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French Pages 563 [574] Year 1980
La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES
Civilisations et Sociétés 68
ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES . PARIS MOUTON ÉDITEUR . PARIS . LA HAYE . NEW YORK
ANDRÉ MIQUEL
La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle Le milieu naturel
ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES . PARIS MOUTON ÉDITEUR . PARIS . LA HAYE . NEW YORK
Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique
Copyright 1980 by École des Hautes Études en ScienceB Sociales & Mouton Éditeur I S B N : 2-7132-0705-3 (EHESS) 2-7193-0468-9 (Mouton/Paris) 90-279-7847-6 (Mouton/La Haye) lmprimi
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France
Le paysage est non seulement un support naturel mis en œuvre par des techniques, mais aussi un groupement d'images à l'aide desquelles une collectivité s'actionne et se reconnaît elle-mime. Jacques Barque
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Mes deux précédents ouvrages 1 consacrés à la littérature géographique arabe visaient, le premier à replacer cette production dans la perspective de la littérature et de la culture arabes telles qu elles s'élaborent aux trois premiers siècles du califat abbasside de Bagdad, le second à entamer l'étude du contenu de ces œuvres. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui m'ont incité à commencer par les peuples étrangers ; elles me paraissent, je l'ai dit, pleinement fondées sur la chronologie même de la maturation de la géographie arabe. Mon but désormais, dans la mesure de mes forces, est de réserver ma vision au monde musulman stricto sensu. Ce qui emporte deux remarques. La première est que, s'agissant de monde musulman, la part essentielle, sinon exclusive, de nos observations sera empruntée à ceux-là mêmes qui ont fait, de ce monde musulman, l'objet, exclusif cette fois, de leurs œuvres. Je veux parler de l'école dite, par commodité, des masâlik wa 1-mamalik (les routes et royaumes), ou encore de l'atlas de Balhï, en l'espèce ceux qui, brodant sur le canevas d'une représentation imagée des principaux pays relevant de l'Islam, ont développé, de la carte au commentaire et du commentaire à la description étoffée, une peinture de l'Islam et de lui seul : Içtahrî, Ibn Hawqal et Muqaddasi 2. Je rappelle à ce propos une des bases de mon analyse : ces auteurs et les autres constituent tous ensemble, entre les années 850 et 1000 après J.-C., un corpus parfaitement homogène, de par les origines des auteurs sans doute, pour nombre d'entre eux, mais, plus encore, de par leur appartenance culturelle. Il s'agit, au vrai, d'une littérature moyenne : moyenne socialement, moyenne aussi par ses options poli1. La géographie humaine du monde musulman..., Paris-La Haye, t. I : Géographie et géographie humaine dans la littérature arabe..., 2 e éd., 1973 ; t. II : La représentation de la terre et de l'étranger, 1975. 2. A un moindre titre Ya'qfibï, qui est une sorte de préfigurateur de l'école {cf. sur ce point notre tome I, cité note précédente, p. 285 sq.).
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tico-religieuses, toutes orientées vers la conviction, la théorie et le désir d'un Islam rassembleur au delà de ses différences, moyenne enfin au plan du savoir. Sur ce dernier point, je relèverai que les auteurs de masSlik wa 1-mamâlik, plus que les autres encore, sont tout à fait représentatifs d'une connaissance à mi-chemin de l'expérience populaire et de la littérature savante de i'adab, d'une culture dont les racines plongent à la fois dans le quotidien le plus humble et les données livresques, d'un savoir soucieux de décrire le vrai comme de prouver, bien ou mal, que ce vrai peut être transmis selon les canons du pur et beau langage. Passionnants à ce titre, et plus que tous autres, les émules de Balh.1, en ce que, plus que tous autres, ils nous mettent à l'écoute de cette culture moyenne, et que, si cette culture est, grâce à eux, suffisamment élaborée pour que nous y percevions, à travers l'écriture, consciente ou non, certains concepts fondamentaux communs aux hommes de ce temps, cette même culture n'est pas, en revanche, suffisamment élaborée pour que, justement, nous soupçonnions, à travers lesdits concepts, l'intervention gauchissante et peut-être marginalisante d'un esprit hors du commun. Un des tests les plus probants de l'unité de cette littérature est, précisément, celui de concept de monde musulman, et nous ne nous étonnerons pas, en l'espèce, que ce soient les auteurs de masâlik wa 1-mamâlik qui symbolisent, ici plus encore qu'ailleurs, cette unité. La seconde des deux remarques que j'annonçais plus haut tient, de fait, en une interrogation : sommes-nous fondés à parler de monde musulman, en d'autres termes, et selon les bonnes règles d'une étude de mentalités : ce monde musulman n'est-il, pour l'exposé du contenu des œuvres, qu'un découpage commode, arbitrairement choisi par moi aujourd'hui, ou répond-il, dans l'esprit des hommes qui peuplaient alors ce monde, à quelque chose de profondément et réellement ressenti ? La réponse n'est pas douteuse : d'auteur à auteur, et du IIIejIXe siècle à la fin du IVe¡Xe, on suit, d'une façon admirablement précise et graduelle, la gestation, l'émergence, l'éclosion enfin du concept. Suivant, avec le décalage propre aux phénomènes culturels, le cours même de l'histoire, la mamlakat al-'Arab et la mamlakat al-'Agam des premiers écrits rassemblent toutes deux, chez les géographes de l'école de Ballû et plus particulièrement chez Muqaddasî, le « domaine » des Arabes et celui des non-Arabes en un domaine unique, dit de l'Islam : mamlakat al-Islam, parfois, tout simplement : al-mamlaka; non pas même « notre domaine, à nous musulmans », mais, avec un D majuscule, si j'ose ainsi m'exprimer : le « Domaine » Au reste l'effacement joue-t-il parfois en sens inverse, au profit de l'autre mot, al-Islam, pris dans l'acception de « monde musulman » 2. 1. Sur les détails de cette évolution, cf. notre t. II, cité, p. 525-528. 2. Cf. MUQ, 2, 10, 19, 23 (n. q de 22), 24, 35, 36 (2 ex.), 37, 46, 57, 76, 280 (n. o) et passim (notamment 101 : c eaux de l'Islam », 116 : « parcourir l'Islam », 175 t
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On pourrait, à ce propos, considérer avec détachement les scrupules des savants contemporains qui tiennent à distinguer, de V Islam, en tant que religion et ses manifestations dans l'ordre du culte ou de la pensée, le monde musulman défini comme l'espace géographique où l'Islam est majoritaire, sinon exclusif. Nos auteurs n'avaient pas de ces scrupules mal placés et le code linguistique employé par eux était, en sa souplesse même, religieux parfaitement clair, qui appliquait le même mot au phénomène et au monde — pas entièrement musulman : ils le savaient et l'écrivaient mieux que personne — qui relevait d'un pouvoir politique fondé sur cette croyance. Mamlaka ou Islam, peu importe. Et peu importe aussi qu'avec le même retard déjà signalé, ce concept arrive à sa pleine clarté au moment même où l'édifice qui l'inspire se craquelle avant de laisser place, l'an mil et le Turc venus, à des pays musulmans, à des espaces musulmans, à des mondes musulmans peut-être. L'essentiel, encore une fois, est que notre corpus lui-même nous invite à la description d'un monde saisi comme un ensemble, cohérent au delà des vicissitudes politiques, des aléas de la route caravanière ou de la mer, des fluctuations du rite, parfois du dogme. Le concept et le mot de mamlaka existent, ils tiennent l'un à l'autre. A nous de les saisir quand il est encore temps : car ils vont bientôt disparaître de notre géographie. Cette longue promenade en pays musulman, aux approches de l'an mil, nous l'entamerons en questionnant d'abord le milieu naturel. On s'étonnera sans doute qu'une étude globalement intitulée « géographie humaine du monde musulman » s'intéresse ainsi, par priorité, à ce qui n'est pas l'homme, à savoir le sol, l'eau, l'air, les plantes et les bêtes. En fait, comme je m'en suis déjà abondamment expliqué1, l'homme est partout présent dans cette littérature. Rien de moins gratuit, dirions-nous aujourd'hui, que la vision qu'il porte sur les choses et les créatures vivantes qui l'entourent. La roche, l'animal ou l'arbre sont saisis moins en eux-mêmes qu'à travers les rapports qu'ils entretiennent avec nous : leur utilité ou leur nocivité, ou, plus subtilement, l'interrogation qu'ils nous adressent sur leur place — et la nôtre — en ce monde, et sur le projet du Créateur à travers eux. Non, rien n'est décidément moins indifférent que cette géographie. Et si nous commençons par la terre, c'est qu'elle est, vue sous cet angle, l'élément à la fois le plus inerte et principiellement le plus nourricier, le plus obscur peut-être et en tout cas le plus vital, celui dont nous sommes si évidemment pétris tout en la ressentant, parfois, comme un corps étranger qui nous agresse par l'un ou l'autre de nos sens. Ainsi, après la terre « l'eau la plus légère en Islam », 241 : < les montagnes des Musulmans ») ; cf. aussi, par exemple, IST, 133 (HAW, 401) ; HAW, 472. 1. Cf. op. cit., t. I, p. x-xi, 278-282 et passim, t. II, p. XI-XII, 74, 85 et passim.
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conçue comme entité dans l'univers, après la terre conçue comme le domaine des hommes réparti entre les fils d'Adam, toutes choses déjà étudiées ce ne sont plus les yeux seuls que nous porterons sur elle, mais aussi nos pas, nos mains, notre cœur même. Milieu naturel de la mamlaka, ai-je annoncé il y a un instant. Pourtant, ce milieu n'est pas un tout isolé, pas plus que la mamlaka n'est, dans le monde, coupée des peuples qui l'entourent. La nature de VIslam, pour parler comme nos géographes, est, selon les cas, celle qu'il partage avec l'étranger ou la sienne propre. L'une et Vautre nous intéressent ici, évidemment, quitte à souligner, le cas échéant, les appartenances communes à la mamlaka et au dehors. La seule nature que nous récuserons ici sera celle qui relève exclusivement de l'étranger : au demeurant en avons-nous déjà traité 2. Quelques mots encore pour clore ces préliminaires, sous forme d'une question générale de méthodologie. Comment lire ces textes ? D'abord, c'est l'évidence, à plusieurs niveaux. Ils peuvent, de vrai, par l'écriture la plus simple et la plus claire, nous présenter le monde, le décrire ou le noter, comme on voudra, sans autre souci que d'objectivité. Ils peuvent aussi le re-présenter, à eux-mêmes ou à nous, mais ici il importe de voir clair, autant que faire se peut, entre l'écriture volontaire et celle qui ne Vest pas, entre la représentation parfaitement consciente et celle qui vient des hésitations, des réticences, voire des silences, entre ce que le texte se propose de dire et ce qu'il trahit sans le vouloir, entre l'effort délibéré de réflexion pour discerner, au delà du donné présenté, une organisation, un sens, une structure, et l'étonnement où serait, aujourd'hui, cette géographie, si nous lui présentions cette organisation, ce sens, cette structure pris à ces mêmes textes, mais sans qu'elle y eût jamais pensé. De ce point de vue, et pour s'en tenir à ce seul exemple, les mécanismes, les automatismes de l'écriture peuvent tout aussi bien naître d'un propos délibéré de s'attacher systématiquement à tel ou tel point de la description et , « crêtes ». 2. Sur ce système, cf. BGA, IV, 184. 3. MUQ, 85, 175, 200 (et n. J). Pour Û5 (HAW, 513), le texte dit que la ville est « collée » à une montagne surmontée d'un poste d'observation li t-Turk : Wiet (trad., p. 490) fait appartenir ce poste aux Turcs. Il est plus normal de comprendre : pour les Turcs, c'est-à-dire, pour veiller au danger turc, d'autant qu'on ne comprendrait pas qu'en situation aussi favorable, les Turcs en soient réduits à garder (tuhrasu) en ce lieu légumes et bétail, comme si c'étaient eux les assiégés. Pour clore ces références, on se rappellera également le complexe fortifié, entre montagne et mer (Caspienne), de Derbend (Bâb al-Abwâb), aux limites de l'Islam : cf. Géographie II, 263. 4. HAW, 225. Sur ce type de villes, cf. HAW, 222, 228, 454 (pour un ribâf), 449-450 ; MUQ, 167, 229, 234, 291, 303 (n. d de 302), 308, 311. On se rappellera aussi, en dehors de l'Islam, La Garde-Freinet (HAW, 204 : cf. Géographie I I , 379). 5. IÇT, 98 ; HAW, 310 ; MUQ, 471 (à propos des populations des monts d'alBâriz, au Kirmân). Les deux premiers auteurs, non sans quelque contradiction dans leur propos, appliquent aussi (ibid.) la formule aux Balfis, qui vivent sur les basses pentes des monts des Quf?. 6. Pris à MUQ, 34, 35 (n. h), 173 (n. d), 309-310.
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tagnes », est aussi celui « de la justice véritable, des spéculations bien m e n é e s d e s coutumes remontant parfois aux premiers temps de l'Islam des usages qui réjouissent le cœur ; ici, point de gouverneurs despotiques, point d'attitudes dévoyées ; tout ce qu'on perçoit sur les riches va aux pauvres et, pour quiconque commet un délit, c'est ou bien le pardon, ou bien le châtiment prévu ; au reste, ce sont gens droits et vertueux, pétris de la meilleure argile, et qui justifient le mot du Prophète, selon lequel on a les gouvernants que l'on mérite ». Et la nature aussi, faudrait-il ajouter dans le cas présent. Car tout ici s'accorde : à peuple sage, terre heureuse et féconde, et le roi qui les résume si bien tous deux, ce roi dont le nom figure parfois dans celui du pays (ôarg as-Sâr : la montagne du roi), est lui-même un modèle de rectitude et d'équité. Il arrive pourtant que ce décor paradisiaque ait son envers : le désir qu'il peut susciter chez les autres, ceux d'en bas ou ceux qui passent par-là, mais aussi, et pour prix, peut-être, de la sécurité du refuge, la rudesse des conditions de vie, et notamment, on l'a dit, l'exaspération de la nature vers le froid. Dans ce cas, moins fortuné que ses frères des montagnes plus clémentes ou plus sûres, l'homme des hautes terres 3 est, de naissance, un lutteur, et l'énergie 4 le trait dominant de son caractère : une énergie qui, venue des nécessités de la défense contre les hommes ou le milieu, tourne parfois à la rudesse, guerrière de surcroît. Témoins ces gens du Daylem 6 qui, en fait d'élégance, de savoir et de religion, pratiquent l'autorité, la rudesse virile, la terreur et cette hardiesse des armes qui leur permet de tenir à distance les armées les mieux organisées 6 , mieux même : de poursuivre celles-ci jusqu'au cœur de l'Empire musulman, jusqu'à ce pouvoir califien dont les Bùyides, issus de ces montagnes, s'assureront la tutelle au iv/x e siècle 7 . Ceux-là ne font guère qu'institutionnaliser, que stabiliser un mouve1. L'adjectif 'azïzï peut aussi, dans ce contexte, renvoyer à 'Umar b. 'Abd al'Azïz, calife uraayyade cité comme modèle de piété et traditionniste : cf. BGA, IV, 300. 2. Litt. : les coutumes des deux 'Umar, à savoir : les deux premiers successeurs du Prophète, Abu Bakr et 'Umar. 3. E t parfois aussi les bétes : formule intéressante que celle de MUQ, 462, où il est question de « montures de montagne (dawàbb gabaliyya) habituées à ce genre d'ascension ». 4. MUQ, 354 (n. a). 5. MUQ, 355, 356, 360. 6. Sur les mots labdqa et alïf, cf. BGA, IV, respectivement p. 347 et 180-181. Quant au terme de dawla (plutôt que dûla : malheur, infortune), il réfère évidemment au goût des Daylémites pour une autorité forte : allusion à la dynastie (dawla) des Buyides, dont il va être question. 7. MUQ, 399 i.f.-400, qui constitue, avec retour à la peinture du caractère de ces Daylémites, comme la conclusion aux pages précédemment citées.
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ment qui, appelé ailleurs brigandage, jette régulièrement, hors de leurs repaires montagnards, des populations qui y reviennent aussitôt leur coup fait. Montagnes peu amènes sans doute, puisque incapables de fixer les hommes. Car le goût du pillage n'explique pas tout. Dans l'austère Kirmàn et le grand désert de Perse, en tout cas c'est bien cette agressivité, d'hier ou d'aujourd'hui, qui domine 2 . A part, les gens des monts d'al-Bâriz, tout à fait tranquilles ; puis, sur les basses pentes des monts des Qufs, les Balfis, les pires de tous, mais assagis, matés par l'autorité bûyide ; enfin, dans ces mêmes montagnes, les Qufs (Kûg), terrorisés, paraît-il, par les précédents (avant qu'on les ait mis au pas ?), mais qui semblent, eux, s'en donner à cœur joie. Muqaddasï, qui les a connus, les décrit en ces termes : « Ces Qufs viennent dans le désert depuis les montagnes du Kirmân ; ce sont des vauriens 8 , aux figures sauvages, aux cœurs cruels, des gens hardis et rudes, qui n'épargnent personne : loin de se contenter du butin, ils tuent tous ceux dont ils s'emparent, à coups de pierre, comme on le ferait de serpents. On les voit maintenir la tête de leur victime sur une pierre plate et la frapper ainsi jusqu'à ce qu'elle éclate. Quand je leur demandai la raison de ces agissements, ils me répondirent que c'était pour éviter de gâter leurs sabres. Rares sont ceux qui leur échappent. Ils ont leurs repaires dans des montagnes inaccessibles, et chaque fois qu'on les empêche d'opérer ici, ils s'enfuient ailleurs. » La montagne : une histoire sacrée ou mythique Refuge ou repaire, enchanteresse ou redoutable, la montagne n'est jamais indifférente à l'homme. Et pas seulement à ceux qui y vivent, s'y forment ou s'y retranchent, paysans, militaires ou brigands. Mais, tout aussi bien, à ceux qui ne font qu'y passer, que la voir même. Car c'est cela qu'elle est d'abord : visible, comme le signe et l'effet, il faut y revenir, du projet du Créateur sur la terre. Avant de nous intéresser par son rôle dans une histoire en train de se faire, elle nous a déjà saisis par son appartenance à l'histoire de toujours. Que les hommes des temps héroïques l'aient choisie pour y vivre — parfois, comme ceux d'aujourd'hui, pour s'y retirer — ou que Dieu lui-même ait décidé de la charger d'une part essentielle dans l'histoire, toujours renouvelée, du salut, la montagne fixe autant l'esprit que le corps des hommes, leurs souvenirs autant que leurs soucis quotidiens. J ' a i déjà évoqué 4 la mémoire la plus récente de cette histoire, celle 1. Cf. aussi, en plus succinct, l'évocation des Aurès, dans HAW, 84 i.f.-85. 2. IÇT, 98 ; HAW, 310, 402 ; MUQ, 471, 488-489, 493 (et n. m), 494 (n. s de 493). 3. Là ¡laldqun lahum : cf. Dozy, Supplément, I, 399. Autre supplice pratiqué en ces régions : la course, pieds nus, sur vingt parasanges : MUQ, 489.
4. Supra, p. 10, 21, 36.
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qui naît, avec l'Islam, en Arabie. Ajoutons ici, au Muqattam, les traditions relatives à la conquête de l'Égypte, et la grande ombre du calife 'Umar sur le mont des Oliviers l . Et puis, remontons les siècles. Je parlais plus haut de signe visible ; en voici un autre, non plus pour l'histoire cosmique, mais pour celle de la foi : les tells. Ibn Hawqal nous en donne comme le modèle : « des collines de cendre, pareilles à de grandes montagnes et dont le versant s'étire sur près d'un mille ». Exagération sans doute, mais ces cendres sont à la mesure d'une histoire immense : celle de Nemrod ou d'Abraham, au Fârs 2. On dira aussi que ce sont là élévations artificielles : et ainsi, de vrai, définissons-nous aujourd'hui ces tells qui ponctuent l'espace et le temps de l'Orient. Mais pourquoi, alors, les assimiler à des montagnes, à supposer que leur taille permette cette identification ? Parce qu'ils sont effectivement devenus des montagnes comme les autres, une fois leur origine oubliée ? Or, il n'en est rien, puisque la mémoire garde avec vigilance le souvenir de cette origine. La raison est qu'il faut les appeler montagnes parce que seules la montagne et la masse, un de ses traits essentiels, peuvent s'accorder, peut-être au prix d'une certaine exagération, à l'ampleur de l'événement passé. Voici, en tout cas, des hauteurs naturelles investies par l'histoire sacrée 8 : sur le Gûdï, on l'a vu, s'arrêta l'arche de Noé ; sur le mont des Oliviers, ou dans les parages, Adam reposerait, et Jésus serait monté aux cieux ; à Tell Tawba, en Haute-Mésopotamie, un oratoire rappelle le souvenir de J o n a s 4 ; au pays de Loth, une petite montagne garde l'empreinte du corps d'Abraham ; le Muqattam porte un édifice qui serait le four du Pharaon ; Jésus, seul ou avec sa mère, est associé au Qâsiyûn, qui domine Damas, ou à une colline d'Égypte ; l'Arabie, en ses montagnes, garde mémoire du prophète Sâlih envoyé au peuple infidèle et entêté des Tamûd ; enfin, au dévers steppique du 1. FAQ, 59 ; MUQ, 186. 2. HAW, 297 (d'après I§T, 91, avec quelques modifications ; cf. Schwarz, Iran, I, 4) ; MUQ, 122, 130, 445. 3. Cf. supra, p. 17 et 21 ; RST, 116-117 ; IÇT, 42 ; HAW, 160 ; MUQ, 46, 136, 146, 151 (sur la « colline de Jésus », le &abal al-ùalîl (Galilée), et ses localisations possibles selon les traditions du temps, cf. YSqut, Buldân, II, 157-158 — qui cite Ibn al-Faqïh dans sa version complète, inconnue de nous aujourd'hui —, et MUQ, trad., p. 148, n. 16), 152 i.f.-154 (sur les sept Dormants, cf. trad., § 123-127), 172, 173 (trad., p. 201, n. 229), 209 (trad., dans Annales islamologiques, XI, 1972, p. 132, n. 172). Sur les sept Dormants, cf. Géographie I I , 460-461, et A. Lescot, « Un sanctuaire des Dormants en Jordanie », REI, XXXVI, 1968, p. 3-9. Enfin il faut noter que le Gabal Çiddïqâ dont parle MUQ, 186 et 188, est peut-être en relation avec l'histoire de la descendance de Çâli^i, le prophète des T&mûd : cf. MUQ, trad., p. 237, n. 109. 4. Cette « colline du retour » [tawba) rappelle évidemment le retour de Jonas à Dieu, son repentir, et celui de Dieu vers les hommes, son pardon accordé à Jonas et aux habitants de Ninive.
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pays d'Amman ou dans les replis souterrains des hautes terres d'Anatolie que l'Islam rêve de faire ou de refaire siennes, reposent les corps des sept Dormants. E t puis, il y a ces montagnes qui, non contentes d'avoir porté, un jour, une fois, l'histoire du salut des hommes, la vivent, dirait-on — avec d'autres dont ce serait, pour le coup, la seule fonction — dans la continuité du temps, jusqu'à ce dernier jour qu'elles annoncent et qui les verra, le moment venu, être ses témoins. Montagnes du Paradis, déjà évoquées 1 , Muqattam lui aussi marqué du signe paradisiaque et haut lieu de la piété populaire pendant les nuits du vendredi 2, chaînes du Liban méridional, où chaque année ramène les foules autour d'un oratoire 8, Gabal Radwâ où vit, en attente de son retour comme Mahdî, le fils de la Hanafite 4 , sommets d'Arabie abritant quatre-vingt dixneuf sources — autant que les noms donnés à Dieu — et d'où surgira, à la fin des siècles, un signe, peut-être de feu 6, hauteurs d'Iran portant les pyrées de la flamme éternelle ou la coupole du centre du monde a , toutes ces montagnes-là, exhaussées dès les origines, lorsque se révéla, en elles et leurs sœurs, le plan divin de la création du monde, puis exaltées par la dévotion des hommes, vivent à la fois du souvenir de la terre en son enfantement et de l'attente des gloires dernières. Plus hauts qu'elles toutes, à n'en pas douter, le Sinaï et Jérusalem. Le premier a reçu en dépôt l'olivier dont parle le Coran, l'arbre cosmique puisque aussi bien il n'est ni d'est ni d'ouest, pas plus que la montagne, éminemment sacrée, n'est à rattacher, de façon sûre, à l'Arabie ou à l'Égypte 7. Quant à la Terre Sainte, qui « est constituée de montagnes », elle porte, en son centre, Jérusalem, « vers laquelle il faut monter de tous les points de Palestine » ; et ici encore, au mont des Oliviers, nous retrouverons l'arbre cosmique, associé à un sol blanc qui préfigurerait celui de la Résurrection 8 . Reste une montagne 9 , célèbre entre toutes, et visible depuis les horizons les plus lointains de la terre et de la mer, une montagne, pourtant, que l'Islam n'a pas réussi à investir de sa propre histoire ni de celle, immémoriale, du salut. Car la place, ici, était déjà prise, par un Iran tenace, passionnément accroché à sa tradition. Dans son appétit 1. Supra, p. 10 Ï./.-11. 2. FAQ, 59 ; MUQ, 209. 3. MUQ, 188. 4. Supra, p. 21 i.f. 5. HAM, 79. 6. HAW, 365, 438 ; MUQ, 46. 7. MUQ, 46, 67, 193, 209. Cf. Coran, XXIV, 35, et MUQ, trad., p. 119, n. 7. 8. HAW, 171 ; MUQ, 46, 151, 172 (trad., p. 199, n. 217), 173, 186-188. 9. Il faut penser aussi à Qâf, la montagne mythique des extrémités du monde. Elle a fait l'objet d'autres réflexions, dans le cadre de notre étude générale de la terre : cf. Géographie II, 10, 80, 270.
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à consigner le trésor culturel de la civilisation qu'il incarne et qui entend rassembler les « nations » sous le double signe de l'expression arabe et de l'Islam, l'adab ne pouvait faire moins que d'enregistrer les légendes de la prestigieuse montagne, mais il n'a pu aller plus loin, ni réintégrer dans sa perspective à lui des récits décidément inséparables d'une histoire qui, quoi qu'il en eût, ne lui appartenait pas. Tout au plus, et faute de la récupérer à son profit, a-t-il tenté parfois de jeter sur elle, on dira comment, les armes du doute. En vain. Car la légende était trop vivace, trop accordée, aussi, au goût d'alors pour le merveilleux, et il a bien fallu, sans trop de mal chez certains, s'en accommoder. Cette montagne, c'est le Dunbâwand (Demâvend), que nous connaissons déjà 1 , sous son apparence générale et par sa place dans le système orographique universel. Regardons-le maintenant de plus près, gravissons-le même, en compagnie d'Abû Dulaf Mis'ar 2 ou de certains explorateurs du cru, dont Ibn al-Faqïh nous rapporte le récit. Que voyons-nous ? Un dôme gigantesque, mais aplati en son sommet, là où les pieds s'enfoncent dans une sorte de sable 3 : de la lave pulvérulente, la cendre du volcan, à l'évidence. Toujours au sommet, trente excavations ouvertes dans un sol tout jaune du soufre qu'elles crachent en ronflant, et qui s'enflamme sous l'action du soleil. Le même soufre teinte de sa couleur violente toute une rivière qui sort des entrailles du monstre. Car c'est bien d'un monstre qu'il s'agit, géant enfermé sous terre, dont la montagne cache le corps et crache l'haleine : la légende ne pouvait qu'être à la mesure de ce dôme énigmatique, splendide, vertigineux, isolé et fumant. Mais face à elle, plusieurs attitudes sont possibles. On est libre, d'abord, de n'y pas croire et, qu'on la signale ou non, de la traiter de pure sottise, comme fait Istafcrï 4 , ou de s'appliquer, avec Abu Dulaf Mis'ar, à en démythifier les données. Le souffle du géant ? Non pas : les émanations naturelles du sol. Des grognements ? Rien que le bruit de l'air chassé depuis les profondeurs de la montagne. Les yeux du monstre ? Simplement le feu du volcan. A l'opposé, on peut croire, dur comme fer, au récit merveilleux, à 1. Cf. supra, p. 13. Sur le Dunbâwand, sa région et ses légendes, cf. 9 U R , 118 ; QUD, 244, 250 ; RST, 97, 106, 151 ; FAQ, 274-279 ; MAS (p), § 204-205, 537-538, 1115 ; MAS (t), 68, 74, 123-124, 142 ; MAQ, III, 146-148 ; MIS (b), 33-34 ; Hud, 135 (et 375) ; ISJ, 123 ; HAW, 371, 372, 380 ; MUQ, 384, 386, 392 (n. a), 398, 400. Cf. également M. Streck, dans El (2), II, 108-109, et Blanchard, dans Giogr. univ., VIII, op. cit., 138. 2. A moitié seulement, de son propre aveu, mais « au prix de sa vie ». 3. Rouge, précise Mas'udl : la tonalité générale du volcan est sombre, et due au trachyte, une roche porphyroïde. 4. Hamâqât, dit-il à propos des récits relatifs au Dunbâwand, tout en les évoquant (car il est iranien d'origine, et attaché aux traditions de son pays : cf. Géographie I, 293. Mais ici, décidément, son esprit scientifique l'emporte), laconiquement il est vrai. Ibn Qawqal et Muqaddasï gardent là-dessus un silence complet.
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commencer par cette tradition iranienne qui l'a forgé. Enfin, entre les deux, il y a la géographie de ï'adab, qui ne laisse pas, avec Ibn al-Faqïh, de nous proposer une fois de plus, et telle quelle, l'ambition d'un esprit soucieux de ne rien laisser perdre. D'un côté, les faits, la montagne telle qu'on la voit et connaît. De l'autre, la légende, décidément trop belle, et qui se taillera, dans le texte, la part du lion. E t puis, comme il faut bien que tout cela coexiste, l'envoûtement volontaire, le recours au témoignage direct, à l'observateur dont on recueille les dires et qui, franc comme l'or, vient tranquillement et hardiment vous convaincre, non pas du naturel, mais du merveilleux : pas vrai, ce qu'on raconte ? Allons donc : mais je l'ai vu, de mes propres yeux. Or donc, à l'origine, un de ces rois maudits, magiciens et fourbes comme la légende seule sait en produire : ad-Çahhâk (Zuhâk), appelé aussi Bîwarâsb. Il est bafoué, détrôné et pris par Afrïdûn (Farîdûn), haut de neuf lances, qui l'enchaîne à une montagne. L'autre s'envole avec. Rattrapé et assommé, il est enfermé dans le Dunbâwand, confié à un gardien, Armâ'ïl, lequel est commis au soin de le nourrir, chaque jour, de la cervelle de deux êtres humains. Mais bientôt, Armâ'ïl peut laisser la vie sauve aux victimes désignées : par les soins d'un enchanteur, la nourriture est bloquée dans les entrailles du captif, ainsi condamné à s'en satisfaire jusqu'à la fin de ses jours. Sur la montagne, tout un peuple de forgerons abattent leurs marteaux sur des enclumes, régulièrement, d'heure en heure, assortissant leurs coups de paroles consacrées : c'est leur travail qui redonne chaque fois leur épaisseur première aux chaînes que le prisonnier s'applique continuellement à ronger. Pour fêter sa victoire sur l'ennemi, Afrïdûn institue la fête automnale du mihragàn, une autre version faisant périr ad-Pahhâk et coïncider sa mort avec la fête de l'an neuf, le nawrûz. Voici maintenant les choses vues, ou du moins prétendues telles. La montagne enfante des monstres : des loups énormes, comme des mulets, des oiseaux de la taille d'une autruche, qui se jettent, pour les dévorer, sur des vers aussi gros que des troncs de palmier, dévalant vers la plaine depuis les neiges éternelles. Vers le sommet du mont, du côté de l'orient, une énorme grotte barrée d'une porte de fer aux clous dorés, avec une inscription indiquant la présence, plus haut encore, de sept portes de fer dont chaque battant est muni de quatre serrures et dont les montants offrent cette autre inscription : « Il y a une carrière qu'on parcourt jusqu'au bout et une limite qu'on ne dépasse pas. Que personne ne s'avise d'ouvrir une de ces portes, car, de par cet animal, il tomberait sur le monde un malheur que vous n'écarteriez pas et qu'aucune de vos ruses ne conjurerait. » 1 1. FAQ, 277-278 ; trad. (posthume) de H. Massé, revue par Ch. Pellat, Damas, 1973. L'animal dont il est question est, ainsi que le prouve la suite du texte, le
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Le Dunbâwand est ici, au plein sens du terme, montagne cosmique, par le feu — de Vulcain ou des Nibelungen — qu'il abrite, par toute une histoire en germe, associant le savoir et le malheur, comme la boîte de P a n d o r e p a r le nombre quatre renvoyant à la symbolique du monde terrestre, par les limites mêmes, enfin, qui sont assignées à l'aventure humaine. Les tentatives de l'Islam pour réintégrer la légende à sa propre vision du monde apparaissent ici, comme on l'a dit, bien timides : la tradition selon laquelle Salomon aurait emprisonné dans le Dunbâwand un génie coupable de lui avoir dérobé son sceau pèse peu — quelques lignes contre plusieurs pages, chez Ibn al-Faqïh — en face du récit iranien. Mieux même : c'est finalement ledit récit qui s'approprie, pour son propre corpus, quelques-uns des grands noms de l'histoire musulmane, ceux des califes al-Mahdî, Hârûn ar-Rasîd et al-Ma'mun Est-ce à dire, pour autant, que l'Iran s'assure ainsi, par le poids de sa montagne la plus prestigieuse, un quelconque avantage en matière de traditions sacrées, païennes ou non, relatives aux sommets de la terre ? En réalité, et même si le Dunbâwand appartient à l'histoire non arabe et pré-musulmane, il ne continue pas moins d'appartenir à l'espace de l'Islam. Et surtout, face à cette montagne où l'Iran dépose, mais aussi bloque, dirait-on, son trésor, l'Islam, lui, égrène le chapelet de ses montagnes propres, dont le nombre et la sainteté entendent bien, maintenant et pour l'avenir, faire pièce au grand volcan, au géant maîtrisé mais qui n'attend, peut-être, que de libérer sa force, à l'image du pays qu'il domine et incarne s . Désert et déserts J'ai évoqué plus haut 4 les trois grands espaces désertiques de l'Islam : Sahara, Arabie, Perse. Le moment est venu de reprendre cette classification pour tenter d'éclairer le concept même de désert. Concept ou concepts ? Car il n'est pas sûr que la même image s'applique à toutes ces solitudes, qu'il existe, par conséquent, une seule image pour un désert sans nuances. Comme le dit fort bien l'auteur des Hudûd algéant prisonnier. Le thème de la porte marquant la limite du monde des hommes se retrouve dans la légende de Gog et Magog : cf. Géographie II, 500 sq. 1. Le mythe iranien relie entre eux, mais par d'autres voies, les mêmes éléments (feu, malheur, savoir) que le mythe grec (Pandore a été créée par HephaïstosVulcain ; Épiméthée, qui ouvre la boite, est frère de Prométhée, créateur de l'homme et voleur du feu divin). 2. Une autre tradition, marginale elle aussi, fait du prisonnier un dragon & sept têtes, issu d'un tyran pourtant repenti (FAQ, 278 ('./.). Pour d'autres légendes, qui ne se trouvent pas dans nos textes, cf. M. Streck, dans El (2), II, 108-109. 3. Cf. son rôle dans la littérature iranienne renaissante, Shâh-nâmè notamment : références dans Streck, ibid. 4. Supra, p. 9.
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*âlarn 1 : « Toute terre qui renferme des sables, ou encore des sols salins, mais sans montagne, ni eau vive, ni champs, est appelée désert. Toutefois, ces déserts ne peuvent se décrire en des termes identiques : certains sont vastes, d'autres limités. E t de même pour les différents sables qu'on y trouve : vastes ou limités eux aussi. » Force est donc, d'abord, de revenir à la terminologie, et d'étudier celle-ci dans les textes qui l'utilisent systématiquement, nous offrant, par là même, des fréquences aussi élevées et un échantillonnage aussi divers que possible des noms et des situations correspondantes. Dans cet esprit, u n e fois de plus, c'est aux géographes de la mamlaka, Istabrî, Ibn Hawqal et Muqaddasî, que l'on s'adressera 2. Commençons par le plus simple, le tïh (litt. : errance), employé pour désigner le désert du Sinaï, d'où son nom plus complet de Tïh Banï Isrâ'îl 8 , qui forme la limite entre Syrie, Arabie et Égypte ; décrit avec cette dernière, il occupe pourtant une situation à part 4. Étendu sur quarante parasanges, soit deux cent trente kilomètres 6 , il est fait t a n t ô t de sable, tantôt de terrains salins ou de sols durs, grès notamment 8 . On y peut voir des palmiers et des sources, celles-ci rares et dispersées. De tout cela, on le concédera, il y a peu à tirer pour une description générale du désert. Car le Tïh est d'abord u n lieu de l'histoire, à part ; il ne comporte pas en lui-même de définition géographique et il a besoin, comme prédicat, d'un autre mot, u n de ceux sur lesquels il nous faudra nous interroger plus en détail : harriyya, ainsi le désignent Istabrî et Ibn Hawqal 8 . Voici toutefois, auparavant, u n mot que nous connaissons déjà : sahrâ'. Nous l'avons défini comme référant à un terrain plat, non 1. Hud, 79. 2. Le cas du tableau offert par les Ifudûd (p. 79-82) est, à cet égard, particulièrement net. Dans l'esprit de cette œuvre, intermédiaire entre une géographie totale de la terre (fûrat al-ar4) et une géographie plus précise de la mamlaka, le tableau en question offre côte à côte tous les déserts connus, grands Ou plus réduits, ensembles ou sous-ensembles, mais il ne s'agit que d'une liste (ou, si l'on préfère, d'un commentaire d'atlas), soucieuse presque uniquement de localisation et de topographie, et en tout cas très peu riche — pour ne pas dire carrément exempte — de renseignements précis sur la notion même de désert. La définition donnée en exergue au tableau, et citée plus haut, se suffit une fois pour toutes à elle-même. 3. IÇT, 20, 39, 41, 43 ; HAW, 19, 132, 143, 158, 165 ; MUQ, 193, 209-210. 4. Cf. supra, p. 66, à propos du Sinaï. 5. L'estimation est exacte : c'est en effet sensiblement la plus grande largeur de la péninsule du Sinaï, et, dans l'autre sens, la distance du Sinai à la latitude d'IsmaJIia, la partie plus au nord constituant, selon nos auteurs eux-mêmes, une région de l'Égypte, le Gifâr (de la branche orientale du Nil à al-'AriS). 6. Simâq, sg. samaqa : cf. BGA, IV, 264. 7. Tïh est un des mas4ar du verbe tàha : c'eBt, au propre, (le lieu d') errance (des Israélites). 8. Mafâza peut-être chez Muqaddasî, mais le texte est altéré : cf. MUQ, 210 (n. a).
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seulement sans montagnes, mais même de texture parfaitement lisse, et situé en contexte aride Il importe maintenant de préciser en quoi et par rapport à quoi cette « plaine » est aussi désert 2 . D'abord, une surprise : jamais le mot n'est employé pour notre Sahara. L a raison en est simple : un si vaste ensemble déborde par trop le cadre spatial, toujours limité, de la sahrâ'. Sous ce nom en effet, on évoque, non pas le désert-roi, mais une portion de désert, chiffrée à l'occasion : par exemple, une ou trois parasanges de long, soit de six à dix-sept kiloc'est donc la plaine aride, mais circonscrite : aux mètres. La çahra, abords d'une ville, ou à un canton isolé au sein d'un massif montagneux, ou, mieux encore, à telle ou telle partie d'un vrai, d'un grand désert celui-là ( m a f â z a ) . Limites, donc, mais limites aussi, peut-être, dans l'aridité. Sans doute Muqaddasï, évoquant ses aventures, dit-il : sihtu f ï l-bardrl (j'ai vagabondé dans les barriyya et erré dans les wa tihtu f ï s-sahdrï sahrâ'), ce qui, d'une part, à travers l'ampleur évoquée de la pérégrination, semblerait doter la salira' de dimensions infiniment plus imposantes que celles qu'on vient de lui fixer, et, d'autre part, lui conférerait un caractère résolument désagréable, puisque ces voyages entrent dans le cadre des aventures, efforts, difficultés ou périls par où il fallut passer pour constituer la documentation du livre 3 . Mais n'attachons pas trop de prix à la formule de Muqaddasï : elle est tout entière dictée par le souci littéraire du morceau de bravoure en prose rythmée et rimée, et le second groupe (tihtu fï s-sahârl) n'est là, à l'évidence, que pour établir le parallélisme phonétique avec le précédent, dont nous reprendrons l'examen plus loin. L'aridité de la sahra n'est évidemment pas douteuse : à preuve la rocaille, fût-elle améthyste, dont elle est faite en Arabie, ou cette couleur grise d'une terre revêche qu'Ibn Hawqal oppose aux verdures somptueuses de Transoxiane 4 . Pourtant, ce sol-là n'est pas synonyme de stérilité absolue. Au Fârs, la route menant de Slrâz à Sîrâf passe par un caravansérail posé au beau milieu d'une sahra toute couverte de narcisses. En plein désert de Perse, une autre sahra se manifeste à l'attention du voyageur par quelques puits. Une autre encore, dans le Gibâl, apparaît un véritable havre de paix : le vent tient en respect, tout autour d'elle, les sables immenses au coeur desquels elle est nichée ; ici, des gens vivent de la terre et leurs troupeaux paissent sans dom1. Supra, p. 44. 2. Pour le propos qui nous occupe ici, nos références, qui s ' a j o u t e n t & celles de la note 6, p. 44, sont les suivantes : I S T , 26, 79, 136 ; H A W , 37, 283, 406, 473 ; M U Q , 44, 361, 396, 478, 494. 3. M U Q , 44 (pour l'ensemble d u passage, cf. ibid., 43-35). 4. H A W , 473, cité supra, p. 44, n. 6. Supprimer, dans la trad. Wiet, p. 455, 1. 24-25, la négation (« ne voie autre chose... que »), qui fait contresens.
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mage en compagnie des bêtes féroces. Enfin, ôâhi?, cité par Ibn Hawqal, se fait le défenseur de la beauté grise et âpre d'une terre tranchant sur les verdures avoisinantes 1 . Concluons : la sahra ne saurait soutenir la comparaison avec tels paysages de terroirs fertiles, nourriciers, abondamment cultivés et peuplés. Elle relève au contraire, et par son sol et par son environnement, de conditions arides : on aura remarqué, en particulier, qu'aucun texte ne l'associe à l'eau vive. Toutefois, et à l'inverse, elle n'est pas non plus la solitude totale, le vide absolu, le désert minéral : de celui-ci, elle n'a ni la folle étendue ni les terribles maléfices. Pauvre est-elle sans doute, et ce trait lui reste. Mais dans son exiguïté même, qui lui refuse les moyens d'une véritable et complète qualification, elle n'est que ce que le voisinage la fait : un vrai désert pour les habitants des terres riches qui peuvent la regarder, eomme Ibn Hawqal, avec dédain, un désert un peu moins hostile pour tous ceux qui viennent y reprendre un peu de vie et de souffle après avoir connu les pays de la mort. Le sable, lui, c'est la stérilité implacable. Avant même d'être un des constituants du sol, une roche, il est le désert. Ou du moins, dira-t-on, ce qui fait le désert, le vrai. Et tel est bien le cas, sans doute aucun, en de nombreux endroits du monde musulman, pour la description desquels le mot de raml est couplé, comme un pur prédicat, avec un terme référant, en principe, au désert : barriyya, bâdiya ou mafâza. Ainsi en va-t-il de notre Sahara, du Kirmân, du bas Irak ou des pays de l'Oxus 2. Mais, d'autres fois, le sable apparait seul, résumant, sans l'appoint de nul autre mot, la terre dépouillée de toute âme vivante et de plantes. Raml et son pluriel rimàl3 recouvrent ainsi des pans entiers de la carte ; des constructions, des villes, des régions même sont envahies, nous dit-on, ou cernées par l'étrange élément qui joue sur plusieurs registres, tantôt sol immobile, appesanti, étouffant tout de sa masse, tantôt aussi fluide que l'eau et se coulant par le moindre interstice, tantôt suspendu dans les airs, envahisseur léger et omniprésent. Exemple de choix : le pays de Zarang, au Sigistân, où il a fallu, pour se protéger, retourner le vent contre son allié naturel, en dressant de hautes barrières par-dessous lesquelles le souffle de l'air, en tempête, repousse le sable loin, très loin au delà du périmètre à 1. Gâhi? (cité, HAW, ibid., sous sa kunya d'Abû 'Utmân) ne parle pas, à vrai dire, de fafrrâ' (si du moinB Ibn Hawqal le cite textuellement), et le débat, en fait, s'élargit, au delà même de ce concept, à la beauté que donne ou non l'association des arbres à la terre cultivée. Il reste que, dans le texte d'Ibn Hawqal, la çahrâ' apparait (et avec son nom) comme une terre pas forcément stérile sans doute, mais loin, toutefois, de cette verdure vraie que donnent les vrais champs et les vergers. 2. HAW, 61, 153, 158, 452, 516 ; MUQ, 231, 243, 282. Cf. également ISH, 450452. 3. Parfois aussi le nom d'unité ramla : emplacement sableux, terrain sableux.
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protéger Cette présence insistante et multiforme ne saurait nous étonner, nous qui savons que, parallèlement à la grande dorsale montagneuse de l'univers, le sable en fait courir une autre, là encore d'un bout à l'autre de la terre 2. Sans doute, et contrairement à la montagne, ce sable, presque toujours, n'a pas de nom à lui ; ou plutôt, il n'a que le sien propre, celui de raml, seul ou associé aux mots du désert, on l'a dit, commun et inchangé, en tout cas, à travers les paysages qu'il marque de son empreinte. Autrement, il ne se désigne que par les noms des pays ou villes qu'il investit : sables de Nafzâwa, de Sigilmâsa, d'Awdagost, d'al-Qulzum, du Bahrayn, des régions d'al-Basra et d'Oman, d'as-Sihr, de Merv et de Saratjs, pour ne relever, de la longue liste établie par Ibn Hawqal 8 , que les seuls pays dont les noms apparaissent explicitement 4 , dans la construction syntaxique, comme compléments déterminants du même mot, raml. Il arrive pourtant que l'espace sableux se hisse, comme la montagne, à l'individualité onomastique 5 : ainsi d'al-Habïr, nom des sables qui courent de part en part de l'Arabie du Nord 6 , d'al-Ahqâf, qui désigne ceux du Hadramawt, et d'al-Gifâr, pour ceux qui s'étendent, en arrière de la côte, entre l'Égypte et les approches de la Palestine. De toutes ces données, il ressort que, si le sable indique l'aridité absolue, il lui ajoute néanmoins un certain nombre de connotations, dues à sa nature même, presque à son caractère, dirais-je : cette aridité-là est d'un genre spécial et sous-entend tout un arrière-plan fait de morgue et de sournoiserie mêlées, d'obstacles dressés contre la vie ou la circulation des hommes 7 , et, aussi, d'espace assez vaste, parfois, pour accéder à l'identité toponymique. Il est, au contraire, un mot qui note simplement, sans nulle interférence, l'idée de solitude, de désert : qafr, pluriel qifâr s , n'est jamais défini par nos textes, tellement il se suffit à lui-même, connu qu'il est pour référer à la solitude totale, à 1. Cf. flAW, 36, 39, 67, 86, 158, 253, 408, 513 et passim ; MUQ, 87, 231, 246, 281-282, 292, 306, 320 (n. s), 438, 459, 467, 488 et passim. Sur le sable envahissant, ici encore, mais dans le contexte d'une association entre les mots de raml, d'une part, et de barriyya, mafâza ou bâdiya, d'autre part, cf. par ex. HAW, 61, 153, 158. Sur le pays de Zarang, cf. I S T , 140 ; HAW, 415-416. 2. Cf. supra, p. 5-8. 3. HAW, 35-36 et 157-158. 4. Bien évidemment, on le devine, tous les autres noms des pays cités comme relevant du système sablonneux universel pourraient être dans ce cas : réservée syntaxiquement à quelques-uns, l'idâfa les régit, en réalité, tous. 5. HAW, 35, 38, 157, 158 ; MUQ, 254. 6. Selon Ibn Hawqal du moins, mais cf., pour une autre localisation, Hud, 222. 7. Sur ces divers points, je renvoie, outre les notations rassemblées jusqu ici, à mon article intitulé « L a terre d'Arabie selon Hamdânî », La Nouvelle Revue du Caire (Le Caire), I, 1975, p. 243-244. 8. Avec les mots de même racine : qafra et muqfir. Cf. IÇT, 25, 28, 31 ; H A W 34, 41, 50 ; MUQ, 241, 459.
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une terre sans trace de vie 1 . Ainsi pourra-t-il s'employer seul ou se joindre, pour le qualifier en tant que prédicat, à un terme désignant un pays ou, mieux encore, le désert : barriyya, mot sur lequel le moment est venu de s'interroger. L'association des deux noms pose, d'entrée de jeu, un problème. Est-elle motivée par la simple redôndance, pour évoquer une sorte de super-désert, ou bien la présence de qafr est-elle due au souci de préciser, dans le sens d'une solitude implacable, une barriyya qui ne serait donc pas, à tout coup, le désert sans vie ? Interrogeons les textes. D'un côté, avec l'aide de qafr, donc, un désert implacable, « sans puits, sans habitants, sans lieux de pâture, une solitude où nul ne passe ni ne vit » 2. Et souvent, dans ce désert, on l'a dit, le sable, dont les tempêtes viennent brouiller le paysage précédent 3 . D'autres fois, pourtant, c'est à lui seul que barriyya évoque ce néant qui vient couper, de place en place, la civilisation des hommes et s'opposer à leur passage, ce néant où rôdent seuls, peut-être, les djinns 4. Dans cette acception, le terme semble bien, à l'occasion, s'opposer assez nettement à un autre, bâdiya : les régions bordières du Bahrayn et de l'Oman, évoquées plus haut comme un désert implacable, se distinguent ainsi des espaces situés plus au nord, vers les approches de l'Euphrate et de la bâdiya d'al-Basra, lesquelles régions sont peuplées, nous dit-on, de groupes arabes des Banù Asad. Même contraste à propos de routes, en Arabie : tandis que la barriyya paraît dresser un obstacle infranchissable aux communications, la bâdiya, au contraire, fait traverser, aux notables qui semblent particulièrement apprécier cet itinéraire, toute une série de tribus et cantons du Yémen Pourtant, le tableau offert par la barriyya n'est pas toujours aussi sombre. Même si elle resurgit plus revêche que la bâdiya, quelques notations, çà et là, font réapparaître la vie, même timide. La ville de Singâr, en Haute-Mésopotamie, est posée au milieu d'une barriyya, et pourtant au pied, nous dit-on, d'une montagne fertile ; Sâmarrâ, que le désert entourerait, est en fait appuyée, à l'ouest, sur les cultures, les eaux, les arbres ; ailleurs, au Sind ou dans les pays du Sir-Darya (Iaxarte, Sayhûn), des populations nomades trouvent, avec quelques 1. C'est la définition donnée par Hamdânï (cité supra, p. 73, n. 7). Le Lisân, s.v., parle de solitude (¡¡alâ')t sans plantes ni eau. 2. Cf. les citations d'IÇT et HAW indiquées supra, p. 73, n. 8. 3. HAW, 61, 153, 170 ; °MUQ, 467. 4. IÇT, 27 ; HAW, 39, 148. Barriyya est également cité seul, sans qualification d'aucune sorte, dans HAW, 512 ; MUQ, 246, 288. Cf. aussi MUQ, 44 (formule citée et traduite supra, p. 71). 5. HAW, 39 (IST, 27) et 41 (corriger la trad. Wiet, p. 39 : il ne peut s'agir de « plaines » puisque l'itinéraire se déroule sur les basses pentes de la montagne ; à tout le moins faudrait-il traduire : « au-dessus de plaines », et non : « par des plaines »}.
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pâturages, la base de leur subsistance 1 . La barriyya semble donc, ici, atténuer la rigueur du désert absolu, sur ses marges ou même, parfois, sur son propre espace. C'est le lieu de se rappeler qu'elle est d'abord, étymologiquement, le continent, et qu'elle peut, de fait, caractériser simplement la situation d'une ville, loin de la mer ou même d'un fleuve 2 : elle est donc, en ce sens, la terre à perte de vue, sans un rivage pour venir l'interrompre, sans un cours d'eau pour tailler dans cette masse et, aussi, pour la rafraîchir : ici, nous dit-on, il ne faut compter que sur les pluies 3 . On comprend dès lors le glissement de sens chaque fois que, sur cette zone au propre continentale, le ciel se fait avare de ses dons : le désert, en effet, n'est pas loin. Mais on comprend aussi que le sens initial de barriyya ne soit jamais tout à fait effacé : témoin son association avec un autre mot, celui de mafâza, tout se passant comme si le premier était là pour atténuer quelque peu la coloration sinistre prêtée à l'autre. Entre diverses formules 4 , relevons celles-ci : « des solitudes (mafâwiz) et des déserts (barârï) coupés de tout 5, avec une eau rare et des pâtures incertaines » : des conditions de vie précaires, on le voit, mais pas le néant total ; et ceci encore : « les villes du Kirmân sont séparées par de vastes intervalles de déserts et de solitudes, ce qui fait que les cultures et le peuplement n'ont pas ici cette continuité qu'on leur connaît au Fârs » : une civilisation intermittente, mais pas complètement rayée de la carte, et un désert qui n'a pas réussi à tout recouvrir de sa chape. Concluons : la barriyya, un peu comme la sahrâ', mais sur des espaces infiniment plus vastes et avec un plus très net dans le sens de l'aridité, apparaît comme une catégorie intermédiaire du désert : non pas le vide effrayant de la mort minérale, mais, juste au-dessous et parfois asymptote à elle, une vie précaire ou suspendue, infiniment plus difficile, en tout cas, que dans cet autre espace, pourtant austère, qu'est la bâdiya. 1. IÇT, 60, 105 ; HAW, 220, 243, 324, 507. 2. Sur cette acception de barriyya ou de l'adj. barriyy(a), cf. IÇT, 46 - HAW, 181 (à propos de Manbig, entre la côte syrienne et l'Euphrate, « loin & l'intérieur des terres », dirions-nous ; rectifier la trad. Wiet, p. 178, en remarquant qu'Ibn Hawqal a atténué le texte d'Istabrî (/F barriyya) en : madïna barriyya) ; MUQ, 118 (partie d'al-Ba$ra regardant les terree, évidemment par opposition à l'autre, vers le fleuve et la mer), 140 (pour Adrama, en Haute-Mésopotamie ; moins sûr, mais peut-être « loin de tout cours d'eau », en ce pays traversé par le Tigre, l'Euphrate et leurs affluents), 232 (pour Batarliya, Petralia, en Sicile ; particulièrement net, par opposition aux villes maritimes (bahriyya) citées dans le même contexte), 288 (opposition côté fleuve — côté terre). 3. A propos de Manbig [cf. ci-dessua, n. 2).
4. HAW, 83, 103, 227, 309 (intéressant, car IST, 98, n'a que mafâwiz) ; MUQ,
486. 5. Munqafi'a ; on peut comprendre aussi : « espacés », encore que le contexte (immensités désertiques du Sahara) autorise moins cette interprétation.
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Traduisons ce mot, selon un usage consacré, par steppe, en prenant bien garde que le français en efface complètement l'étymologie. Car la bâdiya est d'abord le pays de la bédouinité (badw), ce qui réfère à un double modèle, de langage et de vie. La steppe, c'est le pays de ceux qui pratiquent le meilleur a r a b e l e s nomades d'Arabie. En ce sens strict, on entendra par bâdiya la vaste zone aride qui borde le fameux Croissant Fertile, depuis l'Arabie du Nord 2 jusqu'aux marges syriennes et à la rive droite de l'Euphrate. Mais, plus largement, la bâdiya, en t a n t qu'espace de l'économie et de l'existence nomades, peut désigner, un peu partout, les paysages où vivent ceux, arabes ou non, qui, « loin de tout, n'ont jamais vu la campagne des sédentaires et ne connaissent rien d'autre que la steppe désolée et perdue » 3. D'un côté, donc, la steppe arabique, la Bâdiyat al-'Arab, ou parfois, tout court, la Bâdiya. Quoique ayant une perception très nette de cet ensemble, nos auteurs en intègrent l'évocation au tableau des provinces concernées : Arabie, Syrie-Palestine, Irak et Haute-Mésopotamie. Muqaddasî, seul, pousse à son terme le souci de clarification. De même, dit-il, que les pays non arabes du domaine musulman sont séparés par un désert (mafâza), celui que nous appelons de Perse, de même les pays arabes enferment une steppe (bâdiya) ; et de réserver, à l'un et à l'autre, une description séparée, en insistant sur la nécessité d'une distinction entre les deux notions recouvertes par ces termes 4. Encore ne peut-on, même ainsi, contenir cette bâdiya dans des limites imperméables. Elle pousse ses prolongements en plein cœur des pays sédentaires, en Arabie même ou dans le Croissant Fertile, et sa présence dans les textes, comme ensemble ou plaques (pl. : bawâdï), est & l'image de sa position, souvent dominante, sur le terrain 5 . Muqaddasî en donne une image splendide, à propos de la Syrie-Palestine : vue depuis les abords du pays, la Steppe apparaît, dit-il, « comme une allée filant » vers les oasis de l'Arabie du Nord 6. 1. MUQ, 128. 2. On a vu (supra, p. 70) que le désert du Sinaï est à part. L'image du Croissant Fertile se lit derrière l'adj. muqawtvasa (courbé) : MUQ, 249. 3. HAW, 101, à propos des Berbères. Même modèle, toujours avec le terme de bâdiya, pour les Baluç (IST, 98 ; HAW, 310 ; MUQ, 471) et pour les Budha du Sind (IÇT, 105 ; HAW, 323-324, encore qu'ici on signale la présence de huttes : c'est peut-être la raison pour laquelle Ibn Hawqal corrige Içtabrï — qui parle simplement de bâdiya — en « nomades berbères », bâdiya min al-Barbar, pour prendre ses distances, sans doute, avec le pur modèle arabe de nomadisme total). 4. MUQ, 10, 66, 152, 248-256, 487-496 et passim. Le Maèrib n'est pas compté, évidemment, parmi les provinces arabes enfermant la Bâdiya (ibid., 248). 5. Cf., pour ces pays, HAW, 20-21, 34, 35, 38, 39, 41, 158, 179, 186, 235, 239, 244, 247 et passim ; MUQ, 62-63, 66, 97, 113, 117,120, 123, 128, 142, 156, 162, 173, 174, 175, 178, 184, 186, 249 et passim. 6. MUQ, 152.
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En dehors de ses terres d'élection, la steppe resurgit de place en place, et d'un bout à l'autre du monde musulman. La voici s'insinuant entre les villes du Magrib, étalée dans les confins septentrionaux du Sahara, présente en Tripolitaine, au Qûzistân, au Lûristân, au Makrân et jusqu'au Sind \ Qu'est-elle donc, cette steppe qui semble rayonner ainsi, depuis le cœur de l'Arabie, jusqu'à l'occident et à l'orient de l'Islam ? D'abord, des gens y vivent, Bédouins ou autres pasteurs qui se rapprochent d'eux par le mode d'existence, pour toujours rivé, dirait-on, à l'espace aride : Berbères, Kurdes, Balûs ou Budha du Sind 2 . Preuve, donc, que la vie est, sinon facile, du moins possible, et pour des groupes entiers s , à condition évidemment de se satisfaire du nomadisme. Car la steppe, c'est d'abord un espace, un espace dont l'extension compenserait la rareté ou la minceur du sol nourricier. Vaste : l'ampleur de la steppe ne se dégage pas seulement de la vision de la carte, elle est notée 4 . C'est ici le cadre privilégié de la transhumance, celui des grands peuples nomades évoqués, avec leurs troupeaux qui se suffisent d'une herbe rare sans doute, mais que l'on peut toujours aller chercher plus loin. Le cadre, aussi, pour des groupes évidemment plus restreints, d'une véritable vie sédentaire, avec cultures et modes de culture appropriés aux zones arides, sans irrigation, et avec impératif absolu de s'adapter à la pluie rare 6 . A peine, dans ces conditions, peut-on parler de fertilité vraie 6 . Mais enfin, il y a là assez de vie, et de vie stable, pour susciter des exploitations permanentes, voire des villages 7 ; surtout, pour peu qu'on gagne les lisières de la steppe, vers un grand, un vrai pays sédentaire, élevage et agriculture s'intensifient, évidemment en fonction de la ville proche et de son marché, tandis qu'à l'inverse, la ville tire pour une notable part sa prospérité de cette vie à laquelle elle s'appuie. L'une portant l'autre, steppe et cité peuvent alors s'appeler résolument fertiles : telle Wâsit, en Irak, dont la ceinture vivrière pourtant nous est dite, au moins à l'ouest, assez mince, telles, encore, diverses villes de Haute-Mésopotamie adossées à la steppe 8 . 1. IJAW, 69, 76-78, 81, 84, 101, 257, 328 ; MUQ, 224, 243, 414, 484. 2. HAW, 77, 81, 84, 101 ; MUQ, 243, 248, 252, 484. 3. Muqaddasï signale le nombre élevé d'Arabes peuplant la Bâdiya : MUQ, 248, 252. 4. Telle quelle — par un adjectif : muftariia ( I S f , 60), ou wâsi\ appliqué à la Bâdiya (MUQ, 252) ou à l'ensemble territorial auquel on l'associe (HAW, 69, 76, 239) —, ou encore par l'affectation, à la steppe, de la qualification de majoritaire sur tout un pays (IÇT, 107 ; HAW, 328 ; MUQ, 484). 5. 'Â4y, bulfûs, mabâhis (sur ces deux derniers mots, cf. BGA, IV, 185), le manque d'eau pérenne étant souligné le caB échéant : IÇT, 107 ; HAW, 328 ; MUQ, 484. 6. HAW, 78 : encore est-ce aux environs d'une ville, cas sur lequel Dn va revenir. 7. HAW, 39 (corriger trad. Wiet, p. 38 : « vallée »), 69. 8. HAW, 76 (sur les mots de hawza, prairie naturelle, et de m'tdg, au sens de troupeaux, cf. BGA, IV, 220 et 360), 78, 239 ; MUQ, 142. 7
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Au total, donc, il y a bien des nuances depuis cette fertilité jusqu'à la steppe « désolée et perdue » en passant par les aléas du nomadisme ou du champ précaire, et la meilleure formule pour définir la bâdiya serait celle d'Istatjrî, à propos des régions s'étendant, depuis le nordest de Bagdad, vers l'Iran : « Tout ce pays, nous dit-on, est comme une steppe où les terres ne s'animent que par places, et dont le vaste horizon n'offre que des campagnes ou des villages isolés. » 8 Vie incertaine, donc, fuyante, capricieuse, parcellaire, mais pas absente : la bâdiya n'est pas cet autre désert, de beaucoup moins clément encore, qu'est la mafâza. A preuve Istahrï s , toujours lui ; il ouvre la rubrique consacrée au Makrân par ces termes : « contrée largement étendue, faite, pour l'essentiel, de déserts (mafâwiz), d'aridité et de détresse ». Mais d'avoir évoqué, chemin faisant, sur cette terre qu'on attendait implacable, des cultures, des villes même, de longs instants après, un regret lui prend et, sur le point de clore son chapitre consacré au Sind, province dont le Makrân relève, il corrige : « pays essentiellement fait de steppes (bawâdï) et de terres non irriguées ». Au cœur de la mafâza hostile, on a ainsi réintroduit, aléatoires, variables d'un bout à l'autre de cette immensité, mais enfin réels, tangibles de place en place, les signes de la vie qui transforment le désert absolu en la steppe, au moins accessible, elle, à quelque humanité. De cette bâdiya, le modèle parfait est et reste celle des Arabes bédouins, qui lui a donné son nom. Avant de quitter la steppe, jetons un regard sur la Steppe par excellence, à travers Muqaddasï qui lui réserve, on l'a dit, une place à part. Elle est vaste, comme on pouvait s'y attendre 4 , suffisamment, en tout cas, pour admettre en son sein, à l'occasion, d'autres espaces plus exigus, à commencer par des morceaux de steppe s . Plate, aussi, ou du moins sans relief accusé : cela seul la distinguerait, peut-être, de l'Arabie proprement dite, avec ses montagnes ; la plaine, avec les nuances qu'on a dites, est caractéristique, par exemple, de l'oasis de Taymâ' 6 et, de façon générale, la modestie des sommets, qui ne sont ici que collines, est soulignée 7 . Pas de ville, en dehors de Taymâ' 8 : au mieux, quelques villages 9 . 1. Supra, p. 76, (et n. 3). 2. IÇT, 60, repris par HÂW, 244, mais sans la notation d'immensité : raisons stylistiques sans doute, pour conserver sans rupture le balancement des deux
constructions parallèles (munqafi'at al-'imâra, munfaridat al-manâzil wa l-qurà). 3. IÇT, 105, 107, repris par HAW, 325, 328, et MUQ, 484 (où les deux formules que l'on va citer se suivent à quelques lignes d'intervalle à peine). 4. MUQ, 252.
