187 78 12MB
French Pages 528 [532] Year 2006
CANADIANA
ROMANICA
publies par Hans-Josef Niederehe et Lothar Wolf Volume 21
Liliane Rodriguez
LA LANGUE FRANCAISE AU MANITOBA (CANADA) Histoire et evolution lexicometrique
Max Niemeyer Verlag Tübingen 2006
Avec mes remerciements ä The University of Winnipeg, ä Monsieur Gaston Dulong, et a Frangois.
A mes
parents
Bibliografische Information der Deutschen Bibliothek Die Deutsche Bibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.ddb.de abrufbar. ISBN-13: 978-3-484-56021-5
ISBN-10: 3-484-56021-5
ISSN 0933-2421
© Max Niemeyer Verlag, Tübingen 2006 Ein Unternehmen der K. G. Saur Verlag G m b H , München http://www.niemeyer.de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Druck Laupp & Göbel G m b H , Nehren Einband: Industriebuchbinderei Nadele, Nehren
Table d e s matieres
1.
Introduction
1
1.1. 1.2. 1.3. 1.4.
Le Manitoba : une histoire ancienne ecrite en frangais L'enquete de terrain et les realites du monde La description du lexique en usage au Manitoba Corpus et sources
1 2 3 5
2.
L e M a n i t o b a : aspects g e o g r a p h i q u e s
7
2.1. 2.1.1. 2.1.2. 2.1.3.
Geographie physique Le Manitoba, province de l'Ouest Le systeme hydrographique et les ressources naturelles La faune et la flore
7 7 8 9
2.2. 2.2.1. 2.2.2. 2.2.3.
Geographie humaine Composition de la population manitobaine Composition ethnolinguistique La population de langue framjaise
9 9 10 12
2.3. 2.3.1. 2.3.2.
Le patrimoine francophone manitobain Le patrimoine, espace dynamique Les categories constitutives du patrimoine
14 14 15
2.4.
Patrimoine et continuite linguistique
17
Carte:
Zones florales du Canada
19
3.
L e contexte historique et social
21
3.1. 3.1.1. 3.1.2. 3.1.3. 3.1.4.
L'exploration de l'Ouest (1656-1793) L'impulsion venue de l'Est Le Nord-Ouest et la Compagnie de la Baie d'Hudson (CBH) Exploration et commerce : le role de La Verendrye Conquete, traite et decouverte de la mer de l'Ouest: le röle de Mackenzie Mode de vie et societe au temps de la traite
21 21 23 26 33
3.1.5.
34
VI
Table des matieres
3.2.
De la colonie de la Riviere-Rouge ä la Confederation canadienne (1793-1870)
42
3.2.1.
La fondation de la colonie de la Riviere-Rouge : le röle de Selkirk L'etablissement de Saint-Boniface : le röle de Provencher Mode de vie et societe ä la Riviere-Rouge : le changement d'epoque La naissance du Manitoba : le röle de Louis Riel
42
Les fluctuations linguistiques et constitutionnelles (1870-2002) Changements socio-economiques Les mesures anticonstitutionnelles Retablissement des droits linguistiques constitutionnels et la situation actuelle : bilan d'une evolution
56
3.2.2. 3.2.3. 3.2.4. 3.3. 3.3.1. 3.3.2. 3.3.3.
Cartes: 3-1.
44 47 51
56 59 61
Carte historique de l'Est du Canada : premiers jalons en Nouvelle-France Carte historique du Centre du Canada : grands Lacs, postes du Nord et de l'Ouest (Nouvelle-France) et postes de la Baie d'Hudson Carte historique : poste de l'Ouest, reseau hydrographique, principaux forts des La Verendrye et colonie de la RiviereRouge
67
4.
L ' e n q u e t e lexicale
73
4.1. 4.1.1. 4.1.2. 4.1.3. 4.1.4.
Methodologie : lexicometrie et geolinguistique Types d'enquetes lexicales Lexicometrie et concept de disponibilite lexicale Utilite des enquetes de disponibilite Exemples d'enquetes de disponibilite
73 73 74 76 78
4.2.
80
4.2.1. 4.2.2. 4.2.3.
L'enquete de disponibilite lexicale des annees 19901993 Le cadre spatio-temporel Les sujets Les modalites de l'enquete
4.3. 4.3.1. 4.3.2.
L'etablissement du corpus Le volume du corpus Le programme informatique
85 85 85
3-2.
3-3.
69
71
80 82 83
La langue frangaise au Manitoba (Canada)
4.3.3. 4.3.4.
Le protocole de lemmatisation Le protocole de saisie analytique : typologie des lexies
Tableaux : 4-1. Carte des points d'enquete (1990-1993) 4-2. Enquete : cadre spatio-temporel et effectifs (donnees et corpus) 4-3. Enquete : repartition scolaire et sociolinguistique des sujets par ecole 4-4. Fiche de releve des donnees 4-5a. C o r p u s : repartition scolaire et sociolinguistique des sujets par centre d'interet (C.I. n° 1 ä 8) 4-5b. Corpus : repartition scolaire et sociolinguistique des sujets par centre d'interet (C.I. n° 9 ä 16) 4-6. Corpus : fiches de saisie informatique des donnees (vocabulaire lemmatise et indexe du C.I. 16) 4-7a. C o r p u s : presentation informatisee de donnees du C.I. n° 1 (colonne du parametre eleve classee par ordre ascendant) 4-7b. Corpus : presentation informatisee de donnees du C.I. n° 3 (colonne du parametre mot classee par ordre ascendant)
VII 88 90
97 98 99 100 101 102 103 104 105
5.
Lexicometrie du parier manitobain: disponibilite lexicale globale et variationnelle
107
5.1. 5.1.1. 5.1.2. 5.1.3.
Lexicometrie synchronique globale des C.I. Evaluation quantitative globale Evaluation de la repartition morphologique Evaluation semantique et notionnelle
107 107 114 115
5.2 5.2.1. 5.2.2. 5.2.3. 5.2.4.
Variations lexicometriques Variation scolaire : type d'ecole (fran9aise ou d'immersion) Variation scolaire : 5 e et 6 e annees Variation sociolinguistique: l'age Variation geographique et sociolinguistique : zones rurale et urbaine Variation sociolinguistique : le sexe Variation sociolinguistique : la langue parlee ä la maison
120 120 121 122 122
5.2.5. 5.2.6. Tableaux 5-1. 5-2. 5-3a. 5-3b. 5-4.
