pas les trois choses suivantes pendant [la nuit de la fête de] Pesah n’a pas rempli son devoir. Et ce sont : le sacrifice de Pesah, le pain azyme et les herbes amères », suivies d’une interprétation allégorique des aliments de la Pâque en fonction de l’Exode (→Typologie pascale de la proclamation évangélique), insistent sur l’interprétation juive de la fête comme pour dénier une interprétation alternative (celle des judéo-chrétiens ? *juiMt 26,26b.27a.29a ; *juiMt 26,26c). Cela résonne fort comme une « déclaration de foi dans l’interprétation juive de la fête, et par implication [le refus de] l’interprétation chrétienne alternative » (Yuval Israël, op. cit., 74-75 ; cf. Sulzbach Abraham, “Die drei Worte des Seder-Abends,” Jeschurun 4 [1917] 216-219 ; Fisher Shalom Y., “Three things,” Ha-Tzofeh le-hokhmat Yisrael 19 1926] 238-240 [en hébreu] ; Goldschmidt Daniel, Hagaddah shel Pesaḥ, Jerusalem : Bialik Institute, 1960, 52). 2 — Mettre à distance toute figure médiatrice entre Dieu (unique sauveur) et les hommes L’histoire de l’Exode racontée dans la Haggada est un midrash de Dt 26,5-8, alors que commenter le récit d’Ex 12 aurait été

plus naturel. Mais en Dt 26,5-9, le rôle du personnage de Moïse est mis en sourdine, en même temps que la voix divine répète le Leitmotiv « C’est moi, et non pas un messager, c’est moi qui suis le Seigneur ! » Ne serait-ce pas une façon d’éviter l’utilisation du personnage de Moïse comme type du Christ que faisaient les judéo-chrétiens ? 3 — Insister sur l’histoire ancienne Vers la fin de son midrash sur l’Exode, la Haggada fait allusion aux « signes et prodiges » du jour du Seigneur de Jl 3,2-4. Or, le récit judéo-chrétien de la mort de Jésus cite lui aussi Jl (*refMt 27,51c-53). De même Dt 4,34, cité auparavant dans la Haggada, est également évoqué dans les événements de la Pentecôte de Ac 2,1-21. Les auteurs de la Haggada ne s’efforceraient-ils pas d’identifier les signes de la délivrance future à ceux du passé le plus lointain pour éviter leur identification  à  un événement récent ? Alors que les judéo-chrétiens troublent la mémoire de l’Exode en racontant la récente passion de Jésus (peut-être en écho à Jr 23,7-8 ; 31,10), il s’agirait d’insister sur le fait que c’est l’Exode, non la passion, qui demeure le prototype de la délivrance attendue. 4 — Mettre à distance l’allégorisation christique des rites Les judéo-chrétiens interprétèrent très tôt l’agneau pascal d’Ex 12 comme un type de Jésus qui sauve le monde par son sang (cf. les homélies quartodécimanes). L’identification négative du sacrifice pascal avec Ésaü (cf. →PRK 5,18-19) ne contredirait-elle pas l’identification positive qu’en font les judéo-chrétiens avec la croix du Christ ? De plus, les précisions sur la manière de rôtir l’agneau en →m. Pesaḥ. 7,1 invitent à le faire cuire la tête en bas, contrairement aux coutumes plus anciennes (→y. Pesaḥ. 7,1 [34a]). C’est peut-être une manière d’éviter l’analogie entre la cuisson de l’agneau et la crucifixion, dont →Justin le Martyr Dial. 40,1-3 témoigne déjà. Plus tard, même le symbole du levain sera inversé : la destruction du levain serait interprétée comme promesse de l’élimination future des païens (cf. →Tg. Esth. II 3,8) et peut-être aussi celui de l’ʾapîqômān (*juiMt 26,26a pain). Ainsi, pour expliquer la naissance des rites eucharistiques, il vaut peut-être se tourner vers d’autres →hypothèses historiques, ou plutôt rituelles (→De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes), que celle de l’emprunt à un Seder pascal anachronique.

Eucharistie : ses divers noms La richesse du rite né du dernier repas de Jésus (mis en série avec sa mort et sa résurrection) s’exprime dans les multiples noms qu’il a reçus au fil de la tradition (→CEC 1328-1332). Eucharistie Par synecdoque, à partir des mots eucharisteô (Lc 22,19 ; 1Co 11,24) et eulogeô (Mt 26,26 ; Mc 14,22), rappelant les bénédictions juives de la table, qui proclament les œuvres de Dieu : création, rédemption et sanctification (*litMt 26,27a rendu grâce), c’est une « action de grâces » à Dieu. Jésus ne s’en est probablement pas tenu aux bienfaits de la création et de l’histoire du salut dans l’ancienne alliance ; il a pu remercier le Père pour son « exaltation », montrer les promesses réalisées en lui-même, la bonne nouvelle annoncée au monde, l’alliance qu’il instaurait en son propre sang, la signification salvifique de sa mort et de sa résurrection. L’objet du « mémorial » ou « anamnèse » de Jésus était tout ce que Dieu avait accompli par lui en faveur des croyants. Les autres formules de bénédiction et d’action de grâces conservées dans les évangiles sont révélatrices. Repas Instituée au cours d’un repas, en en reprenant les gestes, l’Eucharistie a gardé la forme générale du repas. Mais celui-ci se retrouve singulièrement enrichi : • →Benoît XVI Sacramentum 11 « Jésus insère son novum [“révolutionnaire”] radical au sein de l’antique repas sacrificiel juif. Pour nous chrétiens, il n’est plus nécessaire de répéter ce repas. Comme le disent justement les Pères, figura transit in veritatem [“la figure ou préfiguration s’est transformée dans la vérité ou réalité”] : ce qui annonçait les réalités futures a désormais laissé place à la vérité elle-même. L’ancien rite s’est accompli et il est définitivement dépassé à travers l’offrande d’amour du Fils de Dieu incarné. La nourriture de la vérité, le Christ immolé pour nous, dat figuris terminum [“met fin aux figures”]. » La Cène seule ne suffit pas pour l’institution de l’Eucharistie, c’est l’entier mystère pascal qui est l’origine de l’Eucharistie • →Ratzinger Gott « La Cène, seule, ne suffit pas pour l’Institution de l’Eucharistie, car les paroles que Jésus y prononce sont l’anticipation de sa mort, transformation de la mort en un événement d’amour, transformation de l’absurde en un sens qui s’ouvre à nous. Mais ceci signifie aussi que ces paroles n’ont de poids, qu’elles ne sont créatrices à travers le temps, que si elles ne restent pas de simples paroles, mais qu’elles ont été attestées par sa mort réelle. Et cette mort, à son tour, resterait vide si ses paroles ne restaient qu’une prétention non attestée, s’il n’était pas démontré véritablement que son amour est plus fort que la mort, que le sens est plus fort que l’absurde. La mort resterait vide et elle rendrait

vides aussi les paroles, si ne suivait pas la Résurrection qui nous révèle que ces paroles ont été dites avec une autorité divine, que l’amour est, effectivement, assez fort pour durer jusqu’au-delà de la mort. Ainsi, ces trois ne font qu’un : la Parole, la Mort et la Résurrection. Et cette trinité de la Parole, de la Mort et de la Résurrection qui nous laisse pressentir quelque chose du mystère du Dieu Trinité même, la Tradition chrétienne l’appelle le “mystère de la Pâque”, le mystère pascal. Seule l’union des trois forme le tout, seul l’ensemble des trois est vraiment réalité, et cet unique mystère pascal est l’origine de l’Eucharistie » (42). L’Église ne l’a jamais appelée Cène • →Ratzinger Ressuscité « La Cène et la Croix sont ensemble l’unique et indissociable origine de l’Eucharistie. L’Eucharistie ne naît pas de la Cène prise isolément : elle découle de cette unité Cène / Croix, comme le montre saint Jean dans le grand symbolisme de l’unité de Jésus, de l’Église et des sacrements. C’est du côté transpercé du Seigneur que “coula du sang et de l’eau” (Jn 19,34). Il s’agit bien du Baptême et de l’Eucharistie, de l’Église, de la nouvelle Ève. Ainsi donc l’Eucharistie n’est pas simplement la Cène, et c’est en connaissance de cause que l’Église ne l’a pas appelé “Cène”, pour éviter cette fausse impression. L’Eucharistie est présence du Sacrifice du Christ, de cet acte suprême d’adoration qui est en même temps acte suprême d’amour “jusqu’au bout” (Jn 13,1), et donc partage de soi-même sous les figures du pain et du vin » (116-118). →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes →Fraction du pain Ce rite du repas juif, utilisé par Jésus lorsqu’il bénissait et distribuait le pain en maître de table, permet aux disciples de le reconnaître après sa résurrection. L’expression désigne pour les premiers chrétiens les assemblées eucharistiques (Lc 24,30.35 ; Ac 2,42.46 ; 20,7.11). • La métaphore implicite dans le verbe klaô (« fracturer, briser » : Mt 26,26 ; 1Co 11,24) connote la mort violente et le sacrifice sanglant. • Le symbolisme du pain divisé et partagé exprime le fait que tous ceux qui mangent à l’unique pain rompu, le Christ, entrent en communion avec lui et ne forment plus qu’un seul corps en lui (→CEC 1329 ; →Fraction du pain ; →Rites complémentaires à la fraction du pain). Le pain eucharistié lui-même est nommé de diverses manières, exprimant ce que la foi de l’Église y découvre : « pain des anges », « pain du ciel », « médicament d’immortalité », « viatique ». (Saint) sacrifice L’Eucharistie ne naquit pas de la Cène prise isolément : elle exprime l’unité entre la Cène et la croix couronnant tout le

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La passion selon saint Matthieu

ministère de Jésus. Les paroles de l’institution rapportées par Mt donnent à la mort de Jésus le caractère d’un sacrifice d’expiation pour le péché du monde.

Unie à son prêtre, l’assemblée est l’épouse adhérant à l’Époux, le Fils en élan vers le Père : l’Esprit est la vie de toute cette unité organique.

Golgotha et Temple Renvoyant directement à la crucifixion dont le souvenir était intimement mêlé à celui du Temple (cf. Mt 27,51 et // ; He 9,12 ; 10,20), la mémoire de la dernière Cène se situa assez vite dans les rapports entre Temple et synagogue, parole et sacrement, dimension cosmique et dimension historique. L’Eucharistie actualise l’unique sacrifice du Christ sauveur, qui inclut l’offrande de l’Église ; c’est le « sacrifice de louange » (He 13,15), « sacrifice spirituel », « sacrifice pur et saint », « sacrifice parfait », qui dépasse tous les sacrifices de l’ancienne alliance (→CEC 1330). L’Eucharistie transforme les sacrifices accomplis dans le Temple et les liturgies juives de la Parole en une liturgie digne du Logos.

Synaxe Du grec sunaxis (« rassemblement »), parce que l’Eucharistie est célébrée en l’assemblée des fidèles, la synaxe est l’expression visible de l’Église (→CEC 1329).

L’interprétation allégorique de la liturgie eucharistique en fonction du récit de la passion/résurrection de Jésus Avant le 20e s., de nombreux livres de messe pour les fidèles — ne donnant pas les textes liturgiques eux-mêmes — proposaient des prières et des méditations faisant systématiquement (avec plus ou moins de réussite) des parallèles entre les rites qui se déroulaient devant les fidèles (des prières au bas de l’autel jusqu’au renvoi final) et l’histoire sainte dans son ensemble ou la « vie de Jésus », ou encore sa passion et sa résurrection plus particulièrement. Par exemple, la montée des marches de l’autel est à la fois montée du mont Sinaï et montée du Golgotha, la liturgie de la Parole correspond au ministère public de Jésus, le lavement des mains à l’offertoire au geste de Pilate, la consécration à l’immolation de Jésus sur la croix, etc. Communion Venu dans la chair, Jésus a institué l’Eucharistie, présence de son sacrifice d’adoration et d’amour « jusqu’à la fin » (Jn 13,1), pour y faire participer ses disciples par la manducation sacramentelle du corps et du sang de la victime, lui-même partagé sous les figures du pain et du vin. Par ce sacrement, les fidèles s’unissent à lui pour former un seul corps. On l’appelle encore « les choses saintes » : ta hagia et sancta — c’est le sens premier de la « communion des saints » dont parle le Symbole des apôtres (→CEC 1331). Mystère L’Eucharistie est la clé de voûte de toute la liturgie de l’Église de la terre et du ciel. Tous les sacrements, tous les sacramentaux, toutes les heures de l’office convergent vers elle, comme vers leur source et leur sommet, la synthèse de l’œuvre de Dieu. Chaque baptisé y exerce en plénitude ce qu’il est : il redit son amen à l’alliance et à la gloire de Dieu, tandis que les ministres ordonnés représentent diversement le Christ lui-même, comme grand prêtre (les évêques, au sacerdoce de qui participent les prêtres) et comme serviteur (les diacres), garantissant l’objectivité de l’actualisation sacramentelle du chef-d’œuvre de l’amour.

Mémorial Le repas pascal déploie la temporalité du zikkārôn (« mémorial »), fondée dans la conviction que Dieu est présent, et qu’il faut se rendre présent à sa présence. C’est sans doute ce qu’a perçu la tradition Lc/1Co qui entend « vous ferez cela en mémoire de moi » après les paroles de l’institution eucharistique (*synMt 26,26-29). La Pâque est ainsi devenue un sacrement de l’ancienne alliance au sens de signe qui commémore un fait passé, manifeste un effet présent, annonce un bien futur : l’Eucharistie est par excellence sacrement de l’alliance nouvelle (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 60,3). Passé, présent et futur convergent dans le mémorial de l’Eucharistie : le Christ englobe non seulement la Cène et la croix, mais tout ce qui a conduit à la croix, depuis les sacrifices d’Abel et de Melchisédech, et tout ce qui a résulté de la vivifiante passion du Christ, c’est-à-dire sa résurrection et sa glorification (qui inclut l’effusion de l’Esprit, l’édification de l’Église et finalement la consommation de toutes choses dans l’amour divin). • →Gaudence de Brescia Tract. 2,31 « Il a voulu que ses bienfaits demeurassent parmi nous. […] C’est ainsi que les prêtres eux-mêmes et tout le peuple des fidèles devraient avoir chaque jour devant les yeux la représentation de la passion du Christ ; en la tenant dans nos mains, en la recevant dans notre bouche et notre cœur, nous garderions un souvenir ineffaçable de notre rédemption » (PL 20,859C-860A). Sainte et divine liturgie Toute la liturgie de l’Église trouve son centre et son expression la plus dense dans la célébration de ce sacrement. C’est dans le même sens qu’on l’appelle aussi célébration des saints mystères. On parle aussi du très saint sacrement parce qu’il est le sacrement des sacrements. On désigne de ce nom les espèces eucharistiques gardées dans le tabernacle (→CEC 1330). Sainte messe La liturgie dans laquelle s’est accompli le mystère du salut se termine par l’envoi des fidèles (missio), afin qu’ils accomplissent la volonté de Dieu dans leur vie quotidienne (→CEC 1332). Viatique Du latin viaticum (« provisions de voyage », de via « route »). Le viatique est la communion eucharistique apportée à un malade proche de la mort pour le fortifier en vue du « passage » vers la Patrie. Le Christ s’étant dit la « Voie » (Jn 14,6), la réception de l’Eucharistie est le meilleur soutien pour la route vers la demeure qu’il nous a lui-même préparée.

Évangiles et mythe L’analyse des similitudes entre Évangile et mythologie remonte aux Pères de l’Église, qui les ont discutées dans leurs écrits apologétiques. • →Justin le Martyr 1 Apol. 25.54-55.66 et →Dial. 69-70 constate des rapports avec le culte de Dionysos (l’usage rituel du vin), les mystères mithriaques (dont la consécration du pain et de l’eau ressemble à l’Eucharistie), la conception virginale de Persée et les guérisons miraculeuses d’Asclépios. Justin soutient que ces ressemblances sont en réalité des imitations diaboliques de l’Évangile ou des tentatives démoniaques de faussement accomplir les prophéties juives tout en se moquant de leur sens véritable. • →Tertullien Praescr. 40 mène une analyse similaire.

narratifs des évangiles révèle des analogies frappantes, au moins à la première vue, avec les mythologies païennes, p. ex. : • la conception virginale, • la « théophagie » eucharistique, • la mort et résurrection du Christ. Évidemment, la question comparatiste ne concerne pas les analogies avec l’AT et le judaïsme ancien (p. ex., les trois jours que Jonas passe dans le ventre du grand poisson comme préfigurant la mort du Christ, les douze tribus d’Israël comme type des douze apôtres), qui sont des parallèles bien intentionnés des récits évangéliques et qui relèvent du domaine de l’exégèse typologique.

1 — Définitions Mythe ? • William R. Bascom (1912-1981), « The Forms of Folklore: Prose Narratives », Journal of American Folklore 78/307 (1965) 3-20, a formulé une définition devenue classique : « Les mythes sont les récits en prose qui, dans la société où ils sont racontés, sont tenus pour des vrais exposés de ce qui est arrivé dans le passé lointain. » Cela différencie le mythe de la légende — un récit tenu pour vrai mais situé dans le passé récent — et du conte — un récit considéré comme fictif. • Bascom  « Les mythes sont l’incarnation du dogme ; ils sont normalement sacrés ; et ils sont souvent associés à la théologie ou au rituel. Normalement, les personnages principaux ne sont pas des êtres humains, bien qu’ils aient des caractéristiques humaines ; ils sont des animaux, des dieux ou des héros de la culture, dont les actions sont placées dans un monde d’autrefois […]. Les mythes rendent compte de l’origine du monde, de l’humanité, de la mort, […] des phénomènes de la nature. Ils peuvent raconter les activités des dieux […]. Ils peuvent prétendre “expliquer” les détails des paraphernalia cérémoniales ou du rituel » (4). Les évangiles ne sauraient satisfaire complètement cette définition. Les récits évangéliques ne sont pas situés dans ce passé mythique d’« il était une fois ». Ils ont une prétention d’historicité (sur ce point, voir plus bas) : les événements racontés sont bien situés dans un temps et lieu spécifiques. Quand on parle d’une dimension mythique des évangiles, on a donc généralement en vue des ressemblances que ceux-ci partagent avec des récits qui sont proprement mythiques.

2 — Jésus Christ dans la mythologie comparée (18e-20e siècles), court historique Il faut faire une distinction entre d’un côté les théories qui ne cherchent qu’à souligner des ressemblances entre les évangiles et des mythologies (à des fins variées) mais qui ne doutent pas de l’existence historique de Jésus (bien qu’elles puissent soutenir que le personnage historique de Jésus est très différent du Christ des évangiles), et de l’autre côté les théories négationnistes, qui essaient de montrer que même l’existence de Jésus est une fiction.

Mythèmes Claude Lévi-Strauss (1908-2009), Anthropologie structurale, Paris : Plon, 1958, 233, appelle ces éléments de structure narrative des mythes, ces « grosses unités constitutives » des mythèmes. Une analyse comparative de quelques éléments

Jésus chez Charles-François Dupuis Un des premiers ouvrages historiquement importants qui traite des éléments mythiques des évangiles est négationniste : • Charles-François Dupuis (1742-1809), Origine de tous les cultes, ou Religion universelle, Paris : Agasse, 1795. Après un parcours à travers plusieurs religions et mythologies païennes qu’il essaie de réduire toutes à un seul culte solaire et astrologique, l’auteur arrive finalement au christianisme. Le Christ n’est pour lui pas autre chose que le soleil : Dupuis Origine « Pour nous, nous n’en ferons point un Dieu, et encore moins un homme qu’un Dieu ; car le Soleil est plus loin de la nature humaine, qu’il ne l’est de la nature divine. Christ sera pour nous, ce qu’ont été Hercule, Osiris, Adonis, Bacchus » (vol. 3, avant-propos iv). • Le Christ est né d’une vierge, comme Horus de la vierge Isis, comme Bacchus de Cérès selon l’une des versions données par Diodore — une allégorie qui lierait la naissance du soleil de la constellation de la vierge. • Il est né dans une étable, comme Mithra dans une grotte, et tous les deux sont fêtés le 25 décembre, c’est-à-dire à peu près à l’occasion du solstice d’hiver, quand le soleil (re)naît dans le monde. • Il est l’agneau de Dieu, pareil à la vache sacrée des hindous et le taureau sacré du culte mithriaque — une référence, pour Dupuis, aux constellations du bélier et du taureau, que

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La passion selon saint Matthieu

le soleil traverse (où traversait, il y a 2  000 ans) pendant l’équinoxe de printemps. • Cet équinoxe, que les chrétiens célèbrent sous la forme de Pâques, représente la victoire du (dieu-)soleil sur les ténèbres. • Cette victoire prend la forme d’une résurrection après une mort, mythème que Dupuis retrouve dans les cultes d’Osiris, Adonis, Bacchus, Horus, Apollon, Atys et Mithra. Jésus chez David Strauss Quarante ans plus tard, un livre connaît une réception considérable et très controversée à son époque : • David Friedrich Strauss (1808-1874), Das Leben Jesu: Kritisch bearbeitet, Tübingen : Osiander, 1835 ; rendu célèbre en France par l’adaptation qu’en fit Littré Émile, Vie de Jésus, ou Examen critique de son histoire, 2 vol., Paris : Ladrange, 1839-1840. Strauss ne cherche pas à montrer des ressemblances mythologiques mais propose le mythe comme genre littéraire dans l’optique duquel les évangiles devraient être lus. Il ne nie pas l’historicité de Jésus ; il propose juste que les récits des événements surnaturels ne racontent pas des histoires vraies mais avancent des thèses théologiques : ils sont les expressions des idées issues des cercles où ils ont vu le jour. • Pour prendre un exemple, que Jésus soit conçu du Saint-Esprit dans la Vierge Marie est le récit d’un événement surnaturel qui doit donc être lu sous une grille d’interprétation mythique : son sens est d’exprimer la grandeur surhumaine dans laquelle les premiers chrétiens voyaient Jésus, de façon similaire à d’autres récits du même genre dans l’Antiquité qui attribuaient une pareille paternité divine aux Dioscures, à Hercule, Romulus, Alexandre, Pythagore et Platon. Jésus chez James George Frazer Au siècle suivant, ce qui est devenu un grand classique de la religion comparée, a scandalisé le public par son traitement du récit de la mort de Jésus par analogie avec des figures mythologiques (tout en affirmant l’existence historique de Jésus) : • James George Frazer (1854-1941), The Golden Bough: A Study in Magic and Religion, 3e éd., 12 vol., Londres : Macmillan, 1906-1915. Cette fois-ci, le Christ n’était pas une divinité solaire mais une divinité de la vie agraire, qui rentrait bien dans des types mythiques répandus : ceux du dieu mourant, du roi de la forêt, du bouc émissaire. • Le Christ, « roi des Juifs », est crucifié sur une croix en bois, semblablement au roi de la forêt, le prêtre de Diane (déesse de la forêt), qui périodiquement était immolé près d’un arbre sacré et remplacé par un nouveau roi, comme part d’un rituel de fertilité. • La figure du Christ, mort pour les péchés des hommes, serait aussi un rituel du bouc émissaire, c’est-à-dire d’une victime sur laquelle les participants transfèrent rituellement leurs malheurs et fautes avant de la mettre à mort. • Le Christ est à mettre à côté d’Osiris, Tammuz, Adonis, Atys et Dionysos, en tant que cas du mythème du dieu-mourant :

le dieu qui meurt et ressuscite annuellement pour revitaliser les récoltes (la célébration de Pâques coïncide avec le nouvel an agraire). Jésus chez les journalistes à scandale D’autres auteurs ont traité des éléments mythiques des évangiles mais ont été plus ou moins ostracisés de la communauté académique à cause de leur laxisme méthodologique. • John M. Robertson (1856-1933), Christianity and Mythology, Londres : Watts, 1900. • Arthur Drews (1865-1935), Die Christusmythe, Jena : Diederichs, 1909 (trad. angl. Burns Cecil Delisle, The Christ Myth, Londres : Unwin, 1910). Ces deux ouvrages ne sont que les premiers d’une longue série qui continue jusqu’à nos jours dans certains milieux particulièrement hostiles au christianisme. Ils nient l’existence historique de Jésus et présentent le christianisme comme un mélange d’éléments hétéroclites. • La liturgie eucharistique chrétienne serait en vérité une reprise des rituels des religions des mystères : le sacrifice de Dionysos ou de Mithra, le vin sacré (dionysiaque) ou la consécration du pain (mithriaque). Dionysos et Mithra se donnent eux-mêmes comme repas rituel ; une théophagie dont l’Eucharistie chrétienne serait une réplique exacte. • Robertson fait des longues analogies entre Jésus et Krishna. Cependant, dans la première moitié du 20e siècle, la théorie qui nie la vérité historique de l’existence de Jésus est de moins en moins représentée dans la littérature critique et devient une théorie pseudo-scientifique avec un corpus d’auteurs isolés, frisant la théorie du complot. La thèse négationniste est aujourd’hui une affaire close, et il n’y a aucun historien respectable qui continue de la soutenir. Le comparatisme appliqué aux évangiles s’effondre lui aussi, pour des raisons que nous explorons plus bas. Avec l’arrivée d’Internet, ces théories du mythe du Christ resurgissent toutefois et bénéficient d’un regain de popularité. 3 — Critique de la méthode Certains théologiens chrétiens, vivement impressionnés par toutes les analogies énumérées, crurent devoir concéder la dimension « mythique » des évangiles et déployèrent des trésors de spéculation méthodologique puis d’analyses exégétiques, pour continuer à prêcher l’Évangile, nonobstant le peu d’historicité qui lui restait (A). D’autres, moins impressionnés, ont insisté sur les innombrables approximations ou erreurs logiques des « comparatistes » (B) ou s’efforçaient de souligner la valeur indéniablement historique des évangiles (C). D’autres encore, insistant sur la dimension proprement littéraire de la révélation, ne virent aucune raison de refuser la caractérisation de l’Évangile comme mythe, à condition d’y voir… le mythe fait chair (D). Deux ultimes additions seront faites pour éclairer la réflexion : la pensée de René Girard (tout en acceptant que les mythes et l’Évangile aient le même objet, celui-ci a montré comment leurs logiques s’opposent) (E), et la pensée de Mircea

Évangiles et mythe

Eliade (dont la position est médiane : si le christianisme se détache à tout jamais des anciennes religions mythiques, il conserve un rapport au temps cyclique, particulièrement visible dans la pratique de la liturgie, qui l’en rend héritier) (F). A — Démythologisation chez Rudolf Bultmann • Rudolf Bultmann (1884-1976), « Neues Testament und Mythologie (1941) » (trad. Tétaz Jean-Marc, Rudolf Bultmann : Nouveau Testament et Mythologie. Suivi de Paul Ricœur : Démythologisation et herméneutique, Genève : Labor et Fides, 2013). Bultmann ne se sent pas concerné par les mythèmes qu’on peut trouver dans les évangiles, mais systématise le principe mythique : « L’image du monde du Nouveau Testament est une image mythique » (47). Le monde néotestamentaire, avec des anges et des démons qui parlent aux hommes et les influencent, avec des →miracles, et particulièrement le récit de la rédemption et du salut christique, est tributaire d’une vision de la révélation encore dominée par les préjugés. « Tout cela est une manière de parler mythologique. […] elle n’est pas crédible pour l’homme d’aujourd’hui » (49). À cette crédulité, Bultmann oppose un travail de démythologisation, une réinterprétation des Écritures dans les termes de l’analytique existentielle de Heidegger, qui lui paraissait permettre une meilleure approche du message central de Jésus pour ses contemporains. B — La parallélomanie Le terme « parallélomanie » a été inventé par • Samuel Sandmel (1911-1979), « Parallelomania: The Presidential Address Given before the Society of Biblical Literature and Exegesis in St. Louis, Missouri, December 27, 1961 », Journal of Biblical Literature 81 (1962) 1-13. Il dénonce l’obstination des biblistes à chercher des analogies partout et à en tirer des conclusions hâtives. Dans la suite, le terme a été utilisé aussi comme critique de la tendance à tirer des conséquences fallacieuses à partir de vagues comparaisons entre les évangiles et des mythes païens, surtout à des fins de critique antichrétienne. Komoszewski J. Ed., Sawyer M. James et Wallace Daniel B. (éd.), Reinventing Jesus: How Contemporary Skeptics Miss the Real Jesus and Mislead Popular Culture, Grand Rapids MI : Kregel, 2006, dressent ainsi une liste de ces erreurs méthodologiques : • Décrire les mythes dans des termes chrétiens. Par exemple, raconter un mythe de type « dieu-mourant » en utilisant un terme comme « résurrection » (qui n’est pas forcément présent dans le mythe originel) peut déformer le récit en ce que celui-ci devient beaucoup plus similaire à l’histoire évangélique qu’il était à l’origine. La terminologie utilisée accentue et articule la narration d’une façon particulière. • Surinterpréter l’importance des parallèles ; erreur qui remonte à Dupuis. Une relation d’analogie n’implique pas une relation de généalogie. Le fait qu’un mythème particulier peut être retrouvé dans d’autres mythologies ne veut pas dire

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qu’il y a une transmission de l’un à l’autre, surtout pas une relation unidirectionnelle du paganisme au christianisme (voir le point suivant) et surtout pas quand les similitudes ne sont pas contextualisées (voir le dernier point). • Les comparaisons entre les religions de mystères (fussentelles égyptienne, dionysiaque, mithriaque, etc.) et le christianisme présupposent souvent que ce dernier a été influencé par les premiers. Ceci est vrai pour certains détails (p. ex., la fête de la nativité est fixée le 25 décembre, comme la fête mithriaque), mais faux pour le reste. À cause de son monothéisme, le christianisme primitif était, comme le judaïsme, très opposé au syncrétisme et beaucoup moins perméable à l’éclectisme que le polythéisme païen de l’époque. • Les similitudes citées ignorent souvent des éléments de contexte qui font qu’un mythème a une toute autre fonction dans le cadre du christianisme que dans des mythologies païennes. C — Aspects non mythiques du christianisme Le christianisme est une religion historique. Ceci est peut-être la différence la plus frappante : les évangiles prétendent être des récits vrais, presque des reportages, sur des événements récents, tandis qu’un mythe est un récit imagé d’un événement qui a eu lieu il y a longtemps. Ce caractère historique implique une certaine conception de la temporalité. Le christianisme propose une histoire linéaire, avec un début et une fin, par contraste avec les paganismes, qui conçoivent le temps comme cyclique. Cette linéarité du temps va de pair avec un caractère orienté de l’histoire. Pour le christianisme, cette orientation a un caractère moral, ce qui n’est pas évident pour les religions à mystères. D — L’Évangile comme « mythe vrai », ou Quand le mythe se fait chair (C. S. Lewis et J. R. R. Tolkien) Même après ces considérations sur la spécificité du christianisme et sur ses différences par rapport aux mythologies païennes, il reste qu’il inclut bien des éléments mythiques ; certes, inscrits dans un tout autre contexte et ayant une toute autre fonction (et entourés par des éléments historiques vérifiables), mais bel et bien présents. Et le désir d’actualisation pastorale de Bultmann ne peut être ignoré : même si on ignore tous les mythèmes qui peuvent se retrouver dans beaucoup d’autres religions, les évangiles proposent toujours un monde différent du nôtre, un monde au moins en partie mythique. Quel sens donner à cet aspect mythique des récits évangéliques ? Une réponse éclairante de l’apologie récente est celle donnée par C. S. Lewis. Lewis, comme son ami J. R. R. Tolkien et tout le club des Inklings dont ils faisaient partie, avait un intérêt premier pour l’écriture fantastique et la mythopoeia, la fabrication de mythes. Lewis propose que le caractère mythique des évangiles n’est pas quelque chose que le théologien moderne devrait chercher à réduire ou à démythologiser. Tout au contraire, il faut lire les récits évangéliques comme étant des mythes dans la mesure où ils le sont, mais comme des mythes vrais, des mythes qui sont créés non par des hommes, mais par

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La passion selon saint Matthieu

Dieu même. Comme le Verbe qui se fait chair, l’Évangile propose le mythe qui se fait chair : • Clive Staples Lewis (1898-1963), « Myth Became Fact », dans Hooper Walter (éd.), God in the Dock: Essays on Theology and Ethics, Grand Rapids MI : Eerdmans, 1970 : « On passe d’un Balder ou d’un Osiris, mourant personne ne sait quand ni où, à un vrai individu historique crucifié […] sous Ponce Pilate. En devenant fait, cela ne cesse pas d’être mythe : c’est bien cela, le miracle ! […] Il entre dans le monde des faits avec toutes les propriétés d’un mythe. Notre Dieu est plus qu’un dieu, et pas moins ; le Christ est plus que Balder, et pas moins. Nous ne devons pas avoir honte de la radiance mythique qui reste sur notre théologie. Nous ne devons pas nous inquiéter de “parallèles” et de “Christs païens” : ils doivent exister — leur absence serait une pierre d’achoppement. Il ne faut pas qu’on retienne, par une fausse spiritualité, notre accueil imaginatif. Si Dieu choisit d’être mythopoétique […] est-ce que nous refuserons d’être mythopathiques ? » (66-67). Non seulement l’Évangile ne se laisse pas réduire à une variante mythologique parmi d’autres, mais les évangiles eux-mêmes, tout en se classant dans le genre littéraire des biographies antiques, s’en distinguent par une irréductible originalité : →Le genre littéraire « évangile ». E — L’Évangile : une inversion de la logique des mythes, une démystification • René Girard (1923-2015), « Le sacrifice dévoilé dans les religions bibliques et la religion védique », dans Le sacrifice (Conférences et Études), Paris : BnF, 2003, 48-69. Pour Girard, le sacrifice est la première institution culturelle des hommes. Bien que son expression change selon les lieux et les époques, il se retrouve dans l’ensemble des sociétés archaïques. Ce phénomène, explique-t-il, a partie liée avec le mimétisme, cette tendance qui pousse les hommes à désirer les mêmes objets et les fait inévitablement entrer en conflit. Pour sortir de l’emballement de la violence et du tous-contretous, les sociétés inventent une solution : faire porter la culpabilité collective sur un individu, dont la suppression, agissant comme une purgation, réconcilie les membres de la communauté entre eux. C’est ce que Girard appelle le principe du bouc émissaire : • Girard  §3 « Le sacrifice est l’institution primordiale de la culture humaine. Il s’enracine dans le mimétisme, plus intense chez les hommes que chez les animaux les plus mimétiques, plus conflictuel par conséquent. Le rapport dominant-dominé, constitutif des sociétés animales, ne peut plus se stabiliser. Des crises mimétiques se produisent, résolues par les premiers phénomènes de bouc émissaire et les premières répétitions rituelles. C’est ainsi que doit commencer la société spécifiquement humaine, fondée sur les sacrifices et les institutions qui en dérivent. » Mais pour que cela fonctionne, il faut que les membres de la communauté croient en la responsabilité de la victime choisie. Les mythes fondateurs s’emploient à persuader sa culpabilité :

• Girard  §32 « Tous les mythes tiennent leur victime unique, leur bouc émissaire, pour réellement coupable ; les mythes entérinent l’accusation qui justifie le lynchage et si la victime, plus tard, est divinisée, elle reste avant tout le coupable de la phase précédente. Toute la “personnalité” d’Œdipe se ramène à son parricide et à son inceste. Les mythes reflètent à jamais l’emballement mimétique non démystifié. C’est là l’unique “pensée” de la foule à laquelle s’ajoute, plus tard, la reconnaissance des lyncheurs apaisés par leur propre lynchage. Ils attribuent cet apaisement à la victime et la divinisent mais sans jamais découvrir “l’erreur judiciaire” dont ils sont coupables. La divinisation vaut au héros l’indulgence du jury et des “circonstances atténuantes”, mais rien de plus, et le mythe demeure essentiellement une justification mensongère de la violence collective. » L’Évangile, et de manière générale l’Écriture, dévoile ce que les mythes antiques dissimulent. Ils mettent au jour l’innocence du condamné. La passion de Jésus est le renversement des mythes, la mise au jour de l’illusion qui les rend efficace : • Girard  §34-36 « Le récit de la crucifixion, au lieu de représenter la violence unanime du point de vue de la foule mystifiée, la représente telle qu’elle est en réalité. Il fait apparaître la contagion mimétique et l’inanité de l’accusation. C’est ce qui ressort de notre lecture de la crucifixion. Tous ces drames sont le fruit de l’aveuglement des lyncheurs qui s’influencent les uns les autres contre leur victime. Les récits bibliques sont la représentation vraie de ce qui n’apparaît dans les mythes que sous une forme mensongère dominée par l’illusion des lyncheurs. Historiquement, le surgissement de cette vérité commence bien avant les Évangiles, dans la bible hébraïque qui réhabilite déjà un bon nombre de boucs émissaires injustement persécutés et expulsés, sinon toujours massacrés. Joseph est le premier grand exemple, Job en est un autre. Les narrateurs des psaumes sont souvent aussi des boucs émissaires en attente de lynchage et, tout comme Job, ils expriment leur angoisse devant la foule qui se referme lentement sur eux dans le but de les lyncher. La voilà la vraie différence entre le mythique et le biblique. Le mythique reste jusqu’au bout la dupe des phénomènes de bouc émissaire. Le biblique révèle leur mensonge en révélant l’innocence des victimes. Si on ne repère pas le gouffre qui sépare le biblique du mythique c’est parce que, sous l’influence du vieux positivisme, on s’imagine que, pour différer vraiment, les textes doivent parler de choses différentes. En réalité, le mythique et le biblique diffèrent radicalement parce que le biblique rompt pour la première fois avec le mensonge culturel par excellence, jamais encore dévoilé, les phénomènes de bouc émissaire sur lesquels la culture humaine est fondée. » F — La nouveauté du christianisme, et son assimilation des formes mythiques (Mircea Eliade) Mircea Eliade (1907-1986), Mythes, rêves et mystères (Idées 271), Paris : Gallimard, 1957. • Eliade Mythes « Disons tout de suite que le christianisme n’a rien à craindre d’une telle comparaison [avec les religions

Évangiles et mythe

mythiques] : sa spécificité est assurée : elle tient dans la foi comme catégorie sui generis d’expérience religieuse, et dans la valorisation de l’histoire. En dehors du judaïsme, aucune autre religion pré-chrétienne n’a valorisé l’histoire comme manifestation directe et irréversible de Dieu dans le monde, ni la foi — dans le sens inauguré par Abraham — comme unique moyen de salut. […] Pour le chrétien, Jésus-Christ n’est pas un personnage mythique, mais, bien au contraire, historique : sa grandeur même trouve son appui dans cette historicité absolue. Car le Christ non seulement s’est fait homme, “homme en général”, mais il a accepté la condition historique du peuple au sein duquel il a choisi de naître ; il n’a recours à aucun miracle pour se soustraire à cette historicité — bien qu’il ait fait assez de miracles pour modifier la “situation historique” des autres (en guérissant le paralytique, en ressuscitant Lazare, etc.) » (28-29). Le christianisme s’accorde avec la pensée mythique par la manière dont l’expérience du Christ anime la vie de l’Église et des chrétiens. Ce dernier est pour eux un modèle, une forme exemplaire d’existence que la liturgie réactualise. En cela la liturgie traduit un comportement mythique : • Eliade Mythes « […] le christianisme, du fait même qu’il est une religion, a dû conserver au moins un comportement mythique : le temps liturgique, c’est-à-dire le refus du temps

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profane et le recouvrement périodique du Grand Temps, de l’illud tempus des “commencements”. […] l’expérience religieuse du chrétien se fonde sur l’imitation du Christ comme modèle exemplaire, sur la répétition liturgique de la vie, de la mort et de la résurrection du Seigneur, et sur la contemporanéité du chrétien avec l’illud tempus qui s’ouvre à la Nativité de Bethléem et s’achève provisoirement avec l’Ascension. Or, nous savons que l’imitation d’un modèle trans-humain, la répétition d’un scénario exemplaire et la rupture du temps profane par une ouverture qui débouche sur le Grand Temps, constituent les notes essentielles du “comportement mythique”, c’est-à-dire de l’homme des sociétés archaïques, qui trouve dans le mythe la source même de son existence. […] Pour le chrétien, comme pour l’homme des sociétés archaïques, le temps n’est pas homogène ; il comporte des ruptures périodiques, qui le divisent en une “durée profane” et un “temps sacré” ; ce dernier est indéfiniment réversible, entendez qu’il se répète à l’infini sans cesser d’être le même. Lorsqu’on affirme que le christianisme, à la différence des religions archaïques, proclame et attend la fin du Temps, cela est vrai de la “durée profane”, l’Histoire, mais non du temps liturgique inauguré par l’Incarnation ; l’illud tempus christologique ne sera pas aboli par la fin de l’Histoire » (29-30).

