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German Pages 351
Publications Universitaires Européennes Europäische Hochschulschriften European University Studies
Série XXIII Théologie Reihe XXIII Series XXIII Theologie Theology
Vol./Bd. 931
PETER LANG
Frankfurt am Main · Berlin · Bern · Bruxelles · New York · Oxford · Wien
José-Claude Mbimbi Mbamba
La phénoménologie de la religion du jeune Heidegger et sa signification pour la théologie Contribution à la critique de la religiosité africaine
PETER LANG
Internationaler Verlag der Wissenschaften
Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliographie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.d-nb.de. Zugl.: Tübingen, Univ., Diss., 2012
D 21 ISSN 0721-3409 ISBN 978-3-653-02347-3 (E-Book) DOI 10.3726/978-3-653-02347-3 ISBN 978-3-631-63779-1 (Print) © Peter Lang GmbH Internationaler Verlag der Wissenschaften Frankfurt am Main 2012 Tous droits réservés. L’ouvrage dans son intégralité est placé sous la protection de la loi sur les droits d’auteurs. Toute exploitation en dehors des étroites limites de la loi sur les droits d’auteurs, sans accord de la maison d’édition, est interdite et passible de peines. Ceci vaut en particulier pour des reproductions, traductions, microfilms, l’enregistrement et le traitement dans des systèmes électroniques. www.peterlang.de
À Phangi Féli, ma mère
7
Préface de Peter Hünermann Die vorliegende Arbeit über die phänomenologischen Ansätze des jüngeren Heidegger und die Verbindung dieser Ansätze mit den Problemen der afrikanischen Religiosität, speziell der christlichen Lebensformen und kirchlicher Pastoral, mögen verwundern. Martin Heidegger hatte weder in seiner Zeit der Zusammenarbeit mit Husserl in Freiburg, noch in seiner Marburger Zeit engere Beziehungen zu Afrika und seiner christlichen Bevölkerung. Was macht gleichwohl den „1. Heidegger“, den Heidegger vor der Kehre interessant für einen jüngeren afrikanischen Theologen, der sich Sorgen um die Evangelisierung seines Kontinents macht? Heidegger hat in diesen Anfangsjahren die Basis für seine Phänomenologie erarbeitet. Er hat – weitgehend im Ausgang von paulinischen Texten nach „ursprünglichen“ Erfahrungen des faktischen Lebens gefragt: Die neutestamentlichen Texte dienten ihm dabei als Beispiele einer nicht-wissenschaftlichen Sprache – der Sprache der Verkündigung –, die noch nicht philosophisch-theologisch überformt ist, wie das später bei Augustinus, Eckhardt oder Martin Luther sein wird. Was ihn interessiert, sind die grundlegenden Phänomene menschlichen Daseins, die unausdrücklich alle Erscheinungen durchwalten und sich in deren Aufgang manifestieren. Heideggers Denkarbeit besteht darin, sich heranzutasten an die „ontologischen“ Phänomene, die er in „Sein und Zeit“ 1927 dann charakterisiert. Es geht um die Erfahrung des In-der-Welt-Seins, des Mit-Seins mit den Anderen, die Erfahrung der Zeit, der Prekarität des menschlichen Da- und Selbstseins, der Beirrung, um einige Hinweise zu geben. In seinem berühmten Vortrag in Marburg von 1927 hat er, ausgehend von diesen Forschungen, das Verhältnis von Theologie und Phänomenologie erörtert. Heidegger versteht sich selbst nicht als Theologe, noch viel weniger als theologisierender Philosoph. Schon den Gedanken daran lehnt er ab. Gleichwohl spricht er von einem Verhältnis der Phänomenologie zur Theologie, einem Verhältnis aber, das nicht von einem – wie immer begrifflich fassbaren – Grund her zu rekonstruieren ist, vielmehr von völliger Freiheit – und das heißt von unvordenklicher Grund-losigkeit – charakterisiert ist. In diesem Verhalten von Unverhältnismäßigkeit kann Phänomenologie der Theologie als Kor-rektiv dienen, von dem her sich neue Zugangsweisen zu den grundlegenden theologischen Kategorien auftun.
8 Ist das, was Heidegger aus seiner Sicht vorträgt, ein sinnvolles Angebot an den Theologen? Kann eine Theologie theologisch verantworten, sich auf dieses Angebot einzulassen? Der Verfasser der vorliegenden Arbeit antwortet darauf mit einem Ja. Wenn sich im Denken Heideggers, in seinem bohrenden Nachfragen nach den ursprünglichen Phänomenen, das Denken selbst in seinen ursprünglichsten, nicht hintergehbaren Vollzügen meldet, dann ist für den Theologen gerade hier der Ort gegeben, an dem er die Unableitbarkeit des Glaubens als des freien Geschenks der Selbsterschließung Gottes thematisieren kann und soll. Dies führt, wie der Verfasser im Schlussteil seiner Arbeit darlegt, nicht nur zu einer grundlegenden, kritischen, unterscheidenden Sichtung afrikanischer Religiosität und kirchlicher Lebensformen. Es öffnet zugleich den Blick für die Wertung und Würdigung neuer pastoraler Ansätze. Ich möchte dem nicht einfach zu lesenden Buch viele nachdenkliche Leser wünschen, die aus diesen Denkanstößen Impulse für die Evangelisierung der afrikanischen Gemeinden empfangen. Tübingen, 8.3.2012
9 (Traduction française de la préface) Le présent travail sur les débuts phénoménologiques du jeune Heidegger et le lien de ces études initiales avec les problèmes de la religiosité africaine, spécialement ceux des modes de vie chrétiens et de la pastorale ecclésiale, peuvent étonner. En effet, Martin Heidegger n’a entretenu des relations étroites avec l’Afrique et sa population chrétienne, ni à l’époque de sa collaboration avec Husserl à Freiburg, ni durant son séjour à Marburg. Mais, qu’est-ce qui rend alors le premier Heidegger – celui d’avant le Tournant – intéressant pour un jeune théologien africain, soucieux de l’évangélisation de son continent ? Dans les premières années, Heidegger a élaboré la base de sa phénoménologie. À quelques détails près, partant des textes pauliniens, il s’est interrogé sur les expériences « originaires » de la vie facticielle. Dans cette démarche, les textes néotestamentaires lui ont servi d’exemple d’un langage non-scientifique – celui de l’Annonce -, lequel langage n’est pas encore retravaillé philosophiquement et théologiquement, comme il le sera plus tard chez Augustin, Eckhart ou Martin Luther. Ce qui l’intéresse, ce sont les phénomènes fondamentaux du Dasein humain, lesquels ‘‘perdominent’’ tacitement tous les phénomènes et se manifestent dans l’apparition de ces derniers. Le travail de réflexion de Heidegger consiste à aborder avec circonspection les phénomènes « ontologiques », qu’il décrit ensuite dans « Être et Temps » (1927). Il s’agit de l’expérience de l’être-dans-le-monde (In-der-Welt-Sein), de l’être-avec-les autres (Mit-Sein), de l’expérience du temps (Zeit), de la fragilité de l’existence humaine propre (Da-und Selbstsein), de l’inquiétude (Beirrung), pour ne donner que ces quelques indications. À partir de ces recherches, Heidegger a, dans sa célèbre conférence de Marburg (1927), examiné les rapports de la théologie et de la phénoménologie. Certes, Heidegger ne se considère pas lui-même comme théologien, encore moins comme un philosophe théologisant ; il en rejette déjà l’idée. Néanmoins, il parle d’un rapport de la phénoménologie avec la théologie, lequel rapport n’est cependant pas à reconstituer à partir d’un fond – comme toujours saisissable conceptuellement - , mais est davantage caractérisé par une totale liberté, c’est-à-dire par un inconcevable manque-de-fond. Dans ce rapport de non-proportionnalité, la phénoménologie peut servir de cor-rectif pour la théologie, correctif à partir duquel s’ouvrent de nouveaux modes d’accès aux catégories théologiques fondamentales. Est-ce là, ce que Heidegger de son point de vue expose, une intéressante offre au théologien ? L’auteur du présent travail répond à cette question par l’affirmative.
10 Si dans le penser de Heidegger, dans son perçant questionner sur les phénomènes originaires, le penser lui-même se manifeste dans ses accomplissements les plus primitifs, non dérivables, alors s’offre justement ici pour le théologien le lieu, où il peut et doit thématiser l’irréductibilité de la foi comme don gratuit de la révélation propre de Dieu. Ceci conduit, comme le révèle l’auteur dans la conclusion de son travail, non seulement à un aperçu essentiel, critique et lucide de la religiosité africaine et des modes de vie ecclésiaux, mais ouvre en même temps l’horizon pour l’appréciation et la reconnaissance de nouvelles lignes pastorales. J’exprime le souhait, que ce livre, dont la lecture n’est pas facile, trouve de nombreux lecteurs éveillés, qui reçoivent de ces pistes de réflexion des impulsions pour l’évangélisation des communautés africaines. Peter Hünermann
11
Avant-propos Le présent travail a été reçu à la Faculté de théologie catholique de Tübingen, dans le Département „Questions philosophiques fondamentales de la théologie“. Il embrasse à la fois l'univers philosophique et le domaine théologique, dans la mesure où il a l'ambition de porter un regard critique sur la religiosité en général et sur la fidéité ou conception et pratique de la foi en particulier. Et ce, avec raison, car la philosophie atteint dans sa portée la totalité du réel visible et invisible, et donc, le secteur du religieux, du sacré et du divin ou du (des) dieu(x) aussi. Mais, - et c'est là l'objectif de ce travail -, sans se substituer ni se con-fondre à la théologie, pour autant qu‘elle provoque, convoque et engage cette dernière à être elle-même, c'est-à-dire à «dire Dieu» et à «laisser Dieu être Dieu». Dans cette perspective, le théologien tout comme le philosophe pourront, sans se trahir ni se renier, trouver leur compte dans la présente dissertation. La confection de ce travail a connu l’appui de plusieurs personnes, sans lesquelles il n'aurait peut-être pas été réalisable. Aussi, voudrais-je en toute simplicité m'acquitter d'un devoir, celui de la reconnaissance. Je salue chaleureusement mon évêque, Mgr Cyprien Mbuka, qui a initié et appuyé ce projet d'études à Tübingen, et je rends un vibrant hommage à Mgr Théo Mbinda, de pieuse mémoire, qui a collaboré à sa mise en route, avec l'ouverture missionnaire du diocèse de Rottenburg-Stuttgart. Je remercie de tout coeur mon directeur de thèse, Prof. Dr. Dr. h.c. mult. Peter Hünermann, ainsi que le second correcteur, Prof. Dr. Johannes Brachtendorf, pour leur encadrement scientifique et leur précieux apport théologique et philosophique. Je suis également très reconnaissant envers Prof. Dr. Bernd Jochen Hilberath, Prof. Dr. Ottmar Fuchs, Prof. Dr. Theodor Dieter et bien d'autres encore, dont j'ai suivi avec grand intérêt des séminaires ou des suggestions scientifiques. Je dis un merci particulier à Angelika Hiller, Angela Mayer, Béatrice Schmidt et Alexander Mink, qui ont généreusement collaboré à la traduction en allemand du condensé de ce travail, ainsi qu’à Eva Roll, Irmgard Mink, Maria Casper, Jan Kaluzny, Pastor Ludger Grewe , les familles Weber, Röhrig et Nkongo pour leurs contacts personnels. Enfin, je dis toute ma reconnaissance à l'endroit de Pfarrer Wolfgang Beck et de tous ses collaborateurs de Herrenberg-Gäu-Kuppingen, qui m'ont fraternellement accueilli dans leurs communautés paroissiales et amenagé un cadre favorable pour mon travail pastoral et académique, sans oublier naturellement les différentes autorités, les confrères, les consoeurs, les parents, les familles et les connaissances, aussi bien en Occident que sous les Tropiques, qui de manière diverse et féconde ont contribué à l'accomplissement de ce travail. Dieu sait
12 qu‘ils sont nombreux et combien je leur suis redevable: je les porte toutes et tous dans mon coeur et leur souhaite d'abondantes bénédictions divines. Tübingen, le 31 mai 2011.
13
Sigles et abréviations Textes allemands (de Heidegger) GA GA 9 GA 58 GA 60 GA 61 GA 63 PuT. SuZ.
Gesamtausgabe, Klostermann (toujours suivi du numéro du tome) Wegmarken Grundprobleme der Phänomenologie Phänomenologie des religiösen Lebens Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles Ontologie (Hermeneutik der Faktizität) Phänomenologie und Theologie, in GA 9 Sein und Zeit (GA 2)
Traductions françaises (de Heidegger) ET IPA Q I-II Q III-IV
Être et Temps Interprétations phénoménologiques d'Aristote Questions I et II Questions III et IV
Autres sigles Conf. HQD LG
SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduction, préface et notes de Joseph Trabucco, Paris, GF Flammarion, 1964. Heidegger et la question de Dieu (R.KEARNEY - J.S.O’LEARY, éd.) Lumen Gentium (VATICAN II)
15
Table des matières Préface
7
Avant-propos
11
Sigles et abréviations
13
Introduction
19
1. Problématique générale
19
2. Actualité de la question et état des recherches
22
3. Délimitation du sujet et démarche de l’investigation
25
Première partie : La phénoménologie de la religion du jeune Heidegger (GA 60)
29
Chapitre 1: Critique heideggérienne des philosophies de la religion
33
1. Une conception et une pratique “nouvelles” de la philosophie
34
1.1 La particularité des concepts philosophiques
34
1.2. Élucidation des concepts introductifs
36
1.3. Le nouveau concept d'«expérience facticielle de la vie»
38
1.4. Le mode de prise de connaissance 2. Synthèse troeltschienne de grandes tendances de la philosophie de la religion
42 45
2.1. Psychologie de la religion
47
2.2. Épistémologie de la religion
47
2.3. Philosophie de l’histoire de la religion
48
2.4. Métaphysique de la religion
49
3. Remarques critiques de Heidegger sur la position d’Ernst Troeltsch Chapitre 2: Herméneutique de l‘expérience facticielle de la vie 1. Le projet heideggérien d’une «herméneutique de la facticité» 1.1. Distanciation à l'égard du néo-kantisme
50 53 53 53
1.2. Dette et autonomie vis-à-vis de la phénoménologie husserlienne
54
1.3. Le tournant «herméneutique» de la phénoménologie
56
2. le phénomène de l’“historique”
58
2.1. L’historique comme phénomène central
58
2.2. Le combat de la vie contre l’historique
63
2.3. Tentatives de sécurisation
66
2.4. La souciance du Dasein facticiel 3. La notion heideggérienne d’«indication formelle» 3.1. Le sens général de “historique”
70 72 72
16 3.2. Généralisation et formalisation
73
3.3. L’ “indication formelle”
76
3.4. L'indication formelle de l'«historique»
78
Chapitre 3: Saint Paul et la religiosité chrétienne primitive 1. Interprétation phénoménologique de 3 épîtres pauliniennes
81 82
1.1. Présentation et analyse de l’épître aux Galates
82
1.2. Explication phénoménologique de la première lettre aux Thessaloniciens
86
1.3. Interprétation de la seconde lettre aux Thessaloniciens 2. Tâche et objet de la phénoménologie de la religion
98 101
2.1. Le comprendre phénoménologique
102
2.2. Phénoménologie de la religion et histoire de la religion
105
2.3. Exemple: la phénoménologie de la religiosité chrétienne primitive
107
2.4. Le phénomène de la prédication apostolique
109
2.5. Présupposés de l'analyse (phénoménologique)
111
2.6. Le schéma et quelques difficultés de l’explication phénoménologique
112
3. Caractéristique de l’expérience chrétienne primitive de la vie 3.1. Expérience facticielle de la vie et prédication apostolique (Verkündigung)
115 115
3.2. Le sens référentiel de la religiosité chrétienne primitive
117
3.3. Facticité chrétienne comme accomplissement (Vollzug)
118
3.4. Le contexte d’accomplissement comme “savoir” (Wissen)
120
Chapitre 4: «Christianité» et «christianisme» dans la tradition occidentale 1. L’importance d’Augustin dans la constitution et la tradition du christianisme
123 123
1.1. Trois interprétations contemporaines d’Augustin: Troeltsch, Harnack et Dilthey 124 1.2. Critique heideggérienne de ces trois interprétations d’Augustin
127
1.3. Interprétation phénoménologique d’Augustin (Confessions, Livre X)
132
2. La mystique médiévale comme forme d’expression du vécu religieux
159
2.1. Fondements philosophiques de la mystique
160
2.2. La question de l’irrationnel dans la mystique de Maître Eckhart
166
2.3. Le caractère personnel de l’expérience religieuse chez Bernard de Clairvaux
167
3. L’herméneutique de la conscience religieuse chez les modernes et les contemporains 168 3.1. La position de Luther, de Kant et de Hegel sur la religion
169
3.2. Analyses de Schleiermacher sur la religion et la foi chrétienne
170
3.3. La question du sacré et de l’irrationnel chez Rudolf Otto
174
3.4. L’approche de l’Absolu chez Adolf Reinach 4. Conclusion partielle
176 178
17 Deuxième partie: Rapports entre phénoménologie et théologie chez le jeune Heidegger
183
Chapitre 1: “Phénoménologie et théologie” chez le jeune Heidegger (PuT)
187
1. Distance par rapport à l'approche habituelle de relations entre théologie et philosophie
189
1.1. Triple topique de la thématique
189
1.2. Incidence du „Tournant“ (Kehre) par rapport au motif théologique
191
1.3. Orientation de la présente problématique
194
2. Positivité et scientificité de la théologie
195
2.1. Le statut de science: positivité et scientificité
195
2.2. Positivité de la théologie
196
2.3. Scientificité de la théologie
198
2.4. Caractères de la science théologique
198
2.5. Déterminations négatives
200
3. La relation de la théologie comme science positive à la philosophie (en tant qu'ontologie fondamentale)
201
3.1. Différence absolue et relation potentielle comme sciences
201
3.2. Une illustration: le péché et la faute ou dette
203
3.3. Le non-rapport entre deux modes d'existence 4. Problème d’une pensée et d’un langage non-objectivants en théologie 4.1. Comment poser le problème?
204 206 207
4.2. Que faut-il entendre par pensée/langage objectivant ou non-objectivant?
209
4.3. Qu'en est-il de la théologie?
213
Chapitre 2: Portée de la pensée heideggérienne dans la théologie contemporaine 1. Sollicitation en Allemagne
217 218
1.1. Rudolf Bultmann
218
1.2. Bernhard Welte
226
2. Réception heideggérienne dans la théologie française
235
2.1. Claude Geffré
236
2.2. Jean-Luc Marion
240
Chapitre 3: Questions ouvertes et perspectives critiques
247
1. Sur la nature du rapport de Heidegger à la question théologique
248
2. Sur l'interprétation religieuse ou théologique de la pensée heideggérienne
250
3. Sur la portée ou la marge des leçons heideggériennes dans la théologie
253
18 Troisième partie: Critique de la religiosité africaine contemporaine
267
Chapitre 1. : Conceptions et pratiques religieuses (populaires) en Afrique. Analyse et critique
271
1. Analyse du vécu religieux ou de la pratique de la foi en Afrique
272
1.1. Expressions et excès de religiosité
272
1. 2. Réflexions et interrogation théologiques en Afrique
273
1.3. Défis de religiosité, d'inculturation et de rationalités africaines
273
2. Quelques schèmes de critique de la religiosité
277
2.1. Le schème feuerbachien
278
2.2. Le schème marxien
278
2.3. Le schème freudien
279
3. Critique de la religiosité africaine contemporaine 3.1. «Religiosité comme illusion» à l’endroit de la “Selbstwelt”
279 280
3.2. «Religiosité comme opium» pour la “Mitwelt”
280
3.3. «Religiosité comme fétiche» face à l’ “Umwelt”
281
Chapitre 2. : La «cor-rection» de la religiosité africaine. Possibilité et opportunité d’exploiter Heidegger
283
1. Paradigme de la facticité: une religiosité “facticielle”
284
2. Paradigme de la temporalité: une religiosité “kaïrologique”
286
3. Paradigme du «hos me»: une religiosité “eschatologique”
289
4. Paradigme de l‘accomplissement: une religiosité “accomplirable”
291
5. Paradigme de la Lebenswelt: une religiosité “inculturée”
295
6. Paradigme du langage: une religiosité “non-objectivante”
302
Chapitre 3 : Exemple d’«accomplissement». Le cas d’une église locale
309
1. Un modèle d’ecclésiologie pour l’Afrique
309
2. Le cas de la communauté diocésaine de Boma
310
3. Le sens du questionnement et le comment de l’accomplissement
311
Conclusion générale
315
Bibliographie
321
Index des noms propres
349
19
Introduction 1. Problématique générale Sans être placée au centre de ses préoccupations, la question théologique n’est pourtant pas absente de la pensée heideggérienne. Celle-ci, comme l’a si bien résumé Christian Dubois, est dominée par la question centrale du sens de l’être; toutefois y sont aussi traitées des questions singulières et diverses – par exemple, celle de la raison, de la vérité, de la langue, de la poésie, de l’art, de la technique, de la politique, du divin, du sacré, etc. –, mais toujours reliées à la question plus générale qui leur donne leur unité plurielle: la question de l’être dans l’horizon du temps.1 En réalité, cette question centrale constitue la partie pour ainsi dire émergente (à la surface philosophique) de l'immense «iceberg»2 que représente la pensée de Heidegger; en profondeur se trouvent enfouis de nombreux thèmes et motifs non moins importants 'sup-portant' tout le bloc philosophique. Aussi est-il intéressant d'explorer ces motifs cachés ou oubliés, dans tous les cas, souterrains. Il s'agit de tout premiers travaux, cours et conférences de Heidegger, qui précèdent et préparent pour ainsi dire la parution de son maître ouvrage Être et Temps. Dans cette phase initiale, le jeune philosophe conçoit et met en oeuvre son projet herméneutique sur la facticité, avec le paradigme de la religiosité chrétienne primitive. Ainsi émerge en amont le motif théologique dans l'itinéraire du penseur de la question de l'être. Ce qui pousse à s'interroger dans toutes les directions sur les rapports entre ce motif et le thème central heideggérien: Dans quelle mesure le penseur de la “question de l’être” (Seinsfrage) s'est-il intéressé à la réflexion sur Dieu et le sacré (Gottesfrage)? Qu’en est-il de la question théologique chez le philosophe Heidegger? Y a-t-il une détermination théologique ou une dimension religieuse dans sa pensée? Si le débat avec le christianisme est à l’orée de l'itinéraire (chemin de pensée) emprunté par Heidegger, peut-on le concevoir comme un accident de parcours, un détour lié à des circonstances de vie, d‘études ou d‘enseignement, un chantier provisoire, une simple parenthèse dans la grande épopée de l‘être? Ou plutôt doit-on le prendre comme une étape charnière, un contour significatif et incontournable, un débat fondateur, dans le sens de ce qui donne à la fois “des racines et des ailes” à sa pensée? Ou, tout au moins, un motif coextensif au mouvement de sa pensée même? 1 2
Cf. C. DUBOIS, Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, 2000, page 4 de couverture. Cf. S. JOLLIVET, Heidegger. Sens et histoire (1912-1927), Paris, PUF, 2009, p. 15.
20 Personne ne peut nier le fait que Heidegger a entretenu avec le christianisme ou la foi chrétienne un rapport extrêmement riche, mais également fort complexe.3 Comme l’écrit Christian Dubois, Heidegger “a «eu» la foi, puis il en est sorti. D’abord de la foi au sens catholique, puis au sens chrétien. Cette deuxième sortie n’a pourtant pas signifié que la «question de Dieu», pour dire les choses ainsi, s’est absentée de sa pensée. Sous la figure de l’absence de Dieu, justement, elle lui est devenue une figure essentielle”.4 Dans un entretien accordé au Spiegel en 1966 et publié, à sa demande, au lendemain de sa mort, Heidegger déclarait: “La philosophie ne pourra pas produire d’effet immédiat qui change l’état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme. Seul un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l‘apparition du dieu ou pour l‘absence du dieu dans notre déclin; que nous déclinions à la face du dieu absent”.5 Ces propos énigmatiques, à valeur de testament pourrait-on dire, révèlent bien l’unité, au sommet du questionnement heideggérien, de la pensée de l’être et de celle du Dieu.6 Ce lien persistant appelle cependant des précisions indispensables: il convient de souligner que dans la perspective de Heidegger, la pensée n’est pas la foi et l’être n’est pas Dieu. En revanche, il soutient que “si dieu est dieu, il advient à partir de la constellation de l’être et à l’intérieur de celle-ci”.7 La question de Dieu n’est donc pas entièrement étrangère à la pensée de l’être. Elle rattrape le philosophe et le talonne durant tout son cheminement, en amont comme en aval, en quête du sens de l’être. Malgré sa «provenance théologique» et son intérêt incontestable pour la question religieuse, le jeune Heidegger établit cependant une distinction nette et tranchée entre la pensée (philosophique) et la foi (religieuse), entre la radicalité du questionnement pensant et la particularité de l’expérience croyante, bref: entre la philosophie et la théologie. Selon lui, les deux domaines relèvent de 3 4 5 6 7
Cf. P. DAVID, « Le Dieu en fin / le Dieu enfin. Zum letzten Gott», in Heidegger: Le danger en l‘être, L‘Infini 95 (2006), p. 158s. C. DUBOIS, op.cit., p.309 M.HEIDEGGER, Réponses et Questions sur l‘histoire et la politique, trad. fr., Mercure de France, 1977, p. 49. (C‘est nous qui soulignons). Cf. B. SICHERE, «Danger, détresse, salut: la pensée de haute mer», in Heidegger: Le danger en l‘être, L‘Infini 95 (2006), p.101. M. HEIDEGGER, «Le tournant», in Q III- IV, Gallimard, 1976, p. 320. Dans sa «Lettre sur l'humanisme», le dernier Heidegger rappelle que la question de l'être est préalable à celle du divin et du sacré (cf. Q III-IV, p. 97s.).
21 deux sphères totalement différentes et autonomes, c’est-à-dire de deux expériences irréductibles, de deux cheminements s’excluant mutuellement et absolument. Les confondre serait résolument absurde, aussi absurde que l'idée d'un «cercle-carré» ou celle d'un «bois en fer», ou encore celle de voir «deux droites parallèles se croiser». Ainsi, de l'avis du premier Heidegger, “l’inconditionnalité de la foi et la problématicité de la pensée sont deux domaines dont l’abîme fait la différence.”8 À partir du tournant de sa pensée, Heidegger (le second), après avoir pris congé du christianisme, s’investit dans la critique de la métaphysique traditionnelle dans sa structure onto-théo-logique. Il réalise par là une entreprise de déconstruction visant à “libérer une pensée nouvelle, accordée au jeu et au don de l’Être, en attente active également et en disponibilité respectueuse face aux signes où s’annoncent la venue et/ou le retrait du divin et des dieux en notre monde.”9 Ce faisant, il refuse de confondre le Dieu de la métaphysique (c’est-àdire celui de l’onto-théologie) avec le Dieu de l’expérience croyante. Par rapport à ce Dieu des philosophes, il ose même affirmer qu’une pensée sans-dieu serait peut-être plus près du Dieu divin10. Ainsi dans sa relecture de la tradition métaphysique comme questionnement sur la vérité - ou plutôt sur l’oubli - de l’être, il en vient, malgré sa distance vis-à-vis du christianisme, à aborder à nouveau la question de Dieu, ou plutôt la question du “Dieu plus divin”, à travers le dieu du poète. C’est précisément sur ce “Dieu plus divin” et sur le sacré comme lieu de son déploiement qu’il se concentre au soir de sa vie. Face à ce qu’il qualifie de péril d’une civilisation technoscientifique, le vieux Heidegger attend un dieu qui sauverait11. Ce qui amène à s’interroger sur la présence - ou l’absence - chez le Heidegger tardif d’une ouverture ou possibilité d'une compréhension authentique de Dieu. Autrement dit, la critique heideggérienne d’une métaphysique fondée sur Dieu aurait frayé - contre toute attente et fort heureusement - le chemin d’une authentique expérience du religieux. En amont comme en aval, nous retrouvons donc chez le philosophe le motif théo-logique en général et la question de Dieu en particulier. La relation de Heidegger à la théologie se présente pour ainsi dire comme une tension jamais éteinte, traversant et nourrissant l’ensemble de son oeuvre selon une triple topique correspondant plus ou moins aux trois moments de l’évolution de sa 8 9 10 11
M.HEIDEGGER, Qu‘appelle-t-on penser?, Quadrige / PUF, 1999, p. 171. F. GUIBAL, … et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines 1. Heidegger, Aubier - Montaigne, 1980, pp. 15-16 Cf. M. HEIDEGGER, «La constitution onto-théo-logique de la métaphysique», in Q. III, Gallimard, 1968, p. 306 Cf. C. DUBOIS, op. cit., p. 306s.
22 pensée: tout d’abord, le rapport du jeune philosophe à la théologie néotestamentaire et mystique, ensuite l’attitude du second Heidegger par rapport à l’onto-théologie, et enfin, la disposition d’attente du dernier Heidegger face au dieu à venir ou Dieu divin (autrement dit: la théïologie)12. Bien plus, la relation du philosophe à la théologie paraît si étroite, qu’il est même possible d’envisager l'approche de son oeuvre à travers le prisme théologique ou religieux.
2. Actualité de la question et état des recherches Nul ne peut douter de l’intérêt pluriel de la question des rapports entre la foi (théologique) et la raison (humaine): Quels rapports peut-on établir entre Raison et Foi? Existe-t-il une rencontre possible entre la pensée (philosophique) et la foi (religieuse)? Dans quel sens, et sous quelles conditions? Quelle relation existe-til entre l’Être et Dieu? Cette problématique - diversement formulée - est devenue classique et intéresse aussi bien les philosophes que les théologiens. À chaque époque et suivant les auteurs, elle prend une coloration propre et une orientation particulière, de sorte que cette question ancienne n’est jamais dépassée, mais demeure toujours actuelle: l'éluder ou la négliger serait néfaste pour le destin même de la pensée. Dans l’avant-propos de l’ouvrage Heidegger et la question de Dieu, Richard Kearney et Joseph Stephen O’Leary rappellent l’importance de cette problématique en ces termes: “Dieu et l’être - l’être et Dieu: cette constellation aussi ancienne que la pensée occidentale semble avoir été négligée par la réflexion contemporaine. Mais cesser de se poser la question du rapport entre la pensée de l’être et la pensée de Dieu, n’est-ce pas oublier l’origine même de notre civilisation occidentale? Il est d’une importance capitale que nous reconnaissions et que nous pensions à nouveau notre double appartenance à la vérité de l’être dévoilée par Parménide, Platon et la philosophie grecque et à la vérité du Dieu transcendantal annoncée par Moïse, les prophètes et le Christ”.13 Comme on le sait, Heidegger n’est pas resté indifférent à cette problématique. Un nombre impressionnant de ses écrits, cours, séminaires et conférences témoignent de son intérêt pour la question des rapports entre la foi et la pensée, entre la théologie et la philosophie. Dès les années 1950, plusieurs études consacrées au philosophe de Freiburg se sont penchées sur cette problématique. 12 13
Cf. D. JANICAUD, Heidegger en France. 1. Récit, Albin Michel, 2001, p. 488 R. KEARNEY - J.S. O‘LEARY (éd.), Heidegger et la question de Dieu, B. Grasset, 1980, p. 9. C‘est nous qui soulignons.
23 Elles se sont articulées autour de quatre binômes: Être et Dieu, Métaphysique et Théologie, Onto-théologie et Théologie chrétienne, Pensée et Foi, correspondant à quatre types d’investigation, à savoir: la délimitation des champs thématiques et conceptuels entre la philosophie et la théologie, la confrontation de la question de Dieu à la tradition juive et chrétienne, la mise à l’épreuve de la déconstruction onto-théologique et enfin le diagnostic d’une version sécularisée de la théologie chrétienne 14. Dans le monde francophone, la problématique a été renouvelée - notamment dans les milieux catholiques - avec la publication en 1980 de l’ouvrage cité plushaut Heidegger et la question de Dieu15, dont l’occasion initiale fut un colloque organisé l’année précédente à Paris au Collège des Irlandais. Face à la crise du rationalisme et de la civilisation technologique, les participants au colloque avaient été conviés, à l’horizon et à la lumière de l’entreprise philosophique heideggérienne, à réfléchir sur le double héritage - hellénique et hébraïque - de la pensée occidentale, afin de vérifier l’hypothèse d’une rencontre possible entre la démarche philosophique et le discours théologique. Le débat avait été largement nourri d’un côté par les avis des défenseurs de la pensée heideggérienne (principalement Jean Beaufret et François Fédier) et de l’autre par ceux des interlocuteurs contestataires (notamment Stanislas Breton, Emmanuel Lévinas et Paul Ricoeur) ou progressivement distants (en l’occurrence Jean-Luc Marion). Par ailleurs, d’autres auteurs - aussi bien du côté des philosophes que sur le terrain théologique - s’étaient dressés contre toute idée de rapprochement ou de confrontation directe entre deux domaines jugés hétérogènes: citons par exemple Jean Greisch, Claude Geffré et Philippe Capelle16. Le développement du débat semble avoir prolongé le point de vue d’une tension irréductible entre la philosophie et la théologie. Quoi qu’il en soit, la multiplicité et la diversité d’échos qu’a suscités ce débat témoigne tout à la fois de la portée et de la complexité de la pensée heideggérienne dans son rapport à la question théologique. Plus tôt, du côté allemand, depuis la magistrale dissertation de Karl Lehmann en 1962, laquelle a donné une impulsion dans l’étude des rapports de Heidegger avec la tradition chrétienne, s’est frayée et développée cette nouvelle piste d’investigation dans la pensée heideggérienne17. À partir des années 60, la 14 15 16 17
Cf. P. CAPELLE, La signification du christianisme chez Heidegger, in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p. 295. Cf. R. KEARNEY - J.S. O‘LEARY (éd.), Heidegger et la question de Dieu, B. Grasset, 1980. Cf. D. JANICAUD, op. cit., p. 481s. Cf. K. LEHMANN, Vom Ursprung und Sinn der Seinsfrage im Denken Martin Heideggers. Versuch einer Ortsbestimmung, 2 B., Publikationen Bistum Mainz, Mainz -
24 publication progressive de la Gesamtausgabe, notamment des volumes consacrés aux premiers cours, séminaires et conférences, attise toujours davantage l’intérêt sur ce domaine de recherche. Tout récemment encore, le symposium de Mayence (das Mainzer Symposion) du 19 au 20 mai 2006, à l’occasion du 30è anniversaire de la mort de Heidegger, a été consacré à la recherche sur la relation de Heidegger avec la tradition chrétienne18. Plus en amont, les travaux de Bernhard Welte, mais également les recherches d'Otto Pöggeler ont largement contribué à éveiller l'intérêt pour ce thème en particulier et sur la première période de l'activité du philosophe en général. Cet intérêt croissant pour les premiers travaux de Heidegger déborde les frontières de l'Allemagne et de la France; il atteint aussi les milieux italiens et hispanophones, comme l'attestent les nombreuses publications de ces dernières années, notamment celles de Marta Zaccagnini, Dario Vicari, Adriano Ardovino, Luca Savarino, Gianfilippo Giustozzi, E. Mazzarella, S. Poggi, Umberto Regina, Pietro De Vitiis, Aniceto Molinaro, etc., ou encore l'organisation des colloques internationaux sur les rapports entre Heidegger et le christianisme19. Pour notre part, l’intérêt que nous portons à ce thème ainsi que le choix de notre auteur sont dictés et motivés par un triple défi: premièrement, le défi de l’authenticité de la religiosité africaine contemporaine; deuxièmement, le défi de la réceptivité des lecteurs africains à la pensée heideggérienne; et troisièmement, le défi de nouvelles rationalités africaines. Ces défis sont énormes et cruciaux: face à la prolifération de nouveaux mouvements religieux en Afrique et au risque d’aliénations religieuses ou de mystifications idéologiques, nous voulons passer au crible la débordante religiosité des africains; face à la réputation d’étrangeté et au soupçon d’hermétisme ou d’obscurantisme collés aux écrits de Heidegger, nous pensons plutôt proposer son questionnement comme une voie favorisant une approche plus ouverte et plus conséquente des phénomènes religieux non occidentaux et,
18
19
Freiburg i.Br., 2003/2006. 849 S. Cf. N. FISCHER - Fr.-W. von HERRMANN (Hg.), Heidegger und die christliche Tradition. Annäherungen an ein schwieriges Thema, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2007. 288 S. Cf. A. FABRIS, «“L'ermeneutica della fatticità„ nei corsi friburghesi dal 1919 al 1923», in Guida a Heidegger, a cura di F. VOLPI, Roma – Bari, Laterza, 1997, p. 57-106; A. MOLINARO (a cura di), Heidegger e San Paolo. Interpretazione fenomenologica dell'Epistolario paolina, (Percorsi culturali 17), Roma, Urbaniana University Press, 2008; Teologia y Vida, Vol. XLIX (2008). Enfin, il n'est pas superflu de mentionner, dans le monde anglo-saxon, l'ouvrage de Theodore Kisiel (The Genesis of Heidegger's 'Being and Time', Berkeley, University of California Press, 1993) qui consacre un long chapitre aux cours de 1920-1921.
25 de cette façon, contribuer à sa réception et à son application par les africains; et enfin, face au vertige du rationalisme technoscientifique contemporain et aux enjeux complexes de la mondialisation, nous voulons frayer la voie, ou plus précisément souscrire, à de nouvelles rationalités, à la fois respectueuses de la singularité légitime des réalités africaines et promotrices de l’ouverture indispensable aux exigences universelles de la raison, dans la ligne des recherches philosophiques et théologiques entreprises actuellement en Afrique.
3. Délimitation du sujet et démarche de l’investigation Quiconque veut approcher de façon satisfaisante la pensée fort complexe de Heidegger devrait traverser ou visiter - d’une manière ou d’une autre, de façon constante ou à un moment donné - son oeuvre magistrale Être et Temps, qui dévoile la question de l’être, horizon sans lequel - suivant sa perspective - ne peut être abordée toute autre question, et donc celle de Dieu (c’est-à-dire la théologie) aussi. L’impulsion de cette première phase fondatrice est, à travers la destruction critique de la métaphysique traditionnelle dans son oubli de l‘être, de fonder une ontologie nouvelle, accordée à l’essence, au projet et aux possibilités du Dasein en tant que porteur de la question de l’être20. En raison du tournant ultérieur de cette pensée, il ne serait pas superflu pour une meilleure intelligence de poursuivre l’incursion jusqu’au second Heidegger, dont la perspective est orientée de façon plus nette et plus originale vers la seule expérience de la pensée méditante, revendiquée par l’être21. C‘est seulement en refaisant tout ce parcours sinueux et tordu qu’on peut arriver à écouter avec fruit cette question unique et fondamentale qui “habite, meut et dirige” la pensée heideggérienne, à savoir: “la question du «jeu» de l’Être dans et à travers le mouvement du Temps”; autrement dit, la question “de l’Être lui-même, de son sens et de sa vérité, de son histoire et de son destin, de sa manifestation et de son retrait problématique, de ses «époques» et de son «errance».”22 Il en est de même pour la problématique qui nous préoccupe pour l’instant. Pour aborder de façon cohérente et compréhensible le motif théologique chez Heidegger, il faudrait en principe refaire tout le parcours tortueux23: d’abord, 20 21 22 23
Cf. F. GUIBAL, op. cit., p. 9 Ibid., p. 10 F. GUIBAL, op.cit., p. 32 Cf. H. DANNER, Das Göttliche und der Gott bei Heidegger, Meisenheim am Glan,
26 remonter aux sources, revisiter la question de la provenance théologique et les tout premiers travaux du jeune Heidegger sur la phénoménologie de la religion et sur la problématique des rapports entre théologie et phénoménologie; ensuite, à partir du tournant décisif de sa pensée, embrasser la critique de l’ontothéologie par le second Heidegger, et enfin atterrir sur la question du sacré et du divin ou dieu à venir chez le dernier Heidegger. Le projet ne serait pas superflu, ni déplacé; car, comme l'a si bien montré Gadamer dans son ouvrage Les chemins de Heidegger, «le dernier Heidegger n'est que le prolongement du premier, [sans oublier que, c'est] le dernier Heidegger et le parcours intégral de son oeuvre qui nous permettent de mesurer avec cohérence et de comprendre l'unité du chemin, ou des chemins, de Heidegger»24. Ainsi, en dépit de son caractère de pensée toujours en chantier et en mouvement, la pensée de Heidegger garde dans le fond une unité souterraine et rigoureuse, de sorte que toutes les étapes de son cheminement se retrouvent, au-delà du tournant ou infléchissement, dans la même direction. On pourrait et devrait donc embrasser du regard la totalité du chemin. L’entreprise étant fort immense, nous sommes contraint de cibler un moment de cet itinéraire. Dans le cadre de cette recherche, nous optons de nous limiter au premier Heidegger principalement, sans nous priver d’évoquer de temps à autre des réflexions ultérieures du philosophe, lorsque celles-ci s’imposent, en ce sens qu’elles apportent d’une certaine manière un éclairage à certaines impulsions premières et inchoatives. Nous retracerons à cet effet l'itinéraire du jeune philosophe, notamment par rapport au motif religieux et théologique, en prenant en compte les écrits relatifs à ce thème, datant de l’époque de Marburg et des premiers enseignements de Freiburg. Notre projet sera de revisiter et de «faire remonter à la surface» le questionnement du jeune Heidegger sur les rapports entre foi et pensée, entre théologie et philosophie, en indiquant les apports possibles de ce questionnement au renouveau ou à l’autocritique de la théologie, tout en signalant les principales questions et objections qu’il soulève, et sur lesquelles les théologiens sont appelés à prendre position. Nous exploiterons les résultats de cette confrontation pour porter un regard critique sur l’expérience religieuse et la réflexion théologique en Afrique contemporaine. Comme l'on peut s’y attendre, notre méthode de travail sera la re-lecture attentive et l’écoute interrogative et détendue des textes ou enseignements du jeune philosophe: nous nous efforcerons de les écouter sans dogmatisme aveugle
24
Verlag Anton Hain, 1971, p. 3: „Heideggers Frage nach Gott (…) ist nur vom ganzen Denken Heideggers her verstehbar“. J. Grondin, “Avant-propos“ à H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J.Vrin, 2002, p. 13.
27 et de les interroger sans allergie intempestive25. Notre démarche sera, d’une part analytique et explicative, et d’autre part synthétique et critique. Nous tenterons, malgré la grande difficulté de la rareté, voire de la carence de traductions officielles, de faire une «archéo-logie» ou exploration systématique de tout premiers travaux ou plus précisément des cours du jeune Heidegger, consacrés à la question religieuse ou théologique. Tout d‘abord, nous analyserons les premiers enseignements que le jeune philosophe a dispensés à Freiburg sur la «phénoménologie de la vie religieuse», à travers laquelle il jette les bases de son herméneutique phénoménologique, qui inaugure une nouvelle façon de concevoir et de pratiquer la philosophie. Ensuite, eu égard à la provenance théologique du philosophe, nous nous arrêterons sur les rapports que ce dernier, à l'époque de ses enseignements à Marburg, établit entre la phénoménologie (philosophie) et la théologie, avant d’en évoquer le retentissement ou les retombées dans les milieux philosophiques et théologiques. Ce qui nous amènera à signaler les principales questions que soulève cette analyse par rapport au discours théologique ainsi que les modalités de sa réception ou les raisons de sa suspicion parmi les théologiens contemporains. Enfin, prenant appui sur les enseignements heideggériens, sans pour autant les absolutiser ni les canoniser, nous nous appliquerons à réfléchir personnellement sur le phénomène religieux en général et sur la question théologique et la pratique religieuse en Afrique en particulier, notamment sur la base des recherches du CERA (Centre d'Études des Religions Africaines) et des intuitions/impulsions de quelques penseurs africains (Vincent Mulago, JeanMarc Ela, Fabien Eboussi Boulaga, etc.). Cette étape constituera notre effort de réappropriation ou mieux d'application philosophique et théologique du questionnement heideggérien, dans la mesure où ce dernier entend proposer des chemins sur lesquels chacun peut apprendre – peut-être ou justement à coup d’égarements, de détours et de retours – à cheminer de son propre chef.26 25
26
Otto Pöggeler recommande cette «écoute détendue»: “Nicht nach letzten Antworten zu greifen, nicht vorschnell urteilen und beurteilen zu wollen, sondern erst einmal nur zu hören auf die eine Frage, die Heidegger durchdenkt, das ist die erste Forderung an den, der Heidegger 'verstehen' will. Ein solches Hören erbringt keine Vermehrung des Wissens; es macht auch nicht fest in einer Antwort auf letzte Fragen. Es könnte aber sein, daß sich in solchem Hören das eigene Denken unmerklich von seinem Grunde her wandelt. Das gelassene Hören, das nichts erwartet und nichts für sich will, aber bereit ist, sich durch einen Anspruch prüfen und verwandeln zu lassen, ist vielleicht allein fähig, jenes zu Denkende zu erfahren, durch Heideggers Denken auf seinen Weg gerufen ist„ (Cf. O. PÖGGELER, Der Denkweg Martin Heideggers, 4. Aufl., Stuttgart, Verlag Günther Neske, 1994 (1. Aufl. 1963), p. 14 -15.) Cf. F. GUIBAL, op. cit., p. 114; H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris,
28 Une conclusion générale rassemblera les résultats de notre recherche et nous remettra au défi d’engager de façon renouvelée une auto-critique sans complaisance et un débat constructif sur la réflexion théologique et la pratique religieuse en Afrique d'aujourd'hui.
J. Vrin, 2002, p. 42. Dans l'introduction de son Der Denkweg Martin Heideggers, Otto Pöggeler met en relief cet aspect de la pensée de Heidegger: «Heideggers Denken müßte als ein Weg verstanden werden, (…) von dem der Denker hofft, daß er 'einst wie ein Stern am Himmel der Welt stehen bleibt' (…). Als Gehen eines Weges, als Unterwegssein, so hat Heidegger sein Denken immer verstanden. (…) Der Weg, den Heidegger geht, wird [andererseits] ein Wegweiser auf den Weg, den jeder selbst gehen muß» (Cf. O. PÖGGELER, op. cit., p. 8s.).
Première partie : La phénoménologie de la religion du jeune Heidegger (GA 60)
31 «Provenance est toujours avenir», affirme Heidegger.27 Remonter en amont (Her-kunft) n'est pas pour ainsi dire une marche à reculons, mais un saut à l'origine (Ur-sprung) qui apporte un éclairage sur l'a-venir (Zu-kunft). C'est dans cet esprit que nous abordons la lecture de la «phénoménologie de la vie religieuse» du jeune Heidegger. Dans son cours du semestre d’été 1920 Phänomenologie der Anschauung und des Ausdrucks. Theorie der philosophischen Begriffsbildung (Phénoménologie de l'intuition et de l'expression. Théorie de la formation des concepts philosophiques) (GA 59), Heidegger entreprend une confrontation entre la philosophie grecque et l’existence chrétienne; il entend par là esquisser les contours d'une philosophie chrétienne et en même temps ouvrir la voie à une théologie originaire, dégagée de toute influence grecque et fidèle à l'expérience proto-chrétienne. Ce programme d’une véritable idée de “philosophie / théologie chrétienne” commence à prendre corps dans le cours du semestre d’hiver 1920/21 “Introduction à la phénoménologie de la religion”, publié dans le tome 60 de la Gesamtausgabe: Phänomenologie des religiösen Lebens (Phénoménologie de la vie religieuse) (GA 60)28. Ce corpus regroupe les trois cours Einleitung in die Phänomenologie der Religion (semestre d’hiver 1920/21), Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik (1918/19) et Augustinus und der Neuplatonismus (semestre d’été 1921), qui datent de la période de tout premiers enseignements de Freiburg, durant laquelle le jeune philosophe jette les bases de ce qu’il appelle à l’époque «herméneutique de la vie facticielle»; celle-ci débouche sur et est illustrée dans sa «phénoménologie de la vie religieuse», comme description d’une expérience existentielle singulière, avant de s'infléchir bientôt en une «phénoménologie ontologique», dont l'«analytique existentiale du Dasein», magistralement exposée dans Sein und Zeit (1927), sera le point d'aboutissement, avant le grand «retournement» (Kehre). Auparavant, peu après son habilitation, Heidegger prend distance vis-à-vis du catholicisme de ses années de jeunesse et de formation et, revendiquant un christianisme libre et plus fidèle à la foi chrétienne originaire, il se rapproche des milieux théologiques protestants. Sous l’influence notamment de Karl Barth, de Rudolf Bultmann et de Friedrich Gogarten, mais également dans le sillage de la 27
28
M. HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 95 („Herkunft aber bleibt stets Zukunft“): Dans le „pro-“ de pro-venance, il y a à la fois le „her“ et le „zu“ de Her- und Zu-kunft! Cf. GA 59, p. 91; Fr.-W. von HERRMANN, «Faktische Lebenserfahrung und urchristliche Religiosität. Heideggers phänomenologische Auslegung Paulinischer Briefe», in N. FISCHER - Fr.-W. von HERRMANN (Hrsg.), Heidegger und die christliche Tradition. Annäherungen an ein schwieriges Thema, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2007, S. 21.
32 phénoménologie d'Edmund Husserl, il entreprend l’étude des thèses de Martin Luther et, à travers le prisme luthérien, il relit le corpus paulinien, la tradition théologique et plusieurs textes mystiques médiévaux29. C’est ainsi qu’il conçoit durant l’été 1918 un projet de cours - non dispensé par la suite - intitulé: “Les fondements philosophiques de la mystique médiévale”. En revanche, pendant le semestre d’hiver 1920/21, il dispense à Freiburg le cours d’“Introduction à la phénoménologie de la religion” et au semestre d’été 1921 un cours sur “Augustin et le néo-platonisme”. Nous nous proposons de les analyser de manière systématique, en commençant par le cours du semestre d’hiver 1920/21, dans lequel Heidegger fournit une lecture du sens de la vie chrétienne primitive. Prenant distance des philosophies de la religion de l’époque, il y développe sa propre phénoménologie herméneutique, à partir du concept de l'expérience facticielle de la vie et en rapport avec l’analytique existentielle chrétienne de Paul.
29
Cf. P. CAPELLE, «La signification du christianisme chez Heidegger», in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p. 306.
33
Chapitre 1: Critique heideggérienne des philosophies de la religion Le cours “Introduction à la phénoménologie de la religion”30, dispensé à Freiburg pendant le semestre d’hiver 1920/21, est constitué de deux grandes parties: la première porte sur la méthode phénoménologique et la deuxième sur l’application de celle-ci aux écrits pauliniens. Le cours se veut un essai d’explication phénoménologique de la vie religieuse à partir du corpus 30
GA 60, p. 1-156. Sur ce cours, on peut lire les intéressantes études suivantes: O. PÖGGELER, Der Denkweg Martin Heideggers, 4. Aufl., Stuttgart, Verlag Günther Neske, 1994, S. 36-45; ID., Philosophie und hermeneutische Theologie. Heidegger, Bultmann und die Folgen, München, Wilhelm Fink, 2009, S. 56-94; K. LEHMANN, «Christliche Geschichtserfahrung und ontologische Frage beim jungen Heidegger», in O. PÖGGELER (Hrsg.), Heidegger. Perspektiven zur Deutung seines Werkes, Köln – Berlin, Kiepenheuer, 1970, S. 144s.; P. STAGI, Der faktische Gott, (Orbis phaenomenologicus. Studien 16), Würzburg, Verlag Königshausen & Neumann, 2007. 319 S.; A. MOLINARO (a cura di), Heidegger e San Paolo. Interpretazione fenomenologica dell'Epistolario paolino, (Percorsi culturali 17), Roma, Urbaniana University Press, 2008. 157 p.; A. FABRIS, «L'"ermeneutica della fatticità" nei corsi friburghesi dal 1919 al 1923», in Guida a Heidegger, a cura di F. VOLPI, Roma - Bari, Laterza, 1997, p. 57-106; M. JUNG, «Phänomenologie der Religion» / «Die frühen Freiburger Vorlesungen und andere Schrifften 1919-1923», in D. THOMÄ (hrsg.), Heidegger Handbuch, Stuttgart – Weimar, Metzler, 2003, p. 8-22; T. KIESEL, The Genesis of Heidegger's "Being and Time", Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 1993, p. 219s.; G. RUFF, Am Ursprung der Zeit. Studie zu Martin Heideggers phänomenologischen Zugang zur Christlichen Religion in den ersten Freiburger Vorlesungen, Berlin, Duncker & Humbot, 1997; M. ZACCAGNINI, Christentum der Endlichkeit. Heideggers Vorlesung 'Einleitung in die Phänomenologie der Religion', Münster – Hamburg – London, LIT, 2003; D. VICARI, Ontologia dell'esserci. La riproposizione della "questione dell'uomo" nello Heidegger del primo periodo friburghese, Torino, Zamorani, 1996; A. ARDOVINO, Heidegger. Esistenza ed effettività. Dall'ermeneutica dell'effettività all'analitica esistenziale (1919-1927), Milano, Guerini e Associati, 1998; L. SAVARINO, Heidegger e il cristianesimo 1916-1927, Napoli, Liguori Editore, 2001; G. GIUSTOZZI, La riabilitazione del "ciarlatano". Heidegger lettore di San Paolo, Fermo, Istituto Teologico Marchigiano, 2005; E. MAZZARELLA, Ermeneutica dell'effettività. Prospettive ontiche dell'ontogia heideggeriana, Napoli, Guida, 2001 (notamment le premier chapitre); K.M. STÜNKEL, «Phänomenologie der Religion als Frage und Antwort. Heidegger und die urchristliche Lebenserfahrung», in Jahrbuch für Religionsphilosophie, hrsg. vom M. ENDERS, Bd. 5, Frankfurt am Main, Klostermann, 2006, S. 153s.; C. LAMBERT, «Consideraciones sobre la religión en la fenomenologia del joven Heidegger», in Teología y Vida, Vol. XLIX (2008), p. 305-314.
34 paulinien, notamment la lettre aux Galates et les deux lettres aux Thessaloniciens, avec des allusions à l’épître aux Romains et aux deux lettres aux Corinthiens, et ce, principalement en rapport avec les thèmes néotestamentaires de parousie et d’eschatologie. Cette approche phénoménologique de la vie facticielle chrétienne - tout comme celle de toute vie facticielle en général - revendique une “méthode” particulière, c'est-à-dire une redéfinition de la tâche phénoménologique même. Aussi Heidegger commence-t-il son cours par une longue “introduction méthodologique“, dans laquelle il tente d’expliquer le sens et les rapports de deux foyers thématiques essentiels à l’élaboration d’une “phénoménologie de la religion“, à savoir: la “philosophie” et l’“expérience facticielle de la vie”. Cette première partie introductive sert pour ainsi dire de fil d‘Ariane dans le labyrinthe du projet heideggérien d’une “révolution copernicienne” de la pensée. Elle est composée de quatre chapitres: le premier se rapporte à la formation philosophique des concepts et à l’expérience facticielle de la vie; le deuxième se penche sur les tendances de la philosophie de la religion; le troisième aborde le phénomène de l’historique, et enfin, le quatrième explique le concept-clé d’«indication formelle», à partir de ou mieux en opposition avec celui husserlien de formalisation.
1. Une conception et une pratique “nouvelles” de la philosophie Comme on le sait, toute philosophie originale est invention de concepts et clarification de notions usuelles. Aussi Heidegger consacre-t-il le premier chapitre de la première partie de son cours à indiquer et élucider les conceptsclés, autour desquels vont s’articuler ses réflexions. Il s’appesantit notamment sur la formation philosophique des concepts et l’expérience facticielle de la vie.
1.1. La particularité des concepts philosophiques D’entrée de jeu, Heidegger souligne la nécessité de déterminer le sens des mots de l’intitulé de son cours. Il en va de la particularité des concepts philosophiques. Car contrairement aux concepts scientifiques, qui sont définis en référence à un système précis, les concepts philosophiques sont mouvants, fluctuants, mobiles. Cette mobilité est liée non seulement au changement de points de vue philosophiques, mais davantage au sens même des concepts philosophiques. Heidegger avance ici une thèse - qu’il s’acharnera sans répit à défendre -, selon
35 laquelle il existe une différence de principe entre “science” et “philosophie”, de sorte que l’intelligibilité des concepts philosophiques est totalement différente de celle des concepts scientifiques. À la différence de la science, la philosophie ne dispose d’aucun système objectivement établi, auquel les concepts peuvent être ordonnés, pour en recevoir leur définition31. Toutefois, note Heidegger, malgré cette différence principielle entre science et philosophie, il existe, au niveau de l’expression orale, un certain point commun entre les deux: on parle - pour revenir aux termes de l’intitulé - de “concepts” philosophiques et scientifiques, d’“introduction” à la science et à la phénoménologie (philosophie). Autrement dit: en science tout comme en philosophie ou phénoménologie, on peut parler de “concept”, d’“introduction”, etc. On pourrait penser que cela vient du fait que la philosophie est une attitude rationnelle, comme l’est aussi l’attitude scientifique. D’où l’idée de “concept en général”, de “proposition en général”, etc. Contre cet avis - lequel n’est pas exempt du préjugé de philosophie conçue comme science -, Heidegger estime qu’on ne peut pas, en raison de l’élargissement de la notion de proposition «scientifique» en proposition «tout court», transposer en philosophie l’idée de connaissance et de concepts scientifiques, comme si les rapports rationnels en science et en philosophie étaient les mêmes32. Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre une certaine conception “nivelée” (nivelliertes Auffassen) des concepts ainsi que des propositions philosophiques et scientifiques, lesquels se rencontrent dans la “vie facticielle” au niveau de la représentation et de la communication orales. Cette conception “nivelée” doit cependant être soumise à l‘examen, dans la mesure où l’intelligence des concepts philosophiques est autre que celle des concepts scientifiques33. Si les réflexions précédentes peuvent donner l’impression de tourner en rond autour des questions préliminaires, Heidegger estime que ce reproche ne peut être adressé à la philosophie qu’au cas où l’on déduirait de l’idée des sciences le critère de son jugement et exigerait d’elle la solution des problèmes concrets et l’élaboration d’une vision du monde. Au contraire, en s’appesantissant sur des questions introductives - comme il est de coutume en philosophie et comme Heidegger le fait dans le présent cours -, ce dernier entend transformer cette détresse (Not) philosophique en vertu (Tugend)34. Ainsi, malgré les apparences, ce “vice” reproché à la philosophie peut constituer sa force subtile, voire sa particularité. 31 32 33 34
Cf. GA 60, p. 3-4. Cf. Ibid., p. 4. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 4-5.
36
1.2. Élucidation des concepts introductifs “Introduction à la phénoménologie de la religion”, tel est le titre du cours35. Selon que l’on insiste sur l’un ou l’autre des trois mots-clés de l‘intitulé, ce dernier peut revêtir une nuance particulière. Aussi s’avère-t-il important d'élucider, c'est-à-dire de porter à la lumière ces trois concepts introductifs (“introduction”, “phénoménologie” - laquelle est à entendre ici dans le même sens que “philosophie”- et “religion”). Tout d’abord, que faut-il entendre par “introduction”? L’“intro-duction” à une science peut se comprendre de trois manières: d’abord, la délimitation du domaine de la discipline scientifique; ensuite, la théorie du travail méthodologique de la discipline (ces deux premières manières pouvant être résumées par la définition des concepts, des objectifs et des tâches de la discipline); et enfin, l’étude historique des tentatives à poser et à accomplir les tâches scientifiques36. La question qui se pose à présent est celle de savoir, si l’on peut aussi appliquer à la philosophie cette manière d‘“introduire”. Une introduction à la science, comme annoncé plus haut, fournit l’objet, la méthodologie (but et tâche) et un aperçu historique de la discipline. Science et philosophie étant différentes, le philosophe, peut-il tout bonnement reprendre ce schéma d’introduction, s’il veut sauvegarder le spécifiquement philosophique? Ce schéma habituel n’occulte-t-il pas les contextes philosophiques? La biologie, la chimie ou l’histoire de la littérature par exemple, tout en étant très diverses en leur objet matériel, ont cependant une grande ressemblance formelle; elles obéissent toutes au même schéma, en tant que sciences, comprises non pas abstraitement comme pur système rationnel, mais concrètement comme recherche réelle37.Il en est autrement avec la philosophie. Certes, historiquement - mais aussi d’après leur sens-, les sciences prennent leur source (entspringen) dans la philosophie. Mais, Heidegger prend la précaution de préciser le sens à donner ici au terme “entspringen”. Il faut le comprendre, non comme processus de détermination en méthode autonome d’un domaine traité auparavant par la philosophie; ce qui ferait de la philosophie elle-même aussi une science. Mais plutôt, dans de sens de modification certaine d’un moment établi dans la philosophie (encore dans son état originaire). Ainsi, conclut Heidegger, les sciences ne se situent pas dans la philosophie. Ce qui nous conduit à la question de savoir ce qu’est la “philosophie“.38
35 36 37 38
Cf. Ibid., p. 5-8. Cf. Ibid., p. 5. Cf. Ibid., p. 5-6. Cf. Ibid., p. 6.
37 Pour y répondre, Heidegger commence par comparer (ou opposer) l’attitude du philosophe à celle de l’homme de science par rapport aux questions d‘introduction. Jamais l’homme de science ne s’intéresse à ce genre de questions comme il le fait pour les problèmes proprement scientifiques. La question par exemple de l’essence de la philosophie ou de la science lui paraît stérile et purement “académique”. Pour cette raison, un philologue par exemple ne va guère s’intéresser à l’“essence” de la philologie. En revanche, le philosophe se penche sur l’essence de la philosophie, plus même qu’il ne s’affaire au travail concret. Les questions d'introduction revêtent donc chez lui une importance capitale, de sorte que, dit Heidegger, «on reconnaît le philosophe à la manière dont il introduit à la philosophie»39. L'introduction à la philosophie est pour ainsi dire, non pas une simple propédeutique ou une parenthèse rapide, mais un moment central et décisif du philosopher même. Comme on le voit, Heidegger établit en amont une différence de principe entre philosophie et science; et c'est seulement dans cette perspective que peut se comprendre de manière vraiment philosophique l’histoire de la philosophie40. À ce dessein, les grands systèmes philosophiques peuvent et doivent être évalués selon les perspectives suivantes: l'interrogation sur leur motif primitif, sur les moyens conceptuels déployés pour atteindre ce motif, sur la source philosophique - et non scientifique - de ces moyens, sur les points de fracture ou glissement de la philosophie dans le courant scientifique, et enfin sur la primitivité même ou non de leur motif41. C’est justement dans cette intention que Heidegger veut engager des réflexions sur l’histoire de la philosophie. Il estime qu’on accède à l’auto-compréhension (Selbstverständnis) de la philosophie, non à travers des preuves et définitions scientifiques, mais seulement par le “philosopher” même. Le concept “Selbstverständigung” (“action de rendre évident, d‘aller de soi”) en témoigne. Ce que la philosophie même est, ne se laisse jamais “scientifiquement” porter à l’évidence; il se fait seulement comprendre à travers le “philosopher” comme tel. On ne peut donc pas définir la philosophie de manière habituelle, c’est-à-dire en la caractérisant en référence à un système (conceptuel), comme on le ferait par exemple à propos de la chimie en disant que celle-ci est une science, ou de la peinture en affirmant qu’elle est un art. Cela ne peut être légitime aussi pour la philosophie que dans un sens “purement formel” (“in einem ganz formalen Sinn”), lequel doit encore être élucidé42. 39 40 41 42
Ibid. Cf. Ibid., p. 7. Ibid. Cf. Ibid., p. 8.
38 Finalement, en abordant de façon radicale le problème de la compréhension de la philosophie, l’on s’aperçoit, dit Heidegger, que celle-ci prend sa source dans l’expérience facticielle de la vie (faktische Lebenserfahrung); elle part d’elle pour y revenir à nouveau. Heidegger préconise ce faisant une nouvelle manière, ou mieux une manière autre de concevoir et de pratiquer la philosophie. Car avec la description de la philosophie comme attitude connaissante, rationnelle, l'on n'atteint pas ce qu’est la philosophie en réalité; l’on tombe au contraire sous l’emprise de l’idéal de la science, sans dé-voiler (ni résoudre) la difficulté principale43. Dorénavant, recommande Heidegger, toutes les questions philosophiques - y compris la question philosophique de Dieu ou de la religion doivent être posées à partir de la vie facticielle et de son expérience. Que faut-il entendre par “expérience facticielle de la vie”?
1.3. Le nouveau concept d'«expérience facticielle de la vie» Ici encore, Heidegger entend préciser les termes. Il s’y appesantit longuement, d’autant plus que ce concept d’“expérience facticielle de la vie” s'avère fondamental dans sa conception de la phénoménologie et constitue le point de départ même de la philosophie44. Le terme “expérience”(Erfahrung) désigne à la fois l’activité de celui qui fait l’expérience (das erfahrende Selbst) et ce qui est expérimenté à travers elle (das Erfahrene). Heidegger retient cette double signification, recouvrant aussi bien l’aspect actif que celui passif du concept. Ainsi, écrit-il, “faire l’expérience” (erfahren) signifie, non pas “porter à la connaissance” (zur Kenntnis nehmen), mais plutôt “le se-placer-séparément”, “le prêter-attention-à” (das Sich-Auseinander-Setzen) et “le s’imposer” (das Sich-Behaupten) des figures de ce qui est éprouvé45. Quant à l’adjectif “facticiel” (faktisch), il ne relève pas ici des conditions théoriques de la connaissance (dans le sens de ce qui, de nature et de fait, est réel, c'est-à-dire objectivement connu et défini); il est davantage à comprendre à partir de la notion de l’“historique”, laquelle sera élucidée un peu plus loin46. 43 44 45 46
Cf. Ibid. Cf. GA 60, p. 9-14. Cf. Ibid., p. 9. Cf. Ibid. Costantino Esposito l'explique avec clarté en ces termes: “Wie Heidegger mehrfach unterstreicht, ist hier die Bedeutung von 'faktisch' nicht die von 'tatsächlich' – etwas, das in der Welt vorhanden ist, ein wirklich Seiendes, eben eine Tatsache -, noch die von 'hergestellt', um so weniger die von einem 'geschaffenen' Seienden. Die Faktizität ist vielmehr der 'Vollzug' des Lebens des Daseins, seine konstitutive Zuweisung auf sich selbst, will sagen auf seine ursprüngliche Situation als endlich, und
39 En attendant, Heidegger attire l’attention sur le danger de méprise du concept “expérience facticielle de la vie”, dans le cas où justement certains ont tendance à confondre philosophie et science, ou encore prétendent élever la philosophie au rang de la science, avec le pari d’une philosophie rigoureusement scientifique. Contre cet avis, Heidegger rappelle que la science est par principe différente de la philosophie et, par rapport au terme et au sens de la rigueur, c’est la philosophie - plutôt que la science - qui est primitivement rigoureuse. Doit aussi être écarté le point de vue du compromis, qui tient la philosophie pour une science particulière, mais dont la tendance générale serait d’offrir une vision du monde (Weltanschauung). Car, ces notions de “science” et de “vision du monde” restent encore vagues et non élucidés à niveau47. Finalement, ce n’est pas par la voie de la déduction scientifique que l’on peut accéder à la compréhension de la philosophie; c’est plutôt du côté de l’intuition mystique que Heidegger se tourne48. Le jaillissement ou point de départ du chemin pour la philosophie se trouve dans l’expérience facticielle de la vie. Il convient de préciser ici que ce chemin conduit seulement devant (vor)
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d.h. als zeitlich und als geschichtlich” (C. ESPOSITO, “Die Gnade und das Nichts. Zu Heideggers Gottesfrage”, in P.-L. CORIANDO, Hrsg, “Herkunft aber bleibt stets Zukunft”. Martin Heidegger und die Gottesfrage, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1998, p. 204). La facticité/Faktizität désigne donc moins le fait brut, purement empirique et factuel de vivre (comme le pensait Fichte, en forgeant le terme, ou encore dans le sens husserlien de simple factualité / Tatsächlichkeit des objets de l'expérience, et donc dans le sens de contingence/Zufälligkeit), que l'existence humaine dans son accomplissement concret, c'est-à-dire en tant qu'expérience vivante et historique; en d'autres termes: le Da-sein (cf. GA 63, p. 7; G. AGAMBEN – V. PIAZZA, l'ombre de l'amour. Le concept d'amour chez Heidegger, Paris, Éd. Payot & Rivages, 2003, notamment les p. 15-31: “Facticité et Dasein„). Cf. Ibid., p. 9-10. Du point de vue phénoménologique, note Heidegger, “la rigueur de la philosophie est plus originelle que toute rigueur scientifique ” (cf. GA 59, p. 174). Dans un cours ultérieur (1935), Heidegger récusera avec énergie la thèse «que la pensée scientifique est la seule pensée rigoureuse à proprement parler, et que, pour le penser philosophique également, elle peut et doit constituer le seul critère. C'est l'inverse qui est vrai. Le penser scientifique n'est jamais qu'une forme dérivée, et, en tant que telle, durcie, du penser philosophique. La philosophie ne prend jamais naissance à partir de la science, ni grâce à la science. La philosophie ne se laisse jamais coordonner avec les sciences. Elle leur est plutôt pré-ordonnée, et cela non pas seulement «logiquement» ou dans un tableau du système des sciences. La philosophie se trouve dans un tout autre domaine et à un tout autre rang de l'existence spirituelle» (Cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 37-38). Cette “intuition mystique„ est à comprendre, non pas dans le sens restreint d'approche religieuse ou surnaturelle, mais dans celui de saisie immédiate ou directe de la réalité, sans recours à la spéculation rationnelle.
40 la philosophie, et non jusqu’en (bis) elle. La philosophie elle-même n’est accessible qu’à travers le détour (Umwendung) de ce chemin. Celui-ci ne doit pas être considéré comme un simple détour, de sorte que le connaître se trouverait par là orienté juste vers les objets; il est, au contraire, de manière radicale, une transformation véritable (Umwandlung). Dans le néo-kantisme par exemple (chez Paul Natorp précisément), le processus de l’ “objectivation” (de la connaissance de l’objet) est simplement retourné et aboutit ainsi à la “subjectivation” (laquelle représente le processus philo-psycho-philosophique). Ainsi l’obstant (Gegenstand) est tiré de l’objet (Objekt) au sujet (Subjekt). Mais le connaître en tant que tel demeure cependant non élucidé49. Heidegger note la singularité de l’expérience facticielle de la vie. Si en elle est rendu possible le chemin de la philosophie, en elle s’accomplit aussi le détour, qui conduit à la philosophie. Car, plus qu’une simple “expérienceprenant-connaissance”, “expérience de la vie” signifie ici la position entière active et passive - de l’homme sur le monde («die ganze aktive und passive Stellung des Menschen zur Welt»); et ce qui est contenu dans l’expérience facticielle de la vie, ce qui est éprouvé dans cette expérience - c’est-à-dire le vécu (das Erlebte)-, c’est le “monde” (Welt), non comme “objet” (Objekt) de connaissance, mais – pour reprendre le concept husserlien – comme “monde de la vie” (Lebenswelt)50. Qu’est-ce à dire? Le monde (Welt), dit Heidegger, est quelque chose, dans lequel on vit (Worin des Lebens)51; en revanche, on ne peut pas, par exemple, vivre (leben) dans un objet (Objekt). Le monde de la vie (Lebenswelt) n'a pas un relief monolithique, mais une structure plurielle; il s'articule triplement: comme “monde-ambiant” (Umwelt), comme “monde-commun” (Mitwelt) et comme “monde-propre” (Selbstwelt). Le “monde-ambiant”, c’est ce qui vient à notre rencontre, ce monde alentour, auquel appartiennent non seulement les choses matérielles, mais aussi les représentations idéales, les sciences, les arts, etc. avec leur capacité de signification pour nous, c'est-à-dire en tant que significativités. Le “mondecommun”, ce sont les autres hommes, non comme exemplaires de l’espèce humaine (comme en sciences naturelles), mais dans leur détermination facticielle précise, c'est-à-dire en tant qu'espace de rencontre: par exemple, comme étudiant, professeur, parent ou supérieur, etc. Enfin, le “monde-propre”, c’est le “moi-propre” (das Ich-Selbst), cet univers de signification, dans lequel mon moi (mein Selbst) fait l'expérience de lui-même. Ces trois mondes de vie ne doivent pas être délimités les uns des autres de façon hiératique, ni être stratifiés ou 49 50 51
Cf. Ibid., p. 10-11. Cf. Ibid., p.11; GA 58, p. 151 et 250. Cf. GA 60, p. 11s; GA 63, p. 85: “Welt ist, was begegnet”.
41 hiérarchisés; ce serait leur faire violence, ou tout au moins les défigurer et, ce faisant, déraper dans un carcan épistémologique. Au contraire, ils s'entrelacent, s'entrecroisent et s'enchevêtrent52. Ainsi, par exemple, l’art et la science qui sont expérimentés comme “environnement” (Um-Welt), se présentent aussi comme “mondes de la vie” (Lebens-Welte), dans la mesure où “je” puis, autant faire se peut, m’investir en eux, à tel point que je “vive” entièrement en eux53. Si rien n’est dit ici de la relation entre ces mondes de vie, Heidegger souligne, en revanche, le fait qu’ils sont accessibles à l’expérience facticielle de la vie, suivant son triple mode d'accès, à savoir le contenu (Gehalt), la référence (Bezug) et l'accomplissement (Vollzug). En effet, on peut déterminer la manière (das Wie) dont on fait l’expérience de ces mondes; on peut également s’interroger sur leur rapport (Bezug) à l’expérience facticielle de la vie. Vient enfin la question de savoir si le comment (das Wie) ou si la référence (Bezug) déterminent ce qui est éprouvé (das Was) - c’est-à-dire le contenu (Gehalt) - et comment ce dernier se caractérise. Quoi qu'il en soit, le sens d'accomplissement (Vollzugssinn) est prédominant dans le ‘’faire-expérience’’ facticiel54. Heidegger fait cependant le constat que l'expérience facticielle de la vie se focalise à première vue sur le contenu (das Was), tandis qu’elle affiche une “indifférence” par rapport à la manière de faire l’expérience (das Wie). Ainsi, par exemple, au cours d’une journée, je peux m’occuper d'une multitude de choses (Was), sans pour autant que me vienne à l’esprit la façon diverse de mon agissement face à cette multiplicité (Wie). Cette “indifférence” fonde justement l’autosuffisance (Selbstgenügsamkeit) de l’expérience facticielle de la vie. Pourtant, tout ce dont on fait l’expérience dans la vie facticielle porte un caractère de “significativité” (Bedeutsamkeit), non pas dans le sens de revêtir une importance particulière ou d'être doté de valeur (Wert), mais dans celui d‘être capable et porteur de signification(Bedeuten). En ce sens, même quelque chose de purement banal, d'aucune valeur (objective), est significatif, c’est-àdire animé de sgnification. C'est de cette façon – c'est-à-dire comme signifiance – que l'on fait l’expérience de toutes les situations facticielles de la vie. Heidegger le montre, en analysant comment l'on fait l’expérience de “soimême” dans l’expérience facticielle de la vie, en indiquant comment le “Ich-
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Dans son cours du semestre d'hiver 1918/19, Heidegger le rend avec l'image, reprise du poète Stefan George, de „tapisserie de la vie“ (Teppich des Lebens); cf. GA 58, p. 69. Cf. GA 60, p.11-12. Dans SuZ, Heidegger analysera profondément ces notions existentiales: être-au-monde (In-der-Welt-sein: vgl. §12), mondéité ambiante (Weltlichkeit; Umwelt: vgl. §14ff.), être-avec (Mitsein: vgl. §26), être-soi-même (Selbtsein: vgl. §27), etc. Cf. Ibid., p.12.
42 Selbst“ est éprouvé.55 Il fait tout d’abord remarquer que bien souvent l’on se limite à analyser les concepts relatifs à l’âme, au “je” (Ich), sans prêter attention au “même”(Selbst). Or ce genre de concepts ou de problèmes (à savoir: “âme”, “lien d’actes”, “conscience transcendantale“, “rapport du corps et de l’âme”, etc.) ne jouent ici aucun rôle. Car, souligne Heidegger, lorsque je fais l’expérience de moi-même dans la vie facticielle au quotidien, ce n’est ni comme ensemble d’expériences vécues, ni comme conglomérat d’actes, ni non plus comme n’importe quel “moi-objet“, mais plutôt dans ce que je réalise ou souffre, dans ce qui vient à ma rencontre, dans mes états de dépression ou d’exaltation, etc. Il ne s’agit pas là d’une introspection ou d’une “réflexion” théorique, mais bien de l’expérience du monde-propre, car le “faire expérience” même a un caractère mondain, est marqué de signifiance, à tel point que le “monde-du-soi”(Selbstwelt) éprouvé n’est plus du tout facticiellement coupé du “monde-environnant”(Umwelt). Cette expérience propre pourrait servir de point de départ pour une psychologie philosophique, dans la mesure où une telle discipline peut être prise en considération. Contre cette tentative, Heidegger estime que chercher à revenir au facticiel à partir des théories psychologiques toutes faites est une démarche stérile et sans consistance philosophique. Pour tout dire, le «facticiel» n'a pas un caractère d’objet, une dimension objective, mais un caractère de signifiance, avec la tendance à glisser dans un contexte d’objets56, comme on peut le remarquer à travers le processus du “connaître facticiel” (das faktische Erkennen), c'est-àdire l'“expérience facticielle du connaître” ou «prise de connaissance».
1.4. Le mode de prise de connaissance Dans le processus de prise de connaissance (Kenntnisnahme)57, le connu n’a pas le statut d’objet (Objektcharakter); il est plutôt perçu comme signifiance (Bedeutsamkeit), c’est-à-dire animé de signification, ou encore doté d’un caractère relationnel ouvrant du sens. Si dans la connaissance objective, entre en jeu un ordre d’ensemble où se forme une connexion d’objets, porteuse d’une logique précise, d’une structure particulière, dans la vie facticielle par contre, l'on est renvoyé à un réseau de signifiances. Lorsque dans un contexte particulier je suis un cours ou une conférence scientifique, je peux dans la même foulée 55 56 57
Cf. Ibid., p.12-13. À propos de “significativité” (Bedeutsamkeit), lire aussi SuZ, §18, S. 87ff.; tr. fr., ET, p. 125s. Cf. Ibid., p.13-14. Cf. GA 60, p. 14-18.
43 parler des choses banales: si le contenu change (soit scientifique, soit banal), la situation reste la même (facticité). Ainsi, les objets scientifiques aussi sont d’abord perçus dans le contexte de l’expérience facticielle de la vie. Mais l’on peut porter cette tendance à l’extrême et se tourner absolument vers la dernière connexion structurelle de l’objectivité, suivant l'idée husserlienne d’une logique objective a priori. Dans la mesure où le philosopher découle du “faire expérience” facticiel, il s’occupe des objets les plus élevés, des “choses premières et dernières”. En outre, en philosophie, tout est référé à l’homme et à ce qui lui est important; autrement dit, la philosophie est ramenée à une vision du monde, c'est-à-dire à une connexion d'expériences et de points de vue. De même en ce qui concerne la saisie du sujet, le style reste le même; là aussi, le sujet est considéré comme objet. Aussi la philosophie devrait-elle librement, à travers sa référence scientifique à l’objet, être désignée aussi comme science dans le sens de connaissance élaborée58. Ce mode objectif de prise de connaissance complique davantage la compréhension de la philosophie. Aussi Heidegger suggère-t-il de chercher une autre manière du comprendre comme prise de connaissance. L’expérience facticielle de la vie cache toujours une certaine tendance, qui remonte en quelque sorte à la surface en vertu de son indifférence naturelle et son autosuffisance interprétative. Elle se trouve toujours confrontée à une multiplicité irréductible de signifiances. D'où son caractère ambivalent: d'une part, elle retombe constamment dans la signifiance; d'autre part, elle aspire continuellement à s’articuler à la science et à une culture scientifique. Autrement dit, elle tend toujours à se laisser absorber par les signifiances mondaines et en même temps à se faire comprendre à l'aune des objets. Toutefois, à côté de cette tendance ambivalente, se trouvent aussi en elle des motifs d’une attitude philosophique pure, lesquels peuvent être mis en évidence par un détour particulier de l’attitude philosophique. Quoi qu’il en soit, Heidegger maintient et renforce sa thèse, à savoir: la différence entre philosophie et science réside non seulement dans leur objet et leur méthode; elle est - par principe - de nature radicale. Par conséquent, il faut exclure l’idée de tirer l’origine de la science à partir de la philosophie. Quant à la philosophie elle-même, elle prend sa source dans l’expérience facticielle de la vie et - par un retournement essentiel - revient à nouveau à elle59. Heidegger en tire encore d'autres conséquences: d’abord, si l’expérience facticielle de la vie constitue aussi bien le point de départ que la destination de la philosophie, alors doit disparaître l’attitude courante de compromis ou de con58 59
Cf. Ibid., p. 14-15. Cf. Ibid., p. 15.
44 fusion entre philosophie et science. En outre, s'il est établi qu’il existe une différence principielle entre le connaître philosophique et le connaître scientifique, alors l’expérience facticielle de la vie est non seulement le point de départ du philosopher, mais également ce qui paradoxalement peut aussi gêner le philosopher comme tel60. De fait, malgré son auto-suffisance, la vie au quotidien reste quelque part opaque et occulte, c'est-à-dire: elle «n'est jamais totalement transparente à elle-même, voire a parfois tendance à se faire écran»61. En même temps qu'elle se déploie et s'accomplit (facticiellement), elle ne cesse de se dissimuler (objectivement), de s'écarter d'elle-même et de s'entraver soi-même. Heidegger poursuit son entreprise de clarification. Tout d’abord, concernant le sens référentiel dans le processus de l'expérience: le déroulement de ce “faire expérience” porte un caractère indifférent en permanence; par contre, les différences de ce que j’éprouve s’accomplissent dans le contenu. Heidegger donne cet exemple: je me sens autrement accordé dans un concert musical que dans une conversation banale; cette différence, je l´éprouve à partir des contenus éprouvés; en revanche, la manière “d’être-là-en-même-temps” reste indifférente. Par ailleurs, la manière de comprendre tend à décliner dans la significativité ou sens vécu62. Ensuite, en ce qui concerne la significativité ou signifiance (Bedeutsamkeit): ce concept n’est pas à comprendre dans le sens de Wert (valeur), qui est déjà le produit d’une théorisation et l'élaboration d'un jugement de valeur. Or, la prise de connaissance porte à notre connaissance, non des objets dérivés, mais des connexions de signifiances, c'est-à-dire des choses qui nous «rencontrent» et telles qu'elles nous «rencontrent». De fait, notre rapport premier aux choses ne peut être réduite à une simple perception; il est toujours lié à une certaine expérience vécue du monde ambiant, c'est-à-dire il est rapporté à un ensemble déjà doté sens, un horizon de sens ou réseau de signifiances. Ces connexions de signifiances tendent cependant à une compréhensibilité et expressivité, que l’on peut représenter dans un contexte d’objets. Dans la mesure où la signifiance entre en jeu dans le contexte d’objets, on en arrive à une “logique du monde ambiant” ou ''milieu'' (Logik der Umwelt). Toute science s’efforce de former un ordre des choses toujours plus rigoureux, c’est-à-dire une logique inhérente aux choses mêmes (Sachlogik). De ce point de vue, une soi-disant “philosophie scientifique” se présente comme une formation encore plus rigoureuse d’un domaine d’objets; en elle sont formés des domaines d’objets qui vont au-delà de l’expérience sensible (monde des Idées de Platon). Mais la manifestation aux 60 61 62
Cf. Ibid., p. 15-16. Cf. S. JOLLIVET, Heidegger. Sens et histoire (1912-1927), Paris, PUF, 2009, p. 54. Cf. Ibid., p. 16.
45 objets, le sens référentiel (Bezugssinn) reste la (le) même que dans les sciences particulières. Seulement, une autre dimension des objets apparaît, dans la mesure où ils sont compétents à expliquer plus profondément une connexion63. Cette tendance à considérer la philosophie comme une élaboration rigoureuse d’une connexion d’objets est présente dans l’idéalisme allemand, même si l'on y souligne la difficulté particulière de la connaissance du sujet. Kant pour sa part plaçait déjà la conscience au centre de l‘investigation philosophique; et plus particulièrement chez Fichte, le “sujet” devient une nouvelle forme d’objectivité en face d’autres “objets”64. Toute la difficulté est de dire comment, dans ces conditions, envisager encore une différence radicale de la philosophie et de la science. La tendance permanente de l’expérience facticielle de la vie à décliner en connexions de signifiances mondaines pousse à une détermination et une régulation objectives du vécu facticiel; ce qui va à l‘encontre de la thèse défendue par Heidegger. Pour lui, il faut absolument revenir à l'ancrage originaire de l’expérience facticielle de la vie; pour ce faire, il propose une voie pratique, la voie historique. Tout en reconnaissant que l’histoire de la philosophie n’est pas en soi un motif pour philosopher, il estime qu’on peut partir d’elle comme base de formation (Bildungsbesitz) et, finalement, en faire un motif de philosopher65. Ainsi entreprend-t-il un dialogue et débat philosophique avec les courants dominants de son époque, en particulier les tentatives de philosophie de et sur la religion. Il escompte ainsi élucider le troisième terme introductif, à savoir: la “religion”.
2. Synthèse troeltschienne de grandes tendances de la philosophie de la religion Dans le second chapitre de la première partie de son cours du semestre d‘hiver 1920/21, Heidegger engage une confrontation avec Ernst Troeltsch, qu'il tient pour le représentant majeur de la philosophie de la religion de l‘époque. Cette confrontation porte sur la question de savoir si la philosophie de la religion émane du sens de la religion ou si, au contraire, la religion n’est pas aussitôt saisie de manière objective, et partant, si elle n’est pas enfermée dans les disciplines philosophiques. Sur cette question, Heidegger entend se démarquer
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Cf. Ibid., p. 16-17. Cf. Ibid., p. 17. Cf. Ibid., p. 17-18.
46 nettement de Troeltsch66. Mais, avant d’entrer de plain-pied dans la philosophie de la religion de Troeltsch, il convient au préalable d'en rappeler les sources et les présupposés philosophiques. Tout d’abord, l’on doit savoir que Troeltsch est au départ théologien; mais, qu’il s’est fortement investi dans le domaine de la philosophie de la religion et en a maîtrisé la problématique historique, de sorte qu’on peut à juste titre le considérer comme le représentant le plus significatif de la philosophie de la religion contemporaine. Ensuite, il faut relever la difficulté particulière de présenter les prises de position de Troeltsch, en raison du fréquent changement de ses présupposés et sources philosophiques. En effet, comme théologien de l’école de Ritschl, son point de vue philosophique se rattache d’abord à Kant, Schleiermacher et Lotze. En revanche, il est fortement dépendant de Dilthey, du point de vue de l’histoire de la philosophie. Plus tard, il s’intéressera à la philosophie des valeurs de Windelband et Rickert, avant de s’aligner sur les idées de Bergson et Simmel. Et au bout du parcours, il se tournera vers la philosophie de l’histoire de Hegel67. Enfin, il faudra aussi signaler sa conception de la Réforme: celle-ci n’est pas selon lui novatrice, mais s’est déroulée à l’intérieur de la structure de sens du Moyen âge; il faut attendre le siècle de lumières et l’idéalisme allemand pour parler d’un renouveau comme tel. Par conséquent, on retrouve aussi beaucoup d’éléments catholiques du Moyen âge dans sa philosophie de la religion68. Les diverses sources de Troeltsch étant énumérées, voyons ce qu’il en est de sa philosophie de la religion comme telle. Propulsé de la théologie par et pour “la philosophie de la religion„, Ernst Troeltsch conçoit celle-ci comme une articulation d’une psychologie, d’une épistémologie, d’une histoire et d’une métaphysique de la religion. Sa visée est de donner à la religion un statut validement scientifique. S’appuyant au départ sur Albrecht Ritschl, il se concentre sur la question d’une union de l’histoire et de la systématique de la religion. Ensuite, en rapport avec Heinrich Rickert, il cherche à exploiter et à critiquer rationnellement le matériel de l’histoire des religions. Mais, l’échec de cette tentative le pousse à rompre avec la théologie. Dès lors, il va asseoir sa nouvelle philosophie de la religion sur une “phénoménologie provisoire”, c’està-dire une description provisoire de types des religions historiques, qu’il nomme psychologie de la religion69.
66 67 68 69
Cf. GA 60, p. 19-30. Cf. Ibid., p. 19-20. Cf. Ibid., p. 27. Cf. Ibid., p. 24.
47
2.1. Psychologie de la religion Sous l’influence de William James et de Wilhelm Dilthey, Troeltsch s’assigne d’abord la tâche de décrire les phénomènes religieux en eux-mêmes, c’est-à-dire les phénomènes religieux immédiats, libres de toute théorie. Ces phénomènes sont à observer naïvement (les prières, les cultes, les liturgies, etc., en rapport avec des personnalités religieuses) et ensuite à définir dans leurs conditions transcendantales premières. Parmi eux, Troeltsch distingue le phénomène central -qu’est la croyance à la possibilité d’expérimenter la présence de Dieu-, et les phénomènes périphériques, à savoir l’empreinte facticielle de la sociologie et de l’éthique économique de la religion dans l’histoire du monde (telle qu‘étudiée par Max Weber)70. Pour atteindre son objectif, la philosophie de la religion recourt à la méthode de la psychologie des individus et des peuples, en plus de celle de la psychopathologie, de la préhistoire, de l’ethnologie et de la méthode américaine de l’enquête et de la statistique. La psycho-pathologie et l’ethnologie par exemple montrent que le phénomène originel de toutes les religions est la mystique, c’est-à-dire l’expérience de l’unité en Dieu71. De l’avis de Troeltsch, c’est William James qui a réussi le mieux à décrire le phénomène religieux72. À cette description psychologique succède comme seconde tâche la ''théorie de la connaissance'' de la religion et de la validité des événements psychiques73.
2.2. Épistémologie de la religion Il s’agit ici de rechercher la légitimité de la formation des idées religieuses. Car, il importe, là où la religion se réalise spirituellement, de trouver les bases a priori, qui justement caractérisent comme religieux les processus psychiques individuels74. S’appuyant sur la théorie de la connaissance néo-kantienne de Windelband et de Rickert, Troeltsch aborde ces lois a priori, qui sont à la base des phénomènes religieux. Tout comme il existe un a priori logique, éthique ou esthétique, la théorie de la connaissance doit aussi étudier un a priori religieux, qui fixe le contenu de la “vérité” religieuse, qui détermine l’élément rationnel dans le religieux. “Rationnel” est à entendre ici, non pas dans le sens de théorique70 71 72 73 74
Cf. Ibid., p. 20. Cf. Ibid., p. 24. Cf. Ibid., p. 20-21. Cf. GA 60, p. 21-23. Cf. Ibid., p.21.
48 rationaliste, mais plutôt dans celui de nécessaire-raisonnable, de valide pour le bon sens. En d’autres termes, “ratio” désigne chez Troeltsch une conformité à la norme, non seulement dans le logique, mais également dans l’éthique, l'esthétique, etc. Cependant, si Troeltsch au départ considère cet a priori religieux comme un a priori rationnel, il s’éloignera plus tard de cette conception, en affirmant qu’il est plutôt un a priori irrationnel75. Quoi qu’il en soit, la théorie de la connaissance accomplit un travail critique; elle veut séparer le facticiel-psychologique de l’apriorique-valide. Dans ce contexte, pense Heidegger, l’expérience facticielle de la vie ne remplit pas la fonction d’un domaine, dans lequel se produisent des objets. Par ailleurs, il estime que la phénoménologie contemporaine ne cherche pas assez étroitement la validité légitime des réalités facticielles. Or l’expérience facticielle de la vie est bien le préalable, à partir duquel toutefois l’on ne peut pas expliquer. Car la phénoménologie n’est pas une pré-science de la philosophie; elle est la philosophie même76. Enfin, Heidegger note que c’est au sein de la théologie - et plus précisément au sein de la théologie protestante - que s’élabore à son époque le travail de la philosophie (- et aussi psychologie -) de la religion. La raison en est que la théologie catholique opère suivant une conception spécifiquement catholique du christianisme, alors que la théologie protestante, elle, est essentiellement tributaire des courants philosophiques de l’époque, dont elle est contemporaine. Toutefois, dans la mesure où le problème de la philosophie de la religion élit domicile à l’intérieur de la philosophie même, on peut supposer que l’intérêt croissant à Fichte et Hegel conduit à un renouvellement de la spéculation en philosophie de la religion. Malgré son caractère réfutable, cette tendance spéculative demeure cependant significative quant à l’amélioration du travail de la philosophie de la religion77.
2.3. Philosophie de l’histoire de la religion Après la séparation - voulue par Troeltsch dans le point précédent - du psychologique d’avec l’apriorique, l’on en vient à la nécessité historique dans le religieux. De fait, l’histoire de la religion étudie la concrétisation de l’a priori religieux dans le cours facticiel de l’histoire de l’esprit. Dans son approche, elle vise non pas les faits bruts, mais les lois, suivant lesquelles la religion se déploie 75 76 77
Cf. Ibid., p. 21 et 24. Cf. Ibid., p. 22. Cf. Ibid., p. 22-23.
49 historiquement. Hegel a le mérite d’avoir ouvert ce chantier, même si sa méthode dialectique/constructive ne donne pas entière satisfaction78. Quoi qu’il en soit, la philosophie de l’histoire de la religion doit de manière inductive chercher à comprendre le présent et à prévoir le développement futur de la religion. Plus concrètement, elle doit déterminer, si ce développement ira dans le sens d’une religion universelle de la raison, constituée par un syncrétisme d’actuelles religions mondiales (un genre de catholicisme évangélique, pour reprendre les termes de Söderblom), ou au contraire si une parmi les grandes formes de religions (soit le Christianisme, soit le Bouddhisme ou encore l’Islam) s’imposera comme favorite79.
2.4. Métaphysique de la religion Au bout du parcours, Troeltsch s‘engage dans la métaphysique de la religion, c’est-à-dire dans la preuve de Dieu. Il s’agit d’un examen des idées de Dieu en fonction de toutes nos expériences du monde et dans le contexte global de la raison. Remarquons en passant que la théorie de la connaissance critique (celle de Kant et consorts) peut aussi aboutir à une telle métaphysique, dans la mesure où l’on y part du contexte téléologique de la conscience (transcendantale) pour aboutir à un sens ultime, qui exige l’existence de Dieu80. D’après Troeltsch, il revient à la métaphysique de la religion la tâche de réunifier l’a priori religieux avec les formes psychiques d’apparition de la religion. Il soutient par ailleurs qu’en face de l’a priori religieux se tient une réalité spirituelle transcendante, dont l’expérience est le phénomène religieux fondamental. Il s’agit de l’idée ou existence de Dieu 81. Il convient de noter que Troeltsch distingue soigneusement la métaphysique religieuse de la métaphysique philosophique, tout comme l’a priori religieux de l’a priori théorique. Dans tous les cas, la métaphysique de la religion s’efforce d’intégrer la réalité de Dieu dans le contexte global du monde. Par ailleurs, souligne Troeltsch, même à l’intérieur d’une philosophie relative à la théorie de la connaissance, la base théologique et le sens de la
78 79
80 81
Cf. Ibid., p. 23. Cf. Ibid. À l’alternative “soit syncrétisme de toutes, soit prédominance d’une favorite”, l’on pourrait aussi ajouter une troisième voie: le dialogue des religions, sans qu’aucune d’elles ne perde son identité/ou ses convictions. Cf. Ibid., p. 24. Cf. Ibid., p. 24-25.
50 facticité de la conscience conduisent à une croyance de Dieu82. Au bout du compte, l’on arrive à la métaphysique de la religion. En guise de récapitulation, nous pouvons noter que Troeltsch retient quatre disciplines de la philosophie de la religion, à savoir la psychologie, la théorie de la connaissance, la philosophie de l’histoire et la métaphysique (de la religion). Les trois premières constituent la science de la religion, tandis que la dernière est - à proprement parler- la philosophie de la religion. La science (c’est-à-dire la connaissance objective) de la religion est une discipline philosophique, à l’instar de la logique, de l’éthique ou de l’esthétique, sur lesquelles repose la métaphysique comme dernier domaine83. En ce qui le concerne personnellement, Troeltsch s‘est - à côté d’autres recherches particulières, telle que la doctrine sociale du christianisme - consacré davantage à la philosophie de l’histoire. Dans sa démarche, il a connu un revirement: il a d’abord compris l’histoire de façon téléologique comme un développement par le haut; puis, il a changé de position, en considérant chaque époque de l’histoire, non plus comme une simple transition, mais comme une entité autonome, ayant son sens propre. Dans ce contexte, les religions émanent de moments rationnels et de forces spontanées de la vie, elles ont leur sens propre, lequel est autonome et, de surcroît, moteur de développement. Tournant ainsi le dos à un contexte logique-dialectique, Troeltsch adopte le schéma d’une dialectique historique. Ce faisant, il s’écarte de la philosophie de l’histoire de Rickert (avec son concept d‘a priori religieux), pour revenir à Dilthey, qui parle plutôt de “contexte interactif” (Wirkungszusammenhang). À la place de “développement” (Entwicklung), Troeltsch parle dorénavant de “totalité individuelle” (individuelle Totalität), de “continuité de devenir” (Werdekontinuität), etc.84 Son schéma est horizontal, plutôt que vertical.
3. Remarques critiques de Heidegger sur la position d’Ernst Troeltsch L'intention de Heidegger n’est pas de balayer la conception de Troeltsch comme telle; il veut plutôt s'interroger sur la position fondamentale de ce dernier, à savoir déterminer de façon scientifiquement valide, c’est-à-dire rationnelle, l’essence (Wesen) de la religion85 . 82 83 84 85
Cf. Ibid., p. 25. Cf. Ibid. Cf. Ibid., 25-26. Cf. GA 60, p. 26-30.