: Resume statistique des 16 C.I. Resume statistique des regionalismes Resume statistique des anglicismes Resume statistique pondere des anglicismes (excluant les occurrences uniques) Production individuelle moyenne par parametre
125 128
132 133 134 135 136
ΥΠ!
5-5.
Table des matieres
Production individuelle moyenne de regionalismes par parametre Production individuelle moyenne d'anglicismes par parametre
137
6.
Lexicometrie du parier manitobain: subdivisions typologiques du lexique
139
6.1. 6.1.1. 6.1.2.
Lexicometrie synchronique des types de lexies Les trois subdivisions du corpus : proportions Les subdivisions typologiques du corpus : interaction
139 139 141
6.2. 6.2.1. 6.2.2. 6.2.3. 6.2.4. 6.2.5.
Lexicometrie des regionalismes Etude globale des regionalismes Etude variationnelle des regionalismes Distribution des regionalismes Regionalismes et composantes de la langue Categories dialectales et geolinguistiques des regionalismes
145 146 146 147 148 149
6.3. 6.3.1. 6.3.2. 6.3.3. 6.3.4.
Lexicometrie des anglicismes Etude globale des anglicismes Etude variationnelle des anglicismes Distribution des anglicismes Composantes de la langue et categories d'anglicismes
156 156 159 161 162
6.4.
Regionalismes, anglicismes et bilinguisme
166
7.
Lexicometrie diachronique: evolution du lexique au Manitoba depuis 1963
169
7.1.
L'enquete et le corpus de 1963
169
7.2.
Lexicometrie diachronique globale des C.I.
171
7.3.
Lexicometrie des changements formels
173
7.4. 7.4.1. 7.4.2.
Lexicometrie des changements semantiques Evolution notionnelle Evolution onomasiologique
173 174 176
7.5. 7.5.1. 7.5.2.
Lexicometrie des changements typologiques Evolution des regionalismes Evolution des anglicismes
177 177 178
7.6.
Conclusions
179
5-6.
138
La langue frangaise au Manitoba (Canada)
Tableaux : 7-1. Tableau comparatif 1963-1991: nombre de mots differents, moyenne par sujet, nombre de sujets 7-2. Tableau comparatif 1963-1991 : regionalismes et anglicismes
JX
180
181
8.
Conclusion
183
8.1.
L'ere de la resistance
183
8.2.
L'ere du soupgon
184
8.3.
Profil d'une langue minoritaire
187
Bibliographie Annexes : Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet Centre d'interet
189
n° n° n° n° n° n° n° n° n° n° n° n° n° n° n° n°
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Les parties du corps Les vetements La maison Les meubles de la maison La nourriture Les objets places sur la table La cuisine L'ecole Le chauffage et l'electricite La ville Le village Les moyens de transport Les travaux des champs et le jardinage Les animaux Les jeux et les distractions Les metiers
205 211 225 239 255 273 289 309 339 359 389 415 431 445 459 491
1.
Introduction
Vivre au Manitoba, c'est faire l'experience d'un «fait frar^ais», ä 8 000 kilometres de Paris et ä 2 000 kilometres du Quebec. C'est au coeur du XVIII e siecle que la population francophone a pris racine dans cette province de l'Ouest canadien. A son entree dans la Confederation canadienne, en 1870, le Manitoba jouissait d'une langue frangaise couramment en usage, d'ailleurs inscrite dans sa constitution, aux cötes de l'anglais. Puis, le f r a n c o s s'est retrouve accule ä une place de plus en plus minoritaire par des vagues successives d'immigrants de langue anglaise et par des revers constitutionnels menagant son Statut officiel. Malgre tous ces obstacles, il n'en demeure pas moins vivant et en usage dans une province aujourd'hui tres majoritairement anglophone. Cette resistance d'une langue minoritaire dans son environnement provincial immediat, et dans son environnement mondial du fait du deploiement actuel de l'anglais, nous a incitee ä interroger le «fait fran$ais» manitobain, ä retrouver les raisons de sa survivance, les formes fortes ou faibles de son etat de langue. Nous sommes done partie ä la recherche du vocabulaire disponible, actif, des jeunes locuteurs francophones du Manitoba. Par une vaste enquete de terrain, en 13 points de la province, nous avons recueilli un ensemble de pres de 160 000 mots, entre 1990 et 1993. Pour des raisons commentees plus loin, nous avons retenu 9 de ces points d'enquete. Les 131 144 mots recueillis en ces points font l'objet de ce volume. Par une analyse lexicometrique, la disponibilite d'emploi de ces mots a ete mesuree, afin de cerner la dynamique du lexique actuel, le lexique etant le nceud vital d'une communaute linguistique, la partie de la langue qui evolue le plus et capte le mieux le monde exterieur. Le vocabulaire disponible livre revolution du lexique et de la langue toute entiere : il porte les traces de son passe et les formes de son devenir. Ces traces et ces formes linguistiques (points de resistance, failles ou doutes) sont devenues l'objet passionnant de nos recherches, et l'objet de ce livre.
1.1.
L e M a n i t o b a : u n e histoire a n c i e n n e ecrite e n f r a n 9 a i s
Sur la carte de la francophonie nord-americaine, le Manitoba occupe un espace vaste geographiquement et historiquement fondamental. Les locuteurs de langue franchise qui y habitent aujourd'hui viennent, eux-memes ou leurs ancetres, de France ou d'autres pays europeens (Belgique, Suisse), de l'Est du Canada (Nouvelle-France de jadis, Quebec par la suite) et des Etats-Unis (francophones de l'Est ayant transite par la NouvelleAngleterre, par exemple). Ces locuteurs comptent un grand nombre de Metis, d'un metissage plutöt ancien (ä l'origine de pere fran9ais et de mere amerindienne). En effet, des families metisses francophones se sont formees dans cette region il y a pres de trois cents ans, avant la creation de la Confederation canadienne en 1867 et l'entree du Manitoba dans cette Confederation en 1870.
