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French Pages [416]
La Chanson des Saxons
et sa réception norroise Avatars de la matière épique
Hélène T'étrel
Medievalia
La Chanson des Saxons et sa réception norroise Avatars de la matière épique
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La Chanson des Saxons et sa réception norroise Avatars de la matière épique
Hélène Tétrel
Medievalia 1933 Collection dirigée par Denis Hüe Fondée par Bernard Ribémont
Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays
© Editions Paradigme, 2006 14 quai Saint-Laurent, 45000 Orléans ISBN 2-86878-248-5 ISSN 1251-571X
À la mémoire de Stefän Karlsson
Je remercie le personnel de l'institut Ârni Magnüsson de Reykjavik, qui m’a accueillie pendant deux ans, et le ministère islandais de l’éducation (Menntamälaräduneytiô) qui m’a accordé sa bourse annuelle pour la France de 1995 à 1997. Merci à Povl Skärup, Stefân Karlsson pour leur aide constante, à Régis Boyer pour l’intérêt qu’il a porté à mon travail, à Despina Ion et aux autres amis qui ont bien voulu m'aider à relire,
à Robert Cook pour la traduction figurant en fin d’ouvrage. Merci à Michel Zink pour sa confiance et son soutien.
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Introduction
La transmission des légendes épiques : cohésion, circulation, mouvance La guerre de Charlemagne contre les Saxons est un motif récurrent de l’épopée française. Cette histoire, toujours évoquée sur le mode du souvenir ou de la menace, n’appartient jamais, ou rarement, au présent de l’épopée. Mais elle le remplit de ses échos. Elle affleure à la surface du discours des jongleurs, qui la disent ancienne et connue de tous. Et cette notoriété, réelle à la longue, finit par dispenser la légende d’être écrite. Nous avons le sentiment de connaître l’histoire, même sans — ou avant de — lire la chanson qui la transmet.
Or cette épopée nous a été rapportée intégralement sous deux formes. Les deux textes, assez étendus, ne sont pas précisément des épopées «pures». Ils sont postérieurs d’au moins un siècle au Roland d'Oxford, et ont subi l'influence d’autres formes d’expressions littéraires. La Chanson des Saisnes a été composée par Jean Bodel dans les dernières années du xII° siècle, et la «saga de Guitalin le Saxon» incluse dans la Karlamagnissaga a été traduite en Islande ou en Norvège dans le deuxième quart du XII siècle. De plus, ces deux textes sont séparés par la langue et la culture; l’un appartient pleinement au genre épique français, et l’autre est importé dans une culture étrangère, qui ne connaît pas de genre poétique comparable à la chanson de geste. Ces deux textes sont encore séparés par les conditions qui ont présidé à leur écriture; la Chanson des Saisnesst un poème indépendant, destiné à être chanté ou lu pour lui-même, alôfs que le texte norrois fait partie d’un grand cycle narratif centré sur Charlemagne. Il s’agit, enfin, de deux versions totalement divergentes. Les variantes liées à la forme, naturelles dans de telles conditions, sont appuyées par des oppositions fondamentales sur le fond. Le sentiment de familiarité qui naît chez le lecteur (ou l’auditeur) à la réapparition du motif saxon dans les chansons s’accompagne d’une impression d’éclatement et de confusion : où et quand cette guerre a-t-elle eu lieu?
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Qui l’a menée? Y a-t-il eu plusieurs guerres? On interroge vainement la mémoire épique à ce sujet. Or les deux écritures de la légende, réalisant à nos yeux la synthèse des éléments épars, ne font qu’accentuer la disparate. En effet, tout sépare ces deux versions : les personnages (Roland et Baudoin d’un côté, Baudoin et Bérard de l’autre), la place dans le cycle (avant et après Roncevaux), et même le détail des événements. Et, au lieu de nous
ouvrir la voie directe à l’épopée unique et primitive, celle dont les autres chansons ont gardé des échos lointains et déformés, elles font davantage
obstacle. Est-il même possible, au vu de divergences si nombreuses, d’analyser les deux versions sur une base commune et de chercher la source? Il faut peut-être revenir sur certaines caractéristiques de la chanson de geste, pour comprendre les mécanismes qui conduisent à cette dispersion. Comme on le sait, la chanson de geste est, en un sens, un genre assez
«fixe». Il ne l’est pas au sens où nous disons qu’un sonnet est à forme fixe. En effet, l’unité de base, la laisse, n’a pas de longueur déterminée, pas plus que la chanson elle-même, d’ailleurs. Et à partir de la fin du XII siècle, lais-
ses et chansons s’allongent sans cesser d’appartenir au genre épique. Le vers est le décasyllabe, mais dans le cas de la Chanson des Saisnes de Bodel,
l’alexandrin s’y substitue assez facilement, comme la rime à l’assonance. Le contenu guerrier, religieux et féodal accepte des répits pacifiques, aventureux, burlesques, même, dès les chansons anciennes. Sur l’ensemble, donc,
c’est un genre plutôt souple et destiné à vivre dans le renouvellement continuel. Mais ce qu’il a de fixe est la très grande cohérence qui lie les épopées entre elles. Cette cohérence est moins bâtie sur des signes tangibles (la versification, les vers formulaires, les enchaînements de laisses) que sur le sen-
timent très fort d’appartenir à un ensemble déterminé : «Ceo dit la geste, e il est veir»!
La geste est cet ensemble. Dans les chansons, le mot utilisé (dans ce contexte) désigne alternativement le support matériel, la source, réelle ou supposée, et la réunion imaginaire de tous ces récits dans une seule «matière», que Jean
Bodel appelle «de France», la plus «voir disant». De façon très significative, la geste peut ainsi définir soit un manuscrit soit l’ensemble des histoires qui constituent l’arrière-fond de ce récit particulier. La matière de France a ses divisions, ses ramifications et ses SOous-
ensembles. Tel poète impose une partition absolue entre plusieurs ensembles 1.
Gormont et Isembart, éd, A. Bayot, Paris, Champion 1969, v. 418.
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et se réclame de l’un d’eux, qu’il appellera aussi «geste»; pour tel autre, au contraire, le mot est coextensif à la matière de France dans sa totalité. Mais dans tous les cas, la soumission à cet ensemble et à ses lois est indispensable,
et le poème épique est lié par cette appartenance. Ce qui caractérise l’attitude des chanteurs de geste est la conscience très forte qu’ils ont de ce phénomène. Le lien de la chanson à la geste est plus qu’un simple respect de la forme. Au contraire, le projet poétique est tout entier déterminé par cette allégeance; la chanson de geste est un genre «sous influence». Sur le plan du contenu, la «matière de France» offre toujours la possibilité d’allonger la série d'événements qui la constitue : la nouvelle chanson s’insère obligatoirement dans une chronologie externe. Toutes les chansons se conforment à ce principe. Et le plus souvent, elles le disent, qui dans le prologue, qui au fil du récit. Il est essentiel, pour le poète, de laisser les repères de cette histoire générale paraître dans le récit particulier. Si la Chanson de Roland commence au cœur de l’événement, Turold ménage, par des signes disposés au milieu du poème, la possibilité d’un «avant» : Jo l’en cunquis e Anjou e Bretaigne
(2) E en Saisonie fait il ço qu’il demandet?
Et d’un «après»
:
Encuntre mei revelerunt li Seisne?
La chanson nouvelle vient se placer dans l’espace désigné pour elle par la chanson précédente, et prend ainsi sa place dans l’histoire. De telle sorte que la question se pose, a posteriori : cette place était-elle déjà occupée quand Turold composa sa chanson? Question embarrassante et plus ou moins insoluble. Parfois, il est vrai, l’insertion des chansons dans la geste est un peu forcée. Elle occasionne des entorses aux règles de la vraisemblance et de la chronologie. Pourtant ces écarts semblent acceptés : la légitimité importe davantage, en effet, que la vraisemblance.
Il faut compter, d’autre part, indépendamment de la chronologie, avec l’ensemble des phénomènes d’intertextualité. La chanson de geste est un genre qui repose sur la répétition, sur une écriture au second degré. Et derrière la reproduction des motifs, ou plutôt les reproductions (suivant qu’elles
2. Chanson de Roland, éd. S. Segre, Genève, Droz 1989, v. 2322 et 2330. 3: M Ibid NV 2921:
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sont proches ou lointaines), se dessine aussi une volonté de réduire le champ de référence à un ensemble de signes connus. Les procédés intertextuels peuvent occasionnellement induire une logique contraire à celle du développement de la geste et s’opposer à son principe chronologique. Des retours en arrière et des contradictions peuvent se produire. Il arrive que plusieurs récits prennent place dans un même intervalle, parce que cet intervalle occupe une position intéressante dans la série événementielle : autour de Roncevaux se bousculent ainsi de nombreux récits, par tranches chronologiques qui se recouvrent partiellement ou entièrement. De même, les récits des guerres d’Espagne de Charlemagne exploitent sans fin l’avant — et le «juste avant» Roncevaux, comme si l’imminence de la tragédie conférait à leur propre intrigue un supplément de tension. La Chanson des Saisnes situe quant à elle le début de son action immédiatement après la mort de Roland, dans l’intervalle que lui a préparé Turold. Les poèmes reproduisent ainsi à l’infini le moment qui touche à l’événement fondateur, en aménageant in extremis une insertion aux coutures mal cachées, dont
personne n’est dupe (par exemple, l’Entrée d'Espagne s’intercalant entre Girart de Viane et la Chanson de Roland) pour s’assurer «la meilleure place». Parfois, l’incohérence vient de la répétition de motifs charnières dans des récits différents : acquisition des épées, enfance des héros racontées sur un mode différent, héros morts et ressuscités, parentés incompatibles,
motifs contradictoirement transposés. Toutes ces variantes coexistent dans un même système. Et, d’une certaine façon, elles menacent sa cohérence. Mais c’est alors un autre type de cohérence qui se met en place, qui reproduit à plus grande échelle l’axe «lyrique» de la chanson de geste, pendant que la marche du cycle reproduit son axe «narratif». Un jeu poétique qui combine ces deux nécessités amène le jongleur à de singuliers agencements. «Étalement et concentration, progression et similarité»* sont les deux pôles vers lesquels tend la chanson de geste.
Or ces deux formes de cohérence postulent l’une comme l’autre une compétence et une mémoire. Le texte requiert un encodage propre, fait de motifs narratifs, rhétoriques, de personnages « spéculaires » et d'événements fondateurs, de vers formulaires et de structures syntaxiques propres. Une chanson parodique comme le Voyage de Charlemagne à Jérusalem n'existe, par exemple, que dans sa relation avec le contexte précis des chansons 4.
P. Zumthor, Essai de Poétique Médiévale, Paris, Le Seuil 1972, p. 330.
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sérieuses. Un épisode comme la bataille d’Aliscans ne fonctionne réellement que par écho à celui de Roncevaux. C’est dire si le problème du sens, — et partant, de l’origine — de l’épopée est complexe : il est intimement lié à celui de sa réception. Puisque le jongleur qui compose sa chanson joue avec un code, c’est donc le code qu’il faut interroger pour comprendre l’œuvre. La multiplication des liens de dépendance entre la chanson et la geste dans laquelle elle s’inscrit contribue parfois à la production de manuscrits cycliques. Dans ces derniers, les liens entre poèmes sont simplement développés à l’extrême et travaillés dans une perspective unique. Le sens particulier est alors rattaché au sens externe, et les poèmes ont une autonomie de plus en plus réduite : c’est le cas du cycle de Guillaume, c’est aussi le cas de la «saga» qui nous intéresse, la Karlamagnüssaga. La différence entre la Chanson des Saisnes et un texte comme Guitalin réside essentiellement dans l’évidence plus ou moins grande des modifications «sous influence». Dans un cycle matériellement constitué, on peut établir le chemin suivi par les variantes en défaisant l’écheveau des dépendances, à même le texte. Dans le cas contraire on demeure dans les conjectures de l’intertextualité. Ce qui est sensible dans la Chanson des Saisnes est tangible dans Guitalin. Et comme, de part et d’autre, l’ensemble dans lequel le récit s’insère possède une cohérence qui peut lui être propre, la plupart des variantes se trouvent ainsi aisé‘ment justifiées par la différence des contextes. L’étude de ces deux phénomènes, l’intertextualité et la mise en cycle des poèmes, ont été l’objet de nombreuses études, certaines récentes. On
sent très bien ce qu’on doit à la «mouvance» des textes désignée par Zumthor lorsqu’on aborde le problème des variantes d’une épopée. D’autre paït, le concept d’intertextualité est, paradoxalement, très nettement redevable aux théories de la poésie orale, aux études des modalités répétitives de la chanson faites, après d’autres, par Rychner, et aux nombreuses recherches
menées depuis dans le domaine stylistique et rhétorique. De leur côté, les cycles narratifs ont été étudiés en détail. Les grands cycles arthuriens, et en particulier le Lancelot-Graal, le Tristan, les eycles épiques comme le cycle de Guillaume ont été étudiés à plusieurs reprises au XX° siècle, ainsi que le cycle de la Croisade, les cycles plus réduits comme Renaut de Montauban, Garin le Lorrain, etc.
Mais ces deux types de recherche sont fréquemment menés séparément, et dans des buts distincts, l’un visé par la littérature, l’autre par la philologie. Ce qui ne veut pas dire que ces domaines sont — et ont jamais été — sentis comme étrangers l’un à l’autre, mais une marge se dessine entre eux. Les
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études consacrées au Lancelot-Graal ont été largement dominées par le thème de l'indépendance primitive du Lancelot en prose (voir par exemple les études d’E. Kennedy, d’A. Micha, de J. Frappier). Les recherches faites par J. Frappier, J. Wathelet-Willem et M. Tyssens sur le cycle de Guillaume ont été surtout menées dans une perspective philologique : à travers la mise en évidence des procédés d’insertion et d’assemblage, c’est aux sources, et
aux rapports des manuscrits entre eux, qu’on s’intéresse. C’est surtout vers la fin du siècle dernier, semble-t-il, que s’est développé l’intérêt combiné pour les deux approches, l’intertextualité et l’étude de la formation des cycles. Peut-être sous l’effet des tendances linguistiques et littéraires des années 70? Les textes médiévaux étant par ailleurs rendus de plus en plus accessibles et leurs éditions plus maniables, il est peut-être aussi devenu moins urgent de s’intéresser aux sources, et plus facile de mettre les poèmes en parallèle. Les deux domaines se croisent de plus en plus, et l’écriture cyclique (dans un sens général, littéraire et philologique à la fois) connaît à l’heure actuelle un regain d’attentions. Cette attention nouvelle s’efforce d’envisager en termes différents les rapports entre «version cyclique» et «version non cyclique» d’un même poème, à un moment où les deux ont été rendues accessibles par les générations précédentes. 5. Voir par exemple, concernant l'épopée française, les recherches de S. Sturm-Maddox et D. Maddox, de «Intertextual Discourse in the William Cycle» Olifant 7, 1979, pp. 131-148, à la publication du recueil Transtextualities. Of Cycle and Cyclicity in Medieval French Literature, Medieval and Renaissance texts and studies, New York 1996. Voir également le colloque d'Amsterdam publié sous le titre Cyclification. The Development of narrative cycles in the chanson de geste and the Arthurian Romances, par B. Besamuca, W. P. Gerritsen, C. Hogetoorn and ©, Lie, Amsterdam 1994, les travaux de M. Heintze sur les relations familiales dans le cycle du roi dans Kônig, Held und Sippe, Untersuchungen zur Chanson de geste des 13ten und 14ten Jahrhunderts und ihrer Zyklenbildung, Heidelberg 1991, ainsi que les articles qu’il a écrits dans la même perspective (voir bibliographie). Concernant la matière arthurienne, il faut encore mentionner les Clôtures du Cycle Arthurien, de Richard Trachsler, Genève 1996. Dans le domaine norrois, l'intérêt renaissant pour les deux sagas de compilation Karlamagnis saga et Piôrekssaga va un peu dans ce sens, avec, d’une part les travaux de P. Skârup et des éditeurs de Karlamagnüssaga (Copenhague, DSL 1980) et de l’autre les recherches de S. Kramarz-Bein (voir son recueil Hansische Literaturbeziehungen, Berlin 1996). D’autres recherches (S. Würth
dans son étude Ælemente des Erzählens, die Pættir der F lateyjarbôk, Frankfurt 1991 et dans ses
études des «sagas antiques»; Claudia Müller dans Erzähltes Wissen, Die Isländersagas in der
Môdruvallabôk, Frankfurt 2001; Svanhildur Oskarsdôttir dans Universal History in 14" century Iceland. Studies in AM764 410, Phd University College, London; Ârmann Jakobsson dans ses études des cycles royaux, entre autres { Leit a konungi, Reykjavik, 1997, etc.) se sont éga-
lement intéressées à d’autres cycles, dans une perspective non exclusivement philologique, et il
y a à n’en pas douter une quantité d’autres exemples.
