La notion d'adab chez Ibn Qutayba: Etude générique et éclairage comparatiste 9782503566481, 2503566480

Cette recherche s'inscrit dans une double démarche : restitution d'une cohérence globale à l'oeuvre d

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La notion d'adab chez Ibn Qutayba: Etude générique et éclairage comparatiste
 9782503566481, 2503566480

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LA NOTION D’ADAB CHEZ IBN QUTAYBA : ÉTUDE GÉNÉRIQUE ET ÉCLAIRAGE COMPARATISTE

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

169

Illustration de couverture : Alger, Musée du Bardo. Cliché Amel Guellati. Tous droits réservés.

LA NOTION D’ADAB CHEZ IBN QUTAYBA : ÉTUDE GÉNÉRIQUE ET ÉCLAIRAGE COMPARATISTE

Amel Guellati

H

F

La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent soixante volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes –  judaïsme, christianisme, islam  – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (enseignants-chercheurs à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Arnaud Sérandour Secrétaires d’édition : Cécile Guivarch, Anna Waide Comité de rédaction : Denise Aigle, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jean-Robert Armogathe, Marie-Odile Boulnois, Gilbert Dahan, Jean-Daniel Dubois, Vincent Goossaert, Michael Houseman, Christian Jambet, Alain Le Boulluec, Marie‑Joseph Pierre, François de Polignac, Jean-Noël Robert. © 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/229 ISBN 978-2-503-56648-1 (print) Printed on acid-free paper. 4

INTRODUCTION Le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Roland Barthes 1 Une introduction, une préface a pour but de guider le lecteur, de lui imposer tel type de lecture, non un autre. Elle constitue déjà, sur le mode explicite ou implicite, son commentaire. Et c’est ce commentaire qui doit, dans une large mesure, déterminer notre « horizon d’attente » et notre mode de réception de l’œuvre en question. […] Nous croyons donc qu’il faut être très attentif à ce qu’un texte peut dire de ce qu’il est, un auteur, de ce qu’il fait, aux remarques préliminaires par lesquelles un écrit est précédé. C’est l’une des garanties contre la projection immédiate de nos idées et préjugés sur une œuvre, un auteur ou une époque. A. Cheikh-Moussa 2

Un travail sur Ibn Qutayba et l’adab présente le double inconvénient et la double gageure d’aborder un auteur dont la réputation, établie par des générations d’orientalistes, constitue un imposant repoussoir, dans le cadre d’un domaine où tout aurait été dit, glosé et compris. Mais il ressort de l’état de nos recherches que peu de travaux ont été consacrés à Ibn Qutayba en particulier, et encore moins à son œuvre dite d’adab. Ils existent néanmoins et ont servi de point de départ à notre réflexion. Nous les citons ici par ordre chronologique de parution, en précisant que le travail de Gérard Lecomte nous semble, de loin, le plus complet en la matière et le mieux organisé.

1. 2.

R. Barthes, « Le bruissement de la langue », Essais critiques, t. IV, Paris 1984, p. 65. A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », Arabica 46/2 (1999), p. 170.

5

La notion d’adab chez Ibn Qutayba – Josef Horovitz, « Ibn Qutayba - ‘Uyūn al-aḫbār », dans Islamic Culture, 1930-1931, volumes IV/2, 3, 4 et V/1. Il s’agit d’une présentation du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār, accompagnée de la traduction anglaise de l’introduction et du premier livre, Kitāb as-Sulṭān. – Ishaq Moussa Huseini, The Life and Works of Ibn Qutayba, thèse soutenue à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et publiée en 1950 à Beyrouth. – ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī, Ibn Qutayba. Al-‛ālim, al-nāqid, al-adīb, thèse soutenue en Égypte en 1953 et éditée par le ministère de la culture et de l’orientation nationale dans la collection A‛lām al-‛arab, no 22, en 1963. – Gérard Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées. Thèse publiée en 1965 à l’Institut français des études arabes de Damas. Les trois dernières études citées accordent une place importante au double aspect de son œuvre, religieux et profane. Sur cette question, Ishaq Moussa Huseini et ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī semblent considérer que l’œuvre religieuse et l’œuvre profane d’Ibn Qutayba n’entretiennent pas de lien, leur auteur étant littéralement capable de se dédoubler, faisant taire en lui l’homme religieux lorsqu’il s’attache à son œuvre d’adab. Ainsi lit-on chez Ishaq Moussa Huseini : But fortunately and very wisely, Ibn Qutayba made a clear distinction between the study of religion and the study of literature. He believed that the former needed “complete submission and imitation”, while the later should be free and received from any person irrespective of his status or faith 3.

L’œuvre profane d’Ibn Qutayba ne serait donc pas tenue d’obéir aux principes de soumission et d’imitation caractérisant son œuvre religieuse. ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī se montre tout aussi catégorique à propos de cette distinction lorsqu’il écrit : Il n’y a rien d’étonnant à ce que la démarche d’Ibn Qutayba en matière d’adab contredise sa démarche en matière de jurisprudence et de législation. Nous pensons […] qu’il se soumettait aux textes du Coran et de la Sunna […], mais il pensait que l’étude de l’adab doit se libérer de toute contrainte 4.

Gérard Lecomte semble être, quant à lui, plus nuancé et consacre quelques pages à cette distinction, considérant qu’Ibn Qutayba tient un double langage selon qu’il s’adresse à l’élite des docteurs dont il fait partie ou aux agents du pouvoir en place 5. Une définition de l’adab d’Ibn Qutayba comme

3. 4. 5.

6

I. M. Huseini, The Life and Works of Ibn Qutayba, Beyrouth 1950, p. 73. ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī, Ibn Qutayba. Al-‛ālim, al-nāqid, al-adīb, Le Caire 1963, p. 266. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, IFEAD, Damas 1965, p. 443-449.

Introduction vulgarisateur du savoir et porteur d’une éthique adaptée au public auquel il s’adresse et différente de l’éthique religieuse « pure » se dégage de son analyse selon laquelle : Ibn Qutayba représente ainsi le type éternel du savant partagé entre le respect jaloux de la science désintéressée, qui le conduit à se retirer dans sa tour d’ivoire, et la conscience de sa responsabilité sociale, qui le pousse à se mêler au siècle, au prix inéluctable d’une dépréciation de son savoir et d’un dosage des valeurs parfois radicalement différent.

Nous lisons ici en filigrane une définition de l’adab comme vulgarisation plaisante de la culture religieuse et de l’éthique qu’elle véhicule. En dehors du jugement de valeur dépréciatif porté par Gérard Lecomte sur cette culture d’adab, nous croyons avec lui à une cohérence de l’œuvre d’Ibn Qutayba, considérant, d’une part, que la grille de lecture fondée sur la distinction profane/religieux fait figure de contresens au Moyen Âge et, d’autre part, qu’une œuvre, si diverse et complexe fût-elle, porte en soi l’empreinte de son auteur. Il ressort également de la lecture de ces travaux la constatation commune de l’apparent « non-investissement » qui semble caractériser la production d’adab d’Ibn Qutayba. ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī, s’appuyant sur Aḥmad Amīn, relève cet effacement de la personnalité d’Ibn Qutayba et l’élève au rang de norme du genre, qu’il définit comme « adab-compilation » à visée culturelle et linguistique et non à visée réflexive au sens philosophique du terme, c’est-à-dire propre à la réflexion. Un parcours rapide et superficiel du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār semble correspondre, à première vue, aux propos de ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī comme à la phrase d’Aḥmad Amīn 6 qu’il cite à l’appui : « L’écriture d’Ibn Qutayba consiste à collecter [l’information] de manière ample et précise sans que rien de lui-même ne transparaisse dans ses écrits. » En effet, l’ouvrage se présente comme une succession d’informations rapportées par l’auteur d’après diverses sources, sans glose ni commentaire de sa part. Les différents travaux consacrés à notre auteur semblent d’ailleurs s’accorder sur ce point, considérant que seule l’introduction contient une réflexion propre à Ibn Qutayba. Le statut d’un ouvrage tel que le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār est donc souvent réduit au genre « compilation », compilation d’informations connues de tout adīb de la même sphère culturelle, mais qu’Ibn Qutayba aurait eu le génie de classer de manière systématique et organisée. Si l’on en croit Josef Horovitz, par exemple :

6.

A. Amīn, Duḥā al-islām, Maṭba‛at al-i‛timād, 1934, t. I, p. 403.

7

La notion d’adab chez Ibn Qutayba Ibn Qutayba […] seems to have been the first who treated the subject systematically. His ‘Uyūn al-Aḫbār is a well ordered presentation of knowledge such as a man of education was expected to possess 7.

‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī renchérit dans ce sens en soulignant qu’Ibn Qutayba a classé la matière rassemblée et l’a organisée en chapitres 8. Gérard Lecomte, quant à lui, note que la seule originalité des ouvrages d’adab « réside dans le classement des matériaux recueillis 9 ». Cette réduction d’Ibn Qutayba à un organisateur de génie ne semble toutefois pas partagée par Ishaq Moussa Huseini qui se montre plus nuancé sur ce point : He [Ibn Qutayba] moulded the various traditions and systematized them, and in certain cases, added fresh matter to them. Ibn Qutayba is not, by any means, a mere transmitter, but an author with a strong personality 10.

Le statut du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār comme simple ouvrage de compilation apparaît également en contradiction avec le jugement de Richard Walzer et Hamilton A. R. Gibb : Cet ouvrage [Kitāb ‘Uyūn al-‛Aḫbār], qui peut être qualifié de premier manuel exhaustif d’éthique musulmane, rassemble et intègre à un degré remarquable les éléments provenant du Coran, du ḥadīṯ, de l’anté-Islam et de la Perse, et en éliminant les éléments inassimilables de ces deux derniers, définit pratiquement et normativement les composantes de la morale orthodoxe à son stade préphilosophique et pré-sufi 11.

Dans tous les cas, et à l’instar de nos prédécesseurs, nous nous heurtons, à la lecture de l’œuvre d’Ibn Qutayba, à l’absence, dérangeante, de l’auteur. Cette absence pose, en effet, la question de l’appartenance de ce type de textes, impersonnels et stéréotypés au premier abord, au domaine de la littérature. L’énorme travail de Gérard Lecomte qui, fidèle à la démarche lansonienne, osa tenter un Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, se heurte aux limites qu’il s’impose, celles d’une problématique mal adaptée à des textes si anciens que, outre l’absence de la moindre information concernant notre auteur en dehors de sa profession et de ses liens supposés avec le sunnisme triomphant, nous perdons sa trace durant des années. Il faut alors, nous semble-t-il, nous dégager de cette grille de lecture pour laisser se manifester

J. Horovitz, « Ibn Qutayba - ‘Uyūn al-aḫbār », Islamic Culture IV/2, 3, 4 et V/1 (1930-31), p. 171. 8. ‛Abd al-Ḥamīd Sind al-Ğundī, Ibn Qutayba. Al-‛ālim, al-nāqid, al-adīb, p. 267. 9. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 480. 10. I. Moussa Huseini, The Life and Works of Ibn Qutayba, p. 73. 11. R. Walzer et H. A. R. Gibb « Akhlāḳ », Encyclopédie de l’Islam (désormais EI2), Leyde 1978, 2e éd. 7.

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Introduction des interrogations plus universelles telles que le sens, la finalité et la place de ce type d’ouvrage dans ce que nous appelons la littérature. « Comprendre quelque chose en tant que réponse 12 » apparaît comme issue possible : L’herméneutique littéraire connaît ce rapport entre la question et la réponse, de par sa pratique de l’interprétation, lorsqu’il s’agit de comprendre un texte du passé dans son altérité, c’est-à-dire : retrouver la question à laquelle il fournit une réponse à l’origine et, partant de là, reconstruire l’horizon des questions et des attentes vécues à l’époque où l’œuvre intervenait auprès de ses premiers destinataires 13.

Le prologue de l’ouvrage s’avère ici indispensable à la compréhension de ce texte imposant. Lieu d’expression privilégié de l’auteur, il offre à l’interprète du xxie siècle des clefs de lecture formulées explicitement à l’intention de ses destinataires du iiie/ixe siècle et, ce faisant, pose notre prétendu « compilateur » – au sens péjoratif du terme – en auteur à la plume précise et brillante, conscient des prérogatives et responsabilités de sa fonction. La question de l’auteur apparaît alors comme inévitable : un auteur d’adab est-il un « auteur » tel que nous l’entendons aujourd’hui, et en particulier Ibn Qutayba, considéré tout au moins dans la sphère des orientalistes, comme un compilateur de génie plutôt qu’un auteur à part entière ? De manière plus générale, quelles sont les caractéristiques d’un auteur médiéval ? La question du genre littéraire est naturellement liée à celle de l’auteur : peut-on parler de genre littéraire pour l’adab et s’apparente-t-il à un genre connu en Occident médiéval : somme, encyclopédie ? recueil d’exempla ? Nous avons renoncé à nous engager dans la démonstration périlleuse de l’appartenance ou non de ce genre de textes à la littérature, le seul balisage d’une telle notion ayant produit, depuis près de deux siècles, d’innombrables ouvrages dédiés à la question sans pour autant l’épuiser : il n’est, pour en être convaincu, que de citer le célèbre Qu’est-ce que la littérature de JeanPaul Sartre en 1947, titre déjà utilisé avant lui par Charles du Bos en 1938 14, ainsi que des titres tels que Qu’est-ce que l’art de Tolstoï (1898), Qu’est-ce que la poésie de Jakobson (1934). Antoine Compagnon qui, dans son introduction au Démon de la théorie 15, cite ces ouvrages parmi d’autres, propose à leur suite, sa propre réflexion sur le sujet, écrivant à propos de la théorie de la littérature, qu’elle est une leçon de relativisme et non de pluralisme, dans la mesure où elle admet plusieurs réponses possibles qui s’excluent mutuellement du fait 12. « Comprendre veut dire comprendre quelque chose comme une réponse », H.-G. Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. fr., Paris 1996, p. 397, cité par H. R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Paris, 1988,p. 24. 13. H. R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, p. 24-25. 14. Ch. Du Bos, Qu’est-ce que la littérature ?, traduit de l’anglais par Mme Ch. Du Bos, Paris 1945. 15. A. Compagnon, Le démon de la théorie, Paris 1998, p. 9-25.

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La notion d’adab chez Ibn Qutayba qu’elles envisagent différents objets, et non différents aspects du même objet. Citant Aristote qui observe, au début de sa Poétique, qu’il n’y a pas de terme générique pour désigner à la fois les dialogues socratiques, les textes en prose ou ceux en vers 16, il nous rappelle que le mot littérature ne date que du début du xixe siècle et qu’avant cela, ce terme signifiait, conformément à l’étymologie, les inscriptions, l’écriture, l’érudition, la connaissance des lettres. Notons que cette absence de terme générique est également observable en Islam classique et que le terme ādāb – « dont le singulier, adab, servait à qualifier, depuis le iie/viiie siècle, des œuvres en prose caractérisées, pense-t-on habituellement, par un souci de recherche formelle et un contenu ethique 17 » –, ne désigne l’ensemble du champ de la littérature arabe que depuis le xixe siècle 18. Décrivant ensuite l’aporie qui résulte des deux points de vue possibles et légitimes articulés autour des questions « qu’est-ce la littérature » et « quand y a-t-il littérature » (sur le modèle initié par le philosophe Nelson Goodman 19) : les points de vue « contextuel » (historique, psychologique, institutionnel) et « textuel » (linguistique), Antoine Compagnon en conclut que la littérature est toujours tiraillée entre « une approche historique (le texte comme document 20) et une approche linguistique (le texte comme fait de langue, la littérature comme un art du langage 21) », pour finalement, dans un paragraphe intitulé « L’extension de la littérature 22 », donner le sens le plus large du terme : tout ce qui est imprimé ou écrit, tous les livres que contient la bibliothèque, y compris la littérature orale désormais consignée 23. C’est l’acception correspondant à la notion classique des « belles-lettres », comprenant tout ce que la rhétorique et la poétique peuvent produire, non seulement la fiction mais aussi l’histoire, la philosophie, la science, l’éloquence. C’est donc celle que nous ferons nôtre, malgré son caractère incomplet. En effet, Antoine Compagnon note que la littérature ainsi définie devient l’équivalent de la culture, au sens qu’a pris ce mot depuis le xixe siècle, car privée, de ce fait, de sa spécificité, à savoir sa qualité proprement littéraire. À cette

16. « L’art qui fait usage seulement du langage en prose ou des vers […] n’a pas reçu de nom jusqu’à présent », Aristote, La Poétique, trad. R. Dupont-Roc, et J. Lallot, Paris 1980, 1447a 28-b 9. 17. A. Cheikh-Moussa, « Adab », Dictionnaire du Moyen Âge, littérature et philosophie, Paris 1999. 18. Sur les usages du terme adab, cf. S. A. Bonebakker, « Early Arabic Litterature and the Term Adab », Jerusalem Studies, Arabic and Islam 5 (1984), p. 389-421. 19. N. Goodman avait proposé de remplacer la question What is Art? par When is Art?, N. Goodman, « Quand y a-t-il art ? », trad. fr. D. Lories, Philosophie analytique et Esthétique, Paris 1988 [éd. orig. : « When is Art? », Ways of Worldmaking, Indianapolis 1985 (19781)]. 20. Citons sur la question A. Cheikh-Moussa, « L’historien et la littérature médiévale », Arabica 43 (1996), p. 152-188. 21. A. Compagnon, Le démon de la théorie, p. 30. 22. Ibid., p. 31-35. 23. Ibid., p. 31.

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Introduction acception, nous pouvons ajouter la définition de la littérature par la fonction, « définition humaniste la plus courante de la littérature, comme connaissance spéciale, différente de la connaissance philosophique ou scientifique 24 » dont Aristote, Horace et toute la tradition classique s’accordent à penser qu’elle « a pour objet, ce qui est général, probable ou vraisemblable, la doxa, les sentences et maximes qui permettent de comprendre et de régler le comportement humain et la vie sociale 25 ». Si l’adab, à l’aune de ces deux critères, peut être considéré comme étant de la littérature, la question de la littérarité reste entière. À l’instar de la notion de littérature, la littérarité est l’objet de tentatives renouvelées de définition. Antoine Compagnon rappelle qu’à partir du xviiie siècle, « une autre définition de la littérature s’est opposée à la fiction, mettant l’accent sur le beau », car la fiction, écrit-il dans le paragraphe précédent, « n’est plus une condition nécessaire et suffisante de la littérature 26 ». Selon le Trésor de la langue française 27, note-t-il encore, la littérature est tout simplement l’« usage esthétique du langage écrit ». Les deux définitions, par la fiction et par la poésie, se partagent le champ littéraire, l’usage proprement littéraire de la langue et donc la propriété distinctive du langage ayant reçu des formalistes russes le nom de littérarité. Nous aurons à revenir sur le critère de la fiction qui, à première vue, mais seulement à première vue, ne semble pas s’appliquer aux textes d’adab toujours présentés comme des relations fidèles de faits et dits supposés réels. Ce balisage succinct des critères de définition de la littérature nous permet d’écarter la question de l’appartenance ou non de notre texte à la littérature pour nous confronter à sa réalité : quel sens peut-on donner à ce type d’ouvrages, en tous les cas quel sens satisfaisant la simple logique, le simple bon sens, la simple volonté de comprendre la raison d’être et la façon d’être de cette production écrite, dont les termes qui la désignent sont insuffisants à lui conférer ce sens préexistant, nous semble-t-il, à tout projet humain. Car c’est bien à un homme qu’on attribue d’avoir écrit, sinon dicté, ces milliers de pages à destination d’un public capable de les recevoir ; le même homme est jurisconsulte et son œuvre est, nous l’avons vu, communément coupée en deux : l’œuvre religieuse et l’œuvre littéraire, qui serait profane, comme deux parties totalement distinctes et indépendantes l’une de l’autre. Il aurait pu, selon une vision simpliste, consacrer ses heures de loisir à collecter et classer cette littérature d’adab que l’on a si souvent dite divertissante quoique édifiante, dénuée de toute structure et permettant à l’esprit de se délasser en

24. 25. 26. 27.

Ibid., p. 35. Ibid. Ibid., p. 39. P. Imbs, Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Paris 1971.

11

La notion d’adab chez Ibn Qutayba passant librement d’un sujet à l’autre, le plus brillamment et le plus légèrement possible. Non que cette production littéraire soit exempte de tout caractère divertissant, mais elle ne peut se réduire, à notre sens, aux caractéristiques dans lesquelles l’adab a été enfermé. S’il s’agit simplement de se distraire en citant à bon escient, dans les cénacles de la cour, des récits et des vers que tout le monde connaît car fondant la culture commune, il nous semble que c’est mettre sur cette production littéraire l’étiquette réductrice de la culture d’érudition au sens contemporain du terme, qui dissocie l’activité purement intellectuelle du comportement de l’homme dans sa dimension éthique, qui dissocie en fait la culture et l’éthique. Un ouvrage tel que les ‘Uyūn apparaît alors comme une compilation bien ordonnée de l’essentiel de la culture d’une époque, culture hermétiquement fermée à un esprit contemporain qui, même lorsque sa connaissance de la langue lui permet d’accéder au sens « objectif » (s’il en est) des mots qu’il lit, ne peut s’empêcher, au-delà de ce sens, de se poser la question suivante : mais pourquoi donc raconte-t-il cela ? C’est-à-dire que la portée du texte lui échappe. Cette question du sens préside à cette recherche ; elle est « le fil que nous avons choisi de dévider 28 », consciente « qu’il ne s’agit pas d’obtenir une “explication” du texte, un “résultat positif” (un signifié dernier qui serait la vérité de l’œuvre ou sa détermination), mais à l’inverse qu’il s’agit d’entrer, par l’analyse (ou ce qui ressemble à une analyse), dans le jeu du signifiant, dans l’écriture 29 ». Cette citation est extraite d’un texte de Roland Barthes, intitulé Par où commencer ; il traduit si bien l’évolution de notre questionnement que nous avons choisi d’en reproduire encore quelques lignes : Ce héros – ou ce sage – trouvé [l’étudiant désireux d’entreprendre l’analyse structurale d’une œuvre littéraire], il n’en rencontrera pas moins un malaise opératoire, une difficulté simple, et qui est celle de tout début : par où commencer ? Sous son apparence pratique et comme gestuelle (il s’agit du premier geste que l’on accomplira en présence du texte), on peut dire que cette difficulté est celle-là même qui a fondé la linguistique moderne : d’abord suffoqué par l’hétéroclite du langage humain, Saussure, pour mettre fin à cette oppression qui est en somme celle du commencement impossible, décida de choisir un fil, une pertinence (celle du sens) et de dévider ce fil ; ainsi se construisit un système de la langue. De la même façon, quoique au niveau second du discours, le texte déroule des codes multiples et simultanés, dont on ne voit pas d’abord le systématique, ou mieux encore : qu’on ne peut tout de suite nommer 30.

28. R. Barthes, « Par où commencer ? », Poétique 1 (1970), et Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris 1953 et 1972, p. 146. 29. Ibid., p. 145. 30. Ibid., p. 145-146.

12

Introduction À la première lecture du texte d’Ibn Qutayba, c’est effectivement le mot « compilation » qui vient à l’esprit, car l’on désespère rapidement de déceler dans le texte – en dehors de l’introduction, lieu privilégié d’expression de l’auteur – le moindre indice significatif de la personne auteur de l’ouvrage. À l’inverse d’un Ğāḥiẓ 31 qui mêle raisonnement et matière illustrative, l’ouvrage d’Ibn Qutayba semble proposer la matière illustrative brute, laissant apparemment au lecteur (ou à l’auditeur) le soin de restituer le contexte argumentatif, matière qu’il expose cependant selon un classement thématique rigoureux : le pouvoir politique (le livre du pouvoir et celui de la guerre), les qualités morales positives et négatives (le livre des qualités distinctives du prince et celui des mœurs et tempéraments blâmables), les savoirs dont la religion est la clef de voûte (le livre des savoirs et celui de l’ascèse), les relations humaines (le livre des proches et celui des requêtes), enfin les plaisirs physiques (le livre de la nourriture et celui des femmes). Ce matériau, dont les champs cognitifs désignés par les titres des parties, décèlent, de la part de l’auteur, l’ambition d’embrasser l’être humain, est constitué d’une succession d’anecdotes, de vers, de citations du ḥadīṯ 32, de citations coraniques (mises en scène dans les anecdotes) et de phrases érigées en dictons par la sagesse populaire, sans que jamais Ibn Qutayba n’intervienne directement, si ce n’est pour dire « un tel a dit ou m’a dit ». Quelle que soit la nature du matériau, celui-ci se donne à lire comme une somme de propos authentiques rapportés, dont les protagonistes, en ce qui concerne les récits, sont des personnages existants ou ayant existé. Cette caractéristique suppose le recours à des procédés de légitimation de l’existence du propos. En effet, dans la plupart des cas, il est introduit par une ou plusieurs autorités ou authentifié par l’aura des protagonistes du récit, Ibn Qutayba s’insérant ainsi naturellement en bout de chaîne, en tant que dernier transmetteur, et ce, que l’intégralité de la chaîne soit restituée ou non. C’est ensuite son nom qui confèrera aux anecdotes de même contenu chez des auteurs postérieurs l’autorité qui les fait exister. Ne considérer cet ouvrage que sous la forme dont nous disposons et que nous venons de décrire nous semble revenir à amputer le projet d’Ibn Qutayba de l’aspect essentiel que représente la réception de l’ouvrage par ses destinataires, c’est-à-dire l’usage qu’ils en ont et qui recèle une part de sens indispensable à la compréhension du texte. Prendre en compte cet aspect fait reprendre vie, nous semble-t-il, à ce matériau apparemment figé sur le papier

31. Ğāḥiẓ, Abū ‛Uṯmān ‛Amr b. Baḥr al-Kinānī al-Fuqaymī al-Baṣrī, célèbre auteur mu‘tazilite très fécond. Né à Baṣra vers 160/776 et mort en 255/868-9, il doit son surnom à une malformation de ses yeux. Il fera une brillante carrière sous le califat d’al-Ma’mūn. Pour plus de précisions, cf. Ch. Pellat, « Djāḥiẓ (al-) », EI2. 32. Le ḥadīṭ, discours exemplaire par excellence, fait fonction d’argument. Le terme désigne « la Tradition rapportant les actes ou les paroles du Prophète, ou son approbation tacite de paroles ou d’actes effectués en sa présence », J. Robson, « Ḥadīth ». EI2.

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La notion d’adab chez Ibn Qutayba dans un ordre immuable et définitif, en restituant au texte la part de sens qui nous échappe. Si cette première lecture apparaît, pour citer à nouveau Roland Barthes 33, comme « bien plus thématique que formaliste » c’est là cependant la liberté méthodologique qu’il faut assumer : on ne peut commencer l’analyse d’un texte (puisque c’est le problème qui a été posé), sans en prendre une première vue sémantique (de contenu), soit thématique, soit symbolique soit idéologique.

La description de la forme de l’ouvrage et le travail de traduction effectuée sur l’introduction ainsi que sur d’autres parties du texte sont les prémisses et le fondement de cette question du sens, mais il nous semble qu’elles présentent un danger d’enfermement de ce sens à l’intérieur d’un « genre » littéraire lié à un type d’écriture, à l’intérieur d’une sphère spatio-culturelle. Pour échapper à cet enfermement du sens, qui ne se laisserait alors appréhender que par une glose voisine de la paraphrase, le recours aux outils mis à jour par l’analyse structurale – que nous n’érigerons cependant pas en système, tout système connaissant ses limites –, nous paraît être le moyen de parvenir à « faire éclater le texte, la première nuée des sens, la première image des contenus 34 ». Nous citerons encore la phrase de clôture du texte de Roland Barthes avant de « commencer » à notre tour : L’analyste trouvera son compte à ce mouvement puisqu’il lui donne à la fois le moyen de commencer l’analyse à partir de quelques codes familiers et le droit de quitter ces codes (de les transformer) en avançant, non dans le texte (qui est toujours simultané, volumineux, stéréographique), mais dans son propre travail 35.

Cette nécessité de dépasser le sens apparent du texte sur lequel nous avons jeté notre dévolu, mais également d’autres textes du même type, nous a poussée à rechercher dans la production littéraire de l’Occident, la France en particulier, l’existence d’un « genre parent », quelle que soit la nature de cette parenté, de la production d’adab sous la forme de recueils d’aḫbār 36, dont le sens de « propos rapportés » a progressivement laissé place, au cours de l’évolution de notre réflexion, à celui de « récits exemplaires ». Nous avons précisé en note, dans la traduction du prologue du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār, que le terme « récit » était à prendre au sens de « relation », et ce, quelle que soit la 33. 34. 35. 36.

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R. Barthes, « Par où commencer ? », p. 155. Ibid. Ibid. J. Chabbi traduit ḫabar et son pluriel aḫbār par « récits véridiques », J. Chabbi, Le seigneur des tribus. L’Islam de Mahomet, Paris 1997, p. 131. Sur la notion de ḫabar, cf. M. Al-Qadi, Al-ḫabar fī-l-adab al-‛arabī, Beyrouth 1998. Sur les différents sens du terme ḫabar et les relations qu’il entretient avec le mot hikāya, cf. également, A. J. Wensinck, « Khabar », EI2 et Ch. Pellat, « Ḥikāya », EI2.

Introduction forme de ce qui est rapporté : sentences, aphorismes, proverbes, histoires ou encore vers de poésie, et nous avons rendu ce terme en français par « récits exemplaires » à cause de la charge d’exemplarité qu’ils recèlent. Le terme d’exempla a suscité notre intérêt par ce qu’il recélait de contenu lié à l’exemplarité et à la norme, notions indissociables de l’adab parce qu’elles président à sa production. C’est ainsi que, à côté des indispensables et très précieuses clefs de lecture données par Ibn Qutayba lui-même dans l’introduction qu’il fait à son ouvrage, ainsi que dans d’autres textes qui lui sont attribués, et à côté des auteurs arabes issus de la même sphère spatio-culturelle, le recours à la production écrite des exempla en Occident médiéval nous a semblé très éclairant par certains aspects, étant entendu que la spécificité des deux termes de cette comparaison : ḫabar et exemplum, ne peut être réduite. Une fois cette confrontation réalisée, un autre trait caractéristique commun à notre texte et aux exempla nous a paru incontournable : la collecte, le classement et la consignation par écrit de ces matériaux relèvent, en effet, d’une démarche d’ordre encyclopédique qu’il nous a fallu examiner de près. Notre travail s’inscrit donc dans une double démarche, de par l’aspect transversal des questions qu’il soulève. Ces questions ne sont, en effet, pas strictement circonscrites à la littérature arabe classique mais touchent au statut de la littérature médiévale en général. Cette étude se veut donc à la fois analyse de l’œuvre d’Ibn Qutayba, auteur de littérature arabe classique et incursion dans la littérature médiévale occidentale, incursion qui s’est très naturellement imposée à nous au vu de la nature rhétorique, au sens aristotélicien, de la structure de notre objet d’étude principal qu’est le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār. La comparaison de notre texte de départ avec les exempla et l’encyclopédisme médiéval en Occident s’est imposée comme un éclairage indispensable à une meilleure compréhension de la littérature d’adab, gommant, le temps de cette incursion, la distance et l’étrangeté produites par ce type de textes sur le lecteur occidental moderne, en dépit de quelques voix – dont, paradoxe éclatant, celle d’Ibn Qutayba lui-même –, qui dénient à l’Islam médiéval l’intégration et l’appropriation profondes de la pensée grecque, et aristotélicienne en particulier. C’est donc autour des notions d’auteur et de genre littéraire que s’articule notre recherche. La traduction et l’étude du prologue de notre texte, mais également le recours aux textes introductifs des ouvrages d’adab d’Ibn Qutayba que sont l’Adab al-Kātib 37, le Kitāb al-Ma‛ārif, le Ši‛r wa-š-Šu‛arā’ 38, voire à

37. Kitāb Adab al-Kātib (désormais Adab al-Kātib), Beyrouth 1999. 38. Kitāb aš-Ši‛r wa-š-Šu‛arā’ (désormais Ši‛r), Beyrouth 1984.

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La notion d’adab chez Ibn Qutayba des textes para-religieux 39 comme le Muḫtalif al-Ḥadīṯ 40, révèlent un auteur parfaitement conscient de sa fonction et de la mission que cette charge lui impose. C’est ce que nous nous attacherons d’abord à démontrer en tentant d’établir trois types de preuves : 1o matérielle : c’est l’existence d’un texte dont la société et les pairs d’Ibn Qutayba, auteurs d’adab et biographes, lui attribuent la paternité ; 2o symbolique : en mettant à jour l’autorité qui fonde l’auteurité de notre auteur ; 3o « objective » : en partant à la recherche, dans le texte, des traces du « Je-Ibn Qutayba », soit, en procédant à une analyse stylistique du prologue, encore une fois, lieu d’expression privilégié de l’auteur. L’étude générique proprement dite constituera la seconde partie de notre travail, partie que nous consacrerons, en premier lieu, au rapprochement de notre texte avec la littérature d’exempla. Pour ce faire, nous confronterons systématiquement les traits distinctifs de l’exemplum et de notre texte, et tenterons d’établir les liens qu’entretiennent la conception et l’écriture du prologue des ‘Uyūn avec la rhétorique, telle qu’Aristote l’a définie. Nous nous attacherons ensuite à cerner les destinataires de l’ouvrage. Nous nous livrerons, en second lieu, à l’examen de la notion d’encyclopédisme, dans le but de définir la nature des liens qu’elle entretient avec l’adab, en posant les fondements théoriques de notre réflexion, avant de confronter notre texte à d’autres textes d’adab dits « encyclopédiques », produits par des auteurs postérieurs à Ibn Qutayba. Nous nous sommes fondée, pour les textes arabes qui ont servi de supports à notre réflexion, et dont nous avons traduits des extraits, sur les éditions suivantes. Pour le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār, qui a fait l’objet de plusieurs éditions et dont nous avons traduit le prologue et la tables des matières : – celle d’Aḥmad Zakī al-‛Adwī en 4 volumes, au Caire (Dār al-kutub) 1925-1930. Cette édition fait autorité car elle était, jusqu’en 1985, la seule à proposer l’intégralité du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār. Nous travaillerons essentiellement sur cette édition, sachant qu’il en existe deux autres que nous avons également consultées ; – celle de Brockelmann, Weimar 1898-Berlin 1900-Strasbourg 1903-1908, la plus ancienne, mais incomplète car ne contenant que quatre livres sur dix ; – celle de Yūsuf ‛Alī Ṭawīl en 2 volumes, à Beyrouth (Dār al-kutub al-‛ilmiyya) 1985, la plus récente à notre connaissance.

39. Nous avons délibérément axé notre recherche sur l’œuvre d’adab d’Ibn Qutayba. Le recours à l’œuvre théologique de notre auteur viendra occasionnellement éclairer les textes que nous avons choisi d’analyser, et étayer notre démonstration. 40. Ibn Qutayba, Kitāb Muḫtalif al-Ḥadīṯ, éd. Farağ Allāh Zak al-Kurdī, Maḥmūd Šukrī al-Alūsī, Maḥmūd Šābandār Zade, Le Caire 1908.

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Introduction Pour le Kitāb al-Ma‛ārif, nous nous sommes référée à l’édition de Ṭarwat ‛Ukāša, Le Caire 1960, édition considérée comme « définitive » par Gérard Lecomte car tenant compte des différents manuscrits connus et comportant « un appareil critique très soigné et des index très complets » ainsi qu’une introduction sur l’homme et l’œuvre 41. Deux autres éditions existent et ont également été consultées : – celle de Wüstenfeld, Göttingen 1850, la plus ancienne et longtemps l’unique ; – une édition plus récente de l’ouvrage à Beyrouth en 1987 (Dār al-kutub al-‛ilmiyya), très peu annotée, et que nous signalons dans un souci d’exhaustivité. Pour les autres ouvrages d’Ibn Qutayba auxquels nous avons eu recours, nous donnons en note les références de l’édition utilisée.

41. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 123-124.

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PREMIÈRE PARTIE

Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières est nouvelle. […] J’aimerais autant qu’on me dît que je me sers de mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par une différente disposition. Pascal, Pensées 65 1

« Polygraphe » et « auteur d’adab », c’est ainsi que Gérard Lecomte désigne Ibn Qutayba dans la notice qui lui est consacrée dans l’Encyclopédie de l’Islam 2. C’est là l’une des désignations les moins dépréciatives de ce personnage, souvent opposé à al-Ğāḥiẓ, que la tradition orientaliste considère comme un esprit plus ouvert et plus brillant. Un « polygraphe », un « auteur non spécialiste qui écrit sur des domaines variés 3 », mais également, un auteur d’adab. Au moins le qualificatif d’auteur lui est-il associé, aux côtés des termes traditionnellement dévolus aux auteurs médiévaux tels que compilateur, qui aujourd’hui s’est chargé d’un sens dépréciatif, prosateur, neutre au contraire du précédent, ou encore de ceux qui le désignent par sa spécialité : collecteur de traditions prophétiques ḥadīṯ théologien, jurisconsulte, mais aussi dans les sources arabes : naḥwī (grammairien), luġawī (philologue), mufassir (exégète). La liste n’est pas exhaustive et l’on peut y ajouter un certain nombre de jugements tels que : Les Arabes, qui se sont d’ailleurs révélés incapables de le [al-Ğāḥiẓ] suivre, reconnaissent en lui le Mu‘allim al-‘aql wa-l-adab, celui qui a enseigné la

1. B.  Pascal, Les Pensées, Paris 2004. 2. G. Lecomte, « Ibn Ḳutayba », EI2. 3. Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, Paris 1993.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur raison et l’adab, un Montaigne arabe, qui aurait cependant parlé devant des bancs vides, ou plutôt vidés par Ibn Qutayba, l’autre imâm de la culture et des belles-lettres. […] En d’autres termes, la porte de l’idjtihâd 4, largement ouverte par Djâhiz sera refermée par Ibn Qutayba 5.

Ou encore : Celle-ci (l’œuvre d’Ibn Qutayba) ne tient pas, comme le croit une tradition trop tenace, à l’ampleur exigeante du savoir, mais presque à son contraire, à cette construction synonyme de cohérence et de contrainte, où Ibn Qutayba enferme l’homme nouveau 6.

Ou enfin : De même un collectionneur d’anecdotes ou de maximes portant sur des sujets très divers pouvait-il se montrer dans ses écrits, comme le fit Ibn Kutayba, un théologien de formation 7.

Nous aurions donc affaire, d’une part à un auteur à la fois spécialisé et non spécialisé, d’autre part à un compilateur, collectionneur, et enfin à un redoutable censeur. Les jugements et désignations d’Ibn Qutayba sont légion, mais qu’en est-il vraiment de ce personnage ? Nous avons si peu d’éléments susceptibles de nous renseigner à son sujet en dépit des tentatives de chronologie proposées par ses biographes – efficacement synthétisées par Gérard Lecomte 8 –, qu’une entreprise de restitution de ce qu’ont pu être l’homme et ses idées nous paraît vouée à l’échec. Tenter d’éclairer son œuvre d’adab, puisque c’est là le propos de notre recherche, suivant la démarche lansonienne, en recourant à ce que nous savons de l’homme, ne nous a pas paru pertinent pour les raisons suivantes : l’entreprise a déjà été menée, sous le titre explicite de Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, et menée au mieux si l’on considère l’indigence des données biographiques dont nous disposons. C’est en effet un outil de travail fort utile pour qui s’attèle à un travail sur Ibn Qutayba. Par ailleurs,

4.

Littéralement : « fait de se donner la peine ». En droit islamique, terme technique désignant d’abord l’usage du raisonnement individuel et ensuite, l’utilisation de la méthode du raisonnement par analogie (qiyās). Ce terme s’oppose à taqlīd qui est l’acceptation inconditionnelle de la doctrine des écoles établies et des autorités. Cf. D. B. Mac Donald et J. Schacht, « Idjtihād », EI2. Sur la notion de taqlīd, cf. N. Calder, « Taḳlīd », EI2. 5. Ch.  Pellat, « Variations sur le thème de l’adab », Correspondance d’Orient 5-6 (1964), p. 36. Si l’on trouve chez al-Ğāḥiẓ des traces de sa pensée propre, ce qui reste à démontrer, la comparaison avec Montaigne nous semble outrancière si l’on se référe ne serait-ce qu’à cette phrase par laquelle ce dernier expose son projet : « Je me suis présenté moy-mesme à moy, pour argument et pour subject. C’est le seul livre au monde de son espèce, d’un dessein farouche et extravagant », Montaigne, Les Essais, Paris 2007, Livre II, 8, p. 364. 6. A.  Miquel, extrait de sa thèse, cité par Ch. Pellat, ibid., p. 37.  7. D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, Paris 1983, p. 407. 8. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées.

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Ibn Qutayba auteur le bien-fondé de la démarche, initiée par Sainte-Beuve, a été, dès l’origine, et continue à être sujet à discussion dans l’histoire de la critique littéraire. Antoine Compagnon décrit ce conflit comme : […] celui des partisans de l’explication littéraire, comme recherche de l’intention de l’auteur (on doit chercher dans le texte ce que l’auteur a voulu dire), et des adeptes de l’interprétation littéraire, comme description des significations de l’œuvre (on doit chercher dans le texte ce qu’il dit, indépendamment des intentions de son auteur). Pour échapper à cette alternative, une troisième voie, souvent privilégiée aujourd’hui, insiste sur le lecteur comme critère de la signification littéraire 9.

L’évolution de la critique alliée à la pauvreté des renseignements qui nous sont parvenus sur l’homme, nous a donc naturellement poussée à envisager l’étude de notre texte à la manière des « adeptes de l’interprétation littéraire », en privilégiant celui-ci par rapport à ce que nous savons de l’auteur, et en tenant compte, dans la mesure du possible, du destinataire comme critère susceptible d’éclairer le texte. La perception de notre auteur comme spécialiste des sciences religieuses, figure austère du sunnisme dominant et compilateur d’adab face à un Ğāḥiẓ, « libre-penseur » mu‘tazilite 10 et véritable auteur, fut longtemps la nôtre, héritage de la tradition orientaliste qui voulait voir en ce dernier un précurseur de l’humanisme quand le premier représentait le Moyen Âge, période associée à l’obscurantisme jusqu’au récent renouveau des études médiévales. Gérard Lecomte est le premier à tenter de démystifier cette représentation, ou tout au moins à l’examiner. C’est ainsi qu’il écrit : Or qui dit al-Ğāḥiẓ dit Ibn Qutayba. Il a été dit et redit que ces deux hommes sont comme le volet d’un même dyptique, que l’on ne saurait s’intéresser à l’un sans connaître l’autre, qu’ils représentent deux tendances humaines opposées, mais complémentaires ; on en a fait, selon la tendance, les porte-parole ou les boucs émissaires de telle ou telle orientation de la pensée islamique, l’un, mu‘tazilite et par conséquent représentant la raison et le progrès, l’autre, farouchement sunnite, représentant naturellement la tradition, voire la réaction 11.

La notion de liberté d’esprit et de pensée nous semble, dans un premier temps, fort sujette à caution dans un monde et à une époque où la survie matérielle de tout lettré dépendait exclusivement du puissant auquel il vouait ses talents. Une fois cet argument écarté, reste la doctrine qui fut celle d’al-Ğāḥiẓ,

9. A.  Compagnon, Qu’est-ce qu’un auteur ?, cours en ligne (http://www.fabula.org/compagnon/ auteur.php), « Introduction : mort et résurrection de l’auteur », p. 3 sur 7, mars 2007. 10. Partisan du mu‘tazilisme, mu‘tazila en arabe. Nom de l’école théologique qui créa la dogmatique spéculative de l’Islam. Cf. D. Gimaret, « Mu‘tazila (al-) », EI2. 11. G.  Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, première page de l’introduction.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur extrêmement séduisante pour les esprits rationnels que nous sommes, la tentative de réconcilier foi et raison philosophique étant familière à l’Occident chrétien qui finit par canoniser Thomas d’Aquin en 1323, après une longue lutte contre l’averroïsme à la Sorbonne. Mais au-delà des positions religieuses et philosophiques de ces deux auteurs, il nous est apparu indispensable de rechercher dans leurs écrits la source des sympathies ou antipathies, des sensations de proximité ou de distance respectivement éveillées en nous, esprits occidentaux, par ces deux auteurs. En effet, la perception de proximité ou de distance entre l’écrivain et son lecteur ne serait-elle pas directement en lien avec l’écriture ? Lorsqu’al-Ğāḥiẓ emploie la première personne, s’adresse à son lecteur ou prend directement position sur une question particulière, à travers ses épîtres notamment, il établit bien plus sûrement une relation avec celui qui le lit qu’Ibn Qutayba, se dissimulant, en apparence, derrière des propos qu’il présente comme la simple restitution de ce qu’il a entendu de la bouche de telle ou telle autorité. C’est du moins l’impression que produit la lecture du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār au premier abord, car l’on est bien en peine de retrouver dans le corps de l’ouvrage la présence d’un « Je » rappelant l’existence d’un auteur. « Rappelant » et non « dévoilant » son existence, car il est un lieu où l’auteur Ibn Qutayba se manifeste : le prologue à son ouvrage, et, d’une manière plus générale, les prologues à ses ouvrages. Ceci pose naturellement la question de la lisibilité de tels ouvrages en dehors de leur introduction : comment appréhender un texte qui se présente comme un recueil de récits et jugements sans liens discursifs entre eux, en l’absence d’un auteur ? Car, bien que soigneusement ordonnés et regroupés sous des titres qui délimitent les chapitres du livre, ils suscitent en nous une question qui demeure : pourquoi a-t-on écrit cela ? C’est-à-dire : qu’en faire ? En d’autres termes le prologue, lieu privilégié de l’expression de l’auteur, est-il indispensable à la « bonne » compréhension du texte ? Ceci nous renvoie à la fonction herméneutique de l’auteur : l’intention de l’auteur telle qu’il l’expose consciemment dans son prologue et que nous distinguons de l’éclairage du texte par la vie de l’auteur, confère-t-elle à l’ouvrage une part de sens indispensable à sa lecture ? Et s’agit-il d’une lecture possible ou de la « bonne » lecture ? Entreprendre de répondre par oui ou non à cette dernière question ne saurait être l’objet de notre propos. Il demeure que la perception du texte d’Ibn Qutayba sera différente selon qu’on aura eu connaissance ou non du prologue qui l’accompagne, ne serait-ce que par ce qu’il aura contribué, en tant que lieu d’expression du « Je-auteur », à abolir en partie la distance instaurée entre un texte dénué, en apparence, de toute subjectivité et le lecteur d’aujourd’hui. Nous nous insurgeons donc contre l’idée du « discours sans livre/ḫuṭba bi-lā kitāb », professée par Gérard Lecomte, selon laquelle l’introduction du Kitāb Adab al-Kātib n’aurait rien à voir avec le contenu de l’ouvrage du même titre et « pourrait sans inconvénient figurer en tête des ‘Uyūn, 22

Ibn Qutayba auteur des Ma‛ārif, ou même du Muḫtalif 12 ». Déjà, Ibn Ḫallikān 13 dénonçait, dans la notice qu’il consacre à Ibn Qutayba 14, cette opinion largement répandue et partagée de son temps par nombre de lettrés, l’attribuant à la diversité des contenus de l’ouvrage et à la longueur de son introduction. Par ailleurs, si l’on peut, en effet, déceler dans les prologues d’Ibn Qutayba une structure et des thèmes, voire des images, récurrents, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir, il nous semble que tous, y compris le moins abouti d’entre eux, celui du Kitāb al-Ma‛ārif, répondent au contenu des textes qu’ils inaugurent, ne serait-ce que parce qu’ils comportent l’annonce détaillée du plan de l’ouvrage en question. Ce jugement est d’autant plus troublant que c’est vraisemblablement la lecture du prologue au Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār qui vaut à Ibn Qutayba les élans de sympathie de Gérard Lecomte : celui-ci n’hésite pas, en dépit des critiques qu’il fait à l’encontre de la séparation communément établie entre les aspects profane et religieux de l’œuvre d’Ibn Qutayba, à qualifier malgré tout cette introduction de « synthèse humaniste 15 », cédant en cela à la vision « ethno-centriste » de son temps, celle-là même qui désigna al-Ğāḥiẓ comme un précurseur de la « libre-pensée ». Autant d’éléments nous permettant de comprendre la sympathie éveillée par celui-ci, à qui la tradition orientaliste confère le statut de penseur et d’auteur à part entière, quand son cadet Ibn Qutayba est traditionnellement relégué au rang de censeur et de compilateur, au sens péjoratif que ce dernier terme a pris à partir du xvie siècle, la compilation désignant désormais, après avoir été au Moyen Âge un recueil de textes rassemblés à des fins d’enseignement, un livre fait uniquement d’emprunts. C’est en effet de cette conception que la tradition orientaliste a naturellement hérité pour dénier à l’écriture médiévale arabe, sans souci d’adaptation à la réalité de son temps, toute inventivité, hormis chez quelques rares élus parmi lesquels figure al-Ğāḥiẓ. Nous aurons à revenir de manière approfondie sur les notions de créativité et d’emprunt en vue de définir les caractéristiques de la « fonction-auteur » – pour reprendre la célèbre formulation de Michel Foucault 16 – chez Ibn Qutayba, en particulier dans le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār, car nous poserons en effet la

12. Ibid., p. 106. 13. Ibn Ḫallikān, biographe arabe né à Irbil en 608/1211 et mort à Damas en 681/1282. Son dictionnaire bibliographique, Kitāb Wafayāt al-A‛yān wa Anbā’ Abnā’ az-Zamān (que l’on pourrait traduire par « Obituaire des grands personnages et nouvelles de ceux de ce temps »), ne contient que les noms des personnages dont l’année de la mort a pu être vérifiée par ses soins. Cf. J. W. Fück, « Ibn Khallikān », EI2. 14. Ibn Ḫallikān, Kitāb Wafayāt al-A‛yān wa Anbā’ Abnā’ az-Zamān, Damas 1974. 15. G.  Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 430. 16. M.  Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de la philosophie LXIII (1969), p. 73-104, repris dans Dits et écrits. 1954-1988, éd. D. Defert et F. Ewald (dir.), Paris 1994, I, p. 789-821.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur question suivante : en quoi notre « compilateur d’aḫbār » est-il un auteur ou, en d’autres termes, en quoi le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār est-il œuvre d’auteur et non simple « re-production » de textes lui préexistant ? Précisons encore qu’il est largement admis que cet ouvrage est l’un des premiers textes de ce type qui nous soient parvenus, inaugurant une longue liste de livres à la démarche identique et à la forme approchante au fil des siècles, et qu’en cela Ibn Qutayba a acquis l’autorité qui le fait en partie auteur. Mais au-delà de l’autorité de l’initiateur et du codificateur, il nous faudra rechercher l’écrivain, c’est-à-dire ce qui fait la signature de notre auteur en dépit du caractère sériel que ce type d’ouvrages prendra par la suite. Pour ce faire, il nous a semblé pertinent d’établir la réalité de l’existence de l’auteur Ibn Qutayba par l’intermédiaire d’éléments faisant office de preuves : en premier lieu, la preuve matérielle constituée par le texte et l’attribution à son auteur. Il faut constater que, contrairement à l’Occident, qui ne verra véritablement l’émergence de la notion d’auteur telle qu’on la connaît aujourd’hui qu’à l’aube de la Renaissance, l’Islam médiéval fait très tôt une large place au champ de l’autorat, par l’établissement précoce de dictionnaires bio-bibliographiques qui n’ont eu d’équivalent par le passé que les ouvrages initiés par les Grecs. En second lieu, c’est la preuve symbolique, et non moins importante, de l’existence de l’auteur, c’est-à-dire le poids de son autorité, que nous prendrons en compte, avant de conclure par l’épreuve du texte : l’étude, proprement dite, du prologue au Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār nous permettra en effet d’établir la preuve de la réalité d’une fonction d’auteur active, au sein de ce livre en particulier, et des ouvrages de même nature en général.

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CHAPITRE I PREUVE MATÉRIELLE DE L’EXISTENCE DE L’AUTEUR : LE TEXTE

L’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Âge, avec l’empirisme anglais et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l’individu ou, comme on dit plus noblement, de la « personne humaine » 1.

Cette phrase, extraite du célèbre article de Roland Barthes « La mort de l’auteur », publié en 1968, précède de peu l’article de Michel Foucault, dont le passage suivant est cité par Michel Zimmermann, dans son discours d’ouverture du colloque intitulé Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale 2 : Ces textes qu’aujourd’hui nous appellerions littéraires (récits, contes, épopées, tragédies, comédies) étaient reçus, mis en circulation, valorisés sans que soit posée la question de leur auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie suffisante. En revanche, les textes que nous dirions maintenant scientifiques, concernant la cosmologie et le ciel, la médecine et les maladies, les sciences naturelles ou la géographie, n’étaient reçus au Moyen Âge et ne portaient une valeur de vérité qu’à la condition d’être marqués du nom de leur auteur 3.

Constatant en effet que « désormais, le discours littéraire ne peut plus être reçu s’il n’est doté de la fonction auteur », Michel Zimmerman nous rappelle que l’émergence de l’auteur, en tant qu’individu conscient et identifié d’une création originale, est relativement récente, et qu’on peut la situer à la fin du Moyen Âge. Antoine Compagnon, en introduction à son cours sur l’auteur, désigne ces deux textes comme le « credo de la théorie littéraire des années 1970, diffusée sous le nom de post-structuralisme, ou encore de déconstruction ».

1. R. Barthes, « Le bruissement de la langue », p. 62. 2. M. Zimmermann (éd.), Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines 14-16 juin 1999, Paris 2001, p. 7. 3. M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 84.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur L’analysant dans son contexte d’opposition à l’histoire littéraire lansonienne, il conclut en reconnaissant qu’elle a « inauguré une ligne de recherche productive » et écrit lui-même : On imagine volontiers que la notion d’auteur a toujours existé. Or, rien n’est moins sûr. Il s’agit bien plutôt d’une notion qui a émergé lentement, avant de se fixer, telle qu’elle nous est familière entre les Lumières et le Romantisme. La notion d’auteur n’existait ni en Grèce ni au Moyen Âge, où l’autorité émanait des dieux ou de Dieu. La Renaissance et l’imprimerie l’ont vue apparaître bien avant qu’elle fût reconnue en droit. La légitimité et l’autorité individuelle de l’auteur sont des idées modernes 4.

Nous pourrions multiplier les citations à l’infini, mais point n’est besoin, pour notre propos, de refaire la démonstration de cet état de fait. Ces quelques phrases suffisent à introduire, par le biais de la comparaison, le premier aspect de la problématique de l’auteur en Islam médiéval, problématique que nous avons choisi d’aborder par l’étude du cas d’Ibn Qutayba et de son Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār. En effet, alors que l’Occident commence à désigner un auteur individué, distinct du copiste, à la fin du Moyen Âge, la situation semble bien être très différente en Islam médiéval. Car, si la production littéraire du Moyen Âge occidental est, pour une grande part, anonyme et/ou à caractère collectif, la civilisation arabo-musulmane fait très tôt une place à l’auteur, jusque dans les ouvrages dits de compilation qui ne sont pas, dans leur ensemble, considérés comme des travaux collectifs ou/et anonymes. Ce dernier type d’ouvrages, qui prospère durant des siècles, frappe, au premier abord, par son caractère sériel, et pourtant, dans la plupart des cas, chaque livre a un titre et un auteur distincts. Cette dernière constatation ne tient pas compte de la réalité dont on peut supposer qu’elle doit parfois, voire souvent, présenter des écarts par rapport à cet ordre apparemment sans faille qu’est l’attribution systématique d’un ouvrage à un auteur, la correspondance systématique entre un nom et un titre. À ce sujet, nous posons un certain nombre de questions sur lesquelles nous reviendrons, notamment lors de notre réflexion sur la distinction entre auteur et copiste/scripteur, toutes liées à la problématique de la signature et évoquées par Katia Zakharia dans un exposé concis de l’état des sources et de la documentation en littérature arabe classique 5. En effet, qui nous dira si ces textes, exclusivement attribués à tel ou tel auteur, n’ont pas été écrits collectivement, le maître insufflant la matière à des disciples qui auraient participé de manière plus ou moins active à la naissance de l’œuvre, voire qui

A. Compagnon, Qu’est-ce qu’un auteur ?, cours en ligne, « Quatrième leçon : Généalogie de l’autorité. » 5. H.  Toelle et K. Zakharia, À la découverte de la littérature arabe, Paris 2003, p. 50-52. 4.

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte l’auraient achevée en y mettant la dernière main, et parfois davantage ? Ce fut le cas en Occident, où un tableau de maître sortait de son atelier, lieu de formation des peintres en herbe, et où l’écriture d’un mouvement entier pouvait être confiée par le musicien à l’un de ses élèves. Quelle que soit l’importance de ces écarts, palpables à travers les ouvrages qui nous sont parvenus sans le nom de leur auteur ou dont on a pu établir le caractère pseudépigraphique 6, force nous est de constater l’existence, précoce par rapport au monde médiéval occidental, de véritables ouvrages bio-bibliographiques, catalogues ou dictionnaires, consignant auteurs et ouvrages, et ce dès le ixe siècle de l’ère chrétienne : la première grande bio-bibliographie fut en effet composée par un libraire de Baġdād, Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr 7 (m. 280/893), sous le titre de Livre des auteurs/Kitāb al-Mu’allifīn, dont le classement était alphabétique et qui devait, écrit Houari Touati, « au moins réaliser le programme des Tables de Callimaque 8 », c’est-à-dire livrer de chaque auteur la biographie et la bibliographie. Parmi les ouvrages de ce type, celui-ci a été perdu, ainsi que le livre du même titre attribué à al-Qifṭī (mort en 656/1248), mais l’Islam médiéval n’a cessé de produire ces catalogues bio-bibliographiques, rattachés ou non à une bibliothèque en particulier 9. Ainsi, le formidable outil de travail qu’est le Fihrist/Catalogue d’alNadīm 10, composé au ive/xe siècle et parvenu jusqu’à nous. Houari Touati, lui consacrant une partie de son dernier chapitre, note qu’Ibn Nadīm ne semble pas avoir connu l’ouvrage de Callimaque, mais qu’il n’ignore pas ce que sont les Tables en termes de modèle d’écriture : « Finakes, observe-t-il, est un terme grec qui signifie « inventaire de livres 11 ».

6.

Pour exemple, Cf. G. Lecomte qui recense six ouvrages dont on a établi de façon certaine ou probable qu’ils ont été faussement attribués à Ibn Qutayba. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 172-78.  7. Cf. S. M. Toorawa, Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr and Arabic Writerly Culture. A Ninth-Century Bookman in Baghdad, Londres – New York 2005. 8. H. Touati, L’armoire à sagesse, Paris 2003, p. 307. 9. Sur les catalogues de bibliothèque, cf. H. Touati, L’armoire à sagesse, p. 300-306. 10. Al-Nadīm, connu également sous le nom d’Ibn al-Nadīm, bibliographe arabe, auteur du Fihrist, mort en 385 ?/995 ? Fils de libraire et très probablement libraire de profession. Cette affirmation se fonde sur l’ensemble de son œuvre dans laquelle est consigné tout ce qui se vendait au ive/xe siècle sur le marché des livres à Baġdād, ainsi que les indications fréquentes sur le volume des ouvrages, les copies de la main des copistes renommés, la recherche et le commerce des livres, et les citations d’autres libraires. Pour plus de précisions, cf. J. Fück, « Ibn al-Nadīm », EI2. 11. H.  Touati, L’armoire à sagesse, p. 308.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Dans le texte d’Ibn al-Nadīm 12 : « Galien l’a évoqué dans un finakes qu’il a écrit, ce terme signifiant inventaire de livres/Wa qad ḏakara-hu Ğālīnūs fī finakas kataba-hu wa ma‛nā hāḏi-hi-l-lafẓa ṯabat 13 al-kutub. » Il souligne également les liens qu’entretient al-Nadīm avec l’aristotélisme dans sa conception rationaliste du monde et dans la classification des sciences dont procède son catalogue. Car il ne s’agit pas moins, en effet, d’un gigantesque inventaire des : […] livres de tous les peuples, arabes et étrangers, existant dans la langue des Arabes, ainsi que leurs écrits en matière des différentes sciences, avec les récits relatifs à ceux qui les ont composés et les catégories de leurs auteurs avec leur généalogie, leur date de naissance, la durée de leur vie, l’époque de leur mort, de même que leur cité, leurs vertus, leurs défauts, depuis le commencement de la constitution de chaque science jusqu’à notre époque qui est l’année 377 de l’hégire [987 de notre ère] 14.

C’est dire la volonté de ne pas laisser un texte ou un discours sans auteur. Abdelfattah Kilito va jusqu’à affirmer le caractère inconcevable de l’anonymat d’un texte en Islam médiéval : « L’anonymat était pour ainsi dire inconcevable ; dans cet ordre d’idées, l’expression “texte anonyme” pourrait illustrer la figure de l’oxymore 15. » Il constate que « tout se passe comme si un énoncé privé du nom de son auteur était source de périls, terre étrangère où les pas ne savent quelle direction prendre, où les orientations se confondent, faute d’un point de repère sûr », car, écrit-il encore : Un discours n’a pas la même valeur selon qu’il est attribué à tel individu ou à tel autre. Il est donc nécessaire de choisir soigneusement le nom qui couvrira le discours et fixera l’attitude que le récepteur doit adopter à son égard 16.

C’est dire dans le même temps le pouvoir du copiste qui peut être assimilé au transmetteur autorisé de tel ou tel texte, ou au contraire dissocié de ce dernier. Est-il confondu avec la figure de l’auteur dans ces ouvrages biobibliographiques, ou bien ignoré, ou encore a-t-il un statut qui lui est propre ? Ces questions ne sont destinées ici qu’à établir de manière solide l’existence de l’auteur en Islam médiéval, auteur distinct du copiste ou scripteur, pour reprendre la terminologie de Roland Barthes 17.

12. Ibn al-Nadīm, Fihrist, Téhéran 1971, p. 18. 13. « Indication exacte (de choses, d’objets) », A. de B. Kasimirski, Dictionnaire Arabe-Français, Paris 1860, Ṭabat. 14. Ibn al-Nadīm, Fihrist, p. 3. 15. A.  Kilito, L’auteur et ses doubles, Paris 1985, p. 15. 16. Ibid., p. 68. 17. R. Barthes, « Le bruissement de la langue », p. 65.

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte I. De la distinction scripteur/auteur En effet, des noms aussi prestigieux que ceux d’Ibn Muqla 18, d’Ibn al-Bawwāb 19 ou de Yāqūt al-Musta‛ṣimī 20 peuvent accompagner celui de l’auteur et conférer à l’ouvrage un surplus de valeur 21, il n’en demeure pas moins que leur fonction est distincte de celle de l’auteur et qu’ils ne peuvent prétendre, en tant que copistes-calligraphes, qu’à l’autorat de l’aspect matériel du manuscrit. Il est intéressant de noter que les deux derniers furent auteurs à leurs heures, puisque l’on attribue à Ibn al-Bawwāb une épître ainsi qu’un poème didactique sur l’art de l’écriture, et à Yāqūt al-Musta‛ṣimī un Kitāb Aḫbār (« Livre des récits ») et un Afkār al-Ḥukamā’ (« Pensées des sages »). Qu’une seule et même personne cumule les savoir-faire de copiste, calligraphe, enlumineur et d’auteur n’est sans doute pas chose rare dans le monde médiéval où tout auteur commence par « faire ses classes » avec la copie d’ouvrages dont il a pu ou non se faire le transmetteur autorisé. Plus encore, nous pensons avec Gérard Leclerc que le copiste est un auteur en puissance : « La lecture du copiste est bon gré mal gré interprétation. Involontairement par ses erreurs, intentionnellement par ses gloses et ses interpolations 22. » Reprenant la description du modèle théorique de la hiérarchie des positions d’énonciation dans la culture médiévale, énoncé par Antoine Compagnon 23 – depuis le scriptor, copiste servile, suivi du compilator qui choisit et rassemble des textes à des fins pédagogiques, puis du commentator qui exprime le sens du texte tel qu’il l’a perçu jusqu’à l’auctor, qui met du sien dans le texte et crée son propre énoncé –, Gérard Leclerc note l’extrême perméabilité de la frontière entre production et reproduction, le lien se faisant en « la personne même du clerc, à la fois commentateur et copiste 24 ». Cette confusion des rôles est à nouveau

18. Ibn Muqla, vizir de l’époque abbasside, dont la carrière politique s’acheva tragiquement avec sa mort en 328/940. Calligraphe de grand renom auquel on attribue la codification des rapports de proportions relatives unissant entre elles les lettres de l’alphabet, ainsi que la systématisation des « six styles » les plus célèbres. Cf. J. Sourdel-Thomine, « Khaṭṭ », EI2, et D. Sourdel, « Ibn Muḳla », EI2. 19. Ibn al-Bawwāb, calligraphe et enlumineur de l’époque buwayhide, m. à Baġdād en 413/1022 ou 423/1031-32, connu également sous le nom d’Ibn al-Sitrī et continuateur d’Ibn Muqla. Cf. J. Sourdel-Thomine, « Ibn al-Bawwāb », EI2. 20. Yāqūt al-Musta‛ṣimī, esclave du dernier calife abbasside al-Musta‛ṣim, lui-même continuateur d’Ibn al-Bawwāb et surnommé « qiblat-al-kuttāb/La référence des secrétaires de chancellerie » (la qibla est la direction de la Mekke), mort à Baġdād en 698/1298. Pour plus de précisions, cf. Sh. R. Canby, « Yāḳūt al-Musta‛ṣimī », EI2. 21. Sur cette question, se reporter à l’ouvrage très documenté de H. Touati, L’armoire à sagesse, chapitre V, « Marchands, faussaires et experts ». 22. G.  Leclerc, Histoire de l’autorité. L’assignation des énoncés culturels et la généalogie de la croyance, Paris 1996, p. 104. 23. A.  Compagnon, La seconde main, ou le travail de la citation, Paris 1979, p. 158. 24. G.  Leclerc, Histoire de l’autorité, p. 106.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur soulignée par Gérard Leclerc qui, dans un autre de ses ouvrages 25, attribue à la copie, parce qu’elle « rend possible la multiplicité des signatures », l’impossibilité pour le récit médiéval d’accéder au statut d’œuvre d’auteur. La copie parasiterait le dialogue direct entre le lecteur et le manuscrit et ne serait qu’un dialogue entre ce dernier et le transmetteur. C’est l’avènement de l’imprimerie qui seul aurait mis fin à cet intermédiaire concurrençant l’auteur : À l’époque de la reproduction manuscrite, c’est le copiste qui semble présenter le texte de l’auteur moderne, de l’œuvre nouvelle. Avec le livre imprimé, c’est l’auteur qui prend la parole et qui s’adresse au lecteur, qui lui présente son œuvre, par-delà la médiation de l’imprimeur 26.

Cette double affirmation de l’existence du copiste comme obstacle à celle de l’auteur et de sa nature de parasite de la relation auteur/lecteur-auditeur ne semble pas être entièrement valide dans le cas des textes qui nous occupent, dans la mesure où Ibn Qutayba présente systématiquement ses ouvrages en usant de la première personne, revendiquant par là la paternité de ses écrits et instaurant un dialogue on ne peut plus direct avec ses destinataires. En effet, et la fonction du prologue comme lieu d’expression de l’auteur se lit ici en filigrane, comment concevoir les adresses au lecteur autrement que comme l’établissement d’une relation entre auteur et lecteur ? Je les ai rassemblés pour toi dans cet ouvrage afin que tu en prodigues le meilleur à ton âme, la redresses à l’aide de ce tuteur, la délivres de la corruption […], l’exerces […], afin que ton langage s’en ressente lorsque tu discoures, ainsi que l’éloquence de ton style lorsque tu écris 27.

Peut-on affirmer plus clairement la nature de la relation d’appartenance entre le texte et ce « je » qui ne cesse d’exposer et de clarifier le projet qu’il réalise au travers de « son » livre : « J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires […] et l’ai divisée en chapitres. […] Je n’ai pas trouvé pertinent que mon livre se limitât […] Notre livre te conduira 28 […] ». Le texte du prologue du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār est émaillé de ce type de formulations. D’autre part, la distinction entre Ibn Qutayba-auteur et le copiste à l’origine de la version dont nous disposons, se voit démontrée de manière éclatante, par les sept interventions assumées de ce dernier. En effet, l’éditeur reproduit, en lieu et place, les conclusions, faites par le copiste, aux quatrième, cinquième, septième, huitième, neuvième et dixième livres qu’il prend systématiquement soin de distinguer du corps du texte par le double biais de la disposition typographique et de sa propre intervention : un trait au centre de la page indique

25. G.  Leclerc, Le sceau de l’œuvre, Paris 1998, p. 215-17. 26. Ibid., p. 220. 27. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 3-6. 28. Ibid., p. 2, l. 17-18, p. 3, l. 17 et p. 4, l. 8.

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte la clôture du chapitre, suivi, à la ligne, ou à la page suivante, d’une phrase entre crochets ou en caractères de taille supérieure, qui annonce, en manière de titre, l’intervention du copiste. Voici, de manière détaillée, les termes de la première de ces doubles interventions : [Restitution de ce qui suit la fin du quatrième chapitre de l’exemplaire manuscrit à partir duquel l’original photographique a été réalisé] (= intervention de l’éditeur). Le livre des tempéraments s’achève. C’est le quatrième livre de la Somme des récits exemplaires d’Ibn Qutayba. Il est suivi du cinquième livre, le livre du savoir. Grâces soient rendues à Dieu, Seigneur des deux mondes, que Sa bénédiction s’étende aux meilleures de ses créatures, le Prophète Muḥammad, sa famille, ses compagnons et l’ensemble des musulmans 29. L’humble [personne], qui se recommande à Dieu le Très-Haut, Ibrāhīm b. ‛Umar b. Muḥammad b. ‛Alī al-Wā‛iẓ al-Ğazarī, l’a copié 30 durant les mois de l’an 594 de l’Hégire 31 (= intervention du copiste).

L’éditeur restitue ensuite, à la page suivante, ce qu’il présente comme suit : [Vient après la fin du quatrième chapitre de l’exemplaire manuscrit à partir duquel l’original photographique a été réalisé, ce qui suit 32].

Il s’agit d’un ajout constitué de quatre anecdotes, deux citations de vers suivies d’un dernier récit, le tout sur la manière d’exprimer sa plainte au souverain oppresseur. Deux hypothèses s’offrent à nous : s’agit-il d’un simple désordre des feuillets constitutifs de l’ouvrage ou d’un complément, volontairement ajouté, par le copiste, au texte de l’auteur, dans le but de l’enrichir et de le compléter ? Dans le second cas, l’on ne peut que constater l’absence de continuité de ces interventions par rapport à la thématique des quelque cinquante pages les précédant. Le quatrième livre des ‘Uyūn se divise, en effet, en deux parties, la première consacrée à l’aspect moral des caractères humains, la seconde à la description physique de l’homme et, partant, de la médecine, ainsi qu’au reste de la Création en général, animaux, plantes et ğunūn (génies, démons). Si l’on peut concevoir que des récits et vers illustrant les vertus de l’éloquence face à la tyrannie d’un souverain aient éventuellement leur place au sein de la première partie du quatrième livre, et plus vraisemblablement dans les chapitres consacrés au pouvoir ou à l’éloquence, leur caractère discordant à la suite immédiate des récits sur les ğunūn ne peut que frapper le lecteur. La seconde intervention du copiste se produit strictement

29. Dans le texte : « ahl bayti-hi/les gens de sa maison ». 30. Dans le texte : « kataba-hu/l’a écrit ». Il s’agit bien évidemment de l’aspect matériel de l’écriture. 31. ‘Uyūn, I/4, p. 114. 32. Ibid., p. 115.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur dans les mêmes conditions que la précédente : même annonce de l’éditeur, prise de parole du copiste qui s’identifie, immédiatement suivie, cette fois-ci, de l’ajout au texte. On constate, de la même manière, l’absence de lien entre le contenu de la sentence et des deux séries de vers ajoutés au texte, et la thématique de ce qui les précède immédiatement. Les mêmes caractéristiques s’appliquent aux sept interventions, si ce n’est que le contenu de la dernière est plus clairement en lien avec la thématique générale du chapitre. Dans tous les cas, le copiste s’identifie avant d’ajouter au texte, transcrit par ses soins, des aḫbār qu’il juge dignes de faire figurer, quelque part dans le déroulement du chapitre qu’il vient de clore, aux côtés de ceux de l’auteur. Mais dès lors qu’il faut respecter le texte de l’auteur en ne se substituant pas à lui, ces ajouts ne doivent pas briser l’unité du texte en interférant avec lui. En d’autres termes, la parole du copiste étant distincte de celle de l’auteur, cet état de fait se manifeste par une séparation matérielle : le copiste signifie la clôture de la parole de l’auteur par les termes tamma et nağiza (être achevé), āḫir (fin), s’identifie et enfin prend la parole en son nom propre. Celle-ci ne peut s’inscrire dans le déroulement de celle de l’auteur. De ce fait, ses ajouts ne sont pas nécessairement la suite logique de la dernière partie du chapitre clos. Cette distinction établie, il reste que, au contraire des ‘Uyūn, l’introduction au Kitāb al-Ma‛ārif fait naître quelques interrogations quant au « je » qui s’exprime. En effet, l’on peut se poser une question liée au déroulement de la transmission de l’œuvre, de l’auteur au transmetteur et/ou copiste : cette transmission autorisée est-elle dissociée de sa mise par écrit ? L’auteur dicte-t-il ce qu’il a lui-même déjà écrit ou compose-t-il oralement ? Dans le second cas, le scripteur transcrit-il fidèlement les mots qu’il a entendus ou procède-t-il à une mise en forme sur la base de notes qui peuvent, par intermittences, correspondre textuellement à la parole de l’auteur ? Car si les deux ouvrages complémentaires que sont les ‘Uyūn et les Ma‛ārif semblent incontestablement émaner du même auteur, ne serait-ce que parce qu’Ibn Qutayba en revendique la paternité, l’on ne peut manquer de n’y pas trouver exactement la même empreinte stylistique. En effet, alors que le prologue des ‘Uyūn, nous le verrons en détail en temps voulu 33, est d’une facture très aboutie sur le plan rhétorique et stylistique, celui du Ma‛ārif laisse voir, par comparaison, une écriture comme inachevée, dénuée des images et métaphores si présentes dans les ‘Uyūn, ainsi que des fréquentes assonances rythmant les très longues phrases qui le constituent. Et l’on ne peut manquer de se demander s’il ne s’agit pas là d’un condensé, d’un résumé de la teneur d’un discours plus élaboré, dont le scripteur aurait finalement restitué le sens à l’exclusion de la lettre. L’intérêt de notre recherche est soumis à ce risque 34 : peut-on

33. Cf. infra, III, Preuve “objective” de la fonction d’auteur. 34. Sur cette question, cf. A. Cheikh-Moussa : « Les écrits d’Ibn Qutayba, d’al-Mubarrad, d’alĞāḥiẓ, et même les épîtres des plus célèbres des scribes de cette époque, sont donc, dès leur

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte dégager les topiques du prologue qutaybien, c’est-à-dire de l’auteur d’adab Ibn Qutayba, sans tomber dans la situation absurde de déceler une même signature stylistique dans des textes finalement rédigés par des mains différentes, qui ne seraient pas, en définitive, celles de l’auteur ? Le risque est à prendre et nous postulerons pour l’« authenticité » de l’écriture des trois prologues aux trois ouvrages d’adab d’Ibn Qutayba que sont les ‘Uyūn, les Ma‛ārif, mais aussi le Kitāb Adab al-Kātib, et ce, quel que ait été le scripteur de ses textes. Transposant la définition de Gérard Leclerc selon laquelle « au Moyen Âge, on appelait “auteurs” certains énonciateurs privilégiés, respectés pour leur possession de l’auctoritas. À l’ère moderne, on appelle “auteur” tout énonciateur dont l’œuvre textuelle a été imprimée et publiée 35 », nous considèrerons qu’en Islam médiéval on peut appeler “auteur” tout détenteur de l’auctoritas dont l’œuvre a été transmise et copiée au point de s’être matérialisée sous la forme du livre. Ces livres sont, dès le ixe siècle de l’ère chrétienne, répertoriés dans des index qui distinguent la fonction d’auteur de celles de transmetteur, de copiste et de calligraphe, ces derniers ne figurant en lieu et place d’auteur qu’à condition de l’avoir été par ailleurs. II. De la proclamation de l’auteur en tant que tel par ses pairs et par la société : les catalogues Examinons à présent la notice bio-bibliographique qu’al-Nadīm consacre à Ibn Qutayba 36 afin de mieux cerner les contours de son « auteurité 37 » et d’en saisir la nature. En d’autres termes, qu’est-ce qui, dans le Fihrist, fait d’Ibn Qutayba un auteur, et quel type d’auteur représente-t-il ?

conception, destinés à une performance, médiatrice, à une lecture, répétitive très certainement, à l’intention de leurs destinataires et/ou dédicataires et à tous les auditeurs éventuels, collègues ou disciples. Cette répétition ne doit nullement être prise pour une simple duplication ou une reproduction à l’identique. Les textes d’adab, anthologies ou gros ouvrages, ne sont rien d’autre que des recueils de notes, aide-mémoires, brouillons ou versions provisoires appelant le commentaire, la glose ou l’interprétation amplificatrice. Ils n’étaient donc guère utilisables sans l’“auteur” ou le disciple dûment autorisé, devenu donc maître à son tour, qui venait ainsi suppléer l’énoncé absent, définitivement pour nous autres lecteurs d’aujourd’hui. Ce que nous lisons n’est que la reproduction, avec tous les avatars qu’elle suppose, non la production première et originale de ces “auteurs”. Aussi retrouvons-nous à peu près, les mêmes problèmes posés par toute tradition orale : problème de la ré-élaboration continue et de l’organisation différente de matériaux anciens, problème de l’unité et de l’authenticité textuelles, de l’authenticité des attributions, de la notion d’auteur et enfin de la datation des différentes versions », A. Cheikh-Moussa, « Considérations sur la littérature d’adab. Présence et effets de la voix et autres problèmes connexes », Al-Qantara (AQ) XXVII/1 (2006), p. 53. 35. G.  Leclerc, Le sceau de l’œuvre, p. 218. 36. Ibn al-Nadīm, Fihrist, p. 85-86. 37. Nous nous approprions ce terme à la suite de M. Zimmermann, dans Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 9.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur En premier lieu, notons que son nom apparaît dans la dernière des trois parties du chapitre dédié aux grammairiens et philologues : « Mention des grammairiens qui ont mêlé les deux écoles et titres de leurs livres », Fī ḏikr qawm min an-naḥwiyyīn ḫalaṭū-l-maḏhabayn wa asmā’ kutubi-him, à la suite des deux sections traitant successivement des « linguistes » de Baṣra et de ceux de Kūfa, respectivement intitulées : « Des débuts de la grammaire, des récits sur les grammairiens de Baṣra et les bédouins éloquents, et titres de leurs livres », Fī ibtidā’ an-naḥw wa aḫbār an-naḥwiyyīn al-baṣriyyīn wa fuṣaḥā’ al-a‛rāb wa asmā’ kutubi-him, et « Des récits sur les grammairiens et philologues de Kūfa et titres de leurs livres », Fī aḫbār an-naḥwiyyīn wa-lluġawiyyīn min al-kūfiyyīn wa asmā’ kutubi-him. Il est intéressant de noter qu’Ibn Qutayba, dont la qualité de théologien le dispute à celle de polygraphe dans la tradition orientaliste, soit seulement mis ici au nombre des « linguistes » ayant participé à la fusion des deux écoles de grammaire. Voilà qui, au premier abord, peut sembler réducteur au vu de la masse de ses écrits, voire doublement réducteur : Ibn Qutayba est un « linguiste » au sein d’une subdivision de « linguistes ». Réducteur, mais aussi paradoxal lorsqu’on se livre à la lecture de la notice que lui consacre Ibn al-Nadīm, qui ne contient pas moins de quarante-sept titres dont tous ne sont pas a priori, loin s’en faut, des ouvrages purement linguistiques. Voici la traduction du texte d’al-Nadīm 38 : Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba de Kūfa, celle-ci étant son lieu de naissance. Il fut appelé al-Dīnawarī parce qu’il fut le juge de [la ville de] Dīnawar. Ibn Qutayba fut un fervent partisan des Basriens, bien qu’il ait fondu les deux écoles et qu’il ait rapporté dans ses ouvrages [des traditions] de Kūfa. C’était un transmetteur fiable (ṣādiq fī-mā kāna yarwī-hi), savant (‛ālim) dans [les domaines] de la philologie, de la grammaire, des mots rares du Coran et de leurs significations, de la poésie et de la jurisprudence, ayant beaucoup classé et composé (kaṯīr at-taṣnīf 39 wa-t-ta’līf 40), et ses livres sont

38. Nous avons volontairement fait suivre la traduction de chaque titre par le titre arabe pour les raisons suivantes : d’une part, les ouvrages d’Ibn Qutayba sont connus et traditionnellement toujours cités en arabe ; d’autre part, le rendu de certains titres, en dehors de tout contexte, et en particulier lorsque l’ouvrage ne nous est pas parvenu, s’est parfois avéré difficile. Enfin, notre édition donne en note des variantes liées à la restitution des signes diacritiques, parfois illisibles sur les manuscrits. Nous citons également en note, lorsqu’elle diffère de la nôtre, la traduction de B. Dodge, The Fihrist of al-Nadīm, A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, New York – Londres 1970. 39. Le terme taṣnīf renvoie à la notion de tri et de classement : « Le taṣnīf est le fait de distinguer entre les choses, on fait du taṣnīf lorsqu’on distingue les choses entre elles et distinguer quelque chose est le ramener à sa catégorie/Wa-t-taṣnīf tamyīz al-ašyā’ ba‛ḍi-hā min ba‛ḍ wa ṣannafa-š-šay’ mayyaza ba‛ḍa-hu min ba‛ḍ wa taṣnīf aš-šay’ ğa‛luhu aṣnāfan », Ibn Manẓūr, Lisān al-‛Arab, Le Caire, IV, ṣnf. 40. Le terme ta’līf contient les notions de lien et d’unification : « On (« je » dans le texte) fait du ta’līf auprès de personnes (« auprès d’eux » dans le texte) lorsqu’on (« tu » dans le texte)

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte recherchés dans le Ğabal 41. Il naquit au début [du mois de] rağab et s’éteignit en l’an deux cent soixante-dix. Parmi ses ouvrages, le Grand Livre des thèmes de la poésie (Kitāb ma‛ānī aš-ši‛r al-kabīr), qui comprend douze livres, le Livre de la Perse (Kitāb al-Furs 42) [en] quarante-six chapitres, le Livre des dromadaires (Kitāb al-ibil) [en] seize chapitres, le Livre de la guerre (Kitāb al-ḥarb 43) [en] dix chapitres, le Livre de la gale (Kitāb al-‛urūr 44) [en] vingt chapitres, le Livre des contrées (Kitāb ad-diyār) [en] dix chapitres, le Livre des vents (Kitāb ar-riyāḥ) [en] trente-et-un chapitres, le Livre des fauves et animaux sauvages (Kitāb as-sibā‛ wa-l-wuḥūš) [en] dix-sept chapitres, le Livre des reptiles (Kitāb al-huwām) [en] vingt-quatre chapitres, le Livre des heurs et des malheurs (Kitāb al-aymān wa-d-dawāhī) [en] sept chapitres, le Livre des femmes et de la poésie galante (Kitāb an-nisā’ wa-l-ġazal) [en] un chapitre, le Livre de la canitie et de la vieillesse (Kitāb aš-šayb wa-l-kibar 45) [en] huit chapitres, le Livre des erreurs [commises] par les savants (Kitāb taṣḥīf al-‛ulamā’), le Livre-somme de la poésie (Kitāb ‘uyūn aš-ši‛r 46) [en] dix livres parmi lesquels le Livre des catégories (Kitāb al-marātib), le Livre des poésies estimées [poésies de référence] (Kitāb al-qalā’id), le Livre des vertus (Kitāb al-maḥāsin 47), le Livre des lieux pieux (Kitāb al-mašāhid 48), le Livre des citations poétiques (Kitāb aš-šawāhid), le Livre des joyaux [poétiques] (kitāb al-ğawāhir), le Livre des équipages (Kitāb al-marākib 49), le Livre des titres de gloire (Kitāb al-manāqib), le Livre des thèmes poétiques (Kitāb al-ma‛ānī), [et] le Livre des éloges (Kitāb al-madā’iḥ 50), le Livre-somme des

41.