5. Buqa'a, bâdiya, sahla : MUQ, 249 £./., 252 i.f., 253.
6. MUQ, 7. MUQ, est signalé 8. MUQ,
253. 248. Je note aussi, par parenthèse, l'absence de couleur : le noir seul (ibid., 253, 2 ex.). 248. En 254, Fayd est qualifiée de « petite ville », mais il nous est dit
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E n réalité, la Bâdiyat al-'Arab est d'abord un espace du passage 1 . Sa présentation même s'ordonne autour des treize 2 routes qui la sillonnent, neuf convergeant vers la Mekke, trois autres vers la SyriePalestine, une autre enfin coupant droit depuis le bas Irak jusqu'à l'Égypte. Ce réseau de pistes détient, nous dit-on, l'accès exclusif au lieux saints de l'Islam par voie de terre, tout comme il fut, dans l'histoire, la voie royale de la conquête des pays bordiers, puis celle de la poste umayyade. Le système est contrôlé par les groupes bédouins, Banu Kilâb en tête, et sans eux, précise-t-on, pas de voyage possible, car ils sont à la fois guides, convoyeurs, gardiens, et aussi adversaires pour qui refuserait cette protection forcée 8 . S'imposant à tous ceux qui habitent ou traversent la Steppe, un seul repère, une seule, mais inéluctable, nécessité : l'eau 4 . C'est au point que le chiffrage courant en étapes, jours ou nuits de marche s'exprime parfois en distances d'aiguade à aiguade 5 . Eau peu savoureuse, en général : la Steppe est le pays où il ne fait pas bon boire s , à quelques exceptions près, mais il faut bien signaler pourtant la présence de l'élément salvateur, tel quel, sans plus de précision, ou sous les formes dont l'entourent la nature ou l'industrie des hommes : sources, étangs, marécages, puits, canalisations, réservoirs ou excavations creusées dans le sable 7 . Une première classification oppose la rareté à l'abondance, celle-ci évidemment saluée comme on l'imagine : bassin où jaillit une belle source, jardins arrosés par tout un système d'irrigation, puits attirant les Bédouins et leurs bêtes, qui se retrouvent là, autour de ce « havre de paix », avec les pèlerins. Autres distinctions : entre l'eau facile, peu lointaine, et celle qu'il faut aller chercher au fond de très grands puits ; entre l'eau douce, enfin, trop rare, on l'a dit, et l'autre, qui n'est douce qu'à moitié, ou franchement saumâtre, « détestable », « puante » et même dangereuse, synonyme de explicitement que, si on la décrit ici pour deB raisons tenant à la description des itinéraires, elle relève, en fait, du Hi^âz. 9. MUQ, 248. 1. Sur les thèmes exposés ici, cf. MUQ, 248-250. 2. Sans compter les routes secondaires (bunayyât : sur ce mot, cf. BGA, IV, 194) : MUQ, 252. 3. MUQ, 250, 252. 4. L'Arabie, nous dit-on (MUQ, 248), n'a aucun lac ni cours d'eau, excepté le Nahr al-Azraq, aujourd'hui le Zerqa, affluent du Jourdain en rive orientale (le Yabboq de la Bible), à ne pas confondre avec son homonyme, petit fleuve côtier de Palestine, le Crocodilon de l'Antiquité. 5. Manhal, pl. manâhil ; sur ces itinéraires, cf. MUQ, 249 sq. ; pour les nuits,
252 ; pour manhal, 250 (et n. a), 254, et BGA, IV, 368.
6. MUQ, 248. 7. Sur ces thèmes et ceux qui suivent (classification des eaux), on renvoie globalement à MUQ, 252-254.
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diarrhée, même au travers du pain et des plats cuisinés, ou encore de tumeurs, parfois mortelles. La végétation est à l'unisson : le palmier est noté chaque fois qu'il apparaît x, mais le paysage général de la Steppe est fait de ses plantes sauvages, herbes, buissons de tamaris cernant les marais, ou encore fatt, proche de la moutarde, dont on libère les grains en les trempant dans l'eau des étangs, avant de les cuire pour en faire une sorte de pain qui constitue, avec la viande de gerboise, l'alimentation typique de la Steppe. Une vie rude, donc, et qui explique, côte à côte avec la générosité bédouine, quelques traits plus âpres, jusque dans une ville comme Taymâ', malgré les jardins « prodigieux », les palmeraies, les eaux vives ; même ici, on ne peut pas ne pas noter la modestie du niveau intellectuel, les insuffisances du comportement et, simplement, celles du niveau de vie, qui expliquent tout : le prédicateur de la mosquée n'est autre qu'un marchand de légumes, et l'officier de police un fabricant de sandales 2 . Malgré tout, la population, au moins quand elle se regroupe, est nombreuse 8 ; c'est que la Steppe compense finalement ses désavantages par quelques faveurs : bien sûr, les routes y sont difficiles, dans la solitude, le sable et la faim, qui ruinent des lieux, des puits, des bassins autrefois visités 4 . Mais, sans parler des ressources offertes par les agglomérations, et qui restent hors de proportion avec la pénurie de l'ensemble s , on conviendra, par exemple, que l'eau, même mauvaise, est présente sur nombre d'étapes 6 , que telle halte n'est pas, t a n t s'en faut, dépourvue d'agrément 7 et, surtout, que l'air, quoique chaud, est partout excellent, sain, léger et même merveilleux Concluons : arabe ou non, la bâdiya, vaste ensemble aride, offre pourtant, plus que la barriyya, des possibilités de vie : pas toujours ni partout, sans doute, mais de temps en temps et de place en place, et moins, du reste, au sédentaire, qu'elle ne fait après tout que tolérer, 1. MUQ, 248, 252-253 (avec indication de l'excellence des dattes de TaymS'). 2. MUQ, 252, 253 ; sur deux points de vocabulaire (baqqâl, hâ'il), cf. BGA, IV, 192, 370-371. Sur le hâkim (juge en second, ou de petites villes, ou officier de police), cf. E. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, Paris, III, 1967, p. 126, 130, 155 ; E. Tyan, Histoire de l'organisation judiciaire en pays d'Islam, 2e éd., Leyde, i960, p. 110, 277, 524, 561-564, 576. 3. MUQ, 248, 252, 254. 4. MUQ, 248, 249 i.f., 252-255. 5. MUQ, 252 i.f.-253, à propos de Taymâ', déjà citée ; noter aussi le bain de Fayd, ibid., 254 (sur celle-ci, voir toutefois supra, p. 78, n. 8). 6. MUQ, 252. 7. MUQ, 253. 8. MUQ, 186, 248, 252 i.f., 253. Sur le mot hiffa appliqué au climat, cf. BGA, IV, 228. Autre notation favorable, pour la barriyya, HAW, 280.
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qu'à son vrai fils, le nomade, ce nomade qui, sur le modèle bédouin, promène, sous un ciel et dans un air purs, ses troupeaux, ses campements et l'éternelle errance où il trouve sa liberté même. Que la Steppe soit peu montagneuse a, dans les faits, valeur de symbole : l'immensité de ses horizons largement ouverts, qui pousse l'homme de la bâdiya toujours au delà de l'espace éphémère où il s'installe pour quelques jours, au mieux pour quelques semaines, le fait fuir, en réalité, plus loin encore : elle le détache des facilités, mais aussi de la morosité, de ce quotidien immuable où l'habitant des montagnes, une fois pour toutes, a fixé son destin. Reste, pour en finir avec ce panorama des déserts, la mafâza. Le nom est d'abord celui d'un grand ensemble aride, que nous disons de Perse, et que nos auteurs appellent plutôt Mafâzat tJurâsân ou, plus simplement, al-mafâza : le Désert Celui-ci est perçu nettement comme un tout singulier, une saignée dans le bloc des provinces musulmanes de l'est, et son individualité est parfaitement soulignée : alors que la Bâdiyat al-'Arab, on l'a dit, ne bénéficie d'une rubrique spéciale que chez le seul Muqaddasï, la Mafâza est traitée à part chez tous les géographes de l'école de Balbi : Istaferî, Ibn Hawqal et, bien entendu, Muqaddasï, qui oppose ce désert non arabe à la Bâdiya. Ibn Hawqal, reprenant Istabrî, présente la Mafâza en ces termes 8 : « De tous les déserts (mafâwiz) de l'Islam, celui-ci, eu égard à sa superficie, compte parmi les moins peuplés, les plus pauvres en villages ou villes. Il n'est pas comme ceux de la Steppe, où l'on peut voir des pâtures, des groupes d'Arabes bédouins, des villes et des villages : le Nagd, la Tihâmà, tous les plateaux et régions qui en font partie, ainsi que le Higâz, avec ce qu'il recouvre de pays et de contrées, relèvent presque toujours de la mouvance d'une tribu qui nomadise là, en quête de pâturages. Même situation pour le Yémen, exception faite du territoire compris entre l'Oman et la Yamâma, depuis les approches de la mer 8 jusqu'au Yémen (car la Péninsule arabique présente ici un espace désolé et vide de toute population). C'est le cas, encore, pour le désert compris dans le Kirmân, le Makrân et le Sind, en général peuplé de tentes, huttes ou habitations semblables ; le cas, aussi, des déserts berbères bordant, fort loin, les solitudes (barriyya) infranchissables qui s'en vont, vers le stld, en direction de l'Océan : ces déserts-là sont 1. Cf. par ex. MUQ, €3, 473. Le titre de la rubrique traitant de ce désert est :
mafâzat ijurâsân (IÇT, 133), mafâzat ffurâsân wa Fâris (désert du îjurâsân et du Fars : HAW, 399 ; mafâzat Burâsân, ibid., par ex. p. 287), al-mafâzat allatî bayna
hâiihi 1-aqcUïm (le désert qui sépare ces provinces, entendez : lea provinces non arabes : MUQ, 487). 2. IÇT, 133 ; HAW, 401 (< désert >, dans notre traduction, renvoie chaque fois
à mafâza).
3. Sous-entendu : du FSrs (le Golfe).
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peuplés, je le sais, et fort bien, de groupes berbères sur leurs terrains de pâture. Ici, au contraire, en ce désert du HurSsàn et du Fârs, tout ce à quoi on peut prétendre, c'est à une connaissance des chemins et de tout ce qu'un itinéraire peut offrir de haltes et d'hôtelleries 1 constituées en fondations (waqf ) au profit des voyageurs, qui y sont accueillis en cas de froid extrême, lorsqu'il neige, ou au plus fort de la grosse chaleur ; mais en dehors de ces périmètres, il y a peu de vie et guère âme qui vive. » La règle générale, au désert, ou du moins en ce désert-ci, c'est donc la mort. Par rapport à la barriyya, à la bôdiya et même à d'autres maf&wiz, la Mafàza de Perse ajoute un plus très net du côté du vide absolu, le Désert ne s'animant, à peine, qu'en raison des nécessités de la route. C'est celle-ci qui ordonne toute la description de la solitude 2 , dont la mention (mafàza), on le redira, fait alterner, en une longue litanie, la désolation effroyable des lieux et, miraculeusement surgis devant le voyageur, dans un cadre apaisé par un peu d'eau et de verdure, la halte, le repos et la sécurité 3 . Immensité, d'abord. Sans parler des prolongements qu'il peut pousser dans les pays adjacents, le Désert épouvante à proportion même de ses espaces vides. Il court, dit Muqaddasî, « tout au long et au beau milieu » de six provinces de l'Islam, « pareil à une mer » sans repères fixes en dehors des itinéraires reconnus *. Une fois de plus, nous en revenons aux routes qui résument toute la vie de ces solitudes 5 et permettent seules d'en dresser la carte. Étapes assez courtes, en général 6, mais que d'obstacles accumulés ! Le relief, en tête : contrairement à la Steppe, la Mafâza a non seulement des collines ou des sables, mais des montagnes « sauvages », « inaccessibles », et des ravins 7 . P a r le biais de cette configuration ici ou là tourmentée, le Désert ajoute, aux difficultés propres du sol, celles du cloisonnement : naturellement et politiquement découpé entre plusieurs régions, il est la terre d'élection du brigandage, particulièrement, on l'a vu, dans le massif 1. Cf. BGA, IV, 244. L'acception courante du mot ribâf (couvent fortifié, notamment aux frontières) fait place ici, comme on peut le voir dans la description, à celle de poste de contrôle et de guet, où le voyageur peut faire halte et se restaurer. 2. Avec, chez Muqaddasî {cf. p. 490-492, notes), une présentation plus systématique dans la version de Constantinople. 3. On opposera par exemple, chez Muqaddasî, les formules de « l'épouvante » (487, 488, 493, 494) à celles de « détente et de secours » (493). 4. MUQ, 487, 488 (à rapprocher de l'emploi du verbe rakiba (al-mafâwiz), sur le modèle de rakiba al-bahr, pour les mafâwiz des confins nord-sahariens : MUQ, 246). 5. Encore est-ce tout relatif : un cheminement où la vie et la circulation ne font pas figure de rareté est signalé comme il se doit : MUQ, 493. 6. MUQ, 487. 7. IÇT, 133-134, 137 ; HAW, 402, 408 ; MUQ, 487, 488, 490, 493.
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du Kargas-Kûh, et à travers les hommes des Qufs ou des Balfis Contre ces bandits, deux recours possibles : composer avec e u x 2 ou, plus fréquemment, compter sur les escortes ou les postes fortifiés que l'autorité dispose un peu partout au long des itinéraires 8 . Mais pire que tout, peut-être, l'errance : Muqaddasï est resté, dit-il, soixante-dix jours à tourner, à courir après sa route perdue 4 . Car souvent, ici, pas de repère : c'est à peine si, de place en place, le sol se rehausse de couleurs un peu plus vives, noir, rouge, blanc ou vert s , ou de rochers aux formes assez curieuses pour jalonner un cheminement 6 . Pour le reste, écoutons Ibn Hawqal qui sait, lui aussi, de quoi il retourne, puisqu'il a fait deux fois ce chemin, en compagnie de voyageurs sans bagages, puis avec une caravane de chameliers 7 : « C'est un désert où il est difficile de s'aventurer à cheval : on ne le franchit qu'avec des chameaux. E t quant aux bêtes de somme, elles ne le traversent qu'en suivant des itinéraires reconnus, avec points d'eau repérés. Car s'écarter du chemin pour s'enfoncer dans le désert, c'est périr. » E t plus loin 8 , à propos d'une de ces routes : « On ne s'y engage que par nécessité, et l'on y chemine toujours tout droit, en se guidant sur les étoiles. » Errer, c'est perdre l'eau : Ibn Hawqal vient de nous le dire. E t sans eau, plus encore que dans la Bâdiya, c'est la mort assurée. Mais où s'abreuver ? A des puits, des bassins qui recueillent les pluies éphémères, parfois, miracle, à une source alimentant des canalisations et, par elles, quelques arpents de terre cultivée 9 . Exceptionnelles, et donc soigneusement signalées, ces surprises de la vie. La plupart du temps, que voyons-nous ? Pas de lac ni de rivière, bien entendu, mais des marécages, de « pauvres sources » tout juste bonnes à faire tourner un petit moulin ou à nourrir deux, trois hommes sur un champ, une eau mauvaise et parfois imbuvable, des puits qu'une petite caravane tarit & elle seule, ou alors des torrents disparaissant aussitôt que nés, sur une terre brûlée de sel 1 0 . L'impression générale est celle de vide quasi absolu. Une seule ville, toutes les autres étant sur les lisières ; 1. Sur le cloisonnement et le brigandage, cf. IÇT, 133, 135, 136 ; HAW, 402, 404, 406 ; MUQ, 487, 488-489, 490, 492, 494 (n. s de' 493). 2. IÇT, 136 ; HAW, 406. C'est ce que fit aussi, sans doute, Muqaddasï, pour l'anecdote citée supra, p. 64. 3. IÇT, 134-135 ; HAW, 403-404 ; MUQ, 492-494. 4. MUQ, 488. 5. IST, 136, 137 ; HAW, 404, 405, 407. 6. IÇT, 136 ; HAW, 406. 7. ÇAW, 402, développant IÇT, 133. Sur le sens de mufrada (caravane sans bagages), cf. BGA, IV, 314. 8. HAW, 403, développant IÇT, 134. Sur l'expression 'alâ s-samt tva l-qafd (en droite ligne), cf. BGA, IV, 326. 9. IÇT, 135-138 ; HAW, 405-409 ; MUQ, 487, 488, 493-495. 10. Je renvoie globalement, passim, à IÇT, 134-138 ; HAW, 403-409 ; MUQ, 487-495.
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et quant aux villages, ils se comptent sur les doigts des deux mains : Istabrï, repris par Ibn Hawqal 1 , en relève finalement, en tout et pour tout, sept, dont la population varie entre deux cents et mille âmes 2 . Ce qui domine en revanche, ce sont de petits groupes d'hommes, autour d'une hôtellerie ou sur une chétive pièce de terre, des fortins parfois abandonnés, devenus simples et précaires gîtes d'étape, des villages disparus sous leurs propres ruines, d'aléatoires points d'eau ou des abris animés seulement par le voyageur de passage, et> scandant la marche, les litanies de la désolation : « quatre étapes dans une solitude d'un seul tenant », des paysages où, à perte de vue, « ne se voit aucune plante », « pas d'habitants », « pas trace de vie » et, entre tant de formules qui reviennent, monotones, pour peindre cette aridité, le mot même du désert (mafâza), désignant le tout ou projetant, sur telle ou telle partie de l'ensemble, comme la devise générale de cette immense terre de la mort : quarante-quatre apparitions dans les sept pages de la description d'Ibn Hawqal, soit, en moyenne, une fois toutes les quatre lignes La vie n'est donc ici qu'un élément surajouté au sol qui, d'instinct, la refuse. Vie imposée par les hommes au nom des nécessités de la circulation. Plus encore que la Bâdiya, la Mafâza n'est connue que parce qu'elle est un lieu obligé du passage. Un symptôme : rien ne nous est dit ici du climat du désert, salué pourtant comme excellent, on l'a noté, pour la Steppe *. Aucun doute : en dehors des rares, très rares villages, il faut, pour habiter ici, consentir à la vie de ces peuples nomades, rudes et parfois sauvages, que sont les Qufs et les Balûs, déjà évoqués, ou 1. Et aussi par Muqaddasï, mais de façon beaucoup moins systématique et précise. 2. La seule ville du désert est Sanig (IÇT, 134; HAW, 402-403). Diza, citée comme ville, est, elle aussi, sur les lisières et relève, à l'évidence, de la province du Gibâl (IÇT, ibid. ; HAW, 403), tout comme le village de Badra (IST, 135 ; HAW, 404, où l'on peut lire, par erreur, un autre Diza : cf. Schwarz, Iran, VII, 929). TurSïz dépend de la région de Nîsâbûr (IÇT, 138 ; HAW, 409). Qabis, en lisière encore, fait partie du Kirmân (IST, 136 ; HAW, 407), tout comme le village, « peuplé », de Râwar (IST, ibid. ; HAW, 406, et Schwarz, Iran, III, 225), et un autre village, près de NarmàSïr (IST, 138; HAW, 409, et Le Strange, Eastern Caliphate, 313). Deux autres villages, toujours sur les margeB, relèvent de la région de Qumm(IST, 134 i.f. ; HAW, 404). Les sept villages relevant à plein du désert sont Dângï, Carmaq (agglomération de trois villages), Kurï, IJizâna, Sâgand (sur la réalité de celui-ci, cf. MUQ, traduit un peu plus loin), Buitâdarân et Bann (IÇT, 135, 137, 138 ; HAW, 404, 405, 408-409). A noter qu'Ibn Hawqal, qui suit de très près Içtabrï, se sépare de lui (et donc se contredit quelque peu) pour estimer, dans sa présentation générale (IÇT, 134 ; HAW, 402 i.f.), que le Désert ne renferme aucun village. 3. HAW, 401-409 (reprenant IST, 133-138), auquel je renvoie globalement pour cette évocation. 4. MUQ, 488, se contente d'évoquer, à travers l'alternance des gurùm et des swûd (zones chaudes et froides), les écarts qui sont un des traits du climat désertique.
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avoir été commis par l'autorité à la garde des forts, ou encore, à partir d'un champ misérable, subsister du vivre et du couvert demandés par le voyageur à l'étape du soir. Et le sage, de la fable dirait-on, fait, même avec toute sa philosophie, bien étrange figure au désert : « Sâgand », écrit MuqaddasI 1 , « est un fortin en ruine, avec des mûriers et des cultures, sur de petits champs clos ; les Qufs s'y réunissent pour préparer leurs opérations de brigandage. J'ai vu là un homme, tout seul, qui cultivait ces champs, et lui ai demandé si la solitude des lieux ne lui pesait pas trop. Il me répondit qu'il était allé, une année, à Nïsâbûr, où il avait passé à peu près un mois, mais il ne s'y était pas senti à l'aise, et c'était les hommes qui lui pesaient. Alors, il était revenu chez lui. » E. faut décidément de tout, des reclus, des oxilés, des fous aussi, peut-être, pour faire un monde. Car, où qu'elle soit, la mafâza est un défi à la vie. A partir de l'image essentielle qu'en fixe le grand désert de Perse, le nom et les traits de la mafâza se retrouvent d'un bout à l'autre de l'Islam pour indiquer, chaque fois que nécessaire, la solitude vraie, à peine supportée ou même insupportable, avec ses sources difficiles ou avares, son sel et ses sables, sa végétation rare ou rabougrie, inexistante souvent, ses cultures, quand elles existent, tributaires en général de la seule pluie, elle-même problématique, ses nomades et leurs troupeaux, enfin : tout cela connu, on n'y reviendra pas 2 . Plus intéressantes, peut-être, les localisations géographiques de ces déserts. Sans doute, comme on vient de le dire, les trouve-t-on un peu partout : en Occident, notamment, le terme mafâza s'applique aux désolations sahariennes, depuis le Magrib jusqu'à la Nubie 3 ; au cœur du monde musulman, nous le trouvons pour le Sinaï et certaines régions de HauteMésopotamie 4 . Mais c'est en Orient qu'il prend toute son ampleur : de la vallée de l'Indus au plateau iranien et à l'Asie Centrale, le nom court sur la carte, l'envahit parfois, et il semble bien que, derrière telle ou telle mafâza, ce soit toujours l'autre, la grande, la Mafâza de Perse, qui, telle un gigantesque cancer vide, dévore ses propres marges, puis s'étend encore, se dérobe pour resurgir ailleurs, encore plus loin 1. MUQ, 494 (n. s de 493). 8. HAW, 86, 103, 227, 436 (notation de plante : astragale gommifère), 441, 443, 446, 452, 477, 516, 517 ; MUQ, 241, 282, 321 (n. g), 484, 486. 3. HAW, 83, 103, 153, 527 (déserts mal connus, au sud du Sahara, entre le pays des Zang et l'Océan) ; MUQ, 212, 241, 243, 246. 4. HAW, 227 ; MUQ, 140, 210. 5. Le nombre des citations est, à cet égard, impressionnant par rapport à celles que nous avons relevées pour le reste de l'Islam [cf. ci-dessus, n. 3 et 4). Toutes les provinces orientales de l'Islam, sauf le complexe Arménie-Àdarbaygan, sont touchées : c f . HAW, 260, 280, 287, 305, 309, 314, 316, 319, 325, 327, 357, 383, 386, 389, 399 «?., 411, 422-424, 426, 436, 438, 441, 443, 446, 452, 455-456, 477, 479, 484, 487, 502, 516, 517 ; MUQ, 282, 288-289, 292, 301 (n. b), 308, 320, 321 (et n. g),
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Les deux emplois du mot constatés dans les textes relèvent finalement l'un et l'autre du même concept de vie très précaire, mais selon un angle de vue différent. L'implacable aridité de la mafâza peut être, d'abord, ressentie extensivement, par l'ampleur de l'espace mis en cause, à l'image du grand désert de Perse : ainsi en est-il, pour l'essentiel, à l'orient, là où le modèle est proche. De fait, les solitudes évoquées par nos géographes correspondent à ce que nous savons d'elles sur le terrain, je veux parler des déserts du Gibâl, du Qurâsân et d'Asie Centrale, dont la description, on l'a dit, recoupe celle de la Maiâza 1 et qui, comme elle, ne connaissent d'autre vie que celle que leur créent les allées et venues sur d'immémoriales routes caravanières. Mais on peut aussi, à partir du même modèle, ressentir l'aridité de façon intensive, à travers son caractère exacerbé, anormal. Alors, le mot de mafâza désignera la rupture abrupte et totale avec la vie : celle d'auparavant ou celle d'à côté 2 . A propos de ce dernier sens, on s'interrogera sur le retour fréquent, et au singulier, du terme dans l'évocation du grand désert de Perse, en précisant ce qu'on a dit plus haut s . Mafâza renvoie, comme nous l'avons vu, soit à l'ensemble, soit à telle ou telle de ses parties, mais il faut bien voir que, dans le second cas, il s'agit, très précisément, soit de l'espace absolument aride enveloppant une hôtellerie, un point d'eau, un fort ou toute autre trace de vie, soit du trajet, également désolé, séparant deux de ces haltes. C'est donc bien, en définitive, comme on le laissait entendre, toujours d'un seul et même désert qu'il est question : un désert saisi cette fois non plus dans son espace total, avec ces rares émergences de vie qu'il enveloppe, mais dans son caractère essentiel, désertique justement, dirions-nous, en dehors même des points où cette pauvre vie réaffleure. Achevons cette longue promenade au désert. Les mots qui le désignent 4 opèrent finalement une quadruple distribution. Quantitative d'abord : l'espace limité de la safirâ' l'oppose aux trois autres, hâdiya, 343, 344, 357, 358, 390, 392 (n. a), 418, 437, 458, 460, 463, 467, 468, 471 (et n. «)473, 484, 486. 1. Des références données p. 85, n. 2, on relèvera particulièrement HAW, 517 (avec reprise de la notation relative au cheminement en droite ligne ('alâ l-qafd : cf. supra, p. 83, n. 8) ou au hasard des pacages, si bien que les gîtes d'étape ne peuvent être précisés : rectifier la trad. Wiet, p. 494). 2. Cf. HAW, 86 (sur un village, jadis prospère, du Magrib, et dont le terroir est devenu mafâza), 147 (I§T> 40 : succession de mafâwiz et de terroirs cultivés en Nubie), 446 (au Qurâsân, mafâwiz se traduisant par une brusque chute de l'occupation des sols), 477 (oasis du Quwârizm cernée de tous côtés par la mafâza) ; MUQ, 140 (en Haute-Mésopotamie, opposition d'une ville et d'une mafâza). 3. Supra, p. 84-85. 4. L'on exclura donc, comme tels, tîh, raml et même qafr, ce dernier au demeurant mal isolé comme morphème et tout son sens étant épuisé par l'idée de solitude : supra, p. 73, n. 8, et p. 74, n. 1.
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barriyya et mafâza. Géologique ensuite : barriyya insiste sur la massivité, la compacité quasi continentale ; salira', sur l'absence de relief et l'égalité du sol, tandis que bàdiya renvoie à un relief modeste, fait, au plus, de collines, la mafâza, enfin, s'accommodant, semblet-il, tout à la fois, des plaines 1 et des montagnes. Distribution géographique : si la localisation de §ahrâ' et de barriyya apparaît indifférente, la bâdiya, bien que répandue d'un bout à l'autre de l'Islam, est tout de même, originellement et, dirait-on, statutairement, l'espace de l'Arabie nomade, et la mafâza, plus volontiers encore localisée, serait, elle, dans l'énorme majorité des cas, orientale. Distribution climatique et économique enfin ; avec les nuances qu'on a vues, sahrâ', bâdiya, barriyya et mafâza seraient, quant à l'aridité et au dépeuplement, respectivement de l'ordre de l'atténué, du marqué, de l'intense et de l'extrême. Nuances, disions-nous, et pas que pour le dernier de ces classements. Car, en réalité, l'interférence des quatre paramètres ou, au contraire, la préférence que l'auteur, consciemment ou non, peut donner ici ou là à tel d'entre eux, expliquent peut-être les flottements que l'on peut saisir au fil des pages, ou ces associations qui paraissent corriger un terme par un autre 2. Mais peu importe : cette fluidité, qui passe parfois dans les mots, est l'indice même de la variété et du désert et de la perception qu'il impose, et peut-être, aussi, de la réponse donnée par les hommes à ce défi naturel : dompté, habité, tourné ou franchi, qui sait si, finalement, il existe un désert partout et toujours absolu ? Campagnes de l'Islam Montagnes et déserts n'épuisent pas, on s'en doute, la description des pays d'Islam. Simplement, ils la dominent, les premières en raison du propos divin prêté à leur origine, et aussi de leur présence insistante dans le paysage, les seconds eu égard aux préoccupations commerciales qui imposent une connaissance parfaite de leur situation, de leur configuration et des routes en ce milieu difficile ou hostile. Mais une troisième composante du paysage, la campagne, se juxtapose ou parfois, on l'a vu, se surimpose à la montagne et au désert. Campagne riche — du moins est-ce presque toujours celle-là que l'on note —, en général saisie dans sa relation avec la ville qu'elle nourrit 3 et dans la masse sombre de ses verdures tranchant sur le pays environnant : 1. Cf. notamment la présence d'une fahrâ' IÇT, 136 : HAW, 406.
dans la grande Mafâza de Perse :
2. Cf. [supra, p. 75, référence n. 4) l'association entre barriyya et mafâza, ou
encore, p. 78, les hésitations d'Iffabrî entre mafàtviz et batvâdï. 3. Une des portes de Zaran£> au Sigistân, est dite Bâb at-Ta'àm (des Vivres), et donner sur les « cantons ruraux » (rasâtîq) : IÇT, 139 ; HAW, 414.
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le « pays noir » ( s a w â d ) c ' e s t ici, en zone aride, celui des cultures et des frondaisons, qui accapare le regard du voyageur venant du désert ou de la steppe, tache limitée de l'oasis ou, immense, d'un pays entier : Irak, Égypte, Sogdiane, Espagne a . L'exaltation de la verdure, de l'eau, de la faim et de la soif vaincues suscite le thème paradisiaque ; il y aurait, nous dit-on, quatre édens en ce monde : la Sogdiane, autour de Samarqand, la ú ü t a , oasis de Damas, la région d'al-Basra et la vallée de Si'b Bawwân, que nous connaissons déjà 8 . A l'occasion, on ajoute, de-ci de-là; quelques pays au tableau d'honneur : ar-Raqqa, surl'Euphrate, ar-Rayy, près de l'actuelle Téhéran, ô ï r u f t au Kirmân, Jaen en Espagne, Tustar au Hûzistàn, l'ancienne Susiane qui serait malheureusement « un paradis livré en pâture à des porcs », ou encore, sans ce nom même de paradis, les hautes terre d'Âdarbaygân et d'Arménie, « entrelacs d'arbres et d'eaux », où les montagnes regorgent du miel que le Coran promet aux élus *. Ouvrons donc le livre de louange et de grâces au Créateur qui fit de si belles choses. « Quand je vis ce pays, il était beau et odorant comme un bouquet de fleurs », écrit Ibn Hawqal 6 . E t Muqaddasî, pour la région de Sàbûr, au Fârs : « On y voit courir les rivières, des fruits qui poussent tout seuls, des villages à perte de vue, et l'on marche, des parasanges entières, à l'ombre des arbres. » 6 Chez Muqaddasî encore, revient le motif fréquent d'une vie « enfouie » dans la verdure, de villages dérobés au regard par l'épaisseur des frondaisons ou noyés dans les jardins 7 . Et quant à Ibn Hawqal, entre t a n t de pages exaltant la splendeur des campagnes ou des oasis d'Andalousie, de Sicile, d'Égypte, de Syrie, d'Irak, d'Iran ou d'Asie Centrale 8 , retenons celles-ci, qui nous parlent longuement, très longuement, de la Transoxiane, et nous disent les raisons profondes de l'enchantement 9 : « Il n'est 1. Exemple célèbre : la campagne irakienne (I§T, 20, 59 ; HAW, 18, 234, 243 ;
MÜQ, 118, et Le Strange, Eastern Caliphate, 24).
2. f o u r l'Espagne, et plus précisément pour le pays de Cordoue, c'est le mot
de eampania (qanbàniya) qui apparaît : cf. MUQ, 233, 235 ; Dozy, Supplément, II, 408 ; Lévi-Provençal, L'Espagne musulmane, op. cit., III, 50, 225 et passim (sur la Campiña de Cordoue), 277, n. 1 (adj. qanbânï). 3. FAQ, 104-105; HAW, 472-473; MUQ, 35 (variations ibid., 259). Sur Si'b
Bawwân, cf. supra, p. 34.
4. MUQ, 159, 234, 373 (cf. Coran, XLVII, 17), 385, 409, 466 (n. d). Le thème du paradis suscite la comparaison avec d'autres lieux qui, sans le mot (comme pour l'Arménie-Adarbaygân), sont eux aussi, à l'évidence, à englober dans la même catégorie : HAW, 472 ; MUQ, 424 (cas de la région de Sâbur, au Fârs). 5. HAW, 338.
6. MUQ, 424. Sur le sens du participe dâniya (facilis nactu), cf. BGA, IV, 238.
7. 8. 9. cise
MUQ, 228, 230, 320, 425. HAW, 108, 147, 174, 236, 363, 464, 492, 494, 497, 500, 507, 509. HAW, 472-474, pour tous les textes traduits ci-après. Notre traduction préou corrige, le cas échéant, celle de G. Wiet. Les commentaires qui suivent
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pas de ville, dans tout l'Islam, dont les environs offrent plus beau spectacle ni soient plus renommés que ceux de Buljârâ. Du haut de la citadelle, le regard ne tombe, un peu partout, que sur une verdure dont la couleur vient lécher celle du ciel, et le firmament apparaît comme une c h a p e 1 bleue sur un tapis vert. Là-dessus, de-ci de-là, les châteaux surgissent comme écus du Tibet ou boucliers d'antilope 2 , comme astres au zénith de leur fulguration, entre les terres des domaines, tirées au cordeau 8 et auxquelles l'extrême industrie des hommes prête l'apparence rigoureuse d'un miroir. Aucun pays, en Transoxiane ou ailleurs, n'offre aussi belle disposition au faire-valoir des domaines, dans l'immense étendue de riants paysages et l'ampleur des horizons : c'est là, vraiment, un apanage exclusif de cette contrée. » Voire. Car, emporté par l'élan, Ibn Hawqal étend le tableau loin au delà du périmètre de Bubârâ, vers l'amont, la Sogdiane de Samarqand, le Fergâna et le pays de Tachkent : « A partir de Bubârâ, en suivant le fleuve de Sogdiane 4 , on voit, de droite et de gauche, un terroir cultivé sans interruption jusqu'aux monts du Buttam. La végétation, ici, est sans faille, et sans faille, huit jours durant, sa splendeur, dans un lacis de potagers, de verdure, de jardins et de prés 5 , sertis de rivières qui coulent toujours ; au beau milieu de cette campagne 6 , des bassins entretiennent la verdure des arbres et des cultures, qui s'étend des deux côtés du fleuve. Au delà de cette ligne verte, toujours de part et d'autre du fleuve, sont les champs, eux-mêmes gardés, en arrière, par les pâtures des bestiaux et par les châteaux. De chaque ville, de chaque bourg, une citadelle vient briller au sein de cette verdure, et l'on dirait d'un brocart vert, strié par l'eau vive et décoré par l'alignement des châteaux. : C'est le plus magnifique des pays de Dieu. » Nulle trace, on le voit, d'un quelconque enthousiasme pour une nature vierge. Celle qui nous est présentée ici est domptée, aménagée par les soins de l'homme. Sans parler de l'organisation des cultures elles-mêmes, le paysage répartit rigoureusement les trois formes du terroir sédentaire, de l'économie pastorale et de la vie urbaine. L'association ville-campagne est uniformément - de mise et assure au pays son équilibre, le sol nourrissant la cité, la cité protégeant le sol. Autre fait majeur de la description : des trois éléments qui composent le milieu, ont paru, avec quelques variations de forme, dans tt Un géographe arabe à la campagne », L'Arc, 72 (hommage à Georges Duby), 1978, p. 43-48. 1. Litt. : couvercle \mikabba).; cf. BGA, IV, 337.
2. Sur lamf et l'adjectif lamfï, cf. Géographie II, 182, n. 3. 3. Muqawwama bi Uialiwâ' : cf. BGA, IV, 336. 4. Le ZarafSân.
5. Mayädln, sg. maydän : ef. BGA, IV, 3S8. 6. Litt. : de ces jardins et prés.
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eau, air et terre, seul le premier est souligné, et à plusieurs reprises ; le second n'est évoqué qu'à travers le bleu, qu'on dirait stable, du ciel ; la terre, quant à sa composition, n'apparaît pas ; elle est perçue seulement par la vie qu'elle donne : on reviendra plus loin sur ce caractère à première vue surprenant. La vie elle-même est ressentie de façon extensive et intensive, comme ailleurs le désert, dont la campagne semble bien être, ici, le contrepoint. Aux grands espaces de la solitude, elle oppose celui de l'horizon cultivé. A l'aridité absolue, la végétation compacte. La verdure est, sans aucun doute, on s'en rend compte au premier regard, la pièce maîtresse du système, sa couleur symbolisant à la fois l'étendue de l'activité humaine et sa densité même : deux traits assez importants pour qu'Ibn Hawqal leur réserve un développement particulier. Il écrit, toujours dans le même passage, ces lignes qu'on a évoquées plus haut à propos de la sahrâ'1 : « Selon Abu 'Uîmân (al-Gâhi?), la couleur poudreuse des champs, au beau milieu d'une verte végétation, n'est pas sans grâce. [Soit ;] mais, à l'inverse, dès l'instant où le regard ne perçoit plus, sur le gris terreux d'un sol déployé, l'organisation de la vie, ce sol-là reste triste et sans éclat, dépouillé de parure et d'agrément, vide de douceur et de joie, et prive de tout plaisir celui qui voudrait s'y délasser. La Transoxiane, elle, est comblée et déborde de grâces : tout le pays compris [par exemple] dans l'enceinte des remparts qui, sur douze parasanges de diamètre 2, enferment Bubârâ, ses villages et leurs champs, est florissant, prospère, luxuriant. » Le champ grisâtre, le pauvre champ où la terre, même cultivée, montre toujours son échine, n'est donc acceptable qu'isolé, que jouxté par une végétation vraie. Étendu, déployé, il est insoutenable. Dans la continuité, la terre n'est gracieuse que recouverte du tapis ordonné que les hommes posent sur elle. Dans la continuité, c'est le vert seul qui enchante, un vert sans rupture, dont l'étendue « sans faille », créant le sentiment même de densité, finit par nous faire rejeter comme inacceptables ces taches grises que nous étions tout prêts, il y a un instant, et l'autorité de Gâhi? aidant, à trouver presque belles 3 . Laissons, une fois encore, la parole à Ibn Hawqal : « On se réfère, pour les lieux les plus agréables du monde, à la Sogdiane de Samarqand, au Nahr al-Ubulla 4 et à la û ù t a de Damas, encore que Sâbûr et ôûr, au Fârs, 1. Supra, p. 71. 2. Soit près de 70 km. 3. La référence à Crâhi?, dans le texte d'Ibn Hawqal, vient en réalité après le texte que nous allons citer, mais elle est suivie elle-même par les autres t e x t e s cités précédemment, où le t h è m e de la densité est partout également présent. 4. C'est la région d'al-Basra, désignée par le grand canal [nahr) de la ville d'al' Ubulla (l'ancienne Apologos) : cf. Le Strange, Eastern Caliphate, 19, 44, 46 (n. 1)47.
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ne le cèdent en rien à la ôflta : car lorsqu'on est à Damas, on a sous les yeux, à une parasange et même moins, des montagnes désolées, dépourvues de plantes et d'arbres, et des lieux sans vie. Or, le paysage le plus plaisant est celui qui emplit le regard, épuise l'horizon et n'en finit pas de proposer ses charmes. Au Nahr al-Ubulla et dans toute sa région, partout le regard bute à une parasange environ, et l'on ne peut monter nulle part afin de voir plus loin que cette distance. Allez donc comparer, pour l'agrément, un lieu enfoui, d'où la vue ne saurait porter aussi loin qu'à découvert, et un autre d'où l'œil est saisi par l'ampleur de la perspective et vagabonde sur le paysage, transmettant son plaisir jusqu'à l'âme 1 ! Dans la Sogdiane de Samarqand, je ne sais aucun site, aucune localité où, du haut de la citadelle, le regard tombe sur des montagnes sans arbres ou sur une plaine (sabra') grisâtre, car, ici, les terres cultivées sont prises entre les frondaisons et chargées de verdure. » Voilà enfin éclaircies et rassemblées les conditions du plaisir à la campagne. Les deux faux modèles, ceux de Damas et du bas Irak, pèchent par défaut, respectivement de constitution et de perception : la densité de la verdure est tantôt saisissable à la vue, mais imparfaite dans la réalité, tantôt réellement parfaite, mais insaisissable en sa totalité. Pour que le tableau soit achevé, il faut donc non seulement qu'il le soit effectivement, mais encore qu'on puisse percevoir cette vérité. Pas plus qu'il n'est de belle nature sans l'effort de l'homme pour en faire une campagne, il n'est de vraie campagne sans l'œil de l'homme pour en faire un spectacle. Arrêtons-nous un instant avec notre géographe. Géographe ou général ? Sans nous permettre un jeu de mots trop facile sur campagne, tenons-nous en à la situation d'Ibn Hawqal : c'est d'une citadelle qu'il contemple le pays et, ce pays, il l'embrasse d'un seul coup d'oeil, comme le fait, dans une imagerie traditionnelle, le chef de guerre dominant le théâtre des opérations. Mais la comparaison s'arrête là : le général, et aussi le géographe, selon Strabon tout au moins 2 , sont en réalité tributaires moins de la vue que de l'ouïe ; leur action est fondée sur une stratégie de l'écoute : c'est par les renseignements recueillis sur tel ou tel point du décor, mobile pour l'un, statique pour l'autre, qu'ils arrivent à faire, de ces pièces éparses, un tout organisé. Ibn Hawqal, au contraire, avec les géographes des masSlik
wa 1-marruUik, fonde son information et sa
science sur le regard, l'observation directe et personnelle, le 'iyân. Mieux encore : il s'autorise, en voyageur qu'il est, à transformer, comme ici, ce principe d'information en plaisir. 1. Le sens de la phrase d'Ibn Hawqal est clair, malgré la lourdeur incontestable de la tournure : cf. BGA, IV, 378. 2. Strabon, livre II, chap. v, § 11. Mon attention a été attirée sur oe passage par mon ami Louis Marin.
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Les paramètres du jugement associeront donc le sentiment, et même la jouissance, de l'observateur à la réalité de la chose observée. La campagne parfaite, puisqu'il en est ainsi, est celle qui concilie les inconciliables. Sa verdure doit être immense, mais sans le moindre accroc, la- moindre tache grise qui vienne rompre l'unisson ; elle doit fermer l'horizon, mais cet horizon doit être infini ; elle doit être plane, tout au mieux à peine ondulée, sous peine d'opposer au regard quelque montagne dénudée, mais en même temps il lui faut renfermer en son centre une élévation d'où cet étalement puisse être rassemblé par l'œil de l'observateur : dans ce paysage entièrement animé, la citadelle est donc le substitut de la montagne proscrite, la hauteur bâtie par l'homme, accordée à la vie qu'il insuffle, par les champs, les arbres et les maisons, à la nature brute, le belvédère qui lui permet de contempler son œuvre : la campagne, indissolublement rivée au regard que l'on porte sur elle, n'est pas que la trace des enfants de Dieu sur la terre ; sa description même prolonge leur présence au delà du travail des champs, et l'écrivain, qui porte au cœur le souvenir ébloui du paysage qu'il embrassa d'un seul coup d'œil sous le ciel bleu, depuis le sommet d'une forteresse, enferme la nature et les êtres dans les pages d'un livre qui n'aura jamais été, pour le coup, si pleinement, si simplement humain 1 . Cette présence de l'homme dans le paysage créé ou décrit explique sans doute pourquoi la terre, finalement, apparaît si peu dès qu'il s'agit de campagne. Si elle n'est belle qu'à proportion de nos efforts à la couvrir de verdure, si donc l'apparition de son échine poussiéreuse n'est qu'un pis-aller, on comprend qu'elle s'efface, en milieu rural, derrière les richesses qu'elle porte : bien fin qui pourrait dire, lisant nos textes, de quelle roche est fait ce terroir si puissamment nourricier, ou si l'alternance entre les cultures et la terre sauvage se traduit par une autre opposition que celle du vert et du gris. Nos géographes, bien sûr, connaissent, on le dira plus loin, divers sols, avec leurs couleurs et leurs propriétés, mais c'est toujours hors du contexte campagnard qui nous occupe ici 2. Dans ce contexte précisément, que voyons-nous ? Des terres quali1. Géographie humaine, donc, au sens que nous indiquions dans Géographie VIII
I,
l'./.-ix.
2. Quelques exemples : le sable cité non pas comme sol, mais comme élément dominant du site d'une ville (HAW, 144) ; la terre, citée par MUQ, 315, comme compacte, solide ('alika : cf. BGA, IV, 303-304), et qui ne l'est, de toute évidence, que par rapport à un usage technique (argile pour la construction : cf. MUQ, 465). D e même, MUQ, 420, cite le sol du Fârs comme une a terre à mines ». La couleur blanche d'un lieu-dit à Jérusalem est à mettre en relation avec l'eschatologie (lieu de la Résurrection) : MUQ, 172 ; sur la couleur noire de sols de ville, c f . MUQ, 280.
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fiées, très vaguement, de bonnes, meilleures du monde ou merveilleuses 1 . Encore se noient-elles parfois, soit dans la dénomination générale de « lieux plaisants » 2 , soit dans un ensemble où l'air et l'eau, eux aussi, jouent leur rôle 3 . Pour le reste, c'est le degré de fertilité, de « santé » du sol qui est noté, tel quel ou par l'intermédiaire de la sécheresse ou de l'humidité, de la dureté ou du sel imprégnant les terres 4 . Mais de roche, de couleur au sol, point. Cas exemplaire : l'Égypte. A loisir, Ibn Hawqal et MuqaddasI s'étendent sur cette campagne luxuriante, large, en amont, d'une demijournée à un jour de marche, et s'étalant sur huit demi-journées entre le Caire et la mer : tableau si prenant, si intense, qu'on l'agrandit encore, dans l'histoire antique, pour imaginer un terroir d'un seul tenant depuis le Nil jusqu'au Fayyûm et aux Oasis 8 ; on rêve, même, d'une Égypte entièrement cultivée, qui, passant de deux à vingt-huit millions de feddans, nourrirait l'humanité entière 6 . Cette richesse, on la connaît, on sait d'où elle vient : tout repose ici sur le Nil, comme dit Muqaddasï 7 . Sur le Nil, c'est-à-dire sur l'eau. Qu'il s'agisse d'évoquer le système de l'irrigation par la crue ou celui, qu'il inspire, de l'impôt foncier 8 , c'est l'eau, encore elle et toujours elle, qui envahit le texte comme elle le fait du paysage. Mais du fameux limon du grand fleuve, pas un mot : la seule terre dont il soit question est celle qui, avant la crue, sert à colmater les digues ou qui, pendant la crue, vient troubler l'eau qu'on veut boire 9 . Pour la vallée du Nil comme pour celle, qui lui est volontiers comparée, de l'Indus 1 0 , le dialogue n'est pas entre 1. MUQ, 388, 389 (n. a) ; ibid., 67 (afdal), appliqué à la terre d'Arabie, réfère évidemment aux mérites du pays dans l'histoire de l'Islam ; à l'inverse, ibid., 385 (la'ïna, pour la terre d'ar-Rayy), s'explique dans le contexte du meurtre d'alHusayn. 2. Ex. HAW, 363. 3. HAW, 442 ; MUQ, 308. 4. Pour la fertilité ou son contraire, cf. HAW, 146 (gayr naqiyy), 160, 257 [hafib), 453 (azkâ), 505 (èayyida) ; pour la « santé » du sol, cf. HAW, 253, 494, MUQ, 294, 308 (racine fhh), HAW, 239, 442 (racine tyb) ; à l'opposé, racines fsd (HAW, 131) et 'fn (MUQ, 305) ; pour la sécheresse, HAW, 253 et 494 (contexte laudatif ou sécheresse atténuée), MUQ, 315 ; pour l'humidité, HAW, 257 ; pour la dureté, MUQ, 381 ; pour le sel, ÇAW, 146, 253, MUQ, 410. A noter, ici encore, que cette terre est, dans bien des cas, celle où est installée une ville (cf. p. 92, n. 2) : par ex. HAW, 146, 160. 5. HAW, 147, 153 ; MUQ, 208. HAW, 144, étend aussi, en aval, cette prospérité loin sur la rive droite. 6. HAW, 135. 7. HAW, 147 ; MUQ, 213. 8. HAW, 136-137, 147, 148 ; MUQ, 206-208, 212-213. 9. MUQ, 200, 206, 207, 208. La terre (noire, après la crue) apparaît chez MAS (p), § 774, MAS (t), 34, mais sans plus, et dans le cadre d'une évocation poétique. 10. Crue d'été, crocodiles, goût et couleur de l'eau ; le thème est courant dans la littérature d'adab, puis dans la géographie : cf. IÇT, 107, HAW, 328, MUQ, 23 (trad., p. 64, n. 112, avec autres références). 8
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Géographie humaine
et milieu
naturel
le sol et l'eau 1 , mais, en u n panorama beaucoup plus large et t o u t au long du couloir fertile, entre la verdure et l'eau, d'une part, et le désert de l'autre 2 . Même ici, même en ce vieux pays aux traditions et a u x thèmes immémoriaux, le sol se dérobe derrière sa fertilité même, la végétation masque, avec l'aide de l'eau, la raison première de sa vie. La terre, une fois de plus, est aimée en sa parure, qui est le signe du bienfait de Dieu : dans le jeu des doublets homophones où se plaît l'arabe, tout se passe finalement comme si l'évocation du terroir cultivé ('dmir) gommait le sol en sa constitution même 3 , et comme si, à l'inverse, la mention d'une roche précise renvoyait, quasi automatiquement, à un espace inanimé (garnir). Balbutiements
d'une
géologie
Il est clair, dans ces conditions, qu'il ne saurait être question d'évoquer ici une véritable géologie. Que serait une science qui se désintéresserait de la terre pour peu que celle-ci se montrât à son avantage, dans son rôle de mère nourricière ? Ses fils ingrats peuvent bien l'oublier au profit des richesses qu'elle offre, mais ils ne peuvent, dès lors, aspirer à la connaître dans sa réalité. Ce phénomène est d ' a u t a n t plus étrange que quelques passages, pourtant, devraient nous inciter à plus d'optimisme. Mas'ûdî déclare par exemple 4 que la terre est composée de quatre éléments : sable, argile, pierre et sel, mais il s'agit d'un principe très général, énoncé dans le cadre d'une description globale de la terre, non des sols, répertoriés et localisés, du pays d'Islam. Plus prometteur, a priori, Muqaddasï, féru d'observation personnelle Çiyân) et préoccupé seulement du monde musulman : dans l'introduction à son ouvrage, il affirme avoir mentionné systématiquement « les sols salins, rocheux ou sablonneux, les collines, plaines ou montagnes, les calcaires et les grès, les roches compactes ou friables » 6 . Belles promesses, mais suit, immédiatement, la mention des « foyers de richesse et de fertilité, des lieux de misère et de stérilité » ; on le voit, cette géologie n'est ni complète, t a n t s'en faut, ni franche de toute 1. Dans IST, 107, et HAW, 328, à propos de l'Indus, on lit cette phrase révélatrice : « L'Indus est pareil au Nil par son ampleur et par sa crue, liée aux pluies d'été ; il s'enfle sur la surface du sol, puis s'enfonce, et l'on sème sur ce sol comme on fait en Égypte » ; il n'est question explicitement, on le voit, que d'irrigation, non de fertilisation du sol. MUQ, 483, est plus concis encore : « C'est sur lui (l'Indus), au moment de sa crue, que reposent les cultures, comme nous l'avons indiqué pour l'Egypte. » 2. HAW, 148, qui oppose, à la vérité, le seul Nil (mais nous savons qu'il est l'origine de la verdure) et le désert. 3. Une notation comme celle de MUQ, 381, sur les labours en rapport avec l'humidité ou le degré de fermeté du sol, fait réellement figure d'exception. 4. MAS (t), 45. 5. MUQ, 2 ; cf. trad., p. 5 et 277 (n. 73).
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arrière-pensée utilitaire : au delà du classement, sommaire, envisagé, c'est à l'exploitation de la terre, une fois de plus, que l'on songe. Mais passe encore sur les intentions : on pourrait très bien nous rétorquer en effet que la connaissance du sol et celle de ses capacités productives peuvent être, après tout, étroitement liées, que les fins assignées, en l'espèce, à la science ne lui nuisent pas obligatoirement, qu'elle peut y puiser, au contraire, une raison, combien puissante, de sérieux. Qu'en est-il donc, dans les textes et non plus dans le propos avoué des auteurs ? E t comment s'explique, quand elle intervient, la notation précise des sols, de leur composition, de leur aspect ? Première constatation : un contingent appréciable de notations renvoie à des sols hautement spécialisés. J'entends par là, d'abord, leur composition même : loin de recouvrir une catégorie générale, comme le calcaire, l'argile, le sable, ils ne sont au contraire, chaque fois, qu'une espèce très délimitée : gemme, métal, sel naturel, minéral ou a u t r e roche bien précise. Spécialisés, ensuite, parce que constituant tous des terrains incultes et, en t a n t que tels, propres uniquement aux usages industriels, artisanaux, ou aux besoins de la parure. Spécialisés, enfin, en ce qu'ils relèvent, massivement, comme on l'a dit, de la montagne 1 . Pour le reste, argile, sable et sel dominent largement le paysage. La première 2 n'est là, peut-être, que parce que le mot qui la désigne (tin) réfère au matériau dont f u t créé l'homme 3 : MuqaddasI, en t o u t cas, s'y réfère explicitement, au moins une fois 4 . Le second, déjà connu à travers les déserts, est, on l'a dit, l'élément majeur de régions entières, t a n t ô t massif, d'une pesanteur parfois montagneuse, t a n t ô t fluide et même aérien 5 . Le sel, enfin, se trouve dans le sol même ou à sa surface, par montagnes entières, ici encore, ou sous la forme de vastes espaces (sabha, pl. sibâh) symbolisant l'infertilité totale 6 . En dehors 1. Supra, p. 57-59. On aura l'occasion de revenir là-dessus dans un autre volume, à propos des activités des hommes. Se rappeler notamment la faveur de la minéralogie (or, argent et pierres précieuses, surtout) : cf., entre autres, J. Ruska, Dos Steinbuch des Aristoteles, Heidelberg, 1912, et Hamdâni, Kitâb al-gawharatayn al-'atïqatayn, éd. et trad. C. Toll, Uppsala, 1968. Sur les croyances attachées aux minerais et pierres précieuses, cf. Eliade, Forgerons et alchimistes, op. cit., p. 16, 19, 35, 40-41, 43 et passim. 2. HAW, 298, 405, 446-447 ; MUQ, 226, 280, 281, 311, 315, 326 (n. e), 443 (et n. r), 465. 3. Coran, III, 43 ; V, 110 ; VI, 2 ; VII, 11 ; XVII, 63 ; XXIII, 12 ; X X V I I I , 38 ; X X X I I , 6 ; X X X V I I , 11 ; X X X V I I I , 71, 77 ; LI, 33. 4. MUQ, 310. 5. IJAW, 32, 144, 155, 157, 158, 170, 415-416, 434 (avec le sel) ; MUQ, 9, 186, 195, 209, 210, 211, 231, 253, 306, 320 (n. «), 333 (n. g), 396, 459, 467, et supra, p. 7273. Cf. également RST, 160. 6. HAW, 30 (associé à harra : rocaille), 227-228, 253, 300, 407, 415, 434 (avec le sable), 487, 502, 511 ; MUQ, 80, 82, 195, 209, 245, 315, 351-352, 372, 410, 419, 453, 481.
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de cés trois terrains de base, je relève, rares et dispersés, la chaux, le gypse, le marbre, la meulière les grès et calcaires de Muqaddasï 2 . A part, les sols bitumineux, à Bakou, au Fârs, dont a, sous lequel est désignée, notamment, la fameuse et immense lagune du bas Irak. Si, comme on peut le penser, elle est prise implicitement pour modèle, la différence avec le lac, dès lors, s'éclaire tout à f a i t 1 . La Batïha fait alterner, on l'a dit, les étendues d'eau libre et les fourrés de roseaux, où la navigation doit opérer des trouées pour continuer sa route ; dès lors, et réserve faite, peut-être, des rivages 2 , c'est par la surface entièrement dégagée, sans roseaux ni autres plantes aquatiques, que le lac se distinguera du marais. Mais, d'autre part, la présence de plantes au beau milieu de la nappe est le signe visible d'un second trait du marécage : son manque général de profondeur ; on a dit précisément, à propos de la Batïha, comment les bateaux étaient obligés d'alléger leur charge pour naviguer sur ces hauts-fonds. La distinction avec le lac, ici, ne se formulera pas par une antithèse pure et simple : puisque certains petits lacs, nous dit-on, s'assèchent à l'occasion, il est clair qu'eux aussi peuvent être peu profonds ; on dira donc que, si le lac est, à volonté, profond ou pas, le marais, lui, ne l'est jamais. Plus généralement, et pour conclure : le marécage est une variante du lac en ce que son eau est toujours douce et toujours peu profonde, et sa surface jamais entièrement libre. Quels sont donc ces lacs de l'Islam ? Plus qu'aux Hudüd, al-'álam, soucieux de description du monde en général 3, c'est, une fois de plus, aux géographes qui traitent, pour l'essentiel, du monde musulman, que l'on s'adressera : Ibn Hawqal et Muqaddasï. La carte, avec eux, distinguerait trois sortes de pays. Ceux, d'abord, où les lacs sont rares, voire inconnus. Ainsi en va-t-il de pans entiers de l'Islam. De l'Arabie et du grand désert de Perse, évidemment 4 . Du Magrib : je ne relève ici que deux lacs, qui communiquent avec la mer : de Bizerte et, dans le Gharb marocain, d'Aryag, par où se fait le trafic portuaire de la ville d'al-Basra Dirons-nous que le paysage change avec l'Égypte ? E n 1. Cf. supra, chap. n , p. 199, 200 et 202 Í./.-203. L'immensité de la Batïha n'est pas un trait pertinent, puisqu'il existe, d'après les Hudüd, de petits marécages, ainsi qu'on l'a dit. 2. Cf. supra, p. 244, à propos de la mer d'Aral (lac du Quwârizm). 3. Avec quelques incertitudes de classification : si la mer d'Aral est comptée parmi les mers, la mer d'Azov, en revanche, relève des lacs : Hud, 53 i./.-54. 4. Réserve faite d'un lac (ou d'une mare î) sur un itinéraire (MUQ, 110, 112) et du marais où se jette le Zarïn-Rud (HAW, 366) ; cf. chap. I I , p. 216. 5. MUQ, 226 ; HAW, 81 ; sur la vocalisation Aryag (et non Arïg : cf. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, op. cit., III, 272), cf. Yâqut, Buldân,
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fait, nous l'avons vu au chapitre précédent 1 , on ne peut distinguer, dans l'évocation, les lacs du Fayyum ou du Delta et la description du Nil : car ils sont le Nil lui-même, sous une de ses formes, étalée, paresseuse, et un signe supplémentaire, s'il en était besoin, de l'ampleur du fleuve. E t comme le Nil est associé étroitement à l'Indus, voici, à l'extrême orient de l'Islam, elles aussi nourries par le fleuve, les lagunes où vivent les Zott 2. On en dirait autant, avec les Zott euxmêmes, de la Batïha irakienne 3 : pas plus que l'Égypte ou le Sind, l'Irak n'est un pays de lacs. E t la Haute-Mésopotamie pas davantage : un seul, tout petit, mais, il est vrai, superbe, est cité par Ibn Hawqal : celui d'al-Munhariq, sur la rive gauche de l'Euphrate 4. La Sogdiane est à peine mieux partagée, et les deux lacs qu'on y connaît relèvent, ici encore, d'un paysage fluvial : le Zarafsân, qui arrose le pays de Samarqand, naît, dans les monts du Buttam, du lac de Gan ou Daryâzha 5 et finit dans l'Âvâza-yi Paykand, un marais d'eau douce, dans les steppes près de Buhârâ 6 . Absent, rare ou fondu dans un ensemble hydrographique, le lac ne peut jusqu'ici prétendre se tailler une place singulière parmi les traits saillants qui composent un pays : la Batïha irakienne elle-même, pourtant présentée comme une curiosité, est indissociablement liée aux deux grands fleuves sans lesquels elle n'existerait pas. Mais la situation se renverse à partir du moment où le lac unit, à une superficie imposante, ce que j'appellerais un statut propre. Telle est déjà la situation de la Syrie-Palestine, où, malgré le Jourdain, le lac de Tibériade et la mer Morte sont ressentis, on l'a vu au précédent chapitre, comme deux entités distinctes, dotées chacune d'une personnalité à part 7 . Le cas du Sigistân 8 est plus net encore, dans la mesure même où il ne dispose que d'un seul lac, mais considérable. Sans doute son existence, et son volume aussi, sont-ils liés au régime des fleuves qu'il I, 351 (au reste inspiré d'Ibn Hawqal). Sur la ville d'al-Baçra (à ne pas confondre avec son homonyme irakienne), cf. G. Yver, dans El (2), I, 1120. 1. Supra, chap. n, p. 185-186 et 188. 2. IST, 107 (HAW, 328; MUQ, 484), avec référence au modèle de la Batïl>a irakienne. 3. Cf. supra, chap. h, p. 203 Î./.-204, et note précédente. 4. HAW, 210-211, qui donne au lac une superficie d'un ¿arïb, litt. : de la surface qu'on peut ensemencer avec la mesure de ce nom (extrêmement variable, il est vrai, selon les lieux et les époques : cf. art. anon. dans El, I, 1047). Un seul lac aussi (encore est-il utilisé comme saline) pour le plateau iranien : FAQ, 245246. 5. HAW, 495, 506 ; Hud. 55. 6. MUQ, 323 ; f f u d , 56 (et 185). 7. Les autres lacs, Houlé ou marécages de la vallée de l'Oronte, n'ont pas, et de loin, la même célébrité, et restent étroitement dépendants des fleuves, Jourdain et Oronte, qui les créent. 8. 1IAW, 7, 417, 418 ! MUQ, 322 I./.-323, 329 ; Ifud, 55.
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reçoit ; mais précisément, il en reçoit plusieurs l , qui viennent se fondre, se transformer en lui, ce qui fait qu'il n'est pas considéré comme leur simple exutoire, mais bien comme une étendue d'eau particulière, dotée d'une personnalité propre : l'abondance des poissons, les roseaux 2, les villages installés sur les rives orientales, le contraste, de l'autre côté, entre l'eau douce et la solitude de la steppe, l'ampleur même de la nappe, enfin s , autant de traits qui dessinent la physionomie originale du lac de Zarah 4 et, à travers lui, une pièce essentielle du paysage de la province. Piquons maintenant vers l'Arménie et l'Àdarbaygàn. La première a le lac de Van, pour nos auteurs : de Hilât ou d'Argïs, du nom de deux villes riveraines s . Il est connu surtout, à cette époque, pour ses petits poissons qui alimentent une florissante industrie de salaisons exportées jusqu'en Syrie, et pour les gisements de borax et d'arsenic qu'on trouve sur les bords ou dans les montagnes proches. Un grand lac, de toute façon : Ibn Hawqal lui donne environ dix parasanges de long, soit quelque cinquante-sept kilomètres6. Plus célèbre encore, le lac d'Urmiya, en Âdarbaygân, dit aussi de Kabûdân, de Talâ, des Hérétiques (as-Surât) ou encore, d'après une presqu'île, de Sàhâ 1. E t varie considérablement selon que leur apport, réduit par les besoins de l'irrigation, est maigre ou, au contraire, enflé par les crues. Ces fleuves sont le Hïlmand (et son affluent, le Bardarûy, ou Argandâb), le guwaS (Nahr NïSak) et le Nahr Farah : HAW, 417, 420, 422 ; MUQ, 304, 329, et Le Strange, Eastern Caliphate, 342, 345. Un quatrième fleuve, le Hâriid, n'est pas mentionné par nos géographes : cf. ibid., 340 ¿./.-341, et supra, chap. n, p. 218. 2. Qui l'apparentent donc au marécage, selon la typologie indiquée plus haut (HAW, 417, dit qu'ils y abondent : peut-être pas simplement sur les rives, donc) ; MUQ, 329, évoque, à ce propos, la Ba^îha irakienne. 3. HAW : 30 parasanges de long (environ 173 km) sur une journée de voyage en largeur ; MUQ : même largeur et, en longueur, plus de 20 parasanges (environ 115 km) ; ffud : 30 parasanges de long et 7 de large (environ 40 km). 4. MUQ, 329 (n. m), l'appelle Buhayrat aç-Sanat (pour : Sanat) : lac des Aca5. IÇT, 111-112 ; ÇAW, 7, 346 ; MUQ, 380 (Arèïë). 6. Sous-évaluation : dans sa plus grande longueur, du sud-ouest au nord-est, la distance est de plus de 120 km. L'estimation d'Ibn Hawqal s'applique, en fait, à la largeur du lac en sa partie médiane. 7. Cf. MAS (t), 109 ; IÇT, 111 ; HAW, 7, 345-346, 353 ; MUQ, 380, 381 ; Hud, 54. L'appellation d'Hérétiques laisse clairement entendre que l'Islam n'est pas venu à bout des religions et croyances implantées avant lui. Sur cette appellation et celles de Talâ (Talah) et Sâhà (Sàhù, Sâhi) qui, sauf erreur de ma part, ne se trouvent pas dans I'éd. Kramers, cf. IÇT (dans BGA, I, 1870), 181, 189 ; HAW (dans BGA, II, 1873), 8, 239, 247, 248, 274 (n. m) ; Minorsky, dans Hud, 193, et Le Strange, Eastern Caliphate, 160-161 (le mot iranien Sûr, « salé », qui donne aussi parfois son nom au lac, mais en dehors de notre époque, se trouve dans Hud, loc. cit., sous la forme èûrl). Hud, 60 (cf. aussi ibid., 143 : Armana ou Urmiya), parle aussi de mer Arménienne (pour une autre signification de cette expression, cf. supra, p. 239, n. 6).