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Mais on ne doit pas oublier que la formation des cycles épiques en France et la compilation d’ouvrages comme la Karlamagnussaga en Scandinavie ne sont pas des épisodes marginaux dans l’histoire culturelle. À partir du x
siècle, les manuscrits de compilation se multiplient dans tous les
domaines de la connaissance, répondant peut-être à une orientation nouvelle de la pensée. Ce n’est pas seulement par leur volume que ces compilations scientifiques, historiques ou théologiques surprennent, mais encore par leur esprit d'organisation et de hiérarchisation. Cette mode touche également la matière narrative dans toute l’Europe du sud au nord. En France comme en Scandinavie, le mécanisme qui consiste à rassembler et aligner des fragments dispersés provoque les mêmes transformations. C’est peut-être sous l’effet de la même «habitude mentale» que se développe l’esprit de compilation. Pris dans ce mouvement global, les épopées ou les sagas perdent définitivement une indépendance qu’elles ont — peut-être — eue auparavant. Il ne nous reste plus, pour nombre d’entre elles, que ces remaniements enchâssés dans le cycle. Il faut donc passer par une étude de la structure du cycle pour évaluer les modifications apportées. Néanmoins, toute étude de ce genre a ses limites : aussi loin que l’on remonte, en démontant les mécanismes d’insertion et de récriture, la source
du poème ancien se dérobe, et cela se précise à mesure qu’on réfléchit aux ‘procédés de l’écriture épique, qui fonctionne selon le palimpseste — le terme étant pris ici métaphoriquement. C’est que la formation des cycles soulève une question : le poème «indépendant» a-t-il existé? Non, si par «indépendant» on entend, hors de tout contexte, ne vivant qu’en soi et pour soi : c’est en cela qu’il faut considérer sur le même pied le remaniement de la Chanson des Saxons composée par Jean Bodel et la traduction insérée dans la Karlamagnüssaga. Certes, l’altération des textes est plus facile à concevoir dans le cas d’un poème inséré. Lorsqu'il s’agit d’une chanson isolée sur le parchemin, la question se pose moins. Et pourtant, le remaniement n’est pas neutre, il est, lui aussi,
composé sous influence. Il y a un rapport entre l’évolution de la chanson de -
6.
J'emprunte le mot à E. Panofski, lequel, mettant en lumière la connexion entre art gothi-
que et scolastique, conclut de la sorte : «Elle s’instaure en effet par la diffusion de ce que l’on peut nommer, faute d’un meilleur mot, une habitude mentale — en ramenant ce cliché usé à son sens scolastique le plus précis de «principe qui règle l’acte», principium importans ordinem ad actum [cité d’après Thomas d'Aquin, Somme Th, I-II, qu. 49, art. 3, C]» Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, éd. de Minuit, 1967, p. 83.
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| geste et ce vaste mouvement de rassemblement, de conservation et de transmission des connaissances qui caractérise l'écriture cyclique. Pour résumer, on pourrait ici nommer plusieurs écueils à éviter dans cette étude de la guerre de Saxe. Le premier serait de considérer les textes transmis par la Karlamagnéssaga comme
des importations directes, laissées comme
des maté-
riaux bruts. Au contraire, les textes de la saga sont des versions remaniées. La «saga de Charlemagne», compilée au début du x1II£ siècle et plusieurs fois reprise, comporte deux versions de la guerre de Saxe : l’une dans la branche I, et l’autre dans la branche IV/V (suivant les versions). Le premier récit s’étend sur deux chapitres et le second en comporte 55. La forme même de ces deux épisodes, leur environnement respectif, tout suggère une source différente. Mais on a trop vite fait de supposer l'existence de deux sources indépendantes; cette hypothèse demande à être étayée sur une étude plus stricte des procédés d’insertion cyclique, et cette dernière est rapidement menacée d’aporie : comme les compilateurs français, les auteurs de la Karlamagnussaga sont des remanieurs. Ils réorganisent, ils ajoutent et suppriment, ils combinent les versions entre elles. Le second serait de se laisser prendre au piège de la différence culturelle entre France et Scandinavie. D’une part, il y a aussi de grandes différences entre, par exemple, la France du sud et la France du nord. Et les échanges culturels entre la France et la Scandinavie ne démentent pas ce fait’. Si la langue est le critère, l’argument ne tient d’ailleurs guère mieux : dans les deux cas l’adaptation est nécessaire. D’autre part, il faut se souvenir que les clercs norrois ont eu une formation identique à leurs confrères du continent. Qu'il y ait eu ou non un «Moyen Âge latin», il y a, à n’en pas douter, une communauté profonde entre les systèmes d'éducation. Les copistes norvégiens et islandais sont formés à la même école. Ils ont cette habitude mentale qui fera une excellente base au développement de la scolastique. Ce qu’il faut invoquer, en revanche, est une différence dans la réception, mais cette différence n’existe-t-elle pas à chaque étape du remaniement d’un texte, qu’elle soit française ou non?
7. Le mot «échange» est inadéquat : c’est d’un échange à sens unique qu’il s’agit. Si les sociétés scandinaves ont été au départ alignées sur le modèle européen par des christianisateu rs venus du continent, ce sont en revanche les hommes du nord qui sont venus étudier en Europe.
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Saisnes parce que son auteur nous est connu. La Chanson des Saisnes est un remaniement comme les autres, et son originalité ne modifie pas l’appartenance au genre épique, que Bodel revendique. Ne lui faisons ni excès d’honneur, ni indignité. Ainsi, dans la longue suite des avatars de cette légende, le poème de Bodel et les deux versions norroises représentent chacun une étape; sans doute ni plus loin ni plus près de la source. «La» source : après avoir suggéré que, finalement, l’intérêt d’une étude des manuscrits cycliques résidait surtout dans la mise en évidence des mécanismes eux-mêmes, leur interaction, et la manière dont ils tiennent ensemble les récits, on retombe malgré tout dans le doute. Certes, les versions que nous avons sous les yeux sont rendues différentes par leur insertion dans des ensembles différents. Certes, la modification des récits répond à un ordre précis, dont la trame se déploie sous nos yeux à tout moment. En démêlant progressivement les fils de cette trame nous sentons toujours plus que les choix sont aléatoires. Certes, les versions conservées sont d’une époque sans doute tardive, par rapport aux origines de la légende. Mais la question de la source résiste, irritante, lorsqu’on oppose la version de Jean Bodel aux versions scandinaves : y a-t-il une ou plusieurs sources? Les remaniements permettent-ils d’y répondre, s’ils sont fondés sur des pratiques similaires de reproduction et d’altération? Pour reprendre cette question à son point de départ, il faut dans un premier temps poser les bases culturelles du processus de remaniement des épopées. D’abord dans une perspective générale, en essayant de comprendre pourquoi, quand et comment la littérature du Moyen Âge est devenue «cyclique» en France et en Scandinavie. C’est alors seulement qu’on peut suivre à travers les divers manuscrits de chaque version le chemin particulier de la récriture. Comparer, décrire et dater ce qui peut l’être dans l’histoire des textes. Tenter d’adopter la démarche archéologique, de classer et de remonter aussi haut que POssIge dans l’éclatement caractéristique de la légende. _ Mais, et c’est là ce que je voudrais mettre en évidence, les procédés de transformation, à chaque version, cachent la source plus qu’ils ne la donnent à voir. Les procédés qui sont liés à la récriture et à la correction, les
techniques d’allongement, l’évolution linéaire et «classificatoire» de la matière narrative, tout tend à le montrer. C’est l’effet que produisent les modifications qui affectent aussi le noyau même de l’épopée, ses héros,
=_
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ses schémas, ses motifs. En permanence, l’épopée est là et n’est plus là; toujours tenu par sa profession de foi, par son respect de l’autorité, le poète remanieur joue en fait sur l’ambiguité fondamentale qu’il y a à reproduire une épopée ancienne, Ce qu’il nous propose est un système double, «ambivalent», (pour reprendre les termes de la critique moderne), où l’on passe de la révérence à la remise en cause des modèles.
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La composition cyclique :
un effort commun à tout le Moyen Âge
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Avant-propos
Le genre épique est composite, il se développe volontiers en incorporant des matériaux hétérogènes, en modifiant ses propres bases selon des critères esthétiques qui changent avec le temps. En outre, la mise en cycle des chansons de geste, qui intervient parfois très tôt dans leur histoire, a pour effet progressif d’éloigner les chansons de leur forme indépendante originelle. L'histoire d’une chanson de geste présente toujours des zones d’ombre, lesquelles se multiplient à mesure qu’on s’approche de «l’origine», et la recherche de la version primitive, passage idéal du multiple à l’un, est une recherche menacée d’aporie. Il faut donc, pour une large part, se contenter d’étudier les récits épiques dans leur multiplicité, dans leurs différents achèvements et leurs différents contextes : il n’y a pas une chanson, mais diffé-
rents «états d’être» d’une chanson!. C’est le cas, par exemple, des chansons mises en cycle. Mais le mot «cycle» recouvre finalement des réalités très diverses, puisqu'il désigne dans notre langage tantôt un manuscrit, tantôt, dans l’abstrait, un groupe de légendes ou un ensemble généalogique, et qu’il s’applique aussi bien au roman qu’à l’épopée. D'ailleurs, le développement cyclique de la matière épique et romanesque n’est pas un phénomène isolé. Il touche au contraire bien d’autres domaines de la production littéraire et scientifique au Moyen Âge: peut-on faire du développement cyclique un élément singulier dans l’histoire des chansons de geste, et utiliser cet élément dans-üne archéologie de l'épopée? La lecture de la Chanson des Saisnes de Jean Bodel invite quant à elle à s'interroger sur la notion de genre «épique». Bodel emprunte en effet son art de la narration épisodique au roman, son humour et son art de divertir le public aux performances (théâtrales) des jongleurs, et exploite les techniques et les 1.
P.Zumthor, Essai de Poétique médiévale, Paris 1972.
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motifs des chansons de geste?, pour ne citer que les influences les plus visibles. À bien d’autres égards encore, la composition et le style des Saisnes évoquent ceux des romans. De plus, c’est un poème qui est lui-même composé de plusieurs morceaux qu’on hésite parfois à rattacher les uns aux autres, dont on discute l'originalité, dont les sources sont visiblement diverses, et dont la nature est elle-même dis-
parate*. C’est, en soi, une compilation de fragments de récits, de sources diverses, d’histoires racontées sur des tons différents. Pour lui trouver des points de comparaisons, il faut nécessairement passer la barrière des genres. Jean Bodel veut pourtant que sa chanson soit une épopée; non seulement parce qu’il le dit dans son célèbre prologue (vv. 6-11), mais aussi par l'emploi qu’il fait des motifs, des techniques d’écriture et des références à la matière de France. Le développement cyclique de l'épopée française, et avec lui le mélange toujours croissant des genres, se fait aussi par-delà les frontières. Certaines de nos chansons de geste ont été adaptées en vieux norrois, et ont été intégrées au cycle de la Karlamagnssaga. Ce dernier rassemble des chansons de geste, mais aussi des extraits de chroniques, des passages à caractère historiographique et hagiographique. La Karlamagnissaga est créée de toutes pièces, et pourtant elle reste un témoin essentiel dans l’histoire de certaines chansons dont l’origine nous échappe, en particulier la Chanson des Saxons. Pourtant, les divergences dues à la traduction ne manquent pas. Rappelons d’abord que les adaptations des chansons de geste, comme celles de tous les autres textes importés en Scandinavie médiévale, se sont faites essentiellement en prose; or le style formulaire et la versification sont plus qu’une technique, ils sont un signe de reconnaissance de l'épopée même lorsque le 2.
«ll ne néglige ni la réalité urbaine dans laquelle il vit, ni la culture de son époque qu’il
partage avec beaucoup de ses lecteurs» écrit H. Legros, «La Chanson des Saisnes, témoin d’une évolution typologique et/ou expression narrative d’un milieu urbain », dans Au Carrefour des routes d'Europe : La chanson de Geste, Actes du 10° congrès de la société Rencesvals, Senefiance 20-21, 1987. Dans sa thèse, Mme Jacob-Hugon étudie L'œuvre jongleresque de
Jean Bodel, (Paris-Bruxelles 1996). La place qu’occupe la Chanson des Saisnes dans notre littérature n’est pas très claire; elle est tour à tour présente et absente des études ou des recueils consacrés à la geste du roi : présente dans la liste de L. Gautier (Les Épopées françaises, Paris
1878, vol. IT ch. III), et dans l’article de J, Horrent sur les «Épopées romanes» du GRLMA,
(vol. III Heidelberg 1981), elle est absente du recueil de textes de P. Jonin consacré au Cycle du roi, (Paris Sedes 1970-72), Notons d’ailleurs que lorsque dans le décompte des épopées carolingiennes intervient la mention «guerre de Saxe», il est difficile de savoir si l’on entend par là le remaniement de Bodel ou la source perdue. 3. Voir par exemple le débat concernant l’épisode de Saint-Herbert-du-Rhin, qui pour Francisque Michel n’avait pas sa place dans une chanson de geste.
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contenu du poème penche vers le romanesque. Dans la littérature norroise, cette distinction n’existe pas. La plupart des textes narratifs sont en prose; la répartition qui se fait jour très tôt sur le continent, entre prose et poésie narratives, qui permet par exemple de distinguer une chronique d’un récit de fiction, n'existe pas aussi nettement en Scandinavie médiévale. Il en résulte donc d’une part, que la traduction norroise d’une chanson de geste est équivalente, du point de vue de la forme, à celle d’un roman en prose ou d’une chronique, et que, d’autre part, la différence ontologique entre histoire et fiction n’est jamais rendue sensible à l’œil. Mais il y a un autre facteur de décalage entre les deux cultures : la composition du cycle norrois est entièrement originale. L'étude du détail de sa composition révèle de nombreuses interventions et laisse deviner les modifications éventuelles : la première branche — une des plus anciennes — repose en grande partie sur des sources inconnues, mais les épisodes qui constituent la branche I sont, néanmoins, liés par un même thème, et se succèdent plus ou moins chro-
nologiquement : l’intention de l’auteur était de raconter l’histoire de Charlemagne avant les grandes batailles de son règne, (Aspremont, la guerre de Saxe, Roncevaux... ). Que faire de cette branche? Est-elle représentative de la matière épique française? Ou bien est-elle épique par tronçons? Il est vrai que le problème se pose d’autant plus dans le cas de Karlamagnéssaga, que les limites entre l’emprunt fait aux chansons de geste et l'emprunt savant y sont très difficiles à mesurer : on ne sait pas si les récits de l’enfance de Charlemagne, par exemple, sont tirés d’une chanson ou d’une chronique. Comparer le développement cyclique de la matière épique dans les deux cultures, c’est avant tout accepter de regarder les textes norrois comme des remaniements; il s’agit en outre, sans négliger les problèmes d’origine, de mettre en évidence le rôle déterminant des contextes dans la modification du récit. «L'écriture cyclique» renvoie à plusieurs principes de composition : elle désigne par exemple aussi bien la création — par adjonction — de nouveaux récits épiques, que le remaniement, ou bien le travail d’un compilateur ou d’un «dérimeur»; il s’agit dans les premiers cas de perpétuer et d’enrichir un genre poétique (dans sa forme même) alors que dans le second, on se dirige plutôt vers l’histoire par le moyen de la prose. Si le travail créatif de la «mise en prose» commence là où les épisodes du récit primitif s’allongent et s’entrelacent, peu de choses le distinguent alors du remaniement en vers, réfection tar-
dive et allongée du même récit primitif. Les versions tardives d’un poème épique (les manuscrits de Paris ou de Châteauroux de la Chanson de Roland
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par exemple) s’approchent progressivement du récit en prose, en abandonnant l’assonance, parfois aussi le décasyllabe, en allongeant la laisse et en rompant avec le style formulaire. Dans un certain sens, la conservation de la versification dénonce cet «enromancement» dont l’adoption de la prose serait l’étape ultime; le poète cherche à s’en démarquer par une esthétique conservatrice, mais c’est un choix conscient fait à un moment de l’histoire littéraire où le roman en prose a imposé sa forme d’expression et ses modèles à tous les genres narratifs. Ce qui distingue le remaniement en vers d’une mise en prose tient d’une attitude d'auteur face à son texte, attitude qui consiste à préserver, au moins du point de vue extérieur, le genre de la source. Loin d’être une mutation dans le développement des chansons de geste, les dérimages sont donc une évolution naturelle du genre, comme le rappelle G. Doutrepont dans son étudet. Mais pour les définir et les comptabiliser, il faudrait établir une frontière nette entre les poèmes épiques et leurs versions dérimées, et le problème est de savoir où poser la frontière. De ce point de vue, la Karlamagnissaga est une «mise en prose» très représentative. Une compilation comme le Speculum Majus de Vincent de Beauvais, qui a été utilisé par les compilateurs norrois, au moins dans la seconde rédaction, montre que la différence entre contenu scientifique et fiction n’a pas toujours correspondu à une stricte répartition. Le problème posé par le mélange des genres et des sources dans le Speculum se pose dans les mêmes termes au sujet des grandes compilations qui mêlent l’histoire à la fiction, comme celles de Girart d’ Amiens, de Philippe Mousket et David Aubert sur la vie de Charlemagne : les matériaux sont utilisés indifféremment dans la même intention, dans un même désir de totaliser les connaissances (c’est-àdire à la fois de rassembler tout ce qui existe et de présenter un «tout» cohérent). Vincent de Beauvais dit d’ailleurs lui-même être l’ordonnateur, mais
non l’auteur du livre : son vœu d’objectivités lui permet de mettre en avant les autorités et, en même temps, d’en disposer dans une perspective qui lui
est propre.