42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50.

les réunit après qu’elles aient été séparées, et on le fait pour les choses lorsqu’on les lie entre elles, ainsi la “composition (ta’līf)” des livres/Wa allaftu bayna-hum ta’līfan iḏā ğama‛ta bayna-hum ba‛da tafarruq wa allaftu-š-šay’ ta’līfan iḏā waṣalta ba‛ḍa-hu bi-ba‛ḍ wa min-hu ta’līf al-kutub », Ibn Manẓūr, Lisān, I, alf. « Montagne » en français. « Nom donné par les Arabes à la région autrefois conue sous le nom de Māh (Māda, Médie), et qu’ils appelèrent aussi ‛Irāḳ ‛Adjamī pour la distinguer du ‛Irāḳ ‛Arabī, c’est-à-dire de la basse Mésopotamie. La province doit son nom de Djibāl au fait qu’elle est, à l’exception de sa partie Nord-est, extrêmement montagneuse. », L. Lockhart, « Djibāl », EI2. Yāqūt écrit qu’elle est communément désignée par le terme ‛Irāq : Wa-l‛āmma fī ayyāminā yusammūna-hā al-‛irāq, Yāqūt, Mu‛ğam al-buldān, Beyrouth 1986, II, p. 104. Le Livre du cheval/Kitāb al-faras, dans B. Dodge, The Fihrist of al-Nadīm, p. 170-72. Le Livre de la gale/Kitāb al-ğarab, ibid. Notre édition donne le terme ğarab en note. ‛Urūr est donné en note, le mot pouvant être lu qudūr/puissance ou fudūr/chamois au pluriel. Le Livre de la jeunesse et de la vieillesse, dans B. Dodge, The Fihrist of al-Nadīm. Le Livre des sources de la poésie, ibid. Le Livre des chaînes de la poésie (colliers), ibid. Le Livre des lieux sacrés, ibid. Le Livre des moyens de transports, ibid. Les trois derniers livres sont entre parenthèses dans le texte. Ajout de l’éditeur qui complète ainsi la série annoncée des dix livres. G. Lecomte note que nous n’avons pas de trace de cet ouvrage, et met en doute l’attribution de ce dernier à Ibn Qutayba sur la foi du style des « titres rythmés, assonancés et fleuris », qui serait étranger à sa manière, p. 160-161. Nous n’allons pas dans le sens de ces allégations, ne trouvant rien de très « fleuri » à ces titres qui ne nous semblent pas moins sobres que les autres. D’autre part, nous avons pu constater, à

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur récits exemplaires (Kitāb ‛ūyūn al-aḫbār), qui se compose de dix livres : le Livre du pouvoir (Kitāb as-sulṭān), le Livre de la guerre (Kitāb al-ḥarb), le Livre des qualités distinctives du chef (Kitāb as-su’dad), le Livre des tempéraments et des mœurs (Kitāb aṭ-ṭabā’i‛), le Livre du savoir (Kitāb al-‛ilm), le Livre du renoncement (Kitāb az-zuhd), le Livre de l’amitié (Kitāb al-iḫwān), le Livre des requêtes (Kitāb al-ḥawā’iğ), le Livre de la nourriture (Kitāb aṭ-ṭa‛ām), [et] le Livre des femmes (Kitāb an-nisā’) ; et le Livre du droit religieux (Kitāb at-tafqīh). De ce livre, j’ai vu trois volumes en six cents feuillets, en caractères souples 51, deux volumes, approximativement, manquaient [à l’ouvrage]. Des gens du Ğabal ayant été interrogés à propos de ce livre ont prétendu qu’il existait et qu’il était plus volumineux et meilleur que celui d’al-Bandanīğī 52. Parmi les ouvrages d’Ibn Qutayba 53 [encore], le Livre des termes rares du Ḥadīṯ (ou des traditions prophétiques fondées sur une autorité unique ?) (Kitāb ġarīb al-ḥadīṯ) (dans lequel il excella), le Livre de l’Adab du secrétaire 54 (Kitāb adab al-kātib), le Livre de la poésie et des poètes (Kitāb aš-ṣi‛r wa-š-šu‛arā’), le Livre des chevaux (Kitāb al-ḫayl), le Livre-somme de la grammaire (Kitāb ğāmi‛ an-naḥw), le Livre des divergences de la tradition prophétique (Kitāb muḫtalaf al-ḥadīṯ), le Livre de la syntaxe désinentielle du Coran (Kitāb i‛rāb al-qur’ān), le Livre des lectures [coraniques] (Kitāb al-qira’āt), le Livre de l’égalité entre les Arabes et les Persans (Kitāb at-taswiya bayna-l-‛arab wa-l-‛ağam), le Traité d’astronomie pratique et de météorologie populaire 55 (Kitāb al-anwā’), le Livre des difficultés [du Coran] (Kitāb al-muškil), le Livre des connaissances (Kitāb al-ma‛ārif), le Livresomme de la jurisprudence (Kitāb ğāmi‘ al-fiqh), le Livre des rectifications des erreurs d’Abū ‛Ubayd 56 dans les difficultés linguistiques du Ḥadīṯ (Kitāb iṣlāḥ ġalaṭ Abī ‛Ubayd fī ġarīb al-ḥadīṯ), le Livre-somme de la jurisprudence

la lecture du prologue aux ‘Uyūn, que l’écriture d’Ibn Qutayba, n’est pas étrangère à ces « rythmes assonancés et fleuris » sur lesquels se fonde G. Lecomte pour douter de l’authenticité de l’ouvrage. Enfin, G. Lecomte lui-même fait le constat de ce qu’il nomme « l’imprécision des titres », plusieurs d’entre eux désignant un seul ouvrage, p. 94. Il n’est donc pas certain que les ouvrages d’un auteur aient été connus sous le titre donné par leur auteur. 51. Nous donnons ici le terme arabe sans certitude quant aux voyelles. La note accompagnant le mot en propose deux lectures : bark et nazk, et nous informe qu’il s’agit d’un mot persan dont la signification est « al-nā‛im ». B. Dodge signale que « Bark » désigne une région du Yémen, mais qu’il pourrait s’agir également de « Tark » pour Turquie, B. Dodge, The Fihrist of al-Nadīm, p. 171. 52. G.  Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme son œuvre, ses idées, p. 159, donne en note qu’il s’agit d’Abū Bišr al-Yaman al-Bandanīğī (200/815-284/898), auteur d’un Kitāb at-tafqīh dont on ignore le contenu. 53. «  Wa min kutubi-hi/Parmi ses ouvrages », Fihrist, p. 86. 54. Plutôt que de proposer, par exemple : « Le Livre de la formation technique et éthique du secrétaire » auquel il aurait fallu ajouter une note pour combler les manques de la traduction du terme adab, nous avons choisi de restituer le terme arabe. 55. Nous avons emprunté la traduction du titre de cet ouvrage à Ch. Pellat, Arabica I (1954). 56. Abū ‛Ubayd al-Qāsim b. Sallām, grammairien, exégète du Coran et juriste. Né à Harāt vers 154/770 et mort en 224/838 à la Mekke. Al-Nadīm mentionne dans son catalogue

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte (Kitāb ğāmi‘ al-fiqh 57), le Livre des questions et réponses (Kitāb al-masā’il wa-l-ğawābāt), le Livre du savoir (Kitāb al-‛ilm), environ cinquante feuillets, le Livre de la bélomancie (Kitāb al-maysir wa-l-qidāḥ), la Petite somme de la grammaire (Kitāb ğāmi‘ an-naḥw aṣ-ṣaġīr), le Livre de la réfutation des anthropomorphistes 58 (Kitāb ar-radd ‛alā-l-mušabbihīn), le Livre du récit et de ce qui est raconté (Kitāb al-ḥikāya wa-l-maḥkī) 59, le Livre du registre des secrétaires 60 de la chancellerie (Kitāb dīwān al-kuttāb), le Livre des perles rares (Kitāb farā’id ad-durr), le Livre de l’anatomie de l’Homme (Kitāb ḫalq al-insān), le Livre des poésies de référence et de qualité (Kitāb al-marātib wa-l-manāqib min ‘uyūn aš-ši‛r), le Livre des signes de la prophétie (Kitāb dalā’il an-nubuwwa), le Livre des divergences d’interprétation de la tradition prophétique (Kitāb iḫtilāf ta’wīl al-ḥādīṯ), le Livre de la sagesse des proverbes (Kitāb ḥikam al-amṯāl), le Livre des boissons (Kitāb al-ašriba), le Livre des dix arts [sassanides] (Kitāb al-ādāb al-‛ašara 61) ».

Poussons l’exercice un peu plus avant en présentant des extraits 62 des notices que d’autres biographes arabes médiévaux, plus tardifs, consacrent à Ibn Qutayba. Ainsi peut-on lire dans le Kitāb Ta’rīḫ Baġdād d’al-Ḫaṭīb al-Baġdādī 63 :

vingt ouvrages de ce personnage, dont les trois principaux traitent du ġarīb, ou difficultés linguistiques, dans la langue, le Coran et le Ḥadīṯ : Ġarīb al-muṣannaf, Ġarīb al-Qur’ān et Ġarīb al-ḥadīṯ. Cf. H. L. Gottschalk, « Abū ‛Ubayd al-Ḳāsim b. Sallām », EI2. 57. Al-Nadīm cite exactement le même titre une ligne au-dessus : erreur du copiste, erreur d’édition, existence de deux ouvrages distincts connus sous le même titre ? 58. Schisme de l’islam dont les partisans décrivent Dieu « sous des traits empruntés au monde des choses créées ». Cf. H. Laoust, Les schismes dans l’Islam, Paris 1983, p. 459. 59. B. Dodge donne la traduction de l’édition de Flügel : Tradition and What is Reported : « La tradition prophétique et ce qui en a été rapporté », B. Dodge, The Fihrist of al-Nadīm, p. 171. 60. Ou Anthologie à l’usage des secrétaires ? 61. The Manners of Society : « Le savoir-vivre en société », B. Dodge, The Fihrist of al-Nadīm, p. 172. 62. Nous nous sommes fondée, pour le choix de ces auteurs, sur la liste que G. Lecomte a établie dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé « Les données bio-bibliographiques ». G. lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 3-7. D’autre part, nous avons fait le choix, pour l’ensemble des notices bio-bibliographiques consacrées à Ibn Qutayba sur lesquelles nous nous appuyons, de ne proposer en traduction que les parties consacrées à la présentation de l’auteur, la citation systématique des titres de ses ouvrages n’étant pas nécessaire à notre démonstration. 63. Al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, né en 392/1002 et mort à Baġdād en 463/1071. Spécialiste du ḥadīṯ et prédicateur de renom. R. Sellheim le cite comme le créateur du système méthodologique du ḥadīṯ. Auteur du Ta’rīḫ Baġdād, célèbre encyclopédie biographique comptant plus de 7 800 noms de savants et personnages de la vie culturelle et politique de Baġdād, complétée et corrigée jusqu’à sa mort, et destinée, à l’origine, à servir d’outil de référence aux traditionnistes. Cf. R. Sellheim, « Khaṭīb (al-) al-Baghdādī », EI2.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba Abū Muḥammad al-Kātib 64 al-Dīnawarī, dit aussi al-Marwazī, […] Il était fiable (ṯiqa), pieux (dayyin) et homme de mérite (fāḍil) et est l’auteur (ṣāḥib) d’ouvrages célèbres et de livres connus 65.

Ibn al-Anbārī 66 écrit : En ce qui concerne Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī, il était de Kūfa où il naquit, mais il fût appelé al-Dīnawarī car il était le juge de Dīnawar, […] Il était homme de mérite (fāḍil) en [matière de] philologie, grammaire et poésie, et fort instruit dans diverses sciences (mutafannin fī-l-‛ulūm). Sont de lui (la-hu) des ouvrages [souvent] mentionnés et des compositions célèbres parmi lesquels 67 […].

Al-Sam‛ānī 68 note, dans son Kitāb al-Ansāb : Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī al-kātib de Dīnawar, il vécut à Baġdād et est l’auteur (ṣāḥib) d’ouvrages tels que […] et d’autres livres beaux (ḥasana) et utiles (mufīda) 69.

Ibn al-Ğawzī 70 rapporte dans son Muntaẓam : ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba Abū Muḥammad al-kātib al-Marwazī, dit al-Dīnawarī, […] Il était [fort] savant (‘ālim), fiable (ṯiqa), pieux (dayyin), homme de mérite (fāḍil), et de célèbres ouvrages sont de lui (la-hu) parmi lesquels 71 […]

Ibn Ḫallikān consacre également une notice à Ibn Quytayba, dans son Kitāb Wafayāt al-A‛yān wa Anbā’ Abnā’ az-Zamān :

64. Le « fonctionnaire lettré ». 65. Al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, Ta’rīḫ Baġdād, Beyrouth 2001. 66. Ibn al-Anbārī, philologue né en 513/1119 et mort en 577/1181. Auteur d’« une histoire biographique de la philologie, des origines à sa propre époque » : Nuzhat al-Alibbā’ fī Ṭabaqāt al- Udabā’. Cf. C. Brockelmann, « Anbārī (al-), Abū-l-Barakāt », EI2. 67. Ibn al-Anbārī, Nuzhat al-Alibbā’ fī Ṭabaqāt al-Udabā’, Le Caire 1967. 68. Al-Sam‛ānī, né et mort à Marw, 506/1113-562/1166, important biographe arabe, issu d’une lignée d’érudits, qui reçut une formation complète sur le Coran, le fiqh, la langue et l’adab. Il voyagea dans le cadre du ṭalab al-‛ilm (la recherche du savoir), et produisit de nombreux travaux sur les traditions du Prophète et leur transmission. Yāqūt al-Ḥamawī travailla, entre autres bibliothèques, sur celle des Sam‛ānī dont il exhuma quelques ouvrages du savant. Parmi eux, son opus bibliographique sur les traditionnistes, au sein duquel figure le Kitāb al-Ansāb, livre classé par ordre alphabétique et comportant 5 348 entrées. Cf. R. Sellheim, « Sam‛ānī (al) », EI2. 69. Al-Sam‛ānī, Kitāb al-Ansāb, Leyde 1912. 70. Ibn al-Ğawzī, né et mort à Baġdād, 510/1116-597/1200, célèbre ḥanbalite dont l’activité politique et religieuse fut intense, jurisconsulte, traditionniste, historien et sermonnaire, et l’un des polygraphes les plus féconds de la littérature arabe. Auteur du Muntaẓam qui fait partie de ses œuvres maîtresses. Cf. H. Laoust, « Ibn al-Djawzī », EI2. 71. Ibn al-Ğawzī, Al-Muntaẓam fī Tā’rīḫ al-Mulūk wa-l-Umam, Beyrouth 1992.

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī, dit aussi al-Marwazī, grammairien, philologue, auteur (ṣāḥib) du Kitāb al-Ma‛ārif et Adab al-Kātib, il était homme de mérite (fāḍil) et fiable (ṯiqa) […] tous ses ouvrages sont utiles (mufīda) 72.

Ibn Kaṯīr 73, quant à lui, note ceci : Ibn Qutayba al-Dīnawarī : il s’agit de ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba de [la ville de] Dīnawar, juge de cette dernière, grammairien et philologue, auteur (ṣāḥib) d’ouvrages excellents (badī‛a) et utiles (mufīda) recélant des savoirs nombreux et profitables (‛ulūm ğamma wa nāfi‛a). […] Il classa (ṣannafa), rassembla (ğama‘a) et composa (allafa) de nombreux ouvrages parmi lesquels 74 […].

Al-Yāfi‛ī 75, enfin, rapporte ceci : S’est éteint cette année-là Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī dit aussi al-Marwazī, l’imām, auteur (ṣāḥib) de […] Il était homme de mérite (fāḍil) et fiable (ṯiqa) 76.

Si l’on tente, à partir de ces sources, de résoudre la question de l’appartenance d’Ibn Qutayba à tel ou tel champ du savoir, l’on se heurte sans aucun doute à une aporie. En effet, au-delà de la diversité des sujets traités que l’on peut constater à la lecture des titres que le Fihrist attribue à notre auteur, Ibn al-Nadīm mentionne la qualité de savant (‘ālim) de notre auteur, dans des domaines aussi différents que ceux de la philologie et de la grammaire, du Coran, de la poésie et de la jurisprudence. Al-Anbārī relève ses compétences particulières en philologie, grammaire et poésie avant de mentionner la diversité de ses connaissances. Ibn Ḥallikān le cite comme philologue et grammairien et Ibn Kaṯīr comme un « auteur » fécond et savant dans des domaines nombreux et utiles. Quant à al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, al-Sam‛ānī et Ibn al-Ğawzī, ils ne font mention d’aucune spécialité mais intègrent le terme kātib à la kunya d’Ibn Qutayba, qui fait allusion à la fonction administrative et à l’érudition de notre auteur. On peut admettre sans risques que la formation d’un lettré a pour fondement la parfaite maîtrise de la langue, socle indispensable à l’accès aux

72. Ibn Ḫallikān, Kitāb Wafayāt al-A‛yān wa Anbā’ Abnā’ az-Zamān. 73. Ibn Kaṯīr, célèbre historien et traditionniste, né à Baṣra aux alentours de 700/1300 et mort à Damas en 774/1373. Auteur d’une grande histoire de l’Islam : Al-Bidāya wa-n-Nihāya. Cf. H. Laoust, « Ibn Kathīr », EI2. 74. Ibn Kaṯīr, Al-Bidāya wa-n-Nihāya, Beyrouth 1988. 75. Al-Yāfi‛ī, auteur ṣūfî, né dans le Yaman aux alentours de 698-9/1300-1, et mort à la Mekke en 768/1367. Son Mir’āt al-Ğanān wa ‛Ibrat al-Yaqẓān fī Ma‛rifa Ḥawādiṯ az-Zamān sert principalement de source biographique et reprend des extraits de la chronique d’Ibn al-Aṯīr et de Ḏahabī. Cf. E. Geoffroy, « Yāfi‛ī (al-) », EI2. 76. Al-Yāfi‛ī, Mir’āt al-Ğanān wa ‛Ibrat al-Yaqẓān fī Ma‛rifat Ḥawādiṯ az-Zamān, Beyrouth 1997.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur autres champs du savoir. À la lumière de cette hypothèse, certaines contradictions apparentes peuvent être, sinon résolues, tout au moins abordées dans d’autres termes. En effet, l’on peut alors concevoir qu’Ibn Qutayba soit si souvent considéré dans les sources arabes comme un « linguiste » sans que cela lui ôte en rien sa qualité de théologien ou de spécialiste de la poésie, l’ensemble des disciplines reposant sur la connaissance approfondie de la langue. De la même manière peut-être, peut-on expliquer que le contenu du Kitāb Adab al-kātib soit entièrement consacré à la langue quand l’introduction qui lui est faite annonce un projet de formation qui va bien au-delà de la seule maîtrise de la langue. Cet ouvrage ne serait que la première marche d’accès au statut de kātib en particulier et à celui d’adīb en général. Ibn Qutayba luimême le présente comme tel dans son introduction au Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār lorsqu’il écrit : Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires 77 (kuttāb) qui ont négligé leur formation [en matière d’adab], un ouvrage sur ce qu’il [leur] faut connaître (kitāban fī-l-ma‛rifa), et sur la correction de la langue et de la main (wa fī taqwīm al-lisān wa-l-yad), […] je leur enjoins, en sus de ce savoir, d’apprendre l’essentiel des traditions prophétiques (ḥadīṯ) afin de les inclure entre les lignes, à titre d’exemples, lorsqu’ils écrivent, et de s’aider de leurs significations subtiles et de leur parfaite concision, lorsqu’ils conversent. Comme je m’étais attelé à leur fournir quelques-uns de leurs instruments de travail, j’ai formé le dessein de leur épargner tout effort. […] J’ai donc achevé ce que j’avais commencé, élevé ce dont j’avais posé les fondations, faisant montre en cela, à leur égard, de la bonté prodiguée à qui nous est cher – que dis-je ! – de la sollicitude d’un père pour un fils dévoué, me satisfaisant de leur reconnaissance hâtive et confiant à Dieu le soin de me récompenser et de me rétribuer. […] J’ai donc composé cette « Somme des récits exemplaires » pour éclairer ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, pour aider la mémoire des savants, pour éduquer gouvernants et gouvernés, et pour soulager les souverains de la peine et de la fatigue liées à l’effort [que requiert l’acquisition de cette formation] 78.

77. «  kuttāb », ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16. La fonction de kātib est essentiellement liée à l’institution du dīwān/administration. C’est, le plus souvent, un secrétaire de chancellerie, le terme peut désigner également un simple « employé aux écritures », ou un secrétaire d’Etat dépendant directement du souverain. Le kātib doit, pour honorer sa fonction, posséder, outre des qualités de styliste fondées sur une parfaite connaissance de la langue, tous les savoirs que recouvre le terme adab et dont le contenu est largement décrit tout au long de l’introduction aux ‛Uyun. Dès l’époque umayyade, le kātib peut jouer un rôle politique important et, à l’époque ‛abbāsīde, il représente l’adīb par excellence. Cf. R. Sellheim et D. Sourdel, « Kātib », EI2. 78. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16-17 et p. 2, l. 1-10 et l. 17-18.

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte Nous avons là un véritable programme de formation, chaque champ du savoir faisant l’objet d’un livre dont l’auteur rappelle parfois l’existence ainsi que ce qui a motivé son projet. Ce programme est constitué, dans l’ordre, par l’acquisition de la « correction de la langue et de la main », c’est l’allusion au Adab al-kātib, l’apprentissage du ḥadīṯ 79, autre spécialité d’Ibn Qutayba, et la connaissance des récits exemplaires dont se chargent les ‘Uyūn. Peut-on se hasarder à lire dans le terme ma‘rifa que nous avons rendu par « ce qu’il leur faut connaître » une allusion au Kitāb al-Ma‛ārif ? La tentation est grande mais, quelle que soit la réponse, nous avons suffisamment d’éléments nous permettant d’établir une complémentarité entre les ouvrages sus-cités et donc entre les champs du savoir qu’ils explorent. La poésie constituant une part essentielle de la langue, les ouvrages d’Ibn Qutayba qui lui sont consacrés prennent naturellement place dans cet ambitieux projet de formation. Quant à l’exégèse, voilà qui, peut-être, constitue une spécialisation non incluse dans ce cadre premier, mais néanmoins organiquement liée à la connaissance de la langue, du ḥadīṯ et des récits exemplaires, qui donnent corps à ses théories. Voyons à présent les termes qui, au sein de ces notices, le désignent spécifiquement comme auteur. Nous pouvons, en premier lieu, relever la présence des noms d’action (maṣdar-s) : ta’līf et taṣnīf dans le texte d’Ibn al-Nadīm ainsi que des verbes ṣannafa, ğama‛a et allafa dans celui d’Ibn Kaṯīr, toutes fonctions ayant trait à la collecte (ğama‛a), au classement (ṣannafa) et à la composition ou recomposition (allafa). Si l’on peut considérer que la combinaison de ces trois tâches définit le travail de notre auteur et de ses pairs, il est intéressant de noter l’absence de participes actifs formés à partir de ces mêmes racines. La question demeure donc, de manière très prosaïque, la suivante : comment dit-on, en Islam médiéval, que telle personne est l’auteur de tel ouvrage ? À la lecture des sources que nous avons citées, deux réponses émergent : ce sont, d’une part, le terme ṣāḥib et d’autre part, l’expression la-hu, suivis des mots taṣānīf ou muṣannafāt – que l’on pourrait traduire par composition, ouvrage ou encore livre –, lorsqu’ils ne précèdent pas immédiatement l’intitulé des ouvrages en question comme dans la notice d’Ibn Ḥallikān : ṣāḥib Kitāb al-Ma‘ārif wa Adab al-Kātib 80. Un mot : ṣāḥib, dont le sens est « possesseur de, maître de », doublé d’une expression décrivant le lien qui unit le livre à celui qui l’a produit : la-hu (à lui, de lui), la désignation de l’auteur se fait ici par la relation d’appartenance qui lie organiquement le livre à celui qui l’a fait exister en collectant (ğama‛a), classant (ṣannafa) et composant (allafa) la matière qui le constitue. Ceci, que le processus de matérialisation du livre en objet ait abouti ou non, car l’on peut concevoir

79. « Récit, propos est employé avec l’article défini (al-ḥadīṯ) », pour désigner la Tradition rapportant les actes ou les paroles du Prophète, ou son approbation tacite de paroles ou d’actes effectués en sa présence. Cf. J. Robson, « Ḥadīth », EI2. 80. Ibn Ḥallikān, Kitāb Wafayāt al-A‛yān wa Anbā’ Abnā’ az-Zamān.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur que des textes aient pu circuler oralement, sans support graphique, du moins dans un premier temps, l’essentiel étant qu’à tel nom corresponde tel ouvrage connu, quel que soit son support, oral ou écrit. Le livre est la trace, la preuve de l’existence de ce lien qui fait l’auteur, mais la mention de ce dernier par un de ses pairs suffit parfois à le désigner comme tel, indépendamment de l’existence matérielle de son ouvrage. Preuve en est la mention, dans le Fihrist, de noms qui ne sont associés à aucun titre. Par exemple et au hasard des pages, Abū Dāwud Ibn al-Mu‘allim et al-Ṭayālisī qui sont « auteurs de livres », wa la-hu mina-l-kutub 81. Le paragraphe s’achève ainsi et l’on peut se demander pourquoi ce kutub n’est suivi d’aucun titre comme c’est systématiquement le cas dans l’essentiel de l’ouvrage. Est-ce par ce qu’al-Nadīm ne peut attester leur existence en recourant aux moyens en usage, le ouï-dire ou le de visu ? Est-ce parce qu’ils sont si célèbres que leur mention est inutile ? Ces questions se posent d’autant plus que lorsqu’un auteur a produit un ouvrage unique, Ibn al-Nadīm le signale : ainsi Abū ‛Arūba qui « se livrait au classement des paroles des Anciens et on ne lui connaît pas d’autre livre que celui-ci », wa kāna yuṣannifu ḥadīṯ aš-šuyūḫ wa lā kitāba la-hu ġayra hāḏā 82 . Qu’est-ce donc que ces kutub : des livres que l’autorité d’un nom suffit à faire exister, quand bien même on ne sait rien de leur contenu, ou au contraire les faiseurs de l’autorité d’un nom ? Deux questions sont ici mises au jour : d’une part, l’existence de l’auteur est-elle subordonnée à celle de l’ouvrage dont il est, pour reprendre les termes des définitions des dictionnaires Robert et Littré 83, la « cause première » ? D’autre part, quelle est la spécificité des termes ğama‛a, ṣannafa, et allafa définissant l’activité de l’auteur, par rapport au travail du compilateur ou de l’exégète ? L’existence d’un projet conscient et construit de la part de l’individu collectant (ğama‛a), classant (ṣanafa), et composant (allafa), pourrait bien être ce qui, précisément, distingue l’auteur du compilateur et du commentateur. Mais tout projet conscient et abouti sous la forme du livre suffit-il à faire de son auteur autre chose que le concepteur d’un objet précis ? En d’autres termes, qu’est-ce qui fonde la distinction entre le statut de l’auteur d’un ouvrage et celui de l’« Auteur », entre la personneauteur et la fonction-auteur ? La question posée ici est celle du rapport entre « auteurité » et autorité. Les notices consacrées à Ibn Qutyaba recèlent des éléments de réponse, car, outre la relation d’appartenance entre l’auteur et son œuvre, outre la description des activités de l’auteur, un troisième critère tout aussi récurrent que les précédents est à prendre en compte ici : l’autorité morale de la personne-auteur.

81. Fihrist, p. 247 et p. 285. 82. Ibid., p. 286. 83. E. Littré, Dictionnaire de la langue française.

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Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte Reprenons les termes que les biographes d’Ibn Qutayba lui associent en matière d’autorité : Ibn al-Nadīm le désigne de trois manières : ṣādiq, c’està-dire digne de foi, ‛ālim (savant) et kaṯīr at-taṣnīf wa-t-ta’līf (fécond). Nous avons là peut-être, les composantes essentielles de la fonction-auteur en Islam médiéval : autorité morale, autorité intellectuelle et fécondité littéraire, auxquelles Ibn al-Nadīm ajoute la notoriété de l’œuvre en signalant que ses livres sont recherchés. Al-Ḫaṭīb al-Baġdādī use, quant à lui, de trois qualificatifs : ṯiqa (fiable), dayyin (pieux) et fāḍil (homme de mérite). On retrouve ici l’autorité : morale dans ṯiqa, morale et intellectuelle dans fāḍil et, de manière très explicite, religieuse dans le terme dayyin. Quant à la notoriété de son œuvre, elle est, comme dans le Fihrist, également invoquée : « auteur d’ouvrages célèbres et de livres connus », ṣāhib at-taṣānīf al-mašhūra wa-l-kutub al-ma‘rūfa. Enfin, la fécondité d’Ibn Qutayba transparaît à travers la locution « et d’autres [ouvrages] encore », wa ġayr ḏālika, que l’on retrouve chez tous les biographes cités, en dehors d’Ibn al-Nadīm que caractérise son souci d’exhaustivité. Ibn al-Anbārī reprend à son tour le terme fāḍil auquel il associe fī-l-luġa wa-n-naḥw wa-š-ši‛r, « en philologie, grammaire et poésie » et qu’il fait suivre de mutafannin fī-l-‛ulūm, « fort instruit dans diverses sciences », affirmant ainsi l’autorité intellectuelle d’Ibn Qutayba. Notons au passage que cette dernière expression correspond à la stricte définition de l’adīb (maître en matière d’adab), attribuée à notre auteur par Ibn ‘Abd Rabbih 84 qui la transmet dans son ouvrage al ‛Iqd al-Farīd : « Qui veut devenir savant (‛ālim) doit apprendre un seul art, qui veut devenir adīb doit s’ouvrir à plusieurs arts », Man arāda an yakūna ʿāliman fa-l-yaṭlub fannan wāḥidan, wa man arāda an yakūna adīban fa-l-yattasi‛ (ou bien fa-l-yatafannan, selon les manuscrits) fī l-‛ulūm 85, La notoriété de son œuvre est ensuite soulignée : « Sont de lui des ouvrages [souvent] mentionnés et des compositions célèbres », Wa la-hu al-muṣannafāt al-maḏkūra wa-l-mu’allafāt al-mašhūra. Al-Sam‛ānī note qu’il est « l’auteur d’ouvrages tels que (ka) […] et d’autres livres beaux (ḥasana) et utiles (mufīda) ». L’autorité morale et intellectuelle d’Ibn Qutayba est exprimée à travers les qualificatifs associés à son œuvre. Le ka dans « huwa ṣaḥib at-taṣānīf ka-ġarīb al-ḥadīṯ wa […], « il est l’auteur d’ouvrages tels que ġarīb al-ḥadīṯ […] » laisse entendre que ses écrits sont connus et nombreux.

84. Ibn ‘Abd Rabbih, 246/860-328/940, écrivain et poète andalou. Le ‘Iqd/Le Collier, intitulé par des copistes Al-‛Iqd al-Farīd/Le collier unique est son ouvrage principal. Il doit son titre aux 25 livres qui le composent et qui, tous, portent le nom d’une pierre précieuse. Le ‘Iqd visait à « acclimater des données orientales en Espagne » et ne contient pas de traditions d’origine andalouse, même si l’auteur y a intégré une partie de ses propres productions. Cf. C. Brockelmann, « Ibn ‘Abd Rabbih », EI2. 85. Ibn ‛Abd Rabbih, Al-‛Iqd al-Farīd, Le Caire 1965, II, p. 208.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Ibn al-Ğawzī le donne, comme le fait al-Baġdādī, pour savant (‛ālim), fiable (ṯiqa), pieux (dayyin), homme de mérite (fāḍil), et souligne la notoriété de ses écrits : « et de célèbres ouvrages sont de lui », wa la-hu at-taṣānīf al-mašhūra. Ibn Ḫallikān reprend encore les termes fāḍil et ṯiqa, et double cette affirmation de l’autorité intellectuelle et morale de l’auteur en qualifiant l’ensemble de son œuvre d’utile ou bénéfique (mufīda), mot déjà employé à cet effet par al-Sam‛ānī et que l’on retrouve chez Ibn Kaṯīr. La citation de deux de ses ouvrages en particulier, à la suite des noms et fonctions d’Ibn Qutayba et en dehors de la liste constitutive de son œuvre, dénote encore une fois la célébrité de ses travaux : « l’auteur des Kitāb al-Ma‛ārif et Adab al-Kātib », ṣāḥib Kitāb al-Ma‛ārif wa Adab al-Kātib. Ibn Kaṯīr souligne à son tour les qualités morales de l’œuvre d’Ibn Qutayba, auteur (ṣāḥib) « d’ouvrages excellents (badī‛a) et utiles (mufīda) recélant des savoirs nombreux et profitables (‛ulūm ğamma wa nāfi‛a) ». Si les notions d’abondance et de complétude associée au terme ğamma renvoient à l’autorité intellectuelle de l’auteur, le caractère utile et bénéfique de son œuvre établit son autorité morale. Sa fécondité est également mentionnée : « de nombreux ouvrages (al-mu’allafāt al-kaṯīra) […] et d’autres encore (wa ġayr ḏālika) ». Al-Yāfi‛ī, enfin, reprend, les termes fāḍil et ṯiqa qu’il fait précéder du mot imām dont les sens de « guide et autorité » renforcent, s’il est besoin, l’autorité de notre auteur. Ajoutons, pour compléter ce relevé, qu’en dehors du Fihrist, toutes les notices auxquelles nous avons fait référence incluent la mention, de manière plus ou moins développée, des maîtres et disciples d’Ibn Qutayba, le plaçant de ce fait au cœur d’une chaîne d’autorités dont les maillons servent de garants les uns aux autres. Il est malaisé d’établir une hiérarchie précise des caractéristiques de l’auteur dégagées ici, mais l’on constate sans peine qu’elles sont très étroitement liées entre elles. En effet, Ibn Qutayba est l’objet de ces notices bio-bibliographiques, d’abord parce qu’il est « connu », connu par ses ouvrages, ouvrages passés à la postérité grâce à leur nombre et à leur qualité, qualité émanant de leur contenu, contenu transmis par leur auteur dont les qualités morales et intellectuelles fondent celles de l’œuvre, qui établit à son tour l’autorité de son auteur. C’est donc un véritable mouvement de va-et-vient qui constitue la relation unissant l’œuvre et l’auteur et établit leurs autorités respectives. Un texte fait autorité parce qu’il émane d’un auteur dont l’autorité lui est conférée par cette œuvre. L’on doit se demander à présent si chacun des deux pendants de l’équation œuvre/auteur constitue la condition nécessaire et suffisante à l’établissement de l’autorité de l’autre. En d’autres termes, qu’est-ce qui, en dehors du texte, fonde l’autorité de l’auteur ? De la même manière, qu’est-ce qui fonde l’autorité d’un texte en dehors de son auteur ? Abdelfattah Kilito propose des éléments de réponse à cette question quand il écrit : 44

Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte La matière langagière est à la portée de tout le monde, mais seuls quelquesuns ont le privilège de convertir le métal en monnaie et de frapper les pièces qui servent aux échanges culturels. Dans la culture arabe classique, il ne suffit pas qu’un énoncé présente les indices d’une « organisation particulière » pour être considéré comme un texte ; il faut en outre qu’il émane de, ou qu’on le fasse remonter à, un locuteur reconnu par le consensus comme faisant autorité. Le texte est ainsi un énoncé autorisé et autoritaire, un énoncé solidement amarré à un auteur. […] La hiérarchie des textes est en même temps une hiérarchie des auteurs 86.

On peut lire ici une manière de préséance de l’auteur par rapport à son œuvre, voire de « précédence » dans le sens où des autorités ont légitimé le savoir de celui qui, en écrivant, ou en enseignant, accède au rang des autorités/ auteurs. Un texte dont les qualités intrinsèques sont évidentes semble devoir absolument être attribué à une autorité quelle qu’elle soit, nous l’avons précédemment évoqué dans le cadre de notre réflexion sur le texte comme preuve matérielle de l’existence de l’auteur. À la question : « qu’est-ce qu’une œuvre ? […] Une œuvre, n’est-ce pas ce qu’a écrit un auteur 87 ? », Abdelfattah Kilito répond en quelque sorte, par l’affirmative. Cette impossibilité de l’anonymat de l’œuvre, dont il fait le constat en Islam médiéval, est considérée par Michel Foucault comme une caractéristique des temps modernes en Occident : « L’anonymat littéraire ne nous est pas supportable ; nous ne l’acceptons qu’à titre d’énigme. La fonction-auteur joue à plein de nos jours pour les œuvres littéraires 88. » Si nous considérons qu’en dehors de la littérature populaire, cette « fonction-auteur » joue à plein dans l’aire spatio-temporelle qui nous occupe, la question qui subsiste donc a trait au fondement de l’autorité de tel ou tel « écrivant » : par quelle opération se transmue-t-il en auteur « reconnu par le consensus » pour reprendre les termes de Abdelfattah Kilito ?

86. A.  Kilito, L’auteur et ses doubles, p. 14-15. 87. M.  Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 79.  88. Ibid., p. 85.

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CHAPITRE II PREUVE SYMBOLIQUE : AUTORITÉ ET AUTORAT (« AUTEURITÉ »)

L’alchimie de l’œuvre médiévale est insolite ; elle résulte de l’incontestable désir de l’auteur de participer à l’œuvre de création continue qui est la destinée de l’homme ; d’où le souci de se soumettre aux modèles et précédents qui donnent autorité au discours. Le poids des auctoritates est déterminant ; l’auteur s’efface derrière l’auctoritas. Son attitude est autant psychologique que technique ; il écrit librement, mais le texte de son discours s’impose à lui de l’extérieur ; l’auteur au sens moderne du terme construit l’autorité des autres. La réussite la plus parfaite est atteinte lorsqu’il parvient à ne rien mettre dans son discours qui ne soit un emprunt 1.

Cette citation de Michel Zimmermann nous semble poser, de manière précise et concise, les composantes de la relation unissant l’auteur et l’autorité. I. Du bon usage de la citation La partie de notre travail consacrée à la confrontation des exempla et du texte des ‘Uyūn comporte l’analyse d’un extrait de l’introduction dans cette optique et met à jour le lien indissociable qui existe entre la soumission au modèle – sur les plans de la forme (restitution d’un isnād 2 [chaîne de transmission] minimum et brièveté de l’anecdote rapportée) et du contenu (patrimoine commun à l’ensemble de la sphère des lettrés arabo-musulmans) – et l’émancipation de l’auteur dont le savoir-faire plie et manipule ce modèle au gré de ses intentions 3. Cette soumission au modèle est revendiquée par l’usage de la citation et des emprunts à propos desquels Michel Zimmermann écrit encore : Il est clair que l’usage constant de la citation n’est pas un obstacle à l’invention ; la fidélité à certains textes peut au contraire abriter d’importantes mutations

1. M.  Zimmermann, Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 11-12. 2. Cf. J. Robson, « Isnād », EI2. 3. Cf. infra, II, L’adab est-il un genre littéraire ?

Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur culturelles ; la fréquence de remplois, le rassemblement de collections textuelles, l’urgence d’une glose sont autant d’attitudes volontaristes relevant du processus créateur 4.

Le texte des ‘Uyūn se présente comme une succession de citations, poétiques (les vers), prosaïques (les aḫbār), religieuses (versets coraniques) et « para-religieuses » (ḥadīṯ) que le destinataire de l’ouvrage doit avoir en tête s’il veut prétendre au statut d’adīb, condition nécessaire à la fréquentation de toute cour. L’on peut ici, toutes proportions gardées, établir un parallèle entre ce matériau que l’adīb doit posséder au point d’être capable de le manipuler à sa guise et les trois moyens de persuasion dont dispose le prédicateur en Occident médiéval 5, c’est-à-dire les auctoritates que sont les citations de la Bible et des Pères de l’Église, les rationes ou arguments scolastiques faisant appel au raisonnement logique et l’exemplum ou narratio authentica, « récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire », selon la définition de Jacques Le Goff 6. L’ensemble de ces discours autorisés, auctoritates arabo-musulmanes, vers et aḫbār sont convoqués au sein d’un même ouvrage, le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār dont l’introduction, nous le verrons, fait la démonstration éblouissante de la manière de les mêler aux arguments discursifs. Plus encore, ces discours autorisés constituant l’intégralité de l’ouvrage (et d’autres du même type), celui-ci ne peut être considéré que comme une émanation de leur autorité, laquelle, en même temps qu’elle le fonde, est le rempart le plus solide contre d’éventuelles attaques. L’auteur s’inscrit donc dans la lignée des autorités qui le précèdent et établissent la sienne. Il se fond, pour reprendre Michel Zimmermann 7, dans un édifice constitué dans un processus conservatoire et cumulatif relevant de la technique de l’emboîtement. C’est ainsi que nous entendons que « l’auteur construit l’autorité des autres » ; Ibn Qutayba revendique l’autorité de ceux qu’il reprend à son compte, perpétuant leur autorité et

4. 5.

6. 7.

48

M. Zimmermann, Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 12. « Étienne de Bourbon définit trois types de sources : les auctorictates tirés de la Bible et des vies de saints, les rationes et les exempla. Humbert de Romans reprend la même typologie en ajoutant les interpretationes […] », J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, « Les prologues des recueils d’exempla », dans Les prologues médiévaux, J. Hamesse (dir.). Actes du colloque international organisé par l’Academia Belgica et l’École française de Rome avec le concours de la FIDEM, Rome 26-28 mars 1998, Turnhout 2000, p. 300. « Un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire », J. Le Goff, Cl. Brémond, J.-Cl. Schmitt, Typologie des sources, « L’exemplum », fascicule 40, 1996 (19821), p. 37-38. M. Zimmermann, Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 11.

Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité ») fondant la sienne, celle de l’extrémité de la chaîne de transmission. L’autorité du dernier maillon sera définitivement établie lorsqu’il sera suivi à son tour d’un nouveau maillon, d’un nouvel auteur : L’auteur comme responsable de l’agencement de son ouvrage, se doit de signaler les auteurs précédents dont il a compilé les œuvres. C’est alors seulement qu’il prend place lui-même dans la longue chaîne des autorités, même si, par logique, il se situe tout au bout de cette chaîne et, par humilité, au plus bas degré de la hiérarchie des autorités 8.

L’anonymat, nous l’avons vu, n’est pas une caractéristique de la littérature classique 9 arabo-musulmane, mais la continuité qui se manifeste à travers l’apparente répétition de l’écriture de l’adab l’apparente à une œuvre collective dont le cours est entretenu par des interventions individuelles qui ne sont pas toujours neutres, voire qui ne peuvent être neutres 10. Cette absence de neutralité est la marque de la personne-auteur qui ne « re-copie » pas un texte mais qui lui permet de perdurer en le faisant vivre à nouveau. Abdelfattah Kilito, analysant la notion de plagiat/sariqāt 11 en poétique arabe 12, constate que, loin d’être toujours péjorative, elle est une règle de composition, et que la citation en est un « département » dont les variétés sont au nombre de trois : 1. l’iqtibās (citation du Coran ou du ḥadīṯ) et le taḍmīn (citation d’un vers ou d’un ensemble de vers), qui indiquent le type de texte cité ; 2. le ḥall (mise en prose de quelques vers) et le ‘aqd (versification d’un passage en prose), qui indiquent le passage d’un registre à l’autre ; 3. le talmīḥ (allusion à un événement, à un personnage ou à une histoire célèbre). Ce dernier procédé, nous dit encore Abdelfattah Kilito, englobe les deux précédents et « le “plagiat” se manifeste chaque fois que le poète donne à une “idée” (ma‛nā) qu’il emprunte, une expression (lafẓ) nouvelle ». Dans le cadre d’une transposition de cette analyse à la prose d’adab, il semble bien que le phénomène du talmīḥ soit le procédé d’écriture par excellence, voire

8.

M. A. Polo de Beaulieu, « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla (xiie-xve siècle) », Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 177. 9. Nous parlerons désormais de « littérature classique » (au lieu de « littérature médiévale ») pour la sphère arabo-musulmane, afin de respecter l’histoire de la littérature arabe dont la périodisation diffère de celle de la littérature occidentale. 10. M. Zimmermann emploie l’expression de « greffe de l’initiative sur le cours de l’œuvre collective », Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 11. 11. « Pour que le mot “plagiat” corresponde au mot arabe sariqāt, il faut l’entendre dans un sens très large. On parlera de plagiat chaque fois qu’une relation est perceptible entre un texte et un ou plusieurs textes antérieurs », A. Kilito, L’auteur et ses doubles, p. 25. Il s’agit en fait d’intertextualité. 12. Ibn Rašīq al-Qayrawānī, Al-‛Umda fī maḥāsin aš-Ši‛r wa ādābi-hi, Beyrouth 1988.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur qu’il exclue toute autre forme d’écriture, tout au moins pour ce qui concerne les ‘Uyūn al-Aḫbār. En revanche, on ne peut que constater les limites de cette transposition dans la mesure où la nouveauté de l’expression – bien qu’elle existe, nous le verrons encore à plusieurs reprises – est infime en comparaison du travail poétique. L’imitation de l’auteur d’adab est fécondation, non pas de l’idée poétique, mais de la matière constitutive des auctoritates, vers et aḫbār qu’il s’approprie, à la suite de ses prédécesseurs. La manipulation savante, voire virtuose, de cette matière, qu’il met tout entière au service de son projet, l’érige à son tour en détenteur de l’autorité, et, de la même manière qu’« un grand poète est autorisé à “plagier” les vers qui correspondent au genre dans lequel il est passé maître 13 », l’auteur d’adab a le droit de s’accaparer les aḫbār et les vers mais aussi le ḥādīṯ et le Coran, qu’il pliera aux exigences de son discours. Là réside, semble-t-il, l’essentiel du processus de création : l’auteur crée en manifestant son intention. C’est l’intention dont il est animé qui le distingue du simple copiste. Celle-ci se manifeste sur deux plans : en premier lieu, le prologue à l’ouvrage, à la fois exposition du projet et démonstration du savoir-faire de l’auteur ; en second lieu, le contenu de l’ouvrage comme résultat et mise en œuvre de l’intention. C’est alors l’efficience du livre, sa capacité d’action sur le destinataire qui confèrera à son auteur, de manière ferme et définitive, le statut d’auteur « autorisé », c’est-à-dire de détenteur de l’autorité. L’existence de l’auteur dépend ici de la capacité à agir de son texte. N’est-ce pas ce qu’Ibn Qutayba écrit en première page de son prologue ? Nous demandons à Dieu Le Très Grand, Le Très-Haut de nous faire agir selon notre savoir [mot-à-mot : de nous rendre, par notre savoir, agissants] et de nous rendre aptes à en prendre le meilleur ; qu’Il [nous rende] désireux de le faire fructifier pour nous et pour autrui, pour [l’amour] de Sa noble face 14.

Un peu plus loin, notre auteur poursuit : Car le savoir est la brebis égarée du croyant, où qu’il le prenne, il lui sera utile ; et la vérité ne sera pas bafouée parce que tu l’auras entendue des associationnistes, pas plus que la justesse du conseil parce que tu le tiendras des dissimulateurs, de même que la belle femme n’est pas déparée pas ses guenilles, les perles par leur coquille ou l’or le plus pur par son filon ordurier ! Qui néglige de prendre le bien là où il se trouve laisse assurément l’occasion se perdre, et les occasions passent tels les nuages 15.

13. A.  Kilito, L’auteur et ses doubles, p. 24. 14. ‘Uyūn, Prologue, p. 1. 13-14. 15. Ibid., p, 7, l, 10-14.

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Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité ») On constate ici que le terme ‘ilm (savoir) laisse progressivement la place à celui de ḥaqq (vérité), puis à celui de ḥusn (bien). Cette métonymie 16 ne peut se concevoir que dans le cadre d’une isotopie de la vertu : les termes ‘ilm (savoir), ḥaqq (vérité) et ḥusn (bien) évoquent, pour reprendre les termes de Bernard Dupriez 17, le même type de réalité, renvoient à un « même lieu », constituant ainsi un univers du discours ou isotopie. II. Du discours autorisé Mais que recouvre cette « vertu » ? Il ne s’agit évidemment pas d’une valeur purement esthétique, ni du Bien comme valeur absolue et universelle. Le ‘ilm (savoir) n’est pas vertueux par essence, il l’est à condition d’être utile à l’établissement du ḥaqq (vérité) relatif au ḥusn (bien) ou vertu en question. Et le « bien », c’est agir en conformité avec les normes éthiques et cognitives en vigueur au moment où le livre est rédigé. Car n’oublions pas que l’auteur est d’abord autorisé par l’autorité politico-religieuse en place, et que son statut dépend étroitement de la relation qu’il entretient avec le pouvoir. Nous ne pourrons jamais, en effet, parler des auteurs qui ne figurent pas dans les index, parce qu’ils sont exclus du système. Peut-on même concevoir qu’ils existent, dès lors que, au-delà des moyens matériels nécessaires à leur subsistance et à la diffusion de leurs ouvrages, c’est de leur propre vie qu’ils auraient payé la transgression de cette autorité première ? Il faut être couvert par un homme de pouvoir qui assurera la sécurité de son existence pour avoir la liberté, toute relative, d’écrire et de faire circuler sa pensée. Il faut donc gagner d’abord l’approbation du souverain qui, en autorisant la parole d’un lettré, lui confère une partie de son autorité et contribue à le faire auteur reconnu par le consensus. C’est donc avec prudence que nous citons ici le contenu de l’intervention de J. Ullmo, qui définit un auteur par sa capacité à remanier et réorienter le champ épistémologique ou la « nappe discursive », (formule reprise à Michel Foucault) : « Il n’y a auteur que quand on sort de l’anonymat, parce qu’on réoriente les champs épistémologiques, parce qu’on crée un nouveau champ discursif qui modifie, qui transforme radicalement le précédent 18. » Nous avons constaté précédemment que l’aspect répétitif de l’adab, d’un ouvrage à un autre, apparentait l’ensemble de cette production littéraire à une œuvre continue qui, parce qu’elle relève de la transmission d’un héritage, ne s’inscrit pas dans la rupture mais dans une perspective de prolongement. Mais cette perpétuation ne peut se faire sans adaptation au temps de celui qui transmet,

16. « Trope qui permet de désigner quelque chose par le nom d’un autre élément du même ensemble, en vertu d’une relation suffisamment nette », B. Dupriez, Gradus. Les Procédés littéraires, Paris 1984, « Métonymie ». 17. B.  Dupriez, Gradus, « Isotopie ». 18. Intervention de J. Ullmo, dans M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 103. 

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur sous peine de n’être plus que la conservation d’un objet sans vie car sans effet sur le présent. S’il y a transmission vivante, il y a actualisation, donc manipulation du matériau dont on prolonge la vie. Cette actualisation correspondrait, en Islam classique, à ce que J. Ullmo décrit comme une réorientation des champs épistémologiques. Nous pourrions ajouter aux champs épistémologiques le champ éthique et voir, dans le Kitab ‘Uyūn al-Aḫbār, une refonte des composantes de l’adab dont le pan issu de la pensée et de la philosophie grecques est minimisé, réduit au champ des savoirs pratiques et parfaitement ignoré tout au long du prologue, quand sont cités « les livres des Indiens et des Persans » : Sache aussi que nous n’avons eu de cesse, dans notre jeune âge comme dans celui de la maturité, de recueillir ces récits auprès de plus âgés et plus expérimentés que nous, comme auprès de nos compagnons et amis, dans les livres des Persans et leur geste, chez les plus éloquents des grands secrétaires dans certains chapitres de leurs écrits, et [également] chez qui nous est inférieur, sans dédaigner de nous instruire auprès du jeune homme à cause de sa jeunesse, de l’humble sous prétexte de sa condition, de la vile esclave en raison de son ignorance, ou d’une de ses semblables 19.

L’étude des occurrences des termes désignant les Indiens, les Persans et les Grecs au sein de l’ouvrage se révèle fort instructive quant à la place qu’occupe chacune des influences dans le système d’Ibn Qutayba. En effet, on peut recenser 20 dix occurrences de l’expression Kitāb al-Hind (Livre des Indiens) avec les variantes que sont kitāb li-l-Hind et kutub al-Hind, vingt-etune occurrences du mot al-‘Ağam (Persans) dans les propositions suivantes : kutub al-‘Ağam, kitāb min kutub al-‛Ağam, qawl al-‘Ağam, kānat al-‛Ağam taqūl, siyar al-‘Ağam, kitāb siyar al-‛Ağam, qālat al-‛Ağam, fī ba‛ḍ kutub-l‛Ağam, sans compter les citations de livres particuliers, tel le Kitāb al-Ayīn, et la mention fréquente d’un certain nombre de rois de Perse dont Gérard Lecomte a fait le relevé dans le chapitre qu’il consacre à ce qu’il désigne comme les sources écrites d’Ibn Qutayba 21. Ce chapitre nous fournit des informations précieuses quant aux textes – indiens, persans et grecs, mais aussi juifs et chrétiens 22 – dans lesquels notre auteur aurait vraisemblablement puisé ses emprunts. Au-delà de l’identification précise de ces sources, nous avons constaté, comme lui, que les citations du patrimoine persan et indien relevaient du domaine de la stratégie militaire et politique, ainsi que de la

19. ‘Uyūn, Prologue, p. 7, l. 7-11. 20. Cette recension a été effectuée sur le site électronique http://www.alwaraq.net/, mars 2007. 21. G.  Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 179-211. 22. G.  Lecomte a consacré un article à ce sujet en particulier, sous le titre « Les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament dans l’œuvre d’Ibn Qutayba », Arabica I (1958), p. 34-46.

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Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité ») sagesse. Quant aux allusions aux textes bibliques, elles ont naturellement trait aux conceptions du monde et aux valeurs communes aux monothéismes, voire à des vertus universelles, telle la condamnation de l’envie 23. Pour ce qui concerne les occurrences des termes relatifs aux sources grecques, elles se révèlent, sinon moins fréquentes, tout au moins circonscrites à leur tour à un domaine défini, ici celui des sciences de la nature. En effet, l’essentiel des références aux sources grecques se trouve dans la seconde partie du quatrième livre, « Le livre des tempéraments et des mœurs ». Celui-ci, nous l’avons vu, se compose de deux parties, la dernière s’ouvrant sur le chapitre intitulé Ṭabā’i‛ al-insān : « Du tempérament de l’homme », où l’on retrouve une description physiologique de l’homme en lien avec la théorie des humeurs d’Hippocrate. Gérard Lecomte 24 relève, à ce propos, une anomalie dans l’attribution de cette théorie à la Thora, introduite comme suit : « ‛Abd al-Raḥmān b. ‛Abd al-Mun‛im 25 m’a rapporté, d’après son père, qui le tient de Wahb b. Munabbih 26, qui a lu dans la Thora 27. » Erreur du copiste ou d’un maillon de la chaîne de transmission ? Il nous semble peu probant de l’attribuer à Ibn Qutayba au vu de ce qu’on peut supposer de sa formation, d’autant plus que, note encore Gérard Lecomte, la citation littérale du texte biblique se rapportant à la création d’Adam est présente dans les Ma‛ārif 28. Il demeure que la théorie des humeurs inaugure, dans les ‘Uyūn, une série de références à des sources grecques, toutes introduites par les phrases suivantes : Wa qāla ṣāḥib al-manṭiq : « L’auteur de la Logique a dit », trois occurrences ; Wa qāla ṣāḥib al-filāḥa : « L’auteur de l’Agriculture », sept occurrences ; Wa qara’tu fī kitāb min kutub ar-Rūm : « J’ai lu dans un livre grec (byzantin) », une fois ; Wa taqūl ar-Rūm : « Les Grecs (Byzantins) disent », deux occurrences. Gérard Lecomte, toujours, signale, à propos de la locution ṣāḥib al-manṭiq, que la référence à Aristote est à nuancer au regard de l’abondance de la littérature pseudo-aristotélicienne et que, précisément, le neuvième volume du Livre des animaux, bien qu’alors le plus connu, est pseudo-aristotélicien. Il cite ensuite le travail de Kopf et Bodenheimer 29, qui ont retrouvé les données proposées

23. « Dieu dit dans certains livres : « L’envieux est hostile à Mes bienfaits, révolté contre Mes jugements, insatisfait de la répartition de Mes grâces entre Mes serviteurs » : Wa fī ba‛ḍ kutub al-Lāh yaqūlu al-Lāh : al-ḥāsid ‛aduw li-ni‛matī mutasaḫḫiṭ li-qaḍā’ī ġayr rāḍin bi-qasmī bayna ‛ibādī, ‘Uyūn, I/4, p. 10, l. 7-8. 24. G.  Lecomte, « Les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament dans l’œuvre d’Ibn Qutayba ». 25. ‛Abd al-Raḥmān b. ‛Abd al-Mun‛im, non identifié. 26. Wahb b. Munabbih, conteur de l’Arabie du sud, d’origine persane, né en l’an 34 de l’Hégire, célèbre pour sa connaissance des traditions des Ahl al-Kitāb (Gens du Livre : Juifs et Chrétiens). Pour plus de précisions, cf. R. G. Khoury, « Wahb b. Munabbih », EI2. 27. ‘Uyūn, I/4, p. 63, l. 1. 28. Ma‛ārif, p. 11. 29. Kopf et Bodenheimer, The ‛Uyûn al-Akhbâr of Ibn Qutayba, Paris – Leyde 1949.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur par Ibn Qutayba chez des auteurs grecs divers, et identifie le Livre de l’Agriculture comme étant une adaptation arabe des Geoponica de Cassianus Bassus Scholasticus 30. Il relève enfin, en dehors du quatrième livre des ‘Uyūn, deux occurrences de Qāla Arisṭāṭālīs, auxquelles nous ajoutons deux références à Aflātūn (Platon), Qāla Aflātūn et Qīla li-Aflātūn, et treize citations du savoir des Rūm, toutes consacrées, à l’exception de trois, aux propriétés de certains aliments. On constate qu’en dehors de quelques incursions dans le domaine de la sagesse – la manière de gouverner le peuple 31, la vengeance du sage à l’encontre de son ennemi 32, entre autres exemples –, les références aux sources grecques sont bien présentes, mais circonscrites, dans leur grande majorité, au domaine de l’observation scientifique, sans qu’aucune allusion ne soit faite à la philosophie, ni même à la rhétorique qu’Ibn Qutayba, dans son introduction au Adab al-Kātib, revendique comme étant l’apanage des Arabes 33. Voici donc ce qui transparaît de la distribution des savoirs dans le système d’Ibn Qutayba : les sciences de la nature sont dévolues aux Grecs, l’art militaire et la sagesse éternelle aux Persans et aux Indiens. Aux Arabes, l’art du discours et la foi, composantes indissociables et éminemment politiques, d’une actualité brûlante à l’époque de notre auteur. En effet, lorsqu’on sait les liens qu’entretient le mu‘tazilisme, doctrine officielle d’alors, avec le raisonnement et la philosophie grecs, le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār apparaît comme la manifestation d’une nouvelle distribution des composantes de la culture arabo-musulmane, avec une moindre part accordée à l’apport grec dans la mesure où il est cantonné aux sciences de la nature et de la médecine. Manifestation, certes, mais aussi instrument de ce nouvel équilibre. En effet, le cadre strict des relations du lettré et du pouvoir ne pouvant être occulté dans la sphère spatio-culturelle qui nous occupe, il nous est permis de postuler que, si un auteur modifie les champs éthique et épistémologique de son époque, c’est parce qu’il y est autorisé, voire contraint par le pouvoir en place. Et l’on ne peut manquer de songer ici au changement de doctrine opéré sous le califat d’al-Mutawakkil 34, qui voit le début de la carrière d’Ibn Qutayba – à la suite des vingt années officielles de mu‘tazilisme qui imposèrent le règne du kalām 35 en relation étroite avec le raisonnement et la philosophie grecques.

30. G.  Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 190-192. 31. Citation d’Aristote, ‘Uyūn, Livre I, p. 8, l. 1-4. 32. Citation de Platon, ‘Uyūn, II/6, p. 108, l. 9-10. 33. Adab al-Kātib, p. 9, l. 1-4. 34. Al-Mutawakkil, calife ‛abbāsīde. Il accède au pouvoir en 232/847 et rompt avec les positions mu‘tazilites en affirmant son adhésion aux doctrines des Ḥanbalites et autres traditionnistes. Pour plus de précisions, cf. H. Kennedy, « Mutawakkil (al-) », EI2. 35. Kalām : école de théologie dogmatique spéculative « qui faisait appel, non seulement aux données scripturaires, mais aussi aux arguments rationnels », D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, p. 458. Pour plus de précisions, cf. Cl. Huart et A. Grohmann, « Kalām », EI2.

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Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité ») L’apparent affranchissement des sources exposées par Ibn Qutayba des critères de l’ancienneté et de l’origine, ne serait alors qu’une manière de s’octroyer la possibilité de s’opposer à l’autorité précédente : C’est là notre démarche lorsque nous élisons les paroles [d’auteurs] tardifs ou les vers de [poètes] modernes : si la forme est choisie et le sens délicat, le caractère tardif de l’auteur n’est pas pour nous source de mépris, de même que l’ancienneté des propos ne les relèvera pas s’ils sont dénués de ces qualités ; car tout ancien a été moderne à son époque et toute action illustre a eu pour initiateur un innovateur. C’est propre au vulgaire que d’élever ce qui n’est plus et d’abaisser ce qui est, de dénigrer ce qui est offert et de désirer ce qui est interdit, de grandir les Anciens et leur pardonner leurs errements tandis qu’on diminue les Modernes et qu’on les accable de reproches ; l’être avisé, lui, observe d’un œil juste et non d’un œil complaisant, de même qu’il use pour juger de l’équitable balance 36.

La philosophie grecque, incontestablement, précède l’Islam dans le temps, le Mu‘tazilisme précède, naturellement, la réaction qu’il suscita. Par « Anciens », Ibn Qutayba désignerait donc ici les philosophes de la Grèce antique et, plus proches, les théologiens du kalām. III. Le projet politique comme critère de cohérence de l’œuvre Ces prises de position demeurent néanmoins allusives au sein des ‘Uyūn, se limitant aux phrases relevées précédemment dans le prologue et à l’absence de références à la pensée grecque, en dehors du domaine qui lui a été réservé, dans le cœur de l’ouvrage. Cependant, notre analyse est confortée par ce qu’on peut lire à ce sujet sous la plume de notre auteur, dans d’autres écrits que nous citerons par ordre de gradation dans la manifestation de l’opposition à l’utilisation du raisonnement argumentatif et analogique en matière de foi. Pour ne citer que l’œuvre d’adab, on constate que le Kitāb al-Ma‛ārif, qui se présente comme « la » somme de savoirs que notre auteur fait remonter à la création du monde, ignore de manière éclatante l’existence de la Grèce antique, proposant une chronologie qui débute avec Adam, les Testaments ancien et nouveau, se poursuit avec les Perses et s’achève avec les Arabes. C’est qu’il s’agit encore une fois, comme nous l’avons vu dans le prologue des ‘Uyūn, des savoirs vertueux. Nous sommes toujours dans le cadre d’une isotopie de la vertu, et le champ sémantique du savoir, outre les termes ‛ilm, ma‛ārif et ḫibra est constitué de notions telles que l’élévation au dessus du commun (fuḍḍila bi-l-‛ilm wa-l-bayān ‛alā-l-‛āmma), la rectitude (rušd), et la preudommie 37 (murū’a) :

36. ‘Uyūn, Prologue, p. 8, l. 1-7. 37. Cf. F. Godefroy, Lexique de l’ancien français, Paris 2003.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba a dit : Ceci est un livre dans lequel j’ai rassemblé – pour qui jouit de la grâce d’une haute position, s’est extrait de la classe des humbles par l’éducation et élevé au-dessus de la masse par le savoir et l’éloquence – les connaissances qu’il est nécessaire d’acquérir et de maîtriser, lors qu’il ne [saurait] s’en dispenser dans les cénacles des souverains s’il siège en leur présence, les assemblées des grands personnages s’il cultive leur compagnie, et les cercles des savants s’il confère avec eux. Rares sont en effet, les cénacles réunis par l’expérience du savoir, fondés par [la recherche] de la rectitude, guidés par la preudommie, sans qu’y intervienne tout ou partie de ces connaissances 38.

La forme de pamphlet qu’est l’introduction au Kitāb Adab al-Kātib comporte, quant à elle, sinon une condamnation, tout au moins un dénigrement de la philosophie grecque et de ses adeptes, sur le mode de la raillerie : Si l’un des auteurs partisans de la logique avait atteint notre ère et pu entendre les subtilités du discours de la religion, de la jurisprudence, de la loi divine et de la grammaire, il se serait mis au nombre des muets, ou encore, s’il avait entendu le discours de l’Envoyé de Dieu, que la bénédiction de Dieu et Son salut soient sur lui, et de ses compagnons, il aurait été convaincu que les Arabes détiennent la sagesse et l’articulation du discours 39.

Cette phrase clôt une série d’attaques faites aux kuttāb impressionnés par la philosophie et la rhétorique grecques et précède immédiatement l’hommage à ‛Ubayd Allāh b. Yahyā b. Ḫāqān 40, vizir du calife al-Mutawwakkil, et dédicataire de l’ouvrage : Louons donc Dieu qui a préservé le vizir Abū-l-Ḥasan de ce vice, a révélé son mérite, l’a doté de la nature vertueuse des Anciens, l’a recouvert du manteau de la foi, l’a enveloppé de Sa lumière, a fait de lui un guide parmi les égarés, un flambeau au sein des ténèbres, et l’a informé des sources de divergences [des musulmans] selon les règles du Livre et de la Sunna 41.

38. Ma‛ārif, Prologue, p. 1, 1. 2-8. 39. Adab al-Kātib, Prologue, p. 9, l. 1-4. 40. B. Ḫāqān, nom de plusieurs secrétaires et vizirs de l’époque ‛abbāsīde. ‛Ubayd Allāh b. Yaḥyā, (mort en 263/877), est le premier membre de la famille a accéder au vizirat. Secrétaire particulier du calife al-Mutawakkil, il devient vizir vers 236/851 et occupa cette fonction à plusieurs reprises au cours de sa vie. Cf. D. Sourdel, « Ibn Khāḳān », EI2. 41. La Sunna (coutume) désigne la coutume normative du Prophète ou de la communauté primitive qui se vit accorder le rang de seconde source du droit islamique, la Šarī‘a, après le Coran. Elle représente le concept d’orthodoxie dans son ensemble, encore en usage de nos jours. Cf. G. H. A. Juynboll, « Sunna », EI2, et J. Robson, « Ḥadīth », EI2. – Adab al-Kātib, Prologue, p. 9, l. 5-8.

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Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité ») Enfin, et en dehors de l’œuvre d’adab, nous citerons l’un des nombreux passages du premier chapitre, consacré aux gens du Kalām (partisans de la théologie spéculative) et gens du ra’y (partisans de la libre opinion), du Kitāb Ta’wīl Muḫtalif al-Ḥadīṯ, « Traité des divergences du ḥadīṯ », condamnant l’installation du doute consécutive au raisonnement en matière de foi. Ibn Qutayba en effet relate des séances auxquelles il aurait assisté, parmi lesquelles la suivante 42 : Un autre homme (X) interrogea un autre [mu‘tazilite] (Y) sur la Science divine, et lui demanda : X — Es-tu d’avis qu’Audient (sāmi‛) est synonyme d’Omniscient (‛ālim) ? Y — Oui ! […] » X est confondu par l’argumentation de Y, mais reste sur ses positions. Ibn Qutayba intervient alors : « […] Pourquoi donc [ne voulez-vous] pas démordre (tanqilāni) de vos convictions, et adopter les conclusions imposées par les preuves ? » L’un d’eux répondit : « Si nous le faisions, nous changerions d’idée cent fois par jour ! Les choses sont déjà assez embarrassantes comme cela ! » Je répliquai alors : « Si la vérité ne s’appréhende que par l’analogie et l’argumentation et que tu te laisses entraîner par en poursuivant [ton raisonnement] tout comme tu te laisses entraîner lorsque tu te trouves pris de court, à quoi donc te servent- ? L’obéissance à la tradition (taqlīd) est plus rentable, et tu ferais mieux de te tenir sur les traces du Prophète.

Autant d’éléments nous permettant d’établir qu’en effet, l’autorité de notre auteur est relayée par celle du pouvoir, de la religion et de l’obédience à laquelle il a dédié son œuvre. Mais cette servitude, au-delà de l’autorité symbolique qu’elle confère à ses écrits, participe à leur cohérence ; et force nous est de constater, à la lumière de ces conclusions, que, loin d’être une simple compilation d’anecdotes à la fois distrayantes et édifiantes, un exercice récréatif auquel Ibn Qutayba se serait livré entre deux travaux sérieux, le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār s’inscrit bel et bien dans une ambitieuse démarche d’auteur, en étroite relation avec le reste d’une œuvre cohérente. Dans le cas contraire, Ibn Qutayba n’est, comme l’a si souvent dit Gérard Lecomte, qu’un génial vulgarisateur de la culture générale de l’époque. Mais cette donnée ne suffit pas à la compréhension de ce qui préside à la conception d’un ouvrage tel que les ‘Uyūn. Si, en revanche, on postule qu’Ibn Qutayba, par ce travail de collecte, d’organisation et d’écriture, « fait » cette culture, la met en ordre au propre et au figuré, il nous semble que l’existence d’un tel ouvrage fait sens en s’insérant naturellement dans l’œuvre globale d’un auteur conscient de sa qualité et de ses responsabilités. La lecture du prologue se charge alors de tout son sens :

42. Traduction de G. Lecomte, Le traité des divergences du ḥadīṯ d’Ibn Qutayba, Damas 1962, p. 72-3, § 82.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires pour éclairer ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, pour aider la mémoire des savants, pour éduquer gouvernants et gouvernés, et pour soulager les souverains de la peine et de la fatigue liées à l’effort [que requiert l’acquisition de cette formation], et l’ai divisée en chapitres, réunissant les parties semblables, les faits et jugements similaires et les paroles identiques, pour en faciliter l’apprentissage à qui veut les acquérir, la mémorisation à qui veut les étudier et l’accès à qui les recherche. C’est la semence de l’esprit des doctes, le produit de la pensée des sages, c’est la crème du lait, le fleuron de l’adab, le fruit de la longue observation, c’est le meilleur de la parole des éloquents, de la subtilité des poètes, de la geste des souverains et du legs des Anciens 43.

Ibn Qutayba a collecté, trié, organisé le matériau constitutif de l’adab afin de le rendre accessible aux milieux du pouvoir et de ses serviteurs. Tout travail de tri comportant le rejet des éléments non conformes à la finalité de l’entreprise, cette censure s’exerce, nous l’avons vu, par un subtil rééquilibrage des composantes du patrimoine vivant de la culture arabo-musulmane que notre auteur soumet aux orientations théologico-politiques de son temps. Une telle entreprise n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, les procédés de la réforme grégorienne en Occident qui fut accompagnée d’un mouvement massif de compilation de collections canoniques, complétées par de nouvelles recherches d’autorités : Compiler de nouvelles collections s’avère donc nécessaire au xie siècle, puisque le droit canonique se révèle l’un des instruments privilégiés de la Réforme, mais on va aussi s’efforcer de les ordonner et de les présenter autrement que les anciennes : à besoins nouveaux, présentation nouvelle. Aspect matériel et effort intellectuel vont de pair 44.

Comment ne pas être troublé par l’apparente similitude de cette démarche avec celle des ‘Uyūn, à la lumière du contexte politique et religieux qui fut le sien ? Une rupture dans la continuité, déguisée sous l’apparente répétition d’un matériau connu, constitué d’éléments à l’autorité reconnue : « Dans les discussions, il suffit d’une allusion et l’interlocuteur sait de quoi il s’agit 45. » C’est, par ailleurs, le bon fonctionnement de ce système allusif qui rend l’accès immédiat au texte si malaisé, la distance entre le texte et nous étant quasi irréductible. Les ‘Uyūn se laissent donc lire comme l’un des éléments constitutifs d’une œuvre globale vouée à la refonte d’un système éthicopolitique et religieux, chacun d’entre eux traitant un domaine particulier, mais tous concourant au même but. Les ‘Uyūn pour l’adab, les divergences du ḥadīṯ

43. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 17-19 et p. 3, l. 1-3. 44. G.  Goiordanengo, « Auctoritates et auctores dans les collections canoniques (1050-1140) », dans Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, p. 102. 45. Ibid., p. 112.

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Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité ») pour la théologie, les Ma‛ārif pour l’histoire réelle et mythique, l’Adab pour la langue. Cette cohérence de l’œuvre d’Ibn Qutayba est à ajouter au rang des critères qui définissent un auteur. En effet, Michel Foucault 46, dans le cadre du développement du troisième des quatre arguments fondant sa réflexion sur l’auteur – « le rapport d’attribution » –, relève un « invariant », à travers le temps, dans les règles de construction de l’opération complexe qui préside à la construction d’« un certain être de raison qu’on appelle l’auteur ». Il s’agit de la manière d’authentifier ou de rejeter les textes selon des critères codifiés par saint Jérôme dans la tradition chrétienne. Ceux-ci sont au nombre de quatre : – retirer de la liste des livres celui qui est inférieur aux autres ; l’auteur est défini comme un certain niveau de valeur ; – retirer celui qui est en contradiction avec les autres ; l’auteur est défini comme un certain champ de cohérence conceptuelle ou théorique ; – retirer celui dont le style est différent des autres ; l’auteur est défini comme une unité stylistique ; – retirer les textes se rapportant à des événements ou citant des personnages postérieurs à la mort de l’auteur ; l’auteur est défini comme un moment historique. Ces quatre critères de l’authenticité selon saint Jérôme « définissent les quatre modalités selon lesquelles la critique littéraire fait jouer la fonction auteur ». Unité de valeur, unité du champ conceptuel ou théorique, unité de style, unité de temps. La cohérence de l’œuvre est le signe d’un « être doué de raison », à l’origine de cette œuvre : l’auteur. Cette cohérence, qui plus est, politique, apporte à l’auteur Ibn Qutayba un surplus d’autorité, outre celle qu’il asseoit en s’inscrivant dans la chaîne des autorités par l’usage de la citation maîtrisée à ses propres fins et en auréolant son texte du statut de discours autorisé par le pouvoir en place. La soumission de la forme de ses écrits à l’exigence de continuité de l’œuvre produite par la sphère spatio-culturelle qu’il représente, la conformité de leur contenu aux orientations, nouvelles, du pouvoir en place, lui confèrent une autorité symbolique incontestable mais dotent encore sa production de la cohérence qui concourt à la faire œuvre d’auteur. Mais, écrit encore Michel Foucault, la fonction auteur n’est pas seulement une reconstruction de seconde main à partir d’un matériau inerte, car « le texte porte en lui-même un certain nombre de signes qui renvoient à l’auteur 47 ». En effet, si l’autorité de ses pairs et du pouvoir politique, associée à la cohérence de l’œuvre, érigent d’ores et déjà Ibn Qutayba au rang d’auteur, le texte des prologues à ses ouvrages ne laisse pas de recéler la présence forte d’un « Je » qui exerce, par l’écriture, une fonction dont il est pleinement conscient.

46. M.  Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 86-87. 47. Ibid., p. 87.

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CHAPITRE III PREUVE « OBJECTIVE » DE LA FONCTION ACTIVE D’AUTEUR : DU « JE » ET DE SES USAGES DANS LE PROLOGUE

Un prologue se doit aussi d’être un manifeste littéraire, donc un morceau de bravoure. […] Le prologue peut annoncer soit une forme littéraire soignée qui se justifie par la valeur du contenu qu’il s’agit d’illustrer, soit une volonté de simplicité stylistique qui facilite au lecteur l’appréhension de ce même contenu ou garantit l’authenticité du discours 1.

I. Les marqueurs linguistiques 1. Les pronoms de première personne Recherchons à présent les traces matérielles de l’auteur au sein du texte. Il apparaît qu’il se manifeste dès la première page, dans un cadre codifié que nous nous efforcerons de mettre en évidence. Nous débuterons notre relevé après la traditionnelle introduction imputable aux copistes ou/et aux éditeurs qui consiste à placer toute chose sous l’égide de Dieu : « Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux, que Dieu bénisse notre seigneur Muḥammad, sa famille et ses compagnons, et les protège », Bi-smi-l-lāh ar-raḥmān ar-raḥīm wa ṣallā-l-lāh ‛alā sayyidi-nā Muḥammad wa ‛alā āli-hi wa ṣaḥbi-hi wa sallam, avant d’annoncer par une phrase commune à l’ensemble des prologues d’Ibn Qutayba que l’auteur a dit ce qui suit : « L’imām Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī, qu’il soit agréé de Dieu, a dit […] », Qāla-l-imām Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba ad-Dīnawarī raḍiya-l-lāh ‛an-hu 2 […]. Le texte s’ouvre alors sur une très longue phrase de louanges à Dieu, s’étendant sur neuf lignes et représentative, nous le verrons, du savoir-faire d’Ibn Qutyaba en matière d’amplification oratoire. Y est exprimée l’affirmation de la toute-puissance et de la miséricorde divines, suivie des grâces rendues au Prophète qui transmit le message divin, puis de la bénédiction de sa famille, de ses compagnons, et de l’ensemble des prophètes.

1. P.  Bourgain, « Les prologues des textes narratifs », dans Les prologues médiévaux, p. 262. 2. ‘Uyūn, Prologue, p. 1.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Nulle trace ici d’un Je revendiquant la paternité de cette brillante entrée en matière. La deuxième phrase, dans la même veine stylistique que la première bien que plus courte (trois lignes), n’est plus un éloge, mais l’exposition d’un credo, d’une vérité selon laquelle l’ordre divin induit l’ordre humain ; chaque don de Dieu fait à l’homme impose à ce dernier un devoir, celui de transmettre ce qu’il a reçu : Quant à ce qui suit, chaque bienfait de Dieu appelle un devoir et chaque faveur une contrepartie 3 : la contrepartie de la richesse est l’aumône, celle de la noblesse est l’humilité, celle de l’art de l’entregent la satisfaction des requêtes, celle du savoir sa diffusion ; et les savoirs les plus profitables sont les meilleurs comme les plus louables sont les plus profitables, et les plus louables finalement consistent en ce qui est instruit et appris pour Dieu et pour l’amour de Lui 4.

Les dons en question sont au nombre de quatre et correspondent très exactement aux attributs et prérogatives de la classe sociale dont Ibn Qutayba fait partie : la ḫāṣṣa comprenant en premier lieu les souverains, mais également tous ceux qui gravitent autour du pouvoir et sont liés à la cour. Il s’agit de la richesse, de la noblesse, de l’entregent et du savoir, un savoir particulier sans lequel l’identification à cette classe est impossible. On peut noter dans le déploiement de ces termes une gradation allant de la qualité distinctive la plus matérielle, et finalement la plus accessible, à la plus subtile et la plus difficile à acquérir 5. L’appartenance à la ḫāṣṣa ne peut se faire sans l’intégration d’un code de conduite et de pensée qu’on ne peut acquérir sans effort. Ce code est le produit d’un savoir vertueux : Ibn Qutayba lui associe les superlatifs ḫayr, « meilleur », et anfa‘, « le plus profitable », ajoutant, s’il subsistait un doute, qu’il est voulu par Dieu. C’est cette isotopie du savoir vertueux qui permet l’existence de l’auteur : nous sommes passés de Dieu et de ses prophètes à l’Homme, de l’Homme à l’homme de la ḫāṣṣa, puis de l’homme de la ḫāṣṣa au détenteur de ce savoir qui se manifeste enfin par un marqueur de première personne qui n’est pas encore le Je :

Le terme arabe est zakāt : C’est l’un des cinq piliers de l’Islam, « obligation imposée aux Musulmans de verser une certaine proportion de leurs biens légaux au bénéfice des pauvres et d’autres groupes sociaux prédéterminés, ou encore, selon l’usage général dans le Coran, la portion de propriété dont le paiement est requis. Le verbe zakā compte parmi ses sens “s’accroître” et être pur » ; le mot zakāt « tirerait son nom de sa fonction “faire accroître”, c’est-à-dire apporter une “bénédiction à” la propriété sur laquelle elle est prélevée en purifiant du péché ceux qui l’offrent à partir de leurs biens. C’est donc ici un acte de purification » et, en conséquence, de « maintien » et de « multiplication » de la faveur. Cf. A. Zysow, « Zakāt », EI2. 4. Ibid., l. 10-12. 5. A.  Cheikh-Moussa, nous a fait remarquer qu’il peut aussi s’agir de la stricte hiérarchie de l’époque, les savants étant placés en bas de l’échelle constitutive de l’élite socio-politique.

3.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue Nous demandons à Dieu le Très Grand, le Très-Haut de rendre notre savoir agissant et de nous rendre aptes à en prendre le meilleur ; qu’Il [nous rende] désireux de le faire fructifier pour nous et pour autrui pour [l’amour de] Sa noble face, [qu’Il nous rende] reconnaissants de la perfection de Ses faveurs à notre égard et qu’Il fasse que nous le louions nuit et jour ; Il est certes le plus Proche parmi ceux qu’on invoque, et le plus Généreux de ceux qu’on sollicite 6.