Exégèse ancienne : Intentio auctoris Face aux dysharmonies des Écritures, ou à leurs inexactitudes caractérisées (en particulier dans l’attribution des citations à des auteurs précis), les Pères de l’Église et les auteurs chrétiens du Moyen Âge recourent fréquemment à l’expositio reverentialis (« respectueuse explication ») des textes selon l’intentio auctoris. Principes Leur herméneutique se déploie dans un double cadre : • le cadre global d’une philosophie de l’esprit basée sur l’intentionnalité : l’élucidation de la signification d’un texte implique donc une théorie des intentions sophistiquée ; • le cadre général de la sacra doctrina, logosphère traditionnelle unifiée par la vérité divine (depuis l’expression verbale de la révélation dans les Écritures in illo tempore jusqu’aux commentaires contemporains, savants ou pieux), qui repose sur une rigoureuse objectivation du texte (particulièrement adaptée à une Écriture sacrée) et sur une vision progressiste de la révélation. Les enseignements des maîtres, de générations en générations, participent tous de la majesté divine et commandent le respect. Abélard se réfère à cette tradition dans le prologue de l’un de ses ouvrages : • →Abélard Sic et non « Parmi les si nombreuses paroles proférées par les auteurs sacrés eux-mêmes, un certain nombre de propos peuvent apparaître non seulement divergents mais même contradictoires. Il ne faut pas cependant se permettre de juger témérairement ces saints auteurs, car c’est par eux que le monde doit être jugé, ainsi qu’il est écrit : “Les saints jugeront les nations.” Sg 3,8. Et encore : “Vous siégerez vous aussi comme juges.” Mt 19,28. Ne nous permettons pas de les traiter de menteurs ou de croire qu’ils se trompent ceux à qui le Seigneur a dit : “Qui vous écoute m’écoute, qui vous méprise me méprise.” Lc 10,16. C’est pourquoi après nous être souvenu de notre propre faiblesse, il faut croire que c’est à nous plutôt que la grâce a manqué quand nous nous appliquions à comprendre plutôt qu’à eux lorsqu’ils écrivaient, eux à qui la Vérité elle-même a dit : “Ce n’est pas vous qui parlez, c’est l’Esprit de votre Père qui parle en vous.” Mt 10,20. Quoi d’étonnant en effet si, alors que cet Esprit est absent de notre intelligence, nous n’arrivions pas à comprendre ce qui a été écrit, dicté et enseigné aux écrivains eux-mêmes par ce même Esprit. » L’interprétation révérencielle consiste à attribuer aux auteurs une intention plus profonde que le sens apparent de leurs textes. Du simple fait que le commentateur vient après eux et bénéficie donc de plus de lumières, il peut comprendre mieux qu’ils ne les ont eux-mêmes compris les textes embarrassants d’hagiographes et de théologiens plus anciens (et donc moins illuminés) qu’il trouve véhiculés par la sacra doctrina.

Un exemple antique Dans l’attribution à Jérémie de la citation de Zacharie faite par Mt 27,9 (*bibMt 27,9-10), le grand rhéteur qu’est Augustin voit une leçon sur l’unité de la prophétie biblique ; une incitation pédagogique à comparer les prophètes entre eux. • →Augustin d’Hippone Cons. 3,7,31 « Il faut reconnaître dans ce fait un secret dessein de la providence de Dieu qui dirigeait l’esprit des évangélistes. Il se peut en effet qu’à l’esprit de Matthieu qui écrivait son évangile se fût présenté le nom de Jérémie à la place de celui de Zacharie, comme cela arrive, erreur qu’il aurait certainement corrigée sur l’observation qui a dû lui en être faite de son vivant par les lecteurs de son évangile, s’il n’avait pensé que le nom d’un prophète ne s’était pas présenté à son esprit pour un autre au moment où il écrivait sous l’inspiration de l’Esprit Saint […]. Dieu montrait ainsi que tous les prophètes avaient parlé sous l’inspiration du même esprit, et que l’accord le plus admirable régnait entre eux, […] d’où il résulte que l’on doit considérer toutes les paroles que l’Esprit Saint a prononcées par leur bouche, comme si chacune d’elles appartenait à tous, et toutes à chacun d’eux. […] Il règne entre tous les prophètes un accord si parfait, qu’on peut […] attribuer à Jérémie ce qui en réalité a été dit par Zacharie. Car, encore aujourd’hui, il peut arriver qu’une personne, qui veut citer les paroles de quelqu’un, les cite sous le nom d’un de ses amis intimes, et que s’apercevant aussitôt de sa méprise, elle se reprenne, en ajoutant toutefois : “mais j’ai bien dit, parce qu’elle ne considère que la parfaite union qui existe entre les deux amis.” Or, à bien plus forte raison, on doit raisonner ainsi des saints prophètes. Il y a encore une autre raison […]. On lit dans Jérémie (Jr 32,9) qu’il acheta un champ au fils de son frère et qu’il lui en donna l’argent, mais non pas le même prix des trente pièces d’argent dont il est parlé dans Zacharie. D’un autre côté Zacharie ne parle pas de l’achat du champ. […] Le dessein de Dieu en cela est que celui qui lit l’évangile, et qui, en voyant cité Jérémie, n’y trouve cependant rien des trente pièces d’argent, mais seulement la mention du champ qu’il achète, soit amené à comparer les deux prophètes, et à éclaircir le vrai sens de la prophétie en l’appliquant à ce qui s’est accompli dans la personne du Seigneur » ; cf. *chrMt 27,9a. Diverses pratiques interprétatives permettent de dégager l’intentio auctoris en deçà des difficultés apparentes de la lettre : examiner le contexte de composition, reconstituer le « sens historique », considérer des polysémies, distinguer l’usage « jouant contre la propriété des termes », détailler le style (modus loquendi) de l’auteur, qui peut aller jusqu’à disjoindre l’expression de la pensée ; repérer des citations implicites et faire jouer le dialogisme.

Exégèse ancienne : Intentio auctoris

Un exemple médiéval Le métaphysicien aristotélicien qu’est Thomas d’Aquin (qui cite d’ailleurs ce passage d’Augustin en →Thomas d’Aquin Cat. aur. Mt 27,6-10 §14) ajoute à cet arsenal le déploiement analogique des causalités, qui permet de sauver la lettre de bien des passages bibliques et traditionnels, tout en rectifiant leur esprit. L’expositio reverentialis, loin d’être une technique du « pieux mensonge » visant à assimiler les textes embarrassants des Écritures et des Anciens, entend expliquer les Écritures et les auteurs eux-mêmes. • Berceville Gilles, « L’autorité des Pères selon Thomas d’Aquin », Revue des sciences philosophiques et théologiques 91 (2007), 129-144, 141 : « Pia expositio : La “piété” est selon

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Thomas une vertu annexe ou partie potentielle de la vertu de justice, qui dispose à rendre à ses parents dans la mesure où cela est possible les sentiments d’affection, le respect (reverentia), le dévouement qu’on leur doit (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 80 art. unicus). Le même mot désigne le don de l’Esprit qui confère à notre attachement à Dieu et au prochain la sollicitude affectueuse que l’on doit avoir à l’égard du Père céleste et de tous les hommes, dans la mesure même où ceux-ci lui sont liés. Parmi les actes caractéristiques de ce don, Thomas mentionne le fait d’honorer les Saints et, selon un précepte d’Augustin, de “ne pas contredire l’Écriture, qu’on la comprenne ou pas” (→Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 121,1 ad. 3). »

Fils de Dieu Le titre scripturaire de « fils de Dieu »* ne désigne pas d’abord ni nécessairement une filiation de nature, mais métaphoriquement une filiation adoptive résultant d’un choix de Dieu, qui établit avec une créature des relations de protection ou d’intimité particulières. La révélation de Jésus de Nazareth vient finalement le garnir d’un nouveau sens propre, absolument inédit. Dans la culture du Proche-Orient ancien : un titre royal et sacerdotal « Fils de Dieu » est un titre donné aux hommes exerçant le pouvoir suprême (p. ex. Pharaon, souverain politique et religieux ; cf. →Royauté dans l’AT : idéal et applications). Ce n’est pas un signe de divinité, mais un titre de souveraineté. Que le monarque soit « fils de Dieu », garant terrestre de l’ordre de la création comprise selon la tradition cosmogonique locale, prêtre par excellence dont les actions dans le Temple à côté du palais garantissaient la prospérité du pays, constitue un cœur de croyances présent dans beaucoup de cités-États proche-orientales antiques. On retrouve cela jusque dans l’idéologie impériale romaine. En Israël, après l’exil, la souveraineté est exercée par un monarque étranger, perse d’abord, puis égyptien, puis syrien, enfin romain ; et à Jérusalem, le pouvoir est partagé entre un grand prêtre héréditaire et un gouverneur nommé. Le titre « fils de Dieu » semble alors réservé à la fonction sacerdotale. Dans l’AT Des anges • Des anges portent le titre « fils de Dieu » en Jb 1,6 ; Ps 29,1 ; 89,7. • Les mêmes anges sont peut-être aussi les « saints » de Jb 5,1 ; 15,15 ; Ps 89,6.8 ; Si 42,17 ; Dn 4,14 ; Za 14,5. Et des hommes « Fils de Dieu » peut désigner : au pluriel • le peuple d’Israël fidèle à sa vocation d’humble obéissance à Dieu (Dt 14,1 ; 32,5.19 ; Is 1,2 ; 43,6 ; 45,11 ; Jr 3,19 ; Os 2,1). Dans presque tout le livre de Sg, le titre est attribué aux Israélites du passé, membres d’un peuple saint (Sg 9,7 ; 12,19.21 ; 16,10.26 ; 18,4.13) ; • les chefs du peuple (Ps 82,6) ; • les saints : plusieurs textes identifient les « fils de Dieu » avec les élus qui partagent l’intimité de Dieu et sont susceptibles également d’être appelés « saints » (Ps 16,3 ; 34,10 ; Is 4,3 ; Dn 7,18.21-22 ; 8,24).

au singulier • une collectivité : Israël (Ex 4,22-23 ; Dt 31,9.20 ; Os 11,1) ; • le juste : en Si 4,10, l’expression « fils du Très-Haut » désigne le juste, comme peut-être déjà en Ps 73,15 ; en Sg 2,18, elle s’applique au juste souffrant (Sg 2,12-20) et constitue un titre messianique ; • le messie : le messie royal davidique oint, intronisé, glorieux et victorieux de ses ennemis (2S 7,14 ; 1Ch 17,13 ; Ps 2,7 ; 89,27 ; →Messianisme à l’époque du NT ; →Jésus messie) ; • mais, s’il arrive à un Israélite d’invoquer Dieu comme père (Si 23,1.4 ; 51,10 ; cf. Ps 89,27), aucun ne se désigne de luimême comme « son fils ». Dans le NT, spécialement dans Mt Le diable au désert (Mt 4,3.6) et les railleurs au pied de la croix (Mt 27,40.43) opposent la gloire royale et l’humble service dans la souffrance, mais Jésus accomplit les deux. Avant la résurrection, accomplissement de la titulature ancienne : « fils de Dieu » en tant que messie davidique prophétisé Dans Mt, le titre de « fils de Dieu » est souvent lié aux pouvoirs surnaturels de Jésus. Cependant : • Ni Satan (Mt 4,3.6), ni les démons (Mt 8,29), ni les démoniaques (Mc 3,11 ; 5,7 ; Lc 4,41), ni les disciples pendant la tempête (Mt 14,33), ni les moqueurs au pied de la croix (Mt 27,40.43), ni le centurion et ses hommes (Mt 27,54) ne pensent nécessairement que Jésus soit de nature divine lorsqu’ils l’appellent ainsi. • Les paroles célestes du baptême (Mt 3,17) et de la transfiguration (Mt 17,5) n’impliquent pas forcément plus que la faveur spéciale accordée par Dieu au messie-serviteur. • En Mt 26,63, la question du grand prêtre ne dépasse pas forcément la signification politique (messianique) du titre ; peut-être revêt-elle aussi une connotation sacerdotale. Mais l’expression « fils de Dieu » restait ouverte à la signification plus haute d’une filiation proprement divine. Jésus peut l’avoir suggérée à propos de sa prière ou de sa parole, • en se désignant comme « le Fils » (Mt 21,37), supérieur aux anges (Mt 24,36), • ayant Dieu pour son propre Père à un titre spécial (Mt 7,21 ; cf. Jn 20,17), • entretenant avec lui des relations de connaissance et d’amour (cf. l’usage de l’expression absolue « le Fils » en Mt 11,27 ; Mc 13,32 ; Jn 3,35 ; 5,19-27 ; 1Co 15,28). Ces déclarations, relayées par des suggestions sur le rang divin du messie (Mt 22,42-45) et l’origine céleste du →fils de l’homme, orientent l’expression « fils de Dieu » vers un sens eschatologique (cf. →Autorité de Jésus durant son ministère).

Fils de Dieu

Après la résurrection, un contenu radicalement nouveau : Fils de Dieu par nature ? La paradoxale expérience de Pâque, où le titre de gloire est conféré au cœur de la souffrance (Rm 5,10 ; 8,32 ; Ga 2,20), apporte au titre de « fils de Dieu » des connotations inouïes. La confession de la résurrection a des répercussions immédiates sur la compréhension de la « filiation » de celui qui est ressuscité. Paul lie le titre à la résurrection par Dieu de « son Fils, issu de la lignée de David selon la chair, manifesté Fils de Dieu avec puissance selon l’Esprit de sainteté, par une résurrection d’entre les morts, Jésus Christ notre Seigneur » (Rm 1,3-4 ; cf. 1Th 1,10 ; 2Tm 2,8). Jésus n’est plus seulement « fils » sous l’angle de l’accomplissement messianique ; le voilà « Fils » en tant que Seigneur, porteur du nom même de Seigneur : • son retour à la vie est narré symboliquement comme une nouvelle naissance (*proMt 27,51c) ; • en amont, sa résurrection manifeste une nouvelle conception : on découvre dans les Écritures des prophéties de cette mystérieuse naissance, en particulier Ac 13,32-33 « La promesse faite aux pères, Dieu l’a accomplie pour nous, leurs enfants, en ressuscitant Jésus, comme c’est écrit dans le deuxième psaume : “Tu es mon fils, moi, aujourd’hui je t’ai engendré” (Ps 2,7). » Rétrospectivement, les évangélistes font remonter cette filiation : à la transfiguration de Jésus (Mt 17,5 ; Mc 9,7 ; Lc 9,35) ; à son baptême (Mt 3,17 ; Mc 1,11 ; Lc 3,22) ; à sa conception (Lc 1,32.35) et même à sa préexistence (qui n’était certes pas absente de l’esprit de certains interlocuteurs de Jésus, dès le temps de son ministère, pour peu qu’ils aient été conscients des spéculations sur les →protoctistes, entités originaires de la création ?) : • He 1 lie cette préexistence au thème de la filiation divine : le fils de Dieu n’est plus seulement un roi, un prophète et un juste, mais l’expression de la réalité même de la divinité.

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• Jn affirme la préexistence personnelle comme Verbe, non plus comme une spéculation mais comme une affirmation centrale dans tout l’Évangile ; le Fils unique engendré du Père (Jn 1,14.18 ; 3,18) a été envoyé par Lui (Jn 3,16 ; 1Jn 4,9 ; cf. Rm 8,3 ; Ga 4,4). Jn 3,13 inverse le mouvement de figures comme celles de Moïse, Élie et Énoch : « Nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel. » →Jésus Fils de Dieu : du symbolisme juif au dogme chrétien Conclusions Du Fils de Dieu aux fils de Dieu La résurrection renforce aussi le sens eschatologique de la filiation divine : • Elle inaugure le règne glorieux du Christ en orientant le désir de ses disciples vers son retour ou parousie : « Vous vous êtes tournés des idoles vers Dieu […] pour attendre des cieux son Fils, qu’il a ressuscité d’entre les morts, Jésus, qui nous arrache à la colère qui vient » (1Th 1,9-10). • Tous les hommes sont (Lc 3,38 ; Ac 17,28) ou peuvent devenir (Mt 5,9.45 ; Lc 6,35 ; 20,36 ; Jn 1,12 ; Ap 21,7 ; Ga 3,26) « fils de Dieu » (chez Jn, cette généalogie remplace même la généalogie « naturelle » des hommes : *phiJn 1,12-14). • Cela se fait par la proximité avec Jésus Christ (Rm 8,3-4 ; Ga  4,4-6), par adoption filiale commencée discrètement (Rm 8,15.19 ; Ep 1,5) en vue d’un futur glorieux (Rm 8,23). De la résurrection à l’incarnation Ainsi, c’est la résurrection qui révèle le contenu le plus profond de l’expression « fils de Dieu » : elle désigne le Fils éternel du Père. Elle permet l’éclosion d’une théologie de l’incarnation (→Christologie orthodoxe) : de l’envoi du Fils-Verbe (venu d’auprès du Père en notre chair) à sa mort et sa résurrection, par laquelle il restaure radicalement son œuvre et confère aux hommes l’adoption filiale.

Fils de l’homme L’expression, maladroite en grec, est un calque de l’araméen bar ’ĕnāš/’ănāšâ (ou encore barnāš/â) et de l’hébreu ben ’ādām. Elle signifiait probablement « quelqu’un », un « être humain », « on » (cf. Ps 8,5), ou même « moi », dans des contextes soulignant la précarité de la condition humaine (cf. Mt 12,40 // Lc 11,30 ; Mc 2,10 ; Lc 19,10). • Ainsi Mt 12,8 « Le fils de l’homme est maître du sabbat » (cf. Mc 2,28 ; Lc 6,5), à en juger par →MekRI, pourrait être l’équivalent de : « C’est le sabbat qui vous a été donné, et non pas vous qui avez été donnés au sabbat » (ainsi tout homme est maître du sabbat). Cependant, avant que l’expression se retrouve dans le NT, ses usages dans la littérature proche-orientale antique l’avaient lestée de significations plus précises et plus théologiques. 1 — Usages de l’expression avant Jésus Théologies archaïques : le roi Les théologies royales du Proche-Orient ancien présentaient le roi comme « le fils » de « l’homme » originaire mis en scène par leurs grands mythes cosmogoniques. Ézéchiel : le prophète faible et résistant Sous la forme hébraïque ben ’ādām, l’expression se trouve plus de 85 fois en Ez (dès Ez 2,1) pour désigner le prophète en la mission pénible que Dieu lui confie. Daniel : personnalité collective et figure eschatologique En Dn 7,13, l’apparition de « comme un fils d’homme » intervient après la vision des quatre bêtes, l’installation du tribunal divin avec l’ouverture des livres (Dn 7,10) et la destruction de la quatrième bête. • Dans ce contexte, ce fils d’homme représente la communauté des « saints du Très-Haut » (Dn 7,18), « livrés en sa main [= celle de la quatrième bête] » durant environ trois ans et demi (Dn 7,25). C’est une figure collective désignant Juda au moment de la persécution d’Antiochus IV Épiphane (167164 av. J.-C.). • Mais c’est aussi la personne du chef eschatologique à venir à qui seront confiés un empire éternel et un royaume indestructible (Dn 7,14), sans pour autant être nécessairement le messie davidique. L’expression connote la condition humaine en sa fragilité, tout en dénotant son exaltation auprès de Dieu : la prophétie de Daniel insiste autant sur l’inévitabilité des souffrances que sur la victoire qui les suivra (Dn 7,21-27). Le fils de l’homme doit passer par la souffrance, selon le « programme » de tout juste d’Israël qui se met au service de Dieu (cf. les justes persécutés en 1R 22,27 ; 2Ch 16,10 ; 24,21-22 ; Jr 20,2 ; 32,2 ; 37,15 ; 38,6 ; Dn 3,20 ; 6,17 ; Ac 4,3 ; 5,40 ; 8,1 ; He 11,36-38). Les sages font la théodicée d’un tel programme (Pr 3,12 « Yhwh

châtie celui qu’il aime, comme un père le fils qu’il chérit »), et les prophètes annoncent le triomphe que Dieu accordera (Za 13,9 ; Ml 3,3). • L’inéluctabilité de cette destinée est bien symbolisée dans les livres ouverts au tribunal de l’Ancien avant la vision de la semblance de fils d’homme (livres où sont inscrits tous les actes humains, bons et mauvais : Dn 7,10 ; cf. Jr 17,1 ; Ml 3,16 ; Ap 20,12 ; le livre de Vie contenant la liste de tous les élus : Dn 12,1 ; cf. Ex 32,32-33 ; Is 4,3 ; Lc 10,20). Écrits péritestamentaires : figure messianique Le simple terme homme avait déjà une connotation messianique dans la tradition juive : G-Nb 24,7 ; Za 6,12 (cf. Ac 17,31 ; →T. Jud. 24,1 ; →Or. sib. 5,414 ; →Tg. Ps. 80,16). Sans être encore un titre messianique à proprement parler, « fils de l’homme » peut déjà désigner une figure messianique individuelle exerçant le jugement eschatologique : • →1 Hén. 37-71 (Le livre des paraboles, peut-être des interpolations chrétiennes) ; →4 Esd. 13 ; • →1 Hén. 39,6 désigne le fils de l’homme comme l’Élu de justice et de fidélité, intime du Seigneur des Esprits, présidant avec lui l’assemblée innombrable des élus, pour une éternité de justice. 2 — Usages de l’expression dans les évangiles L’allusion au personnage de Dn permettait à Jésus de donner à ses auditeurs des pistes pour interpréter sa propre destinée de victoire par la souffrance : il y voyait une prédiction des souffrances qu’il avait à endurer en tant que représentant d’Israël. Comme désignatif d’une personnalité collective, elle leur permettait aussi de comprendre quelle serait leur destinée en tant qu’apôtres à la suite de Jésus. Dans les Synoptiques, les prédictions des souffrances à venir des disciples font écho aux →annonces de la passion et de la résurrection de Jésus. Synoptiques (spécialement Mt) Dans les Synoptiques, « fils de l’homme » apparaît dans des passages concernant : • l’activité terrestre de Jésus (en Mt : 7 fois) ; • ses souffrances, sa mort et sa résurrection (Mt : 10 fois) ; • sa venue dans la gloire (Mt : 13 fois) ; • sa venue comme juge : Mt met en scène le fils de l’homme dans la parabole du jugement dernier, qui précède immédiatement le récit de la passion. Le personnage y déploie toute son ambiguïté : d’abord présenté comme celui qui « viendra dans sa gloire et tous les saints anges avec lui » pour « siéger sur son trône de gloire » (Mt 25,31), il s’avère en vérité concentrer toutes les faiblesses et les pauvretés possibles (« j’ai eu faim […] j’ai eu soif […] j’étais étranger […], nu […], malade […], en prison » (Mt 25,35-36.42-43) ;

Fils de l’homme

• sa passion : c’est ce fils de l’homme paradoxal qui se manifeste dans la passion de Jésus, « venant sur les nuées du ciel » (Mt 26,64) et mis en croix. « Fils de l’homme », en tant que traduction de l’hébreu ben ’ādām, renvoie indirectement au premier Adam. En se désignant ainsi, Jésus livre l’intelligence du projet divin du relèvement de l’homme, annoncé au moment même de l’expulsion du jardin d’Éden : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité » (Gn 3,15), que rappellent Is 66,7 et Ap 12,5. La passion s’ouvre ainsi déjà sur l’annonce de la rédemption. Jn : l’élévation du fils de l’homme En Dn 7,13-14, le « fils d’homme » est l’objet d’un sacre : il monte auprès de Dieu recevoir l’investiture royale. Jn transpose ce sacre, cette glorification, sur la croix : • Le fils de l’homme doit y être « élevé » : Jn 3,14 ; 8,28 ; 12,32.34, tel le serpent d’airain (Nb 21,6-9). • La croix le mène à la gloire de Dieu : Jn 12,23.33 ; 13,31 ; de la croix, il règne en triomphateur du prince de ce monde : Jn 12,31-32. • En y montant, il retrouve son lieu propre : Jn 6,62 (cf. Dt 30,12 ; Pr 30,4 ; Ba 3,29 ; Jn 3,13) ; venu du ciel, il peut faire connaître les mystères de la volonté divine (cf. Sg 9,1617) et retrouver la gloire qu’il avait avant la création du cosmos : Jn 17,5. 3 — Usage de l’expression par Jésus Une origine dans les paroles de Jésus lui-même ? On a parfois soutenu que les paroles concernant « le fils de l’homme » seraient dues à la première prédication chrétienne. Cela concernerait en particulier celles qui l’associent au verbe venir (erchomai), comme en Dn 7,13 (cf. Mt 10,23 ; 16,28 ; 24,44 ; 25,31). • Mais dans le NT, mis à part deux cas (Ap 1,13 ; 14,14), seuls les évangiles contiennent des allusions claires à Dn 7 (Dn 7,9.14 en Mt 13,36-43 et Mt 28,3.18 ; Dn 7,18.27 en Lc 12,32 ; 22,29-30 // Mt 19,28, qui ajoute « le fils de l’homme »). • Et inversement, des termes comme Christ ou Seigneur, ou Verbe, si importants pour l’Église primitive, ne sont presque jamais placés dans la bouche de Jésus.



Il semble donc probable que la référence à la figure daniélique remonte à Jésus lui-même. • D’après les évangiles, Jésus fait usage non de la forme indéfinie (à l’exception de Jn 5,27), mais de la forme définie « le/ ce fils de l’homme », semblant bien se référer à une figure déjà connue (Mt 8,20 // Lc 9,58 ; Mt 9,6 // Mc 2,10 // Lc 5,24 ; Mt 10,23 ; 11,19 // Lc 7,34 ; Mt 12,8 // Mc 2,28 // Lc 6,5 ; Mt  12,32 // Lc 12,10 ; Mt 12,40 // Lc 11,30 ; Mt 13,37.41 ; 16,13.27-28 ; 17,9.12.22 // Mc 9,9.12.31 // Lc 9,22.44 ; Mt  19,28 ; 20,18.28 // Mc 10,33.45 // Lc 18,31 ; Mt 24,27.30.37.39.44 // Mc 13,26 // Lc 17,24.26.30 ; 21,27 ; Mt 25,31 ; 26,2.24.45.64 // Mc 14,21.41.62 // Lc 22,22.69 ; Mc 8,31 ; Mc 8,38 // Lc 9,26 ; Lc 6,22 ; 12,8.40 ; 17,22 ; 18,8 ; 19,10 ; 21,36 ; 22,48 ; 24,7 ; Jn 1,51 ; 3,13-14 ; 5,27 ; 6,27.53.62 ; 8,28 ; 9,35 ; 12,23.34 ; 13,31). • On n’a aucune attestation d’un usage semblable parmi les enseignants qui le précèdent (ils utilisent l’expression au pluriel ou bien à la forme indéfinie, pour désigner le genre humain, à l’exception peut-être de →1QS 11,20, dont la leçon originale est douteuse). D’une manière générale, Jésus s’est montré inventif dans sa sphère linguistique sémitique, dont il a souvent dépassé les conventions, p. ex. dans l’usage qu’il fit de ’abbâ et ’āmēn. Une sémantique ambivalente… Comme avec egô eimi en Jn, Jésus aurait ainsi usé délibérément d’une expression qui pouvait avoir un sens entièrement banal (toi, moi, n’importe qui), mais qui désignait aussi, dans la culture (scripturaire) de ses interlocuteurs, le mystérieux personnage transcendant évoqué par Dn, et toutes les attentes qu’il suscitait. … au service d’une pragmatique de la foi L’auto-désignation indirecte de Jésus comme « fils de l’homme » est donc un appel à la foi : elle contient assez de symbolisme pour que croient ceux qui sont destinés à croire, et elle est assez banale pour que s’endurcissent ceux qui ne veulent pas croire.

Fraction du pain RITUEL La fraction du pain est un rite effectué entre la fin du Canon (→De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes) et la communion, présent dans toutes les liturgies connues. C’était un préalable nécessaire à la distribution de la communion aux fidèles avant l’emploi du pain azyme et des petites hosties. Le signe du pain partagé n’est pas très visible dans le cas de la consécration d’un ciboire rempli de petites hosties, souvent nécessaires pour des raisons pratiques. L’assemblée s’y unit par le chant de l’Agnus Dei. HISTOIRE Jusqu’à Grégoire le Grand (590-604), le Canon se terminait avec la doxologie solennelle : Per ipsum, etc. Suivait alors la fraction. Grégoire le Grand intercala entre la doxologie finale et la fraction le Pater, avec la clausule initiale et l’embolisme Libera nos. Le pape Serge I (687-701) emprunta à la liturgie de Byzance l’invocation de l’Agnus Dei, à faire pendant « la confraction du corps dominical » (cf. →LP 1,376). MYSTAGOGIE Dans le rituel des repas juifs, le président prononce la bénédiction, rompt le pain et le distribue. Jésus a repris ces gestes lors des →multiplications des pains (Mt 14,19 ; 15,36) et de son dernier repas (Mt 26,26 ; Mc 14,22 ; Lc 22,19 ; 1Co 11,24). Le rite se mit à symboliser le Christ-Serviteur donnant sa vie pour faire vivre : livré, « rompu » (par la souffrance) et partagé par tous. Symbolisme de la communion familiale 1Co 10,17 « Parce que le pain est un, à beaucoup nous ne sommes qu’un seul corps, car tous nous participons à l’unique pain. » Le père de famille rompt le pain pour nourrir ses enfants : participer au même pain, c’est vivre de la même vie familiale. D’où la proximité immédiate du baiser de paix. *milMt 26,26a rompit Symbolisme « sacrificiel » Mt met l’accent sur l’interprétation de la mort violente de Jésus comme un sacrifice d’expiation pour une multitude (*proMt

26,28b en rémission des péchés ; *synMt 26,28b pour). Dans le rite romain, cet accent est mis en scène : la fraction du pain opérée après la consécration symbolise rituellement la mort de Jésus (*chrMt 26,26a le rompit). De même, les rites disjoints d’offrande et de consécration du pain et du vin symbolisent la séparation du Corps et du Sang (symbole de l’âme) — la mort. Il n’y a aucune opposition entre la foi en la présence réelle du Christ dans les espèces eucharistiques et l’accent mis, avec Mt, sur le fait que l’efficace du rite dépend entièrement de la mort expiatrice du Christ, arrivée une fois pour toutes. La Cène et la croix du Ressuscité constituent ensemble l’unique origine de l’Eucharistie. *bibMt 26,28b en rémission des péchés Symbolisme spirituel • →Gardeil Regards ch.4 : Le péché ayant divisé l’homme, le Christ se fait pain rompu et sang versé pour être avec lui quand il n’est plus avec lui-même. Ce qu’il offre au Père, c’est sa volonté ; et la volonté du Père est qu’aucun ne se perde […]. C’est pourquoi il accomplit cette volonté par son obéissance, en offrant son corps rompu et répandu, soit multiple et séparé, tel que le péché a défait l’être humain ! Si dans cet état l’homme le reçoit (mangez, buvez…), quand le Père ressuscite son Fils, l’homme n’est plus qu’un avec le Père et avec tous les autres hommes. Devenue corps du Christ, consommée dans l’unité, l’humanité entre dans la vie éternelle de l’amour (cf. 112-114). Cette richesse symbolique suffit à justifier le rite de la fraction, même quand elle n’a plus d’utilité immédiate. Pour une large assemblée, il est difficile de partager un seul pain. On utilise souvent de petites hosties confectionnées à l’avance. Cependant, il n’y a vraiment qu’un seul « Pain » (cf. Mc 8,14), dès que le Christ s’est rendu sacramentellement présent. On invoque aussi le précédent symbolique des deux multiplications des pains faites à partir de cinq (Mt 14,17.19 ; Mc 6,38.41 ; Lc 9,13.16 ; Jn 6,9.13) et de sept (Mt 15,34.36 ; Mc 8,5-6) pains. →Rites complémentaires à la fraction du pain

Frères de Jésus Jésus a-t-il eu des frères et sœurs ? La question a suscité de nombreux ouvrages, y compris des fictions à succès. Certains se sont même demandé si les interprétations patristiques ne dépendaient pas surtout de leur croyance en la virginité perpétuelle de Marie (cf. →Jérôme Helv. 11-17), plutôt que de l’interprétation rigoureuse des textes. Mais que disent les textes ?

En grec classique Le mot adelphos en grec classique signifie habituellement frère de sang (tant le « frère » que le « demi-frère » ; s’il faut être plus précis, le grec précise « adelphos du même père et de la même mère » ou « adelphos des deux côtés ») et se distingue d’anepsios (« cousin, neveu »).

Un groupe bien repérable Des « sœurs » Jésus a des adelphai, toutes anonymes, résidant à Nazareth (Mt 13,56).