Dans tous ces exemples, on retrouve la même nécessité : transmettre et conserver les connaissances, mais aussi moderniser les textes anciens.
L'écriture est «cyclique» quand elle entre dans un réseau qui la relie à un autre texte, ou à un ensemble textuel et qu’elle en devient dépendant e:
4.
G. Doutrepont, Les Mises en prose des Épopées et des Romans chevaleresq ues du xIv°
au XV° siècle, Bruxelles, 1939, 5. Voir par exemple dans le «Prologue Général» du Speculum.
AVANT-PROPOS | 23 elle est cyclique quand elle rassemble a posteriori des éléments disparates et qu’elle les organise en établissant une relation entre eux : elle part toujours d’un point connu pour arriver à un point nouveau, ou d’un ordre ancien pour arriver à un ordre nouveau. Ce faisant, elle trace une frontière indécise entre le rôle du copiste et celui de l’auteur, entre l’autorité et le nouveau texte, et cette indécision est, au fond, un espace de liberté
dans lequel l’écriture peut trouver son élan tout en prêtant allégeance à ses modèles. C’est pendant la période qui va de la seconde moitié du xHI° siècle à la première moitié du XIHIf que s’est développé l’art des sommes et de l’écriture sententiaire, modes d’écriture qui témoignent d’un besoin d’expliquer et de comprendre tout à la fois. Cette période repose, on le sait, sur une intense activité de traduction et d’acheminement des livres : c’est aussi au XIII siècle que les rois de Norvège ont accéléré le mouvement de traductions de textes européens continentaux. C’est un mouvement qui touche la matière narrative, les domaines historique et scientifique au même degré que la philosophie; 1l s’est prolongé au-delà du XII siècle, à tel point que l’ensemble du Moyen Âge nous semble parfois animé par un même souci de rassembler, traduire et transmettre, comme si un effort commun avait rassemblé les
énergies individuelles et fait disparaître les individus derrière l’œuvre collec-
tive6, Mais il y a, derrière l’idée même de la transmission des connaissances, le problème de la responsabilité et de l’intervention du transmetteur. La question a été au centre des préoccupations des scoliastes, mais elle ne touche pas qu’à la philosophie. Dans un article sur l’influence de «l’ordinatio» et de la «compilatio» dans le développement du livre, Malcolm B. Parkes note que c’est à la suite de la redécouverte de la logique aristotélicienne et des besoins que cette dernière a entraînés en matière de rigueur et d’organisation de l’écriture, qu’on ASE y aurait cherché à élaborer «une méthode plus précise pour organiser et définir 6.
E. de Bruyne écrit que «le Moyen Âge a fort prisé les œuvres encyclopédiques où des
compilateurs patients s'efforcent de résumer, souvent sous forme de citations suivies, l’ensem-
ble du savoir humain», (Études d'Esthétique Médiévale, Bruges, De Tempel 1946, rééd. Paris A. Michel 1998, t. 2 p. 117), Léon Gautier parle des continuateurs des grands cycles épiques, ces poètes «transformés en véritables administrateurs» Les Épopées françaises, T. 1, p. 408. On connaît la métaphore de l’architecte développée parJ. Frappier à propos de la «réalisation collective du Lancelot en prose», «comparable à la construction des cathédrales», «application
analogue d’un principe de discipline, ou plutôt d’effacement du moi, y compris l’anonymat, au service d’un but grandiose et commun» dans GRLMA, IV, 1 Le Roman en prose en France au x siècle, Heidelberg 1978, p. 589.
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la connaissance»/, Une «somme» n’est pas seulement une compilation de l’ensemble des connaissances sur un sujet précis, mais aussi une somme «qualitative», un choix ordonné et commenté des meilleurs arguments sur cette question. Dans ce même article, Parkes rappelle d’ailleurs, à propos de l'intervention du copiste dans son texte, la définition que donne Bonaventure dans le premier livre du commentaire des Sentences, des quatre types de rapport que l’écrivant entretient avec son texte : celui du copiste pur et simple, celui du compilateur, celui du commentateur, et enfin celui de l’auteur : «Il
y à quatre façons de composer un livre : on peut en effet écrire à partir de l’œuvre d’autrui sans rien ajouter ni modifier: on est alors simplement appelé scribe. On peut aussi écrire à partir de l’œuvre d’autrui, en ajoutant quelque chose, mais non de soi-même; on est alors appelé compilateur. On peut encore écrire à partir de l’œuvre d’autrui et de la sienne propre, celle-là étant première et celle-ci n’étant qu’ajoutée pour la clarté: on est alors appelé commentateur et non auteur. On peut encore écrire à partir de son œuvre propre et de l’œuvre d’autrui, celle-là étant première et celle-ci n'étant qu’ajoutée à titre de soutien; on doit alors être appelé auteur. »8 Dans cette quadruple définition, le faible intervalle qui sépare le «commentator» de «l’auctor» est insuffisant pour y voir clair, la distinction s’établissant uni-
quement sur le caractère «principal» ou «secondaire» («second » au sens de «deuxième dans l’ordre des priorités» et au sens de «adjuvant») des éléments empruntés et des éléments personnels. La philosophie médiévale s’est nourrie des discussions engagées à partir des œuvres transmises, et son espace privilégié est précisément l’intervalle qui sépare le commentateur de l’auteur, l’intervalle ou même, au sens propre, la «marge», celle qui entoure 7... Malcolm B. Parkes, «The Influence of Ordinatio and Compilatio on the Development of the Book», dans Medieval Learning and Literature, Essays presented to Richard William Hunt,
Ed. JJG Alexander et MT Gibson, Oxford Clarendon Press, 1976. (Voir également les articles
de Neil Hathaway : «Compilatio : From Plagiarism to Compiling», dans Viator, 20 1989, pp. 19 à 45, L'auteur y discute l’évolution des notions conjointes de compilation et de plagiat
de l’Antiquité au Moyen Âge) et de Alastair J. Minnis, «Late-Medieval Discussions of Compi-
latio and the Role of the Compilator», dans Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, 101.3, Tübingen, 1979, pp. 385-421. 8. Bonaventure, cité dans Parkes /n primum librum sententiarum, proem., quaest. 4 (je tra-
duis) : «quadruplex est modus faciendi librum. Aliquis enim scribit aliena, nihil addendo vel
mutando, et iste mere dicitur scriptor. Aliquis scribit aliena addendo, sed non de suo; et iste compilator dicitur. Aliquis scribit et aliena et sua, sed aliena tamquam principalia, et sua tamquam annexa ad evidentiam; et iste dicitur commentator, non auctor. Aliquis scribit et sua et aliena, sed sua tamquam principalia, aliena tamquam annexa ad confirmationem et debet dici
auctor».
AVANT-PROPOS | 25 le texte principal, lorsque ce dernier devient secondaire dans le livre. Le commentateur (qu’on pense par exemple à Thomas d’Aquin commentant le De Anima pour en réalité réfuter ce qu’il met au compte d’Averroes) est l’auteur par excellence, mais sa pensée est transmise comme une pensée additionnelle : les commentateurs sont parfois d’abord des traducteurs (qu’on pense aussi à la riche tradition des commentaires sur les Prophéties de Merlin, par exemple). Si le copiste et le compilateur sont, quant à eux, de simples exécutants, ils interviennent néanmoins en mettant les textes dans un certain ordre et en tirant de cet ordre une signification précise”. De leur côté, les auteurs scandinaves décrivent aussi souvent leur travail, leurs sources, les lieux d’origine de ces dernières, donnent les noms de
leurs prédécesseurs, indiquent la méthode qu’ils ont suivie, commentent éventuellement l’organisation de leur livre, et se comportent en tout point comme les compilateurs «impartiaux » dont Bonaventure dresse le portrait, leur travail se bornant à «l’ordinatio». À lire leurs indications (notes marginales ou bien prises de parole dans les prologues, à l’occasion des transitions ou dans certains cas de tradition litigieuse), ils ne sont que des traducteurs fidèles. Mais ils altèrent bien souvent les textes d’origine, parfois en modifiant des passages importants (on ne peut en juger que pour les textes dont on possède des versions anciennes). Même lorsque leur intervention se résume à un choix d’organisation, la perspective des œuvres change. 9. Robert Marichal écrit à propos des copistes de manuscrits universitaires qu’ils ont réussi, «comme les philosophes, dividendo et componendo, à concilier les deux exigences contradictoires qui s’imposaient à eux, pro et contra : le goût du compact et le besoin de procéder par «parties de parties» hiérarchiquement groupées», («Les Manuscrits universitaires», Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, dirigé par Henri-Jean Martin et Jean Vezin, Édition du Cercle de la Librairie Promodis, Paris 1990, p. 211). Le développement des activités scolastiques et de la copie
des manuscrits universitaires ne se fait pas uniquement sentir dans le soin consacré à l’ordinatio; il modifie aussi les attitudes vis-à-vis des citations d’auteurs anciens. Dans le même ouvrage,
Geneviève Hasenohr écrit à propos du «discours vernaculaire et des autorités latines» que la présentation des citations «ad verbum» suivies d’une traduction insérée dans le discours vernaculaire, bien ancrée au XII siècle, devient prédominante dans les compilations morales et religieuses dans le courant du xiIv® siècle. Selon Mme Hasenohr, céfte utilisation de la citation «témoigne
d’un changement d’attitude vis-à-vis de l’autorité” de l’assimilation à la distanciation, auquel l’essor de la scolastique n’est certainement pas étranger». («Traductions et Littérature en langue
vulgaire», /bid. p. 289). La distinction entre citation et traduction est sans doute un signe de l’affranchissement du discours érudit vis-à-vis des autorités, mais elle est aussi un moyen plus «visuel» de produire les preuves et les garanties d’une argumentation, et peut, le cas échéant, venir plus à l’appui du discours que l’inverse. Plus généralement, sur les rapports entre l’auteur et ses autorités, voir par exemple le volume des actes du colloque consacré à ce thème Auctor et Auctoritas, Invention et conformisme dans l'écriture médiévale, sous la direction de M. Zimmermann, Mémoires et documents de l’École des Chartes 59, Paris, 2001.
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LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
Du côté de l’épopée française, les copistes du cycle de Guillaume sont aussi des arrangeurs: ne leur doit-on pas la popularité du terme «d’incidences »? Les manuscrits cycliques de la geste de Guillaume servent souvent d’exemples dans l’étude des procédés (certains déjà anciens, d’autres plus tardifs) d’entrelacement de la matière épique ou bien la constitution des cycles «biographiques» (Enfances/grands combats et maturité/ mort du héros), ou encore dans la mise en évidence du développement de récits-charnières. À tout moment de leur travail, les copistes adaptent, modi-
fient et corrigent les sources, de sorte que la limite entre compilation et remaniement, et, par conséquent, entre remaniement
et création, est très
ténue. Mettre une vieille chanson en vers nouveaux : ce principe qui du renouvellement de la tradition voudrait, si l’on en croyait les auteurs, faire une simple affaire de style, est le principe fondateur sur lequel compilateur, remanieur et auteur se rejoignent : tous trois ont un avant-texte qu’ils modifient tout ou partie. Ainsi donc la «chaîne» épique relie sans solution de continuité les premiers aèdes aux poètes plus «opportunistes» mais notoirement créateurs tels que Jean Bodel, en passant par une lignée de remanieurs. Sur le fond, les procédés d'écriture, qu’ils s’occupent du rassemblement ou du renouvellement de la matière épique, ne sont pas différents, où qu’on se place dans l’histoire d’une légende; ils n’ont ni début ni fin proprement visibles. Et si, devenus dérimeurs et compilateurs, les copistes empruntent des éléments à des domaines différents, ils le font suivant le même principe d'insertion et d’expansion que leurs prédécesseurs, passant de l’état de copiste à celui de compilateur, de celui de compilateur à celui de commentateur et de commentateur devenant enfin auteur.
Phénomènes cycliques et épopée française au Moyen Âge «Compilation», «geste» et «cycle» épiques Les trois termes «compilation», «geste» et «cycle» se répartissent de façon plus ou moins claire dans le vocabulaire des chercheurs, et méritent qu’on revienne sur leur définition respective dans le domaine de l’épopée médiévale française. La littérature épique est cyclique : nous lisons aujourd’hui des poèmes qui se rattachent à des ensembles tels que «si l’on se place en un point quelconque de la série, il est remarquable qu’on désire toute la série.»! Les poèmes ont été, soit rassemblés, soit créés en vue d’être insérés dans la
«série». Mais cette série n’est pas toujours matérialisée par un livre : elle peut être représentée par un ensemble de poèmes liés de façon plus ou moins lâche grâce à leur contenu : le «cycle» est un manuscrit réunissant plusieurs récits appartenant à une même tradition; la «geste», elle, est un ensemble dont la cohérence est fondée sur les liens généalogiques et s’exprime dans un jeu de références et d’intertextualité; on a donc d’un
côté une cohérence matérielle, et de l’autre une cohérence abstraite qui constitue plutôt un contexte et, en même temps, un horizon d’attente. Mais le principe qui lie les chansons de geste n’est pas toujours généalogique : le mot «geste» est donc souvent remplacé par le mot «cycle», même lorsqu'il ne s’agit pas d’un manuscrit cyclique. 1. Joseph Bédier, Légendes Épiques, t. 1, p. 355; Jean Frappier commente d’une façon à peu près analogue le fait que la chanson de geste paraît toujours «englobée dans une légende plus vaste qu’elle» et qu'aucun de nos poèmes «n’a l’air d’un commencement absolu». Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, vol. 1, p. 64, Paris Sedes 1965. La cohésion de ce vaste ensemble légendaire ne se manifeste pas uniquement dans les manuscrits cycliques dont Jean Frappier a étudié plus précisément la composition, mais encore dans les chansons les plus isoiées; plus que tout autre genre littéraire, la chanson de geste existe en fonction d’un entourage.
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LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
La compilation, comme le cycle, est un type de manuscrit. Mais comme ce manuscrit ne trouve pas sa cohérence dans la succession narrative et n’est pas non plus consacré à une «geste», le terme qui le désigne est celui des trois qui a la plus grande extension; extension dans le domaine lexical (le cycle est une forme de compilation mais l’inverse n’est pas vrai), et extension aussi dans le domaine de la matière compilée (ce qu’on appelle compilation peut réunir des poèmes épiques comme le cycle, et/ou des textes parfaitement étrangers à la matière épique). On utilise d’ailleurs cette appellation pour tous les types d’ouvrages dont la cohérence n’est pas évidente, ou ne repose pas sur un rapport direct de contenu entre les textes. Au fond, tout ce qui est, d’une façon ou d’une autre, suspect de ne pas suivre un plan d'ensemble, est appelé compilation, et ce terme prend rapidement une connotation péjorative, lorsqu'il s’agit d'œuvres «tardives». La compilation s’oppose au cycle dans la mesure où elle peut se fonder sur l’éclectisme et l’universel, alors que le cycle trouve sa raison d’être dans le particulier (dans l’histoire d’une famille, par exemple, le cycle est réalisé pour donner au lecteur une impression de clôture; cette clôture est en partie illusoire: elle admet des réfections et des ajouts constants). À vrai dire, les termes de «cycle» et de «geste» ont des champs d’application respectifs qui se recoupent et parfois se confondent dans le vocabulaire des savants. Il arrive qu’on ne fasse pas la distinction entre «cycle» et «geste»; plus généralement, la «geste» est sentie comme la base généalogique constitutive du genre, et le «cycle», comme l’expression d’une cohérence narrative plus élaborée :d’où l’interchangeabilité des termes. Mais il y à sans doute lieu d’établir des distinctions. Dans un article de 19942, Povl Skärup a
tenté de délimiter le champ sémantique respectif des mots «cycle» et «geste», en mettant en avant la notion de «série», de «succession linéaire» : «Sans
cette notion (...), toutes les chansons de geste qui parlent de Charlemagne constituent un cycle, et tous les romans qui parlent d'Arthur constituent un cycle. Si par contre la notion de série fait partie de la définition, une chanson de geste peut parler de Charlemagne sans faire partie d’un cycle, et un roman parler d’Arthur sans faire partie d’un cycle» : dans cette définition, ne constitueront donc un cycle que les chansons ou les romans qui, réunis dans un codex, se succèdent chronologiquement: les autres ne feront pas partie du cycle, même si elles se rapportent au même sujet. 2.