51 Pour rappel, Troeltsch conçoit celle-ci de façon quadruple: la religion, à ses yeux, a une essence psychologique (les formes de ses apparitions psychiques), rationnelle-théorique (l’a priori de la raison religieuse), historique (sa typologie générale, c'est-à-dire sa concrétisation dans l’histoire) et métaphysique (le religieux comme principe de tout a priori). Ces quatre déterminations de la religion offrent une vue d’ensemble de la philosophie de la religion. Pour sa part, Heidegger cherche en premier lieu à comprendre de quelle manière cette philosophie de la religion se rapporte à la religion, c’est-à-dire si elle se développe à partir du sens de la religion, ou si au contraire cette dernière n’est pas de façon objective (gegenständlich) par les disciplines philosophiques. Heidegger estime que lesdites disciplines ne découlent pas de la religion en tant que telle. Car, il existe une psychologie, une théorie de la connaissance, une philosophie de l’histoire et une métaphysique aussi bien de la science ou de l’art que de la religion. Les disciplines de la philosophie de la religion traitent de la religion comme objet (Objekt). L’inconvénient de ces approches, dit Heidegger, est que la philosophie y aborde le phénomène religieux comme un objet parmi d’autres à connaître, et ce faisant, se barre le sens authentique de la vie religieuse, qui elle-même n’est justement pas «un objet», mais «vie facticielle s’accomplissant». En outre, la philosophie de la religion elle-même est conçue comme une science de la religion; ceci renvoie la problématique à la conception de la philosophie elle-même, et par conséquent, le concept de religion devient secondaire86. Poussant plus loin ses réflexions, Heidegger veut comprendre comment la religion devient “ob-jet” (Gegenstand) pour la philosophie. Chez Troeltsch, la religion est intégrée dans les quatre domaines de la philosophie de la religion, dans la mesure où la conception philosophique du monde se meut à travers eux. Ces derniers sont séparés, non seulement au niveau de leurs méthodes, mais également d’après leur structure et leur caractère fondamental. De ce point de vue, la réalité psychique diffère du domaine a priori de la validité de la raison, tout comme celui-ci de la réalité historique, et enfin cette dernière de la réalité métaphysique, dans laquelle Dieu est pensé. Dans ce contexte, la philosophie de la religion n’est plus définie d’après la religion même, mais d’après un concept défini de la philosophie, lequel est d’abord un concept scientifique87. Par ailleurs, même si Troeltsch dans sa métaphysique semble innover, dans la mesure où il traite du phénomène originel de la religion qu’est la croyance (Glaube) en l’existence de Dieu, sa position fondamentale reste inchangée : 86 87
Cf. Ibid., p. 26-27. Cf. Ibid., p. 28.
52 conformément à la structure globalisante de la raison, il considère l’« objet » de la foi comme un objet réel en rapport avec d’autres objets réels. En d’autres termes, dans la mesure où l’existence de Dieu ne peut être saisie que de manière non connaissable, la religion ne serait plus ici considérée comme un objet (Objekt). Toutefois, parce que la raison est globalisante et que du point de vue de la connaissance objective tout doit être traduit en concepts, alors Dieu, - en tant qu’“objet” (Objekt) de la croyance -, doit aussi être étudié comme un objet réel (reales Objekt), c’est-à-dire “Gegen-stand” (Ob-jet, obstant, vis-à-vis) en rapport avec d’autres objets réels88. Au fond, la position de Troeltsch sur la religion - malgré le fréquent changement de ses bases philosophiques - est demeurée inchangée, à savoir: la religion est un objet (Objekt), susceptible d’être intégré dans différents contextes, conformément aux différents systèmes philosophiques. Et dans la mesure où la religion se trouve historiquement dans un contexte de culture, elle doit se rapporter à la science, soit négativement comme apologétique, soit positivement comme facteur fécond pour son devenir continu. La dimension historicoculturelle de la religion oblige donc cette dernière à une explication avec la science et, en l‘occurrence, avec la “science philosophique”. De ce point de vue, souligne Heidegger, Troeltsch est incapable de penser la radicale différence entre la philosophie et la science - thèse défendue par Heidegger depuis le début -, dans la mesure où justement la philosophie doit faire de la religion l’objet de sa connaissance. Autrement dit, pour Troeltsch, philosophie et science (c’est-à-dire connaissance objective, Objekterkenntnis) sont placées sur le même registre89. Aussi Heidegger revient-il à la question initiale, à savoir: la phénoménologie de la religion est-elle capable de penser la religion dans son irréductible factualité, c’est-à-dire saisir le phénomène religieux dans son accomplissement même, ou bien se rapporte-t-elle inévitablement au geste d’intégration scientifico-objective, considérant le “phénomène” comme un ob-jet (Gegenstand) de la réflexion?90 C’est sur le terrain de l’historicité que va se développer la question, et de là se constituer une herméneutique de l‘expérience facticielle de la vie.
88 89 90
Cf. Ibid., p. 28s. Cf. Ibid., p. 28-29. Cf. Ibid., p. 29-30.
53
Chapitre 2: Herméneutique de l‘expérience facticielle de la vie La confrontation de Heidegger avec les philosophies de la religion de son époque amène ce dernier à élaborer une phénoménologie de la religion, à partir de l’analyse ou herméneutique de l’expérience religieuse facticielle.
1. Le projet heideggérien d’une «herméneutique de la facticité» Il nous paraît capital de revenir sur la signification exacte du concept de “facticité” et de l’approfondir, d’autant plus que l’originalité de la phénoménologie herméneutique du jeune Heidegger semble y reposer. En effet, tout en reconnaissant sa dette à l’égard de Husserl, Heidegger s’éloigne de la phénoménologie “transcendantale” de ce dernier, conçue comme «science rigoureuse» (à savoir: «recherche logique» contre le relativisme, le psychologisme et l'historicisme), pour forger sa propre conception “herméneutique” de la phénoménologie, basée sur la vie facticielle mouvante (vivante) et historique91. Cette accentuation et cette ré-orientation sont commandées par l’intérêt considérable – à en juger par les nombreuses interprétations ou appropriations – dont fait l’objet la notion de facticité dans le débat philosophique contemporain92. L'entreprise phénoménologique de Heidegger commence donc avec son éloignement du néo-kantisme, dominant à l'époque et sous la mouvance duquel il a été formé, pour se ranger dans le courant lancé par Husserl et, plus tard, frayer son propre chemin («herméneutique») à travers le vaste paysage phénoménologique.
1.1. Distanciation à l'égard du néo-kantisme Lorsque Heidegger abandonne les études de théologie, il se consacre à la formation philosophique sous la conduite et la mouvance d'un néo-kantien, Heinrich Rickert. Cependant, influencé par ses fructueuses lectures de Franz Brentano93, et au nom d'un réalisme aristotélicien-scotiste (scolastique)94, 91 92 93
Cf. J. GREISCH, L‘arbre de vie et l‘arbre du savoir. Le chemin phénoménologique de l‘herméneutique heideggérienne (1919-1923), Cerf, Paris, 2000, p. 9. Cf. Ibid., p. 6-7. Maître de Husserl, ce dernier hérite de Brentano le terme d'intentionnalité (Intentionalität,
54 Heidegger s'affranchit progressivement du néo-kantisme alors dominant, pour se mettre dans le sillage de la phénoménologie d'Edmund Husserl, dont il sera l'assistant et - plus tard - le successeur à Freiburg. Quoi qu'il en soit, c'est bien du néo-kantisme, comme le souligne Gianni Vattimo, que part Heidegger pour arriver, en cours de parcours, à la question de l'être (notamment dans Être et Temps) qui, dorénavant, constituera le thème central et unique de tout son itinéraire philosophique95. Ce pas décisif sera franchi, d'une part avec le mûrissement des problèmes non résolus et des exigences non remplies dans le néo-kantisme (par exemple la question de la validité de la connaissance, la question du sens et de la vérité, le problème de l'application des catégories à l'objet, etc.), et d'autre part par l'intérêt croissant pour la question – posée avec acuité à l'époque, particulièrement sous l'impulsion de Dilthey, et approfondie en phénoménologie – de l'historicité de la vie (ou existence facticielle), notamment à travers l'expérience religieuse néo-testamentaire et patristique96. À cette étape déterminante, Heidegger, de son propre aveu, héritera de Kierkegaard l'impulsion existentielle et de Husserl l'intuition phénoménologique97.
1.2. Dette et autonomie vis-à-vis de la phénoménologie husserlienne Heidegger se reconnaît débiteur des Recherches logiques de Husserl98, dont il hérite notamment le «regard» et le «style» phénoménologiques ainsi que le combat contre le relativisme et le psychologisme99.
94 95
96 97 98
99
d.h. Bewußtsein von etwas: la conscience comme conscience de...) qu'il reprend luimême à la scolastique (cf. GA 63, p. 70). Sa thèse d'habilitation porte sur Le Traité de la sgnification et des catégories chez Duns Scot (1915). Cf. GA 1. Cf. G. VATTIMO, Introduction à Heidegger, Paris, Cerf, 1985, p. 12s. Cette intonation néo-kantienne est manifeste à travers la thématique, la problématique, la terminologie et les résultats de ses thèses de promotion et d'habilitation. Cf. Ibid., p. 15s. Cf. GA 63, p. 5: „Stöße gab Kierkegaard, und die Augen hat mir Husserl eingesetzt“. Cf. M. HEIDEGGER, “Mon chemin de pensée et la phénoménologie„ , in Q III-IV, p. 325s.; SuZ, § 7, p. 38 (ET, p. 66). Heidegger a même dédié SuZ à Husserl, en guise d'hommage et de reconnaissance. Sa thèse de promotion porte sur La doctrine du jugement dans le psychologisme (1913). Pour reprendre Jean-François Lyotard, on pourrait résumer le rapport entre les deux philosophes en ces termes: „De Husserl à Heidegger il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation„. (Cf. J.-F. LYOTARD, La phénoménologie, 14è éd., Paris, PUF, 2007,
55 Toutefois, tout en reconnaissant sa dette envers Husserl, Heidegger entend moins se placer dans une «tendance» ou un «courant» de la philosophie que saisir la phénoménologie comme un «moment» ou une «étape», ou pour reprendre ses propres termes, comme une «possibilité», à savoir «la possibilité permanente pour la pensée de correspondre à l'exigence de ce qui est à penser»100. Aussi, aux yeux de Heidegger, le concept de phénoménologie est-il avant tout un concept de «méthode» ou «voie», plus précisément une méthode, non de démonstration, mais de «monstration»: il détermine «ce qui» se montre, et «tel qu'»il se montre de lui-même, «tel qu'» il se laisse voir par soi-même; il vise, non pas d'abord le «contenu» de la chose (Sachhaltigkeit), mais surtout son «comment», c'est-à-dire la manière suivant laquelle la chose se manifeste (die Weise des Gegenstand-seins), et comment il faut aborder celle-ci à partir de son mode de monstration ou donation101. Tout comme Husserl, Heidegger considère la phénoménologie comme «science de l'origine» (Wissenschaft vom Ursprung), comme «archi-science» ou «science originaire» (Ur-wissenschaft); cependant, il comprend ici «science», non au sens propre et rigoureux que lui confère le Husserl des Recherches logiques (à savoir: une «philosophie scientifique»), mais davantage comme intuition herméneutique de la vie, à savoir: la saisie originaire du vécu dans sa concrétude (Faktizität) et dans son historicité (Geschichtlichkeit), ou encore l'interprétation ou explicitation (Auslegung) de la vie facticielle en son originarité (Ursprünglichkeit); en termes simples: une «herméneutique de la facticité», comme l'indique le sous-titre de son cours du semestre d'été 1923102. Pour tout dire, Heidegger se réclame de la phénoménologie husserlienne, dans la mesure où celle-ci lui ouvre la possibilité d'une authentique recherche p. 6). Celle-ci prend même, à en croire Jean Greisch, des allures d'un «parricide»; plus qu'une simple différence d'accent, un fossé immense, un abîme finira par séparer les deux conceptions phénoménologiques (cf. J. GREISCH, op. cit., p. 283; 299). 100 Cf. Q III-IV, p. 336; ET, § 7, p. 66; Ga 63, p. 74: „Phänomenologie (ist) nach ihrer Möglichkeit als ein Wie der Forschung“. Lire aussi G. FIGAL, Zu Heidegger. Antworten und Fragen, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2009, p. 43-54: „Heidegger und die Phänomenologie“. 101 Cf. ET, § 7, p. 61s; GA 63, p. 67: „Phänomen ist die Weise des Gegenständlichseins von etwas, und zwar eine ausgezeichnete: das von ihm selbst her Präsentsein eines Gegenstandes“; p. 71: „Phänomenologie ist also nichts anderes als eine Weise der Forschung, nämlich: etwas Ansprechen, wie es sich zeigt und nur soweit es sich zeigt“. 102 Cf. M. HEIDEGGER, Ontologie (Hermeneutik der Faktizität): GA 63, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1982 (2. Aufl. 1995). XII, 116 S; O. PÖGGELER, op. cit., p. 28-29. Ce cours, qui clôt la période des premiers enseignements de Freiburg, constitue la première esquisse systématique de son analyse de l'existence, qui sera approfondie dans SuZ.
56 philosophique (ein ausgezeichnetes Wie der Forschung)103; mais, son application va amener Heidegger à l'infléchir vers l'herméneutique, et ce faisant, à la transformer radicalement.
1.3. Le tournant «herméneutique» de la phénoménologie Allant au-delà ou «en deçà» de la phénoménologie transcendantale de Husserl, Heidegger va développer une phénoménologie herméneutique de l'existence humaine ou Dasein, dans un horizon historique, et non plus transcendantal104. D'où l'importance capitale, sous l'influence de Dilthey, de la notion de vie et d'historicité dans sa démarche phénoménologique. Mais, revenons tout d'abord à la notion husserlienne de la «phénoménologie». Dans quel sens faut-il comprendre la «phénoménologie transcendantale» de Husserl? Pour ce dernier, la «phénoménologie» est avant tout un retour «aux choses elles-mêmes» (zu den Sachen selbst); il s'agit de rendre évident/accessible, de porter à la lumière, de «décrire» les phénomènes, tels qu'ils apparaissent ou se donnent à la conscience, en dehors de toute considération physique ou métaphysique, c’est-à-dire loin de constructions spéculatives ou d’idées toutes faites, et ainsi de les saisir dans leur «essence» (eidos), dans leur pureté. Ainsi, la phénoménologie (husserlienne) est-elle une philosophie «transcendantale», c'està-dire «pure», dans la mesure où elle vise justement l'«essence» (pure) des choses dans leur donation au sujet ou moi pur105. D'accord avec Husserl, Heidegger reprend à son compte l'étymologie grecque du mot «phénomène»: φαίνεσθαι, sich zeigen, se montrer; φαινόµενον, das, was sich zeigt, als sich zeigendes, «ce qui se montre, comme se montrant», c'est-à-dire de soi-même, sans une quelconque reconstruction106. En revanche, laissant l'horizon transcendantal, il revient à la «vie facticielle», qu'il entend «comprendre» et «expliciter» dans son originarité et son historicité, c'est-à-dire dans son «accomplissement» originaire et historique. Ainsi, à la place du phénomène de la conscience constituante transcendantale (le moi pur) de Husserl, Heidegger centre sa phénoménologie sur la vie concrète dans sa 103 Cf. GA 63, p. 74. 104 À ce propos, intéressante et fort suggestive est l'image, évoquée par Heidegger dans son cours du Kriegsnotsemester (1919) et que Jean Greisch reprend: ce dernier compare la phénoménologie husserlienne à „l'arbre du savoir“ et celle de Heidegger à „l'arbre de vie“ (cf. J. GREISCH, L‘arbre de vie et l‘arbre du savoir. Le chemin phénoménologique de l‘herméneutique heideggérienne (1919-1923), Cerf, Paris, 2000, p. 8). 105 Cf. O. PÖGGELER, op. cit., p. 67s. 106 Cf. GA 63, p. 67. Voir aussi SuZ, § 7.
57 factualité, en d'autres termes: la vie mondaine et historique (le Dasein). En un mot, il entreprend une «herméneutique de la facticité» ou de l'existence facticielle, dans laquelle la notion de l'historique occupe une place centrale. C'est dans ce sens que la phénoménologie prend chez lui, bien avant Ricoeur, un «tournant herméneutique»107. Ce tournant n'est pas à comprendre comme une rupture radicale, mais comme une inflexion d'orientation et de style. Dans son cours du semestre d'été 1923 Ontologie (Hermeneutik der Faktizität), Heidegger présente son «programme herméneutique»108. Auparavant, il parcourt les différentes acceptions traditionnelles de l'“herméneutique„, en partant des grecs (notamment Platon: έρµηνεία, Kundgabe, transmission, dévoilement; Aristote: έρµηνεία ; λόγος , δηλοΰν, άληθεύειν, zugänglich machen, rendre accessible, évident par le discours) jusqu'aux contemporains (Schleiermacher: Kunstlehre des Verstehens, doctrine de l'art général du comprendre; Dilthey: analyse du comprendre dans les sciences de l'esprit), en passant par Augustin (exponere, interpretari, explication, interprétation des textes sacrés) et d'autres encore (Lehre von der Auslegung, doctrine de l'interprétation), pour enfin développer sa propre conception (à savoir: phénoménologique ou existentiale) de l'herméneutique; en un mot: une explicitation ou analytique existentiale du Dasein, ou mieux encore, une auto-explicitation (Selbstauslegung) de la facticité109. On est ainsi passé, pour reprendre la présentation de Jean Grondin, de la conception classique de l'art de l'interprétation des textes, à la fonction d'intelligence méthodologique des sciences humaines (interprétatives), jusqu'au statut d'une philosophie universelle de l'interprétation (celle de la facticité ou existence humaine, pour le cas précis de Heidegger)110. C'est dans ce sens que l'on est aussi en droit de parler chez ce dernier, bien avant Gadamer, d'un «tournant phénoménologique de l'herméneutique», c'est-à-dire un infléchissement existential ou ontologique.111 107 En effet, comme le note J. Grondin, Ricoeur développera une „phénoménologie herméneutique“, empruntant la voie des objectivations comme détour pour accéder aux phénomènes et à soi-même. Toutefois, ajoute-t-il, si Ricoeur se situe comme Heidegger dans la tendance herméneutique de la phénoménologie, il critique chez ce dernier son „ontologisation“ de l'herméneutique, c'est-à-dire la confusion de celle-ci avec l'accomplissement fondamental de l'existence (cf. J. GRONDIN, L'herméneutique, 2è éd., Paris, PUF, 2008, p. 78-79) 108 Heidegger poursuivra et approfondira le programme herméneutique de 1923 dans son maître ouvrage de 1927 (SuZ), sous forme d'“analytique existentiale“ du Dasein. 109 Cf. GA 63, p. 9-14. Heidegger entend l'“herméneutique de la facticité„ au sens d'un génitif subjectif, c'est-à-dire: la facticité se porte elle-même à l'interprétation. 110 Cf. GA 63,p. 2; J. GRONDIN, L'herméneutique, 2è éd., Paris, PUF, 2008, p. 5s. 111 De fait, de l'avis de J. Grondin, Gadamer proposera une „herméneutique phénoménolo-
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2. le phénomène de l’“historique” Fort des considérations précédentes, Heidegger est amené à mettre en évidence le concept de l‘“historique”112, comme phénomène central, 'com-prenant' les trois termes introductifs, présentés plus haut (Introduction - Phénoménologie Religion).
2.1. L’historique comme phénomène central Heidegger présente l'«historique» comme “phénomène central” (Kernphänomen)113. Il entend ainsi déterminer dans quelle mesure les trois termes “Introduction”, “Phénoménologie” et “Religion” sont des phénomènes historiques, c'està-dire dans quel sens cette caractérisation peut leur être appliquée. En ce qui concerne l’“introduction” à une science par exemple: cela paraît aller de soi, dit Heidegger, qu’elle soit historique. La science est certes un rapport de propositions classiquement valides; en revanche, le processus qui y introduit se déroule dans le temps et, par conséquent, est dépendant de l’état facticiel-historique de la science (du moment, de l’époque). Il en est de même pour la “philosophie” (phénoménologie) et pour la “religion”: elles sont aussi des phénomènes historiques, dans la mesure où elles dépendent du développement historique114. Mais une question subtile se pose: l’historique (das Historische, d.h. das Zeit-liche) peut-il concerner la philosophie, laquelle cherche justement l’éternellement (zeit-los) valide? Si donc la problématique philosophique se fonde par principe sur “l’historique”, c’est que, conclut Heidegger, ce concept est plurivoque. D´où la nécessité de déterminer dans quel sens il convient de comprendre la caractérisation d’“historique”, appliquée à la philosophie115.
112 113 114 115
gique“, c'est-à-dire une herméneutique qui fait „retour au phénomène de la compréhension en le délestant de son carcan méthodologique“ (cf. J. GRONDIN, op. cit., p. 80). Quant à Heidegger lui-même, il notait déjà „le chemin phénoménologique de l'herméneutique de la facticité“ (cf. GA 63, p. 67). Cf. GA 60, p. 31-54. Cf. Ibid., p. 32. Cf. Ibid. Cf. Ibid.
59
2.1.1. Le “penser historique” dans la culture contemporaine Une des caractéristiques – sinon la principale - de la culture contemporaine est la conscience historique. En effet, constate Heidegger, le penser historique imprègne et préoccupe fortement notre culture présente116: positivement, comme une plénitude (Erfüllung), qui excite, incite et stimule; et négativement, comme un fardeau (Last), qui freine et entrave. Cela veut dire que l’historique, dans sa multiplicité, procure à la vie son équilibre; mais qu’il apparaît également comme une force, contre laquelle la vie cherche à s’imposer117. Selon Dilthey, dont l’influence sur Troeltsch est considérable sur ce point, on devrait étudier le développement de la conscience historique dans l’histoire vivante de l’Esprit. Mais, de l’avis de Heidegger, Dilthey n’aurait pas approfondi le problème118. Arrêtons-nous d’abord sur la façon dont l'historique est abordé à l'époque contemporaine. Heidegger distingue deux approches radicalement différentes: d’une part, celle qui considère l’historique comme une propriété (Eigenschaft) périphérique sauvegardant le propre de l’objet ainsi caractérisé; d’autre part, celle qui pense l’historique comme la vivacité immédiate (unmittelbare Lebendigkeit), entraînant la transformation de l’objet119. Dans la première approche, le qualificatif “historique” (historisch) veut dire: “devenir, se dérouler dans le temps, avoir lieu”. Il s’agit d’une caractérisation renvoyant à une connexion d’objets. Cet usage du concept “historique” est déterminé par une anticipation à l’objet (Vorgriff auf das Objekt), une saisie objective: l’objet est historique; il a la propriété de se dérouler dans le temps, de devenir, de changer, de passer120. Cela signifie que l'objet-historique est réduit à ce qui a «eu lieu», qui est «passé», qui est pour ainsi dire «figé» une fois pour toutes. À l’opposé de cette conception courante, Heidegger pense l’historique, tel qu’il nous «rencontre» dans la vie (geschichtlich), et non comme il nous est connu à travers la science historique. Ainsi pensé, l’“historique” ne signifie pas seulement déroulement dans le temps; plus que le “fait historique” (historisches Faktum), l’être-historique est compris dans l’expérience facticielle de la vie comme “vivacité immédiate”121. Dans la présente approche, l’“historique” se fait, par rapport aux disciplines philosophiques ou scientifiques de l’histoire,
116 117 118 119 120 121
Cf. GA 60, p. 33-34. Cf. Ibid., p. 33. Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 32-33. Aussi, l’«historialité» (Geschichtlichkeit) est-elle une structure propre de la réalité humaine ou Dasein (SuZ, § 72-77)
60 “apatride” (heimatlos)122: s’affranchissant de la tendance objectiviste dans laquelle celles-ci l’enferment, il s’oriente plutôt vers la mobilité ou vivacité (Lebendigkeit) de l’expérience facticielle de la vie123. À l'intérieur de celle-ci, la conscience historique s’exprime dans une “panarchie” du comprendre, c’est-à-dire une espèce de rage (Wut) à comprendre la multiplicité de la vie et ses formes, les époques culturelles, etc., de sorte que l’historique remplit la vie présente, même si, note Heidegger, ce qui apparaît comme science historique (logique et méthodologie de l’histoire) n’a rien à voir avec cette historicité vivante ancrée dans notre Dasein124. Par ailleurs, en face de cette impulsion positive, il y en a une autre force - entravante -, dans laquelle l’historique éloigne son regard du présent, détruit la spontanéité de la création et paralyse pour ainsi dire cette dernière; d'où, la ruée (Ansturm) activiste contre l’historique125. Voyons de plus près l'acception heideggérienne du concept de l’historique.
2.1.2. L’approche heideggérienne du phénomène de l’historique Selon Heidegger, le rapport à l'histoire est non de l'ordre de l'objectivation, mais de celui de la compréhension; autrement dit, le phénomène de l’historique ne peut pas être atteint à partir des disciplines scientifiques ou philosophiques, en l’occurrence la science historique ou la philosophie de l’histoire. Le caractère “apatride” (heimatlos) de l’historique lui fait perdre son lieu systématique. Il faut, en revanche, saisir l’historique à partir de la vie facticielle. Celle-ci est la source de l’historique (Geschichtlichen). Par conséquent, on ne devrait pas dire: “quelque chose” (etwas) est historique; ou: un objet (Objekt) a la propriété d’être historique. Ainsi conçu, l’historique se tourne vers un contexte d’objets. Sous cet angle, philosophie et religion sont des manifestations historiques, tout comme l’art et la science. Rien de spécifique n’est donc dit avec cette caractérisation, apparemment secondaire en philosophie. Car ce qui importe en philosophie, c’est ce qu’elle est d’après son sens, indépendamment de la manière dont elle se réalise historiquement. L’historique n’y joue un certain rôle (et de surcroît négatif) que si l’on s’interroge sur la validité des propositions scientifiques, dont on dira qu’elle est supra-temporelle (überzeitlich), c'est-à-dire indépendante de l’historique. La considération de l’historique n’aura servi ici qu’à mettre cela en 122 Cf. Ibid., p. 34. 123 Cf. P. CAPELLE, «La signification du christianisme chez Heidegger», in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p. 313. 124 Cf. GA 60, p. 33. 125 Cf. Ibid., p. 33-34.
61 évidence; son rôle n’est donc que secondaire, le sens de la philosophie et du valide étant déjà supposé126. En revanche, Heidegger affirme l’importance de l’historique pour le sens du philosopher, avant toutes les questions de validité, étant donné le sens plurivoque du concept de l’historique. Aussi est-il important d’expliciter d'un point de vue phénoménologique le sens de l’historique. Dire par exemple qu’un événement quelconque est “historique”, signifie que chaque événement spatiotemporel a la propriété de se tenir dans un contexte de temps et de devenir. Autrement dit: lui attribuer, tel à un objet (Objekt), la propriété d’être historique127. Ici, Heidegger fait une mise au point importante: il ne faut pas confondre Objekt (objet) et Gegenstand (“ob-jet”, vis-à-vis, obstant); les deux ne sont pas la même chose. Tous les objets sont des obstants (ob-jets); en revanche, tous les obstants (ob-jets) ne sont pas des objets. Dans la formalité phénoménologique par exemple, le Gegenstand (l'obstant, c'est-à-dire le vis-à-vis) n'est pas un Objekt (objet, en tant que contenu de sens), mais d'abord une relation. Malheureusement, aux dires de Heidegger, cette distinction entre Objekt et Gegenstand aurait disparu depuis Platon. De même, le concept de Phänomen (“cela qui apparaît”) exige une clarification. De nos jours, on peut reconnaître qu'un «phénomène» n’est ni un «objet» ni un «obstant»; toutefois, d'un point de vue formel, le phénomène (Phänomen) est aussi un obstant (Gegenstand), c’està-dire un “quelque chose en général” (Etwas überhaupt). Ceci ne permet pourtant pas de dire ce qu’est le phénomène essentiellement. Bien au contraire, il en rend la compréhension plus difficile encore. Quoi qu'il en soit, «Objets», «obstants» et «phénomènes» ne peuvent pas être rangés les uns à côté des autres comme sur un échiquier; ainsi, par exemple, la systématisation des obstants est inappropriée aux phénomènes, tout comme une doctrine des catégories ou un système philosophique devient absurde à partir de la phénoménologie128. Revenons maintenant à la propriété d’“historique” attribuée – dans la conception usuelle – à un objet. Il revient à un objet d’être temporellement (zeitlich) défini, et partant, d’être historique (historisch). Il n’est pas de concept plus général d’historique que celui d’objet. La réalité (Wirklichkeit) historique se modifiera chaque fois suivant le caractère de l’objet, tandis que l’historique restera par principe le même. Même l’application de l’historique à la réalité humaine sera une détermination de cet «historique objectif»: l’homme dans sa réalité est comme objet dans le temps, se situant dans le devenir; être historique 126 Cf. Ibid., p. 34-35. 127 Cf. Ibid., p. 35. 128 Cf. Ibid., p. 35-36.
62 est justement une de ses propriétés. Cette conception de l’historique est encore présente et répandue dans la philosophie de l’histoire (contemporaine)129. Pour sa part, Heidegger veut prendre congé de cette conception objectiviste: elle ne permet pas d'atteindre l’historique primaire ou originaire. Il faut, à son avis, partir de la vie facticielle: seule une conception facticielle du problème historique lui paraît valable130. Car l'homme n'est pas un «objet» historique (historisches Objekt), il est plutôt un être ou réalité historique (geschichtliches Dasein); il n'est pas seulement dans l'histoire, il s'accomplit dans l'histoire; il porte en lui l'histoire, il vit et est l'histoire même131.
2.1.3. L’historique dans l’expérience facticielle de la vie Dans l’expérience facticielle de la vie, l’historique intervient, comme nous l'avions déjà effleuré plus haut, suivant deux directions principales: positivement, comme “plénitude” (Erfüllung) donnée par la multiplicité des figures historiques, et négativement, comme “fardeau” (Last) ou “entrave” (Hemmung). Dans l’une et l’autre direction, l’historique présente un caractère inquiétant (beunruhigend); et la vie cherche à s’imposer face à lui et ainsi à se sécuriser. Mais, avec Dilthey, l’on peut se demander si ce face à quoi la vie facticielle s’impose, est encore vraiment l’historique132. Face à la vie, la conscience historique s’exprime de manière ambiguë. D‘une part, l’historique joue un rôle positif dans la vie présente. Il ouvre des perspectives à d’autres formes de vie et époques culturelles. On peut soit considérer cette compréhension étendue de la progression de l’accessibilité et de l’ouverture comme la meilleure offre du monde actuel, soit opérer, après comparaison, un choix entre les multiples types apparus dans l’histoire133. D’autre part, l’historique est aujourd’hui éprouvé plus fortement encore comme un fardeau, qui freine la spontanéité de créer. Telle une ombre, la conscience historique accompagne toujours et freine toute initiative de création. À chaque tentative, la conscience du passé s’éveille et étouffe l’enthousiasme pour l’absolu. Dans ce sens encombrant, la conscience historique doit être extirpée. Aussi le “s’imposer face à l’historique” devient-il à proprement parler un véritable combat contre l’histoire134.
129 130 131 132 133 134
Cf. Ibid., p. 36. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 32s. Cf. Ibid., p. 37. Cf. Ibid., p. 37-38. Cf. Ibid., p. 38.
63
2.2. Le combat de la vie contre l’historique Dans cette tentative de la vie à “s’imposer face’’ à l’histoire, Heidegger distingue trois voies représentatives, à savoir: la voie platonicienne, la voie de l’abandon radical à l’historique et celle du compromis entre les deux premières135.
2.2.1. La voie platonicienne Inaugurée par et dans la philosophie grecque (Platon) , cette voie est la plus accessible et la plus populaire. Selon elle, l’historique est quelque chose, en face duquel un détournement (Abkehr) doit être fait, c’est-à-dire, contre lequel on doit se défendre; le “s’imposer face” (das Sich-Behaupten) est donc ici un éloignement à l’égard de l’historique même136. Dans la conception platonicienne, la réalité historique n’est ni l’unique réalité, ni la réalité fondamentale; elle n’est compréhensible qu’en référence au royaume des Idées (Reich der Ideen). Par “Idées”, on peut aussi entendre substances, valeurs, normes ou principes rationnels. À travers la théorie des Idées, le platonisme pose - face au scepticisme (en l’occurrence, celui de Protagoras) - le principe de la validité absolue, le fondement théorique (logique) de l’être de la légitimité supra-réelle137. Concernant le rapport entre ce monde des Idées (supra-temporel) et le monde des sens (temporel), les grecs ne s’en ont jamais, aux dires de Heidegger, correctement et scrupuleusement occupé. Dans le platonisme moderne, plusieurs théories ont circulé sur le rapport entre les deux mondes. Les unes considèrent la réalité historique uniquement comme l’occasion pour la contemplation ou réminiscence du monde des Idées (anamnesis), les autres par contre veulent concevoir l’historique comme un modelage, un moulage, une empreinte (Einformung) du monde des Idées dans la réalité même. Quoi qu’il en soit, l’historique représente dans cette première voie quelque chose de secondaire138.
2.2.2. La voie de l’abandon radical La deuxième voie est celle de l’abandon radical (radikales Sich-Ausliefern) à l’historique139. Par rapport à la première, elle est une radicalisation dans le sens inverse, une absolutisation de la réalité historique; au fond, elle ne lui est 135 136 137 138 139
Cf. Ibid., p. 38-45. Cf. Ibid., p. 39. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p.39-40. Cf. Ibid., p. 40-43.
64 opposée que superficiellement, comme l’envers d’une médaille. Illustrée principalement par Oswald Spengler, elle est fondée essentiellement sur la théorie de la connaissance élaborée par Georg Simmel, mais déjà mise en évidence par Wilhelm Dilthey. La question que se pose Simmel est celle de savoir comment à partir de la “substance” (Stoff) de la réalité immédiate se développe la chose théorique, nommée “histoire”. En d’autres termes, il veut rechercher le processus de formation (Formungs-Prozess), dans lequel l’histoire se constitue140. Tout comme Rickert, Simmel découpe la réalité en deux grandes catégories, celle de la science de la nature et celle de l’histoire. Seulement, à la différence de Rickert qui élabore une logique de la représentation conceptuelle, il s’oriente davantage vers la psychologie de la connaissance. Dans cet ordre d’idées, l’homme, en tant qu’objet de la connaissance, est le produit de la nature et de l’histoire; en revanche, en tant que sujet de la connaissance, il “fait” la nature et l’histoire. Ainsi, l’histoire est le produit de la subjectivité libre, qui façonne; elle est entre les mains de la personnalité humaine. Chaque image historique reçoit donc de la subjectivité sa structure, et partant, est dépendante du présent, auquel elle est orientée. Mais, comment en arrive-t-on à une image historique, à une objectivité historique?141 Généralement, un événement reçoit la signification historique, lorsqu’il produit des effets. Selon Simmel, la somme d’événements et de leurs effets n’est cependant pas la signification historique; elle provoque plutôt celle-ci. Car l’impact d’un événement se vérifie par l’intérêt qu’il suscite. Quelque chose devient donc historique, lorsque la substance de l’expérience immédiate déclenche en nous des effets de sentiment, lorsqu‘elle nous touche. Autrement dit: s’il y a de l’intérêt historique. Ce dernier est et doit être double: intérêt au contenu et intérêt à la réalité142. Produit de la subjectivité, qui la façonne librement, l’histoire perd ainsi son caractère inquiétant. Cette tendance est radicalisée dans la seconde voie, dont la philosophie de l’histoire de Spengler constitue un modèle. Ce dernier veut élever l’histoire en science, au même titre que les sciences de la nature. En ce sens, sa tendance est nouvelle. Alors que chez Simmel l’histoire se constituait à partir d’un point de vue déterminé, Spengler pour sa part considère cette approche comme une faiblesse de la science de l’histoire. Il faudrait, dit-il, rendre la science de l’histoire indépendante de la partialité du présent. Ceci n’est réalisable qu’à travers un acte copernicien, à savoir: le présent, mettant en 140 Cf. Ibid., p. 41. 141 Cf. Ibid. 142 Cf. Ibid., p. 42.
65 mouvement l’histoire et reconnaissant celle-ci, ne doit pas être absolutisé, mais plutôt inséré dans le processus objectif de l’événement historique. Et ce, non seulement en raison des opinions de théorie de la connaissance, mais également sur base d’une métaphysique élémentaire, semblable à celle de Simmel, à savoir: l’histoire est expression d’une âme, plus précisément d’une “âme culturelle” (Kulturseele); par conséquent, nous connaissons seulement des cultures, c’est-àdire des processus de devenir du destin du monde143. Ainsi, dans la deuxième voie, l’histoire n’est plus confrontée à une réalité supra-temporelle; au contraire, note Heidegger, “la sécurisation du présent contre l’histoire est par là atteinte, de sorte que le présent lui-même est vu historiquement. La réalité et l’insécurité du présent sont si vécues, que ce dernier est lui-même inséré dans le processus objectif du devenir historique, lequel n’est rien d’autre qu’un va-et-vient du devenir de ‘’l’être reposant au milieu” »144.
2.2.3. Compromis entre les deux positions extrêmes La troisième voie résulte d’un compromis visant à placer la valeur ni dans l’absolu des normes supra-temporelles (première voie) ni dans le processus d’effectuation historique (deuxième voie), mais dans la relation entre les deux mondes145. Comme la précédente, la troisième voie est essentiellement fondée sur la théorie de la connaissance. L’histoire se présente comme un accomplissement permanent de valeurs, qui toutefois ne s’accomplissent pas totalement. Ces valeurs ne sont données dans l’historique que dans une forme relative, à travers laquelle apparaît pour ainsi dire l’absolu. De la sorte, dans l’explication avec l’histoire, il n’est pas question d’extirper la réalité historique, mais plutôt d’organiser l’avenir à partir du patrimoine universel du passé, en vue de réaliser l’humain, dans son double sens d'«hominisation» (das Menschliche) et d'«humanisation» (das Humane)146. Au bout de ce parcours, force est de constater que la tendance à la typologisation (Typisierung) - le comprendre par l’élaboration des types - joue un rôle dans les trois voies, mais avec une signification différente pour chacune. La première recourt à la typique pour rapporter l’historique au monde absolument valide des Idées: l’histoire est, pour reprendre l’expression de Windelband, “idiographe” (idiographisch); elle travaille, suivant les mots de Max Weber, avec des “types idéaux” (Idealtypen). Dans la seconde voie, 143 144 145 146
Cf. Ibid., p. 42-43. Ibid., p. 43. Nous traduisons. Cf. Ibid., p. 44-45. Cf. Ibid., p. 44.
66 notamment chez Spengler, la typologisation joue un rôle plus important encore. Dans la mesure où l’histoire est la réalité dernière, l’on est amené à suivre les différentes figures de cette formation. Aussi la formation morphologique des types représente-t-elle ici le véhicule propre de la connaissance historique. Quant à la troisième voie, il lui revient de délimiter le présent dans son type visà-vis du passé, afin de déterminer l’avenir grâce à une orientation universelle de l’histoire, laquelle aussi n’est possible qu’à travers la formation historique des types. Ce concept de Typisierung joue également un rôle déterminant dans les tentatives de sécurisation, menées à travers les trois voies147.
2.3. Tentatives de sécurisation Les trois voies susmentionnées affichent une tendance à la sécurisation; elles veulent libérer de l’état inquiétant suscité par l’historique. Nous allons d’abord étudier le contexte de cette tendance à rassurer face à l’histoire, ensuite noter le sens de l’historique comme tel, qui en résulte, et enfin, vérifier la portée de ces tentatives de sécurisation148.
2.3.1. Le contexte de la tendance à la sécurisation Voyons comment la tendance à rassurer contre l’historique est présente dans chacune des trois voies. D’abord, dans la voie platonicienne: celle-ci ne consiste pas à ranger côte à côte les Idées et la réalité; elle entend plutôt établir un rapport, une relation (Beziehung) entre l’être temporel et l’être supra-temporel. Cette relation est exprimée à travers les quatre images ou concepts-limites (Grenzbegriffe) suivants: mimesis, paradigma / eidolon, metexis et parousia. Par le concept mimesis, on veut dire que l’être temporel est une “imitation” (Nachahmung, µίµησις) de l’être supra-temporel; à travers les concepts paradeigma / eidolon, on soutient que l’être supra-temporel est l‘“archétype“, le “prototype„ (Urbild, παράδειγµα), tandis que le temporel est l’“image-reflet”, la “copie„ (NachAbbild, είδώλον); quant au concept metexis (µέθεξις), il souligne que le temporel “participe” (hat teil, µετέχει) au supra-temporel; et enfin, le concept parousia indique la “présence”/’’avènement’’ (Anwesenheit,παρουσία) du supra-temporel dans les étants temporels. Ce dispositif platonicien de quatre concepts-limites vise une “connexion d’être” (Seinszusammenhang) objective entre les deux mondes du temporel et du supra-temporel. Ainsi, en élaborant une théorie 147 Cf. Ibid., p. 44-45. 148 Cf. Ibid., p. 45-52.
67 portant sur le sens de la réalité temporelle comme élaboration (Ausformung) du supra-temporel, il accomplit un mode de sécurisation par lequel l’historique perd son sens inquiétant149. Nous retrouvons le même type de sécurisation dans la deuxième voie. En effet, chez Spengler, le monde historique, en tant que réalité fondamentale, en tant qu’unique effectivité, se trouve aspiré par le processus objectif du devenir historique: du fait que nous reconnaissons l’historique, dans lequel nous nous tenons et qui, en tant que réalité fondamentale, nous inquiète, nous sommes amenés à nous insérer dans la réalité historique; nous ne pouvons donc pas nous dresser contre elle. Aussi, note subtilement Heidegger, notre participation délibérée au «déclin de la culture occidentale» (diagnostiquée par Spengler) comprend en même temps un effet libérateur, tout comme l’interprétation de la réalité de l’historique en général150. Quant à la troisième voie, laquelle est juste un compromis de deux premières, elle tend aussi à sécuriser. Ici, la validité “dialectique” de l’historique est obtenue grâce à la prise en compte des mouvements de tension et détente entre le temporel et le supra-temporel: d’une part, nous sommes dans l’histoire, et d’autre part, nous sommes tournés vers les Idées; en clair, nous réalisons le supra-temporel à travers notre immersion dans le temporel151. Contrairement à une certaine opinion, note Heidegger, les problèmes de l’histoire ne sont pas résolus avec cette “dialectique historique”. En effet, la troisième voie, parce qu’elle est justement un “compromis”, représente la banalisation extérieure du problème dans son ensemble; elle ne saisit pas de façon originelle les motifs de deux premières, mais se contente de les accueillir et de les rendre accessibles pour les besoins de la culture contemporaine152. En guise de récapitulation, retenons que toutes les trois voies sont, du point de vue de leur rapport à l’historique, dominées substantiellement par la conception platonicienne. La première voie confère aux Idées ou à la norme absolue la réalité fondamentale en face de l’historique ; la seconde voie par contre voit la réalité dans le processus historique même, plus précisément dans les cultures ; enfin, la troisième voie reconnaît un minimum de valeurs absolues, dont la réalité n’est cependant manifeste dans l’histoire que sous une forme relative. Ainsi, toutes les trois voies obéissent au principe de référence à un absolu: supra-temporel (pour 149 Cf. Ibid., p. 45-46; voir aussi P. CAPELLE, «La signification du christianisme chez Heidegger», in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p. 313. 150 Cf. GA 60, p. 46; voir aussi P. CAPELLE, art. cit., p. 313-314. 151 Cf. GA 60, p. 46-47. 152 Cf. Ibid., p. 47.
68 la première voie), ou uni-temporel (pour la deuxième voie), ou encore relativement temporel (pour la troisième voie)153. Par ailleurs, dans les trois voies, la réalité historique est fixée comme un être objectif (objektives Sein), comme un objet (Objekt) connaissable, à travers l‘observation de la chose (Sache). Et la tendance à la typologisation (Typisierung), c’est-à-dire le comprendre par l’élaboration des types, révèle le “caractère conforme à une optique particulière” (einstellungsmäßiger Charakter), conforme à l’optique du rapport (Bezug) à l’histoire. Ainsi, dans les trois voies, le rapport à l’histoire est conforme à une optique particulière; il est connaissant conformément à l‘optique déterminée. La typologisation “accomplit” (erledigt) donc l’histoire; mais ce “comprendre conforme à une optique particulière” (einstellungsmäßiges Verstehen), souligne Heidegger, n’a rien à voir avec le “comprendre phénoménologique” (phänomenologisches Verstehen)154. Enfin, Heidegger en vient à se demander si la tentative de sécurisation théorique présente dans les trois voies est à la mesure du motif inquiétant même. Pour y répondre, il faudrait au préalable chercher à comprendre pourquoi ces trois voies se défendent contre l’histoire. Cette question est nettement secondaire, dans la mesure où le caractère inquiétant paraît évident. Tout comme paraît totalement secondaire la théorie de la “science” de l’histoire à l’intérieur du problème de l’historique même.
2.3.2. Le sens de l’historique comme tel Dans les trois voies, ce qui est inquiété et qui attend d’être sécurisé ne pose pas problème; il paraît être une évidence. En effet, déjà à l’intérieur du schéma platonicien, on peut constater et attester le phénomène de l’inquiétude (Beunruhigung). En passant, signalons que l’actuel platonisme se démarque du platonisme originel à travers la réception de la philosophie kantienne. De fait, le néo-kantisme (en l’occurrence, l’école de Cohen et de Windelband) essaie d’interpréter à nouveau Platon. Devenu “transcendantal”, le platonisme est utilisé sous le mode de conscience; entre le temporel (l’historique) et le supra-temporel (le monde des Idées) apparaît comme troisième royaume, intermédiaire, le royaume des sens (école de Marburg, Rickert). Dans cette version, la subjectivité construit la médiation, dans la mesure où les actes facultés et activités - de la conscience se produisent, se déroulent, ont une évolution “psychique”, tout en ayant un sens aussi. De cette façon, ils sont rapportés aux objets et ce rapport est défini par des normes. Ainsi, les difficultés 153 Cf. Ibid., p. 47-48; voir aussi P. CAPELLE, art. cit., p. 314. 154 Cf. GA 60, p. 48-49.
69 du platonisme n’ont pas disparu, mais sont ici revenues sous une forme améliorée, sinon renouvelée155. Dans la seconde voie, ce qui exige une sécurisation et d’où découle la souciance (Bekümmerung), c’est la réalité véritable, à savoir: le rapport d’acte du Dasein historique, la réalité historico-humaine, la vie et l’être-là agissants. Spengler désigne du nom de “culture” cette réalité historique agissante et créatrice156. Dans la troisième voie enfin, apparaît de façon claire ce qui a besoin de sécurisation. Il s’agit du Dasein même: ce dernier est quelque chose d’évident, de sorte qu’il n’est plus nécessaire de prêter attention à lui; il a seulement besoin d’être mis en sûreté. La troisième voie est décrite comme “philosophie de la vie”, vie comprise de façon plus biologique chez Simmel, et de manière plus spirituelle chez Dilthey. “La vie”(Leben) est donc la réalité fondamentale et se sécurise à travers le “retour à l’Idée”; les Idées sont, pour reprendre l’expression de Simmel, “les dominantes de la vie”157. Pour tout dire, c’est la vie qui, dans les trois voies, tend à se sécuriser, soit contre (gegen) l’histoire (dans la première voie), soit avec (mit) l’histoire (dans la deuxième voie), soit encore à partir (aus) de l’histoire (dans la troisième voie)158.
2.3.3. La portée de la sécurisation À ce niveau se pose une question: celle de savoir si la sécurisation réussit, c’està-dire si elle offre réellement un contrepoids à l‘inquiétude, si elle est à la hauteur de ce qui inquiète dans l’historique159. Il convient d’abord de noter que ce qui est inquiété- la réalité de la vie, le Dasein humain dans sa préoccupation pour sa propre sécurisation - n’est pas pris en soi-même, mais il est considéré comme “objet” et, comme objet, il est inséré dans la réalité historique “objective”. La souciance elle-même est aussi objectivée, comme l’illustre clairement Spengler. En effet, ce dernier veut sécuriser la “science” de l’histoire. Or, en considérant l’histoire avant tout comme une science, il la “détruit” (ver-nicht-et) justement; il “mathématise” l’histoire universelle. Les types se tiennent comme des édifices les uns à côté des autres, et la réflexion esthétique formelle de l’âme est portée à l’histoire à partir du dehors. Cette conception de l’histoire affiche donc une tendance 155 156 157 158 159
Cf. Ibid., p. 49. Cf. Ibid., p. 49-50. Cf. Ibid., p. 50. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 51-52.
70 esthétique et mathématique. Dans cette perspective, la vie préoccupée est placée dans un contexte historique, qui ne tient pas compte de la tendance véritable de la préoccupation160. Si les trois voies sont, malgré tout, reconnues par la vie comme sécurisation, c’est parce que la souciance, interprétée sous un mode conforme à une optique particulière (objective), est déjà “anticipée” dans la réflexion. Elle devient ainsi “objet” dans la pré-saisie ou anticipation de l’optique161. Ici apparaît la ligne de fracture (Bruchstelle) de tout le problème de l‘historique. Car, note Heidegger, avec la Bekümmerung s’offre maintenant, contre les tentatives précédentes de sécurisation, un concept adéquat à une pensée conséquente de l’historique. Ce concept de Bekümmerung (souciance) refuse de prendre l’inquiétude (Beunruhigung) comme un objet de l’histoire, de déduire le phénomène de l‘historique à partir de la “science” de l‘histoire; au contraire, il permet de découvrir la vraie inquiétude et vient combler une lacune dans le système des catégories philosophiques. Le sens “einstellungsmäßig” attribué cihaut à l’histoire n’est que “dérivé” (abgeleitet). C’est à tort que l’on déduit à partir de lui tous les autres phénomènes historiques. Quant au phénomène de la souciance (Bekümmerung) même, c’est à l’être-là-facticiel (das faktische Dasein) qu’il se rapporte162.
2.4. La souciance du Dasein facticiel Voyons maintenant comment l’inquiétude ontologique (Bekümmerung) se répercute dans la vie facticielle163. Dans les trois voies, la relation entre le Dasein facticiel et la Bekümmerung est prise comme une relation d’ordre (Ordnungsbeziehung). Le Dasein préoccupé est inséré dans une connexion objective, où il se tient comme un petit objet à l’intérieur d’un objet plus vaste, à savoir l’événement historique dans l’ensemble. Le Dasein inquiété se défend contre le changement, contre le “Dasein160 Cf. Ibid., p. 51. 161 Cf. Ibid. 162 Cf. Ibid., p.51-52. Voir aussi p. 54. Déjà dans ses premiers cours, on peut noter le déplacement et l'approfondissement que le jeune Heidegger apporte dans la formation de ses concepts: à la notion de la «vie», il substitue progressivement celle de la «facticité», puis celle du «Dasein»; en d'autres termes, il part du caractère «vécu» de l'expérience, pour passer à sa portée «facticielle» et enfin parvenir à sa structure «existentiale» ou «ontologique». 163 Cf. GA 60, p. 52-54. Dans SuZ (§39-42), Heidegger exposera le souci (Sorge) comme structure fondamentale du Dasein, à comprendre dans le double sens de préoccupation ontique (Besorgnis) et d’inquiétude ontologique (Bekümmernis).
71 pouvant-advenir”. Pour reprendre les termes de la philosophie transcendantale, la conscience est plus qu’un déroulement d’actes; ces derniers ont au contraire un sens. Par ailleurs, le Dasein propre, présent, réclame non seulement un sens en général, mais aussi un sens “concret”, un sens “autre” que celui des cultures passées, un sens “nouveau”, se passant de celui de la vie précédente. Il veut être une création nouvelle, fût-elle une création entièrement originelle ou une large synthèse164. Heidegger ne veut pas ici discuter du contenu et de la validité de ces propos sur le Dasein préoccupé. En revanche, il voudrait comprendre ce dernier à partir de l’expérience de la vie. En d’autres termes, il cherche à saisir le comportement face à l’histoire du Dasein propre, vivant, en tant qu’inquiété par elle; il cherche à comprendre comment, à partir de soi (aus sich), la vie facticielle considère l’histoire. Bref, il cherche à déterminer le sens de l’histoire à partir de l’expérience facticielle165. De la sorte, Heidegger prend congé non seulement des philosophies de l’histoire, mais plus profondément, du principe qui les meut et qui gouverne toutes les tentatives de sécurisation. Car avec celles-ci, le problème de l’historique ne fait que tourner en rond, comme dans un compas. L’explication avec l’histoire doit, selon lui, découler du sens du Dasein facticiel166. Or, le Dasein inquiété est considéré dans les trois voies - nous l’avons vu comme un objet à l’intérieur de l’histoire même. Ainsi disparaît ce qui proprement - c’est-à-dire originellement - est inquiété et l’inquiétude trouve sa solution. En réalité, le sens du Dasein facticiel et de la vie facticielle ne laisse pas saisir avec les moyens philosophiques mis en oeuvre jusqu‘à présent; l’ensemble du système des catégories traditionnel saute; il faut des catégories radicalement nouvelles167. Car, en tant qu’événement se déroulant objectivement, le Dasein facticiel n’est pas aveugle; il porte un sens et revendique un ordre propre. En outre, il connaît une élévation particulière, dans la mesure où le présent veut continuer à s’édifier dans l’avenir, dans une création nouvelle du Dasein propre et dans une nouvelle culture propre168. Il reste maintenant - par précaution contre des généralisations trop hâtives à élucider le sens du Dasein facticiel, le sens dans lequel l’historique arrive dans l’expérience facticielle, le sens que l’historique a dans l’être-là-de-la-vie. Cette 164 165 166 167 168
Cf. Ibid., p.52. Cf. Ibid., p.52-53. Cf. Ibid., p.53. Cf. Ibid., p.53-54. Cf. Ibid., p.54.
72 élucidation exige un nouveau concept de temps que fournit la notion méthodologique d’“indication formelle” (formale Anzeige)169.
3. La notion heideggérienne d’«indication formelle» La notion d'«indication formelle» joue un rôle méthodologique capital dans la conception heideggérienne de la phénoménologie170. Heidegger la distingue du concept de «formalisation», développé par Husserl. Que faut-il entendre par “indication formelle” (formale Anzeige)? Partant de la distinction husserlienne entre “généralisation” et “formalisation”, Heidegger va éclairer le sens de l‘“indication formelle”. Cette distinction lui paraît capitale; elle permet de ne pas tomber dans une observation conforme à une optique particulière ou dans des délimitations régionales prises pour absolues. L’indication formelle fait partie de l’explication phénoménologique comme moment méthodologique: quoique dirigeant l’observation, elle n’apporte pas d’opinions toutes faites; en revanche, elle se contente d'indiquer l'orientation du sens, sans l'emprisonner ni l'absolutiser. Avec sa méthode indicative, Heidegger entend promouvoir une nouvelle prise en vue de l’objet. Il en donne une illustration à travers un cas précis, celui du sens général du concept “historique”171.
3.1. Le sens général de “historique” De façon courante, le concept “historique” a le sens de “devenant-temporel” et, comme tel, il signifie ce qui est “passé”. Ce sens est - ou mieux paraît être - le plus général, de sorte que tout autre sens est pris simplement comme une détermination de ce dernier. Aussi peut-il être appliqué à l’expérience facticielle de la vie, justement dans la mesure où cette dernière, du fait que quelque chose de temporel, c’est-à-dire “un devenant dans le temps”, “un conscient passé” se produit en elle, est un secteur précis de la réalité, tandis que l’historique lui, en
169 Cf. GA 60, p. 55-65. Lire à ce propos: T. KIESEL, «L'indication formelle de la facticité: sa genèse et sa transformation», in J.F. COURTINE (éd.), Heidegger 1919-1929. De l'herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1966, p. 205-219; G. IMDAHL, Das Leben verstehen. Heidegger formal anzeigende Hermeneutik in den frühen Freiburger Vorlesungen, Würzburg, Verlag Königshausen & Neumann, 1997. 249 S. 170 Celle-ci sera mise au point au § 7 de SuZ. 171 Cf. GA 60, p. 55-57.
73 tant que le devenant tout court, n’est pas restreint172. Mais, tout de suite, se pose la question de savoir si cette généralité attribuée à l’historique peut être philosophiquement principiel. Et dans le cas où ce sens d’historique, tout en étant “général”, n’arrivait pas à atteindre cette prétention d‘être “principiel”, on pourrait alors se demander s’il ne préjuge pas, précisément dans la mesure où, en tant que sens non originel, il doit diriger une observation qui pourtant est originelle173. Sous l’angle des choses, le concept “généralité” a été depuis des siècles considéré comme caractéristique de l’objet de la philosophie. Il lui a été assigné la tâche de répartir l’ensemble de l’étant et de le départager en différentes sciences selon les différentes régions. Cette répartition de l’étant remonte à Aristote. De ce point de vue, notre sens général d’“historique” paraît bien approprié pour délimiter un domaine défini à l’intérieur de l’ensemble de tout étant174. À cette répartition “ontologique” (ontologische) correspond maintenant une répartition “se rapportant à la conscience” (bewußtseinsmäßige), dans la mesure où “l’étant n’est étant que pour une conscience”175. Comment l’étant se constitue-t-il? Comment devient-il conscient? Kant avait déjà posé le problème, mais c’est Husserl qui, dans sa phénoménologie transcendantale, va mener cette problématique à bout. Si la philosophie est, sous l’angle ontologique, affairée avec l’étant, elle l’est, sous l’angle de la conscience, avec les lois originaires de la conscience constituante. Et dans la phénoménologie husserlienne, la conscience elle-même devient une région et est tributaire d’une réflexion régionale; sa légalité est non seulement principiellement originelle, mais également la plus générale176.
3.2. Généralisation et formalisation Avant la phénoménologie de Husserl, le sens de Ver-allgemein-erung, où nous retrouvons le concept “général” (das Allgemeine), n’était pas sérieusement envisagé; et, dans la philosophie contemporaine, il reste encore controversé. Parachevant sous l’angle logique et ontologique ce qui déjà était implicitement connu en mathématiques depuis Leibniz, Husserl établit une distinction entre
172 173 174 175 176
Cf. Ibid., p. 55. Cf. Ibid., p. 56. Cf. Ibid. Ibid. Cf. Ibid., p. 56-57.
74 “généralisation” (Generalisierung) et “formalisation” (Formalisierung)177. Heidegger, pour sa part, veut poursuivre cette étude afin d‘élucider au bout du parcours le sens de l‘ “indication formelle” (formale Anzeige). En clair, la question que Heidegger se pose est celle de savoir dans quel sens la “généralisation” (Generalisierung) et la “formalisation”(Formalisierung) sont chacune à sa manière “généralisation/ universalisation” (Verallgemeinerung), et encore, celle de savoir jusqu‘à quel point et sous quelles conditions le “général”(das Allgemeine) peut être considéré comme dernière définition philosophique, ou dans le cas contraire, dans quelle mesure l‘“indication formelle” (formale Anzeige), malgré tout, ne préjuge de rien pour une étude phénoménologique178. Contrairement à l‘indication formelle - comme nous le verrons - qui n‘a rien à voir avec la “généralité” (Allgemeinheit), la “généralisation” (Generalisierung) et la “formalisation” (Formalisierung) ont en commun de se tenir toutes les deux dans le sens de “général” (allgemein)179; leur différence réside en ceci: alors que la “généralisation” vise à déterminer ce qu'est l'objet, la “formalisation” quant à elle considère l’objet sous l’angle précis du fait qu’il est donné180. Heidegger illustre son propos par des exemples, que nous reprenons ici. Considérons les définitions suivantes: (a) Le rouge est une couleur, la couleur est une qualité sensorielle. (b) La joie est un affect, l’affect est une expérience vécue. (c) Les qualités, les expériences, les objets sont des essences. (d) Rouge, couleur, qualité sensorielle, expérience vécue, genre, espèce, essence sont des ob-jets. De ces exemples, il ressort que le passage de “rouge” à “couleur” (a), ou celui de “couleur” à “qualité sensorielle”(a), n’est pas le même que celui de “qualité sensorielle” à “essence” ( c ) et celui de “essence” à “ob-jet” (d). Il y a une rupture: dans les premiers cas (a, b), il s’agit d’une généralisation, et dans les suivants (c, d), d’une formalisation. Par ailleurs, la définition “qualité sensorielle” définit “couleur” (a), pas dans le même sens que la définition formelle “ob-jet” (d) n’importe quelle chose (par exemple: La pierre est un objet)181. Récapitulons: la “généralisation” (Generalisierung) s’accomplit d’après le genre (gattungsmäßige Verallgemeinerung) et dans une sphère relative aux 177 178 179 180
Cf. Ibid., p. 57. Cf. Ibid., p. 60. Cf. Ibid., p. 59. Cf. P. CAPELLE, «La signification du christianisme chez Heidegger», in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p.319. 181 Cf. GA 60, p. 58.
75 choses (sachhaltige Sphäre, Sachgebiet, Sachregion); elle est une manière de classer (Weise des Ordnens), une classification (Einordnung) ou hiérarchie des degrés de généralité (genres et espèces), un ordre de niveaux (Stufenordnung) de déterminations, en relation de superposition mutuelle et d’implication réciproque, lequel ordre de niveau est immanent aux choses (sachimmanent). Elle consiste à définir quelque chose d’après son objectivité à partir d’un autre, de sorte que celui-ci soit comme l’irréductible (das Umgreifendes) dans la même région de choses182. Bref: la “généralisation” est une universalisation matériellement liée; elle se situe dans la région ontique, dans le domaine des choses. En revanche, la “formalisation” n’est pas en soi liée à la région des objets matériels et est libre de toute hiérarchie de niveaux. On n’a pas besoin de gravir des niveaux graduels pour passer, par exemple, de “pierre” à “ob-jet”. L’attribution est ici formelle, et non matérielle; il ne s’agit pas d’une détermination de contenu, on ne voit pas la teneur de la chose (Wasgehalt), c’est-à-dire le contenu du quid , mais on considère la chose dans sa détermination ontologique, c’est-à-dire on voit seulement le fait que la chose est donnée (“gegeben”). La définition se détourne de la teneur quidditative (Sachhaltigkeit) de la chose, pour se focaliser sur l‘optique, suivant laquelle la chose est donnée; celle-ci est maintenant définie comme le saisi (das Erfasste), comme ce vers quoi (worauf) le rapport conforme à la connaissance donne. Il est question ici d’une détermination de rapport à la chose, d’une donation de la chose à un sujet183. Autrement dit: la “formalisation” n’est pas liée au Was de l‘objet à définir, au contenu matériel de la chose; elle découle du sens du rapport de vue même. Ce rapport d’optique (Einstellungsbezug) porte en soi une multiplicité de sens, exprimée dans les catégories formelles - ontologiques. Certes, cette explicitation peut laisser croire qu’il s’agit d’une détermination suivant la sphère de la chose. En réalité, ce sens de rapport n’est pas un classement ou une région; il ne l’est, et seulement de façon indirecte, que dans la mesure où il est élaboré (ausgeformt) en une catégorie formelle de la chose, à laquelle correspond une “région”. Aussi le concept “formalisation” peut être compris de diverses manières: définition de quelque chose (Etwas) comme ob-jet (Gegenstand), classement formel à la catégorie objective, lequel classement n‘est cependant pas originel, mais résultat d‘une élaboration; tâche d’élaboration de la multiplicité du sens de rapport; théorie du formel-ontologique, à l'instar de la mathesis universalis de Descartes et de Leibniz, etc.184 Cela étant, il convient déjà de noter que le mot 182 Cf. GA 60, p. 61. 183 Cf. Ibid. 184 Cf. Ibid, p. 61-62.
76 “formel” (formal) recevra dans l‘“indication formelle” une signification autre que celle du formalisé (das Formalisierte). En effet, il y a dans la formalisation certaines distinctions en rapport avec le sens de “général”. Par exemple: La formalisation “Quelque chose est un ob-jet” peut être dite de toute et chaque chose; par contre, la formalisation “expérience en général, objet en général sont des essences” ne peut pas être dite de chaque chose. Cela veut dire que, dans le sens large, la “région formelle” est aussi un domaine de choses (Sachgebiet), relatif aux choses (sachhaltig); indirectement, il y est question d’un classement aussi, suivant l'optique husserlienne. Or, comme nous allons le voir, l’indication formelle n’a rien à voir avec la généralité et est loin d’être une classification; dans son discours, la signification de “formel” est plus originelle (ursprünglicher), en dehors de toute considération théorétique185.
3.3. L’ “indication formelle” Après avoir rappelé la distinction husserlienne entre “généralisation” (Generalisierung) et “formalisation” (Formalisierung), Heidegger fait le départ entre “formalisation” et son nouveau concept d'“indication formelle” (formale Anzeige), comme mode processus permettant d'accéder de façon plus originaire au phénomène, sans préjuger de son contenu186. Pour rappel, nous avions noté que la formalisation pouvait être comprise de plusieurs manières. Dans la formalisation se constitue, à travers l’élaboration du sens de rapport en catégories formelles, la théorie du formel-logique et du formel-ontologique. La détermination formelle-ontologique, tout en étant considérée comme “générale”, ne préjuge de rien pour la philosophie, contrairement aux deux sens de l’universalisation évoqués plus haut, lesquels préjugent de l’être même de ce qui se donne, dans la mesure où ce dernier fait l’objet d’une détermination uniquement théorétique. Cela se comprend aisément, si l’on accepte la thèse selon laquelle la philosophie n’est pas une science théorétique, et partant, si l’on considère aussi que la définition formelle-ontologique peut être l’ultime pour la réflexion constitutive-phénoménologique. C’est sous cette condition qu’intervient- en anticipant- la saisie formelle-ontologique de la chose187. Venons-en maintenant à la conception heideggérienne de la phénoménologie comme ''indication formelle'' (formale Anzeige), c’est-à-dire: comme saisie originaire du formel. 185 Cf. Ibid, p. 59. 186 Cf. GA 60, p. 62-65. 187 Cf. Ibid., p. 62.
77 Ce qu’est le phénomène, dit Heidegger, ne peut qu'être «formellement indiqué», c'est-à-dire saisi de manière indicative. Le phénomène se laisse saisir selon trois directions de sens, lesquelles, loin d’être simplement juxtaposées, sont plutôt entièrement corrélatives: d’abord, le «sens de contenu» (Gehaltssinn), suivant que l’on vise ce qui est ‘fait expérience’, ce dont il est ‘fait expérience’ (was); ensuite, le «sens référentiel» ou relationnel (Bezugssinn), suivant que l’on considère la façon dont nous sommes rapportés (bezogen) au phénomène, la manière dont nous en ‘faisons l'expérience’, la manière dont il est appréhendé; et enfin, le «sens d’accomplissement» (Vollzugssinn), suivant que l’on veut saisir comment (wie) ce rapport est accompli (vollzogen), comment l'on y prend part soi-même. C'est en prenant en vue le sens en son entier (c'est-à-dire dans sa teneur, suivant son intentionnalité et sous son mode d'accomplissement) que le phénomène est élucidé originairement. La phénoméno-logie est donc l’explicitation de cette totalité de sens (Sinnganzheit): discours, λόγος) sur le sens de la teneur des phénomènes (Gehalt), discours sur le sens de rapport du ‘sujet-faisant-l’expérience’ aux ‘phénomènes-dont-on-fait-l’expérience’ (Bezug) et enfin discours sur le sens d‘accomplissement des phénomènes pris en vue (Vollzug)188. Peut-on maintenant dire que la détermination formelle-ontologique préjudicie à quelque chose pour cette tâche de la phénoménologie? Dans la mesure où une détermination formelle ne déclare rien du tout sur le “Was” de ce qu’elle détermine, elle ne préjuge de rien. Mais, cette indifférence totale de la définition formelle par rapport au “contenu” est justement fatale du côté de la “référence” et de l’ “accomplissement” du phénomène: elle prescrit ou contribue à prescrire un sens référentiel théorique et voile l’aspect d‘accomplissement, pour s’orienter uniquement au contenu. Or, comme l’atteste l’histoire de la philosophie, la détermination formelle du réel est la tâche prédominante en philosophie. Comment dès lors prévenir ce préjudice? Autrement dit: la dite tâche de la philosophie comme définition générale du réel se laisse-t-elle principiellement saisir? Découle-t-elle du motif originel du philosopher? L’“indication formelle”, comme moment méthodique (methodisches Moment), comme le “fixer” (Ansetzen) de l’explication phénoménologique, répond avec succès à cette interrogation189.
188 Cf. Ibid., p. 63. Dans SuZ, le sens de contenu (Gehaltssinn) correspond à la compréhension du monde (Weltverständnis), le sens de rapport (Bezugssinn) au caractère de souci (Sorgecharakter) et le sens d‘accomplissement (Vollzugssinn) aux deux possibilités fondamentales du Dasein, authenticité (Eigentlichkeit) et inauthenticité (Uneigentlichkeit). Cf. Fr.-W. von HERRMANN, art.cit., p. 22-23. 189 Cf. Ibid., p. 63-64.
78 Le mot “formel” désignant ici quelque chose de conforme au rapport (bezugsmäßige, rapport-able), l’“indication formelle” doit “indiquer” auparavant (vorweg) le “rapport” (Bezug) du phénomène, mais seulement négativement, comme disposition préventive. Le phénomène doit être fixé, de sorte que son sens de rapport soit tenu en suspens, et non pris comme théorique originellement. Ainsi le rapport et l’accomplissement du phénomène sont définis non pas à l’avance, mais sont tenus en suspens. Ce qui est une prise de position bien opposée à la science. Récusant l‘intégration à un domaine, l’indication formelle se veut une défense (Abwehr), une sécurisation (Sicherung) à l’amont, préservant l’aspect d’accomplissement et, de ce fait, protégeant contre la tendance de l’expérience facticielle de la vie à toujours décliner dans l’objectivation190. En d’autres termes: dans “l’indication formelle”, la détermination «formelle» doit indiquer le phénomène sans préjuger de son accomplissement, c’est-à-dire sans le saisir comme un “ob-jet” (Gegenstand), à savoir une chose « matérielle » (Sache). On ne se substitue pas au phénomène; on se limite à en donner des orientations de sens, c’est-à-dire des «indications formelles», lui permettant de se dé-voiler lui-même. Par ailleurs, s’il existe - comme nous l’avons vu - un classement, de façon directe dans la ‘’généralisation’’ et de façon indirecte dans la ‘’formalisation’’, il n’en est pas question dans l’indication formelle’’. Ici, l’on se tient loin de toute classification, on laisse tout posé. Somme toute, l’indication formelle n’a de sens qu’en rapport à l’explication phénoménologique191. Elle permet de tracer la ligne de démarcation entre «connaissance objectivante» et «comprendre phénoménologique».
3.4. L'indication formelle de l'«historique» Pour boucler la boucle, Heidegger va appliquer au problème de l’historique les résultats acquis. Le concept d'histoire ne doit pas être traité sous le mode de «généralisation», c'est-à-dire être pensé comme totalité objective ou détermination universelle; il faut l'aborder suivant la «méthode indicative». Comment peut-on “indiquer formellement” l’historique? Prendre l’historique comme formellement-indiqué, cela ne signifie pas que la définition la plus générale de “historique”, à savoir “un devenant dans le temps”, présage un sens dernier. La définition formellement indiquant du sens de “historique” ne doit être envisagée ni comme une définition du monde historique 190 Cf. Ibid., p. 64. 191 Cf. GA 60, p. 64.
79 objectif dans sa structure historique, ni comme une définition pré-esquissant le sens le plus général de l’historique même. Au contraire, le sens de “temporel” est encore provisoirement non déterminé, et partant, ne préjuge de rien. Dans ces conditions, le schéma fondamental du temporel pourrait être esquissé comme suit: chaque objectivité, dans la mesure où elle se constitue dans la conscience, est temporelle. En réalité, cette définition “générale-formelle” du temps est une falsification du problème du temps, dans la mesure où un cadre (Rahmen) est ici pré-esquissé - par le théorique - pour le phénomène du temps. Heidegger vient plutôt inverser le chemin: pour saisir le sens du temps et donc caractériser le problème de l’historique, il faut partir de la vie, de l’expérience facticielle. La tâche consistera à expérimenter originellement la temporalité dans l’expérience facticielle, en faisant entièrement abstraction de toute conscience pure et de tout temps pur. Ce qui importe, aux yeux de Heidegger, c'est l'accomplissement (Vollzug), c'est-àdire la manière dont nous en faisons originairement l'expérience dans la vie. La vie facticielle s’accomplit historiquement (geschichtlich) à partir d’elle-même, et partant, est aussi temporelle (zeitlich) à partir d’elle-même. C’est à partir de là, dit Heidegger, que l’on doit se demander ce qu’est la temporalité, ce que signifie “passé, présent, avenir” dans l’expérience facticielle.192 Ainsi se trouvent dégagées les structures fondamentales de la vie facticielle et de son expérience, lesquelles serviront de base pour saisir l’expérience chrétienne primitive de la vie. C’est précisément dans cet horizon que Heidegger entreprend sa lecture des épîtres pauliniennes. Il y met en musique les exigences méthodologiques principielles liées au philosopher phénoménologique en rapport avec l’expérience facticielle de la vie. Prenant congé tout aussi bien des philosophies classiques de la religion qui ne cessent d’objectiver la religion que du “système du catholicisme” qui participe de la même tendance à la sécurisation, Heidegger s’investit dans l’explication phénoménologique, laquelle rapatrie la temporalité au coeur de l’expérience religieuse, telle que vécue dans le christianisme primitif193. Aussi, bien avant la parution de son oeuvre magistrale Sein und Zeit, il relit suivant la méthode indicative formelle les écrits néotestamentaires, notamment l‘épître aux Galates, la première et la seconde aux Thessaloniciens. À travers cette lecture, Heidegger interprète l’expérience chrétienne primitive comme une forme concrète – voire le paradigme – de l’expérience facticielle de la vie, développée dans ce deuxième chapitre.
192 Cf. Ibid., p.64-65. 193 Cf. P. CAPELLE, «La signification du christianisme chez Heidegger», in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p. 315.
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Chapitre 3: Saint Paul et la religiosité chrétienne primitive Dans la lecture de Paul que propose Heidegger, il est question de saisir la vie facticielle chrétienne, c’est-à-dire de chercher à comprendre ce que veut dire “accomplir” sa vie comme chrétien. Il s’agit donc, à ce stade, d’une phénoménologie de la vie facticielle chrétienne, et non d’une philosophie de la religion, dont Heidegger s’est démarqué dans la première partie de son cours du semestre d‘hiver 1920/21194. Il ne s’agit pas non plus d’une interprétation dogmatique ou théologico-exégétique, encore moins d’une étude historique de la religion ou d’une méditation religieuse. L’objectif de Heidegger est de donner des directives ou indications pour le “comprendre phénoménologique” (phänomenologisches Verstehen) de la religion, ou mieux du vivre (Erleben) religieux authentique. Ainsi, le comprendre phénoménologique, lequel permet d'indiquer formellement, lui ouvre avec satisfaction l’''accès'' au Nouveau Testament, et partant, l'accès à l'expérience originaire de la vie qu'il véhicule195. En d’autres termes, Heidegger forge une méthode herméneutico-phénoménologique basée sur l’expérience originaire de la religiosité chrétienne. Il interprète d’abord la lettre de Paul aux Galates, puis les deux épîtres aux Thessaloniciens, avec des allusions à d‘autres écrits pauliniens, notamment la lettre aux Philippiens, celle aux Romains et les deux épîtres aux Corinthiens. 194 À propos de «phénoménologie», il s'agit, rappelle Heidegger, non pas d'un système, mais de méthode, d’accès aux choses mêmes, de voie conductrice, à partir de l’expérience facticielle de la vie (cf. Ibid., p. 34). 195 Cf. GA 60, p. 67. Sur l'interprétation heideggérienne de Paul, lire notamment: F.-W. Von HERRMANN, «Faktische Lebenserfahrung und urchristliche Religiosität. Heideggers phänomenologische Auslegung Paulinischer Briefe», in N. FISCHER – F.W. Von HERRMANN (Hrsg.), Heidegger und die christliche Tradition. Annäherungen an ein schwieriges Thema, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007, S. 21-31; F.-W. Von HERRMANN, «Esperienza della vita fattuale e religiosità cristiana originaria. L'interpretazione fenomenologica heideggeriana delle Lettere di Paolo», in A. MOLINARO (a cura di), o.c., p. 17-29; U. REGINA, «Dal tempo cristiano alla filosofia della religione. Heidegger interprete delle Lettere di san Paolo», in A. MOLINARO (a cura di), o.c., p. 57-86; P. STAGI, o.c., p. 117-243; J. BREJDAK, Philosophia crucis. Heidegger Beschäftigung mit dem Apostel Paulus, Frankfurt am Main, P. Lang, 1996; J. GREISCH, L'Arbre de vie et l'Arbre du savoir. Les racines phénoménologiques de l'herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris, Cerf, 2000, p. 185-218; G. FADINI, «Temporalità escatologica. San Paolo nella lettura di Heidegger», in Studia Patavina, 50(2003), p. 357-375; C. CASALE, «La interpretación fenomenológica de Heidegger de la escatología paulina», in Teología y Vida, Vol. XLIX (2008), p. 399429.
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1. Interprétation phénoménologique de 3 épîtres pauliniennes La démarche de Heidegger est de chercher d’abord “une compréhension générale” ou “explication phénoménologique” des épîtres pauliniennes, en l'occurrence Ga, 1 et 2 Th, et ensuite, à partir de cette analyse, parvenir au phénomène central de la vie chrétienne primitive196.
1.1. Présentation et analyse de l’épître aux Galates Une introduction générale et exégétique à l'épître nous permettra de mieux saisir l'intérêt et l'importance de cet écrit pour l'herméneutique heideggérienne.
1.1.1. Notes introductives sur l’épître Les lectures néotestamentaires de Paul sont à situer dans le cadre de sa fréquentation des milieux protestants en général et sous la mouvance de ses lectures de Luther en particulier. Comme on le sait, le jeune Luther a beaucoup lu Paul. L’épître aux Galates lui était particulièrement importante, car celle-ci constitue avec l’épître aux Romains le fondement de la dogmatique paulinienne. Il existe même un commentaire de Luther sur l’épître aux Galates197. Toutefois, Heidegger entend prendre une certaine distance par rapport à la position de Luther. En effet, il estime que ce dernier, au-delà de sa lecture paulinienne par le biais de Saint Augustin, se range dans une certaine opposition avec l’Apôtre. Même la traduction que Luther en donne à partir du texte original grec reste fort tributaire de son point de vue propre. Aussi Heidegger recourt-t-il de préférence à la traduction d’Eberhard Nestle ou à celle de Karl Weizsäcker198. L’épître aux Galates n’a pas seulement une importance doctrinale, mais également historique. À côté du récit des Actes des Apôtres (écrit par Luc), c’est dans cette épître qu’on retrouve un récit historique de Paul lui-même sur sa conversion, c'est-à-dire la manière dont il a personnellement accédé à l'expérience chrétienne. À cet égard, l’épître aux Galates est un document précieux et originel, pour la compréhension de l’itinéraire personnel de l’Apôtre, mais également du phénomène originaire de la vie chrétienne primitive199. On com196 197 198 199
Cf. GA 60, p.68. Cf. Ibid., p. 67-68. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 68.
83 prend dès lors pourquoi Heidegger lui réserve une place de prédilection dans son interprétation phénoménologique du christianisme originel. Paul y est en situation de lutte contre les Juifs et les Judéo-chrétiens. Son combat est en fait un combat entre la “loi” (Gesetz) et la “foi” (Glaube). Cette opposition entre la foi et la loi n’est que provisoire, puisque toutes deux sont des manières particulières pour accéder au “salut” (Heil, ή σωτηρία), à la “vie” (Leben, ή ζωή). C’est à partir de cette position fondamentale qu’est à comprendre la conscience chrétienne primitive, d’après son sens de contenu, de référence et d’accomplissement200.
1.1.2. Quelques remarques exégétiques. Quoique Heidegger ne vise pas avant tout une interprétation théologicoexégétique de Paul, il ne se prive pour autant pas de quelques détails exégétiques importants pour l’intelligence de l’épître. Nous nous dispensons de les reprendre ici201. Qu'il nous suffise de signaler l'un ou l'autre motif que Heidegger exploitera dans son analyse phénoménologique. Il s'agit par exemple de concepts-clés ou thèmes suivants: le monde (αίών) présent, opposé à celui de gloire (δόξα) (1, 45); la conversion ou rupture totale de Paul avec son passé (1,10); son adhésion au christianisme, à travers une expérience personnelle, et non à travers une tradition historique (1, 12); son combat pour le “vrai Évangile” (1, 8-9); sa 200 Cf. Ibid., p. 68-69. Quant à sa structure, l’épître aux Galates se compose, suivant la répartition retenue par Heidegger, outre l’introduction (1,1-9) et la conclusion (6,1118), de trois sections: la première – essentiellement narrative – produit la preuve de l’authenticité de la mission apostolique de Paul et de sa vocation par le Christ (1, 10 2,10); la seconde section – centrale et polémique – expose la confrontation entre la loi et la foi, d’abord de façon théorique, ensuite dans son application à la vie (2,11 - 4,7); enfin, la dernière section – exhortation pratique – traite de la vie chrétienne dans l‘ensemble, de ses motifs et de ses tendances (4,8 – 6,10); cf. Ibid., p. 69. 201 Cf. Ibid., p. 69-71. Concernant une exploitation exégétique de la lecture heideggérienne de Paul, on peut lire par exemple: E.E. POPKES, «Phänomenologie frühchristlichen Lebens. Anmerkungen zu Heideggers Auslegung paulinischer Briefe», in Kerygma und Dogma, 52(2006), p. 265-268; I. CHUECAS, «Heidegger y San Pablo. La interpretación fenomenológica de Martin Heidegger a la carta los Gálatas desde una perspectiva de exégesis bíblica», in Teología y Vida, Vol. XLIX (2008), p. 431-445. Les annotations de Heidegger sont inégalement réparties par rapport au volume des chapitres: 9 pour le ch. 1 (24 versets), 5 pour le ch. 2 (21 v.), 1 pour le ch. 3 (29 v.), 6 pour le ch. 4 (31 v.), 2 pour le ch. 5 (26 v.) et 0 pour le ch. 6 (16 v.). Cf. I. CHUECAS, art. cit., p. 437. Ce qui montre que Heidegger ne vise pas systématiquement une étude exégétique, mais cible les motifs, les thèmes et les concepts qui serviront à son analyse phénoménologique.
84 conduite ou attitude de vie (άναστροφή, Lebenshaltung, Lebensführung, 1, 13); son zèle ou passion apostolique (ζηλωτής , Eiferer, 1, 14); la révélation, τοις έθνεσιν, dont il a été bénéficiaire (1,16); son état d'esprit (pressé) et la tension eschatologique (“courir”: τρέχειν); la justification (δικαιοσύνη) par la foi (πίστις) en Jésus-Christ, et non par les oeuvres de la loi (νόµος, 2, 16); le “scandale de la croix” (τό σκάνδαλον του σταυρου), comme caractéristique du christianisme (5, 11), etc.
1.1.3. La position fondamentale de Paul Après cette introduction à l’épître et ces quelques notes exégétiques, Heidegger en vient à expliciter la position fondamentale de Paul. Ce dernier se voit dans l’obligation d’affirmer l’expérience chrétienne de la vie face au milieu ambiant juif. Dans sa lutte, il recourt à l’argumentaire rabbinique à sa disposition. Ainsi son explication de l’expérience chrétienne de la vie en reçoit sa structure particulière, tout en restant par ailleurs originelle et originale, dans la mesure où justement elle part du sens de la vie religieuse même. De fait, Paul entreprend un retour à l’expérience primitive et à la compréhension du problème – apparemment extérieur et secondaire, en réalité corollaire et déterminant - de l’explication (expression) religieuse202. Paul se trouve donc en situation de combat (Kampf): combat pour (um) sa mission apostolique, d’une part, et pour les Galates eux-mêmes, d‘autre part; combat contre (gegen) la “loi”, non seulement en tant que loi, mais également en tant qu’appartenant au monde présent. Il s’agit en définitive d’une confrontation entre la foi (Glaube) et la loi (Gesetz), entre la grâce (Gnade) et les oeuvres (Werke); bref: d’une option (Entweder - Oder) entre deux “voies de salut”203. Cette problématique de la justification (δικαισύνη) est si bien posée en Gal 3, 2: Est-on justifié, sauvé par “les oeuvres de la loi” (έξ έργων νόµου) ou par “l’écouter de la foi” (έξ άκοης πίστεως)? La loi est à comprendre dans un sens d’abord rituel, mais également moral. Elle représente le signe identitaire des Juifs: en effet, c‘est la disposition à la loi (έργον νόµου) qui caractérise ces derniers; c‘est la loi qui fait d’eux des Juifs. Aussi la communauté judéo-chrétienne lui reste-t-elle attachée et lutte pour
202 Cf. Ibid., p. 72. „Expérience“ et „explication“ religieuse vont toujours de pair. Aussi, note Heidegger en passant, si „l‘histoire des dogmes“ commence seulement au 3è siècle (selon Adolf v. Harnack), avec la dogmatisation de la religion chrétienne par la philosophie grecque, le problème du dogme comme tel (c‘est-à-dire, dans le sens d‘explication religieuse) est déjà présent dans le christianisme primitif. Cf. Ibid. 203 Cf. Ibid., p.127.
85 elle204. Le conflit autour de la circoncision en est une illustration majeure. Après l’exil, la circoncision était devenue le signe extérieur de l’appartenance au peuple de l’Alliance. C’est pour cette raison que les Judéo-chrétiens veulent l’imposer aux païens comme condition d’entrée dans la vie chrétienne. Mais Paul va s’y opposer énergiquement: ce n’est pas l’observance de la loi, dit-il, mais la foi en Christ qui caractérise le chrétien205. En outre, Paul montre que la voie de salut par l’observance de la loi est une gageure. Car l’accomplissement parfait de la loi (Gesetzerfüllung) est impossible pour l‘homme. Ses oeuvres ne peuvent pas donc pas le sauver, mais la grâce de Dieu. Quiconque se tient sous la loi est voué à la perdition; la foi seule rend juste. Pour défendre son point de vue, Paul développe au chapitre troisième de l’épître une longue argumentation dialectique, non pas fondée sur la logique, mais découlant de la conscience de la foi. Il illustre son argument théologique par l’exemple d’Abraham, lui-même rendu juste par la foi206. De ce qui précède - notamment de l’attitude face à la loi et à la foi - se dégage finalement la position de Paul, telle qu’elle se laisse également lire en Phil 3, 13: la certitude propre de la position dans sa propre vie; la rupture dans son existence (c’est-à-dire sa conversion), expliquant la passion de l’apôtre pour Christ et pour l‘Évangile, son combat pour la foi, sur arrière-fond eschatologique (la course vers le but); la compréhension historique originelle de son moi et de son Dasein207. Loin d’avoir été une interprétation d’un catalogue de quelques concepts fondamentaux ou une tentative de dégager un système théologique de Paul, cette lecture de l’épître aux Galates faite par Heidegger a voulu mettre en évidence l’expérience chrétienne fondamentale, afin de comprendre ou expliciter avec elle les phénomènes religieux originels208. En un mot, une phénoménologie de la prédication apostolique de Paul. Après l’êpître aux Galates, Heidegger interprète deux autres écrits de Paul: les lettres aux Thessaloniciens. Ces deux épîtres éclairent et décrivent de façon expressive la situation des communautés chrétiennes primitives, l’expérience de la vie chrétienne primitive. Écrites peu de temps seulement après la crucifixion du Christ, elles sont les documents les plus anciens du Nouveau Testament, et à ce titre, elles sont indispensables pour comprendre la communauté chrétienne primitive, en l‘occurrence celle des Thessaloniciens. Elles décrivent non seule204 205 206 207 208
Cf. Ibid., 72. Cf. Ibid., 127. Cf. Ibid., p.73. Cf. Ibid., p. 73-74. Cf. Ibid., p. 73.
86 ment la vie de cette communauté primitive, mais davantage l’état d’âme de ses membres. Dans ses analyses phénoménologiques, Heidegger va s’y pencher particulièrement. Car dans l’état d’esprit des premiers chrétiens se montre une nouvelle expérience de la temporalité, découlant immédiatement de l’expérience facticielle de la vie.
1.2. Explication phénoménologique de la première lettre aux Thessaloniciens Voyons d'abord comment Heidegger exploite phénoménologiquement la première épître aux Thessaloniciens.
1.2.1. Difficultés méthodologiques Avant d’entrer dans le vif de ses analyses, Heidegger veut d’abord déterminer le contexte historico-objectif de la rédaction ou de la dictée de l’épître; ensuite, il énumère quelques difficultés intervenant dans la transition de ce contexte ‘’historique-objectif’’ à la situation ‘’historique-d’accomplissement’’, laquelle intéresse précisément l‘analyse herméneutico-phénoménologique. La rédaction de la lettre aux Thessaloniciens intervient lors du premier voyage missionnaire de Paul. Après sa captivité à Philippes, Paul arrive à Thessalonique où se constitue autour de lui une communauté de Grecs et de quelques Juifs qui ont adhéré à sa prédication. Mais, peu après, face à l’hostilité des Juifs, Paul est contraint d’interrompre son travail missionnaire et de quitter secrètement la ville, pour se réfugier d’abord à Athènes, d’où il renvoie Timothée vers Thessalonique, pour s’enquérir de l’état de la jeune communauté face aux afflictions, tandis que lui-même continue sur Corinthe. Timothée l’y retrouve plus tard avec de bonnes nouvelles des Thessaloniciens. Paul écrit alors à ces derniers, pour les remercier de leur fidélité à l’Évangile et de leur persévérance dans la foi au milieu des épreuves, et répondre à certaines de leurs questions, que Timothée a rapportées de son voyage, notamment la question du retour imminent du Christ et celle du sort des croyants, décédés avant ce retour (cf. 1Th.3, 2.6; Ac. 17, 1-16; 18, 1.5)209. Suivant cette approche historique-objective, Paul apparaît comme un missionnaire quelconque, qui prêche normalement, à l’instar d’autres prédicateurs ambulants de l’époque210. Heidegger voudrait dépasser ce niveau objectif, pour considérer Paul sur un autre plan, celui de l’accomplissement, c’est-à-dire: 209 Cf. Ibid., p. 87. 210 Cf. Ibid.
87 il n’est plus question maintenant de la situation historique-objective de Paul lors de la rédaction de la lettre, mais de “voir la situation telle que nous écrivions la lettre avec Paul”, telle que “nous accomplissions avec lui-même la rédaction ou dictée de la lettre”211. Ce passage - ou mieux ce retournement (Wendung) - du contexte ‘’historicoobjectif’’ (objektgeschichtlicher Zusammenhang) à la situation ‘’historique d’accomplissement’’ (vollzugsgeschichtliche Situation)212 soulève la question complexe du comment du rapport de Paul à ses contemporains - ici les Thessaloniciens -, et vice versa. En d’autres termes, dans la situation de la rédaction de la lettre, il faut se demander comment la ‘Mitwelt’ est donnée à Paul, et comment Paul lui-même se tient à cette ‘Mitwelt’; comment Paul se situe aux Thessaloniciens, et comment ces derniers sont éprouvés par lui213. Cette entreprise, dit Heidegger, est soumise à des difficultés méthodiques, qu'il convient au préalable d'élucider et de résoudre: il s’agit du problème de la ré-immersion dans la situation originelle, de celui de la re-présentation et de celui de l’explication214. Ces problèmes sont étroitement liés. Heidegger estime indispensable de répondre aux objections qui pourraient en découler. Tout d’abord le problème de l’empathie (Einfühlung): l’objection consisterait à évoquer l’impossibilité - ou sinon la possibilité fort limitée - de se substituer (Sich-versetzten) à la situation exacte de Paul, et ce, faute de connaissance de l’Umwelt de ce dernier. Heidegger constate que ce problème est souvent posé sur le plan de la théorie de la connaissance et donc faussé à la base; le prétexte “objectif” vient en premier lieu pour une situation, dans laquelle on devrait au contraire “s’immerger” (sich ein-fühlen). Il est question d’“im-mersion” dans la situation originelle, de se mettre sur le plan herméneutico-phénoménologique à la place de Paul. Au lieu d’une approche objectiviste, l’on devrait, pense Heidegger, aborder le milieu de Paul à partir de la personnalité de ce dernier et voir ce que
211 Ibid. 212 Cf. Ibid., p. 88s. Le concept «Vollzug» est à comprendre ici dans le sens dynamique d‘«accomplissement», de «déploiement» (plus qu'un simple «déroulement»/«Ablauf») plutôt que celui statique d‘«achèvement», de «consommation», de «résultat», c‘est-àdire celui d‘«Erfüllung». Ainsi, saisir la situation historique-d‘accomplissement revient à dire: chercher à comprendre/vivre la situation dans le comment de son déploiement, dans le mouvement dans et par lequel elle advient. 213 Cf. Ibid., p. 87-88. Pour rappel, nous utilisons volontiers les expressions allemandes originales (Selbst-, Mit- und Umwelt), avec l‘article féminin de l‘allemand, même si le terme français (“le„ monde) est masculin. 214 Cf. Ibid., 89.
88 ce milieu représente pour lui215. En d’autres termes, “cela ne dépend pas du tout du caractère objectif de l’Umwelt de Paul, mais uniquement de sa situation propre”216. Ce n’est donc pas une question de connaissance théorique-objective, mais d’expérience historique-facticielle de la vie. Et celle-ci n’est saisissable qu’à l’intérieur de la «tradition». Le problème suivant est celui de la re-présentation (Darstellung): le problème est que, à travers le langage, chaque expression tombe immédiatement sous le registre de l‘“objectivable”. De ce point de vue, les phrases de Paul ne seraient pas différentes d’un récit historique-objectif. Heidegger estime qu’on fait fausse route, lorsqu’on recourt à des concepts objectifs pour traiter d'une question qui relève de la subjectivité217. Enfin, dans l’explication (Explikation), surgit le problème du dégagement (Abhebung): la question qui se pose est celle de savoir comment sont dégagées, c’est-à-dire détachées les réalités de l‘‘Umwelt’, de la ‘Mitwelt’ et de la ‘Selbstwelt’, lesquelles s’entremêlent dans l’expérience facticielle. Il ne s’agit pas d’une abstraction, où l’abstrait (das Abstrahierte) est indépendant de ce dont (wovon) il est abstrait; dans l’explication, lorsqu’un facteur est explicité, les autres sont aussi donnés en même temps. Ce qui est explicité, doit donc l’être dans tous les sens de direction (à savoir: le sens de contenu, de rapport et d’accomplissement), c‘est-à-dire dans un contexte de situation. Dans l’abstraction objective, la facticité historique est effacée par une construction théorique; en revanche, l’explication phénoménologique vise la primitivité de l’historique-absolu dans sa non-répétitivité absolue218. Ainsi, pour pouvoir expliquer la situation historique-d’accomplissement, on doit recourir à “une explication immanente avec une conceptualité plus originelle” que la conceptualité courante, philosophique, objectivante. À la place des concepts objectifs (Objektbegriffe / Sachbegriffe), il faut donc ici des concepts phénoménologiques (phänomenologische Begriffe)219. La dernière difficulté, que Heidegger écarte, concerne les frontières du phénoménologique. Avec le retournement exigé du contexte ‘’historiqueobjectif’’ à la situation ‘’historique-d’accomplissement’’, l’on peut se demander si l’on sort vraiment de “l’histoire” et, partant, se demander où commence “le phénoménologique”. Quoique légitime, cette objection a pour arrière-fond, aux yeux de Heidegger, “la conviction que le philosophique aurait une dimension 215 216 217 218 219
Cf. Ibid., p. 88. Cf. Ibid., p. 89. C‘est nous qui soulignons. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 88-89. Cf. Ibid., p. 89.
89 particulière”, en dehors de l‘historique comme tel. Ce qui, selon lui, est une méprise; puisque la philosophie est pour lui le retour à l’historique-originaire220.
1.2.2. La “situation” historique d'accomplissement Comme nous l’avions déjà noté, l’interprétation phénoménologique de l’expérience facticielle de la vie, - et partant, de l’expérience chrétienne primitive de la vie -, exige le retournement du “contexte” (Zusammenhang) historique-objectif à la “situation” (Situation) historique-d’accomplissement. Le concept “situation” revêt donc ici une signification particulière. Que faut-il entendre par “situation”? Dans le langage courant, une “situation” est quelque chose de statique, par opposition à quelque chose de dynamique. De ce point de vue, elle signifie une position d’arrêt (Stillstellung) dans le courant (Fluss, Fließen, Strömen) ou déroulement événementiel des phénomènes. Selon Heidegger, la «situation» est à comprendre au-delà de cette alternative “statique-dynamique”, laquelle rentre dans l’ordre de l’objectif, du classement. Car, dit-il, le temps de la vie facticielle ne peut pas être saisi dans un contexte événementiel objectif, mais seulement sur le plan historique-d’accomplissement221. Aussi, contrairement à son usage fréquent et habituel, Heidegger n’utilise plus le terme “situation” pour le contexte objectif-historique, - comme par exemple dans l‘expression “situation (Lage) difficile ou fatale”-, mais seulement dans un sens proprement phénoménologique. Pour lui, la “situation” ne relève pas de l‘étude objective, conforme à l‘ordre (ordnungsmäßig), mais plutôt du comprendre conforme à l’accomplissement - nous dirions “accomplirable”(vollzugsmäßig). Dans cet ordre d’idées, même une multiplicité de situations, tout comme une multiplicité à l’intérieur d’une situation, ou encore une suite de situations, ne peuvent être rangées dans l’ordre de l’objectif, du classement, du mesurable. Ce qui revient à dire que la délimitation d’une ou des situations n’a rien à voir avec une délimitation historique-objective d’une période ou époque historique, ni celle d’un laps de temps déterminé mathématiquement-physiquement. Une «situation» ne peut pas être historiquement délimitée, c’est-à-dire classée d’après la suite de temps, rangée dans une série ou suite d’événements historiques. Son unité ou sa multiplicité ne peut être déterminée que de façon phénoménologique, à travers l’indication formelle. Autrement dit, elle ne peut être ni classée, ni décrite, mais juste indiquée formellement222. 220 Cf. Ibid., p. 90. 221 Cf. Ibid., p. 92. 222 Cf. Ibid., p. 90-91 et 147. Heidegger se réfère à la notion du temps et de la durée chez Bergson: la “durée concrète„, vécue, psychologique, est différente du temps physique, mathématique.