Ce Nous se place sous l’autorité de Dieu qui l’a gratifié de ce savoir. Se reconnaissant comme détenteur du ‘ilm, il est donc un transmetteur autorisé par Dieu, à l’instar de ses pairs convoqués par l’usage du Nous. Il ne semble pas que l’on doive considérer ce Nous comme une figure de rhétorique destinée à marquer une distance respectueuse dans l’adresse à Dieu, car il apparaît qu’au-delà d’une première lecture confondant naturellement Je et Nous sur le plan sémantique, le recours au pluriel s’inscrit dans un processus progressif et hiérarchisé dont les termes sont Dieu, les prophètes, les transmetteurs et enfin le transmetteur auteur du livre 7. L’aboutissement de cette chaîne est la manifestation du Je d’Ibn Qutayba, un Je assumant la paternité de ses écrits : « Je m’étais chargé de composer […] un ouvrage […] »,Wa innī kuntu takallaftu […] kitāban […] 8 . Cette pluralité d’ego caractérise, selon Michel Foucault, « tous les discours pourvus de la fonction-auteur 9 ». Prenant l’exemple d’un traité de mathématiques, celui-ci met à jour la présence concomitante de deux Je : celui qui en indique les circonstances de composition et celui qui parle dans le cours d’une démonstration. Le premier « renvoie à un individu sans équivalent, qui en un lieu et temps déterminés, a accompli un certain travail », quand le second « désigne un plan et un moment de démonstration que tout individu peut occuper, pourvu qu’il ait accepté le même système de symboles, le même jeu d’axiomes, le même ensemble de démonstrations préalables ». L’énonciation du credo selon lequel l’ordre divin induit l’ordre humain et prescrit la diffusion du ‘ilm renverrait à l’ensemble des individus « ayant accepté le même ensemble de démonstrations préalables », c’est-à-dire les pairs d’Ibn Qutayba, et le Je auteur de l’ouvrage, à « l’individu sans équivalent, qui en un lieu et temps déterminés, a accompli un certain travail ». Quant au Nous, il

‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 13-15. Ibn Qutayba lui-même, dans Le prologue au Adab al-Kātib confirme cette interprétation du Nous lorsque, constatant l’ignorance des kuttāb, il déplore qu’ils ne sachent pas lequel des deux pronoms ils doivent utiliser face à leur interlocuteur : « Le Nous ne s’emploie à l’écrit que si l’on ordonne ou prohibe, car il appartient au langage des souverains et des savants/Wa naḥnu la yuktabu bi-hā ‛an nafsi-hi illā āmir aw nāhin li-anna-hā min kalāmi-l-mulūk wa-l‛ulamā’ […] », Adab al-Kātib, Prologue, p. 18, l. 9-11. 8. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16. 9. M.  Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 87-88.

6. 7.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur serait le résultat de l’addition de ces Je, Ibn Qutayba occupant la position de transmetteur qu’il partage avec ses maîtres et ses pairs en même temps qu’il parle en son nom propre. La situation de ce Je à l’extrémité d’une chaîne qui, en même temps qu’elle le relie à Dieu et le soumet à Son autorité, l’autorise à exister, est à la fois déclaration d’humilité en tant qu’occupant de la place la plus humble – c’est un instrument minuscule au service de la grandeur du projet divin – et élévation au-dessus du commun des mortels par l’autorité que lui confère l’« adoubement » divin qui l’autorise à prendre la parole, en son nom et en Son nom pourrait-on dire. Le statut de prophète n’est guère loin : ce Je est un « passeur ». Fort de cette autorité qu’il tient de Dieu, il devra manier l’art de la persuasion, c’est-à-dire la rhétorique, afin de parvenir au but qui lui a été confié par Dieu, l’exercice et le déploiement de cet art asseyant, dans la langue, l’existence d’un Je s’adressant à un Tu : le Je naît en même temps qu’il touche le Tu, son auditoire. Et, en effet, Ibn Qutayba ne se départit plus du Je, rarement relayé par un Nous dont la valeur est pour le coup celle d’un Je présentant à un Tu le livre qu’il lui destine : Notre livre te conduira [donc] au chapitre de la plaisanterie et de l’humour. […] Si tu y trouves, toi, l’homme grave, des propos que tu dénigres ou bien approuves, dont tu t’étonnes ou ris, rappelle-toi qu’ils relèvent de ce procédé et à quel dessein nous en usons 10.

On peut noter que les sept passages recélant la présence d’un Nous à valeur de Je sont des adresses aux destinataires de l’ouvrage, quand le Nous s’adressant à Dieu en ouverture et en clôture du prologue se charge d’un sens collectif, le dernier faisant écho au premier dans une construction parfaitement symétrique : le Je, après s’être brillamment déployé pour l’édification du Tu, réintègre le cadre dont il n’est en réalité jamais sorti, ce qu’il rappelle en se faisant absorber par le Nous au service de Dieu : Demandons à Dieu d’effacer nos méfaits par nos bienfaits, d’absoudre le mal par le bien et la légèreté par la gravité pour nous rendre ensuite Ses faveurs, étendre sur nous Sa miséricorde et nous préserver, lors que nous mettons tous nos espoirs en Lui, que nous nous en remettons à Son jugement, et que nous Le craignons, de l’échec et de la déception 11.

Le cadre est posé, la boucle est bouclée, le processus d’émergence du Je s’achève par celui de l’absorption du Je, inversion du même procédé. Le livre peut alors s’ouvrir sans que le Je, qui s’est définitivement acquitté de sa mission en donnant les clefs de l’ouvrage dans le prologue, n’intervienne plus que

10. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 8-10. 11. Ibid., p. 12, l. 4-6.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue très occasionnellement, sous la forme de « un tel m’a rapporté » ou « J’ai lu dans […] », tout au long des quelque mille deux cents pages constitutives de l’ouvrage. Il est à noter que ce cadre présidant à l’apparition du Je correspond à un topos commun aux prologues d’Ibn Qutayba, voire à l’ensemble des prologues de la littérature médiévale, celui de l’humilité. Le traitement de ce topos, s’il varie en longueur et en intensité d’un prologue à l’autre, n’en est pas moins immanquablement présent. Prenons pour exemple l’usage beaucoup plus direct du Je, dès les premières lignes, dans l’Adab al-Kātib, les Ma‛ārif et le Ši‘r wa-š-Šu‘arā’, respectivement : – après une allusion aux louanges faites à Dieu et non restituées par le copiste : Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba, que Dieu le Très-Haut l’ait en Sa miséricorde, a dit : Après [m’être acquitté] des louanges à Dieu pour l’ensemble de Ses bienfaits, de Son éloge pour ce qu’Il représente, de la bénédiction de Son prophète, l’élu, et des siens, j’ai constaté 12 […]

– sans allusion aucune : « Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba a dit : Ceci est un livre dans lequel j’ai rassemblé 13 […] », – ou bien encore : « Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba a dit : Ceci est un livre que j’ai composé à propos des poètes 14 […] ». On y retrouve cependant, systématiquement, en manière de conclusion au propos, l’expression simultanée de l’existence affirmée de l’auteur et de son anéantissement en Dieu : – de manière très achevée sous la forme d’une longue phrase réaffirmant la place de l’auteur en tant que participant au projet conçu pour l’Homme par Dieu, dans l’Adab al-Kātib : Voici venu le terme de ce que nous avons choisi de dire à destination des secrétaires. Qui possède parfaitement ces instruments et a reçu de Dieu les qualités d’âme que sont la continence, la longanimité, la constance, l’humilité, la gravité, la modestie, celui-là est le plus méritant, le plus illustre 15, le plus apte à vaincre et à obtenir le meilleur ici-bas et dans l’au-delà, si Dieu le Très-Haut l’agrée 16.

Adab al-Kātib, Prologue, p. 5, l. 1-3. Ma‛ārif, Prologue, p. 1, l. 5. Ši‛r, Prologue, p. 1, l. 1. Dans le texte : Al-‛ālī fī ḏurā-l-mağd : « Le plus haut au faîte de la gloire », Adab al-Kātib, Prologue, p. 20, l. 11. 16. Ibid., Prologue, l. 8-12. 12. 13. 14. 15.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Topos d’humilité s’il en est, articulé autour des deux champs sémantiques opposés que sont l’abaissement et l’élévation, le premier développé dans la protase et le second dans l’apodose : qui a reçu de Dieu la capacité à s’abaisser fera le travail nécessaire à l’élévation, c’est-à-dire l’intégration du programme proposé par Ibn Qutayba par l’intermédiaire de son ouvrage. Le Nous est un relais de Dieu dont il sert le projet, voire qu’il assiste dans la réalisation de Son projet. L’Homme peut gagner les deux vies, temporelle et éternelle, si Dieu a mis en lui les qualités premières sans lesquelles l’ensemencement que représente l’adab restera stérile. De la même façon que l’élévation ne s’acquiert qu’au prix de la capacité d’abaissement, l’autorité de l’auteur-Ibn Qutayba s’établit par une allégeance à l’autorité divine qui le propulse au faîte des créatures humaines, car qui, par excellence, peut prétendre à la maîtrise des instruments qu’il propose à ses semblables grâce aux qualités dont Dieu l’a doté, si ce n’est ce Je/Nous qui les manie si bien qu’il s’affirme en ayant l’air de s’effacer ? – Prise dans l’adresse au lecteur, toujours fortement liée au Je : Je souhaite que, grâce à lui [le livre], j’aurais satisfait ta quête et apaisé ton esprit ; pour moi, tout ce que j’espère en t’éclairant et te guidant est l’assistance de Dieu et la justesse de Sa rétribution 17.

– En la présence d’un laconique « Si Dieu le Très-Haut l’agrée 18 », en manière de point final au prologue presque exclusivement programmatique du Ši‘r wa-š-Šu‘arā’. – Sous forme de prière, dans les ‘Uyūn : Demandons à Dieu d’effacer nos méfaits par nos bienfaits, d’absoudre le mal par le bien et la légèreté par la gravité, pour nous rendre ensuite Ses faveurs, étendre sur nous Sa miséricorde et nous préserver, lorsque nous mettons tous nos espoirs en Lui, que nous nous en remettons à Son jugement, et que nous Le craignons, de l’échec et de la déception 19.

Ce topos d’humilité encadrant l’expression du Je auteur est doublé d’un autre lieu propre aux prologues, celui de l’utilité et de l’efficience. L’œuvre est utile puisque, manifestation du « savoir agissant » ; elle contribue à remédier à une situation d’égarement systématiquement déplorée par un Je auteur parfaitement assumé : • Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires négligents de leur formation [en matière d’adab], un ouvrage sur les connaissances [qui doivent être les leurs] et sur la correction de la langue et de la main – ayant pris

17. Ma‛ārif, Prologue, p. 7, l. 7-8. 18. Ši‛r, dernière ligne du prologue (p. 24, l. 15). 19. ‘Uyūn, Prologue, p. 12, l. 4-6.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue conscience de l’ampleur des lacunes, de l’oblitération du savoir, et des préoccupations du pouvoir détourné du commerce de l’adab au point qu’il s’était effacé et avait disparu –, [ouvrage] par lequel je leur permettais de parvenir [à la fois] à l’objet de leur recherche et à la tranquillité de l’esprit, et dans lequel j’avais consigné pour eux les instruments menant au succès, qu’ils avaient égarés 20. • Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba a dit : Ceci est un livre dans lequel j’ai rassemblé – pour qui jouit de la grâce d’une haute position, s’est extrait de la classe des humbles par l’éducation et élevé au-dessus du commun par le savoir et l’éloquence – les connaissances qu’il est nécessaire d’acquérir et de maîtriser, lors qu’il ne [saurait] s’en dispenser dans les cénacles des souverains s’il siége en leur présence, les assemblées des grands personnages s’il cultive leur compagnie et les cercles des savants s’il confère avec eux. […] J’ai vu nombre de nobles, de personnes bien nées, de gens de Qurayš, qui ignorer sa lignée, qui méconnaître son aïeul, qui ne savoir pas comment il s’apparentait à l’Envoyé de Dieu – que Dieu le bénisse et le protège – ou se rattachait par le sang aux plus importants de ses compagnons. J’ai vu certain fils de roi de Perse ignorer la position et l’époque de son père 21. • J’ai constaté que la plupart de nos contemporains se détournaient du chemin de l’adab, auguraient mal de ce mot et abhorraient ses détenteurs 22. […] J’ai vu nombre de secrétaires, à notre époque, et à l’instar de la plupart de nos contemporains, goûter la tranquillité [de l’ignorance] et s’accommoder de l’incompétence, dispensant leur âme du travail de l’observation et leur cœur de la fatigue de la réflexion, lors qu’ils récoltent le fruit sans effort et atteignent leur objet sans peine ; par ma vie, il en est ainsi 23.

Ibn Qutayba affirme donc sans ambages que son œuvre est utile et profitable, caractéristiques que souligneront la plupart de ses biographes, nous l’avons évoqué précédemment. Ce dernier lieu à son tour est indissociable de celui du désir d’efficacité qui préside à l’élaboration de l’œuvre sous la forme qui est la sienne. Ce souci de l’efficacité conditionne en effet les choix que l’auteur justifie systématiquement dans chacun de ses prologues, et qui sont autant d’autres topoi du prologue qutaybien que nous analyserons dans la partie consacrée à l’écriture d’Ibn Qutayba. L’on peut, d’ores et déjà, les citer ici : – souci de concision allié au désir d’exhaustivité ; – justification du recours à la légèreté et à l’humour ;

20. Nous avons retenu la leçon du manuscrit allemand : Mā aḏalla min al-āla li-yawmi-l-idāla au lieu de Mā aṭrafa-nī-l-ilāh : « Ce que Dieu m’a fait parvenir pour mener à la victoire ». ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16-17 et p. 2, l. 1-2. 21. Ma‛ārif, Prologue, p. 2, l. 1-3. 22. Adab al-Kātib, Prologue, p. 5, l. 3-4. 23. Ibid., p. 9, l. 13 et p. 10, l. 1-2.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur – « à chaque situation son langage » : li-kull maqām maqāl, ou justification de l’usage volontaire d’une langue fautive ou obscène ; – justification du choix de ses sources. Ces quatre développements du topos d’efficacité sont suivis de l’exposition du plan de l’ouvrage et, enfin, d’une brève péroraison rhétorique nous ramenant au topos d’humilité. 2. Les attributs de l’auteur par l’intermédiaire du relevé des verbes de première personne • Les ‘Uyūn Revenons à présent aux ‘Uyūn pour tenter de définir les attributs de ce Je auteur, qui, une fois amené, se charge du sens des verbes qui émaillent le texte. Ces verbes définissent les trois champs sémantiques suivants : conscience, affect et action. En effet, les quinze verbes répartis dans les quatre phrases constitutives de ce premier segment révèlent, dans l’ordre, un auteur conscient de la tâche qui est la sienne et rappelant à trois occasions ce qu’il a effectivement accompli dans ce sens, un auteur « rhéteur » maniant les affects pour se concilier l’auditoire, et enfin un auteur agissant et travaillant à la réalisation de cette tâche. Voici le détail de cette répartition : – première phrase (action et conscience) : « je m’étais chargé », kuntu takallaftu ; « j’ai pris conscience », tabayyantu ; « je lui permettais », balaġtu bi-hi fī-hi ; « j’avais consigné », qayyadtu ; – seconde phrase (affect) : « je lui ai enjoins », šaraṭtu ‛alay-hi ; – t roisième phrase (action et affect) : « je m’étais attelé », taqalladtu ; «  j’ai craint », ḫašītu ; « si je le laissais juge », in wakaltu-hu, « si je me fiais » : [in]‘awwaltu ; – quatrième phrase (action et affect) : « j’ai donc achevé » : fa-akmaltu, « ce que j’ai commencé » : mā-btada’tu, « j’ai élevé » : šayyadtu, « j’ai fondé » : assastu, « j’ai agi » : ‘amiltu, « je me suis satisfait » : raḍītu ; « je me suis fié à Dieu », ‘awwaltu. Le paragraphe suivant inaugure une série de verbes balayant la notion de classement, rattachée à l’action : – « j’ai rassemblé », ğama‛tu ; – « j’ai disposé en ordre », naẓamtu ; – « j’ai confié en dépôt », awda‘tu, – « j’ai classé [en chapitres] », ṣannaftu[-hā abwāban], – « j’ai joint [les parties semblables] », qarantu[-l-bāb bi-šakli-hi]. Le segment suivant introduit l’idée de paiement, de fructification et de don (action teintée d’affect) : – « j’ai donc payé [son écot à chacun d’entre eux] », waffaytu ; – « j’ai fourni en abondance », waffartu ; – « j’ai confié », awda‘tu. 68

Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue Nous avons là une nouvelle forme d’action de l’auteur qui se dépense pour son lecteur. En effet, l’on trouve un peu plus loin dans le même passage, le verbe « soulager » : urawwiḥ qui achève de brosser le portrait d’un Ibn Qutayba soucieux des besoins de l’ensemble des destinataires de son ouvrage qu’il a à cœur de soulager de l’effort par l’usage, dans son propos, de la légèreté et de l’humour. Suit le redéploiement du champ sémantique de l’ordre dans l’exposition des parties du livre : – « j’ai divisé », qassamtu ; – « j’ai classé », ṣannaftu ; – « j’ai ajouté à », ḍamamtu (cinq occurrences) ; – « j’ai fait des deux une seule et même partie », ğa‛altu-humā ğuz’an wāḥidan (cinq occurrences). Enfin, la dominante affective clôt le discours dans le cadre du topos d’humilité caractéristique de la péroraison. Le dernier paragraphe du prologue reprend, en effet, la thématique de l’auteur au service de son destinataire et de Dieu : – « pour t’épargner », li-u‛ fīka ; – « j’ai confié », awda‛tu[-hā] ; – « j’ai allégé », ḫaffaftu ; – « j’ai abrégé », iḫtaṣartu. • Les Ma‛ārif Le prologue des Ma‛ārif comporte les mêmes ingrédients, concourant à camper un auteur conscient et agissant dans le but affirmé de permettre à ses destinataires d’améliorer l’état lacunaire de connaissances indispensables au maintien de leur position sociale : – « ceci est un livre dans lequel j’ai rassemblé », ğama‛tu, dès la première ligne ; – « je me suis avisé », ra’aytu, à raison de cinq occurrences concentrées sur les six premières lignes inaugurant les deux pages qu’Ibn Qutayba consacre à l’exposition de l’état d’ignorance de ses congénères ; – « j’ai joint », waṣaltu ; « j’ai fait suivre », atba‘tu ; « j’ai mentionné », ḏakartu ; « j’ai indiqué », dalaltu ; « j’ai informé », aḫbartu (deux occurrences), cinq verbes montrant l’auteur en action, c’est-à-dire organisant et décrivant ; – vient ensuite la péroraison, qui recèle une dimension affective appuyée : « j’ai rapporté exhaustivement », iqtaṣaṣtu ; « si j’avais voulu », law qaṣadtu ; « je t’ai enjoint », šaraṭtu ‛alay-ka ; « si je l’avais fait plus long et avais mentionné », law aṭaltuhu wa ḏakartu ; « je t’aurais fatigué et harrassé », at‘abtuka wa kadadtu-ka ; « je t’aurais contraint », aḥwağtu-ka ; « je t’ai dispensé (de l’effort) », kafaytu-ka ; « j’ai pris soin de toi », iḥtaṭtu la-ka ; « j’ai ajusté », 69

Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur ‛āyartu, close par la déclaration d’humilité qu’est la recommandation à Dieu : « je souhaite », arğū ; « je t’aurais fait atteindre », balaġtu la-ka ; « j’espère », ammaltu. • L’Adab al-Kātib Le prologue de l’Adab al-Kātib présente une distribution très claire des champs sémantiques associés aux verbes de première personne, dont la répartition obéit à la structure du texte. La forme de pamphlet énergique caractérisant la première moitié du prologue, dénonciation de l’état d’ignorance des kuttāb et de leur assujettissement à la philosophie grecque, est en effet fondée sur le témoignage propre de l’auteur qui a : – pris conscience : ra’aytu ; – appris : « il m’est parvenu » : balaġa-nī ; – assisté : ḥaḍartu ; et qui, pour donner plus de poids encore à sa parole, a recours au serment : « par ma vie », la-‛amrī. Le dernier « j’ai pris conscience », ra’aytu, de la première moitié du texte clôt la diatribe en introduisant un court segment où l’action de l’auteur se laisse lire comme une œuvre de sollicitude à l’égard des kuttāb égarés (affect et action) : – « lorsque j’ai pris conscience que cet état [du savoir], chaque jour diminuait, – et craint (ḫašītu) que […] ; – j’ai mis à sa (le kātib, destinataire de l’ouvrage) disposition (ğa‛altu la-hu) une part de ma sollicitude […] ; – et j’ai fait (‘amiltu) alors […] des livres […] ; – chaque livre étant consacré à un art, et dénué de longueurs et de lourdeurs [mot à mot : je l’ai (chaque livre) dispensé (a‘ faytu-hu) de]. » Ibn Qutayba poursuit alors dans le registre du secours porté à l’égaré afin de : – « l’inciter », li-unšiṭa-hu ; – « de consigner pour lui dans ses ouvrages », [li-]uqayyida ‛alay-hi bi-hā ; – « de lui prêter secours », [li-]astaẓhirā la-hu ; – « de lui faire atteindre », [li-]ulḥiqa-hu ; – « de le faire entrer », [li-]udḫila-hu. Enfin, le contenu de l’ouvrage est exposé, méthodiquement ponctué par les deux formules suivantes : – « nous avons cru bon (nous voulons) pour lui », nastaḥibbu la-hu (trois occurrences à la première personne du pluriel, et une occurrence à la forme passive yustaḥabbu, dont l’éditeur signale qu’elle se trouve à la première personne du pluriel dans deux des cinq manuscrits qu’il a consultés ainsi que dans l’édition cairote de l’an 1300 de l’Hégire) ; – « il lui faut », lā budda la-hu (trois occurrences). 70

Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue Ces formules introduisent les différentes parties constitutives du savoir fondamental des kuttāb et sembleraient interchangeables si l’on ne prêtait attention au contenu de chaque paragraphe. En effet, l’on constate que l’expression directe de la volonté de l’auteur, au moyen du Nous, se manifeste en relation avec l’éthique et la langue, quand l’impersonnel, et non moins autoritaire, il faut que inaugure les segments consacrés au cadastre, à la jurisprudence, aux aḫbār et au ḥadīṯ, composantes, à l’inverse des précédentes, somme toute très techniques et accessibles par la seule mémorisation. Le contenu de l’ouvrage, réponse énergique à un état préalablement dénoncé par l’auteur, semble donc exposé avec plus ou moins de distance selon la thématique abordée, se teintant d’affect lorsqu’il s’agit de restaurer la partie vertueuse du savoir, celle-la même qui peut agir sur la conduite : Nous voulons (nastaḥibbu), pour qui agrée notre enseignement et suit [l’exemple de] nos livres, qu’il éduque son être avant d’éduquer sa langue et réforme ses mœurs avant de réformer son langage, Wa naḥnu nastaḥibb li-man qabila ‛an-nā wa-’tamma bi-kutubi-nā an yu’addiba nafsa-hu qabla an yu’addiba lisāna-hu wa yuhaḏḏiba aḫlāqa-hu qabla an yuhaḏḏiba alfāẓa-hu 24.

Enfin, l’unique occurrence d’un « nous l’avons voulu », aradnā-hu 25 s’intègre naturellement à ce champ sémantique de la volonté d’agir dont on constate qu’il remplace celui du choix et du classement jusqu’ici toujours associés à l’exposition des parties du livre. En effet, seul un « nous avons choisi », naḫtāru-hu, isolé figure à la première ligne de la péroraison. Ceci s’explique par l’écriture pamphlétaire du prologue de l’Adab qui met en avant la restauration d’un ordre moral bafoué par les kuttāb, quand les ‘Uyūn et les Ma‛ārif, bien que concourant au même but, sont axés sur la somme d’informations qu’ils proposent et la manière de la mettre en œuvre, accordant une part moindre à la dénonciation rhétorique de l’ignorance de leurs destinataires. • Le Ši‘r wa-š-Šu‘arā’ Le prologue du Ši‘r, dont la brièveté (quatre pages) l’oppose aux précédents (sept pages pour les Ma’ārif, douze pour les ‘Uyūn et seize pour l’Adab), présente les caractéristiques inverses quant au ton. Aucun affect pour un art dans lequel tout adīb doit être un tant soit peu versé. La dénonciation d’un état d’ignorance jugé tel qu’il exige la rédaction de l’ouvrage est ici absente. Parce que la poésie fait partie des domaines plus techniques ou bien parce que, s’intégrant au projet général qu’Ibn Qutayba expose dans le prologue des ‘Uyūn, elle est, de ce fait, considérée comme déjà introduite ? Ibn Qutayba y fait allusion à deux reprises, comme la partie de son travail de restauration consacrée à la poésie :

24. Ibid., p. 14, l. 10. 25. Ibid., p. 17, l. 5.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Lorsque je me suis livré à la répartition et au classement de ces récits et vers, j’ai jugé bon, en raison de leur diversité et du grand nombre de thèmes abordés, de les rassembler en dix livres, en sus de ce que j’avais estimé devoir être isolé en quatre ouvrages autonomes qui sont : Le livre de la boisson, Le livre des connaissances, Le livre de la poésie, et Le livre de l’interprétation des songes 26.

Et : Il contient [le dixième livre des ‘Uyūn] les récits sur […] – à l’exception des récits sur les grands amoureux parmi les Arabes, car j’ai estimé que Le livre des poètes s’en était chargé et n’en ai donc consigné dans cet ouvrage-ci qu’un tout petit nombre 27 – […].

Nul besoin, donc, de revenir sur la justification de l’existence de l’ouvrage. L’auteur se contente de délimiter les contours d’une matière inépuisable en exposant les critères ayant présidé à ses choix. Les verbes associés ici à la fonction d’auteur sont essentiellement d’ordre informatif et organisationnel : – « j’ai composé », allaftu ; – « j’ai informé », aḫbartu (2 occurrences) ; – « j’ai présenté », qaddamtu ; – « mentionner », ḏakara (3 occurrences à la première personne du singulier et 3 occurrences à la première personne du pluriel) ; – « nommer », usammī ; – « indiquer », adullu ; – « exposer », a‛riḍu ; – « observer », naẓartu (2 occurrences) ; – « donner », a‛ṭaytu, et « donner son dû » : waffartu ‛alay-hi ḥaqqa-hu (parlant de la sélection des poètes) ; – « consigner », ūdi‘ 28 ; – « juger avisé », ra’ynā et ra’aytu ; – « considérer », aḥsabu ; Un verbe unique relève de l’affect et amène la très brève péroraison qui clôt le discours : karihtu, « j’ai répugné » (à être trop long en me répétant). En définitive, c’est invariablement le même auteur : conscient, actif et affectivement impliqué dans l’élaboration de son œuvre, qui se révèle à nous, à travers les verbes dont il use pour décrire son action. Mais en même temps qu’ils dessinent la figure de l’auteur, ces mots dévoilent une stratégie d’écriture commune à l’ensemble de ces textes.

26. ‘Uyūn, Prologue, p. 8, l. 8-11. 27. Ibid., p. 11, l. 3 et l. 13-14. 28. Fa innī ra’aytu kitāb aš-Šu‛arā’ awlā bi-hā fa-lam ūdi‘ min-hā illā šay’an yasīr : « Car j’ai estimé que Le livre des Poètes s’en était chargé et n’en ai donc consigné dans cet ouvrage-ci (confié à cet ouvrage) qu’un tout petit nombre », Ibid.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue II. L’écriture ou le style comme trace de l’auteur 1. Les topoï structurants En effet, ces trois champs sémantiques, dont la présence concomitante est un véritable topos, et dont seule la proportion est variable d’un texte à l’autre, correspondent au schéma de la composition des prologues : i. j’ai pris conscience d’un état que je décris en le déplorant, ii. j’agis en y remédiant par cet ouvrage qui s’organise comme suit et contient ceci, iii. j’espère que j’ai fait œuvre utile et pris soin de toi ; je me recommande à Dieu. Ce déroulement du discours comprenant une exposition, un développement et une conclusion, qu’avec Henri Lausberg 29, nous pourrions qualifier d’« ordre naturel » correspond aux règles rhétoriques de la composition des discours dans les genres judiciaire, délibératif et épidictique, puis religieux 30. Ceux-ci doivent en effet comporter un exorde, le corps du discours et la péroraison. Plus précisément, l’exorde, c’est-à-dire la catégorie à laquelle se rattachent nos prologues 31, consiste dans : – la proposition ; – la division ; – l’invocation 32. De la même façon, les trois champs sémantiques fondamentaux, évoqués précédemment, correspondent à cette structure de l’exorde : – l’humilité, topos lié à l’affect et développé en ouverture et dans l’invocation dont le contenu recouvre globalement celui de la péroraison 33 : on y retrouve les ingrédients que sont l’« exposition de la cause », propre à l’exorde, ainsi que la « mise en de bonnes dispositions » et l’aspect récapitulatif caractéristiques de la péroraison ; – l’utilité, liée au contenu des trois champs sémantiques : j’ai conscience que je fais (action) œuvre utile pour ton bien (affect), et traversant les trois parties ;

29. H.  Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetoric, Munich 1960, cité par B. Dupriez, Gradus, p. 349, « Plan ». 30. « Au plus, un discours comprend un exorde, une proposition, une confirmation, une péroraison », Aristote, Rhétorique, Paris 1980-1991, p. 245. 31. « La fonction la plus nécessaire de l’exorde, celle qui lui est propre, est donc d’indiquer la fin où vise le discours », ibid, p. 248. 32. B.  Dupriez, Gradus, p. 350, « Plan ». 33. « La péroraison se compose de quatre éléments : le premier consiste à mettre l’auditeur en de bonnes dispositions pour nous […] Dans l’exorde, il faut exposer la cause […] dans la péroraison, il faut faire un résumé des arguments qui ont servi à la démonstration. », Aristote, Rhétorique, p. 265-266.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur – le programme, ou l’efficacité, lié à l’action et systématiquement annoncé dans la partie désignée ci-dessus par le terme de division. Cette structuration des prologues, parce qu’elle est toujours la même, caractérise la façon de composer de notre auteur, bien qu’elle corresponde, nous le verrons en détails 34, à des règles d’écriture générales fixées par la rhétorique 35. Il serait, à cet égard, fort intéressant d’élargir cette étude à d’autres auteurs de prologues afin de cerner encore plus précisément la « manière » d’Ibn Qutyaba. Cette manière qutaybienne, décelée au moyen de topoï que l’on peut qualifier de « structurants », dans la mesure où ils induisent la structure des prologues, se laisse appréhender par d’autres types de lieux que notre auteur développe simultanément et qui sont, à côté du premier, de trois ordres : –  conceptuel, lorsqu’il s’agit d’idées récurrentes dans l’ensemble des prologues ; – visuel, lorsqu’il s’agit d’images et de métaphores ; – auditif, lorsqu’il s’agit du phrasé : souffle, symétrie, assonances, rythmes, etc. 2. Les topoï conceptuels Nous avons précédemment évoqué les lieux associés au topos d’efficacité, qui tous relèvent de la justification et sont, dans l’ordre de succession, hormis le dernier qui traverse les prologues en divers endroits : – le souci de concision allié au désir d’exhaustivité ; – le recours à la légèreté et à l’humour ; – l’usage volontaire d’une langue fautive ou obscène, ou « à chaque situation son langage », li-kull maqām maqāl ; – le choix des sources ; – la participation du destinataire à l’efficacité de l’ouvrage, à savoir les dispositions naturelles, préalable à la réception de l’enseignement du livre, –  l’attitude paternaliste de l’auteur à l’égard des destinataires de ses ouvrages. Ils sont précédés de la justification première à l’existence de l’ouvrage, associée au topos d’utilité : la constatation de la déperdition du savoir [vertueux] chez les destinataires du texte. Nous respecterons cet ordre dans le relevé que nous proposons ici.

34. Cf. Infra, Deuxième partie : De la rhétoricité du texte d’Ibn Qutayba. 35. On peut d’ores et déjà effecter un rapprochement entre le prologue des ‘Uyūn et ceux des recueils d’exempla dont J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu notent que la majorité d’entre eux comportent les trois moments nécessaires que sont la captatio benevolentie, l’explication de l’objectif de l’ouvrage et l’exhortation au lecteur, « Les prologues des recueils d’exempla », dans Les prologues médiévaux, p. 317.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue – La constatation de la déperdition du savoir. Notre corpus de prologues, à l’exclusion du Ši‘r pour les raisons mentionnées plus haut, est traversé de manière importante par ce thème dont seul le ton varie d’un texte à l’autre. Immédiatement placé après les louanges à Dieu, cause et fin du livre, il est l’expression accomplie de ce qu’est l’exorde. • Les ‘Uyūn La constatation de la déperdition du savoir se fait ici bienveillante, dans la mesure sans doute, où l’ouvrage s’adresse à un public plus large que la seule catégorie des kuttāb, englobant parmi ses destinataires les grands et les puissants 36 dont le manque de temps dû aux charges du pouvoir altère le « niveau d’adab ». Ainsi peut-on lire : Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires négligents de leur formation [en matière d’adab], un ouvrage sur les connaissances [qui doivent être les leurs], et sur la correction de la langue et de la main, – ayant pris conscience de l’ampleur des lacunes, de l’oblitération du savoir et des préoccupations du pouvoir détourné du commerce de l’adab au point qu’il s’était effacé et avait disparu – [ouvrage] par lequel je leur permettais de parvenir [à la fois] à l’objet de leur recherche et à la tranquillité de l’esprit, et dans lequel j’avais consigné pour eux les instruments menant au succès, qu’ils avaient égarés 37 […] faisant montre en cela, à leur égard, de la bonté prodiguée à qui nous est cher, que dis-je !, de la sollicitude d’un père pour un fils dévoué, me satisfaisant de leur reconnaissance hâtive et confiant à Dieu le soin de me récompenser et de me rétribuer 38. […] J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires pour éclairer ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, pour aider la mémoire des savants, pour éduquer gouvernants et gouvernés, et pour soulager les souverains de la peine et de la fatigue liées à l’effort [que requiert l’acquisition de cette formation 39.

• Les Ma‛ārif Cette déperdition du savoir, ici à la fois généalogique, mythique et historique, prend les accents d’une litanie structurée autour de la figure de l’anaphore, avec la répétition de ra’aytu : « j’ai vu » : Car j’ai vu nombre de nobles, de personnes bien nées, de gens de Qurayš, qui ignorer sa lignée, qui méconnaître son aïeul. […] J’ai vu certain fils de gouvernants […], j’ai vu qui, appartenant à un lignage […], j’ai vu qui, dédaignant

36. Les « gouvernés » également, courtisans, fonctionnaires, militaires : Li-sā’is an-nās wa masūsi-him, ‘Uyūn, Prologue, p, 2, l, 17-18, 37. Ibid., p, 1, l, 16-17 et p, 2, l, 1-2, 38. Ibid., p. 2, l. 4-10. 39. Ibid., p. 2, l. 17-18.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur sa lignée peu glorieuse, faisait remonter son origine à un personnage sans descendance, tel cet homme que j’ai vu se réclamer d’Abū Ḏarr al-Ġifārī quand celui-ci n’avait pas eu de postérité 40.

Le contenu de cette forme de litanie est ensuite immédiatement réexposé et élargi à tous les champs du savoir, sur un ton dont la neutralité contrastant avec ce qui précède, renforce le caractère affirmatif et annonce l’exposition des parties du livre : Il arrive qu’un homme fasse autorité en matière d’adab et soit le premier, qu’il soit le plus heureux dans son domaine, il négligera cependant quelque chose d’essentiel qui eût mieux convenu que ce qu’il avait appris ; cette faiblesse l’atteindra alors et il en sera blâmé, tel qui, féru des subtilités de la jurisprudence, oublie les parties de la prière et les préceptes religieux, ou, passionné des voies de transmission des traditions prophétiques, en néglige le contenu et le sens, ou encore épris des défectuosités de la grammaire et de la syntaxe, se trompe dans l’écriture d’un billet ou [écorche] un vers de poésie. Mon livre contient de nombreuses parties de la connaissance 41.

• L’Adab al-Kātib La constatation se mue ici en dénonciation. Pressant dans les ‘Uyūn et les Ma‛ārif, le ton se fait virulent dans l’Adab al-Kātib : Car les hommes de savoir sont inconnus, soumis au nombre des ignorants (à la profusion de l’ignorance), lors que l’astre du Bien est déserté, le commerce de la vertu délaissé et ses marchandises perdues, que le savoir est devenu un vice pour qui l’a acquis et le mérite un défaut, […] que les bonnes œuvres sont oubliées, la valeur des bienfaits ignorée, les [grands] esprits disparus, les préoccupations des âmes, viles, la sincérité des propos et la parole d’honneur (les hommes de parole), rares 42 […]. J’ai vu nombre de secrétaires, à notre époque, et à l’instar de la plupart de nos contemporains, goûter la tranquillité [de l’ignorance] et s’accommoder de l’incompétence, dispensant leur âme du travail de l’observation et leur cœur de la fatigue de la réflexion, lors qu’ils récoltent le fruit sans effort et atteignent leur objet sans peine ; par ma vie, il en est ainsi 43.

La virulence s’accompagne, en plusieurs endroits, du sarcasme : Le terme suprême atteint par notre secrétaire, dans l’exercice de son métier, réside donc en la perfection de son trait et en l’arrondi de ses lettres, la plus haute distinction de notre fin lettré est de réciter, en matière de poésie, des

40. 41. 42. 43.

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Ma‛ārif, Prologue, p. 2. Ibid., p. 3, l. 1-6. Adab al-Kātib, Prologue, p. 5, l. 7 et p. 6, l. 1-2 et 5-7. Ibid., p. 9, l. 14-15 et p. 10, l. 1-2.

Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue vers célébrant une esclave chanteuse ou décrivant une coupe [de vin], le plus haut degré atteint par notre bel esprit consiste à se piquer d’astrométrie et à s’intéresser au libre-arbitre et à la logique, pour critiquer ensuite le livre de Dieu Très-Grand et Tout-Puissant, quand il en ignore le sens, et nier l’authenticité des traditions du Prophète, que Dieu le bénisse et le protège, quand il ne sait qui les a transmises, satisfait de lui au lieu de se satisfaire de Dieu le Très-Haut 44.

Puis elle se mue en ferme accusation : Si ce fat, ce détracteur de l’Islam, avait réfléchi de manière bienveillante, Dieu l’aurait vivifié, [lui dévoilant] la lumière de la voie droite et [lui accordant] la tranquillité de la certitude, mais il a tardé à considérer la science du Livre, les récits relatifs au Prophète, que Dieu le bénisse et le protège, et à ses compagnons, les sciences des Arabes, leurs langues et leurs mœurs 45.

– Le souci de concision allié au désir d’exhaustivité. Présent dans les quatre prologues, ce topos se manifeste, le plus souvent, dans l’adresse au destinataire que l’auteur, par sa démarche, souhaite soulager dans sa quête du savoir [vertueux]. • Les ‘Uyūn J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires […] et l’ai divisée en chapitres, réunissant les parties semblables, les faits et jugements similaires et les paroles identiques, pour en faciliter l’apprentissage à qui veut les acquérir, la mémorisation à qui veut les étudier et l’accès à qui les recherche. C’est la semence de l’esprit des doctes, le produit de la pensée des sages, c’est la crème du lait, le fleuron de l’adab, le fruit de la longue observation, c’est le meilleur de la parole des éloquents, de la subtilité des poètes, de la geste des souverains et du legs des Anciens 46 […]. Si tu t’arrêtais à un chapitre de cet ouvrage et ne le trouvais pas exhaustif, ne nous accuse pas de négligence avant d’avoir feuilleté l’ensemble des livres, car il arrive souvent qu’un thème ait sa place en deux ou trois endroits, et nous répartissons ses composantes sur ces derniers en conséquence 47. […] J’ai donc réuni pour toi ces chapitres par le commencement, pour t’épargner l’effort que requiert la recherche, la lassitude engendrée par le fait de compulser un ouvrage, et un trop long examen, lorsque le besoin s’en ressent, de la matière que j’ai rassemblée, et afin de te permettre de trouver à sa place ce que tu recherches au moment où tu le recherches, et puisses l’extraire tel quel, ou [prendre] ce qui en tient lieu et te suffit. Car ces récits et vers, bien que constituant une chrestomathie, sont trop nombreux pour qu’on puisse les embrasser, les compter ou les épuiser. J’ai certes allégé [la matière que je

44. 45. 46. 47.

Ibid., p. 6, l. 7-12. Ibid., p. 7, l. 1-4. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16-17 et p. 2, l. 1-2. Ibid., p. 7, l. 1-3.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur t’expose], elle n’en demeure pas moins abondante, l’ai abrégée en dépit de leur longueur, et pourtant elle est encore longue 48.

• Les Ma‛ārif J’ai recherché, à travers l’ensemble de ce que j’ai fidèlement rapporté, la concision et l’allègement, et [visé] à embrasser les informations célèbres à l’exclusion des moins connues, ainsi que tout ce qui mérite d’être dit, à l’exclusion de ce qui n’en vaut pas la peine. Car si j’avais voulu un travail plus approfondi, le livre s’en serait trouvé allongé au point que sa transmission eût été empêchée, et a fortiori sa mémorisation, l’obscur se serait mêlé au manifeste, l’oreille l’aurait alors rejeté et l’âme s’en serait lassée. Or, l’âme est plus attentive, plus vigilante face à ce dont elle appréhende déjà une partie, et ce livre lui est nécessaire et indispensable. [De plus], t’ayant proposé d’apprendre et de connaître le contenu de cet ouvrage, si j’avais mentionné ce dont tu te passerais le plus souvent, je t’aurais épuisé et harrassé, et t’aurais contraint à y glaner matière à connaître et à apprendre et à en laisser une partie. De cela je t’ai dispensé et ai pris soin de toi, à travers ce livre 49.

• L’Adab al-Kātib Après l’ironie et le sarcasme caractérisant les sept premières pages du prologue, soit presque la moitié du texte, au moyen desquels l’auteur dénonce violemment une situation qu’il réprouve, le ton est celui de la sollicitude paternelle, mêlant compréhension et fermeté : Lorsque j’ai vu cette situation [du savoir vertueux] chaque jour se dégrader et que j’ai craint [alors] que sa trace ne s’efface et que son empreinte ne disparaisse, je lui (le kātib) ai dévolu une part de ma sollicitude et consacré une partie de mon œuvre. J’ai donc fait, à destination des négligents en matière d’adab, des livres légers, sur les connaissances qui doivent être les leurs et sur la correction de la langue et de la main, dont chaque volume est consacré à un art et exempt de longueurs et de lourdeurs, afin de les encourager à le mémoriser et à l’étudier 50.

• Le Ši‘r Se distinguant quelque peu des trois autres ouvrages par le sujet traité par l’auteur, en l’occurrence la poésie, le prologue du Ši‘r n’en comporte pas moins les mêmes considérations, liées à l’ampleur de la matière à traiter. Ce topos est particulièrement présent ici dans la mesure, sans doute, où cet ouvrage,

48. Ibid., p. 11, l. 16-20 et p. 12, l. 1. 49. Ma‛ārif, Prologue, p. 6, l. 14-16 et p. 7, l. 1-5. 50. Adab al-Kātib, Prologue, p. 11, l. 13 et p. 12, l. 1-4.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue bien qu’inscrit dans le même projet que les autres, est, nous l’avons vu, plus strictement informatif, moins directement axé sur l’édification et la forme de « rééducation » proposées par les ‘Uyūn, Ma‛ārif et Adab al-Kātib. L’entrée en matière de l’auteur se concentre de ce fait sur les choix qui ont présidé à la conception de l’ouvrage dans le but de le rendre accessible, au détriment d’une totale exhaustivité. C’est ainsi qu’Ibn Qutayba écrit : Ceci est un livre que j’ai composé sur la poésie. J’y donne des informations sur les poètes, leur temps, leur valeur, leur état, sur leurs vers, leur tribu, les noms de leurs ascendants. […] J’y donne des informations sur les parties de la poésie, ses catégories 51… [ajoutant :] J’ai surtout traité des poètes les plus célèbres 52… [et affirmant en deuxième page :] Je ne crois pas qu’un seul de nos savants soit si versé dans la poésie d’une tribu que pas un seul de ses poètes, en dehors de ceux qu’il a fait connaître, ni un seul de ses poèmes, en dehors de ceux qu’il a transmis, ne lui échappe 53.

– Le recours à la légèreté et à l’humour. L’efficacité du remède, à savoir l’œuvre d’Ibn Qutayba, proposé en réponse au constat d’ignorance, repose en premier lieu sur la concision et l’exhaustivité. Mais pour atténuer l’austérité d’un tel programme, le recours à la légèreté et à l’humour est sans aucun doute un auxiliaire précieux. Il ne s’agit pas de distraire le lecteur ou l’auditeur du propos essentiel – dans le sens où l’on passerait à autre chose sans lien apparent avec le sujet, en une sorte de « coq à l’âne » décrit par des générations d’orientalistes – mais de diversifier les instruments au service d’un même projet. À cet égard, les prologues des ‘Uyūn et de l’Adab al-Kātib sacrifient à la justification du recours à l’humour et au rire, quand les Ma‛ārif et le Ši‘r n’en font pas état, pas plus qu’ils ne traitent de la verdeur du langage, de l’usage volontaire du laḥn 54 et, d’une manière plus générale, de la coïncidence du discours et de la situation. Cette absence peut s’expliquer par la nature des informations proposées par ces deux derniers ouvrages. Le premier, chronique universelle 55 se présente en effet comme une somme

Ši‘r, Prologue, 1re page. Ibid. Ibid., 2e page. Laḥn al-‛āmma : « “Fautes de langage commises par le commun”, est une expression qui caractérise une branche de la lexicographie destinée à corriger les déviations par rapport à la norme linguistique que des puristes constatent chez leurs contemporains ». Cf. Ch. Pellat, « Laḥn al-‛Āmma », EI2. 55. « Les chroniques universelles s’intéressent à l’histoire conçue comme un tout, depuis le commencement du monde […], jusqu’à l’époque de leurs auteurs […] Les multiples éléments que ces chroniques contiennent sont censés s’agencer à l’intérieur d’une histoire du salut, dans le cadre d’une division du temps […] où affleurent des comparaisons typologiques et une conception linéaire de l’histoire dans le déroulement de laquelle leurs auteurs essaient de se situer. Le récit se déroule selon un ordre chronologique plus ou moins rigoureux […] », 51. 52. 53. 54.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur historique remontant à l’origine des choses (lieux, gens, événements et faits de langue qui en découlent) ; il est donc frappé du cachet de la neutralité « scientifique », par opposition aux ‘Uyūn qui manipulent des données éthiques et sapientielles. Quant au second, florilège poétique, son caractère spécialisé et très informatif le tient éloigné des procédés rhétoriques proposés par les ‘Uyūn et l’Adab al-Kātib aux fins persuasives qui sont les leurs. J’ai cependant fait en sorte qu’il (mon livre) ne soit pas exempt d’anecdotes curieuses, de traits d’esprit, de paroles étonnantes ou drôles, afin que ne soient absents du livre aucune conduite connue et aucun langage usité, et pour soulager le lecteur de l’effort requis par la gravité et de la fatigue causée par le devoir, car l’oreille sature alors même que l’âme désire, et la légèreté – à condition qu’elle serve la vérité ou s’en approche, et dès lors qu’on l’emploie en temps et lieu, [à bon escient], et qu’elle est de bon aloi – n’est plus haïssable, ni blâmable, ne relève ni des péchés capitaux, ni des péchés véniels, si Dieu l’agrée. Notre livre te conduira [donc] au chapitre de la plaisanterie et de l’humour, et de ce qui a été rapporté des grands et des gouvernants sur ce mode ; si tu y trouves, toi, l’homme grave, des propos que tu dénigres ou bien approuves, dont tu t’étonnes ou ris, rappelle-toi qu’ils relèvent de ce procédé et à quel dessein nous en usons. Sache aussi que, si tu le dédaignais au nom de ta piété, d’autres, moins zélés que toi à cet égard, en ont besoin. Ce livre n’est pas destiné à ton usage exclusif, modelé alors selon ton inclination, et s’il y entrait la dévotion des adeptes de l’austérité, la moitié de son rayonnement et de sa beauté disparaîtrait, et ceux dont nous voulons qu’ils l’agréent avec toi s’en détourneraient 56.

La justification de ce recours au plaisant prend la forme, dans le prologue de l’Adab al-Kātib, d’une autorisation que l’auteur délivre au kātib de rire et de plaisanter, à l’exemple de figures morales incontestables que sont, dans l’ordre du texte, le Prophète, référence suprême, ‛Alī, cousin et gendre du premier, Ibn Sīrīn 57, Mu‛āwiya 58 et al-Aḥnaf b. Qays 59 :

56. 57.

58. 59.

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I. Heullant-Donat, « Les prologues des chroniques universelles à la fin du Moyen Âge », dans Les prologues médiévaux, p. 574. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 2-14. Abū Bakr Muḥammad Ibn Sīrīn (34/654-110/728), ancêtre de l’onirocritique musulmane, traditionniste, versé en jurisprudence, célèbre par sa piété et par la sûreté de son information. Un siècle après sa mort, al-Aṣma‛ī dira de lui « Quand le sourd (il l’était) rapporte des traditions, serre-toi les mains. Cf. T. Fahd, « Ibn Sīrīn ». EI2. Mu‛āwiya b. Abī Sufyān, (né entre 5 et 13 et mort en 60/680), fondateur de la dynastie umayyade de Syrie. Cf. M. Hinds, « Mu‛āwiya Ier », EI2. Al-Aḥnaf b. Qays, né avant l’Islam et estropié de naissance, son surnom vient du fait qu’il avait les pieds contournés, mais il présentait d’autres difformités physiques. Il aurait été à l’origine de la conversion à l’islam de la famille des Tamīmites, se rendra ensuite auprès de

Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue Le Prophète, que Dieu le bénisse et le protège – et qui est pour nous un parfait modèle –, plaisantait et ne disait rien que de fondé.[…] Ibn Sīrīn plaisantait et riait jusqu’à en baver 60.

Ce thème, développé sur une page et demie est conclu par la phrase suivante : « Ceci et ce qui s’y apparente est l’humour des nobles et des hommes d’honneur 61. » L’auteur distingue ensuite cette forme d’humour légitime de la grossièreté et de l’irrévérence avant d’enchaîner sur la correction phonétique et la fluidité de la langue pour aboutir enfin au thème, conclusif dans ce prologue, qu’est l’adaptation du langage à la situation. –  «  À chaque situation son langage  », Li-kull maqām maqāl. Immédiatement après avoir annoncé la présence de l’humour et de la légèreté dans son prologue aux ‘Uyūn, Ibn Qutayba poursuit de la sorte : Ce livre est à l’image d’une table présentant des mets variés à l’intention de la diversité des appétits ; si tu y trouves des propos contenant la mention explicite d’un vit ou d’une vulve 62, ou bien la description de quelque turpitude, que la componction et la gravité ne te poussent pas à te renfrogner et à détourner ton visage, car nommer des parties du corps n’est pas un péché, mais l’offense réside en l’atteinte à l’honneur et en l’usage de la fausseté et du mensonge ainsi qu’en la calomnie 63 !

Suivent deux pages entières, dont la première est consacrée à la démonstration du bien-fondé de l’usage de l’obscénité, dans le but de donner force au propos, et la seconde au recours volontaire au laḥn, dans celui de ne pas ôter au récit sa saveur. L’analyse des procédés rhétoriques au fondement de cette démonstration percutante se trouve dans la partie consacrée à la rhétoricité du texte d’Ibn Qutayba, dans le cadre de la confrontation avec la production littéraire des exempla. Nous ne ferons donc ici que citer quelques extraits représentatifs de ce passage :

60. 61. 62. 63.

‘Umar et sera parmi les premiers habitants de Baṣra où il apparaît comme le porte-parole et le chef des Tamīmites qui forment, au ier/viie siècle, l’élite intellectuelle, religieuse et politique de la ville. Il aura participé activement aux conquêtes des territoires persans et mourra à Kūfa à un âge très avancé. Les Tamīmites le considèrent comme l’un de leurs plus grands hommes. Poète à ses heures, il a surtout laissé une réputation de sagesse qui se traduit par des maximes et sentences dont certaines sont passées en proverbes. On dit : Aḥlam min al-’Aḥnaf : « Plus longanime qu’al-Aḥnaf », dans Ğāḥiẓ, Ḥayawān, Beyrouth 1988, II, 92. Cf. Ch. Pellat, « Al-Aḥnaf b. Ḳays », EI2. Adab al-Kātib, Prologue, p. 14, l. 13 et p. 15, l. 1-3. Ibid., p. 16, l. 2-3. Farğ, ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 16, désigne indifféremment le sexe masculin ou féminin et tout ce que la pudeur recommande de dissimuler. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 15-19.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Le Prophète, que Dieu le bénisse et le protège, n’a-t-il pas dit : « Qui suit les rites funéraires d’avant l’islam, dites-lui d’aller sucer le machin 64 de son père et ne procédez pas par allusion. » […] ‛Alī b. Abī Ṭālib 65, que la bénédiction de Dieu soit sur lui a dit : « Celui dont le père a un long pénis peut s’en faire un baudrier 66. » […] Al-Aṣma‛ī 67 disait : « “Al-Ḥāriṯ b. Sadūs a engendré vingt et un mâles” ; et on dit à al-Ša‛bī 68 : “[C’est inconcevable] On ne connaît aucun analogue”, il rétorqua : “Foutue 69 soit l’analogie, [je vous dis] ce sont bien des mâles”. 70 »

L’auteur différencie ensuite ce recours à la verdeur du langage, des procédés de la satire : Ceci ne relève pas de ce que l’on voit dans la poésie 71 de Ğarīr 72 et alFarazdaq 73, car elle est diffamation et renommée fondée sur la stigmatisation mensongère 74 des sœurs et des mères, accusations portées contre d’innocentes femmes vertueuses ; comprends bien les deux procédés et différencie les deux genres, car je n’ai fait pour toi aucune concession quant à l’usage de propos obscènes qui te deviendrait familier en toutes situations et naturel en tous propos 75 !

Enfin, la mention du laḥn autorisé s’insère naturellement dans le propos :

64. Han, ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 1, signifie « chose, objet ». 65. ‛Alī b. Abī Ṭālib, mort en 40/660, cousin et gendre du Prophète, quatrième calife et l’un des premiers convertis. Cf. L. Veccia-Vaglieri, « ‛Alī b. Abī Ṭālib », EI2. 66. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 4. C’est-à-dire qu’il voit sa position renforcée par la fratrie de mâles que son père aura engendrée : Man yaṭul ayr-u abī-hi yantaṭiq bi-hi ay man kaṯura banū abī-hi yataqawwā bi-him. Cf. Ibn Manẓūr, VI, nṭq. 67. Abū Sa‛īd ‛Abd al-Malik b. Qurayb Al-Aṣma‛ī, célèbre savant philologue arabe, mort en 213/828 (d’autres dates sont données par des écrivains postérieurs). Cf. B. Lewin, « Aṣma‛ī (al-) », EI2. 68. Abū ‛Āmir b. Šarāḥil b. ‛Amr al-Ša‛bī, célèbre savant traditionniste, surnommé faqīh al-‛Irāq : le jurisconsulte d’Irak, mort entre 103/721 et 110/728. Cf. G. H. A. Juynboll, « Sha‛bī (al-) », EI2. 69. Ayrun fī-l-qiyās, ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 7, mot à mot : « Un pénis dans l’analogie ». 70. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 19 et p. 5, l.1, l. 3-4 et l. 6-7.  71. Il s’agit du hiğā’ : « terme arabe souvent traduit par “satire”, mais désignant plus exactement une malédiction, une invective, une diatribe ou une insulte rimée, une poésie injurieuse, puis une épigramme, et enfin une satire en prose ou en vers », Ch. Pellat, « Hidjā’ », EI2. 72. Ğarīr b. ‛Aṭiyya b. al-Ḫaṭafā b. Badr est l’un des trois poètes de hiğā’ les plus importants de la période umayyade. Milieu du ier/viie siècle-110/728-729. Son nom est associé à celui d’alFarazdaq qui fût son adversaire pendant quarante ans. Cf. A. Schaade, « Djarīr », EI2. 73. Tammām b. Ġālib, Abū Firās al-Farazdaq est l’un des trois poètes de hiğā’ les plus célèbres de la période umayyade, né après 20/640 et mort en 110/728 ou 112/730. Adversaire de Ğarīr. Cf. R. Blachère, « Farazdaḳ », EI2. 74. L’ibtihār consiste à se rendre célèbre en nommant des personnes avec qui l’on prétend avoir eu des relations sexuelles. Cf. Ibn Manẓūr, I, bhr. 75. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 7-10.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue Il en va de même pour les barbarismes que tu pourrais rencontrer dans le récit des anecdotes ; qu’il ne t’échappe pas qu’ils sont intentionnels et que nous voulons que tu en uses de cette façon […] je vais t’en donner un exemple 76.

Ce premier exemple, restitué dans le cadre de l’illustration du travail d’écriture d’Ibn Qutyaba dans la partie consacrée à l’exemplum, est suivi de citations poétiques dont le contenu réexpose la position de l’auteur à propos du laḥn, et l’étend à une stratégie d’écriture plus générale, consistant à recourir à l’aspect négatif d’un objet donné comme faire-valoir de son aspect positif : S’il se présentait un récit ou un vers qui ne soit pas à la hauteur du livre et de ce sur quoi il a été édifié, sache qu’il existe deux raisons à cela : la première est la rareté de ce qui a été dit à ce propos quand on peut en avoir besoin ; l’autre raison est que l’association du beau à son semblable [aboutit] à en atténuer l’éclat et ne [permet] pas de distinguer le plus méritoire de celui qui l’est moins, alors qu’en associant le beau à ce qui l’est moins, l’on voit de quel côté penche la balance 77.

Cette thématique du recours autorisé, voire nécessaire, à une langue crue et/ou au laḥn, très longuement développée dans le prologue des ‘Uyūn, n’est pas évoquée dans celui de l’Adab qui met l’accent, quant à lui, sur le principe de coïncidence du langage et de la situation, dans un cadre plus strictement lié à la profession des kuttāb. Ceux-ci doivent en effet être passés maîtres dans l’art d’adapter leur langage au rang de leur interlocuteur et à la nature du discours qu’ils ont à dire ou à écrire : « Le nous ne s’emploie à l’écrit que si l’on ordonne ou prohibe, car il appartient au langage des souverains et des savants 78. » Un peu plus loin, à propos de la concision, al-īğāz : « Celle-ci n’est point à louer en tous lieux, ni à choisir pour tous les écrits, car à chaque situation correspond un discours, et si la concision avait été la panacée dans tous les cas, Dieu Le Très-Haut en aurait usé exclusivement dans le Coran. Mais Dieu n’a pas agi ainsi, Il s’est étendu parfois, afin d’affirmer, a abrégé parfois, afin de résumer, a répété afin d’être compris 79. » – La justification du choix des sources. Après le constat d’ignorance, la proposition du remède qu’est le livre, suivie de l’exposition des procédés rhétoriques nécessaires à son efficacité, c’est la justification des sources de l’auteur qui est ici mise en œuvre. Les prologues des ‘Uyūn et du Ši‘r lui font une part conséquente, dans des termes très voisins, quand ni l’Adab, ni les Ma‛ārif n’y sacrifient.

76. 77. 78. 79.

Ibid., p. 5, l. 14-15 et l. 16.  Ibid., p. 6, l. 10-13. Adab al-Kātib, Prologue, p. 18, l. 9-11. Ibid., 19, l. 9-13.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur En effet, proposant une « somme de récits exemplaires » en puisant dans un fonds de sagesse « universelle » dépassant le cadre strict de la religion, le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār a donc matière à justifier de ses choix sur les plans moral et chronologique : Sache aussi que nous n’avons eu de cesse, dans notre jeune âge comme dans celui de la maturité, de recueillir ces récits auprès de plus âgé et plus expérimenté que nous comme auprès de nos compagnons et amis, dans les livres des Persans et leurs gestes, chez les plus éloquents des grands secrétaires dans certains chapitres de leurs écrits, et [également] chez qui nous est inférieur. […] Car le savoir est la brebis égarée du croyant, où qu’il le prenne, il lui sera utile ; et la vérité ne sera pas bafouée parce que tu l’auras entendue des associationnistes, pas plus que la justesse du conseil parce que tu le tiendras des dissimulateurs 80 […]. Il en est ainsi des ouvrages tels que le nôtre, parce qu’il traite des bonnes mœurs et de la bonne éducation de ceux-ci, des vertus et vices de ceux-là, la vertu ne se confondant pas avec le vice et ne se dérobant à quiconque l’entend, d’où qu’elle vienne 81.

Après la justification de la diversité des sources, c’est leur caractère parfois récent qui fait l’objet du passage suivant : C’est là notre démarche lorsque nous élisons les paroles [d’auteurs] tardifs ou les vers de [poètes] modernes : si la forme est choisie et le sens délicat, le caractère tardif de l’auteur n’est pas pour nous source de mépris, de même que l’ancienneté des propos ne les relèvera pas s’ils sont dénués de ces qualités 82.

Dans ce même registre, le Ši‘r, somme poétique, doit opérer des choix moraux et esthétiques que l’auteur justifie également dans son entrée en matière : Je n’ai pas considéré le plus ancien (à propos des poètes) d’un œil révérencieux, pour son ancienneté, ni le plus récent d’un œil méprisant, pour son caractère tardif, mais d’un œil juste […]. Dieu n’a pas circonscrit le savoir, la poésie et l’éloquence à une période à l’exclusion d’une autre, ni à un peuple à l’exclusion d’un autre, mais Il a partagé et réparti cela entre Ses créatures, sur toutes les époques, et a fait en sorte que chaque ancien ait été un moderne, chaque action illustre, une innovation, en leur temps 83 […]. Nous avons mentionné tout auteur d’une belle parole ou d’une belle action et l’en avons loué ; ni sa modernité ni sa jeunesse ne l’abaissent auprès de nous, comme le vers faible, attribué à un [poète] glorieux ou ancien ne sera relevé ni par la gloire de son auteur, ni par son ancienneté 84.

80. 81. 82. 83. 84.

84

‘Uyūn, Prologue, p. 7, l. 7-9 et l. 10-12. Ibid., p. 7, l. 16-19 et p. 8, l. 1.  Ibid., p. 8, l. 2-3. Ši‘r, Prologue, p. 23, l. 11-12 et l. 16-19. Ibid., p. 24, l. 2-5.

Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue L’on ne peut manquer de constater ici la répétition, d’un ouvrage à l’autre d’images, de structures et de mots qui font la manière qutaybienne et sur lesquelles nous aurons à revenir. Quant aux Ma‛ārif, somme historico-mythique restituant la conception arabo-musulmane du monde, et l’Adab al-Kātib, somme de faits linguistiques incontournables, ils n’ont à justifier ni de la présence d’éléments non arabes et non musulmans dans ce qu’ils proposent, comme c’est le cas pour les ‘Uyūn, ni de la coexistence de sources modernes et anciennes. – L’aptitude du destinataire à recevoir l’enseignement du livre. Jusqu’alors domaine réservé de l’auteur, le topos d’efficacité s’enrichit d’un quatrième thème, brièvement évoqué et présent dans les ‘Uyūn et l’Adab al-Kātib, qui accorde une part de responsabilité au destinataire du livre. Le succès de la mission d’un tel ouvrage repose, en partie, nous dit Ibn Qutayba, sur les dispositions naturelles du kātib ou de l’apprenti-adīb à recevoir cet enseignement. Le prologue des ‘Uyūn comporte en effet la phrase suivante : Tout ce que j’ai rassemblé pour toi dans cet ouvrage, je l’ai fait afin que tu en prodigues le meilleur à ton âme. […] Ceci à condition que le naturel y soit enclin, que le tempérament soit apte à le recevoir et l’intelligence docile. Si cela n’est pas le cas, dans ce livre se trouve – à l’intention de celui dont la raison lui a dévoilé le manque de dispositions et qui, néanmoins, s’est bien gouverné, [est parvenu à] dissimuler ses faiblesses à force de patience et de réflexion, et applique quelque remède distillé par cet ouvrage sur son naturel malade, l’abreuve de son eau et l’illumine de sa clarté – ce qui ranimera son être souffrant, en chassera la langueur, l’éveillera de son sommeil et le sortira de sa torpeur, afin qu’il approche, avec l’aide de Dieu, les rangs des bien dotés 85.

Le prologue de l’Adab al-Kātib pose la même condition préalable à l’acquisition et à la maîtrise du programme proposé aux kuttāb. Celle-ci est double : c’est l’intelligence et la qualité des dispositions naturelles qui permettent l’accès à ce statut : al-‛aql wa ğawdat al-qarīḥa 86. – L’attitude paternaliste d’Ibn Qutyaba à l’égard des destinataires de ses ouvrages. Cette attitude se lit non seulement au travers de phrases plus ou moins explicites, mais dans le ton qui unit les prologues de l’Adab al-Kātib, des ‘Uyūn et des Ma‛ārif. Nous avons certes noté le caractère pamphlétaire propre à l’Adab al-Kātib, mais celui-ci disparaît dans la seconde partie du prologue, laissant place à l’expression d’une sollicitude soucieuse et affairée de l’auteur à l’égard des prétendants à l’adab, en sorte d’introduction à l’exposition du programme :

85. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 3 et l. 13-16. 86. Adab al-Kātib, Prologue, p. 14, l. 8.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Je lui ai dévolu une part de ma sollicitude et consacré une partie de mon œuvre, […] [afin de] le ranger, en dépit de l’usure de la lame et de la dureté de la pâte, parmi les sabres aiguisés et de le faire entrer, lui, le demi-sang, dans l’hippodrome des meilleurs coursiers 87.

Nous reviendrons sur ces images en temps et lieu, mais l’on peut d’ores et déjà constater qu’elles soulignent explicitement la volonté de l’auteur d’exprimer son désir d’œuvrer pour le bien de ses destinataires. La métaphore du père juste et sévère est développée de manière plus explicite encore dans les ‘Uyūn : « Faisant montre en cela [cela désignant la conception de l’Adab al-Kātib et des ‘Uyūn] à leur égard, de la bonté prodiguée à qui nous est cher – que dis-je ! – de la sollicitude d’un père pour un fils dévoué 88 ». Ce paternalisme est exprimé dans les Ma‛ārif, associé au souci d’allègement de la matière mise à disposition des destinataires de l’ouvrage : Si j’avais mentionné ce dont tu te passerais le plus souvent, je t’aurais épuisé et harassé, et t’aurais contraint à y glaner matière à connaître et à apprendre et à en laisser une partie. De cela je t’ai dispensé et ai pris soin de toi, à travers ce livre, de la meilleure manière 89.

3. Les topoï visuels Passons à présent à que nous avons qualifié de topos visuels, c’est-à-dire les images récurrentes d’un prologue à l’autre. – « Le brillant flambeau », As-sirāğ al-munīr 90, Métaphore dont le thème est le Prophète, associé également aux termes « annonciateur » et « messager ». Cette image est reprise, dans l’Adab al-kātib, appliquée au dédicataire de l’ouvrage : « Grâces soient rendues à Dieu qui […] a fait de lui une voie droite au cœur de l’errance, un flambeau au sein des ténèbres, miṣbāh fî aẓ-ẓulumāt 91 ». – L’impôt, Az-zakāt : La contrepartie 92 de la richesse est l’aumône, celle de la noblesse est l’humilité, celle de l’art de l’entregent la satisfaction des requêtes, celle du savoir sa

87. 88. 89. 90. 91. 92.

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Ibid., p. 12, l. 1 et l. 6-7. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 8-9. Ma‛ārif, Prologue, p. 7, l. 3-5. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 6. Adab al-Kātib, Prologue, p. 9, l. 7. Nous avons choisi de ne pas rendre le mot zakāt par son premier sens : « purification », ni par celui d’« impôt », ni même de le répéter à quatre reprises, privilégiant l’harmonie de la langue d’arrivée à un calque de l’arabe.

Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue diffusion, Fa-zakāt al-māl aṣ-ṣadaqa wa zakāt aš-šaraf at-tawāḏu‛ wa zakāt al-ğāh baḏlu-hu wa zakāt al-‘ilm našru-hu 93.

L’impôt est le phore, ce qu’il désigne (humilité, aumône, diffusion du savoir, etc.) les thèmes. Cette métaphore est développée sur deux lignes dans les ‘Uyūn, dans une phrase marquée par l’usage de l’anaphore, procédé caractéristique de l’écriture d’Ibn Qutayba au même titre que l’énumération des antithèses 94 (richesse-aumône, noblesse-humilité, etc.) et le parallélisme de la construction. Le noyau de cette image se trouve dans l’Adab al-kātib, que l’auteur, selon ses propres dires, aurait composé avant les ‘Uyūn : « L’entregent, contrepartie de la noblesse », Wa-l-ğāh al-laḏī huwa zakāt aš-šaraf  95. – L’effacement du savoir : « Oblitération du savoir […] effacement de l’adab », Durūs al-‛ilm […] ḥattā ‛afā wa darasa (l’adab) 96. Nous avons ici une image visuelle, c’est-à-dire une image mentale et, plus précisément, une diatypose (hypotypose 97 réduite à quelques mots). La même image est évoquée dans l’Adab al-kātib : « J’ai craint que ne s’efface sa trace et ne disparaisse son empreinte », Ḫašītu an yaḏhaba rasmu-hu wa ya‛ fūwa aṯaru-hu 98 ». – L’effort et le soulagement de l’âme : Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires négligents de leur formation [en matière d’adab], un ouvrage […] par lequel je leur permettais de parvenir [à la fois] à l’objet de leur recherche et à la tranquillité de l’esprit, himmat an-nafs wa ṯalağ al-fu’ād 99.

Métaphore fleurie. Mot à mot : Ce qui préoccupe ou demande un effort à l’âme et la fraîcheur des entrailles (cœur, âme). La même expression, à un mot près, clôt le prologue des Ma‛ārif, introduite par une phrase sensiblement identique à celle qui l’amène dans les ‘Uyūn : « Je souhaite que, grâce à lui [le livre], j’aurais satisfait ton désir et apaisé ton esprit », Arğū an akūna qad balaġtu la-ka munyat an-nafs wa ṯalağ al-fu’ād 100. Enfin, la première partie de l’image, himmat an-nafs se retrouve dans l’Adab al-Kātib : « Où est ce haut dessein de l’âme ? », Fa-ayna himmatu-n-nafs 101 ?

93. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 11-12. 94. « Figure par laquelle on établit un contraste entre deux idées, afin que l’une mette l’autre en évidence », H. Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris 1961. 95. Adab al-Kātib, Prologue, p. 6, l. 3. 96. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 17 et p. 2, l. 1. 97. L’hypotypose « peint les choses d’une manière si vive et énergique qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau ou même une scène vivante », B. Dupriez, Gradus, « hypotypose ». 98. Adab al-Kātib, Prologue, p. 11, l. 13 et p. 12, l. 1. 99. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16 et p. 2, l. 1 100. Ma‛ārif, Prologue, p. 7, l. 7.  101. Adab al-Kātib, Prologue, p. 10, l. 2

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Il est intéressant de noter que cette formule désigne, dans les ‘Uyūn et les Ma‛ārif, ce que l’ouvrage permet d’apporter à un destinataire en quête du savoir vertueux, quand l’Adab al-Kātib, au contraire, déplore l’absence de cette quête chez les kuttāb. En effet, nous pouvons voir en cela un indice chronologique quant à la succession des trois ouvrages. L’Adab al-Kātib, pamphlet virulent contre le désintérêt des kuttāb pour le savoir vertueux, inaugure un programme de ré-éducation. Une fois les bases de cet intérêt restaurées par l’acquisition des bases permises par l’Adab, les ‘Uyūn rappellent le travail déjà effectué, avant de le compléter. Enfin, le Kitāb al-Ma‛ārif, pendant « historique » du programme clôt son entrée en matière par le souhait d’avoir accompli ses promesses en constituant une réponse à cette quête. – Les armes de la victoire : « Les armes de la victoire, qu’ils avaient égarées », Mā aḏalla min al-āla li-yawm al-idāla 102. Cette métaphore guerrière se retrouve dans l’Adab al-Kātib : « [Afin] de lui prêter assistance en mettant à sa disposition les armes de la victoire », [Li] astaẓhira la-hu bi-’i‛dād al-āla li-zamān al-idāla 103. Notons au passage que cette phrase est fondée sur l’écho sonore produit par l’usage de l’allitération (répétition de la consonne « l ») et de l’assonance (homophonie des syllabes finales) des termes aḍalla (perdre), āla (instrument) et idāla (victoire). Le phore, constitué de deux termes, « les armes de la victoire », désigne respectivement le contenu du livre et la réussite sociale et spirituelle du destinataire de l’ouvrage. – Le recours rhétorique au ḥadiṯ comme une action matérielle : Je l’enjoins […] d’apprendre l’essentiel des traditions prophétiques afin de les introduire entre les lignes, à titre d’exemples, lorsqu’il écrit, et de s’aider de leurs subtiles significations et de leur parfaite concision, lorsqu’il converse, Wa šaraṭtu ‛alay-hi […] taḥaffuẓ ‘uyūn al-ḥadīṯ li-yudḫila-hā fī taḍā‛īf suṭūri-hi mutamaṯṯilan iḏā kātaba wa yaṣila bi-hā kalāma-hu iḏā ḥāwara 104.

Nous avons ici une image visuelle concrète nous peignant le recours rhétorique au ḥadiṯ comme une action matérielle, image que nous retrouvons exactement dans les mêmes termes, dans l’Adab al-Kātib, et dont seul l’encadrement varie insensiblement, sans créer une modification notable du sens : Il lui faut […] apprendre l’essentiel des traditions prophétiques afin de les introduire entre les lignes, à titre d’exemples, lorsqu’il écrit, et de lier ses discours lorsqu’il converse, Wa lā budda la-hu […] min […] taḥaffuẓ ‘uyūn al-ḥadīṯ li-yudḫila-hā fī taḍā‛īf suṭūri-hi mutamaṯṯilan iḏā kataba wa yaṣila bi-hā kalāma-hu iḏā ḥāwara 105.

102. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 1-2. 103. Adab al-Kātib, Prologue, p. 12, l. 4-5. 104. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 1-2-3. 105. Adab al-Kātib, Prologue, p. 14, l. 5-7.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue – Le frêle esquif de la faiblesse : « J’ai craint […] qu’ils trouvent confortable le frêle esquif de leur faiblesse », Wa ḫašītu […] [an] yastawṭi’a markaba-hu min al-‛ağz 106. Cette métaphore dont le thème, l’incompétence des kuttāb, n’est pas exprimé, est fondée sur la personnification de la faiblesse. On la trouve déjà dans l’Adab al-Kātib, illustrant la dénonciation d’un état de fait plutôt qu’une crainte : J’ai vu nombre de secrétaires de notre temps […] goûter la tranquillité [de l’ignorance] et s’accommoder de l’incompétence [mot à mot : du frêle esquif de leur faiblesse], Fa-ra’aytu kaṯīran min kuttāb zamāni-na […] qad istaṭābū ad-da‛a wa istawṭa’ū markab al-‛ağz 107.

– L’usure de la lame : Négligeant [mot à mot : frapper du plat de la lame = passer sous silence] alors la fin comme ils avaient négligé le début ; ou que, s’attelant à apprendre la suite, ils ne le fassent à l’aune de leur trop faible résolution et de leur esprit émoussé [mot à mot : caractère émoussé du tranchant de la lame], Fa-yaḏriba ṣafḥan ‛an al-āḫir kamā ḏaraba ṣafḥan ‛an al-awwal aw yuzāwila ḏālika bi-ḍu‛ f min an-niyya wa kalāl min al-ḥadd 108.

Nous avons ici une métaphore empruntée au domaine des armes, que l’on retrouve dans l’Adab al-kātib où l’auteur dit son intention d’assurer le succès des kuttāb par la formation que son ouvrage leur délivre : [Afin de] le ranger, en dépit de l’usure de la lame et de la dureté de la pâte, parmi les sabres aiguisés,Wa ulḥiqa-hu, ma‛a kalāl al-ḥadd wa yubs aṭ-ṭin bi-l-murhafīn [du verbe : arhafa, « aiguiser une lame »] 109.

Cette dernière phrase s’achève avec une métaphore équine : « Et de le faire entrer, lui, le demi-sang, dans l’hippodrome des meilleurs coursiers », Wa udḫila-hu, wa huwa-l-kawdan, fī miḍmār al-‛itāq 110. L’usage de la métaphore, porté ici, comme en de nombreux lieux du prologue, à une sorte de paroxysme, répond parfaitement à sa triple fonction qui est l’embellissement du discours, son intensité et la surprise qu’il crée à des fins persuasives. – L’écot : J’ai donc payé largement son écot à chacun d’entre eux, fait fructifier leur part, Fa waffaytu kulla farīq min-hum qisma-hu wa waffartu ‛alay-hi sahma-hu 111.

106. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 4-6. 107. Adab al-Kātib, Prologue, p. 9, l. 15. 108. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 6-7. 109. Adab al-Kātib, Prologue, p. 12, l. 6. 110. Ibid., p. 12, l. 6-7. 111. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 18-19.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Métaphore dont le thème est la manière dont l’auteur a conçu son livre afin que chacun y trouve ce qu’il recherche, elle est reprise, à peu de choses près, dans un cadre sensiblement différent, dans le Ši‘r : « J’ai donné son lot à chacun, fait fructifier son dû », Wa a‛ṭaytu kullan ḥaẓẓa-hu wa waffartu ‛alayhi ḥāqqa-hu 112. Cet écho des images d’un texte à l’autre constitue une unité d’écriture, qui, s’ajoutant à l’unité de ton évoquée précédemment, est la trace active de l’activité d’auteur d’Ibn Qutayba. D’autres images, très nombreuses, émaillent le seul prologue des ‘Uyūn. Nous en proposons ici le relevé systématique, dans leur ordre d’apparition, car leur fréquence pose le recours à la métaphore en caractéristique du style d’Ibn Qutayba. – « Nous ouvrant les portes de Sa bonté et nous fermant celles de Sa colère », Fa fataḥa la-nā bāb raḥmati-hi wa aġlaqa ‛an-nā bāb suḫṭi-hi 113 » : image visuelle concrète. – « Tant que la mer sera gorgée d’eau et que le soleil se lèvera », Mā ṭamā baḥr wa ḏarra šāriq 114, pour « tant que le monde continuera d’exister » : nous avons là une métonymie dans la mesure où c’est la partie qui désigne le tout. Celle-ci se manifeste à deux niveaux : d’une part, la mer et le soleil sont des parties du monde qu’ils désignent ; d’autre part c’est une partie du processus du jour qui désigne la succession des jours. – Nous demandons à Dieu […] de nous rendre […] désireux de le (le savoir) faire fructifier, pour nous et pour autrui pour [l’amour de] Sa noble face », Wa naḥnu nas’al Allāh […] an yağ‛ala-nā […] li-wağhi-hi-l-karīm bi-mā nasatafīd wa nufīd murīdīn 115 : l’on peut noter à nouveau l’usage de la métonymie dans la désignation de Dieu par « une de Ses parties ». Métaphore de la fructification des biens. – « Comme je m’étais attelé à leur fournir quelques uns de leurs outils de travail », Wa lammā taqallad-tu la-hu-l-qiyām bi-ba‛ḍi ālati-hi 116 : métaphore sur le mode de l’image visuelle concrète. – « J’ai eu l’ambition de leur épargner tout effort », Da‛at-nī-l-himma ilā kifāyati-hi 117 (mot à mot : « l’ambition m’a invité à […] ») : personnification de l’ambition. – « Pris alors de langueur et lassés de leur mission », Fa-yalḥaqa-hu ḫawar aṭ-ṭibā‛ wa sa’āmat al-kulfa 118 (mot à mot : « la langueur et la lassitude les rattrapant ») : personnification.

112. Ši‘r, Prologue, p. 23, l. 13.  113. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 7-8. 114. Ibid., p. 1, l. 8-9. 115. Ibid., l. 13-14. 116. Ibid., p. 2, l. 4. 117. Ibid. 118. Ibid., l. 7.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue – « J’ai donc achevé ce que j’ai commencé, élevé ce que j’ai fondé », Fa-akmaltu ma-btada’tu wa šayyadtu ma assastu 119 : cette image visuelle concrète, empruntée au domaine de la construction des édifices, double le sens de la phrase qui la précède. – « Faisant montre en cela, à leur égard, de la bonté prodiguée à qui nous est cher – que dis-je ! – de la sollicitude d’un père pour un fils dévoué », Wa ‛amaltu la-hu fī ḏālika ‛amal man ṭabba li-man ḥabba bal ‛amal al-wālid aš-šaqīq li-walad al-barr 120 : comparaison et jeu d’allitération et d’assonance entre man ṭabba et man ḥabba, – « Car les voies qui mènent à Dieu ne sont pas une […] mais ces voies sont nombreuses », Wa laysa-ṭ-ṭarīq ilā-l-lāh wāḥidan […] bal aṭ-ṭuruq ilay-hi kaṯīra 121 : métaphore du chemin. – « Et les portes du bien sont larges/Wa abwāb al-ḫayr wāsi‛a 122 » : métaphore fondée sur une image visuelle concrète. – « C’est la semence de l’esprit des doctes, le produit de la pensée des sages, c’est la crème du lait, le fleuron de l’adab, le fruit de la longue observation, c’est le meilleur de la parole des éloquents », Wa hiya liqāḥ ‛uqūl al-‛ulamā’ wa natāğ afkār al-ḥukamā’, zubdat al-maḫḍ, ḥilyat al-adab wa aṯmār ṭūl an-naẓar wa-l-mutaḫayyar min kalāmi-l-bulaġā’ 123 : métaphore de la fécondité, composée d’une énumération d’images visuelles concrètes renvoyant à l’idée de substance concentrée 124. – « Tu la (ton âme) redresses à l’aide de cet instrument 125, la délivres de la corruption à l’instar de l’argent débarrassé de ses scories », Wa tuqawwima-hā (nafsa-ka) bi-ṯiqāfi-hā wa tuḫalliṣa-hā min masāwī-l-aḫlāq kamā tuḫallaṣ

119. Ibid., l. 8. 120. Ibid., l. 8-9. 121. Ibid., l. 13-15. 122. Ibid. 123. Ibid., p. 3, l. 1-2. 124. Dont on peut trouver un écho dans la célèbre « substantifique moëlle » du Gargantua de Rabelais qui, s’adressant au lecteur, écrit dans son prologue : « Mais n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C’est, comme le dit Platon au Livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous en avez un, vous avez pu remarquer avec quelle sollicitude il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelles précautions il l’entame, avec quelle passion il le brise, avec quelle diligence il le suce. Quel instinct le pousse ? Qu’espère-t-il de son travail, à quel fruit prétendil ? […] À l’exemple de ce chien, il vous convient d’avoir, légers à la poursuite et hardis à l’attaque, le discernement de humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse ; puis par une lecture attentive et une réflexion assidue, rompre l’os et sucer la substantifique moelle […] avec le ferme espoir de devenir avisé et vertueux grâce à cette lecture […] », Rabelais, Gargantua, Paris 1973, 1995 et 1996, translation de G. Demerson, p. 49-51. Il est à noter que la première occurrence, en français, du terme « encyclopédie » se trouve dans le Pantagruel de Rabelais, et qu’on peut se poser la question, objet d’une partie de ce travail, de l’appartenance d’un livre tel que les ‘Uyūn au “genre” de l’encyclopédie. 125. Ṯiqāf : instrument en bois servant à redresser les lances. Cf. Kasimirski, Dictionnaire et Belot, Al-Farā’id al-Durriyya, Dictionnaire Arabe-Français, Beyrouth 1971, ṯqf.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur al-fiḍḍat al-bayḍā’ min ḫabaṯi-hā 126 : nous avons ici deux métaphores, celle de l’archer qui redresse sa flèche tordue et celle de l’orfèvre. La première, image visuelle concrète, est suivie d’une comparaison ; toutes deux sont prises dans le champ sémantique de l’amendement par la force. L’image du tuteur, associée à la torsion, et le réseau lexical de la purification (éliminer, délivrer, débarrasser) renforcé par celui du déchet (corruption, scories), produisent une image saisissante, une diatypose. – « Car les discours sont des filets dans lesquels on piège les cœurs, ils sont la magie licite », Fa-inna-l-kalām maṣāyid al-qulūb wa as-siḥr al-ḥalāl 127 : métaphore de la chasse fondée sur deux images visuelles concrètes. – « La vérité apparaissant alors sous son plus beau visage et le dessein se réalisant à moindres frais », Ḥattā yaẓhara-l-ḥaqq fī aḥsan ṣūra wa tabluġa-lirāda bi-aḫaff ma’ūna 128 : personnification de la vérité. – « Et atteignes la bête traquée sans prendre le mors aux dents, cheminant doucement et pourtant [toujours] le premier », Wa talḥaqa aṭ-ṭarīda ṯāniyan min ‛ināni-ka wa tamšiya ruwaydan wa takūna awwalan 129 : métaphore filée empruntée au domaine de la chasse. – « Et applique quelque remède distillé par cet ouvrage sur son naturel malade, l’abreuve de son eau et l’illumine de sa clarté, ce qui ranimera son être souffrant, en chassera la langueur, l’éveillera de son sommeil et le sortira de sa torpeur, afin qu’il approche, avec l’aide de Dieu, les rangs des bien dotés », Wa waḍa‛a min dawā’ hāḏa-l-kitāb ‛alā dā’i ġarīzati-hi wa saqā-hā bi-mā’i-hi wa qadaḥa fī-hā bi-ḍiyā’i-hi mā na‛aša min-hā al-‛alīl wa šaḥāḏa al-kalīl wa ba‛aṯa al-wasnān wa ayqaẓa al-hāği‛ ḥattā yuqāriba bi-‛awn Allāh rutab al-maṭbū‛īn 130 : métaphore filée. Le phore recouvre le champ sémantique du remède. Le thème, le contenu du livre, est mentionné, associé à dawā’/remède, point de départ du traitement de la métaphore. – « Attendrira, au moyen de ces émouvantes invocations, les cœurs les plus durs », Wa yulīnu bi-raqā’iqi-hi qaswat al-qulūb 131 : poncif de la langue ; métonymie, les sentiments sont désignés par l’organe, l’abstrait par le concret. – « Car l’oreille se lasse alors même que l’âme désire », Fa-inna-l-’uḏn mağğāğa wa an-nafs ḥamḍa 132 : nous avons ici deux métonymies, à savoir la partie pour le tout (l’oreille pour le corps et l’âme pour la personne) et le moyen pour la chose (l’oreille pour ce qu’on entend). À noter également la métaphore de l’acidité, ḥamḍa, provoquant le rejet par la bouche, mağğāğa, pour la curiosité mise à mal par l’ennui.

126. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 4. 127. Ibid., l. 8. 128. Ibid., l. 10-11. 129. Ibid., l. 11-12. 130. Ibid., l. 14-16. 131. Ibid., p. 4, l. 2. 132. Ibid., l. 5.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue – « La moitié de son rayonnement et de son éclat [mot à mot : de son eau] disparaîtrait », Ḏahaba šaṭr bahā’i-hi wa šaṭr mā’i-hi 133 : métaphore dont le propos comparé (l’éclat) est implicite et le comparant (l’eau) explicite. – « Ce livre est à l’image d’une table présentant des mets variés à l’intention de la diversité des appétits », Wa innamā miṯlu hāḏā-l-kitāb miṯlu-l-mā’ida taḫtalifu fī-hā maḏāqāt aṭ-ṭa‛ām li-ḫtilāf šahawāt al-ākilīn 134 : comparaison et renvoi à l’image du festin/ma’dūba dont la racine est adab. – « Que la componction et la gravité ne te poussent pas à te renfrogner [mot à mot : tordre ta joue] et à détourner ton visage », Fa-lā yaḥmilna-ka al-ḫušū‛ wa at-taḫāšu‛ ‛alā an tuṣa‛‛ira ḫadda-ka wa tu‛riḍa bi-wağhi-ka 135 : personnification de la componction et de la gravité. Jeu d’allitérations autour de la racine consonnantique ḫš‘. Il faut noter également une réminiscence coranique dans l’emploi de l’expression tuṣa‛‛ira ḫadda-ka « tordre ta joue » : « Ne te tords point la lèvre de dédain pour les hommes », Wa lā tuṣa‛‛ir ḫadda-ka li-n-nāsi 136 ». – « La calomnie », Akl luḥūm an-nās 137 » : métaphore de l’anthropophagie qui est ici un poncif de la langue. – « Selon l’habitude des vertueux Anciens qui dirigent l’âme vers le naturel et la détournent de l’habit de l’hypocrisie et de l’affectation », ‛Alā ‛ādat as-salaf aṣ-ṣāliḥ fī irsāl an-nafs ‛alā as-sağğiyya wa ar-raġba bi-hā ‛an libsat ar-riyā’ wa-t-taṣannu‛ 138, pour « qui s’expriment sans détours et dédaignent les confusions entretenues par l’hypocrisie » : métaphore du vêtement et jeu sur le sens de la racine lbs qui désigne à la fois le fait de se vêtir et celui de rendre confus et ambigu. – « Si je m’étais acquitté à l’égard de ces assonances, des droits de la déclinaison et de l’emploi de la hamza/Law waffaytu bi-l-‛i‛rāb wa-l-hamz ḥuquqa-hā 139 : personnification des assonances et de la déclinaison. – « L’on voit de quel côté penche la balance », Arā-ka nuqṣān aḥadi-himā min al-āḫar ar-ruğḥān 140 » : métaphore. – « On dit : « Il est fréquent qu’un mot [te] dise : “Laisse-moi tranquille” », Wa qālū : Rubba kalima taqūl : “da‛-nī” 141 : personnification. – « Car le savoir est la brebis égarée du croyant », Fa- inna-l-‛ilm ḍāllat almu’min 142 : image visuelle concrète. – « De même que la belle femme n’est pas déparée pas ses guenilles, les perles par leur coquille, ou l’or le plus pur par son filon ordurier », Wa lā taḍīru

133. Ibid., l. 13. 134. Ibid., l. 15-16. 135. Ibid., l. 17. 136. Le Coran, « Sourate Luqmān », Traduction de Kasimirski, Paris 1970. 137. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 18-19. 138. Ibid., p. 5, l. 12-13. 139. Ibid., p. 6, l. 1. 140. Ibid., l. 13. 141. Ibid., l. 17. 142. Ibid., p. 7, l. 11.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur al-ḥasnā’ aṭmāru-hā wa lā banāti al-aṣdāf aṣdāfu-hā wa lā aḏ-ḏahab al-ibrīz maḫriğu-hu min kibā 143 : métaphore filée. – « Et les occasions passent tels les nuages », Wa-l-furaṣ tamurr marr as-saḥāb 144 » : comparaison. – « Car ne dit-on pas que le sot peut tenir de sages propos et l’ignorant de l’archerie mettre dans le mille », Fa-inna-hu qad yaqūl : al-ḥikma ġayr al-ḥakīm wa takūn ar-ramya min ġayr ar-rāmī 145 : métaphore. – « Qui n’introduira pas en ton cœur les flèches du doute », Wa lā taqdaḥ fī ṣadri-ka min-hu aš-šukūk 146 : métaphore empruntée au vocabulaire de l’archerie ainsi qu’à celui de l’art de faire le feu, qadaḥā signifiant à la fois « battre le briquet » et « percer d’une flèche ». – « De même qu’il use pour juger de l’équitable balance », Wa yazin al-umūr bi-l-qisṭās al-mustaqīm 147 : comparaison. – « [Et je me suis prémuni lors de la narration de ces anecdotes et propos plaisants (contre un succès facile)], tel se prémunit qui se satisfait, en guise de profit d’être sauf et, au terme d’un long voyage, d’être de retour », [Wa tawaqqaytu fī hāḏihi an-nawādir wa-l-maḍāḥik mā yatawaqqā-hu] man raḏiya min al-ġanīma fi-hā bi-s-salāma wa min bu‛d aš-šuqqa bi-l-’iyāb 148 : comparaison.

Ces images, produisant un effet de redondance, au sens d’un « redoublement expressif de l’idée par des phrases proches 149 », contribuent à animer le discours et à le fixer dans l’esprit du destinataire. Le recours à cet usage, procédé de l’amplification oratoire 150, imprègne, pour ne pas dire caractérise, l’écriture d’Ibn Qutayba, qui nous propose, à l’appui de son propos, plus de quarante images, concentrées sur sept pages, les cinq restantes, consacrées au détail du plan de l’ouvrage, n’en comportant aucune. Ce foisonnement d’images s’accompagne d’une recherche d’effets sonores, car ces textes sont faits d’abord pour être dits. Comme les effets visuels, ils se font écho d’un prologue à l’autre et l’on peut admettre qu’au-delà des caractéristiques générales de la langue arabe du iiie/ixe siècle, ils sont la marque d’un

143. Ibid., l. 12-13. 144. Ibid., l. 14. 145. Ibid., l. 16-17. 146. Ibid., p. 8, l. 1. 147. Ibid., l. 6-7. 148. Ibid., p. 12, l. 1-3. 149. B. Dupriez, Gradus, « Redondance ». 150. « Les Anciens appelaient amplification le traitement du discours dans son ensemble, c’està-dire l’art de trouver les meilleurs arguments et d’en tirer parti en rédigeant suivant un plan logique et efficace, établi de préférence selon une gradation en intensité. Il y fallait des descriptions, des comparaisons, des exemples, une discussion, des raisons, du pathétique, des souvenirs, des citations de citoyens illustres ou de poètes, on s’expliquait, on se justifiait. Pour finir, une accumulation d’arguments, de faits, ou seulement de phrases, voire de mots synonymes », B. Dupriez, Gradus, « Amplification ».

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue auteur, ne serait-ce que par le choix des mots et des réseaux lexicaux que l’on retrouve d’un texte à l’autre, qu’il s’agisse d’évoquer une image ou de créer un résultat sonore. 4. Les topoï auditifs La phrase d’ouverture du prologue des ‘Uyūn comme échantillon représentatif du travail d’écriture d’Ibn Qutayba. En voici la traduction : Grâces soient rendues à Dieu dont les réalisations réduisent la description à l’impuissance, dont les bienfaits sont innombrables et dont la miséricorde embrasse les fautes des plus grands pécheurs ; grâces soient rendues à Dieu à Qui aucune requête n’échappe, pour Qui [la réalisation d’]aucun désir n’est déçue, auprès de Qui aucune peine n’est perdue, Qui consent [à prodiguer] les bienfaits les plus grands en échange d’une faible gratitude, Qui absout par le biais du repentir les plus grands péchés et efface, par celui d’une contrition éphémère, les [longues] années de fautes ; grâces soient rendues à Dieu Qui nous a envoyé le messager, l’annonciateur, le brillant flambeau qui nous a amenés à Le satisfaire, nous a invités à L’aimer et nous a indiqué le chemin de Son paradis, nous ouvrant les portes de Sa bonté et nous fermant celles de Sa colère. Que Dieu et Ses anges honorables le bénissent, lui, sa famille et ses compagnons, ainsi que l’ensemble des prophètes et des messagers, tant que la mer sera gorgée d’eau et que le soleil se lèvera 151.

Réduite à sa plus simple expression dans les prologues des Ma‛ārif, Adab et Ši‘r, cette phrase consacrée, « grâces rendues à Dieu et bénédiction au Prophète », est ici développée dans un seul souffle, sur huit lignes. La structure anaphorique de cette période 152, alliée à la correspondance des trois segments qui la constituent, réalise un parallélisme 153 quasi-parfait. Chaque segment, introduit par la formule al-ḥamdu-li-l-lāh al-laḏī : « Grâces soient rendues à Dieu qui/dont », est ensuite développé sur un patron syntaxique répété à trois reprises à l’intérieur de chaque segment : 1er segment : [al-ḥamdu-li-l-lāhi-l-laḏī 154] yu‛ğizu balā’u-hu ṣifata-l-wāṣifīn, wa tafūtu ālā’u-hu ‛adada-l-‛āddīn, wa tasa‛u raḥmatu-hu ḏunūba-l-musrifīn.

151. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 1-8. 152. La période est une « phrase à mouvement circulaire, articulée et mesurée […] le groupement et l’ordonnance logique des idées ou des faits y sont mis en relief tant par la structure grammaticale que par le rythme. Verset, § 92, se référant à Aristote et Cicéron », dans J. Verest, Manuel de littérature, principes, faits généraux, lois, Bruges 1939 », cité par B. Dupriez, dans Gradus, « Période ». 153. B. Dupriez, Gradus, « Parallélisme ». 154. Nous recourons ici à la translittération intégrale pour rendre compte des jeux de sonorités.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Verbe à l’inaccompli + nom sujet-pronom affixe hu + complément constitué d’une annexion dont le dernier terme est un pluriel masculin externe de participe actif se terminant donc en īn. Cette terminaison répétée trois fois crée une rime interne ; celle-ci est renforcée par la structure syllabique commune des trois syntagmes constitutifs du segment : 12 pieds, 13 pieds, 12 pieds, ainsi que par la parfaite homophonie vocalique des trois sujets : balā’u-hu, ālā’u-hu, raḥmatu-hu. Les deux premières annexions sont constituées de mots de la même racine, cette isophonie concourant à produire un effet d’emphase : ṣifata-l-wāṣifīn/‛adada-l-‛āddīn. 2e segment : Celui-ci se subdivise à son tour en deux segments dont le second est introduit par un simple rappel du pronom relatif [allaḏī] [wa-l-ḥamdu-li-l-lāhi-l-laḏī] lā tuḥğabu ‛an-hu da‛wa wa lā taḫību laday-hi ṭilba wa lā yaḏillu ‛inda-hu sa‛y [allaḏī] raḏiya ‛an ‛aẓīmi-n-ni‛am bi-qalīli-š-šukr wa ġafara bi-‛aqdi-n-nadam kabīra-ḏ-ḏunūb wa maḥā bi-tawbati-s-sā‛a ḫaṭāya-s-sinīn

– 1re subdivision : Lā-inaccompli + particule-pronom affixe de 3e personne au masculin singulier + nom sujet. L’on constate, comme dans le premier segment, une homophonie syllabique des trois verbes et des trois sujets. – 2e subdivision : Verbe à l’accompli à la 3e personne du masculin Singulier dont le sujet non réalisé est Dieu-particule-annexion + annexion complément d’objet du verbe, dans les deux derniers syntagmes. Cette opposition sur le plan syntaxique est confirmée par la distribution syllabique dont on peut encore une fois noter le caractère homophonique : les trois syntagmes sont composés de 9 pieds, pour le verbe et la première annexion, et 5 pieds pour la seconde annexion, ainsi que par la rime interne entre les deux premiers « hémistiches » des deux premiers syntagmes : ni‛am/nadam. Cette opposition d’ordre syntaxique et syllabique se double encore d’un jeu d’opposition sur le plan sémantique, relevant de l’antithèse : le verbe et la première annexion sont en effet chargés d’un sens positif lié à l’absolution et à la miséricorde divines, quand l’annexion rejetée en fin de proposition est au contraire connotée négativement par le péché et l’ingratitude. 3e segment : [al-ḥamdu-l-li-lāhi-l-laḏī] -bta‛aṯa fī-nā-l-bašīra-n-naḏīra-s-sirāğa-l-munīr hādiyan ilā riḏā-hu wa dā‛iyan ilā maḥābbati-hi wa dāllān ‛alā sabīli ğannati-hi fa-fataḥa la-nā bāba raḥmati-hi wa aġlaqa ‛annā bāba suḫṭi-hi

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue Ce segment est conclusif et amène la résolution de la tension dramatique oratoire par la rupture des parallélismes syntaxique, syllabique et vocalique des trois syntagmes introduits par al-ḥamdu-li-l-lāhi-l-laḏī constatés dans les deux segments précédents. Nous avons en effet deux syntagmes dont le premier se compose d’une phrase verbale accompagnée d’une proposition constituée de trois compléments d’état. Aucun de ces syntagmes n’obéit à une structure commune, mais comporte en lui cependant, de nouveaux jeux de rythmes et d’assonances. L’ensemble du segment constitue également, sur le plan sémantique, la fin de la répétition de la miséricorde divine au profit de son instrument représenté par la personne du Prophète. Le premier syntagme est composé de trois adjectifs qualificatifs dont le dernier est précédé d’un nom, l’ensemble se fondant dans une homophonie rythmique qui ne peut nous échapper : -l-bašīra-n-naḏīra-s-sirāğa-lmunīr/3 fois : brève-longue-brève. Consistant en une série triple de compléments d’état/ḥāl mufrad, le second syntagme est, sur le plan grammatical dépendant du premier. Les trois ḥāl sont des participes actifs de première forme dont le tanwīn « an » produit à nouveau une rime interne : hādiyan ilā […] dā‛iyan ilā […] dāllān ‛alā, rime doublée par la particule bi-syllabique en lā qui suit chacun des mots rimés. Le fa à valeur conclusive introduit la seconde et dernière partie du segment, constitué de deux phrases semblables sur les plans syntaxique et rythmique, et opposées sur le plan sémantique. En effet, celles-ci sont ainsi construites : verbe à l’accompli + particule-pronom affixe nā + annexion à deux termes complément d’objet, dont le premier est le mot bāb. Les deux verbes sont parfaitement homophones sur les plans syllabique, rythmique et vocalique (dominante de la voyelle « a ») et opposés sur le plan sémantique : fataḥa//aġlaqa, « ouvrir vs fermer ». L’ensemble des composantes de ces deux phrases obéit à ce principe d’opposition qui crée un contraste saisissant entre l’assonance des mots et la dissonance de leurs sens, entre l’effet sonore et l’effet sémantique : la-nā//‛annā, « (ouvrir) à nous vs (fermer) sur nous » bāba raḥmati-hi//bāba suḫṭi-hi, « les portes de sa miséricorde vs sa colère ».

Le point final à cette doxologie est amené par la bénédiction directe du Prophète, étendue ensuite aux créatures favorites de Dieu, close enfin par une image visuelle concrète double, fondée sur un parallélisme syntaxique et rythmique : mā ṭamā baḥrun wa ḏarra šāriqun. En définitive, la construction syntaxique et rythmique de cette longue phrase dont nous avons tenté d’analyser les composantes se révèle globalement fondée sur une base symétrique ternaire : 3 al-ḥamdu-li-l-lāhi-l-lāḏī introduisent 3 segments dont les parallélismes syntaxiques et phoniques sont à leur tour développés autour de ce chiffre.

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Ibn Qutayba auteur ? ou la fonction d’auteur Cette recherche d’effets n’est pas, loin s’en faut, circonscrite au lieu des bénédictions consacrées. Le foisonnement des images dans une langue fondée sur le parallélisme syntaxique et sonore, caractérise l’ensemble du texte, démonstration de ce que l’apprenti-adīb devra être capable de produire après assimilation des ouvrages que notre auteur lui a consacrés. Ainsi, par exemple, l’imposante tirade où Ibn Qutayba expose les effets escomptés de son livre sur ses destinataires, que nous avons citée fragmentairement tout au long de ce chapitre 155. Développée sur 14 lignes, regorgeant de métaphores, le noyau central se ramifie en un essaim de syntagmes, tous régis par la loi des parallélismes sonores et syntaxiques dont nous avons analysé un échantillon ci-dessus. Cette envolée lyrique n’est pas sans rappeler le texte qu’al-Ğāḥiẓ – dont nous savons qu’Ibn Qutayba l’a beaucoup lu – consacre à l’éloge du livre dans son Kitāb al-Ḥayawān 156. Moins redondant, plus sobre dans la répétition des patrons syntaxiques et sonores, le prologue des ‘Uyūn ne laisse pas, toutes proportions gardées, de rappeler la manière ğāḥiẓienne et dévoile, pour reprendre les termes de Gérard Lecomte, « l’écrivain » Ibn Qutayba. Cette empreinte est lisible à divers degrés dans les autres prologues que nous avons proposés à l’étude. • L’Adab al-Kātib s’inscrit, au moins pour la première moitié du prologue, dans la même veine littéraire que les ‘Uyūn : Fa-innī ra’aytu akṭara min ahli zamāni-nā hāḏā ‛an sabīli-l-adab nākibīn wa min ismi-hi mutaṭayyirīn wa li-ahli-hi kārihīn 157.

On constate là encore la rime interne des syntagmes dépendants du noyau phrastique ainsi que l’ordre commun de leurs composantes syntaxiques : préposition + nom + participe actif pluriel. Fa ab‛adu ġāyāti kātibi-nā fī kitābati-hi an yakūna ḥāsan al-ḫaṭṭi, qawīm al-ḥurūf, wa a‛lā manāzil adībi-nā an yaqūla min aš-ši ‛r abyātan fī madḥi qayna aw waṣfi ka’sin, wa arfa‛u darağāti laṭīfi-nā an yuṭāli‘a šay’an min taqwīm al-kawākib wa yanẓura fī šay’in min al-qaḍā’ wa ḥadd al-manṭiq 158 .

Nous avons ici la répétition d’un même patron syntaxique, une proposition principale composée des mêmes éléments grammaticaux : superlatif + complément du nom, introduisant une subordonnée au subjonctif qui comporte toujours deux structures répétées : deux na‛t sababiya (structure où l’adjectif 155. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 3-16. 156. Ğāḥiẓ, Kitāb al-Ḥayawān, I, p. 50-52. 157. Adab al-Kātib, Prologue, p. 5, l. 3-4. 158. Ibid., p. 6, l. 7-10.

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Preuve « objective » : du « je » et de ses usages dans le prologue qualifie une partie du nom : « beau d’écriture et délié de lettres » pour « à la belle écriture et aux lettres déliées »), puis deux annexions, enfin deux verbes au subjonctif suivis de šay’ min. • L’entrée en matière du prologue des Ma‛ārif, plus bref, est comme un souvenir de cette empreinte, lisible néanmoins dans l’expression du projet de l’auteur et la reprise de termes que l’on retrouve d’un texte à l’autre : Iḏ kāna yastaġnī ‛an-hu fī mağālisi-l-mulūk in ğālasa-hum, wa maḥāfili-lašrāf in ‛āšara-hum, wa ḥalaqi ahli-l-‛ilm in kāna ḏākara-hum 159.

Le nœud verbal est suivi de trois syntagmes doubles rimés, obéissant à la même structure : annexion + conditionnelle introduite par in. Les deux premières annexions sont inaugurées par un pluriel quadrisyllabique sur le schème mafā‛il. Wa arğū an akūna qad balaġtu la-ka min-hu munyata-n-nafs wa ṯalğa-l-fu’ād 160 : nous avons vu précédemment que cette image était récurrente dans les prologues d’Ibn Qutayba. • Le Ši‘r enfin, à l’égal des Ma‛ārif, use d’une langue moins ornée, plus directement informative, mais sacrifiant néanmoins au principe du parallélisme : Wa lā naẓartu ilā-l-mutaqaddimīn min-hum bi-‛ayn al-ğalāla li-taqaddumi-hi wa ilā-l-muta’aḫḫirīn min-hum bi-‛ayn al-iḥtiqār li-ta’aḫḫuri-hi, bal naẓartu bi-‛ayn al-‛adl ‛alā-l-farīqayn wa a‛ṭaytu killan ḥaẓẓa-hu wa waffartu ‛alayhi haqqa-hu 161.

Nous avons cité ce passage en traduction lors du relevé des topoï conceptuels et pouvons constater qu’au-delà des idées, les mots utilisés sont les mêmes, d’un texte à l’autre. Cette unité d’écriture, alliée à la redondance, raisonnablement chérie par Ibn Qutayba lorsqu’on le compare à un Ğāḥiẓ ou à des auteurs postérieurs, produit un effet d’emphase, plus ou moins appuyé selon le texte, qui relève de l’amplification oratoire, trace par excellence d’un travail d’auteur investi dans l’écriture de son œuvre. Une question toutefois reste entière : celle du genre ou des genres dans lesquels notre auteur s’est illustré. Nous avons parlé d’ouvrages à caractère anthologique, mais il est temps de nous pencher sur les caractéristiques génériques dans lesquelles notre auteur a coulé son écriture, prologues, mais aussi corps du texte dont la qualité première et incontestable est la brièveté des éléments qui le constituent associée au certificat d’authenticité de chacun d’entre eux. Nous faisons allusion bien sûr à la forme du ḫabar qui caractérise en particulier les ‘Uyūn et les Ma‛ārif. Notre seconde partie traitera donc de la question du genre du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār, les Ma‛ārif étant plus aisément identifiable en tant que chronique universelle. 159. Ma‛ārif, Prologue, p. 1, l. 7-8. 160. Ibid., p. 7, l. 7. 161. Ši‘r, Prologue, p. 23, l. 11-13.

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DEUXIÈME PARTIE

Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Considérant que, loin d’exister isolément, les genres littéraires constituent les différentes fonctions du système littéraire de l’époque 1, il nous reste à examiner la place de l’œuvre de l’auteur médiéval Ibn Qutayba, à commencer par les ‘Uyūn, au sein de la production écrite de son temps. Nous introduirons notre propos par cette réflexion de Hans-Robert Jauss, qui, transposant au domaine littéraire la définition de Wolf Dietel Stempel 2, postule que : Toute œuvre littéraire appartient à un genre, ce qui revient à affirmer purement et simplement que toute œuvre suppose l’horizon d’une attente, c’est-àdire d’un ensemble de règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur (du public) et lui permettre une réception appréciative 3.

C’est la variation, la rectification la modification ou la reproduction de ces règles, connues grâce aux textes antérieurs, que le nouveau texte évoquera. Un chef-d’œuvre se définira par : Une modification inattendue et enrichissante de l’horizon d’un genre, sa préhistoire par une marge encore largement ouverte de possibilités et l’évolution d’un genre vers son terme historique par l’épuisement des dernières possibilités 4.

1. 2.

3. 4.

H. R. Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », Revue de théorie et d’analyse littéraires, Paris 1970, trad. d’E. Kaufholz, p. 96. Selon laquelle « Tout acte de communication linguistique est réductible à une norme générique et conventionnelle dont les composants, sur le plan de la langue parlée, sont l’indice social et l’indice de la situation en tant qu’unité de comportement. », W. D. Stempel, « Pour une description des genres littéraires », dans Actes du XIIe congrès international de linguistique romane, Bucarest 1968. H. R. Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », p. 81-82. Ibid., p. 91.

Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Historiciser ainsi le concept de forme met à bas la conception substantialiste des genres – selon laquelle un nombre constant de qualités fonderait, dans leur immuabilité, un genre déterminé –, ainsi que le schéma évolutionniste de l’ascension, l’apogée et la décadence. Hans-Robert Jauss propose de les remplacer par le concept historique de continuité où tout ce qui précède s’élargit et se complète dans ce qui suit. Si l’on tente d’appliquer cette démarche au Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār d’Ibn Qutayba, il semble, à première vue, que notre auteur ait été l’initiateur d’un genre repris et épuisé après lui dans le développement d’une littérature stéréotypée – dite encyclopédique –, et que son ouvrage, fait d’une matière déjà éprouvée, corresponde à ce « nouveau texte » qui « évoque pour le lecteur l’horizon d’une attente de règles qu’il connaît grâce aux textes antérieurs, et qui subissent aussitôt des variations, des rectifications, des modifications ou bien qui sont simplement reproduits 5 ». En d’autres termes, Ibn Qutayba serait à l’origine d’un type d’ouvrages dont les contours se dessinent déjà chez ses prédécesseurs – le trait distinctif de somme à caractère encyclopédique étant présent dans le Kitāb al-Ḥayawān d’al-Ğāḥiẓ par exemple –, type dont il modifie et impose la structure, conformément à la nouvelle intention et au nouvel horizon d’attente. Cette nouvelle intention, correspondant à ce nouvel horizon d’attente, est en prise directe avec l’évolution de la société qui produit à un moment donné un genre littéraire enraciné dans la vie et porteur d’une fonction sociale 6 . La fin du mu‘tazilisme et le nouveau dogme religieux ne sont pas étrangers, nous l’avons vu, aux conditions d’émergence de l’œuvre d’Ibn Qutayba. De là à corréler la naissance du genre initié par notre auteur à l’évolution de la société arabo-musulmane de son temps, il n’y a qu’un pas, aisé à franchir, si l’on compare la nature de ces conditions à celles qui ont fondé l’encyclopédisme dans l’occident médiéval ainsi qu’à celles qui ont initié le mouvement de collecte des exempla. Une fois posés ces fondements théoriques, reste à savoir si les ‘Uyūn peuvent être considérés comme un recueil d’exempla à l’usage de la cour ou s’ils relèvent du « genre » de l’encyclopédie, au-delà de l’« encyclopédisme d’agrément » dans lequel les range Roger Paret 7, et du caractère de « véritable encyclopédie » que Charles Pellat leur reconnaît 8.

5. 6. 7. 8.

102

Ibid., p. 86. « Étant donné que les genres littéraires sont enracinés dans la vie et ont une fonction sociale, l’évolution littéraire doit elle aussi être définie par sa fonction dans l’histoire et l’émancipation de la société. », Ibid., p. 97. R. Paret, « Contribution à l’étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : « l’encyclopédisme » arabo-musulman de 850 à 950 de l’ère chrétienne », Revue historique CCXXXIV (janvier-mars 1966), p. 47-100. « En réalité, la véritable encyclopédie signée d’Ibn Qutayba et destinée à présenter tout ce qu’il convient à ses yeux de connaître pour mériter le nom d’adīb est ses ‘Uyūn al-akhbār,

La notion d’adab chez Ibn Qutayba Il nous a semblé nécessaire, dans le but de trouver des éléments de réponse à cette question, de confronter notre texte, d’une part à la littérature des exempla, et d’autre part à ce qui fonde la notion d’encyclopédisme.

dont le titre peut se traduire par « quintessence des traditions [profanes] », Ch. Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », Cahiers d’histoire mondiale 9 (1966), p. 631-658.

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CHAPITRE I LE KITĀB ‘UYŪN AL-AḪBĀR : UN RECUEIL D’EXEMPLA ? OU LA FONCTION RHÉTORIQUE « Nous demandons à Dieu Le Très Grand, Le Très-Haut de rendre notre savoir agissant », Wa naḥnu nasa’l Allāh ta‛ālā ğalla wā ‛alā an yağ‛ala-nā bi-mā ‛alimnā ‛āmilīn. Ibn Qutayba, Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār, Prologue Tout est rhétorique, qui a rapport à l’acte. L’amplification grossit le texte comme le microscope un tissu musculaire. Pour spécifier le rhétorique, on restreint son domaine au discours, on l’oppose au réel objectif, au sujet même. Il est cet entre-deux où se joignent sujet et objet par le langage et qui se laisse oublier, en sorte qu’on ne l’aperçoit que déplacé, quand il fonctionne à vide, artificiellement, forme réutilisée, “oratoire”. Sans doute, le rhétorique n’est ni moi, ni monde, ni langue ; mais ni moi, ni le monde, ni la langue ne serions sans lui. B. Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires, Introduction

I. Caractéristiques du récit exemplaire 1. La fonction rhétorique En premier lieu, nous citerons, pour situer les exempla médiévaux en Occident, cette typologie, avancée par Jacques Berlioz et reprise par Jean-Yves Tilliette 1, selon laquelle le mot latin exemplum revêt trois sens au Moyen Âge : – le sens banal et neutre du mot français exemple,

1.

J. Y Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », dans J. Berlioz et M. A.  Polo de Beaulieu (dir.), Les exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, Paris 1998, p. 43-65.

Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? – une fonction rhétorique, conforme aux directives cicéroniennes, consistant en l’évocation des actions ou paroles de grands hommes du passé, en vue de soutenir une thèse au moyen d’une argumentation par analogie, – un type de récit illustrant les conséquences bonnes ou mauvaises des actions humaines, et destiné à « convaincre l’auditoire par une leçon salutaire 2 », c’est-à-dire l’exemplum homilétique.  Jean-Yves Tilliette fait très justement remarquer que les deux derniers sens dénotent une complémentarité plutôt qu’un antagonisme : Quant au récit homilétique, il remplit évidemment une fonction rhétorique, pour ne pas dire la fonction primordiale de la rhétorique qui est, comme le veut Cicéron, d’amener par la parole les hommes à se déterminer en faveur du bien. Tel est le postulat énoncé par le premier chapitre de l’ouvrage classique le plus lu au Moyen Âge, le De inventione.

C’est cette fonction rhétorique qui nous semble caractériser le projet d’Ibn Qutayba, c’est-à dire la fonction persuasive servie par une argumentation, discursive dans l’introduction à l’ouvrage, et analogique dans l’ouvrage luimême. En effet, il n’est besoin, pour le constater, que de parcourir le très explicite prologue rédigé par notre auteur à l’intention des destinataires de son ouvrage, destinataires dont il apparaît, s’ils ne sont pas eux-mêmes des gouvernants, qu’ils sont au contact de la sphère du pouvoir : Tout ce que j’ai rassemblé pour toi dans cet ouvrage, je l’ai fait afin que tu en prodigues le meilleur à ton âme, la redresses à l’aide de ce tuteur, la délivres de la corruption à l’instar de l’argent débarrassé de ses scories, l’exerces à prendre ce qu’il recèle de bon usage, de droiture, de bonne éducation et de nobles mœurs, afin que ton langage s’en trouve parachevé lorsque tu discours, ainsi que l’éloquence de ton style lorsque tu écris, afin qu’il te serve à faire aboutir tes requêtes lorsque tu sollicites, à tenir un langage courtois lorsque tu intercèdes, et à te faire pardonner avec succès lorsque tu présentes des excuses – car les discours sont des filets dans lesquels on piège les cœurs, ils sont la magie licite – afin [également] que tu fasses usage de ses leçons en présence de ton souverain, assurant [ainsi] le succès de son gouvernement, la douceur de son règne, et la menée victorieuse de ses guerres, afin que tu en disposes pour animer ton cénacle tant en gravité qu’en légèreté, que tu étayes, grâce à ses exemples, tes raisonnements et vainques, par sa capacité à instruire, tes adversaires 3.

L’ouvrage est présenté par son auteur comme un moyen de parvenir à ses fins dans un cadre moral déterminé, c’est-à-dire de parvenir à ses fins dans ce monde comme dans l’au-delà par l’usage du discours, forme et contenu :

2. 3.

106

J. Le Goff dans J. Le Goff, Cl. Brémond, J.-Cl. Schmitt, Typologie des sources, « L’Exemplum », p. 37-38. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 3-10.

Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique « Car les discours sont des filets dans lesquels on piège les cœurs, ils sont la magie licite », Fa-inna-l-kalām maṣāyid al-qulūb wa-s-siḥr al-ḥalāl, c’est à l’apprenti-adīb de l’ingérer et de le restituer, de se l’approprier pour l’utiliser. Le champ sémantique auquel Ibn Qutayba a recours ici est particulièrement suggestif d’un souci moral, puisqu’il s’agit de redresser l’âme et de la délivrer de la corruption avec, à l’appui, la métaphore de l’argent purifié. L’affirmation de cette raison d’être du livre ponctue le prologue à maintes reprises et est exprimée de manière particulièrement claire dans la deuxième page : Ce livre, bien que ne traitant ni du Coran, ni de la Tradition, ni des prescriptions légales, ni de la science du licite et de l’illicite, guide vers les œuvres méritoires, conduit à la noblesse des mœurs, détourne de la vilénie, prohibe la turpitude, suscite des comportements judicieux, des jugements sains, des politiques souples et [amène à] la civilisation ; car les voies qui mènent à Dieu ne sont pas unes et le bien ne réside pas tout entier dans les prières nocturnes, la succession des jeûnes et la science du licite et de l’illicite, mais au contraire, ces voies sont nombreuses, les portes du bien sont larges, et du bon ordre d’ici-bas dépend celui de l’au-delà, comme celui d’ici-bas dépend du pouvoir, et le pouvoir ne peut l’établir qu’avec l’assistance de Dieu qui guide et rend clairvoyant 4.

Il s’agit donc d’un livre dont le contenu, bien que non religieux, au sens où la forme qu’il emprunte se distingue des ouvrages religieux et théologiques, sert le projet de ces mêmes ouvrages. Il est une des voies qui mènent à Dieu, l’agir ici-bas et le devenir dans l’au-delà étant intrinsèquement liés. La fonction rhétorique héritée des Grecs est ici au service d’un projet apologétique : le discours est devenu « la magie licite », c’est ce qui se dégage de la lecture de l’ouvrage d’Ibn Qutayba, de la même manière que dans l’Occident médiéval la culture de la Révélation s’est appropriée la rhétorique à ses propres fins 5. On peut lire en effet, dès la première page de l’introduction de l’ouvrage d’Ibn Qutayba, l’affirmation de l’inféodation du savoir, et de son moyen d’expression qu’est le discours, aux desseins de Dieu : Quant à ce qui suit, chaque bienfait de Dieu appelle un devoir et chaque faveur une contrepartie : la contrepartie de la richesse est l’aumône, celle de la noblesse est l’humilité, celle de l’art de l’entregent la satisfaction des requêtes, celle du savoir sa diffusion ; et les savoirs les plus profitables sont les meilleurs comme les plus louables sont les plus profitables, et les plus louables finalement consistent en ce qui est instruit et appris pour Dieu et pour l’amour de Lui.

4. 5.

Ibid., p. 2, l. 11-16. « Les enjeux sont donc complètement déplacés. Et pour une raison simple et évidente : c’est que la Révélation a eu lieu entre temps. Le parfait cicéronien qu’est Jean de Salisbury est plus encore parfait chrétien. Sous le chatoiement des figures, c’est l’absolue univocité du sens qui se donne à lire. », J. Y. Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », p. 53.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Nous demandons à Dieu Le Très Grand, Le Très-Haut de rendre notre savoir agissant et de nous rendre aptes à en prendre le meilleur ; qu’Il [ nous rende] désireux de le faire fructifier pour nous et pour autrui pour [l’amour de] Sa noble face, [qu’Il nous rende] reconnaissants de la perfection de Ses faveurs à notre égard et qu’Il fasse que nous le louions nuit et jour 6.

L’expression « savoir agissant », [’an yağ‛ala-nā] bi-mā ‛alimnā ‛āmilīn, renvoie parfaitement à « la fonction primordiale de la rhétorique qui est, comme le veut Cicéron, d’amener par la parole les hommes à se déterminer en faveur du bien 7 » et donc d’agir en conséquence, mais cette parole est ici une faculté dont Dieu a doté l’homme pour lui permettre de l’approcher en le servant. 2. La forme Si cette fonction rhétorique, largement assumée et illustrée par Ibn Qutayba tout au long de son prologue, éclaire le texte en nous en livrant le mode d’emploi, le corpus des ‘Uyūn n’en demeure pas moins insolite sur le plan formel, se rapprochant, à première vue, de cette description que fait Claude Brémond de la production des exempla : À les prendre dans leur masse, ces exempla se présentent comme un agglomérat hétéroclite d’emprunts à des sources multiples, soit orales soit écrites. Le genre de l’exemplum, si genre il y a, apparaît d’autant moins homogène qu’il absorbe, sans en remanier en profondeur la thématique, des données qui portent la marque indélébile de genres au contraire très caractérisés : la fable animalière, la facétie, l’épisode hagiographique, l’extrait de chronique historique, etc. L’exemplum médiéval serait sous ce rapport, plutôt qu’un genre littéraire, une sorte de fosse commune où l’on trouve empilés les cadavres de multiples genres, littéraires ou non-littéraires, pillés et souvent massacrés par des compilateurs avides 8.

En dehors de la première impression que peut nous laisser la lecture des ‘Uyūn comme un « agglomérat hétéroclite d’emprunts à des sources multiples, soit orales soit écrites », notre ouvrage ne peut se réduire à cette description assassine – qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le fameux « coq à l’âne » auquel on a si souvent réduit l’adab –, car, outre le fait que la thématique est remaniée puisque la matière dont il n’est certes

6. 7. 8.

108

‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 10-15. J. Y. Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », p. 46, accompagné d’une note : « Tel est le postulat énoncé par le premier chapitre de l’ouvrage classique le plus lu au Moyen Âge, le De Inventione. » Cl. Brémond, « L’exemplum médiéval est-il un genre littéraire ? », dans Les exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, p. 23-24.

Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique pas l’auteur a été soigneusement rassemblée, classée, réorganisée et réécrite par Ibn Qutayba, on peut constater que la structure des ‘Uyūn obéit, pour emprunter une terminologie appartenant aux sciences du langage, à la distribution suivante : l’introduction, en tant que lieu consacré et exclusif de l’engagement de l’auteur et de l’exposition de ses intentions, a valeur illocutoire, c’est-à-dire qu’« elle a pour fonction première et immédiate de prétendre modifier la situation des interlocuteurs 9 » et, pour reprendre la définition de Bernard Dupriez 10, qu’elle tient au fait que la parole est adressée à telle personne dans telle circonstance et qu’elle a caractère d’engagement. Le corps de l’ouvrage, quant à lui, a valeur perlocutoire « dans la mesure où l’énonciation sert des fins plus lointaines, et que l’interlocuteur peut très bien ne pas saisir tout en possédant parfaitement la langue 11 », ce qui éclaire d’un jour nouveau le contenu du corps de l’ouvrage et l’absence déroutante, à la première lecture, de l’auteur. Ce dernier semble en effet limiter son intervention à la relation d’énoncés qu’il présente comme lui préexistant, destinés à illustrer le thème proposé par les chapitres du livre, sans aucune sorte d’explication. C’est au destinataire de décoder le matériau, en conformité avec les fins exposées dans le prologue. Voici la fin de la citation de Claude Brémond : Le plus souvent, sa mise en forme, telle qu’elle nous apparaît à travers les textes, ne semble en rien conditionnée par l’intention de faire une œuvre d’art […] La notion d’auteur, selon nos critères modernes inséparables de la notion d’œuvre littéraire, fait massivement défaut dans cette production. L’exemplum, tel que le conçoit le compilateur ou l’utilisateur de base, consacre un divorce de principe entre l’autorité garante, l’auctor, et le scribe ou prédicateur qui établit un relais entre cet auctor et le public destinataire 12.

Elle met à jour un élément distinguant fondamentalement le matériau constitué par les exempla, – non rédigé selon des critères littéraires et où le soin de la restitution narrative et la mise en scène sont laissées au prédicateur usager de cette matière embryonnaire –, du matériau recueilli par Ibn Qutayba dont les caractéristiques relèvent de la littérarité. Le même Claude Brémond la définit ainsi : Elle (la notion de littérarité) est en tous cas tiraillée entre deux pôles : d’une part une définition par son support technique, l’écriture, comme l’atteste l’étymologie, et en cela elle s’oppose essentiellement à l’oralité ; d’autre part une

O. Ducrot, J. M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris 1995, p. 784. 10. B. Dupriez, Gradus, les Procédés littéraires (dictionnaire), Paris 1984, « Énonciation », p. 183-184. 11. O. Ducrot, J. M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 783. 12. Cl. Brémond, Typologie des sources, « L’Exemplum », p. 23-24.  9.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? définition par sa fonction, qui est d’ordre poétique au sens large, et en cela elle s’oppose, non plus à l’oralité, mais à tous les usages autres qu’esthétiques du langage 13.

On peut lire un peu plus loin : Si de surcroît, en plus ou à la place de sa fonction persuasive, l’exemplum réduit à lui-même fonctionne comme agent d’un plaisir esthétique, alors il peut mériter la qualification de texte littéraire 14.

Or, tout le matériau proposé et utilisé par Ibn Qutayba fonctionne comme agent d’un plaisir esthétique. C’est évident dans le cas de la poésie, mais c’est tout aussi valable pour les anecdotes en prose, voire les très courtes sentences dont la concision évocatrice ressort de la littérature. II. Traits typiques de l’exemplum et du contenu des ‘Uyūn Première distinction fondamentale entre littérature d’adab et production des exempla ? La confrontation systématique de notre texte avec les caractéristiques du récit exemplaire apportera sans doute des éléments de réponse plus précis. Nous nous sommes fondée pour ce faire sur l’article de Claude CazaléBérard 15 en particulier, à cause de la forme sous laquelle elle expose les caractéristiques de l’exemplum, une liste de ce type se prêtant plus aisément à un exercice comparatif que la riche et synthétique réflexion proposée plus récemment par Jean-Claude Schmitt 16, à laquelle nous nous réfèrerons par ailleurs. 1. Le caractère narratif Deux types de matériau coexistent dans notre ouvrage : anecdotes à caractère narratif d’une part, et poésie, dictons, aphorismes et sentences d’autre part. Les deux composantes puisent à des sources aussi diverses que peuvent l’être les traditions prophétiques, les paroles et les faits attribuées à tel ou tel personnage historico-mythique, « l’un des livres de Dieu », c’est-à-dire l’Ancien ou le Nouveau Testament 17, les livres indiens ou persans, pour n’en citer que quelques unes. L’alternance des récits à caractère narratif et des images formulées par l’intermédiaire des aphorismes, sentences et vers, présente une complémentarité qui concourt à l’efficacité du projet servi par l’ouvrage.

13. Ibid., p. 22. 14. Ibid., p. 25. 15. Cl.  Cazalé-Bérard, « L’exemplum médiéval est-il un genre littéraire ? », dans Les exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, p. 29-42.  16. J.-Cl. Schmitt, « Trente ans de recherche sur les exempla », dans Indexer les exempla médiévaux, Cahiers du centre de recherches historiques 35 (avril 2005), p. 13-20. 17. ‘Uyūn, II/4, p. 10, l. 7.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Ainsi peut-on lire, dans le chapitre consacré à la délation, cette succession de propos rapportés ; de natures différentes, ils n’en sont pas moins porteurs d’un sens commun, le pouvoir de la parole, arme à part entière 18 : J’ai lu dans un livre indien : « Il est rare que le cœur se protège de ce qu’il entend alors même qu’il le repousse violemment ; l’eau est plus douce que la parole et la pierre plus dure que le cœur, et pourtant, si l’eau coule longtemps sur la pierre, la pierre en portera la trace ; l’arbre est entaillé par la hache et repousse, la chair est entaillée par le sabre et cicatrise, mais la blessure causée par la langue ne se referme pas ; le fer de la lance se plante dans les entrailles et se retire, mais la parole, lorsqu’elle parvient au cœur, ne se retire pas ; tout embrasement connaît l’apaisement : le feu avec l’eau, le poison avec l’antidote, la tristesse avec la patience, la passion avec la séparation, mais le feu de la haine secrète ne connaît pas de délivrance 19. » Ṭarafa b. al-‛Abd 20 a dit (kāmil) : « C’est elle qui détourne de toi l’homme mauvais, la plaie béante, [Causée] par le tranchant de ton sabre ou de ta langue, car la parole la plus pure vaut la plus large blessure ». On dit dans ce sens (basīṭ) : « La parole transperce ce que l’aiguille n’atteint pas ». Imru’-l-Qays 21 a dit (mutaqārib) : « La blessure de la langue vaut celle de la main ».

18. À titre de comparaison, voici le résumé d’un exemplum illustrant la profondeur d’une blessure causée par la parole dont voici le résumé : « Un homme se met en colère contre un lion qu’il a élevé, l’insulte et lui donne un coup d’épée. Le lion s’en va dans la montagne panser ses plaies. Un jour, il se retrouve face à son ancien maître et lui dit qu’il ne le tuera pas mais ne retournera pas vivre avec lui car il souffre toujours de la blessure de ses paroles », dans Castigos [éd. Gayangos, 1860] p. 142, cf. la base de données ThEMA : http://gahom.ehess. fr/thema/index.php, mai 2009. 19. ‘Uyūn, II/4, p. 22, l. 13-17. On retrouve l’image de l’eau qui entame la pierre dans un autre contexte, chez Jacques de Voragine : « Il existe trois sortes d’hommes : ceux qui sont mous comme de la cire, durs comme la pierre et piquants comme des épines. Les premiers se corrigent facilement, les seconds plus difficilement (mais l’eau en tombant goutte à goutte creuse la pierre), et les troisièmes ne supportent pas d’être corrigés », dans Voragine, Sermones aurei [éd. Clutius, 1760], p. 123b-124b, sur ThEMA, réf. cit. 20. Ṭarafa, ‛Amr b. al-‛Abd b. Sufyān, poète pré-islamique, auteur du plus long des poèmes connus sous le nom de Mu‛allaqāt qui sont les grandes odes emblématiques du patrimoine littéraire pré-islamique. Cf. J. E. Montgomery, « Ṭarafa », EI2, et, pour les mu‛allaqāt, cf. H. Toelle et K. Zakharia, À la découverte de la littérature arabe, p. 65-66. 21. Imru’-l-Qays b. Ḥuğr, dont on situe la mort en 550. Poéte pré-islamique et personnage semilégendaire, auteur d’un poème figurant parmi les Mu‛allaqāt et figure maîtresse de la poésie arabe. Cf. S. Boustany, « Imru’ al-Ḳays », EI2, et H. Toelle et K. Zakharia, À la découverte de la littérature arabe, p. 53 et 65-66.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Un homme demanda à ‛Abd al-Malik b. Marwān 22 un entretien particulier. Il dit alors à ses compagnons : « Retirez-vous, s’il vous plaît. » Et comme l’homme s’apprêtait à parler, il lui dit : « Garde-toi de me flatter car je me connais mieux que toi, ou de me tromper, car le menteur manque de jugement, ou encore d’intriguer auprès de moi contre autrui. Mais si tu veux obtenir mon pardon, je te l’accorde ». L’homme dit alors : « Pardonne-moi 23. »

2. La brièveté de la narration On retrouve cette caractéristique dans notre ouvrage et dans la production d’adab en général ; en effet, chaque anecdote occupe une demi-page tout au plus, concision qui contribue à faire parfois de la lecture du propos un véritable déchiffrage, car c’est à nous, lecteur d’aujourd’hui de restituer un contexte bien éloigné de celui que nous connaissons. On peut concevoir que la brièveté et la concision sont d’efficaces aide-mémoires, si l’on garde à l’esprit la vocation de ce type de textes à être mémorisés 24. Cette concision, savamment alliée à l’évocation de grandes figures de cette civilisation, est certes un moyen de fixer le propos narré plus aisément. D’autre part, la brièveté du récit permet à ce dernier de s’insérer facilement dans un discours englobant plus large. 3. La subordination de l’exemplum à un discours englobant C’est le quatrième des neuf traits caractéristiques de l’exemplum retenus par Claude Cazalé-Bérard : La dépendance relative par rapport à un discours dans lequel il vient s’insérer comme un élément formant un tout, mais un tout subordonné à un ensemble englobant : c’est un collage.

La prise en compte de cette dépendance du récit par rapport à un discours semble très pertinente en ce qui concerne le matériau des ‘Uyūn, lequel, s’il est certes destiné à être mémorisé, ne l’est pas dans le but d’exécuter la performance de le restituer tel quel en dehors de tout contexte. Ibn Qutayba précise

22. ‛Abd-al-Malik b. Marwān, calife umayyade d’Orient (685-705). Fondateur de la branche marwānīde de la dynastie, il rétablit l’unité de l’Empire avec l’aide du gouverneur al-Ḥağğāğ qui réprima les révoltes d’Arabie et d’Irak, arabisa l’administration et inaugura la politique architecturale poursuivie par son fils al-Walīd. Cf. D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, Index. Pour plus de précisions, Cf. H. A. R. Gibb, « ‛Abd al-Malik b. Marwān », EI2. 23. ‘Uyūn, II/4, p. 23, l. 1-10. 24. R. Darnton parle de « stimuli visuels susceptibles de réveiller le souvenir d’un texte déjà appris par cœur », dans Gens de lettres, gens du livre, trad. A. Revellat, Paris 1992.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique qu’il a collecté et classé le matériau qu’il propose selon des critères thématiques, afin d’en faciliter l’accès au destinataire et usager de l’ouvrage : J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires pour éclairer ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, pour aider la mémoire des savants, pour éduquer gouvernants et gouvernés, et pour soulager les souverains de la peine et de la fatigue liées à l’effort que requiert l’acquisition de cette formation, et l’ai divisée en chapitres, réunissant les parties semblables, les faits et jugements similaires et les paroles identiques, pour en faciliter l’apprentissage à qui veut les acquérir, la mémorisation à qui veut les étudier et l’accès à qui les recherche 25.

Et, un peu plus loin : J’ai donc composé pour toi la table des chapitres, que je place ici, en début d’ouvrage pour t’épargner l’effort que requiert la recherche, la lassitude engendrée par le fait de compulser un ouvrage, et un trop long examen, lorsque le besoin s’en ressent, de la matière que j’ai rassemblée, et afin de te permettre de trouver à sa place ce que tu recherches au moment où tu le recherches, et puisses l’extraire tel quel, [prendre] ce qui en tient lieu ou ce qui te suffit 26.

Il lui permet par ce classement d’accéder aisément à l’information qu’il recherche à une fin précise, celle de nourrir ou d’illustrer un discours construit, et l’on peut imaginer que cette recherche peut se faire sur deux modes : en compulsant l’ouvrage ou en ayant recours à sa mémoire si l’ouvrage a été assimilé. Dans les deux cas, le classement proposé par l’auteur est efficace, et la forme d’un tel texte, qui se présente en effet comme un collage, revêt alors un sens bien éloigné du « coq à l’âne » dont on s’est si souvent servi pour qualifier la production d’adab. 4. La véracité ou l’authenticité du propos L’exemplum, selon Claude Cazalé-Bérard, est « un des trois moyens de persuasion à côté des auctoritates (citations de la Bible et des Pères) et des rationes (arguments scolastiques faisant appel au raisonnement logique) » et, selon la définition de Jacques Le Goff, « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire 27 », définition, depuis, discutée, affinée et élargie, ainsi que nous pouvons le lire sous la plume de Jean-Claude Schmitt 28 :

25. 26. 27. 28.

‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 17-19 et p. 3, l. 1. Ibid., p. 11, l. 16-18. J. Le Goff, Typologie des sources, « L’Exemplum », p. 37-38. J.-Cl. Schmitt, « Trente ans de recherche sur les exempla », dans Indexer les exempla médiévaux, p. 16.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? L’exemplum répond à une définition complexe […] qui doit à la fois tenir compte de sa brièveté, de son paradoxe d’histoire souvent fictive, mais vraisemblable et donnée pour « authentique ». Ce récit se prévaut en effet d’une « autorité », c’est-à-dire d’une référence à un personnage « digne de foi » ou à un écrit passé qui « autorise », garantit l’« authenticité » du dire. C’est un récit que nous ne connaissons que sous une forme écrite, mais qui se situe fréquemment en amont et en aval dans une chaîne de transmission orale. C’est un texte enchâssé dans un texte plus vaste (en premier lieu un sermon) et même un ouvrage (un recueil d’exempla). Enfin, c’est un récit qui a une finalité idéologique, morale et religieuse le plus souvent, puisque l’exemplum se veut d’abord « exemplaire ».

Mutatis mutandis, notre texte, s’il fait appel aux « auctoritates » ne recourt apparemment pas aux « rationes ». Il convoque toutes les figures exemplaires de la culture arabo-musulmane, auteurs ou/et acteurs des récits et discours qu’il contient. Et ceux-ci sont, conformément à la description de Jacques Le Goff, « brefs et donnés pour véridiques ». Chaque propos rapporté/ḫabar est, en effet, introduit par une chaîne d’informateurs/isnād sinon par une source presque toujours citée, et met en scène des personnes réelles se trouvant dans des situations données pour réelles. Le matériau ne se donne à lire qu’en tant que discours et faits authentiques garantis par un énoncé introductif dont la longueur peut varier, du laconique : Kāna yuqāl, « on a coutume de dire » dont la forme passive ne confère pas moins au propos l’autorité de la sagesse populaire, à la longue chaîne de transmetteurs d’un ḥadīṯ – qui n’a rien de systématique dans la mesure où l’on trouve mention du ḥadīṯ annoncé par la seule autorité du mot ḥadīṯ : « Dans le ḥadīṯ 29 » –, en passant par la citation d’un nom propre, la simple mention de l’état de poète : « Un poète a dit », ou encore l’évocation du lieu où se trouve l’information rapportée : « J’ai lu dans un livre indien 30 », entre autres exemples. Il est à noter également que certains énoncés existent sans annonce d’aucune sorte, mais alors ils s’inscrivent logiquement dans une série de propos tous liés entre eux par une thématique commune, étant entendu que le propos est rapporté, c’est-à-dire préexistant à celui qui le transmet, ici Ibn Qutayba : « Un homme en blâma un autre », ‘Āba rağul-un rağul-an 31. L’information transmise est donc identifiée. L’usage de l’accompli l’inscrit dans le même passé, donné comme réel, que les autres propos. Celui de l’indéfini peut s’expliquer soit par la manifestation de la volonté d’Ibn Qutayba, en tant qu’auteur, de mettre en exergue le seul contenu du propos, sans détourner l’attention du lecteur ou de l’auditeur de ce qu’il contient sur le plan éthique par la mention de noms propres, soit par le fait que, ces anecdotes étant connues pour une large part du public auquel il s’adresse, chacun a à l’esprit ces données manquantes.

29. ‘Uyūn, II/4, p. 15, l. 13. 30. Ibid., p. 7, l. 11. 31. Ibid., p. 14, l. 16.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Brièveté et authenticité, réelle ou supposée, du propos, mais à quelles fins ? La définition de l’exemplum donnée par Jacques Le Goff comporte deux volets : Un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours, en général un sermon, pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire.

Il reste donc à identifier le type de discours dans lequel s’inscrivent ces propos rapportés, ce qui nous amène à considérer les quatre caractéristiques suivantes de l’exemplum : – le fait que le discours englobant est souvent un sermon ou un discours de type homilétique ; – la finalité et la tonalité qui sont la persuasion et la rhétorique de la persuasion ; – l’existence d’un rapport entre un locuteur et un allocutaire, mais cet allocutaire est un auditoire particulier, celui des fidèles ou des disciples à qui l’on donne une leçon : il est didactique et la rhétorique de persuasion dont il relève est une rhétorique pédagogique. Ces traits caractéristiques des exempla sont étroitement liés entre eux : un discours homilétique dont la finalité et la tonalité sont la persuasion, adressé à un auditoire particulier et porteur d’une leçon. Jean-Claude Schmitt complète et éclaire le lien entre ces quatre éléments par la notion de « connivence entre locuteurs et destinataires […] », ajoutant que « prédicateurs et laïcs appartiennent au même monde, partagent la même foi, les mêmes valeurs, se reconnaissent les mêmes travers et savent en rire ensemble 32 ». 5. Les ‘Uyūn comme outil de prédication à l’usage de la ḫāṣṣa L’on peut alors se poser les questions suivantes à propos de notre texte : Par qui et dans quel cadre le matériau proposé est-il à même d’être utilisé ? Est-ce une sorte de prédication aux gouvernants et aux membres de la ḫāṣṣā dont le théâtre serait, non pas la chaire de prédication, mais les cénacles de la cour ? La réponse peut se lire dans l’introduction des ‘Uyūn : J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires pour éclairer ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, pour aider la mémoire des savants, pour éduquer gouvernants et gouvernés, et pour soulager les souverains de la peine et de la fatigue liées à l’effort [que requiert l’acquisition de cette formation], et l’ai divisée en chapitres, réunissant les parties semblables, les faits et jugements similaires et les paroles identiques, pour en faciliter l’apprentissage à qui veut les acquérir, la mémorisation à qui veut les étudier et l’accès à qui les recherche 33.

32. J.-Cl. Schmitt, « Trente ans de recherche sur les exempla », p. 20. 33. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 17-19 et p. 3, l. 1.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Chaque membre de cette élite, gouvernants et gouvernés, étant liés par cet adab qu’ils ont en commun, aurait alors une part de responsabilité dans les agissements, bons ou mauvais, du gouvernant ou du détenteur du pouvoir, dont il aurait à corriger les éventuels errements de la façon suivante. Il doit d’abord donner l’exemple en se conformant lui-même à cette éthique dont le texte des ‘Uyūn délivre les idéologèmes 34, l’ensemble des récits exemplaires et vers qu’il propose se laissant lire comme autant de « plus petites unités intelligibles d’idéologie ». Il doit ensuite, en puisant dans la matière qui y est consignée et classée de façon à lui faciliter la tâche, transmettre et rappeler les leçons héritées des figures exemplaires de cette culture, non sous la forme discursive de l’épître ou du sermon – plus austère et moins nécessaire au iiie/ ixe siècle où les bases de la jeune civilisation ont déjà été posées en ces termes par un ‛Abd al-Ḥamīd al-Kātib ou un Ğāḥiẓ –, mais en ayant recours au plaisir procuré par le verbe dans le cadre des cénacles présidés par des Grands : J’ai, cependant, fait en sorte qu’il (mon livre) ne soit pas exempt d’anecdotes curieuses, de traits d’esprit, de paroles étonnantes ou drôles, afin que ne soient absents du livre aucune conduite connue et aucun langage usité, et pour soulager le lecteur de l’effort requis par la gravité et de la fatigue causée par le devoir, car l’oreille sature alors même que l’âme désire, et la légèreté – à condition qu’elle serve la vérité ou s’en approche, et dès lors qu’on l’emploie en temps et lieu, [à bon escient] et qu’elle est de bon aloi –, n’est plus haïssable, ni blâmable, ne relève ni des péchés capitaux, ni des péchés véniels, si Dieu l’agrée 35.

On trouve à ce propos dans l’introduction de l’ouvrage un long passage consacré au bien-fondé de l’usage de propos obscènes et de barbarismes lorsqu’ils servent le propos et contribuent ainsi à son efficacité, dont voici quelques passages explicites : Ce livre est à l’image d’une table présentant des mets variés à l’intention de la diversité des appétits ; si tu y trouves des propos contenant la mention explicite d’un vit ou d’une vulve, ou bien la description de quelque turpitude, que la componction et la gravité ne te poussent pas à te renfrogner et à détourner ton visage, car nommer des parties du corps n’est pas un péché, mais l’offense réside en l’atteinte à l’honneur et en l’usage de la fausseté et du mensonge ainsi qu’en la calomnie 36.

34. Sur la notion d’« universel », cf. Ch. Grivel, « Les universaux de texte », Littérature no 30 (mai 1978), p. 25-50, « Savoir social et savoir littéraire », Littérature 44 (décembre 1981), p. 72-86 et « Esquisse d’une théorie des systèmes doxiques », Degrés 24-25 (1980-81), d, p. 1-23. 35. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 2-7. 36. Ibid., p. 4, l. 15-19.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Ou encore : Ceci ne relève pas de ce que l’on voit dans la poésie de Ğarīr et d’al-Farazdaq, car elle est diffamation et harcèlement des sœurs et des mères, accusations portées contre les femmes, vertueuses ou corrompues ; comprends bien les deux procédés et différencie les deux genres, car je n’ai fait pour toi aucune concession quant à l’usage de propos obscènes, pourvu qu’il te devienne familier en toutes situations et naturel en tous propos, car toute retenue de ma part à l’occasion d’une histoire que tu raconteras ou d’un récit que tu rapporteras, [aboutirait] à diminuer sa portée par l’usage de l’allusion et atténuer sa clarté par celui de la délicatesse ; j’ai voulu que ce soit rarement le cas selon l’habitude des vertueux Anciens qui s’expriment sans détours et dédaignent les confusions entretenues par l’hypocrisie et l’affectation. Ne crois pas que les gens ont péché [en cela] quand tu t’en es abstenu et qu’ils ont porté atteinte à leur religion quand tu t’en es gardé. Il en va de même pour les barbarismes que tu pourrais rencontrer dans le récit des anecdotes ; qu’il ne t’échappe pas qu’ils sont intentionnels et que nous voulons que tu en uses de cette façon, car la correction de la syntaxe dépouille parfois le récit de sa qualité et ôte à l’anecdote une partie de sa saveur 37.

Cette stratégie de la persuasion s’avère d’ailleurs d’autant moins dangereuse pour le « conseilleur » qu’elle ne semble pas s’adresser directement au gouvernant comme le ferait un discours argumenté de type homilétique dont la forme peut s’apparenter au reproche ou à la menace 38. Car ce savoir « agissant 39 » qu’est l’adab a une double finalité, ainsi que nous l’avons souligné précédemment : gagner son salut dans l’au-delà par l’agir ici-bas. C’est là la teneur du dernier trait typique de l’exemplum retenu par Claude CazaléBérard : la finalité de cette pédagogie : […] qui n’est pas seulement une bonne conduite, ni le divertissement (l’utilisation de l’exemplum qui se laisse entraîner sur cette pente pervertit sa finalité en prenant pour fin ce qui n’est qu’un moyen) ni le bonheur terrestre de l’auditeur, mais son salut éternel ; l’exemplum est dominé par le souci des fins dernières de l’homme.

37. Ibid., p. 5, l. 7-16. 38. « L’adresse directe, wa‛ẓ, taḏkīr, tarhīb, naṣīḥa, a pour conséquence, le plus souvent, la déchéance sociale, la prison, voire la mort. Toute parole, toute pensée critique, jugée nécessairement hétérodoxe, s’en trouve dès lors condamnée au « détour », à user d’un véritable « art d’écrire » qui désamorce, au moins partiellement, la charge critique » ; suit l’exposition des quatre procédés d’écriture relevant du “désamorçage” de la charge critique contenue dans les écrits adressés aux puissants, A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », Arabica XLVI/2 (1999), p. 170-71. 39. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 3.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Cette dernière caractéristique correspond très exactement, semble-t-il, au projet mené par Ibn Qutayba et exposé en introduction aux ‘Uyūn, et nous renvoie à la fonction rhétorique de ce type d’ouvrages, fonction dont nous avons constaté, au début de cette confrontation entre exempla et aḫbār, qu’elle présidait à la production des textes d’adab. III. Les ‘Uyūn : un texte équivoque ? À ces neuf traits typiques de l’exemplum s’ajoutent deux autres aspects abordés par Jacques Berlioz dont l’examen s’avère fructueux, appliqué à notre texte. Il s’agit de l’univocité et du plaisir. L’univocité pose la question de l’appartenance ou non de ces récits à la littérature : Sa définition (de l’exemplum) est inscrite intégralement dans son efficacité. Participant de la persuasion, il s’affirme définitivement comme efficace. C’est pourquoi, à parler en termes vulgaires, l’exemplum, ce n’est pas de la littérature. Il lui manque cette pluralité de sens, cette entropie qui ne s’épuise que lentement, qui ferait de lui un texte « scriptible » (Roland Barthes) ou une « œuvre ouverte » (Umberto Ecco). Cette absence de littérature l’a longtemps rendu inconnu ou indésirable dans le monde universitaire. Les philologues s’en méfiaient et le jugeaient indigne d’études, rebutés le plus souvent par le latin « médiocre » des auteurs de recueils d’exempla 40.

Il semble que, dès lors que c’est l’efficacité qui définit les exempla, ceuxci ne relèvent pas de la littérature. Cette efficacité liée au caractère persuasif de ces récits, d’une part ne laisse pas de place à l’équivocité et d’autre part, ne s’embarrasse pas du soin de la langue puisque c’est au sermonnaire que revient la performance orale et publique de l’exemplum : L’exemplum ne constitue pas un « genre » […] ne serait-ce que par la nécessité où il se trouve de toujours s’inscrire dans un autre discours, un sermon, un ouvrage d’édification, une chronique, un traité juridique, etc. […] C’est une forme identifiée à l’époque, par le mot “exemplum” inscrit dans la marge d’un sermon manuscrit ou dans le titre d’un recueil. […]. L’exemplum est une forme identifiée, mais fluide, qui contient, dans des proportions variant selon les contextes discursifs et sociaux, du narratif, du persuasif, du didactique, de l’esthétique, du ludique… […] mais ces textes, dans les manuscrits des sermons ou dans les recueils, ne sont que les traces, les indices solidifiés, le plus souvent écrits en latin, de quelque chose qui reste largement hors d’atteinte de l’historien : la performance orale et en langue vulgaire, de l’exemplum. […] C’est cette performance qui explique […] que l’exemplum se réduise parfois

40. J. Berlioz, « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication (xiiie-xve siècles) », dans Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge-Temps modernes 92 (1980), p. 113 et p. 114.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique dans les manuscrits à un simple titre : le prédicateur qui lira ce titre saura immédiatement reconnaître le “récit-type” et le recomposer à sa manière et en fonction de son public du moment 41.

1. De la manipulation d’un patrimoine commun aux fins de l’auteur Si l’apparente équivocité de certains propos est plus certainement due à l’éloignement en temps et en lieu du lecteur du xxie siècle de la sphère culturelle de l’auteur qu’au texte lui-même, peut-on toutefois considérer l’univocité comme un trait typique de notre texte ? Il apparaît vraisemblablement que chacune des anecdotes rapportées, chaque vers ou sentence citée, s’insérait naturellement dans le système cognitif et éthique des destinataires du livre car on les retrouve en différents ouvrages, sur plusieurs siècles, et l’on peut alors se poser les questions suivantes : Le matériau est-il strictement le même à chaque occurrence ? Y a-t-il des variantes d’un même propos ? En quoi réside la différence : contextualisation, écriture ? Existe-t-il un degré zéro du récit, le soin de le restituer sous une forme plus ou moins aboutie étant laissé à l’usager du matériau, auteur, orateur, lettré, souverain ou courtisan ? Et si la forme ou le contexte d’un ḫabar varie, le sens en est-il modifié d’une version à l’autre ? L’expérience suivante nous permettra sans doute de dégager des éléments de réponse : prenons, dans trois ouvrages différents, les ‘Uyūn 42, le Kitāb al-Ḥayawān 43 d’al-Ğāḥiẓ et l’épître intitulée Mufāḫarat al-Ğawārī wa-lĠilmān 44 du même Ğāḥiẓ, le ḫabar dans lequel Abū Bakr 45 use de propos obscènes, en réaction à une phrase proférée par Budayl b. Warqā’ à l’adresse du Prophète, phrase mettant en doute, outre la valeur guerrière des partisans de ce dernier, leur fidélité à son égard. Cette anecdote est accompagnée, et cela dans les trois textes, d’une phrase attribuée à ‛Alī, phrase érigée en proverbe et contenant également la mention d’un terme obscène. Les trois occurrences invoquent les figures exemplaires d’Abū Bakr et de ‘Alī pour stigmatiser la fausse pruderie et justifier l’usage de l’obscénité lorsqu’elle sert l’efficacité du propos.

41. 42. 43. 44. 45.

J.-Cl. Schmitt, dans Les exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, Conclusion, p. 405-406. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 1-4. Ğāḥiẓ, Ḥayawan, III, p. 41-42. Rasā’il al-Ğāḥiẓ, Beyrouth 1991, II, p. 92-93. Abū Bakr, surnommé al-Siddīq/l’ami sincère. Compagnon, ami et beau-père du Prophète. C’est le premier des califes. Il règna à la Mekke de 632 à 634. Cf. W.M. Watt, « Abū Bakr », EI2.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Pour ce qui est de l’anecdote mettant en scène Abū Bakr, on la retrouve insérée dans son contexte originel, dans la Sīra 46 d’Ibn Hišām 47, à l’occasion de la relation des événements de la vie du Prophète liés à Ḥudaybiyya 48. Voici, d’une manière plus complète, le contexte d’intervention de ces citations. Chez Ibn Qutayba, ce passage se trouve dans l’introduction et est amené ainsi : Ce livre est à l’image d’une table présentant des mets variés à l’intention de la diversité des appétits ; si tu y trouves des propos contenant la mention explicite d’un vit ou d’une vulve, ou bien la description de quelque turpitude, que la componction et la gravité ne te poussent pas à te renfrogner et à détourner ton visage, car nommer des parties du corps n’est pas un péché, mais l’offense réside en l’atteinte à l’honneur et en l’usage de la fausseté et du mensonge ainsi qu’en la calomnie. Le Prophète, que Dieu le bénisse et le protège, n’a-t-il pas dit : « Qui suit les rites funéraires d’avant l’islam, dites-lui d’aller sucer le machin de son père et ne procédez pas par allusion. » ? Abū Bakr al-Siddīq, qu’il soit agréé de Dieu, a dit à Budayl b. Warqā’ – alors que ce dernier adressait ces mots au Prophète, que Dieu le bénisse et le protège – : « Ceux-là, si le tranchant des armes les atteignait, t’abandonneraient. — Va donc mordiller le clitoris d’al-Lāt 49, nous l’abandonnerions ! ». ‛Alī b. Abī Ṭālib, que la bénédiction de Dieu soit sur lui a dit : « Celui dont le père a un long pénis peut s’en faire un baudrier 50. »

Dans le Kitāb al-Ḥayawān, les deux propos apparaissent dans le corps du texte, dans le paragraphe intitulé, dans notre édition : « De la licence que s’octroient les guides de la communauté d’user de certains mots », Tasammuḥ ba‛ḍ al-a’imma fī ḏikr alfāẓ. Ce paragraphe se situe entre celui de « La componction feinte », Al-waqār al-mutakallif, où l’auteur dénonce ceux qui font mine de se détourner à la moindre mention d’un mot cru, et celui qui a pour titre :

46. Ibn Hišām, As-Sīra al-Nabawiyya, Damas – Beyrouth 1999, II, p. 313. 47. Ibn Hišām, mort en 213/828 ou en 218/833 en Égypte où il naquit et passa sa vie. Grammairien et généalogiste. Il est célèbre pour sa biographie du Prophète, qu’est l’édition de la Sīra (biographie) d’Ibn Isḥāq (qui n’existe plus sous forme d’ouvrage indépendant). Cf. W. M. Watt, « Ibn Ḥišām », EI2. 48. Ḥudaybiyya, « vallée proche de La Mekke où Muḥammad conclut en l’an 628 avec les Mekkois une convention qui constituait pour lui un indéniable succès diplomatique. », D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, p. 452. Pour plus de précisions, cf. W. M. Watt, « Ḥudaybiyya (al) », EI2. 49. Al Lāt, avec al-‛Uzza et Manāt, c’est l’une des trois déesses mekkoises avant l’Islam. Cf. T. Fahd, « Lāt (al) », EI2. 50. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 15-19, et 5, l. 1-4. C’est-à-dire qu’il voit sa position renforcée par la fratrie de mâles que son père aura engendrée : « Man yaṭul ayru abī-hi yantaṭiq bi-hi ay man kaṯura banū abī-hi yataqawwā bi-him », Ibn Manẓūr, VI, nṭq. 

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique « En chaque lieu le discours qui convient », Li-kulli maqām maqāl. La phrase proférée par ‛Alī précède celle d’Abū Bakr. Voici le ḫabar relatif à Abū Bakr dans cette version : Abū Bakr – qu’il soit agréé de Dieu, a dit –, lorsque Budayl b. Warqā’ a adressé [ces mots] au Prophète, que Dieu le bénisse et le protège : « Tu es venu à nous avec tes impuissants et tes esclaves, mais si la pointe des armes atteint ceuxci, ils t’abandonneront. » Abū Bakr, qu’il soit agréé de Dieu, répondit [alors] : « Tu vas mordre 51 le clitoris d’al-Lāt ! »

Dans la Risāla Mufāḫara al-ğawārī wa-l-ġilmān, le même ḫabar, précédé de la phrase attribuée à ‛Alī, intervient à la troisième page de l’introduction de l’épître, en manière de légitimation de l’usage des mots obscènes et du traitement des sujets scabreux, tels que les « Mérites respectifs des jouvenceaux et des jouvencelles 52 » constituant le propos et l’intitulé de l’ouvrage. C’est la version la plus succincte, tant en qualité – la mise en scène étant réduite à presque rien et le rappel des faits se présentant sous forme de discours indirect – qu’en quantité, le ḫabar ne comportant que vingt-huit mots contre une moyenne de trente-cinq mots dans les deux occurrences citées ci-dessus : Ainsi les propos d’Abū Bakr, qu’il soit agréé de Dieu, à Budayl Ibn warqā’, le jour de Ḥudaybiya, alors que ce dernier menaçait le Prophète, que Dieu le bénisse et le protège : « Tu vas mordre le clitoris d’al-Lāt ! Le laisserions-nous sans secours ! »

Les trois versions se présentent comme la restitution, alternant récit et dialogues, de propos réels prononcés à l’occasion d’une situation également réelle. Ils se donnent à lire comme des énoncés reconstruisant l’énonciation en tant que « l’événement historique constitué par le fait qu’un énoncé a été produit, c’est-à-dire qu’une phrase a été réalisée 53 ». Mais, pour reprendre les mots de Roland Barthes, il s’agit de se défier de cette forme apparente qui concourt à « innocenter les structures que l’on recherche, à les absenter » par « le dévidement du discours, la naturalité des phrases, l’égalité apparente du signifiant et de l’insignifiant 54 ». En effet, alors que le texte d’Ibn Hišām figure dans un ouvrage hagiographique, à caractère narratif, l’auteur reconstruisant et recomposant le déroulement de la vie du Prophète à partir d’énoncés validés par un ou plusieurs transmetteurs, les versions respectives d’Ibn Qutayba et d’al-Ğāḥiẓ proposent

51. Nous avons fait varier la traduction pour tenter de restituer la nuance entre i‛ḍaḍ et ‛aḍiḍta. 52. L’ouvrage a été traduit par B. Bouillon, Le Livre des mérites respectifs des jouvenceaux et des jouvencelles, Arles 2000. 53. O. Ducrot, J. M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire des sciences encyclopédiques du langage, p. 728. 54. R. Barthes, « Par où commencer ? », p. 146.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? des condensés du même épisode de cette vie du Prophète, privés d’isnād, dans des ouvrages discursifs, relevant d’un tout autre type que la biographie. Les récits sont articulés autour de l’énoncé d’Abū Bakr, inséré quant à lui dans une succession d’énoncés du même type attribués à des figures tout aussi exemplaires. À la chronologie caractéristique de la biographie, nos deux auteurs opposent une synchronie d’énoncés qui revêtent un caractère argumentatif explicite : c’est parce que les autorités que sont Abū Bakr et ‛Alī, cités après le Prophète lui-même chez Ibn Qutayba et avant Ḥamza chez al-Ğāḥiẓ, n’hésitent pas à user de l’obscénité que « je/auteur » suis autorisé à le faire, suivant en cela leur exemple. Leur démarche est différente de celle d’Ibn Hišām qui assigne à l’énoncé d’Abū Bakr une toute autre valeur : cet énoncé participe, avec d’autres, à la vie de la narration, c’est-à-dire à la mise en scène du récit des événements de Ḥudaybiya, récit qui identifie, comme le fait l’ensemble de l’ouvrage, les figures exemplaires de l’Islam. Le récit n’est pas organisé autour de l’énoncé d’Abū Bakr ; il obéit à un déroulement chronologique des événements et, s’il y a argumentation, elle est implicite. En effet, les propos d’Abū Bakr sont pris dans un réseau d’énoncés qui donnent à lire, au fur et à mesure de la construction du récit, la force de l’attachement des partisans du Prophète à sa personne. En effet, deux figures exemplaires prennent ainsi la défense du Prophète face aux tentatives d’intimidation de ‛Urwa b. Mas‛ūd al-Ṯaqaf ī, et c’est Abū Bakr qui inaugure la série d’énoncés défensifs, suivi en cela par al-Muġīra b. Šu‛ba. La figure exemplaire est à chaque fois doublement désignée, une première fois dans le discours indirect, par l’auteur et ses garants, une seconde fois à l’intérieur de l’énoncé, par le Prophète qui répond à l’interrogation de ‘Urwa sur l’identité des intervenants. Les deux interrogations sont formulées de manière identique : « Qui est-il, Muḥammad ? » : Man ḥāḏā yā Muḥammad ?, et clôturent les deux épisodes relatifs aux interventions respectives d’Abū Bakr et d’al-Muġīra. L’épisode est conclu par la double affirmation suivante : la fidélité des partisans du Prophète à son égard ainsi que ses capacités à se faire obéir, affirmation doublement énoncée elle aussi, d’abord par l’auteur et ses garants, puis par ‘Urwa. Ce dernier, rapportant les faits aux Mekkois, élève Muḥammad au rang d’un chef d’empire, dans la lignée d’un Chosroès, d’un César ou d’un Négus à qui il reconnaît moins d’influence sur ses troupes qu’au Prophète sur les siennes. La parole de ‘Urwa, ici adversaire du Prophète, a d’autant plus de poids que le lecteur ou auditeur des propos rapportés par la Sīra sait qu’il rejoindra le panthéon des figures exemplaires de l’Islam en se convertissant en juillet 630 et en étant tué par ses concitoyens durant le siège de la ville de Ṭā’if 55. Notons au passage la variante portant sur le choix du

55. Cf. E. Bosworth, « ‛Urwa b. Mas‛ūd al-Thaḳafī », EI2.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique destinataire de l’invective proférée par Abū Bakr : le rôle tenu par ‘Urwa b. Mas‛ūd al-Ṯaqaf ī chez Ibn Hišām est endossé chez Ibn Qutayba et al-Ğāḥiẓ par Budayl b. Warqā’, autre personnage exemplaire, également impliqué dans les événements liés à Ḥudaybiya, en tant que messager des Mekkois dans un premier temps. Il fait partie des Musulmans ayant conquis la Mekke après la rupture du pacte de Ḥudaybiya qui aura vu sa conversion ainsi que celle d’Abū Sufyān 56. Cette variante fait-elle sens ici ? Relève-t-elle d’un choix délibéré de la part des auteurs ? L’Histoire propose-t-elle deux versions également validées parmi lesquelles les auteurs ont à choisir ? Autant de questions auxquelles nous tenterons d’apporter des réponses après examen de l’ensemble des variantes portant sur la phrase d’Abū Bakr proprement dite. Sur le plan formel, cette reconnaissance est soulignée par le caractère emphatique et solennel de l’énoncé attribué à ‘Urwa : il s’agit d’une apostrophe, adressée aux Mekkois, contenant une énumération close par un serment qui confère au Prophète la dignité de roi/malik obéi plus que tout autre : Ô gens de Qurayš, je me suis rendu auprès de Chosroès dans sa dignité royale, de César (dans sa dignité royale) et de Négus (dans sa dignité royale), et par Dieu, jamais je n’ai vu un roi [régner] sur son peuple comme Muḥammad [règne] sur ses compagnons.

Ce surplus d’autorité est lié au caractère sacré de la personne de Muḥammad, précédemment souligné par l’énumération des actes de dévotion de ses partisans à son égard. Ces actes sont rapportés par le narrateur en guise d’introduction à l’apostrophe de ‘Urwa : Il quitta l’envoyé de Dieu, que Dieu le bénisse et le protège, ayant vu comment agissaient ses compagnons envers lui ; il ne se livrait pas à ses ablutions sans qu’ils en recueillissent l’eau, ne rejetait un crachat sans qu’ils le prissent, ni ne perdait un cheveu sans qu’ils le ramassassent. Il retourna auprès des Qurayš et dit […].