«Un cycle de traductions, Karlamagnüssaga», dans Cyclification, op. cit. pp. 74-81.
SIDA
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PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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Cette définition n’est importante que dans la mesure où elle correspond très précisément à une attitude de copiste : dans un ensemble de poèmes portant sur le même sujet, seuls les poèmes qui peuvent garantir une cohésion chronologique et une certaine linéarité sont conservés et copiés dans l’ordre (éventuellement avec des modifications), les autres sont écartés, ou modifiés
pour entrer dans la série. Selon cette répartition, on ne peut donc parler de cycle à propos de la geste de Charlemagne“. Le rapport existant entre la geste et le cycle est donc presque un rapport empirique, de cause à effet : la geste précède le cycle, et peut ou non y mener; la geste se matérialise par le livre, elle en est la virtualité. «Compilation», «cycle», «geste» : le dernier de ces trois termes est réservé à la matière épique; le cycle est aussi bien épique que romanesque, mais ne désigne pas toujours la même réalité, tantôt un codex, tantôt le principe de liaisons entre certaines épopées; quant au terme de «compilation», il n’intervient en revanche dans l’histoire de la matière épique qu’au moment où cette dernière a subi des transformations,
et ne désigne que les réfections en
prose : il n’y a pas vraiment de compilations d’épopées. Bertrand de Bar-sur-Aube précise dans les trois premières laisses de Girart de Viane que la matière épique française est divisée en trois groupes : «Not que trois gestes en France la garnie...». Cette division, entre «cycle du roi», «cycle de Doon de Mayence» et «cycle de Garin de Monglane» est, comme on le sait, difficile à établir dans la pratique. Le cycle de Guillaume, un des rares ensembles véritablement cohérents, est lui-même représenté sous la forme d’un «petit cycle» et d’un «grand cycle», et croise par de nombreuses intersections des poèmes réputés appartenir à d’autres gestes; la geste du roi, en tant qu’ensemble cohérent, est ou bien inexistante, ou bien
étendue à tous les poèmes où l’on rencontre Charlemagne et ses proches — on reviendra sur ce point; la geste de Doon de Mayence est également mal
déterminées. Bertrand appelle certes indifféremment «gestes» ces trois ensembles, et ne fait ainsi aucune différence entre la geste de Monglane et celle de Charlemagne,
4,
Il va de soi que seule la distinction entre les deux réalisations cycliques est importante. Le
vocabulaire importe peu pourvu qu’il ne confonde pas absolument les deux notions. 5. Michael Heintze rappelle dans Kônig, Held und Sippe, (Heidelberg 1991), IV partie p. 529, que c’est Bertrand de Bar-sur-Aube qui a le premier évoqué le nom de la geste de Doon de Mayence, mais qu’on ne peut vraiment savoir ce qu’il mettait derrière ce terme; en effet, la geste de Mayence, associée par Bertrand à la personne de Ganelon, n’est jamais mentionnée
comme telle dans le Roland, et il semble que Bertrand ait inventé cette «geste».
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LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
alors que nous en faisons une, Mais précisément, parce qu’il les pose l’une à côté de l’autre dans son classement, il nous oblige à mettre en place une distinction :
il invite à créer, à partir des épopées carolingiennes, une «histoire poétique de
Charlemagne» face à l’ensemble de Monglane, dont la cohérence, elle, est évi-
dente, puisqu'elle est manuscrite. Cette division est reprise au XIII siècle par l’auteur de Doon de Mayence, vers 4 à 7 : Bien sceivent li plusor, n’en sui pas en doutanche, Qu'il n’eut que III gestes u réaume de Franche : Si la premeraine de Pepin et de l’ange, L’autre après, de Garin de Monglane la franche,
Et la tierche si fu de Doon de Maiencef (...)
À l’époque de cette chanson au moins, les différents cycles épiques semblent mis en place. Les différentes expressions de cette tradition épique correspondent bien à deux phénomènes différents, que l’épopée partage avec le roman, et que le Moyen Âge français partage avec d’autres cultures européennes : d’une part, la réunion et la transformation de la matière narrative dans un livre, et d’autre part, la mise en place d’un fonds légendaire commun qui constitue son unité sur un système de références et de renvois des poèmes entre eux.
Caractéristiques cycliques et virtualités combinatoires Les copistes qui ont rassemblé les récits de la matière de France et de Bretagne dans des manuscrits cycliques ont parfois laissé des indications sur leur méthode et commenté les modifications qu’ils apportaient aux textes; en l'absence d’indications, la comparaison entre la version indépendante — si elle existe — et la version cyclique apporte de précieux renseignements sur le travail des auteurs, et permet d'identifier ce que le texte doit à son insertion dans le codex. Dans les manuscrits cycliques, les récits sont copiés et disposés dans un certain ordre, arrangés de façon à convenir à l’ensemble, et, le cas échéant, modifiés plus profondément dans leur structure. La construction du cycle implique donc une certaine perte d’identité, si l’on se place du point de vue de la chanson particulière. Mais la réunion des épopées dans un livre n’est pas la seule cohérenc e qu’on puisse appeler «cycle»: cette réunion est aussi une conséquence de ce 6.
Doon de Maience, Éd. Guessard, les Anciens Poètes de la France, Paris 1859.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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que François Suard nomme des «virtualités combinatoires»? : ces particularités grâce auxquelles la chanson de geste appelle toujours une autre chanson, dans le passé, dans le présent ou dans l’avenir, ces références constantes, explicites ou sous-entendues, à un univers commun. Les récits
épiques sont marqués dès leur apparition par l’appartenance à cet univers, et le fait qu’ils utilisent les réseaux de sens et d’images qu’il met à leur disposition n’implique pas nécessairement que cet assemblage passe par la phase matérielle du recueil. La plupart des manuscrits cycliques arthuriens ou épiques sont postérieurs au XIII* siècle et rassemblent des poèmes ou des romans antérieurs à cette époques. Les cycles se développent en plusieurs étapes et assimilent, au cours de leur développement, des œuvres peut-être isolées à l’origine, mais — et c’est là un des premiers problèmes que pose l’étude des manuscrits cycliques — il est parfois difficile de reconstituer l’intégralité des textes non-cycliques qui les ont précédés. Elspeth Kennedy? pense qu’un Lancelot «noncyclique» a existé avant le grand cycle du Lancelot en prose que nous connaissons, et que certains manuscrits en ont conservé la preuve; Alexandre
Micha estime en revanche que ces manuscrits présentent une version courte réalisée à partir de la version longuel?; la question de l’origine du cycle (romanesque ou épique) est épineuse et revient sans cesse. Elle ne touche pas seulement à l’étude des procédés tardifs qui caractérisent les manuscrits, elle met aussi en question l’âge et l’origine des romans et chansons «individuels».
7.
François Suard, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen
1994, p. 59. 8 Le cycle du Lancelot-Graal a été composé aux alentours de 1220 et 1230, précédé du cycle de Robert de Boron. Les nombreuses versions cycliques du Tristan en prose sont dans
leur quasi totalité postérieures au XIV® siècle. En ce qui concerne les grands cycles épiques, le cycle de Guillaume s’est, quant à lui, constitué entre le xII et le xrn1° siècle, mais les manuscrits
les plus étendus sont postérieurs au XII° (deux des trois manuscrits contenant le grand cycle datent du xIV° siècle); le cycle de la croisade s’est développé à partir d’un noyau non-cyclique constitué de la Chanson d'Antioche combinée avec une version revue de la Chanson de Jérusalem et des Chétifs; selon R.F.Cook, ce noyau initfal aurait été composé avant la fin du xII® (R.F.Cook, «Chanson d'Antioche», chanson de geste : le cycle de la croisade est-il épique?Amsterdam 1980.); mais tous les manuscrits du véritable «cycle de la croisade» datent du x siècle et plus (la grande majorité des manuscrits du 1° cycle de la croisade datent du xHI® précisément). Le cycle des Lorrains est conservé dans des manuscrits du XIV® siècle et plus, à une exception près. En Scandinavie, les manuscrits cycliques renfermant les sagas roya-
les et les sagas nationales sont tous postérieurs au début du xIn siècle. 9. Elspeth Kennedy, Lancelot and the Grail, Clarendon Press, Oxford 1986, p. 5. 10. A. Micha, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Droz, Genève 1987, ch. III p. 57, et dans Romania 76, 1955, p. 334-341.
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Pour revenir au Lancelot-Graal, A. Michal! estime que le cycle de Robert de Boron a servi de «cadre primitif» à ce cycle plus vaste (on en excepte dans cette hypothèse l’Estoire del Saint Graal, qui, de toute évidence, a été ajoutée par un continuateur qui s’est inspiré de Robert de Boron); Jean Frappier note encore que «le cycle de Robert de Boron ne pouvait suggérer à un imitateur doué de talent que l’idée globale d’un ensemble à parfaire»!2 : dans l’hypothèse de Micha, c’est le «cadre» qui donne l’idée du cycle. Il y a loin, cependant, entre le cycle de Robert de Boron et le cycle dans son extension maximale. Chaque récit dont la matière a «fusionné» avec d’autres en sort modifié en même temps que l’ensemble auquel il appartient. Chercher le noyau primitif du cycle et reconstituer le récit indépendant tiennent de la même gageurel5. L’inverse, qui consiste à mettre en avant les modèles ayant pu servir de cadre, revient finalement au même : dans les deux cas c’est toujours le démembrement du cycle qui intéresse. Que le Lancelot ait ou non existé de manière indépendante et qu’il ait été ou non au principe du cycle, sa réunion avec la matière du Graal est la représentation d’une certaine forme littéraire, développée par étapes successives, et indissociable du fonds légendaire dont elle est née. Les chansons qui ont été rassemblées dans les différentes rédactions du cycle de Guillaume ont ainsi subi des modifications nombreuses avec le temps; toutes les rédactions offrent des exemples de ces modifications typiques de la «reconstruction» cyclique, et la plupart d’entre elles ont été mises en évidence par les éditeurs. L'insertion cyclique a pour premier effet de modifier les poèmes, devenus des «chapitres d’un grand roman», dans leur contenu : dans son édition du Moniage Rainouart, G. A. Bertin relève les techniques visant à transformer le texte, et précise qu’il lui a fallu, pour établir son édition, tenir compte 11. Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, op. cit. p.12, 12. «Le Cycle de la Vulgate», GRLMA IV/1, Le Roman en prose en France au XuI° siècle, direction Jean Frappier et Reinhold R. Grimm, Heidelberg 1978, p. 584. 13. M. Tyssens note à propos de ce débat concernant le «noyau initial» de la geste de Guillaume, que même J. Bédier, «malgré son désir de rajeunir autant que possible la naissance de la geste, avouait que l’auteur de la Chanson de Guillaume devait connaître déjà “à peu près toutes les chansons du cycle” et renonçait à décrire la formation de celui-ci.» (La Geste de Guillaume d'Orange dans les manuscrits cycliques, Paris Belles Lettres 1967, p. 26). En effet, c’est avec une sorte de sentiment d’impuissance qu’on se retrouve, avec J. Bédier et J, Frappier,
au milieu d’une «série» dont on ne trouvera jamais le «commencement absolu»... Les termes
de Mme Tyssens, qui a d’ailleurs largement consacré son travail à l’analyse des mécanismes
évolutifs du cycle de Guillaume, décrivent bien la difficulté de cette recherche du «noyau originel».
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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des «variations de leçons, telles que les additions importantes intercalées dans un texte commun
antérieur, abrègements voulus, soudures malhabiles
et mauvais arrangements» !4, On pourrait, en fait, distinguer plusieurs types d'interventions. Un premier type consiste à ajouter des vers, groupes de vers ou séquences narratives plus longues de manière à annoncer un élément qui viendra se fondre dans la trame de base : plusieurs familles de manuscrits,
note l’éditeur, pratiquent ce genre d’intercalations qui s’intègrent sans heurt dans le texte précédent, et dont on facilite au besoin l’insertion en adaptant
le schéma des rimes!ÿ. Un autre type de manipulation consiste en revanche à ajouter, retrancher ou transformer des éléments de façon, non pas à introduire un élément nouveau, mais à modifier la trame générale; c’est le cas de ces «changements
postérieurs, propres à la famille C [les manuscrits de Boulogne et de l’Arsenal]}, [qui] marquent un arrangement cyclique fait par l’archétype de cette famille dans les trois œuvres du petit cycle de Rainouart (A/iscans-Bataille Loquifer-Moniage Rainouart) pour introduire Foucon de Candie entre le Moniage Rainouart et le Moniage Guillaume. »'$ Dans cet exemple, le remanieur a dû en effet modifier la version qu’il avait sous les yeux afin de garder en vie le païen Desramé, qui joue un grand rôle dans Fouques de Candie (ce personnage devait être mort, d’après la vulgate que suivait le rédacteur de C).!7 Cette modification principale est accompagnée de variantes plus minimes : série d'épisodes nouveaux expliquant comment Desramé a survécu, transitions. Dans ce cas, les transformations apportées par les rédacteurs ne sont pas internes, mais répondent à la nécessité de faire la soudure entre ce 14. G.A. Bertin, Le Moniage Rainouart T, (d’après les manuscrits de l’Arsenal et de Boulogne), Paris Picard 1973, Introduction p. XVI.
15.
«Entre les vers 2582 et 3106, où se trouvent les variations les plus importantes de
l’œuvre, ab a complètement refondu le texte, tout en gardant avec soin, néanmoins, la trame des événements (...)» Ibid. p. XVIII, (c’est moi qui souligne). Entre autres modifications apportées par cette rédaction, Bertin évoque par exemple 254 vers «consacrés à l’acquisition d’un
nouveau tinel». Les modifications sont le fait de la famille «Dab», que M. Bertin juge globalement comme une rédaction plus tardive et plus composité, qui serait l’œuvre d’un «remanieur peu doué». Les passages très vraisemblablement ajoutés par cette version ne sont pas évoqués par la suite et n’ont aucune répercussion sur le récit, et, ajoute l’éditeur à propos de l’un des
deux ajouts qu’il a choisi de mettre en évidence : «il est significatif qu’on pourrait omettre cette addition de Dab, ainsi que la précédente, sans qu’en paraisse la moindre trace dans le reste du poème».
16.
Ibid. p. 22.
17. Bertin cite ainsi la modification du vers 8501 d’Aliscans (version de la vulgate) : vers 8500 : «Mes il ot ains. m. Sarrasins tüés/Puis en fu mors ses peres Desramés» en (version c, manuscrits Ars. et Boul.) : «Puis en morut maint paiens desfaés». Ibid. p XXHI.
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LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
récit et une autre tradition; au nouvel agencement correspond une nouvelle orientation narrative : il s’agit en l'occurrence de détacher du grand cycle une unité plus petite autour de Rainouart, unité qui serait justifiée par la popularité du personnage, au moment où ces modifications sont entreprises. Les différentes étapes de ce nouveau cycle (les chansons) ont par la suite été soudées davantage par la réutilisation d’images, de scènes, et par l’emploi de nombreux parallélismes : «Les rapports étroits qui existent entre Aliscans, la Bataille Loquifer, le Moniage Rainouart et le Moniage Guillaume illustrent d’un bel exemple la formation des cycles, et reflètent le travail des auteurs de cette époque, qui s’empruntaient thèmes et épisodes les uns aux autres. Ce procédé est si général, s'étendant aussi à l'emprunt de scènes des chansons qui suivent dans les manuscrits cycliques, qu’il est souvent impossible de déterminer avec certitude “l’ordre de précédence»!8, ” La rédaction des manuscrits cycliques entraîne aussi bien la naissance que la disparition de pièces narratives isolées. Une fois le noyau initial composé, le cycle se développe aux charnières et dans les intervalles laissés libres, ou se réduit à l’endroit des intersections suivant les
besoins : la Chanson de Guillaume, la plus ancienne et sans doute l’origine du cycle, n’a pas été transmise par les manuscrits cycliques: la seconde partie de ce poème du XIF siècle (qui est peut-être composé de deux sources différentes) se trouve également dans Aliscans et n’était donc plus nécessaire au cycle; et (de fait?), elle est longtemps restée inconnue. Il semble en effet qu’une fois mis en cycle, les récits perdent leur autonomie à la fois dans la réalité matérielle et dans la mémoire collective. Inversement, exclus du groupe, ils n’ont guère de chance de parvenir à la postérité. Le rassemblement et le développement des matériaux narratifs se font toujours de la même manière. Le point de départ est un épisode ou un personnage, le développement vient s’insérer en amont ou en aval dans la biographie du héros, et, du point de vue technique, l'agrégation des récits est ménagée par des raccords aux jointures des récits ou branches du cycle. L'extension du cycle peut être dite «en série ascendante» quand ce dernier remonte par exemple de Guillaume jusqu’à Garin de Monglane, ou en
«série descendante »!”, lorsqu'il nous mène de Guillaume jusqu’à Vivien, le 18.
