La géographie humaine du monde musulman jusqu'au millieu du 11e siècle: [4] Les travaux et les jours [Reprint 2019 ed.] 9783111331003, 9783110986044


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French Pages 387 [392] Year 1988

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Table of contents :
Avertissement
Sources et ouvrages de référence
Liste des auteurs (abréviations)
I. L’histoire, en toile de fond
CHAPITRE PREMIER - Histoire et pouvoirs
CHAPITRE II - L’Islam : des écoles, des rites, des lieux
CHAPITRE III - L’Islam : Arabes et autres
CHAPITRE IV - Les non-Musulmans
CHAPITRE V - Les merveilles
II. Le domaine musulman : un grand corps vivant
CHAPITRE VI - L’organisation de l’Empire
CHAPITRE VII - Routes de terre et d’eau
CHAPITRE VIII - Objets et supports des échanges
CHAPITRE IX - La ville, en gros
CHAPITRE X - La ville : détails
III. L'homme et la vie
CHAPITRE XI - Les hommes, au physique et au moral
CHAPITRE XII - Les hommes, en famille et en société
CHAPITRE XIII - L'homme créateur
Cartes et planches
CHAPITRE XIV - En manière de conclusion : une géographie des différences
Index
Au sommaire des tomes précédents
Table des matières
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La géographie humaine du monde musulman jusqu'au millieu du 11e siècle: [4] Les travaux et les jours [Reprint 2019 ed.]
 9783111331003, 9783110986044

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La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

Civilisations et Sociétés, 78

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES. PARIS

ANDRÉ MIQUEL

La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle Les travaux et les jours

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES, PARIS

ISSN 0069-4290

Cet ouvrage a été publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Éléments de catalogage avant publication (établis par la Bibliothèque de la Maison des Sciences de l'Homme)

MIQUEL, André La Géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle : les travaux et les jours/André Miquel. — Paris : Éd. de l'École des hautes études en sciences sociales, 1988. — 387 p.-[l] f. dépl. : ill., cartes; 24 cm. — (Civilisations et sociétés, ISSN 0069-4290; 78). Bibliogr. p. 11-12. Notes bibliogr. Index, — ISBN 2-7132-0885-8

Crédits photographiques Agence Magnum, Paris • Agence Rapho, Paris • Christine Bastin et Jacques Evrard, Bruxelles • Bibliothèque Nationale, Paris • British Museum, Londres t Jean Dethier, Paris • Éditions d'art Albert Skira, Genève • Metropolitan Museum òf Art, New York • österreichischen Nationalbibliothek, Vienne • Réunion des Musées Nationaux, Paris ISBN 2 7132 0885 8 © 1988 École des Hautes Études en Sciences Sociales

Imprimé en France

Pour Janine, au bout de ce chemin-là

Avertissement

Sous le même titre, trois livres ont précédé celui-ci, qui clôt la série. Le premier a replacé ce qu'il est convenu d'appeler la géographie arabe dans l'ensemble de la littérature en cette langue, et par rapport à /'adab, le code culturel de l'époque (jusqu'au milieu du XIe siècle de notre ère). Le second entamait l'étude du contenu, par là même où les géographes l'avaient fait : la description de la terre et des peuples étrangers. Le troisième resserrait la vision au domaine de l'Islam (mamlakat al-Islâmj, centre et meilleure part du monde, et en évoquait le milieu naturel. Le moment est venu de conclure, avec l'existence des Musulmans chez eux. Pas plus ici que dans les deux volumes précédents, on ne fera œuvre d'historien au sens strict. Le réel ne nous intéresse pas en soi, pour l'étude d'une époque ou d'une civilisation, mais pour ce qu'il traduit dans l'esprit des hommes qui l'ont vécu; sa connaissance n'est prise en compte que pour nous permettre de mesurer sa perception même, de savoir si celle-ci le reproduit fidèlement ou s'en écarte, et dans quelle mesure, jusqu'au rêve ou au silence. Et peut-être, après tout, est-ce, là encore, de l'histoire, s'il est vrai qu'elle doit aujourd'hui considérer les pensées autant que les faits, comme des faits. Cette image que nous tentons, à partir des textes, de dégager, voire d'extirper — car elle n'est pas toujours écrite en clair, mais parfois brouillée, inconsciente ou réticente vis-à-vis d'elle-même —, cette image nous vient de gens moyens, par l'origine sociale, leur souci d'un Islam modéré et rassembleur, le niveau de leur culture enfin : toutes choses sur lesquelles je ne reviendrai pas, sauf à souligner, une fois encore, le prix de cette littérature. Face à l'autre, l'écrasante, celle des érudits de tout poil, la géographie, conçue, au sens large, comme représentation du monde et représentative d'un « Musulman de base » convenablement cultivé, mais sans plus, nous présente, par ses yeux qui la virent et loin des dissertations des doctes, une mamlakat al-Islàm' prise sur le vif. Irremplaçable. Géographie humaine. Je ne reviens pas, ici non plus, sur le qualificatif. Humaine, toute cette littérature l'est parce qu'elle place le sujet percevant et pensant au centre même de son étude, qu'il s'agisse — sans parler de l'auteur luimême, qui reste toujours une personne — de décrire l'homme ou la création qui n'a été conçue que pour lui, à charge, pour lui encore, de discerner ici ou là, dans l'animal, la plante, le ciel, l'eau, la roche ou le vent, le profit à en tirer, sur le plan de l'utilité pure ou de la méditation. Reste que c'est à l'occasion de l'homme lui-même, de ses activités, croyances ou coutumes, que la géographie arabe

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Les travaux et les jours

atteint à sa pleine expression. Avec la matière de ce livre-ci, nous sommes au cœur du spectacle et du débat. Avec ce livre-ci, disais-je, et avec ceux qui l'ont, plus que tous autres, inspiré. S'agissant du monde musulman, en effet, que voyons-nous? Sur un fond de connaissances parcellaires et déjà codées selon les normes de /'adab, une poignée d'auteurs, au iy*/x* siècle, décident de reprendre et réviser ces données dans un grand ensemble auquel ils veulent se tenir et qui est, de fait, la mamlakat alIslâm. Ce domaine, ils ont résolu de le parcourir, de noter, plume en main, ce dont ils ont été les témoins, de couler leur vie dans cette aventure, de la risquer parfois, comme en font foi, chez un Muqaddast, le manifeste de la préface et le récit de telle ou telle aventure rapportée dans son livre. De là, cette moisson considérable amassée, avant nous, par les historiens, Lombard, Cahen, Asthor et tant d'autres. Moisson incomplète, j'en suis sûr : des champs entiers attendent encore, pour l'histoire et la géographie de l'alimentation et de l'hygiène, du vêtement et de la toilette, des coutumes, des langages... On ne fera ici qu'effleurer ces domaines, et tous les autres, autant qu'ils recoupent notre propos à nous. L'annotation fera le reste, pour servir à ceux qui viendront. Au moment d'achever l'entreprise, ma pensée va au maître toujours regretté, Régis Blachère, qui le premier m'initia, un jour lointain de 1951, pour un Diplôme d'Études Supérieures, à ces géographes arabes dont il me promettait la saveur et l'intérêt. Ils ne m'ont refusé ni l'un ni l'autre, et je dois mille choses à leur vieille compagnie, qui durera, je crois bien, autant que moi. Un mot encore pour dire ma gratitude à qui m'a aidé : M11' Astrid Capillon et Mm" Ève Paret, Marie-France Peuchmaurd, Danielle Sébille, pour la dactylographie ; M"" Danielle Gillis, pour les index ; M"" Margaret Sironval, pour l'iconographie ; Mme Marie-Louise Dufour et l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, qui ont bien voulu accueillir ce livre... et les précédents. Paris, le 26 décembre 1986.

Sources et ouvrages de référence

Ne sont indiqués ici que des titres ne figurant pas aux trois premiers volumes de ce même ouvrage. Pour des raisons évidentes de commodité, on reprendra néanmoins ensuite la liste des auteurs. Ashtor (E.), Histoire des prix et des salaires dans l'Orient médiéval, Paris, 1969. Aurenche (O.), La maison orientale, l'architecture du Proche-Orient ancien des origines au milieu du quatrième millénaire, Paris, 3 v., 1981. Azizi (Mohsen), La domination arabe et l'épanouissement du sentiment national en Iran aux if et nf siècles, Paris, 1938. Braudel (F.), L'identité de la France, I : Espace et histoire, Paris, 1986. Braudel (F.), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xV-xvuf siècle, I : Les structures du quotidien : le possible et l'impossible, Paris, 1979. Chalmeta (P.), El señor del zoco en España, Madrid, 1973. Christensen (A.), L'Iran sous les Sassanides, Copenhague-Paris, 1936. Cornu (G.), Atlas du monde arabo-islamique à l'époque classique, IX'-X' siècles, Leyde, 1983-1985. Djaït (H.), Al-Kûfa, naissance de la ville islamique, Paris, 1986. Dozy (R.), Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes, Amsterdam, 1845. Eche (Y.), Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, en Syrie et en Égypte au Moyen Age, Damas, 1967. Eliade (M.), Aspects du mythe, Paris, 1963. Espéronnier (M.), voir : Nuwayri. Garcin (J.-C.), « Ibn Hawqal, l'Orient et le Maghreb », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, XXXV (1), 1983, p. 77-91. Géographie I, II et III : Miquel (A.), La géographie humaine du monde musulman..., Paris-La Haye, I, 2e éd., 1973 ; II, 1975 ; III, 1980. Gil (M.), « The Rädhänite merchants and the land of Râdhân », Journal of the Economic and Social History of the Orient, XVII (3), septembre 1974, p. 299-328. Gildemeister (J.), « Beiträge zur Palästinakunde aus arabischen Quellen », Zeitschrift des deutschen Palästina-Vereins, VII, 1884, p. 143-172 et 215-226. Hourani (G. F.), Arab seafaring in the Indian Ocean in ancient and early Medieval Times, Princeton, 1951. Hubert (Dl), « Les Qayçariyya de textile : un équipement dans la ville », Bulletin d'Études orientales, XXXVI, 1984, p. 127-135.