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Un grand lac, ici encore : des cent trente kilomètres de long et quarante de large en moyenne qu'il possède dans la réalité, le voici porté à quatre jours de voyage ou cinquante parasanges (environ deux cent quatre-vingt-dix kilomètres) du nord au sud, et, d'ouest en est, à vingt ou trente parasanges (soit de cent quinze à cent soixante-douze kilomètres). Le tableau se partage entre les traits favorables et les désagréments du lac. D'un côté, la vie, l'agriculture sur les rives et, sur les eaux, la navigation intense, qui entretient toute une population de mariniers et de passeurs. Mais tout cela est chèrement payé : le lac est tumultueux, au moins l'hiver, avec de hautes vagues et des tempêtes, d'où les naufrages qui ajoutent à la condition déjà précaire des gens de la batellerie. Les habitants des îles, plus misérables encore peut-être, sont obligés d'enchaîner leurs enfants pour éviter que la pente de la montagne ne les entraîne dans le lac Enfin et surtout, l'eau, salée, refuse toute vie, sinon aux vers et aux loutres 2 . Reste à parler des véritables pays de lacs. Il s'agit moins ici de taille que de nombre : non pas seulement un ou deux grands lacs, mais une quantité, parfois une poussière, qui donne au pays sa marque originale. Nul besoin, même, qu'ils soient nommés : toute la barrière montagneuse au sud de la Caspienne nous est dite piquetée de petites nappes sans qu'une seule soit désignée en propre On objectera peutêtre que, si les Hudûd parlent, en la circonstance, de lacs, Ibn Hawqal, reprenant Istabrï, n'évoque, lui, que des marécages (giyâd). Mais voici toute une province où le doute n'est plus de mise : le Fârs 4. Le nombre des lacs s'aligne ici sur celui des circonscriptions administratives ou des territoires kurdes ; il y aura donc cinq lacs 6 : de Da§tArzan, de Kâzarùn (ou encore de Yûn, Tawazz, Mûr ou Muz), d'alGankân, de B a f r t a k â n et d'al-Bâsafûya (ou d'al-ôûbânân), le dernier, en fait, n'étant qu'une partie du précédent, de très loin le plus grand *. Seul, le premier des cinq a de l'eau douce. Tous sont entourés de vil1. Cité supra, chap. i, p. 60 i.f. (MUQ, 381 ; cf. également HAW, 346). 2. IÇT, 111, est le seul à affirmer l'existence de poissons. 3. IÇT, 121, 124, 125 ; HAW, 376, 377, 381 (2 ex.) ; Hud, 55 (n° 27), qui évoque, avec les lacs de cette région, ceux des monts de Tus, au Qurâsân (sur la réalité, cf. ibid., 185) ; une autre région du Qurâsân, le Guzgân, entre Merv et Balb (ibid., 55, n° 26), apparaît, au contraire, comme ne possédant qu'un seul lac. 4. C'est IÇT, 68, 75-76, 79, qui fournit les renseignements de base, repris par HAW, 265, 276-277, 284 ; MUQ, 23 i.f., 424 (n. a), 446 ; Hud, 54-55. Pour la localisation, cf. Le Strange, Eastern Caliphate, 252, 253, 267, 278, et Schwarz, Iran, I, 9-11. 5. Deux autres apparaissent, mais ne sont pas compris dans la présentation d'ensemble des lacs de la province : celui de Darbïd (Darbïd ; cf. IÇT, 74 ; HAW, 275 ; Le Strange, Eastern Caliphate, 265) et celui de Gur, plutôt un étang, du reste [birka) : cf. IÇT, 74, 76 ; HAW, 273, 278 ; Schwarz, Iran, II, 58. 6. Les longueurs données oscillent entre 8 et 12 parasanges (de 46 à 69 km environ), sauf pour le Babtakân, de l'ordre de 20 parasanges (environ 115 km).
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lages et de cultures, encore que les bêtes sauvages viennent parfois hanter les rives. Chacun d'eux est le centre d'un pays qui se suffit à lui-même, grâce aux ressources offertes : ici, le papyrus et l'alfa, travaillés et exportés, là le sel, un peu partout le poisson, consommé sur place ou exporté lui aussi. Quelques traits particuliers enfin : le Babtakân reçoit le fleuve du Kurr 1 , le lac de Dast-Arzan varie considérablement, tantôt débordant, tantôt à sec, celui de Kâzarûn a des côtes très découpées, le Bâsafûya, aux fourrés épais, est célèbre pour le monastère chrétien installé dans les parages. De tous ces traits épars, peut-on composer un paysage lacustre ? L'entreprise pécherait d'abord par défaut : rien ne nous est dit, pour nous en tenir à ce seul registre, des couleurs, sauf pour le Munhariq, à la surface bleue 2 et aux reflets de verre poli. Le plus souvent, ce sont les données contradictoires qui font difficulté. Il y a loin, par exemple, des lacs peu profonds, qui s'assèchent, au même Munbariq, sondé, sans succès paraît-il, sur plusieurs centaines de coudées. L'environnement ? Aux lacs cernés de montagnes, comme ceux de Tibériade ou d'Urmiya, on aura beau jeu d'opposer les lagunes installées au milieu de sols plats ; aux villages et aux cultures qui font une ceinture vivante à la nappe, les solitudes de la steppe ; à l'hostilité ici, du lac et de son pays, l'agrément, la paix et la richesse ailleurs. Même hésitation pour les eaux : la douceur le dispute au sel, l'abondance en poissons ou en oiseaux 3 à l'absence de tout être animé, comme pour la mer Morte. Enfin, quoi de commun entre l'eau libre d'un grand lac célèbre et celle, encombrée de roseaux, de la petite nappe anonyme ? Arrêtons là cette liste possible des contrastes ; elle suffit à nous indiquer, derrière la difficulté de dégager une image uniforme du lac, la raison même de ces incertitudes : le lac est un monde intermédiaire. Cette eau qui ne coule pas, tantôt salée et tantôt douce, et qui n'est, finalement, ni de la rivière ni de la mer, tient peut-être, à la vérité, ses caractères incertains de sa situation même : le lac est une eau posée à demeure sur la terre, contrairement à la rivière, qui ne fait qu'y passer, et à la mer qui, de décret divin, est fixe, mais en dehors de la terre. Il est donc, ce lac, l'une des deux images possibles d'une rencontre particulière entre les deux éléments, l'autre image, inverse, étant celle de l'île, de la terre installée sur l'eau. E t pour peu que le lac soit lui-même 1. A ne pas confondre avec son homonyme des marges méridionales du Caucase. Ifud, 54, renversant la perspective, fait du lac, à tort, l'origine d'un fleuve qui va se jeter dans la mer. 2. Un des noms du lac d'Urmiya, Kabûdân, renvoie à la couleur de l'azur (arménien gaboid, persan kâbûd) : cf. Le Strange, Eastern Caliphate, 160 ; Desmaisons, Dictionnaire, III, 31 ; Minorsky, dans Ifud, 192 £./.-193 ; mais le trait n'est pas signalé par nos auteurs, y compris celui, iranien, des Ifudùd. 3. Cf., pour le lac du Fayyûm, supra, chap. n, p. 186. Pour les lagunes des Zott, au Sind, cf. IÇT, 107 (HAW, 328 ; MUQ, 484).
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parsemé d'îles, on devine quel étrange paysage peut se dessiner sous le regard apparemment neutre mais, dans le fond, perplexe, du voyageur qui l'interroge. Retour à la mer : un autre monde On connaît, bien sûr, le relief sous-marin, on sait que l'île ou le hautfond n'en sont que les formes, plus ou moins exhaussées. Mais une chose est de dire que la terre se prolonge sous l'eau 1 , une autre de renverser la perspective et d'écrire, comme Ibn Hawqal 2 , à propos de la mer Rouge : « Bien qu'il s'agisse d'une mer, avec des vallées, elle a de nombreuses montagnes recouvertes par l'eau. » Dans sa construction et son ambiguïté mêmes, la phrase, empruntant à la terre sa terminologie, recrée à partir d'elle un paysage identique, mais appartenant en propre à la mer, la mer où la montagne, à l'inverse de ce qui se passe sur la terre, est le moins attendu des deux éléments, en hauteur et en creux, qui composent le relief. Les Merveilles de l'Inde sont plus explicites encore 3 : « Certains jours de l'année, la tortue vient surnager à la surface, pour se délasser de son long séjour dans les creux des rochers et dans des fourrés, des forêts, des arbres effrayants, bien plus effrayants et plus grands que ceux que nous avons sur la terre. » Et ailleurs 4 , à propos des baleines : « Les manières dont elles se comportent varient selon les lieux, qu'ils se trouvent dans des parages fréquentés, sur le passage des voyageurs et des pêcheurs et près des côtes habitées, ou bien dans des mers écartées et désertes, loin des côtes habitées, et aussi selon la profondeur de la mer, selon qu'on y trouve ou non la terre ferme, des îles, des côtes : c'est là un autre monde. » L'invocation à Dieu, qui suit immédiatement, fait de la mer, parmi tous les domaines de la création, celui qui échappe le plus à l'homme. Dieu règne ici comme partout, sans doute, mais plus jaloux de ses secrets et de sa puissance. Écoutons encore les Merveilles de l'Inde, cet extraordinaire — au plein sens du terme — livre de marins 6 : « Quand la nuit vint », raconte l'un d'eux, « Dieu, le Puissant, le Grand, ouvrit les portes du ciel à un vent noir qui emplit tout de la terre aux nues, soulevant jusqu'à elles les vagues de la mer et les abaissant jusqu'au fond, roulant les navires dans les villes, sur les côtes, au grand large, si bien que fort peu en réchappèrent. Quant au navire de nos gens, Dieu leur avait inspiré de l'alléger en jetant par-dessus bord tout 1. Cf. supra, chap. i, p. 7 et 99 ( s u f à l a ) . 2. HAW, 45 i.f. (dév. IST, 29). 3. Merv, 213. 4. Merv, 201. L'expression * un autre monde », qui clôt le passage que l'on va citer, se trouve aussi dans les Mille et une Nuits (Histoire de 'Abd Allah al-Barri et 'Abd Allah al-Bahrï). 5. Merv, 218.
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ce qui était lourd et le reste, en sorte que, la mer se déchaînant contre lui, sa légèreté lui permettait de se porter au sommet des lames et de se maintenir à flot. E t eux récitaient du Coran, invoquaient et suppliaient Dieu, sans manger ni boire. Ainsi en fut-il pendant trois jours et trois nuits. Le quatrième jour, sur l'ordre de Dieu, le Puissant, le Grand, le vent tomba et la mer se calma, Dieu arrêta la tempête comme on sait que sa puissance a coutume de le faire : gloire à Lui ! » Monde étrange, à part, mal connu. Sa flore et sa faune, on le verra plus loin, sont toujours ressenties d'instinct comme plus ou moins merveilleuses : l'ambre, la perle, le corail, les poissons fantastiques ou les monstres relèvent d'un milieu singulier, où les animaux sont régis par l'implacable loi qui les fait « se dévorer les uns les autres » ; ôâhiz, qui utilise la même formule que la Relation de la Chine et de l'Inde, développe ainsi le thème : « S'il y a une créature du démon, c'est bien au poisson qu'il est le plus normal de penser, car tous se dévorent les uns les autres. Le mâle suit la femelle au moment de la ponte et, chaque fois qu'elle libère les œufs, il les engloutit. Si un homme ou un quadrupède tombe à l'eau, que ce soit en mer ou dans la rivière, le poisson est plus prompt à le dévorer que les hyènes et les vautours sur une charogne. » 1 L'autorité de Câhiz aidant, le thème acquiert droit de cité dans le corpus des connaissances sanctionnées par Yadab. On objectera peut-être qu'il réunit en une même catégorie les poissons d'eau douce et de mer, sous une même loi de la jungle aquatique. Mais c'est le lieu de penser que cette loi qui se cantonne, sur terre, au monde des rivières et des lacs, devient, en mer, universelle, absolue, que la mer, par conséquent, se traduit, dans l'univers, par une rupture qui fait, dans ses limites à elle, basculer la création entière vers le monstrueux, la transforme en un domaine infernal où l'animal dévore sa propre progéniture. Satan, bien sûr, n'a rien créé, et &âhi?, on l'a v u , parle par hypothèse : le mal, l'horreur sont, ici comme dans l'ensemble du Kitâb al-hayawân, des problèmes posés à l'intelligence humaine dont Dieu seul, parce que seul créateur, détient les clés. Il n'empêche, pourtant, que nous ne pouvons pas ne pas évoquer, fût-ce pour la rejeter en fin de compte, l'image du démon se glissant sous les eaux et qui, réduit sur terre à n'être qu'un simple rôdeur de rivières, régnerait sans partage, par poissons interposés, sur la mer. Satan ou pas, ce monde a sa vie à lui. La preuve en est qu'il bouge. Ici ou là, les flots ont accru leur emprise sur le continent : le pont du détroit de Gibraltar a été submergé ; le phare d'Alexandrie, jadis à mi-chemin d'une presqu'île, s'est retrouvé à sa pointe ; le lac de Tinnïs, 1. Bel, § 3 ; GÀH (h), V, 321 (la formule indiquée se trouve aussi ibid., III, 265, et IV, 171). Plutôt qu'à une influence de l'une des deux œuvres sur l'autre, il est logique de penser qu'elles puisent toutes deux aux récits de marins rencontrés à al-Baçra.
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en Égypte, a pris, sous la poussée de la mer, la relève des terres cultivées là ; enfin Chypre, auparavant reliée à l'Anatolie et aux rivages égypto-palestiniens, est devenue île 1 . Aucun sentiment d'inquiétude ne perce, du reste, à ces évocations d'une histoire ancienne où la mer était plus contenue. Il s'agit là d'alternatives dans la vie du monde et rien ne dit que, plus tard, la tendance ne se renversera pas, comme elle le fit au moins pour le Golfe qui, dans l'Antiquité, occupait le bas Irak 2 . La clé du phénomène nous est donnée par Mas'udï 3 : « L'auteur de la Logique 4 dit que les mers se déplacent dans le cours des âges et la suite des siècles, pour occuper des emplacements différents. Toutes les mers sont en mouvement ; seulement, rapporté à la masse des eaux, à l'ampleur de leur surface et à leur profondeur, ce mouvement est insensible. Il n ' y a aucun lieu de la terre qui reste pour toujours humide ou sec : tous changent et se modifient du fait des fleuves qui t a n t ô t s'y déversent et t a n t ô t s'en retirent. Telle est la cause du changement qui affecte la place de la mer et de la terre ferme ; loin de rester const a m m e n t l'une et l'autre dans leur état primitif, ce qui était mer peut parfois devenir terre et réciproquement. C'est le cours des fleuves qui en est cause. Leur lit, en effet, connaît la jeunesse et le déclin, la vie et la mort, le dessèchement et le renouveau, comme pour l'animal et la plante, sauf la réserve que, chez ceux-ci, jeunesse et vieillesse ne se manifestent pas partie après partie, mais toutes en bloc, ce qui fait qu'elles déclinent et meurent en même temps, tandis que la terre, elle, décline partie après partie, sous l'influence de la révolution du soleil. » Nous connaissons déjà cette théorie sur la vie de la terre ou des fleuves 5 . Elle relie, pour le propos qui nous intéresse ici, la mer à la physique du globe tout entier. C'est bien la terre qui commande le jeu, sa vie à elle qui, pays après pays, selon un cycle éternellement renouvelé, influe sur le lit des fleuves, p a r t a n t , sur le volume des eaux qu'ils jettent dans la mer et, par contrecoup, sur les limites de celle-ci. Ira-t-on jusqu'à dire, contrairement à ce qu'on laissait entendre plus haut, que la mer n'a de domaine q u ' a u t a n t que la terre lui en abandonne et lui trace ? Les changements indiqués, à la vérité, ne portent finalement que sur les rivages. E t d'ailleurs, si le mécanisme allait jusqu'à remettre en cause, par des quantités excessives, l'existence ou la carte générale des mers, que deviendrait l'ordre même de la création où les 1. Cf. MAS (p), § 272, 788-790 ; MAS (t), 73 ; supra, chap. ii, p. 188, et, pour Gibraltar, chap. m , p. 238 i./\-239. 2. YA'Q, 309 ; MAS (p), § 229-234 : cf. supra, chap. n, p. 121. 3. MAS (p), § 213 ; MAS (t), 84, 103. Notre traduction est largement inspirée de celle de Ch. Pellat. 4. Aristote, Meteorologica, I, 14 (note du traducteur). 5. Cf. Géographie I I , 10, et supra, chap. i, p. 104 ; chap. n, p. 120. 18
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mers, et d'abord les deux mers principales, tiennent de Dieu, à jamais, la place que Lui seul, une fois de plus, leur a fixée ? Contre-épreuve : le jour où l'équilibre fut ou sera rompu, au profit exclusif de la terre ou de l'eau, ce jour-là signifie négation du monde qui est le nôtre : chaos ou Déluge jadis, apocalypse demain Si la mer, donc, fait bien partie du globe, la terre, la terre ferme, n'a rien à voir avec la mer. Elles jouent, simplement, toutes deux sur leurs marges, communiquant à travers ces fleuves qui relèvent, par leur domaine, de la terre, mais, par leur élément et la salinité en moins, de la mer. Cela dit, chacune reste finalement sur ses positions, chez elle, et le fleuve lui-même, arrivé à la mer, s'y fond, tout ainsi que la montagne immergée devient montagne de la mer et que la plante ou l'animal changent radicalement en passant de la terre à l'eau. La mer
animée
De toute façon, dans le dialogue qui se noue sur les rivages, ce n'est pas la terre qui avance, mais la mer qui recule, et vice versa ; elle seule, donc, qui bouge, comme on le disait. Sa fixité générale à l'échelle du globe ne doit pas faire illusion, et Mas'ùdî l'a bien noté. Mouvement de bas en haut, d'abord : la vague est moins saisie dans son mouvement apparent qui la fait courir et déferler, que dans son creux. Voici donc les vraies montagnes et vallées de la mer, tantôt s'entrechoquant pour faire jaillir un feu qui vient illuminer tous les flots à la ronde, tantôt houle puissante, « aveugle », « folle », dévoilant presque le fond de l'eau et s'enlevant jusqu'au ciel, mais sans la moindre crête d'écume Si la mer, inlassablement, bouge, c'est que le grand large est le domaine d'un air jamais en place. Le vent règne sur des passages entiers des Merveilles de l'Inde, à l'image de son empire incontesté sur les eaux *. Chaque mer, du reste, « a le sien, qui, en se déchaînant, la soulève, la déchaîne à son tour, jusqu'à la faire bouillonner comme bouillonne une marmite ; alors, elle rejette vers ses îles tout ce qu'elle peut charrier, brise les navires, lance de gros, d'énormes poissons qu'elle a tués, et même les rochers, les récifs, comme l'arc projette une flèche » 4 . Mas'ûdî®, qui s'inspire de ce texte, pris à la Relation, systématise le 1. Cf. supra, chap. i, p. 8 ; chap. n, p. 113-114 et 193. 2. L'image des montagnes et des vallées se trouve chez MUQ, 12, et surtout MAS (p), § 245 (cité et traduit partiellement dans Géographie II, 169) ; cf. aussi, pour les traits évoqués ici, Rel, § 10, et Merv, 202, 215, 218 (cité supra, p. 251 i.f.j et passim. 3. Cf. l'exemple cité supra, p. 251 i.f. ; Merv, 201, 248 et passim ; MAS (p), § 268 (« la mer suit le mouvement des vents »). 4. Rel, § 10 ; au lieu des récifs, litt. : des montagnes (§ibâl). Cf. également RST, 89. 5. MAS (p), § 257. Cf. aussi HAW, 12 (un vent unique en Méditerranée).
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thème du couple de la mer et du vent, à propos de chacune des subdivisions de l'océan Indien : « Ici, c'est un vent qui, montant du fond de la mer, enfle ses vagues et la fait bouillir, tout comme une marmite au contact des matières en feu sur lesquelles on l'a placée. Ailleurs, le v e n t redoutable, venu du fond, s'unit à la brise extérieure. Ailleurs, enfin, souffle la brise seule, sans aucun vent issu des profondeurs. Quand nous parlons de ce souffle-ci, nous entendons par là les exhalaisons de la terre qui viennent se dégager dans le fond de la mer, puis montent à la surface. Mais Dieu connaît mieux la nature de ce phénomène. » Que la terre respire ou non, qu'elle fonctionne ou non comme une gigantesque soufflerie tapie sous les abîmes marins, vent et tempête sont, on le voit, indissociables. Près des côtes, ils ont leurs lieux de prédilection, là où l'air est canalisé par une configuration du rivage proche, ou par un goulet entre celui-ci et une île. Les marins connaissent bien ces périls de la mer Rouge, ou de tel parage de la Caspienne 1 . Au large, libre est le vent, capricieux, et la tempête peut surprendre où elle veut. Sous la forme de la trombe, d'abord : « Un nuage blanc vient projeter son ombre sur les navires ; il en sort une langue effilée et mince ; elle descend adhérer à l'eau de la mer, qui se met à bouillir. C'est comme une trombe de poussière, qui engloutit le navire dès qu'elle le saisit. Après quoi, le nuage s'élève et déverse une pluie abondante chargée d'embruns. J e ne sais si le nuage prend de l'eau à la mer, ni comment le phénomène se produit. » 2 Le régime des vents et des tempêtes est particulièrement bien connu pour les mers de la Perse et de l'Inde. Le texte de base est ici celui de l'astronome Abu Ma'sar, repris par Ibn Rusteh, Ibn al-Faqïh et Mas'udï s . Après avoir noté que les deux mers n'en font qu'une en réalité, on souligne qu'elles s'opposent néanmoins en ceci : « En mer de Perse, les vagues sont fréquentes, violentes, la navigation malaisée, et cela au moment même où la mer de l'Inde est calme, propice à la navigation, sans vagues ou presque. Inversement, la navigation devient facile en mer de Perse alors même que la mer de l'Inde s'emporte, entrechoque ses eaux, glisse aux ténèbres et devient difficile aux navires. 1. IIAW, 389 ; MUQ, 11-12 ; cf. aussi supra, chap. i, p. 33, et chap. m , p. 241242. 2. Rel, § 10, repris et résumé dans MAS (p), § 373, qui ajoute cependant trois traits : les nuages (au pluriel), leur petitesse et l'odeur désagréable de la pluie chargée d'embruns. Cj. également Merv, 244. 3. RST, 86-87 et 88 £./. (d'où est tirée la version traduite ici, la plus complète) ; FAQ, 8 ; MAS (p), § 357-358. Mas'udï est le seul à ge référer explicitement à Abû Ma'Sar ; Ibn Rusteh et Ibn al-Faqïh, tous deux antérieurs à Mas'udï, composent par ailleurs leur œuvre sensiblement à la même époque ; il est donc peu probable que l'un d'eux se soit inspiré de l'autre, et mieux vaut penser à une lecture directe du livre de l'astronome. Des tempêtes d'hiver sont signalées, sans précision de mer, par YA'Q, 367.
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E n mer de Perse, la navigation devient difficile lorsque le soleil entre dans le signe de l'Épi (la Vierge), aux approches de l'équinoxe d'automne ; alors, chaque jour, les vagues abondent, s'entrechoquent, la surface de la mer devient périlleuse : cela jusqu'au moment où le soleil passe dans le signe des Poissons. Les difficultés de la navigation, la fréquence et la violence des vagues sont à leur comble lorsqu'on atteint la fin de l'automne et que le soleil est au Sagittaire. Aux approches de l'équinoxe de printemps, les vagues commencent à se faire plus rares, la mer se calme et la navigation devient plus facile, l'accalmie persistant jusqu'à ce que le soleil revienne au signe de l'Épi. C'est à la fin du printemps, quand le soleil se trouve aux Gémeaux, que la surface de la mer est la plus calme, la plus propice à la navigation. Quant à la mer de l'Inde, lorsque le soleil passe dans le signe de l'Épi, les ténèbres s'atténuent, les vagues faiblissent, la surface se calme et la navigation devient aisée : cela jusqu'à ce que le soleil entre dans les Poissons. Le sommet de l'accalmie tombe ainsi à l'époque où le soleil se trouve au Sagittaire. Il est à noter toutefois que la mer de Perse est navigable en toutes saisons, tandis que la mer de l'Inde n'est pas fréquentée au moment où elle est agitée, ténébreuse et difficile. » La différence de comportement des deux mers, le fait que chacune d'elles s'emporte au moment précis où l'autre fait le contraire, amènent à les dénommer d'après la nature des deux biles, en raison de l'époque où elles se déchaînent. La mer de Perse est dénommée d'après la nature de l'atrabile, puisqu'elle commence à s'agiter au début de l'automne, que ses difficultés et sa violence sont à leur comble à la fin de cette saison, et qu'elle demeure dans ces dispositions jusqu'à la fin de l'hiver. La mer de l'Inde est dénommée d'après la nature de la bile jaune, puisqu'elle commence à s'agiter au début du printemps, que sa violence et sa force prennent place à la fin de cette saison et qu'elle persiste dans ces dispositions jusqu'à la fin de l'été [...] Quant à la Méditerranée, durant les quatre mois qui s'écoulent depuis l'entrée du soleil dans le signe du Scorpion jusqu'à son arrivée à celui des Poissons, elle n'est pas navigable parce que, le soleil en étant très éloigné, des vents tempétueux y surgissent, au moins en sa partie septentrionale. » On aura évidemment noté l'alternance rigoureuse du mouvement des deux mers, qu'on peut résumer ainsi : — Approches de l'équinoxe d'automne, Vierge (24 août-24 septembre) : début de l'agitation en mer de Perse/début de l'accalmie dans la mer de l'Inde. — Fin de l'automne, Sagittaire (22 novembre-22 décembre) : somm e t de l'agitation en mer de Perse/sommet de l'accalmie dans la mer de l'Inde. — Approches de l'équinoxe de printemps, Poissons (10 février-
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21 mars) : début de l'accalmie en mer de Perse/début de l'agitation dans la mer de l'Inde. — Fin du printemps, Gémeaux (22 mai-22 juin) : sommet de l'accalmie en mer de Perse/sommet de l'agitation dans la mer de l'Inde. Plus que les saisons, globalement considérées, c'est leur fin qui marque les quatre phases de la vie des deux mers : fin de l'été et fin de l'hiver pour le début du mouvement, fin de l'automne et fin du printemps pour son point culminant. Cette intervention des saisons 1 permet, dans l'esprit de la physique du temps, d'assigner à la mer, être animé, l'une des quatre humeurs fondamentales, selon les paires suivantes : printemps/sang, été/bile jaune, automne/atrabile, hiver/ pituite 2 . Le choix, toutefois, ne s'opère pas, pour les deux mers, exactement de la même façon : s'agissant de la mer de Perse, on retient, comme il est normal, la période où son activité est à son maximum, en d'autres termes la fin de l'automne, et c'est l'humeur de cette saison, l'atrabile, qu'on lui affectera. On s'attendrait, selon le même principe, que la mer de l'Inde fût liée au sang, l'humeur du printemps ; or, c'est la bile jaune qui est choisie, nous renvoyant, avec l'été, à l'époque où la mer, forte encore, entame néanmoins la phase qui la conduira au repos. Pourquoi cette différence de point de vue ? A l'évidence, et moyennant cette légère distorsion, pour fondre les deux mers sous un signe commun, celui de la bile, noire ou jaune, qui symbolise, au delà de leur différence, l'unité qu'on a soulignée d'entrée de jeu. Unité qui risque, d'ailleurs, de jouer finalement en faveur de la mer de Perse. Il ne revient pas au même de dire, en effet, que chacune des deux mers est l'inverse de l'autre ou que, la mer de Perse étant prise pour référence, la mer de l'Inde sera désignée par les termes contraires. Or, c'est bien ce dernier point de vue qui est choisi, comme le prouvent la place et la longueur même, chez les trois auteurs, du développement relatif à la première mer, retenue comme point de départ et base de l'exposé. E t ceci encore : si le comportement de la mer de l'Inde est plus normal aux yeux de la physique, puisque son activité se renouvelle, tout ainsi que pour chacun d'entre nous, avec l'approche du printemps, le comportement de la mer de Perse est, lui, plus normal aux yeux des hommes, puisque son activité coïncide avec la mauvaise saison : la mer choisit ici, pour nous créer des difficultés, le moment attendu, le même que sur la terre 3 . Elle n'ajoute pas, à ces difficultés, la surprise d'une saison, dirait-on, à contre-sens. C'est bien pourquoi elle est déclarée, au bout du compte, toujours navigable, tandis que la mer 1. Cf. l'expression < en raison de l'époque où elles se déchaînent ». 2. MAS (p), § 1329-1330; MAS (t), 20-21 ; cité dans Géographie II, 14-15. 3. Cf. MAS (p), § 358 : « les mois de décembre, janvier et février, où nous avons des pluies continuelles... >.
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de l'Inde, sournoisement, multiplie ses tempêtes par l'effet conjugué de la surprise et de toutes les forces vives du printemps. Peu nous importe la réalité, celle des moussons, qui se dessine en filigrane, plus ou moins exactement, derrière ces textes ; et aussi le caractère artificiel de la distinction entre les deux mers : comme si la navigation s'interrompait sur la mer de l'Inde avec la mousson d'été, alors que nous connaissons, précisément, la longue familiarité des marins de ces régions avec le régime des vents 1 ! Ce qui nous importe est que la tempête reste, par le vent et la pluie qu'elle suppose, un phénomène de mauvaise saison, c'est-à-dire, comme sur la terre, d'hiver. Si la mer de Perse est la bonne mer, c'est parce que, proche du continent — et même largement enfermée en lui, sous la forme du Golfe —, elle relève encore de son univers, tandis qu'à l'inverse, et malgré la continuité de la nappe liquide, la mer de l'Inde appartient à cet autre monde déjà évoqué, le monde où tout s'inverse, où les lois de la terre n'ont plus cours. Extérieurement, la tempête se définit par cinq phénomènes : l'abondance et la force des vagues, le ciel sombre 2, le vent, les périls de la navigation. Mais le vent, maître du jeu sur les eaux, est à son tour soumis au soleil, comme on le voit à propos de la Méditerranée : entre le début du Scorpion et celui des Poissons, de la fin d'octobre au début de février, soit, ici encore, principalement l'hiver, comme pour la mer de Perse, le vent se déchaîne à proportion de l'éloignement de l'astre *. La même idée est reprise par Mas'ûdî 4, mais à propos des deux mers de Perse et de l'Inde. Leur comportement alterné s'explique, nous dit-il, par la situation, proche ou lointaine, du soleil, elle-même gouvernant les saisons, été sur la mer de Perse, hiver sur la mer de l'Inde, et réciproquement. Du coup, moyennant cette inversion des saisons, la mer de l'Inde retrouve le comportement de sa voisine, puisque les tempêtes y sévissent pendant ce qu'on pourrait appeler l'hiver indien 5 : signe supplé1. Cf. Sauvaget, dans Rel, X X X V I I I - X X X I X ; MAS (p), § 358, est plus nuancé : ce ne serait qu'en juin, et encore pour les navires de fort tonnage, que la navigation entre l'Oman et l'Inde s'interromprait. 2. Le texte cité parle, on l'a vu, de ténèbres ; Ch. Pellat {MAS (p), § 357) traduit par « sombres brouillards ». 3. La nuance apportée (« au moins pour la partie septentrionale de cette mer ») laisserait entendre que les tempêtes s'atténuent quand on revient vers le sud. 4. MAS (p), § 358. 5. On pourrait se demander, à la lecture de Mas'ûdî, si l'Inde et sa mer ne sont pas supposées appartenir à l'hémisphère sud [cf. à ce propos MAS (p), § 262, trad., n. 2). Rien ne permet de trancher, et la répartition des climats [cf. Géographie II, 58, fig. 14-A) va à l'encontre de cette hypothèse [cf. également MAS (p), § 188). De toute façon, ce n'est pas la raison du phénomène de l'inversion des saisons qui nous intéresse ici, mais le phénomène en soi.
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mentaire de la vitalité de l'association entre tempête et mauvaise saison, mais retournement de la perspective signalée plus haut, puisque la mer de l'Inde réintègre le domaine de la normalité. Le seul reproche qu'on pourrait lui faire serait, dès lors, non plus de confondre tempête et beaux jours, mais d'appartenir à un monde où les saisons sont renversées pour qui vient de l'ouest. Reste que c'est bien, toujours, par référence à la mer de Perse que la situation est jugée, que les vraies saisons sont ses saisons à elle et que, si la mer de l'Inde se comporte, en définitive, de la même façon, elle a le tort, pour les marins, de ne pas le faire au même moment, pire : de le faire au moment le plus inattendu. La tempête frappe trop les imaginations pour n'être pas le lieu de puissances étranges et de monstres. Témoin le feu Saint-Elme, ainsi que le décrit Mas'udï 1 : « Ceux qui ont réchappé des tempêtes ont souvent vu, tout en haut du daqal — les patrons de navires appellent ce mât dûlï en mer de Chine et dans divers parages de l'océan Indien 2 , et sârl en Méditerranée —, quelque chose qui rappelle un oiseau, et si lumineux que personne ne peut y fixer son regard ni en distinguer la forme. Lorsque cette chose s'est installée au sommet du mât, on voit la mer se calmer, les vagues décroître et la tourmente s'apaiser. Puis la lumière s'éteint, sans qu'on puisse savoir comment elle est venue ni partie. Mais il est sûr qu'elle indique la délivrance et annonce le salut. » Ce genre de tempête, close par le feu Saint-Elme, porte, dans les mers d'Orient, le nom de bibb, et tout comme l'oiseau de lumière se manifeste sur la fin, l'ouragan se dessine ainsi : « Quand une grosse tempête va survenir, que les vagues se multiplient, on voit sortir de l'eau des êtres noirs, hauts de quatre ou cinq empans, semblables à de petits enfants abyssins, tous de même apparence et de même stature. Ils montent sur le navire et l'envahissent, mais sans faire le moindre mal. Les marins, sachant que cette apparition présage la tempête, et sûrs de l'adversité prochaine, s'y préparent de leur mieux. » 8 Autre annonce de gros temps : par le poisson appelé barastùg, fréquent dans le Golfe 4 . Plus effroyable que tout, pourtant, le monstre, hydre ou dragon : le tinnïn s . Il ne se trouve qu'en eau profonde, et seulement dans l'Océan, la Méditerranée, surtout orientale, là où la mer se creuse au voisinage des montagnes, dans la Caspienne enfin. 1. MAS (p), 380 ; FAQ, 13 ; WAS, 60. 2. Litt. : « et dans d'autres parages de la mer d'Abyasinie ». 3. MAS (p), § 379 ; FAQ, 13 ; WAS, 60. 4. FAQ, 9 i./.-lO ; sans doute du persan pirestûk : hirondelle. 5. Cf. supra, p. 244, n. 3. Nos données s'inspirent de MAS (p), § 281-282 et 285288 ; FAQ, 300-301 ; Merv, 215-216. Nous ne nous occupons ici du tinnïn que dans •et rapports avec la tempête. Nous le retrouverons plus loin, avec la faune.
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A l'origine, il ne s'agit que du phénomène de la trombe, déjà évoqué 1 : un vent noir, sorti des abîmes de la mer, vient se mêler à ceux qui circulent normalement dans l'atmosphère. Mais, comme le dit Mas'ûdï, l'imagination, travaillant sur la vision de la trombe, de la colonne d'eau et de vapeur, a voulu créer ici un animal fabuleux. Pour certains, il s'agirait de serpents noirs, entraînés en mer par les pluies et y prospérant de toutes les proies dévorées, d'où leur énormité et leur vie exceptionnellement longue, le plus vieux, âgé de cinq cents ans, étant le maître incontesté de toutes les bêtes de la mer. Pour d'autres, le tinnin naît dans les profondeurs de l'Océan ; par ordre de Dieu, des anges le tirent de l'abîme, grâce à un nuage qui agit sur lui comme l'aimant sur le fer. D'abord réticent, le monstre finit par sortir, hisse sa tête jusqu'au ciel, et l'ouragan dévastateur n'est plus, dans ce tableau de cauchemar, que les coups de queue de l'animal irrité. Ibn al-Faqïh chiffre à sept les nuées nécessaires pour débusquer ce serpent de mer : c'est le nombre même que les Persans donnent aux têtes de l'hydre ». La tempête n'est pas le seul mouvement de la mer, et celle-ci n'a pas toujours besoin du vent pour manifester la vie qui l'anime. En certaines occasions, un haut-fond ou un écueil ici, ailleurs le choc de la marée et de l'eau d'un grand fleuve, la mer a ses tourbillons (durdûr), fort dangereux. Les marins en connaissent bien, surtout pour la mer de Perse, les spécimens les plus redoutés, parés de noms évocateurs 8 : la Gueule du Lion, le Loup et, parmi les récifs du détroit d'Hormuz, là où la mer, immensément profonde, joint au tourbillon des vagues épouvantables, le Petit Écorcheur 4 , l'Éreinté et le Borgne 8 , dont les 1. Avec reprise du même mot zawba'a, dans le texte de la Relation cité plus haut et MAS (p), § 285. 2. Dont le nom iranien est, nous dit MAS (p), § 288, agdahâ ; déformation du persan ejderhâ(k}. 3. Sur ces tourbillons, cf. Bel, § 13 ; H U R , 60 ; FAQ, 11, 290 (pour la Caspienne) ; MAS (p), § 254, 2 7 0 ; HAW, 46-47, 237, 257, et supra, chap. u, p. 204 Ï./.-205 et 207. 4. Traduction conjecturale. MAS (p), § 254, dit que les marins donnent au durdur en question la kunya d'Abû Humayr. Humayr est en effet un nom d'homme (cf. Lisân, s.v., (./.). Mais il faut bien redonner à ce nom, dans le contexte en question, une signification. Ch. Pellat, qui parle, à ce propos, de « sobriquet », ne s'en explique pas. On penserait évidemment à l'âne (himâr), dont les récifs imiteraient le dos, mais il faudrait alors, si l'on songe à un diminutif possible, vocaliser humayyir. J'ai été tenté de voir dans humayr, que je conserve en raison de son emploi comme nom propre, dans la seconde partie d'une kunya, le diminutif du nom d'agent hâmir (humayr pour huwaymir, sur le modèle de hurayt, de hârit, avec voyelle longue non prise en compte : cf. H. Fleisch, Traité de philologie arabe, Beyrouth, I, 1961, p. 389), du verbe hamara (écorcher). 5. Kusayr wa 'Uwayr : trad. Sauvaget, dans Rel, loc. cit. L'expression kusayr ™ 'uwayr appartient d'ailleurs au langage courant, au sens de < en mauvais état » (cf. Lisân, s.v. « "wr »).
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noms sont pris dans un dicton : « Kusayr, 'Uwayr et un troisième écueil, qui, autant qu'eux, jette le mauvais oeil. » 1 Parfois, le mouvement de la mer s'étale, le tourbillon se transforme en courant et la mer s'assimile alors, plus ou moins, à un immense fleuve 2 . « Très perceptibles », ainsi apparaissent les mouvements qui agitent les détroits de la Méditerranée : à un bout, Gibraltar, là où, « les eaux sortant de l'Océan pour se jeter dans la mer, celle-ci et les vagues s'élèvent parfois sans qu'il y ait de vent » ; à l'autre extrémité, le Bosphore, où le courant va et vient. En mer Rouge, c'est aux parages de Suez que bouge la mer, celle-là même qui engloutit Pharaon 3 . Nous connaissons déjà ce phénomène : au delà de l'apparente immobilité des mers, il faut bien voir le mouvement qui les porte à l'Océan 4 . La
marée
Voici enfin, inspirant des pages entières, le mouvement suprême, parfaitement visible et qui n'appartient qu'à la mer : celui du flux et du reflux 5 . A la mer, mais plus particulièrement à celles d'Orient et à l'Océan. La Méditerranée, avec ses annexes, ou la Caspienne ne connaissent que des mouvements de faible amplitude, sauf autour de l'île de Djerba, où les troupeaux peuvent s'en aller, depuis le matin jusqu'au soir, paître sur les rivages découverts. C'est ailleurs, toutefois, que la marée est la plus spectaculaire : sur les côtes atlantiques de l'Espagne, où la hauteur du flux atteint les dix coudées ; dans le bas pays d'Irak et du Bûzistàn, où, on l'a vu au chapitre précédent, elle remonte fleuves et canaux, irrigue, fait tourner les moulins, tandis que, dans le Golfe, elle permet, lorsqu'elle est pleine, de passer les hautsfonds ; en Chine, dans les grands estuaires ; dans l'Inde enfin, où elle est couramment pratiquée par les candidats au suicide, qui l'attendent sur le rivage. Le temps de la marée est source d'autres préoccupations, et c'est, bien évidemment, sa régularité même que l'on note. Il s'agit, à la vérité, de plusieurs mouvements. Le premier est le mieux connu : c'est celui 1. Litt. : « et un troisième où il n'est rien de bon » (Kusayr 'Uwayr, wa tâlit laysa
fîhi bayr).
2. MAS (p), § 275, 276 (trad., n. 5), 739 ; MAS (t), 84, 99. 3. HAW, 46 (IST, 30), plus précis sur ce point que MUQ, 11, oppose l'agitation de la mer à la faiblesse du vent ; à noter toutefois qu'il s'agit ici de vagues, non de courant au sens strict : on peut cependant penser que c'est lui qui explique, en profondeur, le mouvement de surface et, dans l'histoire passée, le déferlement des eaux sur Pharaon.
4. Cf. supra, p. 234-235.
5. Cf. Rel, § 17 ; KIN, I I , 109-133 ; Mere, 266-267 ; 6 À H (a), 201 ; HUR, 70 ; FAQ, 9, 13 ¡ R S T , 89 ; MAS (p), § 259-269 ; MAS (t), 103-104 ; MAQ, I, 162, I I , 43 ; RÀZ, 91 ; IÇT, 30, 57 ; HAW, 47, 236-237, 253 ; MUQ, 12 Í./.-13, 124-125, 412 ; Hud, 53.
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Géographie
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qui s'aligne sur la durée quotidienne et produit deux flux et deux jusants en vingt-quatre heures Mais d'autres périodicités interviennent aussi : bimensuelle, avec l'apparition et le milieu de chaque mois 2 ; annuelle, selon Ibn ijurdâdbeh 3 : « Dans la grande Mer (l'Océan), le phénomène ne survient que deux fois l'an, une fois lorsque la mer s'enfle avec l'été, en direction du nord-est et pour six mois, les eaux montant alors dans les régions orientales, vers la Chine, et diminuant dans les régions occidentales ; l'autre fois lorsque la mer s'enfle avec l'hiver, en direction du sud-ouest et pour six mois, les eaux montant alors dans les régions occidentales et diminuant du côté de la Chine. » Ainsi s'explique, encore un coup, mais ici d'après la marée, le comportement inverse des mers de Perse et de l'Inde 4 , que la Relation note ainsi : lever de la lune : flux en mer de l'Inde et jusant en mer de Perse ; lune au milieu du ciel : jusant en mer de l'Inde et flux en mer de Perse ; lune à son coucher : flux en mer de l'Inde et jusant en mer de Perse ; lune « faisant face au milieu du ciel » : jusant en mer de l'Inde et flux en mer de Perse 5 . Notations exactes, donc, pour la marée quotidienne, son rythme, ses variations d'horaire et d'amplitude selon les mers et les rivages ; confusion, en revanche, dès que l'on quitte le temps quotidien, entre le phénomène général et les amplitudes plus marquées qui peuvent l'affecter au cours du mois ou de l'année, et deviennent, ainsi qu'on l'a vu, d'autres marées qui se superposent aux premières s . Comment s'étonner de ces flottements éventuels, quand on sait la complexité de ces mouvements de la mer ? Et comment connaître la vérité quand, de ces mouvements, l'origine même nous échappe ? II y a la lune, bien sûr. Parfois les lunes : deux astres, placés sous celui que nous 1. Cf. Sauvaget, dans Rel, 46 (n. 1 du § 17) ; préciser en ce sens la trad. Wiet (p. 44) de HAW, 47, en lisant : « Le flux et le reflux se produisant chacun deux fois en vingt-quatre heures. » 2. MUQ, 12, i./., litt. : « la mer de Chine s'enfle au milieu et aux extrémités de chaque mois » ; l'évocation correspond assez bien avec les données de R. Gibrat, « marées », dans Encyclopaedia universalis, X, 1968, p. 499 et fig. (courbe du bas), où les amplitudes les plus fortes se situent en effet vers les cinquième et vingtième jours du mois. Muqaddasî signale par ailleurs le mouvement quotidien. 3. hoc. cit., qui, comme Muqaddasî, signale aussi le mouvement quotidien (référence à la lune). 4. La limite étant fixée à l'île d'Abarkâvân, sur les côtes du Fârs : cf. Rel, loc. cit. et 42 (n. 5 du § 13). 5. Cf. Sauvaget, dans Rel, 46 (n. 2 du § 17). 6. Mas'ûdï parait voir les choses avec plus de précision, ainsi qu'en font foi Prairies, § 261 i.f. (où la « marée mensuelle » est présentée comme une marée de forte amplitude) et cette formule du Tanbïh, 103 : « la nature du flux et du reflux, selon l'année et aussi la lune, c'est-à-dire le mois » (encore est-il dit, litt. : « le flux et le reflux annuels et lunaires, c'est-à-dire mensuels »).
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voyons, seraient spécialement chargés de produire le flux et le reflux Au singulier ou au pluriel, de toute façon, c'est bien la lune qui, en grossissant, produit la marée 2. Si on la préfère, en l'occurrence, au soleil, c'est parce que son effet sur la mer rappelle naturellement celui qu'elle exerce sur les maladies, la nature des femmes, la parturition des êtres animés, la vigueur du poil, de la moelle, du lait, des œufs, la qualité et le nombre des pierres précieuses, les piqûres et morsures des bêtes sauvages, l'abondance des poissons, des légumes, des fruits, des fleurs et des plantes en général. La croissance de la mer ainsi liée à la lune, le tout est de savoir si cette action appartient exclusivement à l'astre ou si elle se conjugue avec d'autres. Reprenant la thèse du gonflement général de la masse liquide, en Orient, deux fois par an, Mas'ùdï l'explicite en faisant réintervenir .le soleil, dont l'effet sur les vents, parfois ajouté à celui d'autres planètes, vient participer à la mise en branle des eaux. On sent bien, cependant, que la thèse principale, et la première nommée, est celle de l'influence de la lune seule. Nous voici revenus au thème de la marmite, mais, cette fois, il ne s'agit plus d'une simple comparaison, celle que suscitait, on s'en souvient, le bouillonnement des exhalaisons terrestres s'échappant au travers des abîmes marins. Maintenant, c'est à u n e assimilation pure et simple qu'on nous convie : la mer est véritablement une marmite dont le fond est sans fissure. L'eau qui s'y r é c h a u f f e 3 a naturellement tendance à monter, à se gonfler, et ici intervient la lune, laquelle, en élevant fortement la température de l'air, accroît la propension de l'eau à s'épandre. A ce point de l'exposé, deux objections sont attendues. La première est celle des mers sans marée, et l'on y répond en invoquant trois raisons. Pour les nappes closes 4 , le phénomène du flux et du reflux est effacé, remplacé p a r le jeu des fleuves tributaires 5 , seuls responsables des variations du niveau de la mer ; celle-ci, d'ailleurs, est d ' a u t a n t plus lourde, d ' a u t a n t moins prête à s'ébranler sous l'action de la lune, qu'elle stagne, s'épaissit, se sature de sel, tandis que les vents, sur cette nature immobile, se figent : toutes choses qui, renforçant le calme et la pesanteur générale, se situent à l'opposé de l'alacrité de l'air 1. J'emprunte ce trait à Abu Hayyân at-Tawhïdï, al-Muqâbasât, publ. par H. as-Sandûbï, Le Caire, 1347/1929, p. 232 (selon l'esprit défini en Géographie I , x m ) . Cette théorie est d'ailleurs signalée comme exceptionnelle et en marge des idées couramment admises. 2. A partir d'ici, nos données sont prises à MAS, (p) et (t), loc. cit., qui systématise et développe la réflexion d'ensemble sur la marée. 3. Peut-être sous l'action du feu interne de la terre, mais Mas'ûdï ne le précite pas. 4. Comparées à des lacs : MAS (p), § 260. 5. Comparer avec Ifud, 53 : pour les mers autres que celles d'Orient, le gonflement des eaux dépend des rivières seules.
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et de l'eau nécessaire à la marée. La seconde raison invoquée réside dans le fait que certaines mers, trop éloignées de l'orbite de la lune, ne peuvent donc en subir l'attraction. Enfin, il arrive parfois que le fond de la marmite soit percé, d'où deux conséquences : « l'eau, s'infiltrant vers d'autres mers, se raréfie, et les vents contenus dans le sol, parvenant progressivement à trouver une issue, finissent par dominer la mer, comme il arrive surtout près des côtes et des îles ». Deux conditions supplémentaires sont mises, on le voit, à l'existence des marées : un volume d'eau suffisant et un vent assez modeste pour ne pas compromettre le mouvement ascensionnel de cette même eau vers la lune 1 . L'autre objection s'énonce ainsi : puisque le flux et le reflux sont liés à un réchauffement, pourquoi donc ne dépendent-ils pas du soleil, incomparablement plus puissant, sous ce rapport, que la lune ; pourquoi la mer n'entame-t-elle pas sa montée avec le lever du jour et son repli avec le crépuscule ? Pour répondre, on invoquerait la nature même de l'eau, indépendamment, cette fois, de la lune aussi bien que du soleil. On peut s'en tenir l à 2 ou mettre ce caractère de l'eau en rapport, encore un coup, avec les exhalaisons de la terre. Celles-ci, selon un mouvement ininterrompu et alterné qui rappellerait les deux phases d'une respiration, tantôt exercent sur l'eau, depuis le fond de la mer, une pression suffisante pour la faire monter, tantôt décroissent, ce qui permet aux eaux de redescendre. Une autre explication met en jeu, elle aussi, l'air, mais cette fois sous la forme de l'atmorphère. L'air qui plane sur les mers se changeant sans cesse en eau, le volume de celle-ci augmente, elle s'enfle et déborde : d'où le flux, qui s'allège à son tour d'une masse d'eau équivalente, transformée en air, et c'est le reflux. Le cycle de la marée s'intégrerait donc à celui-là même des pluies, « phénomène constant, incessant, continu, successif, alterné aussi puisque l'eau devient air et l'air eau ». Ce type d'explication, pas plus que le précédent, ne souffle mot de la lune, et Mas'udï s'en explique : « Sans doute se peut-il que la marée soit plus forte pendant la pleine lune, mais c'est parce que, à cette époque, les transformations de l'air sont plus considérables 1. Cette dernière proposition demanderait à être mise en parallèle avec ce qu 1 vient d'être dit pour les vents sur les nappes closes, à propos desquelles ils sont dits s'épaissir (tatakâtafu) ; si l'on choisit d'en déduire que, devenus condensés, concentrés, ils n'en sont que plus forts, on retombe dans le cas, évoqué ici, d'un vent trop puissant et qui fait obstacle à la marée, mais, compte tenu des effets, soulignés un peu partout, du vent sur les eaux, le trait ne concorde pas avec l'immobilité générale du paysage des nappe9 closes (à moins de supposer que leurs eaux, alourdies, résistent au vent) ; si l'on retient, comme je l'ai fait, l'interprétation de vents figés, il faudrait alors admettre, comme un corollaire à la proposition dont il est question, qu'il faut un minimum de vent pour créer, ou du moins faciliter, la marée. 2. Comme le fait MAS (p), § 259.
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qu'auparavant. La lune est donc la cause de l'ampleur de la marée, non de la marée elle-même ; la preuve en est que celle-ci peut survenir pendant que la lune est cachée, et que, dans la mer de Perse, flux et reflux ont presque toujours lieu vers l'aurore. » Invoquer la seule nature de l'eau était déjà une échappatoire. E n voici une variante, où la lune a maintenant t o u t à fait disparu, même de la discussion. Les marées, comme les tempêtes, ne seraient que la manifestation d'un tempérament, « bilieux, sanguin ou autre ». Au terme de la chaîne des explications proposées, l'homme sage, Mas'fidï comme les autres, rendra ce mystère à Dieu. La marée est un signe, une merveille qui ne relèvent que de Lui seul x . Au reste la pensée, en rejetant le phénomène dans l'ordre de l'inaccessible, reprend-elle tous ses droits à l'imaginaire. Connu, le thème de l'ange préposé à l'eau divine, où qu'elle soit : chaque jour, Gabriel se rend au jardin d'Éden, « trempe ses deux ailes dans le ruisseau qui s'y trouve, puis revient et les secoue, faisant tomber de chaque aile soixante-dix mille gouttes dont Dieu crée autant d'anges » ; et plus loin : « il ne tombe pas une seule goutte du ciel sur la terre sans qu'elle soit accompagnée d ' u n ange » 2 . Commis à la surveillance de la mer, l'ange apparaît dans le rôle d'informateur ou d'exécutant. Tantôt, il révèle au personnage mythique d'al-JJidr : « Le poisson qui soutient la terre, lorsqu'il aspire l'eau, l'absorbe, la fait monter dans ses narines, et c'est le reflux ; lorsqu'il expire, il chasse l'eau de ses narines, et c'est le flux. » 3 Plus souvent, l'ange a la responsabilité directe de la marée, créant le flux lorsqu'il trempe un pied, ou un doigt, dans la mer, et le jusant lorsqu'il l'en retire. L'aveu d'impuissance, pur et simple ou relayé par l'imaginaire, ne fait qu'expliciter une donnée latente dans les autres explications, à savoir le défaut de certitude pour t o u t ce qui touche au phénomène de la marée : les théories de la physique ou bien achoppent finalement sur des faits qui les ruinent, ou bien restent en l'air, comme des hypothèses invérifiables. C'est bien pourquoi Mas'ùdï, le plus complet, le plus tenace de nos auteurs en la matière, tout en systématisant et développant l'exposé d'ensemble sur la marée, se garde bien de choisir entre telle ou telle solution avancée ici et là. Les hésitations de l'homme devant le flux et le reflux confirment ce que toutes les autres manifes1. Aya, u'gûba : FAQ, 192 ; MUQ, 124 ¿./.-125 (et n. d : wallâhu a'iam). Renvoi au mystère absolu, sans autre explication, dans MAS (p), § 265 ; MAS (t), 104. 2. MAQ, I, 162, immédiatement avant le passage relatif au rôle de l'ange dans la marée. 3. FAQ, 9 ; MUQ, 13. J ' a i préféré, au mot d'ouïes, la traduction littérale par c narines » (manharayhi). Sur le poisson, cf. Géographie I I , 5 ; sur al-JJidr, cf. A. J . Wensinck, dans El, II, 912-916, s.v. a al-Kha4ir » (repris dans El (2), IV, 935-938).
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tations de la mer nous laissaient pressentir : elle nous déconcerte parce qu'elle est un être double, fixe sur la carte générale de la terre, mais en même temps mobile, calme ou tempétueuse, favorable ou hostile, recouvrant une partie des terres, mais respectant toutes celles que Dieu a voulu lui soustraire, domptée, mais pas tout à fait résignée comme en témoigne, par la marée ou la tempête, son assaut des rivages, toujours suspendu et toujours repris. Bref, il faudrait conclure — ou peut-être commencer par là — qu'elle est, ainsi que la terre, destinée aux hommes sans doute, mais qu'elle nous échappe, en sa nature, sa vie et même, pour une large part, sa finalité dans l'ordre de la création. L'homme
et la mer
« Les marins sont une gent aimable, inurbaine et qui ne connaît d'autre langage que celui dont on use sur les navires ; pendant la bonace ils sont diligents, et paresseux pendant la bourrasque : alors beaucoup commandent et peu obéissent. Leur Dieu, c'est leur coffre et leur chambrée, et leur passe-temps de voir les passagers malades du mal de mer. » Ces lignes de Cervantes qui évoquent la vieille marine, pourraient sans peine s'appliquer à ces hommes que nos auteurs interrogent sur la mer et, parfois, mettent en scène, sur leur élément même. On les connaît aussi, dans la littérature arabe, pour ce qu'ils sont : hâbleurs, fanfarons, portés sur la blague et, avant tout, dépositaires, avec la mer, d'un domaine étrange, réservé, pour le dire une fois de plus : à part 2. Cette vision de la mer par ceux qui la pratiquent et par ceux qui les font parler dans leurs livres nous a permis déjà de faire connaissance avec le grand large. Il resterait, pour achever son évocation, et avec les marins eux-mêmes, à parler de la vie en mer : celle des bêtes qui la peuplent, mais aussi celle des gens qui y naviguent. De la première, on traitera plus loin. L'autre sera renvoyée au volume où nous nous entretiendrons des activités de l'homme. Réservons donc le cas de l'homme de la mer, et interrogeons ici tous ceux qui, installés sur la terre, regardent depuis le rivage. Peut-on parler, à leur propos, d'une poésie de la mer ? Peut-être, mais alors rare, diffuse et guère consciente d'elle-même, à travers, par exemple, l'image des flots qui viennent battre les murailles d'une ville ou d'un port ; image qui se traduirait, presque littéralement, par le vers de Racine : « Et jusqu'au pied des murs que la mer vient laver. » 3 Encore est-ce là l'extrême limite d'une concession possible à la poésie, et réserve faite de sa forme, absente chez nos auteurs : du Racine, oui, mais en prose. Pour le reste, c'est le pur souci de décrire qui s'affirme. 1. Le Licencié de verre, trad. Jean Cassou, Paris, éd. de « La Pléiade >, 1956, p. 1271. 2. Cf., avec référ., Géographie I, 119, et II, 76 i.f. 3. Bajazet, V, 1719. Pour nos auteurs, cf. YA'Q, 350 ; RST, 118 ; ISH, 447.
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E t décrire quoi, au juste ? La mer sans doute, on l'a vu, quand on est au large. Mais dès que la terre réapparaît, la perspective s'inverse et l'observateur retourne au rivage. Jamais, sauf peut-être dans les Merveilles de l'Inde 1 , ne nous est proposée une façade terrestre pour qui vient de la mer. Au contraire. Ibn Hawqal, géographe de terrain, décide de consacrer deux chapitres distincts aux mers Méditerranée et de Perse 2 . E t que fait-il ? Hormis les passages périlleux ou t o u t autre endroit notable de ces mers, signalés comme tels et dont beaucoup, à la vérité, se situent à l'horizon des rivages, le reste de la description est consacré, non pas à la mer, mais aux côtes, dont on évoque les villes, les cultures ou les steppes, comme on le ferait de n'importe quelle autre contrée. La mer ne fournit ici que le cadre, possible mais non nécessaire, de la peinture, encore et toujours, de la terre 3 . Mieux même : elle peut devenir, par rivage interposé, simple prétexte ; pour peu que l'arrière-pays échappe à l'Islam, et donc au propos de cette géographie, qui se veut celle du domaine musulman et de lui seul, alors trop heureux sera-t-on de saisir l'occasion de visiter Byzance, à partir de la Méditerranée, le pays bedja, nubien et abyssin à partir de la mer Rouge. Tout cela, finalement, fait de notre géographe un marin forcé, et un promeneur du bord de mer dès qu'il le peut à nouveau. Quelques exemples, pris à Ibn Hawqal : le volume et le nombre des cours d'eau, naturels ou artificiels, du bas Hûzistân réduisent considérablement l'accès de ce pays à la mer 4 . E t non pas, on le voit, l'inverse, l'image, vue depuis le large, d'une terre réduite par le front des eaux. Ailleurs, à propos de ces mêmes parages du fond du Golfe : « Après avoir rencontré le Tigre, on poursuit, sur le rivage, jusqu'à Mahrubân, aux limites du Fârs, en tombant sur divers endroits qu'il est impossible de traverser autrement que par voie d'eau » 5 : difficultés, donc, qui sont celles d'une route de terre, et seraient levées, à quelque distance de là, par une navigation sur cette mer que, paraît-il, on est en train de nous décrire. E t toujours, enfin, cette formule révélatrice et répétée : « en continuant sur le littoral... » 6 . 1. Livre inspiré par les histoires de marins, contrairement à la Relation, qui reflète, elle, les informations des commerçants : cf. Géographie II, lac. cit. 2. Dans lesquels il développe considérablement Istabrï. Muqaddasï, lui, donne les informations sur les deux mers dans son chapitre général sur les mers et les fleuves. Des observations du même ordre peuvent être faites à propos des trois auteurs. 3. Cf. chez HAW, 47-48, ces formules successives : « Je vais maintenant donner une nomenclature complète de ses côtes (de la mer Rouge)... » et : « Les côtes de cette mer, très découpées, du Yémen jusqu'au Bahrayn et à 'Abbàdân, ont été décrites avec l'Arabie. » 4. Cf. supra, chap. n, p. 207. 5. HAW, 49. 6. HAW, 48-50.
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Ainsi, chez l'homme des rivages, rien qui vienne susciter une poésie de la mer, un désir de la mer. Pour l'aimer, la connaître pleinement et y vivre, il faut dépouiller l'enveloppe, se transformer à son image à elle, devenir un marin, cet autre homme de cet autre monde. Sinon, la mer n'est qu'un pis-aller du voyage, une parenthèse dans le livre. La vision que l'on porte sur elle, lorsqu'on appartient à la terre, est, en définitive, intéressée : la mer sera bonne ou mauvaise selon la commodité des relations qu'elle offrira, quand il le faut, de pays à pays, ou par l'obstacle qu'elle leur opposera ; selon ses comportements, favorables et paisibles, ou l'inverse ; selon sa richesse ou son avarice, poissonneuse ici, stérile ailleurs, ouverte sur des pays dont le commerce pourra tirer un fabuleux profit ou, au contraire, sur des régions désolées. Ainsi opposera-t-on, vers l'orient, la mer Rouge, d'un côté, les mers de l'Inde et de la Chine, de l'autre. La première a contre elle d'être difficile, nauséabonde et si dangereuse que toute navigation s'y interrompt à la tombée de la nuit. Les autres ne sont pas sans périls, bien sûr, mais au moins les compensent-elles, contrairement à la mer Rouge, par les trésors qui sont au bout du voyage : pierres précieuses, or, argent, étain, ivoire, bois nobles, « aloès », camphre, épices, aromates, et tant d'autres richesses dont l'Extrême-Orient est prodigue Pourtant, c'est une autre distinction, plus générale, qui l'emporte le plus souvent : entre l'Orient, globalement conçu, et l'Occident. A l'est, donc, la mer, malgré ses difficultés, peut se résumer par ces mots de Muqaddasî : « La plus bénie, celle qui vous réserve le sort le plus louable. » 2 Auparavant, Mas'ûdï avait écrit 3 : « Elle est la plus grande de toute la terre connue 4 , la plus prestigieuse, la plus imposante, par les puissants empires qui l'entourent et sa richesse particulière en pierres précieuses, parfums et drogues de toute espèce récoltés en ses profondeurs, dans ses îles et sur ses bords. » E t Gâhiz luimême, qui fait autorité 5 : « Elle submerge, domine toutes les autres, car elle n'est privée d'aucun des bienfaits que Dieu a pu accorder à telle ou telle mer du monde. » En face, la Méditerranée a mauvaise réputation : disputée à l'Islam par Byzance, mal domptée, mal connue, au nord tout au moins, elle est, avec cela, difficile, agitée, et choisit tout particulièrement, pour déchaîner son tumulte, la nuit précédant le jour sacré des musulmans, le vendredi 6 . Tout cela s'explique : « Dieu, lorsqu'il créa la mer du Sâm, lui fit cette révélation : « J e t'ai 1. mais 2. 3.
SIR, 130-131 ; MAS (p), § 379, 898-899 ; MUQ, 474 ; WAÇ, 39. Cf. aussi, pour la mer d'Aden, les difficultés signalées par MAS (p), § 245. MUQ, 14. MAS (t), 76.
4. Litt. : habitée (ma'mûr). 5. GÂH (a), 202. 6. MUQ, 15.
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créée, et vais t'imposer de mes serviteurs, qui souhaiteront quelque grâce de moi ; ils diront : ' Gloire à Dieu ! ou : ' Dieu est saint ! ou : ' Dieu est grand ! ' ou : ' Il n ' y a de dieu que Dieu ! ' Comment les traiteras-tu ? — Eh bien, Seigneur, répondit la mer, je les noierai. — Va t'en ! J e te maudis, j'appauvrirai ta parure et te ferai moins poissonneuse. » Puis Dieu adressa la même révélation à la mer d ' I r a k , qui Lui dit : « Seigneur, s'il en est ainsi, je les porterai sur mon dos. Quand ils diront : ' Gloire à Dieu ! ', je dirai avec eux : ' Gloire à Dieu ! ' Quand ils diront : ' Dieu est saint ! ', je dirai avec eux : ' Dieu est saint ! ' Quand ils diront : ' Dieu est grand ! ', je dirai avec eux : ' Dieu est grand ! ' — Va maintenant ! J e te bénis, j'enrichirai ta parure et t e ferai plus poissonneuse. » 1 Ces textes parlent clairement, et nous permettent de conclure. Au delà de la mer, c'est sur ses fins mêmes, décidément, qu'on s'interroge. Sans doute, pas plus ici que pour l'origine ou la nature des mers, l'homme ne détient-il les clés du savoir, qui sont aux mains de Dieu seul. Mais une chose au moins est certaine : la mer est une création de Dieu, et Dieu a soumis toute création à la créature privilégiée, l'homme. Dès lors, si celui-ci n'épuise pas toute la finalité de l'acte divin d'où naquit la mer, il y entre cependant pour une p a r t notable. D'où le contraste entre les insuffisances du savoir relatif à la mer et le caractère péremptoire de la norme qu'on lui assigne : c'est par référence à l'homme, à son bonheur et à ses intérêts, qu'elle sera jugée, et rien que cela. On ne la dira belle et bonne, on ne l'aimera que si elle est favorable, sûre, ouverte non pas sur l'inconnu, mais, t o u t au contraire, sur la terre des hommes, et si possible enserrée par elle ; riche enfin, soit par elle-même, soit par les pays où elle permet d'aborder. Elle s'identifie si bien, au total, avec les préoccupations humaines que, pour l'Islam du Moyen Age, elle prend à volonté le visage du quotidien ou celui-là même de l'histoire : à l'est, le long périple, semé d'embûches, mais vers des pays dont toute la fonction, dirait-on, est d'approvisionner le monde musulman 2 ; à l'ouest, au contraire, cette Méditerranée qui semble, dès la création, le premier signe d'une évidence sur laquelle, plus tard, le Coran 3 reviendra, avant que l'histoire la confirme ; pour l'Islam, le danger vient de l'ouest.