2
Introduction
L'anciennete de cette implantation s'est doublee d'une resistance ä l'adversite. adversite tour ä tour climatique, economique, politique, sociale ou linguistique. Cette resistance farouche a contribue ä l'essor et au maintien d'une organisation sociale complete : eglises, ecoles, municipalites, moyens de communication, etc., tout en jouant un role commercial et constitutionnel fondateur, ä plusieurs epoques charnieres de l'histoire du Canada. Au fil des decennies, la langue frangaise en usage au Manitoba a beneficie de la tenacite de ses locuteurs. Nous interrogeons leur determination, qui semble etre l'un des facteurs principaux du maintien de ce «fait frangais» dans l'Ouest du Canada, dans l'ocean anglophone qu'est l'Amerique du Nord en ce debut de XXI e siecle. L'isolement manitobain n'est, certes, ni total dans l'histoire, ni ponctuel dans le temps. U s'est module sur trois siecles pendant lesquels le Manitoba est devenu un creuset linguistique ou le fran^ais a eu la premiere place des langues europeennes avant d'etre rejoint par d'autres idiomes. C'est aussi un laboratoire geolinguistique et dialectal ou l'on peut etudier l'etat d'une langue maintenant minoritaire (en nombre, sinon en droit), ses fondements historiques et constitutionnels, les causes de sa survivance et de ses changements, et la concurrence que lui livre son puissant adstrat: l'anglais. Pour toutes ces raisons, le parier frangais du Manitoba, dans ses varietes et sa variation, a fait l'objet de nos recherches depuis les annees 1980.
1.2.
L'enquete de terrain et les realites du monde
Le present volume est essentiellement consacre au lexique : vocabulaire usuel, parle ou ecrit, dans lequel affleure une langue historique, et qui livre un combat quotidien ä l'anglicisation. Pour cerner le vocabulaire du frangais usuel dans ce qu'il a de plus stable, de plus utile en situation de communication, nous avons effectue en cette province une enquete dite de «disponibilite lexicale». 1 Cette enquete de terrain a eu pour objet la mise en evidence et l'analyse du vocabulaire actif, disponible, de plusieurs centaines d'eleves s'exprimant sur seize champs conceptuels linguistiques (vetements, ecole, nourriture, metiers, etc.). La collecte de mots en direct, sur le terrain, compte 131 344 mots (dits «occurrences») pour les 9 points d'enquete traites ici. Le corpus analyse repose done sur ces 131 344 mots de notre enquete. II compose un lexique de 19 250 mots differents, noyau du vocabulaire en usage. Pour creer ce corpus, nous avons saisi informatiquement tous les mots de l'enquete, et avons calcule leur indice de disponibilite. De plus, chaque mot saisi a ete indexe de codes representant des criteres de classification et d'analyse d'ordre linguistique et sociolinguistique. Une fois etablie cette base de donnees ä indexation multiple, nous avons procede au calcul des indices statistiques dits «lexicometriques» (ou «indices de disponibilite»), qui donnent le degre de disponibilite de chacun des mots, e'est-a-dire leur emploi spontane
M i c h e a (1949 et 1953).
La langue fran9aise au Manitoba (Canada)
3
par les locuteurs des que la situation s'y prete. Cette analyse lexicometrique globale et Celles, sectionnelles, procedant de la combinatoire variee des criteres d'analyse, ont servi ä decrire avec precision le lexique franco-manitobain dans ses traits dominants, ses variations. Tel est done notre sujet : l'histoire et la description du lexique frangais au Manitoba, fondees sur son evaluation et son evolution lexicometriques. En outre, plus generalement, il se degage de cette analyse le comportement lexical d'une langue en contexte minoritaire. Plus q u e les autres composantes de la langue (phonetique, phonologie, morphologie et syntaxe), le lexique entretient un rapport bilateral avec les realites qu'il decrit. D'une part, les realites du monde sensible appellent ä la creation de mots, et inversement, il arrive q u e les mots devancent les realites. Par «realites» nous entendons des particularites geographiques, des episodes historiques, des coutumes, des details sociaux, des objets traditionnels ou usuels. L e lien entre vocabulaire et realites du m o n d e est particulierement resserre dans le cas des mots concrets. Or, ces derniers constituent precisement le type semantique qui se trouve au centre des etudes de disponibilite. La f o r m e la plus fondamentale de cette relation entre mot et m o n d e se revele dans notre enquete, realisee aupres de j e u n e s locuteurs de huit ä treize ans, et dans leur fransais, defini justement c o m m e «fondamental». 2 Notre projet est, ici, de cerner le fran^ais fondamental en usage au Manitoba et d'en decrire les f o r m e s particulieres, quand elles existent. Mais, nous remarquons que la relation entre mots et m o n d e s'applique au f r a r ^ a i s fondamental autant qu'aux fran£ais specialises. D'ailleurs, l'une des formes les plus elaborees de cette relation entre mot et m o n d e se trouve amplement illustree depuis X Encyclopedic^ de Diderot et D'Alembert jusqu'aux vocabulaires specialises d'aujourd'hui : «XEncyclopedic est le lieu originel, en France, d'une problematique essentielle ä l'histoire des relations entre langue et pratiques sociales : celle qui deviendra la terminologie.» 4 Du f r a r ^ a i s fondamental aux vocabulaires scientifiques et techniques, le m o n d e externe reste present dans le lexique, et lui confere sa valeur humaniste et sociale, valeur presente dans notre etude.
1.3.
La description du lexique en usage au Manitoba
C e chapitre premier etant introduetif, nous y resumons le contenu des chapitres suivants, pour souligner la progression de notre etude et la fa£on dont les coupes et les plans de l'analyse se completent. Etant d o n n e que l'objet de cette etude est essentiellement un lexique, dans sa forme presente et dans son evolution, done en etroite relation avec le m o n d e ou il est pratique, le chapitre 2 s'intitule Le Manitoba : Aspects geographiques. II presente cette province du Canada du point de vue de sa geographie physique (relief, climat, ressources) et de
G o u g e n h e i m , Michea, Rivenc, Sauvageot (1964). 3
Diderot et D'Alembert (1751).
4
Rey (1977 : 89).