Influence sémitique Comme celui de huios (« fils »), le sens d’adelphos s’est élargi sous l’influence de l’hébreu. En fait, l’hébreu et l’araméen n’ayant pas de mot propre pour « cousin », ces langues emploient ’āḥ (hébreu) et ’aḥ (araméen) pour « cousin » afin d’éviter de longues périphrases (p. ex. l’expression « fils de l’oncle »). Les mots ’āḥ/’aḥ peuvent désigner : • un frère de sang ; • un parent (Gn 13,8 ; 14,14.16 : pour Lot, un neveu d’Abraham [Gn 11,27.31 ; 12,5]) ; • quelqu’un de la même tribu, un compatriote (Gn 31,32 ; Ex 2,11 ; 4,18 ; Lv 10,4.6 ; 25,25 ; Nb 20,3 ; Dt 2,4.8 ; 23,8 ; Jos 1,14-15 ; Jg 9,18 ; 20,23.28 ; Am 1,11 ; Ab 10.12) ; • un Israélite (Lv 25,46 ; Nb 25,6 ; Dt 3,18 ; 17,15 ; 18,15 ; 24,7 ; Jg 20,13 ; Ne 5,8 ; Is 66,20 ; Jr 29,16 ; Mi 5,2) ; • cf. G-1Ch 26,30.32 « Hashabyahu et ses frères, des fils vigoureux, mille sept cents guerriers responsables de la surveillance d’Israël » et « ses frères, des fils vigoureux, deux mille sept cents chefs de familles » parmi les Hébronites désignés par David à des tâches administratives : adelphos traduit ici l’hébreu ’āḥ mais désigne des groupes bien plus larges que les seuls frères de sang.

Des « frères » Le label « ses adelphoi » apparaît à plusieurs reprises dans les Synoptiques (Mt 12,46-47 ; Mc 3,31-32 ; Lc 8,19-20). En Jn 2,12 ils séjournent à Capharnaüm avec Jésus, sa mère et ses disciples ; en Jn 7,3-5 les adelphoi de Jésus ont quelque peine à croire en lui ; en Ac 1,14 ils sont en prière avec la mère de Jésus ; 1Co 9,5 évoque leur ministère itinérant. Un groupe d’adelphoi est nettement caractérisé par quatre prénoms reliés entre eux par kai : « Jacques et José[ph/t] et Simon et Jude » (Mt 13,55 ; Mc 6,3 ; cf. Lc 4,22 ; Jn 6,42). On peut les identifier ainsi : • Jacques, « l’adelphos du Seigneur » (Ga 1,19) et « l’adelphos de Jésus, qui est appelé Christ » (→Josèphe A.J. 20,200), devint le premier évêque de Jérusalem (*milMt 27,56b Jacques). Il est appelé Jacques le Mineur (cf. Mc 15,40) pour le distinguer de l’apôtre Jacques le Majeur, martyrisé par Agrippa I (Ac 12,1-2) : →Les Jacques proches de Jésus. • José/Joseph/Joset est mentionné avec Jacques en Mt 27,56 ; Mc 15,40. Il ne semble pas avoir de rôle spécial par la suite (indice d’une disparition précoce ?). • Jude, l’adelphos de Jacques (Jude 1), est peut-être l’auteur de l’épître de Jude. La tradition l’a identifié avec l’apôtre Jude Thaddée. • Simon de Nazareth fut choisi comme deuxième évêque de Jérusalem, après le martyre de son frère Jacques le Mineur. Il a déjà atteint un âge très avancé, sous Trajan, lorsqu’il est dénoncé « comme étant de la race de David et chrétien » et meurt crucifié (→Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 3,32,1-3). La tradition l’a parfois identifié avec l’apôtre Simon le Zélote. Réflexion philologique Quel est leur lien de parenté exact avec Jésus ? Les historiens ont parfois soupçonné d’a priori théologique la tradition ancienne, mais la philologie à elle seule semble pourtant bien la soutenir. Signification du substantif grec adelphos Chaque langue organise son propre système de parenté, si bien qu’il est difficile d’établir de strictes équivalences terme à terme.

En grec koinè sémitisé Dans le grec koinè sémitisé du 1er s., adelphos est un hyperonyme (terme générique) signalant un lien de parenté, tandis qu’anepsios est un hyponyme (terme spécifique) désignant proprement le cousin. Désormais adelphos signifie « parent », parfois avec une nuance de tendresse : • →Philon d’Alexandrie Legat. 26 « par le sang mon cousin et par l’affection mon frère » (Caius Caligula à propos de Tibère Gemellus). Dans la Bible, anepsios n’apparaît presque jamais : il se trouve seulement trois fois dans G (Nb 36,11 ; Tb 7,2 ; 9,6 ; de plus, l’araméen bar dād a donné lieu à deux versions différentes en Tb 7,2 : une version grecque porte anepsios, l’autre adelphos) et c’est un hapax chez Paul (Col 4,10). Comme si la Bible n’avait jamais parlé que de quatre cousins en tout ! Le terme grec adelphos peut désigner un parent (G-Gn 24,48 ; 29,12). En Mt 28,10 ; Jn 20,17 il signifie peut-être les disciples : Jésus ordonne à Marie-Madeleine d’aller parler aux adelphoi, ce qu’elle fait en Jn 20,18 en allant trouver les mathêtai (« disciples » ; cf. Mt 28,7.16). Bref : dans le grec koinè sémitisé, le système de parenté peut se décrire ainsi :



La passion selon saint Matthieu

• suggenês (parent éloigné ; cf. Lc 1,36 ; 14,12), • l’hyperonyme adelphos (parent proche), • l’hyponyme anepsios (cousin germain). Plusieurs enfants pour Marie ? Mt 1,25, signalant que Joseph ne connut pas Marie « jusqu’à ce qu’elle eût enfanté », et Lc 2,7, affirmant que Jésus est le « premier-né » de Marie, ont permis à certains d’imaginer que Marie eut d’autres enfants. Tertullien (→Carn. Chr. 7 ; →Marc. 4,19 ; →Mon. 8) évoque peut-être les adelphoi de Jésus comme enfants de Marie après Jésus. Cette opinion fut reprise par l’exégèse protestante depuis le début du 19e s. Le témoignage de Tertullien, dans des textes peu clairs dont l’interprétation n’est pas univoque, serait le seul allant dans ce sens parmi les écrivains de l’Antiquité. Mais le texte de Mt comme celui de Lc n’envisagent pas la période ultérieure : • « Jusqu’à ce que » ne dit rien de ce qui se passe ultérieurement. Selon l’usage sémitique, cette formule marque le terme et la limite d’intérêt. Là où 2S 6,23 dit que Mikal n’eut pas d’enfant « jusqu’au jour de sa mort », il est clair qu’elle n’en eut pas non plus après (→Laurentin , 322). • Désigner Jésus comme le « premier-né » n’implique pas que Marie ait eu d’autres enfants de suite. La détermination « le » fils de Marie et de Joseph (Mt 13,55 ; Mc 6,3 ; Lc 4,22 ; Jn 6,42) pourrait bien indiquer qu’il est unique. • Lc 2,44 évoque aussi Marie et Joseph cherchant Jésus « parmi leurs parents (suggeneusin) et leurs connaissances » sans évoquer de (demi-)frères. Il est donc au minimum possible que les adelphoi de Jésus ne soient pas d’autres enfants de Marie et de Joseph. Réflexion théologique-historique Les évangiles, qui suggèrent la conception virginale du Christ (Mt 1,25 ; Lc 1,34-35 ; cf. Jn 1,13), parlent des « frères du Seigneur ». L’Église considère que Marie est toujours vierge. Ce serait au moins une complication pour la foi en la virginité post partum, si ces frères désignaient des enfants de Marie et de Joseph. La Tradition considère donc les adelphoi comme des proches parents (demi-frères, cousins, etc.) de Jésus. Des demi-frères ? Issus d’un précédent mariage de Joseph : • →Protév. Jc. 8,3 ; 9,2 (Joseph proteste au moment où il est désigné pour devenir l’époux de la Vierge : « J’ai des fils. » Mais est-ce une tradition ancienne, ou bien une tentative d’élucidation de la question posée par la diffusion de

l’Évangile hors de son contexte culturel originel ?) ; 17,1-2 ; →Ps.-Mt. 8,4 ; 18,1 ; Clément d’Alexandrie cité en →Épiphane de Salamine Pan. 29,4,3 ; →Hippolyte de Rome Ben. Mos. 9,2 ; →Origène Comm. Jo. 1,4 ; →Comm. Matt. 10,17 ; →Hom. Luc. 7,4 ; →Hilaire de Poitiers In Matt. 1,4 ; →Tite de Bosra Hom. Luc. 8,19-21 ; →Ambroise de Milan Comm. ep. Pauli Ga 1,19 ; →Épiphane de Salamine Anc. 60,1 ; →Pan. 28,7,6 ; 51,10,8 ; 78,7,9 ; 78,8,1 ; 78,9,5-6 ; →Cyrille d’Alexandrie Comm. Jo. 7,5 ; →Glaph. Gen. 7,3 (de Juda) ; →Théodote d’Ancyre Hom. 4,13 ; →Sévère d’Antioche Or. resurr. 2 ; →Oecumenius Comm. Act. 15,13 ; →Grégoire de Tours Hist. Franc. 1,21 ; →Sophrone de Jérusalem Bapt. apost. ; →Épiphane le Moine Vita Virg. 7 ; 14. Des cousins ? D’autres interprétations proposent qu’il s’agît de cousins de Jésus, conformément à la référence d’adelphos en grec koinè sémitisé (= parent proche). • Si l’on identifie raisonnablement « Marie, mère de Jacques et de José » (Mt 27,56 ; Mc 15,40 ; cf. Mc 15,47 ; 16,1 ; Lc 24,10) avec « Marie, (femme) de Clopas » (Jn 19,25), les adelphoi nommés en Mt 13,55 et Mc 6,3 n’étaient pas nés de Marie, la mère de Jésus, mais d’une autre Marie. La tradition a identifié cette Marie de Clopas comme une tante de Jésus. Jacques et José/Joseph/Joset seraient donc des cousins de Jésus. • Quant à Simon, il serait le fils de Clopas, un oncle du Seigneur, selon Hégésippe (→Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 3,32,3.6). De nombreux auteurs identifient dans les adelphoi des cousins de Jésus : • →Jérôme Comm. Matt. ; →Ep. 14,13-14 ; →Pélage Exp. ep. Pauli Ga 1,19 ; →Augustin d’Hippone Cons. 4,10,16 ; →Enarr. Ps. 127,12 ; →Faust. 22,35 ; →Quaest. Matt. 17,1 ; →Serm. 133,1 ; →Tract. ev. Jo. 10,2 ; →Théodoret de Cyr Comm. ep. Pauli Ga 1,19 ; →Bède le Vénérable Exp. Marc. 6,3 ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 6,12 ; 7,14 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 35 ; →Anselme de Laon Enarr. Matt. 12,46 ; 13,55 ; →Bruno de Segni Comm. Matt. 3,59 ; →Rupert de Deutz Comm. Jo. 3 ; →Zacharias Chrysopolitanus Conc. ev. 2,59. De plus, en interprétant Maria hê tou Klôpa (Jn 19,25) non pas comme « Marie, (femme) de Clopas » mais comme « Marie, (fille) de Clopas », cette Marie a pu être mariée avec Alphée. Ainsi, l’apôtre Jacques, fils d’Alphée (Mt 10,3 ; Mc 3,18 ; Lc 6,15 ; Ac 1,13), pourrait être un fils de cette Marie, (fille) de Clopas, et donc être Jacques, l’adelphos de Jésus.

Haut sacerdoce à l’époque de Jésus Un terme polyvalent Avec les anciens (hazzeqēnîm : notables laïcs, représentants des grandes familles) et les scribes de leur parti, les « grands prêtres » étaient membres du →sanhédrin (*milMt 26,59a le sanhédrin). Le grec archiereus désigne : • le grand prêtre en fonction, • le grand prêtre honoraire, • les prêtres en chef ou les « archiprêtres » : le commandant du Temple, le chef de la section hebdomadaire, le chef de la section quotidienne, le surveillant du Temple et le trésorier. Cela explique que le terme soit souvent employé au pluriel (→Josèphe B.J. 2,243.316.320.342.410-411 ; 4,151.315 ; →Josèphe Vita 197). Mœurs et idéologie sacerdotales Pour devenir grand prêtre, il fallait être de famille sacerdotale pure et n’épouser qu’une fille vierge âgée de 12 ans (et demi), elle-même de souche sacerdotale, lévitique ou israélite légitime (nombreux cas d’impossibilité : veuve, divorcée, profanée, prisonnière de guerre, etc.). D’ordinaire la femme du grand prêtre était issue de grandes familles sacerdotales. On tenait à des généalogies authentiques, garantissant le caractère héréditaire du sacerdoce. La famille du grand prêtre prétendait descendre de Sadoq, grand prêtre sous David et Salomon. Tous les grands prêtres se seraient succédés sans interruption depuis Aaron (liste : Ne 12,10-11, suite dans →Josèphe A.J. 11,347 ; 12,237-239 ; 20,235251). Le dernier grand prêtre sadocide est probablement Jason (175-172 av. J.-C.). L’institution sacerdotale en crise à l’époque de Jésus • À partir de Jonathan Maccabée (161-143 av. J.-C., 1M 10,2021), les Maccabées et de suite les Hasmonéens s’arrogent le titre de grand prêtre et forment une lignée de grands prêtres illégitimes parce qu’issus de familles sacerdotales ordinaires, suscitant l’opposition des Juifs les plus pieux. • Les familles sacerdotales légitimes s’exilent probablement avec Onias IV (vers l’an 162) ; elles subsistent en Égypte (au temple de Léontopolis) et à Qumrân.

• En l’an 37, sous Hérode le Grand, on change la règle de succession : le grand prêtre n’est plus nommé à vie et sa charge n’est plus héréditaire. Ainsi, de 37 av. J.-C. à 70 ap. J.-C., la plupart des grands prêtres sont issus de familles sacerdotales ordinaires. • En contradiction avec la Loi juive, Hérode le Grand, Archélaüs, Agrippa I, Agrippa II et les gouverneurs romains nommaient et déposaient les grands prêtres. Ainsi Quirinius nomme Anne (→Josèphe A.J. 18,26) et Vitellius dépose Caïphe et Jonathan (→Josèphe A.J. 18,95.123). Succession des grands prêtres à l’époque du NT (Les dates restent sujettes à discussion.) • Joazar, fils de Boéthos (?-6 ap. J.-C.) • Anne (6-15 ap. J.-C.) • Ismaël, fils de Phiabi I (15-16 ap. J.-C.) • Éléazar, fils d’Anne (16-17 ap. J.-C.) • Siméon, fils de Kamith (17-18 ap. J.-C.) • Joseph Caïphe, gendre d’Anne (18-36 ap. J.-C. ; *hgeMt 26,3b) • Jonathan, fils d’Anne (36-37 ap. J.-C.) • Théophile, fils d’Anne (37-41 ap. J.-C.) • Siméon Kanthéras, fils de Boéthos (41-43 ap. J.-C.) • Matthias, fils d’Anne (43-44 ap. J.-C.) • Élionaios, fils de Kanthéras (44-45 ap. J.-C.) • Joseph, fils de Kami (45-47 ap. J.-C.) • Ananias, fils de Nébédée (47-55 ap. J.-C.) • Ismaël, fils de Phiabi II (55-61 ap. J.-C.) • Joseph Kabi (61-62 ap. J.-C.) • Ananias ou Anan, fils d’Anne (62 ap. J.-C.) • Jésus, fils de Damnée (62-63 ap. J.-C.) • Josué, fils de Gamaliel (63-65 ap. J.-C.) • Matthias, fils de Théophile (65-67 ap. J.-C.) • Pinhas de Habta (67-70 ap. J.-C.). Le grand prêtre Pinhas fut nommé par les →zélotes à l’issue d’un tirage au sort pendant la première guerre judéo-romaine (→Josèphe B.J. 4,155).

Hinnom (vallée de —), ou la Géhenne Le toponyme Géhenne est synonyme de lieu de tourments et de l’enfer. Il désigne l’une des vallées principales qui structurent la topographie de Jérusalem. Lexicologie La vallée s’appelle gé ben hinnōm en hébreu, « vallée du fils d’Hinnom », ce qui fut traduit en grec par pharagx huiou Ennom et geenna (latin gehenna), une transcription de l’araméen géhinnām. Symbolismes La transposition du lieu physique en un lieu eschatologique de châtiments interminables se fit par une combinaison de plusieurs données dont témoignent les textes bibliques et parabibliques : Textes bibliques • Dans la vallée d’Hinnom se trouvent le feu dans lequel sont jetés les enfants en sacrifice au dieu Molek (2R 16,3 ; 21,6 ; 23,10 ; 2Ch 28,3 ; 33,6 ; Jr 7,31 ; 19,5 ; 32,35), et plus tard les feux incessants du dépotoir. • Selon Is 66,24, les cadavres des pécheurs seront jetés dans le feu. • En Jr 7,32-33 ; 19,6-7, des cadavres de pécheurs sont jetés dans la vallée d’Hinnom. Écrits péritestamentaires • →1 Hén. 90,26-27 (cf. 27,2) évoque un ravin rempli de feu, situé au sud du Temple (sans doute la vallée d’Hinnom), dans lequel on jettera à la fin des temps les juifs apostats, voire tous les pécheurs, juifs et païens. Sous l’influence de l’eschatologie transcendante, la géhenne comme lieu de châtiments perd graduellement sa signification topographique ; • →4 Esd. 7,36 ; →Or. sib. 1,103 ; 4,186 ne font plus guère allusion à la vallée d’Hinnom près de Jérusalem.

On commence à identifier la géhenne avec le shéol. • →1 Hén. 10,4 ; 63,6 ; 108,14 : Les ténèbres caractéristiques du shéol sont attribuées à la géhenne, mais comme les ténèbres et le feu sont incompatibles, on se représente le feu de la géhenne comme un feu qui brûle mais n’éclaire pas (→2 Hén. 10,2). L’origine topographique de la géhenne se trahit encore dans nombre de textes qui situent l’entrée de la géhenne transcendante près de Jérusalem. Conçue originellement comme lieu eschatologique des tourments des pécheurs, la géhenne devient au 1er s. ap. J.-C. un lieu qui existe dès maintenant. Le pécheur y entre immédiatement après sa mort. Localisation et archéologie Les trois vallées de Jérusalem ont été proposées : le Cédron, le Tyropéon et le wadi er-Rababeh. • →Eusèbe de Césarée Onom. CGS 11/1,70,2-4 (« à côté du mur de Jérusalem vers l’est »), les écrivains musulmans Al-Muqaddasi (10e s.) et Nasir-i-Khusrau (11e s.) et le rabbin David Kimchi (1160-1235) l’identifient avec le Cédron. Néanmoins, le Cédron n’est nulle part appelé une vallée dans la Bible. • D’autres pensent à la vallée du Tyropéon, ce qui est improbable puisqu’elle se trouve à l’intérieur de la ville, et que les abominations ont certainement eu lieu hors de la ville. • Le wadi er-Rababeh est le lieu le plus probable : il commence dans la vallée à l’ouest de la porte de Jaffa. Près de cette porte, il tourne ca. 500 m vers le sud, où il forme l’étang de Birket es-Sultan, et progresse ensuite vers l’est. C’est là que la tradition place le « champ de sang », un peu avant de rejoindre le Cédron, dans les falaises de la partie inférieure de la vallée. On y a découvert un ensemble de sépultures du 1er s., des cellules monastiques du 6e s. et une arche construite par les croisés. Les chevaliers de Saint-Jean y enterrent les pèlerins qui meurent dans leurs hospices.

Histoire de la dévotion à Marie de Magdala Le personnage de la pécheresse publique, possédée et pénitente délivrée par Jésus, est si invétéré dans la tradition latine qu’on oublierait presque le caractère composite de ce portrait de l’une des plus fidèles disciples de Jésus. Il semble que trois figures féminines des témoignages apostoliques aient été peu à peu fusionnées dans l’Église latine (*milMt 26,7a ; *synMt 26,7a) : • la pécheresse pardonnée qui oint les pieds de Jésus à la maison de Simon le pharisien (Lc 7,36-37) ; • Marie-Madeleine, la pécheresse exorcisée (Lc 8,2), qui apparaît encore au tombeau de Jésus (Mc 16,9) ; • la femme qui oint la tête (Mt 26,6-7 ; Mc 14,3) et les pieds (Jn 12,1.3) de Jésus à Béthanie, identifiée par Jn 11,2 à la sœur de Lazare. Premiers siècles Traditions non canoniques : disciple parmi les disciples • →Év. Thom. 21 : Marie-Madeleine ne paraît pas mieux comprendre les paroles prononcées par Jésus que les membres de l’assemblée. Mais elle fait partie de cette assemblée et y intervient à part égale avec les hommes, en contraste avec les évangiles canoniques. Un « évangile » fragmentaire lui est attribué : • Évangile de Marie (Codex de Berlin [8502], 5e s. ; →P. Oxyrh. 3525, 3e s. ; →P. Ryl. 463, 2e s.). Constitué de révélations du Ressuscité, peut-être d’origine gnostique, probablement lié à certains milieux ascétiques, il semble attaché à la tradition de Jacques « frère du Seigneur » (*milMt 27,56b Jacques ; →Les Jacques proches de Jésus ; →Frères de Jésus). Dans ce texte, Marie insiste sur la vie spirituelle et encourage les apôtres. Elle cristallise aussi une dispute sur l’autorité dans l’Église, en étant jalousée par Pierre, le type même du disciple mâle (→Év. Marie 17,16-18,5 ; cf. →Év. Thom. 114 ; →Pist. Soph. 72). *chrMt 28,1b Marie de Magdala ; *chrMt 28,7-10 Construction progressive du personnage de la grande sainte pénitente • →Jérôme Comm. Matt. combine Mt 27,56 avec les données de Lc 8,2 : « de laquelle sept démons étaient sortis » (= →Raban Maur Exp. Matt. 761.66 ; →Sedulius Scotus In Matt. ; →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4414 ; →Christian de Stavelot Exp. Matt. 1494C). • →Paschase Radbert Exp. Matt. 12,4416 « De plus “Magdala” est interprétée “exaltation” (magnificatio). Il y avait en effet cette Marie qui était exaltée par l’exaltation de Dieu parce qu’elle avait suivi le très bon Jésus par qui ses nombreux péchés lui avaient été remis, parce qu’elle avait beaucoup aimé et, entre toutes, le servait principalement et

attendait, comme l’Évangile le déclare, le mystère de la passion du Christ et de la résurrection plus que tous. » 6e siècle : trois en une • →Grégoire le Grand Hom. ev. 25 (*chrMt 26,7a une femme) fournit ses lettres de créance au personnage composite de Marie-Madeleine-la-sœur-de-Lazare-et-de-Marthepécheresse-repentie et lui permet de connaître une postérité extraordinaire dans les Églises occidentales, où la méditation contemplative et la fiction littéraire vont nourrir pendant des siècles la prédication et par elle la mystique et la charité les plus authentiques. Moyen Âge →Marie-Madeleine dans la littérature occidentale ; *litMt 27,56a. 14e-16e siècles Héroïne de la devotio moderna Celle qui avec sa sœur Marthe accueillit le Christ, premier pauvre (Mt 26,11), à Béthanie, fournit le modèle des œuvres de miséricorde multipliées par les laïcs : hôpitaux et léproseries se placent sous son patronage. C’est aussi une inspiratrice de l’émancipation de la femme, illustrée par des fondations pour des prostituées repenties, souvent sans séparation des monastères « normaux ». Inspiratrice des mystiques Après Brigitte de Suède, Mathilde de Magdebourg et Margery Kempe (mystique anglaise qui s’identifia à Marie-Madeleine et passa sa vie en pleurs) : • →Thérèse d’Avila Moradas 7,4 découvre Marie-Madeleine à la première place de la vie contemplative et de la vie extatique. Thérèse la prend pour référence et se sent appelée à la remplacer auprès du Christ pour aimer et servir son Sauveur (256-258). Réforme… Les protestants raillent la prétention à se sanctifier par ses propres œuvres de pénitence et, suivant les travaux des humanistes, se détournent de la pénitente comme d’une fiction non scripturaire : • →Calvin Tract. theol. (Admonitio de reliquiis) 236 attaque frontalement la position grégorienne. … et Réformation catholique Les catholiques mobilisent Marie-Madeleine pour se défendre : confession, contrition, contemplation, extase et luxe dans les liturgies, tout en s’efforçant de purifier les traditions dans les

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représentations visuelles (→Marie-Madeleine : éléments d’iconographie). Âge classique : pénitence, docte ignorance, anéantissement • →Bérulle Élévation offre une théologie très haute de Marie-Madeleine, vue comme la seule véritable mystique, gratifiée par Dieu d’une élection puissante, d’une christoconformation dans la pénitence, d’une union dans l’inconnaissance, qui la placent quasiment au-dessus des apôtres. Aujourd’hui : courage, créativité, persévérance ? À en croire nombre de théologien.ne.s féministes, l’Église aurait été victime d’un patriarcalisme séculaire en assimilant la dame de Magdala à une prostituée, ce qui permettait de réduire l’importance de la femme dans l’institution. Après les travaux précurseurs d’Elisabeth Schüssler Fiorenza, Ingrid Maisch, Maria Magdalena, considère les métamorphoses de Marie-Madeleine

comme autant d’images masculines réductrices de la femme : la prostituée, l’extatique, la sainte ou l’épouse. La vraie Marie de Magdala représente beaucoup plus que cela : la solidarité avec les mourants, la loyauté jusqu’à la mort, le courage, la créativité, la persévérance. Cependant, la théologie ancienne proclame que la gloire de Marie-Madeleine réside précisément dans le fait d’avoir été une prostituée : « Ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort » (1Co 1,27). En refusant l’image de la prostituée, de l’extatique ou de la sainte, c’est peut-être bien le rapport direct à Dieu, la grâce, qui est refusé. Récuser la gloire de la prostituée pardonnée, préférer la vertueuse moderne, n’est-ce pas encore souscrire à la morale bourgeoise ? « Pourquoi réduire Marie-Madeleine à l’oppression féminine, quand elle est aussi une image de la libération humaine ? » (→Burnet 2004, 118).

Historicité de la dernière Cène L’historicité de la dernière Cène est largement admise pour plusieurs raisons, que l’on peut synthétiser selon les critères classiques d’attestation, de cohérence et de discontinuité. Elle est objet d’attestations multiples *refMt 26,26-29. Elle est cohérente avec le ministère de Jésus Sur le fond Pour célébrer la miséricorde eschatologique de Dieu, Jésus a souvent fait usage de repas, en paroles (Lc 13,29 ; 14,7-24 ; 15,6.9.23-32) et en actions (banquets avec les pécheurs, Mc 2,15-19, au point de se faire traiter de glouton : Mt 11,19). Dans la forme En décrivant symboliquement sa mort par des gestes inhabituels et des paroles surprenantes au cours d’un repas, Jésus continue la communication indirecte — par des signes plus que par des paroles explicites — qu’il a privilégiée durant son ministère (cf. Mt 13,10-17). Il établit une structure de signification qui résume son ministère antérieur et qui ne sera complète qu’après sa résurrection (*proMt 26,26c ; *proMt 26,29c). Ceux qui y assistent peuvent cependant commencer à la comprendre, d’une part dans la tradition des « gestes prophétiques » (*bibMt 26,26-29), d’autre part sur fond des liturgies sacrificielles du Temple (*milMt26,26a rompit). Elle présente plusieurs discontinuités Avec le monde juif de Jésus • Tout en faisant écho à des rites de bénédiction ou d’action de grâces, qui ouvrent le temps présent à une autre dimension, la dernière Cène n’est réductible à aucun repas rituel juif connu (*juiMt 26,26a ayant pris le pain et dit une bénédiction ; *juiMt 26,26a.27a ; →La dernière Cène fut-elle un repas pascal ? ;

→Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ? ; →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes). • Les paroles de Jésus sur le vin sont scandaleuses dans son contexte culturel (*proMt 26,27b-28a ; *refMt 26,28a). • Si le rite eucharistique peut être interprété comme un défi lancé au système du Temple (*milMt 26,28a), ce défi suppose une autorité que Jésus semble avoir déployée en son temps. →Autorité de Jésus durant son ministère Avec le monde des premiers chrétiens • L’Eucharistie primitive n’est célébrée ni au même jour ni à la même heure que la dernière Cène selon la tradition. Le jeudi fut d’abord un jour a-liturgique, le jour eucharistique par excellence étant le dimanche (*litMt 26,26-29 ; →Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques). Alors que la dernière Cène a lieu la nuit (Mt 26,20 ; Mc 14,17 ; Jn 13,30), les synaxes eucharistiques primitives ont lieu à l’aurore ou au matin. • L’Eucharistie primitive n’est ni nommée ni mise en scène comme une imitation du dernier repas de Jésus (→Repas rituels des premiers chrétiens). Plusieurs détails du récit de Mc 14,22-25 s’accordent mal avec le rituel eucharistique : par exemple, Jésus y prononce les paroles eucharistiques tout en donnant le pain et le vin (non pas avant) ; Jésus y donne aux disciples un rendez-vous eschatologique sans allusion explicite à sa résurrection ; Jésus s’y présente comme messie qui (re)viendra et non comme Seigneur ressuscité. On ne saurait donc réduire le récit de la dernière Cène à une légende étiologique dont la fonction aurait été de répondre à quelque besoin de justification des pratiques communautaires. Le récit, appuyé sur des souvenirs réels concernant Jésus, relève de la « tradition isolée », qui fondait l’identité des nouvelles communautés (1Co 10,21 ; 11,23), sans être entièrement adaptable à leurs besoins (cf. →Le genre littéraire « évangile » : 3.B.).

Historicité du « procès » de Jésus devant « le sanhédrin » Impossible selon les sources juives Lieu La localisation du procès, chez le grand prêtre, contredit : • la tradition juive, qui situe les réunions du sanhédrin dans la « chambre de la pierre taillée » de la cour intérieure du Temple (→Sanhédrin : localisation), • →Josèphe B.J. 5,144, qui situe la boulê à la limite du Temple et de la ville haute. Date La datation du procès dans la nuit (Mt 26,34 ; Mc 14,30) et le verdict au matin (Mt 27,1 ; Mc 15,1 ; Lc 22,66) contredisent →m. Sanh. 4,1, selon lequel toutes les étapes d’un procès de peine capitale doivent se faire de jour et aucune sentence de mort ne peut être rendue le jour même des débats. Si le procès a lieu dans la nuit du 14 au 15 Nisan (→Chronologie de la passion), cela contreviendrait aussi à →m. Sanh. 4,1, qui interdit de juger d’une cause engageant la peine capitale la veille d’une fête ; →m. Beṣa 5,2 interdit également de juger un jour de fête ; →b. Sanh. 88b dit que ces jours-là, comme les jours de sabbat, le sanhédrin se réunit seulement en académie d’étude. Déroulement Selon →m. Sanh. 4,2, dans les affaires capitales, le vote doit commencer par les plus jeunes sanhédrites et se terminer par les plus âgés, pour éviter que ceux-ci n’influencent ceux-là : il ne saurait guère commencer avec le grand prêtre (Mt 26,65 ; Mc 14,63) ! De plus, les témoins (Mt 26,59-61 ; Mc 14,55-59) doivent être avertis solennellement avant de déposer (→m. Sanh. 4,5), individuellement (→m. Sanh. 3,6). Leurs témoignages sont vérifiés et s’ils s’avèrent faux, ils sont sévèrement punis (→m. Sanh. 11,6 ; *juiMt 26,59a). Selon la Mishna, le blasphème (Mt 26,65 ; Mc 14,64) n’est retenu comme chef d’accusation que s’il implique le Nom de Dieu expressément (→m. Sanh. 7,5 ; →b. Sanh. 56a), voire inclut celui d’une idole. Il est puni de lapidation suivie de pendaison (→m. Sanh. 6,4, reprenant Lv 24,14-16). *milMt 26,65b Évaluation Cependant, il n’est pas établi que les règles mishnaïques aient été en vigueur au temps de Jésus : la législation mishnaïque est pour une bonne part une reconstruction des rabbins du 2e s. Le Temple au 1er s. peut avoir été régi par une législation différente (p. ex. sadducéenne, dont →Jub. et →11QTa porteraient une trace ?). L’assemblée des anciens et des notables qui se réunissait au Temple pour régler des questions surtout politiques n’a pas grand-chose à voir avec le sanhédrin d’hommes instruits dépeint par la Mishna bien plus tard. En outre, selon Dt 17,13, « tout le peuple » doit apprendre le châtiment des plus grands criminels, spécialement des faux prophètes. →t. Sanh. 11,7 les fait déférer à Jérusalem, où ils doivent être exécutés lors

de la fête de pèlerinage suivante pour servir d’exemple au peuple (*juiMt 26,5a). Vraisemblable historiquement Sources Les traditions indépendantes rapportant le procès de Jésus (reflétées diversement par Mt, Mc, Lc et Jn), au-delà de leurs incohérences de détails, sont d’accord pour affirmer qu’avant d’être déféré devant Pilate, Jésus fut questionné par le grand prêtre et des notables proches de lui, à proximité temporelle et spatiale du reniement de →Pierre, dont le témoignage oculaire imprègne les premiers récitatifs de la passion. Cet épisode du reniement de Pierre, qui est toujours attaché à celui de l’interrogatoire, est l’un des mieux transmis. Au-delà du témoignage de Pierre, les disciples peuvent avoir tiré leurs informations sur le procès devant le sanhédrin de diverses sources : • des témoins comme Josèphe d’Arimathie (Mc 15,43) ? • des relations avec l’entourage du grand prêtre (Jn 18,15-16) ? • des gens présents devenus des disciples plus tard (Ac 6,7) ? • Jésus lui-même (cf. Ac 1,3) ? Par ailleurs, les controverses de la première communauté avec le judaïsme majoritaire, de plus en plus hostile à leur forme de croyance messianique, ont certainement joué un rôle dans la conservation et dans la mise en forme de la mémoire de l’interrogatoire de celui qui avait prévenus les disciples qu’ils subiraient le même traitement que leur maître (Mt 10,24-25), dès Mt 10,17 « Ils vous livreront aux sanhédrins et vous flagelleront dans leurs synagogues. » Les premières générations, subissant des semblables épreuves, ont conservé et développé la mémoire de la comparution de Jésus devant le grand prêtre comme un modèle du martyr confessant la vérité divine. Histoire Étant donnée l’attitude générale de l’Empire romain dans le maintien de l’ordre au niveau local (→Sanhédrin : compétences générales au 1er siècle), il était difficile aux autorités juives de Jérusalem de ne pas faire un minimum d’enquête concernant Jésus après les incidents au Temple. Conclusion Il n’est pas nécessaire d’imaginer une réunion formelle du sanhédrin selon toutes ses règles fixées plus tard dans la Mishna. L’hostilité grandissante des autorités contre Jésus, dont témoignent tous les récits évangéliques, rend vraisemblables une ou plusieurs réunions du sanhédrin dans les semaines précédant la Pâque (cf. Jn 11,47), un interrogatoire informel dans la nuit du jeudi (cf. la confrontation avec Anne en Jn 18,13.1924), une condamnation formelle retardée jusqu’au matin du 14  Nisan, juste avant de livrer Jésus aux Romains, qui disposaient souverainement du bras séculier.

Historiographie antique : témoignage et rhétorique Le souci de la vérité historique était déjà présent dans le travail des historiens antiques. Il passait par un réel souci documentaire, subordonné au témoignage oculaire personnel. SUJET Quelque chose de grand L’historien antique, héritier de la tradition épique, n’entend pas faire la chronique des petits riens. • →Thucydide Hist. 1,1,1 entreprend la chronique d’une grande (megan) guerre plus digne de consignation écrite (axiologôtaton) que rien d’arrivé auparavant. • →Polybe Hist. 1,1,5 raconte un événement dont le passé n’offre aucun précédent (ho proteron ouch heurisketai gegonos). • →Denys d’Halicarnasse Pomp. 3,2-4 « Le premier travail, et assurément le plus indispensable, pour un historien quelconque, c’est de choisir un beau sujet, susceptible de plaire aux lecteurs éventuels. Sur ce point, Hérodote me semble avoir mieux réussi que Thucydide. Il a en effet rédigé une histoire qui réunit les exploits des Grecs et des Barbares, afin que ni les événements ni les actions humaines , comme il le déclare lui-même ; ce préambule est à la fois le début et la fin de l’histoire. Thucydide, pour sa part, ne raconte qu’une seule guerre, et qui n’est ni belle ni heureuse, une guerre qui n’aurait jamais dû éclater, ou du moins qu’il fallait abandonner au silence ou à l’oubli, et laisser à jamais ignorée des générations à venir. » MÉTHODE Primauté du témoignage Alors que le « père de l’histoire », Hérodote, en fait parfois un usage ornemental, les historiens plus tardifs, Thucydide, Polybe, Josèphe et Tacite, considèrent que seule l’histoire contemporaine, celle qui était à portée de mémoire vérifiable, peut faire l’objet d’une œuvre rigoureuse. La participation de l’historien aux événements qu’il rapportait (autopsie directe) était pour eux la meilleure garantie d’écrire de la bonne histoire : *ancLc 1,2. À défaut d’être eux-mêmes témoins de ce qu’ils rapportaient, les historiens pouvaient encore se rabattre sur les souvenirs de témoins encore vivants qu’ils pouvaient interroger (autopsie indirecte) : *ancLc 1,1. Constance de la rhétorique • →Thucydide Hist. 1,22,1 ne se prive pas d’arranger luimême les discours des personnes dont il écrit l’histoire, qu’il a pu recueillir, directement ou non, avant, pendant ou après la guerre (cf. →Le témoignage comme instrument historiographique : 4). L’histoire fut de plus en plus influencée par la rhétorique. Des rhéteurs célèbres du 1er s., tels Caecilius de Calé Acté et Théodore de Gadara, composèrent des manuels sur l’écriture de l’histoire.