Les îles : une « géographie ambiguë » J ' a i parlé ailleurs des îles étrangères à l'Islam : celles des mers de l'Inde et de la Chine, celles, à demi ou pleinement légendaires, q u ' o n installe aux frontières du monde, depuis l'Europe de l'Ouest et du 1. MUQ, 15-16. 2. Cf. Géographie I , 120-121, et I I , 77. 3. Cité dans Géographie I I , 478. 19
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Nord j u s q u ' à l ' E x t r ê m e - O r i e n t 1 . E n raison des c o n f r o n t a t i o n s d o n t l a Méditerranée est le siège et qui font d'elle l'une des frontières d e l ' I s l a m , j ' a i été a m e n é à parler aussi des îles de c e t t e m e r 2 . A l ' I s l a m , les B a l é a r e s , la Sicile, Djerba et ses m a r é e s , A r w â d (Arados), f a c e à la ville syrienne d ' A n t a r t û s , les îles de L a Calle (Marsâ 1-IJaraz) e t leurs pêcheries de corail, d ' A l g e r (fiazâ'ir B a n ï M a z g a n n â y ) s , d'Algésiras ( a l - G a z ira a l - H a d r â ' : l'île Verte), de C a d i x enfin, a v e c le p h a r e où c e r t a i n s veulent v o i r les colonnes d ' H e r c u l e . A l ' é t r a n g e r , la Corse, la Sardaigne et R h o d e s , celle-ci t r a n s f o r m é e en arsenal b y z a n t i n , p l a t e forme des incursions maritimes j u s q u ' à l ' É g y p t e . E n t r e ces d e u x catégories, les îles disputées puis perdues : la Crète et C h y p r e qui, p o u r t a n t , a v a i t c r u p o u v o i r t r o u v e r u n m o d u s vivendi entre l ' I s l a m et B y z a n c e . Inclassables ou mal connues, enfin, t o u t e s les a u t r e s : S t r o m b o l i e t son v o l c a n 4 , F a v i g n a n a , P a n t e l l e r i a 5 et Malte, p o u r t a n t acquise à l ' I s l a m , mais d o n t Ibn H a w q a l fait, é t r a n g e m e n t , u n e solit u d e peuplée de m o u t o n s e t d'ânes r e d e v e n u s s a u v a g e s 6 . A u t a n t ces îles, dans leur majorité, s o n t m a l saisies, m a l connues
7,
1. Cf. Géographie II, 78-80, 346, 348-349, 485-490, 495-497 et passim. 2. Cf. Géographie II, 377-380. Ajouter aux références données : RST, 98 ; MAS (p), § 273, 276, 828, 911-912, 921 ; MAS (t), 101, 103 ; HAW, 76, 114-115, 118 aq., 179, 203-204; MUQ, 15, 184, 226, 228, 235, 239, 2 4 6 ; Ifud, 58-60. La Crète fut reconquise par les Byzantins en 350/961 : cf. M. Canard, dans El (2), IV, 11091112 ; pour Chypre, reconquise peu après, cf. R. Hartmann, dans El, I, 905. A noter que le mot gazïra, au sens de presqu'île, est employé aussi & propos de certaines villes ou régions dans cette situation : al-Mahdiyya (MUQ, 226), Gazïrat (Abî) Sarïk, à l'est de Tunis (MUQ, 227, 246 : cf. HAW, 73 (al-Gazïra), et Bakrï, Description, trad. citée, 85), La Calle (à côté des îlots (ou récifs) signalés par ailleurs : MUQ, 226, 239), Gibraltar (HAW, 62 ; Ifud, 59). 3. Gazïrat Banï Zagannây(a) chez MUQ, 228, 246. 4. Cf. Géographie II, 367. 5. Ibid., 378, n. 5, et £ A W , 118. 6. HAW, 204. Malte n'échappe à l'Islam qu'en 483/1090 {cf. E. Rossi, dans El, I I I , 227). Le texte d'Ibn Hawqal déclare que l'île fait partie de celles qui sont célèbres et inhabitées (pour les ânes : qad tawahaééat) : allusion à des raids byzantins contre l'île ? Cela pourrait être le cas, d'autant plus que, immédiatement après, l'auteur traite de la chute de la Crète et de Chypre. On peut aussi, il est vrai, entendre l'expression gayr al-'âmira en un sens moins fort : « peu prospère ». Mais on ne comprendrait pas alors pourquoi la capture et le commerce des animaux signalés seraient laissés à des gens venus du dehors, et très provisoirement, pour ces opérations, et pourquoi les gens de l'île leur abandonneraient cet avantage. Le texte d'Ibn Hawqal — et c'est bien ce qui fait difficulté — évoque bien une île sauvage et déserte. L'auteur est d'ailleurs sensible à ce thème des animaux domestiques retournés à la nature : voir, pour l'Afrique, HAW, 153 (cité dans Géographie II, 177). 7. A preuve la brièveté de l'évocation des Baléares (HAW, 204) ou, chez le même auteur, précédé en cela par Istabrï, la méconnaissance de la situation de La GardeFreinet, prise pour une île (cf. Géographie II, 378 i.f.-379). Le test suprême, pourtant, serait la Sicile, à laquelle Ibn Hawqal consacre des pages entières (HAW, 118-130), mais pour s'en tenir, réserve faite de quelques lignes de présentation
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a u t a n t , de l'autre côté de l'isthme de Suez, elles doivent à la mer qui les baigne d'être c o m m e elle, fréquentées et bien localisées en général ; la description, de fait, nous les m o n t r e c o m m e a t t a c h é e s a u monde musulman p a r le pouvoir politique, le commerce, la religion ou l'origine de leurs habitants 1 . E n p a r t a n t de Suez, donc, voici les îles situées de p a r t et d ' a u t r e de la pointe du Sinaï a , puis, beaucoup plus bas, celles de Sirrayn, par où transitent céréales, dattes et miel 3 , d'as-Silâb 4 , de F a r a s à n et de K a m a r â n , c e t t e dernière propice a u x marins, qui s ' y ravitaillent à une source, mais par ailleurs de réputation contestable : on y perçoit péage sur t o u t ce qui passe, comme à Sirrayn, et le pouvoir installé au Y é m e n proche y manifeste sa présence p a r une forteresse et, s u r t o u t , p a r ses prisons 5 . De l ' a u t r e côté de la mer, vers l'Afrique, ce sont les îles des B a n û Huddân, d'où l'on s ' e m b a r q u a i t jadis pour l'Arabie des pèlerinages : aujourd'hui Safâga 6 ; puis l'île de Sungula, visitée des pêcheurs de générale, à la capitale, Palerme, et à l'exposé de traits de mœurs (dont la célèbre diatribe contre les maîtres d'école siciliens). 1. Pour les îles dont il va être question, cf. 0 U R , 61-62 ; MAS (p), § 253, 254, 878, 8 7 9 ; HAM, 52-53; HAW, 42-43, 47, 50, 51, 1 5 0 ; MUQ, 12, 28, 103, 1 0 4 ; Ifud, 57-58 (et commentaire, 190). Sur l'île équatoriale de Nâra, cf. Géographie II, 486. 2. /furf, 58, sous les noms de Fârân et ôubaylât, évoque en eSet, avec raison, des îles ; on a vu plus haut (p. 241-242) que les auteurs se contentent en général de signaler les lieux comme des parages dangereux, ce que les Hudûd font aussi, du reste. 3. Non signalée comme île, il est vrai, mais comme port; cf. HAW (cartes), 21 i.f., 44, et MUQ, 106, 107 (itinéraires par voie de terre) ; il semble pourtant que l'île proche ne soit pas tout à fait absente de la description (MUQ, 53, 70, 86, 104), si l'on en juge par l'association faite, à propos du régime des taxes, entre Sirrayn et Kamarân, qui, elle, est bien présentée comme une île. 4. Pas plus que dans ma traduction partielle de Muqaddasï (p. 326), je n'ai été en mesure de préciser la localisation de cette île. Compte tenu de ce qu'elle marque le début d'un détroit, et eu égard, par ailleurs, à l'itinéraire suivi par l'auteur, on peut, sous toutes réserves, la situer soit au niveau de l'île de Sabayâ (solution que je retiens ici, mais sans autre argument possible), soit dans les parages sudest des îles Farasân, où l'abondance des îlots et récifs multiplie les passages dangereux : cf. Times Atlas, 33, D/7 et E/8. 5. Les deux aspects de l'île se traduisent dans un autre nom qu'on lui donne, celui de 'Aql : action d'entraver, de ligoter (d'où, parfois : fort, citadelle), ou : raison, intelligence [cf. MAS (p), § 878, où l'eau de l'île est dite ma' al-aql parce que réputée influer favorablement sur les dispositions intellectuelles). 6. Les Banû Huddân (et non Hiddân : rectifier HAW, trad. Wiet, p. 41, 49, 147) sont un rameau des Azd (cf. Wûstenfeld, Genealogische Tabellen, Gottingen, I, 1852, tabl. 10, II, 1853, p. 232 ; Yâqùt, Buldân, II, 227 ; Ch. Pellat, Le milieu basrien et la formation de Gâhiz, Paris, 1953, p. 267). HAW, 42, semble parler de ces mouvements du pèlerinage au passé ; de fait, la grande route vers les villes saintes d'Arabie s'est déplacée vers le sud : remontée du Nil jusqu'à Assouan et piste jusqu'au port de 'Aydâb, sur la mer Rouge, tout à fait en face des rivages du Higâz et qui permettait de réduire la traversée au minimum nécessaire (cf. YA'Q, 335, et surtout MUQ, 78). Il faut donc chercher les îles des Banû Huddân
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perleB, qui s ' y installent, a v e c des vivres, pour la saison : M u k a w w a r sans d o u t e 1 ; les trois îles de Sawâkin, p e u p l é e s de négociants persans e t de groupes arabes des Rabï'a 2 ; enfin, le groupe des îles d e Bâdi' (Massaoua) e t de D a h l a k , a v e c des colonies m u s u l m a n e s , riches de leur b é t a i l et d u c o m m e r c e des p e a u x 3 . P a s s é le détroit de B a b el-Mandeb, v o i c i m a i n t e n a n t Zayla', transitaire, c o m m e les précédentes, d u comm e r c e des p e a u x , m a i s aussi de l'ambre et de l'écaillé 4 , N a g a , fort m y s t é r i e u s e s , et s u r t o u t Socotra, qui relève, je l'ai dit, d u m o n d e terrifiant de l'Océan 6 . A l'est de l'Arabie, u n e fois q u i t t é ' A b b â d à n 7 , c'est d'abord Q â r a k , a v e c ses cultures, ses v i g n e s , ses palmiers, surtout ses célèbres p ê c h e ries de perles, si b i e n que hârakl c o n s t i t u e , p o u r ces dernières, u n e beaucoup plus au nord, mais sans doute avant le golfe de Suez (compte tenu du rôle, plus au nord, du port d'al-Qulzum) : cf. HAW, carte, 21 et 43. HAW, 150, déclare, de fait, que la région des mines d'émeraude, tenue par les Bedja et les Rabî*a, s'étend entre les latitudes de 'Aydâb et des îles des Banu Huddàn. Or, il est connu que, du côté du nord, l'habitat des Bedja commence vers 26° [cf. P. M. Holt, « Bedja », dans El (2), I, 1192). L'île de Safâga, située vers 27°, semble parfaitement convenir : à ces latitudes, le Nil, grâce à la boucle qu'il décrit dans la région de Qûs et de Qift, se rapproche au plus près de la mer, et HAW, 51, évoque un chef local qui, parti de Qift pour le pèlerinage, s'embarque aux îles des Banû Huddàn pour rejoindre, de l'autre côté de la mer, 'Aynflnà, celle-ci située à 28° nord, au débouché du golfe d'Akaba, sur la route du pèlerinage venant d'Égypte par voie de terre [cf. YA'Q, 341). 1. Sungula nous est dite faire face à Djedda, dont elle serait séparée par un jour et une nuit de navigation (HAW, 42). Le trajet est, pour l'île de Mukawwar, de 200 km environ [Times Atlas, 33, B/6), et, du reste, HAW, ibid., précise que l'Ile est située entre 'Aydâb (près de l'actuelle Halaib) et Sawâkin (Suakin), entre deux caps dont l'un est appelé Dawây (auj. Marsâ Delwein ?) : cf. Times Atlas, 85, 0/9. 2. HAW, 42, les place face à Djedda ; situées au sud-est de Sawâkin, elles sont, en réalité, à plus de deux degrés de latitude sud par rapport à Djedda. 3. Il s'agit des îles que nous regroupons aujourd'hui sous la dénomination d'archipel des Dahlak ; sur ces régions, cf. Géographie I I , 161-162, 165, 166 (n. 4), 169 (n. 3), 200-201, 516 (n. 1 de 515) (ajouter aux références : YA'Q, 319) ; Longrigg, dans El (2), II, 92-93. 4. Elle est, du reste, couramment associée, dans la description, aux îles précédentes : cf. Géographie I I , loc. cit., et Times Atlas, J/5. 5. J ' a i dit ailleurs mes hésitations à son sujet : cf. Géographie I I , 169 i.f. (cf., à ce sujet, le nom de la localité de Gesira, près de Mogadiscio : Times Atlas, K/10). J3AW, 43, déclare par ailleurs qu'on peut dire que Zayla' est située entre Galâfiqa (au nord de Mokha, en Arabie : cf. ibid., carte, 21 i.f.), Aden et l'île de Naga (?) ; corriger à ce propos la trad. Wiet, qui coupe mal le texte ; il faudrait en effet, si l'on suit Wiet, lire non pas : muhâdiyatun, mais muhâdiyatâni ; si l'on veut conserver la lecture de Wiet, il faut comprendre alors : « l'île de Naga et de Berbera », ce qui ne fait que compliquer les choses, aucune île connue (si du moins il s'agit bien d'île, et non de presqu'île) ne se trouvant dans les parages. 6. Cf. supra, p. 242, et Géographie I I , 172. 7. Celle-ci appelée gazïra parce que resserrée entre le Tigre, le Dugayl et la mer : cf. supra, chap. n , p. 205.
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appellation d'origine ; viennent ensuite, elles aussi cultivées, Lâwân (Sayb Su'ayb) et Abrùn (Hindarâbï) du côté de l'Iran ; pour l'Arabie, les îlots autour de Qatar et Uwâl, qui représente l'archipel du Bahrayn. Puis, de nouveau pour l'Iran, Kïs (Kïs, Qays), qui serait un peu la réplique de tJârak, l'îlot inhabité de IJayn (Fariir) 2 et la grande île d'Ibn Kâwân (Abarkâvân, Lâft, aujourd'hui Qism), très peuplée, elle, mais de Hârigites, avec une grande mosquée 3 ; près d'elle sont les îles d'Hurmuz (Urmûz) 4 et d'Hangam (Henqam), où les marins font provision d'eau douce. Brève excursion, pour finir, sur la Caspienne 5 ; on a évoqué plus h a u t l'île située en face de l'embouchure de l'Araxes et du Kurr réunis : elle participe, à la vérité, du paysage des deux fleuves, prolongeant, en mer, l'habitat de la garance qui pousse sur leurs rives e . L'île est pourtant inhabitée : elle ne connaît les hommes qu'au moment de la récolte, ou lorsqu'ils viennent reprendre les troupeaux qu'ils y ont mis à l'embouche. Avec d'autres tout aussi désertes, malgré leurs eaux et leurs arbres 7 , elle confirme l'impression générale retirée de la description de la Caspienne : c'est une étrange mer, où l'on navigue, certes, mais sans joie, une mer qui n'appelle pas la vie, ni sur ses eaux, ni sur ses îles 8 vis-à-vis desquelles l'Islam, comme le laisse entendre Ibn Hawqal, se tient sur la réserve. Le symbole parfait, ce serait ici, dans une île encore, ce volcan que Mas'ùdl fait mugir à certains moments de l'année, et dont les flammes, alors, montent si haut qu'elles illuminent la mer sur près de six cents kilomètres 9 . L'association de l'île et du volcan, terre, eau et feu 1 0 , n'est, à la vérité, que le cas extrême d'une « géographie ambiguë ». J'ai cité ailleurs 1 1 ces lignes si éclairantes, empruntées à G. Dagron et L. Marin : « Entre l'Océan qui est la limite de l'inconnu et de l'infranchissable, et le continent qui s'identifie au connu et à la civilisation, il y a ces terres médiatrices que sont les îles, qui participent de l'un et de l'autre, géograt . Sur elles, c f . Le Strange, Eastern Caliphate, 261. 2. Cf. Schwarz, Iran, II, 87-88. 3. Cf. ibid., 82-84 ; Le Strange, Eastern Caliphate, 261 ; l'identification avec Qi&m est assurée par MAS (p), § 254, qui souligne la proximité de l'Ile avec celle de Hangam (Henqam). 4. Non signalée comme telle, il est vrai, dans l'itinéraire maritime de ÏJUR, 61-62. 5. MAS (p), § 464 ; IST, 128 ; HAW, 388 ; MUQ, 362. 6. Cf. supra, chap. n , p. 214 ; chap. m , p. 244. 7. Celle de Siyâh-Kûh, donnée pour île, est en fait une presqu'île, qui relève, du reste, de la mouvance guzz : c f . Géographie I I , 218 (et n. 5) et 221. 8. Excepté le poisson (avec les réserves qu'on a dites supra, p. 244). 9. Sur les phénomènes volcaniques dans la Caspienne, c f . Camena d'Almeida, dans Géogr. univ., V, op. cit., 307. 10. Autre exemple avec le Stromboli : cf. Géographie I I , 367. 11. Ibid., 485.
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phiquement, psychologiquement et peut-être métaphysiquement. Elles sont, en quelque sorte, sur la limite du monde, ni en dehors de lui, ni en lui, sur la frange indiscernable de l'intérieur et de l'extérieur, comme à l'ourlet du monde, sur cette ligne sans épaisseur où il cesse d'être monde, où il commence de l'être : l'île, marque de la limite et de la différence. » Encore cette évocation vaut-elle surtout pour les îles du bout du monde ou du grand large. Qu'en sera-t-il de l'île familière, près des côtes, ou apprivoisée, riche d'hommes et de cultures ? On pourrait penser d'emblée que les îles constituent une des rubriques normales du monde connu, et ainsi les traite, en effet, la cartographie de la sùrat al-ard, qui les répartit sur les différentes mers, comme elle le fait, sur le continent, des fleuves, des villes ou des montagnes 1 . Mais très vite interviennent d'autres paramètres. D'abord, le souci de relier, chaque fois qu'on le peut, l'île au continent plus ou moins proche, en même temps qu'il atteste les droits de la terre, réinstalle l'île, toute île, en son statut double : dans l'impossibilité de contester tout à fait la mer où cette île est posée, au moins voudra-t-on, dirais-je, ne pas laisser celle-ci partir à la dérive, la disputer assez à la mer, l'aimanter assez vers le continent pour qu'en elle s'équilibrent les deux forces contraires de la terre et de l'eau 2 . D'autres hésitations relèvent de la lexicographie, et tiennent au mot même de gazïra : tout pays, avons-nous dit, partiellement ou totalement isolé du reste par la mer, mais aussi par un cours d'eau ou un désert 3 . Il n'y a donc pas de différence, stricto sensu, entre l'Espagne, la Sicile, l'Arabie (Gazïrat al-'Arab) ou la Haute-Mésopotamie (al-6azïra) 4. Quand on voudra préciser, on dira, comme pour la Sicile, qu'elle se trouve en pleine mer 6 . Au reste ce genre d'hésitation peut-il être facilité, en quelques cas, par la taille même du pays, un peu comme si l'esprit humain hésitait à donner son plein sens au mot de gazïra dès qu'une certaine superficie est en jeu : nous éprouvons, aujourd'hui encore, le besoin de qualifier Madagascar de « grande île », nous parlons, à propos de l'Australie, plus volontiers de continent, et nous bannissons résolument tout concept de gazïra quand il s'agit 1. Cf. par exemple I g W , I, 163-164. 2. Exemples de cette relation de l'île au continent dans QUD, M 60 ; HAW, 42-43 ; MUQ, 15. 3. Cf. supra, chap. i, p. 100. Pour une interprétation spéciale au langage des matelots (« contrée que l'on atteint par voie de mer, et que l'on présume par conséquent être une île tant que l'on n'a pas reconnu qu'elle appartient à un continent D), cf. Sauvaget, dans Rel, 36 (n. 4 du § 5). 4. Pour l'Espagne, cf. HAW, 61 i.f. 5. HAW, 118. Cf. aussi, pour Ceylan, Rel, § 5. Il est vrai, pour ajouter à la confusion, qu'une expression comme fl l-bahr (« en mer ») peut se trouver pour une presqu'île : MUQ, 227 (cité supra, p. 270, n. 2).
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d'évoquer les plus grandes îles de ce monde, à savoir ce que, précisément, nous appelons les continents. « Géographie ambiguë », donc, et pour toutes les îles. C'est bien ce que t r a h i t la description, évoquant ici des îles inhospitalières, là, a u contraire, des terroirs peuplés et cultivés 1 ; t a n t ô t des îles, dirait-on, sans relief, et t a n t ô t d'autres vues comme a u t a n t de montagnes surgies des eaux 2 . Paysage contrasté, ainsi parlions-nous du lac 3. Ajoutons : et pour l'île aussi, tous deux jouant finalement comme les deux faces d'une même réalité que définit la double appartenance à la terre et à l'eau. Le lac est l'eau posée sur la terre, l'île la terre posée sur l'eau. Soit ; mais le jeu ne s'arrête pas là. De part et d'autre d'une situation moyenne, celle d'un horizon plat, le lac et son cadre peuvent évoluer vers un paysage en creux, celui de la cuvette entourée de montagnes ; l'île, au contraire, vers un paysage en hauteur, celui de la montagne dominant l'eau environnante. E t encore : tout comme le lac, pour être lac, doit couvrir une superficie suffisante, faute de quoi il n'existerait pas, mais non excessive, faute de quoi il tendrait à devenir mer, t o u t ainsi l'île se situe entre ce minimum qui la fait émerger et ce trop grand espace territorial qui la transformerait en continent. Nous le savons : la création repose, en grande partie, sur l'équilibre voulu par Dieu entre la terre et l'eau. Mais nous savons aussi qu'il est transitoire, entre le chaos originel et la perturbation finale du Jugement Dernier où t o u t se détruira pour faire place au nouvel et éternel ordre des choses. L'équilibre qui permet à l'espèce humaine, pour le temps qui lui est compté, de vivre, n'a pas clos ni étouffé à jamais le vieux conflit de la terre et de l'eau. Simplement apaisé, il couve toujours, dans les limites où Dieu le contraint, chacun des deux éléments continuant de manifester sa puissance, l'un par les éruptions ou les séismes, l'autre par les tempêtes ou les marées. Pour l'instant, de p a r t et d ' a u t r e de ces rivages où, victoire après défaite et recul après assaut, terre et eau ne se concèdent finalement rien, chaque domaine est respecté. Un jour viendra p o u r t a n t où, lancées l'une contre l'autre, la terre et l'eau entraîneront, dans leur conflit, les assises du monde. Dans leur symbolisme statique et leur espace limité, l'île et le lac incarnent l'équilibre d'aujourd'hui. Mais, dans leur ambiguïté même, 1. Aux exemples déjà donnés, notamment pour le Golfe et la Caspienne, ajouter HAW, 114-115 (richesse de Majorque), 118 sq. (id., pour la Sicile), 203-204 (fertilité des tles méditerranéennes, sauf Malte, déjà évoquée) ; MUQ, 184 (richesse de Chypre), 232 {id. pour la Sicile) ; Hud, 59-60 (richesse des iles méditerranéennes). 2. Cf. supra, p. 242 et 249, à propos de Socotra (image de la tour) ou des îles du lac d'Urmiya, en Âdarbaygân. Parfois, l'île emprunte à la montagne non pas •on relief, mais un de ses traits spécifiques : le refuge (cf. HAW, 76, à propos de l'île d'Alger). 3. Supra, p. 250-251.
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cette terre qui défie l'eau, parfois, jusqu'au grand large, cette eau qui rompt la continuité du tissu terrestre, sont prémices, tout aussi bien, des confusions redoutables où notre monde et notre temps s'aboliront.
CHAPITRE IV
L'air
Guardai in alto, « vidi le sue spalle veslite già de' raggi del pianeta ehe mena dritto altrui per ogni calle. Dante
Par rapport à l'eau et surtout à la terre, l'air est un élément ambigu. Non pas certes pour les classifications fondamentales de la physique du temps : nous savons que, chaud et humide, il s'apparie, par l'un ou l'autre de ces traits, au feu et à l'eau, tout en s'opposant, par l'un et l'autre cette fois, à la terre 1 . L'ambiguïté de l'air est ailleurs, et plus proche de nous. D'abord, si notre corps vit de lui, comme des trois autres éléments, ce n'est pas sur le même mode. Un premier clivage opposerait les éléments de base, terre et eau, qui sont la matière même de notre constitution, aux deux autres, air et feu, qui animent cet ensemble en y circulant. Cette distinction n'est pas seulement de l'ordre du matériel et de l'immatériel : elle recoupe aussi la distribution en continu et discontinu. Si notre corps en effet vit des quatre éléments réunis, son approvisionnement ne s'opère pas selon les mêmes rythmes. Nous ne mangeons pas toujours, et la relation que nous entretenons, par la nourriture, avec la terre et l'eau, est de ce fait intermittente, alors que la vie qui nous vient de l'air et du feu ne se suspend jamais : si la respiration ou la combustion interne connaissent le moindre arrêt, 1. Pour ces traits et d'autres, cf. Géographie II, tableau p. 11.
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c'est notre arrêt de mort immédiate. Ainsi, ce qui est le plus opaque, le plus palpable dans notre corps ne manifeste sa vie que par des exigences momentanées 1 , tandis que le plus diaphane, le moins saisissable relève, lui, d'une durée sans faille. Jusque-là, pourtant, l'air n'est ni plus ni moins ambigu que ses trois partenaires. Mais voici, à l'intérieur même du champ du continu, par où il manifeste son originalité : si la permanence du feu est d'ordre interne à notre corps, subordonnée qu'elle est au travail d'assimilation de la terre et de l'eau ingurgitées, l'air, par le va-et-vient ininterrompu de la respiration, établit le lien de ce corps avec le monde extérieur. On dira qu'ici encore, l'air, loin d'être un élément à part, s'aligne au contraire sur les autres, puisqu'ils relèvent, comme lui, et du monde naturel et du microcosme humain. En fait, l'image même d'enveloppe charnelle, que nous appliquons volontiers à notre organisme, marque bien la différence. Cette terre et cette eau dont nous sommes faits, l'air les isole de la terre et de l'eau cosmiques, tandis qu'il n'existe, à l'inverse, aucune solution de continuité entre l'air dans lequel nous baignons et celui qui est en nous : air naturel ou respiré, c'est tout un. L'air est donc plus qu'un élément : la matrice de notre vie même. Il enveloppe, oui, mais pour protéger autant que pour séparer. Aucun autre élément ne peut prétendre à ce rôle, et c'est contre eux que l'air s'interpose : le feu, s'il vient de l'extérieur, nous nuit ; l'eau ne nous touche qu'épisodiquement, la terre toujours, mais localement, et toutes deux, si elles nous pressent de toutes parts, sont mortelles. L'air seul est vie absolue. Sans limite, nous pouvons sentir sa présence et son passage en nous, l'entendre dans le vent, humer les odeurs qu'il porte et même, comme dit Muqaddasî 2, le goûter. Et le voir ? C'est impossible, bien sûr, à moins que l'air ne soit aussi autre chose. Le nuage, la pluie, la poussière, la foudre ne sont pas l'air, il est vrai, mais les formes aériennes de l'eau, de la terre ou du feu. II reste, pourtant, que c'est l'air qui leur offre le cadre de leur manifestation. En d'autres termes, il n'est pas seulement un élément, et un élément à part, comme nous l'avons vu, il est aussi le lieu d'un spectacle. Spectacle du climat, au sens le plus général du terme. Et aussi, dans une perspective élargie, spectacle du cosmos : c'est à travers lui que nous découvrons le ciel, que dis-je ? Il est le ciel, la porte ouverte sur un autre monde. La connaissance de l'air, ou, comme on voudra, du climat et du ciel, occupe une place notable dans la géographie arabe d'avant l'an mil. Selon les écoles, toutefois, l'optique n'est pas la même. Pour la géographie des encyclopédistes, l'essentiel reste d'expliquer. Ici, la 1. Même si ces moments doivent, pour satisfaire à la vie, se renouveler de façon plus ou moins régulière. 2. MUQ, 2 i.f.
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connaissance se veut totale, intégrée qu'elle est elle-même au corpus global de la science physique ou astronomique : elle ne sépare pas l'étude du phénomène des vents, par exemple, de celle des saisons ou des étoiles filantes. Pour les hommes de terrain, je veux dire, au premier chef, les géographes des masàlik wa l-mamâlik, la parole est à l'observation directe, à l'expérience vécue, et ce dans un but utilitaire dont Muqaddasï nous fournit la clé. En « goûtant l'air », comme, ailleurs, en appréciant l'eau, il s'agit d'établir, de pays à pays et pour l'usage des voyageurs, commerçants, pèlerins, curieux ou autres, une carte des situations réelles, ici des climats dans leurs variations ou leur constance, dans leur influence, aussi, sur les ressources offertes aux hommes et sur ces hommes eux-mêmes, sur leur complexion et leurs coutumes. La distance entre les deux écoles, leurs champs et méthodes de recherche, n'est pas toujours considérable. On se doute que l'encyclopédiste, à l'occasion, ne peut, et pour cause, se passer d'observation, les géographes-voyageurs, à l'inverse, faisant place, de-ci de-là, à certaines considérations théoriques, auxquelles les normes de la culture générale (adab) du temps imposent de se référer : le thème des influences du climat, par exemple, est au carrefour des deux géographies. Dans l'ensemble, toutefois, la distinction reste valable et, à défaut d'orthodoxie absolue, elle nous dictera au moins notre démarche : d'abord et, pour l'essentiel, avec la géographie des encyclopédistes, nous regarderons, à travers l'air, l'ensemble des phénomènes auxquels il fournit leur espace et que la théorie s'efforce d'interpréter ; après quoi, la géographie des voyageurs nous entraînera vers la pratique des climats. L'air au plus haut : le ciel Ouvrons donc le livre du ciel. Premier spectacle : la succession de la nuit et du jour, la ronde du soleil et des astres. Maqdisî 1 nous offre un échantillon de l'abondante littérature qui s'interroge sur la lumière et les couleurs de notre temps quotidien. La science, d'abord : « Pour les anciens, la nuit est l'absence du soleil et le jour son apparition 2 . Pour beaucoup de musulmans, l'un et l'autre sont deux créatures de Dieu, distinctes de la lune et du soleil : nous voyons, disent-ils, que le soleil enferme une foule de choses, qu'il a un corps, qu'il émet sa lumière et sa chaleur ; or, puisque nous constatons qu'il y a de la chaleur sans lumière et de la lumière sans chaleur, nous savons que chacun de ces phénomènes a une signification isolée... » Voici maintenant la tradi1. Les citations qui suivent sont prises à MAQ, II, 21-37 (texte arabe, 22-39), avec une traduction modifiée le cas échéant. 2. Litt. (/ulû'j : sa position haute (par rapport à l'horizon).
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tion à la rescousse : « Les gens du Livre 1 rapportent que Dieu commença par créer la lumière et les ténèbres ; puis II les sépara, faisant des ténèbres la nuit et de la lumière le jour ; ensuite, de la vapeur des eaux, Il éleva les sept cieux, qui se dressèrent au plus haut ; du ciel le plus proche, Il obscurcit la nuit et tira la lumière : ce furent notre jour et notre nuit, et il n'y avait alors ni lune ni étoiles. Après quoi, Dieu étendit la terre et la fixa avec des montagnes. Ainsi le rapporte Muhammad b. Ishâq dans le Mubtada' 2 : toutes choses par où l'on voit que la nuit et le jour n'ont rien à faire avec le soleil et que, si le soleil donne au jour lumière et chaleur, il nous invite à distinguer entre la chaleur du jour et celle de la nuit. » Comme la lune, qui ne reçoit qu'une lumière d'emprunt 3 , le soleil ne s'éclaire et ne nous éclaire que parce que Dieu le veut bien : il n'y a pas de nécessité absolue entre le jour et lui. A preuve cette autre tradition : « On rapporte que le soleil, après son coucher, continue sa route jusqu'à ce qu'il ait traversé la terre. Alors, tombant prosterné devant le trône de Dieu, il perd sa lumière pour en revêtir une nouvelle. Puis il reçoit l'ordre de revenir sur la terre et de se lever, mais il refuse, dit-il, de le faire pour des hommes qui l'adoreraient à l'exclusion de Dieu. Trois cent soixante-six anges l'aiguillonnent alors. Quand il se lève, il reçoit trois vêtements de fête, rouge, blanc et jaune : ainsi voit-on ses couleurs changer lorsqu'il se montre. On récita, dit-on, au Prophète, ces vers d'Umayya 4 : Nuit après nuit, quand vient enfin l'aurore, Le soleil, rouge, au matin se colore Et devient flamme. Il ne veut de bon gré Nous apparaître : il y faut plaies ou fouet 5, et le Prophète approuva. » On se doute que, ainsi lancé, le débat sur le soleil est sans fin. Est-il corps inerte ou doué de volonté ? Agit-il sur l'ordre de Dieu seul ou par le relais des anges ? Suit-il une course immatérielle ou est-il rivé 1. La tradition biblique, comme on va le voir. 2. Le thème coranique de la fixation de la terre par les montagnes a été noté au chapitre i. On relèvera le souci de compléter la tradition judéo-chrétienne par une autorité musulmane, en l'occurrence celle d'Ibn Ishâq [cf. J. M. B. Jones, dans El (2), III, 834-835, et U. R. Kahhâla, Mu'gam al-mu'aUifïn, Damas, 15 vol., 1376/1957-1381/1961 : t. IX, p. 44). 3. Selon Démocrite, cité par MAQ, II, 25 i.f. 4. Mètre kdmil ; il s'agit d'Umayya b. Abï s.-Çalt, mort vers 8/630 : cf. R. Blachère, Histoire de la littérature arabe des origines à la fin du XV' siècle de J.-C., Paris, 3 v„ 1952-1966 : t. II, p. 304-306. 5. Verbe galada, qui signifie aussi < piquer », en parlant du serpent : par où l'on peut retrouver l'idée d'aiguillonner.
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à une roue qui tourne dans le ciel ? Ou encore obéit-il au geste de l'ange qui lui dicte, en lui montrant deux coquillages noir et blanc, son coucher et son lever ? Pourquoi est-il alternativement caché ou visible, et, dans ce dernier cas, ni également, selon les saisons, ni constamment, à cause des éclipses, ni absolument, puisque, fixé, il nous aveugle 1 ? Avec Maqdisï, concluons, pour ainsi parler 2, en laissant la question ouverte sur le ciel, et, avec lui, sur l'éternité du temps : « Certains récits 3 rapportent que Dieu créa, du côté qui regarde l'orient, un voile de ténèbres auquel il préposa un ange nommé Sarâhîl. Quand le soleil se couche, l'ange prend une poignée de ces ténèbres et fait face à l'occident ; il laisse, de ses doigts écartés, couler et couler les ténèbres, qui se répandent tandis qu'il observe la lueur [rouge du couchant]. Quand elle a disparu, il ouvre la main et les ténèbres s'appesantissent sur le monde. Plus tard, il déploie son aile et pousse l'obscurité de la nuit, comme une eau qui coule, vers l'occident, et cela chaque nuit, pour amener ces ténèbres de l'orient à l'occident. Quand il en aura fini, ce sera le dernier jour. » De tous les thèmes qui alimentent cette littérature du ciel, un des plus en faveur est celui des saisons, comme en fait foi sa place dans les encyclopédies où s'expose la culture de Yadab. Que nous disent par exemple Mas'udï ou les Ihwàn as-Safa 4 ? Que les saisons suivent, comme on le pense bien, le zodiaque, mais aussi que, dans leurs caractéristiques, les phénomènes dont elles sont le cadre, les productions du sol ou les dispositions des hommes, elles s'alignent, avec les quatre humeurs, sur les quatre éléments : comme le sang, le printemps, chaud et humide, va avec l'air ; l'été, chaud et sec, avec le feu et la bile ; l'automne, froid et sec, avec la terre et l'atrabile ; l'hiver enfin, froid et humide, avec l'eau et la pituite. E t Mas'udï d'insister sur la sagesse du Créateur qui, de saison en saison, change chaque fois un des deux termes de la paire fondamentale, pour ménager à notre organisme les transitions indispensables : humide/chaud -> chaud/sec —> sec/ froid -»• froid/humide —humide/chaud, et ainsi de suite. Mais déjà, au sein même de ces encyclopédies, les saisons deviennent les emblèmes d'une géographie plus simple : hiver de Bagdad, printemps d'ar-Rayy, automne de Hamadân, été d'Ispahan s'intègrent, chez Ibn al-Faqïh B, au catalogue, sans plus, des caractéristiques des pays, tandis que les 1. MAQ (II, 23 Ï./.-24) énonce ce thème d'expérience sous une autre forme : sans l'action calmante des anges, le soleil dévorerait tout. 2. L'explication par les deux coquillages qui, venant après le texte qu'on va citer, clôt le discours sur le ciel, peut bien n'être, au dire de Maqdisï lui-même (II, 37), que la version allégorique du texte en question. 3. Édifiants (qisaa) : cf. Ch. Pellat, dans El (2), IV, 763-765. 4. MAS (p), § 1359, V I I , 182 sq. ; MAS (t), 20-23 ; IJJW, I, 128-130 ; cf., pour l'Arabie, HAM, 191-192. 5. FAQ, 227.
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Ihwân as-Safa, humanisant davantage encore le thème, font du printemps une jeune et belle fille, de l'été une riche mariée, de l'automne une femme mûre et prévoyante, de l'hiver une vieille cassée par l'âge. Mais le ciel n'est pas seulement un théâtre qui s'ouvre ou se ferme à heures fixes, pour des phénomènes réguliers. Des comparses, aussi, occupent un instant la scène, ou la traversent le temps d'un éclair. Si la voie lactée 1 , par exemple, offre à notre vue une énigme permanente — sphère céleste ? nuage ? amas d'étoiles ? simple illusion d'optique ? vapeur sèche et brûlant au-dessus des planètes ? ancienne orbite du soleil ? — , il est des étoiles que l'on appelle filantes 2 et dont l'intermittence même ajoute encore à l'épaisseur des mystères cosmiques. D'où le recours, une fois de plus, à la légende un instant abandonnée par la voie lactée. S'agit-il d'étincelles tombant de l'éther et s'éteignant sur l'heure ? Plutôt, de puces du soleil ou, plus vraisemblablement encore — si l'on en juge par la complaisance avec laquelle Maqdisî s'étend sur cette dernière hypothèse — , des écorchures faites au ciel par ses sentinelles en train de lapider les démons. Ne nous perdons pas plus avant dans les délices de l'encyclopédie. Comme on vient de le voir, il s'agit moins ici de géographie que de cosmographie, moins d'air que d'éther. S'il est vrai que nous ne devons pas borner cet élément aux régions qui enveloppent au plus près notre monde, il reste que, en se définissant précisément par ce monde, la géographie s'intéresse, en priorité, à l'atmosphère que nous respirons directement. C'est donc le climat, au singulier et au pluriel, qui doit nous occuper pour l'essentiel. Néanmoins, avant de quitter les hautes sphères de l'air, un regard encore : vers quelques phénomènes qui semblent, justement, assurer la transition entre l'éther et l'air, et qui, tout en se situant hors de notre espace immédiat, relèvent encore de notre atmosphère, comme en fait foi, pour chacun d'eux, la référence à l'air qui les explique. D'abord, le halo 3 , qui provient de l'accumulation de vapeurs autour du soleil, de la lune ou des étoiles : « Lorsque la lumière du soleil ou de la lune se répand dans l'atmosphère, elle se réfracte sur cette vapeur qui la renvoie à l'atmosphère, créant un cercle que l'on voit ; mais il est d'autres explications, et Dieu seul sait la vérité. » Vapeur encore, mais sèche, pour les aurores boréales 4 et les colonnes de feu : « En s'élevant dans l'air, jusqu'aux approches de la sphère lunaire, la vapeur gauchit et prend feu sous l'effet du mouvement de la sphère ; lorsque 1. Sur elle et les étoiles filantes, cf. MAQ, II, 26-27. 2. Maqdisî parle de « chute d'étoiles », d ' « étoiles qui tombent » (verbe inqadda). 3. Sur les phénomènes traités ici, cf. MAQ, 33-34. 4. Litt. : flammes (iuhbân) ; le mot eBt repris plus loin, en son sens premier, cette fois ; aujourd'hui, il signifie aussi « comète », que notre texte traduit par étoiles à toupet, à crinière (du'âba).
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les parties de cette vapeur se touchent les unes les autres, on dirait des flammes, des colonnes ou des comètes. Mais il en est qui disent qu'il s'agit d'une aberration de la vue et que le phénomène n'est pas réel. » La trombe x, elle, naît « de la rencontre de deux vents d'origine et de direction contraires : il s'en élève dans l'air un ouragan, sous la forme d'un nuage étiré 2. On dit aussi que c'est un démon, mais Dieu seul sait la vérité ». Voici, enfin, l'arc-en-ciel s , qui « naît des rayons du soleil se réfractant sur une vapeur humide. Le phénomène rappelle celui d'un rayon éclairant obliquement 4 la [surface de l']eau et réfléchi ensuite contre un mur ; la même chose arrive lorsqu'un œil chassieux et larmoyant regarde une lampe. On peut aussi expérimenter le fait en se plaçant face au soleil : on prend de l'eau, que l'on verse entre le soleil et soi, de façon continue : dès qu'une réfraction se produit, il y a arc-en-ciel ». Au delà du phénomène, c'est le problème de la couleur qui est posé. Maqdisî se contente d'enchaîner sur des faits d'expérience : « Le rouge et le jaune proviennent ici de l'humide et du sec : de façon analogue, le feu, lorsqu'il brûle du bois humide, est d'une couleur rouge trouble, et jaune clair lorsqu'il brûle du bois sec. Quant au vert qui succède, dans l'arc-en-ciel, au jaune, il est dû au fait que le corps réflecteur est plus trouble [que le reste]. » Mas'ûdï, évoquant les drapeaux des rois de Babylone, distingue six couleurs 5 (noir, blanc, rouge, jaune, vert, bleu) et ébauche une théorie : « Le sens de la vue est sympathique à la couleur rouge 6 , puisque chaque fois que l'œil saisit cette couleur, sa lumière se répand pour la percevoir 7, et que, tout au contraire, lorsqu'il tombe sur la couleur noire, sa lumière, bien loin de s'étendre comme pour le rouge, se resserre : à l'affinité qui lie l'organe de la vue et la couleur rouge [répond] l'antipathie qui oppose cet organe et la couleur noire. On s'est livré à des discussions sur les différentes couleurs, telles que le rouge, le blanc, le noir ou d'autres, [et sur leurs 1. Déjà décrite au chapitre précédent, à propos de la mer. 2. Litt. : un [nuage d']ouragan (i'sâr), de forme allongée. 3. MAQ, II, 33-34. Cf. E. Wiedemann, « Kaws Kuzah », dans El (2), IV, 835837. 4. Ainsi que le signale Huart dans sa traduction (MAQ, II, 33, n. 2), le verbe saraqa est à préciser ici en ce sens, qui « dérive du sens de lever du soleil, lorsque les rayons tombent obliquement sur la terre ». 5. MAS (p), § 528, qui signale, sans plus, que d'autres en comptent huit. 6. Mas'ûdï vient d'expliquer que le rouge, par ses affinités avec le sang, convenait, dans le principe, aux drapeaux de guerre. Mais on l'a proscrit, ou du moins réduit, en vertu du fait qu'il est aussi la couleur de la joie, aimée des enfants et des femmes ; caractère incompatible, par conséquent, avec l'évocation des violences guerrières. 7. Le traducteur, Ch. Pellat, signale en note que, < pour les anciens, la perception visuelle se fait au moyen d'un rayon lumineux qui part de l'œil et se dirige vers l'objet ».
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rapports avec] les différents degrés de la lumière ; on a invoqué les mystères de la nature et voulu définir cette affinité entre la luminosité du sens de la vue et les couleurs rouge et blanche, comme aussi cette antipathie entre la lumière visuelle et le noir, à l'exclusion des autres couleurs telles que le rouge, le vert, le jaune, le blanc. Ces observations ont progressivement conduit à s'élever jusqu'à l'examen des corps célestes, comme, par exemple, les deux luminaires et les cinq [planètes], 1 qui diffèrent de couleur. » Nous voilà de nouveau transportés dans l'éther : la couleur et la lumière 2 relèvent décidément d'un monde qui nous dépasse, un monde de l'air total dont Dieu seul, évidemment, détient les clés. Il n'est pas jusqu'à notre odorat, ce sens de notre air immédiat, rivé à lui, défini par lui, qui ne soit parfois imprégné, à travers ce fluide qu'il respire, de parfums venus d'ailleurs. Témoin Médine 8 : « Prenez une ville, n'importe laquelle : quiconque sort d'une maison embaumée et vient à respirer le souffle de l'air et de la terre sait, par une expérience établie, qu'il trouvera nécessairement, à l'air qu'il respire, une odeur désagréable, du reste relative suivant la situation des pays. La cité de l'Envoyé de Dieu, seule, fait exception. » Ainsi le parfum de Médine, pour prix de sa mission céleste, est-il le lieu d'étranges et uniques « correspondances » : entre les odeurs et les autres sens, qui « leur répondent », mais aussi, d'odeur à odeur, entre les senteurs de la terre et celles, mystérieuses et sacrées, de l'Au-delà : « C'est une ville embaumée : aussi dit-on que ses jardins parlent et que son parfum se déploie. Le souffle de sa terre, de son sol, les senteurs de sa poussière, la brise de son ciel, les pénétrants effluves de ses rues et de ses murs, tout cela prouve que Médine est lieu sacré. » Regards sur Vencyclopédie du climat Le ciel le plus proche de nous, avec les phénomènes de notre vie quotidienne et l'air même d'où nous la tirons, occupe, à côté du ciel cosmique, une large place dans les œuvres des encyclopédistes. On le comprend : la tradition née du Coran nous invite et réinvite à voir, 1. Soleil, Lune, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne et Mercure. 2. Cf. les développements de KIN, II, 64-68 et 101-108. Pour une étude particulière, cf. W. Fischer, Farb- und Formbezeichnungen in der S proche der altarabischen Dichtung, Wiesbaden, 1965. 3. Le thème est célèbre ; j'emprunte les données qui suivent à RST, 59, où ces « correspondances » pré-baudelairiennes sont les plus sensibles ; cf. aussi, pour nos auteurs, FAQ, 23, 25, HAW, 31. Sur le plan profane, cf. MIS, II, 38 (une ville où on ne peut sentir, même s'il est très fort, le 'ûd (bois d'aigle : cf. Géographie II, 98), tandis que les autres fragrances, musc, camphre, ambre, se font sentir normalement) ; exemple de parfums normalement perçus, cette fois, pour Sâbûr, au Fârs, dans FAQ, 204.
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dans le vent, la pluie, le nuage, les preuves manifestes de la puissance divine, miséricordieuse ou dévastatrice selon qu'elle veut le bonheur des hommes ou le châtiment de leur impiété \ Admirons aussi, au nombre de ces merveilles, le climat, transfiguré dans toutes ses manifestations, qui nous attend au paradis, d'après l'Épître du Pardon, d'Abû l-'Alâ' al-Ma'arrï 8 : « Les grâces de Dieu soient exaltées ! Il élève 3 le plus beau nuage qui soit, si beau que quiconque le regarde peut témoigner qu'il ne vit jamais rien au delà. L'éclair le pare au centre et sur ses bords, de lui tombe, en pluie, l'eau des roses d'Éden, douce bruine ou gentille averse, et il sème, comme de petits grêlons, des graviers de camphre. Glorifié soit notre Dieu, l'Éternel, qui peut, sans qu'il Lui en coûte, donner forme à nos rêves et vie à nos pensées les plus spontanées ! » Idéal évidemment, ce climat est le contrepoint de tous ceux de la terre ou, du moins, leur forme sublimée dans la mesure où aucun d'eux ne réunit ces trois bonheurs paradisiaques que sont la beauté et la douceur de l'atmosphère, en même temps que la constance de ces deux traits. La caractéristique principale du climat terrestre, en effet, c'est qu'il varie. D'abord, selon la situation des pays sur le planisphère : influences astrales, comme se plaît à le souligner Hamdânî, mais aussi proximité ou éloignement du soleil, selon qu'on descend vers l'équateur ou remonte vers le pôle ; toutes choses connues, et qu'on ne signalera ici que par cette évocation du froid, où le français est impuissant à rendre l'effet d'accumulation suscité, dans le texte arabe, par le retour des mêmes schémas phonologiques, évoquant l'intensité des rigueurs nordiques : au delà de soixante-six degrés, « on s'éloigne de l'orbite du soleil, le froid devient excessif, on s'installe pour toujours dans la glace, les gelées, le grésil, le givre, le gel, les frimas, les nuées et autres phénomènes qui compromettent la croissance des plantes et des êtres animés » *. La rose et le camphre du paradis signent donc, par antithèse, l'imperfection ou la versatilité de nos climats. Le meilleur éloge qu'on puisse 1. Cf., à titre d'exemple, pour la pluie : Blachire, Coran, index, s.v. ; pour le vent : Coran, II, 159/164, III, 113/117, VII, 55/57, VIII, 48, X, 23/22 b, XIV, 21/18, XV, 22, XVII, 71/69, XVIII, 43/45, XXI, 81, XXII, 32/31, XXV, 50/48, XXVII, 64/63, X X X , 45/46, 47/48, 50/51, XXXIII, 9, XXXIV, 11/12, XXXV, 10/9, XXXVIII, 35/36, XLI, 15/16, XLII, 31/33, XLV, 4/5, XLVI, 23/24, LI, 41, LIV, 19, LXIX, 6. 2. Hisàlat al-gufrân, éd. 'Â. 'Abd ar-Rahmân (Bint ai-Sâti'), Le Caire, 4 e éd., 1950, p. 276. 3. Crée et élève, fait grandir (yunii'u).
4. HAM, 10 (galîd, darib, Saflf, faqï', qarïs, balïl ; sur la traduction de Saflf,
cf. Ghaleb, Dictionnaire, s.v.). Sur les rapporta avec les astres, à propos du climat du Yémen, HAM, 191-192 ; sur la théorie générale, HAM, 28-31, 31-44 (traduit dans Giographie I I , 34-48 ; cf. aussi ibid., 64 sq., et index, 608-609, 617-618, pa»-
sim).
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décerner à un pays, c'est de rapprocher son air tempéré du lointain et inégalable modèle 1 : ainsi fait, dans son amour du pays natal et avec quelque exagération, Ibn Rusteh 2 à propos d'Ispahan, dont il vante l'heureuse position par rapport à l'orbite solaire. Mais d'autres disent la même chose aussitôt qu'ils s'enthousiasment pour un pays, l'Irak en tête 8 . Prenons donc le thème pour ce qu'il est : un de plus au répertoire des caractéristiques des pays, dont la géographie de Yadab, avec Ibn al-Faqïh, son maître, s'est fait une spécialité. Le voici qui expose, des pages durant 4 et poèmes à l'appui, le débat entre le haut plateau iranien, représenté par Hama^ân, sa patrie, et l'Irak. L'Iran serait, pour certains, le pays de l'air impur et, surtout, du froid, qu'exacerbe encore la haute montagne et d'où viendraient tous les maux : la pluie obstinée, la neige, le vent, la boue, mais aussi la santé chétive, la saleté, la rudesse, la misère, l'immoralité enfin : « cœur gelé », voilà comment on serait en Iran, ce pays du froid « infernal » 5 qui, dit-on, porte l'habitant, en hiver, à faire un feu tout aussi diabolique et qui vous rôtit, si bien que le pays cumule ainsi les deux supplices de la géhenne. A quoi le défenseur réplique en égratignant l'Irak réputé modèle et, tant qu'à faire, d'autres pays avec lui. Ce principe d'abord : aucune région n'échappe à l'inconvénient que représente, quatre mois durant, l'excès de chaleur ou de froid, le pire étant les variations constantes de l'atmosphère, comme en Égypte. L'Iran a reçu le froid, soit, mais un froid, à tout prendre, plus sain que la chaleur, car « l'hiver est l'ami de l'âme ». De lui, de ses prétendues rigueurs, naissent, grâce à l'eau accumulée, les richesses des champs, les enchantements du printemps. Mais le froid suscite aussi, de par lui-même, d'autres merveilles : l'art de bâtir de vraies maisons, dans la douceur desquelles on peut s'adonner, profitant du farniente de la saison, à de longues causeries, au boire ou aux ébats de l'amour, pour tout dire, enfin, à une vie saine, équilibrée et forte, délivrée de tous les maux que traîne après soi l'excessive chaleur : humidité accablante, épidémies, eau saumâtre et chaude, vents pestilentiels et suffocants, air impur et épais, vilaines bêtes aussi, serpents, scorpions, fourmis, moustiques, mouches, cafards, punaises et autre vermine. 1. Des évocations paradisiaques du Coran, on retiendra l'ombre, le parfum et cette douceur qui se lit, a contrario, par rapport au supplice torride de la Géhenne : L U , 18, 27, LVI, 29/30, 88/89, L X X V I I , 41, L X X X I I , 13-14, et passim; particulièrement clair, L X X V I , 13 : « ils (les élus) ne voient ni soleil ni froidure ». 2. R S T , 154. 3. Cf. Géographie II, 68-69. Cf. également Ibn Rusteh lui-même, pour le Yémen (RST, 109), MAS (p), § 1362 (à propos d'un pays cité par Hippocrate), et 1363 i.f. (à propos de l'Irak). 4. FAQ, 227-237. 5. Allusion au zamhartr, « froid piquant s (d'une racine signifiant « brûler ») : Coran, L X X V I , 13 (cité ci-dessus, n. 1) : cf. Blachère, Coran, I I , 101, annot.
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Derrière les apprêts de l'encyclopédie et les schématisations de Yadab, ce qui s'exprime, ici encore, c'est le thème de la moyenne. Faute de se réaliser parfaitement et continûment, privilège du paradis, au moins peut-elle, sur cette terre, prendre deux formes. Il s'agit, d'un côté, d'échapper, dans un temps donné, aux excès de la marque saisonnière : le froid, en Iran, ne supporte pas, heureusement, la comparaison avec celui du grand Nord que nous évoquions un peu plus haut, à travers Hamdânï, pas plus que la chaleur, en tel ou tel pays où l'été est violent, comme en Irak, n'a à voir avec celle qui, aux approches de l'extrême Sud, fait basculer le monde dans la mort 1 . Plutôt que de moyenne, au sens précis que la géographie donne aujourd'hui à ce mot, je parlerais donc de sagesse saisonnière, quitte à revenir, peutêtre, au terme de moyenne pour juger du climat sur l'ensemble de l'année : sans tomber dans les variations brusques qui affecteraient régulièrement le ciel de l'Égypte, un climat se doit de ménager des périodes assez longues — quatre mois, on l'a vu, pour Ibn al-Faqïh — qui permettent, à travers un désagrément apparent, de compenser la dominante annuelle, de ramener la moyenne, en plus ou en moins, à un niveau raisonnable. C'est parce que l'hiver iranien est un hiver véritable, accusé certes, mais qui ménage assez bien la vie, que l'été est doux sur le haut plateau. A l'inverse, pour les défenseurs de l'Irak, c'est un hiver plein de charme qui, déjà, est inscrit dans les rigueurs de l'été. D'où le rêve du poète cité par Ibn al-Faqïh : hiverner en plaine et estiver en montagne, installer sa vie dans une éternelle arrièresaison, tant il est vrai que le paradis est décidément plus près du riche que du pauvre. Nous venons, chemin faisant, de distinguer deux facteurs climatiques : la distance du pays par rapport au soleil et sa configuration, à travers l'altitude que lui donnent les montagnes ou lui refuse la plaine. Ibn al-Faqïh y ajoute l'orientation 2. Le soleil en effet n'intervient pas que par la distance : comme les autres astres, il commande les climats selon que son influence s'exerce de façon plus ou moins directe. 1. Cf. Géographie II, 132, 159, 176. 2. Le livre d'Hippocrate (Buqrât) est dit • des climats (airs) et des pays » (Kitäb al-ahwiya wa l-buldân) ; ailleurs, et plus fidèlement à l'original grec : Kitäb Buqrât fï l-ahwiya wa l-azmirui wa l-miyâh wa l-buldân (« des airs, des temps, des eaux et des pays ») ; traductions de Tâbit b. Qurra et Hunayn b. Ishâq : cf. B. Carra de Vaux, dans EI, I, 804 ; M. Steinschneider, « Die arabischen Übersetzungen aus dem Griechischen », Zeitschrift der deutschen Morgenländischen Gesellschaft, L, 1896, p. 391 et 409-410 ; H. Ritter et R. Walzer, « Arabische Übersetzungen griechischer Ärzte in Stambuler Bibliotheken », Sitzungsberichten der Preussischen Akademie der Wissenschaften (Phil.-Hist. Klasse), X X V I , 1934, p. 803. Ibn alFaqïh cite aussi Le Livre de l'agriculture (Kitäb al-filäha) de Fastüs (Festus), en fait Qustûs : cf. F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schriftums, Leyde, IV, p. 310318 (cité par M. Hamidullah, Le Dictionnaire botanique d'Abü Ifanïfa ad-Dïnawarï, op. cit., 15J, et Bolens, Les méthodes culturales au Moyen Age, op. cit., 37.
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Hippocrate à l'appui, on nous explique que les maisons et les villes, pour jouir de l'air le plus sain, doivent occuper une position haute tout en faisant face à l'orient et au vent d'est, le pire étant la conjonction entre la plaine ou le bas-fond, d'une part, l'ouest ou le sud, de l'autre, avec leurs vents chauds, insalubres ou chargés de pluie. D'où cette conclusion : « La raison commande d'élire domicile entre l'eau et le marché, maisons à l'est et jardins à l'ouest. » Comme l'eau, à laquelle le texte d'Ibn al-Faqïh l'associe étroitement 1 , l'air est soumis ainsi au jeu des forces astrales qui viennent renforcer, compromettre ou corriger les situations purement terrestres. Celles-ci, du reste, ne sont pas aussi élémentaires que le laisseraient croire les étiquetages de Yadab. Mas'fidî 2 est sans doute, pour le sujet qui nous occupe, l'un de ceux qui amènent l'encyclopédie au plus près de cette attention au terrain, à la réalité des choses, par quoi s'illustrera l'école des masâlik wa l-mamâlik. Il commence, c'est vrai, par le genre de propositions générales que nous connaissons déjà. Il partage le globe, selon le degré d'éloignement du soleil, en deux zones, orient et midi, occident et nord, à dominantes respectivement chaude et froide, plus accusées toutefois dans le second terme des deux paires, les autres assurant la transition : ce sont les pays de climat tempéré, l'orient surtout, que l'on célèbre pour l'excellence et la douceur de son atmosphère. A l'opposé, et juste avant ces zones extrêmes où toute vie s'anéantit dans la fournaise ou le gel absolu, le sud et le nord présentent ces caractères que nous avons déjà évoqués s : d'un côté, l'humidité rare, le soleil implacable, et les traits physiques qui sont ceux de la négritude ; de l'autre, le froid, la pluie, la neige, et ce teint violacé, cette complexion molle dont les Turcs offrent l'image classique. Ce tribut payé à la tradition encyclopédique, Mas'fidî entend bien préciser, voire corriger, les schémas offerts. Dans les limites encore de considérations d'ordre général, il constate que, soumis à l'influence de planètes « chaudes », un pays peut la compenser par les vapeurs froides qui sortent de son sol. L'inverse est évidemment possible, comme, aussi, le triomphe des étoiles sur les exhalaisons de la terre. Tout cela ne sortirait guère du cadre théorique de l'encyclopédie si Mas'fidî ne citait, à l'appui, des faits d'expérience : Damas et les hautes crêtes de l'Arabie côtière, où la chaleur, tempérée, est hors de proportion avec ce qu'on pourrait attendre de la position sur la carte, c'est-à-dire par rapport aux influences astrales 4 . 1. Cf. supra, chap. II, p. 159. 2. MAS (p), § 1331, 1362, et VII, 182-185 ; MAS (t), 37 £./.-41, 46-47, 68-69. On peut penser aussi à certains passages d'Ibn Rusteh : ex. p. 109 (à propos du régime des pluies au Yémen), 159 (pratiques contre la grêle). 3. Cf. Géographie I I , chap. iv et v, passim. 4. Cité supra, chap. i, p. 48.
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Mais voici qui est plus net encore 1 : « Les puissances d'un pays et ses effets sur nos corps varient en fonction de trois causes : la quantité de ses eaux, celle de ses bois, l'amplitude de son élévation ou de sa dépression. Un pays où l'eau abonde humecte 2 le corps, mais un pays où elle manque le dessèche. Quant aux variations de puissance dues aux arbres, un pays riche en bois, qui lui font comme un vêtement, est chaud, tandis qu'un pays découvert et sans arbres est dans la situation inverse. Pour ce qui est, enfin, des variations de puissance selon l'amplitude en hauteur ou en creux, un pays élevé et dominant est exposé et froid, alors qu'un pays bas, enfoncé, est chaud et humide. » 8 On perçoit, dès la première lecture de ce texte, son ambiguïté, qui se calque sur celle-là même de la nature. Rien n'est disjoint ici, ni l'homme de son milieu, ni, à l'intérieur de celui-ci, un élément des autres. Ce « pays » dont on nous parle, c'est, à travers le mot art}, la terre, le sol, mais, tout aussi bien, le lieu où ce sol se conjugue avec l'air et l'eau pour produire la vie. L'air, qui nous intéresse ici en priorité, affirme sa présence à travers les deux thèmes successifs du contact — selon la présence ou l'absence du tapis végétal comparé à un vêtement isolant — et de la ventilation, liée, elle, à l'altitude. Reste que l'analyse n'est pas exempte encore de schématisation, puisque l'air est a priori supposé froid dans le cas d'un pays découvert ou élevé, et chaud dans les cas inverses : ce qui n'épuise pas, on en conviendra, la gamme des situations possibles. Aussi Mas'ûdî enchalne-t-il sur d'autres différences : « Selon certaines opinions, les pays varient de quatre manières : suivant les orientations 4 , l'altitude ou la dépression, le voisinage des montagnes ou des mers, la nature du sol. L'altitude en effet rend les pays plus froids, la dépression plus chaude, comme nous l'avons dit. Quant aux différences qui tiennent au voisinage de la montagne, chaque fois que celle-ci se situe du côté du midi, elle rend le pays plus froid en l'empêchant de recevoir le vent du sud, celui du nord étant seul à y souffler ; si la montagne est du côté du nord, elle rend le pays plus chaud en barrant la route au souffle des vents septentrionaux. Pour les différences dues au voisinage de la mer, chaque fois que celle-ci se situe du côté du midi, le pays est plus chaud et plus humide ; si elle est du côté du 1. Ce texte a été évoqué brièvement supra, chap. i, p. 48 (n 4). 2. Plus précisément, comme traduit Carra de Vaux : rend riche en humeurs
(raffaba).
3. Litt. : chaud (Aôrra) et chaud-humide (wamida). 4. Nawàhï : Carra de Vaux traduit par « contrée », ce qui est bien près d'être une tautologie. La traduction choisie ici paraît mieux dans l'esprit de la classification encyclopédique : le mot de nâhiya est d'ailleurs utilisé plus loin en ce sens (« du côté de... »), et, dans le texte des Prairies, VII, 184, qui développe le m i m e thème, les traducteurs optent, toujours à propos de ruiwâhï, pour : < points cardinaux ».
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nord, le pays est plus froid et plus sec. Enfin, s'agissant des différences selon la nature du sol, lorsque celle-ci est rocheuse, elle rend le pays plus froid et plus sec ; si elle est gypseuse, elle le fait plus chaud et plus sec ; si elle est argileuse, elle lui donne plus de froid et d'humidité. » Ici encore, la présence des thèmes encyclopédiques est perceptible 1 : les classements possibles selon les paires froid-chaud et sec-humide permettent de retrouver les quatre éléments primordiaux. Mais pour le reste, ce sont bien les nuances, les variations des climats réels qu'introduit Mas'ûdï lorsqu'il prend en compte l'altitude, la configuration et la nature des lieux. Si l'orientation figure elle aussi, au début, dans la liste des facteurs climatiques, elle n'est pas reprise ensuite, et t o u t se passe comme s'il s'agissait là d'un salut obligé à un thème classique, mais qui n'a rien à faire, ou beaucoup moins que les autres en t o u t cas, dans une étude précise des climats. La position par rapport aux points cardinaux, au soleil ou aux astres le cède ainsi à des situations particulières où l'air joue, cette fois, les premiers rôles : le vent, c'est lui, le messager de la terre ou de la mer, c'est lui, le froid, la chaleur, l'humidité, c'est lui encore, et jouant dans un domaine distinct de la terre ou de l'eau 2 . J o u a n t , aussi, selon les lois de sa propre nature, qui n'est pas de rigueur, mais de subtilité, et qui n'admet, dans ses effets, aucun absolu : on aura noté que les climats ne sont pas dits froids, chauds, humides ou secs, mais plus froids, plus chauds... On pensera, et c'est vrai, que, malgré ces promesses, l'encyclopédie de Mas'ûdï a encore beaucoup de chemin à faire a v a n t d'accéder à une véritable pratique des climats. Mais au moins a-t-elle le mérite de redescendre parfois de Sirius. Après Damas et les montagnes d'Arabie, voici l'Égypte. Ce pays, Mas'ûdï le connaît : il a vécu la fin de sa vie a u Caire. Comme d'autres, il s'est interrogé sur la quasi-absence de pluie dans la région. La théorie, chez lui, est impénitente : il veut comprendre, expliquer, exposer. Le résultat tient en quelques lignes s 1. A preuve l'histoire où les Prairies, loc. cit., placent ce texte : questions posées, dans le style de Vadab, par le calife al-Wâtiq à un certain nombre d'érudits, dont Hunayn b. Ishâq. Mais il faut croire qu'on déborde ces thèmes et cet esprit (avec les considérations trop précises où s'engage Hunayn), puisque Mas'ûdï déclare : « Mais, le discours s'éternisant entre le questionneur et le répondant, al-Wâtiq marqua son ennui en demandant qu'on se tût. » Preuve, donc, qu'on sort du domaine de la culture générale proprement dite pour des considérations plus techniques qu'on n'en juge pas, en la circonstance, dignes : la théorie du climat glisse vers la pratique. 2. A la différence du texte précédent, le mot de ard, dont on avait signalé l'ambiguïté, se dédouble : les pays reçoivent leur nom, propre, de bulddn, ard (précisé en turbat al-ard) signifiant le sol au sens strict. Le pays est donc bien le lieu qui réunit trois éléments par ailleurs parfaitement distincts. 3. MAS (t), 300, évoqué supra, chap. i, p. 48 ; tableau corrigé pour Alexandrie : cf. infra, p. 312, n. 3.