90 En outre, une «situation» ne peut être renvoyée dans un domaine ontique, ni non plus dans la conscience, et encore moins être appliquée à un point précis au milieu d‘autres. En revanche, elle est définie par un processus du comprendre, dans lequel l’activité de l‘observateur est impliquée originellement dans la situation même. Heidegger le dit en ces termes: «“Je” (Ich) vit la situation et lui appartient», de sorte qu’on ne peut pas comprendre la situation sans “Selbstwelt”, sans “Je”. À chaque situation appartient donc un “moi”, un pôle personnel (Ich-liches), tout comme un “non-moi”, un pôle non-personnel (NichtIchliches)223. Heidegger fait cependant remarquer qu’on ne doit pas concevoir ces deux composantes dans une relation de sujet-objet (Subjekt/Objekt) ou encore à la manière de Fichte, qui, à la suite de Kant, pense que “le moi fixe le non-moi”. La seule distinction qu’il tient, pour sa part, à indiquer est la suivante: “le moi est et a le non-moi, alors que le non-moi est simplement et n’a pas”224. Pour lui, “Je” est donc en relation avec le “moi” et le “non-moi”, à travers les trois articulations du monde (Selbst-, Mit- und Umwelt). En lui se retrouve la relationd’être et la relation-d’avoir: «“Je” “est” et, comme tel, il “a”», écrit Heidegger225. Et dans la mesure où le moi a quelque chose - c’est-à-dire, à partir de la relation-d’avoir du moi (Ichliches)- on peut avoir l’accès à la situation; en effet, ce qui est “eu” (gehabt), semble toujours encore se donner comme quelque chose de déterminable, d'objectif; il offre ainsi une base pour la poursuite de l’explication. La structure de la situation n’est pas celle d’un ordre (Ordnung), où des éléments de la multiplicité formeraient l’unité de la situation; celle-ci est seulement à comprendre, selon l’indication formelle, dans le sens historique originel d‘accomplissement, en rapport avec le moi (Ichliches). Ainsi, par exemple, la relation de la communauté des Thessaloniciens à Paul est déterminée par la manière dont lui Paul l’“a”. Ce qu’ils sont et ce qu’ils ont c’est-à-dire leur “Mitwelt” et leur “Umwelt”- ne sont compréhensibles qu’en rapport avec la “Selbtswelt” (Ichliches, le pôle «Je») de Paul226. Autrement, on ne resterait figé que sur le plan historique-objectif. Pour revenir à l’épître aux Thessaloniciens, celle-ci ne doit plus être étudiée comme une connexion d’événements conforme à l'histoire objective (objektgeschichlicher Geschehenszusammenhag); elle doit plutôt être interprétée phénoménologiquement comme “conforme à la situation” (situationsmäßig), 223 Cf. Ibid., p. 147. 224 Cf. Ibid., p. 91. 225 Cf. Ibid., p. 147. Heidegger note que le “est„ est à prendre ici au sens originel, existentiel, conforme à l'accomplissement, plutôt que celui général, théorique, prédicatif. Cf. Ibid., p. 92 et p. 147-148. 226 Cf. Ibid., p. 92-93 et 148.
91 c’est-à-dire abordée dans le sens historique-d’accomplissement (vollzugsgeschichtlich)227. En d’autres termes, il faudra se demander comment la communauté de Thessalonique “se situe” par rapport à Paul dans la rédaction ou la dictée de la lettre, ou encore - pour reprendre les termes de Heidegger luimême - comment (wie) et en tant que quoi (als was) Paul “a” cette communauté, de quelle manière il se rapporte à elle228.
1.2.3. L’ “être-devenu” des Thessaloniciens Sur le plan du récit historique-objectif, la communauté de Thessalonique est constituée de ces “quelques-uns qui sont persuadés par la prédication de Paul et qui se joignent à lui” (Ac 17, 4). D’après ce passage, Paul, par sa prédication et l’accueil de celle-ci par quelques-uns, est à l’origine de la communauté de Thessanolique; il en est pour ainsi dire le fondateur. Vu sur le plan de la “situation”, Paul n’est pas seulement le fondateur de cette communauté de Thessaloniciens, il en fait lui-même partie (gehört dazu). Ces “quelques-uns” qui l’ont rejoint, ne sont plus des gens quelconques parmi d‘autres; ils lui sont “confiés” (anvertraut) et indissolublement liés dans leur “genèse” (Genesis) et dans leur “destin” (Schicksal) ou devenir. Par leur “acceptation”, ils “imitent” Paul, ils “accomplissent” - c’est-à-dire mettent en pratique, vivent - sa prédication, au point qu‘ils “sont devenus” des modèles d‘acceptation de l‘Évangile (1 Thes 1, 6-7). En eux, Paul se retrouve lui-même; en eux, il fait expérience de lui-même aussi229. Mais, de quelle manière Paul fait expérience des Thessaloniciens? Heidegger retient deux aspects: premièrement, il fait expérience d’eux dans leur “être-devenu” (Gewordensein: γενηθηναι) en tant que disciples; ensuite, il fait aussi l’expérience que ces derniers sont conscients (Wissen: οίδατε) de leur “être-devenu”, tout comme lui-même. La fréquence dans l’épître de ces expressions (1. γενηθηναι, γενέσθαι, etc.; 2. οίδατε, µνηµονεύσατε, etc.) n’est pas occasionnelle, superficielle, purement rhétorique, mais fort significative sur le plan du comprendre historique-d’accomplissement230. Pour Heidegger, l’“êtredevenu” et la conscience de cet “être-devenu” sont deux déterminations fondamentales de la vie facticielle des Thessaloniciens. Aussi les retient-il comme thème pour son analyse de la première lettre aux Thessaloniciens. Que faut-il entendre par cet “être-devenu”? Et quel est le sens de ce “savoir” qui l’accompagne? Heidegger fait d’abord remarquer que si la facticité et le 227 228 229 230
Cf. Ibid., p. 147. Cf. Ibid., p. 93. Cf. Ibid., p. 93 et 143. C‘est nous qui soulignons. Cf. Ibid., p. 93. Voir à ce propos 1Thes 1, 5; 2, 2.5.9.11; 3, 6; 4, 2.9; 5, 1.2.
92 savoir sont distingués dans l’explication, ils sont en revanche co-éprouvés originellement. Par ailleurs, ajoute-t-il, ce savoir est entièrement différent d’un savoir théorique ou souvenir ordinaire; il se produit seulement dans le contextede-situation de l’expérience chrétienne de la vie. De même, l’“être-devenu” des Thessaloniciens n’est pas non plus un événement quelconque dans leur vie, mais il est toujours co-éprouvé, de sorte que “leur être présent est leur être-devenu”, et vice versa, à savoir: “leur être-devenu est leur être actuel”231. Le concept “devenir” (γενέσθαι) n’indique pas ici un simple passage d’un état (avant la prédication) à un autre (après l‘acceptation), un changement de condition sociale, de convictions religieuses ou de style de vie, mais il concerne l’“être” même des Thessaloniciens, qui s’éprouvent et se comprennent comme “en marche” (unterwegs), comme “un devenir”, - ou plus exactement – comme “un nouveau devenir”, “un devenir absolu”232. Ils expérimentent ce devenir non comme un processus historique externe, mais ils sont devenus ce devenir même. De plus, cet “être-devenu” ne concerne pas seulement les Thessaloniciens, mais également Paul en personne. En effet, l’“être-devenu” des Thessaloniciens est directement lié à l’entrée de Paul dans leur vie, de sorte que leur “être-devenu” est aussi un “être-devenu” de Paul. Dans sa lettre, Paul les voit comme ceux dans la vie desquels il est entré et avec lesquels il reste étroitement lié par la prédication, l‘affection, l‘exemple et le témoignage de vie233. L’“être-devenuchrétien” (Christ-Gewordensein)234 par et avec la prédication relie donc Paul et les Thessaloniciens, indissociablement. Dans la lettre, l’“être-devenu” est défini, d’après Heidegger, comme l’“acceptation de la Parole” (δέχεσθαι τον λόγον) “au milieu de beaucoup de tribulations” (έν θλίψει πολλη), “avec la joie” (µετα χαρας) “de l’Esprit Saint” (πνεύµατος άγίου) (1 Thes1, 6). Cette caractéristique de l’“être-devenu” est à prendre dans son intégralité. Il en ressort que l’accueil de la Parole de Dieu est accompagné de “tribulations” persistantes, mais en même temps d’une “joie”, provenant non pas de l‘expérience propre, mais d’une puissance d‘en haut, comme un don. Les tribulations ne sont pas accidentelles, mais substantiellement liées à la prédication et à l‘acceptation; elles indiquent la “tendance décadente”(Abfallstendenz)235de la vie -c‘est-à-dire sa fragilité et son instabilité permanente-, soulignent le caractère de “souciance absolue” (absolute Bekümmerung)236 de la foi chrétienne tout comme de la vie facticielle et incitent à la 231 232 233 234 235 236
Cf. Ibid., p. 94. Cf. Ibid., p. 146. Cf. Ibid., p. 93-94. Voir 1Thes 1, 5.6.7; 2, 5.7.8.10.14. Cf. Ibid., p. 139. Cf. Ibid., p. 144. Cf. Ibid.
93 persévérance et à la fidélité radicale (radikales Ansichhalten)237 dans l’annonce (de la croix) et l’acceptation (de l‘Évangile). Ainsi, vue sous l’angle du comment de son accomplissement (c‘est-à-dire “dans les tribulations“, έν θλίψει), l’acceptation consiste pour ainsi dire à “se mettre dans la détresse de la vie” (ein Sich-hinein-Stellen in die Not des Lebens)238, et en même temps, à se placer dans une vivante “connexion d’effets avec Dieu” (Wirkungszusammenhang mit Gott), lequel devient manifeste à travers un “changement de vie” (Lebenswandel, περιπατειν)239. Dans cet ordre d‘idées, Heidegger note que l’expression “Parole de Dieu” (λόγον θεου: 2,13) est à comprendre à la fois comme un génitif subjectif et objectif: c‘est-à-dire, la prédication n’est pas seulement une parole “humaine” traitant de Dieu (Genitivus objectivus), mais “véritablement” une Parole agissante venant de Dieu lui-même (Genitivus subjectivus). En définitive, par “être-devenu”, il faut entendre qu’avec l’acceptation de la prédication, le croyant entre dans un rapport d’action avec Dieu, “qui agit en lui” et dont il est devenu “imitateur” et “disciple”. L’objet de la prédication - c’est-à-dire, ce qui est accueilli (δέχεσθαι, aufnehmen) ou reçu (παραλαµβάνειν, empfangen) - ce n’est pas d’abord un certain contenu doctrinal (ein Was), mais le comment (das Wie) de la conduite chrétienne (4,1), la manière d’accomplir la vie comme chrétien, le comment du “se-comporter” du chrétien dans la vie facticielle240. Plus loin, en se référant à 1 Thes 1, 9-10, Heidegger dit explicitement en quoi consiste cette acceptation (δέχεσθαι): il s’agit dans l’accomplissement de la vie facticielle d’une “conversion radicale” (absolute Umwendung), qui s’opère par un double mouvement de “dé-tournement des idoles” (Wegwendung von Götzen) et de “re-tournement à Dieu” (Hinwendung zu Gott)241. Au fond, ce sont deux moments d‘un même processus: le “se-tourner-vers-Dieu” (έπιστρέφειν προς τον θεον) implique et entraîne le “se-détourner-des-idoles” (Abwendung, απο των είδώλων); l’un est primaire, l’autre secondaire242. De fait, l’acceptation est avant tout et en soi “un changement/marche devant Dieu” (ein Wandeln vor Gott), changement qui s’accomplit dans la vie facticielle en deux directions (nouvelles): le service (δουλευειν, dienen) de Dieu et l’attente (άναµένειν, erharren) du retour du Christ243. Le service de Dieu et l’attente du Christ sont donc les deux modes de comportement qui résultent de cette conversion; ils 237 238 239 240 241 242 243
Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 98. Cf. Ibid., p. 95. Cf. Ibid., p. 94-95. Cf. Ibid., p. 95. Cf. Ibid., p. 97. Cf. Ibid., p. 95.
94 caractérisent l’expérience facticielle de la vie des communautés chrétiennes primitives. Les deux aspects sont indissolublement liés dans les premières communautés chrétiennes, dans la mesure où le service de Dieu consiste en l’attente persévérante du retour imminent du Seigneur. L’attente du retour ou “parousie” (παρουσία) du Seigneur sera justement le second thème retenu par Heidegger, après celui qui vient d‘être développé, à savoir: l’“être-devenu” des chrétiens, ainsi que le savoir qui l’accompagne. Notons, avant de passer au thème suivant, que le savoir sur le propre “êtredevenu” est, pour Heidegger, “la base et la source de la théologie”. En effet, celle-ci a comme tâche l’explicitation de ce savoir sur l’“être-devenu-chrétien” ainsi que de son expression conceptuelle propre244. En d’autres termes, la théologie devrait, si elle veut être authentique et retrouver son socle originel, s’adonner à “l’explication-propre de l’expérience facticielle de la vie” chrétienne, dans sa facticité même, au lieu de s’égarer dans des spéculations théoriques sur le religieux245. Cette conception nouvelle de la théologie correspond à la rupture avec la tradition philosophique et théologique qu’entreprend Heidegger. Dorénavant, la philosophie doit se distancer de toute pensée objectivante théorique pour revenir à l’expérience de la vie facticielle et développer sa «conceptualité propre» à partir d’elle. De même, la théologie devrait se pencher sur l’“être-devenu” de la vie facticielle chrétienne et à partir de là former ses propres concepts théologiques, loin de toute tentative ou tentation d‘objectivation théorique. Dans cette perspective, Heidegger s’interroge sur le sens de “l’objectité de Dieu” (Gegenständlichkeit Gottes). Il fait remarquer que, en dehors de l’explication des contextes conceptuels, Dieu ne devrait pas être saisi en premier lieu comme un “ob-jet” (Gegenstand) de spéculation, comme c’est le cas dans la philosophie grecque, laquelle s’est immiscée dans le christianisme246. Contre cette approche traditionnelle, Heidegger s’engage - comme l’avait tenté Luther avant lui - sur une autre direction. Pour Heidegger, Dieu ne doit plus avant tout être saisi théoriquement, mais analysé phénoménologiquement et indiqué formellement. Aussi, dans son analyse des épîtres pauliniennes, lorsqu’il parle de Dieu, il l’aborde non pas sous l’aspect du “Was”, mais suivant le “Wie”: il ne spécule pas sur la nature ou les attributs de Dieu, il se penche plutôt sur son action dans l‘“être-devenu” des chrétiens; il laisse de côté les spéculations métaphysiques sur Dieu, il s’intéresse au comment de son actualité et de son action dans la vie facticielle. 244 Cf. Ibid., p. 95. 245 Cf. Ibid., p. 145. 246 Cf. Ibid., p. 97.
95
1.2.4. L’attente de la parousie L’attente de la parousie est le second thème que Heidegger dégage de la première épître aux Thessaloniciens pour son analyse phénoménologique. Ce thème est traité en rapport avec la détresse propre de Paul, et donc, en référence avec la ‘Selbstwelt’ de l‘apôtre. Dans quelle “situation” se trouve l’apôtre? Paul attend le retour du Seigneur, dans une “détresse” particulière, voire absolue. Celle-ci caractérise sa situation propre, de sorte que chaque instant de sa vie d’apôtre est défini à partir d’elle. Malgré la “joie” (venant de l’Esprit, comme nous l’avons vu plus haut), l‘apôtre endure sans cesse une souffrance, dans la perspective de la parousie à la fin des temps. Paul lui-même préfère comme apôtre être vu sous cet aspect de détresse et de faiblesse, plutôt que sous celui d’un être exceptionnel et illuminé (cf. 2 Co 12, 2-10). Ce qui ne veut pas dire qu'il rejette ou nie toute forme d'expérience mystique, puisque lui-même en a eue; à la place de l'expérience mystique, il donne son dévolu à l'expérience facticielle, accessible et commune à tous. Aussi, relativisant ses «visions et révélations» extraordinaires, il confesse volontiers sa situation ordinaire de détresse. La raison fondamentale en est que la détresse (θλίψις) appartient à la vie même des chrétiens; elle se tient au centre de leur univers, elle est présente dans leur expérience facticielle247. Dans leur “Selbstwelt”, ces derniers, ainsi que Paul lui-même, vivent la détresse de l’attente du retour du Christ. C’est à partir de cette “situation” que Paul va répondre aux deux questions qui lui sont posées par les Thessaloniciens, à savoir le sort des défunts, décédés avant la parousie (4, 13-18) et la date de celle-ci (5, 1-12). En passant, Heidegger fait remarquer que l’expression “parousie” (παρουσία), tout en gardant sa signification, change cependant son entière structure conceptuelle dans le cours de son histoire: dans le grec classique, elle signifie “arrivée”, c’est-à-dire un événement présent; dans la Septante (AT), elle veut dire “l’arrivée du Seigneur pour le jour du jugement”, c’est-à-dire un avènement futur; dans le judaïsme tardif, elle devient “l’arrivée du Messie comme suppléant de Dieu”; et enfin, dans le christianisme, elle signifie “la 247 Cf. Ibid., p. 98. La détresse de Paul est plausible notamment dans les passages suivants: “Je me glorifierai de mes infirmités, de mes faiblesses„ (2 Co 12, 5. 9); “un ange de Satan m‘a empêché„ (12, 7. Cf. 1 Th 2, 18); “je me plais dans les faiblesses, outrages, calamités, persécutions, détresses „ (12, 10); “une écharde dans ma chair„ (12, 7), etc. Heidegger interprète l‘expression “ écharde dans la chair„ (σκολοψ τη σαρκι) dans un sens plus général que celui d‘Augustin, qui la conçoit comme faiblesse du corps humain (concupiscentia); selon lui, “chair„ désigne davantage “la sphère originelle de tous les affects non motivés à partir de Dieu „ (cf. Ibid., p. 98).
96 réapparition du Messie déjà apparu”, en d’autres termes: le “retour” du Messie, ce qui, dans un premier temps, ne se trouve pas dans l’expression littérale248. Ainsi, si Paul emprunte l’expression “parousie” dans la tradition grecque et judaïque, il l’emploie cependant dans un sens nouveau et propre. En ce qui concerne le “temps” (Zeit) et le “moment” (Augenblick) du retour du Seigneur (5,1: περι των χρόνων και των καιρων), Paul n'en donne aucune indication chronologique (Zeitangabe); il répond plutôt par le “comment” de l’attente de ce retour249. En d’autres termes, la question du “quand” est déterminée par le comment du “se-comporter” (Sich-Verhalten) dans la vie propre. De fait, Paul ne veut pas répondre à la question du “quand” sur le plan de la connaissance, c’est-à-dire par une indication objective de temps250. Si le “quand” est traité dans le sens du temps objectif, alors il n’est plus saisi originellement. Pour Paul, il ne s’agit pas d’abord d’une question de connaissance (Erkenntnisfrage), laquelle est inadéquate à la présente situation; la réponse à la question du “quand” de l’événement dépend plutôt et davantage de celle du “comment” de son accomplissement, en l’occurrence de la vie propre des croyants251. La véritable question n’est donc pas la détermination objective et précise du temps, de la date ou de l’heure de la parousie (point de vue chronologique), mais une certaine manière de vivre le temps, ici et maintenant, dans l’attente de cette parousie (point de vue kaïrologique). À ce propos, Paul confronte deux modes de vie (Lebensweisen)252. D’un côté, il y a ceux qui disent (5,3: όταν λέγωσιν) “paix et sûreté”: ils vivent sans inquiétude, accrochés à ce monde, dans l’oubli de leur “moi propre” (das eigene Selbst), ils sont orientés vers les tendances apparemment sécurisantes de la “Mitwelt“; leur mode de comportement est caractérisé par l’insouciance, leur attente est planifiée et limitée à ce que la vie leur apporte. Bref, ils sont dans les ténèbres. Aussi seront-ils surpris par la parousie, “comme un voleur dans la nuit”253. De l’autre côté, il y a ceux (5, 4: υµεις δε) qui accomplissent leur vie comme chrétiens et ne s’adonnent pas aux affaires mondaines, qui sont disposés à veiller et à jeûner; ce sont des enfants de la lumière et du jour, ils ne seront donc pas surpris par le jour de la parousie254. Dans la perspective de celle-ci, leur comportement est caractérisé par l’espérance (έλπίς) chrétienne. Cette dernière 248 249 250 251 252 253 254
Cf. Ibid., p. 102. Cf. Ibid., p. 150. Cf. Ibid., p. 99-100. Cf. Ibid., p. 102-103. Cf. Ibid., p. 99. Cf. Ibid., p. 103. Cf. Ibid., p. 104.
97 est radicalement différente d’une attente conforme à une attitude (einstellungsmäßiges Erwarten); elle est davantage “une attente croyante, aimante et servante dans la détresse et la joie”, un “persévérer” (Durchhalten) croyant dans la vie chrétienne facticielle255. Car, contrairement au mode de vie précédent, qui ne trouve dans ce monde aucun motif d’inquiétude, la vie facticielle chrétienne est marquée par l’insécurité permanente256. Aussi, l’espérance chrétienne est-elle de l’ordre, non pas conforme à une attitude (einstellungsmäßig)257, mais de l‘“accomplirable” (vollzugmäßig). Pour tout dire, au lieu de spéculer sur la délimitation objective, sur le “quand” de la parousie (attitude mondaine, insensée), Paul voit plutôt “comment” celle-ci se tient ou doit se tenir dans la vie du chrétien, qu’il exhorte à rester éveillé et à jeûner (attitude chrétienne, sage). Pour le chrétien, le “quand”, le temps, dans lequel il vit, revêt un caractère particulier: le temps luimême est vécu. Heidegger dégage ici la différence entre le «temps objectif» (celui de la physique) avec sa succession de périodes (χρόνος) et la «temporalité» de la vie facticielle (καιρος), dans laquelle le vécu joue un rôle déterminant. La religiosité chrétienne, rappelle-t-il, vit la temporalité, laquelle n’est pas objectivement descriptible et mesurable (faßbar); c’est un temps sans classement propre et périodes fixes, c‘est le temps comme “kairos”, c’est-à-dire le moment vécu, l'instant décisif. La temporalité est donc interprétée en rapport avec l’accomplissement (Vollzug) de la vie, et cette interprétation de la temporalité est caractéristique de l’expérience facticielle des premiers chrétiens. Cette nouvelle approche de la temporalité est importante, non seulement pour la facticité chrétienne, mais aussi pour des questions comme celle de l’éternité de Dieu, dont l‘approche originelle a été entravée par l’immixtion de la philosophie grecque dans le christianisme258. Dans cet ordre d’idées, Heidegger fait aussi remarquer que la dimension eschatologique, dont parle l’apôtre Paul dans 2 Th et qui se trouve au centre de la vie chrétienne primitive, sera voilée (obstruée) dans le christianisme sous le coup de la pensée grecque. Pour y revenir, il renvoie aux grands discours eschatologiques de Jésus dans les Évangiles, notamment en Mt et Mc259. Quant à la question concernant le sort actuel des “endormis”, Paul ne dit pas ce qu’ils sont devenus, ni où ils sont, mais seulement qu’ils ne sont pas perdus, 255 256 257 258 259
Cf. Ibid., p. 151. Cf. Ibid., p. 105. Cf. Ibid., p. 151. Cf. Ibid., p. 104-105. Cf. Ibid.
98 dans la mesure où ils sont croyants, et qu’ils seront présents à la parousie future. Pourtant, dans d’autres passages (2 Co 5, 8; Ph 1, 21), Paul considère la mort comme un passage immédiat à la communion avec le Christ260. On pourrait dire que l’attente eschatologique est en quelque sorte déjà ici “modifiée”261.
1.3. Interprétation de la seconde lettre aux Thessaloniciens Dans quelles circonstances intervient la rédaction de la deuxième lettre aux Thessaloniciens? Quelle est la “situation” de cette seconde lettre? Heidegger la décrit comme “un écho à l’état actuel de la communauté” de Thessalonique; il essaie d’y voir “comment la première lettre a agi sur les Thessaloniciens“262. Il en dégage deux thèmes principaux, à savoir: l’attente de la parousie du Christ et l’annonce de l’Antichrist, qui précède la parousie.
1.3.1. L’attente de la parousie dans 2 Th Dans son analyse phénoménologique de 2 Th, Heidegger voudrait préserver les résultats de la première. Il récuse la tendance qui veut opposer les deux lettres, comme le fait P. Schmidt dans son exégèse. Ce dernier note que la parousie vient selon 1 Th de façon inattendue, alors que règnent paix et sûreté; par contre, selon 2 Th elle est précédée, en guise d’avertissement, par un temps intermédiaire de guerre et confusion avec l’apparition de l’Antichrist. Pour sa part, Heidegger ne voit pas de rupture entre les deux épîtres, mais un lien et un renforcement; il rappelle que l’intention de Paul n’est pas de répondre à la question du “quand” de la parousie, mais de mettre en évidence le “comment” du “se-comporter” dans la vie facticielle en chacun de ses moments263. Comme dans 1 Th, Paul confronte de nouveau deux manières de vie facticielle264. D’un côté, il y a le mode de vie de ceux qui dans la communauté l’ont compris; et de l’autre, le comportement de ceux qui ne l’ont pas compris. Tout d’abord, ceux qui ont compris de travers la première lettre: dans l’attente imminente de la parousie, ils ne travaillent plus et s’adonnent aux futilités (2 Th 3, 11); ils sont préoccupés selon le siècle (c‘est-à-dire faussement), vivent dans l’oisiveté et sont affairés à spéculer sur le quand de la venue du Seigneur (2, 2). En revanche, ceux qui ont compris le message de l’apôtre et le sens de la parousie, sont véritablement “inquiétés”, réellement préoccupés par le “com260 261 262 263 264
Cf. Ibid., p. 150. Cf. Ibid., p. 153. Cf. Ibid., p. 106-107. Cf. Ibid., p. 106. Cf. Ibid., p. 109.
99 ment vivre” en chrétien - c’est-à-dire dans la foi en la vérité et l’amour/accomplissement de la vérité -, au milieu des tribulations et de la détresse, jusqu’à l’avènement du Jour (1, 3-12)265. Cette détresse toujours grandissante constitue pour eux une grande épreuve, laquelle est une indication (ένδειγµα) de l’appel (κλησις), dont ils doivent se montrer dignes (1, 11)266. Ainsi, par rapport à l’événement de la parousie, les hommes se laissent répartir en deux groupes (2, 10-14): d’un côté, les appelés ou sauvés (κλητοί, Berufene / Gerettete) et de l’autre, les rejetés ou damnés (άπολλύµενοι, Verworfene / Verlorene)267. Ils constituent deux modes d’accomplissement de la vie facticielle. Les premiers accomplissent leur vie dans “la foi en la vérité” (πίστις άληθείας), tandis que les seconds “n’ont pas reçu (ούκ έδέξαντο) l’amour de la vérité (την άγάπν της άληθείας)”. Heidegger souligne que la négation (ούκ, nicht) n’est ici ni un “non privatum”, ni un “non negativum”, mais un “vollzugmäßiges Nicht”268. En d’autres termes, il ne s’agit pas dans ce contexte d’une absence ou d’une ignorance de l’Annonce, mais de son refus ou de son oubli dans l’accomplissement de la vie facticielle, au profit des tendances mondaines.
1.3.2. L’annonce de l’Antichrist Le deuxième thème qui se dégage de 2 Th est l’apparition de l’Antichrist avant la parousie (2, 3-12). Contrairement à l’interprétation suivant laquelle Paul veut adoucir sa position eschatologique antérieure et n’enseigne plus l’attente immédiate de la parousie, Heidegger note dans la seconde épître, non un frein ou un renoncement, mais une augmentation de tension, une accentuation de la détresse (cf. 2, 4-5). Son exhortation s’y fait plus pressante que dans la première. La redondance de l’expression (Plérophorie), à travers laquelle sont accentués les contextes d’accomplissement de la vie facticielle, en témoigne sans conteste. Pour pouvoir le remarquer, il ne faut pas aborder la lettre suivant le contenu uniquement, mais davantage dans le sens d‘accomplissement269. L’apparition de l’Antichrist n’est pas un fait divers, un simple événement temporaire, un “accident”270, mais quelque chose d’essentiel - quoique négatif où se décide le sort d’un chacun, y compris celui des croyants271. Dans la lettre, 265 266 267 268 269 270 271
Cf. Ibid., p. 107. Cf. Ibid., p. 112. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 109. Cf. Ibid., p. 108-109. Cf. Ibid., p. 155. Cf. Ibid., p. 113 et 155.
100 l’Antichrist est désigné comme le Tentateur, l’Adversaire, l’Impie, Satan. Il doit être pris comme tel et, à son irruption, chacun est placé devant une décision difficile. Le véritable chrétien reconnaît (erkennt) l’Antichrist, qui se fait passer pour un Dieu; seul lui peut voir le danger, démasquer la grande supercherie; par la persévérance, il résiste à la détresse extrême qui s‘ensuit (2, 15). En revanche, le “damné” tombe sous la séduction et l’emprise de l‘Antichrist, sans s‘en rendre compte; il est aveuglé et égaré par le mensonge (die Lüge, der Trug), auquel il a “décidé” de croire; il n‘est pas capable de voir l‘Antichrist apparaissant sous l‘apparence du divin272. L'on peut donc constater et conclure que la seconde Lettre ne vient pas rectifier et adoucir la première, mais plutôt la renforcer et la préciser. L’eschatologie de Paul y est en effet plus étoffée et se présente comme un véritable avertissement apocalyptique contre le Tentateur, le Corrupteur, afin d‘aiguiser la tension et l‘attention. Il ne s’agit pas d’une théorie complète sur les derniers temps, mais d’avertissements liés à la situation délicate de la communauté chrétienne primitive. Heidegger rappelle que, contrairement à l’exégèse où le phénomène eschatologique est considéré sur le plan historiqueobjectif, il faut aborder l’eschatologique chez Paul dans son contexte d’accomplissement originel, indépendamment des liens pouvant exister avec les représentations eschatologiques antérieures juives et persiques. Chez Paul, l’attente (Erharren) eschatologique n’est pas une attente (Erwarten) sur le plan de la représentation objective ; elle se situe dans le contexte d’accomplissement de la vie chrétienne, elle est un “service de Dieu” (δουλεύειν θεω)273.
1.3.3. Dogme et contexte d’accomplissement Comme on a pu le remarquer, Paul s’appesantit peu, aux dires de Heidegger, sur l’aspect “dogmatique-théorique”, mais davantage sur le ‘’contexte d’accomplissement’’ de l’expérience chrétienne de la vie. Le dogme comme contenu doctrinal théorique-objectif ne fixe pas la religiosité chrétienne; au contraire, la genèse du dogme n’est compréhensible qu’à partir de l’expérience facticielle de la vie chrétienne. Cette thèse se vérifie, non seulement pour les lettres aux Thessaloniciens, mais également pour les autres épîtres, comme par exemple celle aux Romains où le contenu doctrinal dogmatique paraît plus développé. L’argumentation n’y est jamais un pur contexte de justification théorique, mais toujours un processus lié au contexte d’accomplissement, dans lequel l‘apôtre se trouve lorsqu‘il écrit274. 272 Cf. Ibid., p. 110 et 113. 273 Cf. Ibid., p. 110-112. 274 Cf. Ibid., p. 112-113.
101 Ainsi, en ce qui concerne 2 Th, ce qui ressort, c’est la confrontation de comportements de base de la vie pratique: les sauvés et les damnés (ou mieux qui sont en situation de le devenir), en raison de leur refus d‘accepter l‘amour/accomplissement de la vérité (2, 11). Paul voit ces deux types d’hommes sous la pression de son travail de prédicateur dans la vie concrète275. Il s’ensuit que, par rapport aux questions eschatologiques, l’important pour le croyant n’est pas l’attente d’un événement à venir, - c’est-à-dire de quelque chose, qui n’est pas encore là, mais adviendra dans un “futur” prochain - , mais plutôt le Nun (το νυν, “le maintenant”, “l‘instant”) du contexte d’accomplissement, dans lequel il se tient, - c‘est-à-dire sa décision “présente” par rapport à cet événement276. Ainsi, la temporalité est comprise et vécue dans un contexte d’accomplissement (Vollzugszusammenhang). La dimension de l’expérience facticielle de la vie est donc primordiale dans la communauté chrétienne primitive, avant tout développement doctrinal dogmatique. C’est seulement plus tard, et pour des raisons apologétiques contre les païens et leur science, que l’expérience chrétienne de la vie va se mouler de façon croissante dans une forme objective, c’est-à-dire en dogmes277. Certes, note Heidegger, les questions de contenu ne sont pas, dans les communautés chrétiennes primitives, entièrement écartées278. Seulement, l’intérêt est davantage porté à l’analyse de l’expérience facticielle de la vie de ces communautés. En d'autres termes, la primauté est accordée à l'expérience vécue, plutôt qu'aux dogmes théoriques. Ce qui ne veut pas dire que Heidegger rejette les dogmes comme étrangers à l’authenticité de la vie chrétienne ou religieuse en général, mais qu’il les « fluidifie »279en quelque sorte, en les faisant dépendre, suivant la leçon de Paul, de l’accomplissement (Vollzug) de l’expérience chrétienne de la vie. Avant de récapituler cette expérience facticielle chrétienne primitive, arrêtons-nous sur les directives que Heidegger s'est données et a suivies pour le «comprendre phénoménologique» (phänomenologisches Verstehen), appliqué ici à la religion (chrétienne).
2. Tâche et objet de la phénoménologie de la religion À partir de ses analyses phénoménologiques des épîtres de Paul, Heidegger entend préciser sa propre (nouvelle) conception de la philosophie de la religion, 275 276 277 278 279
Cf. Ibid., p. 113. Cf. Ibid., p. 114. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 115. Cf. P. DAVID, « Le Dieu en fin / Le Dieu enfin », in Heidegger: Le danger en l’Être, 95 (L’infini) 2006, p. 160.
102 en comparaison - ou plutôt en opposition - avec la tâche et les objectifs que ses contemporains assignent à cette discipline philosophique280. L’idée de fond est que Heidegger prend distance avec toutes les tentatives philosophiques et théologiques - aussi bien catholiques qu’évangéliques - dans leur interprétation de l’essence de la religion; dans ses analyses de l’expérience religieuse primitive, à l’intérieur de l’expérience facticielle de la vie, il n'élabore pas une «philosophie de la religion», mais plutôt une phénoménologie de la religion. En d’autres termes, il re-définit ou définit autrement la tâche et l’objet de la philosophie de la religion, la seule qui puisse, selon lui, saisir authentiquement et originairement le phénomène religieux dans sa spécificité: le comprendre - et l’explication - phénoménologique du religieux. Ainsi, la lecture heideggérienne des épîtres pauliniennes, loin d'être un simple exercice académique de phénoménologie appliquée, est davantage la mise en oeuvre d'une conception nouvelle de la phénoménologie. Qu’est-ce qui caractérise cette interprétation phénoménologique? Qu’est-ce qui la distingue des autres démarches entreprises par les philosophies de la religion courantes ou par la philosophie de la religion tout court?
2.1. Le comprendre phénoménologique Dans la conception courante, note Heidegger, la tâche de la philosophie de la religion consiste à saisir philosophiquement la religion, à projeter celle-ci dans un contexte compréhensible. Cela veut dire que la problématique de la philosophie de la religion dépend inévitablement du concept même de la philosophie281. Heidegger critique justement la position philosophique du problème par Troeltsch, principal représentant des tendances de la philosophie de la religion de son époque. Cette position définit l’essence de la religion suivant quatre axes: psychologique, épistémologique, historique et métaphysique. Selon cette approche, la religion est considérée comme un objet, vu de l’extérieur et de manière théorique, inséré dans le contexte d‘une systématique philosophique et exprimé dans une structure conceptuelle. À cette position qui cherche à objectiver le phénomène religieux, à le saisir philosophiquement, à le définir avec des concepts métaphysiques, Heidegger oppose une interprétation phénoménologique de l’expérience religieuse. Dans le «comprendre phénoménologique», le religieux n’est plus un objet d’une étude philosophique ou scientifique; il est simplement ''indiqué formellement'', c’est-à280 Cf. GA 60, p. 75s. 281 Cf. Ibid., p. 75.
103 dire montré dans sa singularité (originalité) et sa primtivité (originarité). En d’autres termes, il est saisi dans son lieu propre. La question qui se pose maintenant est celle de savoir dans quelle mesure se justifie la critique de Heidegger à la philosophie de la religion et sur quelle base elle se fonde282. En traitant la religion de manière conceptuelle et objective, la philosophie de la religion voile la spécificité du phénomène religieux, lequel n’est plus vu dans sa phénoménalité originelle. En revanche, la phénoménologie de la religion préserve l’expérience religieuse dans sa spécificité; elle est une indication du lieu où le religieux se dé-voile comme phénomène. Au fond, audelà de telle ou telle autre philosophie de la religion, Heidegger s’attaque aux fondements mêmes de la philosophie de la religion. Sa critique porte sur la conception et le travail conceptuel de la philosophie elle-même, qui n’arrive pas à saisir le phénomène du religieux dans sa spécificité, mais l’enferme dans une conceptualité qui lui est étrangère. Aussi Heidegger estime-t-il nécessaire que toute philosophie soit consciente des conditions qui sous-tendent sa propre problématique. Selon lui, il y a dans la philosophie de la religion de son temps - sans que celle-ci ne s’en rende ellemême compte - deux conditions pesant sur sa position du problème de la religion. La première condition est que la religion y est vue comme “un cas” (ein Fall) ou “un exemple” (ein Exempel) “pour une légalité supra-temporelle”; la deuxième condition stipule que “de la religion ne peut être saisi que ce qui a caractère de conscience” (Bewusstseinscharakter)283. Qu’est-ce à dire? Considérer la religion comme un cas, comme un spécimen pour une légalité supra-temporelle, cela veut dire qu’elle est elle-même quelque chose de supratemporel, en dehors de la dimension (naturelle) du temps, dépassant les frontières des lois temporelles, tout en restant lié à une légalité certaine, c’est-à-dire en se tenant toujours encore sous la loi par exemple de la raison (comme le suggère le néo-kantisme). Quant à la seconde condition, elle laisse entendre que la religion est ramenée à un phénomène de la conscience. Cela veut dire que les phénomènes religieux doivent être considérés comme des “phénomènes de la conscience” (Bewusstseinsphänomene)284, qu’ils ne sont valides que dans la sphère de la conscience. Heidegger n’est pas satisfait de cette position du problème. Pour sa part, il s’assigne la tâche de comprendre phénoménologiquement la religiosité chrétienne primitive. Il analyse celle-ci à l’intérieur de l’expérience facticielle de la vie; 282 Lire à ce sujet: P. STAGI, Der faktische Gott, Königshausen & Neumann, Würzburg, 2007, S. 85ff. 283 GA 60, p. 76. 284 Ibid.
104 il rapatrie ainsi l’expérience religieuse dans la temporalité et l'historicité originaires, dont les premiers chrétiens ont fait l'expérience dans leur vie. Car, dit-t-il, si l’on concède une délimitation (temporelle) à la religiosité chrétienne primitive, l’on devrait admettre aussi que celle-ci est un fait historique (historisches Faktum)285. Ce qui accrédite son approche phénoménologique, par rapport à l’ancienne (usuelle) position du problème. En prenant le contexte philosophique pour un domaine défini et délimité par exemple comme “conscience” - la religiosité chrétienne primitive serait alors un prototype, un cas spécifique dans un champ de possibilités, de types, de formes possibles de religiosité. Dans ce schéma de pensée, remarque Heidegger, l’objet à connaître - ici la religiosité chrétienne primitive - est déjà caractérisé et décrit dans un sens précis d’histoire. Ainsi, les types historiques de religion forment pour ainsi dire une multiplicité - supra-temporelle - de possibilités, ils sont un matériel de création286. Comme on peut le remarquer, la religion est ici insérée - et même enfermée - dans une systématique philosophique, qui est bien loin du comprendre phénoménologique. En outre, Heidegger tient à écarter la confusion qui pourrait s’installer entre la ''phénoménologie de la religion'' et la tâche de la ''philosophie de la religion'' de porter les phénomènes religieux à la conscience. Dans la mesure où la phénoménologie de la religion porte la religiosité à la lumière, sa tâche semble en effet coïncider avec la précédente. Pourtant, dit Heidegger, les deux approches sont divergentes: alors que l’une s’éloigne de l’objet et, en le ramenant à la conscience, le porte à disparaître, l’autre tend par contre à faire l’expérience de l’objet même dans sa donation originaire287. Ceci s’explique, par le fait qu’en phénoménologie, la conscience est intentionnelle: c’est-à-dire qu’elle est toujours la conscience de quelque chose. À l’origine et au centre du comprendre phénoménologique se trouve donc la chose, ou mieux le phénomène, lequel se montre et se laisse expérimenter sur son sol originaire. Par ailleurs, Heidegger note la nécessité d’une “optique religieuse” (religiöse Einstellung)288 pour comprendre les phénomènes religieux. Il s’agit, précise-t-il, d’un problème “méthodique”, au sens philosophique, et pas technique. En d’autres termes, on ne vise pas ici un processus permettant de saisir le phénomène; il est simplement question de laisser apparaître l’expérience religieuse elle-même dans sa primitivité. On doit donc comprendre l’expérience
285 286 287 288
Ibid., p.75. Ibid., p. 75-76. Ibid., p. 76. Ibid., p. 129s.
105 religieuse dans sa “propre dynamique de sens” (eigentliche Sinndynamik)289, sans aucune visée de systématisation. Heidegger emploie aussi le concept “Explikation”290 pour désigner la tâche de la phénoménologie. Il précise qu’il ne s’agit pas d’une “description” comme telle, mais d’une “Ex-plikation”, c’est-àdire d’une ex-traction (Herausnahme) des phénomènes. À ce dessein, la structure conceptuelle connaît une transformation radicale, donnant accès au langage du milieu-de-vie facticiel, dans lequel baignent la religion et ses manifestations. Si la formation nouvelle du langage n’est pour autant pas illimitée, sa fonction de signification quant à elle change totalement. La tâche de l’explication phénoménologique consistera justement à détruire la structure conceptuelle (begriffliche Struktur) pour la remplacer par des structures d‘explication (Explikationsstrukturen), c’est-à-dire à démonter le langage conceptuel objectivant pour inventer un langage nouveau, adéquat pour l’expérience religieuse, le langage de la vie facticielle. De même, Heidegger réfute l’opposition - fréquente dans les travaux de philosophie de la religion de son époque - entre les catégories du rationnel et de l’irrationnel291. L’irrationnel y est - par opposition et en référence au rationnel, dont le sens reste par ailleurs indéterminé - conçu comme l’accès privilégié au religieux. Selon Heidegger, l’exploitation de cette opposition en philosophie de la religion n’est pas solidement fondée, et par conséquent, doit être dépassée. Elle est, en définitive, sans importance pour le comprendre phénoménologique.
2.2. Phénoménologie de la religion et histoire de la religion Un autre point à éclaircir est le rapport entre la phénoménologie de la religion et l’histoire de la religion. Il s’agit plus exactement de voir si et dans quelle mesure la phénoménologie peut exploiter le matériel de l’histoire de la religion292. Heidegger commence par s’interroger sur le rôle que l’historique est censé jouer dans les travaux de philosophie de la religion courante. Plus précisément, il se demande si la position du problème de l’historique-religieux - tel que conçu habituellement - arrive à atteindre l’objet propre de la religiosité comme telle. Selon lui, avant de pouvoir utiliser à des fins philosophiques les résultats de la recherche historique, il convient de s’interroger au préalable sur la problématique interne de celle-ci. La question lui paraît fondamentale, même si elle n‘est pas traitée ici. Pour lui, les problèmes de la philosophie de l’histoire sont liés 289 290 291 292
Ibid., p.128. Ibid., p. 129. Ibid., p. 78s. Cf. Ibid., p. 76-78. Lire aussi: P. STAGI, op.cit., p.88-90.
106 aux recherches concrètes des sciences de l’histoire. Cela n’est pourtant pas si évident dans la recherche actuelle, tant du côté de la philosophie de l’histoire que de celui de la science de l’histoire, comme l’illustre Spengler: ce dernier exploite, dans sa philosophie de l’histoire, du matériel historique, sans pour autant toucher au travail concret de la science historique elle-même. Contre cette position, la philosophie de l’histoire, rappelle Heidegger, ne doit pas être isolée du travail concret de la science de l’histoire. C’est sous cette condition que la philosophie de la religion peut se permettre d’exploiter le matériel de la science historique de la religion. Qu’en est-il à présent de l’usage de ce matériel par la phénoménologie en tant que telle? L’histoire de la religion, répond Heidegger, peut être utile à la phénoménologie de la religion, si et seulement si elle est soumise à une “destruction” (Destruktion) phénoménologique293. Cela veut dire que tous les concepts et résultats de l’histoire de la religion doivent impérativement être démontés, pour donner place à de nouvelles structures d’explication. En outre, il faut soumettre à l’examen la pré-conception directrice (leitender Vorgriff) de l‘historien, c’est-à-dire les tendances qui motivent en amont sa position du problème. Car il n’existe pas de matériel brut, de matériel neutre comme tel; ce dernier est toujours déjà déterminé par anticipation (vorgriffsbestimmt)294. Tant qu’il n’y a pas de clarté sur ce pré-concept guidant, l’objectivité scientifique et l’exactitude méthodique de l’histoire n’offrent pas non plus de garantie pour le comprendre historique, lequel est éveillé à travers l’expérience facticielle de la vie. L’histoire de la religion n’atteint donc son objet que si elle tient compte de cette exigence. Seulement alors, elle peut aussi entrer en ligne de compte pour la phénoménologie et servir de base pour le comprendre phénoménologique de la religiosité. Reste encore la question de l’accès au phénomène religieux. Quelle voie d’accès emprunte le comprendre phénoménologique? Comment se caractérise cet accès phénoménologique?295 Heidegger note que le phénomène à atteindre (c’est-à-dire la religiosité chrétienne, la vie chrétienne ou la religion chrétienne) est déjà saisi dans sa direction fondamentale de sens à travers la base de l’explication. L’accès au phénomène ne peut donc pas être séparé de l’explication. Dans la vie facticielle, les phénomènes (religieux) se montrent et, en même temps, sont portés à la lumière, à la compréhension par l’explication. Ainsi est préservée en même temps leur dimension historique. 293 GA 60, p. 78. 294 Cf. Ibid. 295 Cf. Ibid., p.131.
107 Ces mises au point une fois faites, Heidegger peut enfin présenter l’expérience religieuse chrétienne, dans ses principaux traits.
2.3. Exemple: la phénoménologie de la religiosité chrétienne primitive À partir du matériel recueilli dans les lettres pauliniennes, notamment l’épître aux Galates, Heidegger arrive à décrire ou à dégager les traits fondamentaux de la religiosité chrétienne primitive. En parcourant cette épître indépendamment de son présupposé directeur, on a l’impression, dit Heidegger, que Paul donne un enseignement et des admonitions aux communautés, à l’instar des autres prédicateurs ambulants de son époque, stoïciens ou cyniques, comme on peut le voir dans Ac.17,17s. Aussi Heidegger souligne-t-il la nécessité de soumettre cette approche à la «destruction». Il faut chercher à savoir si la vocation apostolique de Paul, sa prédication, son enseignement et ses admonitions sont motivés par un sens, appartenant luimême au sens de la religiosité comme telle. Ainsi, conclut Heidegger, la prédication elle-même est un phénomène religieux, devant être analysé d’après toutes les directions phénoménologiques de sens, c’est-à-dire d’après le sens de contenu, de référence et d’accomplissement296. Heidegger relève deux caractéristiques fondamentales de la religiosité chrétienne primitive, à savoir: (a) “La religiosité chrétienne primitive est dans l’expérience de la vie chrétienne primitive et est elle-même une telle expérience”; (b) “L’expérience facticielle de la vie est historique. La religiosité chrétienne vit la temporalité comme telle.”297 Il précise que ces structures fondamentales ne doivent pas être considérées pour ainsi dire comme des «axiomes philosophiques», mais plutôt comme des «explicitations phénoménologiques» (Explikates) 298, qui doivent être indiqués formellement, c’est-à-dire des “propositions” qu’on ne peut pas «prouver» (beweisen), mais seulement «é-prouver» (bewähren) dans l’expérience phénoménologique même299. On pourrait donc les reformuler comme suit: si ces propositions sont valables, alors la religiosité chrétienne est telle et telle. Essayons d’analyser plus attentivement ces “explicats”.
296 297 298 299
Cf. Ibid., p.79. Ibid., p. 80. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p.82-83.
108 Le premier stipule que la religiosité chrétienne (primitive) est enracinée dans l’expérience facticielle de la vie et qu’elle est elle-même cette expérience facticielle. Cela veut dire qu’elle se déploie dans et à travers la vie facticielle, qu’elle n’est pas une évasion devant les réalités mondaines, qu’elle fait l’expérience de la vie dans sa factualité (Tatsächlichkeit), qu’elle «vit» la vie facticielle. Par ailleurs, cette religiosité primitive n’est pas un volet quelconque ou un aspect parmi tant d’autres de l’expérience de la vie chrétienne primitive, mais elle est l’expérience de la vie chrétienne elle-même. En d’autres termes, la religiosité est un phénomène constitutif et déterminant de la vie des communautés chrétiennes primitives; elle détermine comment les premiers chrétiens comprennent et accomplissent leur vie: pour eux, l’expérience de la vie est une expérience religieuse de la vie. Le second explicat souligne que l’expérience facticielle de la vie est «historique» et que la religiosité chrétienne - en tant qu’expérience facticielle de la vie - vit la temporalité comme telle. Cela veut dire que l’expérience facticielle de la vie se déroule non seulement dans un laps de temps déterminé (zeitlich), mais qu’elle s’accomplit historiquement à partir d’elle-même (geschichtlich). Par conséquent, en vertu de son caractère d’expérience facticielle de la vie, la religiosité chrétienne expérimente la temporalité, et même, elle l’exprime de manière éminente300. Heidegger cherche à comprendre et à vérifier les dites thèses, à partir de la prédication apostolique de Paul. Celle-ci est un phénomène fondamental, à partir duquel on peut accéder à tous les autres phénomènes religieux. Il s’agit là d’une source, non pas secondaire, mais immédiate de la vie chrétienne primitive. Car Paul en personne prend part à la vie de ces premières communautés. En d’autres termes, la démarche de Heidegger est de comprendre sous l'angle phénoménologique Paul et sa prédication apostolique et, à partir de celle-ci, déterminer les connexions de sens de la vie chrétienne primitive.301
300 Dans ce sens peut aussi se comprendre la variante du manuscrit de Becker qui, à la place de “lebt„ (vit) note “lehrt„ (apprend). Cf. Ibid., p. 80, note 2. On pourrait dire que, non seulement la religiosité vit la temporalité comme telle, mais qu‘elle l‘enseigne aussi, dans la mesure où l‘on apprend à travers elle la temporalité en soi. De fait, si Heidegger s‘intéresse à l‘expérience facticielle de la vie, et en particulier, à l‘expérience de la vie chrétienne primitive, c‘est au fond pour aborder la question de la temporalité comme telle. Celle-ci s‘y manifeste de façon prononcée et évidente. 301 Cf. Ibid., p. 129.
109
2.4. Le phénomène de la prédication apostolique Heidegger considère la prédication apostolique comme un phénomène central, car à partir d’elle l’on peut saisir à la fois l’univers-propre (Selbstwelt) de Paul, son milieu-ambiant (Umwelt) ainsi que le monde-commun (Mitwelt) de la communauté chrétienne primitive, c’est-à-dire les contemporains de Paul302. Il indique les directions, suivant lesquelles l’on peut aborder le phénomène de la prédication, de l’annonce, de l’évangélisation (εύαγγέλιον) : d’après son contenu (gehaltlich), d’après sa destination ou le rapport au contenu (bezüglich) et d’après la modalité de son accomplissement (vollzugsmäßig): Qui (wer) - et en tant que qui (welcher) - “annonce” quoi (was) à qui (wem) quand (wann) et comment (wie)? 303. L’annonce de l’Évangile est faite par Paul, qui non seulement rapporte des événements relatifs à la vie chrétienne originelle, mais les vit lui-même, en tant qu‘apôtre. Sa mission apostolique est insérée dans la vie même de la communauté, destinataire de son message. Ce qu’il annonce, ce n’est pas une doctrine ou une sagesse du monde; c’est Jésus-Christ en personne, sa croix et sa résurrection. Cette prédication (Verkündigung) exige une appropriation (Aneignung) et provoque en même temps une confrontation (Aus-einanderSetzung)304. Elle déclenche quelque chose dans l’expérience facticielle de la vie, dans l’une ou l’autre direction, suivant qu‘on y adhère ou non. En effet, la visée de la prédication n’est pas l’enseignement d’une doctrine, mais la transmission de l’existence (Mitteilung der Existenz)305, comme on peut le lire en 1 Co 1,1s. Elle est “démonstration (Erweisung, άπόδειξις) d’Esprit et de puissance” (1 Co 2,4), dont l‘Apôtre n‘est que l‘instrument306. Enfin, cette prédication débouche sur “l’eschatologique”, dans son orientation “téléologique”307. Ce qui veut dire que la vie chrétienne n'est pas rivée au seul présent; elle est tout entière tendue vers l'avenir, vers la parousie. En d'autres termes, les chrétiens accomplissent leur vie présente en fonction et à la lumière de la venue prochaine du Christ. La présente description du phénomène de la prédication apostolique est encore trop large. Aussi, pour atteindre le coeur du phénomène, Heidegger se concentre-t-il davantage sur le comment de la prédication de Paul, c’est-à-dire 302 Cf. Ibid., p. 80s. Dans la suite du texte, nous utiliserons de préférence les expressions allemandes originales (Selbst-, Mit- und Umwelt), tout en maintenant l‘article féminin de l‘allemand (“die Welt „ ), en dépit du masculin en français (“le„ monde). 303 Cf. Ibid., p. 132. 304 Cf. Ibid. 305 Cf. Ibid., p. 136-137. 306 Cf. Ibid., p. 137. 307 Cf. Ibid., p. 132.
110 sur son sens d’accomplissement, à savoir: sa transmission à travers les “lettres”. Cette détermination est capitale. En effet, les lettres pauliniennes sont - par rapport aux autres écrits néo-testamentaires, notamment les Évangiles - les documents chronologiquement les plus anciens et en même temps les sources les plus immédiates de la tradition chrétienne. Le caractère épistolaire n’est donc pas à traiter isolément comme style littéraire; il est lui-même un phénomène à analyser à l’intérieur du phénomène fondamental de la prédication, précisément à partir de la situation historique des lettres et des motivations de ce genre de transmission. Au fond, le style épistolaire est une expression de l’auteur et de sa situation308. Heidegger émet par conséquent des réserves sur la démarche de la théologie - principalement la théologie protestante - qui, sous l’influence des études historiques au 19è siècle, a analysé les formes littéraires du Nouveau Testament à partir de la littérature universelle, c‘est-à-dire à partir de l‘extérieur309. En outre, il met en garde contre une répartition schématique des lettres pauliniennes. Même si celles-ci sont temporellement proches les unes des autres, elles sont substantiellement très différentes. Ainsi par exemple, la lettre aux Romains et la lettre aux Galates sont plus riches en contenu dogmatique que les lettres aux Thessaloniciens310. La mise en évidence de la forme littéraire, en l’occurrence le style épistolaire, ne répond donc pas ici à une préoccupation esthétique, en référence à la littérature universelle; elle met davantage en lumière l’accomplissement de la prédication, le comment de l’annonce de l‘Évangile en son origine, à savoir: la prédication s‘accomplit dans et à travers les épîtres. Elle révèle en même temps comment la mission apostolique est insérée dans la vie des communautés311. Enfin, Heidegger fait remarquer que la prédication apostolique ne doit pas être décrite avec ou en comparaison avec les concepts gréco-hellénistiques ou judéo-israélites, antérieurs ou contemporains à Paul. On peut même se demander s’il faut parler de «conceptualité» tout court dans le “faire expérience” chrétien. Au lieu d’un schéma de pensée rationnellement ordonné, il y est plutôt question, dit-il, de “noeuds de rapports” (Knäuel von Bezügen) ou “connexions de sens” (Sinnzusammenhänge)312ou encore „rapports signifiants“ (Sinnsbezüge), éclairant le complexe phénomène de la vie facticielle chrétienne primitive.
308 309 310 311 312
Cf. Ibid., p. 83 et p. 133. Cf. Ibid., p. 80-81. Cf. Ibid., p. 83. Cf. Ibid., p. 133. Cf. Ibid., p. 134.
111
2.5. Présupposés de l'analyse (phénoménologique) Dans toute recherche ou analyse, qu'elle soit objective (scientifique) ou philosophique, il existe toujours une anticipation, une pré-conception, une présaisie (Vorgriff), c'est-à-dire une certaine compréhension préalable des choses à étudier ou à comprendre. Même une démarche phénoménologique qui a l'ambition ou prétention de remonter aux origines (c'est-à-dire de philosopher à neuf) prend corps sur des préconceptions, des problématiques, des moyens méthodologiques et des outils conceptuels hérités, qu'il convient d'élucider et de clarifier (c'est-à-dire de dé-bâtir d'abord et de re-bâtir ensuite). Aucune analyse ne se fait donc «ex nihilo»; elle s'ancre toujours dans un certain contexte qui fournit le pré-texte au chercheur. Dans la recherche historique par exemple, l'historien est convié à soumettre d'abord chaque matériel (lequel constitue pour ainsi dire le pré-acquis, Vorhabe) à un examen critique, et ce, jusqu’au plus petit détail: critique des sources, appréciation des textes, élaboration des conjectures, questions d’authenticité, etc. Ainsi, en guise d'exemple, l’école de Tübingen a réfuté l’authenticité de la 1re épître aux Thessaloniciens, en raison de la pauvreté de son contenu dogmatique par rapport aux autres épîtres pauliniennes. Mais avec la critique historique, l'on est encore loin d’atteindre le comprendre phénoménologique. Les deux démarches - la méthode phénoménologique et la méthode historique objective - sont différentes, même si leur lien est plus étroit, en comparaison avec les autres sciences313. Dans la critique historique objective, l’attention est portée sur le matériel de la recherche: on essaie de déterminer le rapport (Bezug) entre les différents aspects d’un phénomène, de sorte que le chercheur comme tel n’est pas pris en considération. Par contre, le comprendre phénoménologique est déterminé à partir de l’accomplissement (Vollzug) de l’observateur: on s’intéresse davantage au comment de l’accès au matériel historique. La part du phénoménologue y est donc prépondérante, dans la mesure où ce dernier n’analyse pas l’histoire de l’extérieur, mais y prend part par son activité même314. En d'autres termes, il n'aborde pas l'histoire comme un fait ou objet historique; il la 'com-prend' comme histoire vivante qu'il est lui-même. Le comprendre phénoménologique ne vise donc pas à insérer le comprenant dans un contexte d‘objets, ni à définir définitivement un tel domaine; il reste soumis à la situation historique. Plus que dans l'étude historique objective, la pré-saisie (Vorgriff) joue ici un rôle déterminant: elle constitue pour le comprendre phénoménologique une base (Ansatz), de caractère non pas définitif, 313 Cf. Ibid., p. 81s. 314 Cf. Ibid., p. 82.
112 mais à titre provisoire, permettant d'établir la structure d'anticipation du comprendre. Cette base est rendue possible par une certaine familiarité (Vertrautheit) avec le phénomène lui-même. C’est cette familiarité justement qui permet à l’observateur de pouvoir 'com-prendre' le phénomène, lequel est maintenu exprès dans une certaine mobilité ou fragilité (Labilität); quitte à le définir et à le déterminer au cours de l’observation phénoménologique même315. C’est dans ce sens que doivent être interprétés les deux «explicats» phénoménologiques, proposés par Heidegger plus haut: ils ne sont ni de préjugés arbitraires, ni de définitions dogmatiques, mais une base pour l’explication du phénomène religieux des communautés primitives, laquelle base doit être éprouvée, mise en examen au cours de l’explication phénoménologique316.
2.6. Le schéma et quelques difficultés de l’explication phénoménologique Pour raisons de clarté, Heidegger esquisse le schéma de l'explication phénoménologique et en rappelle quelques difficultés.
2.6.1. Schéma de l’explication phénoménologique Pour atteindre son matériel - dans le cas présent, la vie facticielle chrétienne primitive -, l’explication phénoménologique suit des étapes (Stufen) déterminées, et des pas (Schritte) méthodiques317. Tout d’abord, étant donné que le phénomène fondamental en question est l’expérience facticielle de la vie et que celle-ci est historique, il faut auparavant définir la situation historique (historisch), afin de ressortir déjà les motifs phénoménologiques. Ensuite vient l’étape décisive, à savoir l’accomplissement de la situation historique du phénomène (geschichtlich). Pour ce faire, il faut en premier lieu articuler la multiplicité de la situation (Situations-Mannigfaltigkeit) (1); puis, se concentrer sur la situation prédominante (akzentuierende Situation) (2), dont on met ensuite en relief le sens dominant ou «archontique» (archontischer/herrschender Sinn) (3); à partir de là, accéder au contexte du phénomène (Phänomenzusammenhang) (4), pour enfin saisir ce dernier sur son sol originaire (Ursprungsbetrachtung) (5)318.
315 316 317 318
Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 83s. Cf. Ibid., p. 83-84.
113 S’agissant par exemple du matériel de la vie facticielle chrétienne, l’explication phénoménologique partira du complexe-phénomène de l’expérience facticielle de la vie (1), et en particulier de l’expérience facticielle de la vie chrétienne (2), pour se concentrer ensuite sur la religiosité chrétienne primitive (3), dont on mettra en exergue la temporalité vécue (4). Ainsi accède-t-on au bout du compte au sens d’origine de la vie facticielle chrétienne (5).
2.6.2. Rappel de quelques difficultés Dans le processus de l’explication phénoménologique, Heidegger note et explicite, comme nous l'avions indiqué plus haut, dans l'analyse des épîtres pauliniennes, quelques difficultés auxquelles le chercheur - c’est-à-dire le phénoménologue - est confronté. Mais auparavant, il fait remarquer que la conduite d’expérience personnelle de vie du phénoménologue - c’est-à-dire ses convictions religieuses et son comportement fondamental (Grundverhalten)319- n’entre pas ici en ligne de compte, malgré la nécessité de “familiarité” avec le phénomène, ainsi que celle d‘une certaine “optique religieuse”, sans lesquelles la compréhension du phénomène devient difficile, voire impossible. Les autres difficultés viennent du fait que l’observation doit remonter des événements historico-objectifs jusqu’à la facticité historique particulière, la situation historique originelle. Comme nous l'avions effleuré plus-haut, Heidegger en énumère trois principales320. Nous les reprenons en guise de récapitulation. (a) Il y a tout d’abord le problème de la présentation par le langage. L’observateur présente ses résultats à travers le langage. La question qui se pose est celle de savoir si le langage qu’il utilise est parfaitement adéquat pour décrire le phénomène. Heidegger note que ce langage n’est pas tout à fait originel, dans la mesure où il y a déjà dans l’expérience facticielle de la vie une conceptualité première et originaire, à partir de laquelle les choses sont comprises et transmises. Par ailleurs, on ne peut pas recourir aux concepts philosophiques (métaphysiques), lesquels sont nettement inappropriés pour saisir le phénomène comme tel, en raison de leur caractère objectivant et théorisant. Aussi, le retournement dans la conceptualité primaire de la chose est inévitable, si l’on veut saisir le phénomène. Ainsi pense-t-on mieux cerner le problème à travers une “dialectique” langagière, qui sache saisir le phénomène, sans le fluidifier théoriquement. On ne peut pas, par exemple, traiter la vie comme quelque chose “d’irrationnel”, sans avoir auparavant élucidé le sens d’irrationalité. De même, 319 Cf. Ibid., p. 84. 320 Cf. Ibid., p. 85-86.
114 le concept du phénomène ne peut pas être compris, sans en avoir au préalable explicité le contexte d’accomplissement321. (b) La seconde difficulté concerne l’empathie dans la situation (“Einfühlung”). Il n’est pas question ici d’une attitude épistémologique, jetant le pont entre le sujet comprenant et l’objet compris; il s’agit plutôt, dit Heidegger, d’un phénomène historique originel, qui se produit dans l’expérience facticielle de la vie, et qu’on ne peut pas comprendre en dehors de la “tradition”. À titre d’illustration, Heidegger cite le milieu de Paul, lequel nous est pratiquement étranger aujourd’hui, en raison de son éloignement historique (chronologique). Aussi, pour saisir la situation de Paul et son univers, il nous faut absolument nous y retremper, nous y impliquer, c’est-à-dire “nous mettre à la place de” Paul même, “nous mettre dans sa peau” pour ainsi dire322. (c) La dernière difficulté est en rapport avec l’explication elle-même. Au terme de l’explication, l’explicité devient apparemment quelque chose d’autonome, de résolu par l’accomplissement. Heidegger ne partage pas cet avis. C’est plutôt la particularité de l’abstraction théorique de chercher à saisir l‘abstrait comme moment d‘une région spécifique, indifféremment du fondement de l’abstraction, c’est-à-dire sans tenir compte de l’origine, d’où il est abstrait. L’explication phénoménologique quant à elle explicite certes des moments précis, mais sans laisser de côté les moments de sens, auxquels elle n’est pas orientée. Elle s’accomplit dans un contexte concret de vie et comprend toutes les directions de sens. Elle s’intéresse non seulement au contenu, mais également au sens de rapport et au comment de l’accomplissement323.
2.6.3. Portée pour la théologie Enfin, Heidegger souligne en passant la portée de ces études phénoménologiques pour la théologie aussi. En effet, elles révèlent l’exigence d’une nouvelle position de la problématique théologique et offrent des critères pour la destruction de la théologie chrétienne, tout comme de la philosophie occidentale324. Car l’objectif de Heidegger est de fournir une alternative aux études - aussi bien philosophiques que théologiques - de ses contemporains sur la religion. Il propose un nouvel accès au phénomène du religieux: la philosophie de la religion ainsi que la théologie ont besoin d’un retournement radical pour pouvoir élaborer à nouveau leur problématique propre. Ainsi, pense Heidegger, “avec le
321 322 323 324
Cf. Ibid., p. 85. Cf. Ibid., p. 85. Cf. Ibid., p. 86. Cf. Ibid., p. 135.
115 comprendre phénoménologique s’ouvre une nouvelle voie pour la théologie”325, tout comme pour la philosophie de la religion authentique.
3. Caractéristique de l’expérience chrétienne primitive de la vie Au terme de cette “Introduction à la phénoménologie de la religion” (chrétienne), Heidegger donne les résultats de son analyse. La véritable philosophie de la religion, conclut-il, découle non pas de concepts tout faits (vorgefaßten Begriffen) de philosophie et de religion, mais d’une religiosité précise, et pour le cas présent, de la religiosité chrétienne, telle qu’elle est vécue dans l’expérience facticielle de la vie, non encore entamée par des théories philosophiques ou théologiques326. Cette expérience facticielle chrétienne primitive de la vie prend sa source dans l’annonce apostolique de Paul à travers ses lettres, dont Heidegger donne une interprétation herméneutico-phénoménologique. En effet, il la caractérise à travers les trois directions de sens, à savoir le sens de teneur, de référence et d’accomplissement, et il arrive à la conclusion que la christianité de la religiosité des premiers chrétiens repose dans le comment de l’accomplissement de leur vie facticielle, plutôt que dans son contenu et son sens de rapport. En guise de récapitulation, Heidegger met en exergue les rapports entre l’annonce apostolique et l’expérience facticielle de la vie, entre la religiosité chrétienne primitive et la “Selbst-, Mit- und Umwelt”, entre la facticité chrétienne et son mode de “savoir”.
3.1. Expérience facticielle de la vie et prédication apostolique (Verkündigung) Pour caractériser l’expérience facticielle chrétienne primitive, Heidegger se réfère à l’Annonce de Paul, qu’il distingue de celle des Synoptiques. En effet, dans les évangiles synoptiques, Jésus annonce le royaume de Dieu (ή βασιλεία του θεου), alors que chez Paul l’objet de l’Annonce est Jésus lui-même en tant que Sauveur (cf. Lc 16, 16; 1 Co 15, 1-11). Le concept paulinien de l’évangile n’a pas le sens actuel, lequel n’est apparu qu’ultérieurement avec Justin et Irénée; il a plutôt un caractère d’accomplissement et le sens originel qu’on
325 Ibid., p. 67. 326 Cf. Ibid., p. 124.
116 retrouve encore en Mc 1,1327. Paul n’élabore pas une doctrine spécifiquement théorique; il annonce une personne, Jésus (cf. Rm 1, 3); les bribes de doctrine qu’on trouve chez lui, demeurent ancrées dans le “comment” de l'accomplissement, dans la vie facticielle328. Dans la mesure où l’expérience facticielle chrétienne de la vie découle de l’Annonce et grandit en même temps avec celle-ci, elle est historique (historisch)329, au sens d’historicité de l’accomplissement de la vie, c’est-à-dire “à partir de notre facticité et situation historique propre” (geschichtlich)330. Elle se constitue avec l’Annonce qui en un moment s’introduit dans la vie des hommes et reste co-vivante (mitlebendig) dans l’accomplissement de la vie, et non seulement comme un souvenir (Erinnerung). Comme Heidegger l‘avait déjà dit, “la religiosité chrétienne vit la temporalité”331. Cette temporalité constitutive est vécue par le chrétien dans la tension de “l’encore seulement” (Nur-Noch), qui augmente davantage sa détresse. Paul écrit: “La figure de ce monde passe”, “le temps est court” (καιρος συνεσταλµένος) (cf. 1 Co 7, 29-31); en d’autres termes, il reste encore seulement peu de temps (ici défini comme “kairos”), pour se décider, pour prendre position et dispositions. D’où l’intensification de la détresse et l’urgence d’un comportement conséquent332. La question qui se pose maintenant est celle de savoir comment cette expérience chrétienne définit les rapports qui se produisent en elle, ou mieux, quel sens revêtent pour les chrétiens les rapports de la ‘Selbst-, Mit- und Umwelt’ dans cette “temporalité pressante” (zusammengedrängte Zeitlichkeit) 333 et cette situation d‘attente imminente de la parousie. Dans la christianité, répond Heidegger, les signifiances de la vie demeurent; ce qui change, c’est une nouvelle attitude par rapport à elles. Si du point de vue de la facticité mondaine rien n’est changé, l’acceptation de l’Annonce chrétienne conduit à une transformation absolue de l’accomplissement. Cela veut dire que la particularité de la vie chrétienne est sur le plan de l’accomplissement: dans la christianité, “tous les rapports d’accomplissement se rencontrent en Dieu et s’accomplissent devant Dieu”334. Heidegger insiste sur le fait que le sens de la temporalité se 327 Cf. Mc 1,1: „Commencement de l‘évangile de Jésus-Christ„ (αρχη του ευαγγελιου Іησου Хριστου ): Jésus Christ est ici un génitif objectif, c‘est-à-dire l‘objet de l‘évangile est Jésus Christ. 328 Cf. Ibid., p. 116. 329 Cf. Ibid. 330 Cf. Ibid., p. 124. 331 Ibid., p. 80. 332 Cf. Ibid., p. 119-120. 333 Cf. Ibid., p. 119. 334 Cf. Ibid., p. 117.
117 définit ici à partir de la relation fondamentale à Dieu, de sorte que seul comprend l’éternité, celui qui vit la temporalité sur le plan de l’accomplissement. De même, le sens de l’être de Dieu ne peut être défini philosophiquement qu’à partir de ce contexte d’accomplissement de la vie facticielle chrétienne335. Pour caractériser le spécifiquement chrétien dans l’expérience facticielle de la vie, Heidegger se réfère à 1 Cor 7. Il y trouve la réponse de Paul à la question du “comment” le chrétien doit se comporter dans son être-devenu par rapport à la ‘Selbst-, Mit- und Umwelt’. Paul écrit: “Que chacun reste dans l’état où il était au moment de l’appel” (1 Co 7, 20). La réalité de la vie consiste dans la tendance d’appropriation des signifiances de la vie, y compris pour ceux qui sont devenus chrétiens avec l’acceptation de l’Annonce; la seule différence est que les signifiances de la ‘Selbst-, Mit- und Umwelt’ ne sont plus dominantes à l’intérieur de la facticité de la vie chrétienne; en revanche, il y a émergence d’un nouveau comportement par rapport à elles: celles-ci sont dorénavant vécues “ώς µή”, c’est-à-dire vécues comme si elles n’étaient pas vécues (als ob nicht)336. Cet aspect paradoxal sera précisé dans le point suivant.
3.2. Le sens référentiel de la religiosité chrétienne primitive De ce qui précède, il ressort que le rapport de la religiosité chrétienne primitive à la ‘Selbst-, Mit- und Umwelt’ se définit, non pas à partir du contenu des signifiances de la vie, mais à partir de l’accomplissement originel chrétien. Ce qui, dans la vie facticielle, change dans l’être-devenu-chrétien, ce n’est pas le contenu, ni la connexion des signifiances, mais le sens d’accomplissement. Ainsi, “le chrétien ne sort pas du monde”337; il vit en ce monde, il reste dans l’état mondain où il se trouve, quant au milieu, à la profession, au statut social, à l’état civil, etc. Mais, dans quel sens de rapport se tient le chrétien face à ces signifiances de la vie? En d’autres termes, comment le chrétien se comporte-t-il par rapport à son Um- und Mitwelt? C’est ce rapport au monde qui change, qui est bouleversé. À travers l’être-devenu chrétien, les signifiances de la vie, notamment celles de l’Um- und Mitwelt, ne sont pas supprimées ou éliminées; elles demeurent des “biens temporels”, certes vécus dans la temporalité de l’accomplissement facticiel de la vie, mais “vécus comme n’étant pas vécus” (ώς µή, als ob nicht) (1 Co 7, 29s.). Le chrétien vit bel et bien en ce monde, mais comme si il n’en était pas. 335 Cf. Ibid., p. 116-117. 336 Cf. Ibid., p. 117. 337 Cf. Ibid., p. 118-119.
118 Cette expression complexe mérite, selon Heidegger, d’être précisée et recadrée dans le contexte d‘accomplissement de la vie chrétienne: alors que le “ ώς µή ” (“comme pas”, als nicht) est habituellement traduit par “comme si” (als ob), laissant ainsi penser que les rapports mondains devraient être supprimés dans la vie chrétienne, on ne doit pas, selon Heidegger, l’interpréter comme un “ου”, c‘est-à-dire une négation absolue, dans laquelle ce qui est nié, est complètement aboli; au contraire, dans le “ ώς µή ” (als nicht), il y a pour ainsi dire deux pôles, positif et négatif: le “ώς” (als) désigne positivement un nouveau sens, qui surgit avec l‘acceptation de l‘Annonce, et le “µή ” (nicht) indique négativement le contexte d’accomplissement de la vie chrétienne; il ne supprime donc pas les rapports de signifiance mondains comme tels, mais seulement le mode d’accomplissement, qui laisse centrer le rapport du monde en soi-même et non dans le rapport à Dieu. Suivant l’expression de Heidegger, tous les rapports mondains connaissent dans l’accomplissement de la vie chrétienne un “retardement” (Retardierung), de sorte qu’ils ne peuvent plus être considérés comme tels, sans se référer en même temps et avant tout au contexte chrétien de la vie. En d’autres termes, ils doivent passer par le contexte d’accomplissement de l’être-devenu, de sorte que ce dernier devienne prédominant, mais sans que ces rapports eux-mêmes et ce à quoi ils se rapportent, ne soient entamés ou éliminés338. Concrètement, ils sont toujours là, mais ils sont placés dans une autre et nouvelle perspective: ils ne sont plus au premier plan comme avant l’acceptation de l’Annonce; ils sont dorénavant orientés et subordonnés à Dieu. Bref, ils sont transfigurés.
3.3. Facticité chrétienne comme accomplissement (Vollzug) Selon Heidegger, la facticité chrétienne est déterminée, non par le contenu ou le rapport des signifiances de la vie mondaine, mais par le sens de leur accomplissement. Qu’est-ce à dire ? Malgré la transformation radicale (transfiguration) qui vient avec l’acceptation de l’Annonce évangélique, quelque chose “reste”: en réalité, l’expérience facticielle n’est pas changée par l’“être-devenu-chrétien”; le radical changement, dont il est question après l’acceptation de l’Annonce, ne concerne pas l’expérience de la vie comme telle, mais le sens de son accomplissement (Vollzugssinn)339. 338 Cf. Ibid., p. 119-121. Contrairement à Nietzsche qui reproche à Paul d‘avoir à l‘égard des signifiances de la vie un «ressentiment», Heidegger réfute toute interprétation “éthique„ de ce passage. Cf. Ibid., p. 120. 339 Cf. Ibid., p. 121.
119 Cette facticité comme «accomplissement» (Vollzug) se définit par la temporalité (Zeitlichkeit). Car, comme Heidegger l’a précédemment indiqué, l’expérience chrétienne primitive de la vie se montre principalement - c’est-àdire au sens “archontique”340 - comme expérience du temps. En effet, la temporalité facticielle, dominée par la détresse de l’attente de la parousie, caractérise la religiosité chrétienne primitive. Celle-ci ne peut pas être comprise sans cette temporalité originelle. Dans le contexte d’accomplissement de la vie, le temps est défini comme “kairos”, c’est-à-dire comme instant (décisif), comme moment (de décision), qui apparaît brusquement, et donc qui ne peut pas être prévu, programmé et mesuré comme suite d’événements précis, se succédant dans le temps (“chronos”), mais qui peut seulement être vécu et attendu dans la détresse. Heidegger insiste beaucoup sur le fait que l’expérience facticielle chrétienne de la vie s’accomplit dans la détresse (έν θλίψεσιν) et que le chrétien est conscient de l’impossibilité de supporter cette facticité par ses propres forces; il y arrive seulement avec la grâce de Dieu. Pour reprendre les mots de Paul, les chrétiens portent le trésor (de la facticité) dans des vases d’argile (cf. 2 Co 4, 7s.). Augustin et Luther s’intéresseront particulièrement à ce phénomène de la grâce341. Retenons donc que, selon l’interprétation heideggérienne de l’apôtre Paul, les seules ressources humaines ne suffisent pas pour parvenir à la facticité chrétienne, car l’accomplissement dépasse les forces de l’homme. Par ailleurs, alors que dans l’expérience facticielle (au quotidien, en général), la vie peut gagner un appui, chercher un repos (Halt), s’offrir une consolation pour venir à bout d’une signifiance, cela n’est pas envisageable dans l’expérience chrétienne de la vie: celle-ci est caractérisée par l'inquiétude, par une mobilité fondamentale ('in-quiet'). Dans la facticité chrétienne, il faut donc exclure toute possibilité de trouver une quelconque sûreté pour pouvoir apaiser ou écarter la détresse - au contraire - toujours croissante de la vie. Dans ce sens, Heidegger pense, contre l’avis de Jaspers, que Dieu n’est jamais et ne peut pas être un “Halt” pour le chrétien342. Dans le même sens, le phénomène de la grâce ne devrait pas être considéré comme un “Halt” qui affranchirait de la détresse insoutenable de la vie, mais 340 Cf. Ibid., p. 84. 341 Cf. Ibid., p. 121-122. 342 Cf. Ibid., p.122. Au chapitre 3 de sa Psychologie der Weltanschauung, Jaspers parle du “Halt im Unendlichen” (K. JASPERS, Psychologie der Weltanschauung, Berlin, 1919). Avant lui, Augustin trouve aussi en Dieu le havre de repos pour l'homme inquiet: “Notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en toi” (Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te). Conf. I 1, p. 15.
120 comme une aide de Dieu pour sup-porter ce poids inhérent à la vie facticielle chrétienne elle-même.
3.4. Le contexte d’accomplissement comme “savoir” (Wissen) Heidegger conçoit le contexte d’accomplissement de la vie facticielle, non seulement comme une «expérience vécue», mais également comme un “savoir”. Ce savoir ne doit cependant pas être interprété dans le sens de la psychologie ou de la théorie de la connaissance; il s’inscrit plutôt et toujours dans le contexte du service (δουλεύειν, dienen) de Dieu et de l’attente (άναµένειν, erharren) du retour du Christ, c‘est-à-dire dans un contexte d‘accomplissement. En outre, comme l’indique un passage de Paul (1 Co 2, 10), c’est un savoir à travers l’Esprit δια του πνεύµατος)343. Autrement dit, dans le contexte de la vie chrétienne, le savoir dépend de la réception de l’Esprit par le croyant. Qu’est-ce à dire? Heidegger fait d’abord une mise au point sur la signification du mot πνευµα. On a souvent rapproché ce passage de Paul (Co 2, 10s.) avec les religions à mystères (hellénistiques) de son époque, pour dire que Paul distingue dans l’homme le divin, c’est-à-dire le spirituel (πνευµατικός) et l’humain comme tel, c’est-à-dire le psychique (ψυχικός). De l’avis de Heidegger, il ne faut pas interpréter ce passage sur le plan historique-objectif, mais selon le contexte historique d’accomplissement344. En effet, note Heidegger, le πνευµα chez Paul est la base d’accomplissement, d’où découle le savoir lui-même; il est employé en lien avec les termes έραυναν, “sonder” (1 Co 2, 10) et άνακρίνειν, “juger” (1 Co 2, 15). En outre, il est toujours mis en parallèle avec σάρξ, “chair” (cf. Rm 8, 4s.)345. Habituellement, les concepts πνευµα (esprit), σάρξ, (chair), tout comme celui de ψυχή (âme), sont compris comme des “concepts d’état”346, comme “des propriétés objectives”347, comme des parties (Teile) de l‘homme348; dans la conception de Paul, πνευµα et σάρξ sont plutôt deux φρόνηµα (Gesinnungen, opinions) opposées (Rm 8, 6), c’est-à-dire deux tendances de la vie, deux possibilités opposées d‘accomplissement de la vie facticielle: la vie selon la “chair” est le 343 344 345 346 347 348
Cf. Ibid., p.123. Cf. Ibid., p.123-124. Cf. Ibid., p.124. Cf. Ibid., p.119. Cf. Ibid., p.118. Cf. Ibid., p.124.
121 rapport d’accomplissement de la facticité mondaine (cf. Gal 2, 20; Ph 1, 22), tandis que la vie selon l’“Esprit” est le contexte d’accomplissement, où l’homme vit dans le δουλεύειν (service de Dieu) et l’άναµένειν (attente de la parousie). Ainsi, lorsque Paul parle d’άνθρωπος πνευµατικός, d‘“homme spirituel” (1 Co 2, 15), il ne vise pas l’homme qui serait devenu un “esprit” ou appelé à le devenir; il veut plutôt désigner celui qui s’est orienté vers une tendance particulière de la vie. D’ailleurs, suivant le constat de Heidegger, il n’est pas question, dans le vocabulaire paulinien, d‘“être un esprit” (πνευµα ειναι), comme c’est le cas dans les religions à mystères, mais d’ “avoir l’Esprit” (πνευµα έχειν)349. Ainsi, vu sous l‘angle du “savoir“, l’homme spirituel (c’est-à-dire: rempli de l’Esprit) est celui qui “scrute tout” (1 Co 2, 10: πάντα έραυναν), qui “juge tout” (1 Co 2, 15: πάντα άνακρίνειν), tandis que l’homme charnel “connaît tout” (πάντα γνωρίζειν)350. Le premier, sous la mouvance de l’Esprit, examine et juge tout dans le contexte de l’accomplissement de la vie; le second veut, avec sa raison, tout expliquer sur le plan de la connaissance théorique. Pour tout dire, le “savoir”, dont il est question dans la facticité chrétienne, n’est pas celui de la connaissance théorique, mais un savoir qui découle de l’accomplissement de la vie et s’y rapporte. Facticité et savoir sont donc indissociablement liés dans le contexte de l’accomplissement de la vie. Ainsi s'ouvre la possibilité d'une théologie authentique. Concluons ce chapitre sur Paul. Facticité et accomplissement, temporalité et historicité, langage et ''savoir'' sui generis, telles sont, d’après l’analyse phénoménologique heideggérienne de Paul, les caractéristiques de la religiosité chrétienne primitive ou “christianité”, avant son hellénisation progressive aux siècles suivants. Aux yeux de Heidegger, cette expérience chrétienne peut servir d'exemple, de paradigme historique pour éclairer l'existence humaine. En tant qu'originaire, cette christianité peut aussi constituer pour nous un “paradigme” de religiosité chrétienne authentique; en un mot, une clé herméneutique de la foi chrétienne. Augustin est l'une des figures marquantes ou majeures à avoir recueilli et tenté de systématiser cette expérience chrétienne originaire.
349 Cf. Ibid. 350 Cf. Ibid. Ailleurs, Paul parle de “l‘homme intérieur „ et de “l‘homme extérieur„ (cf. 2 Co 4, 16)
123
Chapitre 4: «Christianité» et «christianisme» dans la tradition occidentale Avec l’introduction de la philosophie grecque dans l’univers chrétien commence le processus de conceptualisation et de systématisation théorique (c’est-à-dire de dogmatisation) de l’expérience religieuse chrétienne. Selon Heidegger, Augustin en constitue la figure-charnière, dans la mesure où ce dernier fait le pont entre l‘expérience religieuse des chrétiens primitifs (la brève période de la «christianité» originelle) et le moment de traduction de celle-ci, pour des raisons apologétiques et universalistes, dans les catégories philosophiques grecques (début de l‘ère du «christianisme»). Augustin n’est pas seulement le témoin privilégié de cette transition; bien plus, il exercera une influence extraordinaire sur les développements ultérieurs du christianisme. Sa pensée, fortement imprégnée de platonisme, se développera, parallèlement à l’aristotélisme (promu par le thomisme), en un vaste courant philosophique et théologique (l’augustinisme)351, aussi bien à l’intérieur du protestantisme (notamment chez Luther) qu’au sein de l’Église catholique (à travers la mystique médiévale, Descartes, Malebranche, Pascal, le jansénisme, Bossuet, Fénelon, etc.). À l‘époque contemporaine, avec le développement considérable des sciences de l‘histoire, en l‘occurrence l‘histoire des dogmes et l‘histoire de l‘Église, tout comme l‘histoire de la philosophie et l‘histoire de la littérature, Augustin va connaître un regain d‘intérêt considérable, notamment à travers son interprétation moderne par quelques théologiens et philosophes de la religion. Heidegger en retient trois parmi les plus significatifs - Ernst Troeltsch, Adolf von Harnack et Wilhelm Dilthey -, dont il va critiquer les conceptions respectives, avant de proposer et de déployer sa propre interprétation d‘Augustin.352
1. L’importance d’Augustin dans la constitution et la tradition du christianisme Heidegger consacre à Augustin son cours du semestre d’été 1921 «Augustin et le néo-platonisme»353, immédiatement après celui du semestre d’hiver 1920/21 sur 351 L‘augustinisme désigne en philosophie un courant chrétien de pensée imprégné de platonisme et opposé à l‘aristotélisme; et en théologie, une conception déterminée de la doctrine du péché et de la grâce (le libre-arbitre et la prédestination); cf. GA 60, p. 160. 352 Cf. GA 60, p. 159-160. 353 Cf. M. HEIDEGGER, «Augustinus und der Neuplatonismus», in GA 60, p. 157-299.
124 Paul. La proximité dans le temps de ces deux cours n’est pas le fait d’un pur hasard ou simple accident: le cours sur Augustin prolonge en quelque sorte celui consacré à Paul. Il permet pour ainsi dire de mieux comprendre l’expérience de la vie facticielle de la communauté chrétienne primitive, en comparaison avec son développement dans la tradition chrétienne ultérieure. De ce point de vue, Augustin représente à la fois une continuité et une rupture par rapport à Paul: continuité, dans la mesure où il reprend et développe la thématique de l’expérience facticielle de la vie contenue dans les épîtres pauliniennes; rupture, dans la mesure où il entreprend, notamment à travers ses “Confessions” personnelles, de traduire cette facticité de la vie avec des concepts nouveaux de la philosophie grecque (platonicienne). Autrement dit, Augustin fait la transition entre la «christianité» originelle et l’hellénisation de celle-ci; il est témoin et acteur du passage de la «christianité» au «christianisme». Il marque ainsi un tournant décisif dans la Tradition chrétienne. D’où son importance capitale: Augustin est en effet incontournable, si l’on veut saisir la spécificité de l’expérience religieuse chrétienne primitive et les circonstances de l’infiltration ou intrusion (Eindringen) de la pensée grecque dans l’horizon chrétien. C’est lui qui réalise la première synthèse significative de la pensée antique et du message chrétien, laquelle synthèse est à la racine de la culture occidentale. Aussi Heidegger lui consacre-t-il tout un cours. Dans le cours, Heidegger présente d’abord quelques interprétations contemporaines d’Augustin, notamment celles d’Ernst Troeltsch, d’Adolf von Harnack et de Wilhelm Dilthey; ensuite, il se livre à une discussion serrée de ces trois conceptions libérales; enfin, il donne son interprétation phénoménologique des Confessions d’Augustin (Livre X).
1.1. Trois interprétations contemporaines d’Augustin: Troeltsch, Harnack et Dilthey Les interprétations modernes d’Augustin que Heidegger choisit de présenter et de critiquer s’intéressent à la fixation historique de la doctrine chrétienne primitive, qu’entreprit Augustin à travers ses oeuvres et qui constitua le fondement de la tradition chrétienne ultérieure. Autrement dit, elles interprètent Augustin en rapport avec son influence historique dans le christianisme, en l’occurrence dans l’histoire de la culture, dans celle des dogmes ou dans celle des sciences (de l’esprit).
125
1.1.1. L’interprétation d’Augustin par Ernst Troeltsch L’interprétation de Troeltsch est la plus récente des trois. Elle est exposée dans son ouvrage “Augustin, die christliche Antike und das Mittelalter. Im Anschluß an die Schrift De Civitate Dei„ (1915). Elle est orientée dans la direction d‘une philosophie de la culture générale et de l‘histoire universelle. En effet, note Troeltsch, le problème de la culture s‘est posé de façon pertinente et prioritaire dès l‘éclosion du mouvement chrétien: les penseurs chrétiens étaient préoccupés par la brûlante question de l‘insertion du monde culturel dans l‘horizon chrétien ou de l‘adaptation décente de la religion chrétienne au monde et au progrès, ou simplement du rapport entre culture et christianisme354. C‘est justement dans ce cadre que Troeltsch s‘interroge sur la position historico-universelle d‘Augustin et sur son enracinement à son époque. À ses yeux, Augustin est le plus grand penseur éthique de l‘antiquité chrétienne: témoin de la culture antique décadente, à laquelle il appartient pleinement, Augustin a le mérite d‘élaborer une nouvelle éthique conciliant le monde culturel antique et ses valeurs avec la religiosité chrétienne et l‘autorité de l‘Église naissante. Cette éthique - fondée sur l‘idée du Bien suprême et orientée dans une perspective chrétienne - marquera profondément la culture occidentale ultérieure en général et celle du Moyen âge en particulier355. Comme on le voit, l‘interprétation de Troeltsch repose, non pas sur l‘arrièrefond d‘une dogmatique théologique, mais sur une approche philosophique universaliste de la culture et de la religion: le phénomène religieux (ici: Augustin) est étudié en rapport avec son insertion dans la situation culturelle générale de l‘époque356.
1.1.2. L’interprétation d’Augustin par Adolf von Harnack L’interprétation faite par Harnack sur Augustin et son importance dans le christianisme suit une direction différente de celle de Troeltsch. Elle se penche davantage sur les écrits mêmes d’Augustin et se rapporte à l’histoire des dogmes357. C’est donc à l’intérieur de la problématique de l’histoire des dogmes chrétiens que Harnack va dégager la particularité et l’importance d’Augustin. À ses yeux, Augustin se présente avant tout comme “docteur de l‘Église” et 354 355 356 357
Cf. GA 60, p. 160. Cf. Ibid., p. 160-161. Cf. Ibid., p. 161. Exposée notamment dans ses ouvrages: Dogmengeschichte (1889/1891); Lehrbuch der Dogmengeschichte (1886-1890) et Das Wesen des Christentums (1899).
126 “réformateur de la dévotion chrétienne”358. Ce dernier n’invente pas un nouveau système dogmatique, mais il fait renaître la tradition de la dévotion personnelle et de l’expérience religieuse chrétienne primitive, et il élabore en continuité avec elle sa pensée théologique et philosophique, en rapport avec la nouvelle idée-clé de la doctrine (paulinienne) du péché et de la grâce, de la faute et de la justification. De l’avis de Harnack, Augustin a redécouvert la religiosité dans la religion et ramené celle-ci de la forme cultuelle/ecclésiale à la dimension intérieure/personnelle359. Ainsi, la dogmatique développée par Augustin se rattache à la théologie de la vieille Église (catholique) et, en même temps, est à la base de la pensée de la Réforme (protestante), notamment à travers la doctrine de la grâce. De ce point de vue, le mérite d’Augustin est d’avoir cherché à créer l’unité de la doctrine de la foi chrétienne360. Cette doctrine de la foi élaborée par Augustin est devenue déterminante pour le christianisme, notamment sa conception du péché et de la grâce. Par rapport à l’histoire des dogmes, son influence comme “docteur de l’Église” reste indéniable. Il en est de même de la dévotion intérieure et personnelle, et ce, non seulement à l’intérieur de l‘Église catholique, mais également chez beaucoup de protestants.
1.1.3. L’interprétation d’Augustin par Wilhelm Dilthey La troisième interprétation de la pensée d’Augustin en rapport avec son importance historique est produite par Dilthey dans son ouvrage Einleitung in die Geisteswissenschaften (1883)361. Elle est en réalité la plus ancienne des trois et rentre dans le contexte des recherches diltheyennes sur la genèse de la conscience historique et la fondation épistémologique ou méthodologie des sciences de l’esprit. Dilthey s’interroge sur l’importance du christianisme et en particulier sur l’impact d’Augustin dans la formation et le développement des sciences de l’esprit et de la conscience historique. Selon lui, la culture historique moderne prend naissance de la rencontre de la métaphysique héritée de l’antiquité 358 Cf. A. von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte (1886-1890), Bd. 3: Die Entwicklung des kirchlichen Dogmas II/III, 4. Aufl., Tübingen, 1910, p. 59, cité dans GA, 60, p. 163. 359 Cf. GA 60, p. 163. 360 Cf. Ibid. 361 Cf. W. DILTHEY, Einleitung in die Geisteswissenschaften. Versuch einer Grundlegung für das Studium der Gesellschaft und der Geschichte (1883), in Gesammelte Schriften, Bd.1, Leipzig/Berlin, 1922.
127 grecque avec la dimension de l’intériorité découverte dans la religion chrétienne. Le christianisme a apporté un changement dans la conception et les objectifs de la science: alors que dans l’antiquité grecque le monde extérieur était pris comme point de départ de toutes les investigations scientifiques, avec le christianisme la vie de l’âme devient “le” problème scientifique par excellence, et donc, le point de départ pour comprendre la réalité et accéder au monde extérieur. En ce sens, le christianisme a joué un rôle éminent dans la découverte et l'exploration du monde propre. Le christianisme a aussi contribué à une nouvelle conception de Dieu et à la genèse et au développement de la conscience historique: alors que dans la métaphysique traditionnelle Dieu est pensé dans la transcendance théorique, avec le christianisme il se révèle dans la réalité historique, à travers l’Histoire du salut; il est ramené du monde des Idées (pour reprendre l’expression de Platon) au contexte de l’expérience (Erfahrung) et du vécu (Erlebnis), dont Jésus de Nazareth est l‘illustration vivante362. À l’intérieur de ce processus, Augustin joue un rôle déterminant. Dans ses “Confessions”, il étudie la dimension intérieure de l’homme, la vie de l’âme, mais avec le moyen des catégories de la philosophie / métaphysique grecque. Ainsi, contre le scepticisme antique, il établit l’absolue réalité de l’expérience intérieure363. Avec Augustin, la dimension intérieure de l’homme devient donc le thème central de la philosophie, le point de départ de l’expérience du monde et la base de l’expérience religieuse.
1.2. Critique heideggérienne de ces trois interprétations d’Augustin Heidegger critique l’attitude et les résultats de ces trois interprétations représentatives d’Augustin. À celles-ci, il oppose son interprétation phénoménologique de l’expérience religieuse, respectueuse de la particularité de celle-ci et en même temps désireuse de sa justification historique et universelle. Malgré la divergence de leurs orientations ou présuppositions, les trois interprétations se rejoignent sur le point suivant, à savoir: la religion est un phénomène historique, tout comme l‘art, la science ou la culture en général, et partant, elle doit aussi être traitée en tant que tel, à l‘instar de toutes les autres apparitions culturelles, mais en précisant que son objet spécifique est le rapport des hommes avec la divinité ou encore la situation spirituelle d‘une époque déterminée. La principale critique qui en résulte est que, suivant ces 362 Cf. GA 60, p. 164. 363 Cf. Ibid. Remarquons qu‘en recourant aux catégories philosophiques grecques, Augustin n‘échappe pas totalement à la spéculation métaphysique (platonicienne).
128 interprétations, l’on ne peut plus parler de la “spécificité” de l’expérience religieuse, celle-ci étant carrément diluée dans l’“historique”364. En d’autres termes, Troeltsch, Harnack et Dilthey étudient la religion (en l'occurrence Saint Augustin) comme un objet historique, mais avec des nuances propres: le premier en rapport avec l’histoire de la culture, le second en rapport avec l’histoire des dogmes et le troisième en rapport avec l’histoire des sciences de l’esprit. Selon Heidegger, la question qui se pose ici n’est pas de savoir si ces interprétations sont fondées ou non, ni laquelle des trois est objectivement la plus pertinente, ni non plus si les trois interprétations se valent, mais plutôt si elles ont un accès approprié à leur objet. Il s’agit au fond de critiquer les conditions méthodologiques de ces interprétations historiques. En d’autres termes, la question se situe sur le plan de l’objectivité historique.