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Les travaux et les jours

Laoust (H.), Les schismes dans l'Islam, 2e éd., Paris, 1977. Lazard (G.), Grammaire du persan contemporain, Paris, 1957. Lescot (R.), « Un sanctuaire des Donnants en Jordanie », Revue des Études islamiques, XXXVI (1), 1968, p. 3-9. Lévi-Strauss (Cl.), Le cru et le cuit, Paris, 1964. Lévi-Strauss (Cl.), La pensée sauvage, Paris, 1962. Lévi-Strauss (Cl.), Tristes tropiques, Paris, 1955. Lombard (M.), Les métaux dans l'ancien monde du V au xf siècle, Paris, 1974. Mélanges en l'honneur de Fernand Braudel, Paris, 2 v., 1973. M'ghirbi (S.), Les voyageurs de l'Occident musulman du xif au XIVe siècle, Paris (Thèse, Univ. Paris-III), 1986 (ne nous a été accessible qu'en fin de rédaction). Miquel (A.), « L'empire arabo-musulman (septième-treizième siècle) », dans Le concept d'empire (sous la direction de M. Duverger), Paris, 1980. Miquel (A.), « La géographie arabe après l'an mil », dans Popoli e paesi nella cultura altomedievale. Settimane di Studio del Centro italiano di studi suW alto medievo, Spoleto, XXIX (23-29 avril 1981), p. 153-174. Nuwayri (an-), Nihâyat al-'Arab, extraits traduits et annotés par M. Espéronnier, « Al-Nuwayrî : les fêtes islamiques, persanes, chrétiennes et juives », Arabica, XXII (1), mars 1985, p. 80-101. Pellat (Ch.), Cinq calendriers égytiens. Le Caire, 1986. Pellat (Ch.), Langue et littérature arabes, 2e éd., Paris, 1970. Polignac (F. de), « Al-Iskandariyya : œil du monde et frontière de l'inconnu », Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Age-Temps Modernes, XCVI (1), 1984, p. 425-439. Polignac (F. de), « L'homme aux deux cornes, une image d'Alexandre, du symbolisme grec à l'apocalyptique musulmane », ibid., p. 29-51 Popovic (A.), La révolte des esclaves en Iraq au IIf¡IXe siècle, Paris, 1976. Raymond (A.), Artisans et commerçants au Caire au XVIIIe siècle, Damas, 2 v., 1974. Raymond (A.), Grandes villes arabes à l'époque ottomane, Paris, 1985. Reig (D.), Dictionnaire arabe-français, français-arabe, Paris, 1983. Sacy (A. I. Silvestre de), Relation de l'Egypte par Abd-Allatif, Paris, 1810. Sauvaget (J.), Alep, essai sur le développement d'une grande ville syrienne des origines au milieu du XIXe siècle, Paris, 1941. Sourdel (D.), L'Islam médiéval, Paris, 1979. Sourdel (D. et J.), La civilisation de l'Islam classique, Paris, 1968. Tardieu (M.), « Çâbiens coraniques et ' Çâbiens ' de Harrän », Journal asiatique, CCLXXIV (1-2), 1986, p. 1-44.

Liste des auteurs (abréviations)

Cal FAD FAQ GÂH GÂH GÂH ÒAZ ôAZ HAM HAW Hud HUR HUW HUW IBR

(m) (s) (e)

IBR

(s) :

(a) (h) (t) (c) (n)

IHW ISH 1ST KIN MAò MAQ MAS (p) MAS ((t) Merv MIS (a) MIS (b) MSA MUH (0 MUH (m) MUH (y) MUQ NAD QUD RÀZ

: : : : : : : : : : : : : : :

: : : : : : : : : : : : : : : : : : :

Calendrier de Cordoue. Ibn Fadlân, Risala. Ibn al-Faqîh, Kitâb al-buldàn. Ôâhiz, Kitâb al-amsâr wa 'agà'ib al-buldàn. Gâhiz, Kitâb al-hayawàn. pseudo-Gâhiz, Kitâb at-tabassur bi t-tigâra. ôazàl, « Relation de voyage à Constantinople ». ôazàl, « Relation de voyage chez les Normands ». Hamdânï, Sifat ôazîrat al-'Arab. Ibn Hawqal, Kitâb sûrat al-ard. Hudûd al-âlam. Ibn Hurdâdbeh, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik. Huwàrizml (Muhammad b. Ahmad), Kitâb mafâtïh al-hdûm. HuwàrizmT (Muhammad b. Miisâ), Kitâb $ûrat al-ardIbrahim b. Ya'qûb, « Relation de voyage en Europe occidentale ». Ibrahim b. Ya'qûb, « Relation de voyage chez les Slaves » (pour des raisons de commodité dans la consultation, on indiquera, après la référence à l'éd. Kowalski, la référence à l'éd. al-Haggl). Ihwân as-$afa\ Rasâ'il. Ishâq b. al-Husayn, Kitâb âkâm al-margân. Içtahrï, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik. Kindï, Rasâ'il al-Kindt al-falsafiyya. Magrurùn (al-), « Récit de voyage ». MaqdisT, Kitâb al-bad' wa t-ta'rîh. Mas'ùdî, Prairies d'or. Mas'udï, Kitâb at-tanbîh wa l-isrâf. Merveilles de l'Inde. Abu Dulaf Mis'ar, De Itinere asiatico. Abu Dulaf Mis'ar, ar-Risàia at-tâniya. Ma sa' Allah, Kitâb al-as'àr. Muhallabï, extraits chez Abu 1-Fidâ'. Muhallabï, extraits chez S. Munaggid. Muhallabï, extraits chez Yâqût. MuqaddasI, Ahsan at-taqàsïm f i ma'rifat al-aqàlïm. Ibn an-Nadïm, Fihrist. Qudâma b. ôa'far, Kitâb al-harâg wa sinà'at al-kitâba. Râzï, « Description de l'Espagne ».

Les travaux et les jours

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Rei RST §ÂB SER

: : : :

SlR

:

TA'À TAM

: :

USW : WAR : WAR (m) : WAÇ YA'Q

: :

Relation de la Chine et de l'Inde. Ibn Rusteh, Kitàb al-a'lâq an-nafïsa. Sâbu§tT, Kitàb ad-diyârât. Ibn Serapion, Kitàb 'aéà'ib al-aqâlïm as-sab'a (avec références à l'éd. von Mzik). Abû Zayd as-Sîrâfî, Supplément à la Relation de la Chine et de l'Inde. Ta'âlibî, Latà'if al-ma'àrif. Tamïm b. Bahr al-M ufta wwiT, « Relation de voyage en Asie centrale », dans Yâqùt, Mu'gam al-buldân, II, 24. Uswânî, Kitàb ahbâr an-Nûba. Warrâq, Kitàb al-masâlik wa l-mamàlik. Warrâq, dans trad, partielle de Bakrï par V. Monteil, citée dans Géographie II, p . XXIII. Ibrahim b. Waçlf Sàh, Muhtafar al-'aéà'ib. Ya'qûbï, Kitàb al-buldân.