• →Cicéron De or. 2,12-15 (cf. →Leg. 1,2) insiste sur le double rapport entre l’histoire et la rhétorique : pour bien écrire l’histoire, il ne suffit pas de faire des annales rapportant jour après jour les faits tels qu’ils se sont produits, mais il est nécessaire de savoir bien composer son œuvre et posséder un style quelque peu éloquent (talents qui s’apprennent avec l’art rhétorique). L’orateur doit également faire preuve d’historien dans la mesure où il lui faut, autant que possible, chercher à dire le vrai. • →Quintilien Inst. 10,1,31 assure que l’histoire est une section de la rhétorique. En 10,1,101, il loue l’historien TiteLive pour la qualité rhétorique de son œuvre. La domination de l’histoire par la rhétorique peut avoir d’heureuses conséquences pour l’établissement des faits : • →Quintilien Inst. 5,7,9-32 donne au rhéteur des règles sur la manière d’interroger les témoins et évaluer leur témoignage selon leur personnalité, leurs motifs, leurs sources. • Cependant, surtout dans son usage judiciaire, le rhéteur peut s’éloigner de la vérité historique pour les besoins de la cause à défendre (→Cicéron Brut. 11,42 ; cf. →Cicéron Inv. 1,30), voire s’autoriser un mensonge (→Quintilien Inst. 2,17,27). • Aussi les historiens rigoureux dénoncent-ils la tentation de transformer l’histoire en un art du divertissement (→Sénèque Nat. 7,16,1-2), et d’en profiter pour inventer des faits. • →Polybe Hist. 12,25a,2 assure que la présence d’un ou deux mensonges dans une œuvre historique suffit à la discréditer tout entière. Bref, dans l’Antiquité, la persuasion et la crédibilité factuelle étaient deux vertus rhétoriques complémentaires, et non pas deux objectifs contradictoires, comme on le pense parfois depuis la critique rationaliste. Histoire et biographie antiques Les évangiles relèvent du genre de la biographie antique (bios, vita ; cf. →Le bios ou la vita, genre historiographique antique ; →Le genre littéraire « évangile »), encore plus encomiastique que le genre historique. Ils sont aussi bien marqués par un idéal rhétorique de persuasion que par un idéal historien d’exactitude factuelle. Histoire et théologie La pratique du témoignage fait le lien entre l’événement historique (toujours-déjà interprété) et la conviction théologique, comme l’a établi →Bauckham  : • Le témoin se réfère à l’histoire dans la mesure où il rappelle le passé et l’intègre dans son présent comme significatif. • Il fait aussi œuvre de rhéteur, car son témoignage cherche à relier le présent de l’acte de compréhension de son interlocuteur avec le passé historique qu’il relate en lui donnant une forme et un sens. On comprend pourquoi philosophes et herméneutes ont approfondi les →dialectiques du témoignage.

Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie

Étant donné le genre étiologique des récits d’institution (*genMt 26,26-29), les savants ont recherché (1) la forme historique du dernier repas de Jésus (*synMt 26,26-29) ; (2) sa signification originaire et comment elle a pu s’enrichir après la résurrection avec les développements de la communauté des disciples. Voici quelques hypothèses : Sur le sens des repas de Jésus L’ouverture du moment eschatologique ? • Durant la première partie du ministère de Jésus, les repas auraient comporté des bénédictions et des souhaits de sanctification, comme en faisaient les pharisiens. En y accueillant volontiers des exclus comme « les publicains et les pécheurs » (Mt 9,10-11 ; Mc 2,15-16 ; Lc 5,29-30), Jésus leur aurait aussi donné le sens d’une préparation au royaume, d’un prélude au banquet eschatologique (cf. Mt 8,11 : échos d’Is 25,6). Un rite alternatif aux liturgies du Temple ? • Après son coup d’éclat au Temple (Mt 21,12-13 et // ; Jn 2,1317), Jésus aurait commencé à réinterpréter ses repas comme un sacrifice alternatif aux sacrifices officiels, fait d’éléments facilement soustraits au pouvoir des prêtres, que tout Israël pouvait se procurer pour figurer l’entrée dans le royaume de Dieu. « Ceci est mon corps » (beśar en araméen) et « Ceci est mon sang » (dām en araméen) auraient alors signifié : « Ceci, ce pain et ce vin, est ce que je pense être le sacrifice acceptable, tant que ma vision de la pureté ne peut prévaloir au Temple. » Son vin était un sang et son pain une chair plus agréables à Dieu que les sacrifices au Temple, devenus des objets de commerce. Cette concurrence rituelle avec l’oligarchie sacerdotale de Jérusalem aurait été la cause principale de sa mort : Jésus faisait de ses repas des sacrifices rivaux, il devait donc être supprimé pour préserver l’unicité du Temple. Sur le sens des repas des disciples de Jésus Les repas des disciples ne furent pas la simple répétition du dernier repas de Jésus, mais la continuation des repas communautaires qu’ils prirent tout au long de son ministère, de plus en plus influencée par la dernière Cène. Le mémorial d’une alliance renouvelée ? Les premières communautés auraient interprété les repas de Jésus selon une typologie mosaïque en termes de sang de l’alliance : • comme une refonte du Seder de Pesah (ce qui aurait eu pour effet de les réserver aux seuls circoncis ; →Eucharistie et Seder pascal construits en miroir ?) ;

• comme une alliance nouvelle (pouvant intégrer les incirconcis). Un mystère ? Finalement, le repas rituel aurait été vécu • comme un « mystère » à la manière hellénistique dans lequel Jésus lui-même se donne à tous. Nouveau rite ou antiritualisme ? En renvoyant à la promesse de Jr 31,31, les premiers disciples auraient compris le rite eucharistique : • ou bien comme l’instauration d’un nouveau rituel sacrificiel remplaçant tous les autres par le repas du Seigneur (christianisme cultuel : catholicisme et orthodoxie), • ou bien comme le rejet définitif du culte extérieur au profit de l’offrande intérieure de soi-même comme témoin (martyr) de la vérité (christianisme anticultuel : évangélisme). Évaluation de ces hypothèses Jésus respecte le Temple • Pour le NT, le vrai temple n’est plus un édifice de pierre (Is  66,1 ; Jr 52,13 ; Mi 3,12), mais le corps même de Jésus (Jn  2,21) et le corps social qu’il forme avec ses disciples. Cependant, Jésus lui-même, durant son ministère, n’a pas été radicalement hostile à l’institution du Temple. Certes, le Temple n’est pas le lieu privilégié de la rencontre de Jésus avec son Père (il prie le plus souvent « à l’écart ») ; mais Jésus insiste sur le fait que le Temple est le lieu de la prière (Mt 21,13). Certes, on ne voit jamais Jésus offrir de sacrifice ni être présent au moment des sacrifices, mais il participe aux fêtes de la liturgie juive. Jésus considère le Temple comme un lieu respectable, puisqu’il en paie l’impôt (Mt 17,24-27). Le Temple semble surtout pour lui le lieu de l’enseignement : il y délivre sa parole (Mt 21,23 ; *theoMt 26,55bc ; →Silence et parole de Jésus). Il respecte la hiérarchie sacerdotale (cf. Mt 8,4). • Aucun texte évangélique n’évoque le pain ni le vin comme chair et sang meilleurs que ceux du Temple, mais tous décrivent Jésus parlant de pain et de vin comme de son Corps et de son Sang. La transformation d’une tradition aussi ancienne et centrale que celle du dernier repas (cf. 1Co 11,23) est historiquement invraisemblable. La dernière Cène n’est pas un repas « ordinaire » • Les textes évangéliques ne décrivent pas la dernière Cène comme un repas ordinaire, en série avec tous les autres, mais comme un repas particulièrement ritualisé en contexte

Hypothèses historiques récentes sur le passage de la dernière Cène à l’Eucharistie

pascal. L’Eucharistie a primitivement été célébrée le dimanche (1Co 16,2), hors de l’ordinaire des jours et de la communion ordinaire. • Les textes évangéliques ne décrivent pas la dernière Cène comme un repas ouvert à tous, mais comme un repas pris dans le cadre « familial » d’un groupe fermé. C’est le repas que Jésus prend avec sa famille nouvelle, ses disciples devenus ses « frères, sœurs et mères » moyennant l’accueil obéissant de la parole (Mt 12,49) et la réconciliation avec Dieu par son sang (Mt 26,28). C’est pourquoi l’examen de conscience au moment de participer au repas du Seigneur semble tout à fait primitif (1Co 11,27-29). *litMt 26,22b

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Conclusion Les reconstructions hypothétiques d’un sens originel de la dernière Cène différent de celui que lui donne la Tradition apostolique sont intéressantes à cause des questions qu’elles obligent à se poser sur le sens de la commensalité avec Jésus avant sa résurrection. Cependant, les reconstructions auxquelles elles aboutissent semblent au moins autant motivées par le désir de légitimer a posteriori des pratiques non traditionnelles ou des options confessionnelles (en particulier l’antiritualisme) que par le souci historique. On peut leur préférer l’histoire rituelle proposée par les liturgistes : *litMt 26,26-29 ; →De la dernière Cène aux Eucharisties chrétiennes.

Il Vangelo secondo Matteo, un chef-d’œuvre de Pier Paolo Pasolini

(avec fr. Benoît Ente o.p.) Pier Paolo Pasolini (réal., scén., 1922-1975), Il Vangelo secondo Matteo, Italie : Arco Film, France : Lux Compagnie Cinématographique de France, 1964. Photographie : Tonino Delli Colli ; musique : Jean-Sébastien Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, Sergueï Prokofiev, Anton Webern, Père Guido Haazen (Missa Luba), Sometimes I Feel like a Motherless Child (Negro spiritual), chants de l’Armée Rouge ; distribution : Enrique Irazoqui (Jésus), Mario Socrate (Jean-Baptiste), Margherita Caruso/Susanna Pasolini (Marie). Film noir et blanc à petit budget, réalisé par un homosexuel athée marxiste, ce film reste un choc, comparé aux œuvres ultérieures de Pasolini (p. ex. Salò, ou Les 120 journées de Sodome, en 1975). Pasolini s’était dit fasciné par l’éclat littéraire et l’efficacité narrative de l’évangile selon Mt. Son film, dédié au « glorieux Pape Jean XXIII », met en scène tout l’évangile selon Mt, qu’il suit fidèlement, surtout dans les dialogues. Cette fidélité littérale ne l’empêche pas de proposer une représentation très personnelle de la passion de Jésus, à la fois réaliste, par le décor naturel, et hiératique, par une succession de tableaux qui évoquent la scénographie d’un opéra. La musique joue d’ailleurs un rôle important pour préciser le sens des séquences, comme un commentaire sans paroles. La figure de Jésus est celle d’un prophète imprécateur, au verbe violent, qui entraîne les foules et déchaîne l’hostilité croissante des chefs et des pharisiens. Cette énergie se déploie jusqu’à l’arrestation. Jésus est d’ailleurs filmé souvent seul dans le plan, séparément des disciples. Les traits fins et distingués de l’acteur qui interprète le Christ contrastent avec la beauté brute et rustique des visages des disciples : Jésus est la perfection de l’humanité. Les gros plans nombreux sur ces visages évoquent l’Église comme peuple de Dieu ou le Peuple lui-même. On y voit surtout des hommes de tous âges, des vieilles femmes et des enfants, peu de jeunes femmes. De plus, la pauvreté formelle adoptée comme langage cinématographique résonne fortement avec les enseignements du Christ : les canons néoréalistes permettent d’insister sur l’humanité de Jésus, rompant avec la vision « héroïcisante » des studios hollywoodiens. L’ambition néoréaliste de mettre à l’honneur les humbles, tout en soulignant le caractère réellement inédit du quotidien, renvoie aussi à la prophétie de Jésus : « Aujourd’hui s’accomplit cette Écriture — à vos oreilles » (Lc 4,21). Ce film fut récompensé, entre autres, par le prix spécial du jury au Festival de Venise et le grand prix de l’Office catholique du cinéma. La passion elle-même La représentation de la passion à proprement parler occupe 28 min, dans la seconde moitié du film. Dans les choix opérés

par le réalisateur, trois caractéristiques influent profondément sur le message délivré par l’œuvre : Pasolini a une intelligence politisée du message évangélique ; il adopte une lecture chronologique et littérale de Mt ; il représente la passion de points de vue majoritairement externes. • Pasolini dans ses choix de mise en scène, décrit Jésus comme un tribun, un homme politique animé par un immense désir de justice. • Il adopte une narration strictement chronologique, qui suit littéralement le texte de l’évangile, omettant toutefois certains épisodes relatés dans Mt. Cette construction linéaire, si elle confère un caractère de simplicité et de pauvreté au récit de la passion, exprime de manière limitée l’unité profonde dont est tissée la vie du Christ. • La caméra adopte le point de vue externe de Pierre jusqu’à son reniement, puis de Judas jusqu’à sa pendaison, enfin de Jean jusqu’à la crucifixion. Il en découle que la majorité des images de la passion est éloignée du cœur de l’action : l’œil de la caméra observe une suite de tableaux à distance respectueuse, sans s’approcher du visage ni du corps du Christ. Hormis la pauvreté formelle adoptée dans cette œuvre, la Passion de Pasolini fait peu entrer dans le caractère stupéfiant de l’amour de Dieu tel qu’il est révélé dans la mort du Christ, car cette représentation laisse le spectateur à l’extérieur de l’humanité du messie et de sa réalité incarnée et personnelle. Pasolini ne montre pas non plus l’événement universel et cosmique (en tant qu’il réalise une conversion, un retournement de la marche du monde) que constitue la passion de Jésus. Une conséquence de telles options est l’impression d’extériorité  qui se dégage de la dernière partie du film : Jésus, après avoir déclamé ses enseignements sur un ton impérieux, souffre sa passion et meurt loin du spectateur. La distance installée par le metteur en scène avec le Christ souffrant occulte largement la violence inexprimable de la passion, qui est le sacrifice d’amour de Dieu pour ses enfants et ses frères, les hommes. Avec le recul, on comprend les raisons pour lesquelles cette œuvre a pu rencontrer un tel succès critique, tant cette représentation de la passion, tout en semblant réaliste, est peu dérangeante. Jésus À l’écran, selon un procédé fréquent dans le cinéma italien de l’après-guerre, Jésus est incarné simultanément par un duo d’acteurs, avec l’apparence d’Enrique Irazoqui aux cheveux noirs, aux yeux noirs et sans arcade (juif basque qui, comme les autres interprètes, n’était pas un acteur professionnel) et la voix d’Enrico Maria Salerno. Le décalage entre les images capturées en extérieur d’un interprète non professionnel et la

Il Vangelo secondo Matteo, un chef-d’œuvre de pier paolo pasolini

voix puissante enregistrée en studio d’un acteur confirmé peut être vu comme le signe de la double nature du Christ. Ce Jésus éructe les paraboles et prophétise avec une férocité vive, comme un agitateur syndical. Il est nerveux avec ses inquisiteurs et brusque avec ses apôtres. C’est un hommeDieu pressé d’accomplir sa mission. Plus tôt mort, plus tôt ressuscité. La perfection formelle du visage d’Irazoqui rappelle les représentations du Greco ; son regard légèrement asymétrique renvoie au mystère que dégagent les portraits du Christ dans l’art russe de l’icône. Fidèle au texte de Mt, Pasolini insiste sur l’union de Jésus au Père en montrant la prière solitaire du Christ avant sa passion, sur le point d’entrer dans Jérusalem. Il montre la souffrance portée par Jésus dans son agonie en empruntant à La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer la douleur béate et muette du visage du condamné : regard hébété, fixité, stupéfaction à l’aube du don total de soi. Il faut néanmoins admettre que l’acteur principal manque singulièrement d’épaisseur, en particulier dans les scènes de la passion, ce qui peut être imputé au jeune âge d’Irazoqui, qui n’avait que 19 ans (et non 33) lors du tournage. Colère de Dieu, colère des hommes Il Vangelo de Pasolini frappe par le souffle d’impatience et de colère impérieuse qui jaillit de la personne du Christ et qui secoue toute l’œuvre. La Bonne Nouvelle présentée ici semble être un principe de vie réagissant à l’injustice sociale répandue dans le monde. Par suite, la justice de Dieu semble primer sur la miséricorde de Dieu, appauvrissant le sens fondamental de la passion. On est loin de la plume déchirante de Péguy qui met les mots suivants dans la bouche du Père décrivant la passion de Jésus : • →Péguy Porche « Cette aventure par laquelle mon Fils m’a lié les bras. Pour éternellement liant les bras de ma justice, pour éternellement déliant les bras de ma miséricorde » (307). Chez Pasolini, le cœur de Jésus semble plus vibrant de colère que brisé d’amour. Sa colère et son exigence de justice l’emportent sur sa compassion et sa miséricorde. À la lumière des engagements de Pasolini auprès du Parti communiste italien, on peut s’interroger sur la justesse de cette interprétation : la colère attribuée ici au Christ est-elle la colère de Dieu, ou plutôt la colère du réalisateur projetée sur ce qu’il comprend de la personne du Christ ? Le mystère de la croix Pasolini montre sans ambiguïté le don libre que le Christ fait de lui-même dans sa passion : Jésus après l’institution de l’Eucharistie, sourit à ses disciples comme un époux qui connaît la plénitude après l’union nuptiale ; au prétoire, après le couronnement d’épines, il marche librement vers sa croix, son bâton à la main ; au Golgotha, il crie peu lorsqu’il est cloué sur sa croix, contrairement au brigand crucifié à ses côtés. Toutefois par d’autres aspects non négligeables, Pasolini ne donne pas la pleine mesure du don personnel du Fils de Dieu fait homme. Ainsi la flagellation du Christ est ignorée. De plus, dans l’interprétation que le réalisateur fait de la réquisition de

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Simon de Cyrène, Jésus, désormais déchargé de sa croix et apparemment en bonne santé, cesse de porter sa croix et marche aux côtés du Cyrénéen qui a endossé son fardeau. Étranger à l’ultime étape de sa vie terrestre, le Christ paraît dès lors désincarné. La lecture que fait Pasolini du texte de Mt, quoique poétique, est un contresens : ici le Verbe de Dieu fait homme pour assumer le péché du monde fait porter son joug par son prochain menacé de mort, alors même qu’il est venu assumer la souffrance et le péché de tous les prochains. La figure de Marie Le rôle de Marie lors de la passion du Christ est tenu par Susanna Pasolini, la mère de Pasolini. Elle est une Vierge éplorée de douleur, tordue de souffrance devant le spectacle de son fils supplicié et mis à mort devant elle. Malgré le jeu convaincant de son actrice, le réalisateur butte sur le double écueil du choix de son interprète et de la difficulté à percer le mystère de la nouvelle Ève : • En donnant ce rôle clef à sa propre mère, Pasolini fait en quelque sorte le choix d’apparaître lui-même comme le messie crucifié. (Nombreux sont d’ailleurs les critiques que, par certains aspects, la vie du Christ résonne avec la vie du cinéaste.) • Pasolini ne communique guère au spectateur les réalités profondes qui font que la souffrance de Marie au pied de la croix dépasse considérablement la peine de Susanna Pasolini, fûtelle en train de contempler son propre fils agonisant : Marie au Calvaire distingue dans la personne de son fils à la fois le fruit de ses entrailles et le Dieu vivant et vrai qui épouse notre humanité pour porter toute souffrance. Étant unie mystiquement au cœur de son fils, elle traverse la mort comme Jésus traverse la mort. Cependant si elle porte « celui qui porte tout », on peut dire aussi que sa force et sa dignité reçues de Dieu surpassent celles de toutes les mères : dans son union mystique au cœur de Dieu, Marie garde intacte sa certitude que Jésus est le Fils de Dieu, et intacte sa confiance dans l’amour tout-puissant et miséricordieux du Père. À ce titre le jeu accablé de Susanna Pasolini, s’il est juste sur un plan strictement humain, ne rend pas pleinement compte de l’amour de Marie marchant au Golgotha avec Jésus. Antijudaïsme ? Chez Pasolini, Jésus marche jusqu’à sa mort, à travers la campagne de Matera, dans les Pouilles, près du talon de la botte italienne. La foule le poursuit et le presse ; un cri jaillit “Son sang soit sur nos enfants !” (Mt 27,25). Pasolini, poète avant d’être cinéaste, ne voulut pas censurer le verset d’un texte qu’il voulait honorer ; et, en mettant en scène des Italiens pourchassant les Italiens, il typifie une malédiction moins de race ou de religion que de clan. L’Église Une mosaïque de musiques émaille l’œuvre de Pasolini : des extraits des œuvres de Bach, Webern, Mozart, Prokofiev, de la Missa Luba (messe congolaise), de Negro spirituals (déchirant Sometimes I Feel like a Motherless Child) et de chants

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La passion selon saint Matthieu

révolutionnaires russes enrichissent les images de la vie simple du Christ et nous enseignent sur ce qu’est l’Eglise : • Ces thèmes récurrents sont une représentation de la multiplicité des demeures dans la maison du Père : l’Église ressemble à une famille et l’Église est universelle ; elle accueille tout homme, comme Dieu ouvre ses bras à tout homme. • La répétition de ces musiques variées évoque aussi la prière tournoyante et sans cesse recommencée du psalmiste. • Enfin, on peut deviner dans les choix de musique de Pasolini les possibles défigurations du message évangélique. Ainsi, après la résurrection du Christ, l’Église en marche est représentée comme un peuple d’insurgés avec les armes à la main, courant vers un avenir lumineux au son des chœurs de l’Armée Rouge.

Conclusion Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini bénéficie des canons du néoréalisme italien et rompt heureusement, par sa pauvreté formelle, avec la proposition hollywoodienne connue jusque-là. Toutefois, dans une lecture littérale (quoique poétisée et politisée) de l’évangile, le réalisateur semble ne pas adhérer au cœur de la foi chrétienne, qui est que Dieu, fait homme dans la personne de Jésus, a porté le péché de chaque homme et de l’humanité pour que tout homme soit sauvé. C’est pourquoi cette œuvre recèle un certain nombre de limites lorsqu’elle rend compte du message évangélique, et ressemble au récit qu’un reporter extérieur ferait du parcours exceptionnel d’un leader exceptionnel.

Images de Judas au cinéma Judas est un personnage très intéressant pour les réalisateurs, tant pour sa personnalité complexe (il est l’un des rares disciples à connaître un développement émotionnel dans les évangiles) que pour son rôle hautement dramatique. →Judas Iscariote : fortune littéraire Débuts du cinéma Judas, amoureux politiquement déçu • →DeMille King : Amoureux de sa femme Marie-Madeleine qui lui préfère Jésus, déçu dans ses ambitions politiques (*cinMt 27,11c), Judas finit par trahir son maître, « amer… pris de panique… désespéré… tout espoir d’un royaume terrestre s’étant évanoui […] pour trente pièces d’argent », selon l’un des intertitres qui prétend citer Mt 26,14-15. Judas, Juif politiquement déçu • →Duvivier Golgotha explique la trahison de Judas par sa déception à l’égard de Jésus, qui a refusé de prendre le pouvoir à Jérusalem. En le livrant, Judas rachète sa conduite auprès des autorités juives et obtient un pécule pour reprendre son activité de ciseleur. Judas est le stéréotype juif par excellence : trapu, le nez long et crochu, petits yeux foncés et cheveux noirs. Milieu du 20e siècle Judas, traître repenti • →Koster Robe : Judas apparaît très brièvement pour évoquer sa trahison et encourager l’esclave Demetrius sur son chemin de conversion. Judas, traître absent ? • →Wyler Ben-Hur : Le personnage, comme les autres disciples, n’apparaît jamais directement et il n’en est pas question. En revanche, il semble donner son nom au personnage principal, Judah Ben-Hur (Charlton Heston), riche prince juif. Le prénom de son antagoniste dans le film, Messala (Stephen Boyd), peut être rapproché de « messie ». Mais si le couple Judah-Messala reproduit, à certains égards, le couple Judas-Jésus, il le fait à l’inverse : Judah, fils de Miriam (jouée par l’actrice israélienne Haya Harareet), par la suite adopté par un Romain, est condamné alors qu’il est innocent, trahi par Messala, son ami d’enfance. Judas, traître par patriotisme • →Ray King : Judas y apparaît plutôt sympathique. Il s’acoquine avec Barabbas pour mettre en place une révolte armée contre les Romains, mais Barabbas est arrêté. Aussi Judas décide-t-il de livrer Jésus aux autorités pour le forcer à faire usage du pouvoir qu’il avait déjà pu voir à l’œuvre dans les guérisons et les miracles.

Judas, traître diabolique • →Pasolini Matteo multiplie, comme d’autres réalisateurs (→Antamoro Christus ; →Gibson Passion ; etc.), les références plus ou moins explicites à la présence et à l’action diabolique autour de Judas (Jn 13,27). Orgueil et avarice se mêlent chez Judas lors de la scène de l’onction, et le disciple se désolidarise de la communion vécue autour de Jésus (*cinMt 26,9). Judas, traître par amour ou pour le salut ? • →Stevens Story : Le dialogue entre Judas et Caïphe prend l’aspect d’un interrogatoire, où le visage de l’interrogateur est voilé. Caïphe pose les questions et Judas répond avec émotion qu’il veut lui livrer Jésus, à condition qu’il ne lui fasse pas de mal. Interrogé sur ses motivations, Judas fait, en pleurant, l’éloge de Jésus (« le plus pur et le plus gentil homme que je connaisse ») et confesse son amour pour lui. Il tient à être présent lors de l’« arrestation », ne se disant pas assez lâche pour fuir le regard de Jésus quand il l’aura trahi. L’argent n’est pas mentionné dans la scène. Plus tard, alors qu’il vient de recevoir les trente pièces dans la main, il dira : « Je ne veux pas d’argent. » Dernier quart du 20e siècle : comédies musicales Judas, homme raisonnable et démagogue • →Jewison Superstar (*musMt 26,14) confie le rôle à un Afro-Américain, ce qui a semblé raciste à certains. Judas, personnage central dans le film, trahit Jésus parce que celui-ci dépasse les bornes en se laissant aduler comme le messie par les foules. Il exprime dès la première chanson du film ses doutes sur la tournure que prend la vie de Jésus et l’espoir des foules qui le suivent. Héros tragique qui livre son maître, Judas ne croit pas en la divinité de Jésus. Il finit par le trahir, de concert avec les grands prêtres, pour protéger le peuple, trop agité par son enseignement, contre une extermination par les Romains. Judas, quasi-cousin de Jésus • →Greene Godspell semble ne pas s’attarder sur le personnage de Judas. Pourtant, en le faisant jouer par le même acteur que Jean-Baptiste, il suggère une proximité particulière avec Jésus. De plus, Jean-Baptiste/Judas est le seul à être explicitement nommé aux côtés de Jésus. Premier personnage visible dans le film — et dont le visage (fin, barbe et cheveux longs) ressemble beaucoup aux Jésus des films réalisés jusqu’alors — il semble choisi pour accomplir une tâche spéciale. Fin du 20e siècle Judas, disciple prééminent et surdéterminé • →Scorsese Temptation : Judas est celui des disciples qui aide Jésus à accomplir sa destinée. Il ne se suicide pas. C’est Jésus

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qui lui endosse le rôle du traître. Hésitant entre l’amour et la violence, la révolution et la conversion individuelle, le sacrifice et la recherche du bonheur, Jésus reste sans réponse face aux nombreuses questions de Judas sur les incohérences de ses positions. Pierre, Jean et les autres disciples ont moins d’importance : Judas est le premier à suivre Jésus, il est le disciple que Jésus aime, son confident, etc. Il est le courage d’un Jésus qui se dit habité par la peur. Le choix même de l’acteur (Harvey Keitel, épais, musclé, barbe et cheveux drus) conforte le personnage dans son rôle de leader et l’oppose à un Jésus (William Dafoe) blond et frêle. Durant la première scène du film, Judas, activiste antiromain proche des →zélotes, vient reprocher violemment à Jésus de fabriquer des croix pour le pouvoir établi. • →van den Bergh Matthew fait de Judas le disciple fort, l’appui et l’ami intime de Jésus, éclipsant Pierre et les autres apôtres. Judas, disciple mystérieux • →Delannoy Marie rend l’opacité évangélique du motif de la livraison de Judas par un énigmatique « Devine »,

réponse de Judas au grand prêtre qui l’interroge sur ses motivations. Judas, disciple maudit • →Lussier Dracula : Le comte Dracula est en réalité Judas Iscariote, l’apôtre de Jésus condamné pour sa traîtrise. Son allergie à l’argent serait causée par la récompense qu’il aurait reçue, tandis que sa peur du soleil par son suicide à l’aube. Judas, disciple persécuté • →Gibson Passion : Le cycle de Judas participe de l’esthétique expressionniste du film, avec les enfants-démons persécuteurs aux visages déformés comme des personnages de Francis Bacon (→Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles) — fort symbole du mal originel : même les enfants peuvent être très pervers, — la charogne la corde au cou comme une nature morte de Chaïm Soutine et avec le diable androgyne qui entoure son suicide.

Incarnation : foi orthodoxe et résistances La signification dogmatique de l’expression →« fils de Dieu » est le fruit d’une patiente élaboration, celle des Pères et des conciles de l’Église. Les moqueries au Crucifié préfigurent les railleries des siècles futurs contre la foi en l’incarnation de Dieu en Jésus Christ. 1 — L’incarnation selon la christologie orthodoxe Dire que « Dieu s’est fait homme » en Jésus Christ ne signifie pas qu’il s’est « transformé en homme » comme s’il cessait d’être Dieu pour devenir autre chose. Inversement, cela ne signifie pas non plus que Jésus soit un homme dont l’âme aurait été remplacée par l’Esprit divin : en ce cas il ne serait ni homme ni Dieu, mais une troisième chose encore. Motif sotériologique : l’incarnation est rédemptrice Pour la doctrine antidocétiste des Pères prénicéens, ce que le Christ n’a pas assumé de la condition de l’homme n’est pas non plus sauvé. D’où l’insistance sur le fait que le Christ a pleinement assumé l’humanité pour sauver les hommes : • →Irénée de Lyon Haer. 5,1,1 : Le Christ « a donné son âme pour notre âme, et sa chair pour notre chair ; il a répandu l’Esprit du Père pour opérer l’union et la communion de Dieu et des hommes. » • →Nicée I, face à l’arianisme, affirme la vérité du mystère de l’incarnation, qui a pour justification l’affirmation « à cause de notre salut » (→DzH 125). Ontologie de Jésus Christ : une seule personne en deux natures Le Christ n’est : • ni une personne humaine qui deviendrait Dieu (adoptianisme, nestorianisme), • ni Dieu qui se manifesterait à travers un « homme » en lui tenant lieu d’esprit (apollinarisme) ou en lui retirant son libre arbitre (monothélisme). Le fils de Dieu a assumé dans l’incarnation une nature humaine individuée, avec toutes ses propriétés, à l’exception du péché, mais sans devenir pour autant une personne humaine. Il assume tout de l’homme pour sauver tout l’homme et tous les hommes en leur devenant connaturel, mais sans devenir pour autant un homme de plus. Une seule personne, le Verbe divin, subsiste en deux natures, la divine et l’humaine. • →Grégoire de Nazianze Ep. 101,13-15 « Car nous ne séparons pas l’homme de la divinité, mais nous confessons un seul et le même, qui d’abord n’était pas homme mais seulement Dieu et Fils de Dieu “avant” tous “les siècles”, sans mélange de corps ni de ce qui est corporel, et qui finalement est aussi homme, assumé pour notre salut, passible selon la chair, impassible selon la divinité, limité selon le corps, sans limite selon l’esprit, à la fois terrestre et céleste, visible et

accessible seulement à l’esprit, saisissable et insaisissable, afin que par le même, homme tout entier et Dieu, l’homme soit restauré tout entier de sa déchéance causée par le péché » (41-43). • →Chalcedoine 5e session (profession de foi) « Suivant donc les saints pères, nous enseignons tous unanimement que nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme [composé] d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous sauf le péché (He 4,15), avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et aux derniers jours le même [engendré] pour nous et notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon l’humanité, un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation, la différence des natures n’étant nullement supprimée à cause de l’union, la propriété de l’une et l’autre nature étant bien plutôt gardée et concourant à une seule personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni se divisant en deux personnes, mais un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe, Seigneur Jésus Christ, selon que depuis longtemps les prophètes l’ont enseigné de lui, que Jésus Christ lui-même nous l’a enseigné, et que le Symbole des pères nous l’a transmis » (→DzH 301 ; →CEC 467). • →Pie XII Rex 31 « Certains théologiens mettent en avant à ce point l’état et la condition de la nature humaine du Christ, que celle-ci semble être un sujet sui iuris comme si elle ne subsistait pas dans la personne du Verbe lui-même. Mais Chalcédoine, pleinement d’accord avec Éphèse, affirme clairement que l’une et l’autre nature de notre rédempteur s’unissent en une seule personne et subsistance et défend d’admettre deux individus dans le Christ, de telle sorte qu’à côté du Verbe soit placé un homo assumptus jouissant d’une entière autonomie. » • →CEC 470 « Parce que dans l’union mystérieuse de l’Incarnation “la nature humaine a été assumée, non absorbée” (→Vatican II GS 22), l’Église a été amenée au cours des siècles à confesser la pleine réalité de l’âme humaine, avec ses opérations d’intelligence et de volonté, et du corps humain du Christ. Mais parallèlement, elle a eu à rappeler à chaque fois que la nature humaine du Christ appartient en propre à la personne divine du Fils de Dieu qui l’a assumée. Tout ce qu’il est et ce qu’il fait en elle relève “d’Un de la Trinité”. Le Fils de Dieu communique donc à son humanité son propre mode d’exister personnel dans la Trinité. Ainsi, dans son âme comme dans son corps, le Christ exprime humainement les mœurs divines de la Trinité (cf. Jn 14,9-10). »

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2 — Pourquoi est-il si difficile d’admettre la possibilité de l’incarnation ? Obstacles religieux : impossibilité juive d’adorer un autre que Dieu ? Jésus a demandé aux autorités juives et religieuses de Jérusalem de croire en lui à cause des œuvres de son Père qu’il accomplit (cf. Jn 10,37-38). Mais un tel acte de foi devait passer par une mystérieuse mort à soi-même pour une nouvelle « naissance d’en haut » (Jn 3,7) dans l’attirance de la grâce divine (cf. Jn 6,44). • Une telle exigence de conversion face à un accomplissement si surprenant des promesses permet de comprendre la tragique méprise du →sanhédrin, qui estimait que Jésus méritait la mort comme blasphémateur (Mt 26,65-66 ; Mc 14,64 ; cf. Mc 3,6). Ses membres agissaient ainsi à la fois par « ignorance » (cf. Lc 23,34 ; Ac 3,17) et par « l’endurcissement » (Mc 3,5 ; Rm 11,25) de l’« incrédulité » (Rm 11,20 ; →CEC 591). • Cependant, certains Juifs ont bel et bien admis l’incarnation de Dieu au milieu d’eux, comme le prouve le contexte presque entièrement juif du christianisme naissant (*litMt 26,6-13 ; →Autorité de Jésus durant son ministère). Obstacles psychologiques : les images naturelles de Dieu La foi en l’incarnation de Dieu touche à l’image de Dieu à laquelle on s’est habitué. • L’homme « naturel » (selon la théologie catholique : l’homme d’après le péché originel) rêve d’un Dieu autre, « le Tout autre », qui fût seulement le premier moteur créant le monde et l’abandonnant à lui-même. Ou bien encore, d’un Dieu tout-puissant, tyran universel dont le déterminisme déchargeât ses créatures de toute responsabilité morale (du poids de la liberté et de la conscience, de l’exigence de faire des choix pour aller vers le bien). Ou bien encore, d’un Dieu manipulable à souhaits — objet de pratiques magiques. • Au contraire, le Dieu biblique, finalement incarné en Jésus Christ, est un Dieu qui s’engage définitivement en créant, respecte l’autonomie de sa créature, ne cesse de l’interroger (Gn 3,9 « Adam, où es-tu ? ») et en attend par conséquent une réponse — le Dieu de l’homme responsable. Un Dieu qui ne commence pas par détruire les structures de péché mises en place par les hommes, mais qui vient y dérouler le fil d’Ariane de l’amour inconditionnel, en en faisant la traversée au cours de sa passion et sur la croix, et qui ainsi détruit le péché en l’homme, mais non sans l’homme. C’est « lorsque vous élèverez le fils de l’homme » que « vous comprendrez

que Je suis » (Jn 8,28). Bref, en Jésus, Adonaï se manifeste comme un Dieu qui se laisse empiéger aux mensonges et à l’appétit de pouvoir des hommes, y compris religieux, et qui révèle sur sa Face défigurée leurs vrais visages de pécheurs et leur redit ce que, comme Adonaï tout-puissant, il leur disait déjà par la bouche d’Isaïe : « Tu as fait de moi un esclave par tes péchés » (Is 43,24). Un Dieu tout-puissant par l’amour qu’il vient susciter en réponse à son amour. Obstacles pseudo-logiques : incommensurabilité de la transcendance de Dieu et de l’immanence créée La foi orthodoxe en Jésus vrai Dieu et vrai homme, sans confusion ni séparation, a beau être supra-rationnelle, elle ne va pas contre la raison. Elle n’implique pas d’impossibilité logique, car sauf à limiter sa transcendance, Dieu ne peut être exclusif d’absolument rien. La foi christologique orthodoxe n’implique pas non plus d’impossibilité ontologique. • Certes, il est paradoxal d’affirmer à la fois que Jésus est vrai homme et qu’en lui il n’y a pas de personne humaine distincte de la personne divine. Mais la personne divine, infinie, embrasse toute perfection, y compris celle que représente le fait d’être une personne humaine. C’est cette assomption que les Pères et les poètes chrétiens antiques exprimaient dans la métaphore de la rencontre entre les rayons du soleil et la flamme de la bougie, l’original et sa copie, la réalité et son ombre. La reconnaissance en Jésus Christ d’un être humain véritable, mais dont la seule personne est divine, invite ainsi à contempler le mystère de la personne, qui peut atteindre une telle intimité avec Dieu. La foi en l’incarnation de Dieu en Jésus Christ conduit par là à un approfondissement considérable du sens de la transcendance divine. En effet, selon la foi de l’Église, ce qu’on dit de Jésus en tant qu’il est homme ne peut pas nécessairement être dit de Jésus en tant qu’il est Dieu, ce qui contraint le croyant et le théologien à une stricte discipline de l’incommensurabilité : • →Turner  « “Jésus est Dieu” est vrai ; “Jésus est né de la Vierge Marie” est vrai ; “Jésus est mort sur la croix” est vrai, mais ce n’est pas en tant que Dieu que Jésus est né de Marie ni qu’il est mort sur la croix. Dire de Jésus qu’il est Dieu et dire de Jésus qu’il est homme n’est pas dire la même chose, et l’un n’implique pas l’autre même si les deux sont vrais » (218 ; cf. →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 16,5 resp. et 16,11 resp.). Il est donc capital de comprendre le dogme de l’incarnation comme une affirmation de docte ignorance. →Apophatisme chrétien