Double désignation des figures exemplaires et double affirmation de l’aura de Muḥammad, prophète et chef. Le ḫabar, dans la version d’Ibn Hišām, présente les caractéristiques morphologiques et narratologiques du mythe, tant dans la symétrie qui préside à sa construction que dans l’usage de formules répétitives rythmant, découpant et ponctuant le déroulement du récit ; une étude de l’ensemble de l’ouvrage dans cette optique s’avèrerait certainement très fructueuse, mais dépasse le cadre de notre recherche. Reste qu’il y a là, véritablement, manipulation, tant sur le plan du contexte que sur celui de l’écriture, d’un événement historique avéré, donnant lieu à des énoncés distincts en fonction du projet de l’auteur. En cela, le terme « compiler », au sens

56. Cf. H. Lammens, EI2, I, « Budayl b. al-Warḳā’ ».

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? de « mettre ensemble (des extraits, des documents) pour former un recueil 57 », s’avère trop restrictif s’il n’est accompagné d’un autre mot, à la fois précisant son but et qualifiant l’intention de l’auteur. Tentons à présent d’apporter des éléments de réponse à la question de l’univocité, point de départ de cette expérience : les divergences d’écriture et de contextualisation font-elle obstacle à l’émergence d’un sens commun ? D’autant plus que l’énoncé attribué à Abū Bakr est lui-même sujet à des variations lexicales. Voici, sous forme de tableau, les différences et les similitudes se rapportant à cet énoncé : ‛Uyūn

Ḥayawān

Rasā’il

Sīra

Contexte Ordre de succession

Destinataire de l’invective Éléments constitutifs de la citation Choix du verbe Phrase d’accompagnement

1 - Abū Bakr 2 - ‘Alī

1 - ‘Alī 2 - Abū Bakr

1 - ‘Alī 2 - Abū Bakr

Phrase d’Abū Bakr en contexte

Synchronie des 2 citations Nouvelle contextualisation Déchronologie Restitution en style direct de la phrase clôturant la harangue faite au Prophète et provoquant la citation Mimèse

Synchronie des 2 citations Nouvelle contextualisation Déchronologie Restitution en style direct de la phrase clôturant la harangue faite au Prophète et provoquant la citation Mimèse

Synchronie des 2 citations Nouvelle contextualisation Déchronologie Résumé du contexte en style indirect sous forme de rappel Diégèse

Chronologie de la relation : 1 seul événement en contexte Chronologie de la relation : 1 seul événement en contexte et restitution intégrale, en style direct, de la harangue faite au Prophète Mimèse

Budayl b. Warqā’

Budayl b. Warqā’

Budayl b. Warqā’

ʻUrwa b. Masʽūd al-Ṯaqaf ī

iʽḍaḍ (bi-bazr Allāt) a-naḥnu nuslimu-hu en réponse, sous forme d’écho à la-aslamū-ka

ʽaḍiḍta (bi-baẓr Allāt) Suppression de la phrase d’accompagnement Pas d’écho à la-qad aslamū-ka

ʽaḍiḍta (bi-baẓr Allāt) a-naḥnu naḫḏulu-hu Pas d’écho. Inexistence de la phrase qui déclenche la citation

umṣuṣ (baẓr Allāt) a-naḥnu nankašif ʽan-hu en écho à la-kaannī bi-hā’ulā’i qad inkašafū ʽan-ka

57. Le Nouveau Petit Robert.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique

Sens

‛Uyūn

Ḥayawān

Rasā’il

2 niveaux de lecture : 1 - Sens principal = sens accomodatice : légitimation de l’usage de l’obscénité dans l’ouvrage 2 - Sens originel = sens accessoire : fidélité sans faille des partisans du Prophète

2 niveaux de lecture : 1 - Sens principal = sens accomodatice : légitimation de l’usage de l’obscénité dans l’ouvrage 2 - Sens originel = sens accessoire : fidélité sans faille des partisans du Prophète

2 niveaux de lecture : 1 - Sens principal = sens accomodatice : légitimation de l’usage de l’obscénité dans l’ouvrage 2 - Sens originel = sens accessoire : fidélité sans faille des partisans du Prophète

Sīra 1 niveau de lecture Sens originel : fidélité sans faille des partisans du Prophète

Outre les variations portant sur la contextualisation et l’écriture du ḫabar, on constate en effet des différences à l’intérieur de l’invective d’Abū Bakr. Nous avons souligné précédemment, sans en tirer de conclusion, que les textes d’Ibn Qutayba et d’al-Ğāḥiẓ adressaient l’insulte à Budayl b. Warqā’ lorsqu’Ibn Hišām l’adressait à ‛Urwa b. Mas‛ūd al-Ṯaqaf ī. Il apparaît que Budayl est, au même titre que ‘Urwa, l’un des messagers des Mekkois auprès de Muḥammad venu en pèlerinage à la Mekke. Le texte d’Ibn Hišām distingue les interventions de Budayl et de ‘Urwa, parmi la succession des ambassades chargées par les Qurayš de connaître les intentions du Prophète et de l’intimider. Budayl inaugure ces interventions, suivi de Mikraz b. Ḥafṣ b.al-Aḫyaf 58 suivi à son tour par ‘Urwa qui clôt la liste nominative des messagers mekkois. Ṭabarī 59, en historien, se livre à la même distinction, bien que l’intervention de Mikraz soit citée après celle de ‘Urwa et que la liste des noms des différents ambassadeurs ne soit pas close après eux. Ibn Qutayba et al-Ğāḥiẓ, proposent, quant à eux, des versions condensées de cet épisode, procédant à une sorte de « raccourcissement par troncation 60 » : ils ne retiennent en effet que le nom du premier des ambassadeurs à qui ils attribuent la menace faite au Prophète, la figure de Budayl ayant pu les frapper davantage par sa position inaugurale. Il n’en reste pas moins que cet abrègement a pour effet de rendre les figures de Budayl et de ‘Urwa interchangeables, car réduites à introduire l’évocation, centrale ici, d’un Abū Bakr proférant une obscénité.

58. Mikraz b. Ḥafṣ b.al-Aḫyaf, non identifié. 59. Al-Ṭabarī, Tārīḫ al-rusul wa-l-mulūk, Le Caire, II, p. 625-26. 60. G. Stern, cité par P. Guiraud, cité à son tour par B. Dupriez, Gradus, « Abrègement », p. 15.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Cette évocation, dont le but est de légitimer les propos de nos deux auteurs, doit obéir aux règles du discours qui exigent, si l’on veut être entendu, le recours aux situations d’énonciation : l’énoncé doit mimer l’énonciation. Il en va de même pour les variations lexicales relevées au sein des différentes versions : qu’il s’agisse de l’emploi du verbe « mordre/‛aḍḍa » à l’accompli ou à l’impératif – il a de toutes les manières valeur d’impératif –, ou du verbe « sucer/maṣṣa » à l’impératif, seule la charge obscène de l’invective importe. De la même façon, la phrase faisant écho à l’agression verbale de Budayl n’est pas indispensable à l’appréhension du sens conféré par Ibn Qutayba et al-Ğāḥiẓ au ḫabar. Elle figure au nombre des procédés d’écriture qui concourent à ancrer l’énoncé d’Abū Bakr dans l’énonciation. Cet ancrage, sorte de restitution d’un contexte minimum recevable, est le plus souvent opéré par la mimèse, c’est-à-dire par la « tentative de reproduction de la temporalité de l’action 61 », caractérisée par le recours aux dialogues, mais aussi par la diégèse ou « histoire du passé 62 » telle que la propose al-Ğāḥiẓ dans son épître en résumant les faits au style indirect. Si l’on se réfère aux pôles du schéma de la communication qui orientent l’énonciation et déterminent, pour reprendre R. Jakobson 63, les fonctions linguistiques auxquelles correspondent une « modalité de phrases » ainsi qu’un genre d’œuvre, l’énonciation a ici une fonction dénotative et référentielle ; la modalité est celle de l’assertion et le genre d’œuvre le récit ou l’explication 64. Mais alors que cette fonction s’applique à l’ensemble du texte d’Ibn Hišām qui relate et explique une vie du Prophète, elle est insuffisante à qualifier ceux d’Ibn Qutayba et d’al-Ğāḥiẓ dont la fonction injonctive est prépondérante, ne serait-ce que par les adresses aux destinataires des ouvrages, concentrées dans l’introduction chez le premier et diffuses tout au long des écrits du second. La modalité étant celle de l’injonction, le genre d’œuvre s’apparente donc au discours, un discours dont les incursions dans le récit ont une fonction rhétorique et sont opérées par d’incessantes réactualisations que sont les changements de locuteurs cités au discours direct 65. Nécessité d’un ancrage dans l’énonciation, donc, et double centrage de l’énonciation autour du destinataire et du contenu du message.

61. B.  Dupriez, Gradus, « Récit », p. 386.  62. Ibid. 63. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris 1970. 64. B. Dupriez, Gradus, « Énonciation », p. 182-183. 65. Ibid., « Réactualisation », p. 378.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique 2. Une rhétorique de l’univocité Une fois cette exigence satisfaite, le ḫabar se charge du sens qui lui est assigné par l’auteur-utilisateur du matériau mis à sa disposition. Mais est-ce à dire que la charge de sens portée par l’énonciation, c’est-à-dire par ce que l’on sait du contexte, est annulée par celle que construit l’énoncé ? En d’autres termes, la simultanéité des sens aboutit-elle à l’équivocité ? Il semble que la notion de biunivocité 66 soit pertinente ici, dans la mesure où, entre le ḫabar tel qu’il est relaté dans des textes historiques ou désignés comme tels et la version qui en est proposé dans nos trois textes d’adab, s’établit toujours la même relation sémantique. En effet, les textes d’Ibn Qutayba et d’al-Ğāḥiẓ, sans annuler le sens originel de cet épisode, lui adjoignent un sens accomodatice 67, toujours le même, qui devient, de par la contextualisation et l’écriture du ḫabar, le sens principal : au premier plan, les propos obscènes d’une figure exemplaire servent à légitimer le projet de l’auteur et la manière de se livrer à sa réalisation. Au second plan, les mêmes propos affirment l’exemplarité du personnage qui les profère dans le but de proclamer sa fidélité au Prophète dont il contribue à affirmer l’autorité politique et spirituelle. On ne peut donc parler d’équivocité, mais bien d’univocité ou de biunivocité, car ces textes constituent, au niveau du sens, un ensemble cohérent, dénué de toute ambiguïté, tant pour l’auteur que pour le destinataire. Ce fragment de réponse à la question de l’univocité exclut-il pour autant les textes que nous avons analysés du champ littéraire ? Car si l’on se réfère à la citation de Jacques Berlioz, l’univocité, procédant de l’efficacité, n’appartient pas à la littérature 68. Ici semblent se dessiner les limites de la comparaison entre ces deux types de production écrite que sont les exempla et le contenu des ‘Uyūn, car l’efficacité des textes dont nous avons précédemment analysé quelques extraits est le résultat d’un travail de manipulation d’un patrimoine commun se situant sur plusieurs plans, dont celui de l’écriture. Jacques Berlioz désigne les textes des exempla qui nous sont parvenus par les termes « squelette de récits » et « résumés 69 ». Si les parties du raisonnement sont absentes du corps des ‘Uyūn, faisant penser en cela à un texte incomplet, cette incomplétude n’intervient pas au niveau de la narration des aḫbār. Le matériau en question est

66. « 1-Philos. Se dit d’un mot qui garde le même sens dans des emplois différents. […] 2-Se dit d’une correspondance, d’une relation dans laquelle un terme entraîne toujours le même corrélatif (aussi biunivoque) », Le Nouveau Petit Robert, « Univoque ». 67. « […] Il est évident qu’il suffit de modifier le contexte ou la situation d’une phrase pour en modifier le sens. Ce sens nouveau, né d’une citation hors du contexte (soit littéraire, soit réel) est appelé sens accomodatice ou sens adapté. », B. Dupriez, Gradus, « Sens », p. 414. 68. J. Berlioz, « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication (xiiie-xve siècles) », p. 113. 69. Ibid., p. 115.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? non seulement sorti de son contexte pour être soumis à un classement thématique décidé par l’auteur, mais l’écriture des aḫbār consignés dans l’ouvrage est savamment pensée, comme nous avons pu le constater à différentes reprises. Outre le recours à une nouvelle contextualisation, le traitement de la langue et la mobilisation des outils de la rhétorique supposent un véritable travail d’écriture qui rattache ces textes à un type de production littéraire à part entière 70. Le critère d’efficacité, qui participe à définir notre texte dans une très large mesure, conditionne la manipulation d’un matériau commun aux auteurs d’adab, à de multiples niveaux, contextualisation, choix des personnages, mise en scène, écriture, etc., sans pour autant être en contradiction avec une dimension littéraire qui fait défaut à la production des exempla. IV. De la rhétoricité du texte d’Ibn Qutayba En d’autres termes, la rhétoricité d’un texte tel que le nôtre ne constituet-elle pas en elle-même un critère de littérarité ? Car la structure des ‘Uyūn semble se conformer aux directives de la rhétorique telle que l’a systématisée Aristote. Et l’on peut supposer qu’Ibn Qutayba, comme tout lettré de son temps, a connaissance de la philosophie et de la rhétorique héritées des Grecs. En témoigne, à titre d’exemple, l’allusion aux écrits d’Aristote dans l’introduction au Kitāb Adab al-Kātib, où il fait le constat de l’ignorance des kuttāb, doublement ignorants car ignorant qu’ils le sont, et se targuant de leur pseudosavoir pour se permettre de discuter le Livre de Dieu et les ḥadīṯs, à la lumière de la philosophie aristotélicienne qu’ils n’ont pas saisie et que, surtout ils n’inféodent pas aux sciences relatives aux Arabes et notamment aux sciences religieuses et à la langue arabe : Si l’un des auteurs partisans de la logique (très certainement Aristote) avait atteint notre ère et pu entendre les subtilités du discours de la religion, de la jurisprudence, de la loi divine et de la grammaire, il se serait mis au nombre des muets, ou encore s’il avait entendu le discours de l’Envoyé de Dieu, que la bénédiction de Dieu et Son salut soient sur lui, et de ses compagnons, il aurait été convaincu que les Arabes détiennent la sagesse et l’articulation du discours 71.

70. M. Al-Qāḏī va plus loin encore lorsqu’il écrit, à propos des Ayyām al-‛Arab/Journées (hauts faits) des Arabes (qui se présentent sous la forme de récits rapportés, précédés d’une chaîne d’authentification), que « la fonction esthétique prévaut la fonction référentielle » et que « ces textes, loin de reproduire une vérité quelconque passée, constituent essentiellement un acte de création, de fiction, qui reflète les préoccupations des logographes musulmans, et l’idée de l’époque anté-islamique qu’ils cherchent à inculquer à leurs contemporains », M. Al-Qadī, « La composante narrative des “Journées des Arabes” (Ayyām al-‛Arab) », Arabica XLVI, Fascicules 3-4, juillet/octobre 1999. Pour plus de précisions sur ces récits, cf. E. Mittwoch, « Ayyām al-‛Arab », EI2. 71. Adab al-Kātib, Prologue, p. 9, l. 1-4.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Un peu plus loin, ce sont des éléments de l’Organon d’Aristote qui sont cités à l’appui de sa démonstration 72. Indépendamment de cet aspect, la culture arabo-musulmane a produit un véritable travail de réflexion sur le discours, pour ne citer que le célèbre al-Bayān wa-t-Tabyīn d’al-Ğāḥiẓ, travail auquel Ibn Qutayba apporte sa contribution, notamment dans le Kitāb Adab al-Kātib. Autant d’éléments qui plaident en faveur de l’existence d’un auteur conscient des mécanismes de l’expression et rompu à leur exercice. 1. Genres épidictique et délibératif Les ‘Uyūn donc, au-delà de la fonction rhétorique qui les caractérise sur le plan du projet entrepris par l’auteur, présentent une structure qui semble obéir aux règles de cet art telles que les a fixées Aristote sur le plan formel. En effet, si comme l’écrit Philippe Roussin, Aristote définit la rhétorique « comme un art formel (consistant à “extraire de tout sujet le degré de persuasion qu’il comporte 73”) ouvrant la voie à un projet taxinomique 74 », c’est cet art qui a manifestement présidé au choix et à l’écriture des aḫbār, dont la présence dans l’ouvrage est liée au degré de persuasion qu’ils comportent, dans le cadre de la thématique qui les rassemble. Parmi les trois genres du discours distingués par Aristote, – tous thématisant un sujet, une finalité, un critère, un temps et une argumentation propre –, deux d’entre eux participent à définir le texte d’Ibn Qutayba. – Le genre épidictique, que Platon et Aristote relient à l’éthique 75, ou discours démonstratif 76 ; oscillant entre fonctionnel et ornemental, sa fin est l’éloge ou le blâme, son critère le beau 77, son temps le présent « car c’est généralement sur des faits actuels que l’on prononce l’éloge ou le blâme ; mais on a souvent à rappeler le passé, ou à conjecturer l’avenir 78 » et son argumentation

72. Ibid., p. 7 et 8. 73. « I - La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ceci n’est le fait d’aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet […] La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en, quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Voilà ce qui nous fait dire qu’elle n’a pas de règles applicables à un genre d’objets déterminé. […] », Aristote, Rhétorique, Paris 1991, Livre premier, Chapitre II, p. 82. 74. Ph.  Roussin, dans O. Ducrot, J. M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 168. 75. Ibid., p. 169. 76. Aristote, Rhétorique, Livre premier, chapitre III : Des trois genres de la rhétorique : le délibératif, le judiciaire, le démonstratif. 77. « III - Le beau, c’est ce que l’on doit vouloir louer pour soi-même, ou ce qui, étant bon, est agréable en tant que bon. Or, si c’est là le beau, il s’ensuit nécessairement que la vertu est une chose belle ; car c’est une chose louable parce qu’elle est bonne », ibid., Livre premier, Chapitre IX, p. 128 et suivantes. 78. Ibid., Livre premier, chapitre II, p. 94.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? dominante l’amplification 79 au sens où le traitement du matériau constitué par les aḫbār, dont nous avons vu quelques exemples, relève d’un procédé d’ornementation : Les Anciens appelaient amplification le traitement du discours dans son ensemble […] Pour finir, une accumulation d’arguments, de faits ou seulement de phrases, voire de mots synonymes. Telle est l’amplification oratoire 80.

Cette amplification oratoire émaille l’ensemble du texte d’Ibn Qutayba, et caractérise en particulier l’introduction de l’ouvrage. Pour n’en citer qu’un exemple : C’est la semence de l’esprit des doctes, le produit de la pensée des sages, c’est la crème du lait, le fleuron de l’adab, le fruit de la longue observation, c’est le meilleur de la parole des éloquents, de la subtilité des poètes, de la geste des souverains et du legs des Anciens 81.

– Le genre délibératif dont la fin est de « conseiller les membres d’une assemblée politique, son critère l’utile à la cité, son temps le futur, son argumentation dominante, l’exemple 82 ». En effet, on retrouve, mutatis mutandis, dans cette définition, les conseils aux membres de la ḫāṣṣa, l’utilité d’un tel discours pour l’ensemble de la communauté arabo-musulmane, et surtout l’argumentation à base d’exemples, exemples qui constituent le corps de l’ouvrage. Ainsi, cet extrait de l’introduction où l’utilité d’un tel ouvrage est exposée dans une langue qui, toujours, recourt à l’amplification oratoire, ne serait-ce qu’à en juger par la longueur des segments constitutifs de la phrase et le rythme qu’ils lui confèrent ainsi que l’usage des images évoquées à l’appui de son discours : Tout ce que j’ai rassemblé pour toi dans cet ouvrage, je l’ai fait afin que tu en prodigues le meilleur à ton âme, la redresses à l’aide de ce tuteur, la délivres de la corruption à l’instar de l’argent débarrassé de ses scories, l’exerces à prendre ce qu’il recèle de bon usage, de droiture, de bonne éducation et de nobles mœurs, afin que ton langage s’en trouve parachevé lorsque tu discoures, ainsi

79. IX - Généralement parlant, parmi les formes communes à tous les genres de discours, l’amplification est ce qui convient le mieux aux discours démonstratifs ; car ceux-ci mettent en œuvre des actions sur lesquelles on est d’accord, si bien qu’il ne reste plus qu’à nous en développer la grandeur et la beauté ; les exemples, ce qui convient le mieux aux discours délibératifs ; car nous prononçons nos jugements en nous renseignant sur l’avenir d’après le passé ; – les enthymèmes, ce qui convient le mieux aux discours judiciaires, car le fait accompli, en raison de son caractère obscur, admet surtout la mise en cause et la démonstration. », ibid., Livre premier, Chapitre IX, p. 128 et suivantes. 80. B. Dupriez, Gradus, « Amplification », p. 41 81. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, 1, 1-3. 82. Ph.  Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 169.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique que l’éloquence de ton style lorsque tu écris, afin qu’il te serve à faire aboutir tes requêtes lorsque tu sollicites, à tenir un langage courtois lorsque tu intercèdes, et à te faire pardonner avec succès lorsque tu présentes des excuses – car les discours sont des filets dans lesquels on piège les cœurs, ils sont la magie licite –, afin [également] que tu fasses usage de ses leçons en présence de ton souverain, assurant [ainsi] le succès de son gouvernement, la douceur de son règne, et la menée victorieuse de ses guerres, afin que tu en disposes pour animer ton cénacle tant en gravité qu’en légèreté, que tu étayes, grâce à ses exemples, tes raisonnements et vainques, par sa capacité à instruire, tes adversaires, – la vérité apparaissant alors sous son plus beau visage et le dessein se réalisant à moindres frais –, afin que toujours et sans peine tu sois le maître, et atteignes la bête traquée sans prendre le mors aux dents, cheminant doucement et pourtant [toujours] le premier 83.

2. Les cinq parties de la rhétorique La conception même de l’ouvrage, dans son ensemble, paraît conforme aux cinq parties traditionnelles de cet art de la rhétorique. En effet, on y retrouve : (1) L’invention qui « doit permettre de répondre à la question : quoi dire 84 ? » en se servant de la topique, « fondamentale pour découvrir l’argument dans une matière donnée et un ensemble de lieux 85 » ; ces lieux sont « des prémisses d’ordre très général qui fonctionnent comme autant de magasins d’arguments 86 ». Ils « représentent des types d’accord tacites entre émetteur et récepteur 87 » et « vont peu à peu constituer un catalogue de thèmes consacrés 88 ». Au-delà de la mise en œuvre d’un simple projet taxinomique, on peut voir, dans les dix livres constitutifs de l’ouvrage d’Ibn Qutayba, des « magasins d’arguments » thématiques, dont le contenu correspond aux lieux que sont les ‘Uyūn al-Aḫbār, qui désignent ici l’ensemble des propos répertoriés par l’auteur (ḥadīṯ, poésie, aphorismes, dictons et proverbes, et récits exemplaires). C’est le système cognitif et éthique commun à l’« émetteur »/ auteur de l’ouvrage et au « récepteur »/destinataire qui fonde l’accord tacite qui les lie, le premier permettant au second de « découvrir l’argument dans une matière donnée et un ensemble de lieux » que sont les ‘Uyūn al-Aḫbār répartis dans le catalogue des thèmes consacrés par les dix livres de l’ouvrage. En rédigeant le Kitab ‘Uyūn al-Aḫbār, Ibn Qutayba met cette topique à la disposition des destinataires de l’ouvrage, sous forme de catalogue

83. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 3-12. 84. Ph.  Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 170. 85. Ibid. 86. Ibid. 87. Ibid. 88. Ibid.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? lorsque, composant sa somme, il la divise en chapitres dans le but d’« aider la mémoire », division qu’il rappelle à deux reprises, au début et à la fin de son prologue 89. Quant à la nature des arguments rhétoriques déployés par Ibn Qutayba, elle emprunte aux deux types de preuves distingués par Aristote : – les preuves techniques qui sont « administrées par le moyen du discours 90 » et se composent à leur tour de deux types d’arguments : déductif : c’est l’enthymème 91, très présent dans l’introduction à l’ouvrage ; inductif, dont « l’exemple, historique ou inventé (fable, parabole) […] sera aussi, par la suite, considéré comme moyen stylistique et pour sa valeur de modèle 92 ». L’ensemble du contenu des ‘Uyūn est constitué de ce type d’arguments : exemples présentés comme historiques, et paraboles telle que celle-ci, attribuée au Prophète et érigeant en vertu la solidarité entre coreligionnaires : Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Marwazī m’a rapporté d’après ‛Abd Allāh b. al-Mubārak d’après al-Ağlaḥ, qu’aš-Ša‛bī avait dit : J’ai entendu an-Nu‛mān b. Bašīr dire, à la chaire de prédication : Ô gens, maîtrisez vos fous, car j’ai entendu l’Envoyé de Dieu, que Dieu le bénisse et le protège, dire [ceci] : « Des gens prennent la mer à bord d’un bateau dont ils répartissent [l’espace entre eux] afin que chacun ait un lieu à soi. L’un d’entre eux prend une hâche et entame sa parcelle. On lui dit alors : — Que fais-tu ? Il répond : — Je fais ce que je veux de mon espace. » Si les autres l’en empêchent, tous seront sauvés, et s’ils le laissent faire, tous se noieront 93.

Ou encore celle-là, ouvrant la partie consacrée à la force du naturel : Il m’est parvenu qu’un bédouin avait élevé un louveteau, pensant qu’il lui tiendrait lieu de chien et serait donc plus apte, car plus fort, à protéger ses troupeaux. Mais lorsqu’il fût assez fort, il bondit sur une brebis, la tua et s’en repût. Le bédouin dit alors (wāfir) : « Tu as mangé ma petite brebis, pourtant tu as grandi parmi nous, et personne ne t’a appris que ton père était un loup 94 ».

89. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, 1.17-19, p. 3, l. 1 et p. 11, l. l6-18. 90. « […] Aristote sépare le témoignage de l’argument, distingue entre preuves extra-techniques (témoignages, aveux, textes de lois, serments…) et techniques, administrées par le moyen du discours […] ». Cf. Ph. Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 169-170. 91. Cf. la définition du syllogisme, donnée par B. Dupriez, Gradus, « Raisonnement », p. 374. 92. Ph.  Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 171. 93. ‘Uyūn, II/4, p. 12, l. 11-16. 94. Ibid., p. 5, l. 1-5.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Il est, cependant, intéressant de relever que ces deux citations, à l’instar de la grande majorité des propos consignés dans l’ouvrage, sont présentées comme des témoignages, car introduites comme suit. Pour la première parabole, par une chaîne de transmission : Il dit (Ibn Qutayba) : Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Marwazī m’a rapporté d’après ‛Abd Allāh b. al Mubārak d’après al-Ağlaḥ, qu’aš-Ša‛bī avait dit : J’ai entendu an-Nu‛mān b. Bašīr dire, à la chaire de prédication : Ô gens, maîtrisez vos fous, car j’ai entendu l’Envoyé de Dieu, que Dieu le bénisse et le protège, dire [ceci] […]

Pour la seconde, par l’attestation : « Il m’est parvenu que ». – Les preuves extra-techniques. Les propos contenus dans les ‘Uyūn ont presque toujours recours à une procédure d’authentification revêtant la forme du témoignage, procédure dont le caractère quasi-systématique semble à nouveau le distinguer, sur le plan formel de la production des exempla. Mais est-ce à dire que ces « certificats d’authenticité » font basculer ce type d’arguments rhétoriques dans la catégorie des preuves extra-techniques, c’est-à-dire des témoignages ? Il nous semble, après l’étude d’un même ḫabar au sein d’ouvrages différents qu’ils relèvent bien plutôt d’une convention d’écriture qui les met alors au nombre des artifices du discours. (2) La disposition. « La disposition est un art de la composition, qui vise la structure syntagmatique du discours et en distribue les grandes parties, selon un schéma quasi invariable 95 » : – l’exorde dont le but est « la conciliation de l’auditoire (captatio benevolentiae) que l’orateur s’efforce de rendre attentif, disposé à se renseigner et bienveillant 96 », également nécessaire « à titre d’ornement ; en effet, le discours a l’apparence d’une œuvre sans art, s’il n’y en a pas 97 ». On constate que l’ensemble de l’ouvrage d’Ibn Qutayba emprunte à cet art de la composition, et en particulier son prologue. Celui-ci revêt, de ce fait, une valeur performative dans la mesure où, tout en décrivant l’objet de l’ouvrage, il est la démonstration de sa bonne utilisation. Recourant encore une fois à la combinaison des modes discursif et analogique, Ibn Qutayba propose au destinataire du livre un double mode d’emploi : explication et application. La description de l’objet du livre, qu’est la mise à disposition du lecteur, des lieux nécessaires à l’efficacité du discours, est doublée de la mise en œuvre de ce qu’il expose. Notre auteur rend le matériau constitutif de son ouvrage efficient tout en affirmant son efficacité. Le discours prônant l’efficacité de l’ouvrage est efficace

95. Ph.  Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 171. 96. Ibid. 97. Aristote, Rhétorique, Livre III, chapitre XIX : « De la péroraison », p. 376.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? grâce au recours à l’ouvrage. Le prologue d’Ibn Qutayba donc, outre sa fonction d’exorde telle que le préconisent les règles de la rhétorique, comporte à son tour un exorde de quinze lignes, constitué d’une adresse à Dieu et de l’affirmation du caractère vertueux de l’ouvrage 98. Interviennent ensuite les trois parties de la disposition : – la narration : C’est « l’exposition des faits, réels ou donnés pour tels 99 » et dont « les qualités sont la brièveté, la clarté et la vraisemblance ; elle doit permettre de gagner la croyance et d’incriminer l’adversaire. […] La narration des actions peut prendre la forme du récit légendaire (fabula), de l’histoire (historia) ou de la fiction (res ficta) 100. » Les aḫbār comportent ces qualités de manière évidente et prennent en effet les formes décrites ci-dessus. Le corps du texte d’Ibn Qutayba, ce « magasin d’arguments » correspond à la narration ; et l’exorde, en y puisant les exemples qui servent son propos, illustre l’usage qu’on peut en faire. Encore une fois, l’exorde des ‘Uyūn fait la démonstration du bon usage de la narration aristotélicienne, comme nous l’avons vu, par exemple, à l’occasion de l’analyse du passage consacré à la légitimation de l’usage de l’obscénité langagière : « I - La narration, dans les discours démonstratifs, ne se développe pas tout d’un trait, mais à l’occasion de chaque partie 101 ». Ce premier principe, inaugurant le chapitre d’Aristote consacré à la narration, est omniprésent dans le prologue des ‘Uyūn, ainsi que l’ensemble des instructions concernant cette partie du discours. À titre d’exemple : III. Il faut rappeler les (actions) célèbres. […] IV. Il ne faut pas être prolixe dans la narration, pas plus qu’il ne faut l’être dans l’exorde, ni dans l’exposé des preuves. […] Il faut, en outre, raconter les faits passés. […] VII. Les mœurs doivent jouer un rôle dans la narration. C’est ce qui aura lieu si nous voyons ce qui lui donne un caractère moral. D’abord, c’est de faire connaître son dessein : on reconnaîtra quel est le caractère moral en apercevant quel est le dessein. […] X. De plus, il faut, dans la narration, tirer parti des effets de pathétique, déduire les conséquences, dire des choses connues de l’auditeur et apporter des arguments qui touchent personnellement l’orateur ou l’adversaire 102.

– la confirmation : C’est « le moment de la preuve et de la réfutation : les arguments sont présentés, on réfute ceux de l’adversaire 103. » Si cette étape est représentée dans le prologue d’Ibn Qutayba, à l’occasion de la justification

98. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, 1. 1-15. 99. Ph.  Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 171. 100. Ibid. 101. Aristote, Rhétorique, Livre III, chapitre XVI : « De la narration », p. 361. 102. Ibid., p. 361-366. 103. Ph. Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 171.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique de l’usage de l’obscénité, entre autres exemples, elle est laissée à la charge du destinataire de l’ouvrage. Le corps de l’ouvrage, en effet, comporte une somme de narrations dont la manière d’user est illustrée dans le prologue ; à l’apprenti-adīb de fourbir les armes de sa confirmation en puisant dans cette somme ; – la péroraison : Elle clôt le discours et comprend « une recapitulatio et une indigniatio, un appel final à la pitié et à la sympathie 104 ». « Au début (de la péroraison), l’orateur dira qu’il a tenu les promesses qu’il avait faites ; et pour cela, il doit rappeler ces promesses et dire comment il les a tenues 105 ». On retrouve cette composante, en clôture de l’introduction à l’ouvrage : J’ai donc composé pour toi la table des chapitres, que je place ici, en début d’ouvrage pour t’épargner l’effort que requiert la recherche, la lassitude engendrée par le fait de compulser un ouvrage, et un trop long examen, lorsque le besoin s’en ressent, de la matière que j’ai rassemblée, et afin de te permettre de trouver à sa place ce que tu recherches au moment où tu le recherches, et puisses l’extraire tel quel, ou [prendre] ce qui en tient lieu et te suffit. Car ces récits et vers, bien que constituant une chrestomathie, sont trop nombreux pour qu’on puisse les embrasser, les compter ou les épuiser. J’ai certes allégé [la matière que je t’expose], elle n’en demeure pas moins abondante, l’ai abrégée en dépit de leur longueur, et pourtant elle est encore longue, et me suis prémuni lors de la narration de ces anecdotes et propos plaisants [contre un succès facile], tel se prémunit qui se satisfait, en guise de profit d’être sauf et, au terme d’un long voyage d’être de retour ; je n’ai pu éviter d’en consigner cette quantité dans le livre afin que les [différents chapitres] soient complets. Demandons à Dieu d’effacer nos méfaits par nos bienfaits, d’absoudre le mal par le bien et la légèreté par la gravité pour nous rendre ensuite Ses faveurs, étendre sur nous Sa miséricorde et nous préserver, lors que nous mettons tous nos espoirs en Lui, que nous nous en remettons à Son jugement, et que nous Le craignons, de l’échec et de la déception 106.

Notons, bien entendu, que l’appel final à la pitié et à la sympathie adressé au destinataire de l’ouvrage est doublé ici d’une adresse à l’indulgence divine, car s’inscrivant dans le contexte de l’Islam médiéval. (3) L’élocution. Est ici en jeu la dimension esthétique du discours. L’elocutio est un art du style : correction grammaticale, choix des mots, effets de rythme et d’homophonie, figures et tropes. Le style doit être clair, observer

104. Ibid. 105. Aristote, Rhétorique, Livre III, chapitre XIV : « De l’exorde », p. 357. 106. ‘Uyūn, Prologue, p. 11, l. 16-20 et p. 12, l. 1-6.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? la correction (hellenismos, latinitas) et convenir (au sujet, à l’ethos, au genre du discours). Il doit être brillant ; c’est le domaine de l’ornementation 107. Aristote parle d’action oratoire pour la rhétorique, qu’il distingue de l’élocution dont il traite dans la Poétique 108 et « qui ne convient pas au discours en prose 109 ». Nous sommes ici dans le domaine de l’auralité (le discours est reçu par l’oreille), et le style s’exprime en public : « Cette action réside dans la voix, qui sera tantôt forte, tantôt faible, tantôt moyenne […], car il y a trois choses à considérer : ce sont la grandeur, l’harmonie et le rythme 110. » Le matériau des ‘Uyūn est « pré-écrit », et prêt à prendre vie sous l’action oratoire. Le style des aḫbār comporte les qualités principales du style citées par Aristote, en particulier dans les chapitres II : « Sur les qualités principales du style » et VII : « Sur la convenance du style », du livre troisième de la Rhétorique. Ibn Qutayba affirme et démontre par des exemples précis la validité de ces principes dans son exorde : Car je n’ai fait pour toi aucune concession quant à l’usage de propos obscènes qui te deviendrait familier en toutes situations et naturel en tous propos, mais ce que je t’accorde est d’y recourir à l’occasion d’une histoire que tu raconteras ou d’un récit que tu rapporteras, afin de ne pas en diminuer la portée par l’emploi de l’allusion ni en atténuer l’agrément par celui de l’euphémisme ; j’ai voulu que ce soit rarement ton cas selon l’habitude des vertueux Anciens qui s’expriment sans détours et dédaignent les confusions entretenues par l’hypocrisie et l’affectation. Ne crois pas qu’ils ont péché [en cela] quand tu t’en es abstenu et qu’ils ont porté atteinte à leur religion quand tu t’en es gardé. Il en va de même pour les barbarismes que tu pourrais rencontrer dans le récit des anecdotes ; qu’il ne t’échappe pas qu’ils sont intentionnels et que nous voulons que tu en uses de cette façon, car la correction de la syntaxe dépouille parfois le récit de sa beauté et ôte à l’anecdote une partie de sa saveur 111.

On retrouve ici le principe selon lequel l’élocution est : I. conforme à la convenance si elle rend bien les passions et les mœurs, et cela dans une juste proportion avec le sujet traité. II. Il y aura juste proportion si l’on ne parle ni sans art sur des questions d’une haute importance, ni

107. Ph. Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 171. 108. « X - On le voit donc, nous n’avons pas à étudier en détail toute la question de l’élocution, mais seulement l’élocution qui se rapporte à notre objet. Quant à l’autre, on en a parlé dans le traité sur la Poétique », Aristote, Rhétorique, Livre III, chapitre premier : « De l’élocution », p. 301. 109. Ibid., p. 302. 110. « La grandeur se rapporte à la force de la voix, l’harmonie au degré d’intonation et le rythme à la durée des sons articulés », ibid., p. 298. 111. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, 1. 10-16.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique solennellement sur des questions secondaires, et pourvu que l’on n’adapte pas un terme fleuri au nom d’une chose ordinaire ; sinon la comédie apparaît 112.

De la même manière, le recours fréquent, à la synonymie ainsi qu’à l’image et à la métaphore correspond aux principes suivants des « Qualités principales du style » : VI. Le terme propre et familier, la métaphore , telles sont les seules expressions utiles pour l’élocution dans le discours pur et simple. […] VIII. Pour le discours, il faut apporter d’autant plus de travail dans leur application, que cette forme de langage a moins de ressources, comparée à la versification ; que la clarté, l’agrément du style et sa physionomie étrangère sont particulièrement du ressort de la métaphore, et que l’on ne peut trouver cet avantage ailleurs 113.

Nous avons vu ces principes à l’œuvre dans la partie consacrée à l’étude du style d’Ibn Qutayba. (4) La mémoire. Le discours, élaboré, doit être retenu. C’est l’objet de l’art de la mémoire. […] Le système revient à créer des liens mentaux : l’orateur doit y placer des symboles de ce dont il veut se souvenir. L’ordre des lieux suit l’ordre du discours ; les images rappellent les choses 114.

Nous avons traité en partie de cet élément lors de la confrontation des caractéristiques communes aux exempla et au contenu des ‘Uyūn que sont la brièveté de la narration et l’authenticité des faits rapportés. Mais au-delà du recours à la concision et aux figures exemplaires, nous pensons que les ‘Uyūn al-Aḫbār, comme les recueils d’exempla du Moyen Âge occidental, donnent, pour reprendre les termes de Frances Yates 115, les formes corporelles 116 avec lesquelles habiller les intentions que le prédicateur – et/ou membre de la ḫāṣṣa – veut imprimer dans l’âme et la mémoire de ses auditeurs 117. Le prologue des ‘Uyūn révèle à plusieurs reprises le souci de leur

112. Aristote, Rhétorique, Livre III, chapitre VII : « Sur la convenance du style », p. 319. 113. Ibid., Livre III, chapitre II : Sur les qualités principales du style, p. 303-304. 114. Ph. Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 172. 115. Fr. Yates, L’art de la mémoire, Paris 1975, p. 95-118. 116. J. Berlioz signale qu’« Étienne de Bourbon parle d’“habiller” le sermon, de lui donner un corps », dans « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication (xiiie-xve siècles) », p. 123. 117. Sur le rôle et les formes de la mémoire dans la prédication, cf. J. Berlioz, « La mémoire du prédicateur. Recherche sur la mémorisation des récits exemplaires (xiiie-xive siècles), dans Temps, mémoire, tradition au Moyen Âge. Actes du XIIIe congrès de la société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Aix-en-Provence 1983, p. 157-183.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? auteur de proposer une somme aisément mémorisable et fait directement allusion à la mémorisation. Ainsi pouvons-nous lire : « Je les enjoins en sus d’apprendre ce savoir, de mémoriser l’essentiel des traditions prophétiques afin de les inclure entre les lignes 118 ». Un peu plus loin, notre auteur a recours à plusieurs mots pour dépeindre l’action de la mémoire : J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires […] pour aider la mémoire des savants […] et pour soulager les souverains (de la peine et de la fatigue liées à l’effort) [que requiert l’acquisition de cette formation], et l’ai divisé en chapitres […] pour en faciliter l’apprentissage à qui veut les acquérir, la mémorisation à qui veut les étudier et l’accès à qui les recherche 119.

La volonté de soutenir la mémoire est bel et bien présente dans la conception de l’ouvrage, et il est intéressant de relever les termes qui la désignent sous la plume de notre auteur. En effet, le passage ci-dessus expose clairement le triple but qu’Ibn Qutyaba assigne à son ouvrage. Celui-ci doit permettre à son destinataire : – de prendre connaissance du matériau/ʽilm ; – de l’apprendre par cœur/ḥifẓ ; – de retrouver ce qui a été préalablement acquis/ṭalab. Cette composition tripartite de la mémoire semble correspondre à la théorie de la mémoire artificielle 120 et du souvenir, telle qu’elle a été pensée par Aristote 121, puis reprise par les Romains qui distinguent deux types de mémoire artificielle : la memoria rerum/mémoire des choses et la memoria verbum/mémoire des mots. Se souvenir des “choses”, c’est se souvenir des mots importants d’une citation, des principales thèses d’un débat, de la substance d’une anecdote, etc. Se souvenir des “mots”, c’est les mémoriser exactement, littéralement, exercice qui devrait être réservé aux extraits poétiques 122.

118. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 2-3. 119. Ibid., p. 3, l. 17-19 et p. 4, l. 1. 120. Distincte de la mémoire naturelle qui naît en même temps que notre pensée. M. Carruthers traite de cette question de manière détaillée dans Le Livre de la Mémoire, Paris pour la traduction française, 2002, p. 112-121. 121. Aristote fait référence à la mémoire artificielle à quatre reprises et aurait écrit, selon Diogène Laërce, un livre, disparu, sur la mnémonique. La Topique est l’une de ces quatre références, les topiques signifiant les « choses » ou sujets de la dialectique qui ont été dénommés topoi à partir des lieux dans lesquels ils étaient déposés, Fr. Yates, L’art de la mémoire, p. 43. Confiant à la mémoire les arguments relatifs aux questions qui reviennent souvent, Aristote écrit : « Car, de même que chez celui qui possède une mémoire entraînée la simple mention des lieux suscite immédiatement le souvenir des choses elles-mêmes, de même ces habitudes permettront à quelqu’un de mieux raisonner, car ses prémisses sont classées devant l’œil de l’esprit, chacune sous son chiffre », Topique, 163b, 24-30. 122. M. Carruthers, exposant le contenu de la Rhétorique à Herennius, qu’elle donne pour l’une des trois principales sources antiques traitant de la « mnémonique architecturale », avec le

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Dans le cas qui nous occupe, le ‘ilm est la connaissance du matériau proposé par Ibn Qutayba ; renvoyant au contenu de l’ouvrage, il correspond à la mémoire des choses. Le hifẓ quant à lui désigne la mémoire des mots, ce que l’on apprend par cœur. Le ṭalab enfin, littéralement la « recherche » de ce que l’on connaît ou/et a appris par cœur, peut être mis en relation avec le terme taḏkira/fait de rappeler. Il relève d’un troisième aspect de la mémoire : la remémoration ou le souvenir. Aristote établit une distinction entre la mémoire et le souvenir : Se souvenir, c’est retrouver une connaissance ou une sensation que l’on avait auparavant. C’est un effort délibéré pour trouver sa propre voie parmi les contenus de la mémoire, en partant à la chasse pour retrouver, parmi ses contenus, celui qu’on essaie d’évoquer 123.

Cet effort est plus aisé si l’on recourt à deux principes liés entre eux : ceux de l’association et de l’ordre : « En partant de quelque chose de semblable, ou de contraire, ou d’étroitement lié 124. » Frances Yates ajoute, à propos de ce passage, qu’on a dit de lui qu’il s’agissait de la première formulation des lois de l’association par ressemblance, différence, contiguïté 125. On trouve, au sein de notre prologue, le recours conscient à ce principe d’association lorsqu’Ibn Qutayba, se défendant contre d’éventuelles objections faites à ses choix, écrit : S’il se présentait un récit ou un vers qui ne soit pas à la hauteur du livre et de ce sur quoi il a été édifié, saches qu’il existe deux raisons à cela : la première est la rareté de ce qui a été dit à ce propos quand on peut en avoir besoin ; l’autre raison est que l’association du beau à son semblable [aboutit] à en atténuer l’éclat et ne [permet] pas de distinguer le plus méritoire de celui qui l’est moins, alors qu’en associant le beau à ce qui l’est moins, l’on voit de quel côté penche la balance 126.

Quant au recours à l’ordre, il est la colonne vertébrale, non seulement de l’ouvrage, mais de l’ensemble de l’œuvre d’Ibn Qutayba : Lorsque je me suis livré à la répartition et au classement de ces récits et vers, j’ai jugé bon, en raison de leur diversité et du grand nombre de thèmes abordés, de les rassembler en dix livres, en sus de ce que j’avais estimé devoir être isolé en quatre ouvrages autonomes 127.

De Oratore de Cicéron et le livre XI de L’Institution oratoire de Quintilien, dans Le livre de la mémoire, p. 113. 123. Fr. Yates, L’art de la mémoire, p. 46. 124. Aristote, De memoria et reminiscentia, 450 b. 1-10. 125. Citant W. D. Ross, dans Aristotle, Londres 1949, p. 144, Fr. Yates, L’art de la mémoire, p. 46. 126. ‘Uyūn, Prologue, p. 6, l. 10-13. 127. Ibid., p. 8, l. 8-10.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Adaptant les usages mnémoniques des Grecs, Quintilien, dans son Institutio oratoria, l’une des trois sources latines 128 sur l’art de la mémoire dans l’Antiquité, préconisera la visualisation de l’écriture, non plus dans des lieux 129, mais telle qu’elle est située sur la tablette ou la page. Il nous a semblé que là encore, notre auteur se conformait à cet usage lorsqu’il écrit, pour clôturer son prologue : J’ai donc composé pour toi la table des chapitres que je place ici, en début d’ouvrage, pour t’épargner l’effort que requiert la recherche, la lassitude engendrée par le fait de compulser un ouvrage, et un trop long examen, lorsque le besoin s’en ressent, de la matière que j’ai rassemblée, et afin de te permettre de trouver à sa place ce que tu recherches au moment où tu le recherches, et puisses l’extraire tel quel, ou [prendre] ce qui en tient lieu et te suffit 130.

La consultation et/ou la mémorisation de l’ordre des choses facilite donc la mémorisation puis la remémoration des choses. La place accordée au souci de la mémorisation et de la remémoration du contenu d’un ouvrage – somme toute très volumineux bien que prétendant au statut de mémento –, ne peut manquer de rattacher les ‘Uyūn à une entreprise d’ordre encyclopédique, nous y reviendrons. (5) L’action. « Enfin, celui-ci (le discours) doit être dit. […] C’est l’éloquence du corps 131 », évoquée dans la partie consacrée à l’élocution. On peut lire cette action à travers l’analyse stylistique du texte d’Ibn Qutayba, dont le caractère oral (assonances, jeux de sonorités) apparaît à de nombreuses reprises. Pour n’en citer qu’exemple, ce ḫabar, présent dans le prologue et illustrant le bon usage du laḥn : Il en va de même pour les barbarismes que tu pourrais rencontrer dans le récit des anecdotes ; qu’il ne t’échappe pas qu’ils sont intentionnels et que nous voulons que tu en uses de cette façon, car la correction de la syntaxe dépouille parfois le récit de sa beauté et ôte à l’anecdote une partie de sa saveur, je

128. Avec le De Oratore de Cicéron et l’Ad Herennium, d’un maître de rhétorique inconnu, attribué pendant un temps à Cicéron sous le titre de Rhetorica seconda. Cf. Fr. Yates, L’art de la mémoire, p. 13-38. 129. L’art de la mémoire « vise à permettre la mémorisation grâce à une technique de « lieux » et d’« images » impressionnant la mémoire ». Son origine est attribuée au poète grec Simonide de Céos qui, capable d’identifier les corps mutilés des hôtes de Scopas grâce aux places qu’ils avaient occupées au banquet, comprit qu’une disposition ordonnée était essentielle à une bonne mémoire. Fr. Yates, L’art de la mémoire, p. 13. 130. ‘Uyūn, Prologue, p. 11, l. 16-18. 131. Ph. Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 172.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique vais t’en donner un exemple : on dit à Muzabbid al-Madīnī 132 alors qu’il avait mangé au point d’en être indisposé : « Vomis ! » Il répondit : « Je vomis quoi ? Je vomis de la moelle et de la viande de chevreau ! Ma femme est répudiée, si j’trouv’ pareil vomis et que j’le mange pas 133 ». Ne vois-tu pas que, si je m’étais acquitté à l’égard de ces assonances, des droits de la déclinaison et de l’emploi de la hamza 134, [l’anecdote] aurait perdu de son charme et l’auditeur l’aurait trouvé désagréable 135 ?  »

On constate encore une fois une élaboration extrême dans l’écriture du moindre ḫabar, tant sur le plan de la contextualisation que sur celui du style. Le texte d’Ibn Qutayba est prêt à s’insérer tel quel dans un discours persuasif : le travail d’écriture des aḫbār lui confère en effet la charge émotive propre à produire l’adhésion à l’opinion qu’on défend, ce qui ne semble pas être le cas des exempla, sauf lorsqu’il s’agit de dialogues ou d’expressions proverbiales. Les preuves techniques dont dispose l’orateur pour convaincre sont ici largement mises à contribution : administrées par le moyen du discours, elles comportent « les arguments choisis et présentés de manière convaincante, le caractère de l’orateur (ethos), les dispositions (passions, émotions) où le discours met l’auditeur 136 ». On peut lire à ce propos, en introduction à l’ouvrage, la double affirmation de l’existence d’un style inhérent à ces aḫbār et de la capacité des écrits d’Ibn Qutayba, qui y recourent, à toucher leur public par l’émotion qu’ils provoquent : Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires négligents de leur formation [en matière d’adab], un ouvrage sur les connaissances [qui doivent être les leurs], et sur la correction de la langue et de la main – ayant pris conscience de l’ampleur des lacunes, de l’oblitération du savoir et des préoccupations du pouvoir détourné du commerce de l’adab au point qu’il s’était effacé et avait disparu –, [ouvrage] par lequel je leur permettais de parvenir [à la fois] à l’objet de leur recherche et à la tranquillité de l’esprit, et dans lequel

132. Muzabbid al-Madīnī ou al-Madanī, contemporain d’al-Ğāḥiẓ, sorte de bouffon qui vécut sous le règne du troisième calife ‛abbāsīde al-Mahdī (158/775-169/785). Il est le héros d’anecdotes plaisantes. Cf. Ch. Pellat, « Nādira », EI2. 133. La traduction de la réplique de Muzabbid est de A. Cheikh-Moussa, dans « Considérations sur la littérature d’adab », p. 42. 134. qī fa-qāl : mā aqī, aqī naqā wa laḥm ğadī ! Martī ṭāliq law wağadt hāḏā qayā la-akaltu-h. L’auteur fait rimer deux maṣdar-s auxquels il donne une valeur de substantifs : naqā avec qayā (naqan et qay’an qu’il a privé de la hamza pour les besoins de la rime). De la même manière, le verbe qā’a-yaqī’u est dépouillé de sa hamza à l’inaccompli comme à l’impératif afin de faire jouer les consonances de la lettre qāf en consonne finale : « Qī […] aqī, aqī naqā ». Enfin, la hamza de mar’atī a disparu, permettant au syntagme « martī ṭāliq » de s’inscrire plus harmonieusement dans la succession rythmique des deux précédents, constitués de quatre syllabes chacun. 135. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, 1. 14-17 et p. 6, l. 1-3. 136. Ph. Roussin, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Rhétorique », p. 169-170.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? j’avais consigné pour eux les armes de la victoire, qu’ils avaient égarées ; je les enjoins en sus de ce savoir, d’apprendre l’essentiel des traditions prophétiques afin de les inclure entre les lignes, à titre d’exemples, lorsqu’ils écrivent, et de s’aider de leurs subtiles significations et de leur parfaite concision, lorsqu’ils conversent 137.

Ibn Qutayba après l’aveu de la fin persuasive de son ouvrage Adab al-kātib, attribue aux ḥadīṯs, partie constitutive des exemples consignés dans les ‘Uyūn, des qualités littéraires. Ajoutons que ces qualités sont largement présentes à la fin de ce même passage, dont le rythme et les nombreuses images qu’il contient ne sont que l’une des multiples manifestations du travail d’écriture auquel se livre notre auteur : Comme je m’étais attelé à leur fournir quelques uns de leurs outils de travail, j’ai eu l’ambition de leur épargner tout effort, car j’ai craint que, en les laissant juges de ce qu’il leur restait [à acquérir] et en me fiant à leur libre arbitre, ne perdure le peu de soin qu’ils ont d’eux-mêmes, et qu’ils trouvent confortable le frêle esquif de leur faiblesse, négligeant alors la fin comme ils avaient négligé le début ; ou que, s’attelant à apprendre la suite, ils ne le fassent à l’aune de leur trop faible résolution et de leur esprit émoussé, pris alors de langueur et lassés de leur mission. J’ai donc achevé ce que j’ai commencé, élevé ce dont j’avais posé les fondations, faisant montre en cela, à leur égard, de la bonté prodiguée à qui nous est cher, que dis-je ! de la sollicitude d’un père pour un fils dévoué, me satisfaisant de leur reconnaissance hâtive et confiant à Dieu le soin de me récompenser et de me rétribuer 138.

V. À qui s’adresse ce type d’ouvrages ? 1. Ouvrage de vulgarisation ou manuel d’éthique à destination d’une élite ? En sus du travail d’écriture, un autre élément distingue les recueils d’exempla des ouvrages d’adab : le public auquel ils se destinent. Jacques Berlioz emprunte à Bronislaw Geremek 139 l’expression « certificats de culture de masse » ; le public, écrit-il : C’est d’abord celui des ignorants, des simplices que Humbert de Romans […] oppose aux viri alte sapiencie […], aux gens instruits, aux eruditi, […] à ceux qui savent et comprennent, aux intelligentibus. […] Ce public, c’est ensuite la multitude 140.

137. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, 1. 16-17 et p. 2, l. 1-4. 138. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 4-10. 139. B. Geremek, « L’exemplum et la transmission de la culture au Moyen Âge », dans Culture d’élite et culture de masse en Pologne dans le bas Moyen Âge, Varsovie 1978, p. 74-75. 140. J. Berlioz, « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication (xiiie-xve siècles) », p. 115.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique Gérard Lecomte écrit quant à lui : Ce désir de vulgariser la culture peut être rapproché du respect qu’il (Ibn Qutayba) professe pour l’opinion des petites gens, à condition toutefois qu’elle soit collective. […] On peut évoquer aussi, à cette occasion, le plaidoyer en faveur de l’introduction du style parlé, ou plus exactement vulgarisant dans la langue écrite lorsqu’il est de nature à animer ou à embellir l’expression : « Il ne faut pas perdre de vue que si nous avons parfois employé intentionnellement un style vulgarisant (laḥn) et si nous avons recommandé au lecteur de l’employer, c’est que l’i‛rāb 141 prive parfois le discours de son charme et ôte tout son sel (ḥalāwa) à l’anecdote 142.

On peut lire un peu plus loin : Ibn Qutayba représente ainsi le type éternel du savant partagé entre le respect jaloux de la science désintéressée qui le conduit à se retirer dans sa tour d’ivoire, et la conscience de sa responsabilité sociale qui le pousse à se mêler au siècle, au prix inéluctable d’une dépréciation de son savoir, et d’un dosage des valeurs parfois radicalement différent 143.

Nous lisons ici en filigrane une définition de l’adab comme vulgarisation plaisante de la culture religieuse et de l’éthique qu’elle véhicule, que l’on peut rapprocher de la notion de « certificats de culture de masse », mais qui ne peut, nous semble-t-il, s’appliquer au contenu des ‘Uyūn si l’on considère, d’une part, le travail d’écriture accompli par notre auteur, et d’autre part, l’adresse particulière qu’il contient à l’égard des kuttāb et des souverains. La lecture du passage justifiant l’emploi du laḥn comme une incitation à l’emploi d’un langage vulgarisant à la portée de tous ne peut être retenue, dès lors que l’on prend la mesure du travail d’écriture caractérisant les illustrations proposées par Ibn Qutayba : pour n’en citer qu’un seul exemple, le jeu savant de sonorités provoqué par les licences grammaticales et analysé précédemment qui n’est pas un recours à la langue vulgaire, mais bien un procédé littéraire. Reconnaissons toutefois à Gérard Lecomte de ne pas céder tout à fait à la tentation d’une lecture universaliste du prologue des ‘Uyūn, résistant en partie aux sirènes du passage suivant : Je n’ai pas trouvé pertinent que mon livre se limitât à l’adresse de qui recherche le succès ici-bas à l’exclusion de qui le recherche dans l’au-delà, ni à celle d’une élite à l’exclusion de la masse, ou des rois à l’exclusion de leurs sujets 144.

141. Syntaxe désinentielle. 142. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 435. 143. Ibid., p. 448. 144. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 17-18.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? En effet, il est rendu par lui comme suit : Je n’ai pas voulu que le présent ouvrage soit destiné à celui qui cultive la vie d’ici-bas à l’exclusion de celui qui aspire à la vie future, ni à une élite à l’exclusion du commun des mortels, ni aux rois à l’exclusion du vulgaire (sūqa) […].

Il est accompagné des commentaires suivants : Ainsi les ‘Uyūn, et par conséquent toute l’œuvre d’adab, sont en principe destinés indifféremment aux mondains comme aux hommes de religion, à l’élite comme au vulgaire, au roi comme aux sujets, aux caractères légers comme aux tempéraments austères. […] Mais qu’elle (l’œuvre) s’adresse, dans l’esprit d’Ibn Qutayba, aussi bien à l’élite qu’au vulgaire nous paraît requérir quelque examen. […] Mais tout ceci ne doit pas faire illusion, et il convient de nous souvenir qu’Ibn Qutayba écrit au iiie/ixe siècle, dans des conditions sociales qui ne sont pas les nôtres et pour un public qui n’a rien de commun avec le public occidental du xxe siècle. La simple observation que l’analphabétisme, encore largement majoritaire de nos jours dans les sociétés de l’Orient, devait l’être à un point que nous avons peine à concevoir à l’époque d’Ibn Qutayba, suffit pour nuancer immédiatement l’enthousiasme auquel on pourrait se sentir enclin 145.

Gérard Lecomte consacre ensuite plusieurs pages à la définition des « véritables justiciables de cette “vulgarisation” de la culture 146 ». Bien qu’il cite les princes et les grands de ce monde en premier lieu, suivis des kuttāb, catégories constitutives de la ḫāṣṣa 147, Gérard Lecomte ne renonce pas à la notion de « vulgarisation ». La nuançant en précisant qu’elle s’adresse aux kuttāb dans le cadre « d’un véritable programme de recrutement 148 » finalement limité aux « kuttāb les plus doués et les plus éclairés 149 », il brosse le portrait du fonctionnaire idéal auquel s’adresserait Ibn Qutayba, dans les termes suivants : « Son fonctionnaire idéal, bien loin d’être un technocrate, présente tous les caractères d’un philologue disert et d’un dilettante raffiné. Il demeure toutefois que les éléments de sa formation, tout en restant superficiels, couvrent sensiblement l’ensemble des options mentionnées par ‛Abd Allāh al-Baġdādī 150 ». Nous retiendrons de cette citation l’association des termes « superficialité »,

145. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 434 et p. 436-437. 146. Ibid., p. 437, l. 3-4. 147. Soit, pour reprendre les termes de A. Cheikh-Moussa : « un groupe social déterminé, celui que les sources appellent ḫāṣṣa, c’est-à-dire le milieu de production et de réception de cette littérature », A. Cheikh-Moussa, « L’historien et la littérature médiévale », p. 155. 148. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 442. 149. Ibid., p. 442. 150. Ibid., p. 443. G. Lecomte, faisant référence à ‛Abd Allāh al-Baġdādī, contemporain d’Ibn Qutayba et auteur d’un Kitāb al-Kuttāb/Livre des Secrétaires, évoque, à la page précédente, les cinq spécialisations du secrétaire : chancellerie, foncier, armée, police et justice.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique « dilettante » et « disert » qui, s’insérant dans le champ sémantique de la « vulgarisation », aboutissent à une lecture des ‘Uyūn comme ouvrage de vulgarisation de la culture à destination des membres de la ḫāṣṣa. Ouvrage à destination de la ḫāṣṣa, certainement, mais ouvrage de vulgarisation ? La question mérite d’être examinée, en commençant par l’établissement d’une distinction entre « diffusion » et « vulgarisation ». En effet, Gérard Lecomte écrit encore : « On ne saurait être plus net, ni mieux faire sentir à quel point Ibn Qutayba dut être attaqué en son temps comme dans les siècles postérieurs pour avoir défendu le principe d’une certaine forme de diffusion de la culture 151 ». Si l’on retrouve la notion de « diffusion » en première page du prologue des ‘Uyūn : « La contrepartie du savoir est sa diffusion », Wa zakāt al-‛ilm našru-hu 152, l’idée de simplification – impliquée par le mot « vulgarisation » : « Vulgariser, en parlant de notions de science ou d’art, les répandre ou les généraliser en les mettant à la portée de toutes les intelligences 153 » –, n’y est pas associée, et l’argument selon lequel l’usage du laḥn reflète la volonté d’employer un langage à la portée de tous a été invalidé précédemment. Il s’agit plutôt d’un précieux outil de remémoration d’un matériau connu et largement répandu auprès des destinataires de l’ouvrage, matériau si vaste qu’il devenait urgent de le classer et de le consigner dans une sorte de manuel de sciences pratiques au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire un manuel d’éthique fondé sur l’exemple. Nous avons tenté, à ce propos, de mettre en évidence le rôle de la rhétorique, au service, dans les ‘Uyūn, de l’éthique véhiculée par la culture arabo-musulmane du iiie/ixe siècle. L’efficacité d’un tel ouvrage ne se laisse pas appréhender au premier abord, par le premier venu, désireux de briller à la cour par les saillies mises à sa disposition. Le verbe double l’action et il faut se conformer à une éthique rhétoricisée afin d’être mieux assimilée et diffusée à son tour, tant par l’action que par l’usage du verbe. Ibn Qutayba conditionne le bon usage de son ouvrage à la qualité de son utilisateur ; s’il envisage que son ouvrage puisse être lu ou entendu par les « moins dotés » ou « moins doués », il ne projette pas d’en modifier le contenu ou la forme à leur intention ; c’est à eux de travailler à s’élever au niveau des « bien dotés » : Ceci à condition que le naturel y soit enclin, que le tempérament soit apte à le recevoir et l’intelligence docile. Si cela n’est pas le cas, dans ce livre se trouve, – à l’intention de celui dont la raison lui a dévoilé le manque de dispositions et qui, néanmoins, s’est bien gouverné, [est parvenu à] dissimuler ses faiblesses

151. Ibid., p. 436. 152. ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 10-12 : « Quant à ce qui suit, chaque bienfait de Dieu appelle un devoir et chaque faveur une contrepartie : la contrepartie de la richesse est l’aumône, celle de la noblesse est l’humilité, celle de l’art de l’entregent la satisfaction des requêtes, celle du savoir sa diffusion ». 153. H. Bénac, Dictionnaire des synonymes, Paris 1956-1982, « Répandre ».

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? à force de patience et de réflexion, et applique quelque remède distillé par cet ouvrage sur son naturel malade, l’abreuve de son eau et l’illumine de sa clarté –, ce qui ranimera son être souffrant, en chassera la langueur, l’éveillera de son sommeil et le sortira de sa torpeur, afin qu’il approche, avec l’aide de Dieu, les rangs des bien dotés 154.

2. Ḫāṣṣa et ‘Āmma L’ouvrage semble donc bien destiné à un public choisi, une élite gravitant autour du pouvoir, et le problème posé par la réponse paradoxale à la question de la destination des ‘Uyūn peut être résolu dès lors qu’on examine précisément les composantes de cette élite. En effet, si l’on reprend l’analyse des termes ḫāṣṣa et ‛āmma et de leurs corollaires telle qu’elle a été proposée par Abdallah Cheikh-Moussa 155, le passage « universalisant » des ‘Uyūn s’éclaire d’un tout autre sens, car le terme de ‛āmma si souvent rendu par « commun » ou « masse », ne désigne plus le « peuple », majoritairement analphabète comme l’a rappelé Gérard Lecomte, mais un groupe social opposé à la ḥāssa, dans la sphère stricte de la cour. Il ne s’agit plus d’une opposition entre « peuple » et « aristocratie », mais d’une opposition au sein de cette « aristocratie », constituée de trois groupes, qu’Ibn al-Muqaffa‘ 156 désigne par l’opposition de termes associés : – d’une part : Mulūk (rois), Ḫāṣṣa, Ḫawwāṣṣ 157, Ašrāf (les « nobles »), ‛Uẓamā (les puissants) – d’autre part : Ḫāṣṣ, Ḥukamā’ (les sages), ‛Ulamā’ (les savants), Falāsifa (les philosophes), – enfin Aḥdāṯ (les jeunes gens inexpérimentés), Šubbān (les jeunes gens), Sufahā’ (les étourdis), Ğuhhāl (les ignorants), ‘Amm, ‛Awwām, Sūqa (« sujets », ceux qui suivent, qui sont menés). Abdallah Cheikh-Moussa en conclut que : La ‛āmma/sūqa se distingue tout autant de l’élite politique (Mulūk, Ḫāṣṣa, Ḫawwāṣṣ, Ašrāf, ‛Uẓamā, Ḫāṣṣ) et intellectuelle (Ḥukamā’, ‘Ulamā’, Falāsifa)

154. ‘Uyūn, Prologue, p. 3, l. 12-16. 155. A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », p. 171-175.  156. Ibn al-Muqaffa‘, né vers 102/720 et mort en 139/756. Auteur arabe d’origine persane qui contribua à forger la prose arabe. Il fut le secrétaire de gouverneurs et d’officiers umayyades et s’attacha service de ‛Isā b. ‛Alī, oncle du calife al-Manṣūr, à l’avènement des ‛Abbāsides. Il fut supplicié et mis à mort sur l’ordre d’al-Manṣūr pour des raisons politiques et personnelles. Seule une partie de son œuvre nous est parvenue, dont sa version du Kalīla wa Dimna, l’Adab al-Kabīr et l’Adab aṣ-Saġīr, Cf. F. Gabrieli, « Ibn al-Muḳaffa‛ ». EI2. 157. Nous ne proposons pas de traduction des termes ḥāṣṣa et ‛āmma, ni des autres formes de ces mêmes mots, dans la mesure où cette démonstration a justement pour objet de se dégager de l’opposition traditionnelle de l’élite et du commun.

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Le Kitāb ‘Uyūn Al-Aḫbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique que de l’homme du commun. Elle se situe, elle doit se situer hiérarchiquement entre les deux. Ce groupe doit occuper une position médiane et certainement provisoire et transitoire. C’est du moins ce que semble indiquer l’équivalence établie entre Aḥdāṯ, Šubbān, sufahā’, Ğuhhāl, ‛Amm, ‛Awwām, Sūqa. Ce que toutes ces “catégories” ont en commun est, outre le fait qu’elles n’occupent pas, ou pas encore, des fonctions de gouvernement, la légèreté, opposée à la pondération, à la réflexion, à la maturité psychique et intellectuelle. Elles n’ont pas l’« outillage intellectuel », les facultés et l’expérience, pour pouvoir mener à bien le travail approfondi de réflexion et de méditation éthico-politique ou philosophique requis par les fables, et donc de faire leur, après analyse, les leçons de l’adab et de la ḥikma. Enfin, ce sont, pour ce qui est des Aḥdāṯ/ Šubbān, ceux dont le ‘aql est encore en formation, en transformation, et qui n’est pas encore arrivé à pleine maturité 158.

Le texte d’Ibn Qutayba, quant à lui, énumère ses destinataires en deux endroits 159. En page deux du prologue, l’auteur annonce qu’il a composé son ouvrage à destination des : – muġfil at-ta’addub : ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, – ahl al-‘ilm : les gens de savoir – sā’is an-nās wa masūsi-him : gouvernants et gouvernés – al-mulūk : les souverains. Il réaffirme, en page trois du prologue, que son livre s’adresse de la même manière aux groupes opposés ci-dessous : – ṭālib ad-dunya : qui recherche le succès ici-bas # ṭālib al-āḫira : qui le recherche dans l’au-delà, – ḫawwāṣ an-nās : les particuliers (l’élite) # ‛awwāmi-him : les ordinaires ou le commun, – Mulūk : les souverains # sūqa : les sujets On retrouve ici les trois catégories exposées par Abdallah Cheikh-Moussa que sont : – l’élite politique en place : ḫawwāṣ an-nās, sā’is an-nās, mulūk ḫawwāṣ, – l’élite intellectuelle en place : ahl al-‛ilm, – l’élite en formation, ou exempte de responsabilités politiques et intellectuelles : muġfil at-ta’addub, masūs an-nās, ‛awwām an-nās, sūqat an-nās, Quant au couple formé par l’association ṭālib ad-dunyā et ṭālib al-āḫira, nous avons vu précédemment combien ordre terrestre et ordre divin étaient inéluctablement intriqués, et force est de constater que rarement les hommes de religion ont été absents des cours princières.

158. A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », p. 174. 159. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 17-18 et p. 3, l. 17-18.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Double distinction donc, entre le contenu des ‘Uyūn et la production des exempla : d’une part le public auquel ils s’adressent, d’autre part, la “pré-écriture” des aḫbār dans une langue qui témoigne d’un travail d’écriture faisant défaut aux exempla. Deux éléments distinctifs liés entre eux dans la mesure où le premier, c’est-à-dire le public, détermine certainement le second, soit la forme du discours, dont l’objectif est d’être efficace. C’est en effet l’existence de ce public qui apparente l’ouvrage, au-delà d’un simple recueil d’exempla, à un Miroir des Princes dont le but avoué d’exhaustivité renvoie à la notion d’encyclopédisme.

148

CHAPITRE II LES ‘UYŪN, SOMME ENCYCLOPÉDIQUE ? Le compilateur est celui qui mélange préalablement des choses dites par d’autres avec les siennes propres, à la façon des marchands de couleur qui ont coutume de broyer différentes substances dans le mortier. On accusait un jour un certain poète de Mantoue qui avait mêlé quelques vers d’Homère avec les siens propres ; les émules des Anciens le dénoncèrent comme compilateur. Il répondit : « C’est posséder une grande force que d’arracher la massue de la main d’Hercule. » Isidore de Séville, Étymologies X, 44. Wa-ḫtiyār al-kalām aṣ‛ab min ta‛līfi-hi, « choisir est plus ardu que créer ». Ibn ‘Abd Rabbih, Al ‛Iqd al-Farīd, Prologue, p. 2.

Avant toute ébauche de réponse à la question de l’appartenance de l’œuvre d’Ibn Qutayba au « genre » de l’encyclopédie, il nous faut définir précisément la notion d’encyclopédisme, au-delà de l’acception courante du terme. Carmen Codoñer 1 déplore, à cet égard, l’usage vague et indéterminé du terme « encyclopédie » jusque dans les études qui lui sont consacrées. Elle constate que « tout est admissible isolément ou séparément, du moment que subsiste un trait commun : la multiplicité des savoirs », alors que la forme, exerçant une réelle pression sur les données transmises et alliée au contenu et à la finalité de l’ouvrage distingue des sous-genres de caractère totalement différent. Jacques Le Goff pose ce problème de définition de manière particulièrement aiguë lorsque, rappelant que le mot « encyclopédie » n’est apparu en Occident qu’en 1508, en latin, puis en français en 1532, il écrit, à propos de l’encyclopédisme, qu’il s’agit de « rendre intelligible, par l’adaptation d’outils postérieurs à des réalités antérieures, sans tomber dans le péché

1.

C. Codoñer, « De l’Antiquité au Moyen Âge : Isidore de Séville », A. Becq (dir.), L’encyclopédisme. Actes du colloque de Caen, 12-16 janvier 1987, Paris 1991, p. 19-36.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? d’anachronisme, des phénomènes historiques de longue durée 2 », et que seule une recherche du vocabulaire désignant ce type d’ouvrages au Moyen Âge est susceptible de légitimer l’emploi de ce terme pour un historien. Reprenant les données de ce problème de définition, telles que Jacques Le Goff les a posées, Bernard Ribémont 3propose des réponses à la question « existe-t-il un équivalent médiéval du terme “encyclopédie” ? » Notant la permanence des mots « somme brève », « compiler, compilation », compendium, entre autres termes, il écrit, très justement, nous semble-t-il : « Si l’on voulait alors trouver un équivalent médiéval d’“encyclopédie”, il faudrait parler de “somme brève”, expression qui, dans l’oxymore apparent qu’elle engendre, résume toute la démarche de l’encyclopédiste 4. » En ce qui concerne la sphère arabo-musulmane, le problème est posé dans les mêmes termes par Josef Van Ess 5 qui note que le mot « encyclopédie » est aujourd’hui rendu en arabe de deux manières : dā’irat al-ma‛ārif (cercle des connaissances), qui correspond à la traduction de l’egkiklios paideia (savoir en cercle) de la Grèce Antique, et mawsū‛a 6 (schème de participe passif dont la racine évoque la largeur, l’immensité) qui renvoie au caractère englobant de la démarche encyclopédique 7. Se demandant si les ouvrages antérieurs au xviiie siècle que nous désignons aujourd’hui par le terme d’« encyclopédies » ne sont pas finalement des dictionnaires, des sommes théologiques ou des manuels, il souligne l’étroitesse et la complexité des liens qu’entretient l’encyclopédie avec toute entreprise ayant trait au rassemblement et au classement d’une matière donnée. Il étend également son questionnement aux auteurs de ces ouvrages dits « encyclopédiques », en posant la question de leur statut : tout auteur d’adab n’est-il pas aussi un encyclopédiste ? Puis, à l’interrogation : « Was adab really encyclopædic 8 ? », il nous livre des éléments de réponse, considérant qu’un ouvrage d’adab est peut-être plus proche du thésaurus que de l’encyclopédie, et que les écrits d’Ibn Qutayba, dans ce domaine, ressortissent davantage au manuel de conversation (« Konversationslexicon ») qu’à de l’encyclopédie, car dénués 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

150

J. Le Goff, « Pourquoi le xiiie siècle a-t-il été plus particulièrement un siècle d’encyclopédisme ?  », M.  Picone (dir.), L’Enciclopedismo medievale. Actes du colloque de San Giminiano, 6-10 octobre 1992, Ravenne, Longo 1994, p. 26. B. Ribémont, « Qu’est-ce qu’une encyclopédie du Moyen Âge ?, article en ligne (https:// bernard.ribemont.neuf.fr), août 2009. Ibid., p. 14 sur 14. J. Van Ess, « Encyclopædic Activities in the Islamic World: A Few Questions, and No Answers », G. Endress, Encyclopædic Activities in the Pre-Eighteeth Century Islamic World, Leiden-Boston 2006, p. 5-6. Cf. Ch. Pellat, « Mawsū‛a », EI2. Notons la résonnance coranique du terme : Wasi‘a kursiyyu-hu-s-samawāti wa-l-arḍa/« Son trône s’étend sur les cieux et sur la terre », Le Coran, « Sourate La génisse », verset 256, traduction de Kasimirski, Paris 1970. J. Van Ess, « Encyclopædic Activities in the Islamic World: A Few Questions, and No Answers », p. 16.

Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? du caractère programmatique qui caractérise cette dernière 9. Nous reviendrons sur le caractère programmatique de l’œuvre de notre auteur. Mais d’ores et déjà, des éléments de réflexion, utiles à la construction d’une résolution partielle du problème constitué par la délimitation des champs respectifs des recueils d’adab, du type des ‘Uyūn, et des encyclopédies, peuvent être trouvés, par comparaison, dans la description que Marie-Anne Polo de Beaulieu et Jacques Berlioz 10 font de « la création d’un genre mixte, mi-chemin entre le recueil d’exempla et l’encyclopédie 11 », qui trouve sa source dans le recours conjoint aux connaissances encyclopédiques précises et à la rhétorique de la persuasion, fondée sur les exempla. C’est, nous semble-t-il, la démarche de notre auteur, nous le verrons lorsque nous soumettrons son œuvre à l’épreuve d’un encyclopédisme que nous aurons préalablement défini. Mais aupar­avant, nous nous livrerons à la lecture critique des articles de Roger Paret et de Charles Pellat consacrés à cette question, qui, en dépit et à cause de l’absence de toute tentative de définition de l’encyclopédisme, fondent leurs démonstrations respectives sur des présupposés implicites qu’il convient de mettre à jour, afin de mieux cerner la portée des conclusions auxquelles ils aboutissent. I. De la nécessité de définir la notion d’encyclopédisme : lectures critiques 1. Charles Pellat 12 , absence de définition et anachronismes Nous procèderons, d’une part, par le relevé systématique des jugements de valeur ponctuant l’article, dans le but de faire émerger les préjugés implicites qui les sous-tendent. Nous nous attarderons, d’autre part, sur ce qui nous semble relever de la confusion entre genre et forme, notamment dans la définition de l’adab. Le premier de ces jugements se manifeste dès les premières pages du texte de Charles Pellat. Transposant l’évolution du système religieux, juridique et social – fermé, selon lui, au iiie/ixe siècle avec l’échec du mu‘tazilisme –, à l’évolution du système littéraire, il considère que le respect constant du principe d’autorité et la crainte de la bid‘a 13 ont entravé « l’épanouissement de la culture et de la littérature d’imagination » et favorisé en revanche l’élaboration

9. Ibid. et p. 18. 10. J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, « Les recueils d’exempla et la diffusion de l’encyclopédisme médiéval », dans L’enciclopedismo medievale, p. 179-212. 11. Ibid., p. 1 12. Ch.  Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », Cahiers d’histoire mondiale 9 (1966), p. 631-658. 13. Bid‘a, « innovation, croyance ou coutume qui ne s’appuie pas sur un précédent datant de l’époque du Prophète. », J. Robson, « Bid‘a », EI2.

151

Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? d’œuvres encyclopédiques 14. Ce jugement repose sur deux présupposés : le premier, commun à l’ensemble des orientalistes de cette génération, érige le mu‘tazilisme dans son effort de rationnalisation de la foi – et son chantre en matière de littérature, al-Ğāḥiẓ –, en modèle de liberté de pensée, ce qu’il ne saurait être, au même titre que l’averroïsme latin et Thomas d’Aquin ne sauraient être assimilés au déisme et à Voltaire. De manière plus concrète s’il en est besoin, rappelons que le mu‘tazilisme a pourchassé ses détracteurs et instauré une période dite « d’inquisition 15 », et que le respect du principe d’autorité, dans un cadre religieux irréductible, est une constante propre au système de pensée médiéval en général. Le second présupposé est un véritable préjugé fondé sur un anachronisme, la « littérature d’imagination » n’existant pas plus en Occident qu’en Orient médiévaux, telle que nous la concevons aujourd’hui. Cet anachronisme repose, selon Mary Carruthers, sur le fait que notre formation intellectuelle est celle d’« un monde post-romantique, post-freudien, dans lequel l’imagination a été assimilée à un inconscient mental doté d’une puissance créatrice considérable, et même dangereuse ». Aussi, ajoute-t-elle : Les savants modernes sont-ils souvent déçus, quand ils considèrent le Moyen Âge, par le statut en apparence modeste, subalterne qui est attribué à l’imagination dans la psychologie médiévale – comme si, dépourvue de tout statut intellectuel, elle était le cheval de trait de l’âme sensitive 16.

Or, dans la compréhension des choses des auteurs médiévaux, poursuitelle, c’est la mémoire qui transforme la connaissance en expérience utile et qui unit les éléments de la connaissance muée en expérience pour en faire des « jugements », l’équivalents de nos « idées 17 ». D’autre part, l’existence d’une littérature à caractère encyclopédique n’est pas subordonnée à l’absence d’une littérature d’imagination et vice versa. La relation antithétique entre littérature d’imagination et littérature à caractère encyclopédique ne semble pas pertinente dans la mesure où leur présence conjointe est largement constatée dans les « systèmes littéraires » au Moyen Âge, voire dans une même œuvre. Le Roman de la rose, à la forme double, imaginative et encyclopédique, en est un exemple. La langue d’expression de ces œuvres à caractère d’imagination leur assigne une place particulière, place à part entière dans le paysage littéraire médiéval : autre langue, autre public, plus large, mais en aucun cas remplacement ou éviction de la fonction remplie par les œuvres à caractère encyclopédique.

14. Ch.  Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », p. 633.  15. Miḥna, mot ordinairement appliqué aux persécutions mu‘tazilites qui eurent lieu entre 218/833 et 234/848. Cf. M. Hinds, « Miḥna », EI2. 16. M.  Carruthers, Le Livre de la Mémoire, p. 9. 17. Ibid., p. 10.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? Charles Pellat poursuit en proposant une définition de l’adab dont le caractère primitif serait parénétique pour ensuite évoluer vers un « encyclopédisme naturellement superficiel » : De par la définition qu’en donnent les auteurs : « prendre de tout un peu », il implique nécessairement un choix dans les connaissances traditionnelles ou spéculatives acquises depuis les débuts de l’Islam, et, sacrifiant la profondeur à l’étendue, prend tout naturellement un caractère encyclopédique 18.

De là à réduire l’adab aux formes à caractère anthologiques proposant un « savoir étendu et varié 19 », il n’y a qu’un pas. Il nous semble que c’est ignorer le restant de la production littéraire susceptible d’être rangée sous le terme adab, à commencer par les épîtres, les maqāmat ou les œuvres d’un Tawḥīdī ou d’un Ma‛arrī. Cet apparent oubli ou mépris des textes qui ne relèvent pas du “genre encyclopédique” est dû sans doute à la confusion entre genre et forme, un genre pouvant trouver son expression sous des formes différentes. En effet, les conventions d’un genre peuvent « être de nature très différente : formelles, thématiques, stylistiques 20… » D’autre part, si l’on considère que « le genre est une convention discursive 21 », que « le texte littéraire comme tout discours, comme tout système signifiant, doit posséder une forme pour fonctionner 22 », que cette forme, en littérature, n’est pas linguistique mais se définit comme « un air de famille, un ensemble flou de traits micro et macrostructuraux, des conventions pragmatiques 23 », on aboutit à la définition du genre comme « convention pragmatique 24 » et non strictement textuelle. Cela signifie que « l’œuvre en relève non comme texte, mais comme acte, comme effet, comme interaction sociale 25 ». Ces considérations peuvent fournir des éléments de réponse à la question de l’adab comme genre littéraire. Les deux critères irréductibles qui le définissent nous semblent être, d’une part d’ordre pragmatique et rhétorique en tant que porteur des caractères d’exemplarité et de norme, et d’autre part d’ordre textuel en tant que textes en prose. Ces caractéristiques posées, l’adab peut accueillir en son sein une multiplicité de formes dont les principales sont l’épître, à caractère discursif et la somme, à caractère d’inventaire, étant entendu que toutes deux relèvent de l’exemplaire et du normatif.