I L'histoire, en toile de fond

CHAPITRE

I

Histoire et pouvoirs

La conscience d'un destin collectif, de ses di Acuités et de ses enjeux est sans doute l'une des assises de la littérature arabe du Moyen Age. Au moins en prose, et parfois aussi en poésie. Nos auteurs n'échappent pas à cette emprise, mais encore faut-il, pour le propos qui nous occupe ici, bien délimiter ce que l'on entend par géographie. A ses débuts surtout, elle a pu, on l'a dit, n'être qu'un élément de rencontre dans des œuvres dont le propos était ailleurs : par exemple les récits de marins ou d'ambassadeurs, où elle n'apparaît que sous la forme de telle ou telle notation que nous baptisons, après coup, de géographique. Plus souvent, la connaissance du monde et des pays, ainsi que l'on disait alors, intervenait comme une composante à part entière d'un savoir réputé général et que l'on destinait soit aux fonctionnaires de l'administration centrale à Bagdad, soit à l'honnête homme défini par un minimum de bagage encyclopédique. Dans ces œuvres, la géographie côtoyait l'histoire tout aussi bien que des notions d'astronomie et d'astrologie, de droit, d'islamologie et même de littérature. Mais, dans aucun de ces cas, l'histoire, elle, n'était appelée à dire son mot comme partie intégrante d'un livre défini, d'entrée de jeu, par la géographie et elle seule. Il va sans dire que tout change, et notre intérêt avec, dès l'instant où apparaît une géographie consciente d'elle-même et de son projet : une géographie qui attire à elle l'histoire comme une part nécessaire de l'évocation de ces pays à quoi elle fait profession de se consacrer. L'objectif ainsi défini fixe notre corpus pour la première partie de ce livre : plus que privilégiés, presque exclusifs, seront ici les représentants de la « connaissance des pays » à la manière d'un Ibn al-Faqïh, ou de la description du domaine de l'Islam (mamlakat al-Islâm) : le pionnier, Ya'qubï, et les maîtres, Istahri, Ibn Hawqal et MuqaddasI 1 .

Histoire

et

géographie

Les pays soumis à l'investigation des géographes portent les souvenirs d'une vieille, très vieille histoire, qui commence, à la vérité, avec la création du 1. Quitte à signaler, dans l'annotation, telle ou telle donnée particulièremen significative chez les auteurs non spécialistes de la géographie de l'une et l'autre manière. Par ailleurs, et pour alléger l'annotation, on ne renverra pas (sauf exceptionnellement, par exemple au cas de contradiction) à I?{ahri, dont le texte est repris et développé par Ibn Hawqal.

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L'histoire, en toile de fond

monde. De celle-ci, et contrairement aux encyclopédistes comme Mas'udï, les géographes ne s'essaient pas à retracer un tableau complet, mais relèvent, ici et là, les grandes figures, celles des rois, des conquérants et des prophètes. La vision est donc sélective, elle suppose connue par ailleurs la trame générale de l'histoire de la terre, dont le continuum est restitué par la mise en place de quelques grands noms. Ce faisant, le géographe opte pour la seconde des deux voies offertes, selon Lévi-Strauss, à l'histoire : apprendre plus et expliquer moins, ou expliquer plus et apprendre moins 2 . Par là, par sa volonté de récupérer une durée totale tout en la fixant à travers certaines de ses phases les plus significatives, l'histoire revue par la géographie ne fait pas autre chose que révéler son habitude d'en appeler, par-delà le présent, aux origines du temps mythique originel 3 . Et peut-être aussi, sans le savoir, d'introduire le temps comme la quatrième dimension de l'espace terrestre offert à la recherche 4 . Car il est vrai que l'interrogation tournée vers l'amont, le « d'où venons-nous ? », a pour corollaire permanent le constat au présent, qui, à son tour et obligatoirement, engage l'avenir. Mais cette double question ne se fait pas ici à coups d'énoncés philosophiques : elle se pose à l'occasion de choses vues, de pays traversés, de villes mortes ou toujours prospères. L'histoire d'hier et de demain n'est donc pas, dans cette géographie, une pièce rapportée. Elle relève à plein, comme l'avait justement pensé Ibn al-Faqîh, du tissu, de la chair des pays, et contribue à faire, de la géographie arabe, non pas une description figée, mais une vision dynamique et qui perdrait une bonne part d'elle-même sans la conscience, toujours en éveil, d'un souvenir, d'un devenir et d'un avenir. La première, la plus visible des interférences entre les deux disciplines, se fait jour quand on essaie de fixer la place de l'Islam dans la chronologie de la terre et sur sa carte. Nos auteurs savent bien qu'il n'a pas épuisé, qu'il n'épuisera jamais peut-être, ni le temps ni l'espace du monde. Tout au contraire, emboîtant le pas aux théoriciens et encylopédistes qui les ont précédés, et reprenant à leur compte le thème des rois du monde qui se sont distribué et se distribuent encore notre globe, ils peuvent, comme les Ihwân asSafâ", opposer à la répartition savante — et artificielle — des « climats » de la terre, cet autre partage, bien réel, lui, né des civilisations, des pouvoirs et des territoires. Et comme les Ihwân, nos auteurs citent ici et là, pour le domaine que l'histoire devait assigner à l'Islam, ces rois qui ont nom Afridun,

2. Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, 1962, p. 347. 3. M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, 1963, p. 50, 90-91, 165-167. Peut-être, également, recoupe-t-on ici, à travers la chronologie universelle, le douloureux — et théologiquement dangereux — problème de l'éternité ou de la finitude du monde : cf., pour cette réflexion, MAS (p), § 1429-1438 ; MAS (t), 263-286 ; MAQ, II, 54-55, 57-63, 65 sq„ 134-145, et III, 1-142. 4. Surtout chez un auteur comme Ibn al-Faqïh, avec son usage systématique des traditions (ahbâr) relatives aux pays ou villes décrits. 5. IHW, I, 166, où il est dit que les « climats » sont « une invention des premiers rois qui, en parcourant le quart habité de la terre, ont voulu connaître les limites des pays » ; sur ces climats, cf. Géographie II, chap. il.

Histoire

et

pouvoirs

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Tubba', Salomon, Alexandre et Ardâslr b. Bâbek, soit les représentants de l'antiquité païenne ou biblique, de la Perse et de la vieille Arabie : toute une histoire à capturer. De la Bible

à

l'Islam

De la création du monde à la Révélation coranique, l'histoire relue ou retrouvée par les géographes est essentiellement biblique, persane et arabique. Sans doute d'autres temps émergent-ils de-ci de-là, incarnés dans quelques héros majeurs, tel Alexandre, mais il reste que la carte du passé, presque exclusivement orientale, propose un Croissant Fertile biblique jouxté, vers le nord-est, par l'Iran et, au sud, par l'Arabie d'avant l'Islam. Les Écritures fournissent la cohorte des prophètes lointains annonciateurs du dernier d'entre eux, Muhammad. En ordre dispersé, et selon les pays décrits. À l'Irak et à ses confins se rattachent Daniel, enterré dans le lit d'une rivière près de Suse, Jonas, l'homme de Ninive et accessoirement d'al-Küfa, Abraham et la fournaise où le jeta Nemrod, Noé, son arche et ses descendants, Jésus enfin, avec ses apôtres à Takrît et son voile â Édesse 6 . L'ensemble syro-palestinien propose un contingent plus grand encore. En quelques pages, Ibn Hawqal évoque Loth, David, Abraham, Marie, Joseph et Jean-Baptiste 7 . MuqaddasT renchérit, avec quelques détails : le nom de Damas viendrait d'un descendant de Sem ; Salomon, lui, fonda Palmyre, qui est comme le trône de ses villes ; Job est encore présent, par le souvenir, au Hawràn, le pays de Canaan à Tibériade, Abraham et Loth sur les rivages de la mer Morte, les enfant d'Israël à Jéricho, Goliath à 'Amman où le rejoignent Urie et, encore lui, Salomon, Moïse et son puits à Madyan, sur les confins de l'Arabie 8 . L'Égypte, enfin, reste toujours le pays de Marie en fuite avec l'enfant Jésus, de Moïse et de Joseph, l'homme qui fit la richesse du Fayyûm en y dérivant une partie des eaux du Nil, le sage qui bâtit les greniers où l'on conservait le grain pour les années de disette, le législateur auquel remonteraient les pratiques locales de l'impôt foncier 9 . 6. On retrouvera nombre de ces prophètes plus loin, á l'occasion de la « géographie spirituelle des intercessions » (chap. n). Sur Daniel, cf. HAW, 255 ; MUQ, 402, 407 /'./.-408, 417 (et FAQ, 143 : Daniel est l'auteur des figures des prophètes conservées à Constantinople). Sur Jonas, HAW, 217; MUQ, 130, 136, 139. Sur Abraham, HAW, 244-245, 278, 297; MUQ, 120 /./-121, 130, 445. Sur Noé, HAW, 229; MUQ, 130, 136, 139 (indication du premier établissement humain après le Déluge). Pour Jésus, HAW, 227 (le voile de Jésus pris par les Byzantins ; rien à ce propos chez IÇT)> 228. À relever aussi la présence de Salomon en Iran (FAQ, 219; HAW, 278), de Nabuchodonosor et des Juifs à Ispahan (HAW, 363; MUQ, 388, 389 (n. a)), le peuplement de l'Arménie, de l'Àdarbay|ân et des pays iraniens par des descendants de Noé (MUQ, 261, 374, 375, 385), la chute du serpent de l'Éden à Ispahan (FAQ, 268), le souvenir coranique de Moïse, meurtrier d'un adolescent, vers les parages de la Caspienne (HUR, 123-124, repris par MUQ, 46). 7. HAW, 170-172, 174-175. 8. MUQ, 159 i f . (Damas), 156 (Palmyre), 160 (Job), 161 (Tibériade), 173 et 178 (Abraham et Loth), 174 i f . (Jéricho), 175 ('Amman ; à propos de Goliath, roi des