1.2.1. Le problème de l’objectivité historique Dans quel sens faut-il comprendre l’objectivité historique? De façon courante, la vérité d’un objet se réfère à sa réalité positive: dans ce cas, est “vrai”, ce qui est réel et est “faux”, ce qui n’est pas réel. Cette conception de la vérité et de la fausseté ne doit pas selon Heidegger être transposée tout bonnement en histoire; elle doit auparavant être soumise à la critique. De même est à réfuter l’attitude sceptique, suivant laquelle est “vrai” ou “faux” ce que les hommes tiennent pour tel. Appliquée en histoire, la vérité d’un fait consisterait pour les uns en l’existence réelle de ce dernier et pour les autres en ce qu’ils croient ou tiennent pour historique. Dans l’un ou l’autre cas, l’objectivité de la connaissance historique est ramenée à la méthode d’accès à l’objet concerné. Autrement dit, la connaissance historique est à la merci des moyens de connaissance à la disposition du chercheur. Or, dans ces conditions, la connaissance objective de l’histoire n’atteint pas “effectivement” son objectif. Il faut donc interpréter l’objectivité historique dans une autre direction et trouver un accès adéquat à cette problématique, c’est-à-dire celui qui permet de saisir la particularité de l‘expérience historique365. À cette fin, Heidegger critique le sens d’accès ou méthode d’approche (historico-objective) de ces trois interprétations d’Augustin, ainsi que les motivations qui les sous-tendent.
364 Cf. Ibid., p. 166s. 365 Cf. GA 60, p. 165-166.
129
1.2.2. Le sens d’accès des interprétations d’Augustin Comme nous l’avions effleuré plus haut, par rapport à leur objet (“Gegenstand”), les trois interprétations ont des directions d’accès (“Zugangsrichtungen”) différentes; par contre, elles ont le même sens d’accès (“Zugangssinn”). En d’autres termes, si Troeltsch, Harnack et Dilthey ont chacun une optique ou point de vue (Hin-sicht) propre - respectivement l’éthique, la religiosité ou la théorie de la connaissance -, les trois ont la même approche méthodologique à leur objet (“Gegenstand”, ici: Augustin): ils abordent Augustin comme un objet (“Objekt”), jouant un rôle déterminant dans un cadre d’ordre plus vaste ou contexte objectif déterminé366. Ainsi, chez Troeltsch par exemple, Augustin est étudié dans le cadre de l’histoire universelle de l’éthique chrétienne; chez Harnack, dans le contexte de la constitution et du développement du dogme chrétien; et chez Dilthey, dans la problématique de la genèse des sciences de l’esprit en Occident. Malgré ces points d’ancrage différents, on constate que chez les trois auteurs le regard est braqué sur un objet, qui est inséré dans un contexte historique objectif, permettant de le définir et de le comprendre. Heidegger entend justement se démarquer de cette “approche historico-objective”367. Selon lui, l’interprétation historico-objective n‘atteint pas le temps historique dans son accomplissement; ce dernier y est conçu de manière chronologique: il est considéré soit comme moyen pour définir et fixer l’objet historique, soit lui-même comme objet historique, c’est-à-dire un laps de temps déterminé, une époque (Zeitalter)368. Le temps n’est donc pas saisi dans son essence. Aussi, à la place de l’attitude historico-objective, préconise-t-il une approche phénoménologique, qui, elle, ne saisit pas le temps de l’extérieur comme un “objet historique”, mais comme “expérience historique”369.
1.2.3. La base de motivation des interprétations augustiniennes Heidegger critique, non seulement l’approche historico-objective de ces trois interprétations d’Augustin, mais également leurs centres de motivation. Ce faisant, il indique en même temps les contours de son interprétation phénoménologique. Si les trois interprétations ont le même sens d’accès (à savoir, l’approche historico-objective), leur base de motivation est par contre différente, tant au 366 367 368 369
Cf. GA 60, p. 166. Cf. GA 60, p. 167. Cf. GA 60, p. 168. Cf. GA 60, p. 169.
130 départ que dans l’accomplissement de l’investigation. À la base de l’interprétation de Troeltsch par exemple, il y a cet effort d’élaborer une philosophie de la culture propre, ou plus exactement la “conviction” de bâtir la vie religieuse ou spirituelle du présent à travers une systématique des valeurs culturelles orientée sur l’histoire universelle. Chez Harnack, c’est plutôt l’effort d’une compréhension théologique de la foi, c’est-à-dire la “conviction” qu’une étude de l’histoire des dogmes montre le processus de transformation de la foi dans la théologie. Chez Dilthey enfin, c’est l’effort de fondation épistémologique des sciences historiques de l’esprit, notamment la “conviction” que, contrairement au schéma naturaliste et unilatéral des sciences de la nature, la tâche spirituelle concrète de la vie du présent se trouve dans une compréhension historico-spirituelle du passé370. Heidegger ne veut cependant pas s’attarder sur la nature ou le rapport de ces motivations internes. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer que ces études historico-objectives ne permettent pas une “compréhension” exacte de l’histoire, ou mieux de “l‘expérience historique”. Aussi propose-t-il son approche phénoménologique, laquelle permet de “comprendre” Augustin, au lieu de se limiter à “étudier objectivement” son impact dans l’histoire de la culture ou de l‘éthique, du dogme ou de la religion, des idées ou des sciences.
1.2.4. Démarcation par rapport aux études historico-objectives Qu’est-ce qui différencie une interprétation “phénoménologique” d’une étude “historico-objective”? Heidegger rappelle d’abord qu’il ne faut pas de façon gratuite et précipitée opposer étude “objective-historique” à une autre qui serait “subjective” ou “non-scientifique”371. Le débat ne se situe pas sur ce plan. En partant du titre du cours “Augustin et le néo-platonisme”, une étude historico-objective sur ce sujet consisterait à déterminer l’influence de la pensée néo-platonicienne sur le travail philosophique, théologique et dogmatique d’Augustin. C’est justement dans ce sens qu’il faut comprendre par exemple chez Troeltsch la présence de l’idée platonicienne du “Bien suprême” dans l’éthique augustinienne ou les recherches d’un Harnack sur la formation des dogmes chrétiens et le processus de l’hellénisation de la foi chrétienne, ou encore celles d’un Dilthey sur l’introduction de la métaphysique et de la cosmologie grecques dans l’expérience intérieure372. Quant à Heidegger, son interprétation ne vise pas l’impact du néoplatonisme sur la personnalité et l’oeuvre d’Augustin, c’est-à-dire: il n’envisage 370 Cf. Ibid. 371 Cf. GA 60, p. 170. 372 Cf. Ibid.
131 pas “de l’extérieur” les relations entre les deux courants de pensées; aux yeux de Heidegger, le rapport entre les deux phénomènes n’est pas celui d’intrusion (Eindringen) du premier dans le second ou, vu sous l’angle de la théorie de la connaissance, un rapport de fondation du second dans et à partir du premier. Au contraire, Heidegger préconise une “description adéquate”, une “perception immanente”, qui permet d‘interpréter le rapport des deux phénomènes du point de vue “historique d’accomplissement” (vollzugsgeschichtlich) et ainsi d‘accéder au phénomène central qu’est la vie facticielle, telle que la comprenait Augustin373. De cette façon, Heidegger parvient à montrer, comment Augustin, en dépit du recours à des concepts néo-platoniciens, pense à partir de l'expérience facticielle de la vie.
1.2.5. Démarcation par rapport aux études historico-typologiques La “description” phénoménologique se démarque aussi d’une étude “typologique”, suivant laquelle le néo-platonisme et l’augustinisme représenteraient simplement des formes typiques de l’histoire. Ce qui nous ramènerait à nouveau à la problématique historico-objective, et donc, boucherait l’accès “adéquat” à l’expérience historique. Heidegger exclut en effet la possibilité de saisir l’histoire par une étude objective, dans la mesure où nous sommes nous-mêmes aussi déterminés, saisis et portés par cette histoire: “L’histoire, écrit-il, nous rencontre, et nous sommes l’histoire même”374. Aussi, dans le présent, restons-nous encore dans la “dimension d’influence” (Wirkungsdimension) particulière de l‘histoire, sans que cela ne devienne une forme de dépendance servile et absolue vis-à-vis de la tradition375. Enfin, dans l’interprétation d’Augustin, Heidegger entend clarifier la différence ou la relation entre le théologique et le philosophique. À son avis, les deux domaines doivent être abordés de façon précise et concrète, dans le respect de leurs frontières propres, afin d’éviter d’une part une “dilution philosophique de la théologie”, et d’autre part un “approfondissement pseudo-religieux de la philosophie”376. Les deux disciplines doivent plutôt être comprises comme deux “élaborations (Ausformungen) exemplaires de la vie facticielle”, et par conséquent, être interprétées suivant une approche historique d’accomplissement 373 374 375 376
Cf. GA 60, p. 172. Cf. GA 60, p. 173. Cf. Ibid. Cf. Ibid.
132 (c‘est-à-dire phénoménologique), et non historico-objective, comme Heidegger va l‘illustrer et l‘appliquer dans son examen des Confessions augustiniennes377.
1.3. Interprétation phénoménologique d’Augustin (Confessions, Livre X) Comme Paul, Augustin définit l’expérience religieuse chrétienne en rapport avec l’expérience de la vie facticielle. En effet, dans ses “Confessions”, Augustin engage, à la première personne, un dialogue intérieur avec son âme, lequel conduit à la rencontre avec Dieu. Au coeur de son expérience religieuse se trouve donc l’examen consciencieux de sa vie intérieure, la quête rigoureuse de son existence facticielle, laquelle devient la voie royale pour atteindre Dieu et aussi le point de départ de toute réflexion philosophique et théologique378. C’est cette “con-centration” sur le monde propre (Selbstwelt) qui intéresse Heidegger dans son interprétation d’Augustin. Pour cette tâche, il jette son dévolu sur le dixième livre des Confessions, dans lequel se manifeste de façon éminente l’expérience religieuse intérieure d‘Augustin. Dans son interprétation phénoménologique, Heidegger choisit de dégager quelques phénomènes de la vie intérieure qui ont émergé dans la situation historique d’accomplissement (vollzugsgeschichtliche Situation) d’Augustin et dans la sphère d’influence (Wirkungszusammenhang) où nous nous re-trouvons nous-mêmes aussi, comme le stigmatise la tâche phénoménologique. Nous présenterons cette interprétation heideggérienne d’Augustin en quatre points: d’abord, nous esquisserons un aperçu général des Confessions d’Augustin, en motivant l’intérêt de Heidegger pour le livre X; ensuite, nous présenterons les thèmes ou phénomènes que Heidegger choisit d’examiner dans ce livre; puis, en reprenant ses propres annotations et celles d’un de ses auditeurs, nous récapitulerons les problèmes fondamentaux sur lesquels il focalise son attention; et enfin, nous dégagerons la portée d’Augustin dans l’herméneutique de la facticité.
377 Cf. Ibid. 378 Cf. P. STAGI, o.c., p. 248. Sur ce thème, on peut notamment lire l'article suivant: N. FISCHER, “Selbstsein und Gottsuche. Zur Aufgabe des Denkens in Augustins 'Confessiones' und Martin Heideggers 'Sein und Zeit' ”, in N. FISCHER – F.-W. von HERMANN (Hrsg.), Heidegger und die christliche Tradition, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007, S. 55-90.
133
1.3.1. Aperçu général et objet des Confessions d’Augustin Dans quelle intention Augustin écrit-il ses Confessions? Il le précise lui-même dans un passage de ses Retractationes379, rédigées au soir de sa vie: “Les treize livres de mes Confessions louent le Dieu juste et bon de mes maux et de mes biens, ils élèvent vers Dieu l’intelligence et le coeur de l’homme”380. Heidegger comprend l’expression augustinienne “et de malis et de bonis meis” dans le sens de l’intégralité de l‘“être” (Sein), de la “vie” (Leben) et de l’“être-avoir-été” (Gewesensein) d’Augustin, c’est-à-dire sa personnalité entière, avec ses hauts et ses bas381. Dans les neuf premiers livres, Augustin retrace l’histoire de sa vie (passée), depuis son enfance jusqu’au moment de sa conversion. Après cette section proprement autobiographique, Augustin, au livre X, confesse devant Dieu et devant les hommes ses dispositions présentes, non plus ce qu’il fut, mais ce qu’il est. Il y livre, pour reprendre la terminologie de Heidegger, son expérience de la vie facticielle dans sa situation historique d’accomplissement. Ce qui explique l’intérêt particulier de ce dernier pour ce livre-charnière. Enfin, dans les trois derniers livres, Augustin s’adonne à une longue louange de Dieu à travers la création, avec une profonde réflexion sur le temps au livre XI. Revenons maintenant au livre X qui retient l’attention particulière de Heidegger. La particularité de ce livre par rapport aux autres, notamment par rapport aux précédents, est que “Augustin ici ne rapporte plus son passé, mais ce qu’il est maintenant”, c‘est-à-dire son ipse intus au moment même de ses confessions382. Le livre est composé de 43 chapitres disparates, que Heidegger, 379 Dans les Retractationes, Augustin fait un ré-examen rigoureux (judiciaria severitate) de chacun de ses ouvrages (livres, lettres, traités). Cf. GA 60, p. 175. 380 “Confessionum mearum libri tredecim, et de malis et de bonis meis Deum laudant iustum et bonum, atque in eum excitant humanum intellectum et affectum„. Cité dans GA 60, p. 175-176. Pour la traduction française des passages d‘Augustin, nous nous référerons à SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduction, préface et notes de Joseph Trabucco, Paris, GF Flammarion, 1964. La présente citation est à la page 7. Pour une interprétation globale, cohérente et actualisante des Confessions, on peut lire avec intérêt le livre de J. BRACHTENDORF, Augustins ''Confessiones'', Darmstadt, WBG, 2005. 315 S. 381 Cf. GA 60, p. 175-176. 382 Cf. Ibid., p. 177. À côté de ce cours dédié au livre X, Heidegger a également donné une conférence sur Augustin au monastère St. Martin de Beuron, consacrée à la question du temps au livre XI et intitulée: “Des hl. Augustinus Betrachtung über die Zeit. Confessiones lib. XI” (26.10.1930). Cf. N. FISCHER, “Selbstsein und Gottsuche. Zur Aufgabe des Denkens in Augustins 'Confessiones' und Martin Heideggers 'Sein und Zeit' ”, in N. FISCHER – F.-W. von HERMANN (Hrsg.), Heidegger und die christliche Tradition, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007, p. 55. Dans sa postface au GA 60,
134 pour son interprétation phénoménologique, regroupe autour de quelques thèmes majeurs, relatifs à la vie facticielle. 1.3.2. Analyse phénoménologique du livre X La tâche que Heidegger s’assigne ici est de “comprendre” Augustin dans son état d’âme actuel et sa quête de Dieu. Ce qui fait de son exposé oral (das Referat) une sorte de “lecture commentée” du texte d’Augustin (das Original)383, aux allures parfois de “simple paraphrase”384, mais dont la visée profonde est en réalité de dégager des thèmes pour l’interprétation phénoménologique, comme l’attestent les notes annexes de Heidegger lui-même385 et celles d’Oskar Becker, un de ses auditeurs386. Nous passons en revue ces différents thèmes. 1.3.2.1. La connaissance de soi-même Les chapitres 1-4 présentent le motif de la confession. Aux yeux de Heidegger, les Confessions d’Augustin constituent une herméneutique du soi: en effet, à travers sa “confession” (confiteri), Augustin fait une “interprétation” (interpretari) de soi-même, dont le motif profond est qu'on est pour soi-même une question (Quaestio mihi factus sum)387. En outre, il est important de noter que ce projet de “connaissance de soimême” (Wissen um sich selbst), c’est-à-dire “d’accomplissement de vérité sur soi-même”, se fait “devant Dieu” (coram Deo), qui connaît tout et pour qui rien n’est caché. Mais cette “confession en présence de Dieu” (Bekennen im Angesicht Gottes), qui se produit à l’intérieur de l’homme même, dans son coeur (in corde [suo]), doit également s’extérioriser par la confession (in confessione), devant des témoins, devant les hommes (bekennen gegenüber den Mitmenschen), afin que ces derniers aussi puissent reconnaître la grâce agissante de Dieu et le poids accablant du péché de l’homme, et ainsi, en tirer eux aussi le fruit388.
383 384 385 386 387 388
Claudius Strube fait allusion à la préparation par Heidegger d'un séminaire sur “Augustinus, Confessiones XI (de tempore)” pour le semestre d'hiver 1930/31; cf. GA 60, p. 347. Cf. Ibid., p. 176-177. Cf. J. GREISCH, o.c., p. 224. Cf. GA 60, p. 247-269. Cf. Ibid., p. 270-299. “Me voilà devenu pour moi-même un problème„. Conf. X 33, p.237; GA 60, p.247. Cf. GA 60, p. 117-178. Les Confessions ne sont pas, aux yeux d'Augustin, une justification devant les hommes, lesquels s'affichent comme une “race curieuse de la vie d'autrui, mais nonchalante à amender la sienne” (curiosum genus ad cognoscendam vitam alienam, desidiosum ad corrigendam suam). Cf. Conf. X 3, p.203; GA 60, p. 158.
135 Au chapitre 5, en référence à l’abîme de la conscience humaine, Augustin élargit l’étendue de sa confession: il veut confesser, non seulement ce qu’il sait de lui-même, mais également ce qu’il ignore de lui-même, car, reconnaît-il, “il y a dans l’homme des choses que l’esprit même de ce dernier ne sait pas”, sinon Dieu seul389. Aussi dans son entreprise de connaissance de soi a-t-il absolument besoin de la lumière de Dieu. 1.3.2.2. L’«objectité» de Dieu et la nature de l’âme Mais qu’est-ce que Dieu? Augustin s’y penche aux chapitres 6-7. Dans sa quête de Dieu, il interroge d’abord la création (l‘univers) et constate que la beauté de celle-ci révèle certes Dieu, mais qu’elle n’est assurément pas Dieu, qui en est le Créateur (Schöpfer). Il se tourne ensuite vers lui-même, c’est-à-dire vers l’homme, formé d’un corps et d’une âme, en d’autres termes, doté d’une part extérieure et d’une part intérieure (ein Außen und Innen). Et là, sa part intérieure (anima), mieux que celle extérieure (corpus), et seule capable d’interroger et de juger, lui fait connaître Dieu et lui permet de monter jusqu’à lui390. Quant à l’âme elle-même, elle anime le corps auquel elle est unie en lui communiquant la vie, tandis qu’elle-même reçoit sa vie de Dieu, lequel la “transcende” justement (über- ragt)391. Dans la mesure où Augustin considère Dieu comme le Créateur et comme cet être qui dépasse l’âme, il se place ici pour ainsi dire dans l’optique de la philosophie grecque, qui définit Dieu selon son «objectité» (Gegenständlichkeit Gottes), comme un “ob-jet” (Gegenstand)392. Cette tendance grecque est remarquable dans plusieurs passages où Augustin parle de Dieu comme du «höchster Gegenstand» suivant différents points et manières d'accès (axiologique, esthétique, épistémologique, existentiel, ontologique, etc.), à savoir: Bien suprême (summum bonum), Beauté suprême (summa pulchritudo), Dieu comme Lumière (lux), Amour (dilectio), substance immuable (incommutabilis substantia), etc393. 389 “Tamen est aliquid hominis quod nec ipse scit spiritus hominis„. Cf. Conf. X 5, p. 206; GA 60, p. 178. 390 Heidegger note qu‘il ne faut pas interpréter “corpus et anima„ comme une caractéristique objective, comme une synthèse. Cf. GA 60, p. 179 391 Cf. Conf. X 7, p. 209; GA 60, p. 180: “super caput animae meae„. 392 Cf. GA 60, p. 179s. Aux yeux de Heidegger, c'est un pur blasphème de considérer Dieu comme un objet, fût-il le plus élevé (“dass man Dich in billigen Blasphemien zum Objekt von Weseneinsichten macht”). Cf. GA 60, p. 203. 393 Cf. Ibid., p. 257 et 292. En tant que summun bonum, Dieu est objet de jouissance (frui); cette fruitio Dei augustinienne est en quelque sorte une reprise du thème néo-platonicien de la jouissance du Bien et du Beau (cf. GA 60, p. 271-273; P. CAPELLE, Philosophie
136 Heidegger note cependant qu’il convient de situer la quête augustinienne de Dieu et du soi, non pas dans une perspective objectiviste (comme dans la métaphysique grecque)394, mais déjà sous la pulsion phénoménologique: chez Augustin en effet, la question n’est déjà plus de savoir qui et ce qu’est Dieu, mais où - avec quoi - vivant dans quoi “je” trouve Dieu395. Son attitude est moins de spéculer sur Dieu (über Gott reden) que de se tenir devant Lui (vor Gott stehen) et de Lui parler (zu Gott sprechen)396. Quoi qu'il en soit, dans les fluctuations de son analyse, Augustin aborde le problème de Dieu (Gottesfrage) tantôt du point de vue objectif (objektiv), tantôt sous l’angle de l'accomplissement (Vollzug); il oscille encore entre une interprétation psycho-objective et une approche historico-existentielle à partir de la vie facticielle397. 1.3.2.3. Le phénomène de la mémoire Aux chapitres 8-19, Augustin explore le vaste champ de la mémoire (memoria). Cette excellente et célèbre analyse augustinienne de la memoria a fortement influencé la théorie de la connaissance moderne; Heidegger cependant s’intéresse, non pas d‘abord à cet aspect épistémologique, mais davantage à la portée phénoménologique de la mémoire. Certes, Augustin, note-t-il, aborde la “mémoire, non pas de manière radicale, existentielle, suivant le sens de l’accomplissement, mais dans l’optique grecque, décadente, suivant le contenu”398; néanmoins, ce qu’il dit des phénomènes concrets (c’est-à-dire leur Gehalt ou le Was) et surtout la manière dont il les explicite (c’est-à-dire leur Vollzug ou le Wie) font éclater le cadre et la structure du concept habituel (à savoir, une détermination conceptuelle objective) vers un sens plus existentiel399. Son analyse est pour ainsi dire ouverte à l’approche phénoménologique. De cette analyse augustinienne de la memoria, Heidegger retient quelques points intéressants en rapport avec son herméneutique facticielle, sans suivre rigoureusement l’ordre des chapitres, tel qu‘il se donne dans le livre des Confessions. Nous les présentons, en suivant la prodigieuse étendue et multiplicité de la memoria, laquelle est de fait en rapport, non seulement avec le
394 395 396 397 398 399
et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1998, p. 56s.). Dans le commentaire d'Oskar Becker sur le cours, on peut voir combien l'uti et le frui déterminent le curare dans la vie (cf. GA 60, p. 271s. et 277s.). Cf. Ibid, p. 180. Ibid., p. 181. Cf. N. FISCHER, art. cit., p. 74. Cf. GA 60, p. 181. Cf. Ibid., p. 247. Cf. Ibid., p. 182.
137 vaste monde extérieur, les réalités intelligibles des sciences et les états affectifs de l’âme, mais également avec Dieu, et même paradoxalement avec l’oubli. 1.3.2.3.1. La memoria et le monde extérieur La puissance de la memoria est telle, qu’elle est capable de contenir l’ensemble du monde extérieur (chap. 8). Impressionné par l’“ampleur infinie de ce sanctuaire”400en lui, Augustin est rempli d’étonnement et frappé de stupeur (Staunen) de constater que sa prodigieuse puissance lui échappe401. Ces choses sensibles (ou objets matériels du monde extérieur) figurent c’est-à-dire: sont à la fois remémorées/réactualisées/re-présentées (Vergegenwärtigung) et présentes/actuelles/portées au souvenir présent (Gegenwärtigung) - dans la memoria sous forme d’images (Bilder), et non d'objets eux-mêmes (Gegenstände). Elles s’y introduisent par le biais des sens (la vue, l‘ouïe, l‘odorat, le goût, le toucher) et y sont souverainement conservées et distinctement rangées selon leurs espèces: la lumière et les couleurs, la voix et les sons, le parfum et les odeurs, le goût et les saveurs, le tact et les impressions ou sensations (le dur ou le mou, le doux ou le rude, le lourd ou le léger, le chaud ou le froid, etc.)402. 1.3.2.3.2. La memoria et les sciences La memoria contient aussi des éléments qui ne viennent pas de l’extérieur, c‘està-dire qui y sont introduits sans l’intervention des sens (chap. 9-12). Il s’agit par exemple des opérations du raisonnement, des réalités intelligibles telles que les idées, les nombres, les lignes et les espaces géométriques, bref les sciences. On ne les trouve nulle part que dans l’esprit; et elles y sont présentes, non pas comme images (imago), mais elles-mêmes réellement (res). Elles s’acquièrent en “rassemblant” (zusammennehmen) et en “ordonnant” (ordnen) les notions dispersées dans l’esprit humain; elles sont le fait de l’apprentissage et de l’acte du savoir (discere), le produit de l’activité intellectuelle, c’est-à-dire de l‘intelligence, de la pensée. Aussi l’expression latine cogitare/cogito, étymologiquement proche de cogo (zusammennehmen, rassembler), désigne-t-elle en propre l’action de “penser” (denken), c‘est-à-dire “rassembler/réunir” dans l’esprit403.
400 401 402 403
Cf. Conf. X 8, p. 211; GA 60, p. 182: “penetrale amplum und infinitum„. Cf. Conf. X 8, p. 212; GA 60, p. 182: “Stupor apprehendit me„. Cf. Conf. X 8, p. 210; GA 60, p. 183. Cf. Conf. X 11, p. 214s.; GA 60, p. 184s.
138 1.3.2.3.3. La memoria et l’univers du soi La memoria ne renferme pas seulement les choses sensibles et les connaissances scientifiques ou objets mathématiques; elle est également le lieu où le soi se rencontre soi-même: “Ibi et ipse mihi occurro”404. En effet, l’esprit humain se souvient aussi de soi-même, de ses sentiments et de ses émotions (désir, joie, crainte, tristesse), de ses passions et de ses souvenirs, ainsi que de l’acte du “souvenir” lui-même (chap. 13-14). Ces dispositions ou états affectifs de l’âme (affectiones animi) sont logés dans la memoria sous forme de notions ou notations, et non pas tels qu‘ils sont dans l‘âme lorsque celle-ci les éprouve; ils se donnent, toutes proportions gardées, comme des aliments dans l’estomac: dans la mémoire, les affects de l’âme sont “digérés” et ainsi n’ont plus leur “saveur”. Ce qui explique qu’on se souvienne par exemple d’une joie ou d’une tristesse, sans être nécessairement dans l’état émotionnel correspondant; la remémoration des affections n’est donc pas conditionnée par l’affectivité de la situation remémorée405. Enfin, note Augustin, tous les souvenirs reposent soit sur des expériences personnelles, soit sur des témoignages d’autrui406. 1.3.2.3.4. La memoria et l’oubli Paradoxalement, la mémoire se souvient même de l’oubli, oblivio (chap.16). Cela pose un sérieux problème de compréhension et d’explication: “la mémoire retient l’oubli”, écrit Augustin407. En d’autres termes, si “l’on se souvient de l’oubli”, celui-ci ne peut plus radicalement être considéré comme un “défaut de mémoire” (Abwesenheit, privatio memoriae); au contraire, l’’oblivio - c’est-àdire le fait-d’avoir-oublié (das Vergessenhahen) et ce-qui-est-oublié (das Vergessene) - serait en quelque sorte présent (gegenwärtig, praesto est) dans la remémoration. Comment dès lors concilier l’antinomie vergessen / vergegenwärtigt, abwesend / gegenwärtig? Comment expliquer “la présence de l’absent”? Augustin ne trouve pas de solution à cette énigme408. Bien plus, cette difficulté l’amène à la prise de conscience du mystère du soi: “Je suis devenu pour moi-même une terre de difficultés et d’excessives sueurs”, confesse-t-il409 Car, quoique la memoria se confonde d’une certaine manière avec l’esprit humain ou le sujet lui-même (puisque l‘on dit par exemple: “Je me souviens”; ou encore, parlant de l‘oubli: “Je ne l‘ai plus dans mon 404 405 406 407 408 409
“C‘est là que je me rencontre moi-même„. Conf. X 8, p. 211; GA 60, p. 187. Cf. Conf. X 14, p. 216s.; GA 60, p. 186s. Cf. Conf. X 8, p. 211. “Memoria retinetur oblivio„. Conf. X 16, p. 219; GA 60, p. 189. Cf. Conf. X 16, p. 219; GA 60, p. 188s. “Factus sum mihi terra difficultatis et sudoris nimii”. Conf. X 16, p. 219.
139 esprit”), sa puissance échappe à la prise de ce dernier: le soi s’avoue “loin de soi”, alors qu‘il n’y a rien de plus “près de soi” que soi-même410. Pour revenir à l’aporie relative à l’oubli, Heidegger pense l’expliquer par la non prise en compte dans l’analyse augustinienne de la triple direction phénoménologique - Gehalt, Bezug et Vollzug - de la memoria et de l‘oblivio. En effet, suivant la direction intentionnelle que l’on veut privilégier (à savoir: le “vergegenwärtigte Gehalt”, le “Vergegenwärtigungsvollzug” ou l’“intentionale Bezugsrichtung”), le “non praesto est” (Nichtdasein, Abwesendsein) qui définit l’oubli ou encore son “praesto est” (Dasein, Wirklichsein) dans la remémoration revêtent chaque fois un sens différent. En d’autres termes, l’oblivio est à comprendre de triple manière: gehaltlich, bezughaft et vollzugshaft. C‘est seulement de cette manière que l‘on peut expliquer d’une part son “Nicht-praesto-Sein” (gehaltlich) et d’autre part son “praesto est” (bezughaft), ou les deux à la fois (vollzugshaft). Cela veut dire que je peux me souvenir d‘avoir oublié quelque chose, bien que la chose oubliée ne soit plus présente en moi; ce qui est présent, ce n‘est pas la chose comme telle (Gehaltssinn), mais le rapport de celle-ci à ma conscience (Bezugssinn); ou encore, la chose est bien là, mais je ne l‘ai plus à ma disposition dans ma conscience (Vollzugssinn). L‘oblivio est donc dans la memoria, non pas comme contenu, mais comme rapport qui relie la chose oubliée avec la mémoire411. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que l’oubli n’est jamais total; autrement, l’on ne pourrait pas rechercher le souvenir perdu: on n’oublie pas totalement ce que l’on se souvient d’avoir oublié, conclut Augustin412. 1.3.2.3.5. La memoria et la quête de Dieu Quant à Dieu, il est à la fois “dans” et “au-delà de” la memoria (chap.17-19). En effet, d’une part, Augustin constate que la connaissance que nous avons de lui se conserve dans la mémoire; d’autre part, il admet qu’on ne connaît pas Dieu par la seule mémoire; celle-ci, malgré sa prodigieuse puissance et son étendue infinie, est incapable de le contenir dans son intégralité. La transcendance de Dieu, déjà évoquée plus haut en rapport avec l’âme, vaut également à l’endroit 410 Cf. Conf. X 14, p. 216; X 16, p. 219: “C‘est moi qui me souviens, et moi, c‘est mon esprit„. Dans SuZ, Heidegger parlera de l'opacité du Dasein en ces termes: “Ce qui ontiquement est le plus proche et bien connu est ontologiquement le plus éloigné et inconnu, il est constamment perdu de vue dans sa signification ontologique” (SuZ, § 9, p. 43; trad. fr., p. 75). 411 Cf. GA 60, p. 188s. ; P. STAGI, o.c., p. 269s. 412 Cf. Conf. X 19, p. 223; GA 60, p. 191: “Das Vergessen ist keine radikale privatio der memoria„
140 de la mémoire; aussi faut-il dépasser celle-ci, si l’on veut rejoindre Dieu en tant que tel413. Augustin soulève à ce niveau une difficulté, non moins négligeable: trouver Dieu “en dehors de” (außerhalb) la mémoire signifie en quelque sorte être “sans mémoire” de lui (immemor tui)414; or, comme le suggère l‘image évangélique de la drachme perdue (Lc 15, 8-9), on ne re-trouve que ce dont on a conservé la mémoire; sinon, on ne le re-connaîtrait pas. Il faut donc d‘une certaine manière “avoir” - ou avoir eu- la notion ou mémoire de Dieu pour le chercher et le trouver. Et c‘est justement dans la mémoire même qu‘il faut chercher415. Prolongeant à sa manière l’interprétation d’Augustin, Heidegger exploite l’image de la femme qui cherche la drachme perdue, pour poser, dans toute son intensité existentielle, la question du “chercher”: Was heißt Suchen?416. En d’autres termes, Heidegger s’y appuie pour faire une phénoménologie du chercher et du trouver, en mettant en lumière sa portée ontologique. En effet, dans sa quête de Dieu (Gott-Suchen), le soi s’interroge aussi sur soi-même en sa facticité; il est lui-même concerné: il n’est pas seulement celui qui déclenche et mène la quête ou celui en qui la quête se produit, mais il est luimême cible de la quête, dans la mesure où l’accomplissement de celle-ci est quelque chose de lui-même, précise Heidegger. Ainsi, à travers la quête de Dieu (Gott-‘Suchen’) se trouve en même temps posée la question ontologique de l’ipséité (Was ‘bin’ ich selbst?). La Gottsuche et le Selbstsein sont étroitement liés comme deux faces d'une même médaille; au fond, il s‘agit de la même question, mais posée sous une autre forme d‘accomplissement (Vollzugsgestalt)417. Pour revenir à la présence ou “possession” de Dieu (Gott-Haben) dans la memoria, Augustin indique comment la connaissance que nous avons de lui se conserve dans notre mémoire (chap. 24) et cherche dans quelle partie de celle-ci - c’est-à-dire: dans quelle espèce de mémoire - il réside: celle des choses matérielles, celle des états affectifs de l‘âme ou celle de l‘esprit lui-même? S’il trouve absurde de “localiser” Dieu comme tel (Gottes Ort und Raum), il a en revanche la certitude et l’expérience (Gott-Erfahren) que ce dernier demeure dans sa mémoire (chap. 25). Ainsi, quoique Dieu transcende notre esprit et hante nos interrogations (chap. 26), il est profondément “au-dedans” de nous (chap. 413 Cf. Conf. X 17, p. 221; GA 60, p. 190: “Je dépasserai donc aussi la mémoire pour l‘atteindre„ (Transibo ergo et memoriam, ut attingam eum) 414 Cf. Conf. X 17, p. 221; GA 60, p. 190, note 29. 415 Cf. Conf. X 18, p.221s.; GA 60, p. 190s. 416 Cf. GA 60, p. 189 s. 417 Cf. Ibid., p. 192 et 204. Sur le lien étroit entre la Gottesvorstellung et la Selbsterfahrung, Heidegger s'inspire aussi de Kierkegaard (cf. GA 60, p. 248).
141 27); il est, conclut Augustin, “au-dedans de moi, plus profondément que mon âme la plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes”418. En définitive, note Heidegger, une mutation significative s'opère dans la question de Dieu chez Augustin: de la question «où trouver Dieu?» (Wo) à celle du «comment faire l’expérience de Dieu» (Wie)419. Il relève en outre un paradoxe étrange dans l'accomplissement de cette expérience (Gotteserfahrung): plus l'on cherche Dieu (Gott-Suchen), plus l'on s'éloigne de lui (weg von Gott), et plus aussi l'on s'interroge sur soi-même (Selbstfraglichkeit)420. Mais cette distance croissante vis-à-vis de Dieu (Abstand / Abschied von Gott) n'intervient que dans un premier temps, puisqu'on Le retrouve au bout du parcours dans la quête et la possession de sa vie propre (Selbstvollzug)421. 1.3.2.4. La volonté de vie heureuse et la possession de la vérité La recherche de Dieu coïncide avec la volonté de vie heureuse (vita beata), à laquelle aspirent tous les hommes422. Ceci laisse entendre qu’ils en aient tous quelque notion/connaissance ou souvenir; autrement, ils ne l’aimeraient pas et ne la désireraient pas. L’aspiration à la félicité implique donc le souvenir du bonheur (chap. 20-21). Autrement dit, la beata vita est présente d’une certaine manière - et incontestablement - “dans” la memoria. Elle - il s’agit de la 'vera' beata vita - consiste dans la joie véritable qu’on ne trouve qu’en Dieu seul, précise plus loin Augustin (chap. 22)423. Par ailleurs, souligne Augustin, le bonheur est inséparable de la possession de la vérité (veritas): en effet, de la même manière que tous les hommes sans exception aspirent à la félicité, tout naturellement aiment-ils aussi la vérité, même si dans la vie facticielle leurs intérêts et leurs passions font qu’ils la haïssent, lorsque celle-ci leur est contraire (chap. 23). Au fond, c’est Dieu qui est la vérité que tous les hommes consultent; il est au-dedans de l’homme, sa beauté 418 419 420 421 422
Cf. Conf. III 6, p. 57. Cf. GA 60. p. 203-204. Cf. Ibid., p. 283. Cf. Ibid., p. 289: “In der Bemühung um das selbstliche Leben ist Gott da. Cf. Conf. X 20, p. 223; GA 60, 192: “Lorsque je vous cherche, vous, mon Dieu, c‘est le bonheur que je cherche„ (Cum enim te Deum meum quaero, vita beatam quaero). Selon l'interprétation de Brachtendorf, la question du 'bonheur de l'homme' et de la voie pour y accéder constitue le thème central de l'ensemble du livre des Confessions (cf. J. BRACHTENDORF, o.c., p. 13s.). 423 Cf. Conf. X 22, p. 226; GA 60, p. 197: “C‘est cela le bonheur! Se réjouir de vous, pour vous, à cause de vous; c‘est cela et il n‘y en a pas d‘autre„ (Et ipsa est beata vita, gaudere ad te, de te, propter te [auf Dich hin, an Dir und Deinetwegen]; ipsa est, et non est altera).
142 le ravit et le comble de bonheur424. Ainsi, envisagée sous cette optique, la vita beata “consiste dans la joie issue de la vérité”425. Si la volonté de vie bienheureuse est unique et partagée par tous les hommes, la manière de la re-chercher les dé-partage par contre. En effet, constate Augustin, il y en a qui la cherchent loin de Dieu et de sa vérité, affairés à d’autres choses, notamment dans les signifiances du monde propre, commun et environnant, pour reprendre le vocabulaire heideggérien426. Leur quête de bonheur n’est en réalité qu’un simulacre et ce qu‘ils prennent pour vérité, n‘est au fond que fausseté. À l’opposé de cette direction décadente (Abfallsrichtung)427, qui éloigne toujours davantage du bonheur et de la vérité véritables (eigentliche), il y en a une authentique (echte), que Heidegger résume à travers l’équation suivante: “Beata vita = vera beata vita = veritas = Gott”428. Ainsi, la quête de Dieu devient la quête de la vie heureuse, la quête de la vérité. Ce qui rend la quête - en l’occurrence la quête de Dieu - problématique, fait remarquer Heidegger, dans la mesure où la question vire de l’aspect proprement existentiel à celui d’une théorie générale d’accès429. Néanmoins, l’objectif d’Augustin est, selon Heidegger, non pas tant de déterminer le contenu (Gehalt) du bonheur, que d’indiquer comment s’y prendre pour le chercher et le trouver (Bezugs- und Vollzugssin du Suchen et du Finden). C’est la manière dont on cherche, trouve et possède le bonheur qui détermine ce qu’il est. En d’autres termes, c’est en élucidant les modalités de la recherche et 424 Cf. Le “sero te amavi„ d‘Augustin: GA 60, p. 204; Conf. X 27, p. 229-230: “Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée. C‘est que vous étiez au-dedans de moi, et, moi, j‘étais en dehors de moi! Et c‘est là que je vous cherchais; ma laideur se jetait sur tout ce que vous avez fait de beau. Vous étiez avec moi et je n‘étais pas avec vous. Ce qui loin de vous me retenait, c‘étaient ces choses qui ne seraient pas, si elles n‘étaient en vous. Vous m‘avez appelé, vous avez crié, et vous êtes venu à bout de ma surdité; vous avez étincelé, et votre splendeur a mis en fuite ma cécité; vous avez répandu votre parfum, je l‘ai respiré et je soupire après vous; je vous ai goûtée et j‘ai faim et soif de vous; vous m‘avez touché, et je brûle du désir de votre paix„. Par ce “spät habe ich Dich geliebt„, dit Heidegger, Augustin reconnaît sa lente et longue démarche, allant de la quête théorique-extérieure (foris) de Dieu à travers la création jusqu‘à son expérience aimante-intérieure (intus) au niveau de la vie facticielle. Ibid. 425 Cf. Conf. X 23, p. 226; GA 60, p. 198: “Beata quippe vita est gaudium de veritate„. 426 Cf. Conf. X 23, p. 226s.; GA 60, p. 197. 427 Augustin écrit en effet: “ils retombent…„ (cadunt…). Cf. Conf. X 23, p.226; GA 60, p. 197s. 428 Cf. GA 60, p. 193. Ainsi la béatitude consiste à “avoir Dieu”, c'est-à-dire à jouir de Dieu (frui). 429 Cf. Ibid.
143 de la possession de la vie heureuse (le quomodo, le Wie des Habens der vita beata)430 qu‘Augustin répond à la question de ce qu‘elle est (le Was). Ainsi, dans la situation d‘accomplissement – c’est-à-dire: dans l’optique proprement existentielle –, “chercher la vie” (Leben suchen) signifie-t-il “se soucier de la vie” (Bekümmerung um Leben)431 et “posséder/avoir” la vie heureuse devient un mode d’“être”432. Cette souciance pour la vie ou préoccupation existentielle n’est étrangère à personne, dans la mesure où tous veulent être heureux: tant ceux qui le sont effectivement (in re), c’est-à-dire qui “possèdent/ont” le bonheur, que ceux qui ne le sont qu’en espérance (in spe), mais également ceux qui ne le sont ni en fait, ni en espérance, sinon en désir uniquement pour ainsi dire433. Enfin, note Heidegger, la notion augustinienne de veritas, laquelle reste étroitement re-liée à celle de la vita beata, s’émancipe de la conception traditionnelle - grecque -, pour acquérir une connotation existentielle et déjà une dimension existentiale434: “la vérité est la vraie vie heureuse„435 et celle-ci est “la joie née de la vérité”436. Heidegger estime toutefois qu’Augustin ne va pas très loin et reste encore dans une étude d’ordre et de cadre, c’est-à-dire dans une approche objective (grecque, “catholique” traditionnelle)437. 1.3.2.5. Le curare comme caractère fondamental de la vie facticielle Aux chapitres 28-29, Augustin évoque la misère de la vie humaine: celle-ci ne serait qu’une “perpétuelle tentation”, une “épreuve sans répit” (temptatio sine ullo interstitio), un “poids” (moles, Gewicht), un “fardeau” (onus, Last) (chap. 28)438, et pour cette raison, il s’en remet à la grâce de Dieu, auprès de qui il trouve force et appui (chap. 29)439. 430 Cf. Ibid., p. 192s. 431 Cf. Ibid., p. 193. 432 Cf. Ibid., p. 195: “ ‘Haben‘ so aneignen, dass das Haben ein ‘Sein‘ wird. „ (“S‘approprier ‘l‘avoir‘, de sorte que l‘avoir devienne un ‘être‘„). 433 Cf. Conf. X 20, p. 223; GA 60, p. 193s. 434 Cf. GA 60, p.201. 435 “Veritas ist vera beata vita„. Cf. GA 60. p. 199. 436 Cf. Conf. X 23, p. 227. 437 Cf. GA 60, p.194. 438 Cf. Conf. X 28, p. 230; GA 60, p. 205 et 249s.: “Je me suis à charge à moi-même„ (Oneri mihi sum); Conf. X 28, p. 231; GA 60, p. 206 et 250: “Est-ce que la vie de l‘homme sur terre n‘est-elle pas une épreuve continuelle?“ (Numquid non temptatio est vita humana super terram sine ullo interstitio?) 439 Au début des Confessions, Augustin écrit: “Vous nous avez créés pour vous, et notre coeur est inquiet jusqu‘à ce qu‘il repose en vous „. Conf. I 1, p. 15.
144 Pour revenir à la terminologie heideggérienne, l’existence humaine consiste dans la “souciance de la vie” (Bekümmerung um Leben), dans la cura (Sorge). Aux yeux de Heidegger, le curare (das Bekümmertsein, l‘être-préoccupé) devient un existential, c’est-à-dire un caractère fondamental de la vie facticielle ou du Dasein 440. Dans ce sens, les thèmes augustiniens de la dispersion (Zerstreuung) et de l’ambivalence (Zwiespältigkeit) de la vie, qui affectent le curare, sont interprétés par Heidegger comme des traits constitutifs de la facticité comme telle. 1.3.2.5.1. La dispersion constitutive de la vie facticielle Suivant l’expérience d’Augustin, la vie de l’homme sur la terre n’est pas, comme on dit, une partie de plaisir ou une simple promenade (Spaziergang)441, mais une vraie misère (Erbärmlichkeit)442 et une véritable “épreuve”, marquée d’une part par le phénomène de la “dispersion dans le multiple” (defluxio in multum ), et d’autre part par l’ordonnance (iubere) du mouvement inverse de “rassemblement et de retour à l’unité”, à travers la “continence” (continentia)443. Heidegger entend les expressions augustiniennes “in multa defluximus” et “in unum per continentiam colligimur et redigimur” dans un sens existential: le multum désigne l’éparpillement constitutif de la vie facticielle, c’est-à-dire la multiplicité des signifiances caractérisant la vie dans le monde (das Mannigfaltige)444; tandis que l’unum indique le mouvement existentiel contraire, celui de l‘“authentique” (das Eigentliche)445, c’est-à-dire la (véritable) vie unifiée à force de “continence”, laquelle n’est pas à comprendre dans le sens restrictif/moral d’abstinence (Enthaltsamkeit), mais dans celui positif et dynamique d’effort de “tenir ensemble” (zusammen-halten) les éléments épars de la vie facticielle dans son accomplissement446. Cet effort pour la continence consiste sur le plan de l’accomplissement à supporter (tolerare) les ennuis (molestias, Beschwernisse) et difficultés 440 441 442 443
Cf. GA 60, p. 205s. et 271. Lire aussi SuZ, §39-42Cf. Ibid., p. 205. Cf. Ibid. Cf. Conf. X 29, p. 231; GA 60, p. 205: “La continence rassemble les éléments de notre personne et les (ramène) à l‘unité que nous avons perdue en nous dispersant (dans le multiple) „ (Per continentiam quippe colligimur et redigimur in unum, a quo in multa defluximus). L'ordonnance de continence (iubes continentiam) n'est pas à comprendre comme une obligation extérieure, mais comme une exigence intérieure, une directio cordis, cogitationis et delectationis (cf. Ibid., p. 205 et 270). 444 Cf. GA 60, p. 206s. 445 Cf. Ibid. 446 Cf. Ibid., p. 205.
145 (difficultates, Schwierigkeiten) de la vie; ce qui ne veut pas dire qu’il faille les aimer ou s’y complaire, les désirer ou y prendre goût, ni non plus les éviter ou les ignorer, mais plutôt les affronter avec endurance447. Car, en définitive, la fin n’est pas la cura, mais la delectatio; le souci de la vie n‘est pas une fin en soi, c‘est plutôt la jouissance qui est visée dans la préoccupation pour la vie448. 1.3.2.5.2. L’ambivalence constitutive de la vie facticielle Le fardeau de la vie est également manifeste à travers son ambivalence fondamentale (Zwiespältigkeit): Augustin constate en effet que la vie sur terre est «écartelée» entre le chagrin et la joie, la crainte et le désir, l’adversité et la prospérité449. L’écartèlement entre ces situations extrêmes est un trait constitutif de la vie facticielle, que Heidegger approfondira ultérieurement à travers l’existential de l’équivoque (Zweideutigkeit)450. En d’autres termes, dans le contexte historico-facticiel de la vie, la souciance s’accomplit suivant un sens référentiel changeant: les multiples signifiances, dans lesquelles l’homme vit, sont tantôt prospera (favorables, utiles, saines, désirées, attrayantes), tantôt adversa (hostiles, entravantes, rebutantes, redoutées, opposées à ce à quoi l‘on aspire)451. Ainsi, l’homme est écartelé en premier entre le desiderare und le timere, écartèlement d’où découlent toutes les autres expériences ambivalentes de souciance452. Cet écartèlement est éprouvé comme un “déchirement” dramatique (Zerrissenheit),453 que nous retrouverons largement dans le phénomène de la tentation. Il ne s’agit pas d’un simple constat théorique de la coexistence d’expériences antagonistes, mais bien plus d’un “avoir-eu” dans l’expérience (Gehabtwerden im Erfahren) de ces expériences de souciance elles-mêmes454. Le déchirement est tel que, note Heidegger, dans l’accomplissement (historique) de ces expériences, l’on vit non seulement dans l’insécurité permanente (Unruhe) et l'incertitude absolue (nescio), mais en plus l’on court le réel danger de céder au courant et de basculer dans la direction de l’inauthentique455. C'est 447 448 449 450 451 452 453 454
Cf. Conf. X 28, p. 230; GA 60, p. 206. “ Delectatio finis curae„. Cf. GA 60, p. 207s. et 270. Cf. Conf. X 28, p. 230; GA 60, p. 207. Cf. SuZ, § 37. Cf. GA 60, p. 207. Cf. Ibid., p. 208 et 251. Cf. Ibid., p. 209. Cf. Ibid., p. 208. Augustin écrit: “Dans l‘adversité je souhaite le bonheur; dans le bonheur j‘appréhende l‘adversité„ (Prospera in adversis desidero; adversa in prosperis timeo). Cf. Conf. X 28, p. 230; GA 60, p. 207 et 251. 455 Cf. GA 60, p. 209. Heidegger qualifie même de “diabolique„ ce déchirement (teuflische
146 un conflit vital, dynamique et déchirant (Widerstreit)456. Augustin vit ce déchirement comme une “blessure”457 dont il ne peut guérir par ses propres forces et à bout d’efforts humains, mais seulement avec l’aide et la miséricorde de Dieu458. 1.3.2.6. Le phénomène complexe de la tentation Dans sa relecture phénoménologique d’Augustin, Heidegger s’arrête longuement et préférentiellement sur l’expérience de la tentation (tentatio) qu’il considère comme phénomène existentiel, corollaire de celui central de la souciance (curare) (chap.30-39). Dans cette perspective, il interprète les trois formes de tentation, qui caractérisent la condition humaine (conditio humana), selon Augustin - à savoir: la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’ambition du siècle - comme les trois directions fondamentales de la dispersion (defluxus) de la vie facticielle459. L’analyse de cette expérience de la tentation n’a, aux yeux de Heidegger, ni une connotation morale (sittliche), ni une visée psychologique (psychologische)460; elle a plutôt une portée ontologique, dans la mesure où son expérience permet au sujet, qui est aux prises avec elle, de chercher en définitive à répondre à la question de l’existence même (Wie ist es mit meinem Sein?)461. Pour rappel, l’interprétation heideggérienne est essentiellement «phénoménologique», et non «théologique»; elle sort du cadre purement «scientificothéorique» ou métaphysique pour se placer au niveau proprement «historico-
Zerrissenheit). Cf. Ibid. 456 Cf. Ibid., p. 250. 457 “Voilà mes blessures, je ne les cache pas „ (Ecce vulnera mea non abscondo). Cf. Conf. X 28, p. 230; GA 60, p. 209. 458 Cf. Conf. X 29, p. 231; GA 60, p. 209. 459 drei Richtungen des defluere, der Defluxionismöglichkeit und der Gefahr (cf. GA 60, p. 211 et 252). Augustin lui-même emprunte cette tripartition à 1 Jn 2,16 (cf. Conf. X 30, p. 231). Les trois genres de tentation se rapportent dans SuZ aux trois domaines auxquels le Dasein porte son souci (Sorge): la concupiscence de la chair se rapporte au Selbst-sein, la concupiscence des yeux à l'In-der-Welt-sein et l'ambition du siècle au Mit-sein (cf. J. BRACHTENDORF, o.c., p. 230). 460 Cf. GA 60, p. 209. En marge, Heidegger présente le concept de “tentation” comme un “désagrément contre toute attente” (das Wider-wärtige, wider Erwarten), désigné dans la sphère éthique par le terme “Versuchung” et dans la sphère religieuse par celui de “Anfechtung”: à travers la Versuchung, le sujet moral est “entraîné” par pesanteur dans les signifiances de la vie facticielle (Fortgezogenwerden); à travers l'Anfechtung, le sujet religieux est “repoussé” dans la souciance existentielle (Zurückgestoßenwerden). Cf. Ibid., p. 269. 461 Cf. Ibid., p. 212s.
147 existentiel» ou existential462. En outre, elle dépasse les dichotomies spéculatives entre chair et âme, corps et esprit, etc.463 Dans ses Confessions, Augustin décrit la tentation comme une puissance de séduction et d’asservissement464, comme un piège tendu à l’homme465, comme un péril auquel ce dernier est en proie tous les jours et sans relâche466, au point de considérer la vie humaine elle-même comme une tentatio467. Par ailleurs, Heidegger rappelle que la tripartition augustinienne de la tentation n’est pas une pure classification «objective» de différentes concupiscences; au contraire, Augustin «confesse» et «interprète» comment (wie) personnellement il éprouve dans son âme et affronte dans sa vie ces tentations. Plutôt qu'objective, normative et théorétique, sa démarche est facticielle, existentielle, relative au monde propre et conforme à l’accomplissement468. 1.3.2.6.1. La concupiscence de la chair La première forme de tentation traitée par Augustin est la concupiscence de la chair (concupiscentia carnis). Elle consiste à consentir aux séductions de la chair, à céder aux désirs charnels et à y prendre plaisir, bref dans la délectation voluptueuse des sens. Augustin la considère comme un danger réel (Gefahr), une vraie “misère” (malitiae)469. Il la subdivise d'après les différents sens. Il cite en premier la volupté (voluptas) en tant que telle, celle qui blesse la chasteté (concubitus). Toutefois, il n’aborde pas les plaisirs sensuels ou pulsions sexuelles dans une optique psycho-biologique; il dit plutôt comment et combien il les éprouve et les affronte jour et nuit dans la vie facticielle, au point de s’interroger sur son être propre (Selbstsein). Car, dans son expérience, il remarque qu’il se produit en lui des choses qui ne sont pas accomplies par lui; ce qui veut dire qu’il y a quelque
462 463 464 465 466 467
Cf. Ibid., p. 210. Cf. GA, p. 214. Cf. Conf. X 32, p. 232; X 34, p. 239. Cf. Conf. X 31, p. 233; X 33, p. 237; X 34, p. 239; X 35, p. 241; X 36, p. 243. Cf. Conf. X 37, p. 244. Cf. Conf. X 32, p. 236; GA 60, p.217: “Et nemo securus esse debet in ista vita, quae tota tentatio nominatur”. (Aussi personne ne doit être sans inquiétude dans cette vie qu'on nomme 'une tentation perpétuelle' (Job 7,1)). D'après le commentaire d'Oskar Becker, cette tentation revêt différents sens: tentatio deceptionis (celle qui fait chuter l'homme), tentatio probationis (celle qui éprouve l'homme), tentatio tribulationis (celle qui est propre, inhérente à la nature de l'homme même). Cf. GA 60, p. 273s. 468 Cf. GA 60, p. 211-212 et 259. 469 Cf. Conf. X 30, p. 232s; GA 60, p. 214 et 252.
148 chose en lui, qui «est» et pourtant n’est pas lui-même (me ipsum)470. Aussi, la volupté porte-t-elle au grand jour l'insécurité constitutive de la vie humaine et la difficulté cruciale de la connaissance de soi, en d'autres termes: l'opacité fondamentale de l'homme pour lui-même. Augustin aborde ensuite la volupté dans le boire et le manger, c’est-à-dire l’intempérance, précisément la gourmandise et l’ivrognerie. On se laisse ici prendre par les délices des aliments et des boissons (concupiscence du ventre), au lieu de se contenter de la conservation de la santé (Sich-erhalten-sollen), c'est-à-dire la réparation de l‘usure du corps (ruina corporis); ce qui prime au contraire, c’est la recherche du plaisir, et non le maintien de la santé (aliments comme remèdes, medicamenta). On est à la solde de la sensualité, plutôt que dans le besoin (Bedürftigkeit) de satisfaire la faim ou d'étancher la soif. En réalité, sous le voile de l’hygiène, on cache les intérêts du plaisir; on franchit (trans-ire) les bornes du nécessaire (necessitas), pour être à la remorque du plaisir (deliciae). Ainsi, par exemple, le manger n'est plus considéré comme un moyen pour survivre, mais il devient une fin en soi, un véritable plaisir en soimême. Le mouvement inverse, dans la direction authentique, est la tempérance, la sobriété, le jeûne, c'est-à-dire l'obligation de «mettre un frein à son palais pour tantôt le relâcher, tantôt le resserrer»471. Viennent enfin les plaisirs des autres sens, qui plongent également le sujet dans l'insécurité propre et le péril permanent, caractérisant la facticité même472: les plaisirs de l’odorat (illecebra odorum), c'est-à-dire la recherche des charmes des parfums473; les plaisirs de l’ouïe (voluptas aurium), c'est-à-dire la tentation de se laisser subjuguer par le charme de l’oreille, par le chant et les voix agréables, au point que la jouissance étouffe l'utilité474, et enfin les plaisirs des yeux (voluptas oculorum), c'est-à-dire le péril de céder aux séductions des yeux, de se laisser prendre par l'éclat de la lumière et des couleurs, de s'attacher aux 470 Cf. Conf. X 30, p. 231s. GA 60, p. 212s. 471 Cf. Conf. X 31, p. 233s.; GA 60, p. 214s. 472 Augustin décrit cette insécurité et instabilité en ces termes: “ Utrum qui fieri potuit ex deteriore melior, non fiat etiam ex meliore deterior„ (“Qui sait si, de mauvais devenu meilleur, on ne redeviendra pas de meilleur, pire?„) (Conf. X 32, p. 236; GA 60, p. 217). Heidegger pour sa part décrit cette “Unsicherheit um mich selbst„ en ces termes: “Ich kann mich nicht einfach ansehen und liege dann offen vor mir. Ich bin mir selbst verdeckt (…). Ich kann mich nie auf einen gleichsam stillgestellten Moment berufen, wo ich mich vermeintlich durchdrungen habe. Der nächste Augenblick schon kann mich zu Fall bringen und mich als ganz anderen offenbar machen. Deshalb ist das Michselbsthaben, sofern es überhaupt vollziehbar ist, immer nur im Zug und in der Richtung dieses Lebens, ein Vor und Zurück „. (GA 60, p. 216-217) 473 Cf. Conf. X 32, p. 236; GA 60, p. 216s. 474 Cf. Conf. X 33, p. 236s.; GA 60, p. 217s.
149 beautés extérieures, pour la seule jouissance esthétique, en perdant de vue la beauté intérieure et la vraie Lumière, en s'éloignant de l'Auteur de la Beauté souveraine475. 1.3.2.6.2. La concupiscence des yeux La deuxième forme de tentation est la concupiscence des yeux (concupiscentia oculorum). Il s’agit de la vaine curiosité, de la passion d’expérimenter et de l'appétit de connaître, de l’avidité du savoir (libido sciendi), c'est-à-dire le désir effréné de voir et de savoir, dans des domaines futiles, rien que pour le plaisir de connaître476. Aux yeux d'Augustin, cette curiositas est quelque chose de «malsain», d'«abrutissant»; il la considère comme une «vanité», une «sottise», une «maladie», une «immense forêt pleine de pièges et de périls»477. Elle est même plus subtile et plus complexe dans ses dangers (multiplius periculosa) que les tentations charnelles; elle est désignée par l'expression «concupiscence des yeux», parce que ces derniers sont parmi tous les sens les principaux instruments de la connaissance, les autres n'assumant cette fonction que de façon métaphorique; le «voir», comme le montre le langage courant, désigne en général et par excellence la fonction de «connaître», incluant même tous les autres sens; bref, il détermine toutes les expériences facticielles478. La concupiscientia oculorum n'est pas à confondre avec la voluptas oculorum: celle-ci relève du plaisir des sens (c'est-à-dire des yeux charnels, oculorum carnis), elle est une jouissance (charnelle); la concupiscence des yeux par contre est une convoitise (cupiditas), qui certes «s‘exerce par les mêmes sens corporels, mais tend moins à une satisfaction charnelle qu’à faire des expériences par le moyen de la chair»479. Augustin distingue en effet entre “se délecter dans la chair” (se oblectandi in carne) et “expérimenter par la chair”
475 Cf. Conf. X 34, p. 238s.; GA 60, p. 218s. et 256. Cela ne veut pas dire qu' Augustin serait littéralement contre l'art, la musique ou l'esthétique; pour lui, les objets artistiques ou esthétiques doivent être considérés, non comme une fin (das Ziel), mais comme un chemin (ein Weg) vers le Beau absolu, suivant la conception néo-platonicienne (cf. GA 60, p. 284s.). 476 Cf. Conf. X 35, p. 240s. 477 Cf. Conf. X 35, p. 241s.; GA 60, p. 226s. 478 Cf. Conf. X 35, p. 240; GA 60. p. 224s. : On dit en effet: Vois quelle lumière! Vois quel son! Vois quelle odeur! Vois quelle saveur! Vois quelle douceur! Et non: Écoute/hume/goûte/touche comme ça luit! Dans SuZ, Heidegger reparlera de cette remarquable primauté de la vue ainsi que de la curiosité comme telle (cf. SuZ § 36, p. 170-173; trad. fr., p. 217-220) 479 Cf. Conf. X 35, p. 240.
150 (experiendi per carnem)480: si dans les deux cas, on retrouve formellement le souci (cura) en vue de jouir (frui, genießen), une différence essentielle sépare toutefois la recherche des plaisirs des sens (voluptas) et la concupiscentia des yeux. Dans le premier cas, le sujet se complaît dans l’expérience sensible, il se laisse prendre et aller, il s’abandonne, cède et succombe à la tentation, il est pour ainsi dire «passif»; dans le second cas, il prend l’initiative, il expérimente, il explore, il est à l’affût à la manière d’un voyeur (curiositas), bref il est «actif»481. En outre, l'expression «in carne» veut souligner que, dans la voluptas, on n'est pas dans la sphère du spirituel (das Geistige), mais dans une orientation non spirituelle, non divine, à savoir une orientation qui n'est pas existentiellement soucieuse, une orientation qui en réalité n'est pas, au regard du monde propre, préoccupée de beata vita482. Au contraire, la delectatio dont «jouissent» ici les yeux est proprement charnelle (sinnlich), suivant le contenu même, c'està-dire une jouissance au sens propre de genießen, auskosten483. Quant à l'expression «per carnem», elle entend indiquer que c'est le sens référentiel, à savoir l'accès (Zugang) dans l'appétit de voir, de connaître et d'expérimenter qui est charnel, sensible, c'est-à-dire qui passe par les sens. En effet, dans la concupiscentia des yeux, il n'est pas question d'un Umgehen mit (uti, «avoir commerce avec») comme dans la voluptas, mais d'un Sich-umsehen («inspecter, scruter») dans les différents domaines de l'expérience484; elle est, pour reprendre les termes de Heidegger, un “regard curieux dans le monde” (neugieriges Sich-Umsehen in der Welt)485. Ce qui importe ici, c'est la pure curiosité (das bloße Sehenwollen) dans les secteurs et domaines les plus divers, y compris les choses rebutantes et horribles, allant de la science perverse jusqu'à la magie, en passant par toutes les dérives religieuses ou bagatelles artistiques 480 Cf. Conf. X 35, p. 240; GA 60, p. 222s. et 258. 481 On peut noter en passant la proximité de forme et de sens entre cura et curiositas: celleci est en effet désignée comme “vana cura„. Cf. Conf. X 35, p. 241; GA 60, p. 226; GA 63, p. 103. 482 Cf. GA 60, p. 218. 483 Cf. Ibid., p. 222. Dans le De doctrina christiana, Augustin introduit une distinction importante entre “frui„ (genießen) et “uti„ (umgehen): le premier concerne les choses dont on jouit pour elles-mêmes (par exemple le Souverain Bien, les choses éternelles); le second se rapporte aux choses que l'on utilise pour une autre fin (c'est le cas des biens terrestres). Cf. GA 60, p. 271s.). Dans son commentaire sur le cours, Oskar Becker montre combien l'uti (user) et le frui (jouir) déterminent le curare pour la vie (cf. GA 60, p. 271-273. Lire aussi D. FRANCK, Heidegger et le christianisme. L'explication silencieuse, Paris, PUF, 2004, p. 125-133). 484 Cf. Ibid., p. 223. 485 Cf. Ibid., p. 224.
151 possibles486. Aussi Heidegger considère-t-il cette «vana cura» comme voie principale et occasion existentiale de la dispersion de la vie facticielle (Hauptweg und 'daseiende' Gelegenheit der Zerstreuung)487. 1.3.2.6.3. L’ambition du siècle La troisième forme de tentation est l’ambition du siècle (ambitio saeculi), c’està-dire l’orgueil, le désir d’être craint et aimé des autres pour son seul plaisir (timeri et amari velle), l’amour de l’éloge (amor laudis), la recherche de la vaine gloire, l’avidité à recueillir des bravos, compliments ou flatteries (chap. 3638)488. Si l’on peut se le permettre, on parlerait en termes psychologiques de «narcissisme mégalo-maniaque». Si les deux premières formes de tentation - malgré leur différence essentielle -, affectent principalement les rapports du sujet au monde commun et ambiant (Umgehen-mit et Sich-umsehen-in), la troisième quant à elle touche davantage et expressément le rapport de soi à soi-même, c’est-à-dire le monde propre489. Par rapport à la dangerosité, la dernière forme de tentation est la plus folle et la plus périlleuse de toutes, dans la mesure où le sujet se trouve dans son orgueil dépourvu de moyens de se connaître même, au point de devenir une «énigme» pour soi-même490. Le commentaire heideggérien du livre X des Confessions s’achève justement sur l'analyse de cette troisième forme de tentation, en l'occurrence l’écartèlement entre le désir de «se mettre en valeur» (Sich-in-Geltung-setzen) et le souci de «se considérer soi-même important» (Sich-selbst-wichtignehmen)491. De fait, la Selbstgeltung (valorisation de soi) se fonde sur la Selbstwichtignahme (propre considération de soi), laquelle se présente comme une forme particulière 486 Cf. Conf. X 35, p. 241; GA 60, p. 224. 487 Cf. GA 60, p. 227. Dans SuZ (§36), Heidegger, analysant la curiosité (Neugier), fait explicitement allusion à Augustin. 488 Cf. Conf. X 36, p. 242s. 489 Cf. GA 60, p. 227-228. Ce qui ne veut pas dire que les signifiances du monde propre ne sont pas affectées par les deux premières tentations, ou encore, que la troisième tentation n'a rien à voir avec les signifiances mondaines ou communes; il s'agit plutôt de la prépondérance de l'une ou des autres, dans telle ou telle autre direction ou connexion d'expérience. Dans la dernière tentation par exemple, la Mitwelt entre sans aucun doute en jeu, puisque l'on veut être valorisé, aimé ou craint des autres hommes (Mitmenschen); la Selbstwelt est cependant prépondérante, dans la mesure où le Selbst est, dans son orgueil, sa soif d'éloge ou sa volonté d'être valorisé, la fin même (das Ziel) de ladite expérience. (Cf. Ibid., p. 229). 490 Cf. Conf. X 37, p. 244s. 491 Cf. Conf. X 39, p. 246s.; GA 60, p. 232s.
152 de la cura ou Selbstbekümmerung (souciance de soi). S'il est nécessaire, selon Augustin, qu’une bonne vie et des bonnes oeuvres soient reconnues et louées492, il ne faut cependant pas ignorer les pièges de l’amour-propre; l’amour de la gloire est, en effet, habile à se déguiser493. En outre, une subtile perversion vient se greffer à lui: la complaisance à soi-même (Selbstwichtignahme vor sich selbst)494. De fait, l'amour de l'éloge amène le sujet, non seulement à vouloir être valorisé (für-wert-halten), mais encore à se revendiquer comme tel devant les autres et devant soi-même (für-wert-erklären), c'est-à-dire à se donner soi-même de l'importance dans la Mitwelt et devant soi-même (vor sich selbst)495. Cette tentation – dont le motif constant est le souci d'être apprécié ou de plaire - détourne le sujet de l'authentique direction du placere, à savoir l'amour suprême (amor maximus) ou crainte pieuse (timor castus) de Dieu, à qui l'homme doit en définitive toute oeuvre bonne et louable, jusqu'à son être-même. Ainsi, le placere devrait d'abord se diriger vers Dieu et toute laudatio, que l'homme pourrait obtenir dans sa vie, est à considérer comme donum Dei. Pourtant, au lieu de chercher à plaire à Dieu - le summum bonum -, l'homme préfère plaire à lui-même (sibi placere), reléguant ainsi le Dispensateur du don à l'arrière-plan, voire aux oubliettes496. Ce Sich-selbst-gefallen peut revêtir plusieurs formes: soit l'on se réjouit de ce qui n'est pas bien comme s'il l'était (de non bonis quasi bonis gaudere), soit l'on considère comme sien un bien dont Dieu est l'auteur (de bonis Dei quasi suis gaudere), ou encore tout en y reconnaissant l'oeuvre de Dieu, on l'attribue à ses propres mérites (sicut de bonis Dei, sed tanquam ex meritis suis), ou enfin on l'attribue effectivement à la grâce de Dieu, mais on s'en réjouit pour soi-même, sans y associer les autres (sicut ex gratia Dei, non tamen socialiter gaudere, sed aliis invidere ea)497. Si dans ces quatre formes de Selbstwichtignahme vor sich selbst l'appréciation authentique du bien va toujours croissant, ce dernier est chaque fois abordé d'après un rapport déterminé au Selbst: son Woher (2: quasi suis), son Wie (3: tanquam ex meritis suis) ou son Warum (4: non tamen 492 493 494 495 496
Cf. Conf. X 37, p. 244. Augustin parle à ce propos d' “éloge intelligent„ (p. 245). Cf. Conf. X 38, p. 246. Cf. Conf. X 39, p. 246s.; GA 60, p. 237s. Cf. GA 60, p. 232s. et 261. Cf. Conf. X 36, p. 243; GA 60, p. 233s. À propos de la crainte de Dieu (Gottesfurcht; cf. Ps 19, 10), Augustin distingue entre timor castus et timor servilis; le premier vient de l'amour de Dieu (ex amore Dei = reine Angst), le second de la crainte du châtiment (ex timore poenae = Angst vor Strafen) (cf. GA 60, p. 293s. et notamment dans De civitate Dei XIV 9, dans ses écrits exégétiques et ses lettres); cf. J. BRACHTENDORF, o.c., p. 231. 497 Cf. Conf. X 39, p. 247; GA 60, p. 238s.
153 socialiter); cependant, c'est toujours le Selbst qui, de manière nouvelle, se met en vedette devant lui-même; le Gefallen se dirige principalement, voire uniquement vers lui-même (sich selbst allein)498. Pour surmonter cette tentation, l'homme doit, en plus de la continentia, qui lui défend d'aimer certaines choses, le prévient de ce à quoi son amour doit s'abstenir (c'est-à-dire le préserve de la fausse, décadente direction), endosser la iustitia, laquelle lui recommande les choses à aimer, lui montre ce vers quoi il doit orienter son amour (c'est-à-dire lui indique la bonne, authentique direction de l'amour). En termes heideggériens, le mouvement contraire consiste à empêcher la Selbswelt de «se disperser» dans les tendances décadentes de la Mitwelt 499.
1.3.3. Thématisation de quelques problèmes sous-jacents à l'interprétation des Confessions Au fil de son analyse des Confessions augustiniennes, Heidegger attire l'attention sur quatre séries de problèmes pertinents pour l'herméneutique de la facticité: le problème du sens existential de la tentation et de l'historicité du soi, le problème de la dispersion et de la molestia constitutive de la facticité, le problème de l'opacité fondamentale du soi, et enfin, le problème d'une interprétation axiologisante des Confessions500. 1.3.3.1. Le problème du sens existential de la tentation et de l’historicité du soi Heidegger retient avant tout le phénomène de la tentatio. Il s'appesantit sur le «comment» de son accomplissement dans la Selbstwelt. À travers l'expérience de la tentation, à laquelle il se trouve sans répit confronté, le Selbst arrive à l'expérience concrète de soi-même (Selbsterfahrung); il apprend à se connaître et découvre qui il est réellement: il n'est pas seulement celui qui est exposé à la tentation, mais il est en quelque sorte la somme et l'histoire de ses tentations; celles-ci constituent sa manière d'être dans la vie facticielle. Ainsi, au-delà de son caractère existentiel, la tentation acquiert-elle un sens proprement «existential» (echtes Existenzial)501.
498 Cf. GA 60, p. 240. 499 Cf. Conf. X 37, p. 245; GA 60, p. 236s. Heidegger interprète la justitia augustinienne, non pas au sens axiologique de “valeur„ (Wert), mais en rapport avec le sens originel d'accomplissement comme “orientabilité sensée„ (sinnhafte Gerichtetheit), p. 237. 500 Cf. GA 60, p. 263 et 280s. ; J. GREISCH, o.c., p. 245-247. 501 Cf. GA 60, p. 256.
154 À partir du problème de la tentation, apparaît aussi au grand jour l'«historicité» de la Selbsterfahrung502: plus que tout savoir historique théoricoobjectif, les épreuves donnent une dimension historique à l'expérience de soi. Autrement dit: à travers l'expérience de la tentation, le Selbst se découvre comme «historique». L'historicité, comme Heidegger l'avait déjà indiqué dans son cours du semestre d'hiver 1920/21, est immanente à la vie facticielle. Aussi la tentatio est-elle un concept spécifiquement historique503. 1.3.3.2. Le problème de la dispersion et de la molestia constitutive de la vie facticielle En lien avec la tentatio, Heidegger met en exergue le thème augustinien de la deformitas504 et de la ruina505 de la vie humaine, c'est-à-dire son caractère imparfait, éphémère et périssable. C'est un trait constitutif de la facticité même, que Heidegger développera dans l’analytique existentiale à travers la thématique de la déchéance ou dévalement (Verfallenheit)506. Dans les Confessions, cet aspect est largement illustré à travers la dissémination (defluxus in multum) présente dans la vie facticielle. Celle-ci glisse, tombe, coule (defluere) et s'aliène, se dissout, se disperse (zerstreuen) dans la multiplicité mondaine (in multum). En revanche, le mouvement contraire de la continence (continentia) s'efforce de «con-tenir» et de «con-centrer» la vie facticielle dispersée dans le multiple, pour la ramener à l'unité divine (in unum). À travers l'expérience de la tentation se révèle aussi une dimension capitale de la facticité, sur laquelle Heidegger se penche longuement: la molestia. Celleci se présente comme un «fardeau» (Last) que porte la vie facticielle, avec ses ennuis, ses tracas, ses difficultés; elle la détermine fondamentalement et de façon incontournable: elle est toujours là, inéluctablement (necessarium). Elle témoigne de la gravité de l'existence (Ernst der Existenz), telle que le sujet l'éprouve facticiellement. Celle-ci est, pour reprendre l'expression de Heidegger, «emprisonnée» (verhaftet) dans la molestia, qui la détermine dans sa facticité507. La molestia n'est cependant pas à prendre au sens théorico-objectif (ascétique-grec), c'est-à-dire comme un «objet» (Ding) appartenant à la vie, comme un domaine de l'étant (objektive Last); elle désigne plutôt une «manière» d'expérimenter la vie facticielle, un Wie des Erfahrens de la facticité; en d'autres 502 503 504 505 506 507
Cf. Ibid., p. 280. Cf. Ibid., p. 274. Cf. Ibid., p. 205: “ 'Deformis' ist mein Leben„ Cf. Ibid., p. 215. Cf. SuZ, §38. Cf. GA 60, p. 230 et 254.
155 termes, elle doit être interprétée dans un sens existentiel, historique, conforme à l'accomplissement facticiel, c'est-à-dire comme une «catégorie» au sens formel, comme un «existential», bref: une structure fondamentale de l'existence humaine508. Celle-ci est «lourde», «pesante», voire accablante. Dans son accomplissement, la molestia se révèle comme une «Beschwernis» qui, à la manière de la pesanteur, tire la vie du haut vers le bas (herab-ziehen); cette pesanteur s'intensifie en fonction de la vitalité et de l'authenticité de la vie. En d'autres termes: plus la vie (se) vit pleinement dans toutes ses directions d'expérience (mondaine, commune et propre) et plus elle se possède dans son propre accomplissement (sich selbst haben), croît aussi la gravité de la molestia. Ainsi le comment et le sens du Sein de la vie sont la mesure de l'intensité de son accomplissement509. Le Sich-selbst-haben, fait remarquer Heidegger, n'est pas à comprendre comme un genre de «solipsisme»510 ou une forme d'«ascèse» au sens paganogrec ou chrétien, à savoir: coupure (Abschneiden), détachement (Abwerfen), retrait (Sich-abheben) par rapport aux réalités mondaines; au contraire, il signifie une implication pleine dans la vie facticielle, avec toutes ses signifiances et ses directions, jusqu'à la mise en danger même (Gefährdung)511. Il est, pour reprendre l'expression de Heidegger, «souciance du Sein de son soi-même»; car, en même temps que la possibilité radicale de la déchéance (Abfall), on a, à travers la préoccupation pour soi-même, l'«occasion» facticielle de parvenir au Sein de sa propre vie, l'occasion de se gagner soi-même, ou plus concrètement, de gagner la vita bona512. 1.3.3.3. Le problème de l'opacité fondamentale du soi Heidegger dégage aussi le thème de la non-transparence de soi à soi, c'est-à-dire l'opacité fondamentale du soi, son insécurité permanente (Unsicherheit), son ambivalence constitutive (Zwiespältigkeit), son auto-interrogation et remise en question propre (Sichfraglichwerden): “Je suis devenu pour moi-même une question”513, “une énigme pour moi-même”514, confesse Augustin; en un mot, un point d'interrogation. Dans l'analytique existentiale, Heidegger reprendra cette thématique de la Fraglichkeit constitutive de la vie facticielle. 508 509 510 511 512 513 514
Cf. Ibid., p. 231s. et 266. Cf. Ibid., p. 242s. Cf. Ibid., p. 254s. Cf. Ibid., p. 244s. Cf. Ibid., p. 244. “Quaestio mihi factus sum„ Cf. Conf. X 33, p. 237. Cf. Conf., X 37, p. 245.
156 Le Sich-zur-Frage-Werden est à comprendre, non pas sur le plan objectif, mais dans le contexte concret d'accomplissement de la Selbsterfahrung. L'accent est mis sur le Wie de l'expérience de moi-même: «comment je fais l'expérience de moi-même, dans la mesure où je fais l'expérience de la tentation»515. Et c'est la tentation qui donne au sujet la possibilité et l'occasion de se poser la question de son être: was und wie bin ich?516 1.3.3.4. Le problème d’une interprétation axiologisante des Confessions Heidegger relève enfin le problème d'une orientation axiologique accentuée des thèmes augustiniens, notamment les thèmes de la tentatio, de la dilectio, du summun bonum, etc. S'il reconnaît la présence effective (disons avec Claudius Stube: «ambiguë»517) d'une perspective axiologique chez Augustin, notamment dans le De doctrina christiana, il combat par contre la position qui chercherait formellement dans les Confessions un système et une hiérarchie des valeurs (Wertrangordnung)518. Au contraire, les Confessions sont à comprendre, selon lui, dans une perspective principalement phénoménologique et existentielle, en référence avec la vie facticielle même (faktischer vollzugszusammenhang). Aussi, les phénomènes de la tentatio, de la dilectio Dei, de la delectatio et consorts doivent-ils, selon la perspective de Heidegger, être interprétés en dehors du cadre «axiologique» (Wertzusammenhang)519. Prenons un exemple concret: la 'tentation', dans la lecture de Heidegger, ne doit pas être prise comme une conséquence morale, une sanction imputable au péché de l'homme, mais bien plus comme un 'existential' du Dasein, c'est-à-dire une modalité fondamentale, - une structure ontologique - de l'être-là humain, sa manière d'être dans la vie facticielle. Quant à la tendance axiologisante elle-même, elle tire son origine de la philosophie grecque; plus précisément, elle est étroitement liée au néoplatonisme, notamment à travers la doctrine du «Souverain Bien» (summum bonum). En effet, la trace du platonisme reste présente dans l'oeuvre d'Augustin, tout comme dans l'ensemble de la philosophie patristique. Celle-ci, pour ne citer qu'un exemple, partant du passage paulinien en Rm 1, 20 (lequel fait allusion à 515 516 517 518
Cf. GA 60, p. 263. Cf. Ibid., p. 246. Cf. Ibid., p. 350. Cf. Ibid., p. 261 et 277s. Heidegger parle même d'un “danger fatal„ de toute élaboration axiologisante ou théorétique des phénomènes en général, et, en l'occurrence, de celui de la tentation. Cf. Ibid., p. 256 et 265. La critique de Heidegger se dirige ici directement contre Scheler. 519 Cf. Ibid., p. 259s. et 292.
157 la possibilité de connaître le Dieu invisible à travers la splendeur de la création), atteste l'idée platonicienne de l'ascension du monde sensible au supra-sensible. Contre cette tendance - dite «théologie de la gloire» et jugée fallacieuse -, le jeune Luther opposera la «théologie de la croix», laquelle privilégie plutôt la direction dramatique de l'existence, qui, aux yeux de Heidegger, caractérise de manière authentique l'expérience chrétienne primitive520. 1.3.3.5. Problèmes en veilleuse À côté de ces quatre séries de problèmes retenus par Heidegger, il y en a d'autres – pourtant présents dans les Confessions et si cruciaux pour la vita beata – qu'il laisse de côté, en raison – semble-t-il, aux dires d'Oskar Becker – de la difficulté, voire de l'impossibilité, de les traiter dans le présent contexte: il s'agit par exemple des phénomènes du péché, de la grâce, de la réconciliation avec Dieu, etc521. De fait, le concept du péché (Sünde) occupe une place importante dans l'oeuvre d'Augustin: d'une part, ses Confessions tirent leur source de la conscience de son propre péché (Sündenbewusstsein); d'autre part, la vita beata est inaccessible sans la grâce, la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu. Malheureusement, sa conception du péché est particulièrement influencée par le néo-platonisme. Aussi ne saurait-elle pas être décisive pour une explication proprement phénoménologique522. Quoi qu'il en soit, Heidegger se penchera plus tard sur le thème du péché, dans le cadre des séminaires de Bultmann, où il tiendra un exposé sur «le problème du péché chez Luther»523. 520 Cf. Ibid., p. 260 et 281-282. En effet, Heidegger note le revirement „scolastique“ du Luther tardif vers la Tradition. 521 Cf. Ibid., p. 283s. 522 Cf. Ibid. Suivant le commentaire d'Oskar Becker, le péché a, chez Augustin, un triple caractère: théorique, esthétique et accomplirable. Sur le plan théorique, il est une privation du bien, et partant, il porte avec soi la mort; on retouve ici un amalgame d'idées de Plotin (en l'occurrence, la référence au summum bonum) et de pensée paulinienne sur le péché en Rm. Sur le plan esthétique, le péché apparaît comme laideur de l'homme (turpis, distortus, sordidus, maculosus et ulcerosus esse: cf. Conf. VIII 7, p. 166). Enfin, sur le plan de l'accomplissement (- lequel intéresse particulièrement le phénoménologue -), le péché consiste à s'éloigner de Dieu, c'est-à-dire à s'extraire de sa grâce pour s'engouffrer en quelque sorte dans sa colère. Cf. GA 60, p. 284. 523 Cf. Bernd JASPERT, Sachgemäße Exegese. Die Protokolle aus Rudolf Bultmanns Neutestamentlichen Seminaren 1921-1951, Marburg, 1996, S. 26 ff.; O. PÖGGELER, Philosophie und hermeneutische Theologie. Heidegger, Bultmann und die Folgen, München, Wilhelm Fink Verlag, 2009, S. 96 ff.
158
1.3.4. Portée herméneutique d’Augustin et nécessité de sa déconstruction phénoménologique Dans son cours du semestre d’été 1923 – Ontologie (Hermeneutik der Faktizität) –, Heidegger, en référence au De doctrina christiana d‘Augustin, crédite ce dernier d’avoir esquissé «la première 'herméneutique' de grande envergure» (die erste «Hermeneutik» großen Stils)524, bien avant Schleiermacher et Dilthey, généralement considérés comme les fondateurs de l‘herméneutique contemporaine. Mais, c'est dans les Confessions qu'il tire, comme nous venons de le voir plus haut, les thèmes principaux pour une herméneutique de la vie facticielle: la tentation et l'épreuve, la souciance et la molestia, la déchéance et l'égarement, la dispersion et l'ambivalence, la vérité et la vie, etc. Sur ce point, la dette augustinienne de Heidegger est indéniable pour l'élaboration de son herméneutique de la facticité et son analytique existentiale du Dasein525. Toutefois, si Augustin parvient déjà à identifier ces phénomènes existentiels et, pour ainsi dire, à penser à partir de l'expérience facticielle de la vie (et c'est cela son mérite aux yeux de Heidegger), il reste encore tributaire de la conceptualité objectivante/axiologisante grecque, en particulier du néoplatonisme526. Aussi l'interprétation phénoménologique de son oeuvre nécessitet-elle un travail supplémentaire de «dé-construction» (Abbau) ou «destruction» phénoménologique (Destruktion)527. Car en recourant à l'appareil conceptuel
524 Cf. GA 63, 12; J. GREISCH, op.cit., p. 220. En effet, note ce dernier plus loin, plusieurs interprètes se réfèrent davantage au De doctrina christiana pour exposer la théorie herméneutique d‘Augustin et déterminer sa place dans l‘histoire générale de l‘herméneutique. Si Heidegger par contre jette son dévolu sur le livre X des Confessions, c‘est en raison de son option pour l‘herméneutique de la “vie facticielle„; plus qu‘une simple théorie de l‘interprétation, il conçoit l‘herméneutique comme une “auto-explicitation de la facticité„ (p. 221). 525 Lire à ce propos l'article de J-C. Kapumba AKENDA, “Actualité de la philosophie de Saint Augustin et son influence sur la philosophie contemporaine. Cas de Martin Heidegger„, in Revue Africaine de Théologie 28, 55 (2004), p. 31-60; repris dans son ouvrage Philosophie et problèmes du christianisme africain. Pour une philosophie chrétienne de la vie, Kinshasa, F.C.K., 2006, p. 63-104. 526 Comme nous le signalerons plus loin, dans le chapitre 3 de la seconde partie de notre travail, portant sur des questions ouvertes et perspectives critiques, Nietzsche stigmatisera avec véhémence cette tendance axiologisante ou moralisatrice du christianisme (critique du Dieu moral). Lire “Le mot de Nietzsche ''Dieu est mort''„ , in Ch., p. 253-322. 527 Cf. GA 60, p. 247 et 261; J. GREISCH, o.c., p. 249. Ce terme n'est pas à prendre au sens négatif de Zerstörung, de Vernichtung (démolition, anéantissement); il s'agit plutôt de mettre au grand jour de façon critique et rigoureuse l'“implicite inaperçu„
159 néo-platonicien et en reprenant plusieurs de ses thèmes (tel que le thème de la fruitio Dei, la conception de Dieu comme summun bonum, l'idée de la quietis in Deo ou Dieu comme horizon de repos, l'«objectité» de Dieu, la vision béatifique, etc.), Augustin entame ou falsifie en quelque sorte la facticité chrétienne originaire528, que l'on trouve dans les écrits de Paul, consacrant ainsi le passage de la «christianité» primitive au «christianisme» ultérieur. Par conséquent, si l'on veut retrouver chez Augustin l'expérience de la vie facticielle chrétienne des origines, il ne suffit pas d'engager un travail d'explicitation; il faut encore une rigoureuse opération de «dé-construction», c'est-à-dire une «radikal kritische Fragestellung und Ursprungsbetrachtung»529, afin justement de libérer ladite expérience de la conceptualité inappropriée, à travers laquelle elle a été amenée au cours des siècles à s'exprimer et qui, pour ainsi dire, l'a défigurée ou voilée. Quoi qu'il en soit, Augustin est le premier modèle ou essai de thématisation et de systématisation à la fois philosophique et théologique de l'expérience chrétienne facticielle originaire, que Paul a décrite de façon inchoative et fragmentaire dans ses épîtres.
2. La mystique médiévale comme forme d’expression du vécu religieux Pour confirmer ou mieux pour fustiger le passage de la “christianité” au “christianisme”, sur arrière-fond de la thèse hanarckienne de l'hellénisation de la foi chrétienne, Heidegger montre dans un projet de cours (1918/19), élaboré (unausgesprochen Duktus) des phénomènes à interpréter, pari seulement réalisable dans une anti-cipation authentique, c'est-à-dire existentielle (Cf. GA 60, p. 269). François Vezin le traduit par “désobstruction„ ; Jacques Derrida reprendra ce concept heiddegérien et le développera à son compte sous le terme de “déconstruction„ (Cf. A. MICHEL, Die französische Heidegger-Rezeption und ihre sprachlichen Konsequenzen, Heidelberg, 2000, p. 223s.). Dans SuZ, Heidegger écrit: “La désobstruction a d'autant moins le sens négatif d'une brutale mise en pièces de la tradition (...). Bien loin de vouloir enterrer le passé dans le nul et non avenu, la désobstruction a une intention positive; sa fonction négative n'est jamais qu'implicite et indirecte„ (cf. SuZ, § 6, p. 22-23; trad. fr., p. 48-49). Il s'agit, comme le suggère l'étymologie latine de-struere, de déplayer couche par couche ce qui s'est superposé sur l'originel. On peut aussi trouver des indications intéressantes sur le sens de cette Destruktion dans K. LEHMANN, Vom Ursprung und Sinn der Seinsfrage im Denken Martin Heideggers, Mainz, 2003/2006, p. 220s. 528 Cf. O. Pöggeler, Der Denkweg Martin Heideggers, Stuttgart, Neske, p. 39; P. CAPELLE, o.c., p. 178-181; J. BRACHTENDORF, o.c., p. 229. 529 Cf. GA 60, p. 292.
160 durant l’été 1918, mais non dispensé par la suite, l’impact et le rôle de la philosophie (autrement dit: la place de la raison) dans la tradition occidentale de la foi chrétienne, en mettant cependant en relief son approche phénoménologique du thème530. Il s'agit au fond de quelques notes fragmentaires, mais très substantielles, que le jeune Heidegger consacre à la «conscience religieuse», et qu’il présente pêle-mêle en confrontation serrée avec des auteurs de son choix. Il y indique entre autres «les fondements philosophiques de la mystique médiévale»; il aborde aussi le problème de l’irrationalité dans la mystique et l'expérience religieuse en général, dont il met particulièrement en relief le caractère personnel; et enfin, il confronte ça et là son point de vue avec ceux de quelques auteurs significatifs ultérieurs sur des thèmes relatifs à la conscience religieuse, tels que la question de la foi et du savoir, le sentiment de l'Infini, la conception du sacré et de l'Absolu, etc. Rappelons que ces notes viennent conforter, comme le rappelle Claudius Strube dans sa notice sur le cours du semestre d’été 1921, la thèse heideggérienne selon laquelle “le christianisme a fourni le paradigme historique le plus influent du déplacement du centre de gravité de la vie facticielle vers le monde propre” (Selbstwelt)531, c’est-à-dire la primauté de l’expérience intérieure (innere Erfahrung). Plusieurs auteurs dans la tradition chrétienne en donnent la confirmation: avant tout Augustin dans le sillage de Saint Paul, ensuite Bernard de Clairvaux, Maître Eckhart et d'autres auteurs au Moyen Âge, et plus tard Luther et Kierkegaard, pour ne citer que ces quelques exemples, sont, comme l'exprime si bien Jean Greisch, “des témoins de la position chrétienne originelle qui postule que tout part et tout revient au monde propre”532.
2.1. Fondements philosophiques de la mystique La mystique médiévale recourt essentiellement aux motifs augustiniens, mais également en remontant plus loin, au néo-platonisme, au stoïcisme, à Aristote et à Platon. Heidegger montre comment la théologie et la pensée médiévale en général reposent en premier sur Augustin, et que si la réception d’Aristote s’est imposée, en définitive, au Moyen Âge, c’est encore et toujours en rapport ou en opposition avec les courants de pensée augustiniens533.
530 Cf. M. HEIDEGGER, «Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik», in GA 60, S. 301-337. 531 Cf. GA 60, p. 349; GA 58, p. 61; trad. de J. GREISCH, o.c., p. 221. 532 J.GREISCH, o.c., p. 221. 533 Cf. GA 60, p. 159 et 303.
161 Heidegger rappelle que son intention n'est ni d'«éveiller la vie religieuse»534, ni de fonder et de développer une «ambitieuse philosophie de la religion» (hochfliegende Religionsphilosophie)535; son objectif est plutôt d'accomplir une interprétation phénoménologique de la mystique et de la conscience religieuse en général: quittant le terrain de l'étude historico-objective (de la philosophie de la religion), il veut ramener de façon authentique et originelle les phénomènes religieux dans la conscience historique536. De ce qui précède, il ressort qu'il y a deux manières de comprendre lesdits «fondements philosophiques de la mystique médiévale»: soit d'un point de vue historico-philosophique (philosophiegeschichtlich), soit d'un point de vue phénoménologique ou pré-scientifique (urwissenschaftlich).
2.1.1. Approche historico-critique de la mystique Suivant cette première approche, que Heidegger veut dépasser et n'évoque que brièvement, l'on aborde la mystique comme «théorie et doctrine»: il est question de trouver «les conditions métaphysiques, les conceptions épistémologiques, les enseignements éthiques et surtout l'aspect scientifique de la sphère du vécu, les positions psychologiques de la mystique médiévale»; celle-ci y est conçue aussi bien comme «forme d'expérience vécue» que comme et surtout comme «doctrine théorique» de celle-ci et son interprétation métaphysique en même temps537. Sous cet angle de vue, la mystique revêt des formes diverses et variées: la vie ou expérience vécue, la théorie du vécu ou théologie mystique, l'expérience théorique du vivre lui-même, et enfin la conduite pratique de ce vivre ou ascèse538. Cette approche objective et théorique reste extérieure au vécu religieux comme tel: elle repose sur des visions du monde «dites scientifiques» et s'accomplit suivant des critères étrangers à la religion même (außerreligiöse Maßstäbe); en un mot: elle n'atteint pas la vie religieuse dans sa vivacité (Lebendigkeit)539.
534 535 536 537 538 539
Cf. Ibid., p.304. Cf. GA 60, p. 309. Cf. Ibid., p. 303. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 304. Cf. Ibid., p. 323.
162
2.1.2. Approche phénoménologique de la mystique Pour sa part, Heidegger voudrait saisir la mystique ou la vie religieuse du point de vue phénoménologique ou «pré-scientifique», c'est-à-dire dans son authenticité et sa primitivité même. Il estime en effet qu'il n'est pas adéquat d'aborder la religion ou la vie religieuse à partir de l'extérieur; celle-ci ne se donne à comprendre véritablement que de l'intérieur: «Seul un homme religieux, dit-il, est en mesure de comprendre la vie religieuse»540. En d'autre termes, il faut que celui qui se propose de parler du religieux se retrouve et se sente sur le véritable terrain (auf echtem Boden)541 où se déploie le vécu religieux; il ne doit pas chercher à saisir et à expliquer ce dernier dans ses «composantes logiques», à travers une opération de rationalisation (Rationalisierung), mais revenir au phénomène du vécu religieux lui-même, fouler son sol originel, à travers un «voir originaire» (Ursprungs-Sehen)542. Puis, dans une perspective purement méthodologique, Heidegger cherche comment la vie religieuse se constitue et s'exprime, tout en se gardant bien de tomber dans une analyse théorico-objective. Comme forme majeure d'expression de l'expérience religieuse vécue, Heidegger retient la mystique médiévale, dont il fait ressortir les moments constituants, notamment l'expérience ou amour de Dieu et l'attitude au monde, sans oublier d'autres phénomènes liés à l'accomplissement de l'expérience religieuse. 2.1.2.1. La constitution de l'expérience vécue de Dieu Heidegger soulève d'abord la question de la constitution de l'objectivité religieuse (Konstitution der religiösen Gegenständlichkeit) en général; et concrètement, il veut savoir si et comment Dieu se constitue dans la prière, ou dans d'autres formes de religiosité, ou encore s'il n'est pas d'une certaine manière donné par avance dans la foi ou l’amour543.
540 Ibid., p. 304. Heidegger note que seul l'homme religieux peut bénéficier d'une absolue donation (absolute Gegebenheit) de la vie religieuse, et donc peut véritablement la comprendre; en revanche, l'homme non-religieux ne peut, dans une certaine mesure, y parvenir que grâce à une pré-donation historique (historische Vorgegebenheit) de celleci, à travers une manifestation historique (historische Ausprägung), telles que les confessions religieuses ou institutions ecclésiales; reste encore à savoir jusqu'à quel point cela est possible. Cf Ibid., p. 311-312. 541 Cf. Ibid., p. 305. 542 Cf. Ibid. De ce point de vue, dit Heidegger, “ich brauche keine Spur von Religionsphilosophie als religiöser Mensch„ (Ibid., p. 309). 543 Cf. Ibid., p. 307.