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où la théorie, toujours reine, s'accroche néanmoins à des terrains, à des noms, où le système n'est là, finalement, que pour prouver la validité en éclairant, et fort bien 1 , un fait d'expérience, particulier à un pays dont notre auteur, jour après jour, a vécu le climat : « Cette partie de l'Égypte, vers le nord, manque de hautes montagnes. La plupart [des vapeurs] qui pourraient s'y déverser depuis la mer d'Abyssinie 2 sont écartées, avant de toucher le pays, par les monts des Bedja, comme le Muqattam et ses voisins 3. Ainsi empêchées, ces vapeurs vont se déverser du côté de la Syrie-Palestine et de l'Irak. Comme il n'existe par ailleurs, à la longitude 4 de l'Égypte et au sud, aucune mer, les vapeurs qui en viennent en droite ligne sont moins importantes que celles qui passent depuis la mer d'Abyssinie jusqu'en Syrie-Palestine et en Irak. Le Nil, de son côté, aide au déplacement de l'air du sud vers le nord : ces vapeurs sont donc conduites, vers le nord, sur un pays tout entier chaud en raison de sa faible latitude et du voisinage des mers, en l'espèce la mer d'Abyssinie, à l'est, et la mer d'Alexandrie ou du Rflm, au nord. Les vapeurs qui arrivent dans cette atmosphère surchauffée ne peuvent s'épaissir et se condenser. Elles ne le font qu'en rencontrant la mer d'Alexandrie, [aux vapeurs] de. laquelle elles se mêlent pour s'en aller, confondues, vers le nord et les pays d'Europe. Parvenues à un lieu où la fraîcheur de l'air et le contexte montagneux viennent les obliger à se comprimer, elles se déversent et donnent les pluies de ces contrées septentrionales. Voilà pourquoi on manque de pluie en Égypte. » La rose des vents La même oscillation entre les données théoriques et l'expérience marque les développements consacrés au vent, ce vent qui, dit Mas'ùdï, « n'est rien d'autre que le mouvement et la houle de l'air » s . Le principe est connu : il s'agit d'une perturbation créée par la différence de température entre la surface terrestre et les régions hautes de l'atmosphère. D'autres fois, on invoque le passage du soleil, qui se traduit par une 1. On relèvera, dans le texte qui va être cité, le rôle d'écran joué par les montagnes entre Nil et mer Rouge [cf. F. Maurette, dans Vidal de La Blache et Gallois, Géographie universelle, t. XII : Afrique iquatoriale, orientale et australe, Paris, 1938, p. 196). 2. La mer Rouge. 3. C'est la chaîne montagneuse entre Nil et mer Rouge, dont il a été question au chapitre i. 4. Litt. : « sur la ligne, la direction de l'Égypte [fi samti Misr) », que j'ai traduit peu après par « en droite ligne ». Le sens est clair : on oppose ainsi le plein sud à la zone de l'est (et du sud-est), celle de la mer Rouge. 5. MAS (t), 17 i.f. Notre développement sur les vents est pris à KIN, II, 86100; MAQ, II, 28-30 ; MAS (p), § 1329-1330 (cf. S U R , 158), 1362-1364; MAS (t), 17-18, 25-28 ; HAM, 154-155.
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vapeur dont la densité, du plus sec au plus humide, suscite le vent, le nuage, la rosée, la pluie, la neige et la grêle. D'autres fois encore, tout en revenant au principe des écarts de température, on le combine à celui qui nie l'existence du moindre vide dans l'univers. Dans cette perspective, le vent est chargé de rétablir un équilibre indéfiniment compromis par le triple effet du chaud et du froid sur les corps : comme ceux-ci sont sans cesse voués à monter ou à descendre, à se dilater ou à se contracter, à se durcir ou à s'évaporer, il en résulte une universelle mobilité, dont le vent vient combler, par l'air apporté, les vides, les tensions et les ruptures. Ainsi s'explique, entre autres phénomènes, que, plus le soleil se rapproche des régions septentrionales, et plus l'air s'y échauffe, s'y dilate, se répand vers le sud où, au même moment, il s'est refroidi et contracté ; d'où, dans ces régions, la prédominance, en été, des vents de direction nord-sud, et sud-nord en hiver. Ces principes généraux restent en marge, ou en deçà, d'une vérité d'évidence, qui est que le vent souffle d'où il veut. D'en face (qabùl), en regardant l'est, bien entendu ; de droite (ganùb), de derrière (dabùr) et de gauche (Simâl), pour le sud, l'ouest et le nord. De là suivent les caractéristiques des vents : l'est étant chaud et humide, le qabûl (ou çabâ) le sera donc aussi, tout comme l'air, le sang et le printemps ; avec le sud, le jçanûb sera chaud et sec, comme le feu, la bile et l'été ; à l'ouest, le dabùr prendra le froid et l'humidité, comme l'eau, la pituite et l'hiver ; le iimâl, enfin, sera froid et sec, comme le nord, la terre, l'atrabile et l'automne 1 . Ces données acquises, qu'en sera-t-il si les mots est, ouest, sud et nord ne désignent plus seulement des orientations, mais les quatre parties du monde ? Par exemple : le vent soufflant du sud sera-t-il, aussi, le vent soufflant sur le quart méridional de notre globe ? Il faut bien voir ici les arrière-pensées que recouvre l'orientation face à l'est : elle isole en effet, derrière et à gauche, les mauvais côtés, ceux du froid, et, devant et à droite, les bons, ceux du chaud. Or, que constatons-nous ? L'ouest est aussi le pays du vent d'ouest (dabùr), le nord celui du vent du nord (Simâl) : situations claires, tranchées, sans nuances dirait-on. Les bons côtés vont-ils s'accommoder d'assignations aussi strictes, l'orient surtout, dont le climat, le plus vanté serait ici promis au règne absolu du chaud et de l'humide, un des pires climats, ainsi qu'on l'a évoqué 3 ? L'est et le sud, tous deux chauds, échangent donc leurs vents, le ganûb venant alléger, de sa sécheresse australe, l'humidité de l'orient, tandis que le vent d'est (qabûl, çabâ) se voit désigner comme celui qui souffle sur le quart méridional du monde. 1. Cf. compte 2. Cf. 3. Cf.
supra, p. 281. D'autres caractéristiques sont données, dont je n'ai pas tenu ici : heures, forces organiques, saveurs, planètes et signes du zodiaque. supra, p. 288. supra, p. 289.
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Le vent est-il ainsi à postes fixes aux quatre coins du ciel ? Il est beaucoup plus libre, en fait, que ne le laisseraient croire ces portions d'espace où veut l'enfermer notre impuissance, à moins que ce ne soit notre paresse. Encore, si nous savions au moins, comme nous y invite Mas'ûdï, distinguer scrupuleusement les douze directions de la rose 1 ! En réalité, les hommes désignent, sous chacun des noms des quatre vents, non pas celui-là seul qui souffle véritablement de cette direction, mais tous ceux qui, peu ou prou, à gauche ou à droite, viennent de ce côté-là. Avons-nous tout à fait tort, du reste, d'être aussi imprécis ? Les vents que l'on connaît vraiment, ce sont ceux qu'on rapporte à un pays ; non pas seulement ces vents « locaux » 2 dont parlent Mas'ûdï et peut-être Hippocrate, mais tous les vents et même ces quatre grands qu'on ne perçoit jamais si bien que lorsqu'on les attache à tel ou tel point d'un horizon familier. Ainsi de l'Irak, que Mas'ûdï compare à l'Égypte, encore elle : d'un côté, le vent du nord vient de la vallée du Tigre, en amont, tandis que celui du sud souffle depuis le bas pays d'al-Basra ; de l'autre, ce sont, respectivement, le « vent de la mer » et le maruï, le « méridional », en copte 3 . Décembre est le mois de celui-ci, et juin, en Irak, la saison des vents chauds, dits « de la plaine » ( b a w â rih). Tous sont connus dans leur force et leur durée, qui peuvent en faire varier les effets sur l'air, les nuages, les eaux et la santé des hommes. Pour conclure sur ces vents locaux, une mention spéciale à Hamdânï, qui se consacre à l'Arabie. Il cite les quatre grands vents que nous connaissons déjà, mais aussi huit autres, pour arriver au chiffre douze correspondant, dit-il, à celui des signes du zodiaque. Plus intéressants, à coup sûr, les noms mêmes 4 de ces vents : entre les vents du nord et d'est, nous trouvons le 'aqlm (le stérile) et le hargaf (le glacial) ; entre l'est et le sud, le ba4bû$ (le sec) 6 et le nakbâ' (le sinistre) 6 ; entre le sud et l'ouest, le ddgin (le sombre) 7 et un nom qui a disparu du 1. E s t , eet-nord-est, nord-nord-est, nord, nord-nord-ouest, ouest-nord-ouest, ouest, ouest-sud-ouest, sud-sud-ouest, sud, sud-sud-est, est-sud-est. 2. « De p a y s », justement : baladiyya. 3. Cf. Géographie I I , 156. 4. T o u s ou presque adj. substantivés ; hargaf seul est peut-être u n nom propre à l'origine : encore est-il expliqué p a r le Lisân, s.v., et reçoit-il un sens. Il n'est p a s j u s q u ' a u x noms des vents principaux qui ne portent, dans le contexte de l'Arabie, des dénominations propres {cf. Lisân, a u x rubriques des vents cités ici, et Mflller, d a n s HAM, 167, 1. 10-11) : à noter d u reste ( L i s â n , passim) que la localisation de ces vents semble moins tranchée qu'on ne nous le laisse entendre ici. 5. Du persan bàd (vent) et hùS (ou buSk : sec) ; le texte ajoute que c'est un v e n t mort. A noter q u e ce mot persan relève en effet de l'est, du côté qui regarde l'Iran. 6. A u x d e u x sens de < gauche », i q u i dévie » (par rapport a u x directions fondamentales indiquées par d'autres vents), et de « maléfique > : cf. Lisân, s.v. 7. Mûller (HAM, 167, 1. 12-13) rapproche le nom d'un mot syriaque signifiant « glace ».
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Géographie
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manuscrit ; entre l'ouest et le nord, enfin, le sârûf (le capricieux) et Yazyab (le vif) K Cette nomenclature atteste que, de tous les phénomènes de l'air, le vent est le moins abstrait, le moins désincarné qui soit : aussi bien Mas'ûdî écrit-il, après Hippocrate, que ce vent ne fait qu'un avec notre vie qui le respire. Venus au plus profond de nous-mêmes, dans l'intimité de notre être, « les vents changent les dispositions des créatures animées, les faisant passer de la chaleur au froid, de l'humide au sec, de la joie à la tristesse. Ils modifient le grain, le miel, l'argent, le vin ou le beurre que l'on conserve dans les maisons, tantôt les réchauffent et tantôt les refroidissent, les humectent ou les dessèchent [...] Le vent du sud, en soufflant, adoucit 2 et rafraîchit l'air, échauffe la mer, les rivières et tout ce qui renferme de l'humidité ; il altère la couleur et l'état de toute chose ; il amollit le corps et les nerfs, suscite la torpeur, rend l'audition plus lourde et la vue moins claire, car il dissout la bile et porte l'humidité à la base des nerfs, siège de la sensation. Le vent du nord, quant à lui, durcit le corps et revigore le cerveau, embellit le teint, épure les sensations, renforce les désirs des sens et les mouvements, mais provoque la toux et les douleurs de poitrine ». Et Mas'ûdî, relayant cette fois Hippocrate, poursuit : « Un médecin musulman assurait, il n'y a pas si longtemps, que le vent du sud, lorsqu'il souffle en Irak, altère la couleur des roses, disperse les feuilles, fendille les choux-fleurs, échauffe l'eau, amollit le corps et trouble le ciel. Tout cela, ajoute-t-il, va dans le sens de ce que dit Hippocrate, à savoir que l'été est plus malsain que l'hiver, parce qu'il échauffe le corps, l'amollit et affaiblit ses forces. Un habitant de l'Irak, au lit, sent fort bien, de fait, quel vent souffle : si c'est le vent du nord, la bague qu'il porte au doigt se refroidit et devient trop grande pour le corps qui mincit sous l'effet du vent ; si c'est du sud que le vent souffle, la bague s'échauffe et devient trop étroite, cependant que le corps se relâche et glisse à la torpeur. » Qu'on nous précise ainsi les effets des vents, ou même qu'on s'en tienne à dire, plus généralement, que le vent du sud est d'enfer et celui d'est paradisiaque, le vent, donc, n'est pas qu'un article d'encyclopédie. Sa théorie, sa connaissance sont liées à l'étude des hommes : elles y mènent. « Les mouvements du soleil et des planètes », écrit Mas'ûdî, « apportent à l'air des perturbations, et quand l'air se modifie, toute chose se modifie avec lui. Quiconque a pénétré l'étude du temps qu'il fait, de ses phénomènes, de ses changements et de ce qu'ils démontrent, connaît l'essentiel des données 3 de la science et sait mieux préserver la santé du corps. » La pratique du climat est toujours, comme on le voit, en filigrane au travers de la théorie : à défaut de commander à 1. Cf. les effets de ce vent dans Lisân, s.v. 2. Litt. : fait fondre, liquéfie (adâbat). 3. Asbâb ; peut-être aussi les « moyens » de la science.
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cet air dont il vit, l'homme se doit, au moins, de le connaître, puisque aussi bien, comme le reste de la création, cet air même fut fait pour lui. L'homme devant le climat Tout comme la « pesée » de l'eau, « goûter » l'air est pour Muqaddasï une opération essentielle, et presque une science, d'ordre pratique s'entend : car, autant que l'eau, l'air est, pour notre corps, nourriture dont il importe, par conséquent, de connaître la nature et les effets. D'abord, on notera, dans sa spontanéité, la sensation produite a : le froid ou le chaud, le sec ou l'humide, mais aussi la subtilité, au sens propre, et même le moelleux d'un climat. Puis viendra l'évocation des effets produits, avec les épithètes de sain, tonique, facile ou, à l'inverse, d'insalubre, pestilentiel, pourri, difficile, desséchant. Le jugement d'ensemble, enfin, parlera de climats agréables, bons, excellents, merveilleux, doux, tempérés, ou changeants, contrastés, mauvais, odieux, tristes. Comme pour l'eau, au demeurant, ces appréciations ne sont pas toujours absolues : le sens de quelques-uns des adjectifs cités, pour d'autres la morphologie ou la syntaxe, indiquent une série de gradations, de l'ordre du comparatif, du superlatif, de l'excessif, voire du zéro ou du nuancé, selon que la négation intervient franchement ou sous forme de litote 3 . Au total, ce sont les thèmes, évoqués plus haut, de sagesse saisonnière et de moyenne annuelle qui l'emportent, en même temps que celui d'un équilibre quotidien : aux étés par trop chauds, aux hivers excessivement rigoureux, on opposera ces pays sages, tempérés, où les conflits des saisons s'atténuent, et l'on citera, comme exemples particulièrement nets, le Bahrayn, où « l'on ne circule que de bon matin et le soir, à cause de la chaleur » 4, ou, à l'inverse, tel village près d'Ispahan, dont les habitants doivent, en plein printemps, se prémunir par un 1. MUQ, 2 i.f. (cité supra, p. 278) et 294 : gidâ' al-hawâ'. 2. Pour les développements qui suivent, je me suis inspiré de IJAW, 74, 80, 99, 160, 162, 176, 239, 244, 253, 281, 288-289, 312, 433, 441, 442, 498 ; et surtout de MUQ, 33, 34, 71, 86, 87, 92, 93, 113, 118, 119, 124, 125, 138,141, 151,161,166, 179, 184, 186, 197, 215, 230, 234, 236, 248, 252 (n. A), 253, 257-259, 261, 272, 273, 276, 277, 279, 281, 282, 283, 290, 294, 299, 300, 302 (n. d), 303, 304 (et n. o), 305, 308, 311, 314, 315, 316, 318-320, 322, 332, 334, 354, 355, 358-360, 365, 373, 376378, 384, 385, 388, 389 (et n. a), 391, 392 (et n. o), 393, 396, 402, 405, 407-409, 411, 420, 422-425, 427, 429, 431, 432, 434, 437, 439, 448, 455, 461, 464-467, 478480, 481 (en italique : les chiffres des pages comportant plus d'une notation). Sur
les adj. halîq, railf, qaiif et qawiyy, cf. BGA, IV, 229, 247, 325, 337.
3. Exemples, respectivement, MUQ, 407 (1. 11 : ville qui n'est pas agréable l'été) et 261 (pays qui ne connaît guère la sécheresse). 4. ISH, 437.
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Géographie humaine et milieu naturel
talisman des attaques du froid 1 . Empruntons à Muqaddasï 4 quelques évocations : ici, à Sîrâf, sur la côte iranienne, on est à la porte de l'enfer, tant la chaleur est brutale et opiniâtre ; là, en Susiane, la nuit d'alAhwâz tire aux plantes une sorte de mélasse s , tandis que le jour déchaîne la fournaise maléfique du vent. A l'opposé, le climat idéal, celui de Jérusalem, sans froid excessif ni chaleur : un paradis. Voici, au Yémen, un Hurâsânien, venu de cet orient de l'Islam où il n'est pas de lieu qui ne connaisse les excès et du chaud et du froid : « Nous dormons, dit cet homme, trois mois dans la maison, trois dans la galerie 4 , trois sur la terrasse, ët puis nous recommençons s . — Alors, vous êtes toujours à déménager ! répond l'interlocuteur yéménite. De toute ma vie à moi, j'ai dormi dans cette pièce-ci. » Et Muqaddasï de conclure : « La plupart des Syriens, des Persans et des gens du Kirmân font de même. Je suis resté vingt ans à Jérusalem, et j'ai toujours dormi dans la maison. » Sagesse du climat, ou ses oscillations vers le chaud et le froid : ce sont là des thèmes d'expérience sans doute, mais dont l'adab, une fois encore, s'est emparé. Le monde ou telle région ont ainsi, traditionnellement, leurs zones réputées tempérées, à mi-chemin entre les çurùd (.surùd) et les gurûm : les climats froids ou chauds. Les géographes de terrain, comme Ibn Hawqal et Muqaddasï, n'ignorent ni cette distinction, évidemment, ni ce vocabulaire ; Muqaddasï y ajoute même, pour définir les régions tempérées, le thème des contraires (addâd), entendez : des produits de pays à climats opposés, mais qui tous, indifféremment, se récoltent ici, dans ces pays privilégiés 6 . Toutefois, et comme on peut s'en douter, ce classement, si conforme au goût et aux méthodes de l'adab, n'est pas, chez ces deux auteurs, qu'un exercice de style. Il se colore, prend le relief attendu à la notation ou à l'image que suscite le souvenir de la chose vue. Ainsi fait Ibn Hawqal, qui, après avoir, 1. FAQ, 267. 2. MUQ, 166, 322, 389 (n. a), 410, 427.
3. Dibs : cf. BGA, IV, 232. 4. Çufla, pl. çifâf : cf. BGA, IV, 281.
5. Il manque, on le voit, trois mois non précisés (& moins que ce rythme ne tienne pas compte du climat : mais le cas est évidemment impensable, compte tenu de la définition dudit climat). 6. Pour la répartition chaud-froid dans la géographie de Yadab, cf. ex. chez
FAQ, 209-210, et RST, 154 (avec adj. surudl). Sur les moto furiid (surOd) et ¿urûm,
cf. BGA, IV, 205, 259 et 280 : ils viennent de l'iranien serd (froid) et g*rm (chaud) ; parfois sardsïr et garmsîr (MUQ, 462, 467, 480, 494, n. p), avec affixation de tïr (rassasié, plein de). Sur les gurûm-furûd chez Ibn Hawqal et Muqaddasï (avec, chez ce dernier, le thème des cufdâd), cf. HAW, 38 (avec adj. ¿urûmï, comme chez IÇT. 27), 257, 260, 269, 271, 281, 282, 288-289, 292, 308, 310, 311, 326, 382, 419,
446, 450 ; MUQ, 2, 164, 197, 224, 302 (n. d), 322, 353, 409, 421 (gurum wa surûd
wa mu'tadilât), 425, 428, 430 (n. k), 433, 439 (et n. o), 447, 448, 460, 463, 467, 468,
471, 479, 481 (formule : pays de climat tempéré, réunissant les a4dâd), 484, 488.
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sur la carte, distingué les zones froides et chaudes de la Perside (Fârs), évoque, aux deux extrêmes, l'absence totale de fruits ou de légumes, et les pierres qui éclatent dans la fournaise du jour 1 . Muqaddasî associe, lui, en un même pays, de climat exemplairement intermédiaire, le froid et même la neige aux palmiers, raisins, amandes, citrons, figues ou olives 2 . Rapportées ou non à ce genre de classifications, les remarques d ' I b n Hawqal ou de Muqaddasî permettent de distinguer, chemin faisant, les climats du monde musulman 3 , par grands ensembles territoriaux, mais aussi par régions, voire, à l'occasion, par villes. Il en émergerait par exemple, d'un côté, les rivages torrides de l'Iran, de l'autre les hautes terres arrosées de l'Àçlarbaygàn ou du nord-est de l'Islam, et, au milieu — de la carte ou de l'échelle —, un pays tempéré comme la Syrie-Palestine. Au niveau de la province, on citerait, comme un modèle, l'évocation, par Muqaddasî, de la grande dépression du Jourdain et de la mer Morte, laquelle vient rayer la même Syrie d'une zone « de chaleur, d'indigo, de bananes et de palmiers » 4 . Les saisons, parfois, apparaissent : dans la Palestine natale de Muqaddasî, un dicton affirme : « Quand vient le jour de Barbara, le maçon saisit son hautbois », entendez, ajoute Muqaddasî, qu'il ne quitte pas sa maison ; et encore : « Quand la saison des Calendes viendra, comme un reclus au chaud t u resteras. » 6 Un auteur comme celui-ci, dont on sait l'importance dans la géographie arabe, mène l'étude du climat à une qualité jamais atteinte avant lui. Non pas le climat des théoriciens, relayés par les encyclopédistes, mais celui que vivent les hommes, dans l'instant et sur leurs terres. Le plus remarquable est peut-être l'aisance avec laquelle Muqaddasî varie son point de vue. D'un côté, la synthèse, l'Arabie torride en dehors des montagnes côtières, le JJurâsân, le Sigistân et la Transoxiane intégralement soumis aux sautes d'un climat excessivement contrasté, le Fars opposant les franges chaudes du sud à l'intérieur froid De l'autre, pour mieux fixer l'esprit du lecteur, la notation de 1. ÇAW, 288-289. 2. MUQ, 425, 428, 430 (n. k), 459. 3. Pour les thèmes traités ici, cf. QAW, 32, 49, 246, 269, 282, 288-289, 320, 323, 325, 379, 401, 415, 446, 451, 494, 505 ; MUQ, 33, 79, 93, 95, 119, 142, 157, 161, 165, 175, 179, 182, 186, 202, 230, 236, 271, 276, 278, 279 (et n. o), 322, 354, 365, 384, 394, 414, 421, 439, 447, 459, 463, 468, 471-472, 478, 481. 4. MUQ, 179. Cf., pour des répartitions de ce genre, HAW, 288-289 (cité plus haut k propos du Fârs) ; MUQ, 236, 322, 365, 421, 447. 5. MUQ, 182, i.f. ; la féte de sainte Barbe (Barbara) tombe le 4 décembre ; les calendes sont celles de janvier : cf. MUQ, trad., p. 224, n. 52 et 53. Pour les saisons, voir d'autres exemples dans MUQ, 83, 95, 119, 279 (n. a), 322 et pastim. 6. MUQ, 95, 322, 421, 447. Ces vues générales donnent lieu parfois à une rubrique à part, intitulée < situation (tvotf*) de la province » (ex. p. 186, 447, 471), voire < climat > [hawâ' : ex. p. 125, 142, 179).
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détail, l'effet de style, le paysage ou l'anecdote ; ici, l'absence du palmier, des céréales même, à cause des rigueurs de la température, là des pays qui sont des « mines » de chaud ou de froid, là encore Tibériade, coincée entre le lac et la montagne, ce qui lui v a u t des étés étouffants, ailleurs cet habitant du Yémen qui, parti pour le Pèlerinage, retrouvera au retour, intacte, la marmite de viande oubliée au d é p a r t x . Du tableau général ou des traits particuliers émerge peu à peu, au fils des pages, la relation du climat au sol, clairement perçue par l'auteur ou simplement suggérée par son texte. La chaleur torride, comme à Tibériade ou en telle ville du Fârs, est liée à l'encaissement des lieux, tandis que le froid est, d'abord, la marque de l'altitude : toutes choses que l'encyclopédie avait dites, mais que Ibn Hawqal et Muqaddasî décrivent, pour les avoir vécues. D'autres oppositions apparaissent, entre les rivages et le continent, entre le désert et les espaces cultivés, entre les terres sans rivières et celles que l'abondance des eaux vives noie parfois sous les brouillards 2. Mais voici la question qu'il faut bien se poser : ces évocations, si nombreuses soient-elles, suffisent-elles à constituer une carte et, à travers elle, une typologie des climats ? Oui sans doute sur le premier point : même si la notation n'est pas systématiquement conduite, appuyée, comme la nôtre aujourd'hui, sur un nombre de points d'observation suffisant et, pour un de ces repères donnés, sur un enregistrement continu d'un bout de l'année à l'autre, même ainsi, donc, la carte d'ensemble qui nous serait livrée par nos auteurs recouperait celle que pourrait nous offrir tel ou tel atlas moderne. T a n t qu'à faire, a u t a n t recourir à ce dernier ; ainsi apprécierons-nous, du même coup, et le sérieux des géographes arabes et, par parenthèse, l'inutilité qu'il y aurait à confronter leurs données aux nôtres : le climat du monde musulman ne semble pas avoir connu, depuis dix siècles, de modification majeure, au dire même des spécialistes 3 . Quant au classement, la réponse, à coup sûr, serait plus nuancée. Nous avons cité plus h a u t ces épithètes qui définissent les climats, selon les sensations qu'ils éveillent en nous, leurs effets sur nos corps 1. MUQ, 93, 95 (cité supra, chap. i, p. 51), 161, 236, 365, 439. 2. Outre les références données dans les deux notes précédentes, on se reportera, pour ces exemples, à HAW, 32, 246, 282, 325, 379, 415, 464, 494 ; MUQ, 186, 230, 236, 439, 459, 471-472. 3. Réserve faite, peut-être, des incidences de l'intervention humaine sur le milieu naturel (modifications du climat dues aux grands lacs de barrage, par exemple), ou de quelques points de détail (désertification accrue ou réduite) en liaison directe, eux aussi, avec l'activité des hommes plus qu'avec d'hypothétiques changements du climat : cf. X. de Planhol, Les fondements géographiques de l'histoire de l'Islam, Paris, 1968, p. 73 et 197. Cas illustre que celui de l'Arabie du Sud, après la ruine des systèmes hydrauliques (ou, selon la tradition, l'intervention de Dieu) ; cf. Géographie I I , 15.
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et, au delà, le jugement qu'ils inspirent. Mais peut-on rapporter ces mêmes climats, ainsi catalogués, à des zones de la carte ou du relief ? Le texte d'Ibn Hawqal 1 , à propos du Makrân désertique, parle de sécheresse, ou de contrastes violents, neige ou fournaise, pour le grand désert de Perse, ou de chaleur et de vent pour le Sigistân, évoqué comme un pays plat, sans montagnes et sableux. L'auteur, cependant, reste, on le voit, en deçà d'une typologie et n'ébauche pas, à travers ces exemples, une description de climat-type, de désert ou de plaine. Ce n'est que très rarement, et très insuffisamment, que la notation entrevoit quelque chose de plus systématique, de plus scientifique dirionsnous. Si Ibn Hawqal parle, à l'occasion, de climat de montagne, de mer, de plaine ou de steppe 2 , c'est sans autre précision, comme s'il s'agissait de faits si connus qu'ils ne méritent pas plus ample développement : ainsi à propos d'une montagne du Fârs, la plus haute du pays, dont « le climat 3 rappelle celui des zones froides (surûd) ». Exceptionnelle, pour tout dire, une phrase comme celle-ci, sur une ville, au Fârs encore : « Elle a pour elle l'agrément et la salubrité du climat de la steppe, ainsi .que la fertilité des villes de montagne. » 4 Mêmes promesses, et même déception, quand nous lisons Muqaddasï. Sans doute nous propose-t-il des types régionaux de climat, syrien et irakien en l'occurrence, mais ni l'un ni l'autre ne sont précisés davantage, et que penser de la référence offerte par le second, quand par ailleurs on nous définit l'Irak comme un pays aux climats variés 3 ? La relation entre la montagne et le froid est mieux précisée, à propos 1. HAW, 325, 401, 415. 2. HAW, 257, 280, 282 (à propos d'Arragân, limitrophe du Fârs et du Quzistân ; le texte (var. MUQ, 421) dit simplement qu' « elle est de mer, de montagne, de plaine et de steppe i : bahriyya gabaliyya sahliyya barriyya ; comme la ville est loin de la mer, il faut bien penser à l'environnement général : atmosphère, climat ; même remarque à faire, peut-être, pour Médine, « de steppe et de montagne » : Y A ' Q , 312, trad., p. 147). Quant à un type de climat a tropical » (trad. Wiet, p. 318, 436, 480), on se référera au texte, qui parle simplement de gurûm (zones chaudes), une fois, il est vrai, avec redondance : gurûm hârra. 3. HAW, 281 i.f. ; encore le mot employé est-il plus vague : situation, condition (hâl). 4. Steppe : barriyya ; rectifier la trad. Wiet, 275 : « un climat de plaine très doux, avec la salubrité et la fertilité des villes de montagne ». L a ville est dite par ailleurs < sur la frange du désert (majàza) », dont le climat, on le voit, atténue ses rigueurs pour passer à celui de la barriyya : HAW, 280. 5. MUQ, 79 (at-Tà'if, dans les montagnes du Higaz, nous est dite syrienne de climat, mais la référence est brouillée par un phénomène qui relève à l'évidence de la situation montagneuse, également évoquée : la fraîcheur (d'où l'estivage des gens de la Mekke) et même le froid, qui fait parfois geler l'eau), 125 (l'épithète de muittalif, pour l'ensemble de l'Irak, est à distinguer de munqalib (changeant), appliquée à une localité déterminée, al-Basra : ibid., 118), 142, 322. Quatre épithètes (syrien, égyptien, irakien et higâzien) pour un pays, mais sans explicitation par hawà', ibid., p. 84.
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du Magrib, des montagnes orientales de la Palestine, auxquelles leur altitude assure une fraîcheur contrastant avec l'atmosphère de la steppe proche, du Fârs enfin, où la majorité du pays, montagneuse, est souvent trop froide pour les plantes cultivées, mais assure UD air sain, tandis que plaines et côtes étouffent 1 . Quant aux zones résolument arides, comme celles, sableuses, qui entourent Sigilmâsa, aux confins sahariens du Maroc, on notera que, parfois, les écarts extrêmes vers le chaud et le froid, généralement considérés, on l'a vu, comme le signe d'un mauvais climat, assurent ici, en climat steppique, l'excellence de l'atmosphère 2 . C'est incontestable : sous les pas, les yeux et la plume des géographes de terrain, la connaissance du climat, de sa réalité vivante, amasse une impressionnante moisson. Le foisonnement des notations et, pour nombre d'entre elles, leur qualité nous autorisent à dire, comme nous l'avons fait, que cette géographie du voyage, avec Muqaddasï surtout, va infiniment plus loin, dans cette perspective, que celle des encyclopédistes. E t pourtant, malgré ses résultats, l'étude de l'air, comme celle de la terre ou de l'eau, nous laisse trop souvent sur une impression de fragmentaire, d'inachevé. La climatologie de Yadab savait présenter une théorie du climat, mais son système butait, à l'évidence, sur l'infini des situations réelles, qui la débordait de partout. A l'inverse, la vision et la notation de ce même réel semblent incapables, dans la majorité des cas, sinon de s'élever à une conceptualisation, du moins de pousser à son terme l'entreprise qu'elle exigerait, de déboucher, en partant de la pratique, sur un système capable de relayer celui, trop schématique, que proposait l'encyclopédie. Une chose est de noter l'air qu'on respire ici ou là, et même, à partir de certaines concordances, d'ébaucher les traits d'un climat de montagne ou ceux du climat de la Syrie, une autre de réaliser vraiment ce que la voie ouverte ainsi, presque au passage, propose de promesses : et le fait est que nos géographes, même Muqaddasï, s'arrêtent à l'entrée du chemin, sans pressentir que, largement frayé, il mènerait à une typologie véritable et vécue des climats du monde musulman, vers l'an mil 8 . 1. MUQ, 186, 236, 439 ; on a parlé plus haut d'at-Tâ'if, dans les montagnes eôtières d'Arabie ; cf. également 142, à propos d'Âmid, en Haute-Mésopotamie. 2. MUQ, 231 ; comparer avec la situation du nord-est du monde musulman, où ces écarts sont considérés comme mauvais (par référence aux exceptions, Samarqand et BubSra, qui jouissent de bons climats) : MUQ, 322. Pour les zones arides (confins du Sind et du Makrân), voir aussi MUQ, 484 : notation plus classique avec association désert [mafâwiz) -sécheresse. 3. Comme par ironie, la seule < climatologie » systématique que Muqaddasï connaisse est celle, traditionnelle, des sept « climats » (ou zones du monde) qui, dirait-on, traîne partout et n'a guère de rapport avec une climatologie véritable : MUQ, 58-62.
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Mais n'ouvrons pas un procès de tendance. Après tout, si la géographie des masSlik wa l-mamâlik n'a pas entrepris l'effort de conceptualisation que nous lui assignions, c'est parce qu'elle ne le voulait pas, ou ne voulait pas courir le risque qu'une climatologie en bonne et due forme masquât ce qui l'intéressait en priorité : les situations réelles, avec les variations illimitées qu'elles présentent selon les lieux, les saisons, les années, et qui échappent peut-être, justement, aux classifications. On aurait beau jeu, à propos de l'Orient (Masriq) musulman, de relever la difficulté trop évidente que Muqaddasï éprouve à donner la vue d'ensemble annoncée 1 : « C'est une province froide, réserve faite du Sigistân, de Bust et de Tabas at-Tamr, dont le climat est conforme à celui des régions chaudes (gurùrn) de Syrie-Palestine. Le climat de Bactres (Balb) est irakien et celui de Merv (Marw) syrien. Le froid du Qurâsân est plus doux 2 que celui du Haytal. Toute la province est sèche, encore que cette sécheresse ne soit pas, elle non plus, également répartie. Chaque fois qu'en un lieu donné de cette province, le froid est intense, intense est aussi la chaleur, sauf à Samarqand, où l'été est agréable, tout comme à Nîsâbûr, où, toutefois, le froid est plus doux 3 qu'à Samarqand. » Tout cela est touchant et gauche à force d'application : trop embrouillé, ou simpliste au contraire, comme on voudra. Mais ce qui préoccupe Muqaddasï, c'est d'écrire, comme il le d i t 4 , un guide à l'usage des voyageurs, commerçants en tête, et ceux-là n'ont que faire, en la circonstance, d'apprendre que les pays du Masriq relèvent de ce que nous appellerions climats continental, steppique ou de montagne ; ceux-là se préoccupent de savoir simplement s'ils auront moins chaud l'été à Samarqand, ou moins froid l'hiver à Nîsâbûr. Ici pas plus qu'ailleurs, ayons garde de ne l'oublier : c'est de géographie humaine qu'il s'agit. Humaine et, pour une climatologie selon nos vœux, c'est entendu, trop humaine, peut-être. L'homme sous le climat L'herbe, grasse de pluie et même de neige, de l'Asie Centrale, ou, à l'inverse, toute une vie animale exaspérée par le soleil africain, ou encore, dans le nord extrême, des hommes sales à cause du froid, qui les empêche de changer de vêtements : ces traits, et tant d'autres, jalonnent l'évocation des pays étrangers 6. L'influence du milieu naturel, et avant tout du climat, sur les êtres vivants, est un des thèmes 1. MUQ, 322. 2. Litt. : plus moelleux (alyan). 3. « Moelleux », ici encore. 4. MUQ, 1-2. 5. Cf. Giographie II, 176, 228, 358 et passim. Panorama général dans MAS (t), 38-40. 21
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privilégiés de la culture du temps. Rien d'étonnant à ce que nous le trouvions, tout aussi fréquent, dans la littérature qui s'intéresse, en priorité ou de façon exclusive, au monde de l'Islam. Dans la littérature encyclopédique, d'abord, mais elle ne nous retiendra guère, dès lors même que, traitant de ce thème en général, elle ne sépare pas le musulman des autres hommes de la terre. Citons par exemple Ibn al-Faqïh, lequel, à propos des influences de l'orientation, parle indifféremment des Byzantins et des Syriens, des Irakiens et des Chinois 1 . C'est, une fois de plus, aux géographes-voyageurs qu'il nous faudra demander le tableau vivant des musulmans sous leurs climats. Encore devrons-nous faire la part, dans ces sources, des influences de l'adab. Un thème comme celui de la prééminence de Bagdad, pour nous en tenir à celui-là, entraîne, chez un des pionniers de cette littérature, Ya'qûbï une distribution par trop sommaire : l'Irak, pays médian sur la carte traditionnelle du monde, serait le pays des saisons franches, été très chaud et hiver très froid, avec des transitions parfaitement ménagées, automne et printemps, d'où ce climat à la fois complet et équilibré, qui rejaillit si heureusement sur la vie, le cœur et l'intelligence des habitants. A quoi s'oppose le reste du monde, musulman et, notons-le, étranger, qui se partage toutes les infortunes : je retiens la Syrie, pestilentielle et de mœurs grossières, l'Égypte, avec son atmosphère inconstante, ses brouillards et, partant, ses maladies, l'Arménie et l'Iran, froids et âpres dans tous les sens de ces termes, l'Arabie aux ressources limitées, le Tibet, que son climat médiocre peuple de gens chétifs, au teint altéré s et aux cheveux crépus. Revenons donc à Ibn Hawqal 4 et à Muqaddasï. Ceux-là s'en tiennent à la chose vue et ne paient qu'exceptionnellement tribut aux formes de la culture du temps : rarement verra-t-on Muqaddasï couler en elles ses notations, comme il le fait, dans son introduction, à l'occasion de la liste des qualités et défauts des pays musulmans 8. Pour le reste, c'est sur le vif, à l'épreuve des situations réelles, qu'on juge des influences d'un climat. La relation du ciel à ses effets n'est d'ailleurs pas toujours explicitement soulignée, mais, même sous-entendue, elle demeure claire et inspire nombre de notations 6. E t tout d'abord quant à l'environnement de l'homme : plantes et bêtes sont d'autant plus vigoureuses, 1. FAQ, 152. 2. YA'Q, 234-237. 3. Ou pâle (V e f. tagayyara : cf. BGA, XV, 312). 4. E t , derrière lui, IstaJjri à l'occasion, d o n t il développe le texte, mais qui, ici, donne parfois, de son côté, d'autres détails. 5. Notation sur le froid, p. 36, dans le développement intitulé « Particularités des provinces » (p. 32-36). Développement classique : cf. û À H (a), 204 (repris p a r M U Q ; 33) ; 0 U R , 170-171 (repris par RST, 82-83). 6. Nous ne considérons que les passages où le t r a i t climatique est, de t o u t e façon, explicitement noté, ce qui rend la relation entre lui et le tableau présenté extrême-
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on s'en doutait, que le climat est sain. Encore cette définition admetelle des nuances : l'idéal d'un climat tempéré, au carrefour des zones froides et chaudes, où tout pousse et se conserve une fois récolté, comporte certaines variations, vers le chaud comme dans la vallée de l'Indus, ou le froid comme en Transoxiane, mais le seuil est difficile à fixer, qui fait basculer cet équilibre, dans chaque cas, vers les désagréments d'un climat trop tranché : sécheresse qui rend les fruits insipides, les viandes coriaces et le pain mauvais, froid qui compromet le développement des cultures et, de toute façon, restriction de la gamme des espèces animales et végétales. Leur spécialisation ne nous est indiquée qu'à travers certains représentants caractéristiques, et caractéristiques du chaud et du froid seulement : les pays tempérés n'ont pas de flore et de faune propres, ils se définissent à ceci, qu'ils réunissent indifféremment, comme on l'a dit, des espèces contraires (addâd), relevant de l'un ou l'autre type de climat. Au reste le chaud est-il le mieux perçu : par l'indigo, la banane et surtout le palmier 2, qui, associé ailleurs à un représentant du climat « contraire », définit avec lui un pays tempéré : face au palmier, donc, voici le noyer et... le figuier 3 . La vigne nous est, elle, présentée, avec la pomme, comme fruit de pays où la chaleur est inconnue ; avec la grenade, elle s'accommode de la fraîcheur de montagnes où l'eau gèle parfois (mais c'est en Arabie), et elle meurt, où que ce soit, d'un froid excessif 4 . On évoque, enfin, à l'angle sud-est de la Caspienne, le Curgân : pays où le froid, nous précise-t-on, pourrit les dattes fraîches, et c'est vrai que le palmier viendrait pousser jusqu'ici, mais on voit qu'il y souffrirait, lui et lui seul, tandis que toutes les autres plantes paraissent à l'aise, dans l'aimable désordre de leur énumération, pêlemêle et sans autre précision : olives, grenades, melons, aubergines, oranges, citrons et vigne, encore elle 5 . Plantes du froid ? Évidemment non, ou alors posons que ce froid est relatif, par rapport à la chaleur ment probable : d'autant plus probable que, dans d'autres cas, semblables ou opposés, elle est effectivement notée. 1. Sur les thèmes qu'on vient d'évoquer, cf. HAW, 498 (IST, 180), 505 ; MUQ, 95 (cas de la marmite de viande (cité plus haut), au Yémen, pays de montagnes tempérées par rapport au reste de l'Arabie), 157, 164, 179 (zones relativement froides, et aussi arrosées puisque riches en rivières), 212-213 (pays régulièrement arrosé), 439, 479 (au Sind, al-Mansûra, dite à la fois très chaude et de climat doux, réunissant des tuldâd (produits de pays à climats contraires) et produisant des buffles superbes) ; RÀZ, 82 (à Tolède, climat si sain qu'on peut emmagasiner le blé pendant 70 ans). 2. MUQ, 142, 175, 179, 305, 481 (associé, dans l'Inde musulmane, au cocotier :
cf. Géographie II, 100).
3. MUQ, 164, 459. 4. HAW, 505 ; MUQ, 79, 384. 5. MUQ, 357.
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intense dont le palmier est le signe. Le climat tempéré serait finale« ment celui où cet arbre s'associe encore, plus ou moins bien, à toute une série d'espèces que nous dirions, nous, relever d'un climat tempéré chaud, le domaine du vrai froid commençant au delà, lorsque « l'arbre des Arabes » 1 disparaît tout à fait de l'horizon des hommes. La coupure est mieux tranchée encore lorsqu'il s'agit des bêtes ; ici, un thème unique : le chaud et le froid se départagent selon que leurs pays connaissent ou non les serpents, guêpes, scorpions, mouches, puces, punaises et autre vermine 2. Avec ces hôtes indésirables, c'est déjà des hommes qu'il s'agit, de l'incidence du climat sur leur vie. En filigrane, une question : comment notre espèce réussit-elle à tenir sous des cieux ingrats et déshérités ? Par l'accoutumance, sans doute aucun. Le sujet est abordé quelquefois par la négative : les malheurs de l'étranger qui, dans les premiers temps au moins, est affligé de diverses maladies, ou qu'un climat pluvieux démoralise, désintéresse de ses affaires les plus sérieuses 8 . Plus souvent, l'accoutumance se marque aux traits physiques et moraux d'une population. Le froid produit des hommes gras et lourds, aux barbes longues et bien fournies, tandis qu'un climat tonique rend les gens accommodants. La chaleur, elle, échauffe les têtes, vous rend semblable aux scorpions qui hantent le pays, mais aussi brunit et même noircit les corps, les amaigrit, si fort parfois, comme au Kirmân, qu'ils ont, nous dit-on, une silhouette de cure-dent 4 ! Mais l'accoutumance se paie parfois au prix fort, et la santé des habitués eux-mêmes ne résiste pas aux dangers du climat. Ici, les effets sont clairement vus tant qu'on reste dans les généralités : à bon climat, corps sains, beau teint et longue vie, à climat mauvais, « pourri », malar dies endémiques et teint jaune s . Dès qu'on veut, en revanche, étudie1. Cf. Géographie I I , 186. 2. MUQ, 175, 304 (et n. o), 305, 359, 384, 388, 410-411, 413 i.f. (climat non explicitement précisé, mais il s'agit des nuits d'été, dans un pays de palmiers), 459, 479 (à côté de la notation chaud/punaises, évoque aussi, en contexte climatique doux et réunissant des espèces contraires (addàd), des buffles énormes. C'est, sauf erreur de ma part, la seule notation qui s'écarte du type dont je parle ici ; mais il s'agit sans doute d'une évocation liée au parallélisme Sind-Égypte, Indus-Nil). 3. Le thème de l'habitude, physique et sentimentale, du pays natal, est classique dans l'adab [cf., dans une autre perspective, le thème de la nostalgie de ce pays) : cf. Géographie I , 48-50 ; pour les thèmes évoqués ici, cf. H U R , 170-171 (citant Gâhi? ; repris plus brièvement par RST, 82-83) ; HAW, 254 (modif. I Ç f . 63), 382 ; MUQ, 410. 4. IST, 83 ; HAW, 311 (IÇT, 98) ; MUQ, 36, 157, 175, 305, 322 i.f. (sur qawiyy, c f . supra, p. 295, n. 2), 378, 459 (la notation vient peu après l'évocation du climat chaud des rivages), 481. 5. HAW, 278 (IÇT, 76), 498 (IST, 180) ; MUQ, 332 (associations mauvais climat-teint jaune et bon climat-longévité, avec condition supplémentaire : absorption de graisses, dasam : cf. BGA, IV, 235).
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les effets d'un climat selon qu'il est froid ou chaud, des incertitudes apparaissent : si, dans le principe, un climat tempéré est incompatible avec la lèpre, d'autres affirment que, dans la ville de San'â', qui jouit d'un climat de ce type, elle est au contraire assez fréquente, car le soleil ne se montre pas assez longtemps et n'agit pas assez puissamment sur le corps Un climat résolument plus chaud serait donc, à tout prendre, préférable, mais en réalité, là encore, des épidémies fleurissent, avec l'impossibilité de dormir le jour, le teint altéré, un tempérament lymphatique 2 . Le froid sera-t-il plus clément ? Sans doute peut-il donner santé et beauté, mais ailleurs, quand il s'exacerbe avec l'hiver, ce ne sont que joues crevassées, visages jaunis et extrémités « vertes » Les traits culturels fournissent une autre série de notations, aussi peu systématiques que les précédentes, mais tout aussi précises, toujours rapportées à un contexte climatique et à un pays déterminés : il n'y a pas de doute que c'est ici, dans l'observation de l'homme vivant, que nous nous situons au plus loin de l'encyclopédie, de ses théories, parfois de ses présupposés 4 . D'abord, la vie quotidienne que ces hommes se sont construite. La maison, dans les montagnes au sud de la Caspienne, a un toit bombé et de tuile, pour résister à la démence des pluies, tout un an parfois, tandis qu'au Yémen la protection suprême est demandée à une couche de graviers ; ailleurs, la chaleur, jointe à la sécheresse, fait l'habitation étroite, et si légère sans doute qu'elle peut, à lire Muqaddasî, s'enflammer dans cette fournaise, spontanément dirait-on. Comme la maison, le vêtement suit le soleil : dans les pays froids du nord-est de l'Islam, on porte bottines été comme hiver, et la sandale est inconnue, mais les deux mois d'été où Tibériade, dans sa cuvette, est intenable, voient ses habitants alléger tellement leur toilette qu'un dicton les accuse d'aller tout nus ; notons enfin, au chapitre des nécessités domestiques, les « moustiquaires » qui protègent, pendant l'été de Susiane, contre l'agressivité nocturne des parasites 8 . 1. HAW, 36-37 (le climat est indiqué ici par la régularité de l'exposition au soleil et l'égalité des jours et des nuits ; autre référence au climat équilibré du Yémen, et de Çan'â' particulièrement, dans MUQ, 95 : histoire de la marmite de viande citée plus haut) ; MUQ, 300 (sur l'adj. qamyy, cf. supra, p. 295, n. 2).
2. HAW, 289 (IÇT, 83 ; sur l'expression tagyïr al-alwân, cf. BGA, IV, 312, et
supra, p. 302, n. 3) ; MUQ, 439 (sur l'impossible sommeil diurne ; un peu plus loin, la fréquence des lépreux, des borgnes et des paralysés n'est rapportée ni aux gurûm
ni aux furûd), 448 [tagyïr al-altvân : cf. ci-dessus), 479.
3. HAW, 289 (IST, 83) ; MUQ, 304, 384. 4. C'est pour éviter des citations fastidieuses de pays que nous n'avons pas toujours rapporté les exemples d'influence du climat au type de climat et au pays ; mais il est bien entendu que type de climat (pour les cas difficiles ou douteux, cf. l'annotation) et pays sont toujours précisés par Ibn Hawqal et Muqaddasî. 5. Sur ces données relatives à la vie quotidienne, cf. RST, 109 ; HAW, 381 (IÇT> 124 ; mais cf. MUQ, 359, pour le même Tabaristân : maisons de paille, et même d'herbe : il s'agit toutefois d'un « morceau de bravoure », en prose assonancée,
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Comme la santé, les manifestations et productions de l'esprit sont clairement perçues quand il ne s'agit d'évoquer que la qualité d'un climat : tempéré, équilibré ou, plus simplement, bon, il produira heureusement les sciences, l'artisanat, les bonnes mœurs et les opinions sages 1 . Est-ce à dire que tout le reste, froid ou chaud, baigne indifféremment dans le mal ? Comme pour la santé encore, les choses deviennent ici plus nuancées : si le froid, par exemple, semble fouetter parfois l'activité intellectuelle, ailleurs au contraire il ne produit qu'esprits balourds et froids comme lui 2 . C'est surtout le chaud, ou du moins son excès, qui est le mieux marqué, dans ses conséquences résolument néfastes : la baisse du niveau intellectuel et moral, la prostitution et la débauche pratiquées sans la moindre vergogne, un langage précipité et satanique 3 . De quelques phénomènes
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L a connaissance de l'air et de ses effets est inséparable d'un spectacle : celui du ciel le plus inaccessible, évoqué en commençant, mais aussi, plus près de nous, les jeux du vent et de la pluie, l'éclair mortel de la foudre, le vent froissant les arbres ou roulant la poussière. Les encyclopédistes, comme on peut s'y attendre, sont moins sensibles au spectacle lui-même qu'au phénomène, et veulent moins décrire qu'expliquer. E t moins expliquer pour le plaisir d'expliquer que pour montrer sur les défauts du pays : la notation exprime peut-être, tout simplement, une fragilité d'ensemble, à cause des pluies, justement, présentes elles aussi dans le même contexte, avec la chaleur également ; ce pot-pourri appelle, on le voit, quelques réserves ; cf. Blanchard, dans Géogr. univ., VIII, op. cit., 148) ; MUQ, 161, 327 (en 328, différence d'habillements selon fonctions, mais la relation d'ensemble au climat n'est pas explicitée), 404 (n. a), 413 i.f. (le contexte climatique est précisé pour cette référence, supra, p. 304, n. 2 ; le texte dit : yaktágüna fl layâll s-sayfi ilâ l-kilali ma a katrali l-baqqi, sans qu'on puisse dire de façon certaine si la préposition ma a introduit katrat al-baqq comme une explication de kilal (en raison de..., vu...) ou comme un fait nouveau (sans compter les punaises) par rapport aux moustiques évoqués par kilal), 481 ; Hud, 134. 1. MUQ, 314 (eau saine associée à climat tempéré ; sur qawiyy, cf. supra, p. 305, n. 1), 388, 459 (Kirmân : tableau élogieux pour la province jugée sur son ensemble ; par ailleurs climatiquement définie, ibid., comme équilibrée puisque réunissant zones froides et chaudes), 479 (climat doux et réunissant des produits « contraires », addâd). 2. MUQ, 378, 384 (définition du climat, plus précisément, par l'absence de chaleur). 3. MUQ, 359, 404 (n. a), 459 (contexte différent de celui qui est indiqué plus haut (ci-dessus, n. 1) pour la même référence : l'absence de spécialistes de théologie ou de droit intervient après l'évocation de la chaleur, sensible sur les rivages ; même contexte supra, p. 304, n. 4). La répartition, faite par HAW, 292 (IST, 84), des opinions religieuses, au Fârs, selon les zones froides (surûd) et chaudes (jjurûm) me paraît d'ordre purement géographique ; ces zones renvoient en effet à des régions dont les limites sont dûment précisées.
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comment cette explication même concilie à la fois les impératifs coraniques, la tradition arabo-musulmane et les acquis de la physique « ancienne », c'est-à-dire aristotélicienne, en gros. Ainsi fait Maqdisï 1 , qui Bouligne, chaque fois qu'il le faut, la compatibilité des théories proposées avec les dogmes de l'Islam. Pour les encyclopédistes, la géographie n'est décidément, on le voit trop bien, qu'une pièce parmi d'autres d'un bagage profane dont il s'agit de fonder la validité. Un regard donc, mais rapide, sur les thèmes ainsi abordés 2. Qu'est-ce, par exemple, que les grêlons ou les gouttes de la pluie ? Des objets à la disposition de Dieu, qui en retient chaque année la même quantité globale, mais pour la répartir inégalement sur les peuples, selon qu'ils sont sages ou non ? Et le nuage est-il un pur produit du vent sur lequel Dieu, ensuite, ferait descendre la pluie, après quoi le vent, toujours lui, « accoucherait » le tout comme la vie prête à naître le ferait du ventre d'une femelle pleine ? Ou bien faut-il se fier aux explications des spécialistes, les astronomes ? Maqdisï, qui n'ose avouer ses préférences, se contente de dire que la science, ici, est admissible puisque ne contrevenant pas aux données de la religion, et dès lors il conserve allègrement, côte à côte avec l'imagination passionnée des traditionnistes, la volontaire froideur des savants : « Les astronomes assurent que, le soleil passant sur des lieux humides et des marais d'eau profonde, la chaleur de ce passage soulève une nuée et que la vapeur ainsi accumulée devient nuage 3 . La pluie, disent-ils, est la réunion et la compression de cette vapeur, qui dégoutte à l'image du couvercle d'une marmite. En effet, toute chose humide et soumise à la chaleur donne de la vapeur (car, lorsque la chaleur se mêle à l'humidité, les molécules de celle-ci deviennent plus subtiles et la transforment en air) ; et quand, dans la vapeur ainsi créée, le froid de l'air augmente, ce froid la renvoie à la terre, elle s'épaissit, se comprime, devient eau et tombe. Si cette retombée est modeste et limitée, on l'appelle rosée : elle est évidemment plus forte l'hiver et la nuit, en raison de la fraîcheur accentuée de l'air. Si la vapeur qui monte est légère et peu fournie, mais que le froid qui la surprend d'en haut soit vif, elle se fera plus épaisse 4 ; si, avec un froid vif, elle est abondante, elle deviendra 1. MAQ, II, 30, 33. 2. On a parlé plus haut des vents. Pour les thèmes évoqués ici, cf. MAQ, II, 10, 29-32 ; autre exposé dans KIN, II, 69-85. 3. J e traduis, après Huart et faute de mieux, sahâb par « nuée » et gaym par i nuage ». Mais Maqdisï, un peu plus haut, ne nous aide guère, qui donne ces deux noms, avec dabâb (brouillard), nadà (humidité en général, d'où pluie et surtout rosée) et qatâm (plutôt nuage de poussière), comme désignant une vapeur qui s'élève de la terre, sahâb si elle est épaisse, dabâb et qatâm si elle est fine (les deux autres mots n'étant pas précisés de ce point de vue). 4. Litt. : épaissie ( jjâmid), évidemment par rapport à la rosée ou humidité (nadà), qui précède, mais moins épaisse par rapport à la neige et à la grêle, qui suivent
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neige ; si le froid persiste sur le nuage, l'eau qu'il contient se contractera pour durcir en grêle, plus ou moins grosse selon que la distance du nuage à la terre sera plus ou moins réduite : s'il est proche, les grêlons tomberont vite, sans que leur surface fonde moindrement, et ils resteront en gros grains de fort diamètre. Il en va de même pour la pluie. » Courant et même banal, selon l'ancienne physique, ce tableau de la circulation de l'eau, du ciel à la terre et de la terre au ciel. Ajoutons-y les rivières et la mer, et nous retrouverons les Ihwàn as-$afa ou telle page, déjà évoquée, de Mas'udî 1 . Encore faudra-t-il doubler, sous l'autorité explicite d'Aristote, ladite circulation par une autre, de vapeur sèche cette fois : « En passant sur la terre, le soleil soulève des vapeurs sèches et des vapeurs humides. Ces dernières, une fois amassées en nuages, compriment, contre la concavité du ciel, les vapeurs sèches qu'ils renferment. Sous le choc, le nuage, raclé, se fend ; du choc et du frottement naît le tonnerre, du déchirement et de la coupure, la foudre. Les éclairs peuvent se comparer aux étincelles qui volent du silex : lorsque, au frottement, viennent s'ajouter la chaleur du soleil et la sécheresse, alors, à cette occasion, l'éclair se produit. » Va-t-on en rester là ? Non pas, car il faut, ici comme ailleurs, concilier la science avec la tradition : « Les formes spirituelles et les corps inanimés reçoivent le nom d'ange pour autant qu'ils obéissent et se plient à ce qui leur est imposé. Rien d'étonnant, donc, dans ces circonstances, à ce qu'on appelle ange le tonnerre, qui est vent ou choc d'un nuage. » Cet ange commode, qui aide à faire passer la science, donne en même temps, de son autre aile, libre cours à cette poésie de l'imaginaire où se plaît la tradition. Le voilà donc, nuage, parlant de sa voix la plus belle, et c'est le tonnerre, ou riant de son plus beau rire, et c'est l'éclair. Et ceci encore : « Certaines traditions disent que le tonnerre est un ange préposé aux nuages ; d'un fer qu'il garde avec lui, il les pousse de pays en pays, comme un berger conduit ses chameaux. Chaque fois que l'un d'eux regimbe, l'ange le reprend en criant : cette voix 2, c'est la sienne, qui pousse les nuages, et quant à la foudre, c'est son coup de fouet, avec les éclairs pour étincelles. » Les géographes des mascilik wa 1-mamcUik ne sont ni aussi savants, ni aussi poètes. Eux se contentent, ce qui n'est pas si mal, de voir et (il s'agit, dans cette gradation, de la forte pluie). Si on traduit par « solide », comme le fait Huart (MAQ, II, 30), on ne voit pas comment établir la différence avec la neige (plus légère, dans la réalité, que ce « solide », et pourtant obtenue avec une vapeur plus forte) et la grêle (qui, pour arriver au même résultat « solide », exige un froid non seulement vif, mais persistant). 1. Cf. I J J W , 1,164-165, et supra, chap. II, p. 115 Ï./.-116 et p. 155, n. 2 ; chap. m , p. 233. 2. Le tonnerre, évidemment. Sur l'emploi des mots de barq et çà'iqa, ici comme dans le texte qui traite des vapeurs sèches ou humides, cf. la remarque de Huart, dans MAQ, II, 31, n. 3.
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de noter, non pour le plaisir, mais pour être utiles à tous ceux qui, après eux, auront à repasser par les mêmes chemins. C'est pour le lecteurusager, d'abord, que sont évoqués, comme toutes les autres caractéristiques du climat, les phénomènes de l'atmosphère. On devine qu'ils n'apparaîtront, dans le ciel de nos géographes, qu'à proportion de leur incidence possible sur le voyage ou le séjour : s'ils le rendent difficile ou agréable, par exemple, ou si telle de leurs particularités permet de préciser l'évocation de la vie dans les pays traversés. C'est dire que la notation, en ce domaine comme en tous ceux qui touchent au climat, sera, de la part de ces gens de terrain, épisodique ou fragmentaire, liée à la circonstance particulière et jamais au souci de dresser une carte complète de l'ensoleillement, des vents ou des précipitations. Prenons les nuages. Allons-nous savoir, au fil des pages, comment varient, d'un bout à l'autre du monde musulman, les jeux du soleil sur la terre ? Mais non : le nuage n'a rien qui puisse le désigner à l'attention particulière de nos auteurs. Le voici, exceptionnellement, composant avec d'autres traits la silhouette d'une montagne célèbre et isolée, le Dunbâwand 1 , ou caractérisant, de façon remarquable, les avantages d'une région, les dangers d'un itinéraire : à Samarqand, nous dit-on, les brouillards nés des innombrables eaux vives tempèrent heureusement la sécheresse des lieux, mais ailleurs, dans l'immensité des steppes de toute cette Asie Centrale, le même brouillard, ou les nuages de poussière et de sable, créent un paysage de perdition pour l'étranger qui s'y aventure seul 2 . Pour le reste, même en montagne 3 , où on l'attendrait, le nuage est absent, effacé du paysage, oublié, dans le texte, au profit de sa résolution : pluie ou neige, ce sont là, avec le vent, les spectacles du ciel que retiennent nos auteurs ; parce qu'ils ont, d'abord, des effets sur la vie des hommes. Tout le reste est banni : nuage donc, sauf exception, mais aussi ces apparitions éphémères, foudre ou mirage, trop capricieuses pour qu'on puisse utilement les signaler ici plutôt que là 4 . Une fois encore, les préoccupations humainés de cette géographie l'emportent sur la simple description des faits naturels. Exemple de choix : la glace. Pour nous, il s'agit d'un des signes les plus clairs du froid, et rien de plus. Ainsi pourrions-nous lire tels textes qui nous apprennent que l'eau ne gèle nulle part au Qûzistân, ou peut geler, au contraire, dans les montagnes du Higâz. A ce stade, nous ne trou1. Supra, chap. i, p. 13. 2. HAW, respectivement 494 et 101 Í./.-102 (la neige étant, du reste, associée au brouillard et aux nuages). 3. Cf. tupra, chap. i, p. 49-50. 4. USW, 286, donne un exemple de mirage (région d'Assouan), mais à titre évident de curiosité, par le spectacle offert et, plus encore, la régularité du phénomène (l'hiver, & l'aube).
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verions non plus rien que de naturel à l'association de la glace avec la neige. Et cependant, déjà, nous pourrions nous demander pourquoi leur présence est saluée au nombre des agréments d'un pays, et leur manque comme un inconvénient. La raison en est simple : neige et glace sont objets de consommation, et donc de récolte et de commerce ; il existe même des entreprises spécialisées dans ce domaine, qu'Ibn Hawqal évoque, en Iran. Que la glace soit connue alors, comme aujourd'hui, dans les deux registres de la nature et de la culture, rien d'étonnant. Mais la neige ? Le regard qui se pose sur elle n'attend même pas de la voir pressée et préparée, devenue glace en un mot ; il la prend là, dès qu'elle tombe, pour l'annexer tout de suite au domaine des hommes : c'est de la neige, à en croire Muqaddasî, que l'on importe, de très loin, en Irak 1 . Ne serait-elle donc qu'une glace qui aurait le désavantage de n'être pas toujours immédiatement utilisable sous sa forme naturelle ? Pas toujours, non, mais rien ici, de toute façon, ne viendra évoquer quelque pittoresque d'une campagne blanche. Si l'on parle neige, c'est comme signe par excellence d'un climat froid, sous plusieurs formulations : la nier revient évidemment à installer le pays évoqué dans une chaleur perpétuelle, comme la vallée du Jourdain, le Hûzistân ou l'Arabie en leur ensemble ; on leur opposera, avec la neige réapparue, l'hiver des hautes terres d'Iran et d'Arménie, ou des steppes d'Asie Centrale ; ailleurs, ce n'est plus le froid, mais le grand froid des neiges multipliées ou éternelles, comme aux monts de Sogdiane qui nourrissent le fleuve du pays, ou sur ces géants qui s'appellent Sabalân, Dunbâwand, Arar a t ; d'autres fois enfin, la présence de la neige voudra souligner, dans une région donnée, un contraste violent entre les zones froides, des montagnes particulièrement, et le reste du pays, chaud ou même torride : ainsi du Fars, des bordures orientales de l'Irak, des chaînes de l'Oman, du Hûzistân, du Kirmân ou du grand désert de Perse. Ce sont là, en elles-mêmes déjà, des notations qui se veulent utiles au voyageur. Mais d'autres les confirment, qui nous parlent des périls du chemin aux pays enneigés, en attendant le moment où le voyageur laisse la place au marchand qu'il est ou qui sommeille toujours en lui, ce marchand qui, de nouveau, montre le bout de l'oreille devant toute cette 1. Cf. RST, 167, 198 ; HAW, 254, 364, 451, 464, 467 ¡ MUQ, 79, 96, 126, 181, 260, 391, 394 ; Hud, 121, 124. Sur le sens de tal g (neige, naturelle ou comprimée), cf. Dozy, Supplément, I, 163, et Blachère-Chouémi-Denizeau, Dictionnaire, II, 1218. Sur l'exploitation de la neige et de la glace, cf. X. de Planhol, « Lineamenti generali del commercio della neve nel Mediterraneo e nel Medio Oriente », Bolletirw della Società Geografica Italiana, 12 (7), 1973, p. 315-339; « Références sur le commerce de la neige en Afrique du Nord », dans Maghreb et Sahara, Études géographiques offertes à Jean Despois, Paris, Société de Géographie, 1973, p. 321323 ; « Le commerce de la neige en Afghanistan », Revue de Géographie alpine, LXII, 2, 1974, p. 269-276.