18. Ch.  Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », p. 634.  19. Ibid., p. 635. 20. A.  Compagnon, La notion de genre, cours en ligne (http://www.fabula.org/compagnon/genre. php) « 1. Introduction : forme, style et genre », août 2008. 21. Ibid. 22. Ibid., « 2. Norme, essence ou structure ? » 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Ibid.

153

Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Charles Pellat nous éclaire cependant sur le sens qu’il donne au terme « encyclopédie », dans la conclusion qu’il fait à son article, cohérent dans le recours renouvelé aux présupposés que nous avons mis en évidence : Ainsi, que l’on prenne le terme “encyclopédie” dans son sens étroit ou dans un sens plus large de dictionnaire d’une science donnée, la littérature arabe est de celles qui possèdent le plus d’ouvrages de ce genre, et il n’y a pas lieu de s’en étonner car la prépondérance de l’esprit religieux porte à subordonner l’apport personnel au principe d’autorité et à négliger l’imagination au profit de l’érudition qui trouve son aboutissement normal dans les encyclopédies 26.

Le sens « large de dictionnaire d’une science donnée » permet à Charles Pellat de réduire à un seul genre, démarche contestable car imprécise, tous les ouvrages à caractère de “classement”, dictionnaires de langue, prosopographies, etc., y compris les chroniques universelles dont il ignore la spécificité, en particulier leur déroulement chronologique, en se déclarant déçu par le contenu du Kitāb al-Ma‛ārif : […] « livre des connaissances [profanes] » dont le titre laisse entendre qu’il s’agit d’une encyclopédie des sciences utiles à l’« honnête homme », mais le contenu de cet ouvrage, n’en tient pas les promesses, car il ne contient finalement que des données de caractère historique 27.

C’est ici que se laisse saisir le sens « étroit » que Charles Pellat donne au terme « encyclopédie » : c’est l’acception courante que le mot a pris au xviiie siècle, dénué de l’aspect parénétique et religieux associé à la somme encyclopédique du Moyen Âge, la notion de « sciences utiles à l’honnête homme » étant, encore une fois, la projection de l’homme occidental nourri aux textes de la Renaissance et des Lumières. Les « promesses » projetées sur les Ma‛ārif sont celles qu’attend le lecteur moderne d’une encyclopédie telle qu’elle se conçoit depuis les Lumières ou au mieux depuis l’humanisme de la Renaissance. Si le mu’tazilisme a été revêtu de l’habit de l’humanisme, le « sunnisme », quant à lui, a endossé celui de l’obscurantisme, associé, en particulier depuis le xixe siècle et jusqu’au récent renouveau des études médiévales, à la période du Moyen Âge. S’il subsistait un doute sur ce type de projections, le jugement de valeur porté sur la littérature arabe « productrice d’encyclopédies et incapable d’imagination car subordonnée à l’esprit religieux » suffirait à le dissiper. C’est en effet l’admission de la supériorité de « la culture émancipée de la religion » sur le Moyen Âge, symbole de l’obscurantisme et de la négation de l’individu, qui préside à ce type d’affirmations. Au-delà de la dépréciation du Moyen Âge, on peut lire en particulier celle de la littérature arabe qui se serait enfermée dans cet obscurantisme religieux

26. Ch.  Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », p. 657. 27. Ibid., p. 639.

154

Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? dès le iiie/ixe siècle quand n’est faite aucune référence précise au Moyen Âge occidental. Nous avons là une comparaison implicite dont les termes ne sauraient être comparés d’un point de vue historique : lorsque Charles Pellat déplore « l’absence de littérature d’imagination et la prolifération d’une littérature encyclopédique naturellement superficielle », il dénonce une lacune, un manque par référence à une autre littérature, celle qui lui appartient. Mais ce faisant, il compare l’incomparable, car c’est la littérature arabe classique, en particulier celle des iiie/ixe et ive/xe siècles qu’il compare avec celle de l’Occident sorti du Moyen Âge, c’est-à-dire à partir de la Renaissance. Si l’on donne à cette comparaison le cadre chronologique qui lui manque, ces jugements de valeur n’ont plus lieu d’être. La production littéraire dans l’Occident médiéval, – qui a vu naître les Étymologies, première encyclopédie, rédigée au viie siècle par un Isidore de Séville soucieux de « rassembler et de transmettre ce qui reste de l’héritage antique en temps de pénurie philologique 28 » –, est peu abondante entre le viie et le xiie siècle, beaucoup plus à partir de ce que Charles Haskins 29 qualifie de « Renaissance du xiie siècle », « c’est-à-dire la mutation culturelle provoquée dans l’Occident latinophone par l’arrivée massive des sources gréco-arabes 30 ». Par ailleurs, Benoît Beyer de Ryke note que « le Moyen Âge [occidental] est la grande période de l’encyclopédisme 31 », nous y reviendrons plus en détails. Autant d’éléments qui remettent en cause « l’enfermement encyclopédique » comme trait distinctif de la littérature arabe. Penchons-nous à présent sur une théorie qui affleure tout au long de l’article et qui mérite qu’on en vérifie le bien-fondé : il s’agit de la conception catastrophiste du savoir selon laquelle, à l’origine de tout mouvement massif de collecte et de tri d’informations – aboutissant à la productions d’ouvrages à caractère compilatoire –, serait une angoisse, provoquée par la disparition d’un monde. Cette théorie, développée sur quelques pages par Houari Touati 32 dans l’un de ses ouvrages, semble liée à une période particulière qui s’étendrait du iie/viiie siècle au début du iiie/ixe siècle et concernerait à l’origine, et en particulier, la langue, la généalogie et le ḥadīṯ. Nous ne mettons pas en cause cette théorie, dont les fondements, d’ordre psychologique, peuvent pourtant prêter à discussion, mais il nous semble qu’au iiie/ixe, l’urgence n’est plus de collecter, mais de trier et de classer la somme monumentale des connaissances accumulées et générées par la jeune civilisation florissante. Si le premier mouvement

28. B.  Beyer de Ryke, « Les encyclopédies médiévales, un état de la question », Pecia, Ressources en médiévistique 1 (2002) p. 9-42, article consulté en ligne (peciaencyclopedies. html), novembre 2007, p. 2/27. 29. C. H. Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Harvard 1979. 30. B. Beyer de Ryke, « Les encyclopédies médiévales, un état de la question », p. 7/27. 31. Ibid., p. 7/27. 32. H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge, Paris 2000, p. 35-38.

155

Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? de collecte et de classement correspond à une entreprise du type de l’arche de Noé, le second, nous semble-t-il, répond à la nécessité de classer et de hiérarchiser la masse des composantes de cette culture, sans pour autant être générateur d’angoisse. Charles Pellat, citant André Miquel 33 à l’appui de son propos, interprète le « désordre » d’al-Ğāḥiẓ, comme un signe d’inquiétude 34 générée par un questionnement sur la survivance de l’Islam au contact des apports extérieurs. Porté par la sympathie qui l’anime à l’égard de cet auteur, il va jusqu’à lui attribuer une conscience « des lacunes qui restent à combler », qui le « garde de faire le point des connaissances, qu’il sait éminemment perfectibles » et de « fixer d’une façon arbitraire les détails de la culture idéale 35 ». Il est question ici de relativisme et de positivisme, valeurs anachroniques au Moyen Âge, naturellement intégrées par Charles Pellat qui les projette encore une fois sur la pensée d’un auteur cher à ses yeux. Il n’est besoin pour s’en convaincre que de compulser le Kitāb al-Ḥayawān pour se rendre compte qu’il est déjà une tentative de classement de la masse de connaissances accumulée et produite par l’Islam, et qu’il ne s’agit pas, – suivant l’« omni re scibili » de Pic de La Mirandole 36 cité par Charles Pellat pour qualifier l’œuvre d’al-Ğāḥiẓ –, de tenir tête à tout venant sur tout ce que l’homme peut savoir 37, mais de célébrer la perfection divine par l’intermédiaire de la connaissance de Sa création. Au Moyen Âge, le savoir n’est pas vertueux en tant que tel, il est un signe de la grandeur divine, même s’il permet, le cas échéant, de tenir tête aux détracteurs de l’Islam, y compris en utilisant leurs propres instruments, comme il permet de tenir son rang dans les cénacles de la cour. Désordre inquiet d’al-Ğāḥiẓ ou ordre rassurant d’Ibn Qutayba, tous deux répondraient de manière opposée à la même angoisse. Mais nous pourrions tout aussi bien lire dans le « désordre » apparent d’al-Ğāḥiẓ l’élan et le souffle d’une culture en pleine expansion, dans l’ordre d’Ibn Qutayba, l’équilibre stable de cette culture en perpétuel mouvement. L’œuvre du second ne serait-elle pas l’aboutissement d’un projet initié par le premier, au-delà des divergences dogmatiques ? La naissance du genre attribué à Ibn Qutayba trouve ses racines chez al-Ğāḥiẓ et, le mu‘tazilisme eut-il été triomphant, il nous est permis de supposer qu’il aurait produit ses propres sommes totalisantes.

33. André Miquel, cité sans références dans Ch. Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », p. 640. 34. Al-Ğāḥiẓ proposerait « dans un désordre qui trahit son inquiétude, une méthode d’acquisition et d’enrichissement du savoir », ibid., p. 635. 35. Ibid., p. 635. 36. Jean Pic de La Mirandole (Giovanni Pico della Mirandola), né le 24 février 1463, mort le 17 novembre 1494, humaniste italien. De omni re scibili était sa devise et quibusdam aliis est une addition critique. La traduction en est : de toutes les choses qu’on peut savoir, et même de plusieurs autres. La formule est passée en proverbe pour désigner un prétentieux qui croit tout savoir. 37. Ch.  Pellat, « Les encyclopédies dans le monde arabe », p. 635.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? En effet, au-delà de ce qui les unit en tant que lettrés du iiie/ixe siècle, au service de la même classe dirigeante, dans la même sphère spatio-culturelle, leur démarche d’auteur obéit à des règles communes. Puisant dans la même matière, ce sont les mêmes principes qu’ils énoncent tous deux en introduction à leur propos, qu’il s’agisse de l’adéquation du langage à la situation ou des conditions de la réception d’un discours parénétique ou religieux, entre autres exemples. 2. Roger Paret 38 , la supériorité de la pensée occidentale Roger Paret, quant à lui, se montre, en apparence, plus rigoureux dans l’usage du terme « encyclopédie », souvent placé entre guillemets. Le sens qu’il accorde à ce terme, « en pays d’Islam 39 » apparaît au travers d’une phrase, située au début de son propos, selon laquelle il s’agit d’ouvrages où se marquait la volonté, sentie et affirmée comme telle explicitement, de réunir pour l’ordonner un savoir lui-même conçu, au moins dans sa visée, comme l’exposition d’un ordre universel et intelligible 40.

Plus rigoureux, mais aussi plus circonspect lorsqu’il affirme qu’on ne saurait nommer ce mouvement culturel « encyclopédisme » qu’avec beaucoup de précautions et de réserve 41. Citant ensuite l’œuvre d’Ibn Ḫurradāḏbih 42, qu’il considère comme la première des entreprises encyclopédiques de l’Islam médiéval, il ajoute qu’il s’agit là du « premier effort pour donner à la classe dirigeante ‛abbāsīde une image d’elle-même et du monde destinée à la rassurer », concluant ainsi : « Tout “classicisme” est un refus du temps ; à bien des égards, Ibn Ḫurdāḏbih fut l’un des premiers représentants du “classicisme” arabe 43. » La juxtaposition de ces trois éléments permet de faire apparaître une contradiction fondée, une fois encore, sur une conception achronique de

38. R. Paret, « Contribution à l’étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : « l’encyclopédisme » arabo-musulman de 850 à 950 de l’ère chrétienne », Revue historique CCXXXIV (janvier-mars 1966), p. 47-100. 39. Ibid., p. 48. 40. Ibid. 41. Ibid. 42. Ibn Ḫurradāḏbih, né entre 205/820 et 211/826, probablement dans le Ḫurāsān,et mort entre 272/885 et 300/912. Sa principale activité a été celle de chef de la Poste et des Renseignements/ṣāḥib al-barīd wa-l-ḫabar, d’abord dans la province des Ğibāl, puis à Baġdād et à Sāmarrā. Ami et commensal du calife al-Mu‘tamid. On trouve une liste de ses écrits dans le Catalogue d’al-Nadīm, dont seuls le Kitāb al-Masālik wa-l-Mamālik/Le Livre des itinéraires et des royaumes et un fragment du Kitāb al-Malāhī/Le Livre des divertissements nous sont parvenus, lui assurant une renommée de géographe. Cf. M. Hadj-sadok, « Ibn Khurradādhbih », EI2. 43. R. Paret, « Contribution à l’étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : “l’encyclopédisme” arabo-musulman de 850 à 950 de l’ère chrétienne », p. 58.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? l’encyclopédisme. En effet, le terme d’image, judicieusement employé ici, ne renvoie pas à autre chose qu’à l’imago mundi/miroir du monde – et monde comme trace du Créateur –, fondement de l’encyclopédisme tel qu’il se manifeste au Moyen Âge. D’autre part, « réunir et ordonner un savoir conçu comme l’expression d’un ordre universel et intelligible » inscrit ce type d’ouvrages dans la démarche étymologique – qui trouve dans les mots le secret des choses – indissociable de l’entreprise encyclopédique médiévale dont l’ouvrage fondateur porte le titre d’Étymologies. L’encyclopédisme médiéval en Islam s’inscrit, nous semble-t-il dans ce cadre ; aussi la réticence de Roger Paret à qualifier ce « mouvement culturel » d’encyclopédisme nous paraît-elle causée par la projection du classicisme sur l’encyclopédisme médiéval dont il considère les caractéristiques comme spécifiques à l’aire arabo-musulmane ; c’est nous qui parlons d’encyclopédisme médiéval, Roger Paret parle d’« encyclopédisme » pour l’Occident chrétien et de « mouvement culturel » pour l’Orient, qu’il soit chrétien ou musulman. Roger Paret semble en effet transposer les deux périodes en vertu de similitudes lointaines, mais cependant observables, lorsqu’on sait que le classicisme français, prenant pour modèle les auteurs de l’Antiquité, a développé un art de mesure et de raison codifié à l’extrême en même temps qu’il normalisait l’usage du français 44. Ce faisant, il porte un jugement sur le classicisme comme « refus du temps » qui lui permet de qualifier la démarche encyclopédique en Islam médiéval comme un « classicisme arabe ». Ce sont donc encyclopédisme et classicisme qui sont ici opposés, l’encyclopédisme étant conçu comme une démarche ouverte aux nouveaux savoirs dans une perspective humaniste quand le « classicisme arabe » codifie et normalise dans une perspective religieuse. La définition du mouvement culturel donnée par Roger Paret au début de son article comme « volonté, sentie et affirmée comme telle explicitement, de réunir pour l’ordonner un savoir lui-même conçu, au moins dans sa visée, comme l’exposition d’un ordre universel et intelligible » est restreinte au champ de l’Islam médiéval, par opposition à Byzance et aux « pays de tradition gréco-romaine » qui auraient intégrés l’humanisme comme donnée permanente et achronique. Nous retrouvons ici des présupposés théoriques, constatés chez Charles Pellat, fondés sur une conception intemporelle de l’encyclopédisme, un et uniforme du viie au xixe siècle, voire au xxie, non dissocié de la notion d’humanisme, au mépris de toute datation. C’est ainsi que Roger Paret conclut : Fondamentalement, pour les milieux cultivés de l’Iraq ‛abbāsīde au ive/ x e siècle, non moins que pour les groupes d’érudits du iie/viiie siècle, il n’était de science que de l’Islam et dans la perspective de l’Islam. C’est là peut-être

44. J. Nicot, Le Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne Paris 1606, est la clef du développement de la lexicographie française. Les descriptions lexicales et la méthodologie mise en œuvre par le Thresor ont ouvert la voie aux premiers dictionnaires généraux réellement monolingues du français, qui ont tous paru à peu d’intervalle à la fin du dix-septième siècle : ceux de Richelet (1680), de Furetière (1690) et de l’Académie française (1694).

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? ce qui distinguait le plus radicalement les entreprises d’un polygraphe comme al-Mas‛ūdi de celles, formellement si comparables, qu’inspirait Constantin Porphyrogénète ; c’est là ce qui, plus essentiellement, rend difficile de considérer “l’encyclopédisme” arabo-musulman, comme un “humanisme”, au sens que l’histoire de la culture dans les pays de tradition gréco-romaine a désormais conféré à ce mot […] Rien ne leur était étranger (les « encyclopédistes » arabomusulmans du ive/xe siècle), non parce qu’à leurs yeux rien n’était étranger à l’homme, mais tout au contraire parce que rien n’était étranger à Dieu 45.

Un peu plus loin Roger Paret ajoute : On observe en effet chez les érudits de l’Orient médiéval une radicale indifférence à “l’autre” ; le savoir, pour eux, n’avait de fin que la perpétuation d’une identité ethno-culturelle hors de laquelle ils ne concevaient pas qu’il pût exister de société conforme à un vouloir divin 46.

Enfin : L’univers mental du “savant” arabo-musulman du ive/xe siècle peut être dit “encyclopédique”, mais cet “encyclopédisme” est clos […] L’adab était Tradition – et non seulement l’adab, mais toute la “science” arabe 47.

Si la description de « l’univers mental du savant arabo-musulman du ive/ x  siècle », – avec ce qu’elle comporte « d’indifférence à “l’autre” » dans une conception du monde ethno-centrée, close sur elle-même et reflet de la perfection divine –, ne nous semble pas sujette à caution, nous émettons cependant de fortes réserves quant à la dissociation établie par Roger Paret entre Orient et Occident. En effet, ses conclusions s’appliquent aux « érudits de l’Orient médiéval » comme s’il existait une opposition radicale entre les conceptions orientales et occidentales du monde dans leur rapport à Dieu. Encore une fois, cette opposition ne se conçoit qu’en dehors de toute chronologie et laisse entrevoir le rapport de valeur que Roger Paret pose entre Orient et Occident, puis entre Islam et Chrétienté. C’est ainsi qu’il conclut : e

L’encyclopédisme byzantin ne se distinguait donc pas, quant à la nature des motivations qui guidaient les érudits dans le choix de leurs “modèles”, de celui des lettrés arabo-musulmans, mais si on peut risquer ici cette expression toute moderne, il était un “encyclopédisme” de “mauvaise conscience” : il reposait sur des fondements qu’il revendiquait et qu’il récusait tout ensemble. “L’encyclopédisme” islamique était référence à soi-même, celui des hommes de Constantinople était contraint de refuser l’essentiel du passé sans lequel il n’eût pas existé 48.

45. R. Paret, « Contribution à l’étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : « l’encyclopédisme » arabo-musulman de 850 à 950 de l’ère chrétienne », p. 93 46. Ibid., p. 99. 47. Ibid. 48. Ibid., p. 100.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Roger Paret pose ici la question de l’opposition entre esprit critique et respect de la tradition, laquelle fonde le classicisme et les développements ultérieurs de la pensée occidentale, mais ne se pose pas dans ces termes au Moyen Âge, qu’il soit oriental ou occidental. Le jugement de valeur soustendant cette conclusion repose en définitive sur une subordination de la tradition à l’esprit critique, sur la supériorité de la seconde sur la première. Nous aurions un Occident chrétien déjà émancipé de la religion, supérieur en cela à l’Orient chrétien, touché plus précocement cependant par l’esprit des Lumières, que l’Islam. L’équation est la suivante : Occident chrétien > Orient chrétien > Orient musulman. Ceci peut se lire encore dans le jugement de valeur porté par R. Paret sur l’historiographie arabe : « Il est impossible, au demeurant, de prétendre séparer les deux domaines, d’établir une distinction, qui n’a pas de fondement dans l’Islam médiéval, entre “tradition” et “histoire” 49 », jugement de valeur aux allures de mépris lorsqu’il écrit encore : Ce qu’on appelle improprement “l’historiographie” arabe n’a rien été jamais qu’une collection de “récits”, alourdie bien plus qu’enrichie des emprunts faits aux chroniques des peuples conquis – un recueil de ḥadīṯ à l’échelle du monde 50.

Reste à démontrer que cette distinction existe au Moyen Âge quand on sait que l’histoire, à cette époque, est principalement écrite par des hagiographes, des chroniqueurs, souvent membres du clergé épiscopal et proches du pouvoir, ou par des moines et que : Tout le Moyen Âge admettait ainsi les rapports privilégiés que la religion avait tissés entre l’hagiographie et l’histoire. Si érudite et savante que fût l’histoire monastique, elle n’était en même temps qu’un « sous-produit de la religion » 51.

Le mépris affiché ici à l’encontre de ces « collections de récits » est, en définitive, un mépris – inconscient ? – de l’historiographie médiévale en général. Parachevant sa démonstration, Roger Paret aborde la question de l’appropriation de l’héritage grec par les deux cultures, byzantine et arabo-musulmane, constatant la non-coïncidence des concepts de la philosophie grecque

49. Ibid., p. 95. 50. Ibid., p. 98 51. B.  Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris 1980, p. 55.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? et de « ce qu’on serait tenté parfois, quand on étudie al-Kindī 52, al-Farābī 53, et même al-Mas‛ūdī 54, de nommer “l’hellénisme arabe” » 55. Mais là encore, l’on peut se demander si coïncidence il y avait entre ces concepts et l’Église d’Occident lorsqu’on sait la condamnation de l’averroïsme au xiiie siècle. L’article s’achève sur la réaffirmation d’une similitude entre « encyclopédisme byzantin » et encyclopédisme arabo-musulman quant aux motivations, religieuses, en somme, de leurs auteurs, mais souligne le caractère fondateur de l’héritage grec pour la civilisation byzantine, héritage qui serait finalement resté fondamentalement étranger à l’Islam. Ces conclusions s’inscrivent dans une tradition dix-neuviémiste qui prône la défense de l’hellénisation et de la spécificité chrétienne européenne, thèse récemment reprise par Sylvain Gougenheim dans un livre intitulé Aristote au Mont-SaintMichel 56. Contribuer au débat se situe hors du cadre strict de notre recherche ; il n’en demeure pas moins qu’au iiie/ixe siècle, cet héritage est si vivant qu’un auteur tel qu’Ibn Qutayba, qui s’efforce de le faire sortir du champ de la réflexion théologique et de la science du discours – qu’il attribue exclusivement aux Arabes –, ne cesse de prendre appui, à son insu, sur les principes de la rhétorique d’Aristote. II. L’œuvre d’Ibn Qutayba à l’épreuve du genre « encyclopédisme médiéval » 1. Fondements théoriques de la réflexion a. L’encyclopédisme : démarche et réalisation. « Le terme “encyclopédie” qui vient du grec enkuklios paideia met en évidence l’idée de cycle et d’enseignement, ce qui me paraît aujourd’hui le mieux traduire la notion de “programme”. » Ainsi Jacques Le Goff affirme-t-il que l’œuvre encyclopédique comporte toujours une volonté programmatique, qui est, écrit-il encore « le premier héritage, conscient ou inconscient, explicite ou implicite, de la pensée 52. Al-Kindī, célèbre philosophe arabe, dont les dates se situent aux alentours de 185/801252/866). Cf. J. Jolivet et R. Rashed, « Kindī (al-) », EI2. 53. Al-Fārābī, appelé Alfarabius ou Avennasar dans les textes latins du Moyen Âge. L’un des plus célèbres philosophes arabes, surnommé “le second maître”, le premier étant Aristote. Probablement mort en 339/950, à Damas. Cf. R. Walzer, « Fārābī (al-) », EI2. 54. Al-Mas‛ūdī, mort en 345/956, auteur du célèbre ouvrage encyclopédique Murūğ aḏ-Ḏahab/ Les Prairies d’or. Cf. Ch. Pellat, « Mas ‛ūdī (al-) », EI2. 55. R. Paret, « Contribution à l’étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : “l’encyclopédisme” arabo-musulman de 850 à 950 de l’ère chrétienne », p. 99. 56. S. Gougenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris 2008. Sur le contenu et la démarche de cet ouvrage, cf. M. Lejbowicz, « Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne. », Cahiers de recherches médiévales, Comptes rendus (par année de publication des ouvrages), 2008, [En ligne], mis en ligne le 13 novembre 2008. http://crm.revues.org//index2808.html. Consulté le 10 août 2009.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? grecque ». Le terme paideia, poursuit-il, impliquant les notions d’enseignement et d’éducation, est lié, dans notre univers mental et dans nos pratiques, à la notion de vulgarisation 57 ». On peut lire un peu plus loin, que l’ordre et la totalité sont les deux caractéristiques fondamentales de l’encyclopédisme 58. On retrouve ces fondamentaux dans une intervention de Roland Mortier, antérieure à celle de Jacques Le Goff sus-cité, qui expose, en ouverture à une réflexion menée collectivement sur la notion d’encyclopédisme 59, les quatre présupposés au fondement d’une telle démarche, que sont : – une perception historique réflexive sur le chemin parcouru et les connaissances engrangées par les générations antérieures, – une conception totalisante de ce savoir, ressenti comme une sorte de capital à gérer collectivement, – la volonté de répandre ce savoir, à la fois dans le souci de stimuler la recherche ultérieure et dans celui de « rentabiliser en quelque sorte le savoir, en diffusant son usage pour le plus grand bonheur du groupe auquel on s’adresse », – enfin de se délecter, au sens prométhéen 60, du plaisir d’apprendre et de celui d’instruire en fixant et condensant l’acquis. Ces quatre conditions, sur lesquelles repose toute démarche de type encyclopédiques, sont, à première vue, bel et bien présentes dans l’ensemble de l’œuvre qui nous occupe, qu’il s’agisse des ‘Uyūn en particulier ou de l’ensemble de l’œuvre d’Ibn Qutayba dont chaque élément comporte ces caractéristiques. Le seul prologue aux ‘Uyūn expose en ses propres termes ces présupposés, dans l’ordre proposé par Roland Mortier : – en matière de « perception historique réflexive » : Sache aussi que nous n’avons eu de cesse, dans notre jeune âge comme dans celui de la maturité, de recueillir ces récits auprès de plus âgé et plus expérimenté que nous, comme auprès de nos compagnons et amis, dans les livres des Persans et leurs gestes, chez les plus éloquents des grands secrétaires dans certains chapitres de leurs écrits, et [également] chez qui nous est inférieur 61,

– en matière de « conception totalisante du savoir » : J’ai cependant fait en sorte qu’il 62 ne soit pas exempt d’anecdotes curieuses, de traits d’esprit, de paroles étonnantes ou drôles, afin que ne soient absents du livre aucune conduite connue et aucun langage usité 63,

57. J. Le Goff, « Pourquoi le xiiie siècle a-t-il été plus particulièrement un siècle d’encyclopédisme ? », dans L’encyclopedismo medievale, p. 24. 58. Ibid., p. 25. 59. R. Mortier, A. Becq (dir.), L’encyclopédisme, Paris 1991, Préface, p. 13. 60. En philosophie, le mythe de Prométhée est admis comme correspondant à la métaphore de l’apport de la connaissance aux hommes. 61. ‘Uyūn, Prologue, p. 7, l. 7-9. 62. Le « il » renvoie à « mon livre ». 63. ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 2-4.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? – quant à la « volonté de répandre ce savoir » : Quant à ce qui suit, chaque bienfait de Dieu appelle un devoir et chaque faveur une contrepartie : la contrepartie de la richesse est l’aumône, celle de la noblesse est l’humilité, celle de l’art de l’entregent la satisfaction des requêtes, celle du savoir sa diffusion […] Nous demandons à Dieu Le Très Grand, Le Très-Haut de rendre notre savoir agissant et de nous rendre aptes à en prendre le meilleur ; qu’Il [ nous rende] désireux de le faire fructifier pour [l’amour de] Sa noble face 64,

– « pour le plus grand bonheur du groupe auquel on s’adresse » : Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires négligents de leur formation [en matière d’adab], un ouvrage sur les connaissances [qui doivent être les leurs] 65,

– en matière de « délectation intellectuelle » : C’est la semence de l’esprit des doctes, le produit de la pensée des sages, c’est la crème du lait, le fleuron de l’adab, le fruit de la longue observation, c’est le meilleur de la parole des éloquents, de la subtilité des poètes, de la geste des souverains et du legs des Anciens 66.

Une fois posé que ces quatre conditions sont au fondement des ‘Uyūn, reste à préciser si la « volonté de globaliser le savoir » suffit à intégrer l’ouvrage dans le champ de l’encyclopédie. L’encyclopédisme obéit en effet, tant à des critères conceptuels que formels, critères soumis aux temps et lieu qui ont vu le développement de ce type d’entreprise. En d’autres termes, si l’œuvre d’Ibn Qutayba s’inscrit dans une démarche encyclopédique, est-elle pour autant une entreprise encyclopédique – la démarche relevant de la conception et l’entreprise de la réalisation –, un édifice global dont les ‘Uyūn ou les Ma‛ārif, entre autres exemples, ne sont que des composantes ? b. Des encyclopédismes. Pour définir au mieux la notion d’encyclopédisme, nous nous sommes reportée, outre les actes de deux colloques 67, au très synthétique et très complet article que Benoît Beyer de Ryke 68 consacre à la question. L’encyclopédisme s’épanouit en particulier sur trois périodes : l’Antiquité, le Moyen Âge et le xviiie siècle. Rappelant que le terme « encyclopédie » n’existe pas au Moyen Âge, la première de ses occurrences en français

64. Ibid., p. 1, l. 10-14 65. Ibid., p. 1, l. 16. 66. Ibid., p. 3, l. 1-3. 67. L’encyclopédisme et L’enciclopedismo medievale, cf. notes 1 et 2. 68. B.  Beyer de Ryke, « Les encyclopédies médiévales, un état de la question ».

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? apparaissant en 1532 dans le Pantagruel de Rabelais 69, il souligne que la notion n’en est pas moins présente au Moyen Âge et que nombre d’ouvrages, « livres de livres », mettent à la disposition des milieux cultivés, ecclésiastiques puis laïques, la totalité des connaissances humaines, en particulier les choses de la nature en un ensemble ordonné où le monde naturel n’est pas considéré pour lui-même, mais en tant que trace du Créateur, et ce, dans le cadre d’une démarche étymologique qui trouve dans les mots le secret des choses. La notion de démarche étymologique nous paraît essentielle à la compréhension des contenus de ce type d’ouvrages. Nous pensons en particulier au kitāb al-Ma’ārif qui, bien que relevant a priori du genre de la chronique universelle, contient des pages entières consacrées à l’explicitation d’expressions imagées liées à une histoire particulière et à l’exposition des « anomalies » ou étrangetés de la nature 70 tels : les personnages atteints de tares multiples, lépreux, boiteux, sourds, mutilés, éléphantiasiques, ceux qui souffraient de rétention, les albinos, les tordus, les édentés, les chauves, ceux qui avaient l’haleine fétide, les borgnes et les aveugles, les choses singulières qui se produisirent en série dans une même famille, ceux qui furent excessivement grands ou excessivement petits, ceux qui dépassèrent le terme de la grossesse et ceux qui vinrent avant terme […] et les histoires des gens dont le nom passa en proverbe tels « l’arc de Ḥāğib 71 », « la bêtise de Bāqil 72 », « les deux boucles d’oreilles de Māriya 73 » , Ḫuraym

69. « J’entends et je veux (Garagantua s’adressant, dans une lettre, à son fils Pantagruel) que tu apprennes parfaitement les langues : premièrement le grec, comme le veut Quintilien ; deuxièmement le latin ; puis l’hébreu pour les saintes Lettres, le chaldéen et l’arabe pour la même raison ; et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin. Qu’il n’y ait pas d’étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t’aideras de l’universelle encyclopédie des auteurs qui s’en sont occupés. », Rabelais, Pantagruel, Paris 1973, 1995 et 1996, translation de Guy Demerson, p. 121. 70. Au xvie siècle, Ravisius Textor, professeur au collège de Navarre, dans son Officina (ou Magasin) (1520) donne des listes de suicidés, de parricides, de maladies, de pédagogues, d’hommes efféminés, de chasseurs, avec des anecdotes, citations, etc., ainsi qu’un index. Cité par Jean Céard, « Encyclopédie et encyclopédisme à la Renaissance », dans L’encyclopédisme, p. 58. 71. Il s’agit de Ḥāġib b. Zurāra, chef des Dārim, subdivision des Tamīm, mort vers 620 de J.-C. Il se rendit célèbre à l’occasion de la mise en gage de son arc auprès du souverain persan, duquel il obtint l’autorisation de faire paître ses troupeaux sur son territoire – à cause de la sécheresse due à la malédiction du Prophète –, contre la promesse de laisser en paix les sujets persans. Pour plus de précisions, cf. Ma‛ārif, p. 608, et M. J. Kister, « Ḥādjib b. Zurara », EI2. 72. Bāqil, des Banū Qays b. Ṯa‛laba, est la figure du bègue qui, incapable d’articuler le prix qu’il avait payé pour une chèvre, se défendit des quolibets par des vers de poésie ; cf. Ma‛ārif, p. 608-609. Il est à l’origine du proverbe « inna-hu la-a‛yā min Bāqil/plus bègue que Bāqil » et est opposé à la figure de Saḥban Wā’il. Cf. Ibn Manẓūr, I, bql. 73. Ibn Qutayba identifie Māriya bint Ẓālim b. Wahb b. al-Ḥariṯ b. Mu‛āwiya al-Kindī et cite deux vers à propos de son fils al-Ḥariṯ al-A‛rağ (le boîteux), sans donner l’explication de

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? al-Nā‘im 74, Ḥağğām Sābāṭ 75, la plante d’al-Nu‛mān b. al-Munḏir 76, un conte de Ḫurāfa 77, Burğān le brigand 78, Saḥbān Wā’il 79, Ṭufayl auxquels se rattachent les ṭufayliyyūn 80, le trésor d’al-Naṭif 81, le regret d’al-Kusa‛ī 82, les promesses

l’expression. cf. Ibn Qutayba, Ma‛ārif, p. 609 et Kasimirski, Qrt, écrit : « Qurtā Māriya les deux boucles d’oreilles de Maria, métaphorique : Chose inestimable. ». 74. Ḫuraym b. ‘Amrū, des Banū Murra b. ‛Awfb, Sa‛d b. Ḏubyān. Ibn Qutayba nous informe que le qualificatif de Nā‛im/(vêtement) doux, souple lui est donné à cause de la qualité des vêtements qu’il portait : usés en été et neufs en hiver. Cf. Ma‛ārif, p. 609. 75. Le Ḥağğām/barbier ou chirurgien, est, plus précisément, celui qui applique des ventouses. Souverain persan, Sābāṭ, au surnom de « barbier », est la figure de l’oisiveté, car il passe pour avoir soigné par application de ventouses les rares armées qui vinrent à lui, leur faisant crédit afin qu’elles reviennent. Cf. Ma‛ārif, p. 610. 76. Il s’agit de l’anémone, qui est associée au nom d’al-Nu‛mān b. al-Munḏir parce qu’il l’aurait protégée. Al-Nu‛mān b. al-Munḏir fut le dernier roi de la dynastie des Lakhmides à Ḥīra et dut régner autour de 580-602 ap. J.-C. Il est le plus célèbre des rois lakhmides chez les Arabes, sans être le plus important d’entre eux, Cf. Ma‛ārif, p. 610 et Ibn Manẓūr, VI, n‘m, et Kasimirski, šqq. Pour plus de précisions sur le personnage d’al-Nu‛mān, cf. I. Shahīd, « Nu‛mān (al-) [III] b. al-Mundhir », EI2. 77. Le terme ḫurāfa est un nom commun signifiant histoire invraisemblable. Le personnage de Ḫurāfa, de la tribu des Banū ‛Uḏra, serait à l’origine de ce mot. Il aurait été en contact avec des djins, et aurait tenu des propos étranges et extraordinaires à son retour parmi les hommes. Selon une tradition attribuée à ‛Ā’iša, épouse du Prophète, ce dernier aurait accordé foi à ses propos. Cf. Ma‛ārif, p. 611, et Ibn Manẓūr, II, ḫrf, ainsi que Kasimirski, I, ḫrf. 78. Faḍl b. Burğān, client de la tribu des Banū Imr-ī-l-Qays. Cf. Ma‛ārif, p. 611. Il est à l’origine du proverbe « asraq min Burğān/plus brigand que Burğān ». Cf. Ibn Manẓūr, I, brğ, et Kasimirski, brğ. 79. Saḥban Wā’il, affilié aux Wā’il Bāhila, figure de l’éloquence. Cf. Ma‛ārif, p. 611. Il est à l’origine du proverbe « afṣaḥ min Saḥbān Wā’il/plus éloquent que Saḥban Wā’il ». Cf., Ibn Manẓūr, III, sḥb. 80. Le nom commun ṭufaylī signifie “parasite, pique-assiette”. Il viendrait du nom d’un habitant de Kūfa, du nom de Ṭufayl, des Banū ‛Abd Allāh b. Ġaṭafān b. Sa‛d, qui vivait à l’époque umayyade, et que l’on surnommait Ṭufayl al-‛Arā’is ou al-’arās, c’est-à-dire « Ṭufayl de toutes les fêtes ». Celui-ci, en effet, y participait sans y avoir été invité. Cf. Ma‛ārif, p. 612 et Ibn Manẓūr, IV, ṭfl, ainsi que V. Minorsky, « Ṭufailī », EI2. 81. Naṭif, des Banū Yarbū‛, était un misérable porteur d’eau qui s’empara des biens que Bāḏān avait envoyés à Chosroès depuis le Yémen, et les distribua tout au long d’une journée. Cet épisode donna lieu au proverbe suivant : « law kāna ‛inda fulān kanzu-n-Naṭif mā ‛adā/Plaise à Dieu qu’un tel possède le trésor d’al-Naṭif ». Cf. Ma‛ārif, p. 612, et Ibn Manẓūr, VI, nṭf. 82. Ibn Qutayba rapporte qu’il s’agit d’un homme qui, ayant visé sa cible et croyant l’avoir manquée, brisa son arc et le regretta sans retour. Cf. Ma‛ārif, p. 612. Ibn Manẓūr consacre à cet épisode deux colonnes entières dont un grand nombre de vers, dans Ibn Manẓūr, V, ks‘.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? de ‛Urqūb 83, les bottines de Ḥunayn 84, les essences de Manšim 85, et autres [expressions] de ce type 86.

Le rassemblement de ces savoirs répond, nous semble-t-il, comme en Occident chrétien, à une finalité théologique qu’est celle de compléter l’intelligence de l’Écriture par la connaissance du monde créé. D’autre part, la conception de ces savoirs nous semble intimement liée à la finitude du cosmos et à la vision eschatologique du monde. En effet, si l’univers est fini et évolue vers sa fin, l’ensemble des savoirs qui en rendent compte obéit aux mêmes règles, c’est-à-dire, suivant l’expression de Charles Porset, « l’exhaustion de la réalité 87 » et une organisation de ce savoir « qui reprend celle des objets ». L’encyclopédie médiévale est un « miroir du monde » comme l’attestent de nombreux titres d’ouvrages de ce type en Occident, reflet sur terre de l’ordre divin. Ibn Qutyaba le formule très précisément dans son prologue aux ‘Uyūn : Car les voies qui mènent à Dieu ne sont pas une […] mais au contraire, ces voies sont nombreuses, les portes du bien sont larges, et du bon ordre d’ici-bas dépend celui de l’au-delà, […]

complétant son propos par l’affirmation de l’obligation faite aux gouvernants de faire régner cet ordre, fondement et essence de leur mission : […] comme celui d’ici-bas dépend du pouvoir, et le pouvoir ne peut l’établir qu’avec l’assistance de Dieu qui guide et rend clairvoyant 88.

83. L’expression « mawā‛id ‛Urqūb/les promesses de ‛Urqūb » désigne des promesses qui ne seront pas tenues. Ibn Qutayba rapporte le récit de ‛Urqūb, un amalécite, qui reporta sans cesse l’exécution d’une promesse faite à son frère et ne l’honora pas. Cf. Ma‛ārif, p. 612-613. Ibn Manẓūr consacre à cet épisode près d’une colonne entière, dans Ibn Manẓūr, IV, ‘rqb. 84. Cordonnier de Ḥīra, qui, à la suite d’un différend avec un mauvais payeur, lui tendit un piège qui lui fit perdre sa monture et les biens qu’elle transportait, le contraignant ainsi à rentrer chez lui chargé seulement des deux bottines à la source du conflit. L’expression « rağa‛a bi-ḫuffay Ḥunayn/il est revenu avec les bottines de Ḥunayn » s’applique à qui perd, au cours d’une excursion, plus qu’il n’a gagné. Pour plus de précisions sur cet épisode, cf.Ma‛ārif, p. 613, et Kasimirski, I, ḥnn. Ibn Manẓūr ajoute à cette version, qu’il rapporte également, une autre version construite autour d’un autre Ḥunayn, source de l’expression « rağa‛a Ḥunayn bi-ḫuffay-hi/Ḥunayn est revenu avec ses bottines », dont l’usage désigne qui revient en ayant échoué. Cf. Ibn Manẓūr, II, ḥnn. 85. Manšim est le nom d’une femme dont Ibn Qutayba, après avoir signalé qu’il existait différentes explications, rapporte qu’elle vivait à la Mekke avant l’avènement de l’Islam, vendant des aromates pour embaumer les morts. L’expression « ‛iṭrat Manšim/le parfum de Manšim » signifie, dans le contexte de la guerre, le parfum de la mort. Cf. Ma‛ārif, p. 613. D’autres versions sont données dans le Ibn Manẓūr, VI, nšm dont l’une d’entre elles est mentionnée par Kasimirski, nšm : « Manchem, nom d’une vendeuse de parfums à la Mecque dont la marchandise, dit-on, portait à la guerre malheur à ceux qui en faisaient usage. » 86. Ma‛ārif, Prologue, p. 5, l. 13-16 et p. 6, l. 1-11. 87. Ch. Porset, « L’encyclopédie et la question de l’ordre : réflexions sur la lexicalisation des connaissances au xviiie siècle », dans L’encyclopédisme, p. 257. 88. ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 13-15.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? En d’autres termes, Dieu a créé un monde fini dont la perfection se manifeste à travers l’ordre « naturel » des choses et l’homme, au centre de Sa création, participe de cet ordre qu’il doit respecter et maintenir à l’aide de ceux qui ont été « naturellement » et/ou « divinement » mandatés pour ce faire. Cette affirmation du caractère complémentaire des sociétés humaine et divine, toutes deux également hiérarchisées se trouve déjà chez Isidore de Séville qui consacre un chapitre entier de ses Étymologies à l’établissement et à la démonstration de ce parallèle 89. Principes d’unité et d’exhaustivité donc, qui distinguent l’encyclopédie d’un simple amas de connaissances et supposent respectivement, écrit encore Charles Porset 90, clôture et organisation dans le mode d’exposition des savoirs. La réalisation de l’« objet-encyclopédie » doit satisfaire à deux exigences, le plus souvent conjointes : « accumulation de data » et « effort pour intégrer l’expérience humaine dans un projet synthétique ». Elles correspondent aux deux périodes distinguées par Benoît Beyer de Ryke, dans l’histoire de l’encyclopédisme médiéval, dont la charnière se situe aux xiie-xiiie siècles, la première marquée par le souci de rassembler et transmettre l’héritage antique en temps de pénurie philologique, quand la seconde répond à un besoin de tri dans la masse de connaissances, dans le but de donner accès à un savoir préalablement choisi et ordonné. La périodisation des ressorts de la démarche encyclopédique en Islam médiéval semble être inversée par rapport à ce que l’on observe en Occident médiéval. C’est la vague la plus précoce qui correspond au besoin de tri, d’organisation et d’actualisation, quand la plus tardive serait davantage fondée sur un réflexe de survie. Mounira Chapoutot-Remadi, dans un article intitulé « Les encyclopédies arabes de la fin du Moyen Âge 91 », consacre quelques pages à l’exposition de ce qu’elle désigne par « les mobiles de l’écriture encyclopédique ». Nous avons retenu l’hypothèse du « réflexe de sauvegarde de la culture » après l’invasion mongole et la chute de Baġdād en 658/1259, faits avérés, susceptibles de provoquer ce type de réactions de survie, qui nous apparaît plus recevable que la théorie catastrophiste du savoir, fondée sur une peur phantasmatique de

89. « Dans cette perspective, la présence du chapitre de officiis (VI, 19) n’a d’autre sens que de définir les moyens institués pour mettre en rapport l’homme et Dieu. De même que les hommes, grâce à l’application de normes se sont occupés de la formation intellectuelle et sociale des individus qui constituent la communauté humaine, de même Dieu s’occupe de la facette spirituelle, surnaturelle de ses relations avec lui et, pour ce faire, il met la Bible entre ses mains, avec les institutions qui facilitent le contact entre la divinité et les êtres humains. L’homme, tel qu’il est présenté, appartient donc à deux sociétés ordonnées hiérarchiquement et qui se complètent », C. Codoñer, « De l’Antiquité au Moyen Âge : Isidore de Séville », p. 32. 90. Ch.  Porset, « L’encyclopédie et la question de l’ordre », p. 253-254. 91. M.  Chapoutot-Rémadi, « L’encyclopédie arabe au xe siècle », dans L’Encyclopédisme, p. 267-280.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? l’absorption de « l’Islam arabe » par d’autres éléments culturels. En effet, nous l’avons évoqué précédemment, la démarche encyclopédiste amorcée au iiie/ ixe siècle et réalisée au ive/xe nous semble relever d’une littérature d’intégration, d’appropriation, de fécondation perpétuelle des éléments extra-arabes et extra-musulmans, bien plus que d’une littérature de sauvetage repliée sur elle-même. Roger Paret parle de « pseudomorphose », empruntant au domaine géologique pour décrire la constitution de la littérature d’adab : Elle traduisait en thèmes littéraires et scientifiques le processus d’assimilation par lequel les descendants des Araméens et des Iraniens convertis s’étaient intégrés à la société islamique. Les traditions des ‘adjam avaient fourni des légendes, des récits, des thèmes gnomiques, tout un acquis de connaissances sur l’homme et le monde – mais qui n’étaient transmis, haussés au niveau de l’expression littéraire, qu’en langue arabe, dans le cadre d’une culture dont les valeurs restaient – ou plutôt redevenaient par un phénomène de « pseudomorphose » – celles de l’arabicité, alors même qu’elles étaient affirmées par des descendants d’Iraniens, de Sabéens, d’Araméens chrétiens 92.

Si l’on se réfère à la définition du terme, il s’agit du phénomène par lequel un minéral se présente avec l’apparence d’un autre minéral et on ne parle de pseudomorphose que si la forme du premier minéral est conservée. Tenter de trouver des applications illustrées de ce procédé dans l’adab des iiie/ixe et ive/xe siècles pourrait constituer le sujet d’une étude à part entière. Nous nous satisferons, quant à nous, de noter que, si la transformation n’altère pas la matière originale, elle n’en demeure pas moins une véritable transformation, au sens qu’elle produit un matériau nouveau bien que conservant totalement ou partiellement les caractéristiques du matériau original. Or, Roger Paret, semble attribuer à ce terme le sens de « transformation factice ». Les Arabes, projetés soudainement à la tête d’un empire « étranger » auraient arabisé ses éléments civilisationnels, les intégrant sans les féconder. Nous rejoignons ici le postulat au fondement de l’article de Roger Paret – que nous avons évoqué précédemment –, selon lequel l’héritage grec ancien est finalement resté fondamentalement étranger aux « Arabo-musulmans ». Il nous semble, quant à nous, que l’image de la pseudomorphose est tout à fait pertinente à condition d’en respecter la signification. Il ne s’agit pas d’une transformation de surface dont la superficialité se lirait au travers de la persistance d’une forme et d’une langue figées que serait l’adab à partir d’Ibn Qutayba, mais au contraire d’une fécondation réciproque des « matières » originelles et nouvelles qui donne lieu à un matériau nouveau dont les composantes diverses subsistent à des degrés divers, sans que la forme primitive de ce matériau ait

92. R. Paret, « Contribution à l’étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : « l’encyclopédisme » arabo-musulman de 850 à 950 de l’ère chrétienne », p. 88-89.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? jamais disparue. L’adab est exprimé en arabe, dans un processus continu de pseudomorphose des éléments qui le fondent et se modifient en permanence sans altérer sa forme première. C’est dire, suivant l’acception du terme, que la transformation est interne et non externe, profonde et non superficielle. Une fois posés ces éléments de réflexion, entrons dans le vif du sujet, à savoir la nature de l’appartenance d’un ouvrage tel que les ‘Uyūn – et, de manière générale, de l’œuvre d’Ibn Qutayba –, à un type encyclopédique particulier. Si, à l’instar de la production encyclopédique médiévale d’Occident, l’œuvre de notre auteur repose sur une démarche étymologique de totalisation du savoir dans une perspective théologique, cette seule observation ne suffit pas, nous semble-t-il, à rendre compte de sa réalité. En effet, dans le cas d’une littérature d’adab adressée à une partie de la ḫāṣṣa que sont les kuttāb, on est passé de l’épître, à caractère d’exorde, illustrée de sentences et récits exemplaires, à la somme de ces sentences et récits, ordonnés et précédés d’une chaîne d’authentification à la manière du ḥadiṯ, bien qu’allégée et parfois réduite à un seul nom toujours porteur lui aussi d’une charge d’exemplarité. À la fin du iiie/ixe siècle, la matière illustrative suffit à véhiculer et transmettre la doxa, – au sens d’un système de valeurs commun à l’auteur et à ses destinataires –, comme autant d’idéologèmes – ou universaux, selon la terminologie de Charles Grivel 93 – et de clichés renvoyant à un système dont les bases ont été jetées deux siècles auparavant. Il n’est plus besoin comme le faisait un ‛Abd al-Ḥamīd al-Kātib, un Ibn al-Muqaffa‘ ou, même encore, un Ğāḥiẓ, de discourir sur la fonction éthique et sociale des kuttāb, en l’occurrence, de démontrer l’importance de leur rôle dans le maintien de l’ordre auquel ils appartiennent en énonçant les principes de leur fonction, mais seulement de mettre à leur disposition les instruments – inhérents à leur fonction –, nécessaires à la réalisation de leur mission. Un prologue tel que celui des ‘Uyūn ne fait que rappeler la teneur de cette mission, s’attardant davantage à donner aux kuttāb les clefs de l’ouvrage en exposant les ressorts de la conception de l’ouvrage. Le prologue au Adab al-Kātib veut, de manière plus explicite, restaurer ces principes sans les exposer à nouveau, mais en dénonçant la manière dont ils sont négligés à cause de l’attrait exercé sur les kuttāb par le raisonnement issu de la philosophie grecque. Quant au corps de l’ouvrage, il est, dans les deux cas, l’instrument de la réalisation du « projet du parfait kātib » énoncé par ‛Abd al-Ḥamīd al-Kātib 94 dans son Épître aux secrétaires/Risāla ilā-l-Kuttāb :

93. Ch.  Grivel, « Les universaux de texte ». 94. ‛Abd al-Ḥamīd b. Yaḥyā b. Sa‛d, dit “al-Kātib”, « fondateur du genre épistolaire arabe », attaché au service de plusieurs califes umayyades. Il fut le secrétaire du calife Marwān b. Muḥammad dont il partagea le sort tragique à l’avènement des ‛Abbāsīdes en 750. Cf. H. A. R. Gibb, « ‛Abd al-Ḥamīd b. Yaḥyā », EI2.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Le secrétaire doit à lui-même, ainsi qu’à son maître qui lui confie ses affaires les plus graves, d’être longanime lorsqu’il le faut, perspicace en matière de jugement, audacieux lorsque la situation l’exige ou circonspect quand il doit l’être, capable de tempérance, de justice et d’équité, apte à garder les secrets, fidèle dans l’adversité, au fait de ce qu’il peut advenir de mal, en mesure de considérer les choses à leur juste valeur et les épreuves à leur juste mesure, d’être versé dans toutes les branches du savoir, et, si la maîtrise de ce savoir lui fait défaut, en prendre ce qui lui suffit, reconnaissant, grâce aux dispositions de son intelligence, à l’excellence de son éducation et à la qualité de son expérience, ce qu’il doit maîtriser avant de le maîtriser, et finalement ce qu’il doit en retenir avant de le retenir, afin de disposer chaque chose de sorte qu’elle soit prête à servir et de donner à chaque objet la forme et l’usage qui convient 95.

Les ‘Uyūn et l’Adab al-Kātib, mais aussi les Ma‛ārif, le Ši‘r wa aš-Šu‘arā’, le Kitāb al-Anwā’, ainsi que le pendant « théologique » de l’œuvre d’Ibn Qutayba apparaissent alors comme le moyen concret d’accéder au statut de kātib. L’œuvre d’Ibn Qutayba, envisagée sous cet aspect, prend alors l’allure d’un ensemble d’encyclopédies scolaires à la manière des abrégés de l’époque romaine consacrés aux matières de l’egkiklios paideia/« savoir en cercle », étymologie du terme « encyclopédie ». L’image du cercle, reprise par Quintilien pour traduire le concept d’egkiklios paideia en latin, renvoie à l’idée de totalité « organique 96 » du savoir, constitué de matières liées entre elles. Ces abrégés sont « organisés comme des sommes de disciplines ayant pour fonction l’enseignement d’une série de matières qui peuvent être séparément dotées d’une entité individuelle » dont le « caractère normatif […] finit par leur donner souvent l’apparence d’une accumulation de règles et de classifications 97 ». Mais à y regarder de plus près, les contenus de ces ouvrages sont caractérisés par un niveau d’abstraction qui les rapproche de manière troublante des sciences propédeutiques de la Grèce antique. En effet, Carmen Codoñer 98, se penchant sur les formes de l’encyclopédie dans l’Antiquité, note qu’il existe, à côté des compendia, un type d’ouvrages qui n’a pas d’équivalent aujourd’hui sur le plan formel et qu’elle qualifie d’« œuvre traitant de nombreuses sciences ». Ces ouvrages ne répondent pas au concept d’éducation mais à celui de formation ou culture, « destinés à faciliter la compréhension de la réalité sous ses multiples manifestations », et sont ordonnés selon une présentation thématique qui suppose un critère d’unification des connaissances modifiable

95. ‛Abd al-Ḥamīd al-Kātib, Risāla ilā-l-Kuttāb, dans Rasā’il al-Bulaġā’, Le Caire 1946, p. 222, l. 13-16 et p. 223, l. 1-4. 96. Quintilien, De Institutione Oratoria, I, 10, 1, cité par J. B. Guillaumin, « L’encyclopédisme de Martianus Capella : héritage d’une forme traditionnelle ou nouveauté radicale ? », Schedae, prépublication no 4 (fascicule no 1, p. 45-68), p. 49. 97. C.  Codoñer, « De l’Antiquité au Moyen Âge : Isidore de Séville », p. 21. 98. Ibid., p. 21 sqq.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? selon les époques et les auteurs. Enfin, les éléments qui composent ces encyclopédies sont à caractère théorique : Résultat de la réflexion sur les données dépourvues d’existence matérielle au sens propre : langue, expression, argumentation, etc. Chacune de ces matières qui les compose dispose d’une longue tradition […] C’est précisément le caractère non matériel des données sur lesquelles repose l’existence des disciplines qui composent l’egkiklios paideia qui rend ce type d’abrégés apte à la préparation de l’intelligence pour n’importe laquelle de ces deux professions : celle de philosophe et d’orateur.

Poursuivant la description des contenus de ces abrégés, Carmen Codoñer souligne la valeur purement préparatoire reconnue à l’ensemble formé par les sept arts libéraux que sont le trivium et le quadrivium, composés pour le premier de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique, et de l’arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l’astronomie pour le second. Ces studia liberali sont des moyens d’accès à la sagesse et deviennent, dans la perspective d’une conception chrétienne de l’éducation, l’instrument de la connaissance de la divinité : « Le problème ainsi posé, n’importe quelle connaissance à caractère concret ou abstrait, se trouve réduite à sa valeur instrumentale appliquée à la parfaite connaissance de la Bible 99. » c. L’adab comme paideia. On ne peut manquer, à la lecture d’une telle description, de transposer, toutes proportions gardées, l’évolution des contenus de ce genre d’ouvrages avec les composantes de l’œuvre d’Ibn Qutayba dont chaque ouvrage est consacré à un domaine de la connaissance, à caractère abstrait, destiné à préparer l’aspirant à toute fonction aulique, à sa future formation. L’adab se laisse alors lire comme un savoir propédeutique indispensable à l’accès à la ḫāṣṣa. Véritable outil de structuration de l’individu, il lui permet de remplir sa fonction sociale et religieuse, lui assurant, dans le même temps, sa subsistance terrestre, comme mode d’ascension sociale, et son salut puisqu’il aura agi en conformité avec l’ordre divin. L’adab ne peut plus alors être pensé en termes de sciences profanes opposé au ‘ilm qui serait religieux 100, opposition anachronique au Moyen Âge. Doxa de la ḫāṣṣa, manière de penser et d’agir en conformité avec son rang au sein d’un ordre voulu par Dieu, il a valeur propédeutique permettant à qui le possède, d’appréhender

99. Ibid., p. 25. 100. A. Cheikh-Moussa réduit cette distinction à la forme que revêt l’injonction : « Si donc il y a opposition entre ‘ilm et adab, c’est dans le sens que, énonçant les règles idéales de la conduite vertueuse qui assure le bonheur ici-bas comme dans l’au-delà, la première réfère à un ensemble dogmatique précis et à des “lois” clairement édictées, alors que le second ne renvoie jamais explicitement au corpus doctrinal qui le sous-tend, ni à un cadre juridique déterminé », « Adab », Dictionnaire du Moyen Âge, littérature et philosophie.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? n’importe quelle réalité matérielle et spirituelle. D’où son caractère « totalisant ». Englobant langue, éthique et histoire, il paraît se confondre, dès l’origine, avec la littérature, posant la prose en moyen d’expression artistique au service de ce système doxique. L’adab, qui, au pluriel, désigne aujourd’hui la littérature – et dont les formes primitives, c’est-à-dire épître, ḫabar et maqāma, ont perduré jusqu’au xixe siècle – peut être alors considéré, pour plagier la définition de Werner Jaeger, comme « l’expression du processus au cours duquel l’idéal arabo-musulman se forma lui-même 101 ». Constitué de plusieurs branches du savoir, il désigne à la fois un savoir, une éthique et leur moyen d’expression. Fonctionnant de manière complémentaire avec les autres composantes du savoir, il est, avec la théologie, l’un des deux instruments « d’injonction et de prescription » visant « à fixer des normes, à constituer le cadre axiologique qui prescrit les modalités de la connaissance et de l’action 102 ». Voyons à présent l’ensemble de l’édifice de la connaissance tel qu’il apparaît au travers de l’œuvre d’Ibn Qutayba. Nous nous fonderons pour ce faire sur la liste établie par Gérard Lecomte 103 des ouvrages de notre auteur, divisée comme suit. • Liste des ouvrages authentiques :

– Kitāb Adab al-Kātib : langue/adab, – K al-Anwā’ : météorologie populaire, – K. al-‘Arab (épître) : politique/éthique : adab, – K. al-Ašriba 104 : éthique/adab, – K. al-Iḫtilāf fī-l-lafẓ wa-r-Radd ‛alā-l-Ğahmiyya wa-l-Mušabbiha : théologie, – K. Ma‛ānī-š-ši‛r : poésie, – K. al-Ma‛ārif : chronique universelle/histoire, – K. al-Masā’il wa-l-Ağwiba : complément, selon Lecomte, au K. Ġarīb al-Ḥadīṯ et Muḫtalif al-Ḥadīṯ : théologie, – K. al-Maysir wa-l-Qidāḥ : bélomancie, – K. aš-Ši‛r wa-Šu‛arā’ : poésie, – K. Tafsīr ġarīb al-Qur’ān : exégèse/théologie, – K. Ta’wīl Muḫtalif al-Ḥadīṯ : fiqh (jurisprudence)/théologie, – K. Ta’wīl Muškil al-Qur’ān : exégèse/théologie, – K. ‘Uyūn al-Āḫbār : éthique et politique/adab.

101. « Ainsi, l’histoire de la culture grecque coïncide, pour l’essentiel, avec l’histoire littéraire ; en effet, la littérature, au sens où l’entendirent ses créateurs primitifs, fut l’expression du processus au cours duquel l’idéal grec se forma lui-même », W. Jaeger, Paideia, Paris 1964, p. 25. 102. A. Cheikh-Moussa, « Adab », Dictionnaire du Moyen Âge, littérature et philosophie. 103. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 102-153. 104. Entre le fiqh (la jurisprudence) et l’adab, nous dit G. Lecomte, Ibid.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? • Liste des ouvrages authentiques inédits 105 :

– K. Ġarīb al-Ḥadīṯ : ḥadīṯ/théologie – K. Iṣlāḥ al-Ġalaṭ fī Ġarīb al-Ḥadīṯ li-Abī ‛Ubayd al-Qāsim, b. Sallām : ḥadīṯ/théologie,

• Liste des ouvrages disparus ou d’authenticité douteuse : – K. Dalā’il an-Nubuwwa : théologie, – K. al-Fiqh : jurisprudence, – K. I‛rāb al-Qur’ān : théologie/langue, – K. an-Naḥw : grammaire, – K. al-Qalam : calligraphie, – K. al-Qirā’āt : théologie, – K. Ta‛bīr ar-Ru’ya : oniromancie.

• Liste des ouvrages dont l’existence est problématique : – K. Alāt al-Kuttāb : calligraphie, – K. Sinā‛at al-Kitāba : calligraphie, – K. at-Tafqīh : jurisprudence, – K. at-Tafsīr : exégèse/théologie, – K. ‘Uyūn aš-Ši‛r : poésie.

• Liste des ouvrages dont on ne sait rien :

– K. Adāb al-Išrā’ : éthique, – K. Farā’id ad-Durr : langue, – K. al-Ḫaṭṭ : calligraphie, – K. Ḥikam-al-Amṯāl : langue/éthique, – K. al-Ḥikāya wa-l-Maḥkī : langue/rhétorique, – K. Istimā‛ al-Ġinā’ bi-l-Alḥān : musique, – K. aṣ-Siyām : jurisprudence.

Vient ensuite la liste des titres représentant tout ou partie d’ouvrages connus, et enfin celle des apocryphes certains ou probables, que nous n’avons pas jugé utile de reproduire ici dans la mesure où leurs contenus ne diffèrent guère des précédents et n’influent donc pas sur notre démonstration. L’on constate, au-delà de l’aspect totalisant de ce savoir qui recouvre la langue, l’éthique, l’histoire, les sciences religieuses, la météorologie, la bélomancie, la calligraphie, l’oniromancie, la musique, une répartition qui rappelle – toutes proportions gardées et en faisant une place à part aux sciences religieuses –, la classification aristotélicienne des sciences. En effet, les sciences poétiques, c’est-à-dire rhétorique et poétique, sont traitées dans L’Adab al-Kātib (qui pourrait correspondre au trivium des Romains), les sciences pratiques, c’est-à-dire éthique, politique et économique, sont contenues dans les

105. Ces deux ouvrages ont été édités depuis, sous les références suivantes : Kitāb Ġarīb al-Ḥadīṯ, Beyrouth, s.d. et Kitāb Iṣlāḥ al-Ġalat fī Ġarīb al-Ḥadīṯ li-Abī ‛Ubayd al-Qāsim, b. Sallām, Beyrouth 1983. 

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? ‘Uyūn, les sciences théorétiques sont illustrées par le traité de météorologie et la musique. Il ne s’agit certes pas d’un calque, toutes les disciplines ne pouvant obéir ici à la logique de cette classification, mais force nous est de constater qu’il s’agit d’un programme de formation, d’éducation, une sorte de paideia proposée aux membres de la ḫāṣṣa dont les composantes sont liées entre elles. L’adab dans ce type de programme aurait un statut particulier, paideia à part entière selon Abdallah Cheikh-Moussa 106, distinct des autres savoirs parce que comportant la dimension de la culture, au sens où la définit Werner Jaeger qui la distingue de l’éducation : L’entraînement de la jeunesse, dans le sens où nous l’entendons plus haut, doit se distinguer de l’éducation culturelle qui cherche à réaliser un idéal de l’homme tel qu’il devrait être […] La culture marque l’homme tout entier, sa conduite et son aspect extérieur, tout comme sa nature profonde. Tous deux, l’homme extérieur et intérieur, sont le résultat d’un procédé de sélection et de discipline appliqué en toute conscience et que Platon compare au dressage de bons chiens. L’application de ce procédé est d’abord réduite à une classe minoritaire dans l’État : la noblesse 107.

Dans la société d’Ibn Qutayba, la religion, tout au moins la connaissance et l’application de ses préceptes, fait partie de l’éducation et doit être imposée à tous quand l’adab est l’apanage d’une élite dont notre auteur est, en toute conscience, le parfait représentant. Alors que la religion doit être intégrée par la simple observance des injonctions délivrées par des sources fiables et univoques, l’adab est l’acquisition d’un ensemble de connaissances, de sources et de formes diverses que le « maître ès ādāb », pour reprendre l’expression d’Abdallah Cheikh-Moussa 108, doit s’approprier par « la pensée, par le sentiment et par l’action 109 ». Ibn Qutayba ne dit pas autre chose, lorsqu’il écrit dans son prologue : Car le savoir est la brebis égarée du croyant, où qu’il le prenne, il lui sera utile ; et la vérité ne sera pas bafouée parce que tu l’auras entendue des associationnistes, pas plus que la justesse du conseil parce que tu le tiendras des dissimulateurs, de même que la belle femme n’est pas déparée pas ses guenilles, les perles par leur coquille, ou l’or le plus pur par son filon ordurier ! Qui néglige de prendre le bien là où il se trouve laisse assurément l’occasion se perdre, et les occasions passent tels les nuages […]. Il en est ainsi des ouvrages tels que le

106. A. Cheikh-Moussa parle de paideia pour désigner l’adab en particulier : « C’est une paideia fondée sur une conception atemporelle de l’esprit ou de la raison, envisagé comme l’instrument, universel et éternel, du vrai, du beau et du bien. », A. Cheikh-Moussa, « Adab », Dictionnaire du Moyen Âge, littérature et philosophie. 107. W. Jaeger, Paideia, p. 29-30. 108. A. Cheikh-Moussa, « Adab », Dictionnaire du Moyen Âge, littérature et philosophie. 109. Ibid.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? nôtre, parce qu’il traite des bonnes mœurs et de la bonne éducation de ceux-ci, des vertus et vices de ceux-là, la vertu ne se confondant pas avec le vice et ne se dérobant à quiconque l’entend, d’où qu’elle vienne. La théologie, ainsi que la science du licite et de l’illicite, relèvent de la soumission et de l’imitation, et ne peuvent être reçues que de quelqu’un que tu considères comme une autorité et qui n’introduira pas en ton cœur les flèches du doute 110.

Notre auteur ne fait pas autre chose ici que de se poser en passeur et en gardien de la culture qui le façonne et sur laquelle il influe au travers d’une œuvre qui, de la théologie à l’adab, prend en charge la double éducation de ses destinataires, à la fois pairs et coreligionnaires d’Ibn Qutayba. L’impression d’hétérogénéïté produite par une œuvre à l’aspect hétéroclite est alors balayée, la profonde cohérence du projet qui la fonde mettant à jour la complémentarité des livres qui la constituent. L’on doit alors poser la question suivante : dans quelle mesure peut-on ou non l’apparenter à une encyclopédie composée de livres distincts comme autant de chapitres que notre auteur n’aurait pas pu ou pas su regrouper sous un seul titre comme cela sera fait après lui ? Lorsque je me suis livré à la répartition et au classement de ces récits et vers, j’ai jugé bon, en raison de leur diversité et du grand nombre de thèmes abordés, de les rassembler en dix livres, en sus de ce que j’avais estimé devoir être isolé en quatre ouvrages autonomes qui sont : Le livre de la boisson, Le livre des connaissances, Le livre de la poésie, et Le livre de l’interprétation des songes 111.

La question reste entière, mais le fait de la poser restitue une cohérence à l’œuvre d’Ibn Qutayba, dont la somme des sommes qui la constituent, l’érige au moins en projet encyclopédique, de même qu’elle fait de son auteur un précurseur du « genre » de l’encyclopédie telle qu’il sera développé dans les siècles postérieurs. 2. Les prologues d’encyclopédie : comparaison des textes Afin de mieux cerner ce qui distingue Ibn Qutayba d’un auteur d’encyclopédie, nous avons jugé pertinent de confronter le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār aux contenus de deux textes postérieurs qui entretiennent vraisemblablement avec lui d’indéniables liens de filiation sur des plans divers, étant entendu qu’une étude complète sur la naissance et l’évolution de l’encyclopédisme en Islam médiéval reste à faire et qu’elle dépasse le cadre de notre recherche. Ces « encyclopédies » peuvent être, nous semble-t-il, désignées comme telles

110. ‘Uyūn, Prologue, p. 7, l. 17-19 et p. 8, l. 1. 111. Ibid., p. 8, l. 8-11.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? dans la mesure où elles proposent sous un seul titre et dans un même ouvrage, l’ensemble des contenus liés à l’adab, qu’Ibn Qutayba traite dans des œuvres distinctes. Notre choix s’est donc porté sur le ‛Iqd al-Farīd 112 d’Ibn ‘Abd Rabbih 113, andalou du xe siècle et le Zahr al-Ādāb 114 d’al-Ḥuṣrī 115 appartenant lui aussi à l’Occident musulman du xe-xie siècle. Le lien de filiation unissant ces trois textes est d’abord d’ordre matériel, et c’est le ‘Iqd, second maillon de la chaîne, qui en est l’articulation. En effet, celui-ci est considéré comme « l’adaptation occidentale » des ‘Uyūn et le Zahr, dernier des trois textes, a d’abord été publié dans sa marge, comme s’il s’agissait d’un complément. Posons ici la question du statut de ce dernier texte dont le désordre, assumé par son auteur, nous le verrons, peut l’exclure, comme le fait Hillary Kilpatrick 116 du « genre » de l’encyclopédie. Celle-ci considère, à l’inverse, que les ‘Uyūn sont la première encyclopédie constituée en tant que telle. Considérant que le prologue est le lieu d’expression, quasi-exclusif des auteurs de ce type d’ouvrage – al-Ḥuṣrī se démarquant légèrement de ses prédécesseurs par quelques brèves interventions dans le corps du texte –, c’est précisément à la confrontation de ces « textes-seuils », pour reprendre Gérard Genette 117, que nous nous livrerons. Structure et thématique : des livres ordonnés. Les trois textes, obéissant à une tradition qui perdure, présentent sensiblement la même structure externe : le corps du prologue est précédé de la louange à Dieu et au Prophète et s’achève, à l’exception du ‘Iqd, sur un appel à l’indulgence du destinataire, par l’intermédiaire d’une invocation, rappel de la toute-puissance divine qui seule détient la perfection. Cette composition tripartite se retrouve globalement dans nos trois textes, et l’on peut supposer que les parties les plus conventionnelles, à savoir ce qui encadre le propos, peuvent être rédigées à part, de la main de l’auteur, ou bien laissées au copiste, le texte proprement dit commençant avec le « ba‘d/ci après » ou « ammā ba‛d/quant à ce qui suit ». C’est donc

112. Ibn ‘Abd Rabbih, Al-‛Iqd al-Farīd (désormais ‘Iqd), Le Caire 1965. 113. Ibn ‘Abd Rabbih, 246/860-328/940, écrivain et poète andalou. Le ‘Iqd/Le Collier, intitulé par des copistes Al-‛Iqd al-Farīd/Le collier unique, est son ouvrage principal, Il doit son titre aux 25 livres qui le composent et qui, tous, portent le nom d’une pierre précieuse. Cf. Issa J. Boullata, The Unique necklace. Ibn ‘Abd Rabbih, al-‘Iqd al-Farīd, Reading 2006 (vol. 1)-2009 (vol. 2). 114. Al-Ḥuṣrī, Zahr al-Ādāb wa Ṯimār al-Albāb (désormais Zahr), Beyrouth 1972. 115. Al-Ḥuṣrī, m. en 413/1022. Homme de lettres et poète ayant vécu à Kairouan, alors centre de culture. Auteur de plusieurs ouvrages dont Zahr al-Ādāb wa Ṯimār al-Albāb/Fleurons des arts de l’adab et fruits des esprits fins. Cf. Ch. Bouyahia, « Ḥuṣrī (al-) », EI2. 116. H. Kilpatrick, « A Genre in Classical Arabic Literature: The Adab Encyclopedia », Robert Hillebrand (éd.), Proceedings [of The] 10th Congress of the UEAI, Edinburgh 9-16 September 1980, p. 34-42, Édimbourg 1982. 117. G. Genette, Seuils, Paris 1987.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? le déroulement des textes proprement dits qui nous intéresse ici. Le prologue des ‘Uyūn, nous l’avons vu et nous y reviendrons, obéit aux règles de la rhétorique telles qu’elles définissent l’exorde : proposition, division, invocation 118, Ibn Qutayba prenant conscience d’une situation qu’il décrit (déperdition de l’adab), exposant l’ordre donné à son projet de « remédiation » et invoquant l’indulgence du destinataire une fois sa mission accomplie. Ceux du ‘Iqd et du Zahr contiennent ces trois composantes, parfois en désordre, mais présentent globalement une structure similaire, la proposition consistant en l’exposition du propos : « je fais une somme », la division en l’exposition des parties du livre – absente du Zahr où l’on ne trouve donc pas de plan, mais seulement une description de la manière dont a été pensée la division du matériau –, et l’invocation placée, dans le ‘Iqd, avant la division qui clôt ce prologue. Voici, de manière plus détaillée, le déroulement de chacun de ces deux textes. Al-‘Iqd al-Farīd. Ibn ‘Abd Rabbih commence par constater que la somme de connaissances amassées et triées avant lui est si grande qu’elle nécessite d’être condensée selon un choix des meilleures de ses composantes. Évoquant le fait que bien des démarches telles que la sienne l’ont précédé, et que chaque nouveau choix surpassait le précédent, il pose indirectement ainsi son ouvrage comme le plus parfait d’entre eux. Suit la métaphore de l’arbre à sagesse, aux multiples ramifications, rare concession de l’auteur au style imagé. Enfin, l’auteur se pose en tant que tel : J’ai composé cet ouvrage et j’en ai choisi les pierres précieuses parmi les plus belles gemmes de l’adab […]. À moi revient, cependant, le mérite de la composition des récits, du choix judicieux et de la parfaite concision […]. Le reste, je l’ai repris de la bouche des savants et des propos mémorables des sages et des lettrés 119.

Il se livre ensuite à la justification, illustrée de vers et de sentences, de la démarche sélective : « Choisir est plus ardu que composer », Wa-ḫtiyār al-kalām aṣ‛ab min ta’līfi-hi 120. Décrivant sa manière de procéder, c’est-àdire le classement thématique d’un matériau préalablement choisi à partir des meilleures sélections, il se protège des critiques éventuelles en recourant à un verset coranique, suivi à nouveau de sentences et récits exemplaires renforçant son propos. Suit une sorte de péroraison, ou du moins un appel à l’indulgence des destinataires de l’ouvrage, dans la mesure où Ibn ‘Abd Rabbih, après avoir reconnu qu’il pouvait s’être trompé, clôt sa justification par un propos selon lequel tout auteur s’expose à la critique, sauf auprès d’une minorité de justes.

118. B. Dupriez, Gradus, p. 350. 119. Traduction de A. Cheikh-Moussa, dans « Considérations sur la littérature d’adab. Présence et effets de la voix et autres problèmes connexes », p. 25-62. 120. ‘Iqd, Prologue, p. 2, l. 17.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? Puis, il expose et défend un choix personnel qu’est la suppression des asānid/ chaînes de transmission, selon la même méthode, puisant dans le stock de l’adab, matière à convaincre le lecteur du bien-fondé de sa démarche. Pour finir, l’auteur, constatant que la matière n’est pas concentrée en un seul lieu, propose son ouvrage comme réceptacle ordonné de tout ce qui peut se trouver dans la bouche d’un groupe social communément désigné par le terme de ḫāṣṣa et constitué, pour reprendre les termes de Abdallah Cheikh-Moussa, de l’élite politique et intellectuelle 121. Suivant la méthode d’Ibn Qutayba, il annonce qu’il a agrémenté chaque livre de vers exemplaires dont le contenu correspond à celui des récits, et, trait personnel, qu’il a ajouté à la matière ses propres vers « afin que celui qui regardera notre ouvrage sache qu’à notre occident, malgré son éloignement, à notre pays, en dépit de son isolement, échoit sa part de prose et de poésie 122 ». Rappelons ici qu’Ibn ‘Abd Rabbih est de Cordoue, située à l’extrême périphérie de l’empire, dont le centre impose naturellement au reste du monde, parfois avec mépris, modes et canons, et que son ouvrage, devenu célèbre et parvenu au vizir buyīde Ibn ‛Abbād, aurait déçu ce dernier, jugeant qu’on rendait ainsi à l’Orient sa propre marchandise 123. L’exposition des vingt-cinq parties du livre clôt le prologue, chacune d’entre elles portant le nom d’une pierre précieuse, justifiant ainsi le titre de l’ouvrage : al-‛Iqd al-Farīd « Le collier sans pareil ». Zahr al-Ādāb. Le prologue du Zahr al-Ādāb se distingue des deux précédents dans le sens où son contenu n’est pas programmatique. En effet, l’accent est mis sur les difficultés auxquelles l’auteur a été confronté dans son travail de choix, sans que l’on trouve, comme chez ses deux prédécesseurs, un plan de l’ouvrage. D’autre part, il accorde aux sources les plus récentes une place particulière, fait qui s’explique par la nature du matériau qui lui a été confié par son commanditaire, ce dernier ayant rapporté d’Orient une masse de documents dont une partie lui est contemporaine. Al-Ḥuṣrī développe alors une théorie selon laquelle la nouveauté est plus à même de frapper l’oreille, la mémoire et l’esprit qu’une forme trop éprouvée. Enfin, la langue d’al-Ḥuṣrī est plus ornée que celle d’Ibn ‘Abd Rabbih, mais aussi plus abstraite que celle d’Ibn Qutayba, foisonnante d’images. L’introduction au Zahr est composée de paragraphes séparés par un ou plusieurs vers destinés à illustrer ce qui a été développé. L’auteur commence par présenter son ouvrage comme le résultat d’un choix fondé sur la beauté du contenu et de la forme, illustrant son propos par quelques vers célèbres. Il s’attarde ensuite sur sa méthode de travail, rassemblant ou dispersant la matière selon les cas et recourant à la fois à ces deux procédés pour ne pas lasser par la longueur, ni sombrer dans un excès

121. A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », p. 173. 122. ‘Iqd, Prologue, p. 4, l. 18-20. 123. Cf. C. Brockelmann, « Ibn ‘Abd Rabbih », EI2.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? de concision qui confinerait à l’appauvrissement. Suit un vers illustratif. La partie suivante est consacrée à la louange de son commanditaire, « amoureux » des livres et du savoir, qui a donc rapporté d’Orient des livres aux données récentes dont il souhaite qu’al-Ḥuṣrī fasse un livre unique et suffisant, désir que l’auteur s’est empressé de satisfaire en composant son Zahr al-Ādāb : « J’ai composé pour lui ce livre afin qu’il le dispense [de recourir à] l’ensemble des livres d’ādāb 124 ». C’est donc, pour reprendre Benoît Beyer de Ryke, à un « livre de livres », fondement de la méthode encyclopédique, que nous avons affaire ici. Les sources d’al-Ḥuṣrī sont essentiellement, voire exclusivement écrites, à la différence de celles d’Ibn Qutayba qui, en tant qu’initiateur de ce type de démarche 125, dispose certainement de différents types de matières, orale et écrite. Suit une justification de la démarche sélective : La faculté de choisir est partie de l’intelligence humaine/Wa-ḫtiyār al-mar’ qiṭ‛a min ‛aqlihi 126, assortie d’un vers de poésie. Notons au passage qu’al-Ḥuṣrī recourt systématiquement aux vers, pour illustrer son propos, et ne fait figurer dans son prologue aucun récit exemplaire. Le paragraphe suivant expose la tentative de l’auteur de « sortir des sentiers battus » en ignorant ce qui est trop connu. Celui-ci choisit, en effet, de renoncer à certains thèmes consacrés ou à certaines formulations, dans le but de maintenir l’attention et l’intérêt du lecteur, lieux dont on peut supposer qu’ils ont été posés en tant que tels par des prédécesseurs dont Ibn Qutayba n’est pas la figure la moins illustre. Un vers, encore une fois, conforte sa position. C’est ensuite à la justification du choix de ses sources que se livre l’auteur du Zahr : suppression d’un matériau ancien au profit d’une matière nouvelle ou d’une nouvelle formulation. Deux citations poétiques clôturent cette partie. C’est enfin la péroraison finale : al-Ḥuṣrī, sacrifiant au topos d’humilité, reconnaît que ce qu’il a ignoré est peut-être parfois meilleur que ce qu’il a retenu, mais souligne l’effort qui a été le sien dans cette démarche sélective. Puis, s’adressant directement à son destinataire, il sollicite son indulgence, cite, encore une fois, un vers à l’appui de ce dernier paragraphe, et clôt son prologue en s’en remettant à Dieu. Cette simple description des prologues du ‘Iqd et du Zahr nous permet de noter la présence de topoï dont nous avons précédemment souligné la présence dans ce type de textes. Il s’agit de l’humilité, topos présent dans les péroraisons, respectivement finale et centrale, d’al-Ḥuṣrī et d’Ibn ‘Abd Rabbih. Le second est l’utilité car ces auteurs font œuvre utile, conscients de leur rôle de transmetteur. Enfin, l’efficacité est leur souci commun, choix et ordre ne concourant qu’à rendre leur ouvrage plus aisément recevable. Est

124. Zahr, Prologue, p. 35, l. 12-13. L’on peut noter ici que le mot adab est ici employé au pluriel, comme s’il y avait autant de sortes d’ādāb qu’il y a de livres, à moins que ce soit par fidélité au titre de son ouvrage, dont le caractère rimé exige une forme en af‛āl ? 125. Au moins dans sa forme aboutie, car Ğāhiẓ, avant lui, a entrepris de rassembler et de classer. 126. Zahr, Prologue, p. 36, l. 1-2.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? absent cependant, le désir conscient et exprimé de réformer les mœurs de leurs destinataires, absence qui les distingue du prologue des ‘Uyūn et apparente ce dernier à un « Miroir des Princes 127 ». L’auteur d’encyclopédie au travail. Le relevé systématique des mots utilisés par nos trois auteurs, décrivant la nature de leur travail, nous permet d’affiner la nature des similitudes et des différences d’un texte à l’autre. En effet, al-Ḥuṣrī partage exclusivement avec Ibn Qutyaba le rassemblement et le classement du matériau au travers des occurrences des termes ğama‘tu/ j’ai rassemblé (trois fois dans les ‘Uyūn et deux fois dans le Zahr), ṣannaftu/ taṣnīf/j’ai classé/classement (deux fois et une fois) et naẓẓamtu/j’ai ordonné (une fois chacun), termes absents du ‘Iqd. Ce partage des champs sémantiques du rassemblement et de l’ordre est bien entendu lié, pour Ibn Qutayba, à la nouveauté de son entreprise, et pour al-Ḥuṣrī, au fait que son ouvrage est né de l’incorporation de données récentes, que le commanditaire de l’ouvrage, le secrétaire de chancellerie Abū-l-Faḍl al-‛Abbās b. Sulaymān, a rapportées d’Orient, confiant la synthèse de l’ensemble à l’auteur du Zahr. Ibn ‘Abd Rabbih et al-Ḥuṣrī partagent quant à eux le souci de la composition et du choix en particulier. Allaftu/j’ai composé, apparaît une fois dans chacun de leurs textes, et ta’līf/composition deux fois. Quant à la notion de choix, c’est le terme iḫtiyār/choix qui l’illustre, à six reprises dans le ‘Iqd (dont quatre citations) et à quatre reprises dans le Zahr, les deux textes recourant également une fois au verbe choisir, conjugué à la première personne du singulier, respectivement : taḫayyartu et iḫtartu. Il est intéressant de noter que la notion de choix semble évidente à Ibn Qutayba dès lors qu’il a justifié le bien-fondé de l’existence de son ouvrage, quand ses deux successeurs semblent éprouver le besoin de parer à d’éventuelles critiques portant sur leurs choix. Ibn Qutayba parle d’allègement/ ḫaffaftu et d’abrègement/iḫtaṣartu, jamais du choix que ces deux notions supposent. Et s’il s’excuse, c’est seulement d’avoir été trop long malgré ses efforts : Car ces récits et vers, bien que constituant une chrestomathie, sont trop nombreux pour qu’on puisse les embrasser, les compter ou les épuiser. J’ai certes allégé [la matière que je t’expose], elle n’en demeure pas moins abondante, l’ai abrégée en dépit de sa longueur, et pourtant elle est encore longue, et me suis prémuni lors de la narration de ces anecdotes et propos plaisants [contre un succès facile], tel se prémunit qui se satisfait, en guise de profit d’être sauf et, au terme d’un long voyage d’être de retour ; je n’ai pu éviter d’en consigner cette quantité dans le livre afin que les [différents chapitres] soient complets 128.