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L'histoire, en toile de fond

Ouvrons maintenant le livre de l'Iran, avec les fondateurs, d'abord, souvent descendants de N o é et dont les noms passeront à des villes ou régions : Hamadân, Fârs, Arragân, Sïràf, Dârâbgird, Sïrâz, Sâbûr, Istahr... Viennent ensuite les Achéménides, assez discrets, les Sassanides, le zoroastrisme et les temples du feu. Tous ces rois ont laissé, par leur œuvre monumentale, des traces de leur passage ici-bas : palais de Chosroès à Ctésiphon, barrage et travaux hydrauliques gigantesques de Sâbûr à Tustar, château d'eau d'Ardâsïr à G u r I 0 . D'entrée de jeu, par le panorama d'une histoire visible, se lit le vieux débat de la su'ûbiyya, la revendication de la différence culturelle dans le cadre de l'empire arabo-musulman. D'un côté, donc, l'Iran; en face, l'Arabie, celle de l'Islam sans doute, mais, avant elle, la Péninsule du Paganisme {gâhiliyya), et surtout le pays du Yémen et de Saba. Ici défilent, avec les Tamûd, les vieux peuples de la légende, les Tubba', rois disparus, les prophètes Hûd et Çâlih, les Amalécites pris, avec les Pharaons leurs descendants, dans les grandes migrations des tribus yéménites vers le nord 11. À travers tous ceux-là se préfigurent l'Islam et le grand mouvement qui portera les Arabes à la conquête du monde : on trouve les Tubba* — maîtres, plus précisément, des pays d'as-Sihr et du Hadramawt — aussi loin que Babylone et même Samarqand u . Mais écoutons Ibn Hawqal 13 : « L'Arabie constituait un imposant domaine, avec de très grands rois comme les Pharaons ou les Tubba', dont certains assujettirent, au temps jadis, la plus Berbères, qui émigrent vers l'Occident après sa mort, cf. HUR, 91 (repris par FAQ, 83; MAS (p), § 1106; et HAW, 100 et 104//.), 179 (Moïse; cf. aussi HAW, 32 //.). À noter aussi un Salomon devenu héros éponyme des villes qu'il construit, Palmyre entre autres, mais aussi ôumdàn, le château de $an'â\ au Yémen (FAQ, 35); on n'oubliera pas, enfin, le souvenir d'Abraham à la Ka'ba (HAW, 28; MUQ, 73 ; autres souvenirs d'Abraham et Moïse en Arabie : MUQ, 67), ni la chute d'Ève à Gudda (Djedda; FAQ, 268). 9. Cf., pour Moïse et la fuite des Hébreux par le « désert des enfants d'Israël », HAW, 141, 150 (Moïse enterré en Égypte, avec Aaron et les chefs des douze tribus d'Israël; ne se trouve pas chez I$T), 158, 160; MUQ, 193, 209, 211. Sur Marie et Jésus, HAW, 150 (Jésus né en Égypte ; notation absente de I$T); MUQ, 193, 209. Sur Joseph, HAW, 147, 150 (Joseph enterré en Égypte; même remarque pour I$T); MUQ, 65 (n. k de 64), 193, 200 (masgid de Jacob et Joseph), 208, 209, 210, 212. Noms des pharaons d'Abraham, Moïse et Joseph chez FAQ, 27-28 (HAW, 23, 135, 144). Le nom de Miçr viendrait d'un fils de Cham : HUR, 80 (MUQ, 193). 10. Pour les fondateurs éponymes, cf. FAQ, 196, 218-219; MUQ, 385, 405, 421, 422 (Sïrâf peuplée par l'éponyme, mais précédemment tracée par Nemrod)-424 ; cf. aussi, dans le même registre, MUQ, 374 (Arménie) et 375 (Âdarbaygân). Pour les Achéménides et les Sassanides, FAQ, 197-198, 219-220; HAW, 264, 273, 277 i.f279, 359, 377; MUQ, 305 »7.-306, 385, 405-406, 425 i/,-426, 447 (n. b). Sur les œuvres de ces rois, HAW, 252 i.f, 279 ; MUQ, 122 ; cf. aussi FAQ, 158-159. Sur la religion, HAW, 256 (manichéisme) et infra, chap. iv, à propos des temples du feu. 11. Cf. FAQ! 27-28; HAW, 32, 38, 158; MUQ, 67, 84. 12. La définition des Tubba' est donnée par MAS (p), § 1087 ; pour le reste cf. HAW, 23, 244 I./.-245, 494. 13. HAW, 23 (texte absent chez I$T).

Histoire

et pouvoirs

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grande partie des peuples de la terre : ainsi du Tubba' qui fonda les deux villes de San'â' et de Samarqand, résidant un an ici et un an là. De l'Arabie aussi vinrent le Pharaon d'Abraham, Sinân b. 'Alawân, celui de Moïse, Mus'ab b. al-Walîd, et c'est à elle que furent envoyés quantité de prophètes, dont le plus noble fut le nôtre. » De ce passé repris en compte et vu, avec le recul du temps, comme la préfiguration d'une histoire encore à naître, Alexandre est une figure essentielle : mi-conquérant mi-prophète, assoiffé de tout l'espace de la terre, cet espace que Dieu devait assigner plus tard au message de l'Islam14. Nous le trouvons, lui, dans le nom de toutes les cités qu'il fonda, à commencer par la plus grande, sur les rivages d'Égypte, mais il est aussi à Babylone, et encore plus loin vers l'est. À Merv, il complète la citadelle, une création de Nemrod, par toute une ville, rectifie ainsi l'entreprise du roi mécréant par celle du souverain pieux ; à Ispahan, jadis en butte aux attaques des peuples du nord, il fait édifier un immense rempart de trois cent soixante-cinq tours, chacune chargée de la protection d'un village15. Mais l'Arabie aussi se l'annexe : il a été l'un de ses rois, comme les Tubba', et, pour certains, il y serait enterré , 6 . En bref, héros de la pérégrination universelle, il serait un peu partout chez lui sur le territoire de l'Islam à venir, mieux : il l'annonce, comme aux sources du Tigre ; dans cette caverne d'où sort le fleuve et qui s'orne du nom de Porte des Ténèbres, il fut le premier à s'aventurer vers un autre domaine, souterrain celui-là, et inconnu jusqu'à lui, mais, ici encore, il fraie les voies de ses successeurs musulmans, en l'occurrence Maslama, le conquérant de ces régions 17.

L'Islam,

héritier

installé

Cette histoire préfigurée est profondément orientale, on l'a dit. À l'extrême ouest et au nord, peu de choses. Relevons l'exil des Berbères vers l'Afrique du 14. Cf. W. Montgomery Watt, « Iskandar », dans El (2), IV, 133. Sur Alexandre et Alexandrie, cf. F. de Polignac, « Al-Iskandariyya : œil du monde et frontière de l'inconnu », Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Age - Temps Modernes, XCVI (1), 1984, p. 425-439. 15. Sur les villes nommées Iskandariyya, cf. A. Miquel, dans El(2), IV, 136-137; signalé pour Alexandrie d'Égypte par MUQ, 197. Pour le reste, cf. FAQ, 70 (mort à Babylone et enterré à Alexandrie); HAW, 363, 434; MUQ, 298. Cf. aussi, pour Hamadàn, FAQ, 219, 243; MIS (b), 27-28. Sur Nemrod-Tahmûrat, roi mécréant, avec Nabuchodonosor, tous deux opposés à Salomon et Alexandre, cf. RST, 199. Sur l'assimilation entre Alexandre et le Bicornu (Du 1-Qarnayn), cf. Ch. Pellat, dans Gâhiz, Tarbî', trad., p. 22 ; F. de Polignac, art. cit., et W. Montgomery Watt, art. cit. Sur les pérégrinations en dehors du domaine de l'Islam, c / Géographie II, index. 16. HAM, 118; HAW, 23. 17. MUQ, 136, 146 (et n. m); à noter toutefois que le statut du héros d'exception est préservé : les flambeaux préparés par les hommes de Maslama s'éteignent et empêchent l'entreprise.