Institution et sacrement de l’Eucharistie Les versets rapportant les gestes et paroles de Jésus durant son ultime repas (Mt 26,26-29 ; Mc 14,22-25 ; Lc 22,19-20) constituent l’un des rares textes dont le Magistère extraordinaire de l’Église catholique, se référant explicitement au Magistère ordinaire et universel, a défini le sens littéral. • →Trente Décret sur le sacrement de l’Eucharistie « Tous nos ancêtres, qui ont tous été dans la véritable Église du Christ et ont traité de ce très saint sacrement, ont professé très ouvertement que notre Rédempteur a institué ce sacrement si admirable lors de la dernière Cène, lorsque, après avoir béni le pain et le vin, il attesta en termes clairs et précis qu’il leur donnait son propre Corps et son propre Sang. Ces paroles, rappelées par les saints évangélistes (Mt 26,26-29 ; Mc 14,22-25 ; Lc 22,19-20) et répétées ensuite par saint Paul (1Co 11,24-25), se présentent en un sens propre et très clair, selon ce que les Pères ont compris. Aussi est-ce le scandale le plus indigne de voir certains hommes querelleurs et pervers les ramener à des figures de style sans consistance et imaginaires, par lesquels est niée la vérité de la Chair et du Sang du Christ, contre le sentiment universel de l’Église, elle qui en tant que “colonne et fondement de la vérité” (1Tm 3,15) déteste comme sataniques ces inventions imaginées par des hommes impies, elle qui reconnaît, d’un esprit qui sait toujours rendre grâces et se souvenir, cet insigne bienfait du Christ » (→DzH 1637). DOGMATIQUE Significations globales Ce sacrement a plusieurs grandes significations : • le testament du Christ (testamentum « alliance » : *milMt 26,28a ; *chrMt 26,28a : Paschase Radbert), don de son amour : les allusions à la conclusion de l’alliance font partie intégrante des traditions les plus anciennes du récit ; • le mémorial de la croix de Jésus : on peut lire les deux formules de consécration de manière épexégétique ; l’accent est alors moins sur l’identification (par Jésus) de son Corps et de son Sang avec les substances du pain et du vin, que sur les événements dramatiques de la croix qui vont suivre et qui sont symbolisés par le double geste eucharistique ; • la prophétie du retour glorieux du Christ (Mt 26,29) ; • le sacrifice qui accomplit les figures sacrificielles anciennes (cf. Lv 1 ; 4,1-7 ; He 9,15-28) et renouvelle de manière non sanglante la mort sur la croix (→DzH 1743) ; • la communion avec Dieu et entre les fidèles (→DzH 1638 ; →Jean Damascène Fid. orth. 4,13 = 86 [PG 94,1153]) : en recevant le corps eucharistique du Christ, les fidèles communient à un aliment spirituel qui les transforme et les sanctifie (→Augustin d’Hippone Conf. 7,10,16) ;

• le viatique, ultime action de grâces (sens étymologique d’eucharistia), d’où son caractère eschatologique (1Co 11,26 ; cf. →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 73,4 resp.). L’Eucharistie, sommet de tous les sacrements Elle accomplit les →sacrifices de l’AT • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 75,1 ad. 1 « Les sacrifices de la loi ancienne ne contenaient qu’en figure ce vrai sacrifice de la passion du Christ. » En elle, le Christ lui-même, et pas seulement un acte du Christ, est présent • →Thomas d’Aquin Lect. Matt. « Ce sacrement est la fin et la perfection de tous les sacrements. La raison en est que l’être par essence est la fin et la perfection des choses qui existent par participation : les autres sacrements contiennent le Christ par participation, mais dans celui-ci le Christ existe selon sa substance. […] Et pourquoi n’est-il pas pris sous sa propre espèce ? Une raison tient au mérite de la foi, car la foi à laquelle la raison humaine apporte l’expérience n’a pas de mérite. C’est aussi pour que soient épargnés ceux qui le prennent, car ce n’est pas la coutume de manger de la chair humaine. De même, c’est pour le défendre contre la dérision des infidèles » (cf. →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 65,3). • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 78,6 « Aussitôt dites les paroles de consécration du pain, on offre l’hostie consacrée à l’adoration des fidèles. On ne le ferait pas s’il n’y avait pas là le corps du Christ, car ce serait de l’idolâtrie. » • →Trente (→DzH 1640) : L’actualisation de ce mémorial réalise la « présence réelle » du Christ : en son corps, son sang, son âme et sa divinité. Avec l’épiclèse et les paroles consécratoires se produit une →transsubstantiation (→DzH 1642 ; →Benoît XII Dud. [→DzH 1018] ; →CEC 1376, 1413). Structure du sacrement La tradition latine distingue dans l’Eucharistie, comme dans tout sacrement, une matière et une forme : • la matière est le pain et le vin ; • la forme est constituée des paroles de consécration instituées par Jésus, Parole de Dieu faite chair, lors de la Cène (*chrMt 26,26c). Les théologiens gothiques distinguent encore : • le sacramentum (signe pur) : pain et vin ; • la res et sacramentum (chose signifiée et contenue dans le signe) : le Corps et le Sang du Christ, toute son humanité et sa divinité ; sa « substance » ; • la res (chose signifiée mais non contenue) : l’Église universelle, terrestre et céleste, humaine et angélique, avec le Christ à sa tête.

Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix Très tôt et durant tout le premier millénaire, la reconnaissance de la déréliction de Jésus fut engloutie dans la lumière du Fils Verbe créateur, incarné, mort et ressuscité pour sauver le monde. La créativité croyante atteignit des sommets au 17e s., puis dans la littérature mystique moderne dont on ne saurait trop souligner la profondeur (*littMt 27,37b : Molinier ; *littMt 27,39-44 ; *littMt 27,42b : Bloy ; *littMt 27,46c ; *phiMt 27,46c) : elle donne chair littéraire et vraisemblance spirituelle aux élaborations théologiques des scolastiques (*chrMt 27,46b : Thomas d’Aquin). Au fil des siècles, l’homme-Jésus focalisa de plus en plus l’attention, au point que l’on n’entendît parfois plus dans son cri qu’un sommet de souffrance humaine. Aujourd’hui, les interprètes insistent sur la dimension psychologique : les uns soulignent que ce cri est la citation d’un Ps qui se termine par la consolation divine et y trouvent exprimée l’inaltérable confiance de Jésus (→Le Ps 22[21] dans le récit de la passion) ; les autres remarquent que seule la première partie du Ps apparaît dans ce récit, qui donne simplement à voir la souffrance crue, sur fond d’obscurité extérieure et intérieure. Moyen Âge : amplifications Christ conscient • →Gréban Passion reprend les sept cris traditionnels du Christ en croix, cris de douleur, mais qui témoignent aussi de la conscience qu’a Jésus d’accomplir le salut de l’homme : « Consummatum est ! il suffit : / toute l’escripture sommee / qu’oncques homme de moye script / est de ceste heure consommee ; / Maintenant est aterminee / ce mistere et la passion, / dont la fin est determinee / de l’humaine redempcion » (v.25970-25977). Puissance paradoxale • →Gréban Passion : Le cri ultime en est le signe, comme en témoigne le centurion : « Esmerveillié tres fort je suis / de ce Jhesus qui en mourant / a gesté ung cry si puissant / veu la foiblesse de son corps » (v.26020-26024). 17e siècle Variations baroques sur la voix du Christ • →Camus Prem. hom. quadr. « Contentez-vous que c’est une Harpe bandée, qui résonne mélodieusement et raisonne Angéliquement. / Contentez-vous que c’est une cloche montée sur le clocher de la Croix, qui appelle chacun à ses obsèques. / Contentez-vous que c’est un Stentor, lequel exclamat voce magna, et dont la voix s’entend, et s’étend par toute la terre, et aux fins bouts du monde. / Contentez-vous de savoir que, comme les rais du Soleil sont les plus doux quand ils se couchent, ainsi que Jésus avait réservé ses traits plus savoureux pour le point de sa mort. / Laquelle approche, car hélas ! le voilà qui incline la tête pour nous donner le baiser

de paix, et puis expire. / Volvitur Euryalus letho, pulchrosque per artus / It cruor, inque humeros cervix conlapsa recumbit [→Virgile Aen. 9,433-434]. / Voilà que le grand Pan est mort, hurlez maintenant, ô toute l’Arcadie ! / Quand le Phénix se refond et se refait, on dit que tous les oiseaux de l’Arabie roulent des accents lugubres. / Sans doute, quand il est éclipse de Soleil, chacun ressent en soi une manifeste pesanteur. / Sainte Brigitte, vierge miraculeuse, en ses admirables Révélations, livre loué par la bouche d’un Concile comme ouvrage excellent, raconte qu’en la mort de N. S. toutes les créatures animées tant irraisonnables que raisonnables sentaient une certaine amertume et tristesse. / Voilà en fin notre Pélican qui ravive ses petits par sa mort » (339-340). Cri d’enfantement • →Vitré Essais « Mon Sauveur ! tu devins une Mère féconde / Qui dans tes flancs sacrés nous portas tendrement, / Et qui sentant le temps de ton accouchement / Conçus du mal futur la tristesse profonde. - - Sur le lit de la Croix où notre espoir se fonde / Tu couchas ton Saint Corps accablé de tourment, / Et parmi les travaux d’un tel enfantement / Il t’y fallut mourir, donnant la vie au monde. - - L’excès de ta douleur fit l’effort de ta voix : / Tu mis d’un ton si haut la nature aux abois, / Et tout fors tes Bourreaux eut sa part à ta peine. - L’Univers étonné s’approcha du débris, / Connaissant aux accents de cette voix humaine / Le Verbe tout puissant dont ils étaient les cris » (282). Cri d’amour pour les pécheurs • →Gaches Jésus « Non, ce ne sont pas les Juifs ni les Pharisiens, ce n’est ni Pilate ni les principaux Sacrificateurs, ce ne sont ni les soldats ni les bourreaux, enfin ce ne sont ni les épines, ni la Croix, ni la lance qui lui font perdre la vie ; ce sont nos péchés qui la lui ravissent, c’est l’amour qu’il a pour nous qui le pousse à la donner pour notre salut. Il avait puissance de laisser sa vie, et nul ne la lui pouvait ôter ; il meurt donc pour ce qu’il nous aime, et si sa peine a été extraordinairement rigoureuse, il ne s’y est exposé que pour ce que son amour était extraordinairement tendre. Lorsque Dieu vit Abraham disposé à donner la mort à son fils, il lui dit : “Maintenant, je connais que tu m’aimes” (Gn 22,12). Mais nous-mêmes, ô grand Dieu, ne connaissons-nous pas bien que tu nous aimes, quand pour notre salut tu donnes ton Fils à la mort ? » (115). • →Vitré Essais « Pourquoi, mon Rédempteur, te plains-tu contre Dieu, / Et non pas contre ceux qui dans ce triste lieu / Te laissent pressé d’une douleur profonde ; / Ah ! je vois le sujet de l’ennui qui te point ; / Quitter les affligés, c’est le métier du Monde, / Et le métier de Dieu de ne les quitter point » (277). • →Louis-François d’Argentan Conférences « Cependant si nous en croyons nos yeux corporels, nous ne voyons que la

Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix

confusion en Jésus-Christ mourant sur la croix, et nous ne voyons point sa joie ; au contraire, nous jugerions qu’il est abîmé dans la tristesse. Où est-elle donc cette joie qui ne paraît point ? Je réponds qu’elle est trop spirituelle et trop pure, pour être aperçue de nos sens, et qu’elle est trop sublime et trop étendue, pour être comprise par la petite capacité de notre esprit naturel. Pourriez-vous comprendre quelle pouvait être la joie du Fils de Dieu, de voir toute l’infinité des injures infinies que son divin Père avait reçues par tous les péchés des hommes, parfaitement réparée par sa mort ? Comprenez-vous bien cela ? Savez-vous bien ce que c’est que l’injure infinie qu’il reçoit par le péché des hommes ? Savezvous quelle est la grandeur d’une réparation d’honneur, où un Dieu immortel sacrifie sa vie pour servir d’amende honorable ? Vous jugez bien que cela passe infiniment nos intelligences. Or voilà ce qui faisait le sujet et la mesure de la joie de Jésus-Christ souffrant dessus le Calvaire. Et quand une bonne âme contemplant la Passion se veut réjouir de la joie de Jésus-Christ même, voilà où elle va prendre les véritables sujets de sa joie. Mais quand vous diriez : “Je ne saurais comprendre cela”, du moins ne comprenez-vous pas bien quelle pouvait être l’abondance de sa joie, de voir tant de millions d’âmes, pour l’amour desquelles il était descendu des cieux, sauvées de la mort éternelle, et mises en possession de la vie éternelle par sa mort ? » (621-623). • →Quesnel Réflexions « Ce cri de Jésus-Christ nous apprend que la mort de J. C. ne vient pas de l’épuisement de ses forces, mais de l’excès de son amour ; qu’on ne lui ravit pas la vie par violence, mais qu’il la donne par puissance. - - C’est un déicide et un sacrilège du côté des Juifs, mais un sacrifice très volontaire et très saint de sa part. Ô cri de Jésus, pénétrez le fond de mon cœur, guérissez sa surdité, tirez-le de son assoupissement, afin qu’il soit tout appliqué à adorer, à aimer, à louer un Dieu mourant pour son salut, et à s’anéantir devant sa croix. - - Ce dernier moment de la vie de Jésus est l’objet de la confiance des mourants. - - Que mon esprit, ô Jésus, soit reçu avec le vôtre, et que votre mort sanctifie la mienne » (407-408). Cache-cache des deux natures en Christ, ou Jésus abandonné par Jésus • →Bossuet Minimes « Concevez seulement qu’il fallait que le Fils de Dieu sentît en lui-même une oppression bien violente, pour s’écrier comme il fit : “Eh ! pourquoi, mon Père, m’abandonnez-vous ?” Il fallait pour cela que la divinité de Jésus-Christ se fût comme retirée en elle-même ; ou que, ne faisant sentir sa présence que dans une certaine partie de l’âme, ce qui n’est pas impossible à Dieu, qui va aux divisions les plus délicates, divisionem animae ac spiritus (He 4,12), elle eût abandonné tout le reste aux coups de la vengeance divine ; ou que, par quelque autre secret inconnu aux hommes, ou par un miracle, comme tout est extraordinaire en Jésus-Christ, elle ait trouvé le moyen d’accorder ensemble l’union très étroite de Dieu et de l’homme avec cette extrême désolation où l’homme Jésus-Christ a été plongé sous les coups redoublés et multipliés de la vengeance divine. De

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quelle sorte tout cela s’est fait, ne le demandez pas à des hommes. Tant y a qu’il est infaillible qu’il n’y avait que le seul effort d’une angoisse inconcevable qui pût arracher du fond de son cœur cette étrange plainte qu’il fait à son Père : Quare me dereliquisti (Ps 22,2) ? C’est le mystère » (388). • = →Chardon Passion 335 (419-420). Drame intra-trinitaire ? • →Bossuet Louvre (« Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur ») « C’est un prodige inouï qu’un Dieu persécute un Dieu, qu’un Dieu abandonne un Dieu, qu’un Dieu délaissé se plaigne, et qu’un Dieu délaissant soit inexorable : c’est ce qui se voit sur la croix. La sainte âme de mon Sauveur est remplie de la sainte horreur d’un Dieu tonnant ; et comme elle se veut rejeter entre les bras de ce Dieu pour y chercher son soutien, elle voit qu’il tourne la face, qu’il la délaisse, qu’il l’abandonne, qu’il la livre tout entière en proie aux fureurs de sa justice irritée. Où sera votre recours, ô Jésus ? Poussé à bout par les hommes avec la dernière violence, vous vous jetez entre les bras de votre Père ; et vous vous sentez repoussé, et vous voyez que c’est lui-même qui vous persécute, lui-même qui vous délaisse, lui-même qui vous accable par le poids intolérable de ses vengeances ! […] Pendant cette guerre ouverte qu’un Dieu vengeur faisait à son Fils, le mystère de notre paix s’achevait ; on avançait pas à pas la conclusion d’un si grand traité ; “et Dieu était en Christ, dit le saint Apôtre, se réconciliant le monde” (2Co 5,19) » (258-259). • →Olier Lettres 223 « Il se voyait suspendu, tenant d’une part à son Père par la pointe de son esprit, mais déchiré, tenaillé, affligé, attiré par le poids de son corps vers la terre : ce qui lui était un tourment de la dernière violence. En sorte que d’être pendu extérieurement en croix lui était un moindre tourment, que d’être suspendu en son âme. Car, dans cette pénible suspension, Dieu ne rendait sa partie inférieure aucunement participante des effets de cette liaison et de cette union qu’il avait avec elle, mais au contraire il lui faisait paraître le Ciel de fer et de bronze pour elle ; et lui-même se voyait comme dans une retraite, et un éloignement infini de son Père. Jésus-Christ, comme Fils de Dieu, était dans un désir immense de l’union totale à son Père, et il ne soupirait qu’après sa parfaite consommation. Et cependant, comme étant chargé de tous nos péchés et comme victime pour les crimes du monde, il trouvait la sainteté de Dieu son Père infiniment éloignée de lui. Dieu, comme Père, attirait à soi infiniment son Fils, mais, comme juge, il le rebutait d’une force et d’une véhémence infinie. Voyez quel est cet état de Jésus-Christ souffrant ainsi en son intérieur. Voyez quelle contradiction de l’amour et de la crainte, et quels en peuvent être les effets » (1,577). « Mon Dieu, mon Dieu », la plus belle prière • →Pascal Abrégé 279 « Et même ce discours peut être entendu comme une prière que Jésus fait au Père de se souvenir de la fin pour laquelle il l’afflige et l’abandonne ; comme disant : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? vous savez, mon Dieu, que c’est pour le salut du

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La passion selon saint Matthieu

monde, appliquez donc le fruit de ce sacrifice au genre humain, auquel vous l’avez destiné.” Et ces paroles sont pleines d’espérance et non pas de désespoir, car il dit : “Mon Dieu, mon Dieu !” or, Dieu n’est point le Dieu des morts, ni des désespérés » (299). • →Quesnel Réflexions « C’est moins une plainte qu’une instruction dans la bouche de Jésus-Christ, qui veut par là nous appliquer à la grandeur de ses souffrances, aux mystères de sa croix et à la sévérité de la conduite de Dieu son Père sur lui dans sa mort. Que ce pourquoi comprend de choses ! On n’y peut bien répondre qu’en expliquant la chute d’Adam et de sa postérité en lui, le dessein de la miséricorde de Dieu pour sa réparation, la nature et la rigueur de sa justice, la nécessité d’un sacrifice digne de Dieu, et tous les desseins incompréhensibles de sa sagesse dans l’établissement de la religion chrétienne et dans l’ouvrage du salut éternel » (406-407). Romantisme Angoisses face au silence de Dieu • →Nerval Chimères (« Le Christ aux Oliviers ») « Il reprit : “Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ; / […] Mais nul esprit n’existe en ces immensités. - - […] Ô mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ? / As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ? / Aurais-tu succombé sous un dernier effort - - De cet ange des nuits que frappa l’anathème… / Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir, / Hélas ! et si je meurs, c’est que tout va mourir !” - - Nul n’entendait gémir l’éternelle victime » (649-650). • →Laforgue Pr. poèmes (« L’angoisse sincère »), inspiré peutêtre par Pascal (→Pensées « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » [Laf. 201 ; Sel. 233]), développe le cri de déréliction du rédempteur en une méditation angoissée sur l’œuvre du Créateur. La méditation métaphysique et existentielle sur les conséquences d’un possible athéisme atteint ici un sommet : « Tout est seul ? Nul ne songe au sein des nuits profondes ? / Seul ! et l’on ne peut pas, à travers l’infini, / Vers l’éternel témoin de l’angoisse des mondes / Hurler l’universel Lamasabacktani ! - - Ce cri nous foudroierait en montant aux étoiles, / Mais tu nous entendrais, Cœur de l’immensité, / Où que tu sois, malgré l’azur dont tu te voiles, / Et tu tressaillirais dans ton éternité ! - - Car tu es ! Car tu es ! tout nous dit le contraire, / Tout dit que l’homme est seul comme un lutteur maudit, / Mais si tu n’étais pas ! Espace, Temps, Cieux, Terre, / Tout serait le chaos ! — Et cela me suffit. - - […] Non ! Qu’il n’y ait Personne et que tout continue ! / Stupidement serein ! depuis l’Éternité ! / Mais Tout n’est plus alors qu’un enfer sans issue ! / Pourquoi donc quelque chose a-t-il jamais été ? - […] Mais non ! S’Il n’était pas, ce serait trop sublime ! / Tout est si calme ! Il est, pauvre fou que je suis ! / Quelqu’un sait ! quelqu’un voit ! et du fond de l’abîme / Il doit prendre en pitié l’angoisse de mes nuits » (220-222). Cri mystérieux • →Leconte de Lisle « Nazaréen » « Quand le Nazaréen, en croix, les mains clouées, / Sentit venir son heure et but le vin

amer, / Plein d’angoisse, il cria vers les sourdes nuées, / […] - - Mais dans le ciel muet de l’infâme colline / Nul n’ayant entendu ce lamentable cri, / Comme un dernier sanglot soulevait sa poitrine, / L’homme désespéré courba son front meurtri. - - Toi qui mourais ainsi dans ces jours implacables, / Plus tremblant mille fois et plus épouvanté, / Ô vivante Vertu ! que les deux misérables / Qui, sans penser à rien, râlaient à ton côté ; - - Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ? » (267). Suit la longue tirade citée en *littMt 26,38b. Absence de Dieu ? • →Villiers de l’Isle-Adam Chant, scandalisé par le silence de Dieu, constate que « tout est resté calme dans le ciel ; / Nulle voix n’a parlé » (212), malgré les prières des désespérés et des sceptiques. Pourtant, son désarroi est loin de l’apostasie : « Mais si nous restons seuls, vieux monde, sur la terre, / Pour traîner dans l’oubli nos pas déshérités, / Si nous et notre siècle, enfants d’un noir mystère, / Sur les os de tes morts marchons dans ta poussière, / Dans nos profondes nuits si nos cieux irrités / Ne sont plus qu’un linceul de tes divinités, / Si nous n’aimons plus rien, pas même nos jeunesses, / Si nos cœurs sont remplis d’inutiles tristesses, / S’il ne nous reste rien ni des Dieux ni des rois, / Comme un dernier flambeau gardons au moins la Croix ! » (219). • →Bloy Salut n’hésite pas à reprendre l’idée que le Crucifié est abandonné de son Père même, idée qui avait nourri les désespérances romantiques : « L’Ange qui l’avait assisté la veille s’était enfui vers le ciel, son Père venait de l’abandonner, la sentence rigoureuse : “Malheur à celui qui est seul” (Qo 4,10), se réalisait en lui d’une manière infinie et sans exemple » (101). Jésus à son tour s’absente de la détresse des siens pour les faire participer à sa déréliction ? • →Bloy Journal (4 juillet 1899) « Ah ! Jésus adorable qui clamâtes, avant de mourir, le “Lamma Sabacthani”, que vous avez cruellement abandonné vos pauvres pendant dix-neuf siècles ! » (236). Début du 20e siècle : approfondissement du message christique sur la croix Un art de lire : la prière sur la croix comme écho de celle de l’agonie • →Péguy Véronique invite à comprendre les répétitions internes au NT comme un accomplissement de l’Écriture à l’intérieur de l’Écriture. La répétition vient approfondir un sens littéral simple en un sens littéral spirituel. L’intelligence du texte évangélique ne repose pas seulement sur la continuité de l’histoire mais aussi sur la forme stylistique des versets (« Et 50 » répète la répétition de Mt 27,50 : iterum clamans) : « XXVI. 46. Surgite, eamus ; ecce appropinquavit qui me tradet. 46. Levez-vous, allons ; voici que (s’)est approché celui qui me livrera. 47. Adhuc eo loquente… Comme il parlait encore… Et le lendemain environ la neuvième heure :

Interprétations littéraires des cris de Jésus en croix

XXVII. 46. Et circa horam nonam clamavit Jesus voce magna, dicens : Eli, Eli, lamma sabacthani ? hoc est : Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me ? 46. Et vers la neuvième heure Jésus cria d’une grande voix (jeta un grand cri, poussa une grande clameur), disant : Eli, Eli, lamma sabacthani ? c’est-àdire : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?” Et l’éponge emplie de vinaigre et mise au bout d’un roseau. Et le contresens sur Eli. Et 50. Jesus autem iterum clamans voce magna, emisit spiritum. 50. Or Jésus poussant pour la seconde fois un grand cri rendit l’esprit. - - Il faut espérer, mon ami, il faut croire que cette double effrayante clameur, et cette invraisemblable invocation, écho, retentissement, rebondissement du jardin des Olives, de la veille, et des trois prières de dépréciation, il vaut mieux croire, il faut croire, il faut espérer […] que cette évocation incroyable, écho de la triple prière, ne disait rien, ne voulait rien dire, ne signifiait rien que la mort charnelle et la peur de la mort charnelle : “Mon Dieu, mon Dieu, ut quid dereliquisti me ? pourquoi m’avez-vous abandonné ?” que cette étrange, que cette incroyable évocation ne masque point, ne décèle point, ne cache pas une autre peur et une autre mort, […] un autre mystère, un mystère mystique, un mystère infiniment plus profond » (752). Le dévoilement du mystère : la chair comme éloquence divine ultime • →Péguy Véronique : La parole de Jésus rapportée à celles de son agonie dévoile la signification même de la passion et de la rédemption : « Mettons qu’il avait un corps […]. S’il n’avait pas eu ce corps, mon ami, […] l’âme charnelle […], tout le système tombait ; tout le christianisme tombait ; car il n’était point homme tout à fait » (752-753). Le poète repère ici et s’approprie le lien entre la chair de Jésus et l’éloquence divine. Le « cri » de la croix, le « corps » de Gethsémani et le style bas de l’évangile imité par son commentaire sont l’unique langage de l’âme charnelle. Ce langage christique fonde l’éloquence héroïque du martyre, qui est une éloquence du corps : « Quelle ne faut-il pas, mon enfant, quelle ne faut-il pas que soit cette mort. Dieu même a craint la mort » (745) ; « Il s’est offert pourtant. Vous la souffrez aussi. Vous souffrez cette mort. Vous souffrez la mort exactement comme les Anciens » (753). Les deux hémistiches en italique citent →Corneille Polyeucte, la tragédie du martyre par excellence (v.683-684). La passion de Jésus fonde la lente conversion au martyre. • →Mauriac Fils (« Le Mystère de la croix ») cite le cri « arraché d’un corps qui n’était plus qu’une plaie : “Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” » (48). « Délitement » de l’union hypostatique ? • →Claudel Croix « Dieu, ô mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? Il ne s’agit pas d’une absence, il s’agit d’une séparation. Ce n’est pas la conscience d’un schisme, c’est la vision active d’un retrait. De tous les liens qui réunissaient le Créateur à la créature, premier le sens a fléchi ; l’intelligence

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à son tour a cédé dans la pleine vision de l’incompatibilité radicale entre les deux termes antinomiques, et il ne reste que la Foi pure. La Seconde Personne de la Trinité envisage dans sa nudité le dénouement de cette aventure dans laquelle elle s’est engagée et elle-même en proclame, elle en affiche, elle en déploie comme sur un étendard l’absurdité fondamentale. Traction en haut vers Dieu de ce qui appartient à Dieu irrésistible ; et par l’autre bout, poids, livraison totale également invincible de ces satisfactions qui sont dues à la Justice. “J’ai craint le Seigneur et je n’ai pu supporter Son poids” (Jb 31,23). Dieu Se dégage de l’homme, on dirait qu’Il n’en veut plus, qu’Il en a assez. L’humain en lui est comme quelque chose d’oblitéré et qui s’en va. “Une opacité a couvert Sa face” (Jb 15,27). “Il n’y a plus en lui apparence” (Is 53,2). Tout s’effondre sous Ses pieds, tout se dissout, tout fait faillite, tout retourne à cette corruption dont Job a dit qu’elle était sa mère et ses sœurs. Il reste la Foi pure et toute nue » (546). Le dernier cri qui réveille les consciences • →Claudel Croix « Il fallait que le cri parvînt là où la parole ne pouvait atteindre. Parmi les infirmes que notre Sauveur a relevés de leur détresse, l’Évangile énumère des aveugles, des lépreux, des paralytiques, et aussi des sourds, chez qui le démon paraît avoir pris une position spécialement forte, puisque c’est à l’entrée même de notre intelligence qu’il monte la garde. Et qui plus sourd que ce cadavre étroitement ligoté et enfermé dans un sépulcre de granit à qui nous lisons que Jésus enjoint avec un grand cri de venir dehors ? Elle s’est donc élevée une fois de plus, cette voix qui a créé le Ciel et la Terre ! La parole a atteint l’intelligence, mais c’est le cri qui triomphe de la surdité » (570). Le dernier cri poussé par la création toute entière • →Claudel Croix « “Du fond de la profondeur j’ai crié vers Toi”, dit Ps 130,1. “De toutes les extrémités de la terre, je crie vers Toi”, dit Ps 61,3, “Tu m’as exalté sur la pierre.” Et Ps  88,2.10 : “Seigneur, le jour, la nuit ! tout le jour j’ai crié vers Toi et j’ai tenu mes bras étendus !” Entends ce suprême coup de trompette vers Toi des régions voisines de l’Enfer. Ce que je demande, ce que je veux, je n’en sais rien, car si j’étais capable de parler, je ne crierais pas ! C’est à Toi de T’y reconnaître ! […] Cette création si longtemps muette, elle frémit sur les lèvres de Jésus mourant (Ha 3,16), elle a enfin trouvé le moyen de s’exprimer, elle a trouvé le moyen de passer jusqu’à Dieu, elle a trouvé le moyen de se faire entendre. Jésus se taisait devant Pilate, mais Le voici maintenant qui crie, Il ne Se taira plus jamais ! […] “Du ventre de l’Enfer j’ai crié”, dit le prophète Jonas (Jon 2,3) et “Tu as entendu ma voix.” Mais Dieu n’est pas le seul à l’écouter, toute la terre a été obligée d’y prêter l’oreille » (571). Littérature juive Renouveler la parole de Job ? • →Cohen Solal : Dernier cri du Christ, tentation de renoncement, mué en la bouche de Solal en défi à Dieu : « Oh Dieu,

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La passion selon saint Matthieu

Dieu Tu es et cependant Tu acceptes que cette douleur existe. […] S’il se passe trop de temps sans que Tu écoutes, je me lèverai et je contesterai avec Toi. Car si tu es Dieu, je suis homme » (270). C’est là une interrogation sur le rôle de la souffrance et son origine mais aussi l’annonce du fardeau dont Solal se chargera pour les hommes dans un univers athée. La prière criée vers un Dieu absent • →Kolitz Yossel « Je crois dans le Dieu d’Israël, alors même qu’Il a tout fait pour me faire cesser de croire en Lui » (1718) ; « Dieu a caché sa face au monde » (10). « Je vais [cacher] les pages que je suis en train d’écrire […]. Quiconque viendrait à les trouver ou à les lire comprendra peut-être le sentiment d’un Juif — un parmi des millions — qui meurt abandonné de Dieu en Qui il croit si profondément » (13). Repentir de Jésus devant le devenir historique de sa passion • →Fleg Jésus : Le Juif errant ayant montré à Jésus ce que les chrétiens ont fait de sa passion, celui-ci pardonne aux Juifs mais non à l’Église : « Qu’avez-vous fait de mon Royaume […] ? En deux mille ans, qu’en avez-vous fait, Chrétiens, fils des païens ? Qu’avez-vous fait de mes Juifs, à qui j’avais pardonné ? » (310). L’échec du Christ ne s’est pas joué sur la croix mais dans la trahison et le dévoiement de son message. Deuxième moitié du 20e siècle : absurdité du message christique sur la croix ? Censure du cri d’un modèle de sainte révolte • →Camus Chute : Dans ce texte célèbre, le penseur de l’absurdité de la condition humaine a trouvé son frère en Jésus sur la croix : « Sachant ce qu’il savait, connaissant tout de l’homme — ah ! qui aurait cru que le crime n’est pas tant de faire mourir que de ne pas mourir soi-même ! — confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n’a pas été soutenu, il s’en est plaint et, pour tout achever, on l’a censuré. Oui, c’est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. “Pourquoi m’as-tu abandonné ?” c’était un cri séditieux, n’est-ce pas ? Alors, les ciseaux ! Notez d’ailleurs que si Luc n’avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose ; elle n’aurait pas pris tant de place, en tout cas. Ainsi, le censeur crie ce qu’il proscrit. L’ordre du monde aussi est ambigu. - - Il n’empêche que le censuré, lui, n’a pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j’ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l’amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas,

continuer, seulement continuer, voilà qui est surhumain. Et lui n’était pas surhumain, vous pouvez m’en croire. Il a crié son agonie et c’est pourquoi je l’aime, mon ami, qui est mort sans savoir » (1531-1532). Nostalgie pour qui ne croit pas en sa résurrection • →Camus Chute « Le malheur est qu’il nous a laissés seuls, pour continuer, quoi qu’il arrive, même lorsque nous nichons dans le malconfort, sachant à notre tour ce qu’il savait, mais incapables de faire ce qu’il a fait et de mourir comme lui. On a bien essayé, naturellement, de s’aider un peu de sa mort. Après tout, c’était un coup de génie de nous dire : “Vous n’êtes pas reluisants, bon, c’est un fait. Eh bien, on ne va pas faire le détail ! On va liquider ça d’un coup, sur la croix !” Mais trop de gens grimpent maintenant sur la croix seulement pour qu’on les voie de plus loin, même s’il faut pour cela piétiner un peu celui qui s’y trouve depuis si longtemps. Trop de gens ont décidé de se passer de la générosité pour pratiquer la charité. Ô l’injustice, l’injustice qu’on lui a faite et qui me serre le cœur ! » (1532). Inversion absurde • →Beckett Fin inverse l’appel du Christ à son père à la fin de la pièce. Hamm, infirme aveugle et parricide, abandonné de son serviteur Clov (dont le nom peut faire écho aux clous de la crucifixion), livré à lui-même, s’écrie dans une longue tirade conclusive : « Père ! (Un temps. Plus fort.) Père ! (Un temps.) Bon. (Un temps.) On arrive. (Un temps.) Et pour terminer ? (Un temps.) Jeter. (Il jette le chien. Il arrache le sifflet.) Tenez ! (Il jette le sifflet devant lui. Un temps. Il renifle. Bas.) Clov ! (Un temps long.) Non ? Bon. (Il sort son mouchoir.) Puisque ça se joue comme ça… (Il déplie le mouchoir)… jouons ça comme ça… (il déplie)… et n’en parlons plus… (il finit de déplier)… ne parlons plus. (Il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (Un temps.) Toi — je te garde » (111-112). Au tournant du 21e siècle Abdication • →Coetzee Barbarians : Le magistrat est suspendu par une corde à un arbre dans une parodie de crucifixion qui discrédite entièrement son agonie. Ce dernier renonce à toute protestation contre l’ordre en place et supplie qu’on le laisse en vie. Le Christ a définitivement abdiqué en lui (193-197). Anticipation • →Schmitt Pilate imagine que Jésus prononce ces paroles non pas sur la croix mais juste avant son arrestation, quand il a besoin du soutien de Dieu pour continuer à croire à sa mission et ne pas se laisser vaincre par le doute : « J’ai peur. Je doute. Je voudrais me sauver. Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (82).