127. « Nous pouvons donc appeler, par commodité certes, Miroir des Princes, tout texte, quelle qu’en soit la forme, qui se propose d’instruire le gouvernant de ce qu’il doit être, de ce qu’il doit savoir et faire pour bien diriger son royaume et pour assurer le maintien de son pouvoir », A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », p. 162. 128. ‘Uyūn, Prologue, p. 11, l. 18-20 et p. 12, l. 1-3.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? Les chapitres sont complets, affirme-t-il donc, et ce à plusieurs reprises : Si tu t’arrêtais à un chapitre de cet ouvrage et ne le trouvais pas exhaustif, ne nous accuse pas de négligence avant d’avoir feuilleté l’ensemble des livres, car il arrive souvent qu’un thème ait sa place en deux ou trois endroits, et nous répartissons ses composantes sur ces derniers en conséquence 129.

Est-ce à dire qu’Ibn Qutayba aurait atteint l’exhaustivité en ce sens qu’il propose un matériau – auquel il a directement accès, par l’oreille, ou par l’intermédiaire de manuscrits d’œuvres complètes et non d’anthologies –, qu’il est donc le premier à consigner par écrit de cette manière, quand Ibn ‘Abd Rabbih et al-Ḥuṣrī opèrent un choix dans des sources exclusivement écrites pour le second, parfois déjà issues d’un choix, font un « livre de livres », et, par conséquent s’excusent auprès de leurs destinataires de la matière qu’ils ont choisi d’ignorer ? En conclusion, le ton et le recours à l’affect, déploration injonction, imploration, doublés d’une écriture particulièrement imagée, et rythmée sur le plan sonore – nous n’y reviendrons pas ici –, restent propres à la manière qutaybienne, et l’on ne retrouve pas, chez Ibn ‘Abd Rabbih et al-Ḥuṣrī, le souffle et l’exaltation, énergiques et toujours contrôlés, qui font de ce texte un morceau de bravoure particulièrement efficace. Plus neutres en effet, dans l’adresse aux destinataires qu’ils n’admonestent pas, les auteurs du ‘Iqd et du Zahr se sentent plus tenus de justifier leur méthode de travail que leur décision de faire un livre nécessaire et utile. Les contextes ne sont pas les mêmes et, alors qu’Ibn Qutayba insiste sur l’égarement de ses contemporains et destinataires, il n’est plus question dans les ouvrages postérieurs que d’actualisation. La dimension morale n’est plus évoquée car elle va de soi. La théologie n’est plus soumise à la tentation « rationalisante », les diverses branches du savoir sont établies et ne nécessitent que d’être mises à jour : Ibn ‘Abd Rabbih et al-Ḥuṣrī choisissent, retranchent et ajoutent, ils résument et actualisent quand Ibn Qutayba, en tant qu’initiateur de ce type de démarche, réordonne et hiérarchise les composantes d’un matériau qui n’a pas été soumis avant lui à ce type d’organisation systémique, d’où une neutralité de ton dans les prologues du ‘Iqd et du Zahr qui révèle, en négatif, la passion contenue dans celui des ‘Uyūn et la dimension exhortative qui l’apparente à un « miroir des princes ». D’où également des passages justificatifs dont le contenu diffère de ceux du texte d’Ibn Qutayba. En effet, ce dernier – nous l’avons analysé précédemment – insiste longuement sur la nécessité et l’urgence de sa mission, rappelant l’existence des ouvrages qu’il a composés en ce sens, la nature du public auquel il s’adresse, préoccupations qui lui sont propres, quand il partage avec Ibn ‘Abd Rabbih et al-Ḥuṣrī ce qui caractérise plus précisément l’entreprise

129. Ibid., p. 7, l. 1-3.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? encyclopédique : le désir d’exhaustivité et le souci de concision, dans le cadre d’un savoir clos dans son mode d’exposition, pour reprendre Charles Porset 130. Le mode d’exposition fixé par Ibn Qutyaba permet à ses successeurs d’enrichir la grille de matériaux plus récents qu’il ne s’agit plus que de choisir et de faire entrer dans les cases prévues à cet effet. Ibn ‘Abd Rabbih et al-Ḥuṣrī se justifient, non pas du bien-fondé de leur entreprise qui semble aller de soi, mais des choix qu’ils ont du faire en illustrant, par des vers et/ou des récits exemplaires, la validité d’une telle démarche, sans modifier profondément le mode d’exposition de ces données. Un mode d’exposition clos. Car, si les tables des matières de ces trois ouvrages semblent différer les unes des autres, les deux dernières ne modifient en rien l’existence des catégories fixées par la première, dans lesquelles viendra s’insérer la matière ou la formulation nouvelles. La plus concise des trois est, sans conteste, celle d’Ibn Qutayba, dans la mesure où les ‘Uyūn ne traitent que d’une partie de ce qui est repris dans le ‘Iqd et le Zahr. En effet, nous l’avons souligné précédemment, l’on retrouve, dans ces deux derniers textes, des contenus répartis sur plusieurs ouvrages chez Ibn Qutayba. Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār. L’ouvrage est composé de dix livres, nous dit l’auteur, fonctionnant par groupes de deux. Autrement dit, nous avons cinq « paires » de livres qui sont les suivants : – I & II : Le livre du pouvoir & Le livre de la guerre, – III & IV : Le livre des qualités distinctives du prince & Le livre des tempéraments et des mœurs,  – V & VI : Le livre du savoir & Le livre du renoncement, – VII & VIII : Le livre des amis & Le livre des requêtes, – IX & X : Le livre de la nourriture & Le livre des femmes. L’on constate que tous les domaines d’une existence qui se déroule dans le cadre de la cour sont représentés ici, dans une construction pyramidale, dont : – la base est : individuelle – la nourriture et les femmes –, – le sommet : politique – pouvoir, guerre, qualités distinctives du prince, tempéraments et mœurs –, – le centre : économique – amis, requêtes –, et spirituel – savoir et renoncement –. Cette distribution des domaines traités dans les ‘Uyūn correspond aux trois niveaux d’intervention de l’éthique que Abdallah Cheikh-Moussa dégage de l’analyse d’un passage de Kalīla wa Dimna 131 :

130. Ch. Porset, « L’encyclopédie et la question de l’ordre », p. 253-254. 131. Kalīla wa Dimna, Beyrouth 1981, éd. M. Ḥ. N, al-Murṣafī, p. 49, dans A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ».

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? – individuel : siyāsat nafsi-hi – économique (familial ou social restreint) : siyāsat ahli-hi wa ḥāṣṣati-hi – politique (« civique » ou social global) : mā yahtāju ilay-hi min amr dunyā-hu […] ḥusn ṭā‛at al-mulūk, – auquel s’ajoute « le domaine spirituel ou le salut dans l’au-delà, qui est la conséquence de la réussite dans les trois autres. » La parenté des ‘Uyūn avec un manuel de sciences pratiques, au sens aritotélicien du terme, « monothéiste » ou islamisé, apparaît une fois encore, à travers la classification des domaines de l’adab, proposée par Ibn Qutayba. Al-‛Iqd a-Farīd. On retrouve chez Ibn ‘Abd Rabbih des éléments de cet ordre, éclatés sur vingt-cinq livres, dont le contenu reprend celui des ‘Uyūn, mais traite également des sujets abordés par Ibn Qutayba dans le Adab al-Kātib, les Ma‛ārif, le Ši‘r et les Ašriba. En voici la teneur 132 : Le pouvoir Les guerres Les hommes généreux Les délégations Comment s’adresser aux rois Le savoir et l’adab Les proverbes Les sermons et le renoncement (l’ascétisme) Les condoléances et les oraisons funèbres La généalogie et les mérites des Arabes L’éloquence des Arabes Les réponses Les discours L’art épistolaire Histoire et hauts-faits des califes Récits sur Ziyād, al-Ḥağğāğ, les Ṭālibiyyūn et les Barmékīdes Hauts-faits des Arabes et leurs batailles La poésie La poésie La musique Les femmes Les faux prophètes, les bilieux, les avares et les pique-assiettes Les mœurs humaines et animales La nourriture et la boisson La plaisanterie et les bons mots

132. Il ne s’agit pas d’une traduction fidèle, mais d’un condensé de la teneur de chacun des livres, dans le but de faire apparaître les traits communs ou distincts de l’ordre des ‘Uyūn.

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Du genre des ‘Uyūn al-Aḫbār ou l’adab est-il un genre littéraire ? On constate que les domaines abordés dans les ‘Uyūn sont amenés, dans le ‘Iqd, dans un ordre qui, parfois reproduit celui d’Ibn Qutayba, et parfois le bouleverse. En effet, le pouvoir et la guerre ouvrent l’ouvrage, comme chez Ibn Qutayba, le savoir est traité dans le livre VI, le renoncement dans le livre VIII, la nourriture dans le livre XXIV, les femmes dans le livre XXI – avant la nourriture, au contraire des ‘Uyūn –, et les tempéraments et mœurs n’apparaissent que dans le livre XXIII, entre les femmes et la nourriture. Les livres V à XIII traitent, globalement, de l’éloquence, et se rapprochent à la fois des ‘Uyūn et de l’Adab al-Kātib, le livre XIV, consacré à l’art épistolaire, aurait sa place dans le Adab al-Kātib, les livres XV à XVII relèvent de la chronique universelle, contenu des Ma‛ārif, les livres XVIII et XIX sont consacrés à la poésie, traitée dans le Ši‘r, et le livre XXIV correspond au sujet des Ašriba. L’ouvrage d’Ibn ‘Abd Rabbih, comme celui de son prédécesseur oriental, s’adresse à « la société de cour », milieu d’émission et de réception de cette littérature, pour reprendre les termes de Abdallah Cheikh-Moussa, mais alors qu’Ibn Qutayba cantonne son ouvrage à l’éthique, étant entendu que d’autres ouvrages le complètent et se chargent de chacun des aspects de la formation destinée à cette société, son homologue andalou fait figurer dans un ouvrage unique l’ensemble des contenus qu’elle doit intégrer. Zahr al-Ādāb. L’ouvrage d’al-Ḥuṣrī, s’il traite comme le ‘Iqd, de tous les sujets abordés dans l’œuvre d’adab d’Ibn Qutayba, ne comporte pas de plan annoncé, et, en conformité avec ce que l’auteur dit de son classement dans son prologue, l’enchaînement de certaines informations suit par moments un ordre thématique, que vient fréquemment briser l’intervention d’autres matériaux, dont il est souvent malaisé de suivre le déroulement d’un point de vue logique : « J’ai lié entre eux une partie des matériaux et laissé une autre partie dispersée/Ğa‘altu ba‛ḍa-hu musalsal wa taraktu ba‛ḍa-hu mursal 133 ». C’est pour cette raison donc que Hillary Kilpatrick exclut le Zahr al-Ādāb du genre de l’encyclopédie, malgré le caractère de somme de livres qu’il se donne : Il (le commanditaire) m’a demandé de faire, à partir d’une sélection, un livre qui lui tienne lieu de somme, ainsi que d’y ajouter les propos des modernes qui s’y rapportent et s’en rapprochent (de la sélection) 134.

Hillary Kilpatrick, concluant son article, considère que les ‘Uyūn‘Uyūn‘Uyūn comme le ‘Iqd sont des miroirs des princes et des courtisans dont on sait qu’ils possèdent ces codes et les ont peut-être trouvés ailleurs. Comme elle, nous pensons que ces textes relèvent à la fois du miroir des princes et de l’encyclopédie, mais le texte d’Ibn ‘Abd Rabbih se distingue de

133. Zahr, Prologue, p. 34, l. 8-9. 134. Ibid., p. 35, l. 10-11.

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Les ‘Uyūn, somme encyclopédique ? celui d’Ibn Qutayba, nous l’avons souligné, par la neutralité de ton affichée dans le prologue et l’absence de caractère exhortatif qui caractérise l’entrée en matière des ‘Uyūn. Les trois ouvrages comparés possèdent toutefois, hormis les différences d’organisation et d’écriture, un trait qui les unit indiscutablement sur le plan formel. Abdallah Cheikh-Moussa 135 décrit ainsi la relation entre les divers fragments proposés par l’adab, qui peut être de trois types : – conflictuelle : le texte, récepteur ou réceptacle, rassemble des discours hétérogènes qui viennent dialoguer, s’opposer et controverser, rejoignant le genre de la munāẓara, – négative : reprise des matériaux anciens qu’on critique et rejette avec une issue connue d’avance, – affirmative : les éléments sont juxtaposés dans un rapport de redondance, de reconduction et d’affirmation d’un même sens. Il précise, par ailleurs que la cohérence qu’on dénie souvent aux textes d’adab existe bien, mais qu’elle est d’ordre essentiellement topologique ou associatif, pas d’ordre linéaire ou « chronologique 136 ». Les ‘Uyūn, comme le ‘Iqd, proposent un matériau qui fonctionne selon le dernier type de relation, puisque les composantes de ce matériau, vers, sentences et récits, sont rassemblés selon des critères thématiques unificateurs. C’est cette absence de matière discursive, cette forme brève et le caractère « véridique » des récits proposés qui les apparentent étroitement au « genre » de l’exempla de l’Occident médiéval sur le plan formel, quand la démarche ayant présidé à leur « mise en livres » les range aux côtés des encyclopédies.

135. A. Cheikh-Moussa, « Considérations sur la littérature d’adab. Présence et effets de la voix et autres problèmes connexes », p. 61-62. 136. Ibid.

185

CONCLUSION Notre recherche s’est donné pour objectif de restituer une cohérence globale à l’œuvre d’Ibn Qutayba, par l’intermédiaire de l’étude générique d’un texte type, le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār (Somme des récits exemplaires), représentatif du reste de sa production écrite. Nous avons pu constater ainsi l’existence de cette cohérence s’exprimant essentiellement à travers l’intention de l’auteur. Cohérence morale, politique et religieuse, cohérence conceptuelle et théorique, cohérence formelle enfin. En d’autres termes, nous avons tenté de démontrer la réalité de l’existence de l’auteur Ibn Qutayba par l’intermédiaire de ce que nous avons qualifié de preuves, de divers ordres : preuves matérielle, symbolique et objective. Ces termes recouvrent, en définitive les champs d’exploration suivants : – la relation de l’auteur au texte, ou la question de l’attribution, – la relation unissant autorité et « autorat », – les traces palpables de l’auteur dans le texte. En d’autres termes encore, nous sommes allée à la recherche d’Ibn Qutayaba comme nom associé à une œuvre, comme autorité symbolique et enfin comme écrivain. Après avoir établi la précocité de l’existence d’une fonction d’auteur en Islam classique, distincte de celle de scripteur, grâce aux nombreux catalogues bio-bibliographiques qui sont composés dès la fin du iiie/ ixe siècle, nous avons mis en évidence le statut d’Ibn Qutayba au sein de ces ouvrages qui le proclament auteur. Il a fallu ensuite nous interroger sur ce qui fondait l’autorité de ce nom : était-ce celle de l’homme ou celle de l’œuvre ? Était-ce l’autorité morale, intellectuelle et religieuse d’Ibn Qutayba, que les biographes soulignent d’une seule voix, qui avait inscrit son nom au panthéon des auteurs, ou bien le contenu de son œuvre était-il seul à l’origine de ce statut ? Nous avons constaté qu’il était malaisé de trancher la question dès lors qu’un mouvement de va-et-vient constituait la relation entre l’auteur et l’œuvre, chacun des deux pendants de l’équation fondant l’autorité de l’autre, et ce, en dépit, ou peut-être en raison du caractère d’urgence de l’attribution d’un texte à un auteur, en Islam classique. Nous avons alors considéré ce qui, en dehors de cette relation, conférait à ses deux éléments l’autorité qu’on leur connaît. Constatant que la continuité et l’apparente répétition des œuvres d’adab rapprochaient l’ensemble de cette production d’une œuvre collective, dont le cours serait entretenu par des interventions individuelles, il nous est apparu que, précisément, cette continuité et cette pseudo-répétition constituaient la condition sine qua non à l’émergence 187

Conclusion d’un auteur. Ce n’est qu’en se fondant dans ce cadre que, paradoxalement, l’auteur vient au monde, cadre du genre dans lequel il aura décidé d’exister, cadre de l’écriture qu’il choisira de continuer, et non de recopier. C’est ainsi que l’on peut comprendre le recours incessant, si déroutant pour le lecteur contemporain, à la citation, à l’isnād (« chaîne de transmission »), à tout ce qui produit à nos yeux cet effet d’engloutissement du « Je écrivant », soumis au modèle, forme (isnād-ḫabar) et contenu (réserve du patrimoine commun à l’ensemble de la sphère des lettrés arabo-musulmans), et pourtant investi du nom d’auteur. C’est que cette soumission est volontaire, revendiquée par l’usage de la citation et des emprunts. Elle inscrit celui qui s’y prête dans la lignée des autorités qui le précèdent et fonde la sienne dans le même temps. La marge d’action de l’auteur réside tout entière dans la seule manipulation des éléments constitutifs de ce cadre aux fins qu’il s’est fixées. L’autorité de l’auteur, et partant, de son œuvre, lui est donc essentiellement conférée par ses prédécesseurs, dans une opération d’identification et de reconnaissance mutuelles. Nous avons vu ensuite de quelle manière Ibn Qutayba refondait l’adab commun, le réorientait en accord avec ce qu’il expose dans ses prologues, le mettant en ordre, au propre comme au figuré, en même temps qu’il le rendait accessible aux milieux au service du pouvoir. Refonte soumise aux orientations politiques et religieuses de son temps, celle-ci est consacrée par le pouvoir en place, pouvoir qui décréta la fin du mu‘tazilisme, et dont Ibn Qutayba, fut vraisemblablement l’un des chantres. Sa nomination à la fonction de qāḍī de Dīnawar l’année de « parution » de l’Adab al-Kātib, la dédicace de cet ouvrage – premier jalon d’une œuvre globale tout entière dédiée au nouveau dogme –, au vizir Ibn Ḫāqān, auréolent ses écrits d’une incontestable autorité morale. Mais qu’en est-il de l’auteur Ibn Qutayba, au-delà de son investiture sociale et politique ? Coopté par ses pairs, autorisé par le pouvoir en place, à l’origine d’une œuvre monumentale correspondant en tous points aux patrons de l’écriture d’alors, fond et forme, où et comment se manifeste-t-il ? Marie-Anne Polo de Beaulieu 1 , citant Roger Chartier 2, note que : L’écriture est considérée comme un travail individuel. L’auteur s’approprie alors son œuvre, en rappelant les modalités de son travail, en justifiant son titre et son plan, en évoquant sa finalité. Il signe son ouvrage. L’œuvre est alors définie comme une création originale, reconnaissable à la spécificité de son expression. Elle ouvre droit à une rémunération. De façon concomitante apparaît la responsabilité pénale de l’auteur, qui s’expose à la censure de l’État ou de l’Église.

1. 2.

188

M. A. Polo de Beaulieu, « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla (xiie-xve siècle) », dans Auctor & Auctoritas, p. 175-176. R. Chartier, L’ordre des livres, auteurs, bibliothèques en Europe entre le XIVe et le XVIIIe siècles, Aix-en-Provence 1992, p. 38 sqq.

Conclusion Comment ne pas être frappé par la correspondance de cette énumération des prérogatives de l’auteur moderne avec celles d’Ibn Qutayba ? L’une d’entre elles, toutefois, mériterait à elle seule de longs développements : il s’agit de la notion de création originale. Nous nous limiterons ici à souligner qu’elle ne recouvre pas les mêmes acceptions avant et après la Renaissance. Nous avons pu constater que la marge d’intervention personnelle de l’auteur médiéval résidait dans la manière dont il réemploie un matériau commun, à ses propres fins. La création originale, c’est-à-dire l’originalité au sens de la singularisation d’une œuvre de type anthologique par rapport à une autre, repose donc essentiellement sur l’intention de l’auteur, dont le lieu d’expression privilégié, voire consacré, est le prologue : Tout est dans le coup d’archet initial. Dès l’ouverture, dès les premiers mots d’une œuvre, voire du hors d’œuvre, tout est dit, en tous cas tout est joué. […] En un mot, le prologue, c’est ce moment incertain et délicieux où le lecteur n’est plus dehors, mais pas tout à fait dedans, où l’auteur est pris dans les rets des topoï et reste pourtant libre de parler de lui ou non, de parler de son œuvre comme il l’entend 3.

C’est donc d’abord l’intention qui définit l’auteur médiéval, intention de réaliser une œuvre capable d’agir sur son destinataire. Nous avons vu comment le pronom de première personne était amené par Ibn Qutayba avant de se fondre à nouveau dans l’écriture commune. Nous avons vu le lien que l’émergence de ce Je/Nous entretenait avec le statut de prophète dès lors que c’est Dieu qui, lui ordonnant de transmettre, l’autorise, voire le somme de mettre en œuvre son intention sous la forme du livre : an yağ‛ala-nā bi-mā ‛alim-nā ‛āmilīn, « de nous rendre, par notre savoir, agissant ». Qu’est-ce que cet « agir si ce n’est l’écriture de l’œuvre ? Notons la formulation particulière de ce credo, qui, sur le plan sonore, fait de l’action une métathèse volontaire du savoir ‛alim/‛āmil, comme pour rappeler le peu de distance entre les deux gestes que sont apprendre et agir. Nous avons parlé de credo, nous aurions pu employer le terme de clef, car c’est bien ainsi qu’apparaît cette phrase, clef de lecture soudant entre elles les différentes parties d’une œuvre globale en même temps qu’elle nous donne sa raison d’être. Force nous est donc de constater la cohérence de l’ensemble de l’œuvre d’Ibn Qutayba, dont l’unité des contenus, du style et du ton, les échos et les rappels d’un texte à l’autre, plaident, encore une fois, pour la conception d’une œuvre globale inaugurée par l’Adab al-Kātib. C’est sans doute pour cette raison que d’aucuns ont vu, dans le prologue de cet ouvrage en particulier, une ḫuṭba bi-lā kitāb, « discours sans livre ». Car Ibn Qutayba y annonce les livres à venir par l’intermédiaire du détail du programme de formation des kuttāb : l’Adab al-Kātib se charge de la langue, les ‘Uyūn des aḫbār, les Ma‛ārif de l’« histoire », et 3.

J. Dalarun, « Épilogue », dans Les prologues médiévaux, p. 655.

189

Conclusion l’ensemble de son œuvre religieuse du Coran, du ḥadīṭ et du fiqh. Cette hypothèse est encore renforcée par la chronologie des ouvrages d’Ibn Qutyaba dont l’Adab al-Kātib, daté de 236/850 4 est le premier livre et coïncide, nous l’avons vu, avec la nomination de l’auteur en tant que qādī de Dīnawar, c’est-à-dire d’« agent de l’autorité investi du pouvoir de juridiction 5 ». Intention alliée à la cohérence de l’œuvre réalisée, épanouissement de l’écriture dans des prologues dont la facture peut être particulièrement aboutie, comme dans les ‘Uyūn et l’Adab al-Kātib, confèrent sans conteste à Ibn Qutyaba le statut d’un auteur à part entière. La question de la cohérence de l’œuvre d’Ibn Qutayba en partie résolue par l’établissement de l’existence de cette personne auteur, il nous a paru pertinent de la compléter et de l’affiner en la reliant à la question du genre littéraire que cette œuvre illustre, voire fonde. Nous avons, pour ce faire, limité notre champ de recherche à la production d’adab de notre auteur, dont le trait dominant est le caractère anthologique. C’est ici que notre recherche a plus particulièrement pris l’allure d’un travail de littérature comparée, bien que l’ensemble de cette étude soit déjà fondé sur une circulation continuelle entre l’outillage critique et conceptuel produit par la tradition occidentale et les textes et les concepts de la littérature arabe classique. Si Ibn Qutayba est, comme nous l’avons établi, un auteur à part entière, était-il pour autant l’initiateur d’un genre littéraire repris et épuisé après lui, dans le développement d’une littérature stéréotypée, dite « encyclopédique » ? Nous avons constaté que les contours d’un ouvrage tel que les ‘Uyūn se dessinaient déjà dans le Kitāb al-Ḥayawān de son prédécesseur al-Ğāḥiẓ, et avons admis qu’il avait – conformément au processus décrit par HansRobert Jauss –, modifié et imposé la structure d’un type existant, conformément à la nouvelle intention et au nouvel horizon d’attente, en lien avec les modifications socio-culturelles et politico-religieuses de son temps. Nous nous sommes attachée alors à définir plus précisément les caractéristiques, sur les plans de la forme et des contenus, du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār en particulier et de l’œuvre en général, dans le but de cerner ce genre, s’il existait. Ce faisant, nous avons dû examiner les divers aspects de l’adab et les liens organiques qu’il entretient avec la littérature arabe classique, liens si profonds, voire inextricables, qu’il a pu parfois se confondre avec elle. C’est à la comparaison de l’exemplum et du ḫabar que nous nous sommes livrée en premier lieu, dans le but de définir plus précisément les caractéristiques de notre texte. Après examen, nous avons pu constater que, bien que présentant de nombreux traits communs – tels le caractère narratif de la plupart de ces récits, leur brièveté, leur subordination à un discours englobant,

4. 5.

190

Cf. le tableau chronologique de G. Lecomte, dans Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 42-43. E. Tyan, « Ḳāḍī », EI2.

Conclusion leur caractère prétendument authentique, leur aspect didactique et pédagogique en tant que porteurs d’une leçon –, ils se distinguaient fondamentalement sur deux plans : celui des publics particuliers auxquels ils s’adressent et, en conséquence, la langue dont ils usent pour s’adresser à lui. En effet, si l’exemplum se présente le plus souvent comme un squelette de récit auquel le prédicateur donnera vie lors de sa performance orale, en langue vernaculaire, dans le cadre d’un sermon ou d’un discours homilétique, le ḫabar quant à lui, est le produit d’un travail d’écriture très élaboré, dans une langue savante, outil de prédication à l’usage d’une élite, dont le théâtre est le cénacle des cours princières. Les recueils de récits exemplaires en Islam classique s’apparentent de ce fait – ce qui ne semble pas être le cas des recueils d’exempla – au genre du miroir des princes. Cette comparaison terme à terme des caractéristiques de l’exemplum et du ḫabar, en tant que matière constitutive essentielle de l’œuvre d’Ibn Qutayba, nous a amenée à prendre la mesure de la nature profondément rhétorique de notre texte, prologue et corps de l’ouvrage compris. Au-delà de ce qui rassemble l’exemplum et le ḫabar ou les distingue l’un de l’autre, c’est – pour reprendre les mots de Jean-Yves Tilliette citant Cicéron – cette fonction primordiale de la rhétorique qui est d’amener, par la parole, les hommes à se déterminer en faveur du bien, qui nous a semblé le mieux rendre compte du contenu des ‘Uyūn. Cette fonction persuasive a recours, dans l’ouvrage qui nous occupe, à deux types d’argumentation : discursive dans le prologue et analogique dans le corps du texte. Nous avons ainsi établi le lien que le prologue des ‘Uyūn entretient avec le texte qu’il livre au destinataire : mode d’emploi performatif de la matière contenue dans l’ouvrage, rendue accessible par le classement qu’elle a subi, il comporte la combinaison des modes discursifs et analogiques aux fins de la démonstration de l’auteur qui y décrit la manière d’user du livre en même temps qu’il en use. Le prologue, discours prônant l’efficacité de l’ouvrage, est efficace grâce au recours à l’ouvrage qui recèle un savoir vertueux, nous l’avons établi par l’intermédiaire de l’analyse des termes relatifs à la vérité et au savoir dont les relations tissent une isotopie de la vertu. Forte de cette constatation, nous sommes retournée aux sources de la rhétorique aristotélicienne afin de démontrer les liens profonds – dont il nous est permis de penser qu’ils existent peut-être à l’insu de notre auteur – unissant ce texte aux principes qu’elle établit. En effet, les deux types d’argumentation sus-cités correspondent à ce qu’Aristote désigne par le premier ordre de preuves au service de l’invention, première partie de la rhétorique. L’invention consiste à répondre à la question « quoi dire » en découvrant l’argument dans une matière donnée et un ensemble de lieux qui fonctionnent comme des magasins d’arguments. Or, tout ce que l’on peut être amené à dire en qualité de membre de la ḫāṣṣa est consigné dans les ‘Uyūn qui « fonctionnent comme un magasin d’arguments » à valeur d’idéologèmes. Ces arguments empruntent donc à ce type de preuves qu’Aristote nomme « preuves techniques » et qu’il divise en discours déductif (sous la forme du syllogisme) 191

Conclusion et discours inductif (qu’est le recours à la parabole ou à la fable). La disposition, deuxième partie de la rhétorique, doit comporter, quant à elle, l’exorde, la narration, la confirmation et la péroraison. La valeur performative de notre prologue en fait un exorde qui comporte à son tour, la proposition, la division qu’est l’annonce des parties du livre, et l’invocation finale. Seule la confirmation est laissée à l’usager du livre qui doit, suivant l’exemple du prologue, puiser dans l’ouvrage les armes de sa démonstration. Le détail de ces correspondances, ainsi que l’écho des trois parties restantes de la rhétorique que sont l’élocution, la mémoire et l’action, ont été développés au cours de cette recherche, nous n’y reviendrons donc pas ici. Nous relèverons seulement le paradoxe que constitue l’inconsciente soumission théorique de notre auteur à un modèle qu’il récuse dans le cadre du travail de refonte de l’adab proposé par son œuvre. Nous avons vu, en effet, la manière dont Ibn Qutayba avait procédé à une réorganisation des savoirs en minimisant l’apport de la pensée grecque, qu’il cantonne aux domaines des sciences naturelles et qu’il exclut violemment – si l’on se souvient de sa diatribe contre les kuttāb au cœur du prologue à l’Adab al-Kātib – du champ du discours et, a fortiori, de celui de la théologie, s’opposant en cela aux tenants du mu‘tazilisme. Ce paradoxe a été invoqué à destination des tenants d’une pensée minoritaire dont le dernier avatar a récemment agité la communauté des historiens en France, certains affirmant que l’apport grec n’aurait été ni assimilé, ni même transmis à l’Occident, par les Arabes. Après avoir cerné ce qui, dans la production écrite des exempla, se rapprochait ou différait des aḫbār et obtenu un premier élément de réponse à la question du genre des ‘Uyūn comme miroir des princes à la forme particulière, – apparenté aux recueils d’exempla, en particulier par l’aspect fragmentaire d’une matière argumentative à fonction persuasive dont le cadre, ou discours englobant, doit être restitué par l’usager du livre –, il nous a semblé qu’il relevait, par ailleurs, de la somme encyclopédique, par son aspiration à totaliser et organiser les savoirs, fussent-ils circonscrits à la sphère du pouvoir. Il nous a alors fallu appréhender, de manière très précise, ce que l’on nomme encyclopédisme et qui recouvre autant de sens que l’on distingue de périodes associées à ces grands mouvements de collecte et de tri. L’encyclopédisme médiéval est inauguré, en Occident, au viie siècle, avec les Étymologies d’Isidore de Séville. Il se développe au cours du xiie siècle et s’épanouit au xiiie siècle après l’arrivée massive des nouveaux matériaux cognitifs transmis par les Arabes, rompant alors avec l’étymologie comme système d’explication pour se focaliser sur la nature des choses 6. Cet encyclopédisme est un imago mundi, un miroir du monde, reflet de la perfection divine, quand un ouvrage tel que les ‘Uyūn, bien que relevant de la démarche encyclopédique

6.

192

Sur l’encyclopédisme médiéval et la « Renaissance » du xiie siècle en Occident, se reporter à l’ouvrage synthétique de B. Ribémont, La « Renaissance » du XIIe siècle et l’Encyclopédisme, Paris 2002.

Conclusion de par son caractère programmatique, son désir d’exhaustivité et son caractère totalisant, son ambition d’être l’instrument du succès ici-bas et dans l’audelà, n’est qu’un miroir de la ḫāṣṣa. Le caractère de somme brève qui est le sien ne suffit pas à en faire une encyclopédie, mais nous avons considéré que l’ensemble des sommes produites par Ibn Qutayba, dont nous avons fait l’inventaire précédemment, constituait une manière d’encyclopédie dont les livres n’auraient pas été regroupés sous un même titre, comme ce fut le cas un siècle plus tard en Ifriqiyya, avec le ‛Iqd al-Farīd. À l’examen des différentes composantes de l’œuvre globale d’Ibn Qutayba, c’est le terme paideia qui nous a semblé recouvrir, toutes proportions gardées, les contenus de cette œuvre et, plus généralement la notion même d’adab, dans la mesure où nous avons affaire à un ensemble de sommes que leur niveau d’abstraction apparente aux sciences propédeutiques de la Grèce antique. Ces ouvrages porteurs d’adab permettent à leurs destinataires d’appréhender n’importe quelle réalité matérielle et spirituelle en conformité avec le code éthique et sapiental propre à leur rang, au moyen d’un vaste programme de formation dont ils se répartissent les composantes. Il nous a semblé, en effet, que les sciences poétiques (rhétorique et poétique) correspondaient au contenu de L’Adab al-Kātib (dont les contenus rappellent ceux du trivium romain, (à savoir grammaire, dialectique et rhétorique), les sciences pratiques (éthique, politique, économie) à celui des ‘Uyūn et les sciences théorétiques à celui des ouvrages traitant de la musique ou de la météorologie. Ibn Qutayba, en tant que passeur et gardien de la culture qui le façonne et qu’il façonne à son tour au fil d’une œuvre qui prend en charge la double éducation de ses destinataires, éthique et religieuse, construit une sorte d’encyclopédie constituée de la somme des sommes particulières qu’il consacre à chaque domaine de cet immense programme de formation. L’impression d’hétérogénéité de l’œuvre de notre auteur est alors balayée par la profonde cohérence du double projet, éthique et politique, qui la fonde et la complémentarité des ouvrages qui la constituent. Le Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār apparaît donc comme une somme d’adab, une encyclopédie dont on doit, pour rendre compte de son contenu, préciser qu’elle est « d’adab ». Une forme de réponse à la question de l’adab comme genre littéraire s’impose ici. Si, conformément à la définition d’Antoine Compagnon, le genre est une convention discursive qui ne dépend pas d’une forme textuelle stricte mais se définit comme « un air de famille, un ensemble de traits micro- et macro-structuraux, des conventions pragmatiques », et si l’adab répond, de manière irréductible, ce que nous croyons, à des critères d’ordre pragmatique et rhétorique, d’une part, en tant que porteur d’exemplarité et de norme et d’autre part à des critères d’ordre textuel en tant que textes en prose, alors l’adab est un genre qui peut accueillir une multiplicité de formes dont les principales sont l’épître, à caractère discursif et la somme, anthologie ou encyclopédie, à caractère d’inventaire. Cette convention discursive est, en outre, destinée à un public déterminé, ici la ḫāṣṣā, telle que définie par Abdallah Cheikh-Moussa. 193

Conclusion Mais à côté de cette réponse, la tentation de pousser à l’extrême cet affranchissement du genre par rapport à une forme littéraire précise, peut nous conduire à gommer jusqu’à la distinction entre prose et poésie, nous amenant alors à une définition de l’adab, non plus comme un genre littéraire, mais, encore une fois, à une notion proche de la paideia grecque dont l’expression s’épanouit au sein de plusieurs genres littéraires, parmi lesquels la poésie, si nous admettons qu’elle est, elle aussi, porteuse d’adab. Dans une ultime tentative de conciliation de ces deux visions de l’adab, nous avançons l’hypothèse que l’adab médiéval est à la fois un genre littéraire et une paideia, dont seul le premier terme de cette double définition a perduré à l’époque moderne – qui dissocie littérature et éthique – nous léguant son pluriel ādāb pour désigner l’ensemble de ce que nous appelons littérature aujourd’hui.

194

ANNEXES Afin que les traductions proposées soient lisibles de manière indépendante, nous avons fait le choix de ne pas supprimer les notes déjà rencontrées dans le corps de l’ouvrage, à l’occasion de la citation des extraits. Annexe I Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār 1 : Somme des récits exemplaires 2 Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux Que Dieu bénisse notre seigneur Muḥammad, sa famille et ses compagnons, et les protège. L’imām Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī, qu’il soit agréé de Dieu, a dit : Grâces soient rendues à Dieu dont les réalisations réduisent la description à l’impuissance, dont les bienfaits sont innombrables et dont la miséricorde embrasse les fautes des plus grands pécheurs ; grâces soient rendues à Dieu à Qui aucune requête n’échappe, pour Qui [la réalisation d’] aucun désir n’est déçu[e], auprès de Qui aucune peine n’est perdue, Qui consent [à prodiguer] les bienfaits les plus grands en échange d’une faible gratitude, Qui absout par le biais du repentir les plus grands péchés et efface, par celui d’une contrition éphémère, les [longues] années de fautes ; grâces soient rendues à Dieu Qui nous a envoyé le messager, l’annonciateur, le brillant flambeau qui nous a amenés à Le satisfaire, nous a invités à L’aimer et nous a indiqué le chemin de Son paradis, nous ouvrant les portes de Sa bonté et nous fermant celles de Sa colère. Que Dieu et Ses anges honorables le bénissent, lui, sa famille et ses compagnons, ainsi que l’ensemble des prophètes et des messagers, tant que la mer sera gorgée d’eau et que le soleil se lèvera.

1. 2.

Kitāb ‘Uyūn al-‛Aḫbār (désormais ‘Uyūn), Le Caire 1925. Nous avons associé au terme récit le qualificatif exemplaire, exemplarité que lui confère sa nature de récit authentifié ou véridique.Il nous a semblé opportun de faire figurer cette notion dans le titre d’un tel ouvrage afin que le lecteur soit éclairé sur sa teneur. Précisons encore que le terme récit est à prendre au sens de relation, et ce, quelque soit la forme de ce qui est rapporté : sentences, aphorismes, proverbes, histoires ou encore vers de poésie.

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Annexes Quant à ce qui suit, chaque bienfait de Dieu appelle un devoir et chaque faveur une contrepartie : la contrepartie de la richesse est l’aumône, celle de la noblesse est l’humilité, celle de l’art de l’entregent la satisfaction des requêtes, celle du savoir sa diffusion ; et les savoirs les plus profitables sont les meilleurs comme les plus louables sont les plus profitables, et les plus louables finalement consistent en ce qui est appris et enseigné pour Dieu et pour l’amour de Lui. Nous demandons à Dieu Le Très Grand, Le Très-Haut de rendre notre savoir agissant et de nous rendre aptes à en prendre le meilleur ; qu’Il [ nous rende] désireux de le faire fructifier pour nous et pour autrui pour [l’amour de] Sa noble face, [qu’Il nous rende] reconnaissants de la perfection de Ses faveurs à notre égard et qu’Il fasse que nous le louions nuit et jour ; Il est certes Le plus proche parmi ceux qu’on invoque, et Le plus généreux de ceux qu’on sollicite. Je m’étais chargé de composer, à l’usage des secrétaires 3 négligents de leur formation en matière d’adab 4, un ouvrage sur les connaissances [qui doivent être les leurs], et sur la correction de la langue et de la main – ayant pris conscience de l’ampleur des lacunes, de l’oblitération du savoir et des préoccupations du pouvoir détourné du commerce de l’adab 5 au point qu’il s’était effacé et avait disparu –, [ouvrage] par lequel je leur permettais de parvenir

3.

4. 5.

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Kuttāb, ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16. La fonction de kātib est essentiellement liée à l’institution du diwān/administration. C’est, le plus souvent, un secrétaire de chancellerie, le terme peut désigner également un simple « employé aux écritures », ou un secrétaire d’État dépendant directement du souverain. Le kātib doit, pour honorer sa fonction, posséder, outre des qualités de styliste fondées sur une parfaite connaissance de la langue, tous les savoirs que recouvre le terme adab et dont le contenu est largement décrit tout au long de l’introduction aux ‘Uyūn. Dès l’époque umayyade, le kātib peut jouer un rôle politique important et, à l’époque ‛abbāsīde, il représente l’adīb par excellence. Cf. R.Sellheim et D. Sourdel, « Kātib », EI2. Li-muġfil at-ta’addub, ‘Uyūn, Prologue, p. 1, l. 16. Le terme adab pose un problème de traduction dans la mesure où il recouvre plusieurs acceptions selon le contexte. En effet, il peut signifier un art ou un savoir-faire, en particulier au pluriel : « […]‛an ādāb al ḥarb wa makāyidi-hā/sur l’art de la guerre, ses tactiques », ‘Uyūn, Prologue, p. 8, l. 18. Il peut également désigner un ensemble de règles : « […]‛ammā yaḥtāğu ṣāhibu-hu ilā-sti ‛māli-hi mina-l-ādāb fī ṣuḥbati-hi/ce dont a besoin son détenteur en matière de règles d’usage dans l’art de le fréquenter », ibid., p. 8, l. 13, ou encore l’éducation : « Wa hāḏā yakūnu fī miṯli kitābi-nā li-anna-hu fī ādāb wa maḥāsini aqwām wa maqābiḥi aqwām/ On trouve ceci dans des ouvrages tels que notre livre, parce qu’il traite des bonnes mœurs et de la bonne éducation, des vertus des peuples et de leurs vices », ibid., p. 7, l. 17. Au singulier et précédé de l’article, nous avons fait le choix de garder le mot arabe dans la mesure où nous ne lui avons pas trouvé d’équivalent dans la langue française. Nous citerons toutefois, afin d’éclairer le lecteur, cette définition de A. Cheikh- Moussa : « L’adab est en effet un “art de l’existence”, une esthétique et, tout autant conjointement, un modèle directeur dans le “façonnement” de l’homme selon un idéal déterminé : les ancêtres vertueux, mythiques ou réels, arabes, persans ou grecs, et les maîtres du savoir et du haut langage, sages anciens ou grandes figures de la poésie et de l’art oratoire arabe, sont les figures exemplaires proposées à l’imitation. », « Adab », Dictionnaire du Moyen Âge, littérature et philosophie.

Le prologue [à la fois] à l’objet de leur recherche et à la tranquillité de l’esprit, et dans lequel j’avais consigné pour eux les armes de la victoire, qu’ils avaient égarées 6 ; je les enjoins en sus de ce savoir, d’apprendre l’essentiel des traditions prophétiques 7 afin de les inclure entre les lignes, à titre d’exemples, lorsqu’ils écrivent, et de s’aider de leurs subtiles significations et de leur parfaite concision, lorsqu’ils conversent. Comme je m’étais attelé à leur fournir quelques uns de leurs outils de travail, j’ai eu l’ambition de leur épargner tout effort, car j’ai craint que, en les laissant juges de ce qu’il leur restait [à acquérir] et en me fiant à leur libre arbitre, ne perdure le peu de soin qu’ils ont d’eux-mêmes, et qu’ils trouvent confortable le frêle esquif de leur faiblesse, négligeant alors la fin comme ils avaient négligé le début ; ou que, s’attelant à apprendre la suite, ils ne le fassent à l’aune de leur trop faible résolution et de leur esprit émoussé, pris alors de langueur et lassés de leur mission. J’ai donc achevé ce que j’ai commencé, élevé ce que j’ai fondé, faisant montre en cela, à leur égard, de la bonté prodiguée à qui nous est cher, que dis-je ! de la sollicitude d’un père pour un fils dévoué, me satisfaisant de leur reconnaissance hâtive et confiant à Dieu le soin de me récompenser et de me rétribuer. Ce livre, bien que ne traitant ni du Coran, ni de la Tradition, ni des prescriptions légales, ni de la science du licite et de l’illicite, guide vers les œuvres méritoires, conduit à la noblesse des mœurs, détourne de la vilénie, prohibe la turpitude, suscite des comportements avisés, des jugements probants, une conduite souple dans l’art de gouverner 8, et [amène à] la civilisation 9 ; car les voies qui mènent à Dieu ne sont pas une et le bien ne réside pas tout entier dans les prières nocturnes, la succession des jeûnes et la science du licite et de l’illicite, mais au contraire, ces voies sont nombreuses, les portes du bien sont larges, et du bon ordre d’ici-bas dépend celui de l’au-delà, comme celui d’icibas dépend du pouvoir, et le pouvoir ne peut l’établir qu’avec l’assistance de Dieu qui guide et rend clairvoyant. J’ai donc composé cette Somme des récits exemplaires pour éclairer ceux dont la formation [en matière d’adab] comporte des lacunes, pour aider la mémoire des savants, pour éduquer gouvernants et gouvernés et pour soulager les souverains de la peine et de la fatigue liées à l’effort [que requiert

6. 7.

8. 9.

Nous avons retenu la leçon du manuscrit allemand : « Mā aḍalla min al-āla li-yawm al-idāla au lieu de Mā aṭrafa-nī-l-ilāh/ce que Dieu m’a fait parvenir pour mener à la victoire ». Ḥadīṯ, ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 2. Le ḥadīṭ, discours exemplaire par excellence, fait fonction d’argument. Le terme désigne « la Tradition rapportant les actes ou les paroles du Prophète, ou son approbation tacite de paroles ou d’actes effectués en sa présence. » Cf. J. Robson, « Ḥadīth », EI2. Rifq as-siyāsa, ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 13. Cette expression est un quasi-pléonasme : c’est, pour un prince, l’art de conduire, de mener un animal ou des sujets avec douceur, sans recourir à la force ou à la violence. Bā‛iṯ ‛alā ‛imārat al-arḍ, ‘Uyūn, Prologue, p. 2, l. 13. « ‛Imāra : Culture, tout ce qui rend un lieu ou un pays cultivé ou peuplé », Kasimirski, ‘mr.

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Annexes l’acquisition de cette formation], et l’ai divisée en chapitres, réunissant les parties semblables, les faits et jugements similaires et les paroles identiques, pour en faciliter l’apprentissage à qui veut les acquérir, la mémorisation à qui veut les étudier et l’accès à qui les recherche. C’est la semence de l’esprit des doctes, le produit de la pensée des sages, c’est la crème du lait, le fleuron de l’adab, le fruit de la longue observation, c’est le meilleur de la parole des éloquents, de la subtilité des poètes, de la geste des souverains et du legs des Anciens. Tout ce que j’ai rassemblé pour toi dans cet ouvrage, je l’ai fait afin que tu en prodigues le meilleur à ton âme, la redresses à l’aide de cet instrument 10, la délivres de la corruption à l’instar de l’argent débarrassé de ses scories, l’exerces à prendre ce qu’il recèle de bon usage, de droiture, de bonne éducation et de nobles mœurs, afin que ton langage s’en trouve parachevé lorsque tu discours, ainsi que l’éloquence de ton style lorsque tu écris, afin qu’il te serve à faire aboutir tes requêtes lorsque tu sollicites, à tenir un langage courtois lorsque tu intercèdes et à te faire pardonner avec succès lorsque tu présentes des excuses – car les discours sont des filets dans lesquels on piège les cœurs, ils sont la magie licite – afin [également] que tu fasses usage de ses leçons en présence de ton souverain, assurant [ainsi] le succès de son gouvernement, la douceur de son règne et la menée victorieuse de ses guerres, afin que tu en disposes pour animer ton cénacle tant en gravité qu’en légèreté, que tu étayes, grâce à ses exemples, tes raisonnements et vainques, par sa capacité à instruire, tes adversaires, – la vérité apparaissant alors sous son plus beau visage et le dessein se réalisant à moindres frais – afin que toujours et sans peine tu sois le maître et atteignes la bête traquée sans prendre le mors aux dents, cheminant doucement et pourtant [toujours] le premier. Ceci à condition que le naturel y soit enclin, que le tempérament soit apte à le recevoir et l’intelligence docile. Si cela n’est pas le cas, dans ce livre se trouve – à l’intention de celui dont la raison lui a dévoilé le manque de dispositions et qui, néanmoins, s’est bien gouverné, [est parvenu à] dissimuler ses faiblesses à force de patience et de réflexion, et applique quelque remède distillé par cet ouvrage sur son naturel malade, l’abreuve de son eau et l’illumine de sa clarté –, ce qui ranimera son être souffrant, en chassera la langueur, l’éveillera de son sommeil et le sortira de sa torpeur, afin qu’il approche, avec l’aide de Dieu, les rangs des bien dotés. Je n’ai pas trouvé pertinent que mon livre se limitât à l’adresse de qui recherche le succès ici-bas à l’exclusion de qui le recherche dans l’au-delà, ni à celle d’une élite à l’exclusion du commun 11 ou des rois à l’exclusion de leurs

10. Ṭiqāf : instrument en bois servant à redresser les lances. Cf. Kasimirski, ṯqf, et Belot, Al-Farā’id al-Durriyya, Dictionnaire Arabe-Français, Beyrouth 1971, ṯqf. 11. Respectivement ḫāṣṣā et ‘āmma. Ces termes, ainsi que leur pluriel ḫawāṣṣ et ‛awāmm, « désignent d’une façon générale, l’élite et le commun, les notables et la plèbe, l’aristocratie et la masse, mais la composition exacte de ces deux éléments est extrêmement difficile à préciser […] On serait tenté de rendre ḫāṣṣā ou ḫawāṣṣ par “cour” ou “courtisans”, termes

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Le prologue sujets ; j’ai donc payé son écot à chacun d’entre eux, fait fructifier leur part et leur ai confié en dépôt les perles que sont les excellents propos des ascètes sur ce bas-monde, sur le rappel du malheur, la fugacité de l’existence et le trépas, sur la façon dont cette parole les fait communier lorsqu’ils sont réunis et correspondre lorsqu’ils sont séparés, sur les exhortations, l’ascèse, la constance, la piété, la profondeur de la foi et autres choses semblables, grâce auxquelles Dieu sera peut-être bienveillant envers qui s’est détourné de lui, protègera le pécheur pénitent, dissuadera l’oppresseur et attendrira, au moyen de ces émouvantes invocations, les cœurs les plus durs. J’ai cependant fait en sorte qu’il 12 ne soit pas exempt d’anecdotes curieuses, de traits d’esprit, de paroles étonnantes ou drôles, afin que ne soient absents du livre aucune conduite connue et aucun langage usité, et pour soulager le lecteur de l’effort requis par la gravité et de la fatigue causée par le devoir, car l’oreille se lasse alors même que l’âme désire 13, et la légèreté – à condition qu’elle serve la vérité ou s’en approche, et dès lors qu’on l’emploie en temps et lieu, [à bon escient] 14, et qu’elle est de bon aloi, n’est plus haïssable, ni blâmable, ne relève ni des péchés capitaux, ni des péchés véniels, si Dieu l’agrée. Notre livre te conduira [donc] au chapitre de la plaisanterie et de l’humour, et de ce qui a été rapporté des grands et des gouvernants sur ce mode ; si tu y trouves, toi, l’homme grave, des propos que tu dénigres ou bien approuves, dont tu t’étonnes ou ris, rappelle-toi qu’ils relèvent de ce procédé et à quel dessein nous en usons. Sache aussi que, si tu le dédaignais au nom de ta piété, d’autres, moins zélés que toi à cet égard, en ont besoin. Ce livre n’est pas destiné à ton usage exclusif, modelé alors selon ton inclination, et s’il y entrait la dévotion des adeptes de l’austérité, la moitié de son rayonnement et de son éclat disparaîtrait et ceux dont nous voulons qu’ils l’agréent avec toi s’en détourneraient. Ce livre est à l’image d’une table présentant des mets variés à l’intention de la diversité des appétits ; si tu y trouves des propos contenant la mention explicite d’un vit ou d’une vulve 15, ou bien la description de quelque turpitude, que

12. 13.

14. 15.

assez vagues pour recouvrir une réalité difficile à saisir […] ». Cf. M.A.J. Beg, « Khāṣṣā (al-) wa-l-‘Āmma », EI2. Nous avons tenté de préciser le contenu de ces termes dans la deuxième partie de notre travail. cf. supra, Deuxième partie I/V, « À qui s’adresse ce type d’ouvrages ? ». Le « il » renvoie à « mon livre », ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 2. Notre choix s’est porté sur l’édition libanaise qui propose Fa-inna-l-uḏn mağğāğa wa-n-nafs ḥamḍa, Prologue, p. 44, l. 8 et 9, au lieu de Fa-inna-l-uḏn mağğāğa wa li-n-nafs ḥamḍa, dans l’édition égyptienne, ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 5, qui pourrait être rendu par « c’est l’oreille qui rejette et suscite le désir de l’âme ».  [mušākil-an], mis entre crochets et annoté dans l’édition égyptienne comme étant un ajout du manuscrit allemand,‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 6. Farğ, ‘Uyūn, Prologue, p. 4, l. 16, désigne une fente, et dans le corps humain, tant le vagin que l’anus.

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Annexes la componction et la gravité ne te poussent pas à te renfrogner et à détourner ton visage, car nommer des parties du corps n’est pas un péché, mais l’offense réside en l’atteinte à l’honneur et en l’usage de la fausseté et du mensonge ainsi qu’en la calomnie. Le Prophète, que Dieu le bénisse et le protège, n’a-t-il pas dit : « Qui suit les rites funéraires d’avant l’islam, dites-lui d’aller sucer le machin 16 de son père et ne procédez pas par allusion » ? Abū Bakr al-Siddīq 17, qu’il soit agréé de Dieu, a dit à Budayl b. Warqā’ 18, – alors que ce dernier adressait ces mots au Prophète, que Dieu le bénisse et le protège : « Ceux-là, si le tranchant des armes les atteignait, t’abandonneraient » –, « Va donc mordiller la vulve d’al-Lāt, nous l’abandonnerions ! ». ‛Alī b. Abī Ṭālib 19, que la bénédiction de Dieu soit sur lui a dit : « Celui dont le père a un long pénis peut s’en faire un baudrier 20. » Un poète a déclamé, exactement dans le même sens [ṭawīl] : « Si Dieu le veut, le pénis de votre père sera long comme celui d’al-Ḥāriṯ b. Sadūs 21. »

16. Hann, ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 1, signifie chose, objet. 17. L’auteur convoque ici la figure exemplaire d’Abū Bakr, compagnon du Prophète et premier calife, 570-13/634, afin de justifier l’emploi de termes crus, dans le contexte qu’il a défini. Pour plus de précisions sur le personnage, cf. W.M. Watt, « Abū Bakr », EI2. 18. Autre figure exemplaire de l’Islam : Budayl b. Warqā’, mort entre l’an 9 et 11 de l’Hégire. Chef des Banū Ḫuzā‛a, tribu voisine de la Mekke, qui servirent d’espions à Muḥammad pour le prévenir des entreprises des Qurayšites à partir de la convention de Ḥudaybiya. Budayl apparaît la première fois au camp de Ḥudaybiya pour avertir Muḥammad que les Mekkois sont préparés à la résistance. Au retour, il rapporte les propositions du Prophète à la Mekke. C’est cet épisode, extrait de son contexte, qui est ici rappelé, aux fins persuasives de l’auteur. Cf. H. Lammens, « Budayl B, Warḳā’ », EI2. 19. L’auteur poursuit sa démarche de justification en évoquant ici la figure de ‛Alī b. Abī Ṭālib, mort en 40/660, cousin et gendre du Prophète, quatrième calife et l’un des premiers croyants, en train d’articuler le terme a’yr/pénis. Pour plus de précisions sur le personnage de ‛Alī, cf. L. Veccia-Vaglieri, « ‛Alī b. Abī Ṭālib », EI2. 20. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 4. C’est-à-dire qu’il voit sa position renforcée par la fratrie de mâles que son père aura engendrée : Man yaṭul ayr abī-hi yantaṭiq bi-hi ay man kaṯura banū abī-hi yataqawwā bi-him, Ibn Manẓūr, VI, nṭq. 21. En ce qui concerne al-Ḥāriṯ b. Sadūs, il est mentionné dans le Kitāb al-Ma‛ārif d’Ibn Qutayba, associé au même vers de poésie, au chapitre Ansāb al ‛Arab/Généalogie des Arabes, dans la partie consacrée à la tribu de Bakr b. Wā’il : « Ammā Sadūs b. Šaybān fa-kānat la-hu ridāfat Ākil al-Murār wa kāna la-hu ‛ašara min al-walad min-hum al-Ḥāriṯ b. Sadūs wa kāna la-hu ’aḥad wa ‛išrūn ḏakar, Qāla fī-hi-š-šā‛ir/Quant à Sadūs b. Šaybān, il était le phylarque des Ākil al-Murār et avait dix garçons parmi lesquels al-Ḥāriṯ b. Sadūs qui engendra [à son tour] vingt et un mâles. », Kitāb al-Ma‛ārif, p. 99, l. 10-13. Fidèle à sa manière de procéder, notre auteur évoque à des fins de légitimation de son propos, un vers de poésie contenant le terme ayr/pénis. Cette légitimation opère à trois niveaux : on peut, y compris en poésie, domaine réservé du beau langage, user de tels termes. De surcroît, ce vers se rapporte à une grande figure des Arabes ; enfin, il est placé au centre de l’échange entre deux figures exemplaires de l’Islam, à l’incontestable autorité linguistique et morale, que sont Al-Aṣma‛ī et al-Ša‛bī, cf. deux notes suivantes. Pour plus de précisions sur les Arabes, leurs tribus et

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Le prologue Al-Aṣma‛ī 22 disait : « Al-Ḥāriṯ b. Sadūs a engendré vingt et un mâles ; et on dit à al-Ša‛bī 23 : “[C’est inconcevable] On ne connaît aucun analogue”, il rétorqua : “Foutue 24 soit l’analogie, [je vous dis] ce sont bien des mâles”. » Ceci ne relève pas de ce que l’on voit dans la poésie 25 de Ğarīr 26 et al-Farazdaq 27, car elle est diffamation et renommée fondée sur la stigmatisation mensongère 28 des sœurs et des mères, accusations portées contre d’innocentes femmes vertueuses ; comprends bien les deux procédés et différencie les deux genres, car je n’ai fait pour toi aucune concession quant à l’usage de propos obscènes qui te deviendrait familier en toutes situations et naturel en tous propos, mais ce que je t’accorde est d’y recourir à l’occasion d’une histoire que tu raconteras ou d’un récit que tu rapporteras, afin de ne pas en diminuer la portée par l’emploi de l’allusion ni en atténuer l’agrément par celui de l’euphémisme ; j’ai voulu que ce soit rarement ton cas selon l’habitude des vertueux Anciens qui s’expriment sans détours et dédaignent les confusions entretenues par l’hypocrisie et l’affectation. Ne crois pas qu’ils ont péché [en cela] quand tu t’en es abstenu et qu’ils ont porté atteinte à leur religion quand tu t’en es gardé. Il en va de même pour les barbarismes que tu pourrais rencontrer dans le récit des anecdotes ; qu’il ne t’échappe pas qu’ils sont intentionnels et que nous voulons que tu en uses de cette façon, car la correction de la syntaxe dépouille parfois le récit de sa beauté et ôte à l’anecdote une partie de sa saveur, je vais t’en donner un exemple : on dit à Muzabbid al-Madīnī 29 alors qu’il avait mangé

22. 23. 24. 25.

26. 27. 28. 29.

leur répartition géographique, cf. l’article collectif de A. Grohmann, W. Caskel, B. Spuler, G. Wiet, G. Marçais, « ‘Arab (al-) », EI2, et G. Rentz, « ‘Arab (djazīrat al »), EI2. Abū Sa‛īd ‛Abd al-Malik b. Qurayb Al-Aṣma‛ī, célèbre savant philologue arabe, mort en 213/828 (d’autres dates sont données par des écrivains postérieurs). Cf. B. Lewin, « Aṣma‛ī (al-) », EI2. Abū ‛Āmir b. Šarāḥil b. ‛Amr al-Ša‛bī, célèbre savant traditionniste, approximativement 19/640-110/7 28. Cf. F. Krenkow, « Sha‛bī (al-) », EI2. Ayrun fī-l-qiyās, ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 7, mot à mot « Un pénis dans l’analogie ». Il s’agit du hiğā’ : « terme arabe souvent traduit par « satire », mais désignant plus exactement une malédiction, une invective, une diatribe ou une insulte rimée, une poésie injurieuse, puis une épigramme, et enfin une satire en prose ou en vers […] ». Le hiğā’ est l’antonyme du madḥ, poésie panégyrique, et outrage le ‛irḍ/honneur de l’adversaire en stigmatisant ses défauts sous forme poétique. Cf. Ch. Pellat, « Hidjā ’ », EI2. Ğarīr b. ‛Aṭiyya b. al-Ḫaṭafā b. Badr est l’un des trois poètes de hiğā’ les plus importants de la période umayyade. Milieu du ier/viie siècle-110/728-9. Son nom est associé à celui d’alFarazdaq qui fût son adversaire pendant quarante ans. Cf. A. Schaade,, « Djarīr », EI2. Tammām b. Ġālib, Abū Firās Farazdaq est l’un des trois poètes de hiğā’ les plus célèbres de la période umayyade, né après 20/640 et mort en 110/728 ou 112/730. Adversaire de Ğarīr. Cf. R. Blachère, « Farazdaḳ », EI2. L’ibtihār consiste à se rendre célèbre en nommant des personnes avec qui l’on prétend avoir eu des relations sexuelles. Cf. Ibn Manẓūr, I, bhr. La note qu’Aḥmad Zakī al-‛Adawī consacre à ce personnage nous informe qu’il apparaît sous des noms différents selon les manuscrits, du fait de la mobilité ou de l’absence des signes diacritiques et cite quelques occurrences, ‘Uyūn, Prologue, p. 5, note 3. Nous l’avons retrouvé quant à nous chez al-Ğāḥiẓ, sous le nom de Muzabbad, Kitāb al-Buḫalā’, Beyrouth

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Annexes au point d’en être indisposé : « Vomis ! » Il répondit : « Vomir ? Vomir quoi ? Vomir de la moelle et de la viande de chevreau ! Je répudie ma femme si j’trouve pareil vomi et que j’le mange pas ! » Ne vois-tu pas que, si je m’étais acquitté à l’égard de ces assonances, des droits de la déclinaison et de l’emploi de la hamza 30, [l’anecdote] aurait perdu de son charme et l’auditeur l’aurait trouvé désagréable ? Elle est bien plus savoureuse quand on oppose à la lourdeur des sonorités la subtilité du sens, afin qu’il en soit pour celui qui la reçoit ce que le premier a dit [à ce sujet] [basīṭ] : « Oppose la prodigalité de Ṭalḥa al-Ḫayrāt 31 lorsqu’ils s’enorgueillissent de l’avarice d’Aš‛aṯ 32, agis avec circonspection et érige-toi en juge avisé, Et Ḫuzā‘a 33 ne sera plus toute ladrerie ou toute générosité,

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31.

32.

33.

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1998, p. 19, l. 17, et sous celui de Muzabbid, Kitāb al-Ḥayawān, V, p. 184, l. 1. Dans ce dernier ouvrage, une note donne également les différentes formes du nom selon les textes et précise qu’il s’agit d’un célèbre transmetteur et acteur de bons mots et d’histoires drôles. Contemporain d’al-Ğāḥiẓ, il vécut sous le règne du troisième calife ‛abbāsīde al-Mahdī (158/775-169/785). Cf. Ch. Pellat, « Nādira », EI2. Qīla li-Muzabbid al-Madīnī wa qad akala ṭa‛āman kaẓẓa-hu : qī fa-qāl : mā aqī, aqī naqā wa laḥm ğady ! Martī ṭāliq law wağadt hāḏā qayā la-akaltu-h. ‘Uyūn, Prologue, p. 5, l. 16-17 et p. 6, l. L’auteur fait rimer deux maṣdar-s auxquels il donne une valeur de substantifs : naqā avec qayā (naqan et qay’an qu’il a privé de la hamza pour les besoins de la rime). De la même manière, le verbe qā’a-yaqī’u est dépouillé de sa hamza à l’inaccompli comme à l’impératif afin de faire jouer les consonances de la lettre qāf en consonne finale : Qī […] aqī, aqī naqā. Enfin, la hamza de mar’atī a disparu, permettant au syntagme martī ṭāliq de s’inscrire plus harmonieusement dans la succession rythmique des deux précédents, constitués de quatre syllabes chacun. Ṭalḥa al- Ḫayrāt : il s’agit de Ṭalḥa b. ‛Ubayd Allāh, des Kināna. Compagnon du Prophète auquel ce dernier aurait préconisé le paradis. Sa bravoure pendant la bataille d’Uḥud le rendit prestigieux, car il y sauva le Prophète. Les conquêtes musulmanes lui permirent de s’enrichir, et la tradition le donne pour avoir été d’une générosité à la mesure de sa fortune. Ibn Qutayba le cite très fréquemment dans les Ma‛ārif, lndex des noms propres, p. 737, et lui consacre plusieurs pages, à l’intérieur de l’ouvrage, dans la partie réservée aux compagnons du prophète, Ibid., p. 228-234. Cf. également G. Levi Della Vida, « Ṭalḥa », EI2. Al-’Aš‛aṯ, Abū Ma‛dikarib b. Qays, chef de clan des Kinda du Ḥaḏramawt. Il prit la tête d’une délégation qui offrit la soumission d’une partie des Kindītes en 10/631, mais se révolta avec son clan un an plus tard, à la mort de Muḥammad. Après sa reddition, Abū Bakr lui accorda son pardon, et il prit part aux conquêtes en tant que chef du groupe kindīte. Ibn Qutayba le cite à cinq reprises dans les Ma‛ārif, Index des noms propres, p. 709, et lui consacre un paragraphe à l’intérieur de l’ouvrage, Ibid., p. 333-4. Cf. également H. Reckendorf, « Ash‛ath », EI2. Les Ḫuzā‘a sont une ancienne tribu arabe dont les relations avec les Qurayš sont très étroites. Les différentes fractions de cette tribu n’eurent pas la même attitude à l’égard du Prophète et de la nouvelle religion. Si une fraction d’entre eux, les Aslam, s’allièrent très tôt à Muḥammad et combattirent à ses côtés lors de la conquête de la Mekke, les Musṭaliq s’opposèrent à lui. Quant à celle des Ka‘b b. ‘Amr, elle joua un rôle décisif dans la lutte entre la mekke et le Prophète. Cf. M. J. Kister, « Khuzā‛a », EI2. Ṭalḥa al- Ḫayrāt comme al-’Aš‛aṯ sont, par leur ascendance, affiliés aux Ḥuzā‘a. Sur les relations entre clans et tribus arabes, cf. l’article

Le prologue car tu ne lui imputeras plus toute bassesse ou toute largesse. » Sur le même mode, Mālik b. Asmā’ 34 a dit, à propos de l’une de ses esclaves [ḫafīf ] : « A-t-elle été obscurcie, ma vue, par le voile de l’amour, ou bien de toutes les créatures, es-tu la plus parfaite ? Tes discours, les plus délicieux, me sont aussi doux que ceux dont rêvent les grands rhéteurs, et tu n’en es pas avare. Quelle belle diction, et pourtant elle commet des barbarismes parfois ; la plus douce des voix n’est-elle pas celle qui chante 35 ? » S’il se présentait un récit ou un vers qui ne soit pas à la hauteur du livre et de ce sur quoi il a été édifié, sache qu’il existe deux raisons à cela : la première est la rareté de ce qui a été dit à ce propos quand on peut en avoir besoin ; l’autre raison est que l’association du beau à son semblable [aboutit] à en atténuer l’éclat et ne [permet] pas de distinguer le plus méritoire de celui qui l’est moins, alors qu’en associant le beau à ce qui l’est moins, l’on voit de quel côté penche la balance ; car l’effet et la cause vont de pair, ils exigent que tu les prennes en considération, assignant au mot sa [juste] place et le reliant à sa raison d’être ; et ne crois pas que le fait de te taire alors que les autres parlent est un manque d’esprit : si tu reconnais une situation se prêtant aux paroles qui se présentent à toi, convoque-les, ou bien une occasion que tu crains de laisser échapper, saisis-la. On a dit : « Saisissez le moment opportun pour parler, car il est des heures où l’erreur fait mouche là où la justesse faut. » On dit : « Il est fréquent qu’un mot [te] dise : “Laisse-moi tranquille.” » Si tu t’arrêtais à un chapitre de cet ouvrage et ne le trouvais pas exhaustif, ne nous accuse pas de négligence avant d’avoir feuilleté l’ensemble des livres, car il arrive souvent qu’un thème ait sa place en deux ou trois endroits, et nous répartissons ses composantes sur ces derniers en conséquence. Ainsi, la courtoisie du langage se trouve-t-elle dans le livre du pouvoir, le livre des requêtes et celui de l’éloquence, l’art de se faire excuser dans le livre du pouvoir et dans celui de l’amitié, l’avarice dans le livre des tempéraments et dans celui de la nourriture, la vieillesse et la canitie dans le livre de l’ascèse et dans celui des femmes.

collectif de A. Grohmann, W. Caskel, B. Spuler, G. Wiet, G. Marçais, « ‘Arab (al-) », EI2, et G. Rentz, « ‘Arab (djazīrat al »), EI2. Voir également I. Shahid et A.F.L. Beeston, « Kinda », EI2, ainsi que W.M. Watt, « Kināna b. Khuzayma », EI2. 34. Nous n’avons pu, pour l’instant, identifier le personnage de Mālik b. Asmā’. 35. Ou bien « le plus savoureux des discours est-il autre qu’un doux barbarisme ?/Manṭiq bāri‛ wa talḥanu aḥyānā wa aḥlā-l-ḥadīṯ mā kāna laḥnā ». On peut interpréter ce vers de différentes façons dans la mesure où laḥn renvoie aux fautes d’i‛rāb commises par les chanteuses non arabes à l’accent non dénué de charme, mais aussi à la musicalité de la voix et enfin à l’art de la litote.

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Annexes Sache aussi que nous n’avons eu de cesse, dans notre jeune âge comme dans celui de la maturité, de recueillir ces récits auprès de plus âgé et plus expérimenté que nous comme auprès de nos compagnons et amis, dans les livres des Persans et leur geste, chez les plus éloquents des grands secrétaires dans certains chapitres de leurs écrits, et [également] chez qui nous est inférieur, sans dédaigner de nous instruire auprès du jeune homme sous prétexte de sa jeunesse, de l’humble à cause de sa condition, de la vile esclave en raison de son ignorance, ou d’une de ses semblables ; car le savoir est la brebis égarée du croyant, où qu’il le prenne, il lui sera utile ; et la vérité ne sera pas bafouée parce que tu l’auras entendue des associationnistes, pas plus que la justesse du conseil parce que tu le tiendras des dissimulateurs, de même que la belle femme n’est pas déparée par ses guenilles, les perles par leur coquille ou l’or le plus pur par son filon ordurier ! Qui néglige de prendre le bien là où il se trouve laisse assurément l’occasion se perdre, et les occasions passent tels les nuages. Abū-l-Ḫaṭṭāb 36 m’a rapporté d’après Abū Dāwud 37 d’après Sulaymān b. Ma‛āḏ 38 d’après Simāk 39, d’après ‘Ikrima 40, que Ibn ‛Abbās 41 avait dit : « Prenez la sagesse d’où que vous l’entendiez, car ne dit-on pas que le sot peut tenir de sages propos et l’ignorant de l’archerie mettre dans le mille ? ». Il en

36. Toutes nos recherches ont abouti à Abū-l- Ḫaṭṭāb al-Asadī, qui ne nous semble pas correspondre au personnage inaugurant la chaîne de transmission citée par Ibn Qutayba. En effet, Abū-l-Ḫaṭṭāb al-Asadī est un hérésiarque musulman, fondateur de la secte šī’īte ismā‛īlienne et mis à mort par le calife ‛abbāsīde al-Manṣūr en 145/762, cf. B. lewis, « Abū l-khaṭṭāb », EI2. Il est cité par Ibn Qutayba, comme un partisan des Rafiḏītes, Ma‛ārif, p. 623, l. 10 à 12. 37. Abū Dāwud al-Siğistānī, Sulaymān b. al-Aš‛aṯ, né en 202/817, mort en 275/889. Traditionniste très réputé pour sa science et sa piété, il fit de longs voyages à la recherche de la science. Auteur du Kitāb al-Sunan, l’un des six recueils canoniques de Traditions adoptés par les sunnites. Cf. J. Robson, « Abū Dā’ud al-Sidjistānī », EI2. 38. Nous n’avons pu, pour l’instant, identifier le personnage de Sulaymān b. Ma‛āḏ, 39. Simāk b. Ḫaršā’. Ibn Qutayba lui consacre un paragraphe de deux lignes sous le nom d’Abū Dağāna al-Anṣārī. Il perdit la vie dans les rangs des Musulmans le jour de la bataille sanglante qui fut livrée à ‘Aqraba, contre le faux prophète Musaylima, en l’an 12 de l’Hégire, Ma‛ārif, p. 271. 40. ‘Ikrima, membre de la génération des Successeurs/Tābi‛ūn, au sens propre : « ceux qui suivent [les compagnons du Prophète] ». On appelle tābi‛ qui n’a pas connu directement le Prophète, mais a connu l’un de ses compagnons, qu’il soit un contemporain du Prophète ou appartienne à la génération suivante. Cf. S. A. Spectorsky, « Tābi‛ūn », EI2. ‘Ikrima, mort en 105/723-24 à Médine, est l’un des principaux transmetteurs de l’interprétation du Coran attribuée à Ibn ‛Abbās dont il était l’esclave, avant d’être affranchi par le fils de ce dernier. Ibn Qutayba lui consacre près de trois pages, dans les Ma‛ārif, p. 455-457. Pour plus de précisions sur le personnage, cf. J. Schacht, « ‘Ikrima », EI2. 41. ‛Abd Allāh Ibn al-‛Abbās, mort en 68/686-687. Surnommé al-Ḫibr/la connaissance ou al-Baḥr/la mer ; père de l’exégèse coranique, il est considéré comme l’un des plus grands savants de la première génération de musulmans. Sa parole a valeur d’exemple, et la chaîne de transmission ici citée, de par la fiabilité des figures qui la constituent, conserve toute son autorité à la phrase qu’Ibn Qutayba érige en argument. Pour plus de précisions sur le personnage, cf. L. Veccia-Vaglieri, « ‛Abd Allāh b. al-‛Abbās », EI2.

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Le prologue est ainsi des ouvrages tels que le nôtre, parce qu’il traite des bonnes mœurs et de la bonne éducation 42 de ceux-ci, des vertus et vices de ceux-là, la vertu ne se confondant pas avec le vice et ne se dérobant à quiconque l’entend, d’où qu’elle vienne. La théologie, ainsi que la science du licite et de l’illicite, relèvent de la soumission et de l’imitation, et ne peuvent être reçues que de quelqu’un que tu considères comme une autorité et qui n’introduira pas en ton cœur les flèches du doute. C’est là notre démarche 43 lorsque nous élisons les paroles [d’auteurs] tardifs ou les vers de [poètes] modernes : si la forme est choisie et le sens délicat, le caractère tardif de l’auteur n’est pas pour nous source de mépris, de même que l’ancienneté des propos ne les relèvera pas s’ils sont dénués de ces qualités ; car tout ancien a été moderne à son époque et toute action illustre a eu pour initiateur un innovateur. C’est propre au vulgaire que d’élever ce qui n’est plus et d’abaisser ce qui est, de dénigrer ce qui est offert et de désirer ce qui est interdit, de grandir les Anciens et leur pardonner leurs errements tandis qu’on diminue les Modernes et qu’on les charge des plus grands crimes ; l’être avisé, lui, observe d’un œil juste et non d’un œil complaisant, de même qu’il use pour juger de l’équitable balance. Lorsque je me suis livré à la répartition et au classement de ces récits et vers, j’ai jugé bon, en raison de leur diversité et du grand nombre de thèmes abordés, de les rassembler en dix livres, en sus de ce que j’avais estimé devoir être isolé en quatre ouvrages autonomes qui sont : Le livre de la boisson, Le livre des connaissances, Le livre de la poésie, et Le livre de l’interprétation des songes 44. Le premier des dix livres rassemblés est Le livre du pouvoir. Il contient les récits sur la place du pouvoir, la diversité de ses aspects, sa conduite et les règles 45 d’usage qu’il faut observer dans l’art de le fréquenter [le souverain], de s’adresser à lui, de le traiter et de le conseiller, [des récits] sur ce qu’il doit considérer dans le choix de ses gouverneurs, juges, chambellans et secrétaires, et sur l’usage que les gouvernants doivent observer dans l’exercice de leur commandement, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits.

42. Ādāb dans le texte, ‘Uyūn, Prologue, p. 7, l. 17. 43. Wa kaḏālika maḏhabu-nā, ‘Uyūn, Prologue, p. 8, l. 1. Cette liaison ne s’explique qu’en référence à ce qui a été dit de la validité des sources de la sagesse. 44. Kitāb aš-Šarāb, Kitāb al-Ma‛ārif, wa Kitāb aš-Ši‛r, wa Kitāb Ta’wīl ar-ru’yā, ‘Uyūn, Prologue, p. 8, l. 10-11. Ibn Qutayba cite ses propres ouvrages dont seul le dernier ne nous est pas parvenu, mais dont l’existence est attestée dans le Fihrist d’Ibn Nadīm et les Marātib al-naḥwiyyīn d’Abū al-Ṭayyib al-Luġawī sous le titre de Ta‛bīr al-ru’yā, l’information se trouvant dans l’introduction d’Aḥmad Zakī al- ‛Adwī aux ‘Uyūn, édition égyptienne dans ‘Uyūn al-Aḫbar, Le Caire, IV, p. 35. Curieusement, l’introduction d’A. Zakī est placée juste avant le dernier livre : Kitāb an-Nisā’. 45. Ādāb dans le texte, ‘Uyūn, Prologue, p. 8, l. 13.

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Annexes Le second livre est Le livre de la guerre ; il procède du Livre du pouvoir ; je l’ai donc associé à ce dernier en faisant des deux livres une seule partie. Il contient les récits sur l’art 46 de la guerre, ses stratagèmes, les recommandations aux armées, l’équipement militaire, les armes et les montures, ce qui a trait aux campagnes et expéditions et aux bons ou mauvais augures, la manière de commander aux expéditionnaires et aux parlementaires, des récits sur les lâches et les courageux, les ruses de guerre et autres feintes, quelques chroniques de l’Empire [abbasside] 47 et des Ṭālibiyyūn 48, d’autres sur les circonscriptions 49, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. Le troisième livre est Le livre des qualités distinctives du prince. Il contient les récits sur les signes de cette distinction dans le jeune âge et ses manifestations dans la vieillesse, sur la hauteur des ambition et l’exposition au danger dans le but de s’illustrer, les différents aspects de la volonté et du désir, l’humilité, l’orgueil, la vanité, la pudeur, la sagesse, la longanimité, la colère, la puissance, la vénération [que l’on inspire], la bassesse, la preudommie 50, les vêtements et les parfums, l’art de la bonne compagnie et de la conversation, l’édification [des demeures] et la badinerie, le renoncement à l’affectation, la tempérance et ce qu’il y a de détestable en l’excès et le manquement, la richesse et la pauvreté, le commerce, la vente, l’achat et l’endettement, les hauts faits des nobles, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. Le quatrième livre est Le livre des tempéraments et des mœurs ; il s’apparente au Livre des qualités distinctives du prince ; je l’ai donc associé à ce dernier en faisant des deux livres une seule partie. Il contient les récits sur la similarité des êtres humains en leurs tempéraments et leurs vices, sur les mauvaises mœurs dont relèvent l’envie, la médisance, l’intrigue, le mensonge, l’impudence, le fait d’avoir mauvais caractère, d’être méchant voisin, l’invective, l’avarice, la stupidité, [sur] les histoires des sots et les mœurs des êtres vivants : humains et djinns, bétail et prédateurs, oiseaux, insectes et animaux minuscules, plantes, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits.

46. Ādāb dans le texte, ibid., p. 8, l. 18. 47. Ad-dawla dans le texte, ibid., p. 9, l. 3. 48. Aṭ-ṭālibiyyīn dans le texte, ibid., p. 9, l. 3, c’est-à-dire, les partisans d’Abū Ṭālib, oncle du Prophète et père de ‛Alī. 49. Amṣār dans le texte, ibid., p. 9, l. 3. Nom commun. Singulier de Miṣr. Désigne les capitales des provinces aux temps des conquêtes. Baṣra et Kūfa sont souvent appelées « les deux miṣr. Pour plus de précisions sur ce terme, cf. C.E. Bosworth, « Miṣr (A et B) », EI2. 50. Murū’a, ‘Uyūn, Prologue, p. 9, l. 8. Ce mot recouvre les notions d’honneur, de sagesse et de probité. Cf. F. Godefroy, Lexique de l’ancien français, Paris 2003.