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Nord, après le meurtre de leur roi Goliath par David, leur installation dans les montagnes et leur horreur des villes, laissées à Rome en attendant l'Islam 18 . L'Espagne, elle, est le pays du roi Rodrigue (Lûdariq), originaire d'Ispahan, d'où le nom de son peuple, les Isbân. Dans son palais est une chambre secrète, avec la table de Salomon et les couronnes des anciens souverains du pays. Rodrigue, contre tous les usages et toutes les prédictions sinistres, fait ouvrir la pièce : on y découvre des figurines de cavaliers arabes. Et d'ailleurs, ils sont là, à la porte de l'Espagne : la même année, c'est la conquête Vers le nord, même scénario à propos de Byzance, plus précisément de ses vassaux gassànides de Syrie. Une ambassade musulmane se présente au roi, refuse le protocole qui lui impose de se tenir à distance respectueuse et lui annonce, de la part du Prophète, que le vêtement noir qu'il porte pour prévenir le sort funeste de sa dynastie ne lui servira de rien : avec eux, les ambassadeurs, l'Islam s'impose, qui va bientôt le submerger, fondre ses États dans un plus grand royaume 20 . Une remarque, pourtant : si Byzance est ainsi menacée, à travers ses alliés 21 , cette vision, pour les auteurs de la seconde moitié du iv e /x e siècle, semble plutôt relever d'un passé heureux : l'avenir, on le verra plus loin, s'annonce tout autre. Mais restons-en encore à l'Islam des premiers temps. Dans tout l'Orient, villes et pays rappellent la promesse de la nouvelle histoire : Ayla, sur la mer Rouge, apparaît déjà dans le Coran ; à Damas, la mosquée relaie l'église, les reliques de Husayn, le fils d'Ali, celles de Jean-Baptiste : une tête pour une autre, et strictement à la même place ; les gens du Puits, cités eux aussi dans le Coran, sont présents dans la toponymie des hautes terres d'Arménie; Sîrâz l'iranienne a été fondée une seconde fois par l'Islam, Marw (Merv) associe le souvenir du dernier roi sassanide, Yazdagird, à celui du camp retranché des Musulmans lors de la conquête; à Qâsân, on parle encore des scorpions qu'Abù Musa al-As'arï lâcha sur la ville pour s'en rendre maître ; et un peu partout, dans le Fârs, les ponts récents le disputent à tous ceux-là qui furent bâtis aux temps « païens » 2 2 . De tous les pays, cependant, c'est la Palestine qui, dans la lumière de la foi et la perspective du salut, unit le mieux les trois histoires d'hier, d'aujourd'hui et de demain. On a évoqué plus haut quelques-unes des grandes figures de

18. HUR, 91-92 (cité supra, note 8); FAQ, 83 »./.; MAS (p), §1107. À noter aussi FAQ, 79 : l'ancien nom de Tunis était Carthage (Qar(aginna). 19. HUR, 90, repris par FAQ, 82-83 (et RST, 79, trad., 87 et bibl., n. 1). Sur une découverte faite lors de la conquête, cf. MAQ, IV, 88. 20. FAQ, 140-141. 21. Voir à ce sujet les textes analysés dans Géographie II. 22. Sur Ayla, cf. MUQ, 178 /./. (trad., 212 et n. 277). Sur Damas, HAW, 175. Sur les gens du Puits (ar-Rass), MUQ, 373, et Géographie III, 18 (n. 3) et 119. Sur Sîrâz, citée plus haut, HAW, 279 (qui la fait résolument musulmane de fondation ; cf. IÇT.,76 I./-77, qui précise : « ville musulmane, non ancienne ») ; MUQ, 423 (bâtie par Sîrâz b. Fàris et devenue mifr avec l'Islam). Sur Merv, HAW, 436. Sur QâSân, MUQ, 390. Sur les ponts, MUQ, 445 i.f Cf. aussi MUQ, 425 ( A r r a p n conquise par 'Utmân b. Abî l-'Àçï, et mosquée construite par al-Hagéâg).

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l'histoire biblique dont les noms et le souvenir continuent, ici et là, de hanter la région. À Jérusalem, les portes et oratoires de la mosquée, le Cédron, le mont des Oliviers associent ainsi, très étroitement, l'ancienne et la nouvelle écriture, les sources saintes de Siloé et de Zamzam, Marie et les compagnons du Prophète, Jésus et 'Umar 2 3 . Ouvrant le chapitre de la province de SyriePalestine (Sàm), Muqaddasï lâche, dans un désordre révélateur, les noms des espaces et personnages qui ont fait et font ce pays sacré entre tous : les lieux du voyage nocturne de Muhammad et de la Résurrection, la Terre Sainte, Abraham, Job, David, Salomon, Isaac, Jésus, Saul, Goliath, Jérémie, Urie, Muhammad encore, Moïse, Jésus de nouveau, Zacharie, Jean-Baptiste, Job une seconde fois, Jacob, à nouveau Moïse et Abraham, Luqmân le sage, qui aurait été le vizir de David, le pays de Canaan, Loth, 'Utmân, le peuple d'Israël, David encore, Marie et Rachel, sans parler des endroits assignés par le Coran aux derniers jours, lorsque la Ka'ba viendra se poser sur le Rocher sacré 24 . À la fin des temps, donc, c'est ici que se résoudra toute histoire : l'Antéchrist périra, de la main de Jésus, au portail de l'église de Ludd (Lydda) 25 , et Jérusalem verra, sur un sol blanc, s'assembler les foules promises au Jugement 26 . À cette Terre Sainte, définie jadis par les ruisseaux de lait et de miel, et par la Résurrection à la fin des temps, le même Muqaddasï, qui en est originaire et en porte le nom 2 1 , consacre des pages entières : au centre, Jérusalem et, tout autour, un pays compris dans une cercle de quarante milles (environ soixante-seize kilomètres) de rayon, débordant ainsi quelque peu sur la mer à l'ouest, sur le désert à l'est, le tout appuyé, à grand renfort de discussions, sur les souvenirs bibliques, le Coran, la tradition du Prophète, la géographie et la philologie 28 . Pour l'heure, donc, l'histoire est à l'Islam. Impossible ici de relever les innombrables traits qui marquent, à travers l'œuvre des géographes, son irruption et son maintien dans la vie du monde. Mais au moins peut-on discerner quelques grands thèmes. Ceux de la conquête, d'abord 2 9 , relayés par les multiples notations sur les traces humaines de l'histoire musulmane. Je relève, au hasard, la floraison des villes neuves, al-Kufa, al-Basra, Bagdad, Sâmarrâ, le Caire et tant d'autres, les travaux hydrauliques, palais et bibliothèques des princes bûyides au Fârs, les ponts, les mosquées surtout, le signe le plus visible du changement intervenu dans le destin du vieux monde, de NTsàbùr à Jérusalem et Damas, où l'Islam s'affirme face aux prédécesseurs

23. M U Q , 170-172. 24. M U Q , 151, et annotation de trad., 145-152. 25. M U Q , 176 (trad., 208, n. 259); à noter une autre tradition qui fait sortir l'Antéchrist d u marché d'Ispahan : M U Q , 399 (et F A Q , 268). 26. M U Q , 166, 172 (trad., 199, n. 217). 27. Muqaddasï ou Maqdisï, sur : (al-Bayt al-)muqaddas, o u : (Bayt al-)maqdis. 28. M U Q , 173 i.f (trad., 202 et pl. IX), 186 1/.-I88. 29. A l'occasion des villes évoquées {cf. supra, pour QâSàn et A b u Mûsà al-Al'arî) ; pour des conquêtes de régions, cf. par exemple, pour l ' À d a r b a y | â n et les confins de la Caspienne, F A Q , 280-282, 284.

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juif et chrétien 30 . Le tout n'allant pas sans convulsions : les pays et les textes gardent mémoire de quelques-uns des grands soulèvements nés de la tension sociale, du sentiment séparatiste, de l'idéologie religieuse, ou parfois des trois ensemble. Ainsi de tel préfet en révolte au Hurâsân, des séditions au sud de la Caspienne et en Arménie, de l'hérésie de Bâbek en Àdarbaygân, des Qarmates du Bahrayn ou des Zang, les esclaves noirs qui firent trembler Bagdad 31 . Car il y a pouvoir et pouvoirs. Le seul légitime, celui du calife, est avant tout perçu par le souvenir des origines et la permanence, envers et contre tout, du symbole. D'un côté, donc, la gloire passé des Umayyades de Damas et de leurs gouverneurs à poigne, tel al-Haggâg; de l'autre, le panégyrique de Bagdad et la liste de ses califes, l'évocation des débuts de leur dynastie, avec, notamment, l'un des plus grands, Hârûn ar-Rasîd, et ses vizirs barmécides 32 . Mais déjà, dans ces listes de préfets qu'un Ya'qûbl aligne scrupuleusement pour telle ou telle province, Hurâsân et Sigistân, perce, d'entrée de jeu, une difficulté foncière, pour le pouvoir central, à maintenir assemblées, en un corps rigoureusement uni, toutes les parties de l'énorme empire 33 . Et ce qui va dominer, finalement, la description des pays d'Islam, à partir du iv e /x e siècle surtout, c'est la vision parallèle d'un paysage politique explosé. Pays

et

pouvoirs

Si la théorie unanime veut en effet que le domaine de l'Islam tout entier soit dirigé par un pouvoir unique, les divergences éclatent dès qu'il s'agit de décider, en ce iv e /x e siècle, à qui ce pouvoir reviendra. Au sommet de la hiérarchie, donc, le calife abbasside de Bagdad se voit contesté par son rival umayyade d'Espagne, heureusement lointain, et surtout par la dynastie fatimide du Caire, proche celle-là, et aux dents longues. À l'ouest, les appétits de l'Umayyade, qui doit par ailleurs résister à la pression des royaumes chrétiens du nord, ne s'exercent guère que sur le Magrib contigu ou presque : à Ceuta, par exemple, et dans la région de Fès Autrement plus dangereux, le Fatimide, dont l'aventure a commencé en ce même Magrib pour triompher au Caire 35 et qui entreprend, depuis le siège du nouveau califat anti-