Jalousie dans la tradition juive Petit historique Dans le Tanakh, la jalousie est omniprésente. Elle est la motivation du premier meurtre dans l’histoire de l’humanité (Caïn et Abel). La Tora n’hésite pas à légitimer la jalousie du mari envers sa femme, instaurant le rituel de la sôṭâ, la femme soupçonnée d’adultère et soumise à une ordalie (Nb 5,14). La jalousie entre frères est particulièrement fréquente (Jacob et Ésaü ; Joseph et ses frères). Elle s’explique dans une large mesure par les particularités du système familial juif, de type souche, caractérisé par un père autoritaire et des frères inégaux. Dieu luimême est défini comme jaloux quand les Hébreux se livrent à l’idolâtrie ou transgressent l’alliance, et certains hommes pieux sont animés par le même type de jalousie, comme Pinhas et Élie. Dans les strates les plus récentes de la Bible et surtout dans la littérature juive postbiblique et prérabbinique, la jalousie divine prend une dimension guerrière et eschatologique : Dieu fait la guerre aux nations et les châtie à la fin des temps. Il est possible que cette nouvelle conception de la jalousie ait contribué à la formation du mouvement politico-religieux des →zélotes. Tirant partie du caractère polysémique de la racine qn’, que les traductions par « jalousie » ou « zèle » ne rendent que très imparfaitement, les rabbins l’utilisent en des sens très variés : « jalousie » et « zèle », mais aussi « envie, passion, émulation, colère, rancune, malveillance ». Jalousie de Dieu Confrontés aux critiques des païens, les rabbins soulignent que c’est Dieu qui domine sa jalousie et non sa jalousie qui le domine (→MekRI sur Ex 20,5). Dieu n’est pas à proprement parler jaloux des idoles, qui sont dénuées de toute réalité, mais de son fils Israël qui se livre à l’idolâtrie. Jalousie des →anges Il est répété sans cesse que les anges n’éprouvent aucune forme de jalousie (→b. Šabb. 89a ; →Cant. Rab. 8,11,1 ; →Deut. Rab. 5,12). Leur opposition à la création d’Adam (→b. Sanh. 38b) ou au fait que la Tora devienne le bien d’Israël (→b. Šabb. 88b)

révèle cependant une jalousie sous-jacente envers les hommes, certainement avivée par le fait que Dieu préfère les créatures de l’en-bas à celles de l’en-haut. Cette jalousie n’a un caractère explicite qu’en très peu de textes (→’Abot R. Nat. A 1,11 ; →Midr. Hag. Gn 3,1). Le serpent éprouve de la jalousie envers Adam (→b. Sanh. 59b). Contrairement à ce qui est le cas dans la littérature apocalyptique, il n’est pas associé ou identifié à Satan, sauf en de rares exceptions (→PRE 13 ; →Midr. Hag. Gn 3,1). Jalousie des hommes Sur la jalousie humaine, les rabbins s’expriment de manière contradictoire : elle fait sortir l’homme du monde (prématurément ?, →m. ’Abot 4,28), mais le monde repose aussi sur trois piliers, dont la jalousie (→’Abot R. Nat. B 4). Cette contradiction tient certainement au fait que, comme →Aristote Rhet. 1387b-1388a, les rabbins distinguent parfois entre une bonne et une mauvaise jalousie (→Tg. Qo. 4,4). La bonne jalousie, proche de l’émulation, pousse les hommes à procréer, à bâtir des maisons, à pratiquer le commerce (→Gen. Rab. 9,7), mais aussi à observer les commandements (→Midr. Ps. 37,1). Dans la société des rabbins La jalousie est également bien présente. Le grand prêtre jalouse le respect dont jouissent les deux sages Shemaya et Abtalyon auprès du peuple et leur rappelle leur statut de fils de convertis (→b. Yoma 71b). Rabbi Ḥanina est jaloux des égards que Rab manifeste envers ses pairs et craint qu’il ne le concurrence pour la fonction de rō’š yešîbâ (→b. Yoma 87ab). Une maxime affirme cependant que « la jalousie [entre] les scribes augmente la sagesse » (→b. B. Bat. 21a). Dans l’autre monde Certaines traditions affirment que la jalousie disparaît dans l’autre monde (→b. Ber. 17a). D’autres (plus pessimistes ?) estiment qu’elle continue à exister dans l’au-delà (→b. Šabb. 152b) et dans le monde messianique (→b. B. Bat. 75a). Comme l’a déclaré Moïse lui-même, déçu de ne pouvoir continuer à vivre sans jalouser Josué : « [Plutôt] cent morts et pas une [seule] jalousie » (→Deut. Rab. 9,9).

Jésus-berger : un héritage prophétique chez Mt L’auto-désignation de Jésus comme « pasteur » court tout au long du premier évangile. L’image du roi-berger, ancienne dans le patrimoine littéraire de l’Orient (cf. Cyrus en Is 44,28), a une histoire scripturaire déjà longue avant de se retrouver dans la bouche de Jésus ou sous la plume de Mt. Israël est comparé à un troupeau sans berger en Nb 27,17 ; 1R 22,17. Dieu luimême se présente comme le berger de son peuple (Ps 23,1 ; 28,9 ; 80,2 ; 95,7). Le symbolisme a surtout été développé par les prophètes. Jérémie Jr applique la métaphore pastorale aux rois d’Israël pour leur reprocher de mal accomplir leur fonction (Jr 10,21 ; 23,1-2) et annoncer que Dieu donnera à son peuple de nouveaux pasteurs plus justes (Jr 3,15 ; 23,4). Parmi ces derniers se trouvera un « germe », le messie (Jr 23,4-5 « Je susciterai pour elles des pasteurs et ils les feront paître et elles n’auront plus de crainte et elles ne seront plus effrayées et aucune ne se perdra […]. Voici venir des jours […] où je susciterai à David un germe juste ; un roi régnera et il sera sage et il fera droit et justice dans le pays »). À travers ce « germe juste » (cf. Is 4,2 ; Za 3,8 ; 6,12), Dieu se fera lui-même pasteur de son peuple (Jr 23,3 ; 31,10). De fait, la monarchie n’est pas rétablie au retour de l’Exil. Dans une perspective eschatologique, Dieu donnera un chef à son peuple, un prince (comme au temps du désert) et non un roi (Jr 33,15-17). C’est l’annonce d’une ère messianique où Dieu, par celui qu’il aura oint de l’huile sainte, régnera lui-même sur son peuple. Ézéchiel et Matthieu Le thème est repris en Ez 34, qui semble être la clé d’intégration de presque tout le symbolisme pastoral de Mt : il fournit au récepteur de l’évangile les motifs, concepts, termes-clés qui lient ensemble les allusions (cf. →Heil ). • Ez 34,5-6 préfigure Mt 9,36 « Les foules étaient lasses et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger. » • Ez 34,5.8 préfigure Mt 10,16 « Voici, moi je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. » • Ez 34,4.11-16 esquisse la parabole de la brebis perdue en Mt 18,12-14 : « Que vous en semble ? Si un homme a cent

brebis et qu’une d’elles s’égare, ne laissera-t-il pas les quatrevingt-dix-neuf sur les montagnes pour s’en aller à la recherche de l’égarée ? Et s’il parvient à la retrouver, amen, je vous dis qu’il se réjouit pour elle plus que pour les quatre-vingt-dixneuf qui ne se sont pas égarées. Ainsi ce n’est pas la volonté de votre Père qui est aux cieux qu’un seul de ces petits se perde » (// Lc 15,4-7), ainsi que Mt 15,24 « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » • Ez 34,17-22 esquisse la parabole du jugement en Mt 25,3233 : « Devant lui seront rassemblées toutes les nations et il séparera les gens les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs et il placera les brebis à sa droite, les boucs à sa gauche. » Le chapitre d’Ez se termine sur une idéale restauration de l’alliance sous le pastorat divin (Ez 34,31 « Et vous, mes brebis, troupeau que je fais paître, vous êtes hommes et moi, je suis votre Dieu, oracle du Seigneur Yhwh ») médiatisé par David (Ez 34,23 « Je leur susciterai un seul pasteur et il les fera paître, mon serviteur David » ; cf. Ez 37,24-28). Zacharie et Matthieu En Mt 26,31, cependant, ce n’est pas Ez, mais Za 13,7 qui est cité (→Zacharie dans l’Évangile). Za reprend l’usage traditionnel du symbolisme pastoral pour la critique politique (Za 11,4-17), mais en la complexifiant (il y ajoute l’épisode énigmatique du salaire de trente pièces d’argent pour le berger : Za 11,12-13). De même, l’annonce d’une ère messianique (Za 13,9) est assortie paradoxalement de celle de redoutables épreuves pour le pasteur, qui sera frappé (Za 13,7), et pour le peuple avec lui (Za  13,8). Za semble ainsi envisager le martyre d’un messie davidique eschatologique. Dans le NT Outre les passages déjà cités, le symbole de Jésus-berger se retrouve en He 13,20 et 1P 2,25 ; 5,4 — échos des prophéties de Za 13 appliquées à la passion de Jésus, et bien sûr dans le célèbre discours du bon pasteur finalement déployé par Jn 10,1-28.

Jésus Fils de Dieu : du symbolisme juif au dogme chrétien Pour la foi chrétienne, Jésus est Fils de Dieu par nature, bien au-delà des significations qu’avait le terme de « →fils de Dieu » dans les contextes gréco-romain, proche-oriental et judéen anciens. La réalité ultime de Jésus le Christ est qu’il est DieuVerbe/Fils venu dans la chair par la volonté du Père et l’opération du Saint-Esprit. Il est dès sa conception Dieu tout-puissant, venu dans la chair, incarné tout au long de son ministère. Les Pères de l’Église synthétisent son œuvre par la formule : Dieu s’est lui-même fait homme, pour que l’homme fût fait dieu (→Athanase d’Alexandrie Or. incarn. 54,3). Cependant, il fallut plusieurs siècles à la mémoire croyante pour formuler conceptuellement en dogmes la préexistence du Fils et la filiation divine de Jésus en une christologie orthodoxe (→Incarnation : foi orthodoxe et résistances). Avant que le dogme christologique et trinitaire permît de le décrire ainsi objectivement, il se fit connaître subjectivement en suivant une pédagogie en plusieurs étapes, qu’il est passionnant de reconstituer. 1 — Les convictions sur Jésus aux jours de sa chair Durant son ministère, Jésus voila son identité dans l’énigme, comme pour empêcher sa réduction à aucune figure connue, humaine, trop humaine. Jésus, bon fils d’Israël D’après les évangiles lus au fil du texte : • Comme tout homme, Jésus connaît la faim (Mt 4,2), la soif (Jn 4,7), la fatigue (Jn 4,6), la fête villageoise (Jn 2,1-10), la joie (Lc 10,21), la tristesse et les larmes (Jn 11,35 ; Lc 19,41), le triomphe (Mc 11,7-10), l’angoisse (Mc 14,33), etc. • Comme tout Juif, Jésus est circoncis le huitième jour, grandit en bon garçon juif (cf. Lc 2,40), soumis à ses parents (Lc  2,51). Joseph, son père artisan, lui inculque les rudiments de la Tora et les principes rituels du pur et de l’impur, au moins ceux qui sont liés aux travaux du bâtiment (charpentes) et de l’agriculture (charrues et autres instruments). Marie, sa mère, anime sans doute les prières domestiques. • En tant que Juif pieux, Jésus assiste aux prières communautaires à la synagogue (Lc 4,16 « selon sa coutume »). Il monte à Jérusalem pour les grandes fêtes de pèlerinage, avec ses parents quand il est petit (Lc 2,42), entouré de ses disciples plus tard (Mt 20,18 ; cf. Jn 2,13). Il porte peut-être les franges rituelles (Mt 9,20) et respecte les sacrifices (cf. Lc 2,24), les prêtres (Mc 1,44 // Lc 5,14) et le Temple dont il défend la sainteté (Jn 2,16). Il vient avant tout pour les brebis perdues de la maison d’Israël (Mt 10,6 ; 15,24) et annonce un accomplissement de la Tora en ses moindres détails (Mt 5,18). Jésus, médiateur entre les hommes et Dieu Aux jours de sa chair, Jésus déploie une pédagogie cherchant à manifester la présence agissante de Dieu.

• Lorsqu’il demande : « Qui suis-je, aux dires des gens ? » (Mc  8,27), les réponses qu’il suscite — Jean-Baptiste, Élie redivivus ou l’un des prophètes (Mc 8,28) — montrent qu’il est alors considéré comme un homme extraordinaire. Dans les rares occasions où il suggère sa relation toute particulière à Dieu, il écarte autant qu’il le peut toute réduction de sa personne et de sa mission à des catégories connues des autres Juifs de son temps — prophète, messie, roi (→Jésus prophète ; →Jésus messie ; →Jésus roi des Juifs) — en parlant de façon paradoxale, aporétique ou apophatique (→Apophatisme chrétien). Cette pédagogie n’est pas sans ambiguïté. Jésus, adopté par Dieu ? L’événement-Jésus peut se comprendre comme l’adoption par Dieu d’un homme, un juste parfaitement obéissant à sa volonté (ce qui est bien illustré tout au long de la passion par la référence aux Écritures qui doivent s’accomplir et par l’épisode de l’agonie à Gethsémani). • Dans les trois grands moments de révélation de Jésus comme Christ — conception et naissance / baptême / résurrection — on semble bien partir de l’homme pour « remonter » vers Dieu. Assez vite, ces trois épisodes furent rapportés par la mémoire chrétienne comme des moments christologiques décisifs dans la vie de Jésus (cf. Rm 1,3-4). Ils sont mis en série en plusieurs lieux de la littérature judéo-chrétienne (→Od. Sal. 24 ; 42). Mais on pourrait mettre ces passages en opposition avec l’idée d’une filiation naturelle. • La bat qôl (« voix céleste ») qui se fait entendre lors de la conception, de la naissance et du baptême de Jésus (cf. lors de la transfiguration : Mt 17,5 « Celui-ci est mon Fils bienaimé en qui je me suis complu ») peut se comprendre comme celle d’une adoption. • L’épisode énigmatique de l’agonie suscita une spéculation intense pour essayer de comprendre l’articulation des volontés humaine et divine en Jésus : →Volonté humaine du Christ : problème et exercice. • La résurrection elle-même peut être interprétée a minima comme l’accolation d’un titre ou comme l’adoption de l’homme Jésus par Dieu : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ » (Ac 2,36). • Il est possible de lire les récits de la conception et de la naissance de Jésus sans y trouver l’affirmation d’une préexistence du Fils. Cependant, la foi orthodoxe, se fondant sur d’autres passages où se manifeste l’intime union du Fils au Père (p. ex. Mt 11,27), où le Fils lui-même est reconnu comme fils de Dieu (Mt 14,33 ; 16,16), interpréta systématiquement ces passages comme une pédagogie divine. Finalement, par sa résurrection, Jésus est entré dans la jouissance de prérogatives divines qu’il possédait par nature dès avant sa naissance. La résurrection a manifesté

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La passion selon saint Matthieu

qu’il était Fils de Dieu, mais ne l’a pas fait Fils de Dieu. Si cette foi est formalisée par les grands conciles christologiques des 3e  et 4e s., elle doit cependant trouver son origine aux jours mêmes de Jésus. Jésus, « entité céleste » ? On a parfois cherché cette origine dans les croyances et les spéculations sur des êtres supérieurs, quasi divins, qui auraient servi de modèles pour penser l’existence de Jésus. Anges supérieurs ? La pensée de l’uni-pluralité en Dieu semble esquissée à travers les spéculations angélologiques. • « L’ange du Seigneur », c’est-à-dire un ange supérieur agissant au nom du Seigneur, apparaît régulièrement dans la Bible (p. ex. Jg 13). Or, l’expression est interchangeable avec le tétragramme →Yhwh dans de nombreux textes bibliques, tels Ex 3,2.4 ; Jg 6,11-24. Cela suscite une certaine curiosité. Ainsi la relation entre l’ange Métatron et Dieu fournit-elle matière à discussion dans le Talmud : est-il une simple créature ou plus que cela ? De tels débats entre les rabbins des premiers siècles sont symétriques avec ceux qui agitent les théologiens chrétiens de la même époque concernant la divinité du Christ. « Fils de l’homme » La mystérieuse figure du « →fils de l’homme » de la prophétie de Dn, confinant au divin, connaissait des lectures eschatologiques messianisantes. Messie ? Des titres bibliques comme « →messie », « →fils de Dieu » et « fils de David », anciennement attestés, ont acquis une dimension transcendante dans la littérature apocalyptique. Ils désignent de simples êtres humains élevés à une position médiatrice entre Dieu et les hommes. Si ces figures n’impliquent pas nécessairement l’attribut de préexistence, une notion de sur-naturalité, sinon de divinité, semble parfois attachée à la figure messianique. Ainsi un ms. araméen de Qumrân interprète-t-il « le fils d’homme venant avec les nuées du ciel » de Dn 7,13 comme un messie : • Apocryphe de Daniel (4Q246 2,1.5-6) : « Il sera dit le fils de Dieu et le fils du Très-Haut on l’appellera. […] Son règne (sera) un règne éternel […]. Il ju[ge]ra la terre en vérité (c.-à-d. justice). » Cette annonce de la venue d’un dernier roi, grand et puissant, avec lequel tous les rois de la terre feront la paix et à qui tous les peuples obéiront rappelle Lc 1,32-33 « Celui-ci sera grand et il sera appelé fils du Très-Haut et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père et il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin. » L’idolâtrie interdite et le paradoxe d’une adoration précoce Cependant, même les apocalypticiens qui accordèrent le plus de traits « divins » aux « figures intermédiaires » n’ont jamais

suggéré qu’un culte dévotionnel leur fût rendu. A fortiori, dans la culture juive du 1er s., la divinisation d’un homme est une impossibilité historique. • Chercher à s’élever jusqu’au ciel est la figure biblique de l’orgueil luciférien (Gn 3,5 ; 11,4 ; Is 14,12-15 ; Ez 28,2-10) ; au contraire, la foi se fait suppliante, comme en Is 63,19 : « Ah ! si tu déchirais les cieux, si tu descendais ! » • Quiconque aurait cette prétention serait rejeté comme une idole incapable de sauver de manière effective (Dt 32,37-38 ; Jr 2,28). Les disciples de Jésus ne peuvent que partager cette horreur de l’idolâtrie : on ne saurait les imaginer décidant d’adorer leur rabbi. Et de fait, une telle présentation de l’identité de Jésus fait scandale, au moins à l’époque de la rédaction de Jn. • En témoignent les passages où la révélation de Jésus est caricaturée par ses adversaires comme une prétention humaine à la divinité : « Toi, étant un homme, tu te fais toi-même Dieu » (Jn 10,33 ; cf. Jn 5,18). Et pourtant, le fait est que les disciples de Jésus, très tôt et en contexte juif, vénérèrent Jésus comme divin : • Ainsi le début de l’épître aux Hébreux (He 1). • Certaines expressions des hymnes primitives, citées par Paul dans ses lettres antérieures aux années 50, font de Jésus « l’image du Dieu invisible » (Col 1,15). • Paul, le premier écrivain sur Jésus, alors qu’il continue, en « pharisien » qu’il prétend être, à ridiculiser les païens idolâtres, place Jésus dans l’adoration due à l’Unique Dieu d’Israël, sans raisonnement qui explique que Jésus est Dieu (Ep 3,21 ; Ph 2,10 ; 2Th 1,12 ; cf. Tt 2,13). Il faut donc penser les choses à l’inverse : l’impact du Juif Jésus sur les Juifs qui crurent en lui ne fut pas celui d’un simple homme, mais celui d’une « autorité » bien plus haute (→Autorité de Jésus durant son ministère). • Paul en livre un indice. Son problème de prédicateur semble moins être d’inculquer la divinité de Jésus, que de défendre son humanité : Jésus est bien homme, « né d’une femme, né sous la Loi » (Ga 4,4). Comme si c’était sa divinité qui était une évidence, comme si Paul et les autres premiers Juifs étaient contraints dans les faits à reconnaître en Jésus leur Dieu. N.B. : De ce fait, les polémiques johanniques entre (les disciples de) Jésus et d’autres Juifs mentionnées plus haut pourraient refléter des polémiques anti-idolâtriques portant sur la notion même de « Dieu », car c’est autour du mot « Dieu » et du sens qu’on lui donne que tout se focalise : les opposants de Jésus sont choqués qu’il suggère sa divinité (Jn 10,30 « Moi et le Père nous sommes un »), et Jésus leur répond en citant un verset de l’Écriture (Ps 82,6 « Moi, j’ai dit : “Vous êtes des dieux” »). →Apophatisme chrétien : le mystère de Dieu approfondi dans celui de l’union hypostatique 2 — De l’homme à Dieu dans le judaïsme du 1er siècle La foi au Christ fut d’abord une « ortho-praxie » (pratique droite), avant de devenir une « ortho-doxie » (enseignement droit). Sans disposer des concepts qui serviraient plus tard à formuler le dogme (sans même en éprouver le besoin), les

Jésus Fils de Dieu : du symbolisme juif au dogme chrétien

disciples de Jésus évoluaient dans une culture présentant nombre de croyances, de mots, de symboles et de pratiques qui rendaient possible leur conviction profonde concernant leur rabbi, que la foi chrétienne appellerait plus tard la foi en l’incarnation du Verbe divin dans la figure de Jésus Christ. Pratiques Le dogme christologique, bien avant de devenir une orthodoxie gréco-romaine aux 3e et 4e s., fut une orthopraxie juive. Avant de thématiser toute une christologie à partir du 2e s., on a commencé par poser à l’égard de Jésus des paroles et des gestes d’adoration, qu’on ne pouvait, dans le cadre juif, poser qu’à l’égard du Dieu unique. →Autorité de Jésus durant son ministère Le Temple fournit un modèle de contact réel entre présence divine et créature. Centre du judaïsme, c’était le lieu où le Seigneur lui-même avait habité et habiterait de nouveau. Le Temple est omniprésent dans la vie quotidienne des Juifs, à travers les lois de pureté rituelle dont il était le cœur, mais aussi parce qu’il domine toute l’activité économique du pays. On peut raisonnablement penser que la plus ancienne « christologie » a été une théologie de l’habitation du Nom de Dieu dans un homme (Ph 2,10), projetant sur le corps de Jésus ce qu’on disait d’un bâtiment de pierres. Si Dieu avait fait résider son Nom en un lieu (une création inanimée), combien plus pouvait-il le faire en un homme, la plus noble de ses créatures, créée à son image et ressemblance (Gn 1,26) ? C’est en tout cas le pari que firent les disciples juifs de Jésus (cf. Mt 12,6 ; Jn 1,14 ; 2,19-21). Pratiques communautaires Certains milieux donnent à Moïse une fonction de révélateur de la Tora, qui ressemble à celle que le dogme chrétien donnerait à Jésus par rapport à la volonté divine. On trouve des préfigurations fonctionnelles de la Trinité dans certains usages esséniens, qui mobilisent la triade {Dieu / Moïse transmetteur de la Tora / Esprit qui permet de l’actualiser}. • Au moment d’entrer dans la communauté (→Josèphe B.J. 2,139142), les esséniens prononcent des serments redoutables : →Josèphe B.J. 2,145 « Après le nom de Dieu, celui du législateur [Moïse] est chez eux l’objet d’une vénération profonde ; quiconque l’a blasphémé est puni de mort. » Au bout de son initiation, faite d’ablutions rituelles et d’un repas symbolique de pain et de vin, chaque nouveau membre de la communauté est censé recevoir le rûaḥ haqqōdeš (Saint-Esprit), qui lui permet d’interpréter les Écritures selon le secret des anciens. • Cela évoque à la fois les plus anciens rituels chrétiens et la place qu’occupent les Écritures et le don de l’Esprit dans les prédications primitives attribuées par Luc à Pierre (Ac 2,1621.25-36 ; 3,22-27). Us et coutumes, manières de parler et d’agir Plus généralement, Jésus semble avoir mobilisé nombre de discours, d’attitudes et de gestes qui firent rayonner jusqu’au scandale sa prétention à l’→autorité.

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Spéculations : la réflexion sur le rē’šît L’idée que le messie préexiste à sa manifestation historique provient peut-être de la rencontre entre l’attente messianique judéenne et la réflexion sur le rē’šît. La première ligne des Écritures présente une étonnante richesse polysémique : • Gn 1,1 : berē’šît peut signifier : be « dans / au moyen de / à travers » – rē’šît « chefs / début / première chose / principe ». Dès les temps où l’on composait les Écritures canoniques, on s’interrogea sur cette mystérieuse →archê (traduction grecque de rē’šît), sur les racines ou les principes de la création, ce qui était « avec Dieu » au commencement (Gn 1,1 ; Jn 1,1). →Protoctistes : les entités originaires de la création ? Parole, Sagesse, Tora La méditation traditionnelle sur la Sagesse et sur la Parole de Dieu aboutit, avant l’époque du NT, à leur personnification. • Dans divers écrits, la Sagesse conseillère de Dieu lors de la création trouve ses délices à être parmi les enfants des hommes (Pr 8,22-31) et tend à se confondre avec la parole (Mémrâ) et la loi (Tôrâ) divines, identifiées dès Ba 3,9-4,4. • Une théologie du Logos était un élément commun dans une grande partie de la spéculation juive du 1er s., tant hellénophone qu’araméophone (cf. le Logos de Philon d’Alexandrie, le Mémrâ du Targum et le Logos de Jn) : →Sagesse, Logos et Tora. Le NT avait identifié rē’šît et Tora avec Jésus dès Jn 1,114, et surtout dans l’inclusion construite avec Jn 21,25, qui projette sur Jésus les attributs de la Tora créatrice. En deçà de la spéculation juive sur le Logos, la mystique des lettres et de l’alphabet (→Hébreu : livre, texte, langue et alphabet sacrés), sans doute plus précoce que ses plus célèbres manifestations littéraires, a également pu influencer la christologie du NT : outre le titre d’« alpha et oméga » que le Christ de l’Apocalypse se donne, on peut mentionner l’insistance sur le →titulus dans les récits de la crucifixion, qui fonda une durable mystique chrétienne de la croix (ou du Crucifié) comme véritable alphabet divin (→De l’horreur à la splendeur : symbolismes de la croix dans les interprétations chrétiennes : 3). « Fils » Une spéculation sur un/le « fils » à l’origine de tout, réputée juive (cf. →Philon d’Alexandrie Conf. 63), est appliquée au Christ : • →Irénée de Lyon Epid. 43 translittère le verset de Gn 1,1 : Baresith bara Elovim basan benowam samenthares, « ce qui se traduit : “Un Fils était au commencement ; Dieu créa par la suite le ciel et la terre » ; • →Clément d’Alexandrie Strom. 6,58,1 identifie le Christ, le fils premier-né, avec l’archê de Gn 1,1. L’intéressant témoignage des ratures à la première ligne du Targum Neofiti (ca. 4e s. ap. J.-C.) →Tg. Neof. sur Gn 1,1 surcharge le premier v. de Gn, témoignant d’une intense réflexion sur ce qu’il en fut au commencement. Après berē’šît, le ms. lit :

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La passion selon saint Matthieu

• mlqdmyn bḥkmh br’ dyyy (w)škll (milleqadmîn beḥokmâ bera’ dîADONAÏ (we)šaklēl). Cela peut se traduire : • « Depuis le / Au commencement, avec /dans la sagesse, -du Seigneur créa (et) acheva . » Les trois derniers mots du premier stique (bḥkmh br’ dyyy « dans la sagesse -du Seigneur créa ») semblent une surcharge explicative redondante, témoignant peut-être de l’embarras causé par le texte originaire. De fait, le premier stique présente l’anomalie d’un complément du nom après un verbe (br’ dyyy). La trace d’un grattage du waw (« et ») au début du deuxième stique (avant škll) suggère qu’on ait voulu lire, après grattage, br’ non comme un verbe (bera’ « créa ») mais comme un nom (bar « fils ») à l’état emphatique (berâ « le fils ») : • berâ dîADONAÏ šaklēl « le fils du Seigneur acheva », ce qui donnerait le sens suivant : • « Au commencement avec sagesse le fils du Seigneur acheva le ciel et la terre. » Sur cette base, peut-on imaginer que les mss. portaient à l’origine bera’ mémrâ dî-’Ădōnāï (« la parole du Seigneur créa ») mais que la mémrâ fut omise pour éviter les interprétations chrétiennes ? Il est difficile de conclure à partir d’un ms. du début du 16e s. (qui pourrait aussi faire écho à des spéculations venues de la kabbale chrétienne), mais ces lignes ne sont pas sans antécédents chez les Pères de l’Église, qui appliquèrent eux aussi au Christ une spéculation réputée juive sur le « principe » ou la « tête » à l’origine de tout : • →Marius Victorinus Cand. 27,2-3 cite la traduction d’Aquila ; • →Hilaire de Poitiers Tract. Ps. 2,2 (SC 515,218) résumera les trois traductions possibles : et in principio et in capite et in filio. Autres réalités originaires ou protoctistes Outre ces thèmes fondamentaux, une spéculation juive sur les principes présents à Dieu, premiers créés par lui au moment de la création (les →protoctistes), a fleuri dès les époques de composition des Écritures. Le (nom du) messie figure régulièrement dans les listes qu’en donne la tradition rabbinique (→Préexistence du messie ?). 3 — De l’homme à Dieu dans la première élaboration théologique chrétienne Pour la foi chrétienne orthodoxe, c’est le Dieu ineffable, au-delà de tout le créé, qui se manifeste en Jésus. Comme dans l’AT (dès l’école deutéronomiste), ce Dieu sauveur déploie sa pédagogie par étapes, au fil d’une tradition créative. Il faut vivre avec lui pour finir par le connaître : Jn 16,12-13 « J’ai encore beaucoup

à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous guidera dans la vérité tout entière. » A posteriori on comprit : on se mit à faire l’inventaire des effets de la rencontre du Verbe divin et de la culture humaine où il s’était manifesté. On comprit de mieux en mieux à quel point il accomplissait les Écritures, et on enrichit les traditions concernant Jésus finalement compilées en évangiles puis en NT (→Accomplir les Écritures ; →Avoir, savoir et croire les Écritures). La nécessité de formuler conceptuellement le mystère de l’incarnation intervint plus tard, lorsque les chrétiens durent répondre de leur foi dans le contexte culturel gréco-romain épris de clarté philosophique. Verbe/chair (Logos/sarx) Pour les uns, en Jésus, Dieu s’est uni à un corps humain. C’est la ligne Logos/sarx (Verbe/chair). Ses représentants les plus célèbres au 4e s. sont : • →Apollinaire de Laodicée Fr., pour qui le Logos, Dieu lui-même, a pris la place de l’âme dans l’homme Jésus ; • le fameux Arius, pour qui le Logos, non pas Dieu mais sa plus belle créature, a pris la place de l’âme dans l’homme Jésus. Le premier est plus proche de la foi des apôtres, mais tous deux présentent un Jésus qui n’est plus homme (car chaque homme possède sa propre âme), ni Dieu (mais une créature, selon Arius), mais une sorte d’hybride. Verbe/homme (Logos/anthrôpos) La deuxième direction, Logos/anthrôpos (Verbe/homme) est illustrée particulièrement par : • Théodore de Mopsueste ; • puis son disciple Nestorius. Pour eux, le Logos divin en Jésus n’est pas le seul principe de vie et d’action et ne remplace pas une véritable âme humaine. Jésus est bien un véritable homme, mais on doit le penser comme indépendant de la divinité. En Jésus, il y a un →fils de l’homme et un →fils de Dieu, et non pas un seul Jésus Christ. La filiation divine de Jésus risquait de n’être plus guère qu’une adoption. De Dieu à l’homme : les formulations de la christologie orthodoxe En Jésus, l’Église confesse Dieu assumant la nature humaine. Une seule personne, le Verbe divin, subsiste en deux natures, la divine et l’humaine. Cette christologie orthodoxe (→Incarnation : foi orthodoxe et résistances) débouche sur un véritable →apophatisme chrétien, qu’elle doit cultiver avec rigueur pour être fidèle à un mystère proprement révélé (1Co 2,9).

Jésus (grand) prêtre ? →Jésus messie ; →Autorité de Jésus durant son ministère Introduction : Jésus (n’)est (pas) prêtre Jésus lui-même n’est pas d’ascendance sacerdotale (He 7,14). Il faut un raisonnement scripturaire sophistiqué à l’auteur de l’épître aux Hébreux, s’adressant peut-être à des prêtres croyant en Jésus et persécutés (Ac 6,7), pour établir son « point capital » : Jésus est le grand prêtre transcendant (He 8,1) qui assure l’expiation définitive (→Yom Kippour dans la littérature paléochrétienne [NT, Pères apostoliques]). →2 Hén. 70 spéculait déjà sur le sacerdoce de Melchisédech (cf. He 7). D’autres passages associent Jésus avec le sacerdore : • Lc 1,5.36 tente de pallier indirectement le « défaut » ; • Rm 9,4-5, en faisant de Jésus un descendant de Jacob, le place dans une lignée sacerdotale (cf. →Clément de Rome Ep. 32,2). • Jésus est fils de David (Mt 1,1.6.17 ; 9,27 ; 15,22 ; 20,30 ; 21,9.15), et des fils de David semblent avoir été prêtres selon 2S 8,18. • Pour He 9,24-26, Jésus est non seulement le grand prêtre qui offre, mais le sacrifice expiatoire lui-même (cf. →Clément de Rome Ep. 21,6 ; 49,6), en lien avec les chants du Serviteur (Is 53,12 ; cf. 2M 7,37-38 ; →4 Macc. 1,11 ; →CD-A 14,18-20 ; →T. Benj. 3,6-8). • Jésus est expressément désigné comme prêtre dans la littérature judéo-chrétienne : →Clément de Rome Ep. 38,1.3 ; 61,3 ; 64,1 ; →Ignace d’Antioche Phld. 9,1-2 ; →Polycarpe Phil. 12,2 ; →Mart. Pol. 14,3. 1 — Jésus respecte le sacerdoce aaronide Il respecte la hiérarchie sacerdotale • Il envoie le lépreux faire reconnaître sa guérison par le prêtre et offrir le sacrifice requis par la Loi (Mt 8,4 ; cf. Lv 13,49 ; 14,2-32). • Il répond au grand prêtre l’adjurant ex officio (Mt 26,63-64). Il respecte le système du Temple • Il donne sa halaka sur le sacrifice (Mt 5,23-24). • Il défend la sainteté du Temple (Mt 21,13). • Il paie le didrachme (Mt 17,24-27). Mais il n’en fait pas un absolu Cf. Mt 17,27 « afin que nous ne les scandalisions pas ». D’ailleurs, les institutions de Léontopolis et de Qumrân constituaient des précédents de leaderships sacerdotaux alternatifs, relativisant quelque peu le système en place à Jérusalem. Aussi la première génération de disciples, une fois discerné le caractère sacerdotal transcendant de Jésus, put-elle repérer plusieurs traits sacerdotaux dans son ministère.