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neige à vendre. Il ne s'agit donc pas, avec elle, d'un élément du paysage, encore moins d'un élément de pittoresque, mais d'un élément, tout simplement, d'une chose qu'il faut connaître, surmonter et, au besoin, utiliser 1 . Quand, par hasard, on quitte cet arrière-plan utilitaire, c'est pour tomber dans la fantasmagorie pure. Ainsi fait-on à propos de ces champs de neige veinés, en transparence, par les couleurs de la terre ou le ruissellement des eaux de fonte : traitant de quelques « merveilles », Ibn tJurdâdbeh décrit, sur une montagne de Sogdiane, des tranches annuelles de neige séparées par des traînées rouges et grises, et il en fait surgir d'énormes vers tout blancs, tableau qu'Ibn al-Faqïh sera trop heureux de reprendre à propos du Dunbâwand : il rapetissera la taille de ces vers, du corps d'un éléphant à un tronc de palmier, mais animera le spectacle par des loups gros comme des mulets, et d'étranges oiseaux rappelant à la fois le chameau et l'autruche, qui se jettent sur ces vers pour les dévorer a . Baissons le rideau sur ces féeries du froid avec Abû Dulaf Mis'ar, qui bâtit loin vers l'est, en plein désert du Sind, un palais d'or que la neige épargne en tombant 3 . Reste que ces fantasmagories appartiennent à la littérature de Yadab4, non aux géographes de terrain. Ceux-ci, Ibn Hawqal et surtout Muqaddasï, peuvent bien se montrer, à l'occasion, aussi friands de bizarre que d'autres, mais ils savent aussi, quand il le faut, ne pas mélanger les genres. En matière de climat, c'est peu de dire que le souci de faire œuvre utile et précise leur interdit le merveilleux à tout prix : ils se refusent même tout pittoresque qui n'aurait pas d'autre raison que lui-même. Écoutons-les parler des v e n t s 5 . Deux notations, en tout et pour tout, sur de vraies curiosités : un endroit du plateau iranien, que les vents, toujours, miraculeusement épargnent, et le souffle qui sort d'une caverne, au Fârs ; encore, dans ce dernier cas, le vent n'est-il pas seul support de mystère : il y a l'imposante statue du roi Sàbûr, qui veille à l'entrée, et, dans la grotte même, cette énigmatique vasque d'eau, de niveau constant. Tout cela marginal. L'essentiel, c'est le vent qui dessèche, ruine les corps ou, au contraire, appelle la rosée nocturne 1. Cf. HAW, 39, 102, 173, 246, 254, 310 (corriger « zone glaciale » de la trad. Wiet, p. 305 ; le texte parle simplement de « zones froides » : furudj, 311, 335, 364, 401, 451, 454, 464, 497 ; MUQ, 96, 165 £./., 370, 378, 391, 394, 411 i.f., 414 (2 ex.), 425, 428, 430 (n. k), 432, 433, 471-472, 478, et supra, chap. i, p. 13, 18. 2. B U R , 181 ; FAQ, 277 ; et supra, chap. i, p. 68 ; le thème des vers est connu aussi, pour les montagnes entre Arménie et Paphlagonie, de MIS (b), 17. 3. MIS (a), 28. 4. Le cas d'Ibn al-Faqïh étant clair (cf. Géographie /, chap. v), cf., pour les deux aspects de l'oeuvre d'Ibn Qurdâdbeh ou d'Abû Dulaf Mis'ar, ibid., 56, n. 3, 9091 et 139 sq. 5. Cf. HAW, 46, 69, 156, 312-313, 416 ; MUQ, 11, 12, 85, 102, 138, 139, 156, 186 (on pourrait penser à un trait analogue en 410, mais cf. BGA, IV, 232, s.v. « dibs »), 195, 234, 396, 444, 445.
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Géographie humaine et milieu naturel
et fait venir l'ombre sur les rivages ; le vent du Kirmân, le vent des pauvres puisque toute datte qu'il arrache à la palmeraie leur revient, d û t le propriétaire des arbres se retrouver à la portion congrue ; le vent sur les eaux, qui menace les navires dans les détroits ou à l'entrée des ports ; le vent sur les sables, engloutissant les chemins et les villes : celles du Sigistân ne doivent de survivre qu'à l'effort ingénieux des h o m m e s e t Ninive ruinée reste le témoin d'une histoire rien que naturelle, un vestige que le vent, finalement, démythifie. La pluie, on le devine, a une autre importance. Sur l'immense zone aride où s'étend l'Islam, elle est, bien souvent, signe et source de vie. C'est de cet œil, et de cet œil seul, que la voient Ibn Hawqal et Muqaddasl. Avant eux et en dehors d'eux, on ne la connaît guère que par telle ou telle de ces particularités qui peuvent en faire un article au magasin de la culture générale. On évoquera donc les pluies des montagnes d'Arabie, Yémen notamment, citées parmi les merveilles de ce monde, ou une ville du Kirmân, qui ne connaît jamais la pluie alors même que celle-ci tombe au ras de ses murailles, ou encore, et surtout, l'Égypte, le pays qui ignore et déteste l'eau du ciel 2. Ce dernier exemple permet de mesurer la distance avec la géographie d'Ibn Hawqal et de Muqaddasi : ceux-ci connaissent, jusqu'à travers les dictons, le thème d'une Égypte sans pluie, mais ils le nuancent, le corrigent même, à propos d'Alexandrie Bref, ici comme ailleurs, leur curiosité n'est jamais empruntée, encore moins gratuite *. Chez Ibn Hawqal, la pluie n'apparaît que pour préciser les conditions de l'agriculture, du nomadisme pastoral, du cheminement au désert, de la vie quotidienne : 1. Cf. supra, chap. i, p. 72 i.f. 2. Sur ces thème», cf. IJUR, 156 (thème développé, pour San'â', par RST, 109110 ; autre thème célèbre de pays arrosé, mais en dehors de l'Islam : la ville d'alMusta^ila : cf. Géographie II, 388, n. 3) ; FAQ, 207 (comparer avec d'autres périmitres (cités plus haut), circonscrits, ceux-là, pour le vent et la neige ; thème inverse (lieu arrosé par une pluie spéciale, qui le lave des souillures éventuelles) dans FAQ, 310) ; ÛÀH (a), 192 (repris par FAQ, 67, 74-75, et TA'Â, 98-99). A ranger aussi, au nombre de ces curiosités à connaître, les noms des pluies chez les Bédouins, cités par Cal, 12-14 (ouvrage en principe spécialisé, pour l'Espagne). 3. Cf. HAW, 147, 155 ; MUQ, 197, 198, 205 i.f., 212 Î./.-213. Le point de vue de Mas'ûdi, qui connaît personnellement l'Égypte, a déjà été évoqué (cf. MAS (t), 36 ; corrigé toutefois à propos d'Alexandrie : ibid., 72). Cf. également YA'Q, 340. 4. Attitude qui s'annonce chez un voyageur comme Abû Dulaf Mis'ar (MIS (b), 36), chez un prédécesseur des matâlik wa l-mamâlik comme Ya'qûbl (YA'Q, 343, 348, 359) ou, a fortiori, chez le premier véritable représentant connu du genre, Istabrî (référ. plus loin). Mais le progrès accompli par Ibn Hawqal et Muqaddasi, de ce point de vue, met ces deux auteurs à part : sur les thèmes évoqués par eux, cf. HAW, 68, 147 (IST, 40), 155, 171 (IÇT, 43), 381-382 (dével. IÇT, 124-125), 403 Î./.-409 (IST, 134-138), 452 i.f. (IÇT, 158 ; a'dâ' : champs arrosés par l'eau de pluie) ; MUQ, 33, 139, 140, 164, 197, 198, 205 i.f., 212 i.f., 353, 354, 359 (et n. k), 365, 378, 411, 451, 479, 492, 494, 495.
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on a dit qu'on pouvait la lire jusque dans la iorme d'un toit, la maladie ou le dégoût de l'étranger forcé à l'exil sous de tels climats. Dans des contextes semblables, Muqaddasï précise parfois l'incidence des précipitations sur le régime d'un cours d'eau, ou sur l'imposition cadastrale, souligne ailleurs la régularité, annuelle ou saisonnière, du phénomène, la quantité aussi ; humidité chétive, saluée, faute de mieux, du nom d'ondée, ou eau inlassable, pays trempés devenus « lacs de boue », et ces étés mêmeB, parfois, « qui sont pluie ». Aussi vital pour nous que la terre et que l'eau, l'air, pourtant, ne semble pas avoir le même poids dans nos textes. Les données de l'encyclopédie, qui le traite comme un élément global, cèdent, et de loin, devant les développements consacrés aux rivières, aux mers, aux montagnes et à ces « climats » qui n'en sont pas, je veux dire le globe terrestre, dans ses sept zones longitudinales tracées à partir de l'équateur. Et de toute façon, cette encyclopédie demeure, la plupart du temps et Mas'ûdî mis à part peut-être, théorique, elle ne se préoccupe guère des variations qui transforment cet air cosmique en climats, et d'abord en climats du monde musulman : elle reste donc, là comme ailleurs, en marge ou au delà de la géographie de l'Islam proprement dite. Serons-nous plus heureux avec celle-ci, représentée, en sa forme la plus achevée, par Ibn Hawqal et Muqaddasï ? Mais on a dit que, pour s'intéresser aux climats, et aux climats réels, vécus, du monde musulman, elle ne s'en propose pas une présentation systématique et exhaustive, sensible qu'elle est à leurs seules incidences humaines : elle ne soulignera finalement, comme on l'a vu, que les agréments ou inconvénients, à l'évidence remarquables, de tel ou tel climat, non les caractéristiques, en soi, des climats les uns après les autres. De même, peu sensible aux spectacles du ciel lointain, elle ne parlera que des phénomènes qui, au propre, nous touchent : fraîcheur ou chaleur de l'air, vent, pluie, neige, ces deux-ci, du reste, intermédiaires entre air et eau... Cette différence de poids dont je parlais, faut-il l'expliquer en jouant sur les mots, et dire que l'air est, des trois éléments, le moins palpable et le plus transparent, le seul qui, réserve faite du vent, ne se signale pas à nos corps par l'obstacle qu'il leur oppose, à l'inverse de l'eau et surtout de la terre, cette privilégiée de nos sensations et, partant, de nos textes ? Tout cela est vrai, à condition de voir que la fluidité même de l'air implique tout le contraire d'une moindre nécessité : il est justement, pour notre corps qui l'appelle sans relâche, le fluide par excellence. D'où la question : comment noter ce qu'il faudrait noter toujours ? On dira qu'on le fait bien pour la terre, notre omniprésente compagne, dont l'évocation, sous une forme ou sous une autre, court continûment d'un bout à l'autre de l'œuvre d'Ibn Hawqal et
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de Muqaddasî. Mais, précisément, sous une forme ou sous une autre : non seulement elle s'impose à notre vue, mais elle le fait sur le mode de la variation perpétuelle. L'air n'a ni ces prestiges, ni cette consistance : indispensable et discret, il ne se rappelle à nous jamais autant que lorsqu'il vient à nous manquer, et sa palette, froid ou chaud, pluie, vent ou neige, est assez limitée, hors quelques traits remarquables, ceux-là mêmes, disions-nous, que signalent Ibn Hawqal et Muqaddasî. L'eau, sans contredit, est plus favorisée. Dieu sait pourtant qu'elle ne nous manifeste pas le besoin que nous avons d'elle avec cette persistance, cette uniformité implacables qui n'appartiennent qu'à l'air ! Mais elle a pour elle de nous donner à toucher, à goûter, plus que lui ; et à voir aussi, même si les formes qu'elle prend, les tableaux qu'elle nous offre, sont moins variés que ceux de la terre. Alors, pittoresque pas mort ? On le croirait, à voir ainsi l'élément le plus immédiatement utile occuper, quantitativement parlant, la dernière place dans nos textes, pour la raison que c'est lui qui donne le moins de prise à la description. Mais il faut s'entendre : ces paysages de terre ou d'eau que nous avons évoqués dans les précédents chapitres, ne sont pas forcément plus pittoresques que tel tableau de neige ou de pluie ; la seule chose sûre est qu'ils sont plus nombreux, parce qu'ils ont sollicité davantage les sens de l'observateur. En cela, ils relèvent, ni plus ni moins que le reste, d'une science qui n'oublie jamais que l'homme est aussi bien l'agent que l'objet de son étude. Voilà pour l'agent. E t quant à l'objet, tout ce prétendu pittoresque, de terre, d'air ou d'eau, ne s'explique, encore une fois, que par le souci de délivrer une information, et de la délivrer à des hommes. Parce que, dans tout pays, même le plus pittoresque, ce qu'il faut d'abord, c'est vivre.
CHAPITRE V
Les bêtes et le bestiaire
Qui dit que la vie des animaux ne compte pas ? Leurs os, leur chair, leur peau sont pareils aux nàtres. Ne frappez pas les oiseaux au bout des branches. Pai-Chu-Yi
La terre et l'air, le fleuve et la mer, ne sont pas, du moins pas toujours, des espaces vides. Tout l'effort des géographes, ceux surtout du iv e /ix e siècle, se propose de faire coïncider la connaissance avec la vie, d'injecter celle-ci dans l'encyclopédie dont ils héritent, et d'installer, au carrefour des éléments qui composent notre terre, ce préféré de la divine création, cet être qui est la raison même de tant de phénomènes qui le dépassent : l'homme. On l'a dit et redit depuis le Coran : à cet homme, tout est soumis, et d'abord ces autres créatures, plantes et bêtes, qui partagent notre globe avec lui. Mais on dira aussi, s'agissant des animaux 1 , qu'ils ne sont pas, tant s'en faut, tous domestiqués, et que cette prétendue soumission connaît bien des formes, voire des échecs, depuis l'animal qui fournit sa chair ou sa force jusqu'au fauve qui tue, en passant par l'insecte t . J e remercie vivement m o n collègue X a v i e r de Planhol, qui a bien voulu m e communiquer pour ce chapitre, a v e c une très amicale diligence, les références indispensables en matière de zoologie, géographique et historique. Pour les a n i m a u x dans la littérature arabe, cf. Ch. Pellat, « H a y a w à n », dans El (2), I I I , 318-319 et 321-323.
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Géographie humaine et milieu naturel
qui indispose, et sans oublier l'animal tout simplement neutre. Convenons, avec Fernand Braudel et Jacques Berque 1 , qu'en ce haut Moyen Age — et pour longtemps encore — l'espace terrestre est âprement disputé entre un homme plus ou moins rare et un animal sauvage pressant et rôdeur, immédiatement là, à portée, juste au bord du village ou du champ. L'homme, c'est indubitable, ne règne alors que sur une frange très réduite du monde animal, un monde qui, pour l'essentiel, le combat et, surtout, l'ignore, le défie en tout cas, plus encore que de nos jours où, à défaut de progrès dans la domestication ou la connaissance, nous sommes venus à bout, par franches et légales tueries, d'espèces entières. Si donc les bêtes échappent en leur majorité à l'emprise de l'homme, comment expliquer leur rôle et leur place dans la création ? Gâhi? 2, dont l'importance, en cette matière comme en tant d'autres, est considérable, ne peut évidemment ignorer cette répartition entre les animaux nuisibles et les autres : aussi bien n'est-elle qu'un aspect du dualisme foncier de ce monde. Mais en même temps, puisque cette création est divine, il faut bien y retrouver le principe de l'unité cachée, car « les différences naissent non pas de la réalité des choses, mais de la réflexion des hommes à leur propos ». Au delà, donc, de l'expérience grossière et immédiate qui parle d'utile et de nuisible, un esprit éclairé saura qu'en fait tout animal tient, à sa place propre, un rôle qui le définit par rapport à l'homme : curieuse, laide, nuisible, mortelle, la bête nous offre, don suprême, l'occasion d'exercer notre intelligence ; à nous de trier dans l'immense champ qu'on nous trace, de savoir, quand il le faut, éviter, dompter ou tuer, bref de faire nos preuves en faisant l'épreuve de la création entière. Connaître l'animal est donc une des formes privilégiées du savoir, et qui va même devenir une fin en soi. Oubliés en effet l'esprit et le principe qui guidaient l'investigation d'un Câhi? 3 , le goût général du temps va vite ne retenir que les exemples, tels quels, tant il est vrai que, pour des gens assoiffés de merveilleux, le monde animal est un merveilleux domaine, et que la curiosité, comme il est normal, va aux curiosités. Dès lors, le thème des raretés animales (nawâdir al-hayawân) se suit à la trace, de Gâhi? à Ibn al-Faqïh, Bayhaqï, Ibn 'Abd Rabbih, TanûJjî, Tawhïdï... 4 . 1. F. Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, 1967, p. 46 sq., où le tableau offert vaut, en gros, jusqu'au x v m e siècle ; J. Berque, L'intérieur du Maghreb, Paris, 1978, p. 30-31, 36 (pour le x v e siècle). 2. 6 A H (h), I, 307-308, III, 299-300, 371 (textes évoqués aussi dans Giographie I, 51, et supra, chap. i, p. 26). Cf. également S. H. Mansur, « The concept of divine unity in Kitâb al-hayawân of al-Jàhi? », Bulletin of the Faculty of Arts (Alexandria University), 1968/69, p. 25-43. 3. Sur ce processus, cf. Géographie I, 45, 59. 4. On aura plus loin l'occasion de puiser largement chez Ibn al-Faqïh ; pour
Les bêtes et le bestiaire
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Ainsi va Vadab : règle pour une direction, ici celle des beaux esprits, panoplie de ce qu'il faut savoir pour être dans la norme, il fait son savoir, en ce cas précis, de ce qui, justement, à la norme contrevient. D'abord, il se délectera d'espèces fabuleuses, ou curieuses à tout le moins. D'autres fois, il relèvera les curiosités d'espèces par ailleurs connues, ou telle et telle de leurs variétés. Et quand enfin il verra venir l'instant où il n'aura plus de quoi nourrir son appétit insatiable, il se rabattra, pour les animaux les plus courants, sur des étrangetés de localisation, des notations quantitatives extrêmes, abondance, rareté, voire absence totale, ou alors, mode ou gastronomie obligent, sur l'excellence du produit fourni, ici et là, par l'animal. Il n'est pas jusqu'à ce dernier sujet qui ne traduise l'influence, réelle ou invoquée, de Gâhi? : un opuscule traitant de commerce, le Kitâb at-tabassur bi t-tigàra x , venant s'ajouter aux rubriques du Livre des animaux (Kitâb al-hayawân), nous offre ainsi tout ce que nous devons connaître des lieux où se trouvent, avec le reste, les meilleures perles, les meilleures zibelines, les meilleures peaux de panthère, les meilleurs ânes... C'est dire l'influence de modèles choisis une fois pour toutes et la puissance répétitive d'un corpus ainsi établi à partir de thèmes sanctionnés par la tradition, fût-elle, en l'espèce, profane a . De cette masse émergent quelques vedettes, à l'occasion lancées ou confirmées par Câhiç, toujours lui : vipères du tJuzistân, scorpions de Nisibe ou ânes d'Égypte 3 . Nous les retrouverons, avec bien d'autres, chez nos auteurs, qui savent bien qu'on les attend à cette preuve de culture. L'animal deviendra prétexte à digression, citation, discussion, histoires, tantôt isolé, constituant un ordre à lui tout seul, tantôt pris, comme chez óahi?, dans tout un faisceau de relations aux principes les plus divers : évoquer le serpent, par exemple, conduit tout naturellement à poser, en face de lui, ses ennemis, ichneumon ou hérisson, tandis que la piqûre rappelle celle du scorpion, et la morphologie générale l'appartenance à la famille des bêtes rampantes, par où nous trouverons le crocodile, autre célébrité, qui lui-même nous ouvrira les portes du monde nilotique et égyptien : hippopotame, lézards, serpents, et ainsi de suite. les autres auteurs, cf. respectivement : Bayhaql, Mahâsin,
op. cit., 106 et passim ;
Ibn 'Abd Rabbih, al-'Iqd al-farîd, VI, 234 et passim ; Tanùbï, al-Farag ba'd asSida, 294-295 et passim ; Tawhïdï, Jmta, op. cit., I, 159 sq., II, 104 sq.
1. En fait, il est plus que douteux, comme Ch. Pellat l'explique dans l'introduction à sa traduction, que l'ouvrage soit de 6âhi?. Mais l'important, en l'affaire, est le phénomène mime de l'attribution, non sa réalité. 2. Cf., après ûàhLj, la liste des spécialités des pays donnée par FAQ, 50-51, et reprise ibid., 251 sq., dans l'ensemble, plus vaste, des curiosités ; cf. aussi le long exposé de YA'Q, 365 sq., sur les meilleurs parfums. 3. Cf. respectivement : GÀH (h), IV, 142, 226, V, 358 (en 360, autres scorpions célèbres : ceux de 'Askar Mukram) ; GÀH (t), 159. 22
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Géographie humaine
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naturel
En bonne logique, il faudrait reconstituer toutes ces filières qui, permettant de passer d'une rubrique à l'autre, d'un animal à son voisin, à son semblable ou à son contraire, constituent finalement cette masse de données en système. Mais l'élaboration de cette zoologie demanderait à être entamée par là où elle devrait l'être, par l'énorme corpus des Hayawân de Gâhi? : c'est dire l'ampleur de la tâche, à qui voudra un jour l'entreprendre. Soyons donc, par la force des choses, plus modeste et plus sage, et tenons-nous en à notre corpus à nous. Tout en soulignant, quand il le faudra, les relations établies entre les animaux, les plus claires du moins, sinon toujours les plus explicitement affirmées, nous irons de l'environnement le plus immédiat de l'homme, je veux parler des animaux domestiques, à l'horizon le plus lointain, celui des monstres de la fable. Ces bêtes seront celles du monde musulman (mamlaka), et rien qu'elles : l'étranger a reçu sa part dans le volume précédent, où l'on a traité et de sa faune propre et des singularités qui marquent, chez lui, telle ou telle espèce par ailleurs connue en pays d'Islam. Nous attendent donc, maintenant, les animaux que l'Islam possède en particulier ou qu'il partage, sous des traits communs, avec d'autres régions du globe ; à quoi il faudra ajouter la mer, ce monde à p a r t , qui doit être considéré en bloc, dans son unité indivisible Ici comme ailleurs, les géographes de terrain, Ibn Hawqal et Muqaddasï en tête, marquent, par rapport à leurs devanciers plus ou moins encyclopédistes, une volonté affirmée de voir sur place ce qu'il en est. E t , ainsi, de faire œuvre utile : à preuve l'importance, chez eux, de la faune domestique, jusque-là écrasée par les animaux sauvages, ou alors réduite à ne se montrer, on l'a dit, qu'à travers certains spécimens qualitativement ou quantitativement étranges. Pourtant, si la tendance se corrige chez Ibn Hawqal et Muqaddasî, le goût pour la bête curieuse n'est pas t o u t à fait mort : une fois payé le tribut à la connaissance vraie et à l'impératif de servir, on résiste d ' a u t a n t moins au plaisir de montrer qu'on a lu ses classiques, de parler des scorpions de Nisibe ou des vipères du Qûzistân, qu'on est censé avoir vu ces dangers vivants, de près naturellement. E t tout à l'avenant, depuis les meilleures espèces de moutons ou de chameaux jusqu'au dauphin, au mille-pattes et au renard volant du nord de l ' I r a n 2 . Notre corpus se partage ainsi, en 1. D'autant plus claire que l'Islam ne connaît alors que des mers chaudes (pour la Caspienne « musulmane », c'est-à-dire méridionale, cf. A. Blanc, dans Encyclopaedia universalis, Paris, III, 1968, p. 1012 ; Camena d'Almeida, dans Géogr. univ., V, op. cit., 306). Le principe de classement suivi a déjà été exposé dans Géographie I I , 88 ;./.-89. 2. Nous aurons bien entendu l'occasion, ne serait-ce que par les références en note, de revenir sur ces filiations, de l'encyclopédie de l'adab aux œuvres des masâlik tva l-mamâlik. Je me contente ici de deux références : pour le dauphin, cf. FAQ, 62-63, et HAW, 156 (qui critique, férocement et sans le nommer, Ibn al-Faqïh,
Les bêtes et le bestiaire
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des proportions variables d'auteur à auteur, entre le réel et les mirabilia, entre la géographie des espèces et le bestiaire. Chemin faisant, l'animal de l'histoire ou de la légende, du talisman, de la fable, du dicton ou de la recette médicale croise la route du chameau à la tâche sur les pistes, du bœuf rivé à la machine hydraulique ou du mouton donnant sa laine. Le tout, il faut le répéter, dans un rapport essentiel à l'homme, à l'animal (hayawân) privilégié. Les animaux
nourriciers
Pas plus que nous ne pouvions, à partir des données fournies, dresser une carte des climats, nous ne saurions tracer sur l'atlas de l'Islam les contours précis et la richesse vraie des grandes zones d'élevage. Les notations de nos auteurs ne suffisent, ni d'ailleurs ne prétendent, à ce dessein. C'est par le détour de l'homme, une fois encore, que l'animal apparaît, soit qu'il fasse partie, avec les arbres et les champs, de la nature organisée, aménagée, soit, plus souvent, qu'il faille lire son existence dans la liste des produits égrenés, eux, avec le plus grand soin, au fil de la description des provinces. Nos bêtes familières 1 ne sont donc pas à chercher uniquement derrière leurs noms particuliers, mais, au moins autant, et plus vaguement, plus massivement aussi, derrière ces troupeaux (mawâëï, sawâ'im, anâm) qui occupent, par pays entiers, le paysage, ou, surtout, à travers les mots insistants de viande, peaux, cuirs bruts ou travaillés, laine, feutre, tapis, tentes, corne, sans oublier les graisses, le lait, et jusqu'aux spécialités fromagères 2 . Au chapitre de la riche, longue et parfois confuse histoire des bovins, relevons qu'ils nous sont signalés en Espagne et au Magrib, en Égypte, d'où on les exporte, sur les hautes terres d'Iran, d'À^arbaygân et d'Arménie, où ils atteignent une taille imposante, au Quzistân enfin. En ce dernier pays, une étrangeté : on les utilise comme montures, cependant que, dans les Oasis égyptiennes à l'ouest du Nil, c'est surmaïs ne résiste pas pour autant au plaisir de citer son texte, tandis que IST, 41, n'en souffle mot) ; pour le mille-pattes et le renard volant, cf. FAQ, 313, et MUQ, 368. 1. La basse-cour sera traitée avec les oiseaux. 2. Sur les troupeaux, en général, et les produits cités ici, cf. par ex. GÀH (t), 158, 159 ; YA'Q, 277, 332, 345 ; RST, 112, 113, 153, 167, 186 ; FAQ, 236, 239, 253 (avec produits laitiers curieux, tels que le fromage et le lur : sur ce dernier (ou
latvr), cf. Dozy, Supplément, II, 557), 255 {rafibîn et malban : cf. FAQ, gloss., s.v.) ;
HAW, 70, 74, 85, 86, 103, 115, 326, 365, 373, 408, 452, 464, 465 (en Transoxiane, où les fruits sont si nombreux qu'on en nourrit le bétail), 476, 482, 490, 496, 499, 502, 513 «t passim ; MUQ, 145 (avec citation du liba', colostrum ou premier lait après la mise-bas, et des fromages dits êawârïz : cf. BGA, IV, 273), 203, 225, 313
(n. d), 323 i.f. sq., 353 i.f.-354, 384, 396, 417, 442, 443, 452, 484 et passim ; Hud,
107, 121-123, 182, 134, 139, 146.
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Géographie
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tout leur force que l'on utilise, pour faire tourner les machines hydrauliques 1 . En marge, quelques variétés : en Iran, une race à prunelle rouge, farouche ennemie des autres bovins, qui la redoutent et la fuient. Ses spécimens, un anneau passé dans les naseaux, trouvent près d'arRayy un emploi étrange, au sein d'une communauté manichéenne occupant tout un village : ici, on leur a appris à s'agenouiller pour recevoir leur charge, c'est-à-dire les chevaux, ânes et mulets morts, dont la viande, fraîche ou séchée, sert à leur nourriture comme à celle de leurs maîtres a . Autre espèce, dite abyssine, aux cornes longues d'une coudée ou deux, aimant les fleuves, les îles et les lacs : on comprend qu'elle ait trouvé un habitat en basse Egypte 3 . Enfin, les buffles 4. Nous les trouvons d'abord à l'extrême orient de l'Islam, s'abreuvant, énormes, aux eaux de l'Indus. Leur migration, avec celle du peuple zott, peut être suivie dans nos textes : vers le Kirmân, le Fârs, la Susiane 8, le bas Irak et ses immenses marécages. En 230/835, le calife al-Mu'tasim, trouvant les Zott trop turbulents, les chasse, et leurs buffles avec eux, vers les frontières de l'Iran et, surtout, la Syrie du Nord et les confins anatoliens. Selon d'autres versions, c'est un calife umayyade, al-Walïd I (88/705-98/715) ou Yazïd II (101/720-105/724), qui aurait fait acclimater le buffle en Syrie 6 . Ibn al-Faqïh choisit la version la plus héroïque : les quatre mille bêtes lâchées le furent, dit-il, pour repousser les limites des incursions des lions, de plus en plus audacieux. Quoi qu'il en soit, Mas'udî précise qu'autour d'Antioche, les buffles, naseau dompté comme ailleurs les 1. RST, 112 ; FAQ, 84, 295, 297 ; HAW, 84-86, 97, 155, 214, 326, 353 ; MUQ, 203, 324, 381, 388, 416. Sur le bœuf utilisé comme monture, cf. X . de Planhol, « Le bœuf porteur dans le Proche-Orient et l'Afrique du Nord », Journal of the Economie and Social History of the Orient, X I I , 1969, p. 298 sq. 2. MAS (p), $ 868-870. 3. MAS (p), § 869. Sur les rapports, de ce point de vue, entre l'Égypte et les pays du haut Nil, cf. H. Epstein, The or ¿gin of the domeslic animais of Africa, New York-Londres-Munich, 2 v., 1971 : t. I, p. 218, 231, 259, 288, 294 et passim. MUQ, 204 (n. a), signale, pour l'Égypte, la race dite haysi (cf. BGA, IV, 231, avec référence à Maqrizi et YSqût : cf. Buldân, II, 411-412). 4. FAQ, 113 ; MAS (p), § 870 ; MAS (t), 455-456 ; MUQ, 181, 479. Cf. K. V. Zetterstéen, « al-Mu'tasim », dans El, III, 838 ; M. Canard, « 'Ayn Zarba », dans El (2), I, 813 ; Planhol, Fondements géographiques, op. cit., 92-93, 95 ; M. Lombard, L'Islam dans sa première grandeur, Paris, 1977, p. 172 ; Epstein, op. cit., I, 567 sq. ; B. Brentjes, Die Haustierwerdung im Orient, Wittenberg, 1965, p. 35-36. 5. C'est sans doute d'eux que parle MUQ, 416, à propos du Qûzistân. 6. On suit la même progression de l'espèce à travers l'histoire d'une famille : ces buffles qu'on transporte en Syrie sont ceux qu'al-Muhallab, nous dit-on, avait amenés dans la région d'al-Baçra (auparavant, il avait fait une expédition en Inde : cf. K. V. Zetterstéen, dans El, III, 684) et qui sont confisqués par le calife Yazïd lorsqu'il vainc et tue le fils d'al-Muhallab, Yazïd, qui avait pris les armes contre le califat.
Les bêtes et le bestiaire
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bœufs, tirent des chariots énormes, et Muqaddasï signale l'existence de l'espèce en Palestine, où elle fournit des laitages réputés. Bœuf ou buffle, c'est un animal du paysage familier, pour peu évidemment qu'on s'éloigne des rigueurs de la steppe. Familier : aussi bien ne pense-t-on pas toujours, c'est l'évidence, à le signaler, tel quel, sans l'une ou l'autre de ces étrangetés, de nature ou de nombre, hors de quoi, dirait-on, point de salut pour l'écriture. Familier, c'est-à-dire tout à la fois indispensable et tenu pour peu, d'être trop vu. D'un côté, dans les montagnes iraniennes, à Nihâwand, c'est le taureau sculpté, avec le poisson, dans une glace indestructible, été comme hiver, la terre et ses forces, donc, associées à l'eau indispensable : et telle est bien, nous dit-on, la fonction de ce groupe, de ce « talisman » qui assure toujours une pluie suffisante A l'opposé, ceux qui critiquent Ispahan disent d'elle qu'elle est un paradis livré à des vaches, formule à peine moins blessante qu'une variante antérieure, où il s'agissait, cette fois, de porcs 2 . Plus que le bœuf encore, le mouton, lui, est partout. Il peuple les steppes du Croissant Fertile, des Syrtes ou de Transoxiane, vient même à bout, au moins par places, des déserts d'Arabie et de Perse, escalade les montagnes d'Arménie, du iJurâsân et du Fergâna, se répand sur les plateaux iraniens ou les hautes terres des rivages méridionaux de la Caspienne. Bref, de l'Espagne à l'Asie Centrale et à l'Indus, sans interruption marquée de son habitat, il transformerait, pour un peu, le monde musulman en une gigantesque pastorale s . Mais, dira-t-on, pourquoi ces faveurs de la notation, si le mouton est, plus que le bœuf encore, un animal passe-partout et qui va de soi, une fois pour toutes ? C'est qu'il a, en vérité, plus d'un tour pour s'imposer. Au goût d'abord, car il est la viande par excellence, la viande riche et qu'on apprécie 4 . 1. FAQ, 255, 259 (cf. supra, chap. n, p. 139). Cf. le rôle du taureau dans la création de la terre, selon la tradition musulmane (Géographie 11, 5), dans le culte de Mithra, etc. Sur le taureau et le poisson, cf. M. Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1953, p. 77, 79, 84 sq„ 92-93, 182 i.f. 2. MUQ, 388, 389 (n. 6). L'atténuation s'explique sans doute par les nuances apportées au jugement sur les Bûyides, maîtres de la ville ; la version de Berlin, la plus récente, met un peu plus d'insistance à souligner leur réussite (cf. ibid., p. 400, n. d et e). 3. Le mouton est cité, directement ou & travers ses produits, dans GÀH (t), 158-160 ; Rel, § 13 ; YA'Q, 276, 287, 322, 331 ; RST, 112, 153 ; FAQ, 60, 84, 252, 295 ; IÇT, 54, 72, 152, 155, 157, 161, 168 ; HAW, 68-70, 85, 86, 97, 214, 220, 228, 271, 326, 336, 344-345, 353, 358, 359, 408, 441, 445, 446, 452, 464, 477 ; MUQ, 128, 145, 175, 188, 201, 203, 313, 324, 325, 356, 373, 380, 420, 452, 493 ; Ifud, 106108, 111, 112, 114, 116, 118-122, 126, 132, 134, 135, 138, 143-144, 151. 4. HAW, 68, qui déclare, à propos des Syrtes : « la viande de chèvre y est plus appétissante (agdâ) et plus estimée (anfa') que celle de mouton, et la chair de mouton y tient la place de la viande de chèvre en d'autres lieux » (trad. Wiet, p. 64 ; sur l'interprétation de anfa', cf. la X e forme de la racine n f , dans BGA, IV, 366 ;
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Géographie humaine et milieu naturel
Aux yeux ensuite : ce ne sont pas des animaux isolés que les mots chaque fois nous désignent, mais des troupeaux x, et d'énormes troupeaux sans doute pour peu qu'on insiste sur leur nombre, comme aux Oasis égyptiennes, au Qurâsàn, en Transoxiane et sur ce plateau iranien où ils pullulent tant, qu'on se les procure gratis ou presque 2. Plus souvent, l'œil se marie, pour d'autres plaisirs, au toucher : sous nos mains, les moutons sont devenus les peaux, le feutre s , notamment celui des selles ou des tentes, les manteaux confortables ou les fichus très fins, les vêtements aux couleurs vives, rouges ou d'un jaune mielleux les célèbres et somptueux tapis de Bubârâ, d'Arménie ou d'Ispahan, « peu en usage, nous dit-on pudiquement, dans la classe moyenne et chez les petites gens » 5 . N'oublions pas, enfin, les animaux rares, les curiosités : les moutons arméniens, de très grande taille, ou ceux qui sont passés à l'état sauvage, le long de l'ancienne piste abandonnée, de l'Égypte du Sud à l'Afrique occidentale, ou encore ceux dont la race porte un nom, tel le waf}êï, dans les pays de l'Amu-Darya supérieur 6 . Traditionnellement associée au mouton, la chèvre n'occupe pourtant, dans nos textes, qu'une place infiniment moindre 7 . La raison en est, pour le coup, d'ordre lexicographique. Le terme ganam, l'un de ceux qui désignent l'espèce ovine, est en fait, à l'origine, le nom générique du petit bétail 8 . Gâhi? précise bien que la catégorie du ganam recouvre et les moutons et les chèvres, cette fois désignés sous leurs noms spécifiques de da'n et ma'(a)z Si donc, compte tenu de mais on peut aussi penser, plus simplement, au sens de « plus utile • au corps, c plus saine » : cf. la qualification, qui suit, de la viande de mouton en ces pays : gayr mulâ'ima, « qui ne convient pas >). Quoi qu'il en soit, il reste évident que le pays des Syrtes bouscule le classement traditionnellement admis entre les deux viandes. 1. Coll. ganam, pl. agnâm, et da'n. 2. HAW, 359. 3. Je suppose du moins qu'il s'agit du feutre courant, chaque fois que son origine n'est pas précisée davantage ; mais il peut s'agir, en ce cas, de poil de chameau aussi bien que de laine. 4. Hud, 135, 138 ; MUQ, 128 (sur l'adj. 'asalï, cf. Dozy, Supplément, II, 128). 5. RST, 153 (trad. Wiet, p. 177). 6. Cf., dans l'ordre, HAW, 295, 153 (cité dans Géographie II, 177) ; Hud, 120 (le WaJjS est le pays où coule le WabSâb, affluent du Gayhûn/Amu-Darya). Sur le mouton dans le monde iranien, cf. Epstein, Domestic animals, op. cit., II, 4, 10, 17-20 ; X. Misonne, Analyse zoogéographique des mammifères de l'Iran, Bruxelles, 1959, p. 38-39, 69, 102, 119 ; J. D. Hassinger, A survey of the mammals of Afghanistan, Chicago, 1973, p. 175-178 ; H. Coutière, Le monde vivant, Paris, 5 v., 19271930 : t. I, p. 276. 7. Cf. IIAW, 38 (Arabie), 103 (Berbères du Maghreb), et les références des notes qui suivent. 8. Cf. Lisân, s.v., où l'opposition, en milieu bédouin, est très marquée entre ce petit bétail et le gros, celui des chameaux [ibil). 9. GÀH (h), III, 163 ; cf. également Lisân, s.v., où la chèvre est par ailleurs distinguée du mouton quant au pelage.
Les bêtes et le bestiaire
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l'évolution du mot, nous sommes à peu près sûrs que, chaque fois qu'il est question de « petit bétail », il s'agit bien en effet de moutons, nous ne pouvons pour autant décider péremptoirement s'ils définissent le troupeau à eux seuls ou avec leurs compagnons caprins. La chèvre a ainsi quelque chance d'être souvent, sous le même mot de ganam, aux côtés du mouton et comme son ombre portée dans le paysage 1 . De toute façon, ce statut lui convient. Pas plus qu'elle ne pourra disputer au mouton le nom et la domination du petit bétail, elle ne lui contestera la première place auprès des gourmets : curieux pays, ou malheureux, que ceux où l'on inverse la hiérarchie traditionnelle entre les deux viandes, quand on ne va pas jusqu'à consommer la chair du bouc 2 . La chèvre est bien, de vrai, l'animal des plus pauvres, au moins dans ces îles du lac d'Urmiya, dont on a évoqué plus haut la désolante condition 3 ; un animal dont on semble aussi, à l'occasion, contester l'intelligence *. Sans doute trouve-t-on en son estomac le contre-poison souverain, le fameux bézoard 5 ; mais les habits sont heureusement d'une utilité plus ordinaire que la médecine, et là, même en offrant les plus beaux tissus faits de son poil, buzbûst et mirizzâ, que les princes, parfois, revêtent a , comment la chèvre pourrait-elle rivaliser avec la palette infinie, chatoyante et commode des laines ? 1. Cas incontestable : celui du bézoard [cf. ci-dessous, n. 5). 2. HAW, 68 [cf. supra, p. 321, n. 4) ; MUQ, 196. 3. HAW, 346 [cf. supra, chap. i, p. 60). 4. Cf. le dicton égyptien rapporté par MUQ, 208 i.f., qui semble évoquer une difficile éclosion de l'in9tinct maternel. 5. MUQ, 420 : min agnâmihi al-bàzahr aX-mawçûf. On peut comprendre : « du petit bétail du pays provient le fameux bézoard ». De Goeje (BGA, IV, 183), que je suis, préfère voir dans bazahr (bézoard) le nom de l'animal lui-même. Bien que le bézoard se trouve chez divers ruminants, le plus célèbre, le vrai bézoard (celui auquel, de toute évidence, semble référer Muqaddasï), est produit par un caprin (de Goeje : Hircus montanus, J . Ruska et M. Plessner, cités ci-après : Capra aegagrus), que Muqaddasï désigne comme relevant, plus généralement, du petit bétail (ici au pluriel : agnâm). Cf. J . Ruska, « Bezoar », dans El, I, 728 ; J . Ruska et M. Plessner, « Bâzahr », dans El (2), I, 1190 ; Desmaisons, Dictionnaire, I, 370 ; W. T. Blanford, Eastern Persia, An account of the journeys of the Persian Boundary Commission, Londres, II, 1876, p. 88 i.f.-90 ; Misonne, Analyse zoogéographique, op. cit., 38 ; Brentjes, Die Haustierwerdung, op. cit., 22-29 ; Hassinger, Survey, op. cit., 168-170 ; Epstein, Domeslic animais, op. cit., II, 201-203 ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., I, 278. 6. CÀB1 (t), 158 et 164 ; FAQ, 235 ; MUQ, 325 (1. 1 et 16 : le buzbûst vient de chez les Bulgares, mais aussi de la région de Taràz, sur les confins islamo-turcs d'Asie Centrale ; le mot est persan : buz, chevreau, chèvre, et pust, peau, cuir ; cf. BGA, IV, 189, et Desmaisons, Dictionnaire, s.e.), 452. Sur les tissus en poil de chèvre (et d'autres aperçus sur l'espèce), cf., avec une abondante bibliographie, les aperçus passionnants de X. de Planhol, < Rayonnement urbain et sélection animale : une solution nouvelle du problème de la chèvre d'Angora », Bulletin de la Section de Géographie (Secrétariat d ' É t a t aux Universités, Comité des Travaux historiques et scientifiques), L X X X I I , 1975-1977, p. 179-196.
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Géographie humaine et milieu naturel
Bêtes de somme et montures Comme pour les animaux nourriciers, c'est d'abord dans les mots les plus généraux que nous devons chercher les montures et bêtes de somme (dawâbb, barâiïn), elles aussi répandues sur tout le domaine de l'Islam 1 . A voir ainsi revenir, dans l'une et l'autre catégorie, les mêmes noms de pays, on pourrait se demander du reste si toutes deux ne se recoupent pas : le chameau, par exemple, n'est-il qu'une monture ou une bête de charge, dont on mépriserait le lait, le cuir ou le poil ? Nous savons, certes, qu'il n'en est rien, et pourtant, à lire nos textes, il faut bien opposer, en gros, le troupeau nourricier des bœufs, moutons et chèvres à tout le reste, promis d'abord à porter les marchandises ou les hommes : chevaux, ânes, mulets, et chameaux surtout, ne sont vus que harnachés ou bâtés. Une surprise : l'absence quasi absolue de l'animal de trait ; une notation, épisodique et comme égarée, de MuqaddasI 2 sur le labour à huit bœufs, en pays âdarbaygânais ; d'autres bœufs ou buffles, déjà évoqués, tirant les chariots ou animant la machine hydraulique, en concurrence, dans ce dernier cas, avec le chameau 3 , et le rideau tombe. Est-ce parce que le monde oriental d'alors est, fondamentalement, celui de la piste et de la caravane, non du roulage ? Ou parce que, dans la campagne, l'araire n'est pas, tant s'en faut, le lot de tous, et que, d'ailleurs, les pratiques du labour ne passent pas toutes par l'outil attelé 4 ? Tout cela a pesé sans doute, avec, aussi, cette indifférence au travail paysan de chaque jour, qui s'efface derrière le tableau offert, seul retenu, le tableau splendide de la végétation intense et de l'eau un peu partout domestiquée. A tout seigneur tout honneur : le chameau s'impose à nous dans tout le monde musulman. L'Arabie est sa patrie : ici, l'animal est roi, et plutôt mourir que se défaire du sien s ; ici, on le connaît jusque dans la nature des herbes qu'il broute, et l'on parle de chameaux acides ou doux 6 ; ici, on élève les meilleures bêtes, de pure race, que l'on exporte jusqu'en Espagne 7 . Mais le chameau n'envahit pas que l'Occident ou les steppes d'Arabie et du Croissant Fertile 8 . On le trouve aussi 1. 0 U R , 180; RST, 113; FAQ, 192, 295; HAW, 38, 86, 114, 271, 336, 344, 402, 445, 452, 464, 465, 476 ; MUQ, 283. 2. MUQ, 381. 3. ÇAW, 155. 4. Cf. Bolens, Les méthodes culturales, op. cit., 94-108. 5. Voir l'anecdote rapportée par FAQ, 38 (comparer avec R. Blachère et H. Darmaun, Extraits des principaux géographes arabes du Moyen Age, Paris, 1957, p. 166, n. 22). 6. HAM, 157, et Lisân, s.v. « hll » (huila et muhilla) ; à noter du reste que le classement lait intervenir aussi le goût des produits laitiers fournis. 7. GÀH (t), 159 ; FAQ, 84. 8. RST, 113 ; MUQ, 230, 254 ; HAW, 38, 97, 103, 155, 220, 228 ; Ifud, 148.
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loin que l'Inde, musulmane ou non, dans les montagnes d'Arménie ou de la Caspienne, au {Jurâsân, en Transoxiane 1 . Le plateau iranien nous le montre dans son rôle majeur, transporteur de marchandises et véritable courrier des pistes, spécialisé parfois dans les caravane» du Pèlerinage à la Mekke 2. Pourtant, ici, il souffre : du terrain, surtout dans les bas-fonds où il s'enlise, et plus généralement du climat 8 . Mais, au fait, de quel chameau s'agit-il ? Du dromadaire d'Arabie ou de l'autre, l'animal à deux bosses, dit de Bactriane ? Nos auteur» ne précisent pas chaque fois, loin de là. Si les choses sont claires, d'un côté, pour le Proche-Orient et l'Occident musulman, zones du dromadaire, et pour les régions du ïjurâsân et de Transoxiane, terres d'élection du chameau à deux bosses, bien des difficultés peuvent surgir ailleurs en raison des tentatives des deux races l'une vers l'autre, selon les conditions de relief ou de climat et, aussi, les métissages 4. Le dromadaire, on s'en doute, est le mieux connu. Istabrï et Ibn Hawqal parlent, pour l'Arabie du Sud, de bêtes « de race pure, rapides, d'une éclatante santé, et que l'on nourrit de petits poissons » 6 . Ce sont les chameaux de Mahra : mahrî, dont nous avons fait méhari. Avec 1' « indien » (hindi), l'omanien Çumânî) et le « grand doré » ('asgadï), le mahrl descend, selon les Yéménites, de la race des hûi, eux-mêmes croisés avec les chameaux des djinns 6 . Quant à l'animal à deux bosses, on a l'habitude de le désigner sous le nom de buf}t qui est aussi celui du pays de Bactres (Balb). Les choses, en fait, sont plus subtiles : le vrai chameau d'Orient, réputé ne pouvoir servir de monture qu'aux princeB, est désigné sous le nom de fâlig : de Transoxiane et du iJurâsân, il a glissé vers les pays de la Caspienne, la Perside (Fârs) et l'Inde. C'est de son croisement avec les meilleures chamelles arabes que naissent 1. FAQ, 255, 295, 316 ; HAW, 271 (peu en usage chez les Kurdes du Fârs), 326 (Inde musulmane), 445, 446, 450, 464, 477 ; Hud, 104. Pour l'Inde et la Chine, cf. Géographie I I , 95 (pour l'Afrique et d'autres pays étrangers, ibid., index, 588). 2. HAW, 359-360, 362 i.f., 366. 3. FAQ, 228, 265 (le terrain en question ayant été mis à la raison par un talisman d'Apollonius). 4. Cf. Planhol, Fondements géographiques, op. cit., 39 i.f.-44. Sur le dromadaire, plus particulièrement, cf. Ch. Pellat, « Ibil », dans El (2), III, 687-690. La confusion est facilitée par le fait que l'une et l'autre race peuvent être désignées par le nom de l'espèce (coll. ibil). Sur les deux races, cf. Brentjes, Die Haustierwerdung, op. cit., 54-57, et Epstein, Domestic animais, op. cit., II, 545. 5. HAW, 38 (IST, 27) ; MUQ, 134 (¿imdl a'râbiyya) ; Hud, 148, et BGA, IV, 374, s.v. i warq » (on reviendra plus loin sur ce poisson). 6. ÔÀH (h), VI, 216 ; FAQ, 37 i.f.-38 (sur les sens de 'asgadï, cf. ÔÀH (h), I, 155, et Lisân, s.v.) ; MAS (p), § 1162 (qui ajoute à ces races le 'îdï : sur les interprétations possibles, cf. Lisân, s.v. • 'wd » i.f.) ; Bayhaqï, Mahâsin, 105 i.f.-106 ; le chameau des Bedja (bujjâwï), en Afrique, semble rapproché du chameau d'Arabie du Sud : cf. MAS (p), § 846. 7. Coll. bufrt, Bg. bufitl, pl. babdtî : cf. Blachère-Chouémi-Denizeau, Dictionnaire, I, 404.
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le buht, plus petit que lui et qui ne se reproduit lui-même que croisé de nouveau avec une race arabe, mahrî par exemple et le gammâz, animal de selle par excellence, comme en fait foi son nom même de « coureur » 2 . Plus obscur, mais relevant lui aussi de la descendance du chameau d'Asie Centrale, le type arménien dont parle Ibn al-Faqïh, avec un poitrail qui, à l'en croire, toucherait le sol ou presque : adaptation au climat et au relief, dégénérescence d'une espèce ou, au contraire, raffinements du métissage 3 ? Avec le cheval 4 , les choses, au moins de l'extérieur, se simplifient. C'est à peine si nous sont indiquées les deux races arabe et iranienne, celle-ci grande, robuste et endurante, sous son nom de Sahriyya (pl. iahârï), la monture de la classe guerrière, des kshatriya 5 , celle-là symbole du pur sang ('irâb), exportée, comme les chameaux, jusqu'en Espagne 6 . Le reste, ce sont moins des races que des spécialités, des nuances, de qualité ou de quantité, toujours. Primé9 ainsi, pour l'une ou l'autre raison, les steppes berbères du Magrib, le Sa'ïd égyptien, la Haute-Mésopotamie, les montagnes d'Arménie, le bas Irak et l'immense ensemble des pays irano-turcs 7. Tous ces éleveurs, dirait-on, 1. YA'Q, 277 (trad., p. 82, n. 9) ; MAS (p), § 846 (mahrï ou bugâu'î ; cf. supra, p. 325 (et n. 6) ); H A W , 450 i.f. ; MUQ, 482, et Bayhaqï, Mahâsin, 105. E n réalité, « l'hybride » (le buht) est « fécond, mais dégénère vite » : sur ces croisements, c f . Planhol, Fondements géographiques, op. cit., 43 i.f. 2. Ê À H (h), I, 83 (TA'A, 15), V, 459 ; MAS (p), § 846 ; MUQ, 489. Sur la racine ¿mz et la place exacte de ce mouvement dans la hiérarchie des allures, cf. IAsân, s.v. 3. FAQ, 295, qui parle de dromadaires (jjimàl), mais en précisant qu'ils rappellent les c h a m e a u x (ibil) des Turcs. Sur les hybrides, cf. Epstein, Domestic animais, op. cit., I I , 579 sq. 4. Cf. F. Viré, « Faras », dans El (2), I I , 803-806, et « Khayl », ibid., IV, 11751178 ; Epstein, op. cit., II, 401 sq. 5. FAQ, 316 (Hurâsàn) ; H A W , 271 (dével. IÇT, 72, à propos des Kurdes d u F â r s : préciser de Planhol, Fondements géographiques, op. cit., 206, n. 48 : la différence est faite entre les chevaux dits de race ('itâq), rares ainsi que les chameaux, e t le reste, juments, bêtes de somme et sahârï, ces deux catégories-ci associées étroitement l'une à l'autre : le cheval iranien est, traditionnellement, la monture du cavalier lourdement armé. On reviendra plus loin (p. 327, n. 2) sur ce passage), 346 (Arménie), BGA, IV, 278 ; Câhiz, Risâla ilà l-Fath b. ffâqân fï manâqib atTurk tva 'Smmat gund al-hilâfa, publ. p a r G. v a n Vloten, Leyde, 1903 (p. 1-56 de Tria opuscula auctore al-Djahiz), p. 11 ; L o m b a r d , L'Islam, op. cit., 169. Les traits principaux du cheval iranien sont pris a u cheval-modèle Sabdîz (FAQ, 214, i.f. : présenté comme le cadeau d ' u n roi de l ' I n d e au roi Parvïz). 6. G À H (t), 159 ; FAQ, 84. 7. B U R , 180-181 ; YA'Q, 331 ; FAQ, 121, 255 (avec, peut-être, sous l ' a d j . buhâriyya, une allusion à une sous-race iranienne, ou au cheval turco-mongol ; d ' a u t r e p a r t , il est question, ibid., « d u cheval qui est aux extrémités d u Magrib » ; je ne crois pas qu'il s'agisse d ' u n e espèce animale remarquable, comme le crocodile ou d'autres, qui précèdent, mais de la statue équestre signalant les extrémités du monde : c f . Géographie I I , 539) ; H A W , 103 (à noter, à propos des steppes d u Magrib, q u ' a u c u n e référence n'est faite au cheval barbe de Numidie), 228, 271 (IST, 72), 346
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se préoccupent moins de race au sens strict que de qualité. Car le premier clivage est là : entre le cheval de course, la bête noble, et t o u t ce qui s'en va rejoindre la catégorie de l'animal de bât, du birdawn 1. Il est vrai que ce jeu de la qualité peut parfois faire resurgir la différence entre les deux races : si l'un des mots de l'arabité, 'irâb, s'emploie pour désigner le pur-sang, le plus noble cheval iranien, le Sahrï est, lui, parfois tiré vers la bête de somme 2 . Ce sont là toutefois notations rares, quasi marginales ; comme son homologue arabe, le cheval iranien a, on le verra, ses lettres de noblesse, et même ses héros historiques. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : non pas tant, finalement, des chevaux particuliers à telle ou telle région, que du cheval (hayl, faras), et de savoir si, comme nous le dirions, c'est une belle bête ou non. Ce qui implique une autre distinction, qui passe cette fois à l'intérieur de chacune des deux catégories de l'animal de course et du birdawn. (Arménie jugée supérieure au JJuràsân), 348, 449 (avec comparaison entre deux régions de l'Orient musulman) ; MUQ, 33, 136, 145, 260, 278, 306, 324, 325 i.f., 328 ; ifud, 106, 108, 114, 116, 119. 1. Le Dictionnaire de Blachère-Chouémi-Denizeau, I, 524, est, me semble-t-il, trop strict à ce sujet, qui donne pour birdawn les deux sens de « bardot » et « cheval de trait, de bât » ; CÂH (hj, VII, 176, dit en réalité que, de même que c'est une seule catégorie qui est constituée par les buffles (gawâmïs) et les bovins (baqar), ou les chameaux bufjt et les chameaux arabes de race ('irâb), ou bien les souris et les rats, ou la fourmi ordinaire et la petite, de même en est-il pour les hayl et les barâdïn ; le passage est expliqué ibid., III, 202 (cité dans Dictionnaire, op. et loc. cit.) : les barâdïn et les 'itdq sont tous des hayl ; ce dernier mot représentant la famille des équidés, et 'itâq l'animal noble (Dictionnaire : « coursier »), il reste donc, dans la catégorie des barâdïn, les ânes, les mulets et les chevaux de trait ou de bât. Le birdawn est donc tout équidé bête de somme ou de trait. Le Lisân, s.v., est très clair à ce sujet : « Le birdawn est bien connu : c'est la bite de somme (iiâbba) [...] Les barâdïn, parmi les chevaux (ou équidés : hayl), sont tout ce qui n'est pas issu de 'irâb. » Il est clair que la catégorie des barâdïn recouvre à la fois des ensembles (ânes, mulets, bardots) et un sous-ensemble : tous les chevaux qui, par un défaut présumé de lignage, sont utilisés à d'autres usages que la course. Cf. aussi HAW, 271 (cf. supra, p. 326, n. 5), qui dit que les Kurdes disposent de très rares chevaux de race ('itâq) et que leurs dawdbb (pl. de dâbba) sont des barâdïn et des Sahârï ; même si on donne à dawdbb le sens de « montures », il reste que l'usage des Kurdes est considéré comme un pis-aller et que la rareté du vrai cheval les oblige à utiliser comme monture ce qui, ailleurs, sert de bête de charge (la même remarque, à propos du sens de dâbba, vaut pour le passage du Lisân précédemment cité). Cf. également RST, 196 : ce sont les barâdïn (et non, on s'en doute, les chevaux de race) que l'on emploie pour saillir les ânesses (afin d'obtenir le bardot). Cf., enfin, infra, p. 329, n. 5 (avec emploi différent du mot), et p. 332, n. 3. 2. HAW, 271, cité supra. La taille du Sahrï est en rapport, on l'a dit plus haut, en note, avec le poids du guerrier lourdement armé, du cataphractaire [cf. Lombard, L'Islam, op. cit., 169) : on conçoit donc que, par rapport à l'ensemble léger que constituent le nomade et sa monture, le poids affiché et supporté par le Sahrï puisse le tirer vers la catégorie de l'animal de charge ; cf. FAQ, 316 (liste de « véhicules » : markab) : le iahrï est avec les barâdïn, les chameaux et les ânes.
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La race devient le moyen de distinguer, non plus les productions locales, mais, en fonction du but recherché, l'animal qui répond le mieux à la tâche. Rosses et bidets de tout poil étant évidemment bannis du guide du voyageur ou de l'encyclopédie de bon ton, on vantera, d'un côté, le coursier généreux de naissance et d'effort 1 , ou l'animal svelte et presque gracile 2, mais, aussi bien, la fécondité de juments que l'on réserve à la production de mulets 3 , l'allure fringante d'un cheval •de charge 4 et, toutes missions confondues, la santé, la beauté, la vivacité de l'espèce 5 . Le cheval, donc : un des plus beaux présents de Dieu, et la tentation parfois, avec la richesse, l'orgueil de la paternité, les femmes... 6 . Quel animal, sinon le chameau, se parerait des mêmes prestiges ? Encore le cheval est-il plus délicat, à tous les sens du terme : s'il arrive à l'autre de se nourrir comme il peut, il est, lui, synonyme de vrai pâturage. A preuve, près de Nihâwand, en Iran, son effigie, faite d'herbe toujours verdoyante, talisman qui, nous dit-on, protège le fourrage e t les prairies, en ce pays de Dieu où, en effet, elles abondent 7 . Autres gloires de l'espèce : à bête noble, noble cavalier ; c'est si vrai que le voyageur s'étonne, à Nïsâbûr, de la voir montée par le tout venant 8 . Bien plus conforme au cadeau de Dieu, son affectation à la défense et à l'expansion de l'Islam, dans les couvents fortifiés (ribât), aux marges des pays infidèles 9 ; ici prennent leur forme absolue la course et la science du cheval, furûsiyya, tout ensemble équitation, hippologie et hippiatrie 10. 1. Afcad, èiyâd, gayyida : MUQ, 33, 145, 324.
2. Kurà' (cf. Lisân, s.v.) : IÇT, 72 ; HAW, 271 (intéressant en ceci que ces chevaux sont distingués k la fois des bêtes de race (HAW, ibid., plus loin) et des montures ou bêtes de somme (dawâbb) ordinaires).
3. HAW, 449. Sur la jument ainsi désignée (ramaka, pl. ramak, ramïh et rimàk), •cf. RST, 196 ; IÇT, 72 ; HAW, 103, 271, 449. 4. Himlâg, à propos de birdatvn : FAQ, 121 (trad., p. 146 : « chevaux rapides ») ; •cf. toutefois infra, p. 329, n. 5 (retour au problème du sens de birçfatvn). 5. Cf., autour de mots de racine frh, YA'Q, 331 ; FAQ, 316 ; HAW, 346. 6. Coran, III, 12/14, XVI, 8 (associé ici, comme monture, au mulet et à l'âne). 7. FAQ, 260 ; autre preuve de fragilité, physique cette fois, et partagée, il est vrai, avec le chameau : les difficultés éprouvées sur le plateau iranien, évoquées supra : FAQ, 265 (ibid., 228, sur le même thème : bêtes de somme (dawâbb), chameaux et ânes). Sur le problème de la pâture, cf. Viré, dans El (2J, IV, 1175. Sur la sensibilité inquiète de l'animal, cf. MAS (p), § 902. 8. MUQ, 328 (n. / : comparer avec l'usage de Syrie-Palestine, MUQ, 183). 9. MUQ, 306 ; cette affectation parait très stricte, si l'on en juge par l'adj. musab-
bala (in pium iisum (sabïl) destination) : BGA, IV, 258. Sur cet aspect du rôle du
cheval, cf. le texte de Mas'ûdî, traduit infra, et Viré, dans El (2), IV, 1178. 10. Dans les textes définis par la géographie stricto sensu, cette furûsiyya n'apparaît pas, je veux dire avec les techniques, les précisions et le vocabulaire qu'elle implique ; on ne la trouverait guère, pour notre corpus, que dans les œuvres encyclopédiques, ex. : RST, 199 (sur les origines de la coutume qui consiste à couper
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Voilà pour le présent. Mais l'animal noble exige aussi une histoire héroïque, des ancêtres, j'allais presque dire : des personnages. Côté Arabie, voici donc le plus célèbre, Zâd ar-Râkib (la Provende du Cavalier), don de Salomon à une délégation yéménite, pour la chasse, précise Mas'udï : autre exercice d'êtres libres 1 . Côté Iran, Sabdîz a , le cheval « couleur de nuit » 3, que Chosroès II Parvîz reçut, à la vérité, d'un roi de l'Inde. La bête est vive, forte, endurante, imposante surtout : son sabot mesure six empans de tour. Avec cela, bien dressée, et propre autant qu'un être humain dès qu'elle est sellée et bridée. A sa mort, son maître, inconsolable, fait exécuter sa statue dans une roche dont les couleurs variées sont comme la palette du peintre. Et devant le chef-d'œuvre, comme à la mort de tout grand en ce monde, le roi attaque le thème du sic transit. Plus haut encore, aux origines. Le Buttai, région du bassin supérieur de l'Amu-Darya, est célèbre par ses chevaux : race iranienne ou turcomongole 4 ? Quoi qu'il en soit, ces chevaux-là s ont dans leur ascendance des bêtes issues de l'eau, comme, ailleurs, celles de Neptune ou du premier voyage de Sindbâd le marin. Ici, il s'agit d'une source, Fraîcheur de Rose 8 , auprès de laquelle le berger du roi vient paître la queue des chevaux ; sur le rôle de Muhallab b. Abî Sufra, cité par Ibn Ruateh, dans le développement de l'équitation, cf. Viré, dans El (2), IV, 1177) ; MAS (p), VIII, 359 (sur les courses ; cité par G. Douillet, « Furûsiyya », dans El (2), II, 974-976). 1. MAS (p), § 1353 ; voir d'autres noms chez Viré, dans El (2), II, 804. 2. GÂH (h), VII, 181 ; RST, 83 ; FAQ, 51, 176, 214-216, 236, 242, 255, 267 ; IST, 119 ; HAW, 359, 372. Cf. Schwarz, Iran, IV, 482-485. 3. Persan Seb (nuit, ténébres) et dïz (couleur noire ou cendrée). 4. Cf. MUQ, 325 i.f., qui indique que les pays turcs exportent mulets et chevaux vers les régions du Sir-Darya, et notamment vers le Fergâna ; comme le ijuttal, situé à quelque trois cents kilomètres vers le sud-ouest, est dit {ibid.) exporter à son tour chevaux et mulets vers les pays musulmans, on peut raisonnablement poser la question des rapports génétiques entre les chevaux des deux régions. 5. S U R , 180-181. Le mot employé est birdatvn (une fois aussi, ramak), et pourtant il s'agit de chevaux éminemment nobles et de montures exceptionnelles, comme on le dira : birdawn n'est donc pas toujours le cheval de bât, et l'on versera cet emploi au dossier, ouvert plus haut (p. 327, n. 1), des sens du mot. On pourrait rassembler ce qui a été dit de la façon suivante : le sens général et courant étant celui de béte de somme, de trait, de bât (employée comme monture seulement faute de mieux), le birdatvn peut aussi (à la faveur, peut-être, de rapprochements faits entre la catégorie des bêtes de somme et le iahrt : cf. supra, p. 326, n. 5) être considéré comme la monture seule capable d'assurer cette lourde charge que constitue le cavalier armé, du type cataphractaire : d'où la possibilité, comme ici, d'un emploi noble du mot (et peut-être aussi FAQ, cité supra, p. 328, n. 4). Sur les chevaux du Buttai, cf. aussi YA'Q, 290 (chevaux de Bik : cf. trad., p. 105, n. 7) ; HAW, 449 ; Hud, 119. Sur le cheval des steppes asiatiques, cf. Lombard, L'Islam, op. cit., 169 ; Epstein, Domestic animais, op. cit., II, 404-414. 6. Nâzkul, du persan nâz (frais, tendre, récent, d'où : repos, bien-être, volupté, grâce), et gol (fleur, rose surtout).
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ses juments. Un jour, réveillé de sa sieste, il voit surgir, du grand bassin de la fontaine, un immense cheval, qui revient ensuite avec son propre troupeau de poulains et pouliches, animaux merveilleux qui semblent voler entre ciel et terre. De ces croisements, symboliques, à travers les trois éléments, de puissances cosmiques totales, sont nées les bêtes du Huttal. Quant au cheval arabe, le fils du vent, laissons parler Mas'ûdï ou plutôt le Prophète lui-même : « Voulant créer le cheval, Dieu dit au vent du Sud : ' Je vais tirer de toi une créature, prépare-toi ! ' 2 et le vent obéit. Gabriel, sur l'ordre de Dieu, prit une poignée de vent. ' Elle est mienne ' 3 , dit Dieu, et d'elle II créa un cheval alezan. Puis : ' Je t'ai fait cheval, dit-Il, et arabe. Tu es mon préféré sur toutes les autres bêtes que j'ai créées, tant tu auras de subsistance et de butin 4 ! Pour te guider, on te montera, et le bonheur sera attaché à ton toupet. ' Une fois lâché, le cheval hennit. ' Je te bénis, reprit Dieu, de ton cri j'effraierai les impies, j'emplirai leurs oreilles, je ferai chanceler leurs pas ! ' Puis, Il le marqua d'une étoile 5 et de balzanes. Quand Adam f u t créé, Dieu lui demanda quelle monture il aimait le mieux, du cheval ou d'al-Burâq, lequel rappelait le mulet et n'était ni mâle ni femelle ' Seigneur, répondit Adam, je choisis celui qui a la plus belle mine ', et il prit le cheval. ' Tu as, lui dit Dieu, opté pour ta gloire et celle de tes enfants : elle vivra aussi longtemps qu'ils vivront, elle durera t a n t qu'ils dureront. ' La marque du premier cheval et de sa descendance est là jusqu'à la consommation des temps. » 7 Si le cheval domine, et de très loin, la famille des équidés, il ne l'épuisé évidemment pas. L'âne 8 semble connaître une aire de diffusion aussi vaste, encore que son apparition soit moins régulière dans nos textes. J e le trouve, à travers eux, en Transoxiane, au IJurâsân, au Fârs et sur le plateau iranien, où, avec les autres bêtes de somme, il souffre, paraît-il, du climat, se brisant les pattes dans les sols détrempés 9 . 1. MAS (p), § 1352. 2. Litt. : rassemble-toi (fagtami'ï), concentre-toi. 3. Litt. : ceci est ma poignée (hâdihi qabdati) ; le transfert de la matérialité de l'acte à Gabriel permet d'éviter l'accusation d'anthropomorphisme (taUbïh). 4. On peut comprendre aussi : tant tu rapporteras de subsistance et de butin. 5. Ou pelote (gurra) : marque au front, tandis que les balzanes (tahgïl) sont aux pattes. 6. L'animal sur lequel le Prophète fut ravi, de nuit, au ciel : cf. R. Paret, dans El (2), I, 1350-1351. 7. Cette dernière phrase est la conclusion que le premier rapporteur de la tradition, Ibn 'Abbâs, donne au récit fait par le Prophète.