30. Pour les villes, cf. supra, à propos de Sïrâz fondée une seconde fois, et YA'Q, 235, 238sq., 256sq. ; HAW, 146. Sur les travaux bûyides au Fârs, MUQ, 444, 449-450. Sur les ponts, cf. supra. Sur les mosquées évoquées ici, FAQ, 108 ; HAW, 174-175 ; MUQ, 159, 168, 316 (et supra, à propos des reliques de Husayn et Jean-Baptiste). 31. Cf. YA'Q, 250, 303, 304; FAQ, 53, 282, 284-286, 294, 305-310, 314; HAW, 269, 295-296; MUQ, 94, 198, 406. 32. Cf. FAQ, 282, 323-324; HAW, 434 i.f, 436, 468; MUQ, 9, 113, 119, 131-133, 156, 293, 409 i.f. 33. YA'Q, 282 sq., 295 sq. 34. FAQ, 88; YA'Q, 354-355; HAW, 78-79, 109 //.-111; MUQ, 229, 230, 243-244. 35. HAW, 71, 78-79, 83, 85, 143 (avec critique inattendue des Fâtimides : cf. ibid., 153, qui en donne peut-être les raisons, et Géographie I, 300), 146, 200 /./.-201 ; MUQ, 9, 193, 197sq., 211, 224, 225, 229, 230, 244 (n. b).

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bagdadien, de rayonner plus loin encore, par le pouvoir ou les tentatives de pouvoir sur l'Arabie côtière et la Syrie du Sud, par la propagande jusqu'au Kirmân, au Makrân et même à la vallée de l'Indus 36 . Ces trois autorités suprêmes — ou qui prétendent à l'être — de Bagdad, du Caire et de Cordoue s'appuient, essentiellement pour les deux premières, sur toute une nébuleuse de pouvoirs locaux, relais plus ou moins dociles de leurs prétentions, champions plus ou moins résolus de leur cause et de leurs querelles. La culture générale d'alors et aussi, pour le géographe, le souci de greffer la description des lieux sur les temps forts de leur passé, imposent de citer les grandes familles qui ont fait, ici et là, l'histoire. Sans trop de souci pour les dates, et même sans toujours préciser si cette histoire est révolue ou non. Ou alors en se trompant : à preuve Ibn al-Faqîh. Tout en cachant qu'il emprunte à d'autres, plus anciens, il déclare péremptoirement que WalUa (Volubilis) est gouvernée « aujourd'hui » par Ishâq b. Muhammad b. 'Abd alHamïd. L'ennui est que cela s'écrit vers 290/903, et que ledit Ishâq est mort en 192/808 37 . Mais qu'importe après tout. L'essentiel est, au fil des pages, de prendre conscience de cet étonnant kaléidoscope de pays et de dynasties. C'est là, du reste, que MuqaddasI trouvera l'une des idées-forces de son œuvre, à savoir que la tendance à l'autonomie politique plus ou moins prononcée recoupe toujours, peu ou prou, une singularité née de la géographie elle-même 38 . Voici donc, vers l'ouest, les grandes principautés des Idrissides à Fès, des Rostémides à Tahert, des Aglabides en Tunisie, les uns et les autres évoqués à travers les événements qui présidèrent à leur installation, leur grandeur, leurs déboires aussi 39 . À l'est, passé l'Égypte qui fut un temps aux Tûlunides, ce sont les Hamdânides d'Alep et de Haute-Mésopotamie, avec leur figure de proue, Sayf ad-Dawla; ceux-là sont l'objet des foudres d'Ibn Hawqal, parce qu'ils résistent trop mal contre les Byzantins au nord, et trop bien aussi, peutêtre, à ses préférés, les Fâtimides du Caire, au sud 4 0 . Plus avant encore, à Bagdad et au delà, nos géographes, orientaux de naissance et de vocation, accentuent le détail de la carte politique au passé et au présent, parfois confondus. Loin de se limiter à l'exposé général que lui consacre, province après province, un MuqaddasI 41 , on traque et débusque 36. HAW, 310; MUQ, 104, 180, 189, 193, 485 (et n. c). 37. FAQ, 84, et D. Eustache, « Idrïs b. Idrîs », dans El (2), III, 1058. 38. Cf., pour la plus grande de ces entités territoriales, la province (iqlïm), mais aussi pour des unités plus réduites, Géographie I, 324-325, et A. Miquel, « L'empire arabo-musulman (septième-treizième siècle) », dans Le concept d'empire, s. dir. M. Duverger, Paris, 1980, p. 220-221. On reviendra plus loin (chap. vi) sur ces distributions. 39. YA'Q, 347sq„ 353s?., 357-358; FAQ, 79-81; HAW, 80-81; MUQ, 243-244. 40. HAW, 3 if.-A, 180, 211-216, 220, 221, 225-226; MUQ, 189, 375. Sur les Zïrides, successeurs des Aglabides, cf. HAW, 78, 96, 105, 107. A noter le peu de place tenu par le souvenir des Tûlunides d'Êgypte (YA'Q, 371-372; HAW, 146; MUQ, 162, 199). Une seule mention de la « dynastie » (dawla) en tant que telle : HAW, 153 (notation absente d'IÇT). 41. Le plus souvent sous la rubrique « pouvoirs » (wilâyât).

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l'histoire à toute occasion possible : le pouvoir d'une dynastie locale ne se lit pas que dans des listes de souverains ou dans le souvenir de leur carrière, mais aussi dans l'inauguration de telle pratique administrative, la fondation d'un monument, l'entretien et la surveillance des routes... Ici, ce sont les Büyides qui jouent les premiers rôles. Moyennant une obédience de façade, ils ont imposé leur tutelle au calife de Bagdad lui-même, sans renoncer pour autant à leur pouvoir, direct ou par vassaux interposés, sur leur pays d'origine, le Daylem, au sud de la Caspienne, mais aussi sur le plateau iranien (Gibâl), la Susiane (Hüzistán), le Fârs et le Kirmân. Leur nom a retenti, dans les prières officielles, au Yémen, en Inde et jusqu'à la Chine. Ce sont, il est vrai, des princes sans faiblesses — à tous les sens du terme —, rudes organisateurs de la paix civile, combattants farouches et bâtisseurs impénitents de palais, tombeaux, ponts, forteresses et bibliothèques 42 . À l'orient de l'Islam, enfin, autour de ces hautes terres du Hurâsân dont la possession est un enjeu capital pour la stratégie de la politique et du commerce, d'autres dynasties ont vu le jour. Les Tâhirides d'abord, préfets de Bagdad, mais des préfets inamovibles et héréditaires : sages gouverneurs, au demeurant 43 . Ils dureront plus d'un demi-siècle, jusqu'aux années 259/873, avant de laisser la place aux Saflarides. Ceux-là 44 fondent une véritable dynastie, à partir du Sigistân, qu'ils garderont jusqu'au milieu du vi'/xn e siècle. Leur expansion se fera vers le Fârs et le Hüzistán, le Kirmân, l'Afghanistan et le Hurâsân. Elle se heurtera surtout, en direction du nord, à d'autres princes, les plus grands peut-être en ces régions, au iv e /x e siècle : les Sâmânides. « Émirs du Hurâsân », « fidèles du Commandeur des Croyants », en réalité « rois du Masriq », souverains véritables — et éclairés — d'un immense pays qui couvre tout l'arc nord-oriental des territoires d'Islam, les Sâmânides s'attirent les éloges, quasi sans réserve, d'ibn Hawqal et de MuqaddasT. Les fastes des jardins et palais de Samarqand et Buhârâ, les luttes soutenues contre les voisins et rivaux, notamment les Bûyides, sur les confins méridionaux de la Caspienne, fondent une gloire qui rayonne jusqu'à Hébron, où l'on subventionne l'hospice, et qui s'appuie sur la consultation de collaborateurs avisés 45 . Ce système pyramidal de pouvoirs, des califes aux grandes principautés, se complète, tout à fait en bas, par une poussière de dynasties locales, éphémères ou plus durables : voyez, par exemple, chez Ibn Hawqal, ce qu'il en est de l'Arabie 46 . Ya'qübT, quant à lui, signale, dans le nord de l'Iran, un pays qui 42. HAW, 361, 369, 371, 376, 383; MUQ, 210, 338, 353, 355, 357, 358, 393, 395, 399400, 404, 413, 421, 430 (et n. k), 434, 444, 446 (n. a), 447 (et n. b), 448, 449-450 (et n. b), 464, 469 (n. e), 471, 472, 485 (et n. c), 487 (n. m). 43. YA'Q, 307sq. ; FAQ, 311-312; HAW, 343, 467 /./, 500; MUQ, 169, 332. 44. YA'Q, 307-308; FAQ, 312-313; HAW, 256 i.f., 310, 415, 419-420, 431 /./; MUQ, 305 /./-306, 316, 317, 337 (et n. b), 464, 471, 472. 45. FAQ, 312 i.f.-313; HAW, 383, 424, 430, 437, 467 i.f.-469, 483, 491, 493; MUQ, 6 (n. a; cf. trad., 18, n. 25), 9 (n. b; cf. trad., 27, n. 69), 173 (n. d), 260, 274, 337 (et n. b), 338 (et n. f). 339 (et n. de t h), 357, 358, 370 i.f, 472, 487 (n. p), 493 (n. m); et Géographie III, 88 i/,-91, 151-152. 46. HAW, 23-27 (et MUQ, 104).