2 — Jésus enseigne comme un prêtre Il prétend généralement à une autorité extraordinaire En un temps où la question de l’autorité en matière religieuse est âprement disputée entre tous les « partis » ou toutes les « sectes » du judaïsme du second Temple, Jésus, par sa prétention à une autorité d’enseignement hors-norme (Mt 7,29), se retrouve rival : • non seulement des pharisiens (Mt 12,24 ; Mc 8,21 et passim) • et des sadducéens (Mt 16,6.11-12) ; • mais encore de l’institution sacerdotale (cf. la question que lui adressent les grands prêtres en Mt 21,23 : « Par quelle autorité fais-tu cela ? »). Il prêche le « royaume de Dieu » dans le langage du Temple La poésie cultuelle des psaumes mêlait déjà l’imagerie de Dieu dans son Temple et celle du roi dans son palais (p. ex. Ps 93). En Mt 5,13-16, Jésus condense des symboles liés au Temple (sel, lumière du monde, ville sur la montagne, candélabre) pour introduire son grand discours halakhique. Jésus assume par son ministère les principales fonctions liées au Temple : l’accès au monde de Dieu, la purification et l’expiation, la communion. Il enseigne sa halaka sur le pur et l’impur (Mt 15,1-20 ; Mc 7,1-23). Il assume ainsi l’essentiel de la fonction enseignante • des prêtres (dans la tradition sacerdotale), • de la Sagesse (dans la tradition sapientiale), qui est de distinguer le sacré du profane et d’en garder la frontière dans la création. Il fait usage du nom divin • Pour guérir et exorciser, alors que l’usage efficace du Nom est en principe réservé aux (grands) prêtres dans des conditions déterminées (Si 50,20 ; cf. Nb 6,24-27 ; 2S 6,18 ; Ps 129,8). • En réalité, il exorcise en son Nom propre, ce qui est encore plus scandaleux. • Des textes plus tardifs (→Pr. Jos. [1er s.] ; →3 Hén. [5e s.] ; Hekhalot rabbati [6e s., peut-être 3e s.]) témoignent d’une antique mystique juive des noms, pour laquelle l’accès au plus haut niveau céleste, voire la transfiguration en ange, se fait par la possibilité de prononcer ou de porter le nom divin. La « légende noire » de Jésus dans le judaïsme rabbinique l’accusera de manipulations illégitimes du Nom divin (*juiMt 28,11-15). Il se définit par rapport au Temple • Il déclare la communauté qu’il forme avec ses disciples plus grande que le Temple (Mt 12,6) et son ministère plus important que Salomon et toute sa sagesse (Mt 12,42).

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• Les traditions évangéliques suggèrent narrativement la divinité de Jésus en lien avec le Temple, comme en Mt 24,1-2 où Jésus, juste après être sorti physiquement du Temple, prophétise sa destruction (séquence analogue à celle du départ de la Présence divine suivie de la ruine de sa maison dans la tradition prophétique). • Aux dires des témoins, Jésus prophétise d’ailleurs la destruction du Temple à la première personne (Mt 26,61 ; Mc 14,58 ; cf. Jn 2,19). Rien d’étonnant à ce que Jn 1,14 finalement décrive l’union du Logos et de la chair en Jésus en termes d’habitation-sous-tente, suggérant que l’humanité de Jésus est la nouvelle tente du rendez-vous entre Dieu et son peuple. 3 — Jésus porte des titres à nuances sacerdotales « Messie royal davidique » • Jésus est (re)constructeur du Temple (*bibMt 26,61b.63d ; →Deux prophéties messianiques déterminantes pour l’Évangile). • Dans le premier évangile, la section Mt 16,21-23,39 ressemble à l’histoire du retour d’un roi exilé vers la cité et le Temple de ses pères. « →Fils de l’homme » Le fils de l’homme partage certaines caractéristiques du grand prêtre : • Adam (« l’homme ») créé « à l’image » de Dieu dans le récit sacerdotal de Gn 1 et la « semblance d’homme » de la théophanie d’Ez 1 (texte profondément sacerdotal) se répondent symétriquement. • Le grand prêtre officiant dans le cosmos symbolique du Sanctuaire avait quelque chose d’Adam dans la création primordiale (→Ornements du grand prêtre). « Saint de Dieu » (Mc 1,24). Le seul qui soit appelé ainsi est Aaron (Ps 106,16 ; cf. Nb 16,7). 4 — Jésus agit comme un prêtre Il appelle douze disciples (Mt 10,1-2.5 ; Mc 3,14.16 ; Lc 6,13) symbolisant la reconstruction d’Israël dont le grand prêtre porte les symboles sur l’éphod, et donnant à son ministère des allures de restauration nationale. Il contamine la pureté/sainteté, particulièrement par ses vêtements • Le soulignement du contact de Jésus avec des malades impurs et des morts (Mc 1,41 ; 5,27.41) ne signifie pas l’abrogation des lois de pureté, mais leur inversion (Lv 21,10-11). Il y a un précédent à cela : Ez 42,14 ; 44,19, où les prêtres

doivent soigneusement se dépouiller de leurs ornements avant de quitter le Sanctuaire pour ne pas rendre saints les gens qu’ils toucheraient (cf. Ex 30,29 : tout ce qui touche le mobilier du Sanctuaire deviendra saint). Sg 18,23-24 montre Aaron victorieux du mal grâce à ses ornements, en particulier le diadème portant la majesté de Dieu (= son nom Yhwh). • Les guérisons se font par contact avec les franges (ṣîṣit) des vêtements de Jésus (Mc 6,56 ; cf. Mc 5,27-29). On peut le comprendre comme une démocratisation des vertus de certains →ornements du grand prêtre : tous les Juifs doivent être un « peuple sacerdotal » (Ex 19,6) et reçoivent l’ordre de porter des franges (Nb 15,38-39). Jésus continuerait ainsi à accomplir la destinée de tout Israël, en particulier sa vocation à devenir prêtre. Il vient non pour être servi mais pour servir et se donner en rançon (Mt 20,28 ; Mc 10,45 ; Lc 22,27), tout comme la tribu de Lévi est donnée au Sanctuaire en rançon pour les autres (Nb 3,9.12.41.45). Il enlève les péchés comme Aaron (Ex 28,36-38 : en portant le diadème avec le tétragramme) et le bouc sacrifié (Lv 10,17 : il porte/enlève [du verbe nāśâ] le péché du peuple) ; cf. →2 Hén. 64,5 : Énoch porte et enlève le péché du peuple ou de l’humanité. Il travaille le jour du sabbat (cf. Mt 12,1-8, référant à 1S 21,2-7), comme les prêtres : Ex 29,30.35.37. Il reçoit une autorité universelle « Il m’a été donné tout pouvoir » (Mt 28,18) : le grand prêtre représente Israël à qui le pouvoir sur les nations est donné (Dn 7,27). Il reviendra avec gloire (Mt 24,27 ; 26,64 ; Mc 8,38 ; 13,26), comme le grand prêtre pour Yom Kippour, dont Jésus porte des ornements caractéristiques en Ap 1,13-16. Conclusion Jésus assume bien des traits du sacerdoce aaronide au cours de son ministère. Une fois sa mort comprise comme le sacrifice de propitiation ultime agréé par Dieu, les diverses ressemblances s’éclairèrent d’un jour nouveau et contribuèrent à la caractérisation de Jésus comme grand prêtre éternel selon l’ordre de Melchisédech (He 7,17).

Jésus messie Le NT emploie la translittération grecque messias de l’hébreu māšîaḥ deux fois seulement (Jn 1,41 ; 4,25), mais de nombreuses fois la traduction christ (Mt 1,16 ; 16,16.20 ; 27,17.22 ; Ac 2,38 ; 5,42 ; 9,34). Le →messianisme à l’époque du NT s’est diversifié en plusieurs figures de sauveurs ou de médiateurs entre Dieu et les hommes, dont les traits se retrouvent peu ou prou autour de la figure de Jésus. Le NT a fait subir au mot « messie » une transformation à partir de l’AT en purifiant sa conception ; le mot possède une connotation : • royale en Mt, qui appelle fréquemment Jésus le fils de David (Mt 1,1.6.17 ; 9,27 ; 15,22 ; 20,30 ; 21,9.15) ; • sacerdotale un peu partout, du fait de la présence matricielle du Ps 110, explicitée en He ; • prophétique (Jn 6,14 ; 7,40). Jésus lui-même Jésus ne se donne jamais directement le titre de « messie » et semble réservé à son égard. S’il se laisse appeler « fils de David », il interdit aux démons de dévoiler qu’il est le messie (Lc 4,41). Même s’il accepte la confession de foi de Pierre (Mt 16,17), il ordonne néanmoins aux apôtres de ne pas dire qu’il est le messie (Mt 16,20) et il entreprend de purifier la conception messianique de ses disciples (Mt 16,21-23). Lui-même se désigne le plus souvent comme →fils de l’homme (Mt 10,23 ; 12,8.32.40). S’il accepte encore un autre titre, celui de rabbi (Jn 13,13), il s’en distingue cependant en parlant et en agissant comme prophète et en enseignant avec autorité contrairement aux scribes et rabbis (Mt 7,29 ; 13,54) et comme l’interprète autorisé de la Loi (Mt 5,17). →Autorité de Jésus durant son ministère Certains proposent que Jésus ait pu agir sous l’influence du messianisme dyarchique de Zacharie lors de l’incident au Temple (→Messianisme à l’époque du NT). Son entrée sur un petit âne (Za 9,9) et les cris de Hosanna (Ps 118,25) l’identifiaient comme « fils de David », tandis que Jésus ou son entourage avaient pu espérer que les « fils d’Aaron » (prêtres et grands prêtres) le confirmeraient — ce qu’ils ne firent pas, bien que Jésus eût soigneusement préparé tout le scénario de l’entrée (Mt  21,1-6 ; Mc 11,1-6 ; Lc 19,29-32) et se fût longuement attardé dans l’enceinte du Temple (Mc 11,11). Confronté à deux reprises à son identification comme « messie » (Mt 16,15-16 // Mc 8,29 // Lc 9,20 ; Mt 26,63-64 // Mc 14,61-62 // Lc 22,70), Jésus ne la dénie pas. De fait, en son procès, Jésus l’interprète dans une perspective transcendante : il est le fils de l’homme destiné à siéger à la droite de Dieu (Mt  26,64). Cette confession de Jésus est faite au moment même où sa passion est commencée. Ainsi, il n’y a plus de risque de confondre sa messianité avec quelque coloration politique de gloire temporelle.

Une messianité paradoxale Jésus n’a reçu aucune onction d’huile (une onction matérielle) le consacrant et de ce fait n’est pas « messie » au sens étymologique et courant du terme. Il n’était pas non plus évident d’en faire un messie au sens eschatologique : sa personnalité et son ministère ne correspondaient guère au dénominateur commun des →messianismes à l’époque du NT. Les Écritures juives suscitaient alors l’attente diffuse d’un oint du Seigneur, surhomme qui assurerait l’intervention rédemptrice de Dieu en mettant fin à la sujétion d’Israël, liée à des rêves de restauration temporelle, voire rétablissant la Loi sur toute la création. Une messianité mystérieuse Le fait que Jésus fut crucifié par l’occupant en charge de l’ordre public en tant que →roi des Juifs semble bien renvoyer à la mécompréhension d’un problème messianique posé par lui dès avant sa Pâque. Au 1er s., tout homme qui se prétendait (ou était réputé) serviteur de Dieu devait pouvoir décrire sa mission en termes compréhensibles à partir des Écritures et de la tradition. Les acteurs de l’histoire contemporaine devaient se couler dans une fonction. Cf. les désignations dans les mss. de la mer Morte : le « maître de justice », le « prêtre mauvais », les « chercheurs d’allègements », etc. Parlant et agissant sur cet horizon d’attente, Jésus dut laisser des indices permettant de situer son rôle dans les scénarios scripturaires et traditionnels. En témoignent : • les interrogations populaires sur les identités du Baptiste et de Jésus, et la réponse en termes de « voix de celui qui crie dans le désert » (Jn 1,23) ou d’« Élie [qui] doit venir d’abord » (Mt 17,10-11 ; cf. Mt 11,3-10) ; • la question de Jésus concernant son identification par le peuple (Mt 16,13 ; Mc 8,27) et les réponses qu’il reçoit, en termes de personnages ou d’actants traditionnels : Jean le Baptiste, Élie, Jérémie, un prophète, le messie (Mt 16,14-16 ; Mc 8,28) ; • son auto-désignation comme « le Fils » (→Fils de Dieu), osant évoquer la fin de l’institution du Temple, et comme →fils de l’homme, qui peut contenir une revendication implicite de messianité. Jésus laisse aussi des indices qui permettent de l’identifier comme messie royal, Fils de Dieu, seul gouverneur du temps eschatologique ; • ses miracles et ses actes symboliques déployant une autorité hors du commun, signe d’un rôle décisif dans l’avènement du →royaume de Dieu. À travers tous ces indices, il suggère que les derniers temps commencent dans son ministère. Une messianité unique Le lien entre Jésus et les figures messianiques disponibles dans les eschatologies juives de son temps n’était donc pas évident.

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• Jean-Baptiste lui-même s’interroge en Mt 11,2-3 (« Jean, ayant entendu dans la prison les œuvres du Christ, envoya deux de ses disciples et lui dit : “Toi, es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?” »). • Jn relate un questionnement sur l’identité messianique de Jésus tout au long de son ministère (Jn 1,41 « Nous avons trouvé le messie » ; Jn 1,49 « Tu es le fils de Dieu, tu es le roi d’Israël » ; Jn 7,26-27 « Est-ce que vraiment les autorités auraient reconnu qu’il est le christ ? Mais celui-ci, nous savons d’où il est, or quand le Christ viendra, personne ne saura d’où il est »). Il fallut des modifications dans la conception courante du messie pour pouvoir l’appliquer à Jésus. • Mt, qui présente Jésus comme fils de David dès sa généalogie, rapporte les progressives redéfinitions de la figure du messie que Jésus apporte au fil de son ministère. En Mt 22,44, Jésus cite Ps 110,1 : le messie, fils de David, est aussi le Seigneur et le Législateur déjà assis à la droite de Dieu. Le →fils de l’homme siégeant en majesté apparaît en Mt 19,28 ; 25,31 ; en Mt 26,64 « le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel » prend le relais du Christ Fils de Dieu. Conclusion : la reconnaissance de Jésus comme messie On peut passer de 2S 7 à la littérature apocalyptique péritestamentaire sans rencontrer Jésus. La présentation chrétienne de Jésus comme messie ne saurait donc être comprise comme la restauration de l’idée originelle de messie : elle constitue un développement original du messianisme hébraïque. Le messianisme se trouve dépassé au moment même où il s’accomplit : le saut que propose Jésus est si nouveau que les disciples demeurent dans l’incompréhension jusqu’au jour de l’ascension (Ac 1,6.11).

La reconnaissance de Jésus comme messie semble donc avoir suivi une progression analogue à celle de deux autres messies antiques, le « maître de justice » et Simon bar Kokhba : • une reconnaissance par acclamation extérieure ; • une réticence de l’intéressé à se reconnaître dans les titres qu’on lui donne, jointe à la conscience de la validité ultime de ces titres. A posteriori, la nature d’accomplissement de la messianité de Jésus est éclatante : c’est bien dans l’histoire, conformément aux croyances traditionnelles, que s’opère la venue du messie, mais c’est bien aussi le ‘ôlām habbā’ qui est inauguré dans l’histoire : par la résurrection de Jésus, le monde-à-venir pressenti par les apocalypticiens commence. Jésus, « Christ » des « chrétiens » Au fur et à mesure de la diffusion de l’Évangile en dehors du contexte juif, Christos a été assimilé à un nom propre joint à celui de Jésus, l’idée d’onction s’atténuant beaucoup (Rm 6,4.8-9 ; 8,17 ; 9,1 ; 1Co 1,12-13.17.23 ; 1P 1,11). La quasi identité phonique avec l’adjectif grec chrêstos (« utile, bon ») a sans doute contribué à cette banalisation (cf. Mt 11,30 ; Phm 11). Du coup, d’autres titres qualifient plus souvent Jésus dans le NT : kurios (« Seigneur »), huios (« fils »). Quant à la dénomination des disciples du Christ comme « chrétiens » (Ac 11,26 ; 26,28 ; 1P 4,16), il s’agit peut-être d’une dérivation latine péjorative (judiciaire ?) : christiani désignant pour les gardiens de l’ordre impérial romain les fauteurs de trouble messianiques, repris en grec par le terme christianoi (là où l’on aurait attendu christaioi).

Jésus prophète Ce sont les foules surtout qui semblent avoir donné à Jésus le titre de « prophète » : Mt 16,14 // Mc 8,28 // Lc 9,19 ; Mt 14,5 // Mc 6,15 // Lc 9,8 ; Mt 21,11.46 ; Lc 7,16.39 ; 24,19 ; Jn 4,19 ; 9,17. Jésus lui-même était réticent, comme il l’était pour le titre de « messie » (→Jésus messie), et sans doute pour des raisons semblables : ces mots renvoyaient à des espérances trop diverses pour qu’il pût les assumer sans réserve. 1 — Quatre facettes du prophète au 1er siècle Le prophète, un homme de la Loi ? Contrairement à l’image romantique qu’on a souvent du prophète comme original inspiré en lutte contre les institutions (royales ou sacerdotales), la figure du prophète fut peu à peu « domestiquée » dans les institutions et les croyances de l’ancien Israël. D’abord, les écrivains bibliques semblent avoir unifié sous l’étiquette de « prophète » les divers agents de la révélation connus de la religion israélite ancienne : des praticiens de la mantique aux voyants inspirés en passant par les guildes de prophètes instituées au voisinage des lieux de culte. À la suite de défaites historiques, comme celle de 587-586 av. J.-C., et tandis que la Tora acquérait un statut prépondérant dans l’accès à la révélation divine, l’école dite « deutéronomiste » (cf. →Deutéronome : contexte) élabora une conception unifiée du prophète, le mettant au service de la Loi. • Dt 13,2-6 et Dt 18,9-22 décrivent les prophètes comme une lignée de porte-parole de Dieu aux temps passés, qui fut inaugurée par Moïse (le législateur), leur prototype ; comme Moïse, ils reçoivent le nom de « serviteurs du Seigneur » et leur mission à sa suite est de prêcher l’obéissance à la Loi. En faisant des prophètes les annonciateurs de l’avenir et de l’accomplissement de leur prédiction le critère de leur véracité, les écrivains deutéronomistes neutralisaient le prophétisme dans ce qu’il peut avoir de novateur, voire de révolutionnaire, puisque, selon leur vision, toute nouveauté était a priori subsumée sous la Loi. Moïse, plus que prophète ou archétype du prophète ? La concentration du prestige prophétique dans la personne de Moïse est déterminée par la théologie du Tout-Israël, focalisée par le thème de l’Un : un Dieu, un peuple, un Temple, une Loi, … et au fond, un seul médiateur. • C’est pour préserver cette unicité que Moïse est présenté comme plus que prophète : Nb 12,7 souligne son intimité avec Dieu, qui lui parle face à face et sans énigme (Ex 33,11.20) — contrairement aux prophètes. • Au terme de l’épopée biblique de Moïse — même si de son vivant certains reçurent une part de son esprit (Nb 11,25) — les prophètes qui lui succèdent sont a priori déclarés inférieurs à lui (Dt 34,10 « Il ne s’est plus levé en Israël de prophète comme Moïse, lui que Yhwh connaissait face à face »).

Tora et prophétie Rien d’étonnant, alors, au fait que dans les milieux qui compilaient, transmettaient et canonisaient les Écritures, la Tora ait acquis le statut de médiation exclusive de la révélation divine. • L’enthousiasme mystique de certains auteurs bibliques semble parfois rabattu par les scribes qui transmettent leurs compositions sur la dévotion due au Livre (cf. Ba 4,1 et ce qui le précède immédiatement : Ba 3,37-38, ainsi que Si 24,23 recadrant la prosopopée de la Sagesse qui précède : Si 24,1-22). • Dans l’apocalyptique, développée en particulier dans les milieux scribaux où règnent des dialectiques entre l’écrit et l’oral, le divin et l’humain (→Jésus scribe ? : 2), le livre luimême — tant sa lecture ou son interprétation, que son écriture ou sa copie — finit par devenir un instrument de vision et de révélation : →Apocalyptique (littérature —) : 3 et 4. Aura messianique du titre de « prophète » Comme on pensait l’esprit de prophétie éteint depuis Malachie et que l’on attendait son retour en Élie (Ml 3,23 repris dans Mt 17,10-11 // Mc 9,11-12) ou sous forme d’effusion (Ac 2,1718.33) comme un signe de l’ère messianique, le titre de « prophète » s’irisait au 1er s. de connotations messianiques (→Messianisme à l’époque du NT). • Le fameux passage de Dt 18,18-19 (« Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète tel que toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui commanderai et si un homme n’écoute pas mes paroles […] c’est moi qui lui en demanderai compte ») était lu comme une promesse messianique : viendrait un nouveau Moïse, messie qui renouvellerait au centuple les prodiges de l’Exode. • De nombreux faux prophètes se levèrent à l’époque de Jésus ; lui-même discerna un vrai prophète et même le nouvel Élie en Jean-Baptiste (Mt 11,10.14 // Lc 7,27 ; Mt 17,12 // Mc  9,11-12), lequel nia être « le » prophète annoncé par Moïse (Dt 18,15, repris dans Jn 1,21). 2 — Le prophétisme mosaïque de Jésus C’est son identification en tant que nouveau Moïse qui a conféré à Jésus certains traits de la figure du prophète. Il a tous les traits plus-que-prophétiques du Législateur des Hébreux et accomplit ce qu’on peut appeler l’économie mosaïque du Livre (→Typologie mosaïque de Jésus dans le NT : 4). De la Tora à l’Évangile : le livre lieutenant du « prophète » • Le personnage de Moïse se confond avec la transformation de la révélation fondatrice en livre à lire et lois à mettre en œuvre : l’accès aux paroles fondatrices se fait désormais à livre ouvert. De même les excipit du premier et du dernier évangile — Mt 28,20 (« leur enseignant à oberver tout ce que

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je vous ai commandé ») et Jn 20,31 (« ceux-ci ont été écrits […] afin qu’en croyant vous ayez la vie en son Nom ») — identifient la Parole de Jésus à l’Évangile qui se termine. • Le livre a une fonction liminale pour Moïse : lui-même n’entre pas en →Terre promise, si ce n’est sous la forme de son livre ; en même temps son livre donne le mode d’emploi de cette Terre promise, si bien que, par son truchement, Moïse règne bien sur la Terre promise. De même Jésus donne-t-il accès au royaume par ses paroles consignées dans les évangiles. Cependant, en nouveau Josué, il entre bel et bien dans le royaume. C’est le dernier (contre)point commun important à Moïse et à Jésus : tandis que Moïse reste au-delà du Jourdain et ne mange pas des produits de la terre, ne célèbre pas la →Pâque de la terre donnée, Jésus, lui, passe le Jourdain (par son baptême), y mange et y boit, et au terme de son ministère célèbre une Pâque définitive : →Typologie pascale de la proclamation évangélique : 3 : Jésus. Dialectique du prophète inimitable et de ses successeurs • Moïse est le prophète unique et pourtant, il ne semble pas irremplaçable (d’autres prophètes suivront ; lui viendra

même un successeur) : y correspond la dialectique entre clôture du canon et ouverture du texte, susceptible d’ajouts. • De même pour Jésus il ne s’agit pas de clore une révélation mais d’initier un mouvement d’expansion : Jn 14,12 (« Celui qui croit en moi, les œuvres/paroles que moi je fais, lui aussi les fera et il en fera même de plus grandes ») dit en clair ce que Mt 13,52 suggère : les apôtres sont appelés à développer l’enseignement de Jésus, à amplifier ses paroles. Prophètes dans l’Église primitive Un charisme de « prophétie » se répandit dans la première Église (comme les apôtres étaient les porte-parole de Jésus, les prophètes étaient alors ceux de l’Esprit), en particulier sous forme d’un don spécial pour interpréter dans les Écritures tout ce qui concernait Jésus (cf. 1P 1,10-12), et ainsi entrer dans le mystère du plan divin (1Co 13,2), si bien que la titulature prophétique de Jésus s’estompa au profit d’autres titres christologiques plus spécifiques.

Jésus roi des Juifs Pour des Juifs du 1er s., le motif de la condamnation de Jésus (*milMt 27,11c) était lesté de nombreux symboles venus tant des Écritures (→Royauté dans l’AT : idéal et applications) que du ministère même de Jésus (→« Royaume de Dieu », ou « des cieux »). Dans le cadre de la culture hellénistique globale, le titre était de même lourd de sens. 1 — Le « roi des Juifs » Dans des sources non chrétiennes, l’expression est bien attestée : • Les premiers à user du titre de « roi des Juifs » avaient été les Hasmonéens (→Josèphe A.J. 14,36) ; le titre est donné à Hérode le Grand (→A.J. 16,311) et soutenait implicitement la cause d’une Judée libre et indépendante. • Certains rebelles juifs se déclarèrent rois : Judas fils d’Ézéchias (→A.J. 17,271-272), Simon (17,274), Athronges (17,278.280-281.285) et Menahem (→Josèphe B.J. 2,443444) — sans que l’on sache s’ils avaient ou non des prétentions messianiques. • Dans le NT, le titre est placé seulement sur les lèvres de païens : en particulier les mages (Mt 2,2) et Pilate (Mt 27,11). Au contraire, les Juifs eux-mêmes emploient la formule « roi d’Israël » (Mt 27,42 ; Mc 15,32 ; Jn 1,49 ; 12,13). 2 — Un roi « sauveur » ? L’attente d’un sauveur était prise au sérieux par l’empire. Plusieurs textes célèbres en donnent des caractéristiques. Venu d’Orient • →Virgile Ecl. 4 reflète le climat d’attente générale de l’avènement d’un sauveur divin au tournant de notre ère. • →Suétone Vesp. 4,5 et →Tacite Hist. 5,13, vers la même époque, témoignent de l’attente d’un maître du monde venu de Judée. Ils pourraient le tenir de →Josèphe B.J. 3,399-408 ; 6,310-315. Confirmé par les astres Des signes astrologiques sont associés à la destinée du messie : • sa naissance (Mt 2,2 ; →Judaïsme, messie et astrologie ; cf. →Suétone Aug. 94,1-4 ; →Pline Nat. 2,28 ; →Justin Ep. 37,2,1-3 rapportent l’apparition d’une étoile étonnante) ; • ses tribulations (cf. →Tacite Ann. 14,22, à propos de la succession de Néron, assure que l’apparition d’une comète était interprétée comme présage de changements politiques) ; • sa mort dans une nature plongée dans l’obscurité par l’éclipse (Mt 27,45). De même, • →Midr. Ps. 148,1 : tout homme juste a son étoile qui brille en proportion de sa justice ;

• →Eusèbe de Césarée Dem. ev. 9,1, dans l’apologétique chrétienne, reprend toutes ces traditions. 3 — Une accusation politique grave Autant les empereurs aimaient s’appuyer à l’est de l’empire sur des rois-clients, qui servaient de « fusibles » contre les ennemis orientaux et donnaient à Rome une marge de manœuvre, autant ils n’admettaient pas l’émergence de rois-clients non approuvés : • →Josèphe A.J. 16,353-355 : en 9 av. J.-C. Auguste manifesta un mécontentement extrême lorsqu’Arétas IV monta sur le trône d’Arabie sans attendre la permission de Rome. Rome interprétait toute prétention royale autoproclamée comme une rébellion contre le pouvoir impérial. • En vertu de la lex Iulia de maiestate, les Romains crucifièrent plusieurs individus qui se proclamèrent rois, ainsi que leurs adeptes (→Josèphe A.J. 17,285.295). • Sous Tibère, la loi fut appliquée de façon extensive (→Tacite Ann. 2,50 ; 3,38 ; →Suétone Tib. 58). Bref, Pilate ne pouvait pas ignorer l’accusation de prétention à une dignité royale portée contre Jésus : →Ponce Pilate, gouverneur romain de Judée ; →Reliques de la passion : le titulus de Pilate. 4 — Jésus lui-même s’est-il voulu roi ? Bien que les premiers chrétiens aient eu toutes les raisons d’éviter le titre de « roi » pour Jésus, tant ses connotations politiques étaient sources de trouble, dans un contexte généralement défavorable, la phraséologie messianique royale est présente dans tout le NT (→Jésus messie). Le titre doit donc appartenir à la tradition très ancienne concernant Jésus. S’il est vrai que Jésus se méfie de la foule qui veut le faire roi (Jn 6,15), il est vrai aussi qu’en s’entourant symboliquement de douze disciples comme pour symboliser la restauration eschatologique d’Israël, se disant plus grand que Salomon (Lc 11,31), affirmant inaugurer la venue du →royaume, Jésus, reprenant le symbole du pasteur pour se désigner (→Jésus-berger : un héritage prophétique chez Mt), fidèle à un comportement énigmatique qu’on peut qualifier de māšāl ou parabole en actes généralisée, se pose comme une sorte de roi. Aussi, malgré les dénégations, son identification comme messie royal eut-elle cours même dans le cercle de ses proches, au point de leur inspirer un sentiment d’espérances messianiques, déçues après sa mort (Lc 24,21), rejaillissant juste après sa résurrection (cf. la question des disciples en Ac 1,6, qui évoque encore une restauration du royaume). Conclusion : la royauté du Christ dans la vie de l’Église La double rencontre • de la titulature politique avec la métaphore philosophique de la royauté de l’homme sur sa propre existence pour désigner

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la maîtrise morale dans l’ordre du bien et de la vérité (Jn 18,37), • et de l’autorité extraordinaire déployée par Jésus (Mt 28,18 ; →Autorité de Jésus durant son ministère) avec l’exclusivité divine de la royauté enseignée par les prophètes (→Royauté dans l’AT : idéal et applications : 2)

contribua à façonner le culte du Christ-Roi (→« Royaume de Dieu », ou « des cieux » : des évangiles à la vie des Églises : 5 : époque moderne). De sa conscience individuelle sur laquelle le Logos incarné règne comme la vérité sur la raison ou la lumière sur la vision, à la société tout entière que l’Évangile doit travailler comme un ferment, le baptisé est invité à tout instaurer en Christ.

Jeudi saint CALENDRIER Dans l’Église latine, la Cène de Jésus est commémorée par une célébration eucharistique annuelle très particulière, au soir du jeudi saint, appelé Feria quinta maioris hebdomadae, ou mieux : Feria V in Cena Domini.

messe de Pâques et les jours suivants, en même temps que les néophytes. • en Gaule, on fête au soir du jeudi saint le Natale calicis, anniversaire de l’institution de l’Eucharistie, après avoir dit une messe matinale.

HISTOIRE De la commémoration de la Cène du Seigneur au soir du jeudi saint Primitivement, la Pâque était célébrée dans son unité indivisible durant la nuit pascale (→Développement des solennités pascales).

Au 7e siècle à Rome, dans les églises desservies par des prêtres (les tituli), on célèbre deux messes : celle du matin clôturant le jeûne du carême et celle du soir en mémoire de la Cène. Au Latran, dans la basilique du Sauveur attenante à sa résidence, le pape célèbre à midi une seule messe commémorant la Cène (sans liturgie de la parole, commencée à l’offertoire, comme celle que célèbrent les prêtres le soir), au cours de laquelle il consacre le chrême. En ce jour, le pape lave les pieds de ses familiers, et chaque clerc en fait autant dans sa propre maison. Le →Sacr. Gel. réunit les deux traditions ; il offre trois messes pour le jeudi saint : celle de la réconciliation des pénitents, de la confection du chrême et du mémorial de la Cène.

Dans la seconde moitié du 4 e siècle l’Église commence à célébrer la Cène du Seigneur au soir du jeudi saint. Au 5e siècle • à Jérusalem, →Égérie Itin. 35 : Une première messe est célébrée à 14h au Martyrium, la basilique constantinienne, proche du Calvaire. Vers 16h, l’évêque en célèbre une seconde en mémoire de la Cène, non à l’église de Sion, site du cénacle, mais au lieu de la crucifixion, au Golgotha que Constantin avait laissé à découvert, ce qui n’a lieu qu’en ce jour. Est ainsi soulignée l’identité du sacrifice de l’autel avec celui de la croix. Cette messe, à laquelle tout le peuple communie, est suivie d’une brève station au sanctuaire de la résurrection. À 19h, après une journée déjà fatigante du fait des offices et du jeûne, un nouvel office réunit les fidèles au mont des Oliviers, pour commémorer la nuit douloureuse du Seigneur. « Tous étaient là, sans exception, grands et petits, riches et pauvres. » La nuit entière se passe en processions et en stations aux différents sanctuaires qui gardent le souvenir d’un épisode de la nuit douloureuse. En chacun d’eux, on dit « des hymnes, des antiennes, des lectures et des prières appropriées au jour et au lieu. » • en Afrique, selon →Augustin d’Hippone Ep. 54,5, les usages sont variés. Certains célèbrent la messe le jeudi matin pour que l’on puisse rompre le jeûne après le bain prépascal ; d’autres l’après-midi ou le soir (→Ep. 54,9) pour jeûner comme en carême ; voire après le souper pour reproduire plus exactement la Cène du Seigneur, selon la permission donnée par le concile de Carthage (397). Le vendredi et le samedi demeurent des jours sans célébration eucharistique. • à Rome, Léon le Grand ne fait aucune allusion à une messe In Cena Domini. Au 5e s., il semble qu’il y ait une réunion eucharistique où s’accomplissent la réconciliation des pénitents et la consécration du saint chrême (*litMt 26,7a). Ainsi les réconciliés, les pénitents reçoivent la communion à la

À la fin du 8e siècle la liturgie romaine supplante les usages locaux, et l’unique messe du rite papal s’impose, après avoir été complétée par une prière d’ouverture et les deux lectures en usage jusqu’en 1969. L’heure de cette messe varie. Quand Pie V interdit de célébrer la messe après midi, celle du jeudi saint est placée dans la matinée jusqu’à la réforme de Pie XII, qui rétablit la tradition ancienne : Ordo de 1955, →DC 1214 col. 1540-1541 (2,7) « le soir à l’heure la plus convenable, entre 5 et 8 heures » (cf. le décret de la Sacrée Congrégation des Rites Maxima redemptionis nostrae mysteria). RITUEL La dimension mémoriale de cette messe-ci, par rapport à toutes les autres, est soulignée par plusieurs spécificités rituelles : • Le renouvellement rituel du lavement des pieds, appelé aussi mandatum (« commandement ») pour rappeler la parole de Jésus, chantée dans la première antienne de la cérémonie (Jn  13,34 « Je vous donne un commandement nouveau »), n’a lieu qu’une seule fois dans l’année, juste après l’homélie de cette messe. On y chante Ubi caritas et amor, en souvenir de l’abaissement par amour du Fils de Dieu. Autrefois, ce rite avait lieu en dehors de la messe ; depuis 1955, normalement « après l’homélie de la messe du soir » (→OHS 169), mais il reste permis de faire la cérémonie en dehors de cette messe, non sans chanter auparavant l’évangile Ante diem festum (Jn 13). • Le →tabernacle doit être vide pour cette messe, à laquelle sont consacrées les hosties nécessaires aux communiants du

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soir même et du vendredi saint, pour bien montrer que la Cène commémorée ce soir-là est la source historique de toutes les Eucharisties et l’unité entre l’immolation sanglante du vendredi et l’oblation du sacrifice sacramentel de la dernière Cène. • →MR 299 §1-3 : Tous les prêtres de la communauté célébrante sont expressément invités à concélébrer cette Eucharistie unique. Est ainsi montrée l’unité du sacerdoce ministériel, que le Christ a institué aussi à la Cène. • La veillée de prière, ou heures saintes auprès du « reposoir », suivie de l’office matinal, continue la tradition de la liturgie nocturne du mont des Oliviers au 4e s. Certains monastères bénédictins et les dominicains proclament intégralement les Adieux du Seigneur (Jn 13-17) à la salle du chapitre, au réfectoire ou au reposoir. La méditation de la prière sacerdotale permet aux fidèles de s’unir aux intentions pour lesquelles Jésus Christ s’est offert en sacrifice. La joie domine, même empreinte de gravité : les vêtements liturgiques sont blancs ou dorés. TEXTES →MR 299-301 : jeudi saint, messe In Cena Domini. • Introït : →Grad. 162 : Nos autem gloriari oportet « Que notre seule fierté soit la croix de notre Seigneur Jésus Christ. En lui, nous avons le salut, la vie et la résurrection ; par lui, nous sommes sauvés et délivrés » (cf. Ga 6,14). • 1re lecture : Ex 12,1-8.11-14. Importante dans la catéchèse pascale des Pères de l’Église, elle était lue par la plupart des Églises dans la nuit pascale, et par celle de Rome (jusqu’en 1969) le vendredi saint. Depuis 1969, elle ouvre les lectures du triduum. Elle montre la continuité du dessein de Dieu : de la libération du peuple élu et de l’alliance inaugurée dans le sang d’un agneau, jusqu’à l’alliance nouvelle pour le salut du monde en Jésus, Fils de Dieu qui se donne par amour jusqu’à verser son sang sur la croix. • →Grad. 343 : Ps 145,15-16 orienté vers l’Eucharistie : « Les yeux sur toi, tous, ils espèrent : tu leur donnes la nourriture au temps voulu ; tu ouvres la main : tu rassasies avec bonté tout ce qui vit. » • 2e lecture : 1Co 11,23-26 s’adresse à une assemblée liturgique : la communauté doit célébrer la Pâque en mémoire du Seigneur, discerner le Corps et le Sang, proclamer sa mort et attendre sa venue dans l’espérance du jour éternel. Marana tha « Viens, Seigneur ! » • Trait : →Grad. 163-164 applique à l’Eucharistie la prophétie de Ml annonçant un culte nouveau : « Du levant au couchant, mon Nom est grand parmi les nations, et en tout lieu un sacrifice d’encens est présenté à mon Nom ainsi qu’une offrande pure » (Ml 1,11) et l’invitation de la Sagesse : « Venez, mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai préparé » (Pr 9,5).