8. Cf. J. Ruska, « Himâr », dans El (2), III, 406 ; Epstein, Domestic animais, op. cit., II, 377-398. 9. FAQ, 228, 316 ; HAW, 464 ; MUQ, 441.
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De tous les pays, pourtant, c'est l'Égypte 1 qui produit les meilleurs spécimens, les plus célèbres, agiles et rapides : ils sont connus en dehors d u pays, au Magrib particulièrement, mais l'exportation les mène, dirions-nous, à l'embonpoint. On nous parle surtout de l'animal du sud, le marlsl, venu des régions en amont de Louxor ; Ibn Hawqal, lui, distingue dans la race du petit âne de Haute-Égypte, gros comme un fort bélier, trois variétés : l'une au pelage moucheté comme celui des bœufs, l'autre pommelée, jaune ou grise 2 , et qu'on ne peut acclimater ailleurs, la dernière enfin, la plus rapide, dite saflâqiyya s , uniformément montée jadis dans toute la vallée du Nil et les pays compris entre le fleuve et la mer Rouge, mais devenue très rare : il s'agirait du croisement entre deux bêtes dont l'une est domestique et l'autre non. Nous voici naturellement amenés aux ânes sauvages et aux onagres, ceux-ci asiatiques, ceux-là africains, signalés, p a r les Hudûd, dans la région des Oasis égyptiennes ; sauvages, vraiment, ou abandonnés ? En ces mêmes parages, en effet, Ibn Hawqal signale des chameaux et des moutons, livrés à eux-mêmes depuis l'abandon de la route qui menait des Oasis à l'Afrique occidentale 4 . Hors cette évocation, l'âne est celui que nous connaissons : l'animal de bât, ou la monture très ordinaire, mais aussi très sûre ; les marchands, notamment, l'apprécient. On vante sa beauté, sa valeur, l'agilité et la souplesse de son allure, on lui applique parfois les mêmes épithètes qu'au cheval 5 . Sans doute laisse-t-on percer, à l'occasion, les préventions courantes contre la plus modeste des montures : entre autres défauts reprochés au Fârs, pêle-mêle, par Muqaddasï 6 , je relève le zoroastrisme indéracinable, les lupanars avec pignon sur rue, les bains commis à la garde des femmes, la prière troublée par les évolutions des mendiants, et ces âniers qui laissent leurs bêtes les précéder. Mais on n'oubliera pas, à l'inverse, que le seul animal promis au Paradis, avec le chien des t . GÀH (a), 191 ; GÀH (t), 159 ; YA'Q, 334 ; FAQ, 252 ; HAW, 162-163 (IÇT, 42) ; MUQ, 183, 203, 226, 2 3 9 ; Hud, 151. Sur le terme marïsî, cf. supra, chap. iv, p. 293. Sur l'âne d'Égypte, cf. Epstein, op. cit., II, 383 ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., I, 290. 2. Sur l'adj. mudannar, cf. BGA, IV, 238, s.e., et 333, s.v. « qmr ». 3. Lecture incertaine (je suis la leçon adoptée par l'édition Kramers) : c f . BGA, IV, s.v. « smlq ». Sur l'âne de la Haute-Egypte, cf. Epstein, op. cit., II, 383384. 4. Cf. Ifud, 68 i.f.-69, 152 Î./.-153 (persan hâr-i wahiï) ; sur le trait rapporté par Ibn Hawqal (HAW, 153), cf. Géographie î l , 177 ; sur l'onagre, cf. FAQ, 38, 247 i.f. (pour l'Iran, avec l'expression humur al-tvahi). Sur les ânes sauvages des régions du haut Nil, cf. Epstein, op. cit., II, 377-378 ; sur les différences, morphologiques et de localisation, entre l'onagre et l'âne sauvage, ibid., 377, 396 ; Coutière, op. cit., I, 290. 5. Himlâg (GÀH (t), 159 ; cf. supra, p. 328, n. 4), farahiya, en même temps que chameaux et chevaux (FAQ, 316, cité supra, p. 327, n. 2 i.f., et p. 328, n. 5). 6. MUQ, 441.
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Géographie humaine et milieu
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sept Dormants, est l'ânesse de Balaam, qui, recevant de Dieu le don de la parole, permit à son maître de retrouver le droit chemin 1 . Entre le cheval et l'âne, les mulets et bardots, ces derniers exceptionnellement désignés par le mot propre de kawdan : croisement, selon Mas'ûdï, de l'ânesse et du cheval, qui donnent un produit camard, méchant et rusé 2. D'autres fois, c'est dans la catégorie générale de la bête de somme (birdawn) que nous poumons découvrir le bardot 8 . La règle la plus commune, toutefois, est d'englober sous le même mot de bagl (pl. bigâl) et le mulet et le bardot 4 . Eux aussi, comme le cheval et l'âne, sont présents un peu partout : preuve que le monde musulman, pour les besoins de son économie, a tranché en sa faveur la question, soulevée par quelques juristes, du droit de l'homme à créer ces hybrides. Pas trace non plus, chez nos auteurs, de la curiosité que suscite, en sa stérilité notamment, le produit de deux espèces difféférentes : il est loin, semble-t-il, le temps où ôâhi?, non content d'en débattre dans son Livre des animaux, consacrait aux mulets tout un traité 5 . Connaissant l'autorité qu'un homme tel que ââhi? confère à ce genre de thèmes, on pourrait s'étonner justement que nos auteurs, à commencer par ce spécialiste des « merveilles » Çagà'ib) qu'est Ibn al-Faqïh, ne leur accordent, dès qu'il s'agit du mulet, aucune place *. La raison en est sans doute que, l'animal prenant de jour en jour plus d'importance dans le paysage quotidien, le goût pour le curieux, laissant là des choses trop connues, cherche ailleurs sa pâture, plus que suffisante ainsi qu'on le verra. C'est un fait que le mulet est omniprésent 1. FAQ, 147 (himâr) ; sur l'ânesse de Balaam, cf. Nombres, XXII, 22 sq., et G. Vajda, dans El (2), I, 1014. 2. MAS (p), § 816 ; le cheval est désigné sous le terme de dâbba, a bidet » (trad. Pellat).* 3. Sur ce sens de biriawn, cf. Blachère-Chouémi-Denizeau, Dictionnaire, cité supra, p. 327, n. 1. Je songe ici & des passages comme HAW, 97 i.f. : le texte, plus complexe que ne le laisserait entendre la traduction Wiet (p. 95 i.f.-96), dit littéralement que les gens du Magrib ont, en fait d'équidés (haylj de qualité, des barâ4ïn et de bons mulets [bigâl). Ou bien l'on fait des barâdïn des chevaux de trait ou de b&t {cf. supra, p. 327, n. 1) et l'on regroupe sous ¿¿¿ai à la fois les mulets et les bardots, comme on le dira plus loin, ou bien l'on établit, à l'intérieur de la catégorie des équidés [hayl) et pour constituer la variété, sous-entendue, des hybrides, un parallélisme plus strict entre les mulets et les bardots, en spécialisant les mots barcfâïn et ligâl en ces deux sens respectifs. RST, 196 (signalé supra, p. 327, n. 1), qui évoque, sans donner le nom du produit, les croisements âne-jument et ânessecheval, emploie, pour ce dernier animal, le mot de birdawn, évidemment entendu ici au sens de cheval de trait ou de bât. 4. Cf., pour ce développement, Ch. Pellat, dans El (2), I, 936-937. 5. Al-Qawl fï l-bigâl, éd. Ch. Pellat, Le Caire, 1375/1955. 6. Le thème de l'hybridation n'inspire que quelques rares lignes : RST, 196 (dans le cadre d'un catalogue de gens ayant été leB premiers à faire telle ou telle chose ou à connaître telle ou telle situation) ; MAS (p), § 816.
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dans le monde musulman. Sur la carte, quelques points forts : à l'est, le Qurâsân oriental et la Transoxiane, qui fonctionnent comme producteurs ou relais des pays turcs, et fournissent les bêtes les plus rapides 1 ; puis les régions montagneuses d'Arménie et d'Àdarbaygân, où l'on élève, notamment autour de la ville de Barda'a, des animaux particulièrement forts, endurants et agiles 2 ; au centre, la vallée du Nil, haute ou basse 3 ; à l'ouest, enfin, le Magrib 4 : si le mulet de Barbarie est particulièrement célèbre, l'Espagne et l'île de Majorque lui disputent la palme. Ici, le mulet, dépassant évidemment l'âne, accède au statut le plus noble, aux épithètes, de vrai, les plus cavalières, à la compagnie des princes 8 . « Il n'y a pas de marchés, en Espagne, où l'on se rende autrement que sur des montures agiles 6 . Les gens ne connaissent donc pas la fatigue 7 de la marche, excepté ceux qui exercent les plus bas métiers. C'est ici, entre tous, le pays des mulets agiles, qui sont sujet d'orgueil et de rivalité. Leur élevage n'a pas son pareil ailleurs, même dans ces centres réputés et ces pays célèbres que sont l'Arménie, l'Arrân, Bâb al-Abwâb, Tiflïs et le Sirwân 8 . Il s'agit de bêtes bien pleines, bien faites et racées. Nombre d'entre elles, de belle mine, de grande stature et de haut prix, sont importées depuis l'île de Majorque... qui a de larges ressources, des fruits à foison et du bétail à bon marché, t a n t les pâtures abondent. L'élevage y est prospère, les bêtes échappent à toute épidémie et ne subissent que peu de dommages : pas de maladie, pas de bêtes sauvages pour faire du mal aux troupeaux. J ' a i vu, plus d'une fois, vendre un de ces mulets cinq cents dinars. Les princes de l'Espagne ne rêvent que d'envoyer leurs bateaux à Majorque : ce sont ces bêtes-là, en effet, qu'ils estiment les plus faciles des mon1. HAW, 449, 464, 502; MUQ, 324-325 ; Hud, 113. 2. ¿AH (t), 160 ; HAW, 346, 348 ; MUQ, 380 ; Hud, 143 : Bardaa est la capitale de l'Arrân, région sub-caucasienne comprise entre les deux autres dans la description (l'ensemble recevant, chez Muqaddasî, la dénomination commune d'arRihâb). 3. YA'Q, 331 (je ne vois pas pourquoi Wiet, trad., p. 186, parle de haras pour l'adj. jurha, ou furraha (agiles, vifs), appliqué aux chevaux, bétes de selle (dawàbb) et mulets) ; FAQ, 252 ; HAW, 162 £./. L'Irak est mentionné comme en passant par MUQ, 362 ; il reçoit surtout Bes mulets, avec la Syrie et le Qurâsân, des régions d'Arménie et d'Adarbaygân : HAW, 346 (le Qurâsân en reçoit aussi de Transoxiane : HAW, 502). 4. FAQ, 252 (trad., p. 304) ; QAW, 86, 97, 103, 114-115 ; MUQ, 239. 5. HAW, 114-115. 6. Fârih et, plus loin, furuh ou furrah ; sur les mots de la racine frh, cf. supra, p. 328, n. 5, p. 331, n. 5, et ci-dessus, n. 3.
7. Mihna : cf. BGA, IV, 357.
8. L'Arménie et les marges sud-orientales et orientales du Caucase : cf. Géographie I I , 260-263, 267, 269. 9. Le texte précise qu'elle est isolée du reste de la mouvance umayyade et regarde vers le pays des Francs. 23
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tures 1 , elles qu'ils préfèrent à toute autre. Et quant à celles qui atteignent cent ou deux cents dinars, il y en a tant qu'on ne saurait les compter. Cet engouement n'est pas dû qu'à ce qu'elles surpassent les plus réputés des mulets par l'élégance de leur pas et la rapidité de leur allure : elles y ajoutent une grande stature, une belle mine, des robes variées et brillantes, un poil onctueux et lustré, une santé sans faille, l'endurance à la fatigue et le consentement aux plus grands efforts. » Bestioles utiles et compagnons discrets L'animal domestique se confond avec les activités des hommes, qu'on décrira plus tard, dans un autre volume. Cette association est si forte que, pour peu que sa petite taille l'y prédispose, il s'effacera tout à fait derrière sa fonction, son produit. Voyez le ver à soie. Réserve faite d'un passage d'Istabrî, repris par Ibn Hawqal 2 , où l'on veut bien nous préciser qu'il « tisse pour lui-même la soie grège », aucune attention n'est prêtée à la bête : encore est-elle prise ici comme référence pour évoquer le kermès. En revanche, la soie, sous l'une ou l'autre de ses formes, naturelle ou traitée, est, elle, massivement présente attestant que le luxe, l'apparat ont pris le pas, dans l'Orient et l'Occident musulmans, sur les préventions des milieux rigoristes. Ajoutons : et qu'ils ont rejeté dans l'ombre la modeste bestiole sans laquelle ils ne seraient pas. A l'inverse, le kermès, incomparablement moins courant, n'en est que mieux traité. Si, comme on vient de le dire, il est parfois rapproché du ver à soie, ailleurs, en revanche, il bénéficie d'une rubrique spéciale, à commencer par le pseudo-ôâhi? du Kitdb at-tabassur bi t-tigdra ; qirmiz désigne et la plante et la bête qui vit à sa racine, en trois régions du monde seulement, l'Espagne, les montagnes au sud-ouest de la Caspienne et le Fârs. La connaissance des lieux et des techniques nécessaires serait l'apanage de certains Juifs, et la récolte se ferait en février 4 . Muqaddasï 5 s'en tient à l'évocation des Arméniennes piquant, d'une pointe de cuivre, les vers sortis de terre. Réalité pure ou enjolivée, c'est presque un luxe de détails, on en conviendra, pour un animal qui ne fait guère, chez nos auteurs, 1. X e forme istawfa'a : cf. BGA, IV, 376. 2. IST, 110 ; HAW, 342.
3. flarïr, qazz, dlbâ§, ibrîsam, ¡¡azz, buzyûn, siqlâtûn, 'attâbl, mubram, etc. :
cf. ÔÀH (t), 158 (avec d'autres noms)-160 ; YA'Q, 278; FAQ, 50, 121, 235, 253, 254 ; IST, 117 (n. 11) ; HAW, 70, 256, 338, 342, 363 i.f., 436 ; MUQ, 174, 323 i.f.325, 416, 442 ; IJud, 102, 105, 131, 133, 134, 138, 143, 151. Cf. « Harïr », recueil d'articles dans El (2), III, 215 sq„ et BGA, IV, 224, 261-262, 295-296. 4. GÀH (t), 158, qui parle d'un s ver » ; le mois de février est désigné par l'iranien isfendârmuz (espendârmuz) ; sur la seconde région (trad. : Târim), cf. V. Minorsky, « Târom », dans El, IV, 709-712 (la localisation en ces montagnes est confirmée par FAQ, 297 : à propos de spécialités et curiosités d'Arménie). 5. MUQ, 381.
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bêtes et le bestiaire
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que des apparitions fort discrètes, noyé parfois dans son propre sang : cette teinture merveilleuse elle-même résumée du nom de sa couleur, rouge, incarnat, cramoisi Le kermès confirme, a contrario, que plus l'animal est domestiqué, connu, et plus l'étrangeté dont il était initialement porteur disparaît au regard de l'homme qui l'exploite : l'hybridation d'où naît le mulet, le cocon du ver à soie, deviennent naturels à force d'être familiers, ils s'oublient, s'effacent derrière la bête utilisée. L'abeille en offre un autre exemple. On nous parle, sans doute, de cire, de miel surtout, vierge ou en rayons, de récolte aux arbres et dans les ruches, de produits dérivés comme le sirop ou l'hydromel, de pays particulièrement riches, de qualités de miel, selon la plante butinée, thym, vigne ou figuier, de couleurs aussi, cette blondeur translucide surtout, si pure, si forte qu'une goutte tombée à terre reste une goutte de miel clair. Soit. Mais l'abeille, derrière tout cela ? Absente, jusqu'en son nom 2. Restent les marginaux de la domesticité 3 : l'éléphant, importé, mais qui n'est pas, à proprement parler, du monde musulman 4 ; le porc, dont l'élevage, extrêmement lucratif, est mentionné à propos de pays où vivent des communautés chrétiennes, le Delta égyptien en l'occurrence 6 , l'Islam persistant, pour sa part, dans son horreur vis-à-vis de l'animal 6. Autre apparition discrète : le chat, l'animal de la maison, domestiqué pour la première fois, nous dit-on, dans la Perse antique 7 , évidemment connu, puisqu'on le prend comme référence pour la description du loup-cervier 8, mais trop connu, justement, pour servir à autre chose qu'à ce genre de repères : dans une petite ville 1. YA'Q, 331 i.f. (Haute-Égypte et Arménie) ; FAQ, 297 (Arménie) ; HAW, 342 (IÇT, 110 ; Arménie) ; ffud, 142-143 (Arménie et Àdarbayèân) ; MUQ, 373, 380. On sait que la technique courante consiste à obtenir la teinture & partir de l'insecte séché. Sur le kermès, cf. M. Lombard, Les textiles dans le inonde musulman, VIJ'-XII' siècle, Paris-La Haye-New York, 1978, 119 sq. 2. ÛÀfl (t), 160 ; YA'Q, 337 ; FAQ, 66, 84, 236 ; RST, 112, 157 (sur l'adj. mâédï, cf. trad., p. 182, n. 7) ; HAW, 74, 76, 77, 86,161, 225, 258, 324, 336, 340, 365 ; MUQ, 84, 86, 145, 180, 184, 224, 324, 373, 384, 393, 421, 429, 452, 479 ; Ifud, 142. Seules apparitions du mot nahl (abeilles) : IST, 27 (HAW, 39 ; abeilles et reine prises comme référence pour une société animale, celle des singes) ; HAW, 77 (avec ruches). 3. Les animaux de basse-cour seront évoqués plus loin, avec les oiseaux. 4. MUQ, 481, signale qu'on importe des éléphants (et aussi de l'ivoire) de la vallée de l'Indus (province musulmane du Sind). Sur l'éléphant, cf. Géographie I I , index (l'intérêt porté à l'animal, domestiqué, s'expliquant, toujours, par le fait qu'il n'appartient pas au paysage quotidien de nos auteurs}. 5. ÇAW, 142 ; MUQ, 206. Cf. Epstein, Domestic animais, op. cit., II, 330. 6. Cf. MUQ, 206, 389 (n. b), cité supra, p. 321, n. 2. Formule reprise ibid., 409. 7. RST, 199. Son statut domestique sert de référence pour celui du hérisson, utilisé, au Sigistân, pour la chasse aux vipères (comme le chat pour les rats). 8. FAQ, 297 (autre référence, note précédente).
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du Fârs, nous dit Muqaddasî, les femmes entrent en rut comme des chattes au moment où les sorbiers sont en fleurs Et le chien * ? Domestiqué en même temps que le chat, et dans le même pays il n'apparaît, lui aussi, qu'à l'occasion d'un trait marquant : sa grande taille, en Arménie 4 . Compagnon de l'homme ? On ne le dirait guère, réserve faite du chien des sept Dormants, évoqué plus haut avec l'ânesse de Balaam, ou d'une tradition qui veut voir, dans l'intelligence de l'animal et le modèle parfait de domesticité qu'il incarne, la présence d'une conscience et même — qui sait ? — d'une âme s . Il se montre plutôt aux lisières mêmes de la vie domestique, courant sus aux bêtes sauvages 6 et tournant même son agressivité contre l'homme : en Haute-Mésopotamie, un couvent, dit du Chien (Dayr al-Kalb), paraît spécialisé dans le traitement des mauvaises morsures, qui exige qu'on passe cinquante jours entre ses murs 7 . Impur et mal vu, sans aucun doute, puisqu'on donne pour un miracle qu'il ne franchisse pas tel enclos sacré, dans les montagnes de Syrie-Palestine 8 ; pour un des désagréments du Caire le nombre élevé de ces bêtes " ; pour une injure évidente la désignation de l'Empereur byzantin par le mot de kalb 10 ; pour un trait de mœurs scandaleux la consommation de la viande de chien, plus ou moins clandestine quand on l'incorpore, comme à Médine ou en Égypte, aux pâtés, mais ouvertement pratiquée dans deux villes du Magrib, où on peut la voir exposée aux crocs des boucheries u . Les sloughis (salûqiyya), quant à eux, sont à part, venus, peut-être, de l'Inde en Arabie du Sud ; mais sont-ils vraiment des chiens, ou des croisements de chien et de renard, de chien et de loup 12 ? 1. MUQ, 436 (et n. n) ; sur le mot gubayrd', cf. Ghaleb, Diction/taire, II, 196, et infra, chap. vi. MUQ, 31, donne quatre mots pour désigner le chat : qifta, linnatvr, hirra et dimma (sur le dernier, cf. Dozy, Supplément, I, 459). 2. Cf. F. Viré, t Kalb », dans El (2), IV, 510-513. 3. RST, loe. cit. 4. FAQ, 295. 5. Supra, p. 332, n. 1 (à noter qu'il est nommé : Dîn, ou Humrân), et WAÇ, 23. 6. MUQ, 188. 7. MUQ, 146. 8. MUQ, 188. 9. MUQ, 200. 10. MUQ, 147, 211, et Géographie II, 479. 11. MUQ, 40, 202 (1. 11 et 15), 243; avec considérations liées au maihab mâli•kite et, pour l'Égypte, & l'éventuelle pénurie, également. Sur le mot qinnârât, cf. BGA, IV, 334. 12. Cf. RST, 135 (référ. bibl., trad., p. 151, n. 4) ; FAQ, 50, 325 ; HAM, 79. Cf., pour les croisements : Bayhaqi, Mahâsin, 105 ; Ibn 'Abd Rabbih, 'Iqd, VI, 234 ; A. Grohmann, < Saluk », dans El, IV, 123. « Les chiens sont impurs aux yeux des musulmans, mais pour les Bédouins, les sloughis ne sont pas des chiens » (W. Thesiger, Le Désert des diserts. Avec les Bédouins, derniers nomades de VArabie du Sud, trad. franç. M. Bouchet-Fornez, Paris, 1978, p. 355).
Les bites et le bestiaire Bêtes sauvages, et d'abord
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rampantes
J ' a i dit en commençant les efforts déployés, en ce haut Moyen Age, contre la bête sauvage, toujours prête à faire irruption en plein cœur du pays des hommes, à surgir aussi, plus d'une fois, dans nos textes, depuis les marges où elle s'était tapie. Souvent, sa discrétion apparente ne serait, après tout, que la rançon de l'habitude que l'on a d'elle : elle n'est pas toujours là, avec l'homme, heureusement pour lui, mais on sait que, toujours, elle est là-bas, et qu'elle attend. Entre deux virgules, dirais-je, nos auteurs se ressouviennent d'elle, l'évoquent, comme en passant, à l'affût du troupeau, ou guettée elle-même, gibier toujours possible, et proie pour les chiens 1 . C'est bien elle que le roi de Perse Sâbûr (Sapor), revenu pour un temps et clandestinement à la condition paysanne, désigne comme la malédiction première de cette vie-là : « Le plus pénible, ce m'était d'écarter des cultures, la nuit, les bêtes sauvages, qui me fatiguaient, me tenaient éveillé et me mettaient à bout. Qui veut me faire honneur en prenne à la chasse, assez pour que, de leurs sabots, je puisse bâtir un monument qui rappelle le temps qui passe et demeure au fil des jours et des nuits. » Les gens, alors, « de s'éparpiller pour la chasse, où ils firent force prises, innombrables même. Le roi fit couper aux bêtes leurs quatre pattes, prélever leurs sabots, puis convoqua les architectes, qui lui bâtirent une immense tour, haute de trente coudées et large de vingt, un bloc de mortier et de pierre, où les sabots furent adaptés et fixés avec des clous de fer, si bien qu'on eût dit que la tour était faite avec les seuls sabots ». Telle est l'origine du monument nommé Dât al-Hawâfir (la Chose aux Sabots), et l'on précise que ces bêtes étaient des onagres 2 . Un monde contenu à grand peine, on le voit, un monde débordant et qui parfois rompt ses amarres, annexe des animaux domestiques envahit, par toute la menue gent rampante, des cités entières. Mais l'insecte, le parasite, le reptile sont-ils sauvages, après tout ? On les croirait, de vrai, eux aussi domestiques, sinon domestiqués, à les voir présents un peu partout. Si présents que cette multitude rampante {hawâmm) — l'une des quatre classes du monde animal selon ôàhi? 4 —, cette vermine (haiardt), ces empoisonneurs, mortels parfois 6 , nous étonnent surtout lorsqu'ils n'existent pas : bienheureux l'hiver ira1. Supra, p. 333 i.f. et 336 ; pour le gibier, cf. par ex. MUQ, 303 et supra,
chap. i, p. 18. 2. FAQ, 247 i.f., 250. 3. On l'a vu pour les ânes, chameaux et moutons, supra, p. 331. Cf. également MUQ, 285 i.f. 4. Les quatre classes sont : ce qui marche, ce qui vole, ce qui nage et ce qui se traîne sur le ventre (yansâh) : GÂH (h), I, 27 (et n. 1), cité par MAS (p), § 864.
5. FAQ, 234 i.f. (jiawâi as-sumûm al-qâiila).
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nien ou la ville d'Ispahan, libres de tous ces hôtes indésirables l , de ces méchantes bêtes qui grouillent sous les climats chauds 2, comme en ces pays du Golfe, par exemple, où se côtoient mouches, bousiers, cafards, serpents, araignées, scorpions, fourmis, moustiques, punaises et cousins 8 . Au mieux, on se satisfera que, de tout cet escadron de malheur, manque au moins l'un des soldats. Et d'abord le scorpion, qu'on ne trouve ni dans les villes de Cazna ou de Hims (Homs) ni sur le plateau iranien, d'où l'ont chassé les talismans d'Apollonius 6. Hors de ces havres de paix, il signale sa fâcheuse présence autour du Golfe, on l'a dit, mais aussi au Magrib, en Syrie-Palestine, au Sigistàn 6 . Encore ces pays n'ont-ils pas, on le devine, le triste privilège de cette calamité : simplement, elle y est plus visible qu'ailleurs, ou plus redoutable 7 . Mais la palme du martyre revient incontestablement à trois pays, dont les scorpions figurent en bonne place dans les anthologies de mirabilia Çagâ'ib) : Nisibe (Nasïbïn), en Haute-Mésopotamie, et, au Quzistân, les deux villes d'al-Ahwâz, la capitale, et de 'Askar Mukram 8 . De description de l'animal, pas trace, sauf pour une espèce, de taille controversée, au post-abdomen non pas relevé, mais traînant à terre, d'où son nom de garrâra ; ce scorpion-là est plus particulier, semblet-il, au domaine irako-iranien, et suprêmement virulent en tout cas *. 1. FAQ, 234 ; MUQ, 388. 2. Cf. supra, chap, iv, p. 304. 3. FAQ, 123 i.f., 234 i.f. ; les deux mots ¿i'iân (sg. ¿u'al) et handfis (sg. /tunfus) désignent les scarabées et, de façon plus générale, les coléoptères ( e f . Ghaleb, Dictionnaire, I, 265-266 et 375 (\}unfusd') ; Dozy, Supplément, I, 409) ; compte tenu du contexte de blâme où se place Ibn al-Faqïh, j'ai choisi deux noms à connotation péjorative : bousiers et cafards (ces derniers orthoptères). 4. IÇT, 46 ; HAW, 176 ; MUQ, 304. Sur le cas de Him? (Homs), voir aussi un peu plus loin. 5. FAQ, 240 (pour Hamadàn) ; MUQ, 384 (pour le Gibâl dans son ensemble ; contredit, pour QàSân, par ibid., 390 [cf. Hud, 133), mais il est vrai que cette ville est aux lisières d'une autre région, le grand désert de Perse, et, surtout, que les scorpions y ont été introduits par une guerre < bactériologique » : cf. infra). 6. Pour le Magrib, c'est Tabarqa qui est célèbre : on compare seB scorpions à ceux de 'Askar Mukram, dont on va parler : cf. 1ST, 34 ; HAW, 74 ; Hud, 154. Pour les autres régions citées, cf. FAQ, 212 (devenus plus rares en Irak, autour de Ctésiphon du moins, toujours grâce à Apollonius), 234 ; MUQ, 167, 175, 186, 305, 421 ; Ifud, 150. 7. E x . : les scorpions sont extraordinaires à Qâsân, abondants à Hims, gros et mortels à Tabarqa (MUQ, 390 ; Hud, 150, 154) : la moyenne de référence est, on le voit, implicitement évoquée. 8. FAQ, 233 ; 1ST, 52, 64 ; HAW, 214, 256 ; MUQ, 141, 410 ; Ifud, 140. 9. FAQ, 212, parle d'un gros scorpion, tandis que 1ST, 64 (HAW, 256), dit que la taille, petite, est celle de la feuille de la férule (Asa foetida : angutfan : cf. Ghaleb, Dictionnaire, I, 103-104, et infra, chap, vi ; rectifier la trad. Wiet, p. 253, « silphium »). Sur le scorpion garrâra (belisar), cf. Ghaleb, Dictionnaire, I, 256 ; pour la localisation, on notera que les scorpions de Tabarqa, s'ils sont comparés à ceux
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Tout l'intérêt, à la vérité, est accaparé par les méfaits de l'animal et la façon dont s'en protéger. Car, avec lui, il s'agit parfois de mort, et plus rapide, plus sûre qu'avec certains serpents 1 ; le conquérant musulman, Abû Musa al-As'arî, piétinant devant la ville assiégée de Qâsân, imagine, pour la réduire, de se faire apporter, par jarres entières, des scorpions de Nisibe : cette guerre « bactériologique » aura raison de la cité affolée 2. N'insistons pas : le scorpion est décidément une vilaine bête, et c'est juger quelqu'un que de comparer sa langue au dard venimeux et redouté 3 . Essayons plutôt de combattre l'ennemi : si nous est refusée la chance d'avoir, comme les rois, un Apollonius et ses talismans sous la main, nous pourrons toujours utiliser les services d'un saurien, le hirdùn, qui a l'heureuse habitude de s'attaquer aux scorpions 4 . Si le mal est fait, nous poserons sur la morsure un osselet de lièvre ; à Hims, en Syrie, nous appliquerons un peu d'argile sur la girouette de la ville ou sur une pierre blanche figurant un être mihomme mi-scorpion, puis nous la boirons après l'avoir délayée dans de l'eau ; en Anatolie, un mélange semblable sera obtenu à partir d'une poussière blanche qui sort miraculeusement d'une église, la nuit précédant les Rameaux 5. Le scorpion nous introduit dans tout un monde quotidien et insupportable : celui du scarabée, l'animal de l'ordure 6, de la fourmi qui mord ', de la tique malfaisante 8 , de la guêpe importune, acharnée à rôder autour des viandes et des fruits 9 . Une surprise : l'absence du pou, mais un quatuor d'irréductibles : la mouche, le moustique, la punaise et la puce. Ici encore, l'absence du mal est signalée, ici encore, ce sont les hautes terres d'Iran que l'on exalte, avec leurs hivers desde 'Aakar Mukram, ne le sont que pour l'effet et la rapidité de leur piqûre, non pour la taille ; au reste le nom de §arrâra n'est-il pas donné à propos de Tabarqa. MUQ, 410, 1. 5, donne le mot kuzOdâ [cf. BGA, IV, 340). 1. IST, 34 (HAW, 74), 64 (HAW, 256) ; Hud, 140, 154. 2. MUQ, 390. Sur Abû Mûsâ al-A5'arï, cf. L. Veccia Vaglieri, dans El (2), I, 716-717. 3. FAQ, 237 ; MUQ, 305 (cité supra, chap. iv, p. 304) ; cf., dans le lexique, autour de l'image de la queue dressée du scorpion, le sens des mots iawla et Sawwâla. 4. FAQ, 63 ; le hirdûn (hirdawn), l'agame, rappelle le caméléon : cf. Dozy, Supplément, I, 268, 332 (S.P. « hunaySa ») ; Ghaleb, Dictionnaire, I, 300. 5. FAQ, 76, 112, 295 ; MUQ, 186. 6. Cf. supra (p. 338, n. 3) : Kazimirski, s.v., traduit ¿ual et J u n f u s par le mot courant de « fouille-merde ». Aucune trace, on le voit, des traditions de l'ancienne Égypte. 7. Évoquée supra, ibid. ; on se rappellera que, dans un contexte fabuleux (et non musulman), l'appétit des fourmis, proportionné & leur taille énorme (elles sont grosses comme des chats), leur fait dévorer les hommes : cf. Géographie I I , 175. 8. MUQ, 174 (avec l'épithète mu'din) ; sur le terme dalam, c f . BGA, IV, 237. 9. Zunbûr, guêpe ou frelon : FAQ, 214 (ici encore, intervention d'Apollonius).
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tructeurs de miasmes et de germes 1 . Le reste, indifféremment, semble baigner dans cette compagnie tracassière et familière, qu'on ne signale vraiment que lorsqu'elle s'impose, au plein sens du terme 2 , et notamment par un trait particulier : non pas l'abondance, mais la surabondance 8 , ailleurs la taille de l'insecte ou sa puanteur 4 , son agressivité surtout, qui fait comparer, en iranien ou en arabe, l'assaut des puces à celui des loups, et les punaises en action à autant d'épingles, déplorer les douceurs d'un automne gâché, courir à la cabane bien close, à la mosquée miraculeusement épargnée ou à la moustiquaire s . Tous les insectes, heureusement, ne sont pas nuisibles. II en est même de drôles. Voici les lucioles, ou les lampyres, tels que les décrit Muqaddasï * : « Au village de Mata, dans le canton d'az-Zârgânân 7 , il existe une petite bête rappelant le scarabée : elle court quand la nuit bat son plein, et brille comme une lampe ; si, de jour, vous regardez, sur l'animal, l'emplacement de la lueur, vous le verrez vert. » Aucune difficulté non plus à deviner l'insecte qui se cache derrière cette évocation 8 : dans les pays situés au sud de la Caspienne, la saison des raisins voit apparaître une bestiole noire et brillante, plus mince qu'un ver, moins grosse qu'une sauterelle, et moins longue que le petit doigt. « Elle a mille pattes, courtes et plantées sur le ventre ; lorsqu'elle les remue, on dirait une onde qui s'agite. » Autour des serpents Qu'est-ce qu'un reptile, un vrai ? Tout ce qui rampe (hawâmm), évidemment, et 6âhi?, un peu plus haut, a déjà répondu en ce sens. Mais le même auteur, présentant, sous un autre mot (haiaràt), cette foule animale qui colle à la terre, évoque, à côté des serpents et des sauriens, les scarabées, scorpions, mites, tiques, araignées ou fourmis, et aussi 1. FAQ, 212, 214, 233-234 ; MUQ, 304 (pour Gazna), 384, 388 ; Hud, 110. 2. Cf. pour les mouches : FAQ, 214, 233, 234 ; MIS (b), 38 ; MUQ, 95, 358, 411. Pour les moustiques ( b a w f ) et cousins (§irgis) : FAQ, 234 ; R S T , 185 ; HAW, 383 ; MUQ, 125, 413 ; Hud, 134. Pour les punaises (baqq, mais le mot peut être aussi celui du cousin) : FAQ, 234 ; HAW, 159 (trad., p. 157 : insecte) ; MUQ, 119, 125, 200, 359, 410, 413, 466, 479. Pour les puces : FAQ, 118, 212, 233 ; MUQ, 161, 164, 175, 200, 281, 354, 358, 410, 411. 3. HAW, 383 ; MUQ, 95,161,164, 200. Dans le même esprit, la sauterelle n'apparaît que pour évoquer, par analogie, la multitude de la population du Caire : MUQ, 198. 4. MUQ, 200, 359. 5. FAQ, 118 ; R S T , 185 (à propos des gardes, dans le grand marécage irakien : cf. supra, chap. n , p. 203 i.f.) ; MUQ, 119, 125, 358 (avec le mot kurkân, de l'iranien gurgân, pl. de gurg, loup ; le mot arabe di'âb est donné ibid., 411), 413 (sur ce passage, cf. supra, chap. iv, p. 305, n. 5) ; Hud, 134. 6. MUQ, 397. 7. Dans la région d'Ispahan : cf. Schwarz, Iran, V, 642. 8. FAQ, 313, repris, avec quelques modifications, par MUQ, 368.
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les gerboises, taupes, rats, belettes, putois ou hérissons 1 . On voit la différence des classements 2 : c'est ici le rapport à la terre, le manque d'altitude de l'animal qui créent ce que nous appellerions la classe. Mais revenons, ne serait-ce que pour la commodité d'un exposé d'aujourd'hui, à ce qui est, pour nos yeux à nous, reptile 3. En voici un d'énigmatique, celui que Mas'ûdî appelle 'irbid, et qui serait particulier à une région d'Arabie, si particulier, même, que, capturé et transporté en dehors de son habitat, il s'échappe et le regagne. Le nom de 'irbid et les animaux auxquels ôâhi? associe cette bête nous renverraient à un serpent des sables. Mais un serpent parmi d'autres, justement, aurait-il suscité tant d'intérêt qu'un calife eût demandé qu'on lui en capturât quelques spécimens, comme il le fit pour le nisncis, curiosité célèbre que nous retrouverons plus loin ? Et puis, on utilise, nous dit Mas'ûdî, le 'irbid, comme ailleurs le hérisson, pour éloigner les serpents. Il faut donc, semble-t-il, quelque chose qui ne soit pas un serpent, et qui pourtant lui ressemble assez, puisque Mas'ûdî précise, si j'ose m'exprimer ainsi, que le 'irbid est « quelque chose comme les serpents ». J'inclinerais à opter pour un petit saurien, de l'ordre des scincidés, animaux au corps effilé et aux très courtes pattes, qui se meuvent dans le sable aussi naturellement que les poissons dans l'eau, et chassent parfois les serpents 4. 1. G AÇ (h), VI, 20-22. 2. Ailleurs (ibid., I, 27), les haiardt semblent être les bestioles au sens large, l'une des quatre classes (avec l'homme, le quadrupède herbivore et le carnassier : cf. Dictionnaire de Blachire-Chouémi-Denizeau, s.v. « bahima ») de la catégorie des bétes qui marchent (pas les « insectes », comme le propose le Dictionnaire, loc. cit., puisqu'il est dit, tout de suite après, que ces fyaiarât reproduisent — sousentendu : en plus petit — des modèles fournis par les quadrupèdes herbivores et les carnassiers). Cf. une autre discussion, 6 À H (h), IV, 471 sq. 3. On s'étonnera de la discrétion du ver au milieu de toutes ces bestioles rampantes, insectes, reptiles ou autres. De fait, hors les vers de la soie et du kermès, nos textes n'évoquent guère cette espèce (IJud, 54, à propos du lac d'Urmiya ; MUQ, 384, signale son absence comme un des agréments du âibâl ; ibid., 397 : simple mention de la sangsue ; cf. BGA, IV, 303). Au reste cette place modeste est-elle déjà un trait des ffayawân de Gâhi? (cf. index, s.v. « dud »). Si le ver est, à l'occasion, cité parmi les bêtes qui rampent (op. cit., IV, 271), il n'apparaît pas, en revanche, dans l'évocation des haSarât dont on a parlé. Sur les vers énormes (et légendaires) du Dunbàwand, cf. chap. i, p. 68. Autres apparitions de vers, dans des contextes fabuleux, chez MAS (p), § 1193 (et n. 2), 1203 ; IÇT, 27 (HAW, 39). 4. On voit d'ordinaire, dans cet animal ('irbid, 'irbidd, 'irbadd), une vipère des sables d'Afrique et d'Arabie, l'échis (Lisân, s.v., et Ghaleb, Dictionnaire, I, 37, s.v. « 'irbid »). GÀH (h), VI, 21, 33, range le 'irbid parmi les haSarât, mais en précisant que, malgré la ressemblance des formeB, il n'est pas un serpent, pas plus que ne sont serpents le huffâi et le dassâs. Pourquoi ? Parce que, dit-il, ces trois animaux, n'ayant pas d'oreilles proéminentes, devraient pondre, comme font les serpents, et non être vivipares, cas des animaux à oreilles proéminentes (le cas de la vipère est expliqué ibid., VII, 128). S'agit-il donc, à travers ces trois animaux, de serpents, mais « faux » puisque vivipares ? Le huflât est déclaré tantôt serpent
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Voici, p o u r en rester, u n instant encore, a u x sauriens, des b ê t e s m o i n s m y s t é r i e u s e s : l ' a g a m e ( f i i r d û n ) , l ' e n n e m i des scorpions, o n l'a dit, m a i s aussi d u chevreau, auquel il m a n g e l'oreille ; utile, de t o u t e f a ç o n , p a r sa fiente, contre les douleurs d e l'œil, et par sa graisse, qui, étend u e sur notre corps, le protège si bien des crocodiles q u e c'est n o u s , alors, qui p o u v o n s les c a p t u r e r 1 . P a s d e lézards, en g é n é r a l 2 , m a i s d e s p a r e n t s : le v a r a n (waral), p l u t ô t e x o t i q u e à la vérité, et p l u s o u m o i n s b i e n distingué d u crocodile 3 , et s u r t o u t le t y p e m ê m e des scincidés, le scinque (iSqanqùr, saqanqùr) 4 : son h a b i t a t , à en croire Ibn H a w q a l , serait l i m i t é a u x d e u x fleuves frères, le Nil, p l u s p r é c i s é m e n t l e Nil supérieur, et l ' I n d u s . Le scinque, quoi qu'il en soit, c o m p t e a u n o m b r e des mirabilia Çagâ'ib) de l ' É g y p t e . Croisement d u crocodile e t d'un poisson, il diffère de celui-ci par ses q u a t r e p a t t e s et de celui-là {ibid., IV, 148), tantôt non (VI, 33, 345), même si — reconnaissent les tenants de la seconde thèse — son alimentation (rongeurs) et son sifflement afireux le font ressembler aux serpents les plus redoutables (Ghaleb, Dictionnaire, I, 314 : couleuvre). Il semblerait donc qu'un serpent, pour être vraiment classé comme tel, doive être non seulement ovipare, mais aussi dangereux, soit par sa taille soit par son venin (par les deux quelquefois : cf. GÀH (h), VI, 148). De ce dernier point de vue, on comprendrait pourquoi le 'irbid serait lui aussi, i volonté, serpent ou non, selon qu'on adopte, pour ce mot, l'acception de serpent redoutable, la plus juste selon le Lisân, ou l'autre, elle aussi attestée par le Lisân, celle de serpent inoffensif. Reste le dassâs (GÀH (h), IV, 222 i.f., VI, 21, 32-33, VII, 65 Ï./.-66, 126), vivipare quoique doté d'oreilles non proéminentes, présenté tantôt comme serpent, tantôt non (cf. ibid., IV, 222 i.f.) ; le Lisân, s.v., et Ghaleb, Dictionnaire, I, 402 (n° 8339-8340), distinguent dassâs, nom d'un serpent (redoutable selon le Lisân, non venimeux selon Ghaleb : eryx), et dassâsa, seps (celui-ci, au sens strict, localisé en diverses régions d'Europe méridionale). C'est pour un animal de cette espèce que j'opte, compte tenu des arguments énoncés et de l'association étroite que Gâhi? fait entre 'irbid et dassâs (dassâsa est inconnu de lui), mais, est-il besoin de le préciser, sans certitude absolue : il est décidément indispensable de dépouiller en profondeur cette somme qu'est le Kitâb al-hayawân. Pour l'évocation du 'irbid, cf. MAS (p), § 491, 1344, 1345. Sur les scincidés, cf. L. Bertin, La vie des animaux, Paris, II, 1950, p. 25-26, et Coutière, Le monde vivant, op. cit., II, 121 (à noter qu'un animal ressemblant, un anguidé celui-là, le Pseudope de Pallas, est réputé comme chasseur de vipères : ibid., 118). 1. Référ. supra, p. 339, n. 4 ; MUQ, 208, compare le hirdùn et le crocodile pour leur forme. 2. FAQ, 66 (le mâle a deux organes génitaux, comme le scinque et le varan) ; Hud, 155 (nombreuses peaux de lézard exportées de Malaga, pour ornementer les poignées d'épée). 3. Associé au lézard et au scinque par FAQ, 66 ; évoqué pour les rivages africains de l'océan Indien par MAS (p), § 216 (avec le mot iranien correspondant, sûsmâr), pour le Nil par RST, 80 (avec assimilation varan-crocodile, celui-ci étant donné comme le varan d'eau, plus gros). Évoqué dans Géographie I I , 180. 4. FAQ, 66, 252, 255 ; HAW, 148/13,150. Cf. L. Keimer, Interprétation de quelques passages d'Horapollon, Le Caire (Supplément aux Annales du Service des Antiquités d'Égypte, cahier n° 5), 1947, p. 49 (communiqué par J. Yoyotte) ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., II, 120.
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par sa queue ronde et sans écailles. Ibn al-Faqïh prête au mâle deux organes reproducteurs : rien d'étonnant à ce que le scinque, par sa viande ou sa graisse, soit, selon une tradition bien établie, un aphrodisiaque puissant. Il ne s'agit là pourtant que de demi-reptiles : les vrais, par définition, comme pour nous, ce sont les serpents. Définition instinctive, du reste, plus que réellement taxinomique. Les mots qui, dans nos textes, désignent les serpents, hayya, îubân et af'â, ne permettent pas toujours, selon la stricte lexicographie arabe, de cerner précisément les caractères descriptifs de l'ordre, ni d'établir, d'ébaucher même, quelques-unes des familles qui le composent. Si hayya renvoie au serpent en général, tubân peut s'employer, nous dit-on, hors de toute considération de taille ou de sexe 1 , tandis que af'â référerait à certains aspects de la reptation ou à des traits morphologiques : largeur du corps et plus particulièrement de la tête 2. L'usage courant n'a guère introduit que deux précisions, en sens inverse semble-t-il : dans l'ensemble toujours désigné par le terme de hayya, tu'bân serait, venimeux ou non, le gros serpent 3, et af'â le serpent venimeux, gros ou non 4 . Enfin, ûâhiz et les encyclopédistes aidant 5 , une autre spécialisation intervient, par le biais de la géographie : af'â sera la vipère du Sigistân et d'al-Ahwâz, tu'bân le serpent d'Égypte : cobra, naja haje 6. 1. Cf. Liaàn, s.v., repris par Ghaleb, Dictionnaire, I, 238. Sur les flottements du lexique et de la zoologie, cf. J . Ruska, t Hayya », dans El (2), III, 344-345. 2. Lisân, s.v. 3. Cf. Dictionnaire de Blachère-Chouémi-Denizeau, II, 1172 i.f. 4. Cf. Ghaleb, Dictionnaire, I, 79. Cet emploi est perceptible, en filigrane, chez Muqaddasï ; il nous dit (MUQ, 384) qu'il n'y a pas de afd'l (pl. de af'â) au ôibâl (haut plateau iranien). Quelle est donc la catégorie opposée, celle des serpents habitant le âibâl ? C'est celle des serpents non venimeux, petits ou gros {cf. MUQ, 397), où l'on nous parle de gros serpents, longs d'une à cinq coudées, des colubridés sans doute, qui doivent être réputés inoffensifs puisqu'on ne nous dit rien d'autre sur leur compte (le mal causé par le serpent n'est pas de ceux sur lesquels nos auteurs font silence, bien au contraire), et, d'autre part, de serpents clairement présentés comme inofiensifs puisque les enfants s'en amusent (la petitesse, bien que passée sous silence, allant de soi compte tenu du rapport aux enfants). Si les serpents du ôibâl sont, petits ou gros, non venimeux, la catégorie opposée, celle des absents, rassemblera les serpents venimeux, petits ou gros. 5. Cf. GÀH (a), 192 ; ÔÀH (h), IV, 142, 226 ; TA'À, 124 ; pour Mas'udi et Ibn al-Faqïh, cf. note suivante. 6. Pour hayya, cf. RST, 157, 159, 161 (Iran) ; FAQ, 234 (Irak et Golfe), 240 (Iran), 265 (Iran), 266 et 268 (Iran, avec hawâmm : reptiles) ; MAS (p), § 491 (Arabie), 709 (confins septentrionaux de l'Arabie et Quzistân) ; MIS (b), 38 (régions au sud-est de la Caspienne) ; HAW, 158 (IST, 42 : confins nord-est de l'Égypte), 214 (Nisibe) ; MUQ, 175 (Jéricho), 186 (n. Y : Jérusalem), 252 (désert d'Arabie; aussi 254, n. i), 297 (Sigistân), 305 (même pays), 410 (al-Ahwâz), 459 et 466 (Kirmân : longs), 489 (généralité sur la façon de tuer les serpents) ; Hud, 140 (Nisibe), 150 (Çim ? ). Pour la vipère (af'à), cf. FAQ, 61, 208, 233 (Si|istân) ; Hud, 130 (al-
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Vrais reptiles, mais aussi vrais serpents : ceux qui portent la mort. Heureux pays que ceux d'où le maléfice est absent 1 , comme pour la vermine. Grâce aux talismans d'Apollonius, le plateau iranien (Ôibâl) a vu ses serpents confinés sur une montagne, ou enchantés, rendus inoffensifs, devenus, au propre, des jouets pour les enfants Ailleurs, on se protège ou guérit comme on peut : par les pratiques magiques, à Jérusalem 8 , par des antidotes, ici une herbe ou un mélange d'eau et d'argile miraculeuse 4, ailleurs la chair même du serpent s . Le plus sûr moyen est encore de s'en remettre aux bêtes. Indirectement, d'abord : tout le monde sait qu'un serpent est incapable de se creuser un trou lui-même, et obligé de prendre celui d'un rat. Éloignez donc les rats par un moyen quelconque, et vous serez débarrassé des serpents par la même occasion 6 . Mais la meilleure lutte passe par les ennemis déclarés du reptile 7 : contre la vipère, le Sigistân a le hérisson, officiellement protégé et dont la chasse est interdite : il tient, un peu partout, la même place que, chez nous, le chat de la maison ; en Égypte, c'est une sorte de mangouste (nims), l'ichneumon, chat ou rat de Pharaon, très vif et dont l'aspect rappellerait une petite marmite ; une merveille de ce monde, en tout cas : saisi par le cobra qui s'enroule autour de lui, l'animal lâche un souffle, ou un vent, qui coupe son assaillant en deux, parfois même en plusieurs morceaux. Le serpent mérite-t-il un autre sort ? On connaît son rôle au jardin d'Éden, sa chute, à Ispahan, où les talismans d'Apollonius durent, une fois encore, lui donner la chasse, ou du moins contraindre ses méfaits 8 . Au delà de l'animal se profilent des forces obscures, celles Ahwâz). Pour le cobra (Égypte), cf. GÀH (a), 192 (les ta'âbïn (pl. de tu'bân) ne se trouvent qu'en Égypte) ; FAQ, 60 Ï./.-61, 208, 233 ; MAS (p), § 492. 1. On notera au passage, comme un trait supplémentaire à inscrire à l'inspiration essentiellement orientale de cette géographie, que les pays & serpents se situent à l'est, en partant de l'Égypte. 2. FAQ, 240, 265, 266, 268 ; RST, 159, 161 ; MUQ, 384, 397 (cité supra, en note). Qim; est libre de serpents comme de scorpions (ils y meurent dis qu'ils y arrivent) : I§T, 46 ; HAW, 176. 3. MUQ, 186 (n. /), trad., p. 232, n. 96 (il s'agit d'une plaque de marbre portant deux inscriptions un peu efîacées : i Muhammad, envoyé de Dieu », et « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux »). 4. RST, 157, trad., p. 183, n. 5 (sur cette herbe (muhallifa, litt. : celle qui libère, qui sauve), cf. également Ghaleb, Dictionnaire, II, 460) ; FAQ, 295 (cité supra p. 339, n. 5, à propos des scorpions). 5. MUQ, 175 (n. b), où les serpents, gr&ce à leur chair, sont dits antidotiques (liryâqiyya) : cf. BGA, IV, 197. 6. RST, 161. 7. GÀH (a), 192 ; GÀH (h), IV, 120-121 (repris, avec variantes éventuelles, par FAQ, 60 Ï./.-61, MAS (p), § 492 (cf. aussi n. 5 de la trad.), et TA'À, 98) ; FAQ, 208 ; MAS (p), § 491. Pour l'ichneumon, la tradition remonte à l'ancienne Égypte (un cas contraire, supra, p. 339, n. 6) : cf. Coutière, Le monde vivant, op. cit., I, 235. 8. FAQ, 268, et référ. ci-dessus, n. 2.
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qui gîtent dans la terre et l'eau, comme en cette fontaine, d'Iran toujours, qui rejette, au printemps, un poisson et un serpent noir, après quoi l'eau disparaît pour tout un an Animal tabou : il faut être pauvre comme un Bédouin pour en manger la viande 2 . Animal paria, qu'on tue à coups de pierre 3 . De toute façon, maudit ou non, il est trop dangereux 4 . Car c'est là, surtout, ce qu'on lui reproche : d'être la mort, ambulante ou lovée, aux aguets, toute prête, foudroyante 6 . L a terreur amplifie les puissances de l'animal : parfois, c'est de son seul regard qu'il tue tandis qu'en Égypte, c'est l'alliance de la taille et du venin qui frappe l'imagination : un seul pas à faire, et l'on dira que, sans l'ichneumon, la population entière aurait été, à l'image des animaux dont se nourrissent les cobras, non seulement piquée, mais avalée 7 . D'autres fois, enfin, l'animal joint à ses armes une agilité démoniaque, témoin ce serpent « sauteur » (wattâba) à deux têtes, de Susiane ou des déserts au nord-est de l'Égypte, petit celui-là, mais qui, depuis le sable ou la poussière qui le cache, bondit jusqu'aux montures et même dans les palanquins : si terrible, si foudroyant que ses victimes ne le voient même pas et que leur mort est crue naturelle. C'est à lui que, dans sa détresse, Cléopâtre fit appel. On aura reconnu, même si sa vivacité est quelque peu exagérée, la célèbre vipère à corne, ou céraste 8 . 1. MUQ, 397. Sur le symbolisme du serpent, cf. Eliade, Traité d'histoire des religions, op. cit., 182-183, 377-378 et passim. 2. MUQ, 252, 254 (n. i) ; l'interdiction alimentaire englobe le serpent dans la catégorie générale des haiarât [cf. supra, p. 340 i.f.) : cf. Laoust, Le précis de droit d'ibn Qudàma, op. cit., 224 ; cf. GÀH (h), IV, 43, 302 (serpents bons à manger, selon les médecins et les philosophes ; mangés par les Bédouins, parfois au péril de leur vie : il n'est pas question, on le voit, d'usage courant). 3. MUQ, 489 ; le serpent est une créature de Satan, et le tuer est compté au nombre des actions licites, voire recommandées : cf. GAH (h), I, 307, II, 293, IV, 300 et passim. Attitude parfois plus nuancée, qui distingue entre le serpent méchant et le serpent inoffensif : cf. WAS, 21-23. 4. On peut mourir, rapporte GÀH (h), II, 138, de vouloir le tuer à coups de bâton, car, la distance étant trop courte, l'homme est touché par « quelque chose » qui émane de l'animal. 5. Insistance sur la mort dans GÀH (a), 192 (Égypte) (repris par plusieurs auteurs : supra, p. 344, n. 7) ; MAS (p), § 491* ; HAW, 214. 6. MIS (a), 15 ; cf., en dehors de l'Islam, Géographie II, 92, 184. La terreur, elle aussi, peut être mortelle à elle seule : cf. GÀH (h), IV, 121. 7. G AH (a), 192, repris, sur ce point, par FAQ, 61, mais nuancé par MAS (p), § 492 : sans l'ichneumon, les cobras seraient venus à bout des Égyptiens (sous une formulation voisine, décalque dans MAS (p), § 491, pour le Si£istân : sans les hérissons, la population serait détruite par les vipères). Sur les vieux souvenirs de pythons existant encore dans l'Égypte prédynastique, et sur la taille du naja haje, cf. L. Keimer, Histoires de serpents dans l'Égupte ancienne et moderne. Le Caire, 1947, p. 30 sq. (« Mémoires de l'Institut d'Egypte », L). 8. MIS (b), 38 ; MAS (p), § 709-710 ; IÇT, 42 ; HAW, 158. Le serpent est dit iibriyya (long d'un empan : cf. BGA, IV, 270) ou fitriyya (de fitr, distance entre les extrémités du pouce et de l'index tendus). C'est Mas'ûdï qui donne les détails
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Géographie humaine et milieu naturel de tout poil
Les quadrupèdes sauvages sont d'une déconcertante discrétion dans nos textes, à force même, disais-je plus haut, d'être familiers à l'horizon des Orientaux de l'an mil. Quand ils surgissent, ou plutôt resurgissent, nous nous apercevons qu'ils ne nous avaient jamais quittés : simplement, c'est nous, et nous seuls, qui les avions oubliés. Voyez les carnassiers, que l'on évoque seulement par le biais de leurs victimes ou de leurs ennemis, les troupeaux ou les chiens, eux-mêmes connus, trop connus 1 . Le lion ? Rien d'autre qu'un animal d'histoire ancienne ou de légende : celui qui, en Êgypte, tua le fils de la Vieille et décida celle-ci à construire son fameux Mur ; un autre à Hamadân, mais c'est un lion de pierre, qu'Apollonius sculpta pour protéger le pays des excès du froid ; d'autres appartiennent au lointain passé de l'Irak, quand Apollonius, toujours lui, les pourchassa autour de Ctésiphon, tandis qu'en Syrie, c'est un calife umayyade, on l'a vu, qui lâcha sur eux des troupeaux entiers de buffles 2. On en dirait autant des légendes du loup, monstrueux et gros comme un mulet, au mont Dunbâwand, ou s'arrêtant net, dans sa poursuite de la gazelle, lorsqu'il atteint les limites du territoire sacré de la Mekke 3 . E t puisque apparaît la gazelle, constatons que, pour être comme la classique antithèse du fauve, elle partage ici le même sort et reste confinée à la légende, témoin celle qui illustre les exploits cynégétiques du roi iranien Bahrâm Gûr : une jeune esclave l'ayant défié de percer d'une seule flèche le pied et la tête de l'animal, le roi le figea dans la mort au moment où, de sa patte, il se frottait l'oreille ; après quoi, la gazelle fut ensevelie dans un surperbe tombeau, aux côtés de la belle esclave assassinée, elle, pour prix de son impertinent défi 4. Autre occasion, plus fréquente, de mentionner la bête sauvage : le commerce. Qu'est-ce qu'une panthère, sinon une peau à vendre 6 ? Mais les peaux par excellence, ce sont les fourrures, et noms de foursur le caractère foudroyant de la morsure : Içtaljrï et Ibn Hawqal parlent simplement du « mal » causé par la bête. Cf. (communiqué par J. Yoyotte) Keimer, Histoires de serpents, op. cit., 11 ; Études d'igyptologie, VII, Zoologica III, Le Caire, 1945, p. 9, 25 et passim. 1. Cf. supra, p. 337. 2. Cf., respectivement, FAQ, 60 (sur le mur de la Vieille, cf. supra, chap. ii, p. 180), 240, 212 et 113 (cité supra, p. 320). 3. Cf. FAQ, 277 ; RST, 57. 4. FAQ, 256-257 ; cf. Cl. Huart et H. Massé, « Bahrâm », dans El (2), I, 967968. Animal connu, très connu, depuis la vieille poésie arabe (si connu qu'on lui compare le chevrotain porte-musc, pour donner une idée de celui-ci; SIR, 111, à propos du Tibet) ; autre apparition furtive, avec la panthère et le guépard, dans MAS (p), § 475. 5. Peaux exportées des pays berbères et du Sud marocain : GÀH (t), 159 ; Hud, 154. Pour le monde non-musulman, cf. Géographie I I , 173, 179, 200.
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rures tous ces animaux qu'on nous énumère sans les décrire le moins du monde, sauf à donner, d'aventure, quelque maigre détail sur le pays d'origine, la couleur ou la qualité du poil : martre (zibeline ou non), petit-gris, renard, hermine, fennec, lièvre, loutre, castor, fouine, loup-cervier... 1 . Le dernier seul éveille un peu plus d'attention : il rappelle le chat, a des articulations souples, une peau soyeuse et de grand prix, des crocs et des griffes qui, séchés, constituent le meilleur des charmes pour se faire aimer 2 : le loup-cervier, on le voit, ajoute, à l'intérêt du commerce, celui de la curiosité. Même regard sur les rongeurs. Le plus ordinaire, le rat, n'apparaît que dans l'histoire, décidément inépuisable, des prouesses d'Apollonius, qui en débarrassa Ispahan par un talisman protégeant sa muraille 3 . Avec le rat musqué reviennent les préoccupations du commerce 4 ; la gerboise, malgré son aspect insolite, n'appelle qu'une réflexion sur les Bédouins, qui en consomment la chair s . Le plus surprenant de tous ces petits quadrupèdes, de toute façon, n'est pas un rongeur, mais 1. Sammûr, sin§db, ta'lab, qâqum (qâqûn), fanak, harkûé (iranien hargûS : c f . BGA, IV, 224), kalb al-mâ' (cf. Dozy, Supplément, II, 481 ; signalée, sans plus, par IST, 111, à propos du lac d'Urmiya), hazz (cf. BGA, IV, loc. cit.), dalaq (dalah : cf. BGA, IV, 237), waiaq : cf. û Â H (t), 157 (avec mention, n o t a m m e n t , du castoréum), 159 ; FÂQ, 235, 313 (simple allusion à renard et fouine pour évoquer, p a r référence, u n a u t r e animal) ; HAW, 465 ; MUQ, 239 (martres nombreuses à Tudèle), 324-325 (avec, également, peaux de chèvre : c f . supra, p. 323, n. 6), 396. P o u r le trafic des fourrures a u x frontières d u monde musulman, cf. FAQ, 84 ; YA'Q, 278 (préparation des peaux au Quwàrizm, qui les reçoit des pays turcs ou de l'Europe orientale : cf. H A W , 482 ; MUQ, 325, 1. 4) ; H A W et MUQ, loc. cit. Sur un lièvre comme proie d ' u n vautour, cf. MAS (p), § 471. 2. FAQ, 297. 3. RST, 161 ; moyen indirect de lutte contre les serpents : cf. supra, p. 344. 4. FAQ, 11 : ce « r a t musqué » [fa'r al-misk) serait exporté de l ' I n d e musulmane (Sind) a u x îles de la Sonde (cf. YA'Q, 366 : le Sind est exportateur de musc) ; c'est la femelle qui porterait le musc, d o n t l'odeur est déclarée inférieure à celle de la civette. B U R , 64 (à propos de Ceylan ; cité, avec FAQ, loc. cit., dans Géographie I I , 94, n. 3), distingue une « bête à musc » (dâbbat al-misk) d'une « bête à civette » (dâbbat az-zabâd). La seconde est la zibet (zibeth) asiatique, correspondant a u x civettes et genettes d ' E u r o p e ou d'Afrique. L a première (à ne pas confondre avec le r a t musqué d'Amérique, Ondatra zibethica) est, en réalité, u n insectivore rappelant notre musaraigne et p o r t a n t les noms communs de muskrat ou muskshrew : sur ces insectivores à musc, cf. W. T . Blanford, The fauna of British India, Mammalia, Londres-Calcutta-Bombay-Berlin, 1888-1891, p. 233-237 ; W. W . A. Philipps, Manual of the mammals of Ceylon, Ceylan-Londres, 1935, p. 46-49 ; S. H. P r a ter, The book of Indian animais, 2« éd., B o m b a y , 1965, p. 168-169 ; T. J . Roberts, The mammals of Pakistan, Londres-Tonbridge, 1977, p. 25-31 (avec, n o t a m m e n t , un Sincus murinus sindensis). 5. MUQ, 252, 254 (n. i) ; à noter que, malgré son appartenance à la classe des hmiarSt, comme le serpent (supra, p. 345, n. 2), la gerboise n'appelle pas les mêmes réserves (sans doute parce que cette appartenance est atténuée par le fait qu'il s'agit d ' u n animal sauteur) : cf. Laoust, Le précis de droit d'Ibn Qudâma, op. cit., 224.
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un insectivore : la taupe ; « animal aveugle, elle sort de son trou et ouvre la bouche : les mouches viennent y tomber les unes après les autres, ainsi qu'aux coins des lèvres ; sans cesse, la taupe referme la bouche et avale les mouches ; quand elle est rassasiée, elle regagne son trou » 1 . Autres petits animaux, tout aussi discrets : la belette, dont je parlerai plus loin, à propos du crocodile, et le hérisson 2 . Les singes nous retiendront davantage s . Quoi d'étonnant ? Si l'homme occupe une place singulière dans la création, le singe, lui, est unique en ce qu'il offre, au beau milieu du monde animal, un reflet de l'homme dans la morphologie du quadrupède. En rassemblant tous les traits du second et un nombre impressionnant des traits du premier, il assure la continuité de deux domaines que nous voyons d'ordinaire séparés, il révèle, en acte et incomparablement mieux que tout autre être, cette vérité essentielle qu'aucune coupure absolue n'existe entre les divers règnes de ce monde, hormis celle que Dieu institua en faveur de l'homme : la césure de la raison et du langage, qui, étant d'un autre ordre, ne rompt pas pour autant la continuité du tissu biologique universel Les ressemblances, ici, sautent aux yeux : la taille droite, le visage arrondi, parfois avec barbe et moustache, ou encadré de longs cheveux tombant sur les épaules, le singe, comme l'homme, porte son âge bien visible, et ses habitudes familiales sont tout bonnement les nôtres : père et mère se répartissent la charge des enfants, et ils le font avec nos gestes. Mais l'animal se manifeste & divers signes, la fécondité exubérante d'abord : comme pour la truie, on peut voir ici dix ou douze petits à chaque fois et la prolifération de l'espèce semble, en certains lieux, n'avoir pas de limites. Autre différence : la pilosité, totale chez le singe et « qui empêche qu'on le dise tout à fait semblable à l'homme » 6. Et puis, il y a cette nature qui se révolte contre les tentatives de croisement : tel marin qui eut commerce avec une guenon, « grande de taille et le corps bien fait », la rendit grosse d'un ou deux rejetons au visage parfaitement humain, à la poitrine lisse, à la queue plus petite que celle des singes ; mais, longtemps après, l'infortuné père de 1. FAQ, 62. 2. MUQ, 443. 3. Conformément aux principes posés dans Géographie II, 88-89, je retiens ici, pour les singes, l'ensemble des détails donnés par notre corpus, qu'il s'agisse de monde musulman ou non ; c/. FAQ, 37 ; MAS (p), §485-489, 491,1355 ; Merv, 231242 ; IÇT, 27 ; HAW, 39 ; Hud, 147. Sur le babouin du Yémen, cf. D. L. Harrison, The mammals of Arabia, Londres, 3 v., 1964-1972 : t. I, p. 185 sq. Autre animal curieux, la girafe, dont û À H (t), 159, dit qu'on l'importe du Yémen, c'est-à-dire, en réalité, par le Yémen, de l'Afrique ; voir sa description dans Géographie II, 182-183. 4. Cf. les analyses de J.-L. Poirier, « Éléments pour une zoologie philosophique », Critique, 375-376, août-sept. 1978, n° spéc. : L'Animalité, p. 693-694. 5. Thème courant de la zoologie antique et classique : cf. ibid., 693.