4
Introduction
celui de sa geographie humaine (demographie, distribution ethnolinguistique, profil patrimonial de la communaute francophone). Nous avons choisi ces aspects pour le complement de comprehension qu'ils apporteront aux chapitres suivants, portant sur le deroulement historique de l'implantation du frangais, les lieux de notre enquete de terrain, l'analyse des champs conceptuels linguistiques choisis et ses resultats. Dans ces pages, nous incluons done certains mots usuels renvoyant ä des caracteristiques geographiques (climat, faune, flore, toponymes), mots souvent attestes dans nos enquetes des annees 1980 et 1990. Le chapitre 3, le Contexte historique et social, traite de l'implantation du frangais au Manitoba ä travers l'histoire de la decouverte de l'Ouest et de la creation de cette province. Nous tenions ä presenter, non pas la suite exhaustive des circonstances d'existence de cette partie du Canada, ni la liste complete des personnalites qui y ont joue un röle pendant pres de trois siecles, mais plutöt les jalons de l'implantation de la langue franchise dans l'Ouest, le rythme de sa progression, les charnieres constitutionnelles, les personnages dominants qui se sont relayes ä la täche, et des elements ä incidence historique (evenements, produits de troc, objets culturels divers) ayant laisse une empreinte dans la langue et le contexte historique ou actuel. II s'agit d'un parcours diachronique indispensable pour comprendre la presence et la survie du frar^ais dans l'Ouest, le pourquoi des types lexicaux du franco-manitobain, de ses variations lexicometriques, ainsi que la perception linguistique de ses locuteurs. Le chapitre 4, L'enquete lexicale, detaille notre enquete des annees 1990 : lieux de l'enquete, methodologie (de la «disponibilite lexicale»), aspects nouveaux apportes ä cette methodologie, modalites de la cueillette, creation d'un instrument informatique et protocole de depouillement. Cette enquete est du domaine de la lexicometrie, ou etude statistique de la langue. Son but primordial est de mesurer scientifiquement la «disponibilite» des mots d'un corpus etabli par champs conceptuels (vetements, jeux, etc.), en calculant l'indice lexicometrique de chacun de ces mots. Cet indice donne la frequence relative des mots, soit le degre de preference que les locuteurs ont pour ces mots, d'un champ conceptuel defini, dans le cadre d'un contexte d'emploi donne. Cette demarche quantitative n'exclut pas le commentaire qualitatif. Le chapitre 5, Lexicometrie du parier franco-manitobain : disponibilite lexicale globale et variationnelle, est consacre ä la description du lexique en usage au Manitoba dans les annees 1990. La description synchronique quantitative, fondee sur les indices lexicometriques des seize champs conceptuels (lexico-semantiques) de notre enquete, precise le volume statistique global du corpus (nombre des mots de chaque champ et indices lexicometriques) et les productions individuelles moyennes. La description qualitative porte sur la repartition morphologique des mots (ou lexies) et sur les champs et sous-champs semantiques du corpus. La description quantitative variationnelle est fondee sur les parametres scolaires que sont le type d'ecole (franchise ou d'immersion) et la classe (5e ou 6 e ), et sur les parametres sociolinguistiques que sont l'äge (de 10 ä 12 ans), le lieu (urbain ou rural), le sexe et la (ou les) langue(s) parlee(s) ä la maison. Le chapitre 6, Lexicometrie du parier franco-manitobain : subdivisions typologiques du lexique, identifie les trois subdivisions typologiques du lexique attestees au Manitoba et leurs proportions respectives : le fran^ais transnational (standard dans toute la francophonie), les particularismes regionaux (archai'smes, dialectalismes, archai'smesdialectalismes, amerindianismes, neologismes canadiens) et les anglicismes. La
La langue frangaise au Manitoba (Canada)
5
lexicometrie des regionalismes et des anglicismes (globale et variationnelle) permet de definir les proportions de ces subdivisions typologiques, leur dynamique quantitative et leurs schemas recurrents d'interaction, c'est-ä-dire la concurrence entre «synonymes» fran9ais et anglais en un milieu oü le frangais est minoritaire. La lutte entre ces cooccurrents et le role joue par les synonymes fran9ais et regionaux dans la survie d'une langue minoritaire ressortent de l'analyse lexicometrique. Cette analyse centrale est completee par des explications qualitatives (semantiques), un commentaire sur le bilinguisme manitobain, ainsi qu'une courte presentation de traits phonetiques, phonologiques, moφhologiques et syntaxiques. Plusieurs de ces caracteristiques se retrouvent dans d'autres regions du Canada, certaines plutöt dans l'Ouest (Alberta, etc.), d'autres plutöt dans l'Est (Quebec ou Acadie). D'autres sont particulieres au Manitoba ou ä l'Ouest, mais notre but, ici, n'est pas comparatif. II est de decrire objectivement, sur la base scientifique de l'enquete de terrain et de la lexicometrie, le vocabulaire disponible au Manitoba, ses caracteristiques et les proportions qui leur sont propres. Le chapitre 7, Lexicometrie diachronique : evolution du lexique au Manitoba depuis 1963, compose le volet diachronique de l'etude lexicometrique. II traite des principaux changements lexicometriques globaux du lexique manitobain, de son evolution formelle et semantique (notionnelle et onomasiologique) et de son evolution typologique (types regionaux et anglicismes). Comme pour l'analyse synchronique, cette etude diachronique se fonde sur les indices lexicometriques des corpus etablis et sur les moyennes individuelles des temoins, calcules pour les deux synchronies comparees (1963 et 1990— 1991). En s'etayant sur les parametres geographiques, historiques et linguistiques qui ont fait l'objet des chapitres precedents, le chapitre 8 conclut ce volume en resumant les raisons principales de la presence du fran9ais au Manitoba, en delimitant la perception linguistique de ses locuteurs, et en tra9ant le profil d'une langue minoritaire, mais de grande dimension historique.
1.4.