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Le prologue Le cinquième livre est Le livre du savoir. Il contient les récits sur le savoir, les savants et les prétendants au savoir, sur les livres et la mémorisation, le Coran, la Tradition, la théologie, les recommandations des précepteurs, la rhétorique et l’éloquence, la subtilité des réponses et des propos et la beauté de l’allusion, les sermons et les harangues, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. Le sixième livre est Le livre du renoncement ; il s’apparente au Livre du savoir ; je l’ai donc associé à ce dernier en faisant des deux livres une seule partie. Il contient les récits sur les attributs des ascètes et leurs propos sur l’ascèse, l’invocation, les pleurs, les oraisons, l’évocation du bas monde, les prières nocturnes, la mort, le vieillissement et la canitie, la constance, la certitude de la foi, l’action de grâce, le zèle, la tempérance, le contentement, les harangues des ascètes en présence des califes et souverains et leurs exhortations, entre autres choses, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. Le septième livre est Le livre de l’amitié. Il contient l’incitation à rechercher des compagnons et à les bien choisir, ainsi que les récits sur l’amitié, l’affection, les devoirs de l’ami, la bonté à l’égard des autres et la manière de leur bien parler, les rencontres et les visites, l’accolade, les adieux, l’art de se faire des présents, de visiter les [amis] malades, les condoléances, les vœux, l’évocation des mauvais amis, celle des proches parents et des enfants, la présentation des excuses, les blâmes 51 adressés aux proches, l’hostilité et la haine réciproques, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. Le huitième livre est Le livre des requêtes ; il s’apparente au Livre de l’amitié ; je l’ai donc associé à ce dernier en faisant des deux livres une seule partie. Il contient les récits sur [l’art] de mener à bien ses requêtes par la discrétion, la patience, l’assiduité, les présents et les commissions, la subtilité du langage, [sur] les êtres à qui se fier dans ses requêtes et dont on peut attendre qu’ils travaillent à leur aboutissement, [sur] la satisfaction des demandes et leur rejet, les promesses et leur accomplissement, les manières de recevoir la supplique avec libéralité ou sévérité, les bienfaits auxquels on met un terme, les remerciements et éloges et la subtilité dont il faut faire montre [en les maniant], l’incitation à satisfaire aux requêtes et à prodiguer les bienfaits, l’avidité et l’insistance, la tempérance et l’abstinence, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits.

51. ‛Atab al-iḫwān dans le texte, accompagné d’une note signalant que la photographie du manuscrit donne ‛ayb al-iḫwān wa maġāwī-him, qu’on peut rendre par « les vices des proches et les pièges qu’ils tendent », ‘Uyūn, Prologue, p. 10, l. 11 et note 2.

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Annexes Le neuvième livre est Le livre de la nourriture. Il contient les récits sur les mets doux et sucrés, le sawīq 52, le laban 53, les dattes, et les plus mauvais d’entre eux que consomment les bédouins pauvres et les gens les plus misérables, les manières de table, l’évocation de la faim et du jeûne, les récits sur les gloutons et les insatiables, les invitations aux festins, l’hospitalité, les histoires sur les avares de nourriture, le traitement du corps selon ce qui lui convient en matière d’alimentation et de régime, l’absorption des remèdes, les aliments nocifs ou bénéfiques et salutaires, des notions de la médecine des Arabes et des Persans, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. Le dixième livre est Le livre des femmes ; il s’apparente au Livre de la nourriture, car les Arabes nomment l’acte de manger et l’acte sexuel « les deux plus grandes délices », et disent : « il a perdu les deux plus grandes délices », désignant par là ces deux actes 54. Je l’ai donc associé à ce dernier en faisant des deux livres une seule partie. Il contient les récits sur les divers caractères et aspects des femmes, celles que l’on choisit d’épouser et celles qui inspirent de la répugnance ainsi que la diversité du comportement des hommes en cela, la beauté et la grâce, la laideur et la difformité, la noirceur de la peau, les infirmités, les vieilles femmes et les vieillards, les dots, les adresses lors des demandes en mariage, les recommandations des tuteurs [à l’épousée] au moment des noces, la manière de gouverner les femmes et de les fréquenter, de les posséder et de s’unir à elles, l’enfantement, les turpitudes des femmes, – à l’exception des récits sur les grands amoureux parmi les Arabes, car j’ai estimé que Le livre des poètes 55 s’en était chargé et n’en ai donc consigné dans cet ouvrage-ci qu’un tout petit nombre –, ainsi que ce qui a été dit à ce propos sous forme d’anecdotes et de vers de poésie correspondant à ces récits. J’ai donc composé pour toi la table des chapitres, que je place ici, en début d’ouvrage pour t’épargner l’effort que requiert la recherche, la lassitude engendrée par le fait de compulser un ouvrage et un trop long examen, lorsque le besoin s’en ressent, de la matière que j’ai rassemblée, et afin de te permettre de trouver à sa place ce que tu recherches au moment où tu le recherches et puisses l’extraire tel quel ou [prendre] ce qui en tient lieu et te suffit. Car

52. ‘Uyūn, Prologue, p. 11, l. 2. Terme désignant l’extrait de froment ou d’orge, le fécule du fruit du palmier, mais aussi le vin. 53. Ibid. Lait aigre. 54. Wa-l-‛arab tad‛ū-l-’akl wa-n-nikāḥ al-aṭyabayn fa-taqūl qad ḏahaba min-hu al-aṭyabān. ‘Uyūn, Prologue, p. 11, l. 7-8. En parlant d’une personne, qui, à cause d’un accident ou de la vieillesse, n’est plus capable de prendre ces deux plaisirs. 55. Ibid., p. 11, l. 13-14. Il s’agit certainement du Kitāb al-Ši‛r wa-š-Šu‛arā’.

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Le prologue ces récits et vers, bien que constituant une chrestomathie 56, sont trop nombreux pour qu’on puisse les embrasser, les compter ou les épuiser. J’ai certes allégé [la matière que je t’expose], elle n’en demeure pas moins abondante, l’ai abrégée en dépit de sa longueur, et pourtant elle est encore longue, et me suis prémuni lors de la narration de ces anecdotes et propos plaisants [contre un succès facile], tel se prémunit qui se satisfait, en guise de profit d’être sauf et, au terme d’un long voyage d’être de retour ; je n’ai pu éviter d’en consigner cette quantité dans le livre afin que les [différents chapitres] soient complets. Demandons à Dieu d’effacer nos méfaits par nos bienfaits, d’absoudre le mal par le bien et la légèreté par la gravité pour nous rendre ensuite Ses faveurs, étendre sur nous Sa miséricorde et nous préserver, lorsque nous mettons tous nos espoirs en Lui, que nous nous en remettons à Son jugement et que nous Le craignons, de l’échec et de la déception.

56. ‘Uyūn muḫtāra, dans le texte. Le terme ‘uyūn nous semble correspondre assez justement à la notion de fleur (meilleur) contenue dans florilège. Mais le caractère d’utilité didactique, si propre à l’ouvrage, nous a renvoyé au mot chrestomatie. Cf. H. Bénac, Dictionnaire des synonymes.

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Annexes Annexe II Ibn Qutayba, Somme des récits exemplaires

Table des matières Prologue Livre I : Le livre du pouvoir (ou du souverain) Des place, vie et gouvernement du souverain Du choix des gouverneurs Chapitre des compagnons du souverain, de leurs conduites, et du caractère changeant et variable du souverain De la consultation et de l’opinion De ceux qui sont dotés de jugement et de discernement Des partisans de la passion Du secret, de sa conservation et de son dévoilement Des secrétaires et de l’art de la chancellerie De la trahison des gouverneurs De [la capacité à exercer] la justice Des témoignages Chapitre des jugements De l’injustice Propos sur l’emprisonnement Des chambellans De la subtilité dans l’adresse à l’homme de pouvoir et de l’art de le conseiller De l’obéissance De la subtilité dans l’art de le louer De la subtilité dont il faut user pour obtenir le pardon Livre II : Le livre de la guerre De l’art de la guerre et de sa stratégie Du choix des périodes de campagne et de guerre De l’invocation (cri de guerre) au moment de la charge De l’endurance et des encouragements lorsqu’on est attaqué Mentions de la guerre De l’équipement et des munitions De l’art de la cavalerie Des raids et des campagnes 210

La table des matières La retraite dans le désert Du bon et du mauvais augure De l’ornithomancie chez les Persans et des signes qu’elle leur prodigue Chapitre des chevaux Chapitre des mulets et des ânes Chapitre des chameaux Récits sur les lâches Chapitre des récits sur les preux et les grands cavaliers et leurs vers de poésie Chapitre des diverses ruses dans les guerres Chapitre des récits sur l’Empire [abbasside], sur al-Manṣūr 1 et sur les partisans de ‛Alī 2 Mention des circonscriptions 3 Livre III : Le livre des qualités distinctives du Prince Des signes de cette distinction, de ses manifestations et des signes de sa défaillance De la perfection et de l’achèvement de ces qualités De l’autorité et de l’achèvement [de ces qualités] dans la jeunesse De l’ambition et de l’exposition au danger De la noblesse et de la distinction par la fortune, de la condamnation de la pauvreté et de l’avidité [de l’encouragement à s’enrichir] De la condamnation de la richesse et de l’éloge de la pauvreté Du commerce, de la vente et de l’achat De la religion Des différents aspects de l’ambition, de la passion et du désir De l’humilité Chapitre de l’orgueil et de la vanité Chapitre de l’autocélébration et de l’éloge fait à autrui Des propos du digne objet de l’éloge Chapitre de la pudeur Chapitre de la raison Chapitre de la longanimité et de la colère

1.

2. 3.

Al-Manṣūr, deuxième calife abbasside (754-775) et véritable fondateur de la dynastie. Fondateur de Baġdād et ennemi des partisans de ‛Alī, il pose les bases de l’administration centrale de l’Empire ainsi que le respect du principe dynastique. Cf. H. Kennedy, « Manṣūr (al-) ». EI2. Al-ṭālibiyyīn dans le texte, c’est-à-dire, les partisans d’Abū Ṭālib, oncle du Prophète et père de ‛Alī. Amṣār dans le texte, ‘Uyūn, prologue, p. 9, l. 3. Nom commun. Singulier de Miṣr. Désigne les capitales des provinces aux temps des conquêtes. Baṣra et Kūfa sont souvent appelées « les deux “miṣr”. Cf. C.E. Bosworth, « Miṣr (A et B) ». EI2.

211

Annexes Chapitre de la puissance, de la bassesse et de la vénération [que l’on inspire] Chapitre de la preudommie Chapitre de l’habillement De l’anneau qui sert de cachet Des parfums Chapitre des cénacles, de la société des cénacles et de la conversation Chapitre des importuns Chapitre de l’édification des demeures et des maisons Chapitre de la plaisanterie et de la légèreté De la tempérance et ce qu’il y a de détestable dans le manquement et l’excès (la tempérance en matière de religion) Chapitre de la mesure en matière de dissimulation et de longanimité Chapitre de la mesure en matière de raison et d’opinion Chapitre de la condamnation de la supériorité de l’adab et de la parole Chapitre de la mesure en matière de richesse Chapitre de la modération en matière de dépenses et de dons Quelques actions de chefs et de nobles Livre IV : Le livre des tempéraments et des mœurs blâmables De la similarité des êtres dans leurs tempéraments et leurs vices Chassez le naturel, il revient au galop Chapitre de ce qui change de nature par l’excès Chapitre de l’envie Chapitre de la médisance et des vices Chapitre de l’intrigue Chapitre du mensonge et de l’impudence Chapitre des mauvaises mœurs, du mauvais voisinage, des injures et de la méchanceté Chapitre de la bêtise Des tempéraments humains Des animaux dont la constitution est lacunaire Des animaux croisés De l’hostilité entre certains animaux Des proverbes tirés des tempéraments Du bétail Des lions et de leurs congénères Du loup De l’éléphant Du guépard Du lièvre Du singe et de l’ours De la chasse aux lions courants 212

La table des matières Des autruches Des oiseaux Des œufs Des chauves-souris De l’hirondelle et l’étourneau Du milan et de l’orfraie Des corbeaux Des perdrix Chapitre de la chasse aux oiseaux Des insectes Des plantes Des pierres Des djinns Livre V : Le livre du savoir et de la rhétorique Du savoir Des livres et l’apprentissage par cœur Du Coran De la Tradition De la passion et de la parole en matière de religion De la réfutation de l’hérésie Des désinences et des barbarismes De la faconde et de l’emploi du mot rare Des recommandations des précepteurs De la rhétorique De la preuve par l’œil, le signe ou l’expression du visage De la poésie De l’excellence du recours à la comparaison en poésie Des vers de poésie sans équivalent De la subtilité dans la parole et les réparties et de l’éloquence De quelques expressions à propos du livre et de la parole Des expressions que l’on trouve dans les livres des traités de paix Des expressions que l’on trouve dans les livres des pactes Des discours Discours d’Abū Bakr as-Siddīq 4, que Dieu l’agrée Autre discours d’Abū Bakr

4.

Abū Bakr, surnommé al-Siddīq/l’ami sincère. Compagnon, ami et beau-père du Prophète. C’est le premier des califes. Il règne à la Mekke de 632 à 634. Cf. W.M. Watt, « Abū Bakr », EI2.

213

Annexes Discours d’Abū Bakr, que Dieu l’agrée, le jour de [l’assemblée sur la] saqīfa des Banū Sā‛ida 5 Discours d’Abū Bakr, que Dieu l’agrée Discours de ‛Umar b. al-Ḫaṭṭāb 6, que Dieu l’agrée Discours de ‛Uṯmān b. ‛Affān 7, que Dieu l’agrée Discours de ‛Alī b. Abī Tālib 8, que Dieu l’agrée Discours de ‛Alī après l’assassinat de ‛Uṯmān Autre discours de ‛Alī, que Dieu l’agrée Discours de Mu‛āwiya 9, que Dieu l’ait en sa miséricorde Discours de Yazīd b. Mu‛āwiya 10 après la mort de Mu‛āwiya Discours de ‛Utba b. Abī Sufyān 11 Autre discours de ‘Utba Discours de ‛Abd Allāh b. Zubayr 12 Le discours tronqué de Ziyād 13 Discours d’al-Ḥağğāğ 14 lors de son entrée à Baṣra Autre discours d’al-Ḥağğāğ Autre discours d’al-Ḥağğāğ lorsqu’il voulut faire le pèlerinage Autre discours d’al-Ḥağğāğ

5.

6. 7. 8. 9. 10. 11. 12.

13. 14.

214

La saqīfa est, d’après Ibn Manẓūr, un banc de pierre comportant un toit. On en trouvait devant certaines maisons, probablement celles de chefs. Banū Sā‛ida est le nom de l’un des principaux clans de Médine. La saqīfa des Banū Sā‛ida est le nom du lieu où, à la mort du Prophète, dans un climat de confusion révélant des hostilités jusqu’alors contenues par Mūḥammad, Abū Bakr prononça un discours qui l’imposa comme premier calife (successeur de Mahomet) à la tête de la communauté musulmane. Pour plus de détails, cf. Tabarī, Tārīḫ ar-Rusul wa-l-Mulūk, Le Caire 1967, III, p. 203-211. ‛Umar b. al-Ḫaṭṭāb, deuxième calife (634-644). Cf. G. Levi Della vida-[M. Bonner], « ‘Umar (I) b. al-Khaṭṭāb », EI2, X. ‛Uṯmān b. ‛Affān, troisième calife (644-656). Cf. G. Levi Della vida-[R. G. Khoury], « ‛Uthmān b. ‛Affān », EI2. ‛Alī b. Abī Tālib, quatrième calife (656-660), cousin et gendre du Prophète, à l’origine de la naissance du šī‛īsme. Cf. H. A. R. Gibb, « ‛Alī b. Abī Tālib », EI2. Mu‛āwiya, premier calife umayyade, (660-680). Cf. M. Hinds, « Mu‛āwiya Ier », EI2. Yazīd b. Mu‛āwiya, deuxième calife umayyade et fils du premier (680-683). Cf. G. R. Hawting, « Yazīd b. Mu‛āwiya », EI2. ‛Utba b. Abī Sufyān, frère du précédent et gouverneur umayyade d’Égypte. Il fut un grand orateur. ‛Abd Allāh b. Zubayr, cousin du Prophète qui refusa de reconnaître le second calife umayyade et se proclama calife à La Mekke où il maintint sa domination jusqu’à sa mort, en 692, date à laquelle al- Ḥağğāğ, général du calife umayyade ‘Abd al-Malik, s’empara de la ville sainte. Cf. H. A. R. Gibb, « ‛Abd Allāh b. Zubayr », EI2. Ziyād b. Abīhi, gouverneur de l’Irak sous les Umayyades. Il prononça un discours à Baṣra, dit “tronqué” car ne comportant pas les louanges de Dieu et de Mahomet. Cf. I. Hasson, « Ziyād b. Abīhi », EI2. Al-Ḥağğāğ b. Yūsuf, gouverneur umayyade, célèbre pour l’efficacité de ses répressions qui assurèrent l’unité de l’État umayyade, ainsi que pour ses talents d’orateur. Cf. A. Dietrich, « Ḥadjdjādj (al-) b. Yūsuf », EI2.

La table des matières Discours de ‛Umar b. ‛Abd al-‛Azīz 15, que Dieu l’ait en sa miséricorde Discours de Ḥālid b. ‘Abd Allāh 16 un jour de fête (ou bien le jour de ‘Id) Discours d’al-Ḥağğāğ Discours de Sulaymān b. ‛Abd al-Malik 17 Discours de Yazīd b. al-Walīd 18 après qu’il eut tué al-Walīd Discours de Abū Ḥamza al-Ḫāriğī 19 Discours de Qaṭarī al-Ḫāriğī À propos d’un discours de Yusuf b. ‘Umar 20 À propos d’un discours d’al-Ḥağğāğ Discours d’al-Manṣūr Discours de Dāwud b. ‛Alī 21 Autre discours de Dāwud b. ‛Alī Discours d’al-A‛rābī 22 Discours d’al-Ma’mūn 23 le vendredi À propos d’un discours d’al-Ma’mūn le jour de la fête du sacrifice, après le premier Allāhu akbar/Dieu est grand À propos d’un discours d’al- Ma’mūn le jour de la fête de rupture du jeûne, après le premier Allāhu akbar/Dieu est grand Des propos de ceux qui ont été pris de balbutiement Des chaires de prédication Livre VI : Le livre du renoncement De ce que Dieu Tout-Puissant a révélé à des prophètes, qu’ils soient bénis Des invocations

15. ‘Umar b. ‛Abd al-‛Azīz, calife umayyade (717-720) à la réputation de piété. Cf. P. M. Cobb, « ‘Umar (II) b. ‛Abd al-‛Azīz », EI2. 16. Ḥālid b. ‘Abd Allāh, gouverneur umayyade de La Mekke, en 709, puis de l’Irak en 724. Cf. G. R. Hawting, « Khālid b. ‘Abd Allāh al-Ḳaṣrī », EI2. 17. Sulaymān b. ‛Abd al-Malik, septième calife umayyade (715-717). Cf. R. Eisener, « Sulaymān b. ‘Abd al-Malik », EI2. 18. Yazīd b. al-Walīd, douzième calife umayyade qui ne régna quelques mois et fut emporté par la peste en 744. Cf. G. R. Hawting, « Yazīd (III) b. al-Walīd (Ier) », EI2. 19. Abū Ḥamza al-Ḫāriğī, al-Muḫtār b. ‘Awf al-Azdī. Agitateur ḫāriğīte (anciens partisans de ‛Alī, à la doctrine rigoriste et égalitaire). Tué et pendu au gibet, sa tête fut envoyé au dernier calife umayyade, Marwān II. Cf. Ch. Pellat, « Mukhtār b. ‛Awf al-Azdī », EI2. 20. Yusuf b. ‘Umar al-Ṭaqafī, gouverneur umayyade entre 120/738 et 126/744. Cf. G. R. Hawting, « Thaḳafī (al) », EI2. 21. Dāwud b. ‛Alī. Imām de l’école juridique des Zāhiriyya (ou dāwudiyya : école juridique partisane de l’interprétation à la lettre, qui disparut et ne fut pas reconnue comme l’une des écoles officielles) et auteur de nombreux traités de droit religieux. Mort en 884 à Baġdād. Cf. J. Schacht, « Dāwud b. ‛Alī b. Khalaf », EI2. 22. Al-A‛rābī, né en 768 et mort aux environs de 844. Grand philologue. 23. Al-Ma’mūn, septième calife abbasside (813-833). Aîné des onze fils de Hārūn ar-Rašīd. Cf. M. Rekaya, « Ma’mūn (al-) », EI2.

215

Annexes Des oraisons Chapitre des pleurs Des prières nocturnes De la mort De la vieillesse et de la canitie Du bas-monde Des harangues des ascètes en présence des califes et des souverains Harangue de Sāliḥ b. ‛Abd al-Ğalīl 24 face à al-Mahdī 25 Harangue d’un ascète face à al-Manṣūr Autre harangue due à al-Manṣūr Harangue de ‘Amr b. ‘Ubayd 26 face à al-Manṣūr Harangue d’un bédouin face à Sulaymān Harangue d’al-Awzā‛ī 27 face à al-Manṣūr Harangue de Ḫālid b. Safwān 28 face à Hišām 29 Harangue de Mūḥammad b. Ka‛b al-Qirẓī 30 face à ‛Umar b. ‛Abd al-‛Azīz Harangue d’al-Ḥasan 31 face à ‛Umar b. Hubayra 32 Chapitre des exhortations Propos d’al-Ḥasan Propos de quelques ascètes Propos de Ġaylān 33 Livre d’un homme à destination de quelques ascètes Livres adressés par un homme pieux à l’un de ses amis et réponse de ce dernier Exhortation usuelle Exhortation de ‛Amr b. ‛Utba 34 Des qualités des ascètes Propos d’ascètes

24. Sāliḥ b. ‛Abd al-Ğalīl. Ascète et orateur. Il aurait admonesté les califes al-Mahdī et Hārūn al-Rašīd. Cf. al- ĞĀḤIẒ, al-Bayān wa-t-Tabyīn, Le Caire 1975, I, p. 366 et II, p. 339. 25. Al-Mahdī, troisième calife abbasside (775-785). Cf. H. Kennedy, « Mahdī (al-) », EI2. 26. ‘Amr b. ‘Ubayd, l’un des premiers mu‘tazilites (mouvement théologique rigoriste à tendance rationalisante qui deviendra doctrine officielle sous le califat d’al-Ma’mūn), mort vers 761. Cf. W. M. Watt, « ‘Amr b. ‘Ubayd », EI2. 27. Al-Awzā‛ī, théologien (707-774). Cf. J. Schacht, « Awzā‛ī (al-) », EI2. 28. Ḫālid b. Safwān, mort en 752. Transmetteur de traditions historiques, de vers et de discours, il fut renommé pour son éloquence. Cf. Ch. Pellat, « Khālid b. Safwān », EI2. 29. Hišām, dixième calife umayyade (105/724-125/743). Cf. F. Gabrieli, « Hishām », EI2. 30. Muḥammad b. Ka‛b al-Quraẓī (40/661-120/737). Compagnon du Prophète. 31. Al-Ḥasan, fils de ‛Alī et petit-fils du Prophète, mort en 670. Cf. L. Veccia-Vaglieri, « Ḥasan (al-) b. Alī b. Abī Ṭālib », EI2. 32. ‘Umar b. Hubayra, gouverneur d’Iraq sous les Umayyades. Cf. J.C. Vadet, « Ibn Hubayra », EI2. 33. Ġaylān b. Muslim compte parmi les “hérétiques”. Le calife Hišām lui fit couper les pieds et les mains, puis le fit crucifier. Cf. Ch. Pellat, « Ghaylān b. Muslim », EI2. 34. ‘Amr b. ‘Utba b. Farqad al-Sulamī. C’est un tābi‛ī,

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La table des matières Livre VII : Le livre de l’amitié De l’incitation a rechercher ses amis et à bien les choisir De l’amitié entre ceux qui se ressemblent Chapitre de l’affection Des devoirs de l’ami De l’équité en amitié De la flatterie, des bonnes mœurs et de l’art de se constituer une clientèle Des rencontres et des visites Des reproches et des accusations Chapitre des adieux Des présents Des visites aux amis malades Des condoléances et de ce qui s’y rapporte Des vœux Chapitre des mauvais amis Chapitre des proches parents et des enfants Des excuses Des reproches faits aux amis, de la haine réciproque et de l’hostilité De la joie des ennemis causée par le malheur d’autrui Livre VIII : Le livre des requêtes De l’art de mener à bien ses requêtes De l’art de mener à bien ses requêtes par les présents et les commissions De l’art de mener à bien ses requêtes par la subtilité du langage Des êtres à qui se fier dans ses requêtes et dont on peut attendre qu’ils travaillent à leur aboutissement De la satisfaction aux requêtes et de leur rejet Des promesses et de leur accomplissement De la manière de recevoir la requête Des bienfaits auxquels on met un terme Des remerciements et des éloges De l’incitation à satisfaire aux requêtes et à prodiguer les bienfaits De la tempérance et de l’abstinence De l’avidité et de l’insistance Livre IX : Le livre de la nourriture Des catégories de la nourriture Récits des Arabes sur leurs mets et boissons Des manières de table et de l’art de bien se nourrir De la faim et du jeûne 217

Annexes Récits sur les gloutons Chapitre de l’hospitalité et récits sur les avares de nourriture Chapitre des écuelles et des marmites Du traitement du corps selon ce qui lui convient en matière d’alimentation et autres Chapitre des régimes Chapitre de l’absorption des remèdes De la défécation, des lavements et de l’indigestion Chapitre du vomissement De l’haleine Chapitre de l’eau et de la boisson Chapitre de la viande et de ce qui s’y apparente Des aliments nocifs ou bénéfiques De l’oignon et de l’ail Du poireau Du chou et du chou-fleur Du navet et du radis De l’aubergine Du concombre et du melon De la betterave De l’asperge De la courge Des légumes Chapitre des graines et des aromates Chapitre des fruits Des aliments bénéfiques Livre X : Le livre des femmes Caractères et aspects des femmes, de celles que l’on choisit et celles qui inspirent de la répugnance De l’équivalent chez les hommes De l’incitation au mariage et de la condamnation du célibat Chapitre de la beauté et de la grâce Chapitre de la laideur et de la difformité Chapitre de la noirceur de la peau Chapitre des vieilles femmes et des vieillards Chapitre de l’aspect extérieur : Des grands et des petits De la barbe Des yeux Des nez De la mauvaise haleine et de la mauvaise odeur 218

La table des matières De la lèpre Du boitement De la hernie De l’éléphantiasis Chapitre des dots Des discours lors des demandes en mariage Des recommandations des tuteurs à l’épousée au moment des noces Chapitre sur la manière de gouverner les femmes et de les fréquenter De la conversation des femmes Chapitre du regard Chapitre des esclaves chanteuses, luthistes et du chant Du baiser Des relations sexuelles avec les femmes et de l’accouplement Chapitre du proxénétisme Chapitre de l’adultère et de la fornication Chapitre sur les turpitudes des femmes Chapitre de l’enfantement et des enfants Chapitre de la répudiation Chapitre des grands amoureux à l’exception de ceux de la poésie De quelques beaux vers de poésie amoureuse

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Annexes Annexe III Kitāb al-Ma‘ārif  1 : Le livre des savoirs 2 Grâces soient rendues au Maître des deux mondes ; que Dieu bénisse notre seigneur Muḥammad, sa famille et ses compagnons, et les protège. Abū Muḥammad ‛Abd Allāh b. Muslim b. Qutayba a dit : Ceci est un livre dans lequel j’ai rassemblé les connaissances qu’il est nécessaire – pour qui jouit de la grâce d’une haute position, s’est extrait de la classe des humbles par l’éducation et élevé au-dessus de la masse par le savoir et l’éloquence – d’acquérir et de maîtriser, lors qu’il ne [saurait] s’en dispenser dans les cénacles des souverains s’il siège en leur présence, les assemblées des grands personnages s’il cultive leur compagnie, et les cercles des savants s’il confère avec eux. Car rares sont les cénacles réunis par le savoir, fondés par [la recherche] de la rectitude, guidés par la preudommie 3, sans qu’y intervienne tout ou partie de ces connaissances – la mention d’un prophète, celle d’un roi ou d’un savant, un lignage, un Ancien, une époque, un haut fait des Arabes 4 –, et que l’assistance ait besoin de connaître la substance d’un récit, le lieu d’une tribu, la condition d’un homme cité ou l’origine d’un proverbe célèbre. Car j’ai vu nombre de nobles, de personnes bien nées, de gens de Qurayš 5, qui ignorer sa lignée, qui méconnaître son aïeul, qui ne savoir pas comment il s’apparentait à l’Envoyé de Dieu, que Dieu le bénisse et le protège, ou se rattachait par le sang aux plus importants de ses compagnons. J’ai vu certain fils de roi de Perse ignorer la position et l’époque de son père ; j’ai vu qui, appartenant à un lignage, en ignorait la sous-tribu, [appartenant] à une fraction, en ignorait la tribu 6 ; j’ai vu qui, préférant sa personne à une lignée peu glorieuse, faisait 1. 2.

3. 4. 5. 6.

220

Kitāb al-Ma‛ārif, 1960. En dehors de la mystique où il renvoie à un contenu bien spécifique, le terme ma‘rifa (singulier de ma‛ārif) est le plus souvent rendu par “savoir profane”. Nous avons évoqué, au cours de notre recherche, l’inadéquation de la scission entre profane et sacré pour la période qui nous occupe. Notre ouvrage, relevant de la chronique universelle, n’est certes pas un traité de théologie, mais la coexistence des éléments mythiques et historiques qui le constituent souligne les limites de cette grille de lecture. Il n’existe pas, dans l’EI2, d’article consacré au terme ma‘rifa en dehors de son sens mystique. R. Arnaldez le rapproche du mot adab et renvoie à l’article « ‘Ilm » de l’EI2. Cf. R. Arnaldez, « Ma‘rifa », EI2. Nous avons donc opté pour le terme “savoirs”, assez large pour correspondre à l’ensemble des contenus de notre ouvrage. Murū’a, Ma‛ārif, Prologue, p. 1, l. 7. Yawm min ayyām al-‛arab, Ibid., Prologue, p. 1, l. 11. L’expression Ayyām al-‘arab, littéralement « les jours des Arabes », désigne les combats que les tribus arabes se livraient entre elles avant et au début l’Islam. Cf. E. Mittwoch, « Ayyām al-‘Arab », EI2. Tribu du Prophète. L’affiliation au Prophète est, bien entendu, une marque de noblesse. Pour plus de précisions, cf. W.M. Watt, « Ḳurayš », EI2. Terminologie empruntée à J. Chelhod, « Ḳabīla », EI2. Le texte d’Ibn Qutayba est le suivant : Wa ra’aytu man yantamī ilā-l-fadīla wa huwa lā yadrī min ayy al-‘amā’ir hiya wa ilā-l-baṭn wa huwa lā yadrī min ayy al-qabā’il huwa, Ma‛ārif, Prologue, p. 2, l. 4-5.

Le livre des savoirs remonter son origine à un personnage sans descendance, tel cet homme qui se réclamait d’Abū Ḏarr al-Ġifārī 7 quand celui-ci n’avait pas eu de postérité, ou cet autre se rattachant à Ḥassān b. Ṯābit 8 quand la lignée de ce dernier s’était éteinte, ou encore celui-là qui, s’étant présenté à al-Ma’mūn 9 et lui ayant tenu des propos qui lui plurent, se vit interrogé sur ses origines et répondit : « des Ṭay’, de ‛Adīyy b. Ḥātim. ». Al-Ma’mūn poursuivit : « – Son propre fils ? » Il dit : « oui. » Il s’écria alors : « Arrière ! Tu t’égares ! Abū Ṭarīf 10 n’a pas de descendance. » La disgrâce, qu’il dut alors à son ignorance de l’état de l’homme qu’il avait choisi d’invoquer, fut pire que celle que lui aurait apportée son appartenance au lignage qu’il reniait. Il arrive qu’un homme fasse autorité en matière d’adab et soit le premier, qu’il soit le plus heureux dans son domaine, il négligera cependant quelque chose d’essentiel qui eût mieux convenu que ce qu’il avait appris ; cette faiblesse l’atteindra alors et il sera pris en défaut, tel qui, féru des subtilités de la jurisprudence, oublie les parties de la prière et les préceptes religieux, ou passionné de transmission des traditions prophétiques 11, en néglige le contenu et le sens, ou encore épris des défectuosités de la grammaire et de la syntaxe, se trompe dans l’écriture d’un billet ou [écorche] un vers de poésie. Mon livre contient de nombreuses parties de la connaissance 12.

7.

Abū Ḏarr al-Ġifārī, compagnon du Prophète mort en 32/652. Figure exemplaire de l’Islam à qui l’on attribue 281 traditions : il fut en effet l’un des tout premiers croyants et était réputé pour sa grande piété, son humilité et son ascétisme, ainsi que pour sa science en matière de religion. Cf. J. Robson, « Abū Dharr al-Ghifārī », EI2. 8. Ḥassān b. Ṭābits b. al-Munḏir b. Ḥarām, de la tribu des Ḫazrağ de Médine. Son caractère d’exemplarité lui est conféré par sa qualification de poète du Prophète, mais il jouit d’une réputation établie dès l’Anté-Islam. La date de sa mort est imprécise, fixée à 40/660 ou plus tôt, ou encore à 50/670 ou 54/674. Cf. W. ‘Arafat, « Ḥassān b. Thābit », EI2. 9. Abū-l-‛Abbās ‛Abd Allāh al-Ma’mūn, septième calife ‛abbāside, 170/786–218/833, fils de Hārūn al-Rašīd, dont la figure d’homme éclairé et cultivé est ici convoquée pour l’utilité du propos. Pour plus de précisions sur le personnage, cf. M. Rekaya, « Ma’mūn (al-) », EI2. 10. Le même personnage est cité sous deux parties différentes de son nom qui, au complet, est le suivant : ‛Adī b. Ḥātim b. ‛Abd Allāh b. Sa‛d al-Ṭā’ī, Abū Ṭarīf. Compagnon du Prophète, puis partisan de ‛Alī. Fils du poète Ḥātim al-Ṭā’ī. Il meurt en 68/687-88. Cf. A. Schaade, « ‛Adī b. Ḥātim », EI2. 11. Ḥadīṯ, Ma‛ārif, Prologue, p. 3, l. 4. 12. C’est une véritable liste qu’Ibn Qutayba établit à partir de la troisième page de son prologue dont elle représente plus de la moitié. Il apparaît à travers cette énumération que l’ouvrage – associé aux autres ouvrages, dits d’adab, de notre auteur qui y aborde les domaines absents des Ma‛ārif –, a pour mission de faire état de tout ce qui fait la représentation mentale du monde d’un lettré musulman au iiie/ixe siècle. Indépendamment du souci d’exhaustivité de l’auteur, cette liste révèle la nature des composantes des Ma‛ārif, où mythes de la Création, histoire religieuse et profane, généalogie et géographie côtoient la mention de faits de langue et de physiologie toujours associés à des personnes ou à des peuples. Ce type de contenus apparente les Ma‛ārif au genre de la chronique universelle.

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Annexes La première [comporte] le début de la Création, les histoires des prophètes (que la prière et la paix soient sur eux), leur époque, leur situation, leur longévité, leur postérité, la dispersion de leur descendance, leur avènement à l’est et à l’ouest de la terre, sur les rivages des océans, les déserts et les sables, jusques aux temps du Messie (Jésus, que la paix soit sur lui) et la période lui faisant suite. J’ai joint à cela un rappel des lignages arabes de manière abrégée, me limitant aux sous-tribus et aux fractions les plus connues. Je l’ai fait suivre ensuite des récits sur la généalogie de l’Envoyé de Dieu, que Dieu le bénisse et le protège, de la mention de ses oncles et tantes, paternels et maternels, aïeules paternelles et maternelles, nourrices, épouses, enfants et alliés, ainsi que des circonstances de sa mission et de ses incursions armées, jusqu’à sa mort, que Dieu le bénisse et le protège ; [je l’ai fait suivre] des récits sur les dix exilés, que Dieu leur soit miséricordieux, les Compagnons célèbres, les califes, de Mu‛āwiya b. Abī Sufyān à Aḥmad b. Muḥammad b. al-Mu‛ṭaṣim al-Musta‛īn bi-l-Lāh 13, les plus connus des partisans du pouvoir et les Ḫāriğites 14 qui s’en sont démarqués, puis les Successeurs 15, et après eux les transmetteurs du ḥadīṯ et les partisans de l’opinion personnelle 16, les plus renommés des Rafiḍites 17,

13. C’est-à-dire du premier calife Umayyade (qui régna de 40/661à 60/680), au calife ‛abbāside al-Musta‛īn dont le règne s’achève en 25/866, ce qui confirme, si besoin en était, le souci d’exhaustivité de l’auteur. G. Lecomte note que l’exposé historique des califes ‘abbāsīdes se prolonge, dans le cœur de l’ouvrage, jusqu’au calife al-Mu‘tamid (256/862–279/982), et suppose donc qu’il existait une première version du livre rédigée avant 252/866, l’ouvrage ayant pu être complété par l’auteur peu avant sa mort. Cf. G. Lecomte, Ibn Qutayba. L’homme, son œuvre, ses idées, p. 86. 14. « Anciens partisans de ‛Alī qui l’abandonnèrent après la bataille de Siffin et adoptèrent une doctrine rigoriste et égalitaire », D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, « Kharidjites », p. 459. Pour plus de précisions, cf. G. Levi Della Vida, « Khāridjites », EI2. 15. Tābi‛īn dans le texte, Ma‛ārif, Prologue, p. 4, l. 9. Au sens propre : « ceux qui suivent [les compagnons du Prophète] ». On appelle tābi ‛ qui n’a pas connu directement le Prophète, mais a connu l’un de ses compagnons, qu’il soit un contemporain du Prophète ou appartienne à la génération suivante. Cf. S. A. Spectorsky, « Tābi‛ūn », EI2. 16. Ra’y dans le texte, Ma‛ārif, Prologue, p. 4, l. 9. Dans l’administration de la justice, le ra’y, opinion personnelle s’oppose au ‘ilm qui désigne, dans le vocabulaire théologique primitif, le Coran et son interprétation ainsi que la connaissance précise des décisions juridiques transmises du Prophète et de ses compagnons. Si un jugement n’est fondé sur aucun précédent, il relève du ra’y. Cf. I.Goldziher et J. Schacht, « Fiḳh », EI2. 17. Scission du šī‛isme survenue à la suite de la première grande révolte šī‛īte, à kūfa en 122/740, menée par Zayd b. ‛Alī qui aurait refusé de désavouer les deux premiers califes, Abū Bakr et ‘Umar. Les autres šī‛ītes de Kūfa se séparèrent alors de lui et reçurent le nom de rāfiḍa ou rawāfiḍ, de rafaḍa/refuser : parce qu’ils refusaient la légitimité des deux premiers califes, dans la tradition sunnite ou parce qu’ils refusèrent de soutenir Zayd, selon d’autres sources. Cf. H. Laoust, Les schismes dans l’Islam, Paris 1983, p. 34-35 et Shahrastani, Le livre des religions et des sectes, Traduction et notes de D. Gimaret et G. Monnot Leuven 1986, p. 457-459.

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Le livre des savoirs des Šî‘ītes 18, des Murği’ītes 19 et des Qadarītes 20, les [différents] tenants des lectures 21 du Coran, ḥiğāziens, mekkois, irakiens et syriens, les généalogistes, les détenteurs de récits exemplaires 22, les rapporteurs de poésie, des singularités [de la langue] et de la grammaire, les précepteurs, les Compagnons et les Successeurs exilés, ainsi que tout initiateur passé à la postérité. J’ai mentionné également les sanctuaires 23 célèbres, telles la Ka‘ba, Jérusalem, les mosquées de Médine, Baṣra, Kūfa, Damas, l’époque de leur construction et ceux qui les bâtirent. J’ai décrit la péninsule arabique, les contours du pays de Baṣra et de Kūfa 24, la Mésopotamie, les frontières du Nağd, du Ḥiğaz et de Tihāma 25. J’ai rappelé les conquêtes, violentes ou pacifiques, ainsi que [les noms de] ceux qui unifièrent sous leur gouvernement les deux ‛Irāq 26, la différence entre les exilés de la première heure et les autres 27, [cité] ceux 28 qui connurent l’anté-Islam et l’islam, [mentionné] la cause du doublement de l’aumône légale

18. « Partisans de ‛Alī b. Abī Ṭālib et de ses descendants, qui refusèrent d’admettre la légitimité des califes umayyades et ‛abbasīdes et revendiquèrent le pouvoir en faveur des imāms ‛alīdes. », D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, « Shi‘ites », p. 480. Pour plus de précisions, cf.W. Madelung, « Shī‛a », EI2. 19. Secte de l’Islam dont la thèse principale est le caractère indélébile de la foi, quelque soit le péché commis. Pour plus de précisions, cf. W. Madelung, « Murdji’a », EI2. 20. « Appellation des partisans d’une doctrine théologique restreignant la prédétermination et affirmant l’existence d’un libre arbitre chez l’homme. », D. et J. Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, « Kadarites », p. 457. 21. Ici, dans le sens de « recension », cf. R. Paret, « Ḳirā’a », EI2. 22. Aḫbār, Ma‛ārif, Prologue, p. 4, l. 11. 23. Masāğid, ibid., Prologue, p. 5, l. 1. Sur les différents sens de masğid, cf. Johs. Pedersen, « Masdjid », EI2. 24. Ḥudūd al-sawād, ibid., Prologue, p. 5, l. 4. Cf. Ma‛ārif, chapitre « Al-sawād », p. 566. Confirmé par Kasirmiski, « Sawād : pays autour de Coufa et de Bassora ». 25. « Wa inna-mā sumiya Ḥiğazan li-anna-hu yaḥğuzu bayna nağd wa tihāma/Il fut nommé Ḥiğāz (barrière) parce qu’il séparait Nağd et Tihāma », Ma‛ārif, p. 567, l. 7 Le Ḥiğaz est le berceau de l’Islam, il forme la région Nord-ouest de la péninsule arabique. Les sources arabes s’entendent sur la signification du mot Ḥiğaz/barrière, mais diffèrent sur le plan géographique : la thèse la plus commune est que cette barrière est la chaîne de montagnes d’alSarāt qui sépare la plaine basse d’al-Ġawr ou Tihāma, le long de la mer Rouge, des plateaux intérieurs du Nağd. Cf. G. Rentz, « Ḥidjāz », EI2. 26. Baṣra et Kūfa, cf. Ma‛ārif, p. 571. 27. Al-muhāğirīn al-awwalīn wa-l-muhāğirīn al-āḫarīn, Ma‛ārif, Prologue, p. 5, l. 8. Le terme muhāğir désigne littéralement celui qui a rompu avec les siens et s’en est séparé. Son pluriel, muhāğirūn, fréquemment employé dans le Coran, s’applique à ceux des partisans de Muḥammad qui avaient émigré avec lui de la Mekke à Médine. L’appellation a pris un caractère honorifique, car le Coran affirme en plusieurs endroits l’estime en laquelle ils sont tenus par Dieu et le Prophète. Leur nombre augmenta progressivement, en lien avec l’influence grandissante de Muḥammad, et les nouveaux exilés furent également reconnus comme appartenant à la communauté. Cf. W. M. Watt, « Muhādjirūn », EI2. 28. Al-muḫaḍramīn, Ma‛ārif, p. 5, l. 9. Cf. Ma‛ārif, p. 573.

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Annexes pour les chrétiens de Banū taġlib 29, les religions des Arabes avant l’Islam, les métiers des « nobles 30 » dans l’anté-islam, les personnages atteints de tares multiples, lépreux, boiteux, sourds, mutilés, éléphantiasiques, ceux qui souffraient de rétention, les albinos, les tordus, les édentés, les chauves, ceux qui avaient l’haleine fétide, les borgnes et les aveugles, les choses singulières qui se produisirent en série dans une même famille, ceux qui furent excessivement grands ou excessivement petits, ceux qui dépassèrent le terme de la grossesse et ceux qui vinrent avant terme, ceux qui s’affilièrent à d’autres tribus et d’autres aïeux que les leurs, ceux que l’on désigna par leur surnom, [j’ai] fait le rappel des épidémies et des époques où elles sévirent, des jours célèbres tel Ḏū Qār 31, les deux [guerres] sacrilèges 32, Ḥilf al-fuḍūl 33, Ḥilf al-Muṭayyabīn 34, la guerre entre Bakr et Taġlib 35, la guerre de Dāḥis et al- Ġabrā’ 36, et [j’ai rapporté] les histoires des gens dont le nom passa en proverbe tels « l’arc de

29. Tribu chrétienne monophysite. Cf. Ma‛ārif, p. 574. 30. Al-’ašrāf, Ma‛ārif, Prologue, p. 5, l. 12. Pluriel de « šarīf/noble, sublime », désigne l’homme dont l’ascendance glorieuse lui confère une situation prédominante. Les ašrāf sont les chefs des hautes familles en charge de l’administration des affaires de la tribu ou de « l’association urbaine ». Cf. C.Van Arendonk et W.A. Graham, « Sharīf », EI2. 31. Nom d’une aiguade entre Kūfa et Wāsiṭ, siège d’un combat que la tribu des Bakr b. Wā’il (sauf la branche des Banū Ḥanifa) remporta contre d’autres tribus arabes et surtout contre des troupes régulières persanes. Cette bataille compte parmi les plus célèbres des Ayyām al-‛Arab, car elle apprit aux Arabes que les armées persanes n’étaient pas invincibles. Cf. L. Veccia-Vaglieri, « Dhū Ḳār », EI2. 32. Al-fiğārayn, Ma‛ārif, Prologue, p. 6, l. 5. Ḥarb al-fiğār/« guerre sacrilège » désigne une guerre qui opposa, vers la fin du vie siècle de J.-C, pendant les mois sacrés, les tribus de Qurayš et Kināna à celle de Qays ‛Aylān (sauf les Ġaṭafān). Les trois premiers jours de combat, simples escarmouches, sont connus sous le nom de « Ḥarb al-fiğār al-ūlā/la première guerre sacrilège ». La seconde fut plus importante et dura quatre années à la période sacrée. Son enjeu était le contrôle des routes commerciales du Nağd. Elle se solda par la victoire des Qurayš. Cf. J.W. Fück, « Fidjār », EI2. 33. Célèbre pacte conclu entre plusieurs clans qurayšītes quelques années avant l’avènement de l’Islam et peu après la guerre du Fiğār. Pour plus de précisions, cf. Ch. Pellat, « Ḥilf al-fuḍūl », EI2, et W.M. Watt, Mahomet, Paris 1958-59, p. 24-26. 34. Pacte conclu au sein des qurayšītes entre le clan de ‛Abd al-Dār et ses partisans, connus sous le nom des Aḥlāf/« les Confédérés » et celui de ‘Abd al-Manāf et ses alliés, désignés par « Muṭayyabūn/Les Parfumés ». Cf. M.Watt, ibid., p. 24. 35. Bakr b. Wā’il et Taġlib sont deux tribus chrétiennes monophysites apparentées, célèbres pour de nombreux exploits dans l’histoire préislamique, et en particulier pour la longue guerre fratricide qui les opposa durant de nombreuses années. Ibid., p. 378-80. 36. Dāḥis et al-Ġabrā’ sont les noms des deux chevaux que Qays b. Zuhayr b. Ğaḏīma al-‛Absī fit courir contre ceux de Ḥuḏayfa b. Badr al-Ḏubyānī, dans le cadre d’un pari dont l’enjeu de départ était de vingt chameaux. Al- Ġabrā’, en tête, fut retenue par la famille de Ḥuḏayfa qui contesta sa victoire. Le différend aboutit à une guerre entre les tribus de ‘Abs et Ḏubyān qui dura quarante ans. Cf. Ma‛ārif, p. 606-7, Ibn Manẓūr, II, dḥs, et Kasimirski, dḥs.

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Le livre des savoirs Ḥāğib 37 », « la bêtise de Bāqil 38 », « les deux boucles d’oreilles de Māriya 39 », Ḫuraym al-Nā‘im 40, Ḥağğām Sābāṭ 41, la plante d’al-Nu‛mān b. al-Munḏir 42, un conte de Ḫurāfa 43, Burğān le brigand 44, Saḥbān Wā’il 45, Ṭufayl auxquels

37. Il s’agit de Ḥāġib b. Zurāra, chef des Dārim, subdivision des Tamīm, mort vers 620 de J.-C. Il se rendit célèbre à l’occasion de la mise en gage de son arc auprès du souverain persan, dont il obtînt l’autorisation de faire paître ses troupeaux sur son territoire, – à cause de la sécheresse due à la malédiction du Prophète –, contre la promesse de laisser en paix les sujets persans. Pour plus de précisions, cf. Ma‛ārif, p. 608, et M. J. Kister, « Ḥādjib b. Zurāra », EI2. 38. Bāqil, des Banū Qays b. Ṯa‛laba, est la figure du bègue qui, incapable d’articuler le prix qu’il avait payé pour une chèvre, se défendit des quolibets par des vers de poésie. Cf. Ma‛ārif, p. 608-9. Il est à l’origine du proverbe « inna-hu la-a‛yā min Bāqil/plus bègue que Bāqil » et est opposé à la figure de Saḥbān Wā’il, Cf. Ibn Manẓūr, I, bql. 39. Ibn Qutayba identifie Māriya bint Ẓālim b. Wahb b. al-Ḥāriṯ b. Mu‛āwiya al-Kindī et cite deux vers à propos de son fils al-Ḥāriṯ al-A‛rağ (le boîteux), sans donner l’explication de l’expression. Cf. Ma‛ārif, p. 609. Kasimirski, Qrt, écrit : « Qurtā Maria les deux boucles d’oreilles de Maria, métaphor. Chose inestimable ». 40. Ḫuraym b. ‘Amrū, des Banū Murra b. ‘Awf b. Sa‘d b. Ḏubyān. Ibn Qutayba nous informe que le qualificatif de « Nā‛im/(vêtement) doux, souple » lui est donné à cause des de la qualité des vêtements qu’il portait : usés en été et neufs en hiver. Cf. Ma‛ārif, p. 609. 41. Le « Ḥağğām/barbier ou chirurgien », est, plus précisément, celui qui applique des ventouses. Souverain persan, Sābāṭ, au surnom de “barbier”, est la figure de l’oisiveté, car il passe pour avoir soigné par application de ventouses les rares armées qui vinrent à lui, leur faisant crédit afin qu’elles reviennent. Cf. Ma‛ārif, p. 610. 42. Il s’agit de l’anémone, qui est associée au nom d’al-Nu‛mān b. al-Munḏir parce qu’il l’aurait protégée. Al-Nu‛mān b. al-Munḏir fut le dernier roi de la dynastie des Lakhmides à Ḥīra et dut régner autour de 580-602 ap. J.-C. Il est le plus célèbre des rois lakhmides chez les Arabes, sans être le plus important d’entre eux. Cf. Ma‛ārif, p. 610, Ibn Manẓūr, VI, n‘m, et Kasimirski, šqq. Pour plus de précisions sur le personnage d’al-Nu‛mān, cf. A. Moberg, « al-Nu‛mān b. al-Mundhir », EI2. 43. Le terme ḫurāfa est un nom commun signifiant histoire invraisemblable. Le personnage de Ḫurāfa, de la tribu des Banū ‛Uḏra, serait à l’origine de ce mot. Il aurait été en contact avec des djins, et aurait tenu des propos étranges et extraordinaires à son retour parmi les hommes. Selon une tradition attribuée à ‛Ā’iša, épouse du Prophète, ce dernier aurait accordé foi à ses propos. Cf. Ma‛ārif, p. 611, ainsi que Ibn Manẓūr, II, ḫrf, et Kasimirski, ḫrf. 44. Faḍl b. Burğān, client de la tribu des Banū ’Imr-ī-l-Qays, cf. Ma‛ārif, p. 611. Il est à l’origine du proverbe « asraq min Burğān/plus brigand que Burğān », cf. Ibn Manẓūr, I, brğ, et Kasimirski, brğ. 45. Saḥbān Wā’il, affilié aux Wā’il Bāhila, figure de l’éloquence, cf. Ma‛ārif, p. 611. Il est à l’origine du proverbe : « afṣaḥ min Saḥbān Wā’il/plus éloquent que Saḥbān Wā’il ». Cf. Ibn Manẓūr, III, sḥb.

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Annexes se rattachent les ṭufayliyyūn 46, le trésor d’al-Naṭif 47, le regret d’al-Kusa‛ī 48, les promesses de ‛Urqūb 49, les bottines de Ḥunayn 50, les essences de Manšim 51, et autres [expressions] de ce type. J’ai également rapporté des informations sur les rois de Ḥīra 52, la charge de vice-roi, les rois du Yémen, les rois de Perse et d’autres encore, un à un, [mentionné] leur nombre, l’étendue de leur règne et des fragments de leur existence. J’ai recherché, à travers l’ensemble de ce que j’ai fidèlement rapporté, la concision et l’allègement, et [visé] à embrasser les informations célèbres à l’exclusion des moins connues, ainsi que tout ce qui mérite d’être dit 53, à

46. Le nom commun ṭufaylī signifie “parasite, pique-assiette”. Il viendrait du nom d’un habitant de Kūfa, du nom de Ṭufayl, des Banū ‛Abd Allāh b. Ġaṭafān b. Sa‛d, qui vivait à l’époque umayyade, et que l’on surnommait Ṭufayl al-‛Arā’is ou al-a‛rās, c’est-à-dire de toutes les fêtes. Celui-ci, en effet, y participait sans y avoir été invité. Cf. Ma‛ārif, p. 612, Ibn Manẓūr, IV, ṭfl, et F. Malti-Douglas, « Ṭufaylī », EI2, ainsi que A. Ben Abdesselem, « Ṭufaylī (al-) », EI2. 47. Naṭif, des Banū Yarbū‛, était un misérable porteur d’eau qui s’empara des biens que Bāḏān avait envoyés à Chosroès depuis le Yémen, et les distribua tout au long d’une journée. Cet épisode donna lieu au proverbe suivant : « law kāna ‛inda fulān kanzu-n-Naṭif mā ‛adā/Plaise à Dieu qu’un tel possède le trésor d’al-Naṭif ». Cf. Ma‛ārif, p. 612, et Ibn Manẓūr, VI, nṭf. 48. Ibn Qutayba rapporte qu’il s’agit d’un homme qui, ayant visé sa cible et croyant l’avoir manquée, brisa son arc et le regretta sans retour. Cf. Ma‛ārif, p. 612. Ibn Manẓūr consacre à cet épisode deux colonnes entières dont un grand nombre de vers, dans Ibn Manẓūr, V, ks ‘. 49. L’expression mawā‛id ‛Urqūb/« les promesses de ‛Urqūb » désigne des promesses qui ne seront pas tenues. Ibn Qutayba rapporte le récit de ‛Urqūb, un amalécite, qui reporta sans cesse l’exécution d’une promesse faite à son frère et ne l’honora pas. Cf. Ma‛ārif, p. 612-613. Ibn Manẓūr consacre à cet épisode près d’une colonne entière, Ibn Manẓūr, IV, ‘rqb. 50. Cordonnier de Ḥīra, qui, à la suite d’un différend avec un mauvais payeur, lui tendit un piège qui lui fit perdre sa monture et les biens qu’elle transportait, le contraignant ainsi à rentrer chez lui chargé seulement des deux bottines à la source du conflit. L’expression : « rağa‛a bi-ḫuffay Ḥunayn/il est revenu avec les bottines de Ḥunayn » s’applique à qui perd, au cours d’une excursion, plus qu’il n’a gagné. Pour plus de précisions sur cet épisode, cf. Ma‛ārif, p. 613, et Kasimirski, ḥnn. Ibn Manẓūr rapporte cette version et en ajoute une autre, construite autour d’un autre Ḥunayn, source de l’expression : « rağa‛a Ḥunayn bi-ḫuffay-hi/Ḥunayn est revenu avec ses bottines », dont l’usage désigne qui revient en ayant échoué. Cf. Lisān al‛Arab, II, ḥnn. 51. Manšim est le nom d’une femme dont Ibn Qutayba, après avoir signalé qu’il existait différentes explications, rapporte qu’elle vivait à la Mekke avant l’avènement de l’Islam, vendant des aromates pour embaumer les morts. L’expression : « ‛itra Manšim/le parfum de Manšim » signifie, dans le contexte de la guerre, le parfum de la mort. Cf. Ma‛ārif, p. 613. D’autres versions sont données dans Ibn Manẓūr, VI, nšm, dont l’une d’entre elles est mentionnée par Kasimirski : « Manchem, nom d’une vendeuse de parfums à la Mecque dont la marchandise, dit-on, portait à la guerre malheur à ceux qui en faisaient usage, Kasimirski, nšm.  52. Nom de la capitale des Lakhmides, établie au Sud-Est de l’actuelle Nağaf en Irak. Elle fut la ville arabe la plus importante du Croissant Fertile durant les trois siècles précédant l’avènement de l’Islam. Cf. I. Shahīd, « Ḥīra », EI2. 53. « ‛Alā ’alsinati-n-nās/sur la langue des gens », Ma‛ārif, p. 7, l. 2.

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Le livre des savoirs l’exclusion de ce qui n’en vaut pas la peine. Car si j’avais voulu un travail plus approfondi, le livre s’en serait trouvé allongé au point que sa transmission eût été empêchée, et a fortiori sa mémorisation, l’obscur se serait mêlé au manifeste, l’oreille l’aurait alors rejeté et l’âme s’en serait lassée. Or, l’âme est plus attentive, plus vigilante face à ce dont elle appréhende déjà une partie, et ce livre 54 lui est nécessaire et indispensable. [De plus], t’ayant proposé d’apprendre et de connaître le contenu de cet ouvrage, si j’avais mentionné ce dont tu te passerais le plus souvent, je t’aurais épuisé et harassé, et t’aurais contraint à y glaner matière à connaître et à apprendre et à en laisser une partie. De cela je t’ai dispensé et ai pris soin de toi, à travers ce livre, de la meilleure manière, ajustant mon regard sur celui des plus savants de nos frères généalogistes. Je souhaite que, grâce à lui [le livre], j’aurais permis que tu atteignes l’objet de ta recherche et la tranquillité de l’esprit ; pour moi, ce que j’espère en t’éclairant et te guidant est l’assistance de Dieu et la justesse de Sa rétribution.

54. Dans le texte : huwa, Ma‛ārif, p. 6, l. 15.

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BIBLIOGRAPHIE

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INDEX

1) Index des noms propres Personnes Nous n’avons pas fait figurer Ibn Qutayba dans l’index, les occurrences étant si nombreuses qu’elles ne sont plus pertinentes. ‛Abd Allāh b. al-Mubārak  132 ‛Abd Allāh b. Zubayr  214, 235 ‛Abd al-Ḥamīd al-Kātib  116, 169-170, ‛Abd al-Malik b. Marwān  112 Abū ‛Arūba  42 Abū Bakr  80, 119-126, 200, 202, 213-214, 222 Abū Dāwud Ibn al-Mu‛allim  42 Abū Dāwud al-Siğistānī  204 Abū Ḏarr al-Ġifārī  76, 221 Abū-Faḏl al-‛Abbās b. Sulaymān  180 Abū Ḥamza, voir Muḫtār b. ‛Awf al-Azdī  215 Abū-l-Ḫaṭṭāb  204 Abū Sufyān  123 Abū Ṭarīf (cf. ‛Adī b. Ḥātim)  221 Abū ‛Ubayd al-Qāsim b. Sallām  36 ‛Adī b. Ḥātim (b. ‛Abd Allāh b. Sa‛d al-Ṭā’ī, Abū Ṭarīf) 221 ‛Adwī (al-), A. Z.  16 Ağlaḥ (al-)  132-133 Aḥnaf (al-) b. Qays  80 ‛Alī b. Abī Ṭālib  82, 120, 200, 214, 223 ‛Amr b. ‛Ubayd  216 ‛Amr b. ‛Utba  216 A‛rābī (al-)  215 ‛Arafat, W. 221 Aristote  10-11, 16, 53-54, 73, 95, 128-129, 132-139, 161, 191 Aš‛aṯ (al-)  204 Aṣma‛ī (al-)  80, 82, 200-201 Awzā‛ī (al-)  216 Bandanīğī (al-)  36 Bāqil  164, 225

Barthes, R.  5, 12, 14, 25, 28, 118, 121 Beg, M.A.J.  199 Ben Abdesselem, A.  226 Berlioz, J.  48, 74, 105, 118, 127, 137, 142, 151 Beyer de Ryke, B.  155, 163, 167, 179 Blachère, R.  82, 201 Bonner, M.  214 Bosworth, C.E.  122, 206, 211 Bouillon, B.  121 Bourgain, P.  61 Boustany, S.  111 Brémond, Cl.  48, 106, 108-109 Brockelmann, C.  16, 38, 43, 178 Budayl Ibn Warqā’ 119-121, 123-126, 200 Burğān  165, 225 Calder, N.  20 Callimaque  27 Canby, Sh. R.  29 Caskel, W.  201, 203 Cazalé-Bérard, Cl.  110, 112-113, 117 Céard, J.  164 César  122-123 Chabbi, J.  14 Cheikh-Moussa, A.  5, 10, 32, 62, 117, 141, 144, 146-147, 171-172, 174, 177-178, 180, 182, 184-185, 193 Chelhod, J.  220 Chosroès  122-123, 165, 226 Cicéron  95, 106, 108, 139, 140, 164, 191 Cobb, P. M.  215 Codoñer, C.  149, 167, 170-171 Compagnon, A.  9-11, 21, 25-26, 29, 153, 193 Constantin Porphyrogénète  159 Dāḥis  224 Dāwud b. ‛Alī  215 Dietrich, A.  214 Du Bos, Ch.  9 Eisener, R.  215 Étienne de Bourbon  48, 137

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Index Fahd, T. 80, 120 Farābī (al-)  161 Farazdaq (al-)  82, 117, 201 Foucault, M.  23, 25, 45, 51, 59, 63 Fück, J.  23, 27, 224 Ġabrā’ (al)  224 Gabrieli, F.  146, 216

Humbert de Romans  48, 142 Ḥunayn  166, 226 Ḫurāfa  165, 225 Ḫuraym al-Nā‛im  225 Huseini I. Moussa  6, 8 Al-Ḥuṣrī  176, 178-182, 184 Ibn ‛Abbās  204

Gadamer, H-G.  9 Ğāḥiẓ (al-)  19-23, 32, 98, 102, 119, 121-123, 125-127, 129, 141, 152, 156, 190, 201 Ğarīr  82, 117, 201 Ğazarī (al-) Ibrāhīm b. ‛Umar b. Muḥammad b. ‛Alī al-Wā‛iẓ  31 Ġaylān b. Muslim  216 Geremek, B.  142 Gibb, H. A. R.  8, 112, 169, 214 Gimaret, D.  21, 222 Geoffroy, E.  39 Goodman, N.  10 Gottschalk, H.L.  37 Gougenheim, S.  161 Graham, W.A.  224 Grohmann, A.  54, 201, 203 Grivel, Ch.  116, 169 Guillaumin, J-B.  170 Ḥāğib b. Zurara  164, 225 Ḥağğāğ (al-)  112, 183, 214-215 Ḥağğām Sābāṭ  165, 225 Ḥālid b. ‛Abd Allāh  215 Ḫālid b. Safwān  216 Ḥamza  215 Ḥāriṯ (al-) b. Sadūs  82, 200-201 Hārūn al-Rašīd  216, 221 Ḥasan (al)  216 Ḥassān b. Ṯābit  221 Hasson, I.  214 Ḫaṭīb (al-) al-Baġdādī  37-39, 43 Ḥātim al-Ṭā’ī  221 Hawting, G. R.  214-215 Hinds, M.  80, 152, 214 Hišām  216 Horace  11 Horovitz, J.  6-8 Huart, Cl.  54

Ibn ‛Abd Rabbih  43, 149, 176-185 Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr  27 Ibn al-Anbārī  38, 43 Ibn al-Bawwāb (ou Ibn al-Sitrī)  29 Ibn al-Ğawzī  38-39, 44 Ibn Ḫallikān  23, 38-39, 44 Ibn Hišām  120-123, 125-126 Ibn Hubayra  216 Ibn Ḫurradāḏbih  157 Ibn Isḥāq  120 Ibn Kaṯīr  39, 41, 44 Ibn Manẓūr  34-35, 82, 120, 164-166, 200201, 214, 224-226 Ibn al-Muqaffa‛ 146, 169 Ibn Muqla  29 Ibn Sīrīn  80-81 ‛Ikrima  204 Imru’-l-Qays  111 ‛Īsā b. ‛Alī  146 Jaeger, W.  172, 174 Jakobson, R.  9, 126 Jauss, H-R.  9, 101-102, 190 Jolivet, J.  161 Juynboll, G. H. A.  56, 82 Kasimirski, A. de B.  28, 91, 93, 150, 164-166, 197-198, 224-226 Kennedy, H.  54, 211, 216 Khoury, R. G.  53, 214 Kilito, A.  28, 44-45, 49-50 Kilpatrick, H.  176, 184 Kindī (al-)  161 Krenkow, F.  201 Kister, M. J.  164, 202, 225 Kusa‛ī (al-)  165, 226 Laoust, H.  37-39, 222 Lāt (al-)  120-121 Lausberg, H.  73

246

Index Leclerc, G.  29-30, 33 Lecomte, G.  5-8, 17, 19-23, 27, 35-37, 52-54, 57, 98, 143-146, 172, 190, 222 Le Goff, J.  48, 106, 113-114, 149-150, 162 Lejbowicz, M.  161 Levi Della Vida, G.  202, 214, 222 Lewin, B.  82, 201

Nadīm (al-) ou Ibn al-Nadīm  27-28, 33-34, 36-37, 39, 41-43, 157 Naṭif (al-)  165, 226 Négus  122-123 Nicot, J.  158 Nu‛mān (al-) b. Bašīr  133 Nu‛mān (al-) b. al-Munḏir  165, 225

Lewis, B.  204 Lockhart, L.  35 Mac Donald, D. B.  20 Madelung, W.  223 Mahdī (al-)  216 Mālik b. Asmā’ 203 Malti-Douglas, F.  226 Ma’mūn (al-)  13, 215-216, 221 Manšim  166, 226 Manṣūr (al-)  146, 204, 211, 215-216 Marçais, G.  201, 203 Māriya  164, 225 Marwazī (al)- Ḥusayn b. al-Ḥasan  38-39, 132-133 Mas‛ūdī (al-)  161 Mikraz b. Ḥafṣ b.al-Aḫyaf  125 Miquel, A.  20, 156 Mirandole (de la) J. Pic  156 Mittwoch, E.  128, 220 Monnot, G.  222 Montgomery, J. E.  111 Montaigne, M.  20 Morier, H.  87 Mortier, R.  162 Mu‛āwiya  80, 214, 222 Muġīra (al-) b. Šu‛ba  122 Muḥammad (Prophète)  13, 31, 38, 41, 56-57, 61, 65, 77, 80-82, 86, 95, 97, 119-127, 132, 151, 164-165, 176, 195, 197, 200, 202, 204, 206, 211, 213-214, 216, 220-223, 225 Muḥammad b. Ka‛b al-Quraẓī  216 Muḫtār b. ‛Awf al-Azdī (Abū Ḥamza) 215 Musta‛īn bi-l-lāh (al-), Aḥmad b. Muḥammad b. al-Mu‛taṣim  222 Mutawakkil (al-)  54, 56 Muzabbid al-Madīnī  141, 201-202

Paret, R.  102, 151, 157-161, 168 Pascal, B.  19 Pedersen, Johs.  223 Pellat, Ch.  13-14, 20, 36, 79, 81-82, 102-103, 141, 150-156, 158, 161, 201, 215-216 Platon  54, 91, 129, 164, 174 Polo de Beaulieu, M-A.  48-49, 74, 105, 151, 188 Porset, Ch.  166-167, 182 Qāḏī (al-) M.  128 Qifṭī (al-)  27 Quintilien, A.  139-140, 164, 170 Rashed, R.  161 Ravisius Textor  164 Rekaya, M.  215, 221 Reckendorf, H.  202 Rentz, G.  201, 203, 223 Ribémont, B.  150, 192 Robson, J.  13, 41, 47, 56, 151, 197, 204, 221 Ša‛bī (al-)  82, 200-201 Saḥbān Wā’il  165, 225 Sainte-Beuve, Ch-A.  21 Sāliḥ b. ‛Abd al-Ğalīl  216 Sam‛ānī (al-)  38-39, 43-44 Sartre, J-P.  9 Saussure, F.  12 Schaade, A.  82, 201, 221 Schacht, J.  20, 204, 215-216, 222 Shahīd, I.  165, 226 Schmitt, J-Cl.  48, 106, 110, 113, 115, 119 Sellheim, R.  37-38, 40, 196 Simāk  204 Sind al-Ğundī, A.  6-8 Sourdel, D.  20, 29, 40, 54, 56, 112, 120, 196, 222-223 Sourdel-Thomine, J.  29 Spectorsky, S. A.  204, 222

247

Index Spuler, B.  201, 203 Stempel, W. D.  101 Sulaymān b. ‛Abd al-Malik  215 Sulaymān b. Ma‛āḏ  204 Ṭabarī  125 Ṭalḥa al-Ḫayrāt  202 Ṯaqaf ī (al-)Yūsuf b. ‛Umar  215 Ṭarafa b. al-‛Abd  111 Ṭawīl, Y. A.  16 Ṭayālisī (al-)  42 Thomas d’Aquin  22, 152 Tilliette, J.-Y.  105-108, 191 Toelle, H.  26, 111 Tolstoï, L. 9 Toorawa, Sh. M.  27 Touati, H.  27, 29, 155 Ṭufayl  165, 225-226 Tyan, E.  190 ‛Ukāša, Ṯ.  17 Ullmo, J.  51-52 ‛Umar b. ‛Abd al-‛Azīz  215-216 ‛Umar b. Ḫaṭṭāb  214 ‛Urqūb  166, 226 ‛Urwa b. Masūd al-Ṯaqaf ī  122-123, 125 ‛Utba b. Abī Sufyān  214 ‛Uṯmān b. al-‛Affān  214 ‛Uzza (al-)  120 Vadet, J-C.  216 Van Arendonk, C.  224 Van Ess, J.  150 Veccia-Vaglieri, L.  82, 200, 204, 216, 224 Voltaire  152 Voragine, J. de  111 Wiet, G.  201, 203 Yāfi‛ī (al-)  39, 44 Yāqūt al-Ḥamawī  38 Yaqūt al-Musta‛ṣimī  29 Yazīd b. Mu‛āwiya  214 Yazīd b. al-Walīd  215 Zakharia, K.  26, 111 Zimmermann, M.  16, 25, 47-49 Ziyād b. Abīhi  214 Zysow, A.  62

248

Groupes ‛Abs  224 Bakr b. Wā’il  200, 224 Banū Imri’ al-Qays  165, 225 Banū Qays  164, 225 Banū Sā‛ida  214 Banū Taġlib  224 Banū Yarbū‛ 165, 226 Dārim  164, 225 Ḏubyān  165, 224-225 Ġaṭafān  224 Ḥiğāziens  223 Ḫuzā‛a  200, 202 Kināna  202, 224 Kinda  202 Mekkois  120, 122-123, 125, 200, 223 Murği’ītes  223 Mu‛tazilisme  13, 21, 54-55, 57, 102, 151-152, 154, 156, 188, 192, 216 Qadarītes  223 Qurayš  67, 75, 123, 125, 202, 220, 224 Rafiḍītes  204, 222 Ši‛ītes  222 Tālibiyyūn  183, 206 Tamīm(ites)  81 Tamīm  164, 225 Ṭay’ 221

Lieux Baġdād  27, 29, 37-38, 157, 167, 211, 215 Baṣra  13, 34, 39, 81, 206, 211, 214, 223 Dīnawar  34, 38-39, 188, 190 Ḏū Qār  224 Ğabal  35-36 Ḥīra  166, 225-226 Ḥiğāz  223 Ḥudaybiyya  120 ‛Irāq  35, 223 Kūfa  34, 38, 81, 165, 206, 211, 222-224, 226 Nağd  223-224 Perse/Fars  8, 35, 52, 67, 220, 226 Saqīfa  214

Index Ṭā’if  122 Tihāma  223 Wāsiṭ  224 Yémen  36, 165, 226

2) Index des notions Notions arabes La notion d’adab étant traitée tout au long de cette étude, et les occurrences de ce terme étant extrêmement nombreuses, nous avons fait le choix de ne pas la faire figurer dans l’index. Adīb (Maître es adab)  7, 40, 43, 48, 71, 85, 98, 102, 107, 135, 196 ‛Ālim (Savant) 43-44 Fihrist (Index, catalogue)  27-28, 33-37, 39, 42, 44, 205 Fiqh (Jurisprudence)  38, 172-173, 190 Ġarīb (Difficultés / raretés de la langue)  36, 43, 172-173 Ḫabar (Récit exemplaire)  14-15, 99, 114, 119, 121, 123, 125-127, 133, 140-141, 172, 188, 190-191 Ḥadīṯ (Tradition prophétique)  13, 16, 19, 36, 41, 43, 57, 114, 197, 221 Ibtihār (Procédé consistant à se rendre célèbre en nommant des personnes avec qui l’on prétend avoir eu des relations sexuelles)  82, 201 Iğtihād (Interprétation du code religieux en matière de dogme)  20 Laḥn (barbarisme)  79, 81-83, 140, 143, 145, 203 Luġa (Philologie)  43 Kātib (Secrétaire de chancellerie ou fonctionnaire lettré)  38-40, 44, 56, 63, 65, 67, 70, 76, 78, 80, 83, 85, 87-89, 128, 169-170, 189, 192-196 Kunya (Surnom)  39 Maqāma (Séance)  172 Miḥna (Inquisition mu‛tazilite)  152

Mušabbihūn (Anthropomorphistes)  37 Mufassir (Exégète)  19 Muḥaddiṯ (Traditionniste)  37-39, 54, 80, 82, 201, 204 Naḥwī (Grammairien)  19 Rāwin (Transmetteur de traditions)  34, 114, 216 Sariqāt (Plagiat, emprunt)  49 Sunna (Coutume normative du Prophète qui recouvre le concept d’orthodoxie)  56 Ta’līf (Composition)  34, 41, 43, 180 Taṣnīf (Classement)  34, 41, 43, 180 Ṯiqa (Transmetteur fiable)  43-44 Zakāt (Impôt légal ou purification)  62, 86-87, 145

Notions techniques La notion d’auteur faisant l’objet de l’intégralité de la première partie de ce travail, nous avons fait le choix de ne pas la faire figurer dans l’index. Amplification  61, 94, 99, 105, 130 Auctor  25, 29, 33, 47-49, 58, 109, 188 Auralité  136 Auteurité  16, 33, 42, 47 Averroïsme  22, 152, 161 Belles-Lettres  10 Commentator  29 Compilation  7-8, 12-13, 23, 26, 57-58, 150 Compilator  29 Confirmation  73, 134-135, 192 Copiste  26-33, 37, 50, 53, 61, 65, 176 Déconstruction  25 Déisme  152 Délibératif (genre)  73, 129-130 Doxa  11, 169, 171 Élocution  135-137, 140, 192 Encyclopédisme  15-16, 102-103, 148-151, 153, 155, 157-159, 161-164, 166-168, 170, 175, 192 Enthymème  130, 132 Épidictique (genre)  73, 129

249

Index Exempla  9, 15-16, 47-49, 74, 81, 102-103, 105, 108-110, 113-115, 118-119, 127-128, 133, 137, 141-142, 148, 151, 185, 188, 191-192 Exorde  73, 75, 133-136, 169, 177, 192 Fiction  10-11, 128, 134 Formalistes  11 Genre (littéraire)  7, 9, 14-15, 47, 50, 91, 99,

Péroraison  68-69, 71-73, 133, 135, 177, 179, 192 Poétiques  10, 12, 49, 87, 110, 136, 173, 193 Post-sructuralisme 25 Preuves  132-133, 141, 191 Prosopographie 154 Rhétorique  10, 15-16, 32, 54, 56, 63-64, 73-74,

101-102, 108, 110, 118, 126, 149, 151, 153, 156-161, 164-169, 175-176, 184-185, 188194, 221 Invention/Inventione  106, 108, 131, 191 Lansonien 8, 20, 26 Linguistique  10, 12, 101, 126 Littérarité  11, 109, 128 Miroir des Princes  148, 180-181, 184, 191-192 Narration  112, 122, 127, 134-135, 137, 192 Ornementation  130, 136

87, 105-108, 115, 118, 126,-138, 140-141, 145, 151, 161, 171, 173, 177, 191-193, 207, 213 Scripteur/Scriptor  26, 28-29 32-33, 187 Sémantique  14, 55, 63, 66-71, 73, 92, 96-97, 107, 127, 145, 180 Somme  9, 13, 30-31, 35-37, 40, 55, 58, 71, 75, 79, 84-85, 102, 113-115, 132, 135, 138, 140, 149-150, 153-156, 169-170, 175, 177, 184, 187, 192-193, 195, 197, 210 Stylistique  16, 32-33, 59, 61-62, 132, 140, 153

250

TABLE DES MATIÈRES

Introduction5 PREMIÈRE PARTIE IBN QUTAYBA AUTEUR ? OU LA FONCTION D’AUTEUR

19

Chapitre I Preuve matérielle de l’existence de l’auteur : le texte

25

I. De la distinction scripteur/auteur

29

II. De la proclamation de l’auteur en tant que tel par ses pairs et par la société : les catalogues

33

Chapitre II Preuve symbolique : autorité et autorat (« auteurité »)

47

I. Du bon usage de la citation

47

II. Du discours autorisé

51

III. Le projet politique comme critère de cohérence de l’œuvre

55

Chapitre III Preuve « objective » de la fonction active d’auteur : du « je » et de ses usages dans le prologue I. Les marqueurs linguistiques

61 61

1. Les pronoms de première personne

61

2. Les attributs de l’auteur par l’intermédiaire du relevé des verbes de première personne

68

251

Table des matières II. L’écriture ou le style comme trace de l’auteur 1. Les topoï structurants

73 73

2. Les topoï conceptuels74 3. Les topoï visuels

86

4. Les topoï auditifs

95

DEUXIÈME PARTIE DU GENRE DES ‘UYŪN AL-AḪBĀR OU L’ADAB EST-IL UN GENRE LITTÉRAIRE ?

101

Chapitre I Le Kitāb ‘uyūn al-ahbār : un recueil d’exempla ? ou la fonction rhétorique

105

I. Caractéristiques du récit exemplaire

105

1. La fonction rhétorique

105

2. La forme

108

II. Traits typiques de l’exemplum et du contenu des ‘Uyūn 

110

1. Le caractère narratif

110

2. La brièveté de la narration

112

3. La subordination de l’exemplum à un discours englobant

112

4. La véracité ou l’authenticité du propos

113

5. Les ‘Uyūn comme outil de prédication à l’usage de la ḫāṣṣa115 III. Les ‘Uyūn : un texte équivoque ? 1. De la manipulation d’un patrimoine commun aux fins de l’auteur

119

2. Une rhétorique de l’univocité

127

IV. De la rhétoricité du texte d’Ibn Qutayba

252

118

128

1. Genres épidictique et délibératif

129

2. Les cinq parties de la rhétorique

131

Table des matières V. À qui s’adresse ce type d’ouvrages ?

142

1. Ouvrage de vulgarisation ou manuel d’éthique à destination d’une élite ?

142

2. Ḫāṣṣa et ‛Āmma

146

Chapitre II Les ‘Uyūn somme encyclopédique ? I. De la nécessité de définir la notion d’encyclopédisme : lectures critiques

149 151

1. Charles Pellat, absence de définition et anachronismes

151

2. Roger Paret, la supériorité de la pensée occidentale

157

II. L’œuvre d’Ibn Qutayba à l’épreuve du genre « encyclopédisme médiéval »

161

1. Fondements théoriques de la réflexion

161

2. Les prologues d’encyclopédies : comparaison des textes

175

Conclusion187 Annexes195 Annexe I : Traduction annotée du Prologue du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār d’Ibn Qutayba

195

Annexe II : Traduction annotée de la table des matières du Kitāb ‘Uyūn al-Aḫbār d’Ibn Qutayba

210

Annexe III : Traduction annotée du Prologue du Kitāb al-Ma‛ārif d’Ibn Qutayba

220

Bibliographie229 Index

245

253

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ‘Nying ma pa’ 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8

vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës x + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7

vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” n° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières vii + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6

vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, xvie-xxie siècle) 240 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 155 x 240, 2009, PB, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 155 x 240, 2010, PB, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” n° 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 156 x 234, 2009, ISBN 978‑2‑503‑52995‑0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978‑2‑503‑53567‑8

vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978‑2‑503‑53182‑3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54141-9 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54177-8 vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” n° 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54488-5 vol. 151 C. Bernat, H.  Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54489-2 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54470-0

vol. 153 J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.) Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du xixe siècle. 234 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54471-7 vol. 154 (Série “Histoire et prosopographie” n° 7) S. d’Intino, C. Guenzi (dir.) Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud. 295 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54472-4 vol. 155 B. Bakhouche, I. Fabre, V. Fortier (dir.) Dynamiques de conversion : modèles et résistances. Approches interdisciplinaires. 205 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54473-1 vol. 156 (Série “Histoire et prosopographie” n° 8) C. Zivie-Coche, I. Guermeur (dir.) Hommages à Jean Yoyotte 2 tomes, 1190 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54474-8 vol. 157 E. Marienberg (éd. et trad.) La Baraïta de-Niddah. Un texte juif pseudo-talmudique sur les lois religieuses relatives à la menstruation 235 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54437-0 vol. 158 Gérard Colas Penser l’icone en Inde ancienne 221 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54538-7 vol. 159 A. Noblesse-Rocher (éd.) Études d’exégèse médiévale offertes à Gilbert Dahan par ses élèves 294 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54802-9 vol. 160 A. Nagy, F. Prescendi (éd.) Sacrifices humains… env. 300 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54809-8 vol. 161 (Série “Histoire et prosopographie” n° 9) O. Boulnois (éd.) avec la collaboration de J.-R. Armogathe Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987) suivi de Paul Vignaux, La Philosophie franciscaine et autres documents inédits env. 450 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54810-4

vol. 162 M. Tardieu, A. van den Kerchove, M. Zago (éd.) Noms barbares I Formes et contextes d’une pratique magique 426 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54945-3 vol. 163 (Série “Histoire et prosopographie” n° 10) R. Gerald Hobbs, A. Noblesse-Rocher (éd.) Bible, histoire et société. Mélanges offerts à Bernard Roussel 403 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-55118-0 vol. 164 P. Bourdeau, Ph. Hoffmann, Nguyen Hong Duong (éd.) Pluralisme religieux : une comparaison franco-vietnamienne. Actes du colloque organisé à Hanoi les 5-7 octobre 2007 299 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-55047-3 vol. 165 (Série “Histoire et prosopographie” n° 11) M. A. Amir-Moezzi (éd.) Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, O.P. 420 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-55026-8 vol. 166 S. Bogevska Les églises rupestres de la région des lacs d’Ohrid et de Prespa, milieu du xiiie-milieu du xvie siècle 831 p., 156 x 234, 2015, ISBN 978-2-503-54647-6 vol. 168 K. Berthelot, R. Naiweld, D. Stökl Ben Ezra (éd.) L’identité à travers l’éthique. Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde gréco-romain 216 p., 156 x 234, 2015, ISBN 978-2-503-55042-8

À paraître vol. 167 B. Bakouche (éd.) Science et exégèse. Les interprétations antiques et médiévales du récit biblique de la création des éléments (Genèse 1, 1-8) Env. 400 p., 156 x 234 vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques Env. 150 p., 156 x 234 vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire Env. 320 p., 156 x 234