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rencontre, devenu presque aveugle, constatera que sa vue s'est mise à baisser du jour de-cette aventure. Le singe, en tant que phénomène, est si important qu'il écrase, nivelle toutes les différences de race à race. Et quand celles-ci se font jour, leur distribution recoupe celle des grands ensembles humains : pour l'Afrique noire, il y a le singe nubien, petit de taille et de face, d'un brun presque noir ; pour l'Europe, l'animal qui, d'entre tous, rappelle l'homme de plus près ; pour l'Extrême-Orient, le spécimen à barbe et longues moustaches ; pour le monde musulman, enfin, le seul singe nommé d'un nom particulier, le babouin cynocéphale (râbih) du Yémen, très « chevelu », le plus beau, le plus malin, aux deux sens du terme. Le plus apte, en tout cas, à imiter l'homme et, par suite, à communiquer avec lui. Car c'est là une des marques suprêmes de l'intelligence du singe : elle peut s'occuper à trouver des stratagèmes pour débusquer un crocodile, ou un or dont elle sait les hommes friands, mais elle s'épanouit dans son aptitude étonnante à comprendre le langage des signes. Plus encore que dans les tours appris par le montreur, elle se révèle aux tâches domestiques : balayer, assurer le service de la porte, allumer et entretenir le feu, chasser les mouches, manier le soufflet du forgeron, goûter les plats royaux pour y déceler l'éventuel poison. Sur ces thèmes de la participation à la vie des hommes, les Merveilles de l'Inde brodent de véritables contes : le singe penaud d'avoir laissé un milan ravir la viande qu'il surveillait, mais qui se rachète par une ruse, attire et capture l'oiseau en lui montrant son derrière, que l'autre goulu, de là-haut, a pris pour un second quartier de viande ; le singe d'une Bagdad des Mille et une Nuits, le singe entremetteur, gestes à l'appui pour inviter à l'amour ou pour recevoir son pourboire ; le singe justicier vidant à la mer la moitié de la bourse de son maître, marchand de vin, mais d'un vin à moitié coupé. Pourtant, l'interrogation suprême serait peut-être dans des formes de société qu'on dirait humaines, mais que les singes connaissent de par eux-mêmes, sans aucune influence de notre part. Sans doute affirmet-on, au Yémen, qu'ils furent commis par Salomon à la garde de génies emprisonnés et que leur chef tient de ce sage la tablette royale qu'il porte au cou. Mais, pour le reste, ce que l'on voit, ce sont les bandes, pacifiques ou pillardes, voleuses de grand chemin, même, gouvernées, à l'image des abeilles et de leur reine, par un chef, grand et fort entre tous, et aussi ces assemblées, « avec le bruit sourd et confus des entretiens », mâles d'un côté et femelles de l'autre, comme en des réunions de musulmans, et, surtout, le respect d'une stricte hiérarchie : « Ils s'assoient, chacun suivant son rang, au-dessous du chef, et ils ont, dans tout ce qu'ils font, une vraie ressemblance avec les hommes. » Ici, plus d'imitation : le geste, l'organisation, le débat ne doivent rien à un quelconque modèle humain, même si, à leur insu, ils le repro24
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duisent. Nous connaissons, en dehors du monde musulman, un autre animal surdoué, sur le plan des comportements individuels celui-là : l'éléphant 1 . Mais au moins avions-nous la clé de l'énigme : si, avec tant de dons, l'éléphant n'a pas eu accès à la parole, signe d'une raison pleine et entière, c'est que sa langue est fixée dans le mauvais sens, pointe tournée vers le gosier. Rien de tel avec les singes ; le mystère, ici, demeure total. Face à eux, l'homme ne peut que constater, sans la comprendre, l'absolue gratuité du statut qui lui a été concédé en ce monde ; et dans les yeux mêmes de l'animal qui le regarde, il trouvera d'autres raisons de se soumettre mieux encore à ce Créateur qui l'a si jalousement, si amoureusement gardé de toute atteinte à son privilège. Oiseaux domestiques et sauvages Le regard de nos auteurs effleure à peine la basse-cour ; quand ils la voient, c'est avec l'œil de l'amateur de curiosités ou de traditions, à l'occasion doublé de commerçant. Ainsi l'Égypte est-elle fameuse par ses oies, dont on attendra vainement la description, et surtout par ses canards, qui présentent ici la particularité de paître comme les moutons 2. Le pigeon n'intéresse que parce qu'il est, à la vérité, marginal, domestique sans doute — aucune allusion n'est faite à des espèces ou des mœurs sauvages — mais libre des attaches serviles d'une basse-cour. Les pigeons de la Mekke vont visiter son sanctuaire, mais sans le souiller, ni jamais voler, ou, à plus forte raison, se poser sur le toit de la Ka'ba, sauf lorsque, malades, ils viennent y chercher la guérison. Ailleurs, dans la campagne de Mossoul, les « tours à pigeons » qui piquettent le paysage attestent d'une autre noblesse, la colombophilie, jeu de princes où plus tard, ici même, Nûr ad-Dïn puisera les moyens d'une poste efficace s . Quant aux gallinacés, domestiqués pour la première fois, avec les chiens et les chats, par un des vieux rois de l'Iran, Farïdûn 4 , on en connaît une espèce lointaine : la « poule du Sind », c'est-à-dire la pintade 6 . Pour le reste, ce sont les préoccu1. Cf. Géographie I I , 96-97. 2. FAQ, 60 ; MUQ, 203. 3. Cf. FAQ, 19 ; RST, 57 ; MUQ, 139 ; F. Viré, « Hamâm », dans El (2), III, 111-112, et Elisseeff, Nur ad-Dln, op. cit., 784. Cf. aussi MUQ, 311 (n. p : région de Marw). Les pigeons sauvages (à ce qu'il semble) sont signalés, en passant, par MAS (p), § 471. 4. RST, 199. 5. FAQ, 16 (cité dans Géographie I I , 94). La pintade est africaine (cf. H. von Boettlicher, Die Perlhuhner, Wittenberg Lutherstadt, 1954) ; s'il ne s'agit pas d'animaux importés en Inde, il faut penser à une poule domestique ou à un gallinacé sauvage (cf. S. Ali et S. D. Ripley, Handbook of the birds of India and Pakistan, Oxford University Press, II, 1969, p. 1-127 ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., II, 64 Î./.-65).
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pations du commerce qui l'emportent, avec les poussins exportés de Haute-Mésopotamie ou, plus souvent, la curiosité, encore elle : étranges, ces poules qui, ici, ne touchent pas aux excréments, étrange cette paix qui, ailleurs, règne entre elles et les renards, étrange le comportement du coq, qui rejette, pour les poules, les grains qu'il a déjà pris en son bec 2 . Hors de la basse-cour, l'oiseau, sauvage, est chassé pour ses plumes : l'Égypte s'est fait une spécialité de ce genre d'ornements, tandis que les nobles d'Iran recherchent volontiers, pour la parure, le duvet de pélican 3 . Mais c'est évidemment au gibier que l'on s'intéresse en priorité. Non que tout soit bon à manger dans ce qui vole : le goût peut en souffrir, mais aussi la santé, comme avec les cailles de Péluse (al-Faramâ), dont la chair rend malade et bloque les articulations 4 . Pour la caille, il est vrai, cela paraît l'exception : non seulement on l'apprécie, mais on l'exporte. Elle figure ainsi, en bonne place, dans le commerce de la Haute-Mésopotamie, avec le francolín et la perdrix, le faisan, lui, étant chassé en Asie Centrale ou expédié depuis les pays riverains de la Caspienne 8 . Au bord de l'eau vit toute une faune ailée dans laquelle nos auteurs ne distinguent pas, se contentant de signaler qu'elle fournit, avec le poisson, la nourriture obligée des peuplades riveraines, en priorité celles des grands marécages de l'Irak et du Sind 6 . Moins intéressante, sans nul doute, que les oiseaux familiers du crocodile, dont on parlera plus loin, ou que cet animal à deux ailes soudées, comme la chauvesouris, avec un poil semblable à celui de la fouine, et des crocs aussi, mais qui lui servent à se nourrir de fruits, le tout composant une bête de la taille d'un renard : c'est en effet le renard volant, dit aussi roussette 7 . Aux marges du monde des oiseaux, voici encore l'autruche, 1. MUQ, 145 (pl. êawâ§ïq : cf. BGA, IV, 210) ; du persan gûgè, ¿üli, íüzi ou âû$è : cf. Desmaisons, Dictionnaire, I, 604, 606, 664. 2. MIS (b), 38 ; RST, 159 ; FAQ, 317 (avec correction proposée, trad., p. 376, n. 1). 3. MUQ, 203 ; FAQ, 235 ; Hud, 60 (frontières de l'Islam, au sud-est de la Caspienne). Sur le pélican en ces régions, cf. F. Hüe et R. D. Etchécopar, Les oiseaux du Proche et du Moyen Orient, Paris, 1970, p. 54-57. 4. MUQ, 195, 209, 359, 370, 403 (rahama : percnoptère (charognard), ou vautour d'Égypte : cf. Ghaleb, Dictionnaire, I, 455 ; Hüe et Etchécopar, op. cit., 136137). Sur la IV e t. azmana employée par Muqaddasi, cf. BGA, IV, 254. MAS (p), § 471, signale, en passant, la chasse aux moineaux (avec filet). 5. GÀH (t), 159, 160 ; FAQ, 328 (faisans noirs d'Asie Centrale) ; MUQ, 145 (qab¿ pour perdrix ; ha gai chez MAS (p), § 469). Sur ces oiseaux, dans les régions considérées, cf. Hüe et Etchécopar, op. cit., 215 i.f-222, 225-230 (le faisan noir étant sans doute le faisan koklass). 6. MAS (p), § 472 ; IÇT, 107 ; HAW, 328 ; MUQ, 354, 359, 484. 7. FAQ, 313 (repris par MUQ, 368, avec variante : deux ailes comme celles de l'hirondelle). Sur la roussette et les chiroptères en général, cf. G. S. Miller, The
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exportée d'Arabie et qu'on voit jusqu'aux confins de l ' I r a k 1 : animal intermédiaire, auquel Gâhi?, déjà, refusait le nom d'oiseau Ibn al-Faqïh, évoquant l'univers fantastique du mont Dunbàwand, y fait évoluer « des oiseaux qui seraient comme des autruches ayant l'aspect de petits chameaux » s . Quel besoin de parler oiseaux, si l'autruche y suffisait ? Comme, tout à l'heure, le pigeon hors de la basse-cour, de même un oiseau émerge, et de très haut, hors de cette gent sauvage : le rapace. Il est vrai qu'on s'attache surtout à ceux qu'on peut domestiquer. A part, justement, les laissés pour compte, les méprisés : le milan, dont les Syriens rient aux dépens des gens d'Égypte, assurant qu'ils ne connaissent pas d'autre oiseau que celui-là 4 , ou le percnoptère (vautour d'Égypte), tout juste bon à fournir la pire des viandes 5. Réservons donc, avec nos auteurs, notre intérêt aux nobles l'aigle, domestiqué lui aussi parfois, mais surtout le faucon, sacre ou pèlerin, l'émerillon, l'épervier et l'autour, le premier de tous 8 . La fauconnerie ou, plus précisément ici, l'autourserie, c'est d'abord tout un corpus d'histoire et de légende, dont Mas'udï se fait l'écho : voici les autorités scientifiques, Galien, Apollonius, Aristogène, Archigène 7 et, pour les Arabes, 'Abd Allah b. 'Abbâs 8 et la tradition de leur Péninsule ; voici les rois de l'Espagne wisigothique, à qui les faucons pèlerins font une voûte d'honneur, et Constantin conduit par un autre faucon jusqu'au site de sa future capitale, et les souverains de Byzance et d'Iran échangeant aigles et panthères pour traquer la gazelle, et Hârûn families and genera of bats, Washington, 1907, p. 54 ; Misonne, Analyse zoogéographique, op. cit., 24-25 ; K. Andersen, Catalogue of the Chiroptera in the Collection of the British Museum, 2 e éd., Londres, 1912, passim ; G. Allen, Bats, New York, 1939, passim ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., I, 230 (qui signale que la roussette peut atteindre 1,50 m d'envergure). 1. ÛÀH (t), 159 ; FAQ, 121, 189, 192 (un exemple, pour la littérature de l'adab, dans Bayhaql, Mahâsin, 106). L'autruche aurait disparu des déserts d'Arabie vers 1939-1941 ; cf. Hûe et Etchécopar, Les oiseaux, op. cit., 21-23. 2. GÀH (h), I, 30 (la chauve-souris étant rangée parmi les oiseaux) ; je reprends à ce sujet mes conclusions de la n. 4, p. 341. 3. FAQ, 277. 4. MUQ, 205. 5. MUQ, 403 ; sur l'oiseau, cf. supra, p. 351, n. 4. 6. 'Uqâb, saqr, Sâhln, yu'yu', bâîiq [cf. GÀH (t), 160 et 162 ; Blachère-ChouémiDenizeau, Dictionnaire, I, 353), bâz[in) (sur ces mots, les espèces et l'autourserie en général, cf. F. Viré, « Bayzara », dans El (2), I, 1186-1189) : cf. ÛÀH (t), 159161 ; MAS (p), § 465-467, 469-475 ; HAW, 465 ; MUQ, 324 (et BGA, IV, « bïrï »). 7. Aristogène de Cnide (m® s. av. J.-C.) et Archigène d'Apamée (vers 100 ap. J.-C.), tous deux médecins et naturalistes : cf. Pauly et Wissowa, Real-Encyclopàdie, II, 484-486 et 932-933 ; F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schriftums, Leyde, III, 1970, 61-63 et passim. 8. Le fils de l'éponyme de la dynastie abbasside : cf. L. Veccia Vaglieri, dans El (2), I, 41-42.
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ar-Raiïd à la chasse. L'oiseau de proie, à la vérité, est au croisement de plusieurs traditions, persane, indienne, byzantine, turque et arabe. Ses couleurs vont du noir de corbeau au blanc pur, en passant par le rouge, le gris de cendre ou l'argenté 1 . Son commerce intéresse la Transoxiane et l'Asie Centrale, le Hurâsân, les abords de la Caspienne, le Yémen et les pays berbères, sans compter ceux qu'on fait venir de l'étranger. Mais l'animal lui-même, dans son individualité ? A peine décrit-on, d'après Galien, la retraite de l'autour, un nid d'épines entrelacées, bien abrité des intempéries, dans un arbre au feuillage très dense. Tout le reste, dans la longue dissertation de Mas'ûdï, n'est que l'éloge de l'oiseau, compagnon intelligent des princes et des rois, habitué des vastes horizons et des altitudes fabuleuses ; prétexte, aussi, à une description technique 2 de cette extraordinaire machine à capturer et à tuer, de ses comportements, voire, chez ôàhi? s , des hiérarchies à établir, selon les pays d'origine et le plumage. Ainsi s'achève, par le haut, cette revue des oiseaux. De quelques oiseaux à peine, tous utiles ou curieux, inséparables, en dernière analyse, de ce regard d'homme qui se pose sur eux, précédant la main, caressante ou hostile, meurtrière. Mais qu'en est-il de l'oiseau (tayr) en général ? Les accointances, aménagées ou de hasard, avec l'homme ne peuvent faire oublier que cet animal-là est un de ceux qui semblent se situer au plus loin de nous-mêmes : différence plus rassurante à nos yeux, du reste, que l'étrange ressemblance qui fait du singe, presque, une image d'homme. A l'instar de tant de bêtes, l'oiseau se signale par une prolificité extraordinaire, sans doute, mais, plus encore, par la relation entre cette multitude, d'une part, un lieu et un temps mystérieusement choisis par l'espèce, de l'autre. Que celle-ci abonde particulièrement en tels cantons d'Asie Centrale, de Susiane ou du bas Irak, sans oublier l'Égypte, où se tient en permanence, au Caire, un marché aux oiseaux 4 , passe encore. Plus étonnant ce qu'on nous raconte pour la région de Sarabs, au tJurâsân : là, en un jour très précis, le même année après année, les oiseaux viennent se poser en si grand nombre que les gens n'ont plus, au propre, qu'à se baisser pour en ramasser autant qu'ils veulent 8 . Et ceci encore : dans la vallée du Nil, en Haute-Égypte 6, on voit, au sommet d'une montagne, une crevasse où, chaque année, au même jour, les oiseaux s'engagent en foule, tant et si bien que l'un d'eux finit par rester prisonnier dans le passage, 1. Sur les adj. dirhamï, mugarnaq et qirfâsî, cf. BGA, IV, 234, 308, 323. 2. Cf. le vocabulaire spécialisé dont use la traduction de Ch. Pellat.
3. Plus précisément : de l'auteur du Kitâb at-tabaffur bi t-tigâra. 4. FAQ, 121, 192 ; MUQ, 34, 198, 283, 402. 5. MUQ, 333. 6. RST, 82 ; sur le mont BSqïrân, cf. supra, chap. i, p. 22, n. 4.
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ce qui déclenche le signal du départ, et la montagne retourne pour un an au silence. La merveille absolue de l'oiseau, néanmoins, c'est le vol, comme bien on pense. De ce vieux rêve humain, nulle trace ici ou presque : il n'est pas entré dans le projet de Dieu, et seuls peuvent le matérialiser quelque personnage mythique des légendes iraniennes, bricoleur de génie fuyant la cruauté d'un roi J , ou encore, mais dans la géographie transfigurée du conte, le héros porté sur les ailes des hommes-oiseaux ou des djinns, assez haut pour entendre les chœurs des anges *. L'exception dit assez que, dans l'ordre naturel où nous évoluons, il n'est de vol possible que celui des bêtes & qui Dieu a donné cette capacité. Mais quelles bêtes ? Pour Càhi? 8 , ce n'est pas la nature de l'oiseau qui le définit comme tel, mais le vol, le vol effectivement réalisé : l'autruche, par exemple, sera exclue 4 . Faut-il alors parler d'oiseau à propos de tout ce qui vole ? Non, à coup sûr, car la condition du vol, nécessaire, n'est pas suffisante pour autant : la chauve-souris est oiseau, mais pas l'insecte ailé. Bien que Gâhi? n'explicite guère les critères de ces rattachements ou de ces exclusions, on peut, je pense, à travers les exemples donnés par lui, estimer que la définition de l'oiseau se fonde sur un rapport entre le vol, d'un côté, la taille et le poids, de l'autre. Je dirais volontiers que si le vol, le vol effectif, est le signe de l'oiseau, il ne doit pas néanmoins apparaître comme assuré d'avance, allant de soi : tout, au contraire, et jusqu'en ce mécanisme ailé dont il implique et la présence et le fonctionnement, doit montrer clairement que voler est une victoire arrachée aux forces qui tirent l'animal vers la terre. S'il en est bien ainsi, on comprend, d'abord, qu'à partir d'une certaine taille, il soit impossible de parler d'oiseaux : l'autruche a rompu, en faveur de son poids, l'équilibre requis, et les seuls très gros oiseaux restent ceux de la légende, tel le roc des voyages de Sindbâd le Marin s . Claire, 1. FAQ, 250, l'exploit étant salué du cri de i Dieu le maudisse ! ». Pour une tentative malheureuse, dans l'histoire musulmane, cf. L. Kopf, « Djawharï », dans El (2), II, 508-509. 2. Cf., dans les Mille et une Nuits, Sindbâd le Marin en son septième voyage, ou Gharîb (A. Miquel, Un conte des Mille et une Nuits, Ajib et Gharib, Paris, 1977, p. 125). 3. GÀH (h), I, 28-30. Les lignes qui suivent me sont inspirées par une première lecture, mais il y aurait sans doute lieu d'approfondir pour une véritable étude zoologique {cf. supra, p. 341, n. 4, et p. 352, n. 2). 4. Le concept est latent aussi chez MAS (p), § 469 i.f., où la capacité de vol est mise en rapport avec la taille des plumes. L'équation vol-oiseau est évidemment facilitée, en arabe, par la double valeur du mot fayr, nom de l'oiseau et masiar du verbe para (voler) ; pour éviter la confusion, Crâhi? use de (ayr, du participe fâ'ir et de l'expression mâ yafïru (ce qui vole). 5. Second et cinquième voyages ; cf. aussi son apparition dans des pays lointains, mal connus ou légendaires : Géographie I I , 91, 178, 183-184.
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aussi, la prise en considération de la morphologie et de la longueur des ailes, mais non pas en soi : dans la mesure où elles commandent les possibilités d'un vol plus ou moins soutenu ; les cailles et les perdrix, l'autour même, de ce point de vue, ne supportent pas la comparaison avec le faucon sacre, même si l'autour compense cette carence par son aptitude à voler plus vite et monter plus haut 1 . Enfin, sans doute trouvera-t-on, dans le rapport entre vol et taille, une des raisons de l'exclusion des insectes ailés. On dira peut-être, sans chercher plus loin, que l'insecte, avec tant d'autres petites bêtes, est rangé dans la catégorie de l'animal qui rampe 2, et que le vol, lorsqu'il intervient, ne peut pas suffire à remettre en cause les distributions fondamentales de cette zoologie s . L'argument est valable, mais il ne contredit en rien l'autre, qui tient justement à la taille de l'insecte. Trop petit pour être autre chose qu'une bête « rampante », à l'horizon limité, terre à terre, l'insecte, quand il vole, ne peut pas non plus, et toujours en raison de sa petitesse, être pris pour un oiseau. D'une part, voler, dirais-je, lui est trop facile, à lui qui est léger et que l'air soutient sans effort, pour peu qu'il en ait les moyens ; mais en même temps, et en dépit de cette disposition, l'insecte ne quitte jamais le domaine de la terre, le champ dans lequel il se meut reste défini par elle, ses ailes ne peuvent prétendre à lui ouvrir les vastes horizons d'un oiseau, bref, il n'est pas, comme l'oiseau en son expression parfaite, un animal de l'air, de l'air libre. De cet espace infini, de cette ascension vers le ciel ou de cet essor vers l'au-delà de l'horizon, le rapace offre la meilleure image. Son statut d'oiseau noble par excellence, il le doit non seulement aux princes, dont il est le compagnon intelligent et utile, mais aussi à sa propre capacité d'incarner au mieux la fonction et le but de toute une cohorte de la création : voler, le plus loin, le plus haut. Dans l'air libre, disionsnous. Encore faut-il noter que, par sa conformation ou sa vie, l'oiseau n'excède pas les bornes de notre monde naturel : il n'est pas un génie ailé, mais une bête d'ici-bas à qui Dieu a donné des ailes. Marque-t-il pour autant, et sans parler des anges ou des djinns 4, la limite de la vie vers le haut ? Lui-même, lorsqu'il s'aventure dans ces hauteurs de l'atmosphère qui parfois le dérobent à notre vue, que voit-il ? Sans aucun doute les vrais êtres de l'air, ceux qui y naissent et en vivent. Fabulation ? Que non pas. Témoins ces bêtes étranges que les autours 1. MAS (p), § 469. 2. Cf. supra, p. 337, n. 4. 3. ûâhi? désigne ces insectes ailés sous le nom de hamag, en disant « qu'ils sont à la gent qui vole ce que les haSarât [cf. supra, p. 340] sont à la gent qui marche » (CÀH (h), I, 28) ; l'incertitude du classement se renforce au fait que ces hamag sont successivement définis comme relevant des oiseaux, puis exclus de la catégorie (ibid., 1. 1 et 7). Cf. aussi Mille et une Nuits (conte de Tawaddud). 4. Ou encore de 6a'far b. Abï Tâlib, au Paradis : GÀH (h), I, 30 (et L. Veccia Vaglieri, dans El (2), II, 382).
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s'en vont chercher là-haut pour en nourrir leurs petits : revigorés par cette chair d'un autre monde, ils y puiseront les forces nécessaires pour s'élancer plus tard, eux aussi, à l'exploration du ciel, royaume des habitants de l'air et, puisque l'air est chaud, du feu aussi 1 . Êtres fabuleux de la terre et de l'air « Il n'y a de beautés durables », écrivait Diderot, « que celles qui sont fondées sur des rapports avec des êtres de la nature [...] Qu'est-ce que la vérité ? La conformité de nos jugements avec les êtres. Qu'est-ce que la beauté d'imitation ? La conformité de l'image avec la chose. » E t encore : « L'imaginaire trouve ses bornes dans l'ordre général des choses, tel qu'il est perçu et accepté par la collectivité : il doit imposer sa crédibilité et, à défaut de certitude, provoquer l'illusion de l'évidence. » 2 Ainsi donc, même et surtout pour ce prince de la fiction qu'est le monstre, point de salut hors de la nature : « C'est de la composition d'elle-même avec elle-même que la nature engendre les monstres, • o n dans ses marais frontaliers. » 3 Cet effort, bien sûr, elle ne le fait pas de son propre mouvement, et il y faut le relais de l'imaginaire, l'intervention de notre esprit dans l'ordre des choses. La différence entre l'hybride et le monstre est que, pour celui-ci, « l'imagination est toujours absolument requise [...], que la dimension fantasmatique est essentielle [...], que la science des monstres doit être plutôt phénoménologie qu'histoire naturelle [...], le monstre est affaire d'imagination plutôt que de matrice ou d'accouplement » 4 . Bref, il n'est de monstres qu'à partir d'un naturel repensé. Reste à voir comme. Mais avant d'étudier le mécanisme de cette association entre le réel et l'imaginaire, force est de s'interroger sur le théâtre même de l'opération. J'ai noté ailleurs 6 le rôle joué par l'étranger dans cette quête du merveilleux : il s'agissait, par une sorte de katharsis, d'assouvir notre irrépressible appétit d'étrange, tout en disposant la nourriture attendue au delà des limites du monde islamique, lui-même défini comme le lieu d'une sagesse d'où ces énormités sont absentes. Sagesse, dis-je, car il n'était question alors que de la société des hommes : quand un auteur, après s'être complu dans ces domaines de l'interdit, s'écriait en conclusion : « Dieu nous préserve ! », 1. MAS (p), § 466-468. 2. Cité dans R. Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, 1978, p. 101. Sur le merveilleux animal, cf. T. Fahd, « Le merveilleux dans la faune, la flore et les minéraux », dans L'étrange et le merveilleux dans l'Islam médiéval. Colloque de l'Association pour l'Avancement des Études islamiques (Paris, 1974), Paris, 1978. 3. Poirier, • Zoologie philosophique », art. cit., 695. 4. Ibid., 698-699 (souligné par l'auteur). 5. Géographie I, 131-132 ; I I , 77, 485.
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c'était pour retrouver, rassurante, la barrière qui opposait, à l'étranger fourvoyé, la santé musulmane, et rien de plus. Car pour le reste, le monde, où qu'il fût, était monde, par la grâce de Dieu. Sans doute l'Extrême-Orient, l'Afrique ou l'Europe avaient-ils leur flore et leur faune à eux, mais ils relevaient aussi, par telle ou telle de leurs espèces, par tel trait de leur milieu naturel, du même univers terrestre que l'Islam. Ainsi, tandis qu'au niveau des sociétés humaines, l'étrange glisse souvent, par la faute des hommes justement, au maléfique, rien de tel pour la plante ou l'animal : curieux à l'intérieur des frontières de l'Islam ou au dehors, c'est tout un, et c'est le même mystère de la création qui nous est proposé. On n'a pas, en ces matières, à repousser les déviations au delà de la barrière, ni à jeter, le cas échéant, un voile pudique sur ce qui — à Dieu ne plaise ! — contrevient à la norme en deçà. Bien au contraire, et puisque libre est le propos, libre donc à nos auteurs de parler des étranges bêtes que l'on peut voir en pays d'Islam. Mieux : il le faut, car on montrera qu'au livre immense des mystères de la nature, l'Islam n'a rien à envier aux pays lointains. Et mieux encore : à l'intérieur de ce même Islam, le débat ouvert entre les différentes ethnies qui le composent va trouver là, dans le merveilleux animal, une nouvelle lice : ainsi s'explique, face à l'Iran, le poids considérable de l'Arabie, forte des richesses qu'elle abrite en ses déserts. Comment faire un monstre 1 ? Première recette : vous prenez un animal connu, et vous l'agrandissez, ou le réduisez, dans des proportions considérables : ce seront les vers énormes du mont Dunbâwand a ou les chameaux nains de l'Arménie. Plus souvent, vous obtiendrez le monstre par composition, je veux dire par une association non naturelle d'éléments qui, pris un à un, restent naturels : une tête de chien, des griffes de fauve, une crinière de cheval et des ailes, voilà l'une des mille et mille possibilités offertes 3 ; pour être plus fruste, la roussette, évoquée plus haut, relevait de ce type de fabrication. D'autres fois, vous romprez la distribution de l'organisme animal, en ajoutant par exemple une tête, comme à certaines vipères, ou en supprimant les membres d'un côté du corps, comme au nisnâs, dont nous parlerons un peu plus loin. Vous pourrez aussi bouleverser le comportement naturel : si, déjà, un animal aussi connu que le serpent s'évade de sa condition, qui est de ramper, pour réussir des bonds considérables, que sera-ce quand on nous ouvrira toutes grandes les portes de la rêverie ? 1. Cf. Géographie II, 484-485. 2. Cf. supra, p. 341, n. 3 i.f. 3. Cf. A. Miquel, Un conte des Mille et une Nuits, op. cit., 78, le merveilleux 8e renforçant ici à l'octroi de la parole, qui fait du monstre animal un génie.
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Enfin, nous n'oublierons pas une dernière catégorie de monstres, ceux qui constituent, nous dit Mas'ûdî 1 , « des espèces particulières », « connues pour leur asociabilité, leur isolement, leur caractère sauvage, leur petit nombre, le soin qu'elles mettent à rechercher les contrées les plus éloignées du monde et à éviter l'approche de l'homme et des animaux ». Ici, le monstre naît, dirait-on, d'un défaut : la nature, nous explique Mas'ûdî, l'a créé « sans aller jusqu'au bout de son œuvre », elle en a fait un être en panne, privé des « facultés accordées aux autres créatures », en l'occurrence et avant tout : du don ou pouvoir d'association avec une ou plusieurs espèces différentes. Le monstre rompt ainsi la grande loi naturelle qui veut que, justement, il n'y ait aucune coupure radicale entre les espèces et les règnes. Et pour prix de cette infraction, il est précaire : aussi bien, dans des cas de ce genre, parlet-on de lui sans être sûr de l'avoir jamais vu, et qui sait même s'il existe ? Mas'ûdî ne cache pas son scepticisme ; avec lui, nous conclurions que, si ces monstres-là ont réussi à vivre malgré la solitude qui, d'ordinaire, mène à la mort, nous ne saurons jamais, de toute façon, s'ils ont une existence réelle puisque aucun contact n'est possible avec eux. E t Mas'ûdî d'insister sur ce dernier point, sur cette rupture qui s'explique, dit-il, par « l'incompatibilité avec les autres espèces plus parfaitement constituées et par les différences si profondes que la nature a mises » entre ces monstres « et le reste des êtres vivants ». Par où l'on voit que ce qui importe, c'est le degré de la monstruosité, et non pas son origine : né, en la circonstance, d'un manque, le monstrueux s'est tellement développé qu'il ne trouve plus de référence possible. Plus qu'une nouvelle classe de monstres, ce que Mas'ûdî nous présente ici, c'est une loi de l'espèce : il n'y a pas de monstre absolu, sous peine d'un défi aux possibilités et de la nature et de l'imaginaire, un monstre naturellement ou virtuellement absolu est un monstre mort, ou inconnu, ce qui revient au même 2. Tous ces monstres défilent dans le tableau par lequel Ibrahim b. Wasif §àh 3 ouvre sa description des peuples créés avant Adam, en réalité : une revue des êtres fabuleux qu'il a pu trouver dans ses lectures, sans qu'on puisse savoir si lui-même n'y ajoute pas de son cru : « Il y a une race où les individus sont de haute taille et très agiles, avec des yeux et des ailes, et où le langage est constitué par le claquement des doigts. Dans une autre race, les individus ont des corps de lions et des têtes d'oiseaux, avec des poils et de longues queues, et leur langage est un bourdonnement. Dans une autre, ils ont deux visages, 1. MAS (p), § 1344. 2. Je rejoindrais ainsi, par d'autres voies, ce que J.-L. Poirier [art. cit., 682) dit du . Pour Ibn Hawqal, i le riz est si abondant, au {{üzistän, qu'on le moud, cuit et mange, et qu'il est ici une nourriture, comme dans les campagnes irakiennes » : toute référence au blé et à l'orge a disparu de la seconde phrase. 1. Tel est l'avis de F. Braudel, op. cit., 121-122. Pour le débat autour d'éventuelles origines orientales, cf. J . Dupuis, « La diffusion médiévale du maïs dans l'ancien monde et l'hypothèse de voyageurs arabes dans l'Amérique précolombienne », Comptes rendus trimestriels de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer, X X X I V , 1974, p. 381-390 et 402-406 (discussion, avec prise de position très nette, en faveur de l'origine américaine, de R. Mauny). Si le maïs est prouvé comme étant américain, il faut rectifier la traduction par « mais » de Wiet (YA'Q, 345, 359, trad., p. 205, 225, citée dans la discussion évoquée) et de Ch. Pellat (MAS (p), § 872, pour l'Afrique orientale : cf. Géographie II, 187, n. 1). 2. Par lequel on traduit maïs (et aussi millet et sorgho : cf. Pellat, L'arabe vivant, col. 518, et H. Wehr, Arabisches Wörterbuch für die Schriftsprache der Gegenwart, Leipzig, 1958, p. 278), ce qui peut expliquer les traductions signalées à la note précédente. Pour l'emploi de dura et duhn dans l'Égypte moderne, cf. Baedeker, Égypte et Soudan, op. cit., L X X V i.f. Sur dura, duhn et gâvars, cf. Ibn al-Baytâr, Traité des simples, op. cit., I, 341, II, 81-82, 146-147. 3. Coutière, Le monde vivant, op. cit., IV, 247 ; sur les sorghos et millets, ibid., 244-245 et 247-248 ; M. Sorre, Les fondements de la géographie humaine, Paris, 2 v., 1951-1954 : t. I, p. 129, 135, 139, 142, 143, 147, 148, 159, 237, 238, 240, 241, 255, 257-259, 263, 264. Pour nos auteurs, cf. YA'Q, 295 (Turcs d'Asie Centrale), 345, 359 ; FAQ, 87 (.), ginSn-rawdatân (duel de rawàa, dont il va être question). 8. Cf. HAW, 93 (avec simple précision de superficie : immenses, 'azïma), 94 (sans autre précision), 123 (d°).
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est-il renvoyé, du fait de rawda, au jardin que je dirais ordinaire 1 ? Et sommes-nous si sûrs, après tout, du sens de rawda ? Les dictionnaires réfèrent sans doute à un beau jardin, irrigué et prospère, sans arbres d'ailleurs, mais, aussi bien, à n'importe quelle terre, sauvage notamment, où l'herbe pousse a . Tous ces « jardins », spontanés ou non, se retrouvent dans nos textes : côte à côte avec les terroirs s , voici les prairies 4 ou le jardin d'agrément, à Ispahan et ailleurs 6 . D'autres noms interviennent, à leur tour, pour doubler ou relayer raw$a dans ce dernier sens 6 , notamment celui de muntazak, « promenade », à Nisibe, au Caire ou en Transoxiane 7 . Mais ce dernier terme n'est qu'une forme parmi d'autres de la racine nzh qui évoque simplement, ailleurs, un lieu où l'on se sent à son aise, par le calme et la pureté de l'air qu'on y goûte : un jardin si l'on veut, mais qui s'efface, pour le coup, derrière une sorte d'élémentaire jouissance vitale 8. 1. HAW, 500 ; MUQ, 378 (cité ci-dessus, en note : ganna et raivifa avec hadïqa), 384 (ganna, rawda, bustân). 2. Lisân, s.v. 3. MUQ, 484 : énoncé des riyâd du Sind ; pour les terroirs évoqués, cf., pour le Makrân, ibid., 478 (1. 4) ; pour ad-Daybul, 479 (1. 10) (les trois autres riyâd ne sont pas évoqués avec plus de précision par ailleurs). Cf. également HAW, 474 (riyâd ininterrompus, après évocation de vergers). 4. HAW, 505 (voisine avec kala' : fourrage), MUQ, 357 t./., en contexte particulièrement intéressant : riyâ4-ai$âr (arbres)-aqfâb ; je me fonde ici sur le dernier mot (roseaux), mais si on lui donne le sens de < cannes » (à sucre : cf. BGA, IV, 325 i.f., avec mazâri' (champs), il est vrai), tout le contexte bascule, aigâr renvoyant alors à des vergers et riyâ4 à des jardins : exemple parfait, dirait-on, des difficultés évoquées. 5. HAW, 473 (avec mayâdïn : cf. ci-dessous), 474, 500 (riyS4 tva basâtïn, si du moins on admet une spécialisation, à travers les deux mots, entre jardins d'agrément et potagers, ce que semble confirmer la distribution du texte : basdtïn-qurâ (villages) /riyâd-mutanazzahdt, promenades : cf. infra) ; MUQ, 215 (?), 259. 6. Mayâdïn, pl. de maydân : HAW, 473 (trad., p. 456 : pelouses) ; nudûr : HAW, 504 (trad., p. 482 : parterres fleuris) ; nadra (va anwira : HAW, 505 (trad., p. 483 : fleurs éclatantes ; semble assurer une transition entre les prairies (riyâ$ et kala' : cf. ci-dessus, n. 4) et les « promenades », mutanazzahât : sur ce mot, cf. infra) ; dans le même contexte, giydd, pl. de gayda, litt. « marais », ici : jardins avec pièces d'eau : HAW, 500 (trad., p. 479). 7. Muntazah ou mutanazzah : HAW, 146 (avec basâtïn : cf. le nom même des lieux, l'île de Roda, ar-Rawtfa), 211, 500, 505; MUQ, 199 (n. /), 200. Pour l'évocation de ces promenades (mais sans le mot qui les désigne), cf. supra, chap. n , p. 151-152. Particulièrement intéressant est MUQ, 235 (cité supra, p. 409, n. 6), parce qu'il illustre la façon dont un sens s'élargit : ce bustân, je l'ai dit, se révèle être aussi un verger, à quoi une variante [ibid., n. g) ajoute que ce jardin est la promenade (muntazah) des gens qui gouvernent Grenade. 8. Promenade, agrément du lieu et salubrité de l'air (sur ce thème, cf. supra, chap. iv, p. 295) semblent bien ne faire qu'un. Pour l'emploi de la racine nzh (hon des deux motB cités dans la note précédente), dans des contextes de « jardins », cf. ÇAW, 505 (nuzha et faudra (lieux agréables et verdoyants) dominent le paysage) ; MUQ, 215 (riyâ4 rutziha : jardins (d'agrément ?) plaisants), 376 (basâtïn wa nuzah : jardins et lieux plaisants) ; sur nuzha, pl. nuzah, cf. BGA, IV, 363.
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Géographie humaine et milieu
naturel
Espace ambigu, disais-je plus haut. A l'image des plantes qui y vivent, les mots, ici, tantôt distinguent leurs sens respectifs et tantôt les enchevêtrent. Mais au moins cette ambiguïté se détruit-elle d'ellemême sur un point, en devenant signe à son tour : je veux parler de cette exubérance que ses hésitations traduisent. E t puis, elle n'est pas, telle quelle, toujours insurmontable : la référence au contexte, très souvent, nous aide. Les jardins d'un palais, ceux d'une grande ville tiendront plutôt du parterre fleuri et ombragé, ceux d'un domaine concilieront sans doute le potager et l'ornement, tandis qu'ailleurs, en pleine ruralité, le jardin nourricier sera la règle, nos derniers doutes pouvant être levés par la mention précise des plantes qui le composent. Sous les réserves, donc, qu'on a dites, et avec ces approximations éventuelles, le jardin d'agrément ou utile et, dans ce dernier cas, potager et/ou verger, occupe une place de premier plan dans le paysage de l ' I s l a m 1 et, bien entendu, dans la vie de ses hommes. A preuve le soin qu'on met à relever, autant que sa présence, les pays d'où il est absent 2. Le monde musulman apparaît ainsi comme un parterre de verdure, discontinu sans doute, mais intense chaque fois que le sol le permet. Ce sont les excès du ciel qui, entre les grands espaces — ou les îlots exigus — de la vie, tracent les blancs que l'on nous signale sur la carte ; le froid, dans les montagnes du Fârs et de l'Asie Centrale par exemple 3, ou les violences de la steppe, au iJûrâsân et dans les pays du Sir-Darya, rappellent que le pouvoir de l'homme sur la terre n'est ni absolu ni constant. 1. Les références au jardin d'agrément ont été données plus ha^t, à l'occasion de la discussion. Pour le jardin en général (bustân, ganna, hudra ou autre mot de la même racine : cf. BGA, IV, 226) ou éventuellement précisé en potager (par le mot de buqul), cf. RST, 111 ; YA'Q, 251, 263, 269, 362 ; HAW, 30, 32, 67, 80 (qatânï, de qifniyya, trad., p. 76 : légumes farineux ; cf. Fagnan, Additions, op. cit., 144; autres sens dans Dozy, Supplément, II, 377; Ghaleb, Dictionnaire, II, 305, s.v. « qatâniyyât » : légumineuses; cf. infra, p. 414, n. 2), 81, 84, 85, 91, 93, 94, 122 i.f. (bahà'ir, pl. de buhayra (lac) : grand jardin potager, ou huerta, avec arbres ; complété avec zaytûn : oliveraie; cf. Dozy, Supplément, I, 53-54, BGA, IV, 185), 123, 147, 154, 211, 217 (hubûb qatânin : cf. infra, p. 414, n. 2), 220, 282, 302, 336, 435 (mabâqil : lieux plantés de buqul), 439, 441-444, 448, 449, 451, 473, 484-485, 487, 489, 492, 493, 497, 500, 501, 504, 505, 508-509, 511, 513 ; MUQ, 79, 84, 85, 93, 117, 118, 122, 123, 125, 138-142, 171, 181, 197, 200, 227-230, 233, 235, 274, 276, 277, 282, 284, 301, 302 (n. d), 306 Î./.-308, 312, 314 i.f., 318, 320, 322 (n. g de 321), 330, 354 (et n. e), 356, 359 (n. k), 361, 371, 376, 377, 392-394, 408, 409 (et n. i), 411, 413, 424, 425, 428, 429, 431, 433, 434, 436-438, 449, 450 (n. b), 461467, 479, 480, 490, 493. 2. HAW, 288, 445 (mabâqil : cf. note précédente), 446, 449, 505 ; MUQ, 140, 233, 235, 278, 303 (n. d de 302), 307, 308, 322 (n. g de 321), 357, 432, 437. 3. La notation, à propos du Fârs, de HAW, 288 (avec hiérarchie dans les capacités de résistance au froid, le jardin étant moins vigoureux que les céréales : cf. supra, p. 400), recoupe celle de Muqaddasî, supra, p. 397 ; tous deux s'inspirent, sur ce point, d'IST, 82.
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Mais parlons plutôt de ses victoires, de son jardin. J e le trouve sur les piémonts et les vallées, les plaines côtières et celles du Croissant Fertile, les bassins des grands fleuves, Égypte et Mésopotamie, et même en contexte aride, à la faveur de l'altitude, Yémen par exemple, ou de l'irrigation, quand le désert, autour de l'oasis, n'en rend celle-ci que plus belle. D'autres notations, dépassant le cadre strict de la géographie de la terre, de l'air et de l'eau, marquent la place du jardin dans la vie collective. Pour le voyageur, aucun doute : le marchand de légumes (baqqâl) le dispute en importance au boulanger ; salués, comme il se doit, un pays où l'un et l'autre peuvent se trouver tous les cinq kilomètres ou presque 1 , et même le désert quand on sait qu'à telle étape, on trouvera, installé à demeure, le baqqâl providentiel 2 . Reste, néanmoins, que le jardin est d'abord fait pour les sédentaires, et que sa relation avec la ville, notamment, éclate dans nos textes. Des régions entières sont commises au soin de nourrir une cité, voire un pays : ainsi des jardins d'at-Tâ'if, qui font vivre la Mekke, ou de Herât, déjà citée comme support vivrier du Hûràsân 3. Mais l'acheminement, sur des distances plus ou moins longues, des primeurs (bawâkïr) 4 n'est qu'un pis-aller. Dès qu'elle le pourra, la ville installera le jardin à ses portes : l'une de celles-ci, à Zarang, capitale du Sigistân, est dite, précisément, des Vivres, parce qu'elle ouvre sur la campagne nourricière 5 ; et quant à cette ville nouvelle que fonda, près de Sïrâz, 'Adud ad-Dawla, elle jaillit t o u t d'une pièce, avec ses édifices, ses eaux et son jardin, qui s'étend, « à côté », sur une parasange, soit près de six kilomètres 6 . La solution idéale enfin, c'est le jardin chez soi : entre les remparts 7 et même dans chaque maison, avec la vigne et l'étable, parfois 8 .
1. MUQ, 424, cité, pour le boulanger, supra, p. 403 (et n. 2). Sur le mot de baqqâl (qui peut être pris en un sen9 plus large : revendeur, marchand au détail), cf. BGA, IV, 192, et Dozy, Supplément, I, 104. MUQ, 31, donne, comme équivalents, §abbân (litt. : marchand de produits laitiers), (abbâh (litt. cuisinier), fâmï (litt. : marchand de fûm, ail (cf. Coran, II, 58/61, trad. Blachère), mais aussi : pois chiche, céréales, et mime pain : cf. Lisân, s.v.), tâgir (litt. : marchand). Sur ces mots, cf. BGA, IV, 196, 202, 286, 318. 2. MUQ, 491 Ï./.-492. 3. ÇtAW, 32 (précisant IÇT, 24) ; MUQ, 306 i.f. 4. Pl. de bâkûra ; exportations signalées par HAW, 501 (bawâkir : cf. BGA, IV, 192) ; MUQ, 282, 318. 5. Bâb at-Ta'àm : HAW, 414-415 (Wïet, p. 403, traduit basâtïn par «t vergers »). 6. MUQ, 430 ¿./.-431, la ville étant baptisée Kurd (c'est-à-dire le champ) de FannS IJusraw, l'auteur précisant que Fannâ JJusraw désigne 'Adud ad-Dawla. 7. Cf. supra, p. 398. 8. YA'Q, 362 ; MUQ, 276, 320. 28
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Géographie humaine
Plantes du jardin
et milieu
naturel
: le potager
A supposer que nous ayons isolé, du verger, le jardin, et du parterre de fleurs le jardin utile, resterait encore à définir celui-ci. E t d'abord, est-il entièrement maîtrisé par l'homme, ou encore, çà et là, à moitié sauvage, fait de plantes en voie de « domestication » ? Ses limites coïncident-elles toujours avec celles d'un terroir, ou s'en va-t-on chercher, dans la n a t u r e libre, quelques-unes de ces plantes dont on nous donne les noms ? Autre question : jardin potager ou officinal ? Les deux sans doute, et parfois à travers une même plante. Le malheur est qu'on ne nous précise guère les emplois des espèces cultivées. Il faudra donc, arbitrairement 1 , couper dans ce jardin, commencer par les plantes à coup sûr alimentaires, puis venir à celles de la médecine, mais aussi de la toilette, du parfum. Nul n'imaginerait, à lire nos auteurs, un jardin organisé, avec ses carrés, ses rangées. Le contenu nous est livré en ordre dispersé, au fil des pages, telle espèce entrant dans les productions majeures d ' u n pays, dans ses curiosités ou ses exportations. J e ne vois guère qu'une ébauche de classification, à peine formulée, incertaine : les légumineuses 2 . Une fois de plus, ce qui intéresse avant tout nos auteurs, c'est la vision générale des cultures. E t leur utilité : si les montagnards riverains de la Caspienne ont de beaux et bons yeux, c'est, nous dit MuqaddasI, parce qu'ils mangent des légumes verts 3 . Commençons par le « voyageur infatigable », comme l'appelle Emmanuel Le Roy Ladurie : le melon, avec ses cousins, qui, passant par les relais italiens, arriveront aux jardins de la France du Sud, à partir des années 1400 4 . Dans nos textes 6 , cette « engeance » multiforme porte quatre noms : qittâ' (concombre-serpent ou melon-serpent ?) hiyâr (concombre), qar (citrouille) et bittih (pastèque, melon) 7 . Elle 1. En se fiant aux distributions suggérées supra, p. 392 £./.-393. 2. Qalânl, hubub qafdnin : HAW, 80 (cité supra, p. 412, n. 1), 217 (trad., p. 211 : grains farineux). Le Lisân, s.v., renvoie aux « grains qu'on met en réserve » : pois chiches, lentilles, gesses, lupin, mais aussi riz et millet [duhn). 3. MUQ, 371 (variante, ibid., p. 359 : ce regard serait dû à l'eau des rivières). 4. E. Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, Paris, 1966, I, p. 65-66. 5. Cf. supra, chap. v, p. 383, et RST, 111, 113 ; FAQ, 254-255, 320 ; HAW, 122, 136 i.f., 302, 335, 368 t./., 435 (mabâtih : melonnières), 436 ; MUQ, 180 (n. m), 196 (et n. s ; sur nadir, cf. BGA, IV, 362), 204, 326 (et n. d), 357, 391, 396, 414, 417 (dastanbûyè : cf. infra), 443, 451 [mabâtih), 466. 6. Qittâ', quttâ', maqâtï (lieux plantés avec ce genre de cucurbitacées) : RST, 111 ; HAW, 122, 136 i.f., 302. Cf. Dozy, Supplément, II, 308-309, et Ghaleb, Dictionnaire, II, 275-276. Pour Leclerc (Ibn al-Baytâr, Traité des simples, op. cit., III, 60), il s'agit du concombre, les différences entre qittâ' et hiyâr ne pouvant être précisées. 7. Sur la citrouille, la pastèque et le melon, cf. Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 235241, III, 67-70. Épisodique : la calebasse [supra, p. 395, n. 5).
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est cantonnée, dirait-on, à l'Orient, mais elle y a sa place partout, à partir de l'Égypte. Elle s'étale par jardins entiers, figurant dans les listes de l'impôt, et aligne de nombreuses espèces : les concombres à piquants, « comme sur un hérisson », les melons doux ou ceux qu'il faut accommoder de sucre, ceux qui se divisent tout naturellement en tranches, les courges énormes, aussi ventrues qu'une grande jarre, débitées en tranches, elles aussi, et d'autant plus juteuses qu'elles sont plus volumineuses. On nous parle de gros melons exceptionnels, merveilleux même, que l'on met à sécher, parfois, pour l'exportation. On nous donne des noms : le coloré ( bârang) de M a r w Y a z d a h a r l d'Àdarbaygàn, long et laid, mais extrêmement doux 2 , la « main odorante » ( destanbuyè ) du Hûzistân ou des confins irano-irakiens 3 , et le sâf de Buhârâ, qui rappelle le précédent 4 . Enfin, comme il le fera plus tard en Occident, le melon suscite la passion des princes, qui s'en font apporter à Bagdad, depuis le Hurâsân, dans des bassins de cuivre 5 . E t comme en Occident, où l'indigestion eut raison de quatre empereurs et deux papes 6 , cette passion, ici aussi, est fatale, au moins à ar-Rayy, où le « melon tue » 7 . Passons aux légumineuses. Le pois chiche figure parmi les exportations de la région de Bactres (Balh), et il est courant en Égypte, trop courant même pour Muqaddasï, qui a l'air de le trouver envahissant 8 . La gesse, signalée elle aussi pour l'Egypte, apparaît ailleurs comme un légume du pauvre : le même auteur assure l'avoir connue, avec le pain, à l'ordinaire d'un couvent chrétien de Syrie 9 . La lentille, elle, est au menu de l'hospice d'Hébron ; accommodée à l'huile, elle est offerte à tous les pauvres qui se présentent ; de vrai, elle semble bien être 1. D u persan bâ- (avec) et reng (couleur) : cf. F A Q , gloss., x v i . 2. D u nom d'une localité, Azdahar (ou Ardahar) : cf. BGA, IV, 178. 3. Cf. BGA, I V , 235 ; Dozy, Supplément, I, 441 ; Desmaisons, Dictionnaire, I, 169 et 896 : persan dest (main) et anbây (odoriférant), pour désigner une boulette aromatique ou un fruit, que l'on garde en main pour en respirer l'odeur, et notamment « un petit fruit rond et de différentes couleurs, et qui ressemble à (sic) un petit melon ». Cf. I b n a l - B a y t â r , Traité des simples, op. cit., I, 241, II, 87-88. 4. M U Q , 326 ; BGA, IV, 256-257 ; Desmaisons, Dictionnaire, II, 157, s.v. « sâfisek ». Cf. également infra, à propos des fruits, le luffâh. 5. F A Q , 254-255. 6. L e R o y Ladurie, Les paysans de Languedoc, op. cit., I, 65. 7. M U Q , 391 ; la raison n'est p a s précisée, mais on la devine, puisque le même melon est cité, ibid., 396, en contexte résolument laudatif, parmi les produits remarquables de la ville. 8. flimmif, himmaf (auj. plutôt hummus). Pour l ' É g y p t e , comparer M U Q , 203 et 206 ; cf. aussi ibid., 324, 452. 9. Ùullubân, gullabân : M U Q , 44 (trad., p. 112, n. 14), 203 ; cf. Ghaleb, Dictionnaire, I, 268-269 ; Dïnawari, The Book of plants, op. cit., 27 (gloss., a v e c référ.) ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., V, 218. Aujourd'hui : pois (sur la parenté des gesses et des pois, cf. ibid., 219). Cf. Ibn al-Baytâr, Traité des simples, op. cit., I, 358-359.
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une sorte de tradition en Syrie-Paleatine, où certains se sont fait une spécialité de la vente de ce plat cuisiné 1 . Autre nourriture de base, dans le même pays : le lupin, que l'on consomme salé. A propos de l'Égypte, elle aussi gros producteur, Muqaddasî décrit la graine, grosse comme l'ongle, amère lorsqu'elle est sèche, et qu'il faut adoucir, puis saler ; vendue en cet état, elle est mise à fermenter, relevée d'épices et exportée jusqu'à Bubâra, où on l'utilise comme condiment 2. Enfin, le mungo (mang), signalé à propos du Sigistân 3, et les fèves (bàqillà, fûl), consommées fraîches au Yémen, plus souvent conservées, notamment pour la préparation d'un plat, le baysâr : mises à tremper, elles sont ensuite frites à l'huile et vendues avec une garniture d'olives Autres habitants du jardin : le chou 5, l'asperge la bette, d'un vert si remarquable 7 , l'artichaut, « cette fleur de chardon améliorée par les Arabes » 8. Plus intéressants, au moins pour nos auteurs : le poireau, aux propriétés parfois sudatives 9 ; la laitue, que le bas Irak et le Qùzistân considèrent, en raison de sa qualité, comme un légume à part, contrairement à l'usage palestinien 10 ; l'estragon, dont on exporte 1. MUQ, 173 (sur l'hospice d'Hébron, voiries textes recueillis dans Marmardji, Textes géographiques arabes sur la Palestine, op. cit. {supra, p. 19, n. 3), 60 et 64), 183, 452 (dans les mesures du Fârs), 490 (simple référence pour évoquer la forme de pierres). 2. Turmus : MUQ, 181, 183 i.f., 203, 204 (et n. c : version plus ancienne et moins explicite, avec la graphie fautive yahlâ, pour yahlâ, être doux, ou yuhattâ, yuhlâ, être adouci). Cf. Dïnawarï, The Book of plants, op. cit., 24 (gloss., avec référ.). 3. IÇT. 143 (avec COÏT., pour milh : sel) ; HAW, 421 (principale culture d'un canton du Sigistân) ; Ibn al-Baytâr [mâi et magjj), Traité des simples, op. cit., I, 117, III, 269-270, 293. 4. Les deux mots sont expressément donnés comme synonymes par MUQ, 31 ; HAW, 254, remplace par fûl le baqillâ 'd'IÇT, 63 (mention de « grains », avec blé et orge). Autres références : RST, 111 ; MUQ, 183 i.f., 490 (simple référence pour évoquer la forme de pierres). Cf. Dozy, Supplément, II, 290. Sur le participe manbût, cf. BGA, IV, 359 ; sur le baysâr (bayfâr, faysâr), cf. BGA, IV, 196, et Dozy, Supplément, I, 134. Sur la fève, cf. Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 187-190. 5. Kurnub : MUQ, 181. Le chou-fleur (qunnabït) est cité par MAS (p), § 1363, pour l'Irak. 6. Halyûn, hilyatvn : MUQ, 181. Cf. Dïnawarï, The Book of plants, op. cit., 52 (gloss., avec indication de l'origine du mot : grec et syriaque). 7. Silq : HAW, 91 et 298 (couleur prise pour évoquer celle d'une espèce de dattes, ou d'une argile). Référ. dans Dïnawarï, op. cit., 39 (gloss.) ; cf. Ibn al-Baytâr, Traité des simples, op. cit., II, 274-276. 8. 'Akkub : MUQ, 181, 420. C'est un chardon comestible [cf. BGA, IV, 303 ; Dozy, Supplément, II, 155 ; Ghaleb, Dictionnaire, II, 159 ; Dïnawarï, [Kitdb annabât] Le Dictionnaire botanique d'Abu Hanïfa ad-Dïnawarï, éd. M. Hamidullah, op. cit., 147 ; Ibn al-Baytâr, op. cit., II, 461-462), mais il peut être acclimaté dans le jardin : Muqaddasî le signale parmi les meilleurs produits de la Palestine et du Fârs (voir toutefois infra, p. 417, n. 6). La citation est prise à Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, op. cit., 62. 9. Kurrât : MUQ, 101. 10. Bass : MUQ, 181 ; cf. BGA, IV, 225 ; Dïnawarï, The Book of plants, op. cit., 32 (gloss.) ; Ibn al-Baytâr, Traité des simples, op. cit., II, 28-29 ; Schwarz, Iran, IV, 403.
Les plantes
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les graines, et dont Muqaddasi a vu des spécimens énormes, aussi gros que des myrtes 1 ; l'oignon, dont la réputation est incertaine, les Siciliens faisant figure de rustres, en le mangeant cru, ce qui gâte leur goût et les empêche de distinguer les bonnes eaux des mauvaises 2 ; l'ail, particulièrement abondant en certaines régions du tjurâsân et dans les parages riverains de la Caspienne, où les gens en mangent tellement que leur haleine en est purifiée 3 ; l'aubergine, qui, excellente dans le Hurâsân, rend malade à la Mekke i ; la colocase, en Palestine et en Égypte surtout, Muqaddasi la rapprochant, pour la forme, du raifort : ronde, recouverte d'une pellicule, et de goût assez rude, la colocase, frite à l'huile, est incorporée aux ragoûts, mais elle porte à la mélancolie ; par les feuilles, très belles, elle rappelle le bananier et du reste, nous dit-on, il est connu que, si on coupe en deux un tubercule de colocase et qu'on le remette en terre après y avoir inséré un noyau de datte, c'est un bananier qu'on voit surgir s . Terminons sur une célébrité de la steppe, la truffe (kam'a), que Muqaddasi mentionne, entre le chou et le lupin, parmi les meilleurs produits de la Palestine : nous savons, aujourd'hui encore, l'abondance de cette production sauvage et le commerce saisonnier auquel elle donne lieu 6 . 1. Tarhûn, falhûn, fabarlfùn : HAW, 505, 515 ; MUQ, 390 (avec le participe na"im : qui se trouve bien dans un lieu, y prospère), 396 ; Hud, 116 ; cf. BGA, IV, 287, 288 i.f.-289 ; Dlnawarï, The Book of plants, op. cit., 43 (gloss.) ; Ibn al-BayÇàr, op. cit., II, 407-408. 2. Baiai : HAW, 123 ; cf. Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 231-233. 3. Tûm : HAW, 381 ; MUQ, 319, 354, 359, 371 ; Ibn al-'Awwâm, Kitàb al-filâha, trad. citée, I I / l , p. 195-197 (cité dans G. Baldacchino, op. cit., 213, n. 132), « signale les avantage« de la consommation de l'ail, mais en indiquant les moyens de neutraliser sa mauvaise odeur ». Cf. également Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 334-337. 4. Bâdingân : MUQ, 101, 326, 357 ; cf. Dïnawari, Tlie Book of plants, op. cit., 22 (gloss.) ; Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 191-194. 5. Qulqâs : MUQ, 181, 203 i.f., 204 (et n. e, l'indication de la < recette » pour tirer le bananier de la colocase ayant disparu de la version, postérieure, du manuscrit de Berlin : Muqaddasi a renoncé au trait merveilleux, suggéré par la beauté des feuilles peut-être). Cf. Ibn al-Baytâr, op. cit., III, 101-102 ; Braudel, Civilisation matérielle, op. cit., 109 ; Coutière, Le monde vivant, op. cit., IV, 292-293. 6. MUQ, 181 (la place de la truffe, entre le chou et le lupin, ne doit pas faire illusion sur son caractère sauvage : Muqaddasi donne ici, en suivant la spontanéité de l'inspiration ou du souvenir, une liste de « célébrités » de la Palestine : ce qui doit, par parenthèse, nous rendre prudents quant à la définition de l'artichaut [supra, p. 416, n. 8), qui figure dans cette même liste), 325 i.f. (truffe parmi les exportations de la région de Nïsâbûr). Sur la truffe, cf. û À H (h), VI, 481 ; Dlnawarï, Le Dictionnaire botanique, op. cit., 246-247 ; Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 310, III, 192-194 ; H. Charles, Tribus moutonnières du Moyen Euphrate, Damas, g.d., p. 105 ; J . Cantineau, Le dialecte arabe de Palmyre, Beyrouth-Damas, 2 v., 1934 : t. II, p. 69-70 ; A Musil, The manners and customs of the Rwala Bédouins, New York, 1928, p. 15 (où la kam'a figure au rang le plus bas des trois espèces constituant la catégorie de la truffe ( f a t f ) ; sur la transcription du k par (, cf. J . Cantineau, Études de quelques parlers de nomades arabes d'Orient, Paris, tiré à part des
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Géographie humaine et milieu naturel
Quelques-unes de ces plantes, estragon, ail, lupin, truffe, nous ouvrent déjà, dans notre jardin, un nouveau carré : celui des condiments 1 . En voici d'autres : le sésame, d'abord, c'est-à-dire une huile et des grains, ceux-ci utilisés dans la préparation de pâtisseries, côte à côte avec les raisins secs, les noix et les pistaches 2 ; puis, le girofle 3, la moutarde 4 , le poivre 5, le carvi le gingembre 7, les câpres, confits notamment 8 , le cumin 9 ; enfin, dans le jardin sauvage, un champignon du genre vesse, le gûëana10, et YuSturgâz (« l'épine du chameau », en persan), rappelant l'Asa foetida, que nous retrouverons plus loin 11. Annales de l'Institut d'Études orientales de la Faculté des Lettres d'Alger, I I , 1936, p. 29-36, et I I I , 1937, p. 25-26). Sur la truffe des steppes du Qurâsân, cf. I b n alBaytâr, op. cit., I I I , 177-178. 1. Idâm, abâzïr, saqaf (BGA, IV, 261 : épices ; cf. E[AW, trad., p. 345), dârï (marchand d'épices) : HAW, 351 ; MUQ, 164, 197, 204 (n. c), 273, 315 (rareté signalée), 329, 359, 390, 411, 466 ; f f u d , 105. 2. Sur le sésame (simsim) et son huile (Sayraj>, salît), cf. YA'Q, 358 ; H A W , 91, 136 i.f., 180 i./., 213, 220, 244, 366 ; MUQ, 31, 85, 123, 324, 325 ; Ibn al-Baytàr, op. cit., I, 362, II, 282-284 ($ayraj> en général, salît au Yémen) ; Dozy, Supplément, I, 810. L'huile de sésame est le support de nombre d'huiles aromatiques : cf. I b n al-Baytâr, op. cit., II, 44,108, 110 sq. Sur l'emploi du sésame en teinturerie, cf. Lombard, Textiles, op. cit., 129 (sur le mot de jjulgulân, cf. Ibn al-Baytâr, op. cit., I, 362). 3. Qaranful ; signalé comme indien par YA'Q, 369 [cf. Géographie I I , 99), mais FAQ, 251, fait entrer l'Inde musulmane (Sind) dans les aires de production. Sur le girofle, cf. Dïnawarï, Le Dictionnaire botanique, op. cit., 205-206 ; Ibn al-Baytâr, op. cit., I I I , 64-65. 4. ff ardai, sans indication d'emploi ; le mot apparaît chez MUQ, 252, 254 (n. i), comme simple terme de comparaison à propos d'une plante, le fatt (cf. infra, « les espèces sauvages ») ; l'huile de moutarde est mentionnée par FAQ, 66. Ibn al-Baytâr, op. cit., I I , 18, relève l'emploi de la moutarde comme condiment, côte à côte avec ses usages médicinaux. 5. Filfil, fulful : FAQ, 251 (même remarque que ci-dessus, à propos du girofle) ; MUQ, 97 (importé en Oman), 240 (dans les mesures de poids, en Espagne : donc largement importé ici aussi, sans doute). MAS (t), 35, signale le poivrier en HauteÉgypte. 6. Karâwiyâ : HAW, 74, 84 ; Hud, 143 ; cf. Ibn al-Baytâr, op. cit., I I I , 81 (n