C o r p u s et s o u r c e s
L'ensemble de notre recherche repose essentiellement sur des sources premieres. Sur le plan linguistique, eile est formee de nos enquetes, personnellement realisees, depuis le travail de terrain jusqu'ä l'etablissement du corpus et son interpretation. Sur le plan historique, notre propos s'appuie sur des documents d'archives, des temoignages d'epoque (correspondances, memoires, notes archivales) et des textes d'historiens, en particulier d'historiens originaires de l'Ouest du Canada. En effet, certains ouvrages historiques, d'origines autres, sont parfois lacunaires dans leur presentation de l'histoire du Manitoba parce que celle-ci se trouve occultee (intentionnellement ou pas, selon la motivation politique de l'auteur) par l'histoire generale nord-americaine, federale, ontarienne ou quebecoise, toutes mieux connues. En outre, les livres d'histoire rediges en anglais n'accordent pas toujours la place qui lui revient ä l'histoire manitobaine ecrite en franqais, soit, lä aussi, par intention politique, soit par un manque de comprehension de l'importante base de documents et temoignages rediges en cette langue. Un nombre
6
Introduction
considerable d'archives etant en frangais, ces documents restent, en effet, souvent inaccessibles ä qui ne possede pas la connaissance de la langue frangaise dans ses nuances historiques et stylistiques. Sur le plan linguistique, qui est le nötre dans cet ouvrage, comme sur le plan de 1'histoire contemporaine, nous nous appuyons aussi sur notre experience personnelle quotidienne, longue de trois decennies, du milieu et de la langue qui font l'objet de cette etude. Enfin, pour illustrer cette description du frangais au Manitoba et rendre accessibles les resultats de nos enquetes, se trouvent, ä la fin de plusieurs chapitres, des cartes et des tableaux, et, annexees en fin de volume, l'ensemble des mots disponibles et leurs indices lexicometriques. Nous avons decide de publier la totalite des indices 5 des seize champs de notre corpus car nous souhaitons donner du lexique manitobain la description «fondamentale» la plus vaste possible sur le plan quantitatif et qualitatif, et parce que nous esperons vivement que cette etude lexicale suscitera des travaux comparatifs.
II s'agit des indices de disponibilite globale, calcules pour l'ensemble des locuteurs, de toutes categories scolaires et sociolinguistiques.
2. Le Manitoba : aspects geographiques
Les lacs du Manitoba sont assembles de maniere ä former une barriere presque complete au pays qu'ils enferment : de tres grands lacs comme le lac Winnipeg, le lac Manitoba ; d'autres qui seraient fort importants si on ne les comparait aux premiers, tels le lac Winnipegosis, le lac Dauphin ; presque tous relies sur le desert de la carte par des filets bleus qui represented des rivieres inconnues. Mais, de noms de villes, de villages, d'indications de groupements humains sur ces rives, presque pas. C'est l'une des regions les moins habitees du monde, un triste pays perdu oü Ton rencontre pourtant des representants d'ä peu pres tous les peuples de la terre. Autant de nationalites qu'il y a entre ces lacs, d'exiles. Le pere Marie-Joseph lorsqu'il y arriva parlait une bonne dizaine de langues. 1
Dans ce paragraphe, Gabrielle Roy decrit fort precisement le centre du reseau hydrographique du Manitoba, son gigantisme, sa population ä la fois diverse et eparse. C'est cette geographie physique et humaine qui fait l'objet du present chapitre : le Manitoba, comme ensemble geographique, fluvial et lacustre, dote d'une population variee et d'une presence francophone.
2.1.
Geographie physique
2.1.1.
Le Manitoba, province de l'Ouest
La province du Manitoba fait partie des provinces de l'Ouest du Canada, en tant qu'entite historique, geographique et culturelle. En effet, la division est-ouest (et l'absence de centre) qui marque l'Amerique du Nord est fondee sur l'histoire du developpement et du peuplement du Canada et des Etats-Unis. D'un point de vue strictement geographique, le Manitoba se situe au centre du Canada, mais son relief, sa faune et sa flore le rattachent ä l'Ouest. La carte situee en fin de chapitre montre les zones climatiques et florales du Canada. Plus nombreuses que dans les autres provinces, ces zones sont au nombre de quatre pour le Manitoba, d'oü la grande variete d'especes presentes en cette province. Sur le plan geolinguistique, la geographie physique du Manitoba a suscite la creation de mots ou sens nouveaux dont nous donnerons quelques exemples des le present chapitre et dont nous mesurerons l'etendue aux chapitres 4 ä 7. Les «Prairies» de l'Ouest du Canada s'etendent du 49° au 60° paralleles, et du bouclier canadien aux montagnes Rocheuses. Elles comprennent les provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l'Alberta. Le Manitoba a une superficie de 650 000 km 2 et compte, en 2004, 1 150 034 habitants (ä titre comparatif, la France compte 61 700 000 habitants pour une superficie de 549 000 km 2 ). L'ecoumene des Prairies s'etend surtout de
1
Roy (1980: 169).
Le M a n i t o b a : aspects geographiques
8
Winnipeg ä Calgary, et descend jusqu'ä la frontiere americaine, la majorite de la population etant concentree dans le sud des trois provinces prairiales. Le climat est continental, avec des etes chauds (30°C), des hivers longs extremement froids et venteux (les temperatures de -30° ä -40°C n'y sont pas rares), des printemps et automnes tres brefs. Les phenomenes climatiques sont spectaculaires tels les blizzards, les orages d'ete, les inondations (comme en 1826, 1852, 1861, 1950 avec 1 700 km 2 inondes), les aurores boreales et les parhelies. Ces dernieres sont si frequentes par temps froid (-22°C ou plus froid) qu'elles beneficient d'une designation regionale : «oeils-debouc», metaphore judicieuse pour designer ces deux faux soleils alignes symetriquement de part et d'autre du soleil (comme les deux yeux d'un bouc), et joints par un halo ayant le soleil pour centre. Le relief manitobain consiste en une immense plaine dotee de quelques collines, de nombreux marecages, d'importantes rivieres et de milliers de lacs, le tout resultant de l'epoque glaciaire. Vestige de l'ancien lac Agassiz qui couvrait la presque totalite de la province, la plaine alluviale actuelle debute la ou finit le massif granitique du bouclier canadien, ä la limite ouest de l'Ontario. Sur les 565 lacs du Canada de plus de 100 km, 74 se trouvent au Manitoba. 2
2.1.2.