Jbid. p. LXVIII.
19. Jean Frappier, Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, vol. I, op. cit. introduction p. 63.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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neveu, puis aux petits-neveux, ou, dans la Queste, de Lancelot à Galaad
(filiation à la fois charnelle et spirituelle dans ce cas). Il se fait aussi par intersection, lorsqu'un épisode permet d’effectuer le passage d’un ensemble à un autre : ainsi de la jonction entre le cycle d’Aymeri et la geste du roi dans Girard de Viane. (qui permet à Bertrand de Bar-sur-Aube de remonter aux origines de l’amitié entre Roland et Olivier tout en effectuant la jonction entre les deux ensembles littéraires). Le plus célèbre exemple de jonction de cycles est celui du Tristan en prose, dont l’ambition était de faire une œuvre
rassemblant la totalité des motifs de la matière de Bretagne. Le plan d’ensemble est plus ou moins lisible, suivant les cas. Il y a des manuscrits cycliques dont la composition suit ostensiblement un plan généalogique et dans lesquels on exploite le thème lignager; parfois la cohérence repose sur d’autres principes narratifs; des impératifs matériels peuvent expliquer la mise en commun d’œuvres très disparates, des critères de commande peuvent pousser le scribe à rassembler des récits suivant le vœu d’un commanditaire; des critères didactiques ou moraux peuvent aussi devenir déterminants. Les arrangeurs des grands cycles qui doivent concilier des traditions différentes ou lier entre eux des poèmes qui se contredisent ou se recoupent ont recours au procédé universel.de «l’incidence», dont le rôle est capital, entre autres, dans l’histoire des chansons de geste. Le procédé consiste à «insérer,
au milieu d’une chanson, un autre poème racontant des faits supposés contemporains de ceux qu’elle rapporte.»2! «Incidence» est un mot que les compilateurs ont inventé et utilisé eux-mêmes pour décrire leur travail. Cette technique leur donne non seulement l’occasion de joindre les pièces disparates de leur livre en opérant des coupes là où c’est nécessaire, mais encore de mettre en valeur leur propre activité de composition. Il faut parfois, pour coordonner un ensemble, interrompre un récit pour placer le début d’un autre qui ne pourrait intervenir à la fin du premier; en réalisant cette «incidence», il obéit à un principe de vraisemblance (dans l’ordre, par exemple, de la chronologie, ou pour éviter une,redite), et il utilise un procédé
20. J. N. Carman a soutenu la thèse selon laquelle l’organisation du cycle du Lancelot-Graal respecterait symboliquement les différentes étapes de la vie d’Aliénor d'Aquitaine (A Study of the Pseudo-Map Cycle of Arthurian Romance, Kansas, 1973). 21. M. Delbouille, «Le système des incidences. Observations sur les manuscrits du cycle épique de Guillaume d'Orange», dans Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 1927, t. 6, p. 637;
voir également l’article de Duncan Mc Millan «Les Enfances Guillaume et les Narbonnaïs. Observations sur la fusion du cycle des Narbonnais», dans Romania 65, 1939, p. 313.
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comparable à l’entrelacement romanesque : ce système permet ainsi un allongement à l'infini de la trame narrative tout en rendant toujours plus cohérent l’ordre dans lequel se succèdent les chansons. Ces dernières deviennent alors seulement les épisodes du «roman». Le système des incidences dans la matière épique remaniée participe, dans cette perspective, de l’évolution de la chanson de geste vers une narration plus linéaire. Le «petit cycle» de Narbonne comprenait à l’origine six chansons, comme le précise Herman Suchier dans l'introduction de son édition des Narbonnais?? : une vie d'Aimeri de Narbonne, les Narbonnais, Girart de Viane, le Siège de Barbastre, Guibert d'Andrenas, une Mort Aymeri. Ce
cycle primitif était centré sur le personnage d’Aymeri. À partir de ce petit cycle s’est créé, ultérieurement, un «grand cycle», qui a connu et utilisé le petit, et y a inséré les chansons du cycle de Guillaume proprement dit; l’auteur (le singulier n’étant que rhétorique) a été amené à remanier certaines chansons afin de mettre en place cet ensemble aux dimensions beaucoup plus vastes : il a effectué des coupes (les Narbonnais disparaissent parce qu’ils faisaient en partie double emploi avec les Enfances Guillaume), et il a ajouté des vers à la jonction de deux poèmes séparés par une lacune chronologique (ainsi par exemple les 303 vers du «département» qui remplissent l'intervalle entre les Enfances et le Couronnement dans le plus ancien des trois manuscrits du grand cycle, BN fr 1448). Chacun des deux cycles a plusieurs représentants manuscrits. Dans son étude portant sur les trois manuscrits du grand cycle, M. Delbouille s’atta-
che particulièrement au système des incidences. Dans un des manuscrits , les
Enfances Vivien sont ainsi séparées en deux morceaux disposés de part et
d’autre du Siège de Barbastre, et l’endroit où intervient l’incidenc e est pré-
cisé par le compilateur : «Ci après comence li sieges de Barbastre. Incidences. (..)» Ainsi, observe M. Delbouille, le système des incidences permet d'organiser une matière qui sans cela, resterait à l’état de blocs incompati bles car prenant place simultanément dans la chronologie. Ces procédés trouvent leur équivalent dans la matière arthurienne cyclique : l’entrelacement y joue le rôle de l’incidence, les épisodes y sont arrangés suivant des principes comparables, et y développent à l’infini leurs «symétries et correspondances». Ces symétries, établies à partir des récits nouvellement liés les uns aux autres sont «un moyen plus subtil de multiplier 22. 23.
Les Narbonnais, édité par H. Suchier, Paris 1875. Maurice Delbouille, op. cit.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
at
les ligaments entre ce qui, à première vue, paraîtrait comme un amas de membra disjecta»4 : elles consistent par exemple à utiliser la répétition concertée d’un élément narratif, et à lier à distance deux épisodes (symboliquement ou dans le fil de la narration proprement dite). On développera dans ces deux épisodes placés en parallèle les mêmes liens de parenté entre personnages qui
donneront l’impression d'évoluer «dans un monde clos »?5, A. Micha?6 énumère les techniques qui, comme l’incidence, sont caractéristiques de la composition cyclique : la technique des rappels et des annonces, qui aide à maintenir la chronologie dans la conscience du lecteur en établissant des liens à distance, et parmi eux, les «faux rappels» et les «fausses annonces», qui «font allusion à des faits qui n’ont nulle part été racontés précédemment et sont un ciment factice destiné à créer l'illusion de rapports encore plus nombreux » entre les différentes parties du déroulement d’un récit. La division en chapitres est le corollaire de la réorganisation de la matière narrative. Chaque récit autonome devient un épisode, un chapitre, une partie du tout. Ces chapitres sont éventuellement annoncés ou terminés par des titres et des rubriques, ou par des formules de transition du type : «or se taist li contes de... », grâce auxquelles l’auteur entérine le caractère fondamentalement entrelacé, composé, et par conséquent unique, de son œuvre. Les interventions de copistes mettent en valeur les articulations du récit,
puisqu'elles se font souvent aux endroits où le texte a dû être travaillé, modifié, soudé à un autre; il faut à la fois que cette soudure soit vraisemblable,
qu’elle ne paraisse pas artificielle, qu’elle ait l’air de trouver sa légitimité dans la tradition, et qu’elle reste visible, pour combattre l’impression de disparate. L’ordre des matériaux rassemblés dans cette nouvelle copie doit être naturel et apparent?7. Emmanuèle Baumgartner dit à propos du Tristan en 24.
Alexandre Micha, Essais sur le Cycle du Lancelot-Graal, Droz Genève 1987, p. 108.
25.
Ibid. p. 93.
26.
Op. cit. p. 91.
27.
«Le copiste qui respecte est un bon employé», écrit B. Cerquiglini, qui mentionne égale-
ment cette exigence que nous avons de la «mécanique obféctive de la transcription», jointe à la nécessité de «surveiller et punir». (Éloge de la Variante, Paris 1989, p. 19). Dans la composition du cycle, le copiste ne fait, en réalité, que de la variante, il échappe presque nécessairement à la surveillance de soi et à l’enfermement imposé par les limites du texte, du fait précisément qu’il compose un nouvel ensemble qui dépasse ces limites. En revanche, c’est un des points obligés de sa discipline, de sa rhétorique, et de sa tactique, que de se retrancher derrière un ordre logique, qui, à ce qu’il paraît, n’émane pas de lui, mais se dégage du texte. Il appartient à sa tâche «d’exécutant» de rendre cet «ordre» visible, «transparent» et sans zone d'ombre à toutes ses jointures et articulations, un univers qu’on peut, suivant les termes du philosophe,
«surveiller» à l’aide de méthodes quasi scientifiques.
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prose : «L’un des traits constants du Tristan, pareil à ces vêtements dont les
coutures restent visibles sur l’endroit du tissu, est en effet de souligner au maximum les articulations du récit et de donner ainsi l’illusion qu’il ne reste aucun trou dans le déroulement du temps et la saisie de l’espace»?8. Mais il arrive parfois, au contraire, que les arrangeurs choisissent d’aplanir les différences et de faire disparaître les coutures en les remplaçant, par exemple, par des rubriques, ou des en-têtes de chapitres. Ces questions en entraînent une autre, celle de la part et du nombre des
auteurs qui sont intervenus dans un cycle. Toute étude des procédés de composition cyclique ÿ ramène finalement. Ferdinand Lot a défendu la thèse d’une unité absolue du Lancelot-Graal (pour l’ensemble du cycle y compris l'Estoire); on a également avancé la thèse d’une multiplicité d’auteurs tra-
vaillant indépendamment”, et celle d’un «architecte» qui aurait seulement
coordonné la réalisation de l’ensemble. La question ramenée à la composition des grands cycles épiques paraît moins pressante. Comme le note M. Tyssens à propos de la geste de Guillaume, «l’idée d’attribuer toute la geste à un
seul poète est — et doit être— résolument écartée.»3! C'est peut-être ici le
caractère anonyme du chanteur de geste qui a laissé sa trace dans nos modes de pensées : la chanson de geste, qui est une œuvre écrite, reste une chanson, et revendique sa fusion dans le tout anonyme de l'épopée. Cette caractéristique semble condamner d’avance toute recherche en paternité. Pourtant la question de la recomposition cyclique touche indirectement, sinon la question de la paternité réelle, du moins celle de l’originalité de l’œuvre insérée par rapport à la tradition antérieure qu’on lui suppose. Avec elle, on s’interroge sur la nature de «l'architecture» commune à tout le cycle face à la dispersion des poèmes, et sur l’attribution de ce principe à un seul auteur. On en vient également à mettre en question l’origine de la chanson de geste, quand on se demande si cette dernière a existé à l’état d’avant-cycle. La question de l’unité et celle de la paternité de l’œuvre sont d’ailleur s fort liées l’une à l’autre, et nous ramènent à une observation capitale : le manuscrit cyclique n’a ni le statut d'œuvre littéraire ni vraiment celui 28.
E. Baumgartner, «Compiler, accomplir», dans Nouvelles Recherches sur le Tristan en
prose, Paris, Champion, 1990, 29.
1918.
J.D. Bruce, «The Composition of the French Prose Lancelot», Romanic Review, t. 9,
30. C’est la théorie qu'a développée Jean Frappier, voir l’article déjà cité et dans son édition de la Mort le Roi Artu, Paris 1964, introduction, pp. IX-X.
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MODicH D: 27:
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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d’assemblage éclectique (et anonyme); les raisons qui ont poussé le rédacteur à choisir telle ou telle image, tel ou tel parallèle, ou à effectuer ce renvoi plutôt qu’un autre dépendent aussi du projet final vers lequel tend la totalité du cycle; et ce projet final est un projet d’auteur, il doit être invoqué dans l’étude de chacun des poèmes qui constituent le cycle. L’intrication des histoires et des versions dans les remaniements successifs d’un manuscrit cyclique rend la tâche du philologue très ardue. Mais en examinant les rédacteurs au travail, on peut surprendre le moment où apparaissent certains récits. La façon dont les manuscrits cycliques se développent, et les procédés de composition qui les caractérisent sont en effet déterminants dans l’évolution de la matière narrative, et en particulier dans l’histoire des points de contact entre épopée et roman. La mise en cycle ne se contente pas de donner un ordre aux récits épiques, elle les modifie sous une même perspective narrative en modifiant son caractère «compact». Et cette évolution se fait sans rupture réelle; ce qui prouve bien que la chanson de geste, même dans ses expressions les plus anciennes, possède déjà ces caractéristiques combinatoires qui la prédisposent à s’organiser en cycle. En effet, les poèmes épiques communiquent les uns avec les autres, et les poètes, qui composent leur chanson à la suite d’une autre, choisissent volontiers une fin ouverte. La Chanson de Roland, Girart de Viane et l’Entrée d'Espagne sont liées de cette façon. Le poète de Girard de Vienne ne laisse pas sa chanson sur une impression d’achèvement, mais ébauche le début d’une autre histoire : Roland et Aude sont fiancés; un messager du roi Yon de Gascogne vient chercher secours auprès de Charlemagne pour vaincre les Sarrasins d’Espagne entrés dans les terres jusqu’à Bordeaux. Charlemagne, à qui l’évêque vient de tenir un discours sur le martyre, décide alors de se rendre en Espagne : Lors en apele dant Girart de Vienne :
«Vos remendroiz, et g’irai en Espangne »?? Chacun de ces motifs annonce l’épisode de Rôncevaux, dont le poète donne d’ailleurs un résumé en guise de conclusion : Au chief del terme que nomé vos avon en ala Charles en espangne el roion, ses oz mena sor ce pueple felon qui en sa terre ot mis destrucion; 32.
B. de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, éd. W. van Emden, SATF, Paris 1977, vv. 6895-95.
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bien en avez oïe la chançon, coment il furent trahi par Ganelon.
Morz fu Rollans et li autre baron (...)3
Le poème est explicitement authentifié par la référence à la chanson qui a été «oïe» de tous, la Chanson de Roland. À son tour, il explique pourquoi Charlemagne est parti en Espagne et justifie la Chanson de Roland : précisément parce qu’il intervient à la fin de la chanson (c’est à l’avant-dernière laisse qu’arrive le messager; son irruption interrompt les fiançailles entre Aude et Roland), l'événement laisse la chanson ouverte au lieu de la clore sur son intrigue propre. Par cette fin, la chanson annonce sa dépendance vis-à-vis de ce qu’il faut bien appeler un cycle (même si cet ensemble n’est pas matériel), vis-à-vis de l’œuvre des confrères, et elle le fait de bon gré, comme pour contredire cette autre attitude si fréquente, qui est décidément une feinte, de colère contre les concurrents, «les jongleurs bâtards». L’Entrée d'Espagne s'ouvre exactement à l'endroit de la promesse faite par Charlemagne à la fin de Girard de Vienne : Si com je l’ai promis au filz sante Marie et au barons saint Jages, cui ai ma foi plevie Que je restorerai son chemins e sa vie. Jel jurai soz Viene, en mé la praerie,
Quant de moi e Gerard fu la gere finie (...)# Mais le poète, bien qu’ayant visiblement Girard de Viane en tête, n’omet pas
de mentionner la Chanson de Roland, car Roncevaux est l’épisode suivant,
dans la chronologie du cycle. Il rappelle comment Charlemagne et ses hommes entrèrent en Espagne pour défendre la chrétienté et ajoute que, sans la
trahison de Ganelon, Roland aurait été couronné : Rolland, par chi l’estorie et lo canter comanze, Li melors chevalers que legist en sianze.35
L’Entrée d'Espagne vient ici s’intercaler entre Girart de Viane et Roncevau x, et, pour emprunter leur terminologie aux compilateurs, crée ici une «incidence» (s’il est permis de prendre le terme au sens figuré), puisque le récit se place dans l'intervalle laissé libre, à la fois par les premiers vers de la Chanson de Roland
et la dernière laisse de Girard de Vienne, qui se recouvrent alors l’une l’autre.
En réalisant cette intercalation, le poète de l'Entrée d'Espagne donne à Roland 33. 34. 35.