Un thème traverse tous les textes de la liturgie de ce soir : celui du Christ livré (*litMt 26,2b livré). MYSTAGOGIE Unité du triduum pascal La messe du soir du jeudi saint inaugure le triduum pascal, sommet de l’année liturgique. C’est le premier acte du drame divin de la passion. Cette messe commémore et renouvelle le repas (« Cène ») de Jésus au seuil de la nuit où il devait être livré. L’oblation du pain et du vin en sacrement du Corps et du Sang du Christ accomplit déjà l’immolation sanglante du vendredi. L’ombre de la croix se projette sur le jeudi saint, pénétrant de gravité l’action de grâces de l’Église pour le sacrement de la charité et de la présence réelle. Mystères du jeudi • →MR 300 §9 « Les mystères les plus importants qui sont commémorés dans cette messe [sont] l’institution de la sainte Eucharistie et de l’ordre sacerdotal et le commandement du Seigneur de la charité fraternelle. » Dans le contexte pascal de la Loi ancienne, la Cène inaugure aussi la Pâque de la nouvelle alliance ; le Christ y institue : • les saints mystères de son Corps et de son Sang qui perpétuent le souvenir et l’efficacité propitiatoire de son unique sacrifice et, du même coup, le nouvel ordre sacerdotal en charge d’administrer ce mystère ; • le rite du lavement des pieds comme expression de son amour : plus qu’un commandement, mieux qu’un exemple, le Seigneur donne la même flamme de charité dont brûle son cœur. Le geste du mandatum symbolise l’union de tous dans la charité. Ainsi Jésus transforme-t-il par avance sa mort en acte d’amour : alors qu’elle est censée détruire toute relation, la mort devient une communication de soi ! Le double rite eucharistique donne sens à la mort violente qui se dessine, tandis que le geste du lavement des pieds affirme la victoire de l’amour sur la mort : déjà la lumière de la résurrection se manifeste. Mimêsis La Pâque du Christ est aussi celle des fidèles, pressés de passer de la vie terrestre à la vie nouvelle, du péché à la vie pour Dieu. Le don que le Père et le Fils font d’eux-mêmes par Amour (= l’Esprit Saint) appelle le don des fidèles par la foi et l’amour. La Pâque du Christ de ce monde auprès du Père s’achève dans celle de ses disciples. Par ses lectures, ses chants et ses rites, l’Église revit le mystère de cette Pâque. Y participer doit aider les disciples à nourrir des dispositions semblables à celles qui animaient alors le maître.

Jeûne eucharistique, variations historiques et sens d’une discipline

À l’origine, il ne fut pas question de jeûne eucharistique : le Christ institua l’Eucharistie au moment du repas de la Cène. Après la Pentecôte, les premiers chrétiens encadrèrent souvent la « fraction du pain » (l’Eucharistie) dans un repas. Cependant, les reproches de Paul aux Corinthiens au sujet de divers abus durant ces repas (1Co 11,21) créèrent peut-être chez les chrétiens une attitude de respect, qu’ils manifestèrent en recevant le Corps du Christ avant toute nourriture. Il est possible aussi que le jeûne pénitentiel ne soit pas étranger à la fixation, sinon à l’introduction, du jeûne eucharistique en repoussant l’heure de la réfection jusqu’au soir, après la célébration de la messe.

En Orient, l’évêque Timothée d’Alexandrie (380-384 ap. J.-C.), 2e successeur d’Athanase, est consulté sur le cas suivant : celui qui, en se lavant la bouche ou en prenant un bain, avale de l’eau par inadvertance ou malgré lui, peut-il aller communier ? La réponse de l’évêque est affirmative ; néanmoins, cette consultation prouve que la question de l’obligation du jeûne était posée (→Pitra Juris 1,634) ; cf. aussi →Grégoire de Nazianze Or. 40,30 (PG 36,401) et →Jean Chrysostome Hom. 1 Cor. 27,5 (PG 61,231). Une discipline aussi nettement affirmée devait avoir des assises anciennes, mais il n’est pas possible de fixer la date précise.

HISTOIRE Du jeûne pascal au jeûne eucharistique Au 3e siècle l’institution de plusieurs jours de jeûne précédant la Pâque donne au jeûne un sens lié au mystère du Christ (→Jeûne quadragésimal). La fête de Pâques a pour objet l’acte rédempteur dans sa totalité, le passage du Christ de la mort à la vie, du combat de la passion à la victoire de la résurrection. Ce jeûne cherche à intensifier la joie spirituelle de la cinquantaine pascale. L’Église des martyrs jeûne tandis que l’Époux lui est enlevé (Mt 9,15 ; Mc 2,19-20), pour se préparer à la fois à la parousie sacramentelle (ce qu’on appellerait plus tard la « présence réelle » : *theoMt 26,26c.28a ; →Transsubstantiation : histoire, théologie dogmatique et sacramentaire) et au dernier avènement, qui aura lieu durant une nuit bien particulière selon la tradition juive (cf. →Tg. Neof. et →Tg. Ps.-J. sur Ex 12,42 marquent la nuit de la Création, la nuit du sacrifice d’Isaac, la nuit de l’Exode hors de l’Égypte, et la nuit finale, lorsque le monde sera dissous et que le roi messie viendra d’en-Haut). Le jeûne pascal est ainsi le jeûne eucharistique par excellence.

À partir du 5e siècle l’institution du jeûne eucharistique existe dans l’Église universelle. Elle est attestée : • en Afrique : →Augustin d’Hippone Ep. 54,6-8 (CCSL 31,230-232) ; • en Espagne : Isidore de Séville ; concile de Braga II (572 ap. J.-C.) canon 10 ; concile de Tolède VII (646 ap. J.-C.) canon 2 ; • en Gaule : concile d’Auxerre (578 ap. J.-C.) canon 19 ; concile de Mâcon II (585 ap. J.-C.) canon 6 ; →Grégoire de Tours Gloria mart. 87 (PL 71,782) ; • à Rome : le →SGR (PL 78,123.395-396) interdit au pape de se laver la bouche après une première messe, s’il doit en célébrer une seconde ; • en Orient : la discipline s’affirme chez les moines de Nitrie et de Thébaïde, malgré la coutume égyptienne de communier à la messe du samedi soir après avoir mangé (cf. →Facundus Def. cap. 2 [PL 67,635]).

Au 4e siècle • →Ambroise de Milan Exp. Ps. 118 8,48 (PL 15,1314) dit clairement à ses fidèles qui se disposent à communier : Indictum est ieiunium ; cave ne negligas (« Le jeûne a été prescrit ; veille à ne pas l’omettre) ; cf. →Ambroise de Milan Serm. 25,4-5 (PL 17,656). La première législation apparaît vers la fin de ce siècle : • →Carthage III (397 ap. J.-C.) canon 29 « Le sacrement de l’autel ne sera célébré que par des hommes à jeun, sauf au jour anniversaire de la Cène du Seigneur » (PL 187,1721 ; →Mansi Collectio 3,885). Cf. déjà le concile d’Hippone (393 ap. J.-C.) canon 28 (ou 32 ; →von Hefele Histoire 2,88).

Au Moyen Âge le droit canonique s’efforce de régler des cas pratiques : • →Decr. Grat. reproduit les textes conciliaires et résout des cas pratiques. On commence à poser la question du « point de départ » du jeûne. • →Thomas d’Aquin Sum. theol. IIIa 80,8 se range à l’opinion de ceux qui exigent l’abstention totale d’aliments depuis minuit ; et ce sentiment prévaudra. Du 15e au 20e siècle • Martin V, la bulle In eminenti (en 1418), reprend les termes du concile de Constance (1414-1418) et promulgue l’obligation du jeûne eucharistique comme loi générale de l’Église. Au fil des siècles, les causes d’exemption du jeûne furent énumérées : nécessité d’achever une messe commencée, scandale

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à éviter, éventuelle profanation, péril de mort, inconvénient majeur, malades alités depuis un mois. Une jurisprudence s’établit pour les dispenses, rarement octroyées par le Saint-Siège (et par lui seulement, s’agissant d’une loi générale). La discipline est tenue fermement : le concile de Trente, qui toucha la plupart des points de discipline, ne légiféra pas sur la question. À partir de 1923 la loi est aménagée. Des indults exceptionnels furent accordés au Mexique en 1927, à la Russie en 1929, en raison des persécutions. On accorda des dispenses : • en faveur du prêtre célébrant, principalement pour les messes tardives ou de binage ; • en faveur des fidèles (dispenses individuelles ou collectives) : pèlerinages, travail de nuit, conditions personnelles (vieillards, futures mères, nourrices, etc.) ; • en faveur de tous les belligérants durant la guerre de 19391945 : minuit cessa d’être le point de départ du jeûne, qui fut reporté à quelques heures avant la célébration ou la communion ; en outre, messes et communions furent autorisées dans l’après-midi ou la soirée. Les hostilités terminées, les ordinaires des pays qui avaient le plus souffert du conflit sollicitèrent la prolongation des dispenses, en raison de l’affaiblissement des santés et des conditions encore précaires du ravitaillement. Après 1947 la diversité des pratiques d’un pays à l’autre finissant par troubler les fidèles, le Saint-Siège commence à uniformiser : • En 1947, pour un an, des « indults généraux » accordés à la France autorisèrent l’absorption d’une boisson non alcoolisée, jusqu’à une heure avant le début de la messe pour le prêtre célébrant, et une heure avant la communion pour les fidèles. En outre, les ordinaires de France et des départements d’outre-mer pouvaient autoriser la célébration d’une messe dans l’après-midi les dimanches et fêtes de précepte. • D’autres nations (Allemagne, Italie) obtinrent des indults analogues pour certaines catégories de fidèles, spécialement pour les travailleurs manuels. • Pie XII, dans la constitution apostolique Christus Dominus (1953), reformule la loi du jeûne pour tout l’univers catholique (y compris les catholiques d’Orient et des pays de mission) : révoquant toutes les dérogations antérieures, il réaffirme l’obligation de la loi « traditionnelle » du jeûne pour tous ceux qui demeurent capables de l’observer ; il décrète, fait nouveau, que l’eau ne rompt pas le jeûne. Une Instruction annexe donne la liste des catégories de personnes bénéficiant d’adoucissements. • Pie XII, dans le motu proprio Sacram communionem, daté du 19  mars 1957 et entré en vigueur le 25 mars suivant

(→AAS 49 [1957] 117), élargit ces dispositions et simplifie la discipline : les ordinaires des lieux peuvent autoriser la célébration de la messe dans l’après-midi, et cela même tous les jours si le bien spirituel d’une portion notable des fidèles le réclame. Le temps du jeûne eucharistique à observer pour les prêtres avant la célébration et pour les fidèles avant la communion — que ce soit dans la matinée ou dans l’aprèsmidi — est limité à trois heures pour les aliments solides et les boissons alcooliques, et à une heure pour les boissons non alcooliques. La règle de la durée du jeûne doit être observée même par ceux qui célèbrent à minuit ou aux premières heures du jour. La norme, plusieurs fois séculaire, qui fixait le point de départ du jeûne à minuit est abrogée. Qu’il s’agisse de la messe de la nuit pascale, de la messe de la nuit de Noël ou de toute communion après minuit, les nouveaux intervalles doivent être observés. Les malades, même non alités, peuvent, avant la célébration de la messe ou la communion, absorber, sans aucune limite de temps, des boissons non alcooliques et de vrais médicaments solides ou liquides. Discipline actuelle • →Paul VI PM 1,4 (1963) : Les évêques peuvent « permettre à leurs prêtres, toutes les fois qu’il y aura cause juste, de célébrer la messe à n’importe quelle heure du jour et de distribuer la communion le soir. » • Paul VI, cérémonie de clôture de la 3e session du concile Vatican II (1964) : Désormais le temps du jeûne, tant pour les prêtres que pour les fidèles, est réduit, en ce qui concerne les aliments solides et les boissons alcoolisées, à une heure avant le moment de la communion. MYSTAGOGIE Au-delà de toutes les variations juridiques dans l’Église latine, l’esprit de la pratique est donné par Pie XII à la fin de son document de 1957 : tous sont exhortés à « observer s’ils le peuvent, les normes antiques et vénérables du jeûne eucharistique », et ceux qui bénéficient des allègements sont invités à en rendre grâces « par une vie chrétienne plus fervente et la pratique des œuvres de pénitence et de charité ». Le jeûne retrouve sa dimension ascétique et mystique, et non plus disciplinaire. On retrouve ainsi l’esprit de l’Église ancienne, pour qui le jeûne pascal éclairait le jeûne strict prescrit avant chaque réception de l’Eucharistie. Ce n’est pas seulement une restriction par respect pour le sacrement ; ni un sacrifice coûteux pour communier avec fruit ; il vise à procurer un état de concentration spirituelle sur ce qui va venir (eschaton). La faim physique participe à l’attente spirituelle de l’accomplissement ; elle ouvre la personne tout entière à la joie qui vient.

Jeûne quadragésimal Très tôt, Pâques est accompagné d’un jeûne qui se termine la nuit, durant la soirée de prières couronnée par l’Eucharistie. CALENDRIER Le jeûne pascal et la naissance du carême Le jeûne pascal, bien antérieur à l’institution du carême, est le premier temps des Pâques chrétiens primitives. Aucune nourriture ne devait rompre ce jeûne avant la communion de la nuit pascale. On faisait remonter cette institution aux apôtres : • Vers 416, le pape →Innocent I Ep. 25,4 (PL 20,555-556) écrivait : « Il est bien connu, que les apôtres furent dans l’affliction pendant ces deux jours [= le vendredi et le samedi]. […] Ils ont, sans aucun doute, si sévèrement jeûné pendant ce temps, que la tradition ecclésiastique est de ne pas célébrer les saints mystères en ces jours. » Au 2e siècle on jeûne rigoureusement le vendredi et samedi saints. • →Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 5,24,12 rapporte le témoignage d’Irénée. • →Hippolyte de Rome Trad. ap. 33 « Personne ne prendra rien à Pâques avant qu’on ait fait l’oblation ; car à qui agit ainsi cela ne sera pas compté comme jeûne. Si une femme est enceinte et (si quelqu’un) est malade et ne peut jeûner deux jours, il jeûnera le samedi (seulement) par nécessité, se contentant de pain et d’eau. » Au 3e siècle on jeûne la semaine précédant Pâques : • →Didasc. apost. 5,18 ; 5,19,1.6-7.9 « Aussi, depuis le dixième (jour) qui est le lundi, durant les jours de la Pâque, vous jeûnerez, et vous ne mangerez que du pain, du sel et de l’eau, à la neuvième heure, jusqu’au jeudi. Le vendredi et le samedi, vous jeûnerez complètement et ne goûterez rien. Réunissez-vous ensemble, ne dormez pas, veillez toute la nuit dans les prières, les supplications, la lecture des prophètes, de l’Évangile et des psaumes, dans la crainte, le tremblement et les supplications continuelles jusqu’à trois heures de la nuit qui suit le samedi, c’est alors que vous cesserez votre jeûne. […] Le jeûne du vendredi et du samedi vous est donc tout particulièrement recommandé, ainsi que la veille du samedi (veille du samedi au dimanche), la lecture des livres et des psaumes, et les prières et supplications pour les pécheurs, ainsi que l’attente et l’espérance de la résurrection de notre Seigneur Jésus, jusqu’à la troisième heure de la nuit qui suit le samedi. Offrez alors vos présents, et ensuite mangez, soyez heureux, joyeux et contents, parce que le Christ, gage de votre résurrection, est ressuscité. “Ce vous sera une loi éternelle jusqu’à la fin du monde” (Ex 12,24). […] Jeûnez le

vendredi, parce que, dans ce jour, le peuple (juif) se perdit en crucifiant notre Sauveur ; jeûnez aussi le samedi parce que c’est la dormition de notre Seigneur. » • →Tertullien Jejun. 2 ; 13 : Le jeûne honore les jours où l’Époux fut enlevé à l’Église. Dès la fin du 3e s., en Égypte, un jeûne de 40 jours apparaît indépendamment du jeûne pascal : le jeûne des mercredi et vendredi (et samedi à Rome) — observé toute l’année en dehors du temps pascal — est étendu aux lundi, mardi et jeudi. Vécu d’abord moins comme une préparation à la fête de Pâques que comme une célébration du jeûne du Seigneur au désert, il est rapidement mis en perspective avec Pâques. Avec Constantin (306-337) le jeûne est prolongé à 36 jours, et peu après à 40 jours : la quadragesima (= la 40e ; cf. « carême »). Avec le premier concile de Nicée (325), le carême apparaît officiellement : • →Nicée I canon 5 : Le premier des deux synodes annuellement prescrits se tiendra avant « la Quarantaine », le second vers la saison de l’automne, afin que, délivrés de toute préoccupation matérielle, les évêques puissent « présenter à Dieu une offrande qui lui soit agréable » (→Alberigo , 1,41-42). Cette période connaît plusieurs conceptions : • →Égérie Itin. 27,1 « Tandis que, chez nous, ce sont les quarante jours avant Pâques qu’on observe, ici ce sont les huit semaines avant Pâques. Si on observe huit semaines, c’est parce que les dimanches et le samedi, on ne jeûne pas, excepté un seul samedi, celui des vigiles de Pâques. » Développements de la discipline quadragésimale Sous Léon le Grand (440-461) le carême commence au premier dimanche, soit le 40e jour avant le début du triduum sacrum. Les rites du catéchuménat s’organisent en trois scrutins, célébrés les 3e, 4e et 5e dimanches de carême. Dans la seconde moitié du 6e siècle le nombre de ces scrutins est porté à sept et ils sont transférés en semaine. Cet usage perdure jusqu’en 1969. Par imitation des usages monastiques, on anticipe le temps du carême de trois semaines : le dimanche de la Quinquagésime est attesté à Rome en 520, ceux de la Sexagésime et de la Septuagésime, fin 6edébut 7e s. Vers 604 la coutume de l’Église latine de commencer le jeûne des 40 jours le mercredi (pour exclure du jeûne les dimanches) est largement répandue.

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Depuis le concile Vatican II le jeûne consiste à limiter la prise de nourriture à un seul repas maigre au cours de la journée et à une collation. Les périodes de jeûne obligatoires sont ramenés à deux jours : le mercredi des cendres (qui est toujours le début du carême) et le vendredi saint. On est revenu à l’ancien système des trois scrutins catéchuménaux : • →Vatican II SC 110 « Cependant le jeûne pascal, le vendredi de la passion et de la mort du Seigneur, sera sacré ; il devra être partout observé et, selon l’opportunité, être même étendu au Samedi saint pour que l’on parvienne avec un cœur élevé et libéré aux joies de la résurrection du Seigneur. » • →CEC 1438 « Les temps et les jours de pénitence au cours de l’année liturgique (le temps du carême, chaque vendredi en mémoire de la mort du Seigneur) […] sont particulièrement appropriés pour les exercices spirituels, les liturgies pénitentielles, les pèlerinages en signe de pénitence, les privations volontaires comme le jeûne et l’aumône, le partage fraternel » (cf. →CIC 1251). • →MR 298 « Le jeûne pascal sacré devra être partout pratiqué le vendredi de la Passion du Seigneur, et selon l’opportunité, étendu aussi le samedi saint, de telle sorte qu’on parvienne aux joies de la résurrection du Seigneur avec une âme ennoblie. » • →CIC 1245 : Le curé peut en accorder la dispense dans un cas particulier ; ibid. 1252 : Le précepte de jeûne oblige tous ceux qui ont atteint l’âge de dix-huit ans et n’ont pas encore soixante ans ; l’abstinence est obligatoire pour tous ceux qui ont quatorze ans ou plus.

MYSTAGOGIE Le sens du jeûne En général se priver volontairement de nourriture peut permettre à l’homme de : • confesser sa dépendance vis-à-vis du Père créateur, en expérimentant la précarité de ses forces : il humilie son âme devant Dieu (Dt 8,3 ; Ps 35,13 ; 69,11) ; • reconnaître son impuissance devant Dieu au moment de lui faire une demande importante (Jg 20,26 ; 2S 12,16.22 ; Esd 8,21 ; Est 4,16) ; • confesser son péché et implorer le pardon divin (1R 21,27 ; Dn 9,3). Le jeûne corporel n’a de sens que s’il est accompagné d’une abstention du péché (Is 58,3-7), autrement il n’est que de pure ostentation. Durant la préparation à Pâques, il est une imitation précise du Christ (Mt 4,2 ; Mc 1,13 ; Lc 4,2), qui s’est préparé à toute son œuvre en récapitulant en lui-même : • les 40 jours du déluge, purification du cosmos (Gn 7,4.12.17) ; • les 40 ans du séjour israélite au désert (Ex 16,35 ; Nb 14,3334 ; 32,13 ; Dt 2,7 ; 8,2.4 ; 29,5 ; Jos 5,6 ; Ne 9,21 ; Ps 95,10 ; Ac 7,36.42 ; 13,18 ; He 3,9.17) ; • les deux fois 40 jours que Moïse passe sur le mont Sinaï (Ex 24,18 ; 34,28 ; Dt 9,9.11.18.25 ; 10,10) ; • les 40 jours pendant lesquels Élie marche à l’Horeb (1R 19,8). Pour les disciples de Jésus, conviés au festin messianique, le jeûne exprime l’attente de l’Époux qu’il est (Mt 9,15 ; Mc 2,19-20).

Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques

Dans l’AT et le judaïsme, le cycle hebdomadaire rythmé par le sabbat est indépendant du cycle annuel des grandes fêtes, y compris la Pâque. Celle-ci (fixée au 14 Nisan) peut tomber n’importe quel jour de la semaine (→Chronologie de la passion). La résurrection de Jésus, le Jour du Seigneur, lia ces deux cycles. Dans le calendrier chrétien, la fête de Pâques tombe toujours un dimanche, aussi chaque dimanche en vient-il à être célébré comme mémorial de la Pâque du Christ. HISTOIRE La naissance du dimanche Aux origines : du sabbat au dimanche Premier jour et huitième jour Le dimanche est la célébration hebdomadaire du mystère pascal : • La tradition unanime rapporte que Jésus est ressuscité le 1er jour de la semaine (Mt 28,1 ; Mc 16,1.9 ; Lc 24,1 ; Jn 20,1). • Après être apparu aux saintes femmes, puis à Pierre, il se manifesta ce même jour aux deux disciples d’Emmaüs, qui le reconnurent à la fraction du pain (Lc 24,13.30-31.35), et il se rendit présent au milieu de ses apôtres rassemblés (Lc 24,36 ; Jn 20,19). La célébration chrétienne du 1er jour commence dès la semaine qui suit la résurrection du Christ : • Jn 20,26-27 : Jésus montrant ses plaies glorieuses le 8e jour place la croix au centre du rassemblement ; la foi suscitée chez Thomas implique un rassemblement de croyants, de « fidèles ». La génération apostolique saisit l’importance du premier jour. C’est le jour de la quête pour les fidèles de Jérusalem : • 1Co 16,2 « Le premier jour de la semaine, que chacun de vous mette de côté chez lui ce qu’il aura pu épargner. » • Ac 20,7 « Le premier jour de la semaine, nous étions réunis pour rompre le pain. » « Jour du Seigneur » La désignation juive de « premier jour de la semaine » a été conservée par les Églises de langue syriaque. Les Églises de langue grecque ont adopté l’usage inauguré par Ap : • Ap 1,10 en têi kuriakêi hêmerai « le jour du Seigneur ». Ce nom fut traduit en latin dies dominicus / dominica, puis le substantif laissa place à l’adjectif substantivé (kuriakêi, dominica et, en français, dimanche). La communauté de Jérusalem a probablement ajouté l’assemblée eucharistique dominicale à l’observance du sabbat, mais dès la fin du 1er s. la dissociation semble accomplie :

• →Ignace d’Antioche Magn. 9,1 « Ceux qui vivaient selon l’ancien ordre des choses sont venus à la nouvelle espérance, n’observant plus le sabbat, mais le dimanche, jour où notre vie s’est levée par le Christ et par sa mort. » • →Did. 14,1 « Le jour du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâce. » Les premiers chrétiens se réunissent dans la nuit du samedi au dimanche pour une vigile de prières (→Vigile pascale : l’office de la lumière) et ensuite pour célébrer l’Eucharistie (Ac 20,7) ; ceci pour mieux commémorer le « moment » de la résurrection le dimanche matin et pour se préparer à cette célébration matinale par une vigile. Le repas du Seigneur semble avoir été célébré très anciennement non seulement au moment de la Pâque mais tous les dimanches (→Did. 14,1). La première description de l’assemblée dominicale date de la première moitié du 2e s. : • →Justin le Martyr 1 Apol. 67,3.8 « Au jour que l’on appelle “le jour du soleil”, tous, qu’ils demeurent en ville ou à la campagne, se réunissent en un même lieu ; on lit les Mémoires des Apôtres ou les écrits des prophètes […]. C’est le jour du soleil que nous nous réunissons tous ensemble, parce que ce jour est le premier, celui où Dieu, en transformant les ténèbres et la matière, fit le monde, et celui où Jésus-Christ notre Sauveur est ressuscité des morts. » À partir du 3e siècle Au milieu du 3e s., en un temps où le dimanche n’est pas chômé, le jour rassemble tous les fidèles du Christ : • →Didasc. apost. 2,59,2-3 « Ne mettez pas vos affaires temporelles au-dessus de la parole de Dieu, mais abandonnez tout au jour du Seigneur et courez avec diligence à vos églises, car c’est là votre louange [envers Dieu]. Sinon, quelle excuse auront, auprès de Dieu, ceux qui ne se réunissent pas, au jour du Seigneur, pour entendre la parole de vie et se nourrir de la nourriture divine qui demeure éternellement ? » • Les martyrs d’Abitène (près de Medjez el-Bab en Tunisie), 31  hommes et 18 femmes arrêtés pour rassemblement illicite, comparurent le 12 février 304 à Carthage devant le proconsul Anulinus. Comme celui-ci leur reprochait d’avoir contrevenu aux édits impériaux, le prêtre Saturninus répondit : « Nous devons célébrer le jour du Seigneur. C’est notre loi. » Le lecteur Emeritus, chez qui s’était réunie la communauté, tint le même langage : « Oui, c’est dans ma maison que nous avons célébré le jour du Seigneur. Nous ne pouvons pas vivre sans célébrer le jour du Seigneur. » La vierge Victoria

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déclara fièrement : « J’ai été à l’assemblée, parce que je suis chrétienne » (→BHL 1,7492). Après la paix constantinienne (313) Fidèle à son dessein de promouvoir conjointement le culte solaire et celui du Christ, Constantin fut heureux de pouvoir honorer à la fois le soleil et le Christ en faisant chômer le jour qui était en même temps le jour du soleil et le jour du Christ. Le dimanche pouvait être le jour du soleil, car c’est le jour où le Christ, vrai « soleil de justice » (Ml 3,20), s’est levé après le coucher de sa mort rédemptrice. Ainsi on pouvait donner un sens chrétien à ce jour que les païens appelaient « jour du soleil » (cf. l’allemand Sonntag et l’anglais Sunday). Au moment du concile de Nicée (325), le dimanche est déjà le jour festif où l’on abandonne les tâches quotidiennes pour participer au rassemblement liturgique où s’entend la parole de Dieu et se célèbre l’Eucharistie. La naissance de la fête chrétienne de Pâques Le rituel primitif fut le rassemblement chaque dimanche en commémoration de la résurrection. Au 2e siècle l’idée de célébrer une Pâque chrétienne prend forme : • →Eusèbe de Césarée Hist. eccl. 5,23-25 : Cette fête n’est pas célébrée partout le même jour, suscitant des disputes (→Les dates de célébration de Pâques). Depuis le début du 3e siècle la fête pascale est suivie d’une période de 50 jours. À partir du 4e siècle le 50e jour connaît des observances particulières (le jour de la Pentecôte). Vers cette époque apparaissent le triduum pascal (le Christ crucifié, enterré et ressuscité), la semaine sainte et l’octave pascale. CALENDRIER La « solennité » de Pâques L’anniversaire a pour rôle d’intensifier le sens du sacré, qui est la source même du culte extérieur et public. Rubrique Dans la hiérarchie des jours festifs du calendrier rénové de l’Église romaine (1970), les solennités occupent le rang le plus élevé, au-dessus des fêtes et des mémoires. Pâques est la fête des fêtes, solennité des solennités, le jour sacré par excellence. Typologie biblique Deux mots hébreux sont employés pour les fêtes dans la Bible : ḥag « fête (de pèlerinage) » et mô‘ēd « rendez-vous (fixé une fois pour toutes avec le Seigneur) ». Pesah est à la fois l’un et l’autre :

• Ex 12,14 « Ce jour sera pour vous un mémorial et vous le fêterez comme une fête (ḥag) pour Yhwh dans vos générations, comme un décret perpétuel vous le fêterez » ; • Lv 23,4-5 « Voici les solennités (mô‘ădé) de Yhwh, les saintes assemblées où vous les convoquerez à leur date fixée (bemô‘ădām) : au premier mois, le quatorzième jour du mois, entre les deux soirs, c’est la Pâque pour Yhwh. » Un sacrifice solennel dans la Bible latine (hostia/victima sollemnis) est un sacrifice annuel : zebaḥ hayyāmîm (1S 2,19 ; 20,6 ; cf. Mt 27,15 : per diem sollemnem). MYSTAGOGIE La résurrection du Christ fonde toute la pratique chrétienne (1Co 15,14). C’est le point de départ de l’Église en tant que vie nouvelle où l’homme devient dieu parce que Dieu est devenu homme. Le jour de la résurrection du Christ, le premier jour (qui est aussi le huitième jour), est, dès l’origine, la pierre d’angle du calendrier des célébrations chrétiennes. Le principe de « sanctification » du temps L’habitude tend à banaliser les choses les plus saintes. Pour y remédier, la liturgie applique le principe de la séparation pour Dieu. Tous les jours sont saints (comme tous les lieux sont sacrés) depuis que l’incarnation a consacré le monde, mais les dimanches sont « plus » sacrés. Ce sont des jours séparés des autres parce que le Christ y a accompli le mystère rédempteur. • →MR 338 §9 : vigile pascale, monition d’ouverture solennelle : hac sacratissima nocte « en cette nuit très sainte » ; • →MR 360 §32 : collecte : « Dieu qui fais resplendir cette nuit très sainte » (de même →MR 155 : Noël, messe de minuit, collecte ; →MR 573 communicantes propres de Noël et de Pâques). Le jour de la résurrection, inauguration du temps liturgique de l’Église À la suite de la résurrection de Jésus, la liturgie de l’Église inscrit l’éternité dans le temps. Son cycle hebdomadaire inauguré par le dimanche et centré sur Pâques, fondement du cycle annuel, commémore et revit toute « l’économie » du salut de la race humaine. Il ne s’agit pas de « célébrations du souvenir » à la manière des fêtes séculières, ni d’espoirs de lendemains à coloration politique. La liturgie de l’Église fait entrer son temps quotidien dans une participation réelle au Jour de Dieu. Les fêtes liturgiques diffractent la réalité spirituelle de leur « Origine », qui a un caractère intemporel et permanent. Le chrétien y reçoit le Christ comme son Sauveur, incarné, mort et ressuscité pour lui. • →MR 160 : messe du jour de Noël, postcommunion : « Dieu plein de miséricorde, le Sauveur du monde en naissant aujourd’hui » ; • →MR 377 : messe du jour de Pâques, collecte : « Dieu, qui aujourd’hui, par ton Fils unique, vainqueur de la mort, nous

Jour du Seigneur hebdomadaire et solennité de Pâques

as ouvert les portes de l’éternité, accorde-nous, tandis que nous célébrons la solennité de la résurrection du Seigneur, d’être renouvelés par ton Esprit et de ressusciter dans la lumière de la vie. » • →Léon le Grand Serm. proclamait au peuple de Rome l’excellence du Paschale sacramentum, « ce sacrement infiniment sublime de la divine miséricorde » (34,1) ; non seulement aucune autre fête n’est comparable à la sainte Pâque, mais c’est elle qui « consacre dans l’Église de Dieu la dignité de toutes les solennités » (35,1). • →Vatican II SC 102 « Chaque semaine, au jour qu’elle [= l’Église] a appelé “jour du Seigneur”, elle fait mémoire de la résurrection du Seigneur, qu’elle célèbre encore une fois par an, en même temps que sa bienheureuse passion, par la grande solennité de Pâques. […] Tout en célébrant ainsi les mystères de la Rédemption, elle ouvre aux fidèles les richesses

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de la puissance et des mérites de son Seigneur ; de la sorte, ces mystères sont en quelque manière rendus présents tout au long du temps, les fidèles sont mis en contact avec eux et remplis par la grâce du salut. » Le dimanche et son symbolisme Le dimanche est pour les chrétiens le jour des jours. En tant que premier jour, le jour de la résurrection du Christ rappelle la première création. En tant que huitième jour qui suit le sabbat, le jour de la résurrection de Jésus signifie la nouvelle création, la fin des temps inaugurée par la résurrection du Christ, le rivage où il attend ses disciples (Jn 21,4). À la fois point de départ et point d’arrivée, le dimanche est source et sommet du cycle liturgique hebdomadaire, comme la messe pour le cycle quotidien, et Pâques pour le cycle annuel.

Judaïsme et antijudaïsme dans la passion selon Mt Contexte général L’antijudaïsme existe durant l’Antiquité : on en trouve des manifestations en Égypte, et plus rarement à Rome (*ancMt 27,29c). Ambiguïtés Mt Les éléments « antijudaïques », moins évidents dans les autres évangiles, ont souvent été relevés dans l’Évangile selon Mt (→L’Évangile selon Mt et Israël) : • les synagogues sont mises à distance : Mt ajoute le pronom possessif « leurs » (autôn : Mt 4,23 ; 9,35 ; 10,17 ; 12,9 ; 13,54) et « vos » (humôn : Mt 23,34) là où les parallèles de Mc et Lc ne précisent pas ; lieu d’abus et d’hypocrisie, la synagogue est opposée à l’« église » (ekklêsia : Mt 16,18 ; 18,17) ; • les →pharisiens (et dans une moindre mesure les →scribes) sont présentés de façon négative (→Pharisiens chez Mt et dans le contexte du NT) : ils symbolisent bien souvent les membres de la synagogue, par opposition à l’ekklêsia ; • les disciples sont persécutés (Mt 5,11-12 ; 10,23 ; 23,34) et tués (Mt 10,21.28 ; 22,6 ; 23,34.37) par des Juifs. Durant la passion Mt accentue un certain nombre de traits par rapport à Mc. Les autorités juives • « Chefs des prêtres » et « anciens du peuple » sont davantage impliqués dans le jugement et la condamnation de Jésus et apparaissent plus unanimes (*synMt 26,3a) ; • le grand prêtre porte une plus grande responsabilité (*synMt 26,3-5), reléguant d’autres groupes de l’opposition à l’arrièreplan ; • leur attitude odieuse est amplifiée : ce sont les autorités juives qui crachent et frappent Jésus (Mt 26,67 // Mc 14,65) et qui paient les soldats pour ne rien dire à la résurrection (*synMt 28,11-15). Le peuple « juif » Le peuple tient un rôle important et présente une attitude tout aussi blâmable : • il suit les responsables et conspirateurs dans leur décision (Mt 26,47 : Judas vient avec « une foule nombreuse » pour arrêter Jésus // Mc 14,43) ;

• ses représentants (« les anciens du peuple ») prennent à plusieurs reprises la place que Mc réserve aux « scribes » (Mt 26,3 // Mc 14,1 ; Mt 26,47 // Mc 14,43 ; etc.) ; • face à Pilate qui lui donne le choix (par deux fois), le peuple assume une plus grande responsabilité (Mt 27,25 « Son sang, sur nous et sur nos enfants ! »). Les païens Les païens semblent bénéficier d’un traitement plus favorable : • même si les soldats de Pilate se moquent de Jésus (Mt 7,27-31), • c’est un centurion (« et ceux qui avec lui gardaient Jésus » : Mt 27,54 ; le parallèle de Mc 15,39 parle seulement du centurion) qui déclare au pied de la croix : « En vérité, celui-ci était le fils de Dieu » (Mt 27,54) ; • Pilate (le lavement des mains est SM) et sa femme (son intervention est également SM) ne sont pas résolus à faire mourir Jésus. Évaluation Ces accents marqués sont à comprendre en fonction du contexte de rédaction de l’évangile, de la position de l’évangéliste (gentil ou juif ?) et de la théologie développée (*chrMt 27,25a). D’un point de vue historique, l’opposition rencontrée par Jésus durant toute sa vie telle que la rapporte Mt est celle que connaît l’Église de l’évangéliste. L’opposition entre Église (ceux qui reconnaissent →Jésus messie) et synagogue (ceux qui ne le reconnaissent pas) se lit comme un conflit entre deux factions (*milMt 28,15b). Cet « antijudaïsme », élargi par la suite par les chrétiens gentils contre tout le peuple juif, est ainsi limité dans Mt à une querelle interne (→L’Évangile selon Mt et Israël : conclusions). Re