Le systeme hydrographique et les ressources naturelles
Le systeme hydrographique du Manitoba s'ordonne selon les axes nord-sud et est-ouest. Les lacs Winnipeg et Manitoba se situent au centre de cet axe et de la province. Dans le plus grand, le lac Winnipeg (d'une superficie de 24 500 km 2 ), prend sa source le fleuve Nelson, qui coule aussi vers le nord et se jette dans la Baie d'Hudson. La riviere Rouge, longue de 860 kilometres, prend sa source au nord de Saint-Paul-Minneapolis, dans un petit lac situe pres du lac Itasca, source du Mississippi. Elle coule vers le nord et se jette par un delta dans le lac Winnipeg, alors que le Mississippi coule vers le sud, sur une distance de 3 780 km, jusqu'ä son delta dans le golfe du Mexique. Les deux bassins versants, celui de la riviere Rouge et celui du Mississippi, sont en continuite dans un axe nord-sud qui va de l'ocean Arctique ä la mer des Carai'bes. Dans l'axe est-ouest, on trouve notamment les rivieres Winnipeg (au sud) et Churchill (au nord). Ce systeme lacustre et fluvial represente des ressources considerables (peche, electricite hydraulique, etc.). Le climat continental permet une periode vegetative de 122 jours. La plaine doit sa grande fertilite ä son terrain noir et argileux, fait de tchernozium, localement nomme gumbo. Le sous-sol contient de nombreux minerals, dont le nickel et l'aluminium. L'activite agricole est moderne et mecanisee au plus haut point, tant pour les plantes sarclees que fourrageres. On cultive le ble, le ma'is, l'avoine, le sarrasin, le tournesol, la betterave ä sucre, la pomme de terre, les oleagineux, etc., plus que les legumes et les fruits. L'une des cultures les plus rentables et extensives est celle du colza, dit «canola», nom de marque forme sur can(ada) et (c)ol(z)a, et designant un colza modifie (contenant moins de 5% d'acide erucique et moins de 3% de glucosinolat).
2
Welsted, Everitt et Stadel (1997 : 283).
La langue frangaise au Manitoba (Canada)
2.1.3.
9
L a f a u n e et la flore
La flore manitobaine est variee, du fait des zones climatiques : toundra au nord (au bord de la Baie d'Hudson), foret septentrionale au centre et au nord, plaine cerealiere au sud. La flore d o n n e lieu ä de nombreux mots regionaux tant dans le d o m a i n e des arbustes ä fruits comestibles que dans ceux des resineux, feuillus, especes aquatiques et plantes des pres et des bois : poirette (amelanchier), kinnikinnick (arctostaphyle raisin-d'ours), cenelle (aubepine), gadelle (groseille rouge, ä grappes), tamarac (meleze), epinette (epicea), Hard (peuplier ä feuilles deltoi'des), hart (cornouiller sanguin), cormier (sorbier), quenouille 3 ( t y p h a latifolia), folle avoine (avoine sauvage), piqueux (chardon), foin d'odeur (hierochloe odorante), etc. 4 La f a u n e manitobaine abonde en oiseaux, mammiferes, insectes, poissons, etc. : wapiti, cerf mulet, ours brun, ours polaire, renard, bison, castor, truite des lacs, brochet, coregones, esturgeon, etc. De nombreuses designations regionales sont attestees : chevreuil (cerf de Virginie), chat sauvage (rat musque), carcajou (glouton), demoiselles (libellules), dore (poisson de la famille des Percides), etc. L'elevage, quant ä lui, est surtout specialise en bovins et en pores, les fermes laitieres et fromageres etant peu nombreuses. Dans ce rapide profil geographique, le Manitoba se distingue done par sa diversite, une diversite physique qui n'a d'egale que sa diversite humaine.
2.2.
Geographie humaine
2.2.1.
Composition de la population manitobaine
C o m m e celle du reste du Canada, la population manitobaine comporte des groupes ethnolinguistiques tres varies. La population la plus ancienne est issue de plusieurs nations amerindiennes. Du cote europeen, e'est au XVIII e siecle que les premiers Fran9ais de Nouvelle-France ou de France arriverent dans l'Ouest par la route des grands Lacs, dans le cadre de la traite des fourrures, tandis que des Anglais etablirent leur c o m m e r c e le long de la Baie d'Hudson. Les details de ces deux mouvements seront analyses dans le chapitre suivant. Des vagues d'immigrants d'origines diverses ont ensuite contribue ä la diversite et specificite manitobaine. Au m o m e n t de notre enquete de terrain, les principaux groupes linguistiques ou ethnolinguistiques du Manitoba etaient les suivants 5 :
3
4 5
«Les autres enfants airachaient la m o u s s e des vieilles quenouilles qui s'attachait aux vetements». Roy (1980: 89). Pour d'autres e x e m p l e s du lexique de la flore du Manitoba, voir Rodriguez (1995b : 2 9 2 - 2 9 6 ) . Manitoba Multicultural Resources Centre ( 1 9 9 0 - 1 9 9 1 ) .
Le Manitoba : aspects geographiques
10
e-anglais 6 e-allemands e-ukrainiens e-mennonites e-frangais n-amerindiens e-ecossais e-irlandais e-hollandais e-polonais
224 000 96 200 80 0 0 0 70 000 55 7 0 0 50 40 40 27 22
000 800 000 900 000
e/n-metis e/a-philippins e/s-juifs a-chinois e-italiens e/i-indiens (Inde) e/c-jamai'cains e-islandais e-portuguais a-vietnamiens
17 0 0 0 15 8 0 0 13 9 0 0 8 8 6 7 6
730 200 000 000 800
7 300 2 100
Durant la derniere decennie, d'autres groupes sont arrives pour la premiere fois dans la province (de divers pays d'Asie, du Moyen-Orient, d'Afrique du Nord, etc.). Contrairement aux autres provinces, le Manitoba compte certains groupes en grand nombre (fran9ais, ecossais, allemands, metis, polonais). Certains autres sont presque, voire totalement absents en d'autres provinces (ukrainiens, islandais, mennonites). L e Manitoba etant multiculturel depuis longtemps, certaines villes presentent une forte concentration specifique (francophones ä Saint-Boniface, Metis ä Saint-Laurent, Ukrainiens ä Dauphin, Mennonites ä Steinbach, Islandais ä Gimli, etc.). Bien que le reste de la population du Manitoba soit plutöt stable, les Amerindiens presentent un taux de natalite eleve et sont en croissance demographique continue.
2.2.2.