Ibid., vv. 6920-6926. L’Entrée d'Espagne, ed. À. Thomas, I, SATF, 1913, vv. 78-82. Ibid., vv. 17-18.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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l’occasion de faire ses preuves avant de mourir, et lui invente une biographie plus étendue. Il y a là un paradoxe évident : le destin du héros épique, comme le rappelle le discours de Turpin à la fin de Girard de Viane, est tout entier contenu dans le sacrifice de sa vie au cours d’un combat; le combat, et donc le destin, de Roland, c’est Roncevaux. Si la Chanson de Roland commence in medias
res et si l’on ne sait presque rien de ses héros, c’est que les héros n’ont pas d’histoire, ni avant, ni après, ils n’existent que dans l’instant de la bataille où ils deviendront des martyrs. Inversement, Roland transposé hors des détroits de
Roncevaux n’est plus le héros épique de la chanson initiale, mais un personnage qui a un passé, qui a ses humeurs, connaît des aventures, des mésaventures. La
chanson de geste porte en germe une évolution cyclique vers le romanesque. «L’enromancement» n’est pas forcément la revanche de l’écrit et de la culture du clerc sur le jongleur. D'autre part, le développement des chansons de geste ne se fait pas uniquement autour de l’argument généalogique, type qu’illustrent par excellence les manuscrits cycliques. Il peut aussi fonctionner par simple reproduction d’épisode, par reprise ou extension d’un motif. C’est que, comme le précise François Suard, la chanson de geste est dotée de
«virtualités combinatoires »# qui lui permettent de se reproduire en modifiant à l’infini les éléments reproduits. Pour développer cette double isotopie, celle du jeu de construction et de la prestidigitation, on pourrait aussi appeler «combinaisons» les techniques de répétitions métriques et stylistiques de la chanson de geste, parce qu’en «combinant» entre elles des syllabes familières, le poète produit aussi une «formule» évocatrice. Le vers formulaire, lié en priorité à la performance orale et à la musique, est aussi un facteur de sens et produit des associations d’idées. S’il était encore besoin de montrer que la Chanson de Roland a souvent inspiré l’épopée française, on pourrait observer que les vers « formulaires» des chansons rappellent en permanence cette origine illustre et y puisent leur sève; lorsque nous lisons au vers 641 (manuscrit A) de la Chanson des Saisnes : ’ Hurepois sont preudome, bon chevälier et sage,
se met immédiatement en place l’hypotexte rolandien (Oxford 1093) : Rollant est proz e Oliver est sage
36.
EF. Suard, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, op. cit. p. 59.
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LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
Sur le plan métrique, cet hémistiche reproduit exactement le rythme de son modèle (6 pieds divisés à 4/2), en reproduit partiellement les sons, par une sorte de permutation automatique, dans les quatre premiers pieds, mais reprend tel quel l’adjectif final (le mot le plus signifiant du vers). Il n’est peut-être pas anodin de noter que les vers nouveaux (les alexandrins) de Bodel n’empêchent nullement le mécanisme de reproduction et de transmission «au second degré» de ce célèbre hémistiche. Mais ce qui est capital et nous ramène à notre sujet, c’est que cette variation «musicale», dont il est difficile de dire si elle est pleinement calculée,
mais dont nous sentons qu’elle existe, amène avec elle, comprend le sens du vers de la Chanson de Roland. Les adjectifs «prodomes » et « sages», liés par cette association à l’opposition Roland/Olivier, représentent ainsi une alternative moins désincarnée, moins rhétorique ou plutôt moins «formulaire»,
(avec la valeur péjorative qu’on accorde au mot), à partir du moment où on peut mettre ces deux noms derrière. Cette association d’idées conduit aussi à évaluer différemment le comportement de ces alliés problématiques que sont les barons hurepois dans la troupe des barons de Charlemagne. Dans son étude sur Jehan de Lanson, D. Boutet met en avant, dans un
paragraphe qu’il intitule «Stéréotypie et intertextualité»?7, le caractère déterminé du système de répétition et de reprise des motifs narratifs de la chanson de geste, suivant en cela les remarques faites par M. Rossi sur les
séquences narratives stéréotypées8; M. Rossi écrit en effet : «dans ce Sys-
tème de références réciproques, semblable à un jeu de miroirs, nul texte ne peut être isolé de l’ensemble auquel il appartient et renvoie. »3° La chanson de geste est en effet frappante en ceci qu’elle ne semble Jamais totalemen t originale, mais qu’elle ne redit jamais deux fois la même chose, car cette répétition est en fait plutôt une «transposition». Une «transposition» serait un phénomène situé à la limite entre reproduction stylistique et reprise narrative: mais l’idée de « stéréotype», dans le
cadre d’un genre littéraire qui est, d’une certaine façon, sous influence, déter-
miné, demande à être examinée. C’est la remarque que fait également D. Boutet : ces motifs qui ne sont ni originaux, ni jamais tout à fait les mêmes, sont-ils vraiment des stéréotypes? L'exemple choisi par l’auteur est 37. D. Boutet, Jehan de Lanson, Technique et esthétique de la chanson de geste au XIII° siècle, Presses de l'ENS, Paris 1988, p. 171 sqq.
38. M. Rossi, «Les Séquences narratives stéréotypées», Mélanges Pierre Jonin, Senefiance n° 7, CUERMA, 1979, p. 595-607. 39. Ibid. p. 600.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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celui des laisses CVIII à CXV de Jehan de Lanson, qui ont pour modèles les laisses 50 à 59 de la Chanson d’Aspremont. Il s’agit dans les deux cas d’un stéréotype narratif, le mandement des barons par Charlemagne. L’important dans la reprise de ce stéréotype, qui est exposé en détail dans cette étude, c’est bien, comme le souligne D. Boutet, de distinguer la
répétition pure et traditionnel sous D. Boutet montre Jehan de Lanson
simple de la «variation»; c’est-à-dire de la reprise d’un épisode une forme renouvelée, qui lui fait subir des modifications. ainsi (et cela lui permet de défendre le «parent pauvre» qu’est dans les chansons de geste) que, contrairement à un préjugé
répandu, le genre de la chanson de geste, même au XII siècle, est encore très res-
pectueux des codes d’écriture traditionnels; et que si l’auteur s’affranchit d’un modèle, il reste néanmoins très proche des modèles anciens, (ce en quoi il se
révèle d’ailleurs moins hardi que l’auteur d’Aspremont.) «On ne saurait donc conclure à une lente et irrémédiable dégradation de pratiques traditionnelles qui laissaient d’ailleurs elles-mêmes une assez large liberté.»* Et ce qu’on pourrait appeler «transposition», phénomène à la fois plus direct et plus détourné que la variation, désignerait plutôt l’art d’adapter un épisode ou un élément narratif à un environnement nouveau, en lui faisant subir des distorsions, qui peuvent aller,
comme dans le cas du Voyage de Charlemagne en Orient, ou dans les scènes du cycle de Guillaume consacrées à Raynouard, jusqu’à la transposition burlesque. On peut donc, à tous ces titres, parler du caractère «cyclique»
de la chan-
son de geste, à supposer qu’on prenne ce terme dans une acception large. La chanson de geste a une propension naturelle à «tisser des liens» entre ses composants narratifs particuliers et un contexte plus global qui les détermine. La relation entre le poème singulier et son contexte peut être comprise comme reproduction, elle est alors rendue évidente aux yeux du lecteur/aux oreilles du public, comme reprise de l’autorité, comme palimpseste, comme utilisation d’un motif traditionnel. Mais la plupart du temps, cette relation se fonde sur des phénomènes non directement mesurables, elle s'impose non en termes d’équivalence des signes, mais en termes d’affinités entre les signes. Pour être moins rationnelles que des équivalences directes, ces affinités n’en sont pas moins poétiques et elles sont constitutives du genre. Ces phénomènes de combinaison, dé variation, de transposition, existent indépendamment de la mise en cycle matérielle, même si un manuscrit est le lieu privilégié de leur achèvement. Ils fabriquent un «champ» littéraire particulier, celui de la «matière de France» et mettent en place des réseaux de significations, dont les poètes enrichissent le fonds en permanence. 40.
D. Boutet, op. cit., p. 85.
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44
LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
Cohésion et dispersion du cycle carolingien L'hypothèse d’un cycle épique organisé autour de la figure impériale est en partie anachronique : on ne peut logiquement parler d’un ensemble que lorsque celui-ci est achevé, ce qui ne fut jamais le cas en France pour les poèmes appartenant notoirement au «cycle du roi». Il faudrait tâcher alors de traiter la question sur un double plan : du point de vue synchronique, examiner les liens qui existent entre les poèmes épars, et, du point de vue diachronique, étudier l’apparition et le développement de ces liens dans l’art et dans les techniques poétiques. Mais sur l’un et l’autre de ces points, le regard des historiens de la littérature a sans doute modifié notre perception. On a coutume d’intégrer les poèmes à la «geste du roi» suivant le critère biographique et généalogique. Y figureront par exemple Mainet, Floovant, Berte aux grands pieds, ceux qui traitent des guerres et des conquêtes et évoquent les exploits de Roland, Olivier, et des autres barons de sa suite (Aspremont, la Chanson des Saisnes, Otinel, Fierabras). D’autres poèmes, plus
tardifs, ou dont le ton est jugé trop romanesque (L'Entrée d'Espagne, par exemple), n’y figurent que rarement. D’autres encore semblent, par leur sujet, en porte-à-faux et en sont par conséquent souvent exclus : c’est le cas des poèmes centrés sur Ogier le Danois, la Chevalerie Ogier{|, et aussi de Girart de Viane. Ce classement des épopées ne correspond à aucune réalité manuscrite. Face aux poèmes centrés sur Charlemagne, les poèmes du cycle de Guillaume se signalent certainement comme un ensemble distinct; mais la cohésion donnée au cycle du roi peut sembler abusive, au regard de l’éparpillement de la tradition poétique. On pourrait considérer, sur un premier plan, qu’une unité thématique est assurée au cycle carolingien par la reproduction systématique d’un schéma narratif et la permanence d’une structure sociale, tandis que sur le fond, c’est la réapparition des personnages qui fait le ciment. Un poème comme le Voyage de Charlemagne à Jérusalem respecte assez bien, même sur le mode parodique, la disposition épique initiale telle qu’on la trouve dans le Roland. Aussi le trouve-t-on souvent mentionné non loin des épopées sérieuses, comme appartenant à la geste du roi. 41. Peut-être la mise à l’écart de la Chevalerie Ogier tient-elle aussi à la date (début du XI siècle) de sa rédaction, et au fait que son auteur, Raimbert de Paris, ne fut pas le premier à traiter le sujet. S’il existait, en dehors de Roland et de la Nota Emilianens e, qui ne le mentionnent que brièvement, un poème ancien au sujet d’Ogier le Danois, il est probable qu’il serait rattaché au cycle du roi par les critiques. La mise à l'écart vaut aussi, apparemment, pour le
remaniement d’Adenet le Roi, bien que ce dernier soit aussi l’auteur de Berte aux grands pieds.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
45
On pourrait chercher ensuite à rattacher au Roland les extensions généalogiques et les histoires individuelles épigones. En effet, tout ne se résume pas, dans l’épopée, au surgissement et à l’instantanéité de l’événement unique. La vie de Guillaume, par exemple, présente des étapes : nous suivons le fils d’Aymeri, dans les différentes chansons qui constituent ce cycle, depuis le moment où il est envoyé à la cour de Louis jusqu’à sa retraite au monastère, et dans les différentes étapes qui mar-
quent son existence, dans la prise d'Orange, au moment de son mariage“?, des revers d’Aliscans, etc. Il est aussi d’autres personnages qui évoluent et vieillissent dans les chansons : on suit par exemple Renaut le fils d’Aymon jusqu’au terme de sa vie au chantier de Cologne, comme on suit l’histoire de Girart de Roussillon. Pourtant, il n’y a de biographie complète ni de Roland, ni d'Olivier, ni d’Ogier, ni de Turpin. Les «enfances» de Roland apparaissent comme une biographie éclatée, constituée à partir d'épisodes souvent contradictoires. On raconte par exemple la rencontre d’Olivier et de Roland dans le Girart de Vienne. Mais c’est au cycle de Garin de Monglane que l’auteur rattache explicitement sa chanson : De son lingnaje puis ge bien tesmongnier4 La conquête de l’Olifant et de Durandal est rapportée dans deux poèmes qui se contredisent :pour l’auteur d’Aspremont, le cor a été pris au roi Aumont, fils d’Agolant#, Mais le poète de Renaut de Montauban situe cette acquisition pendant la guerre contre les Saxons dirigés par Amidan. Et de ces deux chansons, la seconde, traditionnellement, n’est pas classée dans le cycle du roi. Assez curieusement pourtant, ces deux versions de l’acquisition du cor coexistent dans la Karlamagnissaga. Ï existe aussi une biographie d’Ogier, mais elle est généralement rattachée à la geste de Doon de Mayence. L’ambiguïté tient évidemment au dilemme qui sous-tend l’existence de ce personnage dans les chansons de geste,
42.
La tradition épique, qui a fait un modèle du couplé Guillaume-Guibourc, n’est pas très
prolixe sur le couple impérial (Galienne n’est d’ailleurs pas le seul nom connu, même si plusieurs poèmes font allusion à cette tradition exposée dans Mainet, entre autres, Renaut de Montauban et Garin de Monglane — Histoire Poétique de Charlemagne, p. 223 et suivantes).
43.
Girart de Vienne, éd. cit., v. 48. Mais Bertrand prend soin, comme le poète de la Chanson
de Guillaume, d’insister sur l’étroite relation existant entre la royauté et les Narbonnais. 44, Vers 11 à 15. La chanson transpose également la scène du refus par laquelle débute la
querelle entre Roland et Olivier, en la plaçant dans le camp païen : Hector roi de Val Penée appelle Aumont et lui demande de sonner son cor, Aumont refuse : «trop en seroit nostre lois avalée» (v. 3086).
46
LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
le dilemme entre la solidarité familiale (avec les quatre fils d’Aymon) et sa fidélité vassalique. Cette position ambiguë est significative : sur le plan familial et sur le plan poétique, Ogier est de deux «gestes». Un autre critère serait, éventuellement, la cohérence apportée par un classement chronologique. On a vu plus haut que l’Entrée d' Espagne se présente comme une introduction à la Chanson de Roland. La Chanson des Saisnes est, elle, placée après Roncevaux et revendique son inscription dans la geste du roi. La relation de cause qui lie les Saisnes au Roland (exposée au vers 2921 du Roland d'Oxford) est en effet ostensible, Mais Bodel fait encore allusion aux guerres de Saxe menées par les ancêtres de Charlemagne, justifiant ainsi le sujet de sa chanson par sa place dans la geste qui (...) doit estre si avant Que tout autre roi doivent estre a li apendant
(vv. 13-14).
Une double cohérence est ainsi dégagée, celle, plus générale, qui s’appuie sur la généalogie royale et celle, ponctuelle, de la série événementielle induite par la chanson pivot. Or les prédécesseurs de Charlemagne, qui ont retenu l’attention des anciens annalistes et celle des compilateurs tardifs, n’ont, curieusement, pas retenu l’attention des jongleurs. À peine si Floovent
apparaît hors de la chanson qui lui est consacrée, on rencontre çà et là le nom de Clovis. Charles Martel est présent dans Girart de Roussillon, et au début de Garin le Lorrain, mais il y meurt rapidement, laissant son trône à Pépin. Les deux rois les plus fréquemment mentionnés, hormis Charlemagne, sont sans doute Pépin et Louis, mais c’est bien maigre pour établir une généalogie. Jean Bodel est un des rares à proposer une vision d'ensemble de la dynastie de Charlemagne dans un poème épique. Mais c’est aussi, d’une certaine façon, ce que fait le poète de la Chanson de Guillaume. À la laisse XCVII, alors que Guillaume revient de la première bataille de l’Archant, portant le corps de Guichard en travers de son cheval, Guibourc effrayée pense qu’il s’agit de Vivien. Ses barons lui réponden t qu’il s’agit d’un jongleur connu et talentueux : E de la geste li set dire les chançuns, De chlodoveu, le premier empereur, Que en duce France creeit en Deu, nostre seignur, E de sun fiz, Flovent le poigneür, Ki laissad de dulce France l’onur, E de tuz les reis qui furent de valur Tresque a Pepin, le petit poigneür, E de Charlemaine e de Rollant, sun nevou,
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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De Girard de Viane e de Olivier, qui fu tant prouz : Cil furent si parent e sis ancesur.4 Seuls sont ici cités les noms de rois connus des chansons de geste (Clovis, Floovant, Pépin et Charlemagne), les autres sont d’illustres anonymes : «tuz
les reis qui furent de valur»*6, La référence sert à situer le récit dans la tradition épique, mais au fond, la geste de France n’est qu’un faire-valoir pour celle de Garin de Monglane, c’est le lien entre Charlemagne et Guillaume qui compte. À y regarder de plus près, l’histoire personnelle de Charlemagne ne fait pas non plus l’objet de nombreux développements. Les enfances de Charlemagne ne nous sont parvenues que sous la forme fragmentaire du Mainet, ce qui est peu (le fragment compte 1200 vers environ) en comparaison de l'importance du personnage*”?. En outre, ce poème est différent de celui que G. Paris a nommé Basin, dont la seule trace restante est le passage correspondant dans la première branche de la Karlamagnüssaga; l’origine (partielle) de cette branche est sans doute un texte français ou latin, lui-même compilé à partir de chansons de geste, et utilisé à côté d’autres sources, épiques ou non : il a pu, en effet, exister une version des enfances de Charlemagne différente de celle de Mainet. La somme de ces deux sources, l’une fragmentaire et l’autre traduite (et certainement adaptée), ne fournit pas les bases précises de la biographie poétique de l’empereur. Sa jeunesse reste un domaine obscur. Quant à sa mort, elle n’est pleinement racontée dans aucune chanson conservée; elle n’existe que dans des compilations étrangères (dont,
encore une fois, la Karlamagnñssaga}"$. Dans les chansons, il n’est d’ailleurs jamais question de l’âge de l’empereur, (sauf dans les sarcasmes des païens) et le décompte des années passées en expédition à défendre la chrétienté, qui pourrait être un indice d’âge, est plutôt un motif formulaire notoirement opposé à une vision linéaire du temps. Ce n’est pas que l’idée de la représentation du temps et de l'existence humaine dans son déroulement soit absente des chansons de geste, on vient de le voir. Mais le «cycle du rois se forme autour d’un roi qui 4
45.