163 Cette question de la constitution de l'expérience de Dieu, et plus particulièrement le phénomène de l'amour de Dieu, occupe une place centrale dans la mystique, tout comme le phénomène de la prière, dans la mesure où celle-ci constitue une attitude particulière à Dieu, et donc une forme majeure d'expression et d'accomplissement du vécu religieux544. L'autre attitude qui en découle directement est l'expérience vécue de la puissance et de la grâce de Dieu, à travers l'humble sérénité (demütige Gelassenheit), dans laquelle vit le mystique545. 2.1.2.2. L'attitude du mystique au monde Un autre moment constituant de la mystique médiévale est l'attitude de l'homme religieux par rapport au monde, à savoir l'isolement ou détachement (Abgeschiedenheit)546. Ce phénomène ne doit pas être interprété avant tout comme une attitude négative, voire une forme de répulsion, face au monde; il trouve, au contraire, sa motivation originelle dans le religieux même: il s'agit, dans sa forme primitive, d'une attitude religieuse, et de surcroît, d'une attitude positive. En un mot, c'est un phénomène originaire. La question qui reste cependant posée est celle de savoir si cet isolement est à prendre comme une pure contemplation de Dieu (bloßes Schauen) ou une forme d'union à lui (Einigung), notamment à travers l'amour547. Quoi qu'il en soit, le mystique ou l'homme religieux tout court parvient, grâce à cet isolement, à l'humilitas, laquelle constitue, comme l'indiquera plus tard Luther, l'expression de la certitude personnelle de salut548. 2.1.2.3. Autres phénomènes religieux À côté de ces deux phénomènes principaux, on note encore dans la mystique médiévale les phénomènes religieux suivants: le silence, l'irrationalité, l'adoration, l'admiration et l'étonnement, l'illumination, l'évasion, la dévotion, etc549. Tous ces phénomènes, tout comme le phénomène de la mystique dans son ensemble, sont à comprendre suivant leur sens religieux originaire (religiös 544 Cf. Ibid., p. 306-307. 545 Cf. Ibid., p. 309. 546 Cf. Ibid., p. 308. Selon Heidegger, c'est un concept central (Zentralbegriff). Cf. Ibid., p. 314. 547 Cf. Ibid. Heidegger note par ailleurs qu'il faut interpréter ici le monde selon ses aspects phénoménologiques, indépendamment de l'image que le Moyen Âge s'en est fait. (Cf. Ibid.) 548 Cf. Ibid., p. 309. 549 Cf. Ibid., p. 312.
164 originär)550, lequel souligne et préserve la spécificité de la vie religieuse ou religiosité. 2.1.2.4. Démarcation de la religiosité Heidegger en vient à la question de savoir ce qui distingue la religiosité en tant que telle de la philosophie de la religion d'abord, et de la théologie ensuite. 2.1.2.4.1. Par rapport à la philosophie de la religion Tout d'abord, Heidegger insiste sur le fait que «l'homme religieux» en tant que tel n'a pas besoin d'une quelconque «trace de philosophie de la religion»551 pour pouvoir comprendre sa vie religieuse; il la comprend de l'intérieur, dans la mesure où justement il la vit, c'est-à-dire dans la mesure où il en a l'expérience vécue, et non purement théorique. On ne doit donc pas poser le problème du vécu religieux sur le terrain théorique, non-originaire, inauthentique et par conséquent inapproprié qu'est la philosophie de la religion552. Selon Heidegger en effet, le vivre religieux (das religöse Erleben) n'est pas théorique (theoretisch), c'est-à-dire quelque chose qu'on peut réduire en «formules» ou fixer dans des «mots» ou des «dogmes»; en revanche, il est saisissable avec des «concepts comprenants» (verstehenden Begriffen) ou phénoménologiques, lesquels n'ont rien à voir avec la «rationalisation» ou théorisation, mais permettent d'atteindre le vécu dans sa motivation originaire; ce que ne réalise guère la philosophie de la religion, qui «détruit» plutôt le vécu, en le diluant dans des «concepts théoriques»553. 2.1.2.4.2. Par rapport à la théologie De même, Heidegger recommande de séparer nettement le problème de la religiosité de celui de la théologie. Selon lui, la théologie (spéculative) est étroitement liée et fort redevable à la philosophie, et donc aux constructions théoriques et objectivantes aussi; ce qui l'empêche d'accéder à la primitivité même de son objet554. Par ailleurs, le problème de la théologie est aussi posé par rapport aux autres sciences, en tant que «science de la foi», laquelle sera interprétée différemment par les catholiques et par les protestants, à savoir: comme «Für-wahr-halten» pour les premiers, comme «fiducia» pour les 550 551 552 553 554
Cf. Ibid., p. 309. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 310: “ in einer falschen einseitig erkenntnismäßig orientierten Sphäre„. Cf. Ibid., p. 311. Cf. Ibid.,p. 310.
165 seconds555. En d'autres termes, la foi catholique se focalise sur la vérité doctrinale objective (Wahrheit), tandis que la foi protestante est davantage axée sur la confiance subjective en Dieu (Vertrauen). Cette différence d'optique est aussi présente dans la conception de la grâce et ses rapports avec la liberté et la nature, ainsi que dans la doctrine de la justification et la conception des sacrements556. Cette disparité dans le développement de la théologie et son rapport à la foi tranche nettement avec la religiosité chrétienne des origines. Avec Luther, verra le jour, selon Heidegger, une forme de religiosité «originale», que même les mystiques médiévaux n'avaient pas atteinte, mais qui renvoie au vécu chrétien originel557. Avec le catholicisme par contre, pense Heidegger, le problème de la religiosité perd son ancrage originaire. Pour lui, le catholicisme se présente comme un «système de religion», «structuré» à partir d'un «a priori», cherchant à expliquer théoriquement et objectivement la religion et le religieux, à travers un appareil conceptuel «dogmatique» et «casuistique»; ce qui conduit, en réalité, à la méconnaissance de la conscience culturelle primitive ainsi que de la sphère du vécu religieux propre et originel, laquelle est principalement et essentiellement «subjective» (subjektzugehörig und -artig)558. Heidegger fait remarquer que cette méconnaissance du sol originaire de l'expérience religieuse remonte à Aristote, avec sa métaphysique théoriconaturaliste et son élimination radicale du problème platonicien des valeurs, position reprise par la scolastique médiévale, à tel point que celle-ci, avec son dévolu sur le théorique, portera préjudice à l'immédiateté de la vie religieuse et oubliera la religiosité au profit de la théologie et des dogmes; c'est contre cette tendance théorisante et dogmatisante, dont l'influence est déjà perceptible dans les institutions et statuts juridiques ecclésiaux dès les débuts, qu'il faut, selon Heidegger, comprendre l'apparition de la mystique559. Celle-ci veut et vient, pour ainsi dire, réhabiliter la sphère du sujet et le domaine de l'expérience 555 Cf. Ibid. 556 Cf. Ibid. 557 Cf. Ibid. En effet, bien avant Heidegger, Luther a voulu remonter au message évangélique originel, en le débarrassant des dogmes encombrants qui ont contribué à l'occulter. 558 Cf. Ibid., p. 313. À propos de l'a priori religieux, Heidegger renvoie à la philosophie transcendantale des valeurs de Wilhelm Windelband: pour ce dernier, “Religion ist transzendentes Leben„ (cf. Ibid. , p. 314-315). 559 Cf. Ibid., p. 313-314. C'est dans cette perspective que l'entreprise et la démarche phénoménologique de Heidegger peuvent et devraient aussi intéresser la théologie et les théologiens: elles invitent à la “destruction„ de la conceptualité théologique spéculative pour revenir au sol originaire et authentique de la question théologique.
166 religieuse vécue. Il s'agit, en effet, d'une sphère «a-théorique» (atheoretische Sphäre), échappant à la domination du rationnel, mais soulignant l'immédiateté (Unmittelbarkeit), la «vivacité intérieure» (innere Lebendigkeit) et l'«irrationalité spécifique» (spezifische Irrationalität) de la mystique560. L'enjeu ici consiste à dépasser l'opposition du rationnel et de l'irrationnel dans la sphère du religieux.
2.2. La question de l’irrationnel dans la mystique de Maître Eckhart En guise d'illustration, Heidegger fait une incursion dans la mystique de Maître Eckhart, dans laquelle le «concept du spécifiquement irrationnel» occupe une place de taille561. Il met en garde contre une fausse interprétation de cette mystique dans son ensemble et de son concept de l'irrationnel en particulier. Selon Heidegger, l'irrationnel chez Maître Eckhart n'est pas à interpréter avant tout dans le sens de ce qui n'est pas évaluable (unübersehbar) ou maîtrisable (unbeherrschbar), mais dans celui d'élimination de la particularité et de la multiplicité dans la forme du général; l'irrationnel désigne, non pas le «non-encore-définissable» (das Noch-nicht-Bestimmbare), ni le «non-encoredéfini» (das Noch-nicht-Bestimmte), mais le «sans-définition» (das Bestimmungslose) comme tel, lequel est «proto-objet» (Urgegenstand) ou l'absolu562. En effet, chez Eckhart, la notion de l'absolu est étroitement liée à celle de «Bestimmungslosigkeit», de «Gegensatzlosigkeit», de «Gegenständligkeit» en tant telle563.Dans cette perspective, Eckhart désigne et caractérise le vécu mystique comme l'extinction de tout changement, de toute multiplicité, de toute temporalité, de toute particularité. Et partant du principe, selon lequel «le même ne peut être connu que par le même», il établit aussi une unité et une identité entre le sujet et l'objet, entre l'âme et Dieu: «Tu peux seulement connaître, ce que tu es; [et donc, connaître] Dieu seulement, si et pour autant que tu es Dieu», telle est sa conception centrale564. À travers cette théorie du sujet et de son rapport à l'objet, Eckhart ne vise pas d'abord un processus épistémologique; il veut plutôt fonder, de manière rationnelle et par conséquent avec un argumentaire théorique, la superstructure de sa mystique sur le sujet vivant, et donc, sur la religiosité vivante565 560 561 562 563 564
Cf. Ibid., p. 314. Cf. Ibid., p. 315s. Cf. Ibid., p. 316. Cf. Ibid., p. 317-318. Cf. Ibid., p. 316-317: “Du kannst nur erkennen, was du bist. () Also Gott nur, wenn und soweit du Gott bist„. 565 Cf. Ibid., p. 317.
167
2.3. Le caractère personnel de l’expérience religieuse chez Bernard de Clairvaux Aux yeux de Heidegger, «nulle religion authentique ne saurait être tirée du philosopher» (er-philosophieren)566; en revanche, il est persuadé que seule la phénoménologie peut sauver de la détresse philosophique (philosophische Not)567, c'est-à-dire offrir un accès philosophique approprié à la religion et aux phénomènes religieux, à savoir une approche, qui n'a pas recours aux spéculations conceptuelles de la métaphysique, mais qui respecte l'originalité et la particularité de l'expérience religieuse, dont Bernard de Clairvaux souligne le caractère éminemment personnel568. Heidegger s'intéresse tout particulièrement à une phrase de Bernard dans le troisième sermon sur le cantique des cantiques: «Aujourd'hui, nous lisons dans le livre de l'expérience»569. Il la comprend et la traduit de la manière suivante: «Aujourd'hui, nous voulons en interprétant (en décrivant) nous déployer dans le champ de l'expérience personnelle»570. Selon lui, Bernard interprète les Écritures comme un courant d'expériences vécues (Erlebnisstrom), comme une source (fons) où l'on puise sa propre expérience religieuse (religiöse Eigenerfahrung); en d'autres termes, il ramène la religiosité dans la sphère intérieure de l'expérience vécue, il situe l'expérience religieuse dans la conscience propre571. En outre, Bernard insiste sur le caractère vécu et éminemment personnel de l'expérience religieuse: celle-ci n'est pas transmissible à travers une description extérieure, elle n'est connue que dans une expérience accomplie (Erfahrenhaben); elle est, pour reprendre ses propres mots, une «source scellée, à laquelle un tiers n'a pas accès» (Est fons signatus, cui non communicat alienus)572. Selon Heidegger, l'expérience intérieure constitue pour Bernard une sorte d'expérience fondamentale (Grunderfahrung), qui rend possibles et d'où se déploient toutes les autres expériences religieuses ou mystiques; elle est primaire (primär), non seulement ou guère au sens temporel (zeitlich), mais au sens
566 Ibid., p. 323: “Erphilosophieren lässt sich keine echte Religion„; cf. J. GREISCH, o.c., p. 191. 567 Cf. Ibid. 568 Cf. Ibid., p. 334s. 569 “Hodie legimus in libro experientiae„. Cf. S. Bernardi, Sermones in canticum canticorum III, 1, cité dans GA 60, p. 334. 570 “Heute wollen wir uns im Felde persönlicher Erfahrung auffassend (beschreibend) bewegen„. GA 60, p. 334. 571 Cf. Ibid. 572 Cf. Ibid.
168 fondateur ou constituant (fundierend); par ailleurs, elle est tout à fait historique (historisch), dans le sens de quelque chose, non pas de définitif (Endgültiges), mais d'auto-permanent (Eigenbeständiges)573. Parmi les autres expériences ou phénomènes religieux qui préoccupent le mystique, on peut énumérer entre autres: la présence de Dieu dans l'âme, le recueillement intérieur, le silence, la solitude, la réceptivité, la prière, etc. 574 Enfin, Heidegger rappelle que l'expérience religieuse chez Bernard est en rapport avec la conscience «historique», laquelle n'est donc pas à prendre comme quelque chose de «neutre»; la vie en tant que vie religieuse y est déjà présente. Aussi, la conscience est, pour ainsi dire, déjà «religieuse», ou tout au moins ainsi motivée et orientée575. Par rapport à l'expérience mystique aux siècles suivants, Heidegger cite l'exemple de Sainte Thérèse de Jésus. Celle-ci, dit-il, «en tant que mystique», voit phénoménologiquement, sans voir quelque chose d'essentiellement (eidetisch) mystique ou religieux; elle considère l'âme comme un «château intérieur» (Seelenburg), comme la demeure de Dieu et du divin. L'exigence mystique consiste à contempler le sanctuaire le plus intérieur et l'ensemble du château, et non pas la simple juxtaposition des chambres576. Par rapport à la mystique spéculative de Maître Eckhart, l'on pénètre chez Thérèse d'Avila dans la mystique spirituelle.
3. L’herméneutique de la conscience religieuse chez les modernes et les contemporains Débordant le cadre du Moyen Âge, Heidegger aborde de façon lapidaire, mais lucide, l’herméneutique de la foi et de la conscience chrétienne chez les modernes et les contemporains, notamment la position de Luther sur la philosophie par rapport à la foi, la «critique» de Kant et les «leçons» de Hegel sur la religion, les analyses de Schleiermacher sur la religion et la foi chrétienne, le point de vue de Rudolf Otto sur le sacré et l’irrationnel dans l’expérience religieuse, et enfin l’approche phénoménologique de l’Absolu chez Adolf Reinach, un élève de Husserl.
573 574 575 576
Cf. Ibid., p. 334-335. Cf. Ibid., p. 336. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 336s.
169
3.1. La position de Luther, de Kant et de Hegel sur la religion Comme on le sait, Luther en personne était (moine) augustinien. Aussi, note Heidegger, les années déterminantes de son évolution ont-elles été fortement marquées par l'influence d’Augustin577. Cette empreinte augustinienne aura aussi des répercussions sur sa conception de la foi, de la théologie et de la religiosité en général. L'intérêt de Heidegger pour Luther est sans conteste: «Celui qui m'a accompagné dans mes recherches, écrit-il, était le jeune Luther et mon modèle était Aristote que le premier détestait»578. D'après Heidegger, le jeune Luther a initié une «nouvelle compréhension du christianisme primitif» (neues Verständnis des Urchristentums)579, à travers son retour à l'expérience religieuse primitive, véhiculée dans les écrits pauliniens et axée sur la theologia crucis. Cette dernière se revendique de la «folie» de l'Évangile et s'oppose énergiquement à la «sagesse du monde»580. C'est dans cette perspective que Heidegger comprend et explique l'hostilité, voire la «haine» (Hass)581 de Luther à l'égard de la philosophie grecque et d'Aristote en particulier. Car, l'hellénisation de la foi chrétienne, si l'on se fie à la thèse harnackienne, répercutée ici par Heidegger, détourne de l'expérience chrétienne initiale, que Luther entend justement défendre et promouvoir. En ce qui concerne Kant, Heidegger souligne, dans une note lapidaire, l'influence déterminante de ce dernier sur la question de la religion. Dans ses réflexions, Kant exclut dès le départ un rapport «immédiat» au sacré, c'est-à-dire un rapport fondé sur la référence vécue originaire. Chez lui, la «moralité» est l'objectif principal ou la fin de l’agir humain, tandis que la «religion» est ramenée au niveau d'instrument, de moyen (Mittel), c'est-à-dire: elle est
577 Cf. Ibid., p. 159. 578 Cf. GA 63, p. 5; C. SOMMER, o.c., p. 30. À côté de ces deux sources majeures aristotélicienne et luthérienne (néo-testamentaire), l'on doit noter que Heidegger puise ses impulsions existentielles de Kierkegaard et sa démarche phénoménologique de Husserl. 579 Cf. GA 60, p. 281-282. Sur le rôle déterminant de Luther dans la pensée de Heidegger, lire C. SOMMER, Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d'Être et Temps, Paris, PUF, 2005, p. 27s. ; A. GROßMANN, „ Reformatorische Impulse. Heidegger und Luther“, in ID., Heidegger-Lektüren. Über Kunst, Religion und Politik, Würzburg, Verlag Königshausen & Neumann, 2005, p. 11-26. 580 Cf. 1 Co 1, 18-31 581 Cf. GA 60, p. 97; C. SOMMER, o.c., p. 27s.
170 considérée comme un complément, une conséquence de la morale582. À ses yeux, le sens de l'enseignement et de la vie de Jésus est, pour le dire avec les mots de Dilthey, «d'élever religion et vertu à la moralité»583. Au fond, cette conception kantienne est déterminée par son projet de traiter, comme l'indique le titre d'un de ses écrits, «la religion dans les limites de la simple raison»584; sous cet angle, la religion est rattachée à la loi morale inscrite dans l'homme. Heidegger note que la conception kantienne de la «religion comme moyen» sera déterminante pour le développement ultérieur de Hegel, et ce, de manière critique585; plus tard, ce dernier donnera une série de «Leçons sur la philosophie de la religion»586, dans lesquelles le problème de l'«historique» est très accentué et abordé dans son entière primitivité (Ursprünglichkeit) et de manière autonome587. De façon plus incise encore, Heidegger critique l'idée kantienne de la «religion morale»; il partage plutôt la position de Schleiermacher, qui établit la séparation entre la piété (Frömmigkeit) et la moralité (Sittlichkeit), entre la religion et la morale, pour les ramener dans «leur domaine originaire et propre»588.
3.2. Analyses de Schleiermacher sur la religion et la foi chrétienne Heidegger s'intéresse particulièrement à deux écrits de Friedrich Schleiermacher: Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern. 2. Rede: Über das Wesen der Religion (1799)589 et Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt (1830/31)590. 582 Kant écrit: „La loi morale conduit, par le concept du souverain Bien comme objet et but final de la raison pure pratique, à la religion, c'est-à-dire conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins“ (E. KANT, Critique de la raison pratique, Gallimard, 1985, p. 175). 583 Cf. GA 60, p. 328. 584 Cf. E. KANT, La religion dans les limites de la simple raison (1793), Paris, Vrin, 1994. 585 Cf. GA 60, p. 328. 586 Cf. G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de la religion, Paris, PUF, 1996. 587 Cf. GA 60, p. 328. 588 Cf. Ibid., p. 319s. 589 Cf. F.D.E. SCHLEIERMACHER, Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern. 2. Rede: Über das Wesen der Religion, Hamburg, F. Meiner, 1958. 590 F. SCHLEIERMACHER, Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der
171 Le premier ouvrage, notamment le second propos «sur l'essence de la religion»591, présente une nouvelle compréhension de la religion, réfutant la réduction (kantienne) de la religion à la morale et dépassant le clivage religion positive / religion naturelle. En effet, d'ordinaire, la religion est considérée «tantôt comme une façon de croire [Denkungsart], une croyance, une manière propre de concevoir le monde, une construction théorique [theoretisches Gebilde]; tantôt comme une manière d'agir [Handlungsweise], une aspiration et un amour personnel, une façon particulière de se conduire et se mouvoir intérieurement, un phénomène pratique [praktisches Phänomen]»592. Pour Schleiermacher par contre, la religion embrasse les deux volets théorique et pratique, à telle enseigne que les religions dites positives ne constituent au fond que des formes diverses de la religiosité originelle commune. Celle-ci n'est essentiellement ni un savoir (métaphysique), ni un agir (moral), mais un sentiment (religieux), à savoir «le sens et le goût pour l'Infini» présents dans l'homme (Sinn und Geschmack für das Unendliche)593. Schleiermacher se garde cependant de nommer explicitement cet Infini (das Unendliche) Dieu; il estime que ce dernier ne peut pas être considéré comme la question centrale de la religion, et donc, que l'idée de la religion ne doit pas dépendre de celle d'un Être suprême (höchstes Wesen). Dans ce sens, il ose même affirmer qu'«une religion sans Dieu peut être mieux qu'une autre avec Dieu»594. Le second livre est consacré à la question de «la foi chrétienne»595. Schleiermacher y analyse notamment la piété (Frömmigkeit) des croyants. Il présente celle-ci comme une détermination de la conscience de soi immédiate et spontanée, laquelle n'est pas une quelconque représentation, mais bien un sentiment (Gefühl) au sens propre596. Il s'agit du sentiment de dépendance (Abhängig-fühlen) de la conscience de soi vis-à-vis de l'Infini. Car la conscience n'est pas comme une page vierge, une «feuille blanche» (leeres Blatt), mais evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt, 2. Aufl., Berlin ,1830/31. Cf. GA 60, p. 319-322. Cf. Ibid., p. 319. Cf. Ibid., p. 320. Cf. F.D.E. SCHLEIERMACHER, Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern (1799). 2. Rede: Über das Wesen der Religion, Hamburg, F. Meiner, 1958, p. 69-70; cité par J. GREISCH, “Das große Spiel des Lebens und das Übermächtige„, in P.-L. CORIANDO (Hrsg.), “Herkunft aber bleibt stets Zukunft „. Martin Heidegger und die Gottesfrage, Frankfurt am Main, V. Klostermann,1998, p. 47. 595 Cf. GA 60, p. 330-332; F. SCHLEIERMACHER, Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt, 2. Aufl., Berlin ,1830/31. 596 Cf. GA 60, p. 330.
591 592 593 594
172 quelque chose de personnel (etwas Personales), quelque chose de rempli (etwas Erfülltes, Erfülltsein) et en passe d'accomplissement (Erfüllung, Erfülltwerden)597. C'est justement dans ce contexte et moment qu'elle est «historique»598. Heidegger retient particulièrement chez Schleiermacher la «nécessité d'une attitude phénoménologique au vécu religieux»599. La religion n'est plus étudiée de l'extérieur, comme un système, mais en rapport avec sa manifestation originelle et son accomplissement dans la conscience propre, c'est-à-dire de l'intérieur, en soi-même. En d'autres termes, l'essence de la religion n'est plus à chercher avec des critères de la connaissance théorique: car, comme le dit Schleiermacher, «la mesure du savoir n'est pas celle de la piété»600; celle-ci relève plutôt de l'intuition et du sentiment. Ainsi, par exemple, le Dieu des philosophes (celui posé dans la sphère du savoir et garant de la véracité de la connaissance) n'a rien à voir avec le Dieu des croyants (celui expérimenté dans la foi et adoré dans la dévotion). Ce qui ne veut pas dire que la religion serait quelque chose d'ir-réfléchi, de «stupide» (Stumpfsinnigkeit); au contraire, elle est intuition, contemplation (Betrachtung), c'est-à-dire une inspiration, une «impulsion de l'Esprit» (Erregtsein des Geistes), pour reprendre les termes mêmes de Schleiermacher601. Il entend souligner par là que la finalité de la religion n'est pas théorique, mais pratique; il s'agit, écrit Schleiermacher, «de descendre dans le sanctuaire intime de la vie»602, où se retrouvent originellement et indissociablement intuition (Anschauung) et sentiment (Gefühl). La religion est donc une forme particulière d'expérience vécue (Erlebnis), qui s'accomplit dans la sphère originelle – à savoir vitale et sentimentale – de la conscience personnelle historique; elle consiste, commente Heidegger, à «reconduire toute expérience vécue à l'unité intérieure de la vie», tel un processus de rassemblement des parties (uni-versum) dans la «totalité infinie» (unendliches Ganzes). Ce processus (religieux) se présente comme une dynamique vivante, un courant ininterrompu d'impulsion (Hingabe) et d'agir (Handeln), d'influx (Fließen, Einströmen) et d'effets (Wirken, Rückwirkung), c'est-à-dire un mouvement de va-et-vient à la fois «noétique» et «noématique»603.
597 598 599 600 601 602 603
Cf. Ibid., p. 330-331. Cf. Ibid., p. 331. Cf. Ibid., p. 319. Cité dans GA 60, p. 320. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 321. Cf. Ibid., p. 321-322. Il s'agit d'une interrelation ou entrelacement entre le pôle du sujet vivant l'expérience (noèse) et le pôle d'expériences vécues (noèmes).
173 Dans la mesure où ce processus s'accomplit dans et à travers l'histoire (Geschichte), celle-ci devient, aux yeux de Heidegger, l'objet principal ou privilégié de la religion (höchster Gegenstand). En effet, celle-ci émerge, se meut et se déploie avec l'histoire, de sorte qu'elle marque de son empreinte tout le mouvement de la vie vers l'unité intérieure. Heidegger le commente en ces termes: «La religion doit comme une musique sacrée accompagner tout agir de la vie. [Aussi doit-on] tout faire avec la religion, non à partir de la religion»604. Comme toutes les autres expériences vécues, poursuit Heidegger, la religion ou vécu religieux ne prend forme et consistance que dans la conscience historique (historisches Bewusstsein); la dimension historique est essentielle à la conscience vivante. De même, l'«historique» (das Geschichtliche) n'est pas seulement un attribut, mais un élément-clé (fundierend) de l'expérience vécue religieuse; en effet, celle-ci se révèle originellement comme historique: elle jaillit du courant vital de la conscience (Bewusstseinsstrom) et se meut dans une forme historique unique, à savoir une «plénitude de vie personnellement agissante». C'est dans ce contexte également, pense-t-il, qu'est à comprendre le caractère constitutif du concept de «Révélation» et de celui de «Tradition» dans l'essence de la religion605. Par ailleurs, Heidegger reconnaît à Schleiermacher le mérite d'avoir redécouvert et rétabli l'autonomie (Selbständigkeit) de l'expérience religieuse; en effet, souligne Heidegger, celle-ci possède une intentionnalité totalement originaire, doublée d'exigences propres et de critères d'appréciation spécifiques. En d'autres termes, la religion vivante, la vie religieuse, le vécu religieux doit être abordé, saisi et évalué «dans sa vivacité» (Lebendigkeit), en référence aux éléments propres de la conscience religieuse, et non avec des critères «extrareligieux» (außerreligiöse Maßstäbe), dits scientifiques ou philosophiques606. Car dans leur visée de théorisation, d'objectivation et de rationalisation, la science et la philosophie mettent en danger le «spécifiquement» religieux; elles le méconnaissent, voire le détruisent, dans sa vivacité originelle. Dans cette logique, Heidegger critique chez Schleiermacher le caractère malgré tout - objectiviste de son concept fondamental de «sentiment de dépendance» (Abhängig-fühlen) ou «dépendance totale» (schlechthininnige Abhängigkeit), dans la mesure où il tend à fixer et à objectiver la relation de la conscience à l'Infini, la relation de l'âme à l'Esprit absolu. Cette relation primitive (Urverhältnis) devrait, au contraire, être interprétée comme quelque chose de 604 Cf. Ibid., p. 322. 605 Cf. Ibid., p. 323. 606 Cf. Ibid., p. 322-323. Le dernier Heidegger reprendra ce thème du sacré et du divin, mais dans le sillage et à l'écoute du poète (Hölderlin).
174 dynamique, d'«oscillant» (schwingend), permettant ainsi la multiplicité de possibilités d'accomplissement, en raison même de la nature et des facultés de la conscience vivante (lebendiges Bewusstsein). En effet, celle-ci est, dans sa forme primitive (Urform), dotée d'une capacité d'ouverture (Geöffnetheit), et dans sa source originelle (Urgrund), chargée d'une tâche (Beruf) et d'une vocation (Berufung) en tant que constituant absolu de l'Esprit et de la vie607. Au bout du compte, mis à part le caractère objectivant et théorique que revêt encore le sentiment de dépendance chez Schleiermacher, Heidegger apprécie l'essentiel de son herméneutique de l'expérience religieuse (à savoir l'irréductibilité de la religion à la morale et à la métaphysique), sur les traces de laquelle se situe aussi l'approche du «sacré» de Rudolf Otto.
3.3. La question du sacré et de l’irrationnel chez Rudolf Otto Heidegger s'intéresse également à l'approche du sacré de Rudolf Otto608. Dans son ouvrage Das Heilige (1917), Otto étudie «l'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel»609. Il aborde la question religieuse, ou plus précisément «le sacré», dans son élément spécifique (Sonderelement) qu'est le «numinos» (das Numinose, le numineux), entendu comme puissance mystérieuse, fascinante et fulgurante du divin (mysterium tremendum et fascinans), en dehors de tout aspect moral (sittliches Moment) et rationnel (rationales Moment)610. Fidèle à sa critique contre la théorie kantienne de la dépendance du religieux au moral et en accord avec la position défendue par Schleiermacher sur l'autonomie du religieux, Heidegger salue la séparation qu'établit Otto entre le sacré/irrationnel et le moral/rationnel. Toutefois, il fait remarquer que l'irrationnel est encore étudié par Otto en «relation avec le rationnel», en tant que son contre-mouvement (Gegenwurf) ou sa frontière (Grenze), et non dans son originarité (Originarität) et sa constitution propre (Eigenkonstitution) comme telles. De l'avis de Heidegger, l'ir-rationnel ne doit pas être greffé (aufgepfropft) sur le rationnel: il ne faut pas l'interpréter comme «l'autre que» le rationnel ou 607 Cf. Ibid., p. 331. 608 Cf. GA 60, p. 332-334. 609 Cf. R. OTTO, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen (1917), München, Beck, 1979. Trad. fr.: Le sacré. L'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel (1917), Paris, Payot, 1969. 610 Cf. GA 60, p. 333.
175 «l'au-delà» du rationnel; au contraire, il se constitue primitivement dans la conscience vivante (lebendiges Bewusstsein) et sa sphère de vie originaire ou ses mondes originels611. En effet, souligne Heidegger, le monde du vécu religieux ne se laisse pas saisir ou évaluer à travers des idées et normes culturelles critiques, mais en rapport avec le phénomène primitif de la conscience historique personnelle. Aussi, Heidegger recommande-t-il de penser le sacré/irrationnel, non comme un «noème théorétique», mais comme le corrélat du caractère cultuel de la «croyance» dans le contexte du vécu de la conscience historique. Autrement dit, le sacré n'est pas à prendre comme une «catégorie évaluative» (Bewertungskategorie) de la sphère religieuse; il est fondamentalement (primär) et essentiellement (wesenhaft) la constitution d'une objectivité originaire (à savoir, celle du «numineux») dans la conscience612. La manière avec laquelle Otto aborde le sacré, fait encore remarquer Heidegger, est assez proche de celle de Windelband, même si chez ce dernier cette problématique revêt une formulation fortement rationalisée613. En effet, le sacré est chez Windelbrand étroitement lié au concept de «normes et valeurs» de la conscience rationnelle: celles-ci représentent ce qu'il y a de plus élevé et de plus rationnel dans la conscience, et à ce titre, elles sont «sacrées» et régissent la vie dans tous ses aspects essentiels (logique, éthique et esthétique); elles ne sont ni l'invention de l'âme individuelle, ni le produit de la conscience collective empirique, mais une réalité purement rationnelle et transcendante (transzendente Vernunftwirklichkeit), laquelle est à la base du vrai, du bien et du beau614. Au total, aux yeux de Heidegger, la compréhension phénoménologique du religieux permet de surmonter l'opposition courante ou traditionnelle entre une saisie rationnelle-conceptuelle et un accès irrationnel-mystique de ce phénomène, dans la mesure où elle peut «comprendre l'incompréhensible, justement en le maintenant radicalement dans son incompréhensibilité»615; en d'autres termes, en le rapatriant sur le sol originaire de la vie facticielle. 611 Cf. Ibid. 612 Cf. Ibid. Heidegger distingue par ailleurs le pur sacré (das reine Heilige) des objets et mondes sacrés constitués (die konstituierten heiligen), cf. Ibid., p. 334. 613 Cf. GA 60, p. 334; W. WINDELBAND, “Das Heilige. Skizze zur Religionsphilosophie„ , in Präludien. Aufsätze und Reden zur Philosophie und ihrer Geschichte, Band II, 1914, p. 295-332. 614 Cf. Ibid., p. 315. Plus haut, Heidegger avait déjà critiqué ce point de vue de Windelband sur la religion comme vie transcendante. Cf. GA 60, p. 315. 615 Cf. Ibid., p. 131: „Es ist das Eigentümliche des phänomenologischen Verstehens, dass es gerade das Nichtverstehbare verstehen kann, gerade indem es dieses in seiner Unverstehbarkeit radikal belässt.“
176
3.4. L’approche de l’Absolu chez Adolf Reinach Élève de Husserl, Reinach s'est adonné peu avant sa mort au front à l'élaboration d'une «phénoménologie de l'Absolu»616, dans laquelle il se demande comment et dans quelle mesure l'homme peut atteindre Dieu ou l'Absolu. En d'autres termes, il s'est intéressé à la question de la constitution «religieuse» de «Dieu» ou de l'Absolu comme «objet phénoménologique». À ce sujet, Heidegger, tout en approuvant sa démarche phénoménologique, lui fait en même temps des remarques critiques: il lui reproche notamment de compromettre la «radicalité» de l'analyse phénoménologique, en utilisant un matériel conceptuel emprunté à la métaphysique rationaliste617. Selon Reinach, il n'est pas possible de penser Dieu à travers une quelconque comparaison avec nos réalités humaines et terrestres: une distance absolue le sépare de nous; il est l'Absolu (das Absolute), la mesure suprême (das Höchstmaß), de sorte que «la position par rapport à Dieu [Stellung zu Gott] est donatrice de direction pour notre attitude vécue vis-à-vis de lui [Verhalten zu Gott]»618. Contre cet avis, Heidegger estime que c'est plutôt notre comportement vis-àvis de Dieu qui est primaire (primär), et partant, déterminante et directrice (richtunggebend) pour la constitution spécifiquement religieuse de Dieu comme «objet phénoménologique» dans la conscience. En d'autres termes, l'Absolu se manifeste, se laisse découvrir, selon Heidegger, dans le vécu religieux constituant de la conscience; et, c'est ce «caractère d'être vivable» (Erlebtheitscharakter) qui le rend accessible à l’homme619. Puisque l'Absolu n'est déterminable que dans la sphère du vécu (Erlebnissphäre), il ne reçoit, poursuit Heidegger, sa pleine signification que dans la mesure où il se manifeste aussi dans une «historicité» (Historizität) vivante. Or, estime-t-il, l'analyse phénoménologique de Reinach ne tient pas assez compte de «l'élément historique», lequel est pourtant essentiel dans la structure de la conscience vivante, dans laquelle se constitue originellement le vécu religieux620. 616 A. REINACH, Das Absolute (1917), in Sämtliche Werke, Textkritische Ausgabe in 2 Bänden, Band 1, 1989. 617 Cf. GA 60, p. 324-327. Plus haut, Heidegger avait déjà critiqué la conception de l'“apriori religieux“„ de Troeltsch et sa “métaphysique de la religion„ (cf. GA 60, p. 26s.). 618 Cité dans GA 60, p. 324. Heidegger note qu'il convient de l'aborder phénoménologiquement comme un “Bewusstseinsverhalten„ , et non de façon ontique, comme un être par rapport à un autre être, à savoir l'Être absolu. Cf. Ibid. 619 Cf. GA 60, p. 324s. 620 Cf. Ibid., p. 325.
177 Pour Reinach, l'Absolu relève du monde du supra-terrestre, de l'infini, de l'éternité. De l'avis de Heidegger, il importe de souligner le caractère mondain (Welthaftigkeit) et spécifiquement historique de la sphère du vécu religieux, en l'affranchissant de la conceptualité transcendante métaphysique. En effet, rappelle-t-il, les concepts métaphysiques (tels que l'Absolu, l'Infini, l'éternité, etc.), auxquels Reinach recourt, sont inappropriés à la sphère du vécu comme telle; ils sont théoriques, et par conséquent, incapables de saisir le vécu religieux dans sa dimension authentique et originaire621. Par ailleurs, Heidegger relève dans le travail de Reinach une espèce d' «ambivalence méthodique» (methodische Zwiespaltigkeit): d'une part, l'orientation fondamentale dans le sens du vécu; et d'autre part, la tendance à la rationalisation conceptuelle de ce dernier. Ainsi, par exemple, Reinach parle d'«étapes intérieurement motivées» permettant à l'homme de «vivre» (erleben) l'absoluité dans ses différents aspects formel et accompli, en opposition à la conception «logique» et «théorique» de ce processus622. Dans le même ordre d'idées, Reinach établit une distinction importante entre «connaissance explicite» et «connaissance immanente au vécu». Si le «vécu» (Erlebnis) n'est pas une «connaissance explicite» (explizite Erkenntnis), on peut néanmoins avoir une «connaissance immanente à ce vécu» (erlebnisimmanente Erkenntnis). À titre d'illustration, Reinach évoque le sentiment de sécurité en Dieu (Sichgeborgenfühlen in Gott) ou l'expérience vécue de la dépendance absolue à Dieu (absolute Abhängigkeit von Gott): l'homme «éprouve» le sentiment de sécurité en Dieu, il «se trouve dans» et «vit» une relation de dépendance absolue à Dieu, sans recourir à une «réflexion» (Reflexion) quelconque ou encore sans que cela ne soit perçu comme une «connaissance» (Erkenntnis), une «perception» (Wahrnehmung) ou un «fait objectif» (Tatsache). En revanche, ajoute-t-il, cette expérience vécue (Erlebnis) peut (logiquement, c'est-à-dire à travers la réflexion) être à la base des connaissances directes (par exemple: la connaissance d'être en sécurité) ou indirectes (par exemple: la connaissance immanente de l'existence de Dieu)623. À ce niveau et dans ces conditions, Reinach pose et se pose la question de la validité (Gültigkeit) de l'expérience vécue religieuse. En effet, l'on peut à bon droit se demander comment un vécu personnel (religieux ou quelconque) peut devenir l'objet d'une connaissance valable pour tous. De l'avis de Heidegger, le vécu religieux véritable (genuin) échappe à tout scepticisme lié à la connaissance, dans la mesure où justement il se situe dans une sphère complètement inédite 621 Cf. Ibid., p.325-326. 622 Cf. Ibid., p.326. 623 Cf. Ibid., p.326-327.
178 (völlig neuartige Sphäre)624, celle correspondante à la particularité et à la primitivité des expériences vécues, à savoir celle de la conscience historique625. Et c'est précisément de ce point de vue et dans cette mesure que l'on peut aussi porter les expériences religieuses vécues au niveau et à la valeur de connaissance (Erkenntnisbedeutung), 626qui puisse valoir pour tous.
4. Conclusion partielle Que pouvons-nous – ou mieux que voulons-nous – retenir de la phénoménologie de la religion du jeune Heidegger? Il convient tout d'abord de souligner que le projet du jeune Heidegger n'est pas d'élaborer une «philosophie de la religion»627, dont il critique la tendance spéculative, c'est-à-dire le caractère théorique et objectivant; il estime que la religion au sens authentique et originaire ne se laisse pas 'tirer' du «philosopher» (Er-philosophieren)628, par le biais des procédés conceptuels extérieurs et objectifs. À ses yeux, la religion – ou plus précisément le vécu religieux – relève principalement de la sphère intérieure et subjective (innere, subjektzugehörige und -artige Sphäre)629, c'est-à-dire de l'expérience intime et personnelle de la conscience. Aussi s'oriente-t-il vers la «phénoménologie» (de la religion), qui seule permet, selon lui, de saisir de façon adéquate – c'est-à-dire, au-delà de la dualité objectif/subjectif –, de «comprendre» (verstehen) l'expérience religieuse dans sa singularité et sa vivacité (Lebendigkeit). La tâche de ladite «phénoménologie de la religion» n'est ni d'«éveiller la vie religieuse», ni d'expliquer ou de juger celle-ci théoriquement et rationnellement, mais d'en «indiquer formellement» l'objet, à savoir l'expérience ou vécu religieux, c'est-à-dire de dévoiler la dimension authentique et originaire du phénomène religieux, ou encore de ramener ce dernier sur le «véritable sol» (echten Boden)630 de son déploiement originaire, à savoir la «vie facticielle» (faktisches Leben), entendue comme donnée d’un soi faisant l’expérience de luimême dans le monde, au triple sens de monde environnant, commun et propre (Um-, Mit- und Selbstwelt).
624 625 626 627 628 629 630
Cf. Ibid., p.325. Cf. Ibid., p.327. Cf. Ibid., p.325. Cf. GA 60, p. 309. Cf. GA 60, p. 323. Cf. GA 60, p. 313. Cf. GA 60, p. 305.
179 Cette entreprise exige un effort assidu et un exercice rigoureux de «destruction» ou «dé-construction» (Destruktion / Abbau), consistant à démonter les constructions spéculatives, tant philosophiques que théologiques, pour enfin faire apparaître la véritable pierre angulaire qu'est la vie facticielle. En l'occurrence, ce processus entend débarrasser la question religieuse ou mieux la religiosité de concepts «objectivants» (métaphysiques) et remplacer ceux-ci par des concepts «comprenants» (phénoménologiques), lesquels seuls sont appropriés à la particularité et à l'«originarité» du vécu religieux. Celui-ci ne doit pas être étudié de façon abstraite théorique, mais dans son accomplissement historique concret (Vollzugsgeschichtlich). Heidegger précise la tâche de son entreprise phénoménologique, à savoir «l’indication formelle» (formale Anzeige). La phénoménologie comme telle est et doit être «indiquant-formellement», c’est-à-dire qu’elle doit indiquer les phénomènes, les porter à la lumière, les rendre manifestes, de sorte que ces derniers puissent être saisis dans leur plénitude vivante. Elle se limite à montrer les phénomènes «formellement», et non matériellement en leur contenu, de sorte qu'ils puissent être compris dans leur essence propre, suivant les trois directions de sens: le sens de contenu (Gehaltssinn), le sens de rapport (Bezugssinn) et le sens d’accomplissement (Vollzugssinn). Ainsi dans la phénoménologie de la religion, le phénomène du religieux est décrit et saisi dans sa particularité et dans sa primitivité; il est compris dans sa plénitude historique et concrète, comme expérience facticielle de la vie (faktische Lebenserfahrung). Comme moule ou modèle pour son interprétation phénoménologique, Heidegger choisit l’expérience facticielle de la vie des communautés chrétiennes primitives, telle que décrite dans les lettres pauliniennes. Le phénomène de la religiosité chrétienne s'y révèle, dit-il, avec une clarté particulière, dans son état originel et authentique. Dans les premières communautés chrétiennes en effet, la religiosité est vue et vécue dans sa pureté originelle. Et c’est Paul qui, à travers ses lettres – les plus anciens écrits du Nouveau Testament – décrit le mieux la situation privilégiée de ces communautés. Heidegger insiste fortement sur la particularité et l'importance de cette période unique de la «christianité» (Christlichkeit), dans son aspect originaire, avant son passage à l'ère du «christianisme» (Christentum) avec l'intrusion / infiltration (Eindringen) de la pensée et de la culture grecque aux siècles suivants. Si Heidegger choisit la vie de ces communautés comme « paradigme » ou exemple privilégié pour l'expérience facticielle de la vie, c'est en raison de sa proximité avec la vie facticielle en tant que telle. Cette expérience chrétienne décrite dans les épîtres pauliniennes peut être philosophiquement interprétée – en raison de la structure fondamentale de la vie facticielle en général et de son
180 expérience – dans le sens d'une véritable philosophie – nous entendons par là phénoménologie – de la religion. Heidegger dégage les grands traits ou caractéristiques de la religiosité chrétienne primitive. Il les conçoit, non pas comme des définitions dogmatiques, mais comme des «explicats» phénoménologiques, devant être vérifiés ou éprouvés au cours de l’analyse. Il en énumère notamment deux, à savoir: la religiosité chrétienne primitive est expérience de la vie (Lebenserfahrung) et, comme telle, elle appartient à l’expérience facticielle (faktische) de la vie; en elle se manifestent les grandes tendances de la vie facticielle. En outre, en tant qu'expérience facticielle de la vie, la religiosité chrétienne est historique (historisch); elle vit de façon éminente et avec une intensité particulière la temporalité (Zeitlichkeit) de la vie facticielle; celle-ci atteint en elle son sommet, de sorte qu'on peut, aux yeux de Heidegger, y rattacher une analyse phénoménologique de la temporalité tout court. À partir de ces caractéristiques originaires se révèle l'authenticité de la «christianité». Si la religiosité chrétienne primitive se déploie dans et à travers la «vie facticielle», elle n’est donc pas une «évasion» vis-à-vis des réalités mondaines, dans leur aspect propre, commun et ambiant (Selbst- Mit- und Umwelt), ainsi que dans leur caractère de combat/souci (Sorge) et de détresse (Bedrängnis). En outre, elle n’est pas un aspect parmi tant d’autres de l’expérience chrétienne primitive, mais elle est l’expérience de la vie chrétienne elle-même. En d'autres termes, la religiosité constitue un phénomène central, fondamental, constitutif et déterminant de la vie des premières communautés chrétiennes; elle décrit et détermine comment les premiers chrétiens comprenaient et accomplissaient leur vie: pour eux, l’expérience de la vie était une expérience religieuse de la vie. Par ailleurs, si l’expérience facticielle de la vie comme telle est historique, alors la religiosité chrétienne, en tant qu’expérience facticielle de la vie, vit la temporalité, dans le sens que cette expérience se déroule non seulement dans un laps de temps précis (chronos), mais dans le sens qu’elle “s’accomplit” historiquement à partir d’elle-même, dans l’aujourd’hui et dans un horizon eschatologique (kairos). Autrement dit, elle est bien historique (historisch), dans la mesure où elle se constitue à un moment déterminé avec l’annonce et l’acceptation de l’Évangile dans la vie des hommes (zeitlich); mais, elle l'est davantage, dans le sens où elle s’accomplit dans la vie des croyants et lui reste co-vivante (geschichtlich). Aussi, la question du temps, tout comme celle de l'eschatologie, se trouvent-elles au centre de la vie chrétienne primitive. Dorénavant, c’est à partir de l'expérience de la vie – laquelle est facticielle et historique – que doivent, selon Heidegger, être posées toutes les questions
181 philosophiques, y compris celle de Dieu ou celle de la religion. De même s’ouvre ici, à ses yeux, une 'nouvelle', une autre voie pour la théologie chrétienne. Il revient cependant aux théologiens eux-mêmes, comme le suggère P. Capelle, de juger si la proposition heideggérienne (en l'occurrence son approche phénoménologique du religieux et du divin) est compatible avec la méthode théologique et en quoi elle peut interroger ou interpeller la théologie comme telle; néanmoins, une rupture consommée ou incompatibilité radicale entre les deux démarches, suivant le verdict du jeune Heidegger, soulève d’emblée quelque interrogation de part et d’autre631. Quoi qu'il en soit, Heidegger élabore et structure son analyse phénoménologique de la religiosité chrétienne comme une confrontation entre la pensée objectivante grecque et l'attitude chrétienne primitive axée sur l'intériorité (Innerlichkeit) ou vie et expérience intérieure ou facticielle (Erlebnis, innere Erfahrung)632, dont il cite les principaux témoins à travers la tradition occidentale: Paul, Augustin, la mystique médiévale (notamment Bernard de Clairvaux, Maître Eckhart, Thérèse d'Avila), Luther, Kierkegaard, etc. Chez Paul, Heidegger découvre cette expérience chrétienne originaire dans sa pureté, malgré sa formulation inchoative et fragmentaire; chez les autres par contre, tout en reconnaissant de laborieux efforts de réflexion systématique (en particulier chez Augustin), cette expérience exige, en raison de l'immixtion érosive de la conceptualité métaphysique grecque, d'être non seulement «explicitée», mais également «détruite» ou «dé-construite», pour la voir émerger dans son éclat propre et originaire. Enfin, en raison de leur parenté ou proximité avec son analyse phénoménologique, Heidegger relit de façon critique les interprétations de la conscience religieuse élaborées avant ou en même temps que lui par Friedrich Schleiermacher, Rudolf Otto et Adolph Reinach. Ces études se rapportent respectivement à l'intuition de l'Infini, à l'expérience du sacré et à la phénoménologie de l'Absolu. C'est sur l'arrière-fond de ces réflexions philosophiques ou phénoménologiques sur la vie religieuse primitive décrite dans les épîtres pauliniennes et dont on retrouve la première tentative de synthèse et de systématisation théologique chez Augustin, (et dont les expériences existentielles seront plus tard formalisées en structures existentiales dans Être et temps), que Heidegger va s'appuyer pour proposer ou indiquer sa conception des rapports entre la philosophie et la théologie. 631 P. CAPELLE, “La signification du christianisme chez Heidegger„, in M. CARON (éd.), Heidegger, Cerf, 2006, p. 319. 632 Rappelons que le concept „intériorité“ n'est pas à prendre ici dans un sens psychologiste, mais phénoménologique.
Deuxième partie: Rapports entre phénoménologie et théologie chez le jeune Heidegger
185 Après avoir exposé dans la première partie la phénoménologie heideggérienne de la religion chrétienne, nous nous adonnerons dans cette seconde partie à l'examen du rapport que le jeune philosophe établit entre celle-ci et la théologie d’une part, et d’autre part à la réflexion sur les interrogations qu'a soulevées et les fruits qu’a portés ou qu’est susceptible de soulever et de porter cette pensée féconde dans le débat ou le discours théologique. Ce faisant, notre intention n'est nullement de revenir (de nouveau) sur un thème excellement présenté, largement développé et profondément évalué par des études et publications antérieures, notamment celles d'Alfred Jäger, Richard Schaeffler, Annemarie GethmannSiefert, Pero Brkic, Philippe Capelle et bien d'autres encore633. Pour notre part, nous voulons nous pencher à nouveau sur la signification de la pensée heideggérienne et de la méthode herméneutico-phénoménologique dans la réflexion et le discours théologiques, en ciblant quelques aspects pouvant servir à d'autres horizons temporels, culturels et religieux, en l'occurrence celui africain.
633 Cf. G. NOLLER (Hrsg.), Heidegger und die Theologie. Beginn und Fortgang der Diskussion, München, 1967. 343 S.; A. GETHMANN-SIEFERT, Das Verhältnis von Philosophie und Theologie im Denken Martin Heideggers, Freiburg / München, Karl Alber Verlag, 1974. 340 S.; A. JÄGER, Gott. Nochmals Martin Heidegger, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1978. 514 S.; R. SCHAEFFLER, Frömmigkeit des Denkens? Martin Heidegger und die katholische Theologie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1978. 160 S.; P. BRKIC, Martin Heidegger und die Theologie. Ein Thema in dreifacher Fragestellung, (Tübinger Studien zur Theologie und Philosophie 8), Mainz, Matthias-Grünewald-Verlag, 1994. 339 S.; P. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Éditions du Cerf, 2001. 283 p.
187
Chapitre 1: “Phénoménologie et théologie” chez le jeune Heidegger (PuT) Parmi les textes les plus importants sur le motif théologique chez le jeune Heidegger figure notamment la conférence “Phénoménologie et théologie”, qu'il a donnée d'abord à Tübingen en juillet 1927, puis répétée à Marburg en février 1928, mais publiée seulement plus tard dans Archives de Philosophie 32 (1969), et enfin reprise dans Wegmarken (1976)634. Heidegger reprendra dans une certaine mesure cette thématique des rapports entre la philosophie (métaphysique) et la théologie (biblique) dans le premier chapitre de son cours de 1935 Introduction à la métaphysique635, en mettant cette fois-ci la philosophie en exergue. Avant d'entrer de plain-pied dans la question des rapports entre la philosophie et la théologie, il convient peut-être de rappeler et de souligner la provenance théologique du jeune philosophe, c'est-à-dire de reconnaître l'influence significative de la religion et de la théologie chrétiennes sur son cheminement intellectuel et philosophique: d’abord, son enracinement dans le monde catholique, notamment à travers le cursus de sa formation636; ensuite la 634 Cf. M. HEIDEGGER, «Phänomenologie und Theologie», in GA 9: Wegmarken, S. 4578; Archives de Philosophie, t. 32 (1969), p. 356-395 et 396-415. 635 Cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, (Chap. 1: «La question fondamentale de la métaphysique»), Gallimard, 1967, p. 13-62. (Einführung in die Metaphysik, Max Niemeyer, 1952). Nous citons ce cours dispensé en 1935, - c’est-àdire après le dit Tournant -, non pour nous aventurer indûment dans la seconde phase heideggérienne, mais pour éclairer davantage le caractère du rapport (et/ou du nonrapport) que Heidegger établit dans les deux écrits entre philosophie et théologie, et ce , en raison de leur proximité dans le temps , la démarche et le résultat. 636 En effet, Heidegger voit le jour à Messkirch, dans le pays de Bade, un milieu fortement imprégné de christianisme (catholicisme). Au départ, il aspire à la prêtrise; il étudie d’abord à Constance, puis à Fribourg, dans un environnement intellectuel religieux et conservateur, dont il épouse l’anti-modernisme. Très vite, cependant, il arrête les études de théologie pour se consacrer à la philosophie. Comme le montre le cursus de sa formation intellectuelle, le jeune Heidegger est initialement dans le giron du catholicisme. Ses tout premiers écrits témoignent de cet ancrage catholique (scolastique, pour plus de précision), par exemple: Abraham a Sankta Clara (1910), Frühe Gedichte (19101916), Frühe Schriften (1912-1916), notamment Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus (sa thèse d’habilitation sur “les catégories et de la signification chez Duns Scot”). Outre son intérêt vif pour saint Augustin et pour la scolastique, notamment Duns Scot et Maître Eckhart, Heidegger est fortement marqué par les écrits de saint Paul. Par exemple, concernant la question du temps, en l’occurrence la notion du temps non aristotélicien, Heidegger y accède, comme nous l’avons vu, à partir de l’expérience eschatologique du temps chrétien telle qu’elle se donne à lire dans les épîtres de
188 pluralité et la tension des foyers théologiques (catholique et protestant) impliqués dans son itinéraire personnel; enfin, son congé «officiel» du christianisme, sans renoncer au fond au contact avec la théologie (ou question de Dieu) et les théologiens637. Comme on peut le remarquer, les rapports de Heidegger à la théologie (et à la foi) chrétienne empruntent pour ainsi dire les contours d’une pyramide: au départ et à la base, ils sont solides, harmonieux et même engagés; puis, à force d'ascension, ils deviennent lointains, conflictuels et problématiques, et à la fin et au faîte, ils apparaissent minces, chancelants et flottants. Cette évolution aura aussi des répercussions sur sa conception des rapports entre la pensée (philosophique) et la foi (religieuse), tout comme sur l'ensemble de sa pensée. Heidegger le reconnaît lui-même: “Sans cette provenance théologique, écrit-il, je ne serais jamais parvenu sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours avenir.”638 Revenons à la conférence de 1927/28. Laissant de côté l’approche habituelle des rapports entre théologie et philosophie (sous forme de binôme “foi et savoir”, “révélation et raison”, c'est-à-dire comme deux modalités opposées, voire concurrentes, de «visions du monde»), Heidegger aborde la question autrement, sous forme de rapports entre deux types de «sciences», absolument
l'Apôtre. À côté de Paul, il faut mentionner également l’intérêt de Heidegger pour l’apôtre Jean, plus précisément concernant la notion du Logos. Enfin, il ne faut pas ignorer le rapport - discret, mais certain - de Heidegger à l'endroit de Pascal. 637 Malgré son ancrage catholique originaire, Heidegger va couper le cordon ombilical et rompre avec le “système du catholicisme”, qu’il considère comme “problématique et inacceptable”. Progressivement, mais résolument, il prend distance vis-à-vis du catholicisme de son enfance et de sa formation et se rapproche du protestantisme, notamment à travers la lecture du jeune Luther, la fréquentation de Rudolf Bultmann à Marburg, l'intérêt aux grandes figures de la théologie protestante de son époque (Friedrich Gogarten et Karl Barth), l'inspiration du penseur chrétien Kierkegaard, avant de prendre enfin congé du christianisme dans son ensemble, mais sans pour autant renoncer à réfléchir sur la théologie et le sacré. En outre, dans le cadre des relations de Heidegger avec la tradition chrétienne, on doit aussi évoquer d’une manière ou d’une autre les poètes Friedrich Hölderlin et Rainer Maria Rilke. 638 AP, p. 95. Au début de son itinéraire, Heidegger s'est même considéré comme un «théologien chrétien», comme on peut le lire à travers une lettre de 1921à Löwith (cité dans Zur philosophischen Aktualität Martin Heideggers. Vol II: Im Gespräch der Zeit, p. 28-29). Pas seulement Heidegger, mais également beaucoup d'autres penseurs ont commencé leur carrière comme théologien ou tout au moins avec des études / travaux théologiques ou bibliques, ou encore y ont puisé leur inspiration ou élan fondamental. Citons par exemple: Hegel, Dilthey, Troeltsch, Fichte, Schelling, etc.
189 différentes et radicalement irréductibles: l'une ontique et l'autre ontologique639. Pour ce faire, il commence par montrer la positivité et la scientificité de la théologie; il précise ensuite la relation ou le non-rapport de celle-ci comme science positive à la philosophie comme ontologie fondamentale. Enfin, comme complément à ce texte, est jointe directement une lettre ultérieure de Heidegger (datée de 1964) livrant quelques indications sur «le problème d’une pensée et d’un langage non-objectivants en théologie». Même si chronologiquement cette lettre ne date pas de l’époque du jeune Heidegger, elle s’accorde suivant l'esprit et l'intention avec son projet de re-fondation philosophique et de renouveau théologique, déjà présent, comme nous l'avons vu, dans ses premiers enseignements à Freiburg.
1. Distance par rapport à l'approche habituelle de relations entre théologie et philosophie Dans une correspondance à Jaspers, Heidegger dévoile les motivations et l'orientation de son approche du thème; il écrit: “Je crois que, pour la plupart des “philosophes”, la question philosophie et théologie, - ou mieux foi et philosophie - est une question qu’ils ne rencontrent qu’à leur table de travail”640. Quant à lui, ajoute-t-il, il a connu et vécu cette question de façon “pratique”, existentielle pour ainsi dire, “comme une onde sismique souterraine”641, comme un ''tsunami'' dirait-on de nos jours. Aussi prend-il résolument distance vis-à-vis de toute approche “théorique” (et objectivante) de la question. Auparavant, retraçons l'itinéraire de cette thématique, qui renferme en réalité plusieurs problématiques.
1.1. Triple topique de la thématique En effet, Heidegger aborde cette thématique suivant une «triple topique», correspondant chaque fois à une sphère de signification de la théologie et embrassant l'ensemble de son parcours philosophique: le tout premier Heidegger est en débat avec la théologie scripturaire (néo-testamentaire), le second avec 639 Cf. GA 9, p. 47s. 640 M. HEIDEGGER, Correspondance avec K. Jaspers, suivie de Correspondance avec E. Blochmann, trad. Fr., Paris, Gallimard, 1996, p. 64; cité par C. DUBOIS, Heidegger. Introduction à une lecture, Paris, Seuil, 2000, p. 308. 641 GA 66: Besinnung, p.415. On peut comparer cet ébranlement existentiel à l'expérience de Paul sur la route de Damas, ou encore à celle d'Augustin dans les Confessions.
190 l'onto-théologie (réductible à la métaphysique), tandis que le tardif entre en dialogue avec une théo-logie sans référence confessionnelle (la quête du sacré). Refaisons brièvement ce parcours: à l’époque de son rapprochement avec le protestantisme, le jeune Heidegger adopte une position tranchée dans les rapports entre la philosophie et la théologie. Reprenant à son compte le thème paulinien de la folie de la croix, déjà développé par Luther, il accentue cette séparation: la philosophie devient pour la foi une «folie» et l’idée d’une “philosophie chrétienne” lui apparaît comme une «méprise», aussi absurde que l'idée d’un «cercle-carré»642 ou celle d'un «fer en bois» (hölzernes Eisen)643. Ensuite, dans sa relecture ou destruction de la tradition occidentale, Heidegger va aborder ou stigmatiser la théologie comme constituante de la métaphysique occidentale, laquelle a une constitution dimorphe, onto-théologique (c'est-à-dire à la fois onto-logie et théo-logie). Enfin, le dernier Heidegger ouvrira une nouvelle problématique: celle de la pensée de l'être et de l'attente du dieu644. Dans le cadre de notre travail, nous nous concentrerons principalement sur le premier moment, sans exclure des allusions aux autres moments, dans la mesure où ces derniers portent un certain éclairage aux positions antérieures. Qu’il nous soit cependant permis d’éclairer et de motiver ce changement de cap dans l’itinéraire de pensée de Heidegger, c’est-à-dire d’expliquer pourquoi et dans quelle mesure l’on peut et doit parler globalement d’un „Heidegger I“ et d’un „Heidegger II“645, afin de souligner pour notre part l’incidence de ce „Tournant“ (Kehre) des années trente par rapport au motif théologique en général et à la question de Dieu en particulier.
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Cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 20. Cf. GA 9: Wegmarken, p. 66. Cf. C. DUBOIS, op.cit., p. 307-308. Distinction introduite par William J. Richardson (dans Heidegger. Through Phenomenology to Thought, La Haye, Nijhoff, 1963) et admise par Heidegger sous condition. Ce dernier écrit dans la Lettre-préface au livre de Richardson: „La distinction que vous faites entre Heidegger I et Heidegger II est justifiée à la seule condition que l’on prenne garde à ceci: Ce n’est qu’à partir de ce qui est pensé en I qu’est seulement accessible ce qui est à penser en II, mais le I ne devient possible que s’il est contenu en II“. („Lettre à Richardson“ (1962), in Q III-IV, p. 348). Autrement dit, le second Heidegger serait caché et présent dans le premier, lequel serait lui-même dévoilé et déployé dans le second.
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1.2. Incidence du „Tournant“ (Kehre) par rapport au motif théologique Comme nous l’avons dit et indiqué à plusieurs reprises dans la première partie de notre dissertation, les premiers travaux de Heidegger, en l’occurrence son herméneutique de la vie facticielle, culminent à l’analytique existentiale du Dasein, exposée magistralement dans Sein und Zeit (1927). Dans ce maître ouvrage, Heidegger décrit progressivement les structures fondamentales du Dasein (existentiaux), à commencer par l’être-au-monde (In-der-Welt-sein), en passant par le souci (Sorge), jusqu’à la temporalité (Zeitlichkeit), laquelle est l‘horizon devant conduire à la Temporalité de l’Être en tant que tel (Temporalität), suivant le plan annoncé par Heidegger lui-même646. Mais Sein und Zeit est resté inachevé: cette transition du temps (Zeit) à l’être (Sein) fait défaut à la fin du livre. En d’autres termes, à l’issue de cet ouvrage, la question centrale, initiale, celle du sens de l’être, à partir du temps, reste ouverte, non résolue, en attente de sa réponse. Bien plus, ce passage implique et exige un changement ou déplacement de perspective, à savoir: l’analyse du Dasein (Daseinsanalytik) doit laisser la place à la pensée de l’être lui-même (Seinsfrage). Concrètement: le curseur doit se déplacer du Dasein qui pose et se pose la question de l’être vers la question du sens de l’être lui-même. C’est ce re-tournement ou mieux le fait de se tourner vers l’être en tant que tel, c’est-à-dire le renversement de la question de l’être de l’étant à celle de l’être (ou vérité) de l’être, que Heidegger appelle le „Tournant“ (die Kehre) de sa pensée647. En effet, Heidegger fait le constat de „l’oubli“ de l’être en tant que tel, occulté par la métaphysique traditionnelle, en faveur de l’être de l’étant ou en raison du voilement/retrait de l’être lui-même. Le „Tournant“ vient pour ainsi dire tirer l’être de cet oubli séculaire, pour lui redonner l’initiative et lui restituer la priorité. Dorénavant, la tâche du penser est de se déposséder et de se décentrer pour attendre dans la sérénité (Gelassenheit) et accueillir dans l’écoute attentive l’être (Seyn), qui se déploie, se dévoile, s’ouvre, se donne à la réalité humaine (Da-sein) comme „événement-appro-
646 Cf. SuZ, § 8. 647 Cf. M. HEIDEGGER, „Brief über den ‚Humanismus‘„ (1946), in Wegmarken, GA 9, p. 327-328; tr. fr. „Lettre sur l’humanisme“, in Q III-IV, p. 84-85. Voir aussi la note de la conférence „Vom Wesen der Wahrheit“ (1930), in GA 9, p. 201-202; tr. fr. „De l’essence de la vérité“,, in Q I-II, p. 193-194. Intéressante est aussi la lecture que Hannah Arendt donne de cette Kehre (cf. J. TAMINIAUX, La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot, 2006, notamment le ch. V: „La Kehre et le conflit de la pensée et de la volonté“, p. 177-209.
192 priant“ (Ereignis)648. Il s’agit donc de re-touner la démarche dans l’unique question fondamentale de l’Être: penser l’être, non plus à travers l’étant, mais par lui-même. Comme l‘on peut s’y attendre, ce tournant dans la pensée de Heidegger aura aussi une incidence dans son approche de Dieu ou la question théologique. En effet, si le premier Heidegger entreprend une phénoménologie de l’expérience religieuse, notamment l’analyse des phénomènes de la Révélation biblique ou de la mystique chrétienne (et partant la recherche d’un nouvel accès au Dieu de la Révélation biblique), le second stigmatisera le Dieu de la métaphysique traditionnelle, dans sa constitution onto-théologique et son oubli de la différence ontologique, pour inviter davantage à l’écoute et l‘accueil du Dieu divin ou „ultime“ (der letzte Gott)649, co-respondant (ent-sprechend) à la pensée méditante et poétisante; autrement dit, après la Kehre, Heidegger pense le divin (das Göttliche) comme advenant dans l’espace du sacré (das Heilige), „à partir“ et „à l’intérieur de“ la constellation de l’être650, et non plus selon la configuration de l’onto-théologie, ni à partir d’une religion révélée ou non. Pour tout dire, hors de la révélation (biblique) et en dehors de la métaphysique (traditionnelle), Heidegger II questionne, à partir de la pensée de l’être et dans le sillage des poètes, la possibilité de la venue ou de la défection du „dieu“. Ce „dieu“ qu’il appelle „le Dieu divin“ ou encore „le dernier Dieu“ n’est ni le Dieu révélé, ni le Dieu des philosophes, mais celui que les poètes nomment: un „dieu“ unique ou des „dieux“, peu importe; dans tous les cas, il ne s’agit pas d‘un nouveau Dieu, mais d‘un dieu autre: „S’il est autre, commente Pascal David, ce dieu autre n’est pas seulement un autre dieu, mais un dieu autrement, un dieu autrement divin“651. C’est-à-dire: un Dieu vraiment divin. Ce qui est déterminant ici, c’est que l’accent est mis sur le tout autre et tout autrement, à savoir: le vraiment. Pour revenir au langage du jeune Heidegger, le curseur est placé sur le „Wie“, plutôt que sur le „Was“, sur la manière dont ce Dieu apparaît ou vient dans l’espace du sacré ou dans l’expérience humaine, plutôt que sur son essence et ses attributs. 648 Cf. M. CARON, Introduction à Heidegger, Paris, Ellipses, 2005, p. 29-39. Heidegger expose cette pensée de l’Ereignis dans ses Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) (1936-1938), in GA 65. Lire aussi la conférence „Temps et Être“ (1962), in Q. III-IV, p. 191-268. 649 Cf. M. HEIDEGGER, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) (1936-1938), in GA 65, p. 409-417. 650 Cf. M. HEIDEGGER, „Le Tournant“, in Q. III-IV, p. 320. 651 P. DAVID, « Le Dieu en fin / Le Dieu enfin. Zum letzten Gott », in Heidegger : Le danger en l’Être, 95 (L’infini) 2006, p. 155.
193 Au fond, le „Tournant“ n’est pas une rupture comme telle dans la pensée heideggérienne, mais un passage ou déplacement quoiqu’essentiel: comme explique Jean-Marie Vaysse, „ce n’est pas une modification du point de vue initial, mais sa reprise à partir de la question de l’oubli de l’être qui motivait déjà Être et Temps“652, dans le sens d’une radicalisation, puisqu’il s’agit en définitive d’un „Tournant dans l’histoire de l’Être même“653. Ou encore, pour recourir à une image agreste, le „Tournant“ est à comprendre „comme un lacet de sentier de montagne, où la direction ne s’inverse que pour mieux parvenir au sommet en épousant le terrain“654. Cette option d’“infléchissement“ plutôt que de „volteface“ est attestée par Gadamer, d’après qui le mot „Kehre“ désigne en patois souabe „l’infléchissement du chemin qui gravit une montagne“655. Autrement dit, la question fondamentale – celle de l’être dans l’horizon du temps – demeure; seule la perspective change, à savoir: au départ, le Dasein s’ouvrant à l’être (Sein); et par la suite, le Seyn / Ereignis se dévoilant/advenant au Da-sein. De même, en ce qui concerne le motif théologique: si les perspectives (y compris les thèmes et les références ou interlocuteurs656) changent en fonction de la Kehre, le projet initial quant à lui, à savoir: trouver un autre, un nouvel accès à la question de Dieu, n’est pas renié et reste inchangé. 652 J-M. VAYSSE, Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 58. Heidegger lui-même écrit: „Diese Kehre [von ‚Sein und Zeit‘ zu ‚Zeit und Sein‘] ist nicht eine Änderung des Standpunktes von Sein und Zeit , sondern in ihr gelangt das versuchte Denken erst in die Ortschaft der Dimension, aus der Sein und Zeit erfahren ist, und zwar erfahren in der Grunderfahrung der Seinsvergessenheit“ (GA 9, S. 328; tr. fr.: „Ce renversement n’est pas une modification du point de vue de Sein und Zeit, mais en lui seulement la pensée qui se cherchait atteint à la région dimensionnelle à partir de laquelle Sein und Zeit est expérimenté et expérimenté à partir de l‘expérience fondamentale de l’oubli de l’Être“, Q III-IV, p. 85). On peut également se référer aux précisions ou indications que fournit Heidegger dans sa „Lettre à Richardson“ (1962), in Q III-IV, p. 345s.: „La pensée du tournant est dans ma propre pensée le virage. Mais ce virage ne s’effectue pas sur la base de la modification d’un point de vue, ou même de l’abandon de la problématique de Être et Temps. La pensée du tournant provient de ce que je suis demeuré fidèle à la ‚question‘ qui était à penser dans Être et Temps (…)“. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un virage à cent quatre-vingts degrés. 653 Lire à ce propos G. GUEST, „Le Tournant – dans l’histoire de l’Être“, in Heidegger: Le danger en l’Être, 95 (L’infini) 2006, p. 172-224. 654 C. DUBOIS, op. cit., p. 149. 655 Cité par J. GRONDIN, Le Tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, PUF, 1987, p. 7 ; cf. D. JANICAUD, Heidegger en France. Récit, Paris, Albin Michel, 2001, p. 402. 656 Ainsi, le jeune Heidegger a comme interlocuteurs privilégiés: Paul, Augustin, Eckhart, Luther, Kierkegaard, etc., tandis que le second aura comme références majeures: Hölderlin, Trakl, Rilke, Nietzsche, etc.
194 L’infléchissement de direction ou de perspective n’exclut donc pas une certaine continuité et une unité globale de la pensée ou du cheminement. Et pour le cas de Heidegger, plutôt que de „rupture tranchante“, il faut parler „d’approfondissement, de maturation, d’explicitation nouvelle, à la fois plus équilibrée et moins systématique, de thèmes présents et/ou entrevus dès le début“657.
1.3. Orientation de la présente problématique Ces quelques remarques sur le sens et les incidences de la Kehre étant fournies, revenons maintenant aux conséquences globales de la conception heideggérienne de la philosophie, avant de confronter celle-ci à la théologie. Comme le note Jean Greisch, Heidegger apparaît comme un «pyromane» de la conception traditionnelle de la philosophie658. À ses yeux, c'est le questionnement radical qui caractérise l'acte philosophique; il en est, pourrait-on dire, à la fois le commencement, l'exercice et la fin. Ainsi, le philosopher n'est pas, pour reprendre une image maritime, la quête du «rivage salutaire», mais au contraire le «saut dans une barque au milieu des vagues»659. C'est aussi dans cet esprit qu'il faut comprendre l'image du «sol authentique» (echter Boden) maintes fois reprise par Heidegger pour parler du lieu originaire de la philosophie, à savoir: le questionnement radical sur la vie facticielle, en définitive le questionnement originaire sur l'être660. En effet, ce questionnement radical, loin d'installer dans «la sécurité», aggrave au contraire et sans répit «l'aventure» de l'existence. Par ailleurs, il convient de souligner que, si Heidegger aborde la question de rapports entre théologie et philosophie comme «deux types» de sciences, la «scientificité» (originaire et originale) de la philosophie n'est pas du tout à greffer ni à orienter sur celle des sciences au sens strict; autrement, l'on ferait fausse route et passerait à côté de la vraie problématique. Car contrairement à la théologie, laquelle a le statut de 'science', comme nous le verrons au paragraphe suivant, il y a, selon Heidegger, une différence de principe et de fond entre la philosophie (la science ontologique, c'est-à-dire la science de l'être) et les sciences (les sciences ontiques, c'est-à-dire les sciences de l'étant). À la rigueur, 657 F. GUIBAL, … et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines, 1. Heidegger, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, 32. 658 Cf. J. GREISCH, op. cit., p. 290. 659 Cf. GA 61, p. 37; J. GREISCH, op. cit., p. 291s. 660 Aux yeux de Heidegger, la question première, fondamentale et originaire de la philosophie est la suivante: «Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien?». En ce sens, la philosophie doit être comprise comme une ontologie fondamentale (cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, p. 13s.).
195 l'on pourrait même parler d'un «non-rapport», dans la mesure où leurs démarches et leurs lieux thématiques sont sans commune mesure661. Arrêtonsnous d'abord sur le statut (scientifique) ontique que Heidegger prête à la théologie.
2. Positivité et scientificité de la théologie Que faut-il entendre par «science» au sens propre, c'est-à-dire science positive? Et en quoi la théologie est-elle une «science positive» (positive Wissentschaft)? Voyons comment Heidegger répond à ces deux questions.
2.1. Le statut de science: positivité et scientificité Une science (ontique ou positive), dit Heidegger, se rapporte à un domaine (régional, délimité) d'objets, c'est-à-dire à un «étant étendu-devant», «prédonné» (vorliegendes Seiendes) ou «Positum»662. Pour expliciter le caractère 'positif' de la science en général, Heidegger énumère trois conditions ou critères. Il s’agit de: primo, la présence d'un Positum propre (le «déjà-donné»), susceptible d'être thématisé, objectivé et mis en question, pour déboucher sur un savoir d'un type déterminé; secundo, la possibilité d'un accès et d'un rapport pré-scientifique à ce Positum, avant même toute appréhension théorique (scientifique); en d'autres termes, ce Positum doit être porté par une attitude pré-scientifique, être disponible à même l'existence ordinaire (nature, histoire, économie, etc.); et tertio, l'éclairage et la direction préalables de ce rapport pré-scientifique envers l'étant en question par une compréhension (quoiqu'encore pré-
661 Cf. P. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1998, p. 42. Par ailleurs, il convient de signaler l'évolution du statut «scientifique» attribué à la théologie: si Heidegger le revendique en 1927 (dans la conférence «Phénoménologie et Théologie»), il le remettra déjà en cause peu après en 1928 (dans Être et Temps), pour finalement le contester en 1964 (dans la note sur «Le problème d'une pensée et d'un langage non-objectivants dans la théologie d'aujourd'hui») (cf. P. CAPELLE, op. cit., p. 10). On peut aussi lire la petite synthèse qu'Akenda fait de la conférence de 1927 (cf. AKENDA Kapumba, «Actualité de la philosophie de Saint Augustin et son influence sur la philosophie contemporaine. Cas de Martin Heidegger», in Revue Africaine de Théologie 28, 55 (2004), notamment les p. 50-57). 662 Cf. GA 9, p. 48.
196 conceptuelle) de l'être663. Ces trois conditions sont indispensables pour déterminer ou vérifier la positivité d’une science. La grande question est maintenant de montrer de quelle manière et dans quelle mesure la théologie remplit ces critères fondamentaux que Heidegger retient pour la positivité de la science en général. Autrement dit: quelle est la positivité propre de la théologie?
2.2. Positivité de la théologie De l'avis de Heidegger, la théologie a son «étant-déjà-dévoilé» (das Vorliegende). Il voit ce Positum ou «lieu» propre de la théologie (chrétienne), non pas dans le «christianisme» (Christentum) comme fait historique mondial, à travers sa manifestation et sa conscience de soi dans l'histoire universelle, notamment sa présence dans les institutions, cultes, associations et groupes; mais plutôt dans la «christianité» (Christlichkeit), c'est-à-dire «ce qui seul fait du christianisme un événement originellement historique»664, à savoir «la foi chrétienne». Qu'est-ce à dire? Dans un texte ultérieur, Heidegger insiste sur la distinction entre «christianisme» et «christianité»: à la suite d'Overbeck et de Nietzsche, il entend par «christianisme», non pas «la vie chrétienne qui a existé un jour, durant un court laps de temps, juste avant la composition des Évangiles et la propagande missionnaire de Paul», mais plutôt «la manifestation historique, séculière et politique de l'Église et de son appétit de puissance, dans le cadre de la formation de l'humanité occidentale et de sa civilisation moderne»665. En revanche, la «christianité» renvoie à la «foi chrétienne» (néo-testamentaire), à l'existence chrétienne elle-même, c'est-à-dire en dehors de toute immixtion politique, culturelle et philosophique ultérieure. Ainsi, dit Heidegger en guise d'illustration, «une vie non chrétienne peut bien adhérer au christianisme et s'en servir comme facteur de puissance, de même que, inversement, une vie chrétienne n'a pas nécessairement besoin du christianisme»666. Dans la perspective de Heidegger, les deux concepts christianité / christianisme peuvent 663 Cf. Ibid., p. 50. 664 Cf. Ibid., p. 51-52. Heidegger emprunte le concept «Christlichkeit», déjà présent chez Kierkegaard, à Franz Overbeck, Über die Christlichkeit unserer heutigen Theologie, Leipzig, E.W. Fritzsch, 1873. (Cf. GA 9, p. 46) 665 Cf. M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 265. En d'autres termes, Heidegger réduit ici le concept 'christianisme' à une simple «vision du monde», voire une «idéologie». 666 Ibid.
197 'se croiser', mais jamais 'se recouper'; les confondre génère en effet bien des malentendus, comme l’atteste l’histoire. La question maintenant est de savoir en quoi consiste cette christianité originaire, - ou simplement - ce qu'il faut entendre par «foi chrétienne» comme telle, en dehors de toute conceptualité étrangère, c'est-à-dire gréco-latine. Aux yeux de Heidegger, «la foi est un mode d'existence du Dasein humain», qui résulte de ce qui se révèle «à partir de ce qui est cru»; et ce qui est donné à croire, c'est-à-dire ce qui est révélé, selon la foi «chrétienne», est le «Christ», le «Dieu crucifié»667. Heidegger place le curseur, non pas sur une 'doctrine' (théorique et abstraite), mais sur une 'expérience' (historique et facticielle). L'événement de la crucifixion – révélé, connu et communiqué dans la foi – est pour ainsi dire ce qui constitue la spécificité de la foi chrétienne; il est, pour reprendre l'expression de Heidegger, le vrai Positum, le «lieu» propre et originel de la théologie (chrétienne). Heidegger rappelle qu'il ne s'agit pas là d'une simple transmission (Übermittlung) de connaissances sur un événement passé, c’est-à-dire un ensemble d’enseignements et d’informations devant être crus, mais bien plus d'une communication (Mit-teilung), c'est-à-dire d'une participation (Teil-nehmen, prendre part) et d'une association (Teil-haben, avoir part) du croyant à l'événement même (toujours con-temporain) de la crucifixion668. Par là, Heidegger entend souligner l'actualité et la contemporanéité de la foi chrétienne, laquelle est une expérience double: celle de Dieu qui associe le croyant à l'histoire du salut (Teil-haben) et celle du croyant qui est rendu participant de cet événement (Teil-nehmen)669. Aussi, dit Heidegger, dans un sens existentiel, la foi apparaît comme une véritable «re-naissance» (Wieder-Geburt), entendue comme nouvelle possibilité d'existence offerte par Dieu, ou encore comme «mode de l'exister historique du Dasein facticiel croyant»670dans l'histoire du salut, son (auto-) implication – non pas théorique et spéculative, mais croyante et existentielle – dans l'événement de la Révélation toujours en cours.
667 Cf. GA 9, p. 52. En d'autres termes, selon Heidegger, la Révélation ou théo-logie (chrétienne) se rapporte essentiellement et entièrement à la christo-logie (science ou discours sur le Christ) et à la stauro-logie (science ou discours sur la croix). Cf. P. CAPELLE, op. cit., p. 25. 668 Cf. GA 9, p. 52-53. 669 Cf. P. CAPELLE, op. cit., p. 25. 670 Cf. GA 9, p. 53. Cette renaissance dans la foi est ce que Heidegger appelait dans son cours d'hiver 1920/21 le devenir-chrétien. On peut y lire en filigrane l'entretien de Jésus avec Nicodème (Jn 3).
198
2.3. Scientificité de la théologie La théologie est, dit Heidegger, «la science de la foi»671. La question que l'on peut se poser est celle de savoir comment la théologie remplit sa «tâche scientifique» d'explicitation conceptuelle ou thématisation de la foi. Plus simplement: En quoi consiste la «scientificité» de la théologie? Selon Heidegger, la scientificité de la théologie peut être envisagée suivant quatre directions. En effet, la théologie peut être conçue: primo, comme «science de ce qui est dévoilé dans la foi, c'est-à-dire de ce qui est cru»672; cette approche s'intéresse au contenu de la foi, à savoir le «Dieu crucifié»; l'objet de la théologie est ici le Geglaubte (la «fides quae creditur», ce qui est cru ); secundo, comme «science du comportement croyant lui-même» ou «science de la fidéité»673; cette seconde approche se penche sur l'acte de foi; ici, l'objet de la théologie est le Glauben (la «fides qua creditur», le croire comme tel); tertio, comme «science de la foi, [au sens où] elle jaillit elle-même de la foi», c'est-à-dire, qu'elle est motivée et justifiée à partir de la foi674; cette troisième approche vise la démarche de la foi, elle rappelle l'origine de la foi, sa motivation et sa légitimité : tout en étant un acte ou engagement du croyant, la foi n'est pas un mérite personnel ou une performance humaine, mais bien un don gratuit de Dieu; et quarto, comme «science de la foi, [dans la mesure où elle] contribue pour sa part à former la fidéité même»675ou la christianité, dans ce contexte précis; cette dernière approche indique l'objectif ou finalité (das Ziel) de la théologie, à savoir: la relation du croyant au Christ, au Dieu crucifié; ainsi, le Christ, le «Dieu crucifié», est non seulement l'objet central et la destination de la foi (chrétienne), il en est aussi la source et le fondement.
2.4. Caractères de la science théologique À partir de ces différentes approches, Heidegger, s'appuyant sur les idées-clés de Paul, déployées sous la mouvance de Luther, et en écho à la synthèse théologique d'Augustin, détermine les caractères de la science théologique: la théologie, conclut-il, est une science à la fois et indissociablement historique,
671 672 673 674 675
Cf. Ibid., p. 55. Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid.
199 systématique et pratique676. Que faut-il entendre par là? Et quel rapport y a-t-il entre ces trois traits ?
2.4.1. Une science historique Comme science de la foi, la théologie a certes un rapport à l'histoire, mais un rapport d'un «genre particulier» (sui generis, eigener Art); et ce, dans la mesure où justement la foi, en tant que mode d'être du Dasein historique, revêt ellemême aussi le caractère d'«historialité» (Geschichtlichkeit)677. Dans cette perspective, dit Heidegger, la théologie se présente comme une «connaissance historique», en référence à l'évènement historique de la crucifixion, ou encore comme «auto-interprétation de l'existence croyante», c'est-à-dire l'herméneutique ou élucidation de l'existence chrétienne dans sa concrétude et son historialité, et non une construction spéculative d'énoncés théologiques678.
2.4.2. Une science systématique Tout en étant historique, la théologie a, selon Heidegger, la possibilité et la tâche, malgré l'opposition théorique et logique des deux axes, d'être aussi systématique. Heidegger conçoit cette systématicité, non pas dans le sens d'élaboration d'un système théologique clos et cohérent, mais dans celui d'orientation 'systématique' vers le site propre et originaire de l'événement chrétien en tant que tel; en d'autres termes, elle se veut systématique au sens où, dégagée du carcan de tout système (philosophique), elle vise et cherche de façon méthodique, au moyen des concepts propres et adéquats à la foi, à porter le croyant à l'intelligence de l'histoire du salut. Dans cet effort intellectuel, la théologie recourt à des disciplines dénommées globalement théologie historique dans un sens plus strict: il s'agit de l'exégèse, de l'histoire de l'Église et de l'histoire des dogmes679.
2.4.3. Une science pratique Enfin, la théologie est pratique, dans la mesure où elle est une science historique et systématique à la fois. Elle saisit l'événement chrétien en premier lieu dans son historicité et dans sa christianité; mais, ajoute Heidegger, elle a en même temps et essentiellement un caractère pratique, au sens où l'événement chrétien se présente comme un mode d'existence – et donc d'agir (Handeln) – du croyant, 676 677 678 679
Cf. Ibid., p. 59. Cf. Ibid., p. 55-56. Cf. Ibid., p. 56. Cf. Ibid., p. 57-58.
200 ou mieux l'action de Dieu sur le comportement de l'homme croyant. Sous cet aspect, la théologie se constitue comme homilétique et catéchèse680.
2.5. Déterminations négatives Après avoir exposé les déterminations essentielles et authentiques, c'est-à-dire le lieu originel ou positivité propre de la théologie (chrétienne), à savoir la foi au Dieu crucifié, Heidegger, pour prévenir toute méprise, repose le problème à l'envers, en indiquant ce que la théologie comme science n'est pas. À ses yeux, la théologie ne doit pas être considérée comme: (a) une «science de Dieu», suivant son étymologie (théo-logie). Autrement dit, la théologie ne doit pas être envisagée dans le sens (gréco-métaphysique) de connaissance spéculative sur Dieu (génitif objectif); en effet, «Dieu» (o theos) ne saurait constituer l'objet de la recherche théologique comme le sont par exemple les animaux pour la zoologie ou les plantes pour la botanique681; ce serait, en outre, faire de la théologie une pure métaphysique; ou encore, une ''theïo-logie'', portant sur le divin en général (to theion); (b) une «science de la religion», au sens de «relation de Dieu en général à l'homme en général, et vice-versa». Dans ce cas, on assimilerait la théologie à la philosophie de la religion ou encore à l'histoire de la religion682; (c) une science des expériences humaines de Dieu; ce qui ramènerait la théologie à une psychologie de la religion683; voire, à une anthropologie religieuse. Heidegger écarte ces trois dernières approches, car elles abordent la théologie de l'extérieur, selon des critères étrangers (métaphysiques/philosophiques, historiques ou psychologiques) à son lieu originel ou positivité propre; au contraire, la théologie (chrétienne) devrait être saisie de l'intérieur, c'est-à-dire dans (in), à travers (durch) et à partir de (aus) la foi (au Christ crucifié). Autrement dit, la scientificité de la théologie ne doit pas être déterminée en fonction de et en référence à d'autres sciences; elle est une science ontique entièrement autonome (eigenständig), revendiquant une conceptualité propre et une méthodologie appropriée: en tant qu'auto-explicitation de l'existence croyante, elle est fondée par et sur la foi, elle y puise sa justification ainsi que la validité de ses démarches684. Cela étant, Heidegger se pose la question de savoir 680 681 682 683 684
Cf. Ibid., p. 58-59. Cf. Ibid., p. 59. Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 60-61.
201 si la foi a besoin de la philosophie et comment la théologie (comme science positive et autonome de la foi) se situe par rapport à la philosophie. En un mot, il veut tracer la «ligne de partage» ou mieux la «ligne de dé-partage» entre les deux domaines ou démarches.
3. La relation de la théologie comme science positive à la philosophie (en tant qu'ontologie fondamentale) Le jeune Heidegger établit un rapport (ou non-rapport) fort complexe et ambigu entre la théologie et la philosophie comme sciences et comme modes d'existence.
3.1. Différence absolue et relation potentielle comme sciences La théologie comme science positive est absolument (absolut) différente de la philosophie, déclare Heidegger685. Et en tant que «science positive», elle se trouve même, ajoute-t-il de façon provocante, dans un rapport de proximité plus étroit avec les mathématiques, la physique, la chimie, ou la biologie etc. qu'avec la philosophie686. La différence entre ces sciences positives (ou sciences ontiques, c'est-à-dire portant sur des étants limités et particuliers) et la philosophie (comme ''science'' ontologique, c'est-à-dire orientée sur l'être même)687n'est pas «relative», mais «absolue». Cependant, comme toutes les autres sciences, la théologie doit inventer, mettre à l'épreuve et consolider ses concepts fondamentaux. C'est ici que peut intervenir la philosophie comme «correctif ontologique». Heidegger lui assigne donc, en raison de sa qualité ontologique, une «potentielle fonction» par rapport à la théologie, à savoir la 685 Cf. Ibid., p. 49. Lorsque Heidegger parle ici de philosophie, il vise la phénoménologie; et celle-ci est entendue en tant qu'ontologie, car ce qui se laisse dévoiler dans les phénomènes n'est rien d'autre, aux yeux de Heidegger, que l'être de l'étant (cf. SuZ, § 7, S. 35; trad. fr., p. 63). 686 Cf. GA 9, p. 49. Sous cet angle, déclare même Heidegger, la philosophie n'est pas du tout une science et ne peut pas non plus le devenir; elle est en dehors du champ de toutes les sciences. (Cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, p. 54). Comme nous l'avons vu, le jeune Heidegger s'est largement appesanti sur la différence de principe entre ''philosophie'' et ''science'' (cf. GA 60, § 1-4). 687 En ce sens, Heidegger, comme nous l'avons vu en parlant de sa conception de la phénoménologie, considère celle-ci comme Ur-wissenschaft, c'est-à-dire 'archi-science' ou 'science originaire'.
202 fonction corrective en amont ou la mise à l'épreuve, par «indication formelle», du contenu ontique - c'est-à-dire pré-chrétien - des concepts théologiques fondamentaux; il s'agit, précise-t-il, non pas d'une direction (Direktion / Herleitung), mais plutôt d'une cor-rection (Korrektion / Mit-leitung)688. Que faut-il entendre par là? Tout d'abord, note Heidegger, la foi comme telle n'a aucunement besoin de la philosophie, elle est étrangère à l'ordre de la pensée; c'est plutôt la théologie comme science ou thématisation (c'est-à-dire mise en discours conceptuel) de la foi ou expérience chrétienne qui peut et doit solliciter la philosophie, et ce, non pas pour fonder et dévoiler son objet ou positivité propre (à savoir la christianité), mais principalement et uniquement pour interroger et corriger son bagage conceptuel689. En ce sens, par rapport à la théologie, la philosophie (phénoménologie) a pour ainsi dire un rôle dé-constructeur ou destructeur (destruktiv), mais pas dévastateur et anéantissant (zerstörerisch), dans la mesure où celle-ci critique et déblaie ce qui en elle ne relève pas originairement de la foi ou de la fidéité, c'est-à-dire qui ne repose pas sur son sol originaire ou Positum propre. Par conséquent, la théologie est appelée à disposer d'une conceptualité propre à elle et à partir d'elle-même, adéquate à son Positum, à savoir la foi ou la fidéité (ici, la christianité). Mais, une question de fond se pose ici: Peut-on «thématiser», «mettre en discours», «saisir conceptuellement» (begrifflich fassen) la foi (c'est-à-dire, note subtilement Heidegger, ce qui est «l'inconcevable par essence», das wesenhaft Unbegreifliche)?690 En principe, répond Heidegger, l'inconcevable n'est pas saisissable à travers un processus rationnel et conceptuel; il ne peut être dévoilé qu'à travers une voie qui lui est appropriée et qui puisse le rendre parlant. Ainsi, l'interprétation de l'existence croyante est du ressort de la théologie seule, tout comme les concepts que celle-ci utilise ne reçoivent leur intelligibilité que de la foi. Toutefois, dit Heidegger, dans la mesure où tout étant se dévoile par avance à travers une compréhension pré-conceptuelle, et dans la mesure où toute explication de l'étant (ontique) repose d'abord sur une compréhension de l'être (ontologique) que le Dasein humain possède, l'existence croyante a aussi un rapport avec l'existence commune, pré-croyante (ou non-croyante); en ce sens, les concepts théologiques renferment nécessairement en eux un contenu précroyant ou ontique, qui repose sur un fond ontologique (saisissable rationnellement) et que la philosophie doit justement élucider. Car, souligne Heidegger, dans l'existence croyante/chrétienne, l'existence pré-croyante (ou 688 Cf. GA 9, p. 64s. 689 Cf. Ibid., p. 61. 690 Cf. Ibid., p. 62.
203 non-croyante) du Dasein n'est pas «supprimée» (beseitigt < Beseitigung), mais seulement «dépassée» (aufgehoben < Aufhebung au sens hégélien de 'relève', d'assomption), c'est-à-dire «assumée dans la nouvelle création, maintenue et préservée en elle»; en d'autres termes, dans la foi, l'existence pré-chrétienne est «surmontée» (überwunden < Überwindung), non pas dans le sens d'être «rejetée» ou «repoussée» (abgestoßen), mais d'être «mise à la disposition de façon nouvelle» (in neue Verfügung genommen)691.
3.2. Une illustration: le péché et la faute ou dette En guise d'illustration, Heidegger présente et distingue le concept théologique / chrétien de «péché» (Sünde) par rapport à celui ontologique / pré-chrétien de «faute» ou «dette» (Schuld). Le péché ne se conçoit que dans le contexte de la foi; toutefois, son explication théologique-conceptuelle exige un retour (Rückgang) au concept philosophique-ontologique de faute (faillibilité/culpabilité), laquelle est une structure existentiale originaire du Dasein, quel que soit son mode d'exister, croyant ou non. Cela ne veut pas dire, précise Heidegger, que le concept de péché doit être déduit de celui de faute, ni être construit sur ce dernier, encore moins y trouver une quelconque justification rationnelle, mais il est seulement un fil conducteur (Leitfaden), une orientation (Orientierung), c'est-à-dire une indication formelle de sa dimension existentielle. En d'autres termes, pour comprendre toute la portée existentielle du péché, il faut le référer au sens de la faute comme possibilité inhérente à l'être-là humain, que la philosophie seule (à savoir: l'analytique existentiale) est capable de fournir et d'élucider. De cette manière, le concept théologique de péché (dont la Herleitung ou direction primaire, c'est-à-dire l'origine de son contenu chrétien, vient de la foi seule) reçoit en tant que concept d'existence une cor-rection (Mitleitung) nécessaire selon son contenu pré-chrétien ou ontique692. Cet exemple a montré comment le contenu d'un concept théologique peut être ontologiquement co-dirigé et reconduit à la structure existentiale originaire de l'être-là humain. Cette tâche corrective assignée à la philosophie comme ontologie fondamentale ou analytique existentiale n'est pas fondatrice et statutaire (begründend), mais seulement indicative de façon formelle (formal anzeigend); elle n'a pas pour fonction d'«enchaîner» (Bindung), mais au contraire celle de «libérer» (Freigabe) et d'«orienter» (Anweisung) ou reconduire les concepts théologiques vers le lieu de leur dévoilement originaire propre et 691 Cf. Ibid., p. 62 -63. 692 Cf. Ibid., p. 64 -65.
204 conforme à la foi. Ce faisant, elle permet – c'est-à-dire offre la possibilité (Möglichkeit) – à la conceptualité théologique de s'élaborer en conformité avec son Positum propre (à savoir: la fidéité/christianité), et donc, de se corriger d'interprétations métaphysiques inadéquates. Bref, loin de se substituer à la théologie ou d'empiéter sur les prérogatives de cette dernière, la philosophie dans son questionnement libre et radical pousse et reconduit la théologie à une conceptualité adéquate et authentique; elle a – ou mieux elle peut remplir – la fonction de correctif ontologique de la conceptualité théologique, sans pour autant s'y réduire ni en dépendre du tout693. Autrement dit: alors que la théologie a quelque part besoin de la philosophie (à qui elle a recours pour la correction de ses concepts), celle-ci peut se passer de la théologie (à qui elle prêtre ses services). En définitive, le possible rôle de la phénoménologie pour la théologie est le suivant: sans chercher à s'approprier l'objet et la tâche de cette dernière, lui permettre de se penser elle-même et de s'exprimer selon une conceptualité adéquate, avec un langage approprié; en un mot, elle peut jouer le rôle de catalyseur critique pour le bagage conceptuel de la théologie, en tant que «science». En d'autres termes, la théologie, si elle veut être „science“, et donc, être à même d'expliquer „conceptuellement“ (begrifflich) l'existence croyante, a besoin de la philosophie. La vraie question est de déterminer quelle philosophie, dont elle a besoin: la métaphysique traditionnelle ou l'ontologie phénoménologique? Ou encore une autre tradition philosophique?