Composition ethnolinguistique
Les Amerindiens, premiers habitants du pays, habitent dans des reserves, territoires des Premieres Nations et, de plus en plus, ä Winnipeg, capitale du Manitoba, peuplee d'environ 6 0 0 0 0 0 habitants. Les plus grandes reserves comptent plus de 3 0 0 0 personnes (Peguis, Sandy Bay, Cross Lake), les plus petites une soixantaine (War Lake). II y a 23 nations de Cris, situees autour des deux grands lacs manitobains et dans le nord (Peguis et Split Lake, par e x e m p l e ) ; 5 nations Dakota-Siou, situees dans le sud et le sud-ouest de la province (comme Sioux Valley) ; 2 nations Dene, situees dans le nord-ouest (Lac Brochet-Northlands) ; 27 nations Ojibway (ou Saulteux), situees dans le centre et le sud (Sandy Bay, par exemple) ; et 4 nations Oji-Cri, originaires de la Baie James (Garden Hill, par exemple). Les langues parlees appartiennent aux grandes families algonquine (cri et dialecte oji-cri) et siou (dakota). Bien que notre propos porte sur l'histoire du frangais dans l'Ouest et sa description, nous mentionnerons cependant que la population amerindienne du Manitoba poursuit actuellement ses pourparlers avec le gouvernement du Canada, visant une amelioration de son mode vie et une reconnaissance accrue des droits indigenes. L e Manitoba a une
6
e=langue europeenne; n=langue native amerindienne; a=langue asiatique; e/i=langue s=langue semitique; e/c=langue europeenne et Creole.
indo-europeenne;
La langue franQaise au Manitoba (Canada)
11
presence amerindienne tres importante, du fait de son taux de croissance demographique eleve, et du fait de sa position historique (c'est au Manitoba que le Traite n°l a ete signe avec le Canada, en 1871). Sur le plan culturel, les Amerindiens sont traditionnellement de culture orale, mais la revolution technologique actuelle introduit de nouvelles formes de transmission des savoirs et des arts.7 Du cöte du groupe metis, il faut dejä preciser qu'au Canada, le mot «metis» designe des personnes dont les ancetres sont europeens et amerindiens. Ce mot presente done un canadianisme de sens puisqu'il ne designe que rarement une personne descendant d'autres ethnies. Au Canada, et au Manitoba en particulier, les Metis ont des ancetres europeens generalement fran^ais ou ecossais, comme nous le verrons plus loin (au chapitre 3). L'histoire de plusieurs families metisses manitobaines remonte au debut du XVIIf siecle. Certains Metis ont une vie plus traditionnellement amerindienne (comme ä Matheson Island et Waterhen 8 ), d'autres plus francisee (comme ä Saint-Lazare et SaintLaurent). Nous reviendrons sur les raisons historiques de ces divergences, au chapitre suivant, consacre ä l'histoire. Au fil des siecles et des generations, parmi les Metis ayant garde des liens plus etroits avec les nations amerindiennes, s'est formee une langue elle-meme metissee, le «metchif», dit aussi «mitchif» ou «michif». 9 L'affrication du [t] du mot metis est precisement l'une des caracteristiques de la prononciation parmi ce groupe, non seulement chez les locuteurs de metchif mais aussi les locuteurs metis francophones. Quant au «f» final, il vient de l'ancien franijais, «metif». II y a quatre varietes principales de parlers metis manitobains : le metchif-cri, le metchif fran^ais, le metis-objibway et le swampy cree.10 Les habitants de Waterhen et de la region de Turtle Mountain parlent le metchif, ceux de Saint-Laurent parlent surtout une variete de franijais caracterisee par une phonologie, des traits syntaxiques et lexicaux particuliers." En tant que langue distinete du fran9ais, le metchif se compose neanmoins d'un systeme nominal principalement fran9ais, d'un systeme verbal principalement cri (ojibway ou saulteux) et d'une syntaxe mixte, incorporant, par exemple, des cas d'inversion des deux langues. Les articles definis et indefinis sont fran^ais, et le groupe nominal a une phonologie f'rar^aise. Les demonstratifs et interrogatifs sont en cri, tout comme la phonologie et la syntaxe du groupe verbal. 12 Les adjectifs, adverbes, negations et quelques autres categories morphologiques viennent du frangais ou du cri. C'est ainsi que vetement se dit «linge», manteau se dit «capot». Mais «eile est» se dit «ana», et «ferme la porte» se traduit par «la porte kipaha». 13 Cette langue mixte, qui n'est pas un creole, s'est formee dans une
7
8
g
Citons en exemple ie Omushkego Oral History Project de l'Universite de Winnipeg, recueil d'histoires en cri de Louis Bird, desormais disponible sur Internet: www.uwinnipeg.ca/academic/ic/rupert/bird/index.html Lieu oü se situe La Petite Poule d'eau, roman de Gabrielle Roy (1980).
Les variations orthographiques de ce nom refletent ä la fois le bilinguisme des locuteurs metis et le caractere oral de ces varietes de langue. 10 Lavalle'e (2003 : 108). " Papen (1984a et b, 1993, 1997, 1998,2003). 12 Wolfart (1973). 13 Exemple de Turtle Mountain, extrait de Laverdure et Allard, edite par Crawford (1983).
Le Manitoba : aspects geographiques
12
communaute de locuteurs bilingues (ou trilingues) pratiquant l'alternance des codes. 14 Dotee de la morphologie complexe du groupe nominal frant^ais et du groupe verbal cri, eile semble etre un contre-exemple ä la loi de l'economie. Temoins d'un attachement aux traditions et ä la transmission linguistique, des livres pour enfants ont ete publies en metchif, pour la premiere fois, en 2001 15 et 2003. 16 II s'agit du parier de Camperville. En voici un exemple. La question : «Est-ce que les Metis ont un symbole culturel ? »' 7 est posee par le petit Thomas. Sa mere lui repond : «Aen paviyon kitayanan li bleu pi li blan ishi nakwan ekwa aen sine ka nashpitak dan la midjeu ahtew».'8 Notre traduction est la suivante : «Nous avons un drapeau («un pavilion»), il est bleu et blanc («il est bleu puis il est blanc») et a le symbole («un signe») de l'infini en son milieu («dans le milieu»). Comme les Amerindiens, les Metis poursuivent actuellement leurs discussions avec le gouvernement canadien en vue d'une definition plus precise ou d'une amelioration des lois leur reconnaissant les droits indigenes (droits de chasse, de peche, etc.),19 considerant que la «nation metisse» est une nation indigene. Cette perseverance temoigne d'un maintien des traditions, reconnu par le Smithsonian Institute qui a identifie trois villages canadiens (inuit, amerindien et metis) ou se transmettent particulierement bien, avec vitalite, langue et culture. C'est le village de Saint-Laurent qui a ete choisi pour representer la culture metisse ä l'exposition sur les cultures americaines 20 qui se tient actuellement au Smithsonian Institute, ä Washinton, D.C., aux Etats-Unis. La Federation metisse du Manitoba inclut Metis francophones et anglophones, descendant de families linguistiques amerindiennes diverses. Toutefois, ce sont surtout les Metis francophones qui font l'objet de notre etude, car ils contribuent au paysage linguistique des parlers fran^ais du Manitoba. Lorsque nous utilisons ci-apres l'expression «francophones du Manitoba», nous incluons tous les locuteurs de langue maternelle fran£aise, y compris les Metis. Cependant, hormis quelques exemples, nous ne traiterons pas ici des traits de langue speficifiquement metis, mais de traits communs dominants en frangais du Manitoba.