La Chanson de Guillaume, op. cit., vv. 1261-1270.
46.
Louis n’est pas cité non plus. Faut-il croire que le poète l’a jugé indigne de figurer dans
cette prestigieuse lignée? 47. C’est peut-être la conséquence de la perte des poèmes; mais il est notable qu’on ne trouve pas d’allusions à la jeunesse de Charlemagne dans les épopées. 48. Je tente de donner quelques précisions sur ce sujet dans «La mort édifiante de
Charlemagne», Gripla XIV, Reykjavik 2004, pp. 107 à 128.
48
LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
n’a pas d’âge, dont on connaît mal les enfances et la mort, et dont la vie
n’est, finalement, qu’un éternel recommencement. Cette attitude traduit une profonde indifférence pour la chronologie et la cohérence dans tout ce qui touche à la personne de l’empereur. Cette indifférence gagne d’ailleurs la description de certains personnages proches de Charlemagne, qui sont présentés sur le même mode de l’immobilisme : le duc Naimes, par exemple, ou Turpin, dans une certaine mesure. Le critère biographique ne peut suffire à fonder la cohérence de l’ensemble poétique. Dans les chansons, d’ailleurs, l’image de Charlemagne n’est jamais le prétexte d’une invention. Valorisantes ou dévalorisantes, les
variations apportées à son personnage sont fonction d’un rôle. Le motif du souverain fatigué sert par exemple (entre autres dans la Chanson des Saisnes et dans Huon de Bordeaux) à justifier un rebondissement dans la narration : la vacance causée par l’absence momentanée de l’autorité impériale permet à d’autres personnages, héros ou losangiers, de prendre le pouvoir. Cet abandon peut être senti comme démission véritable (comme dans Huon de Bordeaux où la pusillanimité du roi fait le jeu d’Amauri), mais il ne parvient jamais à donner, par exemple, la mesure d’un vieillissement progressif. Bien au contraire, la fréquence de ce motif tendrait plutôt à créer une image figée. La même analyse vaut pour les chansons de la révolte, dans lesquelles on systématise, mais sur un simple point de vue fonctionnel, l’image d’un roi indécis et versatile. Deux défauts qui serviront, en contre-point, à mettre en
valeur la famille de Renaut de Montauban, sans pour autant laisser entendre que Charlemagne aurait ou changé, ou vieilli, en référence à un passé glorieux. On retrouve un thème similaire, mais cette fois doublé, dans les actes,
d’une réelle prise du pouvoir, dans la chanson Guy de Bourgogne, puisque Charlemagne y est même pris à parti par ses plus fidèles vassaux, Richard de Normandie et Ogier le Danois : Quant vos estes soef en vostre lit couchiez,
Et mangiez les gastiaus, les poons, les ploviers{?
C’est ce motif de l’indolence impériale qui est encore l’origine des aventures de Baudouin dans la Chanson des Saisnes: il est aussi le point de départ de l'Entrée d'Espagne, où c’est Roland qui s’emporte (la fin de la chanson 49. Gui de Bourgogne, Anciens Poètes de la France, éd. Guessard, Paris 1859, vv. 41-42. Cette chanson est intégrée par Pierre Jonin dans le «cycle du roi» (elle apparaît dans le deuxième volume de son anthologie, Pages Épiques du Moyen Age français, le cycle du roi. op. cit.).
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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prouve que le roi avait tort), tandis que dans le Voyage à Jérusalem, Charle-
magne se voit reprocher de mériter moins bien sa couronne que le roi Hugon. Au total, Louis n’est pas le seul roi faible des chansons de geste, et ces varia-
tions dans la représentation de la figure impériale ne sont pas spécifiques à un contre-modèle (Louis, par exemple). La tension entre les deux pôles, l’alternance entre le schéma de la
révolte et le respect (ou le rétablissement) de l’autorité de droit divin correspondent donc à un schéma narratif non spécifique, qui ne suffit pas à déterminer
les limites d’un ensemble.
Et, contrairement
aux traditions
arthuriennes, on ne voit pas non plus apparaître, dans les chansons’?, un événement cristallisateur, comme par exemple l’idée d’une «faute » fondatrice dont découlerait la décadence du pouvoir. La cohésion de la «geste du roi», si on la rapporte à la représentation de la figure royale, n’est donc ni chronologique, ni vraiment thématique. On ne peut véritablement parler de l’extension chronologique comme d’un principe centralisateur; au contraire, les chansons qui naissent autour des thèmes initiaux ont tendance à
s’écarter du noyau, à développer des thèmes périphériques ou parallèles. Le développement de la geste de Charlemagne n’est pas assez linéaire pour être cohérent. Quant à la figure impériale, elle est trop insaisissable dans sa représentation pour suggérer une structure particulière; elle est même la source d’inspiration de poèmes très variés qu’on aurait du mal à classer dans un seul ensemble. La Chanson de Roland a peut-être suscité le développement de l’histoire poétique de Charlemagne, mais en pratique, cette histoire ne s’est écrite que fugitivement, à travers les poèmes épars, ou dans les compilations empruntant à des domaines divers. Roland a été au moins la principale source formelle car il a rendu certains thèmes populaires, et qu’il a suscité l’extension, l’allongement, la transposition de ces thèmes dans d’autres poèmes. Mais dès qu’on veut remonter au-delà de cette limite que représente la Chanson de Roland, les origines se dérobent.
D'autre part, la Chanson de Roland est, pour les autres épopées, plutôt un paradigme qu’un début. Les procédés.de rappel et de renvoi, de transposition, qui fondent l’intertextualité des épopées dépassent largement le développement de type familial.
50. Du moins pas dans celles qu’on a retrouvées. Voir cependant les pages consacrées à la première branche de la Karlamagnissaga pour la question de Charlemagne et la légende de Saint-Gilles.
50
LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
Le développement chronologique n’est d’ailleurs pas prioritaire dans le cas de Charlemagne lui-même : «l’histoire poétique de Charlemagne», au fond, parle moins de Charlemagne et de ses ancêtres que des héros qui ont peuplé leurs règnes, des grands exploits qui se sont accomplis en parallèle. À cela rien d’étonnant, le roi dans les poèmes épiques est moins une personne qu’une fonction. C’est aussi ce qui explique pourquoi il n’y a pas de manuscrit cyclique sur ce thème; la matière biographique était tout simplement insuffisante pour suggérer la mise en cycle. Les compilateurs tardifs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, quand ils ont mélangé les épopées à d’autres sources, pour combler les lacunes d’une chronologie en grande partie inconnue aux poèmes. Ils ont ainsi retrouvé dans les chroniques, dans les annales, et aussi dans le Pseudo-Turpin les détails que l'épopée avait en grande partie négligés. Enfin, les schémas narratifs de l’épopée ne se rassemblent pas non plus dans la représentation de la figure impériale, qui est à plus d’un titre insaisissable. Les dissensions provoquées par les failles dans l’autorité et dans la personnalité de l’empereur accompagnent le développement de l'épopée sans fournir de véritable argument pour une partition nette entre les cycles. La tripartition est affirmée par le poète de Doon de Mayence, qui va même jusqu’à saluer la naissance des trois fondateurs de geste par des manifestations divines : Trois granz foudres queïrent des nues maintenant,
La premiere queï a Paris la manant, (...)5!
Mais s’il faut voir derrière ces vers une grille de lecture des épopées françaises pour les contemporains (ce qui est peut-être en soi une interprétation abusive), il faut du moins rappeler que ce classement intervient a posterior i comme une justification, et ne rend pas compte de la totalité des poèmes épiques depuis leurs origines, ni de la diversité de leur inspiration. À mesure qu’elles sont récrites, sous l'influence conjuguée de l’apparition des récits romanesques et de la multiplication des manuscrits cycliques, les chansons de geste accordent néanmoins une plus grande importance au développ ement chronologique. Concernant la Chanson de Roland, on constate par exemple que les remaniements (manuscrits de Paris, de Chateaur oux et de Venise 7) augmentent jusqu’à le doubler le nombre des vers de la chanson initiale, introduisent des allongements qui traduisent une vision du temps 51.
Doon de Mayence, op. cit., vv. 5391-92.
PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE
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plus linéaire (mais aussi «entrelacée»), et font ainsi entrer le récit dans une perspective radicalement différente. Si la mise en cycle des épopées dans des manuscrits tardifs consiste à aplanir et développer la chronologie dans l’épopée, et à substituer cet ordre nouveau au morcellement initial, alors cette
mise en cycle répond à une tendance que la chanson de geste développait déjà par elle-même. Mais jusqu’où remonter pour trouver les débuts de ce changement de perspective? Comment mesurer l’évolution des influences romanesques sur le genre épique? Il serait trop simple d’opposer le surgissement épique, dans sa diversité et son caractère originellement fragmentaire, à une vision tardive, linéaire, et
romanesque. La difficulté vient précisément de ce que la frontière n’existe pas entre ces deux extrêmes, et que c’est à travers les remaniements successifs d’un poème qu’on peut observer cette évolution.
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Conclusion
L’esquive, ou l’indépassable pluralité Environ cent trente ans nous séparent des recherches de Gaston Paris sur la Karlamagnissaga, et sur les sources de la branche V en particulier. Nous sommes amenés, à partir des mêmes réalités, à des conclusions opposées. On ne prouve plus l’existence d’une chanson perdue grâce à quelques vestiges découverts dans un remaniement. On croit peut-être moins à la transparence des textes. Mais l’abandon de ce système de lecture directe a ses conséquences : il signifie le renoncement à la quête des sources. Ce renoncement ne va pas sans quelques compensations : on en trouve peut-être quelques-unes dans l’examen plus attentif du «plurale tantum»!. Les manuscrits sont de mieux en mieux connus, et avec eux, les condi-
tions dans lesquelles ont travaillé les remanieurs et les copistes français. L'édition de la Chanson de Roland faite par R. Mortier raconte, au-delà de
la légende épique du XF siècle, une autre histoire: celle de l’évolution de cette légende, des multiples naissances, reprises et abandons de motifs qui la jalonnent. Les manuscrits du cycle de Guillaume auront bientôt livré tous les secrets de leurs incidences. Bien souvent, les éditions modernes, celle de la
Chanson des Saisnes par exemple, sont présentées sur deux pages. Une étude des manuscrits de la Karlamagnässaga et des circonstances de leur rédaction nous apprend également à nuancer les affirmations qu’on a pu faire à son propos, et à mettre en question l’impartialité de la transmission. En effet les compilateurs norrois traduisent et rassemblent, mais aussi
organisent, planifient et corrigent. Ils agissent de la même façon que les remanieurs français sur les textes qu’ils adaptent.
1. Jauss, Alterität und Modernität des mittelalterlichen Literatur, Gesammelte Aufsätze, 1956-76, München 1977, p. 322.
372 | LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
Ce qu’il faut chercher dans les vers français transcrits par le rédacteur norrois, ou derrière les quelques assonances «laissées » par le remanieur de la Chanson des Saisnes, c’est peut-être moins le reflet de la source que la raison de leur présence dans le texte. Car de tels indices ne conduisent pas réellement au texte original : ils sont trop ténus et ils sont toujours incomplets, ne constituant jamais une entité qui aurait du sens par elle-même. Mais le problème est bien là : s’ils ne mènent pas à l’origine, ces vestiges la rappellent à notre attention, ils font (re)naftre en nous le désir de la trouver. Peut-on penser que les rédacteurs aient consciemment laissé de tels indices, peut-être comme des appâts ? L'hypothèse est moins insoutenable qu’il y paraît. Que font les remanieurs de nos textes, si ce n’est rappeler constamment que la version de leur texte est «de vielle estoire», «écrite dans de vieux livres»? Nous avons
appris à mettre en doute les affirmations des prologues et des discours aux lecteurs, mais devons-nous prendre pour argent comptant les autres signes archaïsants qui apparaissent dans leurs poèmes? C’est oublier à quel point l’archaïsme est essentiel à l’art des remanieurs. Toutes les «traces» de la chanson originelle relèvent de cette ambivalence de l’énoncé. Tous nos textes sont apparentés, de manière directe ou indirecte (dans de nombreux cas, un troisième texte joue le rôle de l’intermédiaire). Certes,
les pratiques de remaniement laissent entrevoir certaines communautés de fond, Çà et là les pièces d’un tissu commun apparaissent. Mais l’histoire des récritures est celle d’une évolution, ou d’une dégradation (selon le point de vue) : les motifs sont partiellement repris, parfois transformés ou déplacés, et parfois aussi abandonnés, et la base commune de la légende est assez instable. Or la comparaison précise de manuscrits aussi divergents que les nôtres creuse paradoxalement les écarts en même temps qu’elle découvre les similarités. Revenons un instant sur les questions posées aux différentes versions de la légende et résumons les points acquis :
Vitakind et Guitalin sont-ils issus de la même source? On a vu qu’il existe dans les deux versions de la Karlamagnässaga une similitude dans la structure de l’épisode, le choix des personnages. Les deux épisodes auraient pu, à l’origine, n’en faire qu’un dans le cycle. On a vu ensuite les similitudes respectives que chaque version entretient avec la Chronique Rimée, et la présence de la prise de Nobles dans les deux récits. Les divergences de noms indiquent une source différente.