3.3. Le non-rapport entre deux modes d'existence En dépit de cette possible relation particulière et, faut-il le souligner, 'minimale' entre philosophie-théologie en tant que «sciences» (Wissenschaften) ou formes de scientificité (l’une ontologique, l’autre ontique), Heidegger indique en même temps et paradoxalement leur non-rapport en tant que deux modes d'expérience ou «possibilités d'existence» (Existenzmöglichkeiten) spécifiques et incompatibles, voire rivales et irréconciliables(Todfeinde)694. Cette «opposition existentielle» (existentieller Gegensatz) est telle que, dit Heidegger, on ne peut pas, sans tomber dans une contradiction notoire, voire dans une absurdité, parler par exemple de «philosophie chrétienne» ou de «théologie philosophique»; en revanche, comme nous l'avons vu plus haut, une certaine «communication scientifique» (wissenschaftliche Kommunikation) est possible entre les deux démarches, et ce, à la condition d'une part de respecter et de sauvegarder 693 Cf. Ibid., p. 65 -66. 694 Cf. Ibid., p. 66s.
205 judicieusement l'autonomie de chacune et d'autre part de saisir et de gérer correctement leur «possible communauté» (mögliche Gemeinschaft) en tant que sciences 695. Heidegger reprend sous une certaine forme et précise pour ainsi dire cette question des rapports entre la philosophie et la théologie scripturaire dans le premier chapitre de son cours de 1935 sur l'Introduction à la métaphysique. En raison de la proximité temporelle et thématique de ce texte avec la conférence de 1927/28, nous allons de manière cursive nous arrêter sur l'explicitation de l'hostilité, voire du non-rapport que Heidegger établit ici entre la démarche philosophique et celle de la Révélation biblique. Selon Heidegger, la démarche philosophique est caractérisée par son questionnement radical, profond et sans limite. En effet, dit-il, le philosophe est préoccupé par la première et la question de toutes les questions: «Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt que rien?»696 Cette question fondamentale, il la creuse et l'explore dans toutes les directions et dans tous les sens, sans répit et sans ménagement, jusqu'au bout (c'est-à-dire, pour reprendre la formulation même de Heidegger, jusqu'à «l'épuisement de l'inépuisable de cette question»697). En revanche, note Heidegger, le croyant, «pour qui la Bible est révélation divine et vérité divine, possède déjà, avant tout questionner de [cette question fondamentale], la réponse, à savoir: l'étant, s'il ne s'agit pas de Dieu lui-même [lequel en tant que créateur est incréé, et comme tel, «est»], est créé par Dieu»698. Ainsi, la rigueur du questionnement philosophique n'a pas rien à voir avec la vigueur de la foi en Dieu. La ligne qui sépare les deux démarches peut être définie de la manière suivante: la première s'aventure dans le «questionner» sans limite du pourquoi, c'est-à-dire de la raison, tandis que la seconde se réfugie dans le «donné» de la Révélation et la «sécurité» de la foi. Et Heidegger de poursuivre: «Celui qui se tient sur le terrain [de la foi] peut certes de quelque manière suivre le questionner de [la question fondamentale] et y participer, mais il ne peut pas questionner authentiquement sans renoncer à lui-même comme croyant avec toutes les conséquences de cet acte. Il peut seulement faire comme si...»699. 695 Cf. Ibid., p. 66-67. 696 Cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 13s.; ID., „Qu’est-ce que la métaphysique?“ (1929), in Q I-II, p. 72. (Texte allemand: „Warum ist überhaupt Seiendes und nicht vielmehr Nichts?, in GA 9, S. 122). 697 Cf. Ibid., p. 20. 698 Cf. Ibid., p. 19. 699 Cf. Ibid. C'est nous qui soulignons. Dans le même sens, parlant de la philosophie des théologiens, Heidegger rappellera plus tard qu'elle «n'en est une que de nom parce qu'une philosophie chrétienne dépasse en absurdité la quadrature du cercle. Encore le
206 En d'autres termes, le croyant (en Dieu) ne peut d'une certaine manière «philosopher» que s'il suspend ou met entre parenthèses sa foi; de même, le philosophe en tant que tel ne peut pas et ne doit pas croire. Les deux attitudes sont incompatibles, voire antinomiques: la question de la pensée est sans commune mesure avec la réponse de la foi. Aussi, la ligne de démarcation entre les deux démarches est-elle pour ainsi dire «imaginaire», dans la mesure où la réponse de la foi ou vérité biblique (à savoir: Dieu est le Créateur du ciel et de la terre, c'est-à-dire de tous les étants) «ne peut, selon Heidegger, d'aucune façon constituer une réponse à notre question parce qu'elle n'a aucun rapport avec cette question. Elle n'a aucun rapport avec elle parce qu'elle ne peut pas du tout en avoir [il s'agit donc d'un «non-lieu»]. Ce qui est demandé à proprement parler dans notre question est pour la foi une folie»700. Ainsi est établi et justifié ce non-rapport entre la théologie et la philosophie: la théologie, en tant qu'elle s'appuie sur la foi en la Révélation biblique, doit pour rester elle-même se maintenir dans son Positum propre ou champ théologique, et surtout ne pas chercher à se compromettre ou se con-fondre avec la philosophie, qui pour sa part revendique un questionnement radical et originaire. À la rigueur, pourraiton dire, point n'est besoin de chercher à confronter ou à «opposer», encore moins à «superposer» deux démarches existentielles qui, en fonction justement du non-lieu, sont plutôt «apposées» ou «parallèles».
4. Problème d’une pensée et d’un langage nonobjectivants en théologie À travers sa relecture ou dé-construction de la tradition philosophique occidentale, Heidegger lance en même temps le projet d'une théologie déhellénisée: il souligne la nécessité d'une confrontation principielle avec la philosophie grecque et stigmatise la défiguration, voire la dénaturation, de l'existence chrétienne originaire par celle-ci. Car, selon lui, le processus d'hellénisation du christianisme, qu'a largement décrit et stigmatisé Harnack, a refoulé ou étouffé l'expérience intérieure chrétienne primitive; aussi, veut-il carré et le cercle coïncideraient-ils tout au moins en ce sens que ce sont des figures spatiales tandis qu'une distance infranchissable sépare la foi chrétienne et la philosophie» (cf. M. HEIDEGGER, Nietzsche II, Neske, 1961, p. 132; trad. fr., 1971, p. 108). L'autre conséquence de cette position est que, dans un certain sens et dans ce contexte précis, «la philosophie est fondamentalement athée» (cf. M. HEIDEGGER, Interprétations phénoménologiques d'Aristote, Rapport Natorp, éd. Bilingue, Mauvezin, 1992, p. 27). 700 Cf. Ibid., p. 19-20. Nous soulignons.
207 ouvrir ou ré-ouvrir le chemin vers une théologie chrétienne originaire, affranchie de tout hellénisme701. Celle-ci exige une conceptualité théologique propre (et fidèle) à la religiosité chrétienne primitive, c'est-à-dire à la «christianité». À cette fin, Heidegger déconstruit d'abord les concepts usuels (métaphysiques), pour ensuite les conceptualiser suivant la phénoménologie; il s'engage pour ainsi dire dans un processus de «conceptualisation phénoménologique»702, lequel consiste à reconduire les concepts à la source originelle qui leur a donné naissance. Et, par rapport aux concepts de la théologie chrétienne, laquelle s'est finalement «dé-christianisée», il propose de les «dé-théologiser» d'abord, en les déblayant de leur charge métaphysique et, ensuite, avec le concours de la phénoménologie, de les «formaliser» d'après leur contenu existentiel. Car, à ses yeux, la dimension religieuse (authentique) n'est accessible qu'à travers l'expérience (phénoménologique), et non par le biais de la spéculation (métaphysique). Et pour en parler, on a besoin de concepts phénoménologiques, c'est-à-dire de concepts «comprenants», comme nous l'avons vu dans le cours de 1920/21. C'est sur cette ligne de pensée qu'il faut ranger les indications que donne Heidegger à propos d'un «penser» et d'un «parler» non-objectivants dans et pour la théologie703. De quoi s'agit-il au juste? Est-ce que et comment le problème se pose-t-il?
4.1. Comment poser le problème? Heidegger, en tant que penseur, livre aux théologiens ses réflexions sur le langage de la théologie. Il voit trois manières d'aborder le problème: soit on 701 Cf. GA 59, 1920, p. 91 702 Cf. C SOMMER, Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d'Être et Temps, Paris, PUF, 2005, p. 30. 703 «Quelques indications sur des points de vue principaux du colloque théologique consacré au «Problème d'une pensée et d'un langage non objectivants dans la théologie d'aujourd'hui», dans GA 9 («Anhang: Einige Hinweise auf Hauptgesichtspunkte für das theologische Gespräch über «Das Problem eines nichtobjektivierenden Denkens und Sprechens in der heutigen Theologie», 1964»), p. 68-78; trad. fr. Débat sur le kantisme et la philosophie, Beauchesne, 1972, p. 121-131. Heidegger joint à la publication tardive (1968/1976) de sa conférence de 1927 ces ‘‘quelques indications‘‘ pour dissiper des malentendus sur ses écrits par rapport au discours théologique. Aussi s’appliquent-elles parfaitement aux premiers textes du philosophe, même si elles datent chronologiquement de la seconde phase et développent les reflexions ultérieures de Heidegger sur le langage.
208 laisse la tâche aux théologiens eux-mêmes, soit on remonte en amont aux présupposés philosophiques du problème, soit encore on s'interroge sur la validité ou pertinence d'un tel débat.
4.1.1. La voie interne La première voie ramène la question à l'intérieur de la théologie elle-même: il lui revient en effet de déterminer «ce qu'elle a à penser et comment elle doit le dire»704. C'est du ressort (et la responsabilité) de la théologie et des théologiens. En effet, ce n'est que dans la mesure où le Positum de la théologie est bien défini (à savoir: la foi/chrétienne ou la fidéité/christianité), que peut et doit aussi être déterminée la manière adéquate pour l'exprimer (c'est-à-dire le mode d'expression et de transmission correspondant au sens et aux exigences de ce Positum), et partant, être dénoncé et écarté tout langage étranger ou non approprié705.
4.1.2. La nécessité de remonter en amont La seconde approche souligne la nécessité de s'interroger en amont sur le sens et la portée mêmes du qualificatif «objectivant» ou «non-objectivant» accolé au penser et au langage, de façon absolue ou relative, globale ou non706. C'est une tâche dévolue à la philosophie et à propos de laquelle Heidegger va donner quelques indications dans et pour le débat en cours. Nous allons plus loin y revenir.
4.1.3. La question sur la validité ou pertinence du débat Enfin, l'on pourrait carrément se demander si et dans quelle mesure ce débat est pertinent ou non, notamment pour la théologie707. Au fond, la véritable question revient à savoir si et sous quelles conditions ou exigences le véritable penser théologique 'atteint' les gens, si et sous quelles conditions ou exigences le langage théologique leur 'parle'. Revenons maintenant aux indications ou orientations de Heidegger.
704 705 706 707
Cf. GA 9, p. 77. Nous soulignons. Cf. Ibid., p. 68. Cf. Ibid. Cf. Ibid.
209
4.2. Que faut-il entendre par pensée/langage objectivant ou non-objectivant? Cette clarification en amont permet d'écarter des méprises et d'apaiser des querelles, non seulement pour la philosophie, mais également pour la théologie. L'objectif est de tirer au clair si le processus d'objectivation est inhérent à la pensée et au langage comme tels708. Autrement dit, il est question de vérifier si tout penser en tant que re-présentation (Vor-stellen, poser devant), si tout langage en tant que communication (Verlautbarung), est déjà et nécessairement «objectivant»709. Pour y voir clair, Heidegger se livre et répond à la série des questions suivantes.
4.2.1. Qu'est-ce qu'«objectiver» (objektivieren)? Objectiver, écrit Heidegger, c'est «faire de quelque chose un objet», c'est-à-dire «le poser comme objet et ne le représenter qu'ainsi»710. Toute la question est maintenant de savoir ce qu'est un «objet» (Objekt). Il est curieux de constater la transformation significative qu'a connue ce concept, ainsi que son pendant «sujet». Ce que ces deux concepts signifient, peut prêter à confusion, si l’on n’y prend pas garde. En effet, le sens actuel de ces mots est justement l'inverse de celui qu'on leur donnait au Moyen Âge, à savoir: «objectum» est ce qui est seulement (subjectivement!) représenté (par perception, imagination, jugement, désir ou intuition), tandis que «subjectum» est ce qui est étendu-devant (das Vorliegende), ce qui existe pour soi (objectivement!), non à travers une représentation: les choses, par exemple. La mutation de signification du concept «subjectum» remonte aux Temps Modernes, à Descartes: l'homme devient le premier et le seul véritable sujet; et du coup, la signification du concept objet change également. Ainsi, l'objet (Objekt) désigne, pour Kant, l'obstant (Gegenstand) existant, c'est-à-dire celui expérimenté dans les sciences de la nature. Il s'ensuit que: le mot Gegenstand (ob-jet, obstant, quelque chose thématiquement représenté) recouvre à la fois des choses objectives, expérimentées dans les sciences de la nature (= Objekte, objets) et des choses 708 À l'arrière-fond de cette problématique, il y a le débat entre deux positions opposées du langage: d'une part la conception technico-logique du langage (Carnap) et d'autre part l'expérience herméneutique du langage (Heidegger); la première considère et traite toute pensée/tout langage (y compris celui de la philosophie) comme instrument de la science, tandis que la seconde cherche à expérimenter la chose même telle qu'elle est pour le penser philosophique et à savoir comment elle doit être dite (Cf. Ibid., p. 70). 709 Cf. Ibid., p. 71. Ce débat nous renvoie aussi à la polémique sur le rationnel/irrationnel. 710 Cf. Ibid., p. 72.
210 non-objectivables, non expérimentées dans les sciences de la nature (par exemple: la chose en soi, l'impératif catégorique, le devoir, l'obligation, etc.)711. Par ailleurs, note Heidegger, l'expérience ordinaire montre qu'on peut «penser» (denken) certaines choses (Dinge, au sens large) et les «dire» (sagen), en les désignant, sans pour autant les «objectiver» (objectivieren) ni les «représenter» (vergegenständlichen)712: ainsi, par exemple, la «blancheur» de la neige tombante que l'on contemple et nomme n'est ni un objet ni un ob-jet, alors que la neige elle est bien là comme objet et comme objet-en-face. Cela veut dire que le penser et le langage ne se restreignent pas à l'objectivation, laquelle concerne seulement le processus cognitif des sciences de la nature.
4.2.2. Qu'appelle-t-on «penser» (Denken)? Le penser n'est donc pas nécessairement le re-présenter (Vorstellen) de quelque chose comme objet. À l'inverse du processus «objectivant» (lequel caractérise les sciences expérimentales), le penser est davantage une attitude réceptive face au don de ce qui se montre et à la manière dont il se montre713. C'est de cette manière que, par exemple, une oeuvre d'art donne à penser. Si l'on veut «penser» une oeuvre d'art, on ne l'aborde pas ou plus comme un objet suivant les sciences de la nature, avec ses propriétés physiques ou chimiques; mais, on la laisse se dévoiler à nous, dans sa beauté ou ses significations. Ceci montre sans conteste que tout penser n'est pas déjà et impérativement un penser objectivant714. Qu'en est-il du langage?
4.2.3. Que signifie «langage» (Sprechen)? Selon la tradition occidentale, l'homme est un être, qui «a le langage en sa possession» (Sprache)715. Heidegger ouvre une autre perspective, qui vient réformer notre rapport à la langue: c'est plutôt, dit-il, «le langage qui «possède» l'homme, dans la mesure où il appartient au langage, lequel lui ouvre d'abord le monde et constitue en même temps sa demeure dans le monde»716. Heidegger 711 Cf. Ibid., p. 72-73; M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 114s. 712 Cf GA 9, p. 73. 713 Cf. Ibid., p. 74. 714 Cf. Ibid., p. 73s. Plus tard, Heidegger radicalisera sa position, au point de d'affirmer, dans son cours du semestre d'hiver 1951/52, que «la science de son côté ne pense pas, et ne peut pas penser» (cf. M. HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser?, trad. par A. Becker et G. Granel, PUF, 1959, p. 26). 715 Cf. Ibid., p. 71: «ζωον λογον εχον ». Suivant le contexte, nous traduisons Sprechen/Sprache par: langage, langue, parler, parole. 716 Cf. Ibid., p. 75. Déjà dans SuZ (§ 34), on trouve une indication sur l’essence du langage.
211 tient la langue ou parole pour un «Urphänomen», qui relève davantage de la sphère de l'«expérience» que de l'ordre de la connaissance objective: il est d'avis «que la parole n'est pas une oeuvre de l'homme: La parole parle. L'homme parle seulement, dit-il, tandis qu'il correspond à la parole»717. Il est donc appelé à „faire avec elle une expérience“, c’est-à-dire à „s’acheminer vers elle“, à „l’atteindre sur le chemin“718. Heidegger opère ainsi un retournement dans la conception du langage, lequel ne doit plus être pensé à partir de celui qui parle (l'homme), mais à partir de ce dont on parle, ou mieux à partir de ce qui parle (la parole). En un mot: Heidegger fait parler la langue. Autrement dit, Heidegger refuse de considérer le langage uniquement comme un «instrument» de communication et d'information, qui convertit nos pensées (Gedachtes) en voix ou sons (Laute), c'est-à-dire une suite «objectivement» perceptible de tons (Töne) et de bruits (Geräusche) chargés de signification; ou encore, une formulation de propositions sur (Sätze über) des objets. Selon lui, avant d'être une parole adressée à quelqu'un, le langage est proprement un «dire» de (Sagen von) ce qui se dévoile à l'homme, c'est-à-dire une monstration (Zeigen) de ce que l'écoute attentive se laisse dire, bref une manifestation ou modalité de l'être. Aussi, tout comme pour le penser, le parler ne doit pas être considéré comme «toujours-déjà» objectivant; au contraire, il est «avant tout» l'écoute de ce qui se dit. L'homme a d'abord à «écouter» le dire du langage, avant d'envisager ou exercer une quelconque mainmise sur lui 719.
4.2.4. Quel rapport y a-t-il entre pensée et langage? Est-ce que tout penser en soi est un langage? Et vice-versa, tout langage en soi un penser? La «langue» (Sprache) est le domaine, note Heidegger, «à l'intérieur 717 Cf. Ibid., p. 72: «Die Sprache [ist] kein Werk des Menschen: Die Sprache spricht. Der Mensch spricht nur, indem er der Sprache entspricht». C'est nous qui soulignons. Cette pensée est déployée dans Acheminement vers la parole (Unterwegs zur Sprache, Neske, 1959), Gallimard, 1976, ici à la p. 163: “Nous parlons, et nous parlons de la parole. Cela, de quoi nous parlons, la parole, est toujours déjà en avance sur nous. Nous ne faisons jamais que parler à sa suite.“ 718 Cf. M. HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 161. Il ajoute: „Faire une expérience avec quelque chose veut dire que cela vers quoi en cheminant nous tendons afin de l’atteindre, cela nous attire nous-mêmes, nous touche, s’adresse à nous et nous met en demeure – en nous retournant jusqu’à nous rendre comme lui“ (Ibid., p. 161-162). 719 Cf. GA 9, p. 74s. Heidegger écrit: „Die Sprache ist das Haus des Seins. In ihrer Behausung wohnt der Mensch“ („Brief über den ‚Humanismus‘ „, in GA 9, p. 313; tr. fr.: „Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri habite l‘homme“, in Q II-IV, p. 67).
212 duquel le penser philosophique ainsi que tout genre de penser et de dire résident et se meuvent»720. Aussi le «penser» véritable (Denken) se laisse-t-il porter par le «dire» (Sagen) originel. Cette identité (Zusammengehörigkeit) originaire est, contrairement aux mutations et usages ultérieurs, attestée pour ainsi dire par l'étymologie grecque où λόγος / λέγειν signifie à la fois «parler» et «penser». Dans le même sens, Heidegger récuse la tendance ultérieure objectiviste de la pensée et du langage; originairement, soutient-il, «le penser est chaque fois un se-laisser-dire de ce qui se montre, et partant un correspondre à ce qui se montre»721(correspondre = Ent-sprechen, ‘‘Dire-de‘‘). L‘on peut donc dire que Heidegger pense à partir de la langue; il s’achemine vers elle, fait expérience avec elle, se met à son écoute. Toute la question est maintenant de déterminer avec clarté ce qui fait le départ entre le caractère objectivant ou non d'une pensée et d'un langage.
4.2.5. Dans quel sens une pensée et un langage sont-ils «objectivant» ou non? À partir des réflexions précédentes, il ressort qu'il faut clairement distinguer deux modes de pensée (Denkweisen), et partant, deux types de langage y correspondant: le caractère objectivant concerne et détermine la connaissance dans le champ de la technique et des sciences de la nature; en dehors de ce champ, le penser et le parler ne sont pas objectivants722. C'est notamment le cas de l'art ou de la poésie, comme nous le verrons au point suivant. Il est donc déplacé, voire arbitraire, à en croire Heidegger, d'aborder tous les domaines de la vie à travers le seul prisme techno-scientifique et son mode de pensée et d'expression objectivant723. Le réel déborde en effet le champ rationnel et scientifique. Bref, à la pensée représentante et objectivante, c'est-à-dire logique et calculante (rechnendes Denken), Heidegger oppose une autre façon de penser, celle accueillante et méditante (besinnliches Denken). La première repose sur la logique et entend re-présenter les objets avec exactitude à travers les concepts (Begriffe) et les preuves (Beweise); l'autre se veut attentive aux indications (Hinweise) de ce qui se présente ou se manifeste et se laisse dire.
720 721 722 723
Cf. Ibid., p. 70-71. Cf. Ibid., p. 75. Cf. Ibid., p. 75-76. Cf. Ibid., p. 76s.
213
4.2.6. L'exemple de la poésie Heidegger présente la poésie comme exemple par excellence d'un penser et d'un dire non-objectivant. En effet, la poésie dépasse la fonction simplement descriptive du langage ordinaire. Bien plus, elle pense dans un langage qui n'objective pas; elle est une pensée méditante, ou encore un «dire pensant» (denkendes Sagen)724. En d'autres termes, le dire poétique ne pose ni ne représente quelque chose comme objet ou comme ob-jet, mais il laisse venir et reçoit comme un don, ce qui se laisse dire ou manifester lui-même, en sa pureté. Pour tout dire, il est «Dasein», c'est-à-dire «présence» (Anwesenheit); et ce qui est présent n'a pas besoin d'être objectivé ni thématisé: il est là tout simplement. De ce point de vue, poursuit Heidegger, le dire pensant du poète est aussi le langage qui correspond le mieux à la pensée méditante de l'Être725. Peut-on dire autant du langage biblique ou théologique?
4.3. Qu'en est-il de la théologie? Par rapport à la présente problématique ou thématique, la tâche principale de la théologie est, suivant le voeu et l'avis de Heidegger, «de ne pas rapporter les catégories de sa pensée et la manière de son langage à partir de la philosophie et des sciences empruntant à celles-ci, mais comme il convient, de les penser et de les parler, à partir de la foi et pour elle»726. Il s'ensuit que la théologie, pour être cohérente et fidèle à elle-même, doit recourir à un langage autre que celui de la philosophie, en l'occurrence la métaphysique traditionnelle (caractérisé par la spéculation) et celui des sciences de la nature et de la technique (caractérisé par l'objectivation). Car, dans la perspective de Heidegger, Dieu (dont traite la théologie, suivant l'étymologie) ne se laisse ni re-présenter objectivement, ni démontrer logiquement, ni saisir conceptuellement. La théologie a besoin pour ainsi dire d'une 'conceptualité' (théologique) sui generis; dans tous les cas, elle exige un langage non-objectivant. Certes, dans la Bible, on trouve par exemple chez les prophètes ou dans les psaumes ou encore dans les récits évangeliques un penser/langage nonobjectivant. Tout le problème est de savoir si la théologie, dans son exercice 724 Cf. Ibid., p. 75. 725 Cf. Ibid., p. 78. À ce niveau et sur ce point, note Gadamer, on a souvent fait valoir contre Heidegger l'objection, que son langage ne serait qu'une «mystification inadmissible» ou un «simple jeu poétique» (Cf. H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J. Vrin, 2002, p. 221s.). 726 Cf. GA 9, p. 69; trad. fr., p. 122.
214 comme théologie, est vraiment capable d'un tel langage, c'est-à-dire si elle peut penser et dire Dieu et le divin sans énoncés ni concepts métaphysiques; ici, les théologiens devraient faire preuve de leur savoir-faire autonome. Dans tous les cas, Heidegger a indiqué la voie et donné le ton, à travers son analyse phénoménologique de Paul; en effet, il y engage la théologie à expliciter la ''vie facticielle chrétienne'' et à parler autrement de Dieu (discours de, Dieu), à savoir: ne plus spéculer sur l'existence, la nature ou les attributs de Dieu (discours sur Dieu), mais plutôt expérimenter son action dans l'''être-devenu'' ou la ''vie-s'accomplissant'' des chrétiens. Par ailleurs, l'on est en droit de se demander, comme l'a fait Heidegger luimême à la fin de sa note de 1964, qu’il a jointe à la publication de sa conférence PuT de 1927/28, «si la théologie peut être encore une science puisque, probablement [en raison de l'exigence de spécificité et de non-objectivation], il ne lui est pas permis d'être une science [dont la caractéristique est justement l'objectivation]»727. Quoi qu'il en soit, une conclusion semble acquise et irrévocable: «La théologie n'est pas une science de la nature»728. En d'autres termes, la ''scientificité'' de la théologie n'est plus à envisager au sens strict et technique de la scientificité des sciences naturelles; elle est tout autre. Un pas est donc franchi, à savoir: quelle que soit la conceptualité dont use la théologie, et quelle qu'en soit la particularité, elle ne doit en aucun cas, au risque de manquer son lieu propre, recourir à l'objectivation scientifique ni à la spéculation métaphysique. Aux yeux de Heidegger, «la véritable tâche de la théologie, rapporte Gadamer, serait de trouver la parole (Wort) qui soit capable d'appeler à la foi et de maintenir en la foi»729. Enfin, une dernière distinction ou délimitation mérite d'être introduite ici entre le penser/langage non-objectivant de l'être et le «penser»/langage nonobjectivant de la théologie. En effet, Heidegger ne cesse de marteler que «l'être et dieu ne sont pas identiques»730, que «la foi n'a pas besoin de la pensée de l'être»731, qu'«à l'intérieur de la pensée, rien ne saurait être accompli, qui puisse préparer ou contribuer à déterminer ce qui arrive dans la foi et dans la grâce»732, etc. Toutefois, il accorde que la pensée de l'être est préalable à toute pensée de Dieu, et qu'«à l'intérieur de la dimension de la foi on continue encore à penser; [même si] la pensée comme telle n'a plus de tâche»733, puisque l'acceptation/ré727 728 729 730 731 732 733
Cf. GA 9, p. 77; trad. fr., p. 130. Ibid. H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J. Vrin, 2002, p. 49. Cité dans HQD (trad. J. Greisch), p. 334. Ibid. Cité dans HQD (trad. J. Greisch), p. 335. Ibid. Nous soulignons.
215 ponse de la Révélation arrête ou suspend pour ainsi dire le questionner du penseur. En définitive, sans chercher à les fondre ni à les confondre, nous pouvons retenir que «la pensée heideggérienne [à savoir sa pensée de l'être] se meut dans une dimension seule susceptible de libérer un espace pour une pensée authentiquement théologique, après que celle-ci a été accaparée très tôt déjà par une métaphysique inadéquate pour une proposition de la vérité de la foi»734. Ainsi, affranchi du caractère «objectivant», «théorétique», «abstrait» et «spéculatif», le penser/langage théologique a le feu vert pour enfin être «accueillant», «révélant», «méditant» et «interprétant».
734 Ibid.
217
Chapitre 2: Portée de la pensée heideggérienne dans la théologie contemporaine De façon ramassée, l'on peut dire que Heidegger lui-même conteste «la thèse d'une influence essentielle de la foi chrétienne sur la philosophie, [tout comme il refuse] toute signification de la philosophie pour la théologie»735. Néanmoins, personne ne pourrait contester que ses travaux (philosophiques) ont exercé une grande influence sur la théologie contemporaine, aussi bien catholique que protestante, ni le fait que Heidegger lui-même a reçu de la théologie chrétienne de fortes impulsions pour sa pensée, dans la mesure où plusieurs de ses intuitions se rapportent à des motifs chrétiens. L'influence multiforme, voire la fascination exercée par la pensée heideggérienne dans les milieux théologiques, notamment son entreprise de «destruction», est sans commune mesure avec les réserves et les critiques ou controverses qu'elle peut ou a pu - non sans raison susciter. La véritable question est, comme note Gadamer, «de se demander si la mise à contribution de Heidegger par la théologie chrétienne est justifiée ou non»736. Il ne nous appartient pas ici de répertorier toutes les réappropriations ou autres formes d'application. Qu'il nous importe, et c'est amplement suffisant, de cibler quelques exemples en Allemagne et en France, aussi bien du côté protestant que dans le giron catholique, lesquels exemples peuvent, au-delà de l'horizon occidental, éclairer et justifier une réapproriation ou exploitation de la pensée heideggérienne par des théologiens sous les tropiques. Mais, il convient auparavant de signaler une difficulté qui paraît majeure: la question de la démarcation stricte de l’influence du tout premier et du dernier Heidegger sur les théologiens. Si ces derniers exploitent ou critiquent le plus souvent les analyses ultérieures du philosophe, ils reprennent aussi çà et là ses impulsions premières, notamment la méthode phénoménologique, le modèle herméneutique (plutôt que doctrinal ou dogmatique) et plusieurs concepts-clés, par exemple: Faktizität, Erfahrung, Vollzug, Verstehen, Geschichtlichkeit, Zeitlichkeit, Destruktion / Abbau, etc., sans oublier l’approche de Dieu comme „expérience vécue“ (Lebenserfahrung, Erlebnis), et non plus comme „objet de connaissance“ (théorique, métaphysique). Aussi sommes-nous amené à citer même des auteurs, auprès de qui la réception de Heidegger couvre, pas seulement la première phase, mais l’ensemble du parcours heideggérien, voire préférentiellement et substantiellement la 735 Cité dans HQD (trad. J. Greisch), p. 335. 736 Cf. Ibid., p. 187.
218 seconde phase, dans la mesure où celle-ci éclaire ou explique à rebours les premiers travaux du philosophe.
1. Sollicitation en Allemagne Nous nous limitons à deux interlocuteurs importants et représentatifs, un protestant (R. Bultmann) et un catholique (B. Welte). Les deux ont entretenu des rapports privilégiés et enrichissants avec Heidegger, l'un à Marburg et l'autre à Freiburg. Alors que le premier s’attache essentiellement à l’analytique du Dasein du jeune Heidegger, le second déborde ce cadre pour se référer à l’ensemble du penser heideggérien, en vue de développer sa propre herméneutique de la foi chrétienne.
1.1. Rudolf Bultmann La conférence “Phénoménologie et théologie”, tenue devant des théologiens protestants d'abord à Tübingen, puis à Marburg, constitue pour ainsi dire le fruit de la discussion régulière et féconde de Heidegger avec Rudolf Bultmann, pendant le temps de leur commun professorat à Marbug (1923-1927), sur le problème du caractère scientifique de la théologie et celui corollaire de la relation entre celle-ci et la philosophie. Elle marque un moment fort et inaugural dans la sollicitation de la pensée heideggérienne par les théologiens.
1.1.1. Recours à l'analytique existentiale En effet, Bultmann est le premier théologien à montrer comment et combien l'entreprise herméneutique heideggérienne peut être mise au service des questions générales de l'interprétation des textes, et particulièrement de celle de l'Écriture sainte. Dans ses efforts exégétiques et théologiques, il exploite la philosophie de Heidegger pour rendre compréhensible le message chrétien à des auditeurs modernes. Certes, bien avant sa rencontre avec Heidegger, Bultmann avait déjà entrepris un long travail de déchiffrement du Nouveau Testament, en rapport avec la méthode historique exploitée dans la théologie libérale, tout en discutant avec la théologie dialectique, notamment avec Karl Barth et aussi avec Friedrich Gogarten; mais, c'est dans l'ontologie phénoménologique, à travers Heidegger, qu'il va trouver des outils décisifs pour son exégèse néo-testamentaire, à savoir des catégories et motifs appartenant à la vie ou existence humaine737. Car, la 737 Cf. O. PÖGGELER, Philosophie und hermeneutische Theologie. Heidegger, Bultmann
219 restitution 'exacte' du passé par la critique historique objective de l'Écriture ne permet pas par elle-même de faire parler la Parole de Dieu pour aujourd'hui; il faut encore un travail interprétatif du sujet avec sa conscience moderne et dans sa situation présente. Aux yeux de Bultmann, l'analytique «existentiale» proposée par Heidegger, et dont les bases reposent, comme nous l'avons vu dans la première partie, sur l'«herméneutique de la facticité», offre une description de l'existence humaine valable et profitable au théologien pour son propre travail théologique dans le contexte d'aujourd'hui738. De fait, comme Jean-Luc Marion le notera, l'impulsion existentiale et la démarche phénoménologique peuvent permettre de sortir de l'ornière, lorsque «le théologien ne peut pas décrire un certain nombre de phénomènes pourtant constitutifs de la Révélation, mais qu'on ne peut admettre selon l'esprit positif»739. C'est le cas, pour ne citer que ces exemples, des mythes bibliques, du monde des esprits et des démons, de la parousie, des miracles ou de la résurrection. La croyance à ces données bibliques pose effectivement un problème sérieux à la conscience moderne, habitée par le progrès scientifique et technique. De fait, ce genre de données ou représentations du passé ne colle plus avec le «croyable disponible» de l'intelligence moderne, pour parler comme Geffré740.
1.1.2. Tâche herméneutique de la théologie En ce qui le concerne personnellement, Bultmann exploite les idées de Heidegger sur le terrain de l'exégèse biblique ou néo-testamentaire, pour être plus précis. Il part du fait que la Parole de Dieu doit être annoncée, et par conséquent elle peut et doit être comprise des hommes à qui elle est annoncée. Aussi, pour la rendre compréhensible (aux hommes d'aujourd'hui), a-t-il besoin des catégories de compréhension appropriées (c'est-dire ayant un sens purement humain), qu'il emprunte à Heidegger, notamment le concept du «comprendre», celui de l'existence, celui de l'historicité, les structures existentiales de l'authenticité et de l'inauthenticité, le langage non objectivant, etc. Ce faisant, il tourne le dos à la conception de la théologie comme vision du monde ou mythologie. À la fin, il en arrive à élaborer un vaste programme de «démythologisation» (Entmythologisierung), permettant de distinguer le «message scripturaire» comme tel, und die Folgen, München, Wilhelm Fink, 2009, p. 34s. et 56s. 738 Cf. J. GRONDIN, L'herméneutique, 2è éd., Paris, PUF, 2008, p. 43-44. 739 Cité dans D. JANICAUD, Heidegger en France: 2. Entretiens, Albin Michel, 2001, p. 222. 740 Cf. C. GEFFRÉ, Profession Théologien. Quelle pensée chrétienne pour le XXIe siècle? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Albin Michel, 1999, p. 108.
220 c'est-à-dire le fond même de l'Évangile (lequel est toujours actuel et valable) de la «vision biblique du monde» (Weltbild), c'est-à-dire l'expression culturelle ou représentation cosmologique et anthropologique, tributaire de la situation géographique et de la mentalité de l'époque (laquelle serait mythologique et désuète). D'où le caractère éminemment herméneutique de la tâche théologique, à savoir la compréhension ou explication vivante et actualisante de l'Écriture sainte. Dans son essai sur «Le problème de l'herméneutique»741, Bultmann critique la conception psychologisante de Dilthey, selon laquelle la compréhension n'est rien d'autre que «la réeffectuation des phénomènes intérieurs qui se sont déroulés dans son auteur», c'est-à-dire la récréation de «l'événement créateur intérieur dont ils sont issus»742, en un mot: l'intention ou visée de l'auteur (à savoir: ce qu'il a voulu dire ou aurait voulu dire). Car, pour reprendre les mots de Gadamer, «comprendre, ce n'est jamais simplement reconquérir ce que l'auteur 'visait'»743, mais davantage s'insérer dans un processus interactif entre le passé et le présent. Selon Bultmann, la conception dilthéyenne masque le sens même de l'effort de compréhension, lequel devrait plutôt être focalisé sur la chose (Sache) à comprendre, c'est-à-dire le texte lui-même, et en même temps être mené à partir de l'interrogation fondamentale qui est celle de l'interprète, étant donné que l'interprétation est toujours guidée par une «pré-compréhension» de la chose dont on interprète le texte. En d'autres termes, la compréhension est, selon Bultmann, toujours et d'abord orientée sur la chose du texte, pour parler comme Gadamer, c'est-à-dire sur son enjeu et son monde, et non sur la conscience ou psychologie de l'auteur ; le texte ne doit donc pas être considéré comme l'expression de la vie subjective de l'auteur, il doit au contraire être abordé dans sa structure interne et objective. Par ailleurs, la compréhension de la chose du texte ne peut pas ne pas être guidée par une pré-compréhension de l'interprète; celle-ci se fonde dans la vie de celui qui lit, interprète, questionne, bref «s'approprie» le texte. La compréhension repose donc sur un «intérêt fondé dans la vie», sur une interaction vivante entre le monde du texte et l'horizon de l'interprète. Aux yeux de Bultmann, on ne peut comprendre qu'en participant à ce qui est dit: comprendre, c'est avoir part à ce que je comprends. Ainsi, par exemple, je ne peux comprendre véritablement Heidegger qu'en philosophant avec lui, en prenant part à son activité philosophique. Autrement dit, comprendre n'est pas 741 Cf. R. BULTMANN, «Le problème de l'herméneutique» (1950), dans Foi et compréhension, t. I, éd. du Seuil, 1970, p. 599-626. 742 Cf. Ibid., p. 603. 743 H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J. Vrin, 2002, p. 62.
221 d'abord l'expression d'une individualité isolée et d'une décision personnelle, mais davantage une «participation», un «dialogue», une «conversation», une connaissance «existentielle», bref la saisie d'une nouvelle «possibilité d'existence»744. Cette possibilité d'existence se manifeste aux deux pôles ou horizons de la compréhension, celui de l'interprète et celui du texte: d'une part, je comprends toujours à partir de mon existence; et d'autre part, ce que je comprends, m'est aussi révélé par le texte. En d'autres termes, comme le dira Paul Ricoeur, la compréhension porte sur le monde que le texte m'ouvre (horizon du texte) et qu'il me permet d'habiter (horizon de l'interprète)745. Par conséquent, la «précompréhension» (Vorverständnis) de l'interprète ne doit pas, sous prétexte d'une rigueur méthodique, être éliminée ou méconnue; au contraire, elle doit être reconnue et rendue consciente, et ensuite être confrontée au texte, pour entendre sa revendication (Anspruch)746. La «pré-compréhension» (das Vorverständnis) s'applique non seulement aux textes bibliques ou néo-testamentaires comme tels, mais également à la Révélation de Dieu lui-même. En effet, à partir de l'existence humaine, le Dasein a au préalable une certaine connaissance (existentielle) de Dieu (das Vorher), indépendamment de la Révélation biblique (das Nachher): «la foi, écrit Bultmann, ne comprend pas la révélation comme quelque chose de nouveau: elle ne la comprend qu'en se comprenant comme nouvelle en elle»747. Autrement dit, la Révélation n'est pas seulement une communication à partir d'en haut ou du dehors (draußen), mais également une expérience qui concerne l'homme directement et s'accomplit en lui (drinnen). Dans cette perspective, l'entreprise heideggérienne d'indication formelle des structures fondamentales de l'existence peut, estime Bultmann, «offrir des représentations appropriées pour l'interprétation de la Bible, puisque celle-ci s'intéresse à la compréhension de l'existence»748. Par conséquent, la théologie est, aux yeux de Bultmann, non seulement l'explication de l'Écriture, mais aussi et en même temps la présentation de l'existence de l'homme en tant que définie par Dieu, c'est-à-dire à la lumière de l'Écriture. De ce point de vue, la théologie herméneutique est inséparablement une exégèse existentiale.
744 745 746 747
Cf. J. GRONDIN, L'herméneutique, 2è éd., Paris, PUF, 2008, p. 45-46. Cf. Ibid., p. 46. Cf. Ibid., p. 46. R. BULTMANN, «Le problème de la théologie naturelle», dans Foi et Compréhension, t. I, Éditions du Seuil, 1970, p. 331. 748 Cf. Ibid., p. 221.
222
1.1.3. Le langage non-objectivant en théologie En tant que connaissance existentielle, la conception bultmannienne du discours théologique, est substantiellement en accord avec l'avis de Heidegger sur le langage non objectivant en théologie. Dans son essai «Quel sens cela a-t-il de parler de Dieu»749, Bultmann établit une distinction entre «parler sur Dieu» et «parler de Dieu»: celui qui parle sur Dieu, en faisant de ce dernier l'objet de son discours, se place pour ainsi dire à distance de ce dont il parle (c'est-à-dire: en dehors de Dieu, loin de Dieu); par contre, celui qui parle de Dieu, parce que Dieu lui-même nous a parlé, n'objective pas ce dernier, il est lui-même concerné dans son discours: parler de Dieu, c'est inévitablement parler aussi de soi; car, suivant la conviction de Bultmann, l'on ne peut dire de Dieu que ce qu'il opère dans le croyant, et ce, à travers la foi. Ainsi, dans l'existence croyante, les points de vue de celui qui parle (le croyant) et de ce dont il parle (Dieu) sont inséparables: le croyant ne peut parler de Dieu en dehors Dieu et, en parlant de ce dernier, il ne peut pas ne pas parler de sa propre existence. Autrement dit, toute affirmation 'sur' Dieu (ou mieux toute compréhension de Dieu) implique nécessairement une affirmation 'sur' le Dasein humain, qui se pose la question de Dieu. En ce sens, le discours théologique n'est plus un langage objectivant et spéculatif, mais un langage en rapport avec la situation existentielle du croyant750. Toutefois, Bultmann admet un rapport «dialectique» entre le langage/penser objectivant et celui non-objectivant. Par exemple, l'ophtalmologiste qui opère l'oeil de sa femme, y voit médicalement certes un organe à traiter (registre objectivant), mais également et en même temps ce regard affectueux et confiant qui le rencontre (registre non-objectivant). De la même manière, la théologie pourrait tout aussi bien décrire la christianité en l'objectivant comme une manifestation humaine et historique que la considérer, en tant que renaissance dans la foi, comme un événement existentiel refusant toute objectivation751. En outre, Bultmann semble reconnaître qu'il y a, pour reprendre l'expression de Hans Jonas, des 'degrés' (Grade) dans l'objectivation, c'est-à-dire un langage/conceptualité 'plus ou moins' adéquat ou inadéquat752. 749 Cf. R. BULTMANN, «Welchen Sinn hat es, von Gott zu reden», in Glauben und Vestehen, I. Band, p. 26-37; trad. fr.: «Quel sens cela a-t-il de parler de Dieu», in Foi et Compréhension. L'historicité de l'Homme et la Révélation, Seuil, 1970, p. 35-47. 750 Cf. Y. DE ANDIA, «Réflexions sur les rapports de la philosophie et de la théologie à partir de deux textes de Martin Heidegger», in Mélanges de sciences religieuses 32 (1975), p. 148-150. 751 Cf. O. PÖGGELER, Philosophie und hermeneutische Theologie. Heidegger, Bultmann und die Folgen, München, Wilhelm Fink, 2009, p. 192. 752 Cf. H. JONAS, „Heidegger und die Theologie“, in G. NOLLER (Hrsg.), o.c., p. 338.
223 L'important est de retenir que Bultmann, plutôt qu'à la connaissance objectivante, positive et exacte de la 'christianité' ou plus concrètement du Jésus historique, souscrit davantage à la connaissance existentielle, c'est-à-dire une connaissance interprétative inséparable de l'expérience actuelle du croyant, de sorte que Jésus Christ devienne pour ainsi dire son 'con-temporain'. Cela veut dire que Bultmann place le curseur, non pas sur la véracité historique des affirmations scripturaires ou sur l'intelligibilité en soi des énoncés dogmatiques de la tradition chrétienne, mais davantage sur leur impact et leur signification pour aujourd'hui. C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre son entreprise de démythologisation, à savoir: la traduction des expressions mythologiques (du Nouveau Testament) en concepts existentiaux (de l'analytique du Dasein).
1.1.4. Convergence et divergence de cheminements Dans son activité théologique, Bultmann recourt sans cesse au langage de l'ontologie fondamentale heideggérienne. En dialogue fécond avec son collègue et ami Heidegger, il développe et pratique une herméneutique ou exégèse existentiale des textes, qu'il appelle «compréhension participative» (teilnehmendes Verstehen); celle-ci, en ce qui concerne l'exégèse biblique, vise une correspondance originaire entre la Parole de Dieu (le texte biblique, le message scripturaire) et le noyau de l'existence humaine (le monde de l'auteur passé et l'horizon de l'interprète actuel), de sorte que le Christ par exemple soit saisi par le croyant, non pas comme un «mythos», mais comme son «contemporain», c'est-à-dire quelqu'un qui vient dans sa vie et transforme celle-ci. Ce qui explique et exige que l'herméneutique théologique porte de bout en bout la marque de l'analytique existentiale. Celle-ci (ontologische Daseinsanalyse) sert à Bultmann de base conceptuelle pour la compréhension théologique de l'existence humaine (theologisches Daseinsverständnis). Toutefois, si Bultmann dans sa théologie existentiale est resté indéfectiblement attaché à l'analytique du Dasein du jeune Heidegger, telle qu'elle sera développée et exposée dans Sein und Zeit, Heidegger lui-même par contre va connaître un «tournant» dans sa pensée, c'est-à-dire orienter autrement son cheminement et, partant, se distancier aussi de l'itinéraire et du travail ultérieur de Bultmann, sans pour autant sous-estimer les efforts théologiques de ce dernier, comme en témoigne la correspondance entre les deux amis753. En effet, alors que le premier ou tout jeune Heidegger s'était beaucoup penché sur les 753 Lire A. GROßMANN, «Zwischen Phänomenologie und Theologie. Heideggers ''Marburger Religionsgespräch'' mit Rudolf Bultmann», in ID., Heidegger-Lektüren. Über Kunst, Rleigion und Politik, Würzburg, Verlag Königshausen & Neumann, 2005, p. 42s.
224 écrits néo-testamentaires, en l'occurrence Paul, et sur la théologie du jeune Luther, et ce, bien avant sa rencontre et sa collaboration intensive avec Bultmann à Marburg, le second ou dernier Heidegger va – dès son retour à Freiburg – s'orienter vers de nouvelles voies (en l'occurrence le Seinsdenken comme tel) et d'autres motifs religieux, notamment le thème de la «mort de Dieu» de Nietzsche, la mystique de Maître Eckhart et ce que l'on pourrait appeler la «thé(i)ologie» de Hölderlin, ou mieux la quête du sacré et du divin dans le sillage du poète. Ce qui signifie un certain retour à l'univers du poétique, du mythique grec, du 'quadriparti' ou Geviert (le ciel, la terre, les hommes et les dieux), etc. Ainsi, la fin du travail en commun entre Bultmann et Heidegger à Marburg marque aussi la séparation de leurs voies et destins, sans pour autant briser leur amitié personnelle, ni arrêter leur correspondance scientifique.
1.1.5. Appréciation critique et portée théologique/herméneutique La collaboration entre Heidegger et Bultmann est diversement appréciée, soit négativement, soit positivement. Parmi les critiques à la réception de la philosophie heideggérienne par Bultmann, nous pouvons citer, entre autres, celle de Gerhardt Kuhlmann ou celle de Karl Barth. Pour le premier, il s'agit notamment du reproche de l'interprétation ou exploitation/réappropriation religieuse de la philosophie ou analyse existentiale de Heidegger par le théologien Bultmann, c'est-à-dire la 'mythologisation' d'une ontologie, et par conséquent, la profanation ou falsification de la théologie754. Bultmann en personne lui répondra: le thème de la théologie, dit-il en substance, est l'existence croyante; or celle-ci ne 'supprime' pas, mais 'assume' l'existence pré-croyante. La foi n'est donc pas une nouvelle 'qualité' ou transformation magique/substantielle, mais une nouvelle 'possibilité' du Dasein. Aussi ne voit-il pas pourquoi ne pas recourir à l'analytique existentiale du Dasein pour expliciter théologiquement/conceptuellement l'existence croyante. En ce sens, il considère comme 'neutres' (neutrale) les structures fondamentales (formale) du Dasein: elles valent tant pour l'existence croyante (gläubiges Dasein) que pour l'existence pré-croyante (vorgläubiges Dasein) ou noncroyante (ungläubiges Dasein)755. 754 Cf. G. KUHLMANN, „Zum theologischen Problem der Existenz. Fragen an Rudolf Bultmann“ (in Zeitschrift für Theologie und Kirche. Neue Folge, 10. Jg., 1929, S. 2858), in G. NOLLER (Hrsg.), o.p., p. 30-58. 755 Cf. R. BULTMANN, „Die Geschichtlichkeit des Daseins und der Glaube. Antwort an Gerhardt Kuhlmann“, in Zeitschrift für Theologie und Kirche. Neue Folge, 11. Jg., 1930, S. 339-364), in G. NOLLER (Hrsg.), o.p., p. 72-94.
225 Quant au second, il reproche en gros à Bultmann de «trahir» la théologie, qui serait dissoute en pure anthropologie («Verrat an der Theologie»)756. Autrement dit, Bultmann, dans sa théologie existentiale, ne parlerait plus que de l'«homme», au lieu de parler avant tout de «Dieu»; son propos consacrerait «une parole de l'homme», plutôt que «la Parole de Dieu». Nous nous dispensons d'entrer dans les détails de cette discussion; qu'il nous suffise cependant de noter que Karl Barth, dont on connaît par ailleurs l'attitude sévère vis-à-vis de la philosophie, estime, au regard des rapports entre Bultmann et Heidegger, que ce dernier en tant que philosophe n'a rien à dire à et dans la théologie757. Quelles que soient les critiques que l'on peut adresser à Bultmann par rapport à son exploitation en théologie de l'analytique existentiale, et quelles que soient les réserves ou les limites que l'on peut dresser non sans raison contre son entreprise de démythologisation (en effet, comme le rappelle Hans Jonas, parfois les mythes et les symboles rendent ou préservent le mystère de la divinité mieux que les concepts métaphysiques, voire existentiaux758), il faut néanmoins reconnaître que son interprétation compréhensive participative a eu une grande résonance et laissé une empreinte indéniable sur toute une génération – voire plusieurs générations – de théologiens et d'herméneutes; elle devance et influence, par exemple, l'herméneutique de Hans-Georg Gadamer (la compréhension comme fusion d'horizon du texte et de celui de l'interprète ou lecteur) et celle de Paul Ricoeur (la compréhension comme ouverture d'un monde), lesquelles connaissent aussi, au-delà de Bultmann, l'influence incontestable de Heidegger759. Pour notre part, l'intérêt particulier de cette réception est de montrer comment une approche existentiale de la foi peut, à condition de ne pas tomber dans le psychologisme et l'historicisme, aider les Africains à comprendre et à vivre leur religiosité dans un univers encore habité par le mythe et envoûté par le mystérieux, mais aussi sollicité et fasciné par la modernité scientifique et critique. Ainsi, sans verser dans l'arbitraire du criticisme historique ni tomber dans le piège du réductionnisme objectiviste, l'entreprise de 'démythologisation' bien comprise et judicieusement menée permet une meilleure intelligence de l'expérience humaine et la sauvegarde du noyau consistant de la foi (kerygma). 756 Cf. A. GROßMANN, «Zwischen Phänomenologie und Theologie. Heideggers ''Marburger Religionsgespräch'' mit Rudolf Bultmann», in ID., Heidegger-Lektüren. Über Kunst, Rleigion und Politik, Würzburg, Verlag Königshausen & Neumann, 2005, p. 27. 757 Cf. Ibid., p. 47. 758 Cf. H. JONAS, art. cit., p. 339-340. 759 Cf. J. GRONDIN, L'herméneutique, 2è éd., Paris, PUF, 2008, p. 47.
226 Quant à la validité et à la recevabilité par d'autres (en l'occurrence les Africains) de l'interprétation existentiale de la foi chrétienne, l'on est en droit, dans les limites de la relativité de toute approche humaine située et datée, d'y souscrire, dans la mesure où les «existentiaux» constituent des structures fondamentales du Dasein humain, et partant, sont disponibles et valables pour tous, indépendamment de la diversité des cultures ou des histoires.
1.2. Bernhard Welte Philosophe de la religion et théologien, Welte est à la fois fort respectueux des enseignements phénoménologiques de Heidegger, qu'il a connu personnellement, et très «prudent» au sujet de l'interprétation et de la réappropriation de ce dernier, notamment en ce qui concerne le dossier de la foi ou la question de Dieu760. Il dégage par exemple les conséquences révolutionnaires qu'a cette pensée pour la question de Dieu, par rapport au destin de la pensée (métaphysique) occidentale761. Quant à lui-même, il propose et offre aux contemporains, à travers ses travaux phénoménologiques et théologiques, une nouvelle articulation de la foi chrétienne en rapport avec le Dasein humain, et ce, dans les différents axes possibles (structure de la foi, christologie, ecclésiologie, prière et culte, Eucharistie, culte des saints, Mariologie, etc.). Son oeuvre est pour ainsi dire une tentative d'explication de la foi d'une manière philosophique dans le monde contemporain, ou encore un déblaiement des «chemins dans les mystères de la foi»762. Pour reprendre ses propres termes, Welte entend présenter et développer «les conditions philosophiques pour la compréhension du christianisme» dans le monde d'aujourd'hui763.
1.2.1. La question philosophique de Dieu et de la foi De fait, à côté de grandes questions relatives à l'être-homme (Menschsein), Welte s'est beaucoup intéressé à la question de la religion et de la foi dans le 760 Cf. B. WELTE, «Remarques sur l'ontologie de Heidegger», in Revue des sciences philosophiques et théologiques 31 (1947), p. 379-393. 761 Cf. B. WELTE, «La question de Dieu dans la pensée de Heidegger», in Les études philosophiques 1 (1964), p. 69-84. 762 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/2: Wege in die Geheimnisse des Glaubens. Eingeführt und bearbeitetet von Peter Hünermann, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007. 227 p. 763 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/1: Hermeneutik des Christlichen. Eingeführt und bearbeitetet von Bernhard Casper, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2006, p. 19.
227 monde contemporain (Religionsphilosophie), et donc, à la question de Dieu (Gottesfrage), en s'efforçant, d'un point de vue philosophique, d'y apporter une réponse, non pas dogmatique et définitive, mais toujours sous forme de tentative phénoménologique (Versuch), d'essai-expérience (Experiment), d'expérienceconcrétion (Erfahrung), laquelle n'a rien à voir avec l'expérience empirique ni avec l'expérimentation scientifique. Le monde moderne, devenu mondain (weltlich) et autonome, est envahi par un vaste courant de sécularisation (Säkularisierung), visiblement manifeste à travers la décadence (Ausfall) du sacré ou de la dimension religieuse, voire le manque ou carence de Dieu (Gottes Fehl), suivant l'expression de Hölderlin, reprise par Heidegger764, au point que le mot «Dieu» ne dit plus rien à plusieurs contemporains. Dans ce contexte, Welte cherche comment poser à nouveau la question de Dieu; en d'autres termes, il tente de frayer de nouveaux chemins pour l'expérience religieuse765. Tout d'abord, il défend la possibilité d'une connaissance philosophique ou d'une expérience humaine de Dieu, tout comme celle de son pendant, l'athéisme766. En ce qui concerne la connaissance ou l'expérience de Dieu, Il existe deux façons de l'aborder: soit la connaissance objective de Dieu comme substance, comme chose en soi, comme objet; soit l'expérience de Dieu, dans une relation, dans la révélation, dans la prière, dans l'amour, dans le dialogue767. Souscrivant, dans la mouvance et à l'instar de Heidegger, mais de sa propre façon, à la seconde voie (essentiellement phénoménologique), Welte explore la possibilité d'une nouvelle expérience religieuse dans le monde contemporain sécularisé. Loin d'être une construction théorique, celle-ci consiste en une donation immédiate du phénomène religieux (Unmittelbarkeit), dans le sens où ce dernier se manifeste par lui-même; en outre, cette expérience touche et transforme celui qui fait l'expérience (Verwandlung), et ce, dans son intégralité et sa globalité (Ganzheitlichkeit), de sorte que, dorénavant il voit le monde et se comporte, non plus de la même manière qu'avant, mais autrement768.
1.2.2. La question de la possibilité et de l'existence de l'athéisme Par ailleurs, Welte constate paradoxalement que ce qui caractérise l'expérience religieuse du monde contemporain, c'est justement de ne pas avoir d'expérience
764 Cf. M. HEIDEGGER, Approche de Hölderlin, Gallimard, 1973, p. 34s. 765 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften III/3: Zur Frage nach Gott. Eingeführt und bearbeitetet von Holger Zaborowski, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2008, p. 39s. 766 Cf. Ibid., p. 24s. 767 Cf. Ibid., p. 99s. 768 Cf. Ibid., p. 120s.
228 religieuse769. Ce qui soulève et relance la question de la possibilité et de l'existence de l'athéisme. Selon Welte, l'athéisme n'est pas impossible; au contraire, il est possible, du fait que la foi en Dieu n'est jamais un acte contraignant, mais toujours une expérience libre. L'on peut certes faire prévaloir des raisons de croire en Dieu, mais seulement dans la liberté et jamais dans la contrainte. Ce qui veut dire que l'on peut, mais ne doit pas nécessairement croire en Dieu. De toute façon, Welte soutient qu'il n'est pas, philosophiquement parlant, insensé de «croire», qu'il est, au contraire, raisonnable (sinnvoll) de croire en Dieu770. Bien plus, il réfute la thèse selon laquelle la religion ou foi en Dieu nuirait à l'homme (suivant une thèse de Nietzsche), ou qu'elle le détacherait (Entfremdung) de la terre et du monde, ainsi que de lui-même (à en croire Feuerbach ou Marx)771. L'athéisme ou la perte de l'expérience religieuse dans le monde contemporain est bien une réalité, reconnaît Welte, et est fortement tributaire de la rationalité scientifique et technique, avec son mode de pensée et d'exister de représentation, d'objectivation, de maîtrise et de domination; ce que Heidegger plus tard stigmatise sous le terme «Gestell»772, tout comme Habermas qui dénonce le fait que «science et technique» sont devenues «idéologie» à notre époque, au sens d'un système de domination (Herrschaftssystem)773. Dans un tel système, il n'y a guère de place et d'espace pour l'expérience religieuse: Dieu devient superflu dans l'explication et le fonctionnement du monde, le mot «Dieu» vide, voire absurde, et la religion une illusion ou idéologie. Welte souligne toutefois que ce n'est pas la science ni la technique ni la raison comme telles qui sont responsables de cette situation, mais plutôt l'idéologie qui se trouve derrière, c'est-à-dire leur instrumentalisation pour des fins hégémoniques, leur mauvais usage, jusqu'à la menace nucléaire, voire le risque et la possibilité d'extermination de l'humanité entière774. Quant à l'athéisme lui-même, Welte en énumère trois formes distinctes, mais liées entre elles: l'athéisme négatif, l'athéisme critique et l'athéisme actif et constructif. Dans le premier cas, la question de Dieu devient superflue et disparaît simplement: Dieu ne joue aucun rôle dans la vie du monde; car avec la 769
Cf .Ibid., p. 130. Cf .Ibid., p. 84s. 771 Cf. Ibid., p. 65s. Nous reviendrons sur ces thèses dans la troisième partie. 772 Lire M. HEIDEGGER, «La question de la technique», in Essais et Conférences, Gallimard, 1958, p. 9-48. 773 Lire J. HABERMAS, Wissenschaft und Technik als Ideologie, Frankfurt am Main, 1968. 774 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften III/3: Zur Frage nach Gott. Eingeführt und bearbeitetet von Holger Zaborowski, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2008, p. 131s. 770
229 science et la technique, tout devient connaissable, explicable et réalisable. Dans le second cas, la raison critique et balaie l'idée de Dieu: Dieu est détrôné de son piédestal (transcendance) et perd son caractère de mystère; il est ramené à un objet comme tout autre (immanence). Enfin, dans le dernier cas, Dieu est contesté ou combattu: devant la souffrance, surtout celle de l'innocent, devant l'injustice dans le monde, devant le mal sous toutes ses formes, l'homme ne s'explique pas le «silence» de Dieu; bien plus, avec la «volonté de puissance», il veut occuper lui-même la place de Dieu775. Comme on le voit, l'athéisme est toujours possible (möglich), voire compréhensible, mais jamais nécessaire (notwendig); au bout du tunnel, pour ainsi dire, il existe toujours une issue vers la foi, pour quiconque veut faire l'expérience vivante de Dieu776. Car, derrière la carapace de l'athéisme se cache un besoin, un désir, une soif, une quête discrète du divin et de Dieu ou mieux du «Dieu divin», comme dirait Heidegger; en d'autres termes: un certain intérêt à la religion777. Au fond, pour dire les choses autrement, l'homme se dresse, consciemment ou non, contre un concept de Dieu, une certaine image de Dieu (Gottesbild). Au demeurant, cette expérience négative et combative peut se transformer en expérience positive et constructive: l'homme engage un combat, non pas contre Dieu, mais avec Dieu, pour vaincre la souffrance et le mal, et ainsi gagner l'humain en l'homme et rendre Dieu à Dieu. Dans la Bible par exemple, le cri de Job ou les lamentations de Jérémie ou encore le soupir du Christ au Calvaire deviennent ou constituent une forme de foi en Dieu, un abandon à Dieu778. En ce sens, Welte est persuadé que l'athéisme ouvre la possibilité d'une nouvelle expérience religieuse. Aussi, interprète-t-il le nihilisme moderne dans la même perspective: sous la forme du Néant, affirme Welte, est possible une véritable expérience religieuse. Cela est, dans une certaine mesure, déjà attesté dans la tradition chrétienne à travers la théologie négative, ou dans la tradition juive avec l'interdiction de prononcer le Nom de Dieu ou d'en fabriquer des images, ou encore dans d'autres traditions religieuses: par exemple, le Nirvana dans le bouddhisme, etc. 779
775 Cf. Ibid., p. 32s.; B. WELTE, Gesammelte Schriften III/1: Religionsphilosophie. Eingeführt und bearbeitetet von Klaus Kienzler, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2008, p. 147-156. 776 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften III/3: Zur Frage nach Gott. Eingeführt und bearbeitetet von Holger Zaborowski, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2008, p. 98. 777 Cf. Ibid., p. 128. 778 Cf. Ibid., p. 96-98. 779 Cf. Ibid., p. 118s
230
1.2.3. La structure et les formes de la foi Revenons maintenant à la structure de la foi comme telle. Suivant l'impulsion heideggérienne, Welte l'entend, non pas d'abord comme «contenu» (Glaubensinhalt, c'est-à-dire: comme «fides quae creditur»), mais davantage comme «accomplissement» (Glaubensvollzug, c'est-à-dire: comme «fides qua creditur»)780. Il l'aborde sous ses différentes formes: d'abord, la croyance élémentaire ou foi primaire, constituant ou fondant le Dasein humain; ensuite, la croyance religieuse comme telle ou foi en Dieu de façon générale; et enfin, la foi en Dieu, dans sa forme spécifiquement chrétienne, c'est-à-dire la foi au Dieu révélé par Jésus781. À propos de la foi élémentaire, Welte affirme que, de façon primaire et implicite, consciente ou inconsciente, l'homme, dépassant les frontières du connaissable, croit que la vie et l'existence ont un sens et une raison; son horizon ne connait pas de fin, c'est-à-dire il repousse sans cesse celle-ci à l'infini, de sorte que et en ce sens son horizon est infini; il croit à l'infini, à l'avenir, au bien et au sens absolu, même s'il y en a qui, à l'instar de Camus, considèrent la vie comme absurde. Originairement, cette croyance primaire n'est pas – même si par la suite elle peut y glisser – une pure production des voeux et rêves humains, c'est-à-dire une projection subjective de la nature de l'homme sur l'homme luimême, comme le prétend Feuerbach; elle est au contraire, à en croire Welte, une «Vor-gabe» et une «Vor-sicht», et, en tant que telle, elle est primaire («Am Anfang steht weder die Tat noch das Wissen. Im Anfang steht der Glaube») et rend possible l'accomplissement du Dasein humain («Nicht wir haben diesem Glauben gemacht, er macht vielmehr uns»)782. De l'avis de Welte, elle constitue déjà une forme de foi implicite en Dieu ou foi religieuse en général. C'est ce qu'il retrouve, par exemple, chez un Saint Augustin, lorsque l'auteur des Confessions décrit comment, en cherchant Dieu au-dehors (draußen), il l'a finalement trouvé au-dedans (drinnen), ou encore chez un Pascal, lorsque ce dernier écrit dans ses Pensées : «C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison»783. À travers la foi religieuse, la croyance en Dieu devient explicite. Celle-ci se forme et se développe librement. En d'autres termes, l'homme peut, mais ne doit 780 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/2: Wege in die Geheimnisse des Glaubens. Eingeführt und bearbeitetet von Peter Hünermann, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007, p. 14. 781 Cf. Ibid., p. 14-76. 782 Cf. Ibid., p. 25-35; les citations sont aux pages 29 et 33. Et c'est nous qui soulignons. 783 Cf. Ibid.; voir Saint Augustin, Les Confessions VII, 10; B. PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fr. 278.
231 pas nécessairement croire en Dieu; l'on ne peut pas et ne doit pas l'y contraindre. Autrement, cette croyance ne serait plus une foi. D'où la possibilité, comme nous l'avons vu plus haut, de ne pas croire en Dieu, ou de se dérober de la foi d'une manière ou d'une autre (ausweichen): soit qu'on l'ignore simplement, en ne se décidant ni pour ni contre elle; soit qu'on la méconnait, en en modifiant l'interprétation de bout en comble; soit enfin qu'on prend le parti de la refuser ouvertement, en la combattant par tous les moyens784. En revanche, la foi religieuse peut aussi, parce qu'elle a besoin d'appuis concrets (Stütze), se déployer positivement dans des formes concrètes et particulières, par exemple la forme chrétienne, à travers la figure historique de Jésus Christ. Ces figures sont dans les religions des lieu-tenants (Vertreter) et témoins (Zeugen) de Dieu, lesquels ont eux-mêmes fait l'expérience de la foi et ainsi peuvent la transmettre et la partager à d'autres, et ainsi de suite. D'où le caractère interpersonnel de la foi religieuse (mitmenschlicher, inter- und copersonaler Glaube)785.
1.2.4. La présentation philosophique de la foi chrétienne La foi chrétienne – c'est-à-dire la foi en Dieu à travers Jésus Christ – ayant beaucoup perdu de sa plausibilité sociologique dans le monde contemporain, Welte voudrait repenser à nouveau sa possibilité humaine. Afin de rendre la figure de Jésus plus accessible aux hommes d'aujourd'hui, il propose de le présenter, non plus d'après la conceptualité métaphysique traditionnelle, héritée notamment de Nicée-Chalcédoine, dont il stigmatise par ailleurs les limites, mais directement à partir du kérygme néo-testamentaire, et ce, en raison de la percée dans le monde moderne de la notion de l'historicité786. De fait, les expressions dogmatiques traditionnelles sur le Christ connaissent aujourd'hui une crise. Elles remontent à l'époque de la promotion du christianisme en religion impériale ou mondiale, avec d'une part le besoin de rendre la foi accessible à un auditoire plus large et fort diversifié, et d'autre part la nécessité de défendre la foi contre les dérives ou hérésies naissantes. Ainsi, contre l'arianisme, le concile Nicée (325) déclare que le Christ est «consubstantiel» au Père (homoousios to Patri); Constantinople (381) reprend la formule de l'«homoousia» (même nature) et étend cette unité divine à l'Esprit Saint; en fonction de la divinité du Christ, Éphèse (431) honore la Mère de Jésus du titre de «Mère de Dieu» (Theotokos); enfin, contre le risque de ne considérer 784 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/2: Wege in die Geheimnisse des Glaubens. Eingeführt und bearbeitetet von Peter Hünermann, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007, p. 35-45. 785 Cf. Ibid., p. 45-65. 786 Cf. Ibid., p. 87-104; 105-162.
232 que la divinité de Jésus, au détriment de l'humain en lui (monophysisme), Chalcédoine (451) vient pour ainsi dire revaloriser la dimension humaine de Jésus: il confirme la formule de Nicée (homoousia), tout en insistant sur la pleine nature humaine de Jésus; en lui, se retrouvent deux natures divine et humaine (physis, natura), en une personne (prosopon, persona) et une hypostase (hypostasis, subsistentia). Toutes ces formules, centrées sur l'«ousia» (substantia, Wesen), ne sont pas telles quelles dans la Bible, elles sont empruntées à la culture gréco-romaine; elles ne sont pour autant pas incorrectes: elles ont cherché, avec des concepts et catégories de la philosophie dominante, d'expliquer et de fixer ce que la Bible dit de la relation de Jésus au Père. La grande difficulté ou critique est qu'elles sont très éloignées du langage simple et narratif des Évangiles, notamment celui des Synoptiques; elles appartiennent à un type et un système de pensée métaphysique, abstraite et statique787. En revanche, les Évangiles ne décrivent pas l'être ou la nature de Jésus (ousia/Wesen, physis/Natur); ils «racontent» et «proclament» l'histoire (Geschichte) de Jésus, c'est-à-dire ils rapportent des événements (Ereignisse). Même les titres attribués à Jésus dans des passages importants des Évangiles et autres écrits du Nouveau Testament (Christos, Messie; Yios tou theou, Fils de Dieu; Kyrios, Seigneur) ou encore les formules hellénisées présentes dans le prologue johannique (Logos, Wort) et dans l'hymne paulinien (Gestalt Gottes, Ph. 2, 5s.) veulent moins décrire la nature ou l'être de Jésus que rapporter ses paroles et ses oeuvres, sa mort et sa résurrection, célébrer sa fonction salvatrice et rédemptrice et souligner sa dignité messianique et seigneuriale788. Bref, à propos de Jésus, la Bible décrit et dit moins ce qu'il est (Wesen); mais, elle raconte et annonce davantage ce qui lui est arrivé (Geschehen), ce qui s'est passé en lui (Ereignis); en un mot, on y trouve le récit et la proclamation de l'événement du Salut en Jésus. Et à travers cette histoire, on découvre et rencontre un véritable homme, et en même temps, on fait l'expérience de la proximité du Dieu vivant et libérateur789. C'est justement cette approche dynamique-historique que Welte propose pour parler du Christ dans le monde contemporain. Ce dernier, dominé par la science et la technique, a sonné le glas de l'ère de la métaphysique et connaît l'ascension fulgurante des sciences historiques et parallèlement la prise de conscience de l'historicité, sous l'impulsion notamment de Hegel, Dilthey, Troeltsch et Heidegger. L'historicité ou relativité des conditions historiques et structures fondamentales de la pensée affecte aussi la manière, dont la 787 Cf. Ibid., p. 95-102; 105-108. 788 Cf. Ibid., p. 108-113. 789 Cf. Ibid., p. 125s.
233 Révélation biblique a été ou est annoncée, transmise et pensée ou systématisée; celle-ci n'est jamais un pur «en-soi» (An-sich) statique, elle apparaît toujours sous une forme historique (geschichtliche Gestalt) dynamique. Aussi, tout en restant le même, l'Évangile se voit-il «traduit» et interprété suivant les époques et les mondes dans un nouvel horizon de langage et de compréhension790. Pour le dire autrement, tout en affirmant le caractère immuable du message chrétien, l'on doit reconnaître que sa présentation par la théologie est inévitablement tributaire d'une certaine disposition d'esprit historique, laquelle change et se développe suivant l'évolution historique des catégories fondamentales de la pensée. Par ailleurs, cette prise de conscience de l'historicité à l'intérieur de la théologie entraîne, à propos de la compréhension ou interprétation du christianisme, un glissement dans une direction historique: «Le centre de gravité, écrit Welte, s'est visiblement déplacé, des affirmations sur l'essence, par exemple sur la nature et la personne de Jésus, aux affirmations sur les faits historiques, - sans négliger pour autant les premières»791. Ainsi, nous connaissons l'«histoire» du Christ par le témoignage des témoins dans la communauté des croyants, à travers une longue tradition et une longue histoire. Notre rapport à cette histoire ne doit pas être seulement historiquescientifique (historisch-wissenschaftlich), mais surtout historial-existentiel (geschichtlich-daseinsmäßig). En d'autres termes, nous ne devons pas d'abord la considérer comme une histoire objective et extérieure à nous, mais comme une histoire qui nous concerne et devient une partie de notre propre destin et de notre existence, de sorte que nous devons nous-mêmes pour ainsi dire contemporains de Jésus792. Aussi, au lieu de la catégorie métaphysique d'«ousia» (Wesen), Welte adopte le concept historique d'«Ereignis» ou «Geschehen», repris de Heidegger, mais employé ici dans un sens plus concret: on aborde Jésus, non plus comme une «nature» statique, mais comme un «événement» dynamique, à travers lequel advient et s'accomplit le Salut, c'est-à-dire la proximité de Dieu; on accède au Christ à travers son histoire (Geschichte), c'est-à-dire ses paroles et ses gestes, lesquels touchent ses auditeurs et les amènent à faire l'expérience de Dieu. Comme on le voit, on rend et conserve l'essentiel des formules christologiques traditionnelles, à savoir: Jésus est à la fois homme et Dieu; mais, la manière et la 790 Cf. Ibid., p. 114-120. 791 B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/3: Zur Vorgehensweise der Theologie und zu ihrer jüngeren Geschichte. Eingeführt und bearbeitetet von Gerhard Ruff, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007, p. 135. 792 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/2: Wege in die Geheimnisse des Glaubens. Eingeführt und bearbeitetet von Peter Hünermann, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007, p. 68-69.
234 forme de les penser et de les dire changent, c'est-à-dire elles correspondent au mode actuel de penser: non plus de façon spéculative et métaphysique, mais dans le genre événementiel et historique. Autrement dit, au lieu de se poser la question abstraite de l'humanité ou de la divinité du Christ, l'on se demande comment se montre l'homme Jésus ou le Dieu vivant à travers les événements de l'histoire concrète du Christ. L'avantage ici est qu'on est plus proche de la manière biblique de penser et de raconter793. Ce rapprochement ou retour aux sources n'est pas un processus rétrograde et stérile, mais une forme de ressourcement fécond, c'est-à-dire, pour reprendre Welte lui-même, une «occasion de faire porter au vieil arbre de nouveaux fruits»794.
1.2.5. Influences et autonomie En exposant dans les pages précédentes l'essentiel de la pensée philosophique et théologique de Welte, notre intention a été de montrer, à côté de bien d'autres influences ou sources (Karl Jaspers, Husserl, Nietzsche, Hegel, Schelling, Kierkegaard, Blondel, Newman, Pascal, Thomas d'Aquin, etc), comment il a largement sollicité et exploité la pensée de Heidegger. En effet, s'appuyant sur les intuitions husserliennes et heideggériennes, Welte a développé une phénoménologie du comprendre et de la Révélation ou message du Salut apporté par le christianisme, comme nouvelle traduction de la tradition thomiste. Il reprend et retravaille par exemple bien des concepts et motifs heideggériens, déjà présents dans la première phase du philosophe (Phänomen, Verstehen, Vollzug, Geschichtlichkeit, Dasein, Tod, Schuld, Bedeutsamkeit, Faktizität, Erfahrung, Denken, Sprache, etc.), et ce, pour rendre accessible au monde contemporain le phénomène ou mystère chrétien, c'est-à-dire, suivant ses propres mots, pour «comme autrefois saint Paul, présenter l'Évangile à l'aréopage intellectuel si déconcertant de notre époque, sous une forme réellement intelligible et acceptable»795. Le pari est, à notre avis, réussi; en tout cas, l'effort est fort louable. Rappelons enfin que Welte exploite pour son propre compte les idées de Heidegger, en prenant ses distances là où il l'estime nécessaire. Par exemple, contrairement à la position ambiguë de Heidegger, Welte se prononce clairement et positivement pour la place et le rôle de la philosophie en théologie. En effet, à son avis, la philosophie est la bienvenue en théologie, dans la mesure où celle-ci 793 Cf. Ibid., p. 101-102. 794 B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/3: Zur Vorgehensweise der Theologie und zu ihrer jüngeren Geschichte. Eingeführt und bearbeitetet von Gerhard Ruff, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007, p. 131. 795 Ibid.
235 a pour objet la Révélation de Dieu en Jésus, à travers et à l'intérieur de la foi certes, mais aussi Révélation à l'homme, qui la reçoit, et lequel est doté de la raison, c'est-à-dire un homme qui pense et veut comprendre. Aussi, les catégories de la théologie doivent-elles être compréhensibles et saisissables dans la pensée humaine, au sens anselmien de l'intellectus fidei («fides quaerens intellectum»; «credo ut intelligam»). D'où la place inestimable de la philosophie: la théologie en a besoin pour être humainement compréhensible796. Ce faisant, fait remarquer Welte, la philosophie ne se substitue pour autant pas à la théologie, laquelle doit de façon primaire être et demeurer théologie: en posant des questions à la théologie, notamment à propos de ses catégories ou concepts fondamentaux, c'est-à-dire en critiquant son langage et ses modes de pensée, au regard de l'historicité, la philosophie propose ou rappelle à la théologie son propre et véritable sol ou champ d'étude; une fois le terrain défriché ou le chemin dégagé et préparé, il revient à la théologie de se mettre à l'ouvrage, avec audace et courage. Welte est en effet d'avis qu'il vaut mieux risquer de faire quelques fautes, plutôt que de ne rien faire du tout, et ainsi manquer totalement à sa tâche et mission797. Quant à la position ambiguë du jeune Heidegger ou encore aux réticences d'un Bonaventure, d'un Luther, d'un Karl Barth et bien d'autres sur la position de la philosophie par rapport à la théologie, Welte les considère toutes comme des mises en garde ou des garde-fous contre le danger possible que la philosophie s'impose abusivement et prenne la place de la théologie, voire celle de la Parole de Dieu même798. Bref, par rapport à la théologie, la philosophie conserve, selon Welte, une «fonction ancillaire» (Dienstfunktion) au sens noble du terme, ou pour reprendre l'expression de Platon, une «tâche maïeutique»; ou encore pour recourir à des termes bibliques: elle n'est pas «la Lumière de la Révélation», mais «elle prépare les chemins à la Lumière», à l'instar de Jean Baptiste799.
2. Réception heideggérienne dans la théologie française De l’autre côté du Rhin, la question des rapports de la pensée heideggérienne à la théologie contemporaine a, à en croire Jean Greisch, «produit beaucoup
796 797 798 799
Cf. Ibid., p. 137-150. Cf. Ibid., p. 135-136. Cf. Ibid., p. 155. Cf. Ibid., p. 276.
236 d'interprétations divergentes, nourri des controverses et suscité des espoirs»800. De fait, on trouve çà et là des efforts d’appropriation ou autres formes d'exploitation de la pensée heideggérienne, particulièrement dans les milieux théologiques catholiques. Nous choisissons d'évoquer deux exemples qui nous paraissent fort instructifs, notamment en ce qui concerne la démarche phénoménologique en général et la manière d’aborder et de formuler la question de Dieu en particulier: il s’agit de Claude Geffré et Jean-Luc Marion.
2.1. Claude Geffré Dans un Entretien accordé à Dominique Janicaud801, Claude Geffré parle explicitement de son rapport à la pensée de Heidegger. Rappelons que ses principaux travaux portent sur la théologie fondamentale, l'herméneutique théologique et la théologie des religions. Dans sa quête de l'«intelligence de la foi» (intellectus fidei), Geffré voudrait aborder la théologie, non plus dans le sens classique métaphysique aristotélicien ou thomiste, mais davantage comme un «comprendre historique», c'est-à-dire une herméneutique de l'Écriture sainte et de la Tradition chrétienne pour la conscience moderne. Son ambition est de «proposer, non pas une foi nouvelle, mais une nouvelle expression de la foi qui soit en prise avec le régime de l'esprit et les conditions d'accueil de l'homme d'aujourd'hui»802. Car il estime que l'on ne peut pas aujourd'hui interpréter l'Écriture ni relire la Tradition chrétienne en faisant abstraction des états de conscience de l'homme contemporain, c'est-à-dire de l'évolution scientifique et de l'expérience du monde actuel.
2.1.1. Le statut herméneutique de la théologie Déjà, sous l'influence de Paul Ricoeur et celle d'Edward Schillebeeckx, Geffré essaie, suivant ses propres mots, «de savoir ce que pourrait être une réinterprétation du message chrétien en tenant compte de notre expérience historique aujourd'hui: la théologie, au lieu de chercher simplement à être sous le signe d'une connaissance objective du contenu de la foi, serait essentiellement une lecture de l'Écriture et de ses réécritures tout au long de la tradition; elle chercherait aussi à établir la contemporanéité du message chrétien en fonction de notre expérience historique»803. Ce qui l'amène dans le sillage de Heidegger, 800 J. GREISCH, «La contrée de la sérénité et l'horizon de l'espérance», in HQD, p. 168. 801 Cf. D. JANICAUD, op. cit. , p. 161-171. 802 Cf. C. GEFFRÉ, Profession Théologien. Quelle pensée chrétienne pour le XXIe siècle? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Albin Michel, 1999, p. 64. 803 Cf. D. JANICAUD, op. cit. , p. 161-162.
237 lequel lui ouvre pour ainsi dire «une autre approche philosophique de l'acte théologique qu'en fonction de la métaphysique classique et d'une compréhension purement noétique»804. Dans cette visée, Geffré insère et exploite en théologie le concept heideggérien de Verstehen, c'est-à-dire un «comprendre», non pas spéculatif, mais plus historique, «qui ne soit pas sous le signe de la dialectique sujet-objet, mais davantage sous celui de l'explicitation localisante, [de l'Erörterung. Il s'agit, en d'autres termes,] de se recycler dans le contexte de la pensée sur Dieu, de ne pas se contenter d'une conception purement objective de Dieu, mais de tenter d'interpréter ce qui nous est confié dans la Révélation à partir d'une attitude intellectuelle davantage de l'ordre de l'écoute, de l'ordre d'une certaine ouverture plutôt que de l'ordre d'une maîtrise intellectuelle formant des propositions sur Dieu avec un sujet, un prédicat, un objet»805. Pour le dire autrement, Geffré s'investit pour une théologie de type «herméneutique», plutôt que pour une théologie «spéculative», selon le mode du penser métaphysique. Aussi, par rapport à Heidegger, Geffré réfléchit sur la portée de la critique de la métaphysique comme onto-théologie, notamment à l'endroit de la théologie thomiste. Si, dans la ligne de Welte, il accepte d'une certaine manière cette critique, il trouve cependant étroite et injuste l'interprétation faite par Heidegger de la conception thomiste (pourtant originale) de l'Être, laquelle, «précisément, pense-t-il, échappe tout à fait à la critique qu'on peut faire de l'Être comme fondement de l'étant»806. Nous n'allons pas nous appesantir sur cet aspect qui concerne principalement le second Heidegger; nous retenons cependant la recevabilité, aux yeux de Geffré, de la critique heideggérienne sur «une méthode théologique comme volonté d'explicitation et comme pensée de la représentation»: celle-ci, comme l'avait déjà stigmatisé Heidegger, est «une démarche typiquement métaphysique, selon le régime d'une connaissance objective où l'on 804 Cf. Ibid., p. 162. 805 Cf. Ibid. 806 Cf. Ibid., p. 162-163. En effet, Thomas d'Aquin a pris soin se s'expliquer à ce sujet. Comme l'écrit Étienne Gilson, Dieu est chez lui «un être qui ne se définit pas comme acte d'un étant» (cf. É. GILSON, L'Être et l'Essence, Vrin, 1962, p. 206). Et Philippe Capelle d'expliciter: «Le vocable esse ne dénomme pas Dieu dans sa Déité; son choix ne résulte que d'une «convenance» par laquelle Dieu peut être dit à partir du meilleur et du plus noble de ses effets, qui est l'être même. Dieu n'est dit «être», «cause», que dans le rapport instruit par lui, avec ce dont il est l'«être», la «cause». Ainsi, [comme le rappelle Gilson, à la page 208,] il est «en lui-même infiniment plus que (la) cause (des effets), et pour ce qu'il est absolument en lui-même, nous n'avons pas de nom» (cf. P. CAPELLE, op. cit., p. 91).
238 prétend traiter Dieu comme un objet et lui appliquer un certain nombre de propositions»807. Ce qui est loin de la «compréhension» de Dieu. Sous l'impulsion de la phénoménologie de Heidegger, Geffré préfère, à la place de cette approche objective aristotélicienne, penser la théologie chrétienne comme un «comprendre» (Verstehen); pour lui, «l'objet premier de la théologie n'est pas un certain nombre de propositions intelligibles, comme c'est le cas dans la théologie classique (les articles de la foi), mais l'Écriture»808. Autrement dit, au lieu de pratiquer la théologie selon un paradigme «dogmatique», il s'oriente plutôt vers le modèle «herméneutique»: la théologie doit s'occuper d'abord de l'«Écriture», et «à chaque fois, [elle doit] essayer de faire cette relecture pour aujourd'hui, en tenant compte du contexte historique dans lequel ces textes ont été écrits et en fonction de notre pré-compréhension d'aujourd'hui»809. Toute la question est de trouver comment cette théologie peut correctement et judicieusement exploiter les enseignements herméneutiques heideggériens.
2.1.2. Leçons heideggériennes et distance critique Pour tout dire, loin de chercher à intégrer des thèmes heideggériens dans la théologie chrétienne, Geffré en épouse surtout l'«attitude intellectuelle d'écoute respectueuse»: contrairement à une pensée dogmatique et spéculative traitant Dieu comme un objet, il souscrit à une démarche faite «d'une plus grande ouverture, d'une plus grande passivité vis-à-vis de l'objet à comprendre: [ce faisant, il] évite les pièges de la représentation conceptuelle et préfère le lent travail de l'interprétation»810. Ainsi, à ses yeux, la leçon que nous pouvons retenir de Heidegger est surtout et essentiellement une leçon herméneutique, laquelle remonte à la première période heideggérienne. Pour appuyer cette orientation méthodologique, signalons que ce point de vue est partagé par plusieurs, entre autres Jean Greisch. Ce dernier estime que «les théologiens ont de bonnes raisons de prendre Heidegger très au sérieux, [en formulant] leurs interrogations et leurs objections du point de vue de l'intellectus fidei»811. Il les prévient cependant contre la tentation de récupérer «dogmatique807 808 809 810
Cf. Ibid., p. 163. Cf. Ibid. Cf. Ibid. Cf. Ibid., p. 163-164. Geffré s'est aussi intéressé aux recherches du dernier Heidegger sur le sacré, dans la mesure où, pour définir ce dernier, plutôt que de recourir à une essence religieuse de l'homme comme une sorte de transcendantal, on fait plutôt appel à l'appréhension humaine par rapport au spectacle du monde, et ce, dans un langage symbolique, plutôt que descriptif ou purement rationnel (cf. Ibid., p. 164-165). 811 Cf. D. JANICAUD, Heidegger en France: 2. Entretiens, Albin Michel, 2001, p. 189.
239 ment» le discours heideggérien dans un horizon chrétien, c'est-à-dire, «de faire une simple consommation d'idées heideggériennes», ou encore «de 'recycler' purement et simplement des thèmes heideggériens»812. Dans cet ordre d'idées, il stigmatise «la stérilité de certaines reprises théologiques de la pensée heideggérienne»: par exemple, l'interprétation du destin de l'Être comme une histoire du salut. En revanche, il concède que la dénonciation heideggérienne de l'ontothéologie peut être positivement et avec discernement reprise par les théologiens813. La véritable question est, comme l'a souligné Geffré, de savoir jusqu'à quel point l'on peut se fier aux analyses de Heidegger: au lieu de se laisser guider aveuglément ou influencer servilement, Greisch recommande une «distance critique»814; de manière plus positive, il pense que les théologiens peuvent apprendre de Heidegger une leçon méthodologique, à savoir: «l'endurance d'une pensée traçant son chemin pour définir pour elle-même, et non à partir de critères externes, sa rigueur et ses enjeux»815. La leçon une fois digérée, les théologiens ont la responsabilité de l'appliquer sur leur propre terrain, suivant les exigences de l'expérience théologale. Au total, sous l'impulsion de Heidegger notamment, Claude Geffré a initié et développé en France, si l'on se fie au jugement de Gwendoline Jarczyk, «une réflexion méthodologique dont il n'est pas trop de dire qu'elle a renouvelé la conscience théologique»816. En effet, il est parmi les principaux théologiens qui soulignent la place et l'importance de l'interprétation en théologie, avec toutes les implications qui en découlent.
2.1.3. Chances et risques du modèle interprétatif en théologie Nous retenons que la théologie est une entreprise principalement herméneutique. Cela ne veut pas dire que la dogmatique n'a plus droit de cité en théologie, ni que celle-ci est devenue a-dogmatique ou anti-dogmatique, mais qu'il y a un changement de perspective et de priorité. Il ne s'agit plus de partir d'un certain nombre de vérités définies, que l'on explicite et justifie ensuite par l'autorité du magistère et le recours à l'Écriture; il est plutôt question d'interpréter d'abord 812 Cf. Ibid. 813 Cf. J. GREISCH, «La contrée de la sérénité et l'horizon de l'espérance», in HQD, p. 169 s. 814 Cf. D. JANICAUD, op. cit., p. 190-191. 815 Cf. J. GREISCH, «La contrée de la sérénité et l'horizon de l'espérance», in HQD, p. 170. 816 Cf. C. GEFFRÉ, Profession Théologien. Quelle pensée chrétienne pour le XXIe siècle? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Albin Michel, 1999, p. 8.
240 l'Écriture sainte pour en tirer ensuite des énoncés de foi, lesquels doivent être considérés, non pas comme des vérités définitivement constituées et closes, mais comme des interprétations plurielles et actualisantes de la Parole de Dieu, en fonction de l'évolution du monde et en dialogue avec l'expérience et la culture des hommes concernés. Si ce déplacement du régime dogmatique et autoritaire au modèle interprétatif et ouvert peut être salué dans les milieux théologiques comme un acquis positif et sans doute irréversible, il expose également le christianisme à un 'risque', comme le suggère le titre d'un ouvrage de Geffré817. En effet, il peut pour ainsi dire ouvrir la boîte de Pandore, c'est-à-dire donner libre cours à l'inflation ou éclatement anarchique des interprétations, jusqu'au relativisme et à l'arbitraire, sans oublier «le conflit des interprétations» pour parler comme Ricoeur. Ce risque peut être évité ou surmonté d'une part en contrant le subjectivisme ou psychologisme qui privilégierait dans l'acte d'interprétation l'intention de l'auteur passé et l'expérience existentielle du lecteur actuel, et d'autre part en insistant sur la place de la chose ou du monde du texte, sans tomber dans l'extrême inverse du fondamentalisme, de l'exclusivisme et de l'impérialisme de l'Écriture. Car la Parole de Dieu en tant que telle déborde la lettre de l'Écriture et la Tradition qui porte et interprète cette dernière. Dans la mesure où l'Écriture sainte n'est pas une sténographie, mais plutôt un témoignage et partant l'interprétation de l'événement du salut par la première communauté croyante, elle doit aussi être interprétée à l'intérieur et suivant l'esprit de la tradition vivante, pour ne pas faire dire au texte n'importe quoi, mais seulement ce qu'il permet de dire. Il existe donc un certain cadre (ou champ herméneutique) à l'intérieur duquel l'on peut librement se déployer et dont on ne doit pas transgresser les frontières, au risque de déformer ou corrompre la Parole de Dieu. Ainsi se trouvent à la fois sauvegardée l'orthodoxie de la foi et reconnue la pluralité des interprétations, à travers les ères historiques et les aires culturelles, sous forme d'une polyphonie harmonieuse à plusieurs partitions.
2.2. Jean-Luc Marion Nous citons Jean-Luc Marion à un double titre, d'abord comme débiteur distant vis-à-vis de Heidegger («anti-heideggérien», diraient même certains) et ensuite comme penseur pouvant interpeller positivement les théologiens à travers ses pertinentes analyses phénoménologiques sur Dieu, l'idole, l'icône, la distance, la 817 Cf. C. GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l'interprétation, (Collection «Cogitatio Fidei» 120), Paris, Les éditions du Cerf, 1997. 361 p.
241 donation, etc. Dans le cadre et l’esprit de ce travail, il se révèle comme un auteur qui s’approprie l’impulsion et la revendication déjà présentes chez le jeune Heidegger, à savoir penser autrement Dieu et la théologie; mais, en même temps comme un penseur qui se distancie de Heidegger, notamment en critiquant ce dernier dans sa phase ultérieure.
2.2.1. Penser «Dieu sans l'être» De Heidegger, particulièrement après le tournant, Jean-Luc Marion retient notamment la leçon suivante: «Dieu» et l'«être» doivent être radicalement distingués, à l'opposé de la tradition chrétienne occidentale qui a souvent, voire principalement, rattaché la question de Dieu à celle de l'être. La grande question est maintenant de trouver d'autres ou nouveaux chemins de pensée pour appréhender Dieu. Dans cette visée, l'on peut par exemple chercher à penser Dieu à même la Bible, en interprétant les Noms divins, ou encore le penser sans ou en dehors de l'être, à l'instar d'autres traditions, aussi anciennes et illustres que celle de l'être, qui considèrent Dieu comme l'Un, comme le Bien, comme la Vérité, voire comme le Néant, ou enfin qui le pensent «au-delà de l'être ou autrement qu'être», à savoir «le tout Autre», à la manière de Lévinas818. Pour sa part, Jean-Luc Marion entend penser Dieu hors de toute onto-théologie, comme l'indique le titre de son ouvrage Dieu sans l'Être819. Pour lui, la 818 Cf. E. LÉVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Le Livre de Poche, 1996. Jean-Luc Marion tient à préciser que «tenter de penser Dieu sans l'être n'implique pas, malgré certaines analyses textuelles, une rupture absolue avec la doctrine de S. Thomas, à supposer d'ailleurs que celle-ci reste toujours univoque»; cela n'implique pas non plus «de se condamner à le penser sans raison», c'est-à-dire en faisant fi de «la rationalité du discours»; enfin, cela n'implique pas du tout «la critique barbare de la question de l'être» (cf. J.-L. MARION, «De la 'mort de Dieu' aux noms divins: l'itinéraire théologique de la métaphysique», in D. BOURG (dir.), op. cit., p.127-130). 819 Cf. J.-L- MARION, Dieu sans l'Être, Communio/Fayard, 1982, 287 p. (réédité dans PUF en 1991). À la page de garde figure cette citation de Heidegger: «S'il m'arrivait encore d'avoir à mettre par écrit une théologie -ce à quoi je me sens parfois incité-, alors le terme d'être ne saurait en aucun cas y intervenir. La foi n'a pas besoin de la pensée de l'être». Cf. M. HEIDEGGER, «Zürcher Seminar» (Anhang: Aussprache am 06.11.1951), in GA 15, p. 436-437; «Séminaire de Zurich», trad. F. Fédier, POESIE 13 (1980), p. 60: «Être et Dieu ne sont pas identiques et je tenterai jamais de penser l'essence de Dieu au moyen de l'être. Quelques-uns d'entre vous savent peut-être que je viens de la théologie, que je garde toujours pour elle un vieil amour et que je ne suis pas sans y entendre quelque chose. S'il m'arrivait encore d'avoir à mettre par écrit une théologie – ce à quoi je me sens parfois incité -, alors le terme d'être ne saurait en aucun cas y intervenir. La foi n'a pas besoin de la pensée de l'être. Quand elle y a recours, elle n'est plus la foi. Voilà ce que Luther a compris. Même à l'intérieur de sa propre Église,
242 question de Dieu ne doit jamais être confinée dans un moule conceptuel et métaphysique. Car toute représentation conceptuelle de Dieu, fût-elle positive (pour L'admettre) ou négative (pour Le démettre), court le risque de sombrer dans l'idolâtrie. Aussi, critique-t-il vivement la détermination ontologique ou l'identification de «Dieu» comme «Être absolu», qui en fait une «idole conceptuelle»; il estime qu'une approche métaphysique de «Dieu» est toujours idolâtrique, dans la mesure où l'on conçoit «Dieu» comme un «Être» ramené au statut d'«Étant suprême», suivant l'acception heideggérienne de ces termes. De même, les dénominations comme la «causa sui» ou le «Dieu moral» tombent sous le coup de l'idolâtrie. Selon lui, on ne peut, ou plutôt on ne devrait appréhender Dieu, par aucun concept, pas même celui le plus commun et le plus simple, à savoir l'être, au risque d'en faire une idole conceptuelle. Mais dénoncer les idoles n'est pas automatiquement échapper à l'idolâtrie; il arrive même qu’on verse dans une autre forme d‘idolâtrie, voire qu’on sombre dans la pire d’entre elles. Aussi, pour être conséquent et ne pas tomber lui-même dans les rets de l'idolâtrie, Marion distingue Dieu comme tel du concept de «Dieu», qu'il met dorénavant entre guillemets; il en vient même à raturer provisoirement - le nom de Dieu d'une croix de saint André: DXeu. En définitive, il préfère parler de Dieu comme l'«Un», suivant une intuition néoplatonicienne (plotinienne), ou encore mieux dans une optique chrétienne, du Dieu qui se donne comme «Amour absolu» ou don sans condition820. Cette option de Marion par rapport à l’approche de Dieu exige une mise au point indispensable: en pensant «Dieu sans l'être», Marion ne prétend pas que «Dieu ne soit pas», ni qu'«Il ne soit pas vraiment Dieu»; il entend souligner que «Dieu n'a pas (d'abord) à être», mais qu'«Il se donne à aimer» et se révèle ou se déverse en aimant, et ce, sans condition ni restriction. Ainsi, en quittant l'horizon de l'être ou le domaine de la représentation pour accéder à celui de l'amour ou de la charité, Marion pense atteindre une pensée de Dieu qui ne soit ni illusoire ni idolâtrique, et donc, qui libère «Dieu» de ses guillemets, ou mieux qui libère la on paraît l'oublier. Je suis on ne peut plus réservé devant toute tentative d'employer l'être à déterminer théologiquement en quoi Dieu est Dieu. De l'être, il n'y a rien à attendre. Je crois que l'être ne peut au grand jamais être pensé à la racine et comme essence de Dieu, mais que pourtant l'expérience de Dieu et de sa manifesteté, en tant que celle-ci peut bien rencontrer l'homme, c'est dans la dimension de l'être qu'elle fulgure, ce qui ne signifie à aucun prix que l'être puisse avoir le sens d'un prédicat possible pour Dieu. Il faudrait sur ce point établir des distinctions et des délimitations toutes nouvelles». 820 Cf. D. JANICAUD, Heidegger en France: 2. Entretiens, Albin Michel, 2001, p.164; J.L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 72s. Voir 1 Jn 4, 8.16.