2.2.3.
La population de langue fran^aise
Dans son ensemble, la population manitobaine totale marque un faible accroissement depuis plusieurs decennies. Le tableau qui suit chiffre la population totale au moment de notre enquete de 1991, celle de langue frangaise, celle d'origine ethnique franchise et le
14
Corne (1995 : 21).
15
Li Minoush, Murray (2001). Li Paviyon, Murray (2003). " Nous traduisons en frangais, Murray (2003 : page non numerotee). 18 Murray (2003, pages non numerotees). Nous soulignons les mots en cri par I'italique. 16
19
20
Steve Pawley, Metis ontarien, a fait retablir les droits de chasse pour les Metis, sur decision de la Cour supreme, en 2003. Voir l'article publie ä son deces dans Winnipeg Free Press, 24 fevrier 2004. Neuf villages y sont representes, situes entre l'Arctique et la Terre de Feu. II s'agit d'une exposition de 350 millions de dollars canadiens. Winnipeg Free Press, 25 March 2002.
La langue fraru^aise au Manitoba (Canada)
13
nombre de bilingues (anglais/fran^ais). Ces chiffres proviennent de recensements successifs de la population canadienne. 21 annee
1991 1986 1961
population totale 1 091 940 1 063 015 921 686
langue maternelle franchise 46 925 (5,1%) 45 600 (4,8%) 60 899 (5,6%) 22
origine ethnolinguistique frangaise 53 580 (5,8%) 55 725 (5,9%) 83 936 (7,7%)
bilingues
98 795 (10,7%) 92 560 (9,7%) 68 368 (6,3%)
Le tableau ci-dessus montre que la population de langue maternelle fran9aise est stable en nombre et en proportion dans l'ensemble de la population manitobaine (environ 5%), soit environ 55 000 personnes. Sur le plan socio-economique, eile est sous-scolarisee (43,6% ont 13 ans, ou moins, de scolarite), mais sa tranche active est importante (le groupe des 30-50 ans) ; en 1996, sept francophones sur dix se situent dans la classe de revenu inferieure ä 30 000 $ ; les principaux secteurs d'activite economique des francophones sont le commerce, la construction, l'agriculture, les transports et les services publics (33% des employes sont des francophones). 2 3 Du point de vue geographique, la population francophone du Manitoba se repartit dans l'ensemble de la province, avec une forte concentration ä Saint-Boniface et SaintVital (Winnipeg), et dans la vallee de la riviere Rouge, au sud de Winnipeg (SainteAgathe, Saint-Pierrre-Jolys, Saint-Malo, Letellier, etc.). Du point de vue linguistique, le tableau ci-dessus montre que le nombre de bilingues augmente depuis trente ans (signe d'exogamie ainsi que d'expansion du fran5ais comme langue scolaire des l'enseignement primaire), qu'environ la moitie de la population de langue maternelle f r a ^ a i s e parle aussi l'anglais ä la maison. Par contre, le chiffre concernant l'origine ethnolinguistique fran9aise a chute en trente ans, probablement ä cause du nombre des mariages exogames (touchant 50% des francophones manitobains en 1996), du bilinguisme, ou d'une autoperception linguistique negative, qui se nie, surtout ä la suite d'annees historiquement difficiles quant au Statut du fran9ais. 24 Malgre tout, un patrimoine franijais s'est developpe au cours des trois derniers siecles et il occupe encore une place primordiale au Manitoba.
' Statistique C a n a d a . Recensements de 1961. 1986 et 1991. Archives de la province du Manitoba. ~ Le recensement de 1961 ne distingue pas langue maternelle de langue parle'e ä la maison. Les c h i f f r e s indiquees dans notre tableau pour les annees 1986 et 1991 indiquent le nombre de locuteurs de langue maternelle fran9aise. Federation des c o m m u n a u t e s f r a n c o p h o n e et acadienne ( F C F A ) du C a n a d a (2000 : 5-7). La Societe francomanitobaine ( S F M ) publie annuellement un Annuaire des services en fran^ais an Manitoba, qui repertorie les services, prives et publics, offerts en frangais. w w w . s f m - m b . c a ~4 En effet. pour 1991 et 1986, Statistique C a n a d a fournissant une distinction entre locuteurs de langue maternelle fran^aise et locuteurs parlant fran^ais ä la maison. on constate que le nombre de locuteurs parlant seulement le franqais ä la maison est respectivement de 2.57% et de 2.53%-. Environ la moitie des locuteurs de langue maternelle fran^-aise parlent done aussi une autre langue (presque toujours l'anglais).
Le Manitoba : aspects geographiques
14
2.3.
Le patrimoine francophone manitobain
2.3.1.
Le patrimoine, espace dynamique
Repertorier tous les aspects d'un patrimoine lies aux locuteurs d'une langue, que ces derniers soient ou non de meme origine ethnique, est un exercice que Ton pourrait faire pour chacune des communautes linguistiques du Manitoba. Toutefois, notre objectif est de decrire et d'evaluer le patrimoine de la communaute de langue frangaise, la plus ancienne des communautes europeennes presentes au Manitoba, porteuse d'une langue, minoritaire certes, mais aussi officielle. Le patrimoine d'une communaute est un ecosysteme, un espace social fait de lieux, de marqueurs culturels et de pratiques.25 Ces trois composantes reposent sur une representation du passe qui peut subir trois interventions : la preservation du passe, sa destruction et sa reaffectation. En effet, le patrimoine n'est pas un ensemble fige, il est insere dans une societe vivante, done en transformation, subissant notamment des «rapports de force economiques et symboliques». 26 Depuis ses debuts au XVIII e siecle jusqu'ä nos jours, le patrimoine fran