L'ESQUIVE, OU L'INDÉPASSABLE PLURALITÉ | 373 Tels sont à peu près les résultats de l’enquête : la branche I s’est probablement contentée de suivre le résumé présent dans la chronique française ou latine. D’autre part, la branche V n’est peut-être pas la traduction intégrale d’une chanson de geste. Si le Guitalin semble s’accorder avec la branche I,
c’est peut-être parce que la chanson était faite suivant la même tradition, mais aussi parce que le traducteur connaissait la version donnée dans le résumé de la branche I. Puisque Guitalin et la Chronique Rimée ont en commun l’épisode du château et de la mission d’Ermoen, puisque d’autre part la branche I et la Chronique Rimée ont en commun l’agencement général des récits, on peut formuler quelques hypothèses. D’une part, la Chronique Rimée et la brancheI doivent leur plan d’ensemble, du moins sur les parties qu’ils ont en commun, à une chronique ou à un résumé inconnus, peut-être la Vie Romancée qui a servi de base au rédacteur norrois. D’autre part, Philippe Mousket et l’auteur de Guitalin ont trouvé l’épisode du château et de l’ambassade d’Ermoen dans une même chanson, le premier a résumé cette chanson et le second l’a conser-
vée intégralement. À moins que le rédacteur de Guitalin n’ait adapté ce passage particulier à partir du résumé commun, qu’il l’ait lui-même développé, et rattaché ensuite à une autre version. Ainsi il n’aurait fait que développer la narration à partir d’un schéma de base qui est déjà celui du chapitre de la Chronique de Turpin. Pourquoi supposer cet arrangement? En raison tout simplement du caractère composite de Guitalin, dans lequel on perçoit très nettement des points communs avec la branche I et avec la Chanson des Saisnes. Ce qui nous amène directement à la seconde question : La Chanson des Saisnes et Guitalin sont-ils dérivés de deux sources différentes? Ce sont bien entendu les divergences qui sont les plus évidentes, tant dans la composition que dans la distribution des rôles. Mais la comparaison a pu mettre en avant des leçons communes sur de nombreux points de détails, qu’ils soient ou non transposés. L'association des deux schémas (celui dans lequel Roland est le héros, celui dans lequel Baudoin est le héros) est une marque du caractère composite de la branche V. Quant aux deux citations du manuscrit À, on ne peut plus les utiliser comme preuves. À ce sujet, il faut observer un détail curieux. Ces morceaux originels du texte français contribuent fort heureusement à la justification de
la composition : la première évoque le cor d’Elmidan (et annonce donc les
exploits de Roland) et la seconde, l’adoubement de Baudoin. Sans tous les
374 | LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE éléments qui mettent en doute l’unité du modèle français, on pourrait suivre l'interprétation la plus naturelle, et conclure à l’existence d’un poème en tous points semblable à la branche V. Mais les choses sont peut-être plus complexes. Le rédacteur de À semble vouloir nous mettre sur la voie grâce à ces citations, et c’est un peu suspect. Et d’ailleurs, s’il prétend ne pas comprendre la première citation (qu’il traduit tout de même), en revanche, il ne prend pas la peine de justifier la seconde (qu’il traduit également). Cette dernière est totalement gratuite dans le texte : quelle est alors sa fonction? Si l’on se rappelle ensuite la façon dont la branche IV a été reconstruite à partir de plusieurs sources, on peut parfaitement imaginer le même type de composition pour la branche V : il n’est pas même impensable que les deux citations proviennent de textes différents. Si l’on parvient à prouver que ce n’est pas le cas, cela n’éclaire pas la provenance de ce qui se trouve entre les deux. Et puisque, d’autre part, Guitalin et la Chanson des Saisnes se rejoignent sur de nombreux points, il nous faut aussi supposer, soit que cette communauté remonte à un modèle commun, soit que l’auteur de Guitalin a connu la version de Bodel, au moins pour les parties du texte qui ressemblent à notre chanson. Tous les chercheurs qui ont posé le problème ont repris l’avis de Gaston Paris, lequel était appuyé sur les deux passages français. Seule «preuve» invoquée, cette observation venait confirmer un avis consensuel : la question de l’antériorité de Guitalin par rapport à la chanson de Bodel n’a guère été soulevée depuis G. Paris. Il y avait peut-être une idée reçue derrière ce consensus. En effet, les dates ne rendent pas impossible la transmission dans l’autre sens : Bodel a écrit son poème dans les dernières années du x1I° siècle et la Karlamagnissaga a été compilée, dans sa première version, entre 30 et 40 ans plus tard. On ignore d’ailleurs toujours le parcours qu'ont connu les branches individuelles avant d’être insérées, si elles ont été traduites avant,
après, ou en même temps. Rien n’interdit de penser que la chanson de Bodel ait atteint la Scandinavie sous une forme ou sous une autre. De plus, la Chro-
nique Rimée comporte elle aussi un résumé de la chanson de Bodel (avec l'épisode des Hurepois), preuve qu’elle circulait à cette époque, certainement parallèlement à d’autres versions du récit. Il peut se faire qu’une de ces copies soit parvenue jusqu’au rédacteur de Guitalin, et que ce dernier l’ait combinée
avec une ou plusieurs autres sources. Certes, les liens existant
entre Guitalin et la Chanson des Saisnes sont très intriqués. Aucune hypothèse n’est vérifiable. Comment, dans ces conditions, répondre à la troisième question, essentielle :
L'ESQUIVE, OU L'INDÉPASSABLE PLURALITÉ | 375
Comment se présentait l'épopée primitive? Ce n’est pas parce que les textes sont divergents qu’ils procèdent nécessairement de plusieurs sources. Inversement, les similitudes qu’ils présentent ne permettent pas d’affirmer qu’ils remontent à une source unique. Autrement dit, tout ce qui se pose comme variante de fond, la position dans le cycle, la présence et l’absence des personnages, la suppression et l’ajout d’épisodes entiers, c’est-à-dire tous les facteurs variables de la légende s’articulent toujours autour d’une structure commune. Il y a entre nos textes une communauté indiscutable. Le réaffirmer n’est pas une manière d’éluder le problème. C’est au contraire rappeler une notion essentielle à la compréhension du phénomène de transmission de la légende. Il me semble en effet qu’on prend le problème à l’envers, en cherchant l’original au-delà des variantes. Au fond, la matière épique vit dans un processus de développement continuel. Un même motif peut se démultiplier à l’infini à travers ses variantes. Dans la totalité de ses représentations, il apparaît comme morcelé, éparpillé, il n’est jamais exactement le même d’un texte à l’autre. Parler en terme de naissance, maturité et dégradation, «avatars», de la matière épique,
c’est commettre un abus de langage. L'épisode de la prise de Nobles est un excellent exemple du processus de morcellement. On retrouve l’épisode du gant jeté à la figure dans l'Entrée d'Espagne, dans Vitakind, dans Guitalin, et dans la Chronique Rimée. Mais dans les deux dernières versions, il intervient avant la prise de
Nobles alors qu’il se place juste après dans les deux premières. Logiquement absent de la Chanson des Saisnes, l’épisode n’est cependant pas inconnu de la rédaction TL, qui mentionne aussi la mort du roi Fourrez. Mais il y est attribué à Roland ou à Charlemagne. Sur l’ensemble de la chanson, l’épisode
se trouve aussi partiellement transposé dans le conflit qui oppose Baudoin et
Charlemagne (les reproches de Charlemagne à Baudoin sont les mêmes que ceux de Karlamagnés à Roland dans Guitalin). Le motif des murailles de Jéricho, détourné dans l'épisode de Saint-Herbert-du-Rhin, rappelle aussi sa
lointaine présence. Or dans Vitakind, le miracle est associé à la chute de Trémoigne et dans Guitalin il n’apparaît pas, pas plus que dans l'Entrée d'Espagne. Dans ce poème, on insiste au contraire, comme dans les textes norrois, sur la violence de l’assaut donné par Roland et Olivier pour conquérir la ville. Il reste la version commune à la Chronique Rimée et au chapitre de la
Chronique de Turpin : le miracle est bien accompli pour Roland, au siège de
Nobles.
376 | LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
Source commune ou leçons divergentes? On est frappé par l’éclatement de cet épisode dans la tradition. Pourtant, le motif se donne toujours à voir à travers cet éclatement. Mais il y a plus : nous appelons «morcellement» du motif une opération dont on ne sait pas retracer l’histoire, en réalité. Il s’agit peut-être d’une construction, au contraire. Ou des deux à la fois. Mais nous pensons toujours le sens qui nous mène à l’archétype. À prendre une à une toutes les réalisations de ce motif, à replacer les transpositions dans leur contexte «originel» supposé, à supprimer les écarts et combler les ajouts; bref, à force d’épuration, on doit, logiquement, rencontrer un jour le motif original. La recette est doublement fausse. Elle l’est d’abord parce qu’elle donne un sens à la transmission du motif, alors que ce sens est précisément ce qui nous échappe. Les recoupements ont pu se faire deux à deux, partiellement, au hasard. Une version ultérieure peut se rencontrer avec une version plus ancienne, mais être globalement très novatrice. Une version ancienne peut
passer sous silence un ancien motif qu’une nouvelle version redécouvre. Les versions que nous considérons comme «entières» peuvent être des reconstructions tardives. Mais cette recette est surtout fausse parce qu’elle produit un concept inopérant pour l’analyse des textes. Car le résultat abstrait et désincarné qu’on obtient par cette voie n’est pas le modèle qu'ont connu les textes. Le modèle continuera à nous échapper sans cesse : il n’a peut-être jamais existé, Ce ne peut pas non plus être la référence que nous cherchons : la seule vraie référence, celle qui nous est fournie par la réalité textuelle, est la mouvance. Tout le reste, classification, description, archéologie, est, sinon totalement improductif, du moins inadapté. Or l’étude de la mouvance ou du «plurale tantum» a beaucoup à nous apprendre, sinon sur un archétype, du moins sur l'épopée médiévale et sa transmission. Dans cette hésitation entre reproduction et renouvellement épiques, la
pérennité du lien imaginaire que le poète pose avec les vieilles histoires est évident. Le chanteur de geste s’inscrit d’emblée dans un contexte qui limite, encadre son inspiration. Le thème est traditionnel, la forme est traditionnelle, les motifs le sont aussi : l’existence de la chanson de geste est conditionnée par la tradition, et c’est pourquoi l’épopée n’existe pas hors du cycle. C’est aussi la raison pour laquelle on peut étudier les remaniements de la Karlamagnéssaga sur le même plan que les inventions de Jean Bodel. Mais ce qui est, au fond, une pratique à grande échelle du discours ambi-
valent se retrouve au Moyen Âge dans tous les domaines de la connaissance. Texte et commentaire, texte et traduction, texte et remaniement, origine et
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variante : c’est le même rapport de servitude volontaire que s’imposent les copistes, les compilateurs, les poètes. Mais c’est aussi la même facticité. Attitude factice mais non mensonge : telle est la nuance qu’impose la nécessité, dans le jeu du double discours, d’une connivence avec le public. Le public médiéval devait-il nécessairement croire à l’existence de la source de SaintDenis ou Saint-Faron? Croyons-nous aux malles qui ont tenu cachés nos grands romans épistolaires? Si le discours d’hommage est factice, c’est aussi parce que le contenu du poème n’est qu’en partie fidèle à ces modèles qu’il feint de vénérer. De même qu’il ne suit jamais la vieille histoire de bout en bout, le poète n’adhère que partiellement aux modèles. L'inscription de son poème dans la geste lui laisse une certaine liberté : au fond, y a-t-il un «genre» épique, en dehors de ce que les poètes nous donnent pour traditionnel? Se renvoyant les unes aux autres, les chansons ont toujours l’air de renvoyer à quelque chose d’autre, un principe. Mais où trouver ce principe. ailleurs que dans les chansons? Et ainsi, l'invention progressive de la tradition épique permet de construire le genre, et en même temps, de le dépasser. Il faut d’abord énoncer un principe avant de le transgresser, poser l’existence de l’ancien pour produire du nouveau. La Chanson des Saisnes de Bodel est un poème qui ne transgresse pas exactement, mais qui joue sur la transgression, sur la tension entre le genre épique et l’écart avec le genre. D’où l’impérieuse nécessité d'affirmer le genre, dès le prologue. Cette affirmation doit d’ailleurs à la fois s’énoncer dans les concepts : «la matière de France est la plus voir disant» et se justifier matériellement : «les histoires sont contenues dans les vieux livres de l’abbaye». Même faux mensonge, même jeu sur le genre que celui de nos romanciers, qui ont à cœur, par cette affirmation, de nous plonger dans le monde de leur fiction dès le prologue. Ainsi donc, la Chanson des Saisnes est une chanson comme les autres, c’est-à-dire qu’elle est déjà désagrégation du modèle. Et la plupart des chansons que nous avons conservées le sont, comme le remarquait Zumthor. C’est dans ce mouvement de tension particulière que s’exprime la création
épique en général : il n’est pas nécessaire — même si c’est pertinent — de pos-
tuler l'importation d’autres valeurs dans l'épopée pour expliquer les variations. Le «genre» épique en soi rend possible tout développement d’un autre genre que celui qu’il se donne. Mais il ne va jamais jusqu’à le dénoncer, c’est là tout le jeu.
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C’est aussi la raison pour laquelle la Chanson des Saisnes même au sein de l’éclectique tradition que j’ai tenté d’étudier, nous laisse perplexe : épopée ou parodie d’épopée? «La parodie, entendue précisément comme procédé d’écriture, ne diffère pas de la réminiscence, dont elle constitue une
réalisation particulière. (...) Son propre est d’assumer un rôle (social, textuel), et d’aller jusqu’au bout de ce qu’il requiert ou implique, jusqu’à l’absurde.» Dans cette forme d’expression, l’anti-structure voit le jour «non
par déconstruction, mais par inversion, par contradiction symétrique d'un donné traditionnel trop vigoureux encore pour qu’on puisse n’en pas épouser les formes.»? Si l’on voulait appliquer à l'épopée et à ses avatars cette formule désignant chez Zumthor l’art des grands rhétoriqueurs, on n’y enlèverait que l’adverbe «encore».
2.
P. Zumthor, «Le Carrefour des Rhétoriqueurs », Poétique 1976, p. 324. C’est moi qui
souligne.
Annexe AM 180c fol : relevé des titres de chapitres de la branche V Il y a 54 chapitres dans le manuscrit A (Unger en compte 55 car il divise en deux le chapitre 50). Ces titres n’ont pas été reproduits dans l’édition, peutêtre en raison de leur mauvaise lisibilité. Ils ont été ajoutés à l’encre rouge, et sont par endroit entièrement effacés. Leur longueur semble avoir été décidée en fonction de l’espace laissé par le scribe principal : certains titres sont, apparemment, incomplets (celui du chapitre 5 par exemple), d’autres se limitent à deux caractères (celui du chapitre 38). La transcription ici proposée est approximative. Réalisée sans les fontes usuelles des transcriptions diplomatiques, elle ne figure qu’à titre indicatif. Les passages que je n’ai pas réussi à lire figurent entre parenthèses. her hefr vp bruar gerd fra Karlamagnusi ok (...) : ici commence la construction du pont. De Karlamagnüs et (...). (Peut-être Guitalin?) — 47rb
fra fyrirotlan Karlamaguüs : du projet de Karlamagnüs — 47va Karlamagnus kongr : le roi Karlamagnüs
— 47vb
Karlamagnus (k-o/e-mzt?) y kasta : Karlamagnüs dans le château — 48rb fra Karlamagnus ok hans (sic) : de Karlamagnüs et de son/ses (sic) — 48va
kongar tala vid : les rois dialoguent — 48vb fra frankismôünnum : des Français — 49ra
fra ermone sendimanni : de l’espion Ermon — 49rb Rollant van Nobil : Rollant a conquis Nobles — 49vb . fra Margamar kongi : du roi Margamar — 50rb . fra Reinir : de Reinir — 50vb . fra Rollant ok hans m(ônnum?) [Ce dernier mot est couvert par la reliure] : de Rollant et de ses (hommes) — 50vb
. fra Margamar : de Margamar — 51rb . fra elmidan : d’Elmidan — 51rb . fra dorgant niosnarmanni : de Dorgant l’espion — 51vb .ermon sendimadr : ermon le messager —51vb . fra turpin erkibiskupi ok oliuer (...) : de Turpin l’archevêque et Oliver — 52rb . fra sonum (...) kongs [Guitalin?] : des fils du roi (...) [Guitalin?] - 52vb
. . . .
fra fra fra fra
Karlamagnüs kongi : du roi Karlamagnüs — 53ra sonum Guitalins : des fils de Guitalin — 53va Karlamagnus ok Rollant : de Karlamagnüs et Rollant — 53va smidum elparaz : de l'ouvrage d’Elparat — 54ra
. fra .G. ok (...) [Sibilio?] : du roi Guitalin et [de Sibilia?] — 54vb
. fra G. kongi ok münnum hans : du roi Guitalin et de ses hommes — 54vb
380 | LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE
25. vidtal Karlamagnuss kongs ok (...) [Guitalins ?] : dialogue entre le roi Karlamagnés et (...) [Guitalin?] — 55ra
26. capitulum (?) — 55rb 27. [effacé] — 55va 28. [effacé] — 55vb
29. Rollant fer yfir rin : Rollant passe le Rhin — 56ra 30. fra Sibilio drot [ningo] : de la reine Sibilia — 56va 31. [peu clair] (fra ferd?) alkain : de l’expédition d’Alkain — 56vb 32. fra ballduin{a] : de Balldvini — 57ra
33. fra frankis(mônnum ?) : des Français — 57rb 34. [effacé] — 57va
35. ballduini (...) : Balldvini — 57vb 36. fra bruar gerd : de la construction du pont — 57vb 37. Karlamagnus (kom yfir rin?) : Karlamagnüs (passa le Rhin?) — 57vb
38. fra Quinkennas : de Quinkennas 39. fra (...) — 58va
— 58ra
40. fra Sibilio drotningo : de la reine Sibilia — 58va 41. R(ollant) [le mot est caché par la reliure] — 58vb 42. fra Rollant ok Quinkennas : de Rollant et Quinkennas — 58vb 43. atreid Rollanz ok Quinkennas : le duel de Rollant et Quinkennas
— 59ra
44. bardaga ok flyia heidingia : bataille et fuite des païens — 59rb 45. fra Rollant ok Karlamagnus : de Rollant et Karlamagnüs — 59va 46. fra estorgant hann kemr ti! Guitalins : d’Estorgant. Il arrive auprès de Guitalin — 59vb 47. dorgant ber niosn .G. : Dorgant apporte les résultats de son espionnage à Guitalin — 60rb 48. lid skipan Karlamagnuss til bardaga : la troupe de Karlamagnüs au combat — 60va 49. fra Karlamagnusi ok hans münnum : de Karlamagnüs et ses hommes — 60vb 50. her hefr vp bardaga : ici commence la bataille — 60vb 51. her hefr bardagi : la bataille commence — 61ra 52. fall elmidan brodr Guitalins : mort d’Elmidan, frère de Guitalin — 61vb 53. fra ballduina : de Ballduini — 62rb 54. fra sonum .G. : des fils de Guitalin — 62va
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