243 pensée de Dxeu de la seconde idolâtrie, c'est-à-dire de toute décision ou dépendance humaine821.
2.2.2. La stigmatisation de «la double idolâtrie» Dans cette entreprise, l'ouvrage L'idole et la distance avait déjà donné le ton et annoncé les couleurs, dont les motifs et arguments sont repris et développés dans Dieu sans l'être822. Marion met en relief l'opposition entre l'«idole» (eidôlon) et l'«icône» (eikôn), comme deux modes d'appréhension ou de réception du divin dans la visibilité. Alors que l'idole fixe ou masque le divin dans une statue visible (l'idole matérielle ou esthétique) ou dans un concept (l'idole conceptuelle ou intelligible), l'icône tente de rendre visible l'invisible, en laissant l'image visible se saturer du divin invisible823. Il en ressort que dans les deux cas il y a certes une expérience du divin; mais, Marion stigmatise la limite de l'expérience du divin à travers l'idole, dans la mesure où celle-ci se fait à partir du regard, c'est-à-dire du point de vue ou de la visée de celui qui fait ou mène l'expérience. Autrement dit, l'idole est au fond l'image que l'homme se fait (façonne, fabrique) du divin, et par conséquent, elle dépend davantage de l'instance humaine, et seulement indirectement de Dieu comme tel. Aussi culmine-t-elle pour ainsi dire dans une «auto-idolâtrie», suivant la formule de Feuerbach: «c'est l'homme qui est le modèle original de son idole»824. Dans cet ordre d'idées, Marion taxe d'idolâtrie - au second stade - l'approche heideggérienne du «dieu plus divin», dans la mesure où celle-ci subordonne la question de Dieu à celle de l'Être, c'est-à-dire tout en distinguant l'Être et «Dieu», Heidegger les croise encore, en disant le «Dieu» à partir de l'Être, ou mieux en faisant dépendre la venue du «Dieu» d'une pensée préalable de l'Être (sous forme d'«hypothèque» ou d'«écran», dit Marion825), et partant, d'une 821 Cf. J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 10, 57s. et 73s. 822 Cf. J.-L. MARION, L'idole et la distance, Paris, Grasset, 1977 (réédité dans Livre de poche en 1991). On peut lire aussi sa conférence «La double idolâtrie. Remarques sur la différence ontologique et la pensée de Dieu», in HQD, p. 46-74; thèmes repris et développés dans Dieu sans l'être, Communio/Fayard, 1982: «L'idole et l'icône», p. 1537 et «La double idolâtrie», p. 39-79. 823 Cf. J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 18s. En ce sens, le Christ est, suivant l'expression de l'apôtre Paul, l' «icône de Dieu invisible» (Col 1, 15; cf. Jn 14, 9). 824 Cf. J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 42-44; L. FEUERBACH, L'essence du christianisme, tr. fr. J.P. Osier. Paris, Gallimard, 1968, p. 98. 825 Cf. J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 105.
244 disposition du Dasein; en tant que berger ou lieu-tenant de l'Être. Le Dasein humain définirait et, pour ainsi dire, déciderait des ''conditions'' de possibilité de Dieu; finalement, c'est le Dasein, c'est-à-dire l'homme, qui juge par son regard, à sa mesure et à son gré de la figure du divin (mode de l'idole), et non l'inverse, à savoir: l'intention du divin, à travers le visage de l'icône, s'offre à l'homme et, par son éclat ou son aura, vise ce dernier, l'envisage et lui impose la conversion, en le convoquant, en l'interpellant et en le mettant en cause (mode de l'icône). Bref, l'homme regarde l'idole et la rend ainsi possible; par contre, l'icône regarde l'homme et se laisse contempler par lui. Il s'ensuit qu'il existe un écart entre Dieu et l'idole, laquelle tend à mettre le divin à la disposition de l'homme, et donc méconnaît cette distance; quant à l'icône, elle rend Dieu présent, tout en respectant sa distance absolue826. Dans ce cadre, Jean-Luc Marion introduit la catégorie de distance, qui implique en même temps une nouvelle thématique, celle de l'amour ou charité (αγαπή), avec la constellation don, abandon, pardon, donation, etc.827. Selon lui, le nom de charité ne constitue pas une «nouvelle et dernière idole»; bien au contraire, il outrepasse toute idole, puisqu'il n'offre rien à représenter, mais donne simplement à aimer, et par conséquent, il transgresse et anéantit les conditions de possibilité de l'idolâtrie828. L'argument de Marion paraît convaincant: toute pensée conceptuelle (c'est-à-dire: humaine) de «Dieu» est idolâtrique; Dieu ne peut se donner à penser (dans la mesure où l'on peut penser l'impensable) sans idolâtrie qu'à partir de lui-même. Or «Dieu [est] Amour» (1 Jn 4, 8). Cela veut dire que Dieu se donne à penser comme amour, et seulement comme amour. Car, dit Marion, contrairement au concept (qui saisit et rassemble ce qu'il 826 Cf. Ibid. , p. 28s. 827 Cf. J.-L. MARION, «Quelques objections à quelques réponses», in HQD, p. 304-309. La question de l'être n'est pas évacuée, mais seulement destituée: si les propos célèbres du Hamlet de Shakespeare - «Être ou ne pas être: telle est la question» - consacraient pour ainsi dire le primat de l'être, Jean-Luc Marion vient remettre en cause cet ordre, en défendant la préséance de l'amour sur l'être: «Être ou ne pas être – telle n'est justement pas la question lorsqu'il y va de Dieu comme amour» (Cf. J.-L. MARION, «De la 'mort de Dieu' aux noms divins: l'itinéraire théologique de la métaphysique», in D. BOURG (dir.), op. cit., p. 126). 828 Cf. J.-L. MARION, «De la 'mort de Dieu' aux noms divins: l'itinéraire théologique de la métaphysique», in D. BOURG (dir.), op. cit., p. 119-120. Selon Marion, même Nietzsche n'échappe pas à la seconde idolâtrie: en proclamant la «mort de Dieu», Nietzsche constate certes le crépuscule des idoles et, partant, annonce la possibilité de «nouveaux dieux», mais celle-ci est soumise à la «volonté de puissance»; ainsi, à l'idolâtrie morale succède au fond une autre idolâtrie; d'une négation idolâtrique, l'on passe à une affirmation idolâtrique (cf. ID., Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 59).
245 comprend), l'amour (même s'il en vient à donner à penser) ne prétend pas ''comprendre'', puisqu'il n'entend pas ''prendre'' du tout; au contraire, il se révèle comme ''don'' absolu: il se ''donne'' en „s'aban-donnant“ totalement829.
2.2.3. Distanciation et appréciation Contre l'accusation d'idolâtrie faite à Heidegger830 se dressent plusieurs auteurs, dont Maria Villela-Petit, qui estime que Marion ne fait pas justice à la dimension iconoclaste de la pensée heideggérienne, laquelle veut justement «arracher la question de Dieu aux limites d'un questionnement de type fondationnel où l'enferme la métaphysique»831. Pour être plus précis, la question de Dieu (Gottesfrage) chez Heidegger est posée «hors» la métaphysique; elle est reconduite vers son site originaire: elle n'est plus une question portant sur Dieu, mais une pensée de l'expérience de Dieu (Gotteserfahrung), c'est-à-dire des ''conditions'' phénoménologiques (et non métaphysiques) de l'approche du Dieu divin832. En outre, Villela-Petit remet en cause la légitimité du transfert de l'idolâtrie de la sphère culturelle/cultuelle et éthique (celle que lui reconnaît la Bible) à la sphère conceptuelle et ontologique (que lui confère Marion), malgré la rigueur et la pertinence de l'analyse phénoménologique de ce dernier833. Quant à la question théologique elle-même, Marion a des raisons valables pour refuser que Heidegger comme tel soit intégré dans un projet théologique. À son avis, si la théologie (chrétienne) peut avoir un rapport avec la phénoménologie, il ne peut alors s'agir que d'un rapport formel, à savoir: «elle doit pouvoir décrire formellement dans toutes leurs possibilités, sur le mode des phénomènes de la phénoménologie, les phénomènes de la Révélation»834. En d'autres termes, la théologie doit s'efforcer, dans le sillage de la méthode phénoménologique, de décrire les données de la foi biblique, en les laissant révéler par elles-mêmes leur sens profond, et jamais se fourvoyer dans des spéculations philosophiques sur elles. En ce qui concerne la question de Dieu par exemple, elle ne doit pas concevoir ou construire un discours sur «Dieu», 829 Cf. J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 74-75. 830 Cf. J.-L. MARION, «La double idolâtrie. Remarques sur la différence ontologique et la pensée de Dieu», in HQD, p. 46-74. 831 M. VILLELA-PETIT, «Heidegger est-il 'idolâtre'?», in HQD, p. 93. 832 Cf. Ibid. , p. 82. Au fond, Jean-Luc Marion vient radicaliser et parachever pour ainsi la démarche de Heidegger: alors que Heidegger entend penser la différence entre Dieu et l’Être, Marion veut aller plus loin et s’engage à penser Dieu sans l’Être. 833 Cf. Ibid. , p. 77. 834 Cf. D. JANICAUD, Heidegger en France: 2. Entretiens, Albin Michel, 2001, p. 222.
246 mais laisser Dxeu se dire lui-même, en concédant avec Pascal que seul «Dieu parle bien de Dieu»835. Pour tout dire, de la phénoménologie, y compris la pensée de Heidegger, la théologie ne peut et ne doit emprunter que des outils de travail, et en aucun cas les thèmes heideggériens en eux-mêmes. Aussi, Marion déplore-t-il au bout du compte la manie «de reprendre dans un discours théologique les moments du discours heideggérien, en un jeu où l'une et l'autre partie perdent infiniment plus qu'elles ne gagnent»836. En ce sens, Marion peut être cité, à en croire O'Leary, comme un exemple réussi en quelque sorte, qui montre comment la pensée heideggérienne «peut aider à cerner ce qui est propre au Dieu de la révélation», tout en évitant des confusions et des contresens auxquels elle peut entraîner, si l'on n'y prend garde837. Cette leçon se rapporte aussi bien au second qu‘au premier Heidegger. Par rapport à la théologie et aux théologiens (africains y compris), Marion réalise pour ainsi dire un travail de précurseur à la JeanBaptiste, tel un «curseur» qui indique le lieu propre du déploiement de l'expérience religieuse authentique. Comme on a pu le remarquer, même si Jean-Luc Marion s’est focalisé sur le Heidegger d’après la Kehre, il n’est cependant pas loin de l’objectif et de la leçon du jeune Heidegger quant à la question de Dieu et de la théologie, à savoir: trouver une manière nouvelle ou autre de penser Dieu et de parler de Lui, laquelle, loin de la tendance métaphysique (ontologisante), se veut proprement phénoménologique et plus proche de la tradition biblique.838 835 Cf. J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 197; Marion cite ici le fragment 799 des Pensées de Pascal (éd. Brunschvicg). 836 J.-L. MARION, «La double idolâtrie. Remarques sur la différence ontologique et la pensée de Dieu», in HQD, p. 60; ID., Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 58. 837 Cf. J. S. O'LEARY, «Topologie de l'être et topographie de la révélation», in HQD, p. 197s. 838 Dissipons définitivement tout malentendu, en rappelant avec force que si, à l’exception de Bultmann, lequel est resté tout le temps attaché à l’analytique existentiale de SuZ, les auteurs choisis pour la réception ‘théologique’ de Heidegger débordent les limites temporelles et thématiques que nous nous sommes fixées dans le cadre de ce travail, il n’est cependant pas question d’y voir une extrapolation hâtive ou déplacée de Heidegger I à Heidegger II. Au contraire, cette option se comprend relativement bien, en raison d’une cohérence souterraine et d’une unité de fond dans le penser heideggérien, au-delà des contours et détours manifestes de son cheminement. Par ailleurs, les réflexions ultérieures du penseur permettent un certain éclairage ‘à rebours’ – comme nous l’avons signalé - de ses intuitions premières. Enfin, nous n‘oublions pas que tous ces auteurs reviennent toujours, d’une manière ou d’une autre, sur SuZ comme point de référence pour leurs analyses, ou tout au moins pour leurs critiques.
247
Chapitre 3: Questions ouvertes et perspectives critiques De ces diverses prises de position, favorables ou critiques, nettes ou prudentes, nous pouvons retenir que les intuitions ou «contributions» philosophiques de Heidegger ont eu un impact, non seulement sur les philosophies contemporaines, mais également sur la théologie et les théologiens: en effet, par rapport à la théologie, elles révèlent l’exigence d’une nouvelle position ou formulation de la problématique théologique et ouvrent une voie nouvelle ou autre pour la théologie en tant que telle, tout comme elles l'ont fait pour la philosophie en général et la philosophie de la religion en particulier. Les exemples que nous avons évoqués (Bultmann avec son recours à l'“analytique existentiale“ en théologie, Welte avec sa présentation „dynamique-historique“ de la foi chrétienne, Geffré avec son „modèle herméneutique“ de la théologie, Marion avec sa pensée 'sans l'être' et „non-idolâtrique“ de Dieu) illustrent cette pratique théologique autre que celle traditionnelle, essentiellement spéculative, dogmatique et métaphysique. De fait, Heidegger propose, à travers son approche phénoménologique de la vie facticielle et sa critique de la métaphysique dans sa constitution ontothéologique, un nouvel accès au phénomène religieux et une nouvelle approche de la théologie. Celle-ci ne doit plus être conçue comme un «discours sur» Dieu et le surnaturel, mais comme une «expérience de» Dieu et du sacré en général; au lieu de se fourvoyer dans des «spéculations théoriques et abstraites» sur le divin et le religieux, elle doit plutôt s’adonner à l’«explicitation de l’expérience facticielle et originaire» de la vie religieuse (chrétienne) ou encore à l'«écoute attentive du Dieu qui vient». Cette nouvelle conception de la théologie correspond à la rupture avec la tradition philosophique et théologique occidentale que préconise Heidegger: de même que la philosophie doit prendre distance de toute pensée et tout langage objectivants pour revenir sur le sol de l’expérience vitale primordiale et à partir d’elle forger une conceptualité propre et adéquate, la théologie (chrétienne) devrait à son tour s’intéresser à l’êtredevenu-chrétien dans sa facticité, loin de toute visée de dogmatisation ou conceptualisation abstraite et d’objectivation théorique. Au fond, pour épouser l’avis de Hans-Georg Gadamer, derrière le projet heideggérien de déconstruire et de ré-former la tradition philosophique et théologique occidentale, il y a une quête du message chrétien originaire, lequel a
248 été dé-formé ou défiguré par la philosophie grecque839; avis répercuté par Jean Grondin, lequel confirme que, derrière les remarques du philosophe Heidegger sur la théologie chrétienne traditionnelle et officielle, se cache une intention inavouée et subtile: en se dressant contre le système dogmatique et ecclésial, il pense et voudrait être “plus chrétien” que la théologie «chrétienne» institutionnelle840. En d'autres termes, derrière son entreprise philosophique et théologique ou a-théologique, il y a une préoccupation profonde de «catharsis», de «retour aux sources», tant pour la pensée chrétienne que pour la philosophie tout court. Cela étant dit, le motif théologique chez Martin Heidegger soulève malgré tout plusieurs questions intéressantes et donne beaucoup à penser, dans l'une ou l'autre direction. Suivant le style de questionnement de Heidegger, nous nous permettons aussi de (nous) poser une série de questions, qui interpellent les états de conscience ou ouvrent des horizons. Loin de constituer un répertoire d'interrogations ou une collection d'objections à l'endroit du philosophe, elles ont pour objectif précis de déblayer le chemin pour fonder solidement ou éprouver – à long terme – l'opportunité et la légitimité de l'application de la pensée heideggérienne dans un horizon chrétien africain. Elles portent soit sur le genre de rapport ou non-rapport du philosophe à la théologie, soit sur l'interprétation théologique ou religieuse de la pensée du philosophe, soit enfin sur la portée ou la marge des enseignements du philosophe dans la théologie.
1. Sur la nature du rapport de Heidegger à la question théologique La première série de questions concerne la relation du philosophe Heidegger à la théologie: Quel héritage nous laisse le penseur de l'être sur la question théologique? Et quel intérêt peut avoir cet héritage? Rien qu’un intérêt archéologique? Ou plutôt la possibilité qu’il retrouve une certaine actualité dans le débat théologique contemporain et à venir? Comment à partir de cet héritage penser à nouveau la relation ou la marge entre la théologie et la philosophie? Cette relation de Heidegger à la théologie chrétienne est-elle simplement accidentelle, ou plutôt résolument essentielle? Sa “provenance théologique” est839 Cf. H.-G. GADAMER, op. cit., p. 175. 840 Cité dans N. FISCHER - Fr.-W. von HERRMANN (Hrsg.), Heidegger und die christliche Tradition. Annäherungen an ein schwieriges Thema, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2007, S. 9. Comme Gadamer, Derrida part aussi du programme herméneutique de Heidegger, mais il en retient surtout le volet «destructeur», qu'il radicalise avec son entreprise de «déconstruction» du langage conceptuel de la métaphysique (cf. J. GRONDIN, L'herméneutique, Paris, PUF, 2006, p. 93).
249 elle uniquement chronologique, simplement généalogique? Ou également et davantage une “source” d’inspiration, une matrice nourricière? Sa “sortie du christianisme” (ou mieux son détachement de l'Église) a-t-elle été sans retour? Ou plutôt jamais achevée? Ne devrait-on pas placer la relation de Heidegger à la tradition théologique (chrétienne) au coeur de l’intelligibilité de sa pensée ellemême? Tout au long de notre travail, nous avons d'une certaine manière cherché à répondre à cette problématique complexe, ou plus exactement, nous avons entrevu et écouté comment les uns et les autres ont répondu à ces questions. En résumé, nous souscrivons à la conclusion de Philippe Capelle, qui dit en substance: «La relation philosophie-théologie […] ne fait pas simplement l'objet d'une thèse de Heidegger: elle s'atteste comme organique à l'ensemble de sa pensée. Elle ne constitue plus un simple thème de relecture, même privilégié, de l'ensemble de son oeuvre: elle appartient au mouvement général du penser heideggérien. [Aussi faut-il l'entendre dans le sens suivant:] non pas 'Philosophie et théologie selon M. Heidegger'; non plus 'Philosophie et théologie au sein de la pensée heideggerienne'; mais: 'La relation philosophie-théologie comme tension du penser de Heidegger'»841. Bref, une dynamique interne de la pensée heideggérienne. Quant à la relation elle-même, nous ne pouvons pas ne pas nous inscrire en faux, comme le fait Guibal, contre la trop rigide séparation que le jeune Heidegger établit entre la théologie et la philosophie, entre la foi et la pensée. En effet, dans la vie concrète, comme le rappelle Guibal, «nous n'avons pas affaire à ces abstractions que sont «le penseur» et «le croyant» considérés dans leur pureté spécifique et irréelle; ce qui compte, pour qui essaie de penser le concret, c'est l'homme intégral dans son histoire de fait»842. Il serait donc plus réaliste de mettre un bémol et d'accorder la possibilité d'un dialogue authentique et fécond, tout au moins une confrontation constructive, entre les deux domaines, à condition naturellement d'apporter tout de suite des précisions et de tracer sans complaisance ni allergie des bornes. En tout cas, l'on ne doit plus envisager un affrontement à corps perdu ou éperdu entre deux «ennemis mortels», comme le laissait entendre Heidegger, mais plutôt un dialogue ouvert et jamais clos entre deux partenaires indépendants et respectueux des prérogatives respectives.
841 P. CAPELLE, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Les éditions du Cerf, 1998, p. 241-242. 842 F. GUIBAL, … et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines 1: Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980, p.29.
250
2. Sur l'interprétation religieuse ou théologique de la pensée heideggérienne La seconde série de nos questions se rapporte au problème d'une „dimension religieuse“843 ou interprétation théologique de la pensée de Heidegger: Malgré son ancrage originaire (catholique ou chrétien) et sa provenance théologique, ne doit-on pas insister sur le caractère «dé-théologisé» de l'analytique existentiale de Heidegger et ainsi récuser toute interprétation religieuse ou théologique de son oeuvre? Ou peut-on, à la suite de Karl Löwith, «réduire Heidegger à un 'théologien sans dieu' (gott-los)844et ne voir dans son analytique existentiale ou son ontologie fondamentale que la transposition d'une «théologie déguisée»? Ou inversement, comme l'écrit Jean-Yves Lacoste, une sorte d'«athéisme existential», doublé d'un «paganisme existential»?845 Point de vue défendu notamment par un Lévinas, pour lequel, aux dires de Hederman, «Heidegger est un athée dont la négation de Dieu retombe dans 'une religion à rebours'»846. Si d'une part Heidegger lui-même reconnaît sur le tard sa dette à l'égard de sa provenance chrétienne et théologique847, il ne cesse d'autre part de rappeler 843 Cf. H.-G. GADAMER, „Die religiöse Dimension in Heidegger“ (1981); „Die religiöse Dimension“ in Heideggers Wege, S. 140-151; in Gesammelte Werke 3, Tübingen, Mohr, 1987, S. 308-319. Voir aussi l'essai «La dimension religieuse» (1981), dans H.G. GADAMER, op.cit., p. 187-201. 844 Cf. K. LÖWITH, Ma vie en Allemagne avant et après 1933, Paris, Hachette, 1988, p. 47. À ce propos, on peut attirer l'attention sur le fait que, curieusement, sinon délibérément, la tombe de Heidegger à Messkirch ne porte pas la croix chrétienne, mais une simple petite étoile. 845 Cf. J.-Y. LACOSTE, Expérience et absolu, Paris, PUF, 1994, p. 20. Il y a la mise en place chez le dernier Heidegger d'une «théïologie» (portant sur le divin en général, to theion), «suprêmement a-théologique» (ne concernant pas 'Dieu' comme tel, o theos); cf. D. JANICAUD, Heidegger en France: 1. Récit, Albin Michel, 2001, p. 480). Citons également Hans Jonas, qui ne tient pas Heidegger pour un «athée»; au contraire, il pense trouver chez lui (le dernier Heidegger précisément) un genre de «gnose», dont il souligne le 'caractère profondément paien' (den tief heidnischen Charakter), avec l'apparition ou retour des 'dieux' (cf. H. JONAS, „Heidegger und die Theologie“, in Evangelische Theologie, 24. Jg., 1964, S. 621-642; les références sont tirées ici de G. NOLLER (Hrsg.), o.p., p. 327 et de O. PÖGGELER, Philosophie und hermeneutische Theologie. Heidegger, Bultmann und die Folgen, München, Wilhelm Fink Verlag, 2009, p. 156-163). 846 M. P., HEDERMAN, «De l'interdiction à l'écoute», in HQD, p. 285. 847 Cf. AP, p. 95. D'ailleurs, tout au début de sa carrière, le jeune Heidegger lui-même, dans une lettre adressée à Karl Löwith en 1921, se considère comme un «théologien chrétien» (cité dans Zur philosophischen Aktualität Martin Heideggers. Vol II: Im Gespräch der Zeit, p. 28-29; citation reprise dans H.-G. GADAMER, op. cit., p. 190).
251 que l'«athéisme» est constitutif de la notion même de facticité, et par conséquent, de la phénoménologie de la vie facticielle, en tant qu'explicitation de celle-ci848. Car, dit-il, «l'arrachement par lequel elle reconduit la vie à ellemême est, en termes religieux, une façon de se déclarer contre Dieu»849. Aussi, la théologie qu'il entend renouveler, promouvoir et recommander, est-elle foncièrement «païenne» et entièrement délivrée de toute préoccupation de Dieu (c'est-à-dire de la prétention de déterminer ou de posséder Dieu), pour se focaliser sur la facticité humaine. Et, rappelle Heidegger, «c'est par là seulement qu'elle demeure loyale devant Dieu, c'est-à-dire à la hauteur de la seule possibilité dont elle dispose»850. À cet égard, le proto-christianisme lui offre une forme de contre-modèle devant lui permettre, à travers la «destructio» de la théologie chrétienne et de la philosophie occidentale, de regagner le sol d'une théologie plus originaire, et ainsi, de retrouver le message évangélique originel, occulté par la tradition851. L'a-théisme dont il est question ici est pour ainsi dire «méthodique» et n'est nullement incompatible avec la phénoménologie de la religion (chrétienne), ni même avec la théologie, qu'il voudrait au contraire renvoyer à son lieu propre852. La destruction ou critique de la théologie ou encore le défaut constaté de Dieu (Gottes Fehl ), tout cela n'est pas au fond un rejet ou refus de la foi en Dieu. Autrement dit, l'opération d'«éloignement de Dieu» (a-théisme) permet en définitive le «retour à Dieu» (expérience authentique de Dieu): il s'agit au fond de se «dé-tourner» du «Dieu des philosophes», du Dieu de la spéculation métaphysique, du «Dieu idole», pour «re-tourner» au «Dieu divin», au «Dieu facticiel», au «Dieu crucifié». Ainsi, lorsque Heidegger évoque plus tard l'idée On pourrait aussi dire “théo-logue“. 848 Cf. IPA (Rapport Natorp), p. 27. 849 Cf. Ibid., p. 53. 850 Cf. Ibid. Dans le même sens, Heidegger écrira plus tard: «(...) la pensée sans-dieu, qui se sent contrainte d'abandonner le Dieu des philosophes, le Dieu comme Causa sui, est peut-être plus près du Dieu divin. Mais ceci veut dire seulement qu'une telle pensée lui est plus ouverte que l'onto-théo-logique ne voudrait le croire» (Q I-II, p. 306). 851 Cf. GA 60, p. 135; S. JOLLIVET, op.cit., p. 76-77. 852 Cf. J. GREISCH, op. cit., p. 216-218. Dans l'un de ses cours ultérieurs, Heidegger citera ce passage de Schelling illustrant cette thèse: «Celui qui veut s'établir au point de départ d'une philosophie vraiment libre doit abandonner Dieu lui-même. C'est ici qu'il convient de dire: qui veut le conserver le perdra, et qui y renonce le trouvera. Celui-là seul est parvenu au fond de soi-même et a reconnu toute la profondeur de la vie, qui un jour a tout abandonné et a été abandonné de tout, pour qui tout a sombré, et qui s'est vu seul avec l'infini: c'est un grand pas que Platon a comparé à la mort» (M. HEIDEGGER, Schelling. Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine, trad. J.-Fr. Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 22; cité dans J. GREISCH, op. cit., p. 292-293).
252 nietzschéenne de la «mort de Dieu»853, il s'agit en fait de la mort d'un certain Dieu, celui de la métaphysique (c'est-à-dire le Dieu pensé comme être, fût-il le suprême) ou encore celui de la morale (c'est-à-dire le Dieu pensé comme valeur, fût-elle la plus élevée). C'est dans ce sens qu'est à comprendre le „silence sur Dieu“ recommandé plus tard par Heidegger; il écrit en effet dans Identité et différence: «Quiconque a de la théologie, qu'elle soit chrétienne ou philosophique, une connaissance directe puisée là où elle est pleinement développée, préfère aujourd'hui se taire, dès qu'il aborde le domaine de la pensée concernant Dieu»854. Certes, il n'est pas question ici de ne plus poser la question de Dieu, puisque Heidegger lui-même n'a cessé de le faire du début à la fin de son itinéraire, ne serait-ce par la tangente; dans son esprit, 'se taire à propos de Dieu' veut dire ne pas avancer des affirmations sur Dieu, dans le genre de définitions abstraites, de concepts métaphysiques ou de preuves spéculatives de son existence. Ce „silence sur Dieu“ (von Gott zu schweigen), ou cette „pensée sans-dieu“ (gottloses Denken), ou encore ce renoncement méthodique au Dieu permet pour ainsi dire la sauvegarde de sa déité855, et donc, l'a-théisme revendiqué par Heidegger, à l'inverse de l'interprétation sartrienne par exemple, laisse ouvert l'espace au divin authentique, c'est-à-dire au “Dieu divin„ (dem göttlichen Gott). Jean-Luc Marion vient conforter ce point de vue, en parlant d'«athéisme conceptuel»: «la mort de Dieu», dit-il, concerne un concept défini et limité de Dieu (ici, «le Dieu moral», suivant le diagnostic de Nietzsche); ainsi, «loin de clore la question du Dieu», l'athéisme conceptuel, «ouvre la possibilité de tous les autres concepts de Dieu (...) pour nommer un Dieu toujours autrement pensable, autrement dit»856. Pour le dire autrement, il permet la libération, ou mieux provoque le dégagement, d'un nouvel espace pour le divin. Ainsi l'athéisme conceptuel – entendu comme le crépuscule d'une idole – est-il purement «scientifique» et provisoire, contrairement à l'athéisme «dogmatique» et total; il annonce et prépare une autre aurore du divin, que l'on peut espérer autre qu'idolâtrique857. 853 Cf. «Le mot de Nietzsche 'Dieu est mort'», in M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 253-322. 854 Q I-II, p. 289. Nous soulignons. 855 Heidegger écrit: „la pensée sans-dieu, qui se sent contrainte d'abandonner le Dieu des philosophes, le Dieu comme Causa sui, est peut-être plus près du Dieu divin“ (Q I-II, p. 306; cf. H. DANNER, o.c., p. 3). 856 J.-L. MARION, «De la 'mort de Dieu' aux noms divins: l'itinéraire théologique de la métaphysique», in D. BOURG (dir.), op. cit., p. 106. 857 Cf. Ibid., p. 107; J.-L. MARION, Dieu sans l'être, Paris, Communio/Fayard, 1982, p. 47s. ; et p. 57.
253 Cette seconde orientation de la problématique est fort pertinente et mériterait un approfondissement; mais là n'est pas, en premier, notre propos dans la présente investigation. Car elle exigerait alors d'entrer davantage en débat avec le second ou dernier Heidegger. Pour mettre un terme à cette discussion, qu'il nous importe seulement de citer la conclusion de l'article de Jean-Yves Lacoste sur «Heidegger» dans le Dictionnaire critique de la théologie858, stipulant que «le secret 'théologique' de Heidegger serait la quête d'un substitut à l'expérience chrétienne et à l'organisation chrétienne du pensable. [Et de conclure:] la théologie n'a rien à apprendre ici, sinon ce qu'elle n'est pas du tout. Ce qui est d'ailleurs une fort utile leçon»859. En clair, Lacoste recommande de concevoir et de pratiquer la théologie (chrétienne), en faisant l'impasse sur Heidegger. De ce point de vue, il rejoint paradoxalement ou précisément la position du jeune Heidegger, dans la mesure où ce dernier a ordonné lui-même ce départ, avec sa thèse de la totale autonomie, voire du «non-rapport», de la théologie à la philosophie. Ce que dément la pratique, comme l'a montré la réception du philosophe Heidegger par le théologien Bultmann ou encore l'entreprise philosophique et théologique de Welte, pour ne citer que ces exemples.
3. Sur la portée ou la marge des leçons heideggériennes dans la théologie La dernière série de questions que nous nous posons vise la recevabilité ou non de Heidegger par les théologiens: La pensée de Heidegger ne pose-t-elle pas problème à la théologie comme telle? Constitue-t-elle un danger ou une promesse? En quoi Heidegger a-t-il d’une manière ou d’une autre contribué à la remise en question ou au renouveau de la théologie? En ce qui concerne par exemple la révision de notre conception de Dieu et de notre langage théologique? Dans quelle mesure Heidegger a-t-il influencé ou peut-il encore inspirer les théologiens contemporains? Quelles sont les modalités de sa réception – ou mieux de son application – par les théologiens? Quelles sont les réserves à émettre à son endroit? Quelle distance devraient prendre les théologiens par rapport à lui? Pourquoi, ou en vertu de quoi, plusieurs théologiens louchent discrètement ou ostensiblement vers sa pensée? Ou, si l'on veut élargir, vers la philosophie en général? 858 Cf. J.-Y. LACOSTE, «Heidegger», in J.-Y. LACOSTE (dir.), Dictionnaire critique de la théologie, Paris, PUF,1998, p. 522-523. 859 Cité dans D. JANICAUD, Heidegger en France: 1. Récit, Albin Michel, 2001, p. 480; 2. Entretiens, p. 166.
254 Les avis de Geffré et de Marion ont été très instructifs à ce sujet. Avant de mettre nous-même la main à la pâte, nous estimons fort éclairante et, à bien des égards, actuelle la description que donne Stanislas Breton de la situation de la théologie contemporaine: «Le théologien d'aujourd'hui, écrit-il, ne sait plus très bien parfois ni où il est, ni ce qu'il est, ni ce qu'il fait. (…) Il a l'impression, douloureuse et exaltante, que le monde ne vient plus à lui, mais que c'est lui, à l'inverse, qui court après le monde dans le vain espoir de le rattraper. L'appellation même qui le désignait lui devient suspecte et peut-être intolérable. 'Théologie', qu'est-ce que cela signifie? Une naïveté indépassable, ou bien, comme on l'a dit, 'une philosophie sans recul'? Dès lors, pour être conforme à l'esprit du temps, ne convient-il pas que la théologie, si on lui conserve son nom, soit 'réfléchissante' plutôt que 'déterminante'; qu'elle 'déconstruise' plutôt qu'elle ne 'construise'; et qu'elle soit désormais bien moins 'la piété interrogative' de son passé que le lucide questionnement de sa longue histoire pour n'en être plus prisonnière?»860 Dans ces conditions, l'on peut comprendre l'intérêt, voire l'empressement, de plusieurs théologiens pour la pensée d'un Heidegger, dont nous avons vu plus haut la grande familiarité avec le motif théologique, et même reconnu la dimension religieuse, suivant l'appréciation de Gadamer861. Revenons à présent à la pensée de Heidegger elle-même, en particulier à sa phénoménologie de la religiosité chrétienne primitive: Est-on en droit de présenter «l'expérience chrétienne primitive» (c'est-à-dire la religiosité des premiers chrétiens, situés dans des frontières d'espace, de temps, de culture, de confession, d'interprétation, etc.) comme un «paradigme» d'abord pour les autres formes de religiosité? ensuite pour l'existence humaine en tant que telle? La démarche de Heidegger comme telle ne tombe-t-elle pas sous le coup de la relativité, dans la mesure où il prend le vécu (expérience facticielle de la vie) pour seul accès au phénomène religieux et fait d'une expérience singulière (celle chrétienne) pour ainsi dire un paradigme universel? Cette approche partielle de la religion n'est-elle pas finalement partiale aussi? En d'autres termes: n'est-ce pas là une façon dogmatique de généraliser et d'absolutiser une expérience effectivement particulière et relative? La problématique ainsi orientée et formulée rejoint au plus profond notre préoccupation, dans la mesure où elle donne de l'éclairage sur notre projet d'application du questionnement heideggérien à la religiosité africaine. Dans une correspondance à Karl Löwith, Heidegger reconnaît lui-même le caractère subjectif, relatif et en quelque sorte ''dogmatique'' de sa démarche en 860 S. BRETON, «La querelle des dénominations», in HQD, p. 249. 861 Cf. l'essai «La dimension religieuse» (1981), dans H.-G. GADAMER, op.cit., p. 187201.
255 ces termes: «J'impose ma 'position' – et je suis 'injuste' vis-à-vis des autres dans la connaissance que je suis moi-même 'relatif' […] Je travaille concrètement, facticiellement à partir de mon 'je suis' – à partir de ma provenance spirituelle et facticielle comme telle»862. Toute la question est maintenant de savoir si la démarche de Heidegger, aussi rigoureuse et radicale soit-elle, peut recevoir une validité universelle et absolue, à cause justement de cette situation facticielle propre. De l'avis de S. Jollivet, s'il est vrai que l'analyse heideggérienne part d'une situation concrète, d'une expérience vécue, ce n'est certainement pas pour s'y laisser enfermer, mais pour en dégager des structures censées valoir pour toute existence863. Pour notre part, nous sommes d'avis avec Servanne Jollivet que «Heidegger n'entend ni généraliser ni hypostasier une telle expérience, mais seulement dégager [c'est-à-dire indiquer formellement] certaines structures [par exemple: la temporalité, la tentatio, la pesanteur ou molestia, la cura ou souci, etc.] qui [permettent] de rendre compte de la concrétude de l'expérience chrétienne»864, et qui, en tant qu'accomplirables (et non en raison de leur sens de la teneur ou de leur sens référentiel), peuvent être ou sont valides et valables pour tous les hommes, toutes les cultures, toutes les religions, toutes les époques, tous les horizons. Comme l'écrit encore Jollivet, «parce qu'elles portent sur une modalité (wie) plus que sur un contenu (was), ces indications sont censées, dépassant le seul ancrage chrétien, valoir pour toute existence»865. Ainsi, de ce point de vue, malgré sa contingence indéniable et ses limites ou bornes certaines, l'analytique existentiale reçoit ou peut recevoir paradoxalement une portée universelle et une validité en quelque sorte 'inconditionnelle'. Par exemple, l'expérience de la «pesanteur» et de la «tentatio» qu'il présente ou indique formellement, aussi propre et particulière soit-elle pour un Paul ou un Augustin, qui chacun la vit personnellement et la traduit à sa manière, elle est commune à tout le genre humain, à tout contexte existentiel et à tous les horizons spatio-temporels: tout homme vit ou peut bel et bien vivre – chacun à sa manière et selon son style – cette expérience, dont la portée transcende toutes 862 M. HEIDEGGER, «Drei Briefe Martin Heideggers an Karl Löwith», in D. PAPENFUSS – O. PÖGGELER, Zur philosophischen Aktualität Martin Heideggers. Im Gespräch der Zeit, t.2, Frankfurt a.M., Klostermann, 1990, p. 31. Karl Jaspers stigmatise sévèrement le dogmatisme de la pensée de Heidegger: «eine dogmatische Haltung in den Formen einer Bewegung» (cf. K. JASPERS, Notizen zu Martin Heidegger. Herausgegeben von Hans Saner, 3. Aufl., München / Zürich, Piper, 1989, not. 156, p. 175). 863 Cf. S. JOLLIVET, op.cit., p. 139s. 864 Cf. S. JOLLIVET, op.cit., p. 74s. 865 Ibid., p. 76
256 les barrières culturelles et confessionnelles. C'est là tout le sens d'«existential», à savoir une structure fondamentale de l'être-là humain. Malgré cette clause modale d'universalité ou globalisation d'expériences religieuses fondamentales, une objection persiste, suivant le diagnostic de Jollivet: en effet, fort problématique s'avère le recours exclusif ou privilégié de Heidegger au modèle christo-logique ou événement «christique» et à sa concentration kairo-eschatologique; l'on peut à juste titre se demander si Heidegger n'en vient pas à hypostasier simplement ou à généraliser abusivement des structures propres au seul christianisme (c'est-à-dire des données en quelque sorte exclusives), et par conséquent, étrangères à d'autres formes de religiosité ou de religion866. Au fond, tout le problème réside dans le comment concilier l'historicité et la singularité du christianisme avec la prétention et la revendication de son caractère absolu et de sa mission universelle: comment une particularité peutelle revendiquer une portée universelle? Karl Jaspers par exemple donne un avis négatif. Il se demande, rapporte Bernhard Welte, «comment (...) une manifestation et une expérience de Dieu dans l'Histoire, celles qui ont été réalisées en Jésus-Christ, peuvent valablement s'imposer à toutes les générations, même les plus éloignées, alors que pourtant chacune de celles-ci a son expérience religieuse personnelle et originale. Il voit dans la prétention du christianisme une trahison envers la volonté universelle d'échanges mutuels embrassant tous les hommes et tous les temps, et, par là, une trahison envers la Raison ellemême»867. Cette difficulté est en quelque sorte déjà présente sous la plume de Paul, lorsqu'il parle du message chrétien comme un «scandale pour les Juifs» et une «folie pour les Grecs» (1 Co 1, 23). Dans la même ligne, l'on pourrait se demander si la foi chrétienne n'est pas une «aliénation pour les Africains». Dans tous les cas, c'est l'universalisation d'une expérience historique et particulière qui semble être mise en cause ici. Heidegger est bien conscient de la difficulté, ou tout au moins, il donne à le croire. S'il est en débat avec la «théologie chrétienne», cela ne doit pas laisser croire, note-t-il, «qu'il n'y ait que celle-ci»868. Dans une correspondance à Elisabeth Blochmann, il ajoute: «Il eût fallu exposer complètement le concept de philosophie et (…) l'opposer non seulement à la théologie, mais encore à la religion et pas seulement à la religion chrétienne. La religion est une possibilité 866 Ibid. 867 B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/3: Zur Vorgehensweise der Theologie und zu ihrer jüngeren Geschichte. Eingeführt und bearbeitetet von Gerhard Ruff, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2007, p. 134. 868 Cf. GA 9, p. 49.
257 fondamentale de l'existence humaine, même si elle diffère du tout au tout de la philosophie»869. Heidegger admet donc une certaine limite de sa démarche et de son option. Cela va de soi pour toute réflexion ou entreprise humaine, nécessairement affectée par la relativité historique. À ce niveau, surgit avec acuité la question de la «vérité chrétienne» par rapport à la vérité d'autres confessions ou traditions religieuses: Doit-on, en raison de la notion de relativité, prétendre ou soutenir que toutes les religions au fond se valent? Comment la Vérité 'chrétienne' peut-elle prétendre être «absolue», sans pour autant être «totalitaire», c'est-à-dire sans être nécessairement «exclusive», ni même «inclusive», de ces autres vérités? De l'avis de Claude Geffré, il faut, pour y arriver, «forger un concept de vérité théologique qui ne soit pas la vérité du jugement, au sens d'Aristote, dont le contraire immédiat est le faux, la fausseté; il s'agit de découvrir une conception de la vérité comme manifestation sous le signe d'une dialectique de voilement/dévoilement, une vérité de type eschatologique, une sorte d'approche progressive d'une plénitude de vérité qui est encore toujours devant nous»870. C'est dans cette perspective d'«advenir permanent» et d'«ouverture tolérante» pour ainsi dire qu'il faut envisager la «vérité chrétienne», c'est-à-dire dans le sens de «dévoilement» (άληθέια) , comme le recommande Heidegger 871, et non pas dans celui de rectitude ou justesse des énoncés de la foi (à savoir: la conformité [adaequatio] de la doctrine [intellectus] à la réalité [et rei], la validité des articles de la foi ou contenus crus par rapport aux principes de la raison), qui glisse fréquemment en dogmatisme et fondamentalisme, encore moins dans celui de certitude infaillible ou conviction inébranlable des fidèles croyants, qui dégénère souvent en fanatisme et intolérance. Cette compréhension dynamique de la vérité (de la foi chrétienne) dans la ligne de Heidegger ne doit pas laisser croire que celle-ci soit dénuée de raison (grundlos); bien au contraire, elle est 'éclosion' et 'déploiement' de sens. L'encyclique «Fides et Ratio» (1998) de Jean-Paul II, pour ne citer que cet exemple, rappelle avec force et justesse la relation mutuelle et autonome de la raison et de la foi (chrétienne) dans la recherche et la connaissance de la sagesse
869 M. HEIDEGGER, Correspondance avec Karl Jaspers, suivi de Correspondance avec Elisabeth Blochmann, Gallimard, 1996, p. 230. Nous soulignons. 870 Cité dans D. JANICAUD, Heidegger en France: 2. Entretiens, Albin Michel, 2001, p. 169. 871 Lire SuZ, § 44; voir aussi M. HEIDEGGER, «De l'essence de la vérité», in Q I-II, p. 159-194 («Vom Wesen der Wahrheit», in Wegmarken, GA 9, S. 177-202); C. GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l'interprétation, Paris, les éditions du Cerf, 1983, p. 7682.
258 et de la vérité872. En souscrivant, dans le sillage de Heidegger, à la vérité comme άληθέια et en l'appliquant à la vérité de la foi chrétienne, celle-ci prend le caractère de «vérité-événement» (Ereignis), c'est-à-dire vérité vivante qui s'accomplit en la personne de Jésus (cf. Jn 14, 6; 18, 37), laquelle vérité libère et sanctifie, c'est-à-dire elle est d'ordre 'performatif' et 'auto-implicatif': elle touche et transforme totalement l'homme – tout homme et tout l' homme – qui librement et avec engagement l'accueille, la confesse et la vit (cf. Jn 8, 32; 17, 17.19)873. Ainsi est garanti le caractère à la fois universel et libre, agissant et historique de la «vérité chrétienne». Au fond, cette vérité ne se réfère pas au «christianisme historique et institutionnel» en tant que tel, lequel est lié à une ou à des culture(s) particulière(s), et partant, est affecté par la relativité historique, mais plutôt à ce que l'on a désigné sous le terme de «christianité», c'est-à-dire l'esprit christique en lui-même, lequel en revanche a une portée universelle ou est susceptible d'être partagé ou réapproprié par tout humain, dans la mesure où il concerne et atteint «l'humain authentique», pour reprendre l'expression de Geffré874. Par conséquent, la Vérité comme telle ne peut pas être la propriété ou le 'monopole' d'une tradition ou confession religieuse; elle concerne et atteint tout homme, même en dehors du christianisme historique, notamment sous sa figure ou dans sa tradition occidentale. Autrement dit, aussi paradoxal que cela peut paraître, il est possible de connaître la vérité chrétienne et de vivre de l'esprit christique, en dehors des frontières institutionnelles du christianisme visible, et même sans le savoir, voire avant l'avènement même du christianisme historique. L'autre conséquence logique à en tirer est qu'il faut, eu égard à l'historicité qui affecte la réception de la vérité, y compris la vérité biblique, envisager, voire admettre une notion 'plurielle' de la vérité chrétienne, dans la diversité des confessions ou communautés. Par ailleurs, à l'intérieur même de la phénoménologie du christianisme, on peut relever et déplorer le fait que Heidegger, alors qu'il stigmatise beaucoup l'infiltration hellénistique, fait guère mention à l'«héritage hébraïque»875, 872 Lire P. HÜNERMANN, «Fides et Ratio – Einst und Jetzt», in Theologische Quartalschrift, 3. Heft 2009, S. 161-177; JEAN-PAUL II, Encyclique Fides et Ratio sur les rapports entre la Foi et la Raison (14 septembre1978). 873 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/1: Hermeneutik des Christlichen. Eingeführt und bearbeitetet von Bernhard Casper, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2006, p. 287295. Déjà, comme nous l'avions vu, Augustin assimilait la vérité à la vita beata et à Dieu lui-même. 874 Cf. C. GEFFRÉ, Profession Théologien. Quelle pensée chrétienne pour le XXIe siècle? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Albin Michel, 1999, p. 50s. et 99. 875 Cf. M. ZARADER, La dette impensée. Heidegger et l'héritage hébraïque, Paris, Seuil,
259 pourtant décisif pour l'intelligence de la religion chrétienne. C'est notamment, à côté du quasi vide éthique, l'un des reproches que Paul Ricoeur lui adresse, à savoir sa méconnaissance systématique ou son esquive (délibérée) du «massif hébraïque»; or ce «bloc», rappelle Ricoeur, constitue de facto une dimension essentielle du christianisme, lequel, faut-il le rappeler, «est d'abord enraciné dans le judaïsme et seulement après dans la tradition grecque»876. Le socle originaire sur lequel repose la christianité n'est pas bâti sur du néant ni sur du «totalement neuf» (c'est-à-dire ex nihilo); s'il est certes «absolument autre» (c'est-à-dire original), il éclot ou jaillit sans conteste d'une «source», à savoir la souche hébraïque. L'occasion faisant le larron, les théologiens devraient peut-être profiter de la dénonciation heideggérienne de l'«infiltration grecque» dans le christianisme pour revenir enfin aux «sources juives» de ce dernier, c'est-à-dire explorer et mettre en exergue son «double héritage ou enracinement»: non seulement celui grec, mais également et d'abord celui hébraïque, lequel est resté longtemps, pour reprendre l'expression de Marlène Zarader, «la dette impensée». En réalité, cette 'dette' est un 'héritage' permanent, dans la mesure où le christianisme ne vient pas 'abolir' ni absorber la foi d'Israël, mais 'l'accomplir' au sens plein du terme et la 'récapituler' dans le Christ (cf. Mt 5, 17; Eph 1,10). Quant à la thèse de Harnack, à maintes reprises évoquée et stigmatisée par Heidegger, sur «l'hellénisation du christianisme», l'on devrait peut-être «mêler un peu d'eau au vin» et parler en même temps et à bon droit de «la christianisation de l'hellénisme», comme le suggère avec justesse Claude Geffré877. En effet, souligne ce dernier, la rencontre du christianisme et de l'hellénisme ne doit pas être vue - principalement et exclusivement, comme tend à le faire Harnack sous le signe négatif de «corruption»878, de contamination, de défiguration du message chrétien («christianité») par la philosophie et la culture grecques, avec comme fâcheuse conséquence la naissance d'un avatar onto-théologique et politique («christianisme»); au contraire, on peut et devrait l'envisager comme une «heureuse rencontre»879, audacieuse et délicate certes, mais tout de même une «incomparable réussite»880, fort active et non passive, d'«inculturation du 1990; J. GREISCH, op. cit., p. 210. 876 Cité dans HQD, «Note introductive», p. 17. 877 Cf. C. GEFFRÉ, «Thomas d'Aquin ou la christianisation de l'hellénisme», in D. BOURG (dir.), L'Être et Dieu, Paris, les Éditions du Cerf, 1986, p. 23-42. 878 Cf. Ibid., p. 30. 879 Cf. D. BOURG (dir.), op. cit., p. 227. Souscrivant à la position de Geffré, Dominique Bourg conclut: «On ne voit rien d'illégitime dans l'effort patristique, puis scolastique, pour penser la foi chrétienne en des termes grecs et, plus justement, en recourant à des catégories apparues pour la première fois en Grèce» (Ibid. ). 880 Cf. C. GEFFRÉ, art. cit., p. 41.
260 christianisme», sous forme d'osmose et de symbiose créatrice, pourrait-on dire. Ce qui implique du coup un processus inverse et profond de «christianisation de la culture» (grecque), sous forme d'«assomption», selon l'image de «l'eau changée en vin» lors des noces de Cana (Jn 2, 1-11)881. Car, de l'avis de Geffré, «il s'agit de beaucoup plus que d'une adaptation au langage et aux modes de pensée de la culture dominante. Il s'agit d'une métamorphose des ressources conceptuelles et des valeurs existantes dans une nouvelle synthèse dont le message chrétien est l'élément catalyseur»882. Ce double mouvement d'hellénisation et de christianisation n'exclut nullement un choc çà et là entre deux univers de pensée et de sagesse, et partant la critique de tel ou tel autre aspect de cette rencontre historique et créatrice. Le plus important est que ces divers éléments hétérogènes sont en définitive «transmutés» et «transfigurés» sous l'horizon de la foi883. D'ailleurs, rassure Geffré, la thèse harnackienne «se voit de plus en plus contestée par les historiens les plus sérieux»884. Au lieu d'intenter un procès interminable aux catégories et aux modes de pensée hellénistiques et de s'attarder indéfiniment sur un programme de «dé-hellénisation» du christianisme, il faut, pour rejoindre l'avis de Geffré, refermer ce débat passionné et «penser que ce procès visait davantage l'héritage dogmatique et théologique de ceux qui furent les pionniers de la rencontre créatrice entre le christianisme et l'hellénisme. Les très grands comme Augustin et Thomas d'Aquin surent se garder de compromettre le vin de la sagesse chrétienne en le mélangeant avec l'eau de la sagesse philosophique, même si leur audace même comportait le risque d'une dérive possible, celle d'une évacuation du paradoxe de la croix au profit de l'harmonie rassurante du logos grec»885. Il est vrai que ce risque a constitué un danger constant, voire une menace réelle pour la foi chrétienne, au regard de multiples hérésies que la tradition a dû péniblement, voire dramatiquement, affronter et surmonter. Par ailleurs, comme le montre Welte, une radicale «dé-hellénisation» du christianisme paraît impossible, en tout cas difficile. Car, le Nouveau Testament a été écrit en langue grecque, et donc, contient déjà et inévitablement des structures de pensée et des catégories d'expression hellénistiques (par exemple: le «logos» du prologue johannique, les hymnes christiques des épîtres aux 881 Cf. Ibid., p. 38. Comme exemple d'assomption de la sagesse grecque par la théologie chrétienne, Geffré présente Augustin et Thomas d'Aquin. 882 Ibid., p. 24. Nous soulignons. 883 Cf. Ibid. Nous y reviendrons lorsque nous parlerons de l'«africanisation» du christianisme. 884 Cf. Ibid., p. 23. 885 Ibid., p. 41.
261 Philippiens et aux Colossiens, etc.)886. Il en est de même de la traduction grecque de la Septante. Il s'agit à ce niveau d'une première touche et forme d'hellénisation, intérieure à l'Écriture Sainte et antérieure à la grande vague de la période patristique, avec les formules dogmatiques des conciles (notamment Nicée, Constantinople, Éphèse, Chalcédoine). Des considérations précédentes, nous retenons la possibilité et la légitimité de dépasser la grande rupture prônée par le jeune Heidegger, à la suite de Luther, entre la sagesse chrétienne et la sagesse grecque: on ne doit pas nécessairement déceler dans le processus d'acclimatation et d'enracinement du message chrétien dans les diverses cultures une déviation ou une déchéance, mais au contraire y voir une chance et une mission. La théologie chrétienne ne peut pas, sous prétexte de préserver l'«identité chrétienne» ou «christianité», faire table rase des cultures passées ou vivantes où elle prend racine ou se déploie à travers l'histoire et dans le présent; au contraire, elle est amenée constamment et inévitablement à s'expliquer avec les cultures qu'elle rencontre, pour proposer et exposer la foi. Maintenant, qu'elle réalise cette tâche avec fruit, ou qu'elle s'y laisse écorcher ou défigurer, là est une autre question. Quoi qu'il en soit, la question de l'inculturation est incontournable dans le destin du christianisme, dont il ne faut pas décréter ex cathedra, si l'on nous permet l'expression, «l'immaculée conception», sans se salir les mains dans la pâte des cultures et sans plonger dans le courant de l'histoire: dès le départ et tout au long de son histoire, le christianisme n'a cessé d'être inculturé, c'est-à-dire incarné dans et véhiculé à travers une ou des culture(s). D'autre part, nous pouvons déplorer l'idée étroite que Heidegger se fait de la «théologie chrétienne»: à côté de la restriction, voire «réduction», de celle-ci à la «théologie néo-testamentaire», l'on peut à bon droit lui reprocher également une certaine conception unilatérale et uniforme de la théologie chrétienne. Il paraît ne pas réaliser, ou mieux il ne veut pas réaliser, comme le fait remarquer Philippe Capelle, que «ce qui s'appelle 'théologie chrétienne' semble avoir été, au principe, conjugué au pluriel»887. En réalité et dans la pratique, le singulier de la théologie recouvre une pluralité de théologies. Certes, le jeune Heidegger peut bien revendiquer son option ou sa préférence «théologique» (à savoir: la tradition chrétienne occidentale, dans sa «version» protestante, et plus particulièrement luthérienne; et là encore, la focalisation sur la «théologie de la croix»), mais il serait erroné, pense Capelle, d'ignorer par exemple qu'«il y eût 886 Cf. B. WELTE, Gesammelte Schriften IV/1: Hermeneutik des Christlichen. Eingeführt und bearbeitetet von Bernhard Casper, Freiburg – Basel – Wien, Herder. 2006, p. 307323; ici, à la page 311. 887 Cf. P. CAPELLE, op. cit., p. 94.
262 une autre théologie chrétienne, celle de l'Orient, moins encline à la manipulation du concept qu'à l'exercice du langage symbolique, à la mainmise qu'au laisservenir, à la production qu'à l'habitation»888. La préférence «théologique» unilatérale, et partant partiale, de Heidegger a tendance à faire de l'ombre sur d'autres possibilités ou modalités de pensée et de langage théologiques: il semble par exemple, dans sa lecture de Paul, négliger le fait que chez ce dernier le «Christ crucifié» (1 Co 1, 23) est aussi le «Seigneur de gloire» (1 Co 2, 8), que le langage de la théologie n'est pas seulement le «langage de la croix» (1 Co 1, 18), mais également le «langage de l'Esprit» (1 Co 2, 13; cf. Lc 21, 15). De même, il ne serait pas superflu de relever à la suite de Jean-Yves Lacoste que le phénomène de la liturgie fait curieusement défaut dans l'interprétation phénoménologique des épîtres pauliniennes (et donc de la vie religieuse chrétienne primitive) faite par Heidegger, alors qu'il présente le motif du «coram Deo» (εµπροσθεν του θεου, le «devant Dieu»), comme une attitude constitutive de la facticité chrétienne889. Personne ne pourrait, en effet, prétendre que le culte ou la célébration de Dieu – en tant que mode d'être et d'expression du croyant en présence de Dieu – ait été pour ainsi dire «un fait divers», c'est-à-dire un phénomène négligeable, voire inexistant, aussi bien de facto dans le vécu chrétien primitif que in fine dans les épîtres pauliniennes qui en font le récit890. On pourrait également, avec Francis Guibal, mettre en cause «la circularité close»891par laquelle Heidegger caractérise la foi chrétienne: celle-ci se suffirait à elle-même pour se comprendre et parler d'elle-même, sans recourir à la raison et au donné historique-culturel. Ainsi, sous couvert de sauvegarde de l'originalité du «noyau de la foi» (Glaube in seinem innersten Kern)892, Heidegger est amené pour ainsi dire à «faire fi du détour par l'histoire et la culture pour atteindre, comme par miracle et en sautant par-dessus les siècles, la voix et la vérité vivantes d'un Évangile prétendu pur»; or, note Guibal, «s'il est essentiel à la foi de viser le «coeur» du mystère chrétien, cette approche du «centre» passe 888 Ibid., p. 95. Cf. S. BRETON, «La querelle des dénominations», in HQD, p. 265. 889 Cf. J.-Y. LACOSTE, Expérience et absolu, Paris, PUF, 1994; J. GREISCH, op. cit., p. 214s. Le second Heidegger par contre évoquera le «Dieu divin» en concurrence avec le «Dieu des philosophes» ou le «Dieu comme Causa sui»; «ce Dieu, écrit-il, l'homme ne peut ni le prier ni lui sacrifier. Il ne peut, devant la Causa sui, ni tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter et danser»; en d'autres termes: il oppose ce Dieu de l'onto-théologie à celui qu'on peut célébrer dans la liturgie (cf. Q I -II, p. 306). 890 Heidegger lui-même a souvent assisté aux offices des moines de Beuron, lors de ses fréquents retraits dans sa campagne natale. 891 Cf. F. GUIBAL, … et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines 1: Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980, p.28. 892 Cf. GA 9, p. 55 et 66.
263 toujours par la médiation d'une expérience qui se déploie au sein d'une histoire et d'un langage toujours et inévitablement relatifs et particuliers»893. C'est le sens même et la portée de l'intellectus fidei. Il semble donc illusoire, voire naïf dans une certaine mesure, de rechercher une «christianité» pure en faisant entièrement abstraction de sa manifestation historique à travers le «christianisme». En effet, l'aspect «absolument autre et radicalement nouveau» de la foi chrétienne (à savoir: en «Christ», plus de «juif» ni de «grec»; cf. Ga 3, 28) ne dispense pas celle-ci de baigner dans une source et dans un milieu déterminés et de couler ou évoluer à travers une culture et une histoire d'hommes. Le «retour aux sources» (à savoir, la «christianité» originelle) passe inévitablement par la «re-visitation critique de la tradition» (c'est-à-dire du «christianisme» historique) qu'elles ont engendrée et nourrie, pour enfin remonter jusqu'à ses racines hébraïques et grecques. Enfin, une observation de Gadamer mérite peut-être de retenir encore notre attention: Heidegger, écrit-il, «n'a pas lui-même trouvé la réponse à sa question initiale, et qui a motivé tout le reste, celle de savoir comment il était possible de parler de Dieu sans l'abaisser à être un objet de notre savoir. Mais il a posé sa question avec une telle radicalité qu'aucun dieu des philosophes, et peut-être même aucun Dieu des théologiens ne pourra être une réponse, réponse que nous ne pouvons pas nous-mêmes prétendre connaître»894. À nos yeux, cette remarque est à la mesure du projet et de l'entreprise de Heidegger, à savoir: le questionnement radical et abyssal, c'est-à-dire, pour reprendre son vocabulaire, un questionner sur le fondement originaire (Urgrund), creusant jusqu'au fond (Unter-grund) sans fond (Ab-grund)895. Certes, au sommet de l'iceberg apparaît toujours la question centrale de l'être; mais au fond, la question souterraine qui motive et hante Heidegger du début jusqu'à la fin de son chemin de pensée et de vie demeure la question de la foi chrétienne, ou mieux, la quête du divin et de la voie la plus adéquate pour le dire. La déclaration emblématique de Heidegger au soir de sa vie - «Seul un dieu peut encore nous sauver»896 - résume pour ainsi dire sa quête et ses attentes. Cette question ne lui a laissé aucun repos, elle l'a taraudé et harcelé sur tous les chemins, en amont comme en aval, dans tous ses contours et détours, dans toute sa complexité et son ampleur, comme l'atteste cette formulation plus tardive: «Qui est le Dieu? Peut-être cette question est-elle trop difficile pour l'homme et 893 894 895 896
Cf. F. GUIBAL, op. cit., p.28s. H.-G. GADAMER, op. cit., p. 216-217. Cf. M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 15. M. HEIDEGGER, Réponses et Questions sur l’histoire et la politique, trad. Fr., Mercure de France, 1977, p. 49.
264 posée trop tôt. Commençons donc par demander ce qu'il faut dire de Dieu. Et d'abord une seule question: Qu'est-ce que Dieu?»897. Si Heidegger n'a pas eu la prétention d'y apporter une réponse définitive et dogmatique, il a eu au moins le mérite ou l'audace d'avoir posé autrement et avec gravité la question, et surtout, d'avoir préparé et indiqué la direction dans laquelle elle devait être posée, en disant justement ce que Dieu n'est pas: comme le vent qui souffle et nous envahit, sans que nous puissions le voir ni le saisir, de même nous pouvons faire l'expérience de Dieu, mais sans être totalement capables de dire qui et ce qu'il est, sinon le nommer, ou encore le dé-nommer. Plutôt que de le représenter objectivement ou de le reconstruire conceptuellement, Heidegger cherche à penser Dieu à partir de l'expérience, d'où Il se révèle et se manifeste. Au fond, il ne forge pas un autre Dieu; il dévoile un Dieu autre, un Dieu autrement divin: il veut dire et penser Dieu autrement. Ce faisant, il a pour ainsi dire 'rendu Dieu à Dieu'. Car la seule façon adéquate de parler de Lui est l'écoute attentive et disponible de Celui qui vient, s'offre et se dé-voile (se révèle) à notre expérience. Et il revient au théologien de dire comment le croyant peut et doit «comprendre» et «accomplir» cette écoute accueillante et méditante du Dieu Révélé par et dans la foi, bref: la tâche de 'laisser Dieu être Dieu'. C'est peut-être dans cette direction que le théologien devrait en premier s'investir dans sa réflexion et sa pratique théologique, au lieu de se risquer dans des «escapades philosophiques», empressées par exemple «de repérer dans l'histoire de l'être une nouvelle version de l'histoire du salut et d'interpréter la question de l'être comme une soif d'absolu que seule la foi peut assouvir, quand on ne va pas jusqu'à identifier l'être et Dieu»898. Le théologien manquerait ainsi à sa tâche, au point, pour parler comme Jean-Luc Marion, de «livrer Dieu à la philosophie, comme Judas a livré le Christ à Ponce Pilate, ou encore Ponce Pilate, le sachant innocent, l'a livré à ses exécuteurs»899. La tentation n'est pas complètement ni définitivement écartée, tant la séduction de cette pensée complexe demeure pressante et son interprétation sujette à divers malentendus; dans tous les cas, cette pensée demeure pour la théologie et les théologiens une «impulsion provocatrice» (provozierender Anstoß), comme écrivent Jüngel et Trowitzsch900. C'est cela justement, qui rend la pensée de Heidegger «intéressan897 Cf. EC, 1958, p. 239. 898 Cf. J. GRONDIN, «Heidegger et la théologie. À propos de quelques ouvrages récents», in Archives de Philosophie 46 (1983), p. 459. 899 Cf. J.-L. MARION, «De la 'mort de Dieu' aux noms divins: l'itinéraire théologique de la métaphysique», in D. BOURG (dir.), op. cit., p. 112. 900 Cf. E. JÜNGEL – M. TROWITZSCH, «Provozierendes Denken. Bemerkungen zur theologischen Anstößigkeit der Denkwege Martin Heideggers», in Rüdiger BUBNER -
265 te» pour la théologie, à savoir: «elle provoque la théologie à rien d'autre que – à être théologie»901; autrement formulé, elle encourage en définitive la théologie (chrétienne) à oser être elle-même. Pour clore – provisoirement – ce débat, concédons qu'on ne peut jamais mettre un point final à une interrogation qui reste toujours ouverte et actuelle. Aussi, voulons-nous la faire rebondir dans le contexte ou horizon africain.
Reiner WIEHL, (Hrsg.), Wirkungen Heideggers, (Neue Hefte für Philosophie 23),Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, p. 59. 901 Ibid., p. 69. C'est nous qui traduisons et soulignons.
Troisième partie: Critique de la religiosité africaine contemporaine
269 Cette dernière étape voudrait prolonger et étendre le questionnement heideggérien autour du motif théologique ou religieux sous le ciel africain. Ce sera notre effort personnel de réappropriation et/ou de distanciation – ou mieux d'application critique – du penser ou de la manière de penser de Heidegger, notamment par rapport à la réflexion théologique et à la pratique religieuse, et partant, à la pratique de la foi chrétienne, en terre africaine. Nous nous efforcerons de répondre aux questions suivantes: En quoi la pensée de Heidegger peut-elle être pour des Africains (aussi) ce que toute philosophie est censée être originellement, à savoir un chemin qui mène, non pas «nulle part»,902 et peut-être pas «plus loin», mais certainement «plus haut», c'està-dire vers les hauteurs de la sagesse? Ou encore «plus profond», c'est-à-dire à la source même (Quelle) de la pensée? Comment - à partir des rapports entre pensée (philosophique) et foi (religieuse) - ouvrir les horizons d’un dialogue constructif dans le questionnement sur Dieu et sur la pratique religieuse? Dans quelle mesure la réflexion heideggérienne sur l’expérience religieuse facticielle peut-elle interpeller les Africains et assainir leur religiosité, sans qu'elle soit interprétée comme une forme d'extraversion ou d'aliénation, étant donné la distance culturelle et la différence contextuelle? Bref: est-il possible, opportun et légitime d’oser cette entreprise aux allures d’un ‘mariage de raison’ ? Et surtout, comment ? Quoi qu’il en soit, nous osons, sur la base de quelques paradigmes ou jalons de chemin (Wegmarken) empruntés à Heidegger, indiquer en pointillé des pistes pour une phénoménologie de la religiosité ou fidéité africaine, afin de faire apparaître ses rationalités et de stigmatiser ses (éventuelles) déraisons. Pour ce faire, conformément à la méthode d'«indication formelle et provisoire» de Heidegger, nous tâcherons, non pas de fournir des «réponses définitives et dogmatiques», mais davantage de nous aventurer sur des questions poignantes et toujours renouvelées à propos de l'expérience religieuse des Africains. Par rapport à la pensée questionnante et parlante de Heidegger, nous montrons en même temps, pour reprendre les mots de Gadamer, «sa proximité à notre présent», ou mieux encore, la possibilité qu'elle reste «une question adressée à notre présent»903. Qu'on le veuille ou non, depuis l'avènement de Heidegger, «on ne peut pas le contourner», dit Gadamer; «il reste, d'une manière inouïe, sur notre chemin», dans le sens positif, qu'«on ne peut pas ne pas le rencontrer sur notre chemin», 902 Allusion au titre de la traduction française de l‘ouvrage de M. Heidegger Holzwege (GA 5), c'est-à-dire «chemins de bois» (Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962); cf. H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J. Vrin, 2002, p. 135. En effet, les «chemins de bois» peuvent mener, soit «nulle part», soit vers la «source». 903 Cf. H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J. Vrin, 2002, p. 36.
270 ou encore dans celui plutôt négatif, qu'il est «sur le chemin», c'est-à-dire, qu'«il nous fait obstacle»904. L'important ici est que Heidegger, de son propre aveu, ne laisse à la postérité qu'une «indication formelle», en lieu et place d'un «système dogmatique ou dogmatisant»: en effet, comme le fait remarquer Gadamer, l'expression «indication formelle» renferme déjà en elle-même une certaine «distance critique», dans la mesure où elle ne fait que montrer «la direction dans laquelle il faut regarder»; ce qui signifie, à son tour, que «celui à qui l'on montre doit voir par lui-même», de même que, ce qui se montre, il doit apprendre soi-même à le porter au concept, c'est-à-dire, à «le dire dans ses propres mots»905. C'est là la tâche qui nous incombe et à laquelle nous voulons nous adonner à présent.
904 Ibid., p. 48. Voir la note de J. Grondin. 905 Cf. H.-G. GADAMER, Les chemins de Heidegger, Paris, J. Vrin, 2002, p. 283-284.
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Chapitre 1. : Conceptions et pratiques religieuses (populaires) en Afrique. Analyse et critique Nous nous engageons sans complaisance ni arbitraire à faire le diagnostic religieux et spirituel de l’Afrique actuelle, plus précisément de l’Afrique subsaharienne. Généralement, l’image que les médias nous offrent de cette Afrique est celle d’un continent miné par des conflits internes et des guerres civiles, ravagé par des épidémies et la misère noire, écartelé entre la tradition et la modernité, noyé dans le tourbillon de la mondialisation, à la merci des multinationales prédatrices, etc. Pourtant, si ce tableau se vérifie en partie, il demeure partiel; l’Afrique regorge aussi d’immenses potentialités naturelles et humaines ainsi que d’innombrables richesses culturelles et spirituelles. Dans le cadre de notre recherche, nous nous limitons à l’aspect religieux et spirituel, à ses dangers et ses promesses, à ses raisons et ses déraisons. Nous voulons analyser la religiosité africaine contemporaine, non pas pour en faire purement et simplement une sociologie, ou une psychologie, encore moins une idéologie, mais - suivant le style phénoménologique, dans son ambition d’aller plus loin et plus profond, « zur Sache selbst » - pour la porter en définitive au regard (critique), éprouver ou consolider sa consistance et son authenticité, c'est-à-dire la faire revenir et apparaître sur son sol originaire. Par précaution, signalons la remarque classique autour de «l'usage abusif de l'épithète africain», alors que dans la recherche on se limite en réalité «à des espaces culturels bien restreints»: à ce propos, comme le rappelle Crispin Ngwey, «des études comparatives, à plus large portée culturelle, sont arrivées à la mise en évidence des similitudes et des constances par delà les limites géographiques»906. Aussi pouvons-nous parler de l'Afrique, sans qu'il nous soit reproché une généralisation hâtive et abusive. En outre, si notre objectif ultime est de rappeler les pistes d'une religiosité «chrétienne» authentique, notre analyse critique débordera les frontières des 'églises chrétiennes traditionnelles ou officielles' pour embrasser la religiosité de l'Africain contemporain en général, laquelle s'exprime et se déploie sous des formes ou organisations diverses: églises issues de la Mission occidentale catholique ou protestante, églises africaines dites indépendantes, religions 906 C. NGWEY Ngond'a Ndenge, “De l'être au devoir-être. Les ambiguïtés du recours à la tradition en Philosophie africaine„, in PHILOSOPHIE AFRICAINE. Bilan et perspectives. Actes de la XVe Semaine Philosophique de Kinshasa du 21 au 27 avril 1996, (Recherches Philosophiques Africaines 29), Kinshasa, FCK, 2002, p. 127.
272 traditionnelles, sectes d'origine américaine ou de souche orientale, nouveaux mouvements religieux, d'obédience chrétienne, islamique, traditionnelle, orientale ou ésotérique, groupes de prière autonomes, communautés messianiques ou prophétiques, groupements charismatiques, thérapeutiques ou à clientèle, etc907. Bref, nous cernons la religiosité des Africains dans son débordement explosif et pluriel.
1. Analyse du vécu religieux ou de la pratique de la foi en Afrique 1.1. Expressions et excès de religiosité Alors que l’Occident court, aux dires de Heidegger, le péril de la barbarie d’une civilisation techno-scientifique, avec comme conséquence – parmi tant d'autres – la perte du divin ou la vacance du ou des dieu(x), l’Afrique, elle, semble s’illustrer par le sens ou vertige du sacré et l’habitation ou invasion des dieux. Le continent africain a en effet la réputation d’être profondément religieux. Louis-Vincent Thomas rapporte: “En Afrique noire, sans être tout, la religion pénètre tout et le noir peut se définir comme l’être incurablement religieux”908. De fait, lorsqu’on aborde l’Afrique sur le plan religieux, l’on est directement frappé par la richesse et la diversité de ses traditions religieuses, le sens du sacré chez ses habitants, le respect et la sacralisation de la vie, le culte des ancêtres, les divers rites et les manifestations religieuses populaires, l'éclatement et la rivalité des formes innombrables de religiosité, la floraison des mouvements religieux et la prolifération des sectes; bref: la vitalité remarquable et la pluralité du motif religieux. À la limite, on pourrait parler d’un excès ou débordement de religiosité. Pour s'en convaincre, il suffit de s'arrêter sur ces quelques exemples, qui rythment le quotidien de grandes cités et villes africaines: des prédicateurs bruyants et ambulants, dès l'aube, à travers les rues, au marché et sur les places publiques, dans le transport en commun, voire au décollage et à l'atterrissage des avions de transport; à côté de séances de prières (et de guérisons) quotidiennes matinales et vespérales, le culte dominical sur presque toutes les avenues; les 907 À ce propos, l'on peut se rapporter aux actes du quatrième Colloque International du CERA, Sectes, Cultures et sociétés, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1994. 908 L.-V. THOMAS - R. LUNEAU, Les religions d‘Afrique Noire, Paris, Fayard, 1969, p.5.
273 veillées entières de prière, avec «tapage nocturne»; les campagnes dites d'évangélisation et de guérison ou délivrance; les croisades contre les «sorciers»; les pancartes et les slogans religieux, la chaîne de solidarité et la floraison d'associations religieuses.
1. 2. Réflexions et interrogation théologiques en Afrique C’est justement à ce niveau que veut se focaliser notre regard critique. Cet excès de religiosité ne cache-t-il pas au fond une certaine détresse ou indigence spirituelle? Sous des apparences de spiritualité, n’y a-t-il pas en réalité une trace de superstition, une in/croyance mitigée ou même une forme d’irréligiosité? Cette vitalité fiévreuse et ce dynamisme enthousiaste, ne sont-ils pas symptomatiques d'une situation de crise et de misère? Sommes-nous toujours en présence d'une religiosité authentique? Si tel est bien le cas, comment alors comprendre, par exemple, certaines atrocités dont l’Afrique contemporaine est le théâtre, atrocités commises par des africains, sous la barbe de Dieu, et parfois même au nom de Dieu? Pillages, tortures, massacres, génocides, actes de terrorisme, de vandalisme et, dans le pire des cas, scènes macabres de cannibalisme, guerres, viols et autres violences sexuelles, tribalisme et intolérance, profanation des lieux de culte et des objets sacrés, exploitations multiformes et injustices criantes, aliénations diverses, tous ces faits sont en contradiction avec la réputation religieuse des Africains. Dès lors se pose aux Africains la question de l’authenticité et de la consistance de leurs croyances ou convictions religieuses. Cette question entend situer la véritable religiosité au juste milieu entre d'une part un excès (superstition ou inflation religieuse) et d'autre part un défaut (irréligion ou aliénation religieuse, manque de fruits ou effets néfastes)909. En outre, la question ici posée déborde de beaucoup la question (religieuse): elle prend l'ascenseur, jusqu'aux sommets de l'âme ou aux profondeurs de la culture africaine.
1.3. Défis de religiosité, d'inculturation et de rationalités africaines Les chrétiens africains sont en face de défis multiples, par rapport à leur religiosité, à leur culture et à la modernité. En ce qui concerne la religiosité, il importe de déconstruire la notion du Dieu et du sacré chez les Africains pour 909 Cf. J. GRONDIN, La philosophie de la religion, Paris, PUF, 2009, p. 92.
274 revenir à ou atteindre une religiosité authentique, c’est-à-dire dégagée de toute banalité perverse et de toute pesanteur, sinon ivresse, idéologique. Car, tout comme l’éclat extérieur peut cacher un vide intérieur, sous des apparences religieuses peuvent aussi être voilées de nouvelles formes d’absence de Dieu. C’est là le danger subtil que court cette Afrique assoiffée – folle, diraient certains – de Dieu; mais également, un défi qu’elle a à relever, un défi peut-être riche de nouvelles possibilités et promesses. Comme le souligne Heidegger, à la suite de la parole de Hölderlin, “là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve”910. Tel le revers d’une médaille, le péril est l’envers - et donc une trace - du salut. Ainsi - face au défi lancé par le péril d‘une dérive existentielle - les africains peuvent par un questionnement radical de leurs convictions ou croyances convertir ce que nous avons qualifié d’«excès de religiosité » en «occasion et possibilité de salut», le «danger d'aliénation» en «promesse et piste de libération». Bref, repérer et transformer la menace (destructrice) en opportunité (salvatrice). À ce propos, l’attitude questionnante ou pensante de Heidegger peut être d’un grand secours et d’une inspiration féconde pour les Africains. Ces derniers, assoiffés de spiritualité et de Dieu dans un monde en désarroi, peuvent d’une part être séduits par l’entreprise d’un Heidegger, cherchant à libérer la pensée de l’emprise et du mirage d’un rationalisme techno-scientifique, et d’autre part être interpellés par son questionnement radical et s’inspirer de ses analyses sur Dieu et sur l’expérience religieuse chrétienne originaire pour asseoir leur religiosité et spiritualité. Ainsi, la pensée de Heidegger peut, conformément à son style de questionnement radical et perpétuel, contribuer à assainir - à «déconstruire» avec visée constructive - l’idée de Dieu et du religieux pour (r-) établir ce qu’il y a d’authentique dans la religiosité des africains contemporains. La dernière partie de notre travail s’assigne justement la tâche d’«écouter» - sous les auspices de Martin Heidegger - cette brûlante question, pour la faire «résonner» ensuite sur la situation religieuse de l’Afrique en crise et en quête de salut. Par ailleurs, les interrogations suscitées par les contradictions entre les aspirations spirituelles des africains et leur vécu quotidien rejoignent en substance les controverses soulevées par l’attitude ambiguë et compromettante de Heidegger au milieu des atrocités politiques de son époque911. Au fond, au-delà 910 M. HEIDEGGER, «La question de la technique», in Essais et conférences, Gallimard, 1958, p.38. 911 À ce propos, lire par exemple : AGAMBEN, Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo III, (Coll. “Petite Bibliothèque”390), Paris, Rivages Poche, 2003(1998). 208 p. ; FACKENHEIM, Emil, Penser après Auschwitz. Affirmations juives et réflexions philosophiques, traduit de l‘anglais par Marguerite Delmotte
275 de la polémique que peut générer pareille situation dans l’un et l’autre cas, c’est la question même du Dieu qui est ici en jeu: Peut-on encore penser Dieu après la Shoah, l’hécatombe d’Hiroshima, le génocide du Rwanda, la tragédie du Darfour, le drame congolais, les conflits interreligieux sanglants au Nigéria, les horreurs du terrorisme çà et là, pour ne citer que ces quelques cas parmi les innombrables barbaries commises à l‘intérieur des civilisations confessant soidisant “dieu”? Dans toutes ces situations dramatiquement tragiques ou à peine croyables, se pose dans les consciences la cruciale question: “Wo war Gott?”, pour reprendre l’interrogation troublante de Benoît XVI à Auschwitz912. En effet, devant cet excès du mal, devant le comble de l'injustice, de l'humiliation et de l'exploitation que subissent les populations africaines, l'on est tenté de penser que «la seule excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas»913. Comme on le voit, ce qui est en question dans la question, c'est la question même du «Dieu». Et la question vaut la peine d'être posée; elle ne peut pas être éludée, ni ignorée. Et même si elle a été déjà et à plusieurs reprises posée par le passé, sa gravité (- et sa persistance -) exige et recommande qu'on la repose de façon constante et renouvelée. Personne ne peut décréter qu'on en aurait dit assez. La question d’une compréhension authentique de Dieu se pose, non seulement en Afrique et aux Africains, elle est universelle. Dieu - ou mieux “la question de Dieu” - pose problème à travers le monde et fait l'objet des passions les plus diverses, hier comme aujourd'hui. Le relativisme et le 'libertinisme' des uns, le fondamentalisme et l’intégrisme des autres, la superstition et le fatalisme d’autres encore, tout cela aliène le religieux authentique et dégrade l’image de et Bernard Dupuy, (Collection “La Nuit surveillée”), Paris, Éditions du Cerf, 1986. 176 p. ; FARIAS, Victor, Heidegger et le nazisme, traduit de l‘espagnol et de l’allemand par Myriam Benarroch et Jean-Baptiste Grasset, préface de Christian Jambet, Lagrasse, Éditions Verdier, 1987. 382 p. ; FAYE, Emmanuel, Heidegger. L'introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, (Collection “Bibliothèques des Idées”), Paris, Albin Michel, 2005. 574 p. ; FAYE, Jean-Pierre, Le piège. La philosophie heideggérienne et le national-socialisme, Paris, Balland, 1994. ; FÉDIER, François, Heidegger. Anatomie d‘un scandale, Paris, Robert Laffont, 1988; ID. (éd.), Heidegger, à plus forte raison, Librairies Arthème Fayard, 2007. 536 p. ; OTT, Hugo, Martin Heidegger. Éléments pour une biographie, (Bibliothèque historique Payot), traduit de l’allemand par Jean-Michel Beloeil, postface de Jean-Michel Palmier, Paris, Payot, 1990. 420 p. (Texte allemand : Martin Heidegger. Unterwegs zu seiner Biographie, Frankfurt am Main / New York, Campus Verlag, 1992. 255 S.) 912 Titre de l‘allocution du Pape à Auschwitz. Cf. BENEDIKT XVI., Wo war Gott? Die Rede in Auschwitz, Herder, 2006 913 C. GEFFRÉ, Profession Théologien. Quelle pensée chrétienne pour le XXIe siècle? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Albin Michel, 1999, p. 190.
276 Dieu. Et les conséquences - comme on le sait - sont désastreuses: dans ce contexte, Dieu devient “prétexte” pour exploiter l‘homme, justifier les violences et asseoir les idéologies; et les religions source et foyers de conflits et de misères de toutes les couleurs. Comment dès lors poser le problème de Dieu pour qu’il ne pose plus problème? La question nous paraît fondamentale et vitale. Car, comme l’écrit Francis Guibal, “quand on voit ce qui a été dit de Dieu et la facilité avec laquelle on s’est servi de ce nom pour justifier les causes les plus diverses, on se prend à penser qu’un long cheminement préparatoire est sans doute nécessaire avant que l’homme sache bien ce qu’il dit en nommant ou en invoquant Dieu”914. Sur ce point précis, l'Afrique n'est pas épargnée, bien au contraire. La question est également complexe et titanesque, car elle soulève des questions corollaires, tout aussi importantes qu‘elle-même, comme celle du langage religieux ou liturgique, celle de l’expression et de la communication de la foi ou de l'expérience religieuse, bref la question de l’inculturation de la foi en terre africaine. Ainsi, dans la conception et l‘expression de leur religiosité ou de leur foi, les Africains sont confrontés, non seulement à la question du double héritage hébraïque et grec du christianisme, mais également à celle de leur double héritage colonial (occidental) et ancestral (traditionnel). On pourrait même et devrait de facto l’élargir à la question actuelle de la mondialisation (globalisation), avec la fascination ou l'imposition de la rationalité technique et scientifique, gangrénée d'exploitations sans scrupule et d'injustices multiples, ainsi que la séduction ou l’importation des spiritualités américaines et orientales, porteuses de bouleversements profonds. Autant de questions essentielles que de défis cruciaux pour les Africains, qui ont déjà ouvert ces vastes chantiers et s'y investissent à travers réflexions, recherches, ateliers, séminaires, colloques, publications, etc915. Ce faisant, ils ne visent pas le 'culte de la différence' ni 914 F. GUIBAL, …et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines 1: Heidegger, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 136. 915 À titre d'illustration, l'on peut consulter les déclarations de différentes Conférences épiscopales du continent africain, les orientations, recherches et publications des Facultés ou départements de Théologie africaine, notamment celles des Facultés Catholiques de Kinshasa (aujourd'hui, Université Catholique du Congo), ainsi que divers travaux des théologiens d'autres pays africains, par exemple Fabien Eboussi Boulaga, Jean-Marc Ela, Meinard Pierre Hebga, pour ne citer que ceux-là; ils gardent leur actualité et pertinence, aujourd'hui encore. En outre, il n'est pas vain de signaler depuis la publication de la Philosophie bantu du R.P. Placide Tempels (1948) l'existence d'une abondante littérature/réflexion africaine sur les valeurs fondamentales, les cultures, les religions traditionnelles, les réalités vitales, les combats socio-politiques et les conceptions du monde spécifiques du continent africain. Cf. Philosophie africaine. Bilan et perspectives, (Recherches Philosophiques Africaines 29), Facultés Catholiques
277 l'indifférence face aux autres cultures et rationalités, mais ils revendiquent la reconnaissance de leur différence ou situation/identité particulière, pour répondre aux défis précis qui se posent à eux, dans leur contexte et au quotidien. Pour notre part, nous voulons 'prendre part' à ce chantier, avec la conviction que seules une conception saine de Dieu, une expression adéquate du religieux et une pratique authentique et engagée de la foi peuvent libérer les africains et l’humanité en général des aliénations religieuses absurdes et explosives. Une fois l’espace du 'religieux authentique' reconnu et rétabli, il est alors possible d’instaurer et d’établir un dialogue constructif entre les religions et entre les cultures, et donc de promouvoir l'«humain authentique» de manière intégrale. Car le religieux est l'une des expressions majeures de la culture et de l'humanité. De ce “dia-logue” peut s’édifier un monde pacifique ou apaisé, plus juste et meilleur. Fort de cette conviction, nous nous engageons à passer au tamis les conceptions et les pratiques religieuses de l’Afrique d’aujourd’hui.
2. Quelques schèmes de critique de la religiosité La question de Dieu – tout comme le phénomène religieux en général – constitue un lieu de tous les paradoxes et, de ce fait, est sujet à d’interprétations diverses et variées. Celles-ci peuvent parfois conduire à des aliénations, dénoncées dans le passé par des penseurs comme Ludwig Feuerbach, Karl Marx ou Sigmund Freud, pour ne citer que ces noms. Le choix de ces trois approches ou schèmes interprétatifs n’est ni restrictif, ni exhaustif, mais simplement indicatif et méthodique. Ils analysent et expliquent le phénomène religieux, chacun selon son angle de lecture, son environnement, son époque, ses préoccupations et ses visées propres; mais, ils s'entrecroisent et demeurent complémentaires, et en même temps, ils sont ouverts à d'autres horizons. Au-delà des limites de leur point de vue objectiviste et 'fonctionnaliste' pour ainsi dire916, ils restent intéressants et instructifs, dans la mesure où ils dévoilent et stigmatisent des aliénations que génère ou peut générer la religion, sous tous les cieux, dans des situations semblables, et de Kinshasa, 2002. 916 En effet, ils traitent la religion en tant qu'„objet“ et sous l'angle de sa fonction (psychologique ou anthropologique, socio-politique ou idéologique, ethno-cosmologique ou psychanalytique), au lieu de viser son „lieu originaire“, son essence comme telle. Quant à la critique du christianisme par Nietzsche, notamment sa proclamation de la 'mort de Dieu', sur laquelle Heidegger (le second) est beaucoup revenu, et dont la portée n'est pas négligeable dans la pensée contemporaine, nous nous dispensons dans ce travail de l'appliquer à la situation présente de l'Afrique.
278 ensuite, par un retournement positif, contribuer à son assainissement et ainsi parvenir à son essence ou lieu originaire et authentique. C'est dans cette perspective et dans ces limites qu'on peut aussi y recourir pour éprouver la religiosité africaine, ou mieux ce que les Africains contemporains nomment «Dieu» ou attendent de lui.
2.1. Le schème feuerbachien Dans son oeuvre majeure L’essence du christianisme917, Feuerbach dénonce l’illusion religieuse. D’après lui, la religion ne serait qu'une projection ou transposition - à la divinité - des aspirations morales et des désirs irréalisés de l’humanité, un épanchement de sentiments humains; en un mot: une «utopie». Aussi, conclut-il, la religion est idolâtrique, et «l'homme le modèle original de son idole»; quant à Dieu, c'est «un mot dont le seul sens est l'homme», dans la mesure où on lui attribue de façon illusoire ce qui revient en fait à l'homme918. Nous retenons ce schème anthropologique ou psychologique pour récapituler toutes les formes d'illusion religieuse qui affectent la 'Selbstwelt' personnelle du Dasein, pour revenir au vocabulaire heideggérien.
2.2. Le schème marxien Reprenant pour son compte les thèses de Feuerbach, Marx explique la religion à partir de la misère et l'exploitation de la classe ouvrière. Chez lui, la religion apparaît à la fois comme le refuge ou la consolation des prolétaires et l’instrument d’exploitation ou d'asservissement de ces derniers par la classe dominante. Autrement dit, la religion est le reflet ou «l'expression» de la misère de la société, ou mieux une idéologie consolatrice – mais illusoire – née de cette misère sociale; elle serait le «soupir» de l’homme accablé par le malheur, en un mot: «l'opium du peuple». Quant au patronat, la religion lui sert de 'système' de justification et de légitimation sociale pour satisfaire et sauvegarder ses propres intérêts et avantages socio-économiques, au détriment du prolétariat919. Aussi bien pour le 917 Cf. L. FEUERBACH, L’essence du christianisme. Traduit de l'allemand par Jean-Pierre Osier, avec la collaboration de Jean-Pierre Grossein. Présentation de Jean-Pierre Osier, (Collection Tel 216), Gallimard / Librairie François Maspero, 1968. 528 p 918 Cf. L. FEUERBACH, op. cit., p. 98; J. GRONDIN, La philosophie de la religion, Paris, PUF, 2009, p. 111. 919 Cf. K. MARX, Critique de la philosophie du droit de Hegel, Aubier, 1971, p. 53; J. GRONDIN, La philosophie de la religion, Paris, PUF, 2009, p. 110s.
279 prolétariat que pour le patronat, la religion est un lieu ou facteur et un instrument ou moyen d’aliénation. L'on pourrait également retourner la critique marxiste et penser que la religion, dans le contexte contemporain, notamment dans l'hémisphère Nord, n'est plus ou pas seulement «l'expression de la misère de l'homme», ni «une protestation contre la misère, mais une protestation contre le non-sens des sociétés d'abondance, qui augmentent sans cesse leurs moyens alors qu'elles souffrent d'une absence croissante de fins»920. Dans tous les cas, la religion est abordée ici en référence avec la situation sociale et économique de l'homme. Nous recourons à ce schème socio-politique pour résumer toutes les formes d'aliénation religieuse se rapportant à la 'Mitwelt' du Dasein.
2.3. Le schème freudien Sigmund Freud, pour sa part, dénonce la religion comme une forme de névrose collective et narcissique. Selon lui, la religion a un rôle de protection et de sécurisation dans les civilisations primitives et une fonction de transfert et de refoulement en psychanalyse: pour les peuples primitifs, prétend-il, la religion est une réponse à la menace et aux forces de la nature. Par ailleurs, en psychanalyse, Dieu aurait la fonction du père qui protège l'enfant que nous restons au milieu des vicissitudes de l'existence et du monde. Bref, la religion serait une forme de pathologie, une névrose qui naît de l'angoisse face à l'impuissance et à la finitude humaine; en même temps, elle serait une forme de thérapie et un apaisement psychologique face aux énigmes de la vie et à l'insécurité du monde921. Ce schème cosmologique rassemble, dans notre optique, les interrogations ou préoccupations religieuses du Dasein par rapport à 'l'Umwelt'.
3. Critique de la religiosité africaine contemporaine Partant de ces trois schèmes explicatifs (anthropologique, socio-politique et cosmologique), nous voulons stigmatiser une triple dérive de la religiosité en Afrique d’aujourd’hui, en référence à la triple dimension de la Lebenswelt, à savoir: la Selbstwelt, la Mitwelt et l'Umwelt. Cette étape critique constitue notre volet «destructeur» de la religiosité africaine, telle qu'elle est conçue et vécue 920 C. GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l'interprétation, Paris, les éditions du Cerf, 1983, p. 254. 921 Cf. J. GRONDIN, La philosophie de la religion, Paris, PUF, 2009, p. 27s.
280 actuellement: elle entend affranchir cette religiosité de son carcan aliénant ou idéologique (comme nous le montrerons) pour la ramener sur son sol authentique et lui rappeler ses cibles prioritaires.
3.1. «Religiosité comme illusion» à l’endroit de la “Selbstwelt” En rapport avec la “Selbstwelt”, la religiosité de beaucoup d’Africains représente une illusion: suivant le schème feuerbachien, elle ne serait qu’une quête de réponses aux inquiétudes personnelles, aux frustrations subies et aux aspirations inassouvies, au drame de la stérilité et de l‘infortune, à l‘angoisse de la maladie et de la mort, etc. D’où la recherche d'effervescence émotive à travers les transes, délires et hystéries, l'importance considérable accordée aux songes et aux visions, les prières de guérison et de délivrance ou exorcisme, l’ésotérisme, la superstition, l'obscurantisme, l'engouement pour les groupes dits charismatiques, etc. De ce point de vue, la religiosité de plusieurs Africains apparaîtrait comme la survivance abusive d'une crédulité superstitieuse, devant l'impuissance humaine et les limites personnelles; ou encore, une farce persistante avec effet placebo, ou tout au moins une « béquille psychologique »922.
3.2. «Religiosité comme opium» pour la “Mitwelt” En rapport avec la “Mitwelt”, la religiosité est perçue par maints Africains comme un opium: suivant le schème marxien, elle se réduirait à une recherche de solutions à la misère de la vie en société, à la crise socio-politique et économique, au problème du chômage et du dépaysement citadin ou urbain, à l‘insatisfaction matérielle et sociale, à l‘insécurité et l’instabilité politique, au déracinement culturel et à la dépravation morale, à la criminalité généralisée, aux conflits armés jusqu’aux génocides et autres actes de barbarie, etc. D’où le refuge dans les groupes, les associations, les communautés ou les sectes, qui promettent ou apportent chaleur humaine, sécurité et bien-être, avec le constat de n'être parfois qu'une vaste escroquerie organisée, sinon téléguidée; la hantise du ciel et de l’au-delà bienheureux; l’esprit grégaire et l'aveuglement de la foule, le culte du leader, la naïveté et la crédulité des adeptes, la pesanteur des traditions et des prescriptions, le fanatisme et le fondamentalisme, l'engouement pour les messianismes, etc. 922 Cité par P. DAVID, « Le Dieu en fin / Le Dieu enfin », in Heidegger: Le danger en l’Être, 95 (L’infini) 2006, p. 167.
281 Par ailleurs, il faut reconnaître qu'un grand nombre de ces groupes religieux, loin d'être une drogue pour s'évader de la cruelle réalité ou faire rêver du ciel, ou encore une habile supercherie téléguidée pour endormir les consciences des administrés ou des pauvres et les détourner de vrais problèmes qui se posent dans la société, constituent de véritables poudrières ou foyers de contestation sociale et de lutte politique, jusqu'à l'usage de la violence aveugle, considérée comme 'sacrée'. Cela s'est souvent vérifié sous les régimes de dictature, où la prise de parole dans l'espace public est muselée.
3.3. «Religiosité comme fétiche» face à l’ “Umwelt” En rapport avec l’“Umwelt”, la religiosité est vécue par plusieurs Africains comme un fétiche: suivant le schème freudien, elle serait, dans ces milieux dits primitifs, une tentative de sécurisation face aux menaces de la nature, aux maléfices de mauvais génies, à un monde hostile, à un environnement pollué, à l'ignorance, etc. D’où le recours à la magie pour domestiquer la nature et les forces invisibles, le port de talismans et amulettes de protection, le culte du totem, les pratiques de la sorcellerie et de l’envoûtement, l’occultisme, une conception fétichiste des sacrements et des sacramentaux (par exemple, l'eau bénite est consommée comme potion magique, voire comme breuvage quotidien), libations et offrandes pour obtenir la faveur des ancêtres, rites pour faire tomber la pluie, envoyer la foudre sur des méchants, éloigner les calamités, apprivoiser ou neutraliser les génies, etc. Sans vouloir caricaturer ni réduire la religiosité des Africains – dont nous reconnaissons l'originalité, l'aspiration au spirituel ou le lien à l'invisible, la vitalité et la floraison – à cette triple dérive, nous prenons cependant au sérieux celle-ci comme un cancer qui ronge ou corrompt un corps sensé d'être sain ou appelé à le (re-)devenir. Cette dérive vise et menace, non seulement les fidèles ou ouailles, mais également leurs pasteurs ou leaders. Il suffit par exemple d'analyser les thèmes et contenus des prêches ou homélies; l'on s'apercevra, loin de tout cliché ou stéréotype, qu'il n'est pas exagéré de conclure que la plupart convergent ou culminent, à côté de la forte tendance moralisante, vers une constante: ''DieuPanacée'', ''Jésus-Solution'', incantations contre les démons et les sorciers, menaces apocalyptiques et spectre du jugement dernier, visas pour le ciel, assurance de guérison et de délivrance, promesse de chance et de succès, chantage de porte-bonheur ou de porte-malheur, mobilisation aggressive pour collecte, joutes doctrinales et lavage de cerveau, bref : un spectacle incroyable
282 d’absurdités et d’illusions qui défie le bon sens, et du coup, rend la religion suspecte, voire ridicule 923. Après ce réquisitoire cursif et sévère, il nous faut absolument 'aller plus loin', dé-passer cette phase «destructive» et négative, afin de ne pas tomber dans le piège inverse, qui consiste à «jeter l'enfant avec l'eau du bain», c'est-à-dire balayer d'un revers de la main la soif et la quête spirituelles légitimes, enfouies dans ce débordement religieux. C'est l'étape «constructive» de notre entreprise.