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vit en marge dans la mamlakat al-Islâm, avec un souverain portant toujours le vieux litre persan d'ispahbâd (ispehbed, chef d'armée) et se parant, face au calife, du nom de muwâlT (allié) et non de celui, théoriquement attendu pour un vassal, de wâlT (gouverneur, ou fidèle)47. Mêmes signes d'autonomies locales au Magrib, dans le contexte de l'indocilité berbère 48 . Ibn al-Faqïh évoque les Turcs à Qazwïn, ailleurs une tentative de califat sï'ite au sud de la Caspienne 49 . Au iv e /x e siècle, Ibn Hawqal et MuqaddasT raffinent encore sur la carte politique, à l'est principalement 50 . Les pays qui vont de l'Àdarbaygân à l'Arménie chrétienne, sans parler du Caucase limitrophe, se signalent par une propension qu'on dirait irrépressible à refuser tout joug extérieur trop pesant 51 . Plus à l'est, dans ces régions riveraines de la Caspienne qui portent les noms de Gïlân, Tabaristân, Gurgân, toute une série de principautés s'appuient à « un millier de citadelles » vivant chacune sur le revenu d'un à deux domaines, toutes, principautés et citadelles, ne payant tribut que lorsqu'elles le veulent bien 52 . Aux confins de l'Islam, là où il se mesure à la masse indienne, les pays de l'Indus et des steppes du Makrân s'identifient à des principautés parfois non converties, parfois musulmanes, au moins pour leurs souverains, et proclamant alors, dans les fastes de l'or et des éléphants, une allégeance toute théorique au Caire ou à Bagdad : dans ce dernier cas, tantôt au calife et tantôt à son protecteur bùyide 53 . En revenant vers l'ouest et les oasis du Kirmân, voici une autre famille, celle d'Ilyâs, qui s'est taillé quelque temps une place au soleil, quitte à reconnaître la suzeraineté des Sâmânides du Hurâsân, pour mieux résister à la pression bûyide venue du Fârs 5 4 . Et le reste est à l'avenant, avec, ici et là, des pouvoirs qui se suffisent à eux-mêmes 55 . Ne parlons pas des petits princes turcs installés sur les marges septentrionales des États sâmânides, vers la vallée du Sayhùn (Sir-Darya) 56 . Regardons plutôt vers le Fergâna, dont les maîtres assuraient un temps leur pouvoir jusqu'à Samarqand 57 , et surtout vers les pays afghans 58 . Ici, à Bâmiyân, réside un véritable souverain qui porte le titre de sir. Même 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58.

YA'Q, 277 (FAQ, 305-306, 309). YA'Q, 343-346, 352-353, 356; FAQ, 80. FAQ, 280, 311-313. Cf. toutefois, pour le Magrib, HAW, 67-107, passim. HAW, 331, 343, 347-348. Sur les principautés du Caucase, aux limites de l'Islam, cf. Géographie II, 259-269. HAW, 377, 383; MUQ, 371 (n. s de 370) signale une principauté n'obéissant qu'aux 'Alides du Yémen. HAW, 320, 322-325; MUQ, 484-485 (et n. c). HAW, 315, 424; MUQ, 461, 462, 466, 472. Cf. C. E. Bosworth, « Ilyàsides », dans El (2), III, 1185. Je reprends la formule {yaqùmu bi-nafsihi) employée par MUQ, 414, à propos d'une ville du Hûzistân. MUQ, 275. HAW, 468, 498; MUQ, 279. Cf., pour ce qui suit, HAW, 424, 443-444, 449 i.f, 450; MUQ, 34, 35 (n. h), 74, 173 (n. d), 295 (n. a), 309, 337 (et n. b).

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situation ailleurs : sur les confins du Hurâsân, entre Marw et Balh, le Gûzgân est le fief de la famille des Farïgûnides; à Kâbul et Gazna, le titre de chah semble traditionnel, avec les visées sur l'Inde proche ; le û u r , quant à lui, fait figure de réduit païen en pays d'Islam : au reste, on y vient, par les armes, chercher des esclaves. Enfin, un îlot de paix, avec un roi très sage dont les libéralités se voient jusqu'à la Mekke et rencontrent, à l'hospice d'Hébron, celles des Sâmànides : le ûarg ou, avec le nom local de son souverain (sâr), le ôarg as-Sàr, « la montagne du roi », entre Bâmiyân et Marw. Le pouvoir : du doute à la désillusion, de la désillusion à l'inquiétude

et

Ce pouvoir éclaté n'empêche pas l'existence d'une communauté musulmane, sur son territoire (mamlakat al-lslâm) et autour du symbole que constitue le califat : cette réalité, ce sentiment communautaire, nous aurons l'occasion de les revivre, dans les faits et à l'image de nos géographes, jour après jour, étape après étape. Mais ce n'est plus, déjà, sans inquiétude. La théorie politique dont ils héritaient posait, d'entrée de jeu, la difficulté de tout pouvoir humain à se survivre ; théorie que même la grandeur du califat abbasside à ses débuts n'avait pas remise en cause, pire : qui trouvait un regain d'actualité aux temps troublés d'Ibn Hawqal et de MuqaddasT. Commençons par les débuts, et revenons à cette théorie, dont nous ne pouvons nous passer ici. Qudâma la fonde sur le principe de l'unicité du pouvoir : il en doit être d'une société humaine comme du monde en général, pour le gouvernement duquel Dieu n'a pas d'associé. Le monarque est donc, par définition, un homme à part, dont l'autorité, appuyée à la religion, doit se fonder sur la justice et non sur la contrainte, sur une élite et non sur les masses. Ces prémisses une fois posées, les mécanismes sociaux peuvent jouer librement : l'homme, créature limitée, mortelle, mais intelligente, utilisera ses dons à inventer ou perfectionner, afin de répondre de mieux en mieux à ces obligations qui s'appellent manger, se vêtir, s'abriter, gagner sa vie. De la diversité de ces réponses naîtront les mille activités de l'agriculture et de l'artisanat, elles-mêmes génératrices des villes, des arts, du commerce et de la monnaie 59. Construction parfaite, et naturellement irréelle. Mas'ûdl 60 cherche les raisons du doute dans l'histoire et les traditions des peuples. La sagesse voudrait que l'on écoutât « les morts parlant au nom des morts », mais ce principe salutaire pratiqué, semble-t-il, par le seul Iran, est bien l'exception qui confirme la règle : « Les Persans [...] éprouvent un respect religieux pour leur passé, qui leur fournit non seulement matière à discourir, mais encore une règle de conduite pratique, tandis que les autres peuples, du fait des

59. Q U D , M 132, 133, 145, 149, 176, 177 et, plus généralement, le livre VIII de son œuvre. 60. MAS (p), §562, 989-990.

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divergences qui se produisent entre adeptes des différentes religions révélées, racontent bien l'histoire, mais ne s'y conforment point pratiquement. » Quant à la religion, la leçon est claire, et d'abord pour l'Islam, qui ne se bat pas seulement, quoi qu'en dise Mas'ûdï, avec les autres confessions, mais se déchire d'abord à l'intérieur de lui-même : Muqaddasï et, surtout, Ibn Hawqal reprendront la déploration. Quant à l'histoire, elle est, on le voit, jugée non coupable, le péché retombant sur son mauvais usage ou son oubli. Les Ihwân as-Safâ' seront, eux, un peu moins péremptoires. Comme tout ce qui touche à la vie de ce monde, l'histoire est soumise aux conjonctions astrales, qui, dans leur durée variable, de la journée au millénaire, suscitent la santé ou les maladies, l'abondance ou les disettes, les changements des États et des dynasties : « Sachez que les choses d'ici-bas fluctuent et changent, évoluant, parmi les hommes, de siècle en siècle, de nation à nation et de pays en pays. Et sachez aussi que chaque État se voit fixés un temps pour commencer, un sommet où s'élever, un terme pour mourir. Et lorsqu'il a atteint au plus haut de sa course et parcouru sa carrière jusqu'au terme, alors, et vite, surviennent la décadence et le déclin, tandis que, chez ses sujets, apparaissent le mal et le désarroi. » 6 1 Histoire cyclique, donc, et pas foncièrement pessimiste : il suffit d'attendre, quand c'est le cas, des temps meilleurs. Reste, justement, que c'est le cas : pour le présent, l'horizon est au gris, bientôt au noir. Après le doute est venue la désillusion, dont on voit plus que les signes chez Ya'qûbï. Certes, à première vue, son livre dit tout le contraire, qui organise le monde à partir de Bagdad et pousse au plus haut l'exaltation de cette capitale, de la ville ronde superbement construite, née de la volonté d'un calife et d'un seul, organisée, à l'image de l'univers, autour du trône qui en occupe le centre ; de la métropole aux rues et bains en nombre fabuleux ; bref, de la ville idéale que les astres ont promise à l'éternité avec le bonheur pour la terre entière 62 . Le thème est ancien, depuis Babylone, et d'autres que Ya'qûbï le reprendront à l'envi 63 . Mais qui ne voit toute la suspicion qui s'attache à tant d'insistance? Car enfin, tout cela se dit, tout cela s'écrit à contre-courant de l'histoire réelle. À commencer par Ya'qûbï lui-même. Et d'abord, il participe, quoi qu'il en ait, de la philosophie du temps, qui est au sic transit gloria mundi. Commentant la chute des Tàhirides au Huràsân, il conclut qu'elle « montre bien la caducité des choses et la précarité des événements, de même qu'elle fait apparaître l'impuissance et la faiblesse » ( A . Il sait très bien, par ailleurs, à quelles forces de désagrégation est soumis cet empire de Bagdad dont il s'entête, envers et contre tout, à chanter la gloire : son propre trisaïeul a payé de sa vie sa participation au complot qui devait aboutir à la sécession idrisside au Maroc, et il ne peut pas ignorer non plus l'autre révolte, celle des Umayyades d'Espagne, ni, en Égypte, la quasi-indépendance des Tùlûnides 61. IHW, I, 154-155, 180-181. 62. YA'Q, 233-237. 63. QUD, 234; FAQ, 6; MAS (p), §395, 522, 986-987; MAS (t), 5Ssq. \ TA'À, 105-

107; Gâhiz, Manâqib at-Turk, 16.

64. YA'Q, 308.

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dont il vante les fastes passés 65 . Et tous ces autres qui, bientôt deux siècles après la fondation de Bagdad, exaltent la ville et son pays d'Irak comme si rien n'était arrivé depuis, font comme Ya'qùbî : ils se mentent à eux-mêmes, sauf à lever parfois un coin du voile. Ainsi en est-il d'Ibn al-Faqïh, lequel reprend de vieilles traditions et assigne aux cités leurs destructeurs futurs : « Dans les livres, nous trouvons que la terre tout entière sera dévastée quarante ans avant la Syrie, que la Mekke sera ruinée par les Abyssins, Médine par la famine, al-Basra par l'inondation, al-Kûfa par l'abandon, les Gibâl par la foudre et les tremblements de terre, le Hurâsân par diverses calamités, qu'ar-Rayy sera prise par les peuples du Daylem et du Tabaristân, que l'Arménie et l'Àdarbaygân périront sous les sabots des chevaux de guerre, le feu du ciel, les tremblements de terre, et subiront des violences qu'ils seront seuls à subir, que Hulwân mourra de la même mort que Bagdad... » 66 Voyez encore Mas'ùdî, chez qui l'exaltation des époques heureuses va de pair avec le regret des temps présents, l'Islam ne faisant pas autre chose que s'aligner sur la plus vieille loi du monde, à savoir la décadence qui suit inéluctablement l'essor et la gloire; à propos de révoltes en Chine, il écrit : « Pendant cette guerre, les gouverneurs de chaque contrée s'étaient rendus indépendants dans leur province, comme les chefs des satrapies après qu'Alexandre, fils de Philippe de Macédoine, eut tué Darius, roi de Perse, et comme cela se passe encore aujourd'hui chez nous, en 332/943. » 6 7 Du doute à la désillusion, de la désillusion à l'inquiétude avouée : vers la fin du iv e /x e siècle, les géographes vont franchir le dernier pas. Commençons par MuqaddasI. La mort du Bûyide 'Adud ad-Dawla lui fait reprendre des vers chantés par ce grand prince à l'agonie : des palais somptueux à la tombe, rien ne reste des rois 6 8 . Le thème est banal, mais il se renforce maintenant au spectacle de l'actualité. Tout part ici, en un sens, de la situation créée par le nouveau califat du Caire, pour lequel l'auteur n'est pas sans sympathies, c'est le moins qu'on en puisse dire 6 9 . Au reste déclare-t-il sans ambages que « Bagdad est ainsi effacée jusqu'au jour du Jugement » 7 0 . Que le Caire puisse un jour, lui aussi, glisser à la décadence, on ne nous le dit pas. En revanche, on insiste sur Bagdad, et les éloges qu'on lui décerne 71 semblent bien de pure

65. Cf. l'eulogie sur la dynastie, YA'Q, 371-372. 66. FAQ, 257-258. Au lieu d ' « abandon » (tark), on peut lire aussi « Turcs » (turk). Les Gibâl (montagnes) sont le haut plateau iranien, ar-Rayy l'ancienne Rhagès, près dii site de l'actuelle Téhéran, Hulwân une ville située sur les confins irakoiraniens. La mort de Bagdad est précisée par un autre manuscrit (cf. trad. MasséPellat, 311, n. 1 : « un tremblement de terre qui la renversera de haut en bas »). 67. MAS (p), § 335 ; cf. également § 342, 349, 395, 504 (intéressant, avec facteurs de décadence, auxquels l'Iran résiste mieux, dans l'esprit de ce qui a été dit plus haut); MAS (t), 507; pour l'exaltation des époques heureuses, cf. MAS (p), VII, 275 sq., VIII, 113i9.; et, auparavant, H U R , 99-101. 68. MUQ, 449 i/,-450. 69. M U Q , trad., p. xxv-xxvm. 70. MUQ, 193; pour l'éloge du Caire, ibid, et 197, 199. 71. MUQ, 113, 119-120.

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forme, et sonner comme un regret du passé, car une fois refermée la page de gloire, vient immédiatement le constat de déchéance : l'Irak et Bagdad « régressent de jour en jour », et tout donne à craindre que la capitale ne devienne bientôt comme sa rivale éphémère, Sâmarrâ, « dans l'ignorance, la débauche, la corruption et la tyrannie générales » 7 2 . Le tout sous la double menace d'un péril extérieur, celui de Byzance, pressant sur les régions septentrionales et les rivages de Syrie, et d'une maladie interne : le peu de zèle dont les Musulmans font montre vis-à-vis de leur langue et de leur culture 7 3 .

Un pessimiste

résolu : Ibn

Hawqal

Les deux périls cités vont prendre, chez Ibn Hawqal, un relief beaucoup plus accusé. Vu de son côté, le pessimisme d'un MuqqaddasT apparaît plus ponctuel, moins systématique : est-ce la construction de l'œuvre, en son ensemble comme dans la rigueur du détail et du plan, province après province, qui rejaillit ainsi sur le propos, comme si faire tenir la mamlakat al-Islâm, sur la carte et dans le livre, en un bloc cohérent et sagement distribué, apportait à la fois la preuve et la conviction qu'elle « tient », en effet, dans la réalité? Toujours est-il que, dans sa nonchalance plus grande et son allure plus libre, l'ouvrage d'Ibn Hawqal laisse davantage prise aux occasions, innombrables, de la désolation. Constantinople se fait ici plus envahissante que chez MuqaddasT. Le livre, au propre, se lit comme une carte de l'invasion et des ruines. Sur des pages et des pages, on n'en finit pas de pleurer le malheur des temps 7 4 . Syrie du Nord et Haute-Mésopotamie apparaissent comme des territoires ravagés, le nom du général byzantin Nicéphore Phocas passant dans le texte 7 5 comme ses troupes sur le paysage : campagnes dévastées, qui laissent la place au retour des Bédouins, villes incendiées, populations réduites en esclavage, tribut payé à l'envahisseur, villages en ruines, disparition des caravanes, des régions entières perdues, des Chrétiens un peu partout, arrêtons là le triste refrain des calamités. Mais les Byzantins sont-ils seuls responsables? Ailleurs aussi, et même quand ils sont loin, le spectacle est navrant. Pour un sourire comme celui de l'Espagne, où « l'on ne trouve pas une seule mosquée délabrée » 7 6 , pour les splendeurs, déjà évoquées, de Samarqand et Buhârâ, ou la pastorale des montagnes d'Àdarbaygàn 7 7 , combien de ruines, depuis l'Irak jusqu'à l'Afghanistan ! 7 8 Alors, d'où vient le mal ? Aucun doute : du gouvernement. Heureux et rares les princes sages, les émules des Sâmânides du Hurâsân, qui paient

72. M U Q , 113 / / . , 120, 131. 73. M U Q , 152, 155