923 À ce propos, on peut lire avec intérêt les Actes du quatrième Colloque international du C.E.R.A. (Kinshasa 14-21 novembre 1992): Sectes, cultures et sociétés. Les enjeux spirituels du temps présent,), Facultés Catholiques de Kinshasa, 1994. 608 p.; Cahiers des Religions Africaines, Vol. 27-28 (1993-1994) n° 53-56.
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Chapitre 2. : La «cor-rection» de la religiosité africaine. Possibilité et opportunité d’exploiter Heidegger Pour parvenir ou revenir à une religiosité chrétienne africaine authentique, nous aurons recours à quelques “paradigmes” ou motifs empruntés au jeune Heidegger. Comme nous l'avons vu, ce dernier n’aborde pas le phénomène du religieux de façon abstraite théorique ou objectiviste, mais dans son accomplissement historique concret, dans sa manifestation originaire, dans sa vivacité particulière, dans sa singularité propre; il dégage la “spécificité” de l’expérience religieuse chrétienne à partir de sa “primitivité”: autrement dit, en ce qui concerne la christianité, “l’original” est à chercher dans “l’originaire”, en tant que paramètre fondateur et exemplaire. Concrètement, c’est dans l’expérience de la vie de premières communautés chrétiennes que le jeune Heidegger trouve la christianité dans sa pureté ou densité originelle, sans verser dans la prétention ni l'illusion de confiner la plénitude du sens dans l'origine. Aussi se contente-t-il de nous fournir quelques «indications formelles» pour le vécu religieux (chrétien) authentique, tel qu’il se donne à voir dans les communautés chrétiennes primitives, suivant le récit de Paul. Il s'agit notamment, à côté de la référence principale à Jésus-Christ, de la facticité, de la temporalité, de la parousie, du sens d'accomplissement, de la mondanéité et du langage 'comprenant' comme mode de son expression. En tant que telles, ces indications constituent des jalons et des chemins d’une religiosité (chrétienne) authentique; et à ce titre, elles peuvent constituer pour les Africains (chrétiens) d'aujourd'hui des “paradigmes” (et non pas des 'recettes' toutes faites) de christianité dans leur quête spirituelle et leur pratique religieuse. En effet, tous ceux qui se réclament chrétiens ou se reconnaissent comme tels peuvent et devraient, s'ils veulent tester le baromètre de leur foi (chrétienne), se référer ou revenir aux «sources», c'est-à-dire à l'expérience chrétienne primitive. Le grand défi est de trouver comment appliquer ces paradigmes dans l'horizon africain, de sorte que la religiosité des Africains chrétiens soit véritablement et à la fois «chrétienne» et «africaine». Rappelons qu'il ne s'agit pas dans notre propos, comme l'avait recommandé Geffré ou encore Greisch, d'une importation ou transposition du contenu ou des thèmes théologiques ou religieux, mais davantage d'une application en contexte africain d’une certaine approche du vécu religieux ou mieux d'une remise en cause méthodologique (indication des jalons et pistes) et d'une critique ou correction conceptuelle (exigence de rigueur et d'authenticité) de la religiosité des Africains d’aujourd’hui.
284 Ainsi, peu importe la foi ou non-foi personnelle de Heidegger, son questionnement du vécu religieux nous donne à réfléchir, et partant, peut nous fournir des « indications » utiles à la ‘cor-rection’924 de notre propre religiosité, dans son accomplissement, son expression et son penser. Aussi estimons-nous, non seulement possible, mais également opportun d’exploiter - à notre avantage - les ‘paradigmes’ heideggériens de l’expérience religieuse. Il s’agit pour nous de chercher comment appliquer ces pistes générales dans l’horizon existentiel africain et dans l’esprit de la foi chrétienne.
1. Paradigme de la facticité: une religiosité “facticielle” Comme nous l'avons vu, le jeune Heidegger rapatrie la religiosité chrétienne sur le sol de la facticité. Selon lui, la foi chrétienne ramène pour ainsi dire la religion du ciel à la terre: l’expérience religieuse chrétienne est une expérience facticielle de la vie; elle n’est pas une évasion de la vie présente, une fuite dans le surnaturel, un détournement du temporel vers le supra-temporel, un refuge dans la (fausse) mystique, quoique l’expérience chrétienne ne rejette pas d’emblée toute forme d’attitude ou d’expérience mystique. Ainsi, contre la tentation et l’illusion d’une spiritualité éthérée, d'un mysticisme tronqué, les Africains doivent garder les deux pieds sur la terre et mettre la main dans la pâte, c'est-à-dire s’engager dans la vie concrète, au quotidien. Ce qui implique la responsabilité, c'est-à-dire la capacité de répondre aux défis vitaux de l'heure et l'engagement sans alibis ni faux-fuyants pour les tâches terrestres et pour le bien-être matériel et intégral, la prise en charge et l'amélioration de la vie de tous les jours, la construction d'un avenir meilleur que le passé et le présent. Dans cette optique, au lieu d'être un «opium», comme le stigmatisait Marx, la religion devient un «ferment» d'épanouissement et de développement; elle assume, comme le souligne Vincent Cosmao à propos de l'Église, la tâche de «transformer le monde»925, c'est-à-dire améliorer les conditions d'existence des hommes. Ce paradigme facticiel est pour les Africains un appel à lutter contre la passivité, la résignation, le défaitisme et le fatalisme: devant la maladie, l'échec, la mort, les accidents, les catastrophes naturelles, les injustices sociales, etc., au 924 Le concept « cor-rection » est à comprendre dans le sens heideggérien de « Korrektion », c’est-à-dire « Mit-leitung » (vgl. GA 9, p. 64s.), comme nous l’avions explicité au point 3 du premier chapitre de la deuxième partie de notre travail. 925 Cf. V. COSMAO, Transformer le monde: une tâche pour l'Église, Paris, Le Cerf, 1978.
285 lieu de croiser simplement les bras et de croire à une «malédiction» divine (il ne manque pas de pasteurs qui reportent la malédiction de Cham sur les Africains; cf. Gn 9, 25s.) ou au verdict du destin («la volonté inéluctable de Dieu!», maléfice de sorciers ou sortilège de mauvais génies, etc.), ils devraient avant tout reconnaître, comme l'a rappelé l'analyse heideggérienne des épîtres de Paul, que les tribulations, la souciance et la fragilité sont inhérentes à la facticité humaine et davantage remettre en cause ou améliorer les conditions de santé et d'hygiène, le code de conduite et l'état de routes et véhicules, la qualité de l'enseignement et les conditions de travail, l'éducation civique et les moeurs politiques, les croyances (obscurantistes) et les pratiques religieuses (superstitieuses), etc. Bref, malgré «l'écharde dans leur chair» (cf. 2 Co 12, 7), ils doivent peser de tout leur poids pour convertir leur sort (tragique) en destinée (favorable), et ainsi devenir maîtres de leur propre destin. Comme on le voit, c'est un engagement de prise en charge des Africains par eux-mêmes. Cela suppose d'une part qu'ils soient en mesure de disposer de ressources humaines locales et de produire eux-mêmes leurs propres moyens de subsistance et d'existence, et d'autre part qu'ils soient généreux et solidaires à l'égard de leurs églises ou communautés. Cette prise en mains de leur destin confère aux Africains l'autonomie nécessaire, pour s'émanciper de la tutelle occidentale ou étrangère, comme le recommandait Hebga926. Autrement, ils resteraient pour ainsi dire de simples «marionnettes» religieuses, dont d'autres au loin (qu'ils soient visibles ou cachés) tirent les ficelles, avec la complicité des pions ou relais locaux. De fait, la dépendance matérielle a par le passé affecté et affecte encore aujourd'hui la religiosité des Africains et toute leur organisation ecclésiale. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, le théâtre de divisions et de tensions parmi les chrétiens africains (mis à part les conflits tribaux ou inter-ethniques pour des raisons diverses) a son germe souterrain dans le christianisme éclaté et déchiré, tel qu'il leur a été proposé ou imposé hier à travers la colonisation/évangélisation occidentale et aujourd'hui à travers de nouvelles formes de néo-colonialisme matériel et spirituel par des sectes américaines et des mouvements religieux d'origine orientale ou d'obédience arabe (islamique). De même, l'on devrait faire attention pour ne pas réduire l'assistance des églises d'Occident à une pitié face à la mendicité humiliante des églises du Sud ou encore à une sorte de «charité de l'os jeté au chien», laquelle 'charité' ne viserait au fond que le maintien et l'entretien de l'exploitation et de la mainmise des anciennes églises mères ou paternalistes sur des éternels mineurs ou des obligés à vie. Au contraire, l'on devrait, pour mettre un terme à cette situation de dépendance chronique à l'instar 926 Lire M. HEBGA, Émancipation d'Églises sous tutelle, Paris, Présence Africaine, 1976.
286 d'un 'patient sous perfusion', passer de l'assistanat à sens unique au partenariat responsable et équitable, c'est-à-dire une coopération mutuelle et véritable.
2. Paradigme de la temporalité: une religiosité “kaïrologique” Du jeune Heidegger, nous avons aussi retenu que la religiosité chrétienne vit la temporalité. À travers son analyse phénoménologique des épîtres pauliniennes, Heidegger dégage une nouvelle conception de la temporalité (Zeitlichkeit), découlant immédiatement de l’expérience facticielle de la vie, mais en même temps orientée vers la parousie. Car, le caractère facticiel de la religiosité chrétienne ne veut pas dire que celle-ci est «réduite» à la dimension terrestre, rivée au sol, préoccupée des assurances mondaines; au contraire, elle renferme une tension ou attente eschatologique de Dieu, laquelle est éprouvée et vécue dans le temps présent (kairos). L'élan 'eschatologique' sera développé au point suivant; pour l'instant, nous nous arrêtons à la dimension 'kaïrologique' de la religiosité chrétienne. Ce paradigme 'historial' (Geschichtlichkeit) est lourd d'implications. L'homme (africain) s'inscrit, s'insère et s'enracine dans une histoire, dans un processus historique. Il ne connaît pas un commencement pour ainsi dire absolu; il est affecté par un passé, c'est-à-dire il porte en lui la contrainte et l'héritage de tout ce qui le précède. En tant qu'être historique, il n'est pas seulement un sujet (au sens passif), mais également un agent (au sens actif) de l'histoire; il n'est pas seulement héritier de son passé927, mais également inventeur de son avenir, à travers son engagement présent, c'est-à-dire il est un être riche de possibilités et capable d'initiatives. Autrement dit, il n’est pas seulement enraciné dans une histoire, il est également et surtout capable d’une histoire. Aussi, au lieu de se contenter de gérer son héritage historique, il peut et doit peser de tout son poids pour infléchir le cours de l'histoire personnelle et collective, c'est-à-dire reconfigurer son monde passé, présent et futur: le passé (par le travail de la mémoire et le ressourcement dans la tradition), le présent (par la décision kaïrologique et le devoir d'accomplissement) et le futur (par l'espérance eschatologique et l'orientation de son destin). C'est ce que Heidegger désignera, dans Être et temps, par l'expression «appropriation productive ou positive du
927 Cf. la formule fort suggestive de Mgr Anselme Titiana Sanon: „Voici venu pour nous le jour de l'héritage“, citée dans J.-M. ELA – R. LUNEAU, Voici le temps des héritiers. Églises d’Afrique et voies nouvelles, Paris, Éditions Karthala, 1981, p. 118.
287 passé»928, c'est-à-dire une réappropriation vivante, transformatrice du présent et créatrice de l'avenir. Ainsi, suivant l'idée que «nous 'sommes' nous-mêmes l'histoire»929, les Africains ne peuvent pas faire table rase de leur histoire (religieuse); ils ne doivent pas non plus la subir, mais en devenir des acteurs et protagonistes. Ils ne sont pas seulement en situation d'héritiers, mais également en position d'innovateurs. 'Tradition' et 'innovation', voire 'révolution', doivent être les pôles de leurs 'initiatives' et la trame de leur 'entreprise' existentielle. Car, comme écrit Jean-Marc Ela, «il ne suffit (pas) de tenir compte (...) des traditions du passé. Il faut également assumer les questions nouvelles, les aspirations des hommes d'aujourd'hui et se situer par rapport aux changements qui affectent la société»930. Ici doit donc intervenir une profonde réflexion sur la tradition, fort prisée et en même temps redoutée par les Africains. Car, elle peut constituer à la fois un dépôt vivant (Lebendigkeit) et un joug pesant (Last), une source d'inspiration (Quelle) et un foyer d'entrave (Hemmung). La tradition (avec ses coutumes, ses rites, ses récits, ses symboles, ses croyances, sa mentalité, etc.) est, comme écrit Jean Grondin, ce que l'on pourrait appeler le «passé antérieur» de toute culture et de toute religiosité931. Le défi est pour ainsi dire de porter ce «passé antérieur» à l'«indicatif présent» pour le conjuguer ensuite au «futur simple ou composé», peu importe. L'essentiel est de construire au présent l'avenir sur des fondations ou leçons du passé. En effet, nous ne pouvons pas renoncer à la tradition (religieuse) ni l'évacuer, ni en faire abstraction. Il existe toujours un pré-acquis (Vorhabe) à notre expérience religieuse: notre manière d'exprimer, de célébrer et de vivre notre religiosité s'enracine dans un héritage complexe et lointain. Qu'on le veuille ou non, la tradition nous précède et nous porte. Et, pour paraphraser Okolo Okonda, le regard que nous portons à l'endroit de notre passé, de notre histoire et de notre tradition, accompagne, oriente et détermine aussi notre regard sur nous-mêmes et sur notre destin932. Ceci concerne également les religions africaines traditionnelles. La grande question est de déterminer comment les chrétiens africains doivent se situer par 928 929 930 931 932
Cf. ET, § 6, p. 46s. Cf. GA 60, p. 173. J.-M. ELA, Le cri de l'homme africain, Paris, L'Harmattan, 1980, p.156. Cf. J. GRONDIN, La philosophie de la religion, Paris, PUF, 2009, p. 30. Cf. OKOLO Okonda, “Tradition et modernité en Afrique aujourd'hui. Le point de la question , in PHILOSOPHIE AFRICAINE. Bilan et perspectives. Actes de la XVe Semaine Philosophique de Kinshasa du 21 au 27 avril 1996, (Recherches Philosophiques Africaines 29), Kinshasa, FCK, 2002, p. 113.
288 rapport à elles, pour les convertir en «kairos» favorable et épanouissant. Car il ne suffit pas de recourir à la tradition; il faut encore, pour que celle-ci soit source d'inspiration et instance libératrice, qu'elle ne reste pas, pour reprendre Okolo Okonda, un contenu 'momifié', mais qu'elle devienne une dynamique vivante, intégrant à la fois 'fidélité' et 'rupture', surtout «brisant ses propres contradictions (et) se dépassant pour être toujours actuelle»933. Le bon sens nous apprend en effet qu'il n'est pas sain de boire à une source qui ne coule plus aujourd'hui. Nous y reviendrons lorsque nous aborderons la question de l'inculturation. Pour l'instant, contentons-nous de rappeler l'attitude du Christ lui-même à l'égard de la tradition (cf. Mc 7, 1-23) et de la loi (cf. Mt 5, 17; Gal 5, 1.13; Rm 7, 6; I Co 8, 9), à savoir: récapitulation et accomplissement dans la liberté responsable des enfants de Dieu. Cette attitude est fort instructive pour la plupart d'Africains, qui restent encore nostalgiques, voire «prisonniers» de la tradition des ancêtres, au lieu d'en faire un tremplin pour inventer - dans la liberté, et non sous pression l'avenir, un avenir meilleur que le passé et le présent. Ce qui veut dire, qu'ils doivent avoir le courage de la remettre en cause, lorsque cela s'impose, à instar du Christ. Ce paradigme temporel est également l'occasion de revenir sur la notion 'africaine' du temps, de la critiquer et peut-être aussi de l'approfondir. Notre intention ici n'est pas de stigmatiser le 'gaspillage' du temps (chronologique) à travers par exemple la longue durée des célébrations cultuelles ou diverses, des palabres, des conversations, etc. ou encore les attentes interminables et l'accoutumance aux retards, etc., mais plutôt d'attirer l'attention sur la 'philosophie' qui sous-tend et motive ces rallongements indéfinis, voire impertinents: au lieu de 'courir contre la montre', d'expédier hâtivement les choses, l'Africain 'prend le temps' de s'arrêter pour saluer, causer, palabrer, célébrer, etc. Par exemple, dans la palabre africaine, ce qui est visé, ce n'est pas seulement le règlement expéditif d'un conflit où l'on désigne un coupable et un gagnant, mais le travail patient et durable de réconciliation et de fraternisation entre les parties en confrontation. Il ne suffit donc pas de 'rationaliser' le temps, il faut davantage le 'kaïros-iser' (si l'on peut se permettre l'expression), c'est-àdire le rendre favorable pour l'instant présent et profitable pour les protagonistes en présence. Ainsi, dans les célébrations cultuelles, les Africains 'vivent' un temps qui ne se calcule pas, mais 's'éternise' en densité spirituelle et en intensité relationnelle avec Dieu, les ancêtres et les autres. Comme on le voit, la conception 'africaine' du temps est, d'une certaine manière, aux antipodes de la vision aristotélicienne du temps, à savoir: le temps 'chronologique', linéaire, celui des horloges, temps qui imprègne et domine la 933 Ibid., p. 123s.
289 mentalité techno-scientifique, celle de la vitesse, de la course, de la rentabilité à tout prix et dans les meilleurs délais; dans cette perspective, l'adage «Le temps, c'est de l'argent» indique certes que 'le temps est précieux', mais sous-entendu 'pour les affaires', pour le profit, pour l'intérêt personnel, etc. Au contraire, la mentalité africaine se rapproche du temps 'kaïrologique', temps en spirale, celui de la patience, de l'intensité, de la profondeur, de l'attention, de la sérénité (Gelassenheit); c'est le temps, où l'on 'prend' son temps, sans compter, sans calculer, sans courir, etc. Cela ne doit cependant pas donner prétexte à la passivité, à l'indolence, à l'évasion et à l'incurie. Enfin, il convient de souligner l'enracinement historique de la foi chrétienne. Puisque le Dieu de la Révélation chrétienne est entré dans l'histoire des hommes, les chrétiens ne peuvent comprendre et vivre leur foi qu'à travers les événements qui forment la trame de leur existence. La foi ne doit pas être vécue de manière désincarnée et intemporelle, elle est toujours située et datée. Aussi la religiosité des chrétiens africains doit-elle s'inscrire et s'insérer dans le contexte africain actuel; elle doit être 'con-temporaine' pour ainsi dire, c'est-à-dire 'co-respondre' aux états de conscience et au croyable disponible de l'époque, 'répondre' aux préoccupations et aux défis de l' 'aujourd'hui' africain, lequel est aux prises avec les problèmes de survie au quotidien (eau potable, nourriture, santé et travail), de développement, d'autonomie, de justice, de paix et de droits de l'homme.
3. Paradigme du «hos me»: une religiosité “eschatologique” La christianité est essentiellement 'inquiétude' eschatologique, a rappelé le jeune Heidegger, à la suite d'Augustin934. En d'autres termes, la vie chrétienne garde la structure d’une mobilité permanente; elle est une 'marche' vers la parousie. Aussi, les Africains (chrétiens) doivent-ils combattre la tentation de réduire la religion à une quête de solutions aux problèmes terrestres et matériels; autrement, elle ne serait rien de plus qu'une 'organisation humanitaire', comme toutes les autres, et partant, on cautionnerait la thèse de l'inutilité principielle de la foi. Au contraire, la religion renferme aussi et promeut une dimension verticale ou transcendante. Ainsi, dans la foi chrétienne, rappelle Heidegger, les signifiances de ce monde sont certes importantes et vitales, mais elles ne sont pas prédominantes et doivent paradoxalement être, suivant l'expression de Paul, “vécues comme n’étant pas vécues” (hos me, «comme si...»: cf. 1 Co 7, 29-31). 934 Cf. Conf. I 1, p. 15: «Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te».
290 Pour le dire autrement, les questions matérielles et temporelles sont frappées de vanité et sont subordonnées, c'est-à-dire canalisées ou orientées à la quête et à l'accomplissement d'un «plus» spirituel. Ce paradigme invite donc les Africains à se détacher de la pesanteur terrestre et présente pour tendre et s'élever, dans un élan dynamique toujours renouvelé, vers des horizons spirituels et éternels. Cela les préserve des pièges du matérialisme, lequel menace la modernité comme l'épée de Damoclès, en raison des avancées technologiques et des séductions de leurs dividendes en bien-être matériel. Le paramètre eschatologique vient en quelque sorte relativiser et équilibrer les préoccupations matérielles facticielles. Sans vouloir faire du christianisme une «religion de l'au-delà», le motif eschatologique est un aspect essentiel et moteur qui souligne le caractère exodal ou pascal du devenir-chrétien, et non un simple appendice à la vie chrétienne. En effet, il constitue un rappel constant à la condition de «pèlerin» (cf. 1 P 2,11; Phil 3, 20) et à la situation de «veilleur» (cf. Mt 24, 42; 25, 13, etc.): les Africains ne doivent pas s'installer dans la commodité ou somnolence spirituelle; au contraire, ils sont appelés à 'rester' vigilants (Wach-sein), à se mettre sans cesse en route (Unterwegs-sein) vers une plénitude jamais atteinte ici-bas, à remettre constamment en cause leurs pratiques et structures religieuses, pour se risquer vers des pistes nouvelles et des chantiers nouveaux, au gré de l'Esprit et des «signes du temps». Pour reprendre l'image du 'routier', l'on peut chemin faisant s'arrêter sur des sites intéressants et admirer les beaux paysages, mais en aucun cas dresser sa tente sur le chemin et ainsi perdre de vue la destination du voyage. Il en va de même de la vie chrétienne: le croyant peut user à bon droit des biens terrestres, tout en sachant qu'ils ne sont que 'temporels', et donc 'temporaires'; ils ne sont jamais une 'fin en soi', mais toujours un 'moyen en vue de' l'éternité. Autrement dit, les Africains en tant que chrétiens doivent ''user de'' biens temporels et accomplir leur vie présente en fonction et à la lumière de la venue prochaine du Christ. En outre, il convient de souligner la nécessité de bien maîtriser ce motif eschatologique, pour ne pas basculer dans la dérive millénariste. De fait, en raison probablement du désastre économique, des catastrophes récurrentes et de la peur de la mort, le thème de l'eschatologie est fort usé et abusé en terre africaine, aussi bien dans les milieux populaires que dans les cercles ésotériques. Il constitue à la fois une arme de menace entre les mains des prédicateurs ou prophètes illuminés et un opium dans la tête des fidèles crédules ou désorientés. Si l'on remonte plus loin, on remarquera que la «théologie du salut des âmes»935, 935 Lire J.-R. MAVINGA MBUMBA, “ 'Kirche als Familie Gottes' in Afrika. Beispiel einer Ekklesiologie im Kontext„ , in F. R. PROSTMEIER – K. WENZEL (Hrsg.), Zukunft der Kirche – Kirche der Zukunft. Bestandsaufnahmen – Modelle – Perspektiven,
291 dont les missionnaires colons étaient protagonistes, n'est pas moins responsable de la propension de l'obsession de l'enfer ou du 'narcotique' du ciel, qui affecte ou endort encore aujourd'hui la spiritualité de maints Africains. Au contraire, comme écrit Jean-Marc Ela, «l'attente de l'autre monde» devrait engager les chrétiens (africains) à lutter pour «un monde autre»936, c'est-à-dire un monde plus juste et meilleur. L'attente de la parousie n'est donc pas un prétexte à la passivité et à l'indolence, mais une raison nouvelle de service et d'engagement persévérant pour hâter cette venue. Enfin, il faut rappeler la «panique» que sème chez les Africains d'aujourd'hui la question de 'l'eschaton prochain et individuel', à savoir: la mort. Il convient même de noter la turbulence que celle-ci provoque auprès des jeunes, dégénérant même jusqu'au vandalisme et à la profanation, sinon la banalisation du mystère de la mort. Au delà de l'énigme que représente la mort pour tout humain, indépendamment de sa culture ou de sa religion, nous pouvons nous interroger sur la manière avec laquelle les Africains (chrétiens) éprouvent et célèbrent la mort aujourd'hui, pour la soumettre à leur «espérance chrétienne» (cf. 1 Th 4, 13). La bonne intelligence de ce paradigme eschatologique pourrait peut-être les aider, comme Paul l'écrivait aux Thessaloniciens, «à ne pas se laisser facilement ébranler dans leur bon sens, et à ne pas se laisser troubler» face à cette réalité existentielle inéluctable (cf. 2 Th 2, 2), par telle ou telle autre idéologie ou croyance. Et ici peut être utile le ‘correctif ontologique’ que l’analytique existentiale apporte à l’ontique, à savoir : le Dasein se révèle comme un Sein-zum-Tode. En d’autres termes, la mort n’est pas extérieure ou étrangère à la vie ; elle en fait partie. La sagesse yombe dit à ce propos: « Mafua mayiza yetu » (Nous sommes nés avec la mort) ou encore « Kukangala, tuyiza » (Nous sommes des pèlerins).
4. Paradigme de l‘accomplissement: une religiosité “accomplirable” En référence aux trois sens de direction phénoménologiques, la religiosité africaine doit certes être saisie d’après son “Gehalt”, son “Bezug” et son “Vollzug”; mais, sa christianité devrait être prioritairement déterminée suivant le sens de son accomplissement, c'est-à-dire avant tout comme un mode d'existence et d'agir. Si l'on se fie aux analyses de Heidegger, l’être-devenu-chrétien signifie accomplir sa vie en chrétien; il met l'accent sur la manière, sur la modalité, sur Regensburg, Verlag Friedrich Pustet, 2004, p. 335-336. 936 Cf. J.-M. ELA, Le cri de l'homme africain, Paris, L'Harmattan, 1980, p. 48.
292 le 'comment' (Wie). Si les signifiances de la vie ordinaire demeurent (Gehalt), si rien n’est changé par rapport à la facticité mondaine (Bezug), dans la mesure où «chacun reste dans l'état où il était» au moment de l'adhésion à la foi chrétienne (cf. 1 Co 7, 20), le sens de l’accomplissement quant à lui doit radicalement se transformer (Vollzug): dans le contexte chrétien, toutes les signifiances doivent s’accomplir devant Dieu (coram Deo) et suivant l'Esprit du Christ. Ainsi, ce qui change dans la vie de l'être-devenu-chrétien, ce n'est pas le sens de rapport aux réalités mondaines, encore moins leur contenu, mais davantage le sens de leur accomplissement: le chrétien ne sort pas du monde, il garde son état civil, il exerce sa profession dans la cité et rien de ce qui humain ne lui est étranger; mais, il 'accomplit' tout cela en chrétien: c'est ce qui fait la différence. L’adhésion des Africains à l’Évangile doit donc être un processus de changement, dont Dieu seul est le centre de gravité et le pôle d’attraction, et l'esprit christique le leitmotiv. Leur vie chrétienne sera définie par ce caractère d’accomplissement, entendu non pas dans le sens statique d'achèvement plénier, mais celui dynamique de réalisation pratique. En d’autres termes, être-chrétien signifiera pour l’Africain s’accomplir comme chrétien ou encore le devenir sans cesse. Qu'est-ce à dire concrètement? L'évangile n'est pas d'abord et seulement une doctrine (exigence d'«orthodoxie»), mais davantage une réalité dont et qu'on vit (devoir d'«ortho-praxis»). Aussi, l'authenticité d'une religion ne se mesure pas par le taux de sa pratique ou le rythme de sa fréquentation dans une société, mais davantage par son caractère «accomplirable», sa possibilité et son effectivité d'accomplissement, bref sa force de témoignage. Car, sous peine de sombrer dans l'inauthenticité et la dérive, la fécondité, l'intensité et l'expansion du phénomène religieux sont fonction de sa profondeur, de sa densité et de son rayonnement. Ainsi, le plein des églises et d'autres lieux de culte ne constitue pas automatiquement un baromètre pour l'authenticité et la consistance de la religiosité ou de la foi. De fait, la christianité est originairement et essentiellement une expérience religieuse de la vie facticielle, sous l'éclairage de l'Esprit du Christ crucifié et glorifié. Cette exigence est plus que jamais pressante, comme le rappelle la formule heureuse de Paul VI: «Plus que des maîtres, le monde d'aujourd'hui a besoin de témoins»937. Par rapport à cet 'impératif de témoignage évangélique', les Africains ne sont pas en reste. Il ne s'agit pas d'un simple 'témoignage verbal', 937 Cf. PAUL VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975), n° 41: “Der heutige Mensch (…) hört lieber auf Zeugen als auf Gelehrte, und wenn er auf Gelehrte hört, dann deshalb, weil sie Zeugen sind„; JEAN-PAUL II, Encyclique Redemptoris Missio (7 décembre 1990), n° 42: “L'homme contemporain croit plus les témoins que les maîtres, l'expérience que la doctrine, la vie et les faits que les théories„.
293 mais bien du 'témoignage de vie' (martyria), qui implique le courage d'être chrétien et l'endurance à le devenir sans cesse, dans un monde sécularisé, en perte de vitesse spirituelle et morale et en proie à des idéologies relativistes et nihilistes. La crédibilité de la religiosité débordante des chrétiens africains en dépend largement. Malheureusement, force est de constater que la démission au rayonnement chrétien et le contre-témoignage envahissent la société africaine, malgré l'appartenance de la plupart à des communautés croyantes et leur fréquentation massive aux assemblées cultuelles. Les professions ou convictions religieuses n'arrivent pas à arrêter la gangrène morale et la fracture sociale, la dépravation des moeurs et l'inversion des valeurs, la prostitution et le harcèlement moral ou sexuel, la corruption institutionnalisée, la tricherie et le manque de scrupule, l'inculture civique et la culture de la médiocrité, le nivellement par le bas et la manie du sabotage, le pillage et l'escroquerie, l'affairisme et l'opportunisme, le bradage intellectuel et la malhonnêteté, la mauvaise gestion de la chose publique et les injustices criantes, le tribalisme et le népotisme, l'intolérance et le cynisme, la violence et la violation des droits de l'homme, la cupidité et l'irresponsabilité des dirigeants, la peur du sorcier et la hantise des fétiches, la duplicité de vie et les pratiques superstitieuses, etc., au point qu'on se pose des questions sur la portée de l'évangélisation et le sérieux de la foi en terre africaine. Pour rappel, on peut évoquer deux cas tragiques: le génocide au Rwanda et le spectacle du 'châtiment du collier' au Congo-Kinshasa. Il est en effet troublant de constater que lors des conflits qui ont déchiré respectivement ces deux pays à taux de chrétienté pourtant très élevé, des chrétiens ont massacré froidement à l'arme blanche d'autres chrétiens; ou encore, en représailles à l'invasion du Congo par le Rwanda, des chrétiens congolais ont brûlé vif dans les rues de Kinshasa des sujets rwandais enroulés dans des pneus. Et dans la vie de tous les jours, notamment dans les cas de maladie, de décès ou d'infortune, l'on voit des fidèles, qui assistent à la messe, organisent des obsèques chrétiennes et des Requiem et fréquentent églises, prêtres et pasteurs, consulter parallèlement et simultanément les devins-féticheurs pour connaître l'auteur de la maladie, du décès ou du sortilège et réclamer contre lui un châtiment exemplaire. Le comble est que parmi ceux qui vont consulter les devins-féticheurs, on compte, non seulement les fidèles, les simples gens comme on dit, mais parfois des pasteurs, des prêtres, des religieux et religieuses et d'autres guides spirituels également. Heureusement qu'à côté de cette kyrielle de contre-témoignages, il y a aussi des confessions de foi crédibles, des exemples émouvants de charité et de bravoure, ainsi que des lueurs d'espérance chrétienne. Autrement, toute l’évangélisation de ce continent ne serait qu’une farce bien orchestrée, mais mal jouée.
294 Il convient également de noter que l'exigence d'accomplissement-chrétien ou du devenir-chrétien, tout en excluant le laxisme moral, n'a rien à voir avec la tendance cathare. De fait, les Africains sont sollicités d'une part par des groupes ou mouvements religieux très permissifs et séduisants, et d'autre part par des sectes très puritaines et rigoristes. Au contraire, l'être-devenu-chrétien fait de l'Africain un être-nouveau dans le Christ, totalement affranchi du joug de la loi ou de la pesanteur des coutumes, et entièrement libre et guidé par l'Esprit. Comme écrit St Paul, il n'est plus sous l'emprise du péché, ni esclave de la loi, mais il vit dans la mouvance de l'Esprit de Dieu (cf. Ga 5; Rm 6-8), c'est-à-dire: il fait l'expérience, pour reprendre l'expression de Bultmann, de l'«action de Dieu en lui», de telle sorte que «Christ vit en lui» et agit à travers lui. Bref, il est désormais un être-nouveau, un homme rené (cf. 2 Co 5, 17). Cette nouvelle naissance n'est pas une transformation 'magique': l'homme (africain) ne devient pas ange, il reste homme, mais désormais revêtu de la grâce divine et vivant devant Dieu (coram Deo). Pour le dire autrement, le caractère 'accomplirable' de la christianité ne signifie pas pour les Africains une reproduction maniaque ou une imitation machinale de la vie du Jésus historique et passé, mais une ré-interprétation créatrice et intelligente de l'esprit christique vivant, dans le contexte du monde africain d'aujourd'hui. Les Africains ne sont donc pas condamnés au mimétisme religieux ou à la 'copie conforme' et mécanique d'un certain type ou modèle de christianisme, qui leur a été proposé ou imposé; au contraire, ils sont renvoyés à leur propre conscience et à leur entière responsabilité, pour inventer la manière chrétienne de vivre et de célébrer que leur inspire l'Esprit du Christ (cf. Ap. 2, 7.11.17.29; 3, 6.13.22), en fonction de leur situation particulière et de leur expérience propre. Ainsi, à titre d'illustration, le christianisme a connu en Orient un autre destin qu'en Occident, au point qu'il s'y déploie avec un visage ou des visages autre(s), une organisation ecclésiale et des structures particulières, une pratique des sacrements et une liturgie propres, voire une discipline ecclésiastique autonome et une législation canonique spécifique, dans la communion de la catholicité et la pluralité de l'orthodoxie. Aussi s'impose dans l'orientation théologique et la construction ecclésiale un changement de cap: les Africains doivent dépasser le modèle de «l'implantation en Afrique de l'Église à l'occidentale» (Einpflanzung) et celui de «l'adaptation de l'Église (occidentale) aux réalités africaines» (Anpassung), pour accomplir une véritable «inculturation de la foi chrétienne en Afrique», c'est-à-dire «l'incarnation ou enracinement de l'esprit évangélique en terre et dans les cultures africaines», désignée aussi sous le terme d'«évangélisation en
295 profondeur» (Einwurzelung)938. La raison de cette mutation est, comme le rapporte René Luneau, qu'il n'est pas nécessaire de «s'expatrier culturellement» ou de «rejeter l'essentiel de sa tradition» pour devenir chrétien939. C'est le propos du point suivant.
5. Paradigme de la Lebenswelt: une religiosité “inculturée” Ce qui est éprouvé et vécu dans l’expérience facticielle de la vie (chrétienne), nous apprend Heidegger, c’est le monde (Welt) en tant que “Lebenswelt” au pluriel, c'est-à-dire une “Um-, Mit-und Selbstwelt” à la fois940. Ce paradigme de la mondanéité nous plonge de plain-pied dans la question de l’inculturation et nous en indique en même temps l’esprit et les contours à la Heidegger, si l'on nous permet l'application. En devenant chrétiens, les Africains conservent certes leur âme (Selbst-), leur culture (Mit-) et leur environnement (Um-Welt) africains; mais leur “être-devenu-chrétien” les engage en même temps au nonconformisme et au renouvellement intérieur, selon l'Esprit du Christ, comme l'indique St Paul (cf. Rm 12, 2). Il s’agit ici d’un processus d'osmose entre le “message” chrétien et la “Lebenswelt” africaine, avec d’une part le double héritage hébraïque et grec du christianisme (occidental) et d’autre part le double héritage ancestral et colonial de l’Afrique (actuelle), pour parvenir, selon l'expression de Mulago, à “un visage africain du christianisme”941. Avec raison, car le christianisme apparaît toujours sous une figure historique et culturelle déterminée, qui change et évolue selon les époques et les horizons culturels. C'est un travail en profondeur – et non en surface –, une entreprise de longue haleine, qui ne se réduit pas à un genre de «superposition» de la foi chrétienne sur la culture et l'âme africaines, à l'instar d'une couche d'huile flottant à la surface de l'eau ou du vernis sur du bois, ou encore d'un revêtement extérieur. 938 Lire J.-R. MAVINGA Mbumba, art. cit., p. 336-338. 939 Cf. J.-M. ELA – R. LUNEAU, o.c., p. 26. 940 Alors que le premier Heidegger s'intéresse au monde comme “Lebenswelt„, le dernier développera le thème de la “Welt als Geviert“, à savoir: le ciel et la terre, les divins et les mortels (cf. EC, p. 176-179; 204-206; 211-215; lire à ce propos: J. BRECHTKEN, Geschichtliche Transzendenz bei Heidegger, Meisenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1972, p. 61s.; H. DANNER, Das Göttliche und der Gott bei Heidegger, Meisenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1971, p. 111s.) 941 Allusion au titre de l‘ouvrage de V. MULAGO, Un visage africain du christianisme, Paris, Présence Africaine, 1962.
296 Pour recourir à une autre image, il est question, non pas d'une mue d'un serpent (qui lui-même au fond ne change pas), mais d'une métamorphose d'une chenille en papillon (qui implique un changement profond et complet). Comme on peut le remarquer, il ne s'agit pas d'une simple «greffe» (de la christianité) sur un corps étranger (l'africanité), mais d'une «semence» telle que la rapportent les Synoptiques, d'une «hybridation» naturelle et féconde, toute proportion gardée942. Car, comme l'a souligné Heidegger, la christianité n'est pas à confondre avec le 'christianisme'; elle n'est pas substantiellement une culture et elle ne doit pas être assimilée ou «réduite» à une culture déterminée; elle est un esprit, une foi ou religiosité, -c'est-à-dire une force de transformation, de transfiguration, de renaissance-, portée et véhiculée dans et par une culture initialement hébraïque, puis gréco-romaine, dans sa version occidentale. Ce qui explique et justifie aussi sa prétention et sa vocation à l'universalité, c'est-à-dire sa possibilité et sa capacité de féconder, d'assumer et de transfigurer d'autres, sinon toutes les cultures; mais également, le choc qu'elle provoque dans les cultures, étant donné qu'elle est toujours et déjà véhiculée par une (autre) culture. Ainsi, la rencontre du message évangélique avec les cultures est toujours et en même temps la confrontation ou le dialogue de deux cultures, celle qui au départ le porte et le transmet, et celle qui à l'arrivée le reçoit et s'en approprie. Par exemple, les premières vagues d'évangélisation de l'Afrique noire ont été inséparablement aussi un 'choc' de la civilisation occidentale en tant que véhicule culturel (avec malheureusement ses ambitions hégémoniques et ses mésaventures esclavagistes ou colonialistes) et des cultures traditionnelles africaines (dans leur primitivité et leur intégrité). En situation apaisée et en position de partenariat, on parlerait plutôt de contact ou «dialogue» des cultures, qui peut entraîner, non seulement un échange et un enrichissement, mais également des mutations soit profondes, soit superficielles. Il va de soi qu'ici entrent en jeu les multiples valeurs spirituelles et culturelles africaines, et donc l'enjeu des religions traditionnelles. Nous ne voulons pas revenir ici sur la problématique (déjà dépassée) de l'existence ou non de cette culture ou tradition 'africaine'; contentons-nous de rappeler que des études anthropologiques (pas seulement ethnographiques) et sociologiques ont montré qu'il existe un fond culturel commun partagé par les Africains en général et les Africains sub-sahariens en particulier. Il s'agit notamment de la place centrale du sacré ou de l'invisible, de la croyance en un Dieu et aux génies de la 942 L'hybridation dont il s'agit ici n'est pas à comprendre comme un processus contrenature, ni comme une contrefaçon ou défiguration à l'instar d'un „OGM“ (organisme génétiquement modifié), mais comme une métamorphose naturelle ou transfiguration épanouissante.
297 nature ou esprits, du culte ou vénération des ancêtres, de la révérence aux aînés, du respect de l'autorité et de l'obéissance au chef, du sens de la famille et de la solidarité clanique, de l'importance de la progéniture et de la valorisation de la fécondité, du respect et de la célébration de la vie, de la spontanéité et de la joie de vivre, de l'esprit communautaire, des valeurs de fraternité, d'hospitalité, de partage, de dialogue, etc. Il en découle une chaîne inter-subjective ou relationnelle entre les prédécesseurs (culte des ancêtres et révérence aux aînés), les contemporains (solidarité familiale et devoir de fraternité) et les successeurs (quête de progéniture et assurance de postérité); cette chaîne communautaire les relie aussi verticalement à la divinité et aux forces de la nature (primat de la dimension spirituelle, croyance en Dieu et à l'au-delà ou 'village des ancêtres'). Ainsi, pour reprendre la terminologie heideggérienne, leur Mitwelt est-elle inextricablement liée à leur Umwelt, tout comme à leur Selbstwelt. Cette harmonie intérieure, sociale, écologique et religieuse les affranchit de la néfaste croyance dans la sorcellerie, ainsi que de la peur paralysante et de l'avalanche de violence que cette croyance engendre ou alimente; elle leur apporte assurance et sécurité dans la communion familiale, tant sur l'axe horizontal que sur le plan vertical. À ce niveau doit s'accomplir l'«assomption» de la culture africaine par la foi chrétienne, autrement dit: sa «christianisation» ou mieux son «évangélisation en profondeur». En effet, au lieu de planer dans une vision angélique ou idyllique de leur culture, les Africains doivent avoir la lucidité et le courage de reconnaître qu'il y a des aspects ou des plis de leur culture et de leurs croyances, qui exigent d'être «corrigés», réajustés ou redressés, en fonction de leur être-devenuchrétien, à la lumière de l'évangile, mais également au diapason des états de conscience modernes et de l’évolution de la société: par exemple, la pratique mutilante de l'excision dans certaines contrées, la condition soumise, voire serve de la femme et le sort incertain de la veuve, certains points relatifs aux funérailles et à l'héritage, au mariage et à la famille (mariages forcés ou arrangés, polygamie, surenchère sur la dot, ingérence intempestive du clan, etc.), question de l'autorité (parfois étouffante et abusive, voire oppressante), certaines croyances sur la maladie, la stérilité, l'infortune, le parasitisme et le népotisme, la sorcellerie, l'envoûtement, etc. Comme l'a rappelé Heidegger, l'«assomption» n'est pas une «suppression» ou «destruction», mais un «dépassement», ou mieux une «transfiguration», c'està-dire, pour reprendre les mots de Heidegger, une «disposition de façon nouvelle»943. Le «levain» de la christianité vient pour ainsi dire lever la «pâte» de la culture africaine, la transformer du dedans, et, en ce qui concerne les 943 Cf. GA 9, p. 63.
298 aspects à corriger, «le vin nouveau» de l'évangile fait éclater les «vieilles outres» de la tradition (rétrograde ou anachronique) ou des coutumes (vétustes ou pesantes). Dans ce processus sélectif et correctif, le critère de discernement est la 'synergie' vers l'«humain authentique». Pour paraphraser Saint Paul, «tout doit concourir au bien de l'homme» (cf. Rm 8, 28), car suivant l'esprit du Christ, «l'homme n'est pas fait pour le sabbat, mais le sabbat pour l'homme» (Mc 2, 27). Pour le dire autrement, l'homme doit être la cible prioritaire et l'humain authentique la mesure de toute entreprise, dans la conviction que l'homme est le chemin et le visage de Dieu. Par rapport à la conscience moderne, l'on dira, pour reprendre l'impératif pratique de Kant, que l'homme doit être considéré «toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen»944. À propos par exemple de la coutume de la polygamie ou du statut de la femme en général, l'on peut s'inspirer du cas Onésime dans la communauté primitive: Paul renvoie l'esclave fugitif à son maître Philémon, en rappelant à ce dernier d'accueillir Onésime, «non plus comme esclave, mais comme frère bienaimé», en vertu de leur foi chrétienne ou être-devenu-chrétien (cf. Phm 16); car, en Christ, la structure sociétale libre/esclave a éclaté et est convertie en fraternité (cf. Ga 3, 28). Ainsi, la coutume de la polygamie devrait, en situation de christianité, conséquemment sauter, à l'instar de la structure déshumanisante de l'esclavage. Il en est de même de la condition de la femme en général: est-elle «soumise» à son mari? L'amour chrétien «transfigure» et convertit cette structure sociétale en «soumission mutuelle» (cf. Eph 5, 21-28), puisqu'en situation de christianité le clivage homme/femme a explosé, au bénéfice de la dignité humaine (cf. Ga 3, 28). Naturellement, il s'agit ici, non pas du contenu ni du rapport référentiel (la femme conserve sa féminité et l'homme sa masculinité), mais du sens de l'accomplissement (l'un/e et l'autre sont enfants de Dieu au même titre et avec la même dignité, au delà de leur différence naturelle). Cette assomption s'applique également aux autres coutumes et valeurs, dont la respectabilité est généralement reconnue: le lien sacré de la famille et de la tribu, les tabous alimentaires, la mode ou prescription vestimentaire, les rites d'initiation, le rituel matrimonial, le pacte de solidarité, etc. En ce qui concerne le lien de sang et la solidarité tribale, pour ne retenir que ce cas, la christianité ne vient pas supprimer ces valeurs traditionnelles; au contraire, elle instaure et inaugure une nouvelle parenté spirituelle en Christ, laquelle assume et dépasse la parenté biologique (cf. Mc 3, 31-35; Mt 12, 46-50; Lc 8, 19-21): l'on reste certes 944 E. KANT, Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos, Le Livre de Poche, 1993, p. 105.
299 «frères de sang», mais l'on devient davantage «frères de sang en Christ», de ce sang précieux du Christ versé pour la multitude de croyants, rassemblés en «Famille de Dieu», pour reprendre l'expression consacrée par le premier Synode africain945. En ce sens, l'on n'est «plus grec ni juif», ni africain ni occidental, mais en même temps «grec avec les grecs», «juif avec les juifs», africain avec les africains, bref: «un en Christ» et «tout à tous», comme écrit Paul (cf. Ga 3, 28; 1 Co 9, 19-22). Nous atterrissons ici au coeur de la question de l'«identité» sociale et personnelle, mais également de la responsabilité collective et individuelle. Comment les chrétiens africains articulent-ils leur Mitwelt locale et leur identité culturelle, par rapport à l'altérité d'autres cultures, religiosités et identités? Et comment déploient-ils leur autonomie personnelle (le droit du Selbst-sein) par rapport à la responsabilité collective et écologique (le devoir du Mit-sein et l'engagement dans l'In-der-Welt-sein)? Par ailleurs, la famille à l'africaine, l'appartenance à un Nous collectif et la solidarité qui en découle ne doivent pas laisser libre cours au parasitisme, à la fainéantise, à la coterie triviale et à la démission devant la responsabilité individuelle et la maturité/liberté personnelle, comme il se donne parfois à voir dans la société africaine actuelle. Au contraire, à l'intérieur de ce Nous, où il baigne comme un poisson dans l'eau et où il se sent quelquefois noyé sans possibilité d'émerger et de s'auto-déterminer, l'Africain doit «oser le JE», comme le recommande Cléophas Nketo, à la suite de Paul Valéry et dans l'esprit de Descartes946, c'est-à-dire être conscient et fier de ses possibilités et de ses capacités, prendre le courage de ses décisions personnelles, en allant parfois à contre-courant de l'idéologie collective, si cela s'impose, jusqu'à payer de sa personne. 945 Cf. JEAN-PAUL II, Exhortation post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), in La Documentation Catholique 2113 (1995), p. 817-855; SYNODE DES ÉVÊQUES. ASSEMBLÉE SPÉCIALE POUR L'AFRIQUE, L'Église en Afrique et sa mission évangélisatrice vers l'an 2000. “Vous serez mes témoins„ (Ac.1,8), Lineamenta, Cité du Vatican, 1990 / Instrumentum Laboris, Cité du Vatican, 1993; D. NOTHOMB, “L'Église-Famille: concept-clé du Synode des évêques pour l'Afrique, in Nouvelle Revue Théologique 117/1 (1995), p. 44-64; MONSENGWO Pasinya, “L'Église-Famille à l'aube du troisième millénaire„, in Revue Africaine de Théologie, vol. 20, 40 (1996), p. 149-169; J.-R. MAVINGA Mbumba, “ 'Kirche als Familie Gottes' in Afrika. Beispiel einer Ekklesiologie im Kontext“, in F. R. PROSTMEIER – K. WENZEL (Hrsg.), Zukunft der Kirche – Kirche der Zukunft. Bestandsaufnahmen – Modelle – Perspektiven, Regensburg, Verlag Friedrich Pustet, 2004, S. 333-345. 946 C. NKETO Lumba, “Descartes, son discours et son esprit. Interpellation pour l'Afrique“, in PHILOSOPHIE AFRICAINE. Bilan et perspectives. Actes de la XVe Semaine Philosophique de Kinshasa du 21 au 27 avril 1996, (Recherches Philosophiques Africaines 29), Kinshasa, FCK, 2002, p. 273.
300 Par rapport à d'autres identités culturelles, l'Africain (chrétien) est convié à un délicat exercice de discernement et d'équilibre, c'est-à-dire à une double exigence d'autonomie ou spécificité et de porosité ou ouverture. Il en est de même par rapport à d'autres religiosités, en l'occurrence les religions africaines traditionnelles, ou encore les autres spiritualités ou religions non chrétiennes: il est pour lui question d'opérer, non pas un syncrétisme à bon marché et un éclectisme indigeste, mais une osmose exigeante et réussie; plus que d'une simple appropriation (laquelle peut parfois ignorer ou blesser l'altérité indispensable), il s'agit d'un accueil enrichissant et respectueux de l'autre. Bref, un dia-logue véritable et fécond, un «rendez-vous du donner et du recevoir», comme disait autrefois Senghor. Car la reconnaissance de la différence est indispensable pour la consolidation de l'identité personnelle, même au niveau des églises et des religions: l'interpellation de l'autre me permet en effet de me remettre en question et d'approfondir mes propres valeurs et convictions. L'ouverture à l'autre n'est pas incompatible avec la fidélité à soi-même et le dialogue ne signifie pas fusion ni confusion, mais communion et échange entre deux ou plusieurs partenaires libres et autonomes. Les Africains ont donc le droit et le devoir de confesser et de vivre la foi chrétienne selon leur style et leur âme propre, tout comme les occidentaux ou les orientaux dans leurs horizons culturels respectifs. Il en découle également l'exigence et la légitimité d'une 'indigénisation' des agents pastoraux, sans rejeter la possibilité et la richesse d'un échange des ressources humaines avec les communautés (partenaires) d'autres horizons (sans cautionner pour autant la 'fuite des cerveaux'), ni ignorer les critères communément orthodoxes d'admission, de formation et d'engagement de ces agents pastoraux. Par exemple, l'on doit éviter, sous prétexte de contextualisation ou d'africanisation, de transposer tout simplement les prêtres ou pasteurs africains en nouveaux féticheurs, devins, guérisseurs ou anti-sorciers; quel que soit son milieu, sa culture ou son époque, le prêtre reste prêtre: il n'est ni féticheur, ni marabout; il est 'disciple' du Christ-Maître et 'intendant' des mystères chrétiens, mais dans un contexte particulier (en ce qui nous concerne, le contexte africain). Le monde africain est, si l'on nous concède l'expression de Gabriel Vahanian, «entre le masque et l'écran»: le masque symbolisant une civilisation encore envoûtée par le mythe et ancrée dans la tradition, et l'écran une civilisation technicienne en gestation et fascinée par la modernité947. Le défi est de trouver le difficile équilibre entre d'une part la pression du mystérieux, du caché, des coutumes, de la tradition, et d'autre part la séduction du 947 Cf. G. VAHANIAN, “Dieu et l'utopisme du langage„ , in D. BOURG (dir.), op. cit., p. 151.
301 technologique, de l'ouvert, des nouveautés, de la modernité. C'est un délicat travail de symbiose à réaliser, un pari à gagner. L'exagération dans l'un ou l'autre pôle s'avère préjudiciable même au domaine religieux: il est des Africains qui, attachés et fidèles aux religions africaines traditionnelles, refusent, voire combattent la foi chrétienne, tenue pour étrangère; il en est d'autres qui, au nom de la (nouvelle) foi chrétienne, taxent de «paganisme» et rejettent systématiquement toutes les formes et expressions cultuelles ancestrales. Ces tendances xénophobes ou iconoclastes se retrouvent même à l'intérieur de vieilles communautés et de nouveaux mouvements religieux dits chrétiens. Le paradigme de la mondéité nous plonge aussi dans la polémique autour du confinement ou retranchement du religieux dans la sphère privée (Selbstwelt) ou de son rayonnement sur la place publique (Mitwelt). Il prévient contre la séduction et la tyrannie d'une certaine idée (ou idéologie) de «laїcité» (nous pensons précisément au laїcisme), allergique à l'égard du religieux et hostile visà-vis de l'Église, sous prétexte de sauvegarder la 'foi' laїque ou républicaine, en réalité pour le 'culte' de la sécularisation agressive et la campagne de laїcisation à outrance. Au contraire, la religion comme aspect majeur de culture et composante effective de société peut à bon droit et devrait avoir un impact dans la vie de la cité, sans basculer en régime ou parti politique; elle doit y jouer le rôle de mémoire et de conscience morale, de veilleur et d'éveilleur des valeurs, bref le rôle de catalyseur critique, tout en se soumettant elle-même à cet exercice de discernement et de purification. Notamment, en ce qui concerne les questions délicates d'éthique, la promotion de la dignité de l'homme et la défense des droits de Dieu. Toutefois, tout en imprimant sa marque à la vie individuelle et sociale, la conscience religieuse ne doit pas déborder de sa compétence. La valorisation du monde devrait prévenir contre la surenchère et le totalitarisme du religieux sur les autres secteurs (autonomes) de la cité, même si l'expérience facticielle des chrétiens est intégralement une expérience religieuse d'après son sens d'accomplissement. Par exemple, en ce qui concerne la santé et la maladie, il permet d'évacuer la tentation, voire la naïveté, de se contenter des seules prières, au lieu de prendre au sérieux le diagnostic clinique et le suivi médical. Il convient donc de faire la part des choses entre d'une part l'émancipation et l'autonomie du temporel par rapport à la tutelle ecclésiastique ou à la surenchère religieuse, et d'autre part la désacralisation idéologique et le boycottage acharné du spirituel dans la société. À vrai dire, le religieux et le sacré ne sont pas incompatibles avec la 'laїcité positive' et la sécularité du monde; au contraire, plus le temporel est autonome, plus le religieux sera authentique; et plus les droits de l'homme sont reconnus et promus, plus aussi Dieu aura droit de cité
302 dans la cité des hommes. Cela peut paraître contradictoire, mais l’expérience et l’histoire peuvent le confirmer. Enfin, ce paradigme 'monde' définit et assainit les rapports des Africains à la nature (environnement) qu'ils habitent et qui les entoure (Umwelt): ils gardent pour ainsi dire un 'lien ombilical' avec l'univers. Aussi longtemps qu'ils vivent en communion et en harmonie avec les éléments et les forces de la nature, ils sont délivrés de la peur de mauvais génies, du fétichisme, de la magie et de l'idolâtrie. Cet équilibre écologique est un aspect fondamental de la religiosité des Africains, qui sont convaincus du caractère sacré de la nature. À ce niveau peut être engagée une discussion par rapport à l'héritage traditionnel, qualifié à tort ou à raison d' 'animiste', qu'il soit lointain ou encore actuel, selon les régions et suivant les phases d'évangélisation ou d'islamisation du continent. Au regard de grands changements climatiques et bouleversements écologiques que connait le monde actuel, la leçon que les Africains peuvent tirer de leur pré-histoire dite 'animiste' est qu'on doit 'maîtriser', 'ordonner' et 'cultiver' la nature, en composant avec elle, et jamais contre elle; qu'il s'agisse de la nature comme telle (la terre, l'eau, l'air, la faune et la flore), ou qu'il s'agisse de l'être humain, qui en fait partie, en même temps qu'il en est le gérant, le gardien et le garant. Pour tout dire, l'inculturation de la foi chrétienne, c'est-à-dire l'incarnation de celle-ci dans la 'Lebenswelt' africaine, ne vient pas 'vider' les Africains de leur 'africanité', ni dépouiller leur culture de sa substance; elle insuffle plutôt un esprit nouveau, qui assume et transfigure leur mode de penser, de croire, de célébrer, d'agir et de vivre. La thématique de l'inculturation n'est donc pas une campagne complaisante, monotone et dépassée, ni une littérature idéologique et divertissante, mais une exigence permanente du christianisme (africain ou autre).
6. Paradigme du langage: une religiosité “nonobjectivante” En réponse au besoin et à l'exigence d’inculturation du message chrétien et en conformité avec la nécessité et le devoir de sauvegarder la spécificité du religieux, les Africains doivent recourir à un langage approprié (voire propre) et non-objectivant – Heidegger parle aussi de langage «comprenant», et donc «signifiant» et «parlant» – pour penser le divin, nommer ou dé-nommer Dieu, indiquer le sacré et parler du religieux. Ce qui, pour les Africains, suppose et exige en amont un effort de réflexion théologique et l’émergence de nouvelles rationalités, et en aval une pratique religieuse adaptée à la mentalité et aux cultures locales et une liturgie vivante et propre, ainsi que la promotion des
303 langues vernaculaires et la production des formes artistiques originales. Ici est attendue avec urgence l'ingéniosité des théologiens et des penseurs africains, tout comme est sollicité de façon insistante le dynamisme créateur de la communauté des croyants. Citons deux exemples plausibles: la catéchèse et la liturgie. Au lieu du catéchisme traditionnel, avec des formules scolastiques ou tridentines, mémorisées en mode d'entonnoir et reproduites sous forme de questionsréponses mentales, souvent inaccessibles aux auditeurs assimilés à des perroquets (si l'on nous permet l'image), les théologiens africains doivent concevoir et mettre en place, en collaboration active avec les communautés de base, une catéchèse vivante, avec un langage interpellant et adapté aux cultures et réalités africaines, intégrant la symbolique locale et les procédés du style oral, scandé de chants, de danse et de jeux (saynètes). Autrement, l’enseignement catéchétique présenterait une figure de Dieu qui ne dit plus rien, ou presque, à ses auditeurs actuels. Quant à la liturgie, grâce à l'ouverture et à l'impulsion du Concile Vatican II, le style africain prend de plus en plus corps948; l'idéal serait de parvenir à un rite ou mieux à des rites africains, tout en se gardant du bricolage liturgique, du particularisme folklorique et des dérapages ou débordements. En effet, il n'est pas rare de faire passer pour 'africaines' certaines tonalités et pratiques exploitées par les sectes dites chrétiennes ou autres: entrée en transe ou extase, ballades incantatoires, parade folklorique, tapage verbal et musical, logomachie impertinente, etc. Tout cela n'a rien de typiquement ni exclusivement «africain». En revanche, il convient de mettre en exergue le mode participatif, vivant, festif, rythmique et dialogique des célébrations religieuses africaines, avec chants, répons, danses et chorégraphie, battement des mains, gestuelle corporelle et mimique, processions, contact personnel et chaleur humaine, expressions affectives (pleurs et larmes, rires et applaudissements, cris de liesse, etc.). La logique de tout cet arsenal rythmique est de faire participer l'assemblée, de sorte que chacun se sente personnellement concerné, visé, touché, rencontré, mobilisé 948 Comme illustration-pilote, on peut évoquer le “rite dit zaïrois/congolais„ de la célébration eucharistique, lequel canoniquement n'est encore que „le rituel romain pour les diocèses du Zaïre/Congo“; en d'autres termes, l'adaptation du missel romain aux réalités locales, avec l'introduction d'éléments culturels africains (instruments de musique du terroir, ornements liturgiques locaux, rythme et mélodies au style africain, danse et gestes expressifs, procession des offrandes, invocation aux Saints et aux Ancêtres, comme hommes “qui ont cherché Dieu avec droiture“ ou „dont Lui seul connait la foi“, pour reprendre la Prière eucharistique IV; cf. Rm 2, 13-15; 3, 29; Ap 7, 9, etc.). Tout en saluant cette contextualisation ou africanisation du 'rite romain', il faut reconnaître qu'il ne s'agit pas encore d'un 'rite africain' comme tel.
304 dans tout son être (corps, coeur et esprit). En Afrique, c'est la personne tout entière et la communauté dans son ensemble qui célèbrent et rencontrent Dieu et les ancêtres. Aussi, le langage dans l'univers africain n'est pas uniquement oral, mais intégralement corporel, gestuel et symbolique: c'est le corps tout entier qui 'parle', pour ainsi dire. Devant la poussée (uniformisante) de la globalisation et l'aspiration (frénétique) à l'universel, il est d'une importance vitale, comme nous l'avions déjà indiqué en parlant de la Lebenswelt, de préserver et d'affirmer son identité (laquelle peut aussi être plurielle), reconnaître et faire reconnaître d'autres rationalités et d'autres langages. D'autre part, il est impérieux, sous peine de sclérose et d'agonie sur la scène mondiale, de dépasser le particularisme étroit et autarcique, pour s'ouvrir à d'autres horizons, admettre des mutations culturelles au sein de sa propre société, apprendre à accepter ses limites et accepter d'apprendre des autres. Car 'originalité' ne veut pas dire 'marginalité'. À l'ère de la planétarisation, on ne doit pas ou ne peut plus s'enfermer en 'ghetto' culturel et 'cultiver' une crispation ou une obsession identitaire, voire une démangeaison à l'égard de l'étranger ou de la modernité. Mais, l'on ne doit pas non plus, au nom de cette perméabilité ou ouverture inévitable, se noyer dans l'anonyme mondial, niveler et uniformiser les modes d'être et de penser, de parler et de célébrer, voire imposer un type de société ou un modèle unique de savoir et de discours, en l'occurrence celui de la science objective ou de la pensée discursive. On n'est nullement allergique, faut-il le rappeler, à la rationalité technoscientifique comme telle, on doit même lui reconnaître toute sa légitimité et son efficacité ou rentabilité; mais son imposition comme modèle unique de pensée et de rationalité tend à bloquer la voie à d'autres modes (possibles) de pensée et de rationalité, tout aussi légitimes et valables que le modèle dit occidental ou cartésien. L'esprit cartésien a certes permis à l'Occident de décoller dans la modernité, en promouvant la puissance et les ressources prodigieuses de la raison humaine. Mais, la raison à elle seule ne peut pas rendre compte de la totalité du réel et de la pluralité de ses possibilités et expressions. Par ailleurs, lorsqu'on voit, à côté des avancées réelles et spectaculaires, les avatars et les malaises engendrés par la rationalité scientifique et technologique, depuis sa naissance grecque, jusqu'à son possible suicide pointant à l'horizon, avec la menace nucléaire actuelle et d'autres dangers imminents ou sournois (par exemple la pollution des écosystèmes, les manipulations génétiques, l'inversion des valeurs éthiques, le relativisme et le laxisme moral, etc.), en passant par toutes les dérives totalitaires et 'thanato-crates' à travers l'histoire, l'on est en droit et même en devoir de désacraliser et de relativiser ce modèle occidental, c'est-à-dire de le remettre en cause, ou tout au moins à sa juste place. On se rend bien compte qu'il n'est pas la perfection, mais encore et toujours un modèle
305 'perfectible'. Bien plus, la valorisation et l'approfondissement de chaque rationalité particulière ne conduisent pas nécessairement à un chaos ou à une cacophonie, mais à un partage enrichissant et une polyphonie dans le concert universel des cultures; à condition, naturellement, que le processus soit mené sans préjugé ni excès, mais avec doigté et discernement. La culture africaine – y compris sa religiosité – renferme donc un potentiel de rationalité, peut-être autre que celle des Occidentaux, mais rationalité tout de même. Ainsi, l'universalité de la raison objectivante et calculante (dite occidentale) n'exclut pas la possibilité, voire l'existence d'autres modes de pensée et d'expression, par exemple le mode dit oriental, reposant sur la force suggestive et expressive de la parole et de l'image, sur les jeux de reflet réciproque entre ce qui est pensé ou représenté et ce qui est dit ou exprimé (style allégorique). C'est dans cet esprit qu'il faut aussi comprendre la pensée en spirale ou palabre et apprécier le langage symbolique et proverbial, qui imprègnent l'univers des Africains. Sous cet angle de vue est surmontée l'alternative stéréotypée du rationalisme (des Occidentaux) et de l'irrationalisme (des Africains), l'opposition figée entre la «raison hellène» et l'«émotion nègre». Raison et émotion sont en effet le lot de l'humanité entière; il n'y a que de différence d'articulation et de priorité, au gré des circonstances existentielles et en fonction des horizons culturels. Aussi, doit-on dépasser la conception monolithique de rationalité pour admettre la présence d'autres régimes de la raison, voire promouvoir l'émergence de nouvelles rationalités. Bref, il faut accepter et même encourager le régime de la différence et de la pluralité, sans tomber dans le particularisme exotique et le traditionalisme angélique ou intégriste. Ainsi, dans l'univers culturel et religieux africain, est prépondérant le langage oral, dia-logique et symbolique à travers les proverbes, les contes, les mythes et les légendes, transmis de génération en génération, parfois scandés de chants appropriés et de mimique corporelle, au rythme des tambours et au pas de la danse. Ce régime langagier de l'oralité et de la symbolique reste entaché d'une certaine vision du monde, qui est mythique, dominée par l'invisible et enveloppée par les mystères dits nocturnes, pré-logique (diraient les esprits cartésiens), désuète au regard du monde contemporain; mais l'on doit se garder, sous prétexte d'exigence de 'démythisation' ou d'acclimatation à la modernité, de tomber dans le piège, dénoncé plus haut, de «jeter l'enfant avec l'eau du bain». Il faut ici un exercice de « cor-rection » ou «dé-construction» langagière, libre de toute conceptualisation objectivante et savante, un effort de décryptage ou «démythologisation» à la Bultmann, mais revue et adaptée, pour décoder et décortiquer – sans les supprimer ni les dévaluer – les mythes et les anthropomorphismes, discerner en eux le noyau rationnel ou existential, c'est-à-
306 dire le fond ou le message, et ce qui relève de la fable ou de la légende, c'est-àdire la forme ou l'enveloppe. Bref, un travail de clarification ou d'invention d'un langage «parlant» à des Africains contemporains et chrétiens, un langage qui part d'eux-mêmes, c'est-à-dire de la 'base', du 'terroir' existentiel et non d'un 'laboratoire' théologique. Prenons deux exemples. Un proverbe africain dit: «Fais un cadeau à un sorcier; tu lui donnes un motif de plus pour te nuire»949. Un autre proverbe dit: «L'oreille ne dépasse jamais la tête»950. Ces deux proverbes, transmis tels quels de génération en génération, véhiculent une sagesse toujours parlante, malgré la vision du monde rétrograde ou l' arrière-fond traditionnel sur lesquels ils reposent. Le premier a pour toile de fond la figure du sorcier, le second l'univers autoritaire patriarcal. Au lieu d'en faire une lecture fondamentaliste et littérale, il faut plutôt d'abord les «désensorceler» et les affranchir de la pesanteur traditionnelle patriarcale, pour ensuite en décrypter et en extraire le vrai message parlant: le premier proverbe ne veut pas mettre en exergue la sorcellerie, mais stigmatiser l'ingratitude et la mauvaise foi; le second n'entend pas justifier la soumission de la femme à son mari, ni celle des subordonnés à leurs supérieurs, mais souligner les limites inhérentes à la condition humaine, indépendamment du sexe ou de la position sociale, et donc, le besoin de complémentarité et le respect des prérogatives mutuelles. Lorsque ce discernement critique fait défaut, l'on abuse facilement de la sagesse ancestrale pour en faire une idéologie au profit de ceux qui sont en position de force ou en possession du pouvoir, c'est-àdire un système de justification et de légitimation d'un certain ordre établi. Cette « cor-rection » ou clarification langagière est importante pour éviter de conférer un pouvoir «manipulateur» et envoûtant à la pensée mythique et au dépôt proverbial immémorial. En effet, les leaders religieux – tout comme les dirigeants ou les partis politiques – recourent souvent au langage proverbial et à la technique du mythe et de la mystification pour exploiter la crédulité des adeptes ou membres et obtenir leur subordination inconditionnelle, conforter le culte du chef et sacraliser les prérogatives de ce dernier, produire une cohésion et une identité communautaire, voire grégaire, etc., en foulant au pied le bon sens ou en évacuant carrément la raison, sans autre forme de procès. Comme on le sait, du langage manipulateur au langage de la violence ou de la terreur (jusqu'au terrorisme), la distance est courte, qu'il s'agisse de la sphère religieuse ou du domaine politique, d'autant plus que le sacré et le politique s'imbriquent souvent. De fait, une fois allumés par leurs leaders au moyen d'un discours idéologique et sournois, les fidèles s'emparent facilement de la violence aveugle 949 En kiyombe: „Kabila ndoki, ubuela bila“. 950 En kiyombe: „Kutu kaviokanga ntu ko“.
307 et sombrent dans un fanatisme extravagant et dans l'arbitraire néfaste. On atteint alors le comble de l'aliénation religieuse, à savoir l'instrumentalisation et l'absolutisation folle ou politisation totalitaire de la religion. C'est le cas de plusieurs sectes et mouvements politico-religieux, qui montent un système de «prise en otage mental» de leurs ouailles, désormais dressées en marionnettes ou moutons de Panurge, et dans le pire des cas, en tigres enragés; ce qui les dépouille de leur humanité ou autonomie pour les rabaisser au rang d'«objets» ou instruments. Comme on le voit, le recours à un langage non objectivant ne concerne pas seulement Dieu, mais également l'homme, à qui l'on dit Dieu. En effet, l'homme, créé à l'image de Dieu, ne doit pas non plus être 'chosifié', c'est-à-dire réduit en 'objet' et traité ou exploité comme tel. La stigmatisation de cette exploitation ou manipulation des fidèles préserve la religion d'être ou de devenir une boîte de Pandore et l'Afrique le théâtre sanglant d'atrocités et aberrations commises au nom de Dieu ou sous le couvert de la religion. Suivant la thèse que nous défendons, ce fanatisme religieux, à travers lequel des illuminés s'arrogent le 'droit divin' de vie et de mort sur d'autres, constitue en réalité un abus ou mésusage de la religion, et donc, une forme d'irréligion ou de non croyance en Dieu. En revanche, il n'est pas déplacé ni contre-indiqué d'entreprendre une lecture et une pratique de la foi qui soient, non seulement dévouées aux oeuvres caritatives, médicales et éducatives, mais également engagées dans la promotion de la dignité et des droits de l'homme, en réponse à la situation particulière du continent et en fonction de l'expérience historique que les Africains font de la soumission à des conditions infra-humaines, de l'oppression politique, de la répression policière (et sanglante), de l'exploitation économique et de l'injustice sociale; ils y sont même obligés en conscience, sous peine de trahir l'Évangile. Car la vérité et la crédibilité du christianisme africain s'évaluent et se vérifient par sa portée prophétique, c'est-à-dire sa force contestataire et libératrice vis-àvis de la misère criante et oppressante des populations africaines. En d’autres termes, le christianisme (africain) ne peut pas, au risque de se faire le complice des injustices et de manquer ainsi à sa mission, demeurer 'neutre' ou indifférent par rapport au cri de détresse du faible et du démuni. Il ne peut qu'être solidaire ou 'engagé', comme nous l'avions indiqué sous la rubrique du paradigme de la facticité, et ce, en parfait accord avec l'orientation pastorale de Vatican II par rapport au monde et à la société, à savoir: «Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de notre temps, des pauvres surtout et des affligés de tout genre, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment
308 humain qui ne trouve de résonance dans leur coeur»951. Cette solidarité avec la condition humaine ainsi que l'option préférentielle et militante – c'est-à-dire le parti pris – pour les plus démunis marquent pour ainsi dire le sceau du Dieu de la foi (chrétienne) dans l'histoire des hommes, un «Dieu crucifié» (c'est-à-dire solidaire de l'homme dans la détresse et la souffrance), mais aussi «sauveur et ressuscité» (c'est-à-dire libérateur de l'homme à travers l'amour sans bornes), et toujours à l'oeuvre par son Esprit. Car, la foi chrétienne annonce ''une bonne nouvelle de la libération'', qui embrasse la vie humaine tout entière.952
951 Cf. CONCILE OECUMÉNIQUE VATICAN II, Constitution apostolique Gaudium et spes sur l'Église dans le monde de ce temps (novembre 1965), n. 1. À ce propos, lire entre autres J.-M. ELA, Le cri de l'homme africain, Paris, L'Harmattan, 1980; ID., Ma foi d'Africain, Paris, Karthala, 1985. 952 Cf. PAUL VI, Exhortation apostololique Evangelii nuntiandi, 8 décembre 1975, n° 2930.
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Chapitre 3 : Exemple d’«accomplissement». Le cas d’une église locale Nous venons de réfléchir sur la religiosité africaine dans son débordement pluriel et populaire, en référence aux trois lieux de son déploiement horizontal (la Selbst-, la Mit- et l’Umwelt) et suivant quelques axes choisis de son accomplissement (facticité, temporalité, eschatologie, ‘accomplirabilité’, inculturation et expressivité). Notre critique a donc touché les représentations et pratiques religieuses des Africains (chrétiens) en général, au delà des organisations ecclésiales ou des groupements spirituels. Nous livrons à présent l’exemple concret d’une église locale, pour montrer comment et en quoi le questionnement heideggérien peut l’aider à devenir ce qu’elle est à être, c’est-àdire ‘elle-même’, à savoir : une communauté chrétienne, africaine et vivante.
1. Un modèle d’ecclésiologie pour l’Afrique Parlant d’« église locale africaine », nous n’avons pas à attendre de Heidegger qu’il nous instruise sur ce qu’elle est (le Was) : cela revient aux théologiens, pasteurs et fidèles (africains) eux-mêmes. Toutefois, les analyses heideggériennes sur la « christianité » originaire peuvent leur indiquer comment ils doivent accomplir et vivre leur être-devenu-chrétien (le Wie), de sorte qu’ils correspondent ou tendent à leur vocation chrétienne, dans leur contexte propre (ici : africain). Commençons par déterminer brièvement ce qu’est l’église (la communauté des chrétiens), d’après la théologie (cf. Lumen Gentium) et son actualisation ou inculturation dans le contexte africain (cf. Ecclesia in Africa). Vatican II définit l’Église comme « Peuple de Dieu » et développe dans cette optique une « ecclésiologie de la communion » (LG II). En outre, il souligne l’unité entre l’Église pèlerine et celle céleste (LG VII) ; les deux forment un seul corps, le « Corps mystique du Christ ». Il y est question pour ainsi dire d’une communion dans les dimensions ‘horizontale’ et ‘verticale’, ‘temporelle’ et ‘supra-temporelle’. Le Synode africain de 1994 assume ce modèle et l’applique (c’est-à-dire : il l’inculture) dans le contexte africain, en présentant l’Église comme « Famille de Dieu ». Cette ecclésiologie de la « Famille de Dieu » s’enracine profondément dans la culture et l’âme africaine ; elle entend mettre en exergue et promouvoir les valeurs de la famille africaine : l’esprit communautaire, la fraternité, la solidarité, le partage, le dialogue, l’hospitalité, la chaleur humaine, l’union vitale avec les ancêtres, la communion avec les défunts, etc. Par ailleurs, elle
310 revendique aussi ses fondements dans l’Écriture sainte et la Tradition chrétienne953. Ce faisant, elle ne prétend pas retrouver un ‘patron’ ou une ‘copie conforme’ de ce modèle africain dans la Bible ou la Tradition ; par contre, elle y découvre l’esprit qui anime et fonde les valeurs (positives) présentes dans la famille africaine : par exemple, Dieu s’y révèle comme « père » (cf. Nb 11,12 ; Mt 5,49 ;6; Rm 8,15 ; Gal 4,6) ou « mère » (cf. Is 49,15), Jésus comme « frère » (cf. Mt 27,10 ; Jn 20,17), les disciples comme sa « famille » (cf. Mc 3,31-35 ), la « communauté des croyants» comme modèle de communion, de charité, de partage (cf. Ac 2, 42-47 ; 4,32-35), etc.954 En outre, la référence aux fondements scripturaires permet et accomplit l’ « assomption » du motif « Famille de Dieu », en l’assainissant de ses pesanteurs culturelles (nous avions déjà indiqué l’aspect de parasitisme et d’étouffement – et donc le caractère de perfectibilité – que peut regorger la famille à l’africaine), pour l’élever à la stature chrétienne, suivant l’esprit de l’Évangile. C’est ce modèle d’ecclésiologie que les églises d’Afrique s’efforcent de bâtir pour asseoir, orienter, accompagner et nourrir la vie religieuse de leurs membres.
2. Le cas de la communauté diocésaine de Boma Que l'on nous permette, en guise d’illustration ou d’effort de concrétisation, d'évoquer le cas de la communauté diocésaine de Boma955 qui, sous la houlette de son Père évêque, Mgr Cyprien Mbuka, s'efforce, main dans la main, coude à coude et le coeur à l'ouvrage, à bâtir et à vivre au quotidien un modèle d'«Église-Famille de Dieu» à l'africaine, sous le leitmotiv du terroir 'Makuku ma tatu matelimina nzungu', c'est-à-dire 'les trois piliers sur lesquels se pose la marmite'. Dans la tradition locale, l'on utilise pour la cuisson de la nourriture familiale la marmite ovale en poterie, que l'on pose sur un foyer à trois piliers de termitière ou de pierre; si l'un des piliers fait défaut, la marmite d'argile tombe et se brise. La symbolique de la 'marmite d'argile sur trois piliers' est un motif riche d'enseignements: elle s'enracine dans la tradition africaine et dans le vécu quotidien, tout en trouvant écho dans la tradition biblique (l'image de la poterie d'argile: Jer 18, 1-6; Rm 9, 21; 2 Co 4, 7; l'image du pilier ou de la pierre: Mt 16, 18; 1 P 2, 4-10) et en promouvant une ecclésiologie de la communion participative et de la co-responsabilité à part entière et égale. Ainsi, les trois 953 Nous renvoyons à J.-R. MAVINGA Mbumba, art. cit., p. 336-338. 954 Cf. Ibid., p. 339s. 955 Le diocèse de Boma se trouve à l’ouest de la République Démocratique du Congo, sur la côte de l’Atlantique. Son érection canonique remonte à 1959.
311 piliers sur lesquels repose la vitalité de l'Église-Famille de Dieu sont les laïcs, les consacré(e)s et le clergé; chaque pilier porte une responsabilité propre, irremplaçable et égale dans l'édification, la gestion et l'intégrité du délicat trésor commun de la communauté fraternelle/ovale de foi, d’espérance, de solidarité et d'engagement, dont Dieu seul est le maître potier; ce trésor est vivifié par le feu de l'Esprit, qui illumine et réchauffe tous les membres et fait bouillonner la multitude des dons et des ministères, les sacrements, la nourriture de la Parole de Dieu et du Corps du Christ, dont vit et se nourrit la famille tout entière, dans sa marche dynamique vers la stature adulte. Comme on peut le constater, ce motif de 'Makuku ma tatu matelimina nzungu' est une tentative louable de mise au point et en pratique d'une ecclésiologie à l'africaine, où l'on retrouve les traits essentiels de christianité, d'africanité et d'inventivité décrits dans ce travail et recommandés pour une religiosité saine ou pratique authentique de la foi; il caractérise et présente l’église locale dans son être ou devenir chrétien, dans son paraître ou expression africaine et dans son agir ou performance constructive, et ce, sous la mouvance de l'Esprit qui est à l'oeuvre dans l'Église et dans le monde, à travers le travail créatif, renouvelé et transformateur de la communauté croyante. Tout en reconnaissant son caractère perfectible, ce concept pastoral est bel et bien facticiel, actuel, dynamique, inculturé, réaliste et accessible. Revenons maintenant à la question cruciale : En quoi et comment l’approche heideggérienne de la vie religieuse (c’est-à-dire ses questions au vécu chrétien) peut être utile aux efforts de cette communauté (chrétienne, africaine et vivante) ?
3. Le sens du questionnement et le comment de l’accomplissement Nous l’avons vu : la religiosité imprègne profondément la culture, les attitudes, les habitudes et la vie des Africains, à la manière des premiers chrétiens, pour lesquels, si l'on se fie aux analyses phénoménologiques de Heidegger dans ses premiers écrits, l'expérience facticielle de la vie était intégralement une expérience religieuse. Elle n'est cependant pas à prendre comme quelque chose de figé, à l'instar d'un cliché ou d'un stéréotype (dans le genre d'«incurablement» religieux, jusqu'à la moelle des os, comme on l'a dit); tout au contraire, elle est à envisager comme une expérience dynamique, susceptible de hauts et de bas, d'élévation et de pesanteur, de consistance et de légèreté, d'exigences et de perversités, d'évolution et de dérive, d’avancées et de reculs, d'authenticité et d'aliénation, de rationalité et de déraison. Négativement formulé, elle est
312 toujours à ‘corriger’, à redresser, à surveiller. Elle a besoin, comme dirait Heidegger, d’un ‘correctif ontologique’ de ses concepts ontiques fondamentaux (Grundbegriffe) ou de ses représentations ordinaires (Vorstellungen), elle a besoin d’une « cor-rection» formelle (Mit-Leitung) de son déploiement existentiel. Cette dualité reconnue plus haut constitue l'énigme ou l'ambiguïté potentielle de toute religion, même la plus exigeante ou la plus noble, si l'on se permet une évaluation et une certaine hiérarchisation: en principe, la religion peut et devrait favoriser et apporter un plus-être humain, un mieux-être social et une meilleure convivialité universelle, tout comme elle peut, dans le pire des cas, activer et légitimer la violence et l'exploitation, voire des guerres dites 'saintes'; elle est comme un couteau à double tranchant, pouvant servir à planter ou à détruire, à crever l'abcès ou à blesser, à opérer ou à tuer, selon l'usage que l'on en fait. Aussi a-t-on besoin de repères consistants pour la canaliser et la main-tenir sur le bon chemin, à savoir celui qui conduit à l'«humain authentique». Car le 'religieux' véritable – c'est-à-dire au sens le plus noble –, tout en élevant vers Dieu ou l'Absolu, n'est jamais aliénant pour l'homme, surtout lorsque ce dernier, suivant la révélation biblique, est pris pour l'image (Gn 1, 26.27), l'icône vivante (Col 1, 15), c'est-à-dire le visage de Dieu. Pour échapper à la dérive, - et c’est ici que peut entrer en jeu le questionnement heideggérien - les chrétiens africains peuvent ou devraient s'inspirer des paradigmes ou baromètres de christianité issus de la communauté primitive, dans la mesure où ces derniers se réfèrent à la figure originaire et exemplaire du Christ. Pour tout dire, ils seront intégralement 'africains' et 'chrétiens', s'ils vivent leur 'africanité' selon l'esprit et à la lumière de la 'christianité', ou encore s'ils pratiquent la 'christianité' en fonction et suivant le style de leur 'africanité'. Le génie (créateur) du 'christianisme africain' est donc à chercher dans le « comment» de l’accomplissement de l’être-africain-devenuchrétien, c’est-à-dire dans cet équilibre, jamais définitivement acquis, mais toujours à conquérir ou à main-tenir, entre les différents pôles existentiels. L’opportunité du recours à Heidegger est justement ce rappel constant au comment de l’accomplissement de la christianité dans tous les horizons culturels, et pour le cas des Africains, dans leur contexte particulier, écartelé entre la modernité et la tradition, entre l’aspiration au mieux-être et la situation d’otage, entre l’aliénation culturelle et l’auto-affirmation de soi. Point n'est besoin de rappeler qu'il n'est pas question ici de cultiver un 'africanisme chrétien', ni de consacrer un ''afro-centrisme religieux''956, mais 956 Allusion au titre du collectif F.-X FAUVELLE - J.-P. CHRÉTIEN – C.-H. PERROT (dir.), Afrocentrismes, Paris, Karthala, 2000.
313 simplement d'inventer et de vivre un ''christianisme à l'africaine''. Loin de constituer une simple répétition monotone, voire idéologique, cet appel ou rappel au 'christianisme africain' est une exigence permanente et vitale pour les chrétiens africains; ce serait, croyons-nous, une erreur d'appréciation de le considérer comme une étape nécessaire mais passagère (sinon déjà dépassée) de l'histoire du christianisme en Afrique. À l'ère et au milieu des vagues de la mondialisation, il constitue, aujourd'hui plus qu'hier, un gouvernail indispensable pour tenir le cap d'une pratique authentique de la foi dans le contexte africain. Enfin, le questionnement heideggérien du religieux peut servir d’aiguillon pour sortir la communauté croyante de la somnolence dogmatique, de l’obscurantisme aveugle et de la superficialité trompeuse ; il l’invite et l’engage à « aller au large », à « rentrer en profondeur », à relever les défis en présence, à se remettre toujours en question et à éprouver, à mettre au point ou à repenser ses concepts ontiques, ses motifs religieux, ses programmes pastoraux et ses engagements vitaux. Il l’interpelle et la provoque à devenir et à rester ‘ellemême’, c’est-à-dire à se mettre constamment au diapason de la situation particulière africaine et dans l’esprit de la foi chrétienne commune.
315
Conclusion générale L'Afrique assoiffée ou 'folle' de Dieu nous fait penser à la situation que Paul décrit au milieu de l'Aréopage d'Athènes: „Athéniens, je vous considère à tous les égards comme des hommes presque trop religieux. Quand je parcours vos rues, mon regard se porte en effet souvent sur vos monuments sacrés et j'ai découvert, entre autres, un autel qui portait cette inscription: „Au dieu inconnu“. Ce que vous vénérez ainsi sans le connaître, c'est ce que je viens, moi, vous annoncer“ (Ac 17, 22-23)957. Paul, pourrions-nous dire, considère donc les Athéniens comme des hommes extrêmement religieux et le „Dieu inconnu“ comme l'écho profond de leurs préoccupations et attentes religieuses. Si, à l'exemple de ces Athéniens d'autrefois, les Africains d'aujourd'hui paraissent à leur tour „incurablement“ religieux, pour reprendre la formulation rapportée par Louis-Vincent Thomas958, à telle enseigne que sur presque toutes les rues de grandes cités ou villes l'on peut trouver un lieu de culte à un «Dieu mal-connu», l'on peut à bon droit craindre qu'il s'agisse en fin de compte du «Dieu méconnu», «usé et désabusé». Et, c'est peut-être là, pour paraphraser Heidegger, «le coup le plus rude frappé contre Dieu»959, à savoir: non pas qu'il soit tenu pour «inconnu» ou «mal-connu», mais qu'il soit «méconnu», c'est-àdire ravalé au rang d'instrument, de marchandise, de médicament, de fétiche, d'idole, de solution-miracle, de bouche-trou, etc., et ce, par les croyants africains et leurs leaders religieux eux-mêmes. Les mots d'Henri-Bernard Vergote s'appliquent presque littéralement au public africain: «Dieu est sans doute moins mort qu'on veut bien le dire. Il serait plus exact d'affirmer qu'il est tout simplement usé. Usé jusqu'à la corde pour avoir trop servi à trop d'institutions»960 ou à n'importe quelle fin. Le danger prochain est le renversement de la vapeur: le phénomène religieux jadis omniprésent dans l'univers africain perd de plus en plus du terrain ou de son prestige, jusqu'à être honni, voire banni ou banalisé. Certes, l'on n'y est pas encore tout à fait; mais, le processus paraît déjà déclenché, irréversiblement peut-être: en effet, si le phénomène de l'incroyance totale ou a-théisme (théorique) n'est pas encore à l'ordre du jour dans les milieux africains, 957 Traduction de la TOB. Nous soulignons. 958 Cf. L.-V. THOMAS - R. LUNEAU, Les religions d‘Afrique Noire, Paris, Fayard, 1969, S.5. 959 Cf. M. HEIDEGGER, Le mot de Nietzsche ''Dieu est mort'', in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Éd. Gallimard, 1962, p. 313s. 960 Dans la préface à D. BOURG (dir), L'être et Dieu, Paris, les Éditions du Cerf, 1986, p. 10.
316 l'indifférence (pratique) à la question de Dieu ou de la religion, après l'inflation onéreuse des pratiques religieuses, pointe déjà à l'horizon et gagne visiblement du terrain; en tout cas, à l'euphorie religieuse succède progressivement le désenchantement. Ce qui ne veut pas dire que les Africains soient devenus 'irréligieux' ou 'areligieux', mais que leur religiosité est déboussolée, refroidie ou mise en veilleuse. Car l'absence ou 'vacance' de Dieu dans l'espace ordinaire ne signifie pas son inexistence ou sa disparition totale dans les consciences; tout comme le soleil «se couche» dans la nuit, avant de réapparaître à l'aube, ainsi le Dieu s'estompe petit à petit dans l'horizon brumeux des Africains contemporains, mais avec l'espoir d'une nouvelle aurore. Aussi le défi, qui est lancé aux Africains dans l'ensemble et à leurs élites intellectuelles ou religieuses en particulier, est de re-dynamiser, de ré-orienter ou de reconduire la religiosité ou la foi en Dieu sur son sol authentique et originaire. C'est dans cette perspective que s'inscrit le présent travail, sous les auspices du questionnement heideggérien, dans la mesure où ce dernier nous propose des «chemins», ou mieux de «nouveaux chemins»961, de pensée. En ce sens, l'application des paradigmes repris de Heidegger dans notre investigation a une «signification» proprement méthodique et indicative: nous avons 'emprunté' pour ainsi dire «les chemins de Heidegger», comme le suggère si bien l'ouvrage de Gadamer, mais sans perdre de vue l'observation de ce dernier: «Des chemins sont là pour être pris, mais aussi pour qu'on puisse les laisser derrière soi et se rendre plus loin»962. Pour le dire autrement, la pensée de Heidegger a servi de «levier» méthodique dans et pour notre travail. Nous sommes donc parti de la «phénoménologie de la vie religieuse» élaborée par le jeune Heidegger et en avons retenu pour notre cause quelques traits caractérisant la religiosité chrétienne primitive, à savoir: à côté de la référence centrale au Christ crucifié et glorifié, la facticité, la temporalité, la perspective eschatologique, le sens d'accomplissement, l'enracinement mondain et le caractère non-objectivant de son langage. Nous avons soutenu la thèse que ces traits originaires de christianité constituent des pistes ou points de référence pour la compréhension, l'interprétation et l'appréciation du christianisme ou des christianismes, à travers l'histoire et dans les multiples horizons culturels. Autrement dit, ils ont une valeur exemplaire et inspiratrice pour l'incarnation de la foi chrétienne dans les diverses cultures et époques. À cet effet, nous avons cherché, dans le sillage de Heidegger, à revisiter le destin historique de cette christianité dans la tradition occidentale, depuis sa 961 Voir le titre suggestif de O. PÖGGELER, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 1992. 962 H.-G. GADAMER, op. cit., p. 154.
Neue
Wege
mit
Heidegger,
317 rencontre avec l'univers gréco-romain, en passant par la chrétienté médiévale, jusqu'à sa ré-interprétation à l'époque moderne et contemporaine. Aux yeux du jeune Heidegger, l'expérience chrétienne originaire, décrite de façon excellente mais inchoative par St Paul, s'est conservée ou est réapparue, en dépit de et aux prises avec l'infiltration hellénistique, dans l'histoire occidentale à travers certaines figures, notamment Augustin, la mystique médiévale, le jeune Luther et bien d'autres encore, qui à l'époque contemporaine redécouvrent et veulent promouvoir l'originalité du donné ou fait chrétien, au-delà de l'historicité du ou des christianisme(s). Le cas d'Augustin s'est révélé comme le premier modèle de thématisation et de systématisation à la fois philosophique et théologique de cette expérience chrétienne facticielle originaire, avec l'usage des concepts existentiels et aussi le recours aux catégories philosophiques grecques. Loin d'être une dénaturation pure et simple de la foi chrétienne, son entreprise est une tentative – réussie à bien des égards – de synthèse de la foi chrétienne avec la sagesse antique, ou mieux un exemple d'«inculturation» (avant la lettre) de la christianité dans le monde gréco-romain. Le mérite du jeune Heidegger est, à notre avis, d'avoir indiqué sous forme de « provocation », à travers son herméneutique phénoménologique de cette facticité chrétienne décrite par Paul et systématisée en synthèse philosophique et théologique par Augustin, de nouvelles pistes pour l'interprétation du christianisme et des méthodes ainsi que des concepts existentiaux pour la réflexion et la pratique théologique dans le monde d'aujourd'hui. À ce propos, nous avons évoqué à titre d'illustration la réception de ces intuitions heideggériennes par Bultmann, Welte, Claude Geffré et Jean-Luc Marion. Pour rendre compréhensible la foi aux hommes d'aujourd'hui, Bultmann recourt à l'analytique existentiale; sous l'impulsion de Heidegger, Welte entend présenter philosophiquement la Révélation chrétienne, non plus avec des formules dogmatiques traditionnelles, mais sous le mode dynamique d'histoire et d'événement, plus proche de la manière biblique de penser et de raconter des premiers chrétiens. Geffré pour sa part s'ouvre, dans le sillage de Heidegger, à une autre approche philosophique de l'acte théologique que celle métaphysique et spéculative, à savoir le comprendre historique, et partant, il va pratiquer la théologie selon le paradigme herméneutique, qui fait école à notre époque, audelà de la contestation structuraliste et consorts. Quant à Jean-Luc Marion, tout en dénonçant une idolâtrie subtile chez Heidegger (en l'occurrence chez le second), il souscrit à sa critique de l'onto-théologie et se rapproche de l'entreprise du jeune Heidegger en admettant un rapport formel de la théologie avec la phénoménologie, à savoir la description des données de la Révélation sur le mode phénoménologique, en les laissant révéler par elles-mêmes leur sens,
318 notamment la question de Dieu, la thématique (biblique) de la charité ou amour, celle de l'idole, etc. En ce qui concerne l'Afrique et les Africains, ils peuvent exploiter les résultats de l'analyse heideggérienne de la facticité chrétienne primitive pour bâtir ou ré-inventer leur christianisme d'aujourd'hui. À cet égard, la christianité (c'est-à-dire le 'spécifique' ou mieux l'«authentique» chrétien) ne vient pas se substituer ni se juxtaposer à leurs cultures et religions traditionnelles, mais les habiter, les féconder, les catalyser, les promouvoir et les animer de son esprit christique. Aussi «l'inculturation» du message évangélique est-elle et reste un impératif incontournable pour une religiosité, qui soit intégralement et authentiquement 'chrétienne' et 'africaine'. Il s'agit là d'une tâche éminemment herméneutique, critique et re-créatrice, qui consiste à accueillir et à ré-interpréter la foi chrétienne, d'une part à la lumière de la christianité originaire avec les traits que nous avons dégagés tout au long de ce travail et d'autre part à partir de l'expérience africaine contemporaine, avec sa particularité culturelle, son historicité concrète et sa condition présente. Cela revient à dire que l'effort demandé aux Africains est de braquer les phares simultanément et constamment sur deux pôles essentiels, à savoir l'horizon de l'originaire chrétien et le contexte du présent africain. L'horizon de l'originaire chrétien renvoie à l'expérience religieuse vécue des premiers chrétiens et à leur témoignage oral et écrit sur l'événement christique, transmis dans la tradition vivante à travers l'histoire. Quant à l'horizon du présent africain, il concerne la 'réappropriation productive' et l'actualisation pour aujourd'hui de cette christianité sur la base des résultats de l'exégèse et de la science moderne, des états de conscience des hommes d'aujourd'hui, de la situation facticielle particulière des Africains et du génie propre de l'africanité contemporaine. À ces deux pôles essentiels de spécificité chrétienne et d'authenticité africaine, il faut ajouter et placer, au centre des préoccupations, la question non moins importante de la pertinence et de la crédibilité de cette religiosité dans le contexte présent de l'Afrique, à savoir son sens et sa capacité d'engagement pour l'émergence et la promotion de 'l'humain authentique', ainsi que sa force de contestation et de lutte contre tout ce qui exploite, opprime, humilie, déshumanise les populations africaines, notamment les pauvres et les laissés pour compte. Bref, sa solidarité effective et active avec le destin et les combats de l'Afrique et des Africains d'aujourd'hui. Car, pour paraphraser Paul (1 Co 13, 1-3), à quoi sert une foi qui serait correctement chrétienne ou parfaitement orthodoxe, une foi qui serait impeccablement transmise en langues africaines et solennellement célébrée dans une liturgie vivante, s'il lui manque la charité active et inventive, c'est-à-dire l'engagement au quotidien pour le bien-être des populations africaines en détresse?
319 C'est dans ce paysage global et sous cet éclairage pluriel que doit s'inscrire la réflexion théologique et se déployer la pratique religieuse des Africains, si ces derniers veulent atteindre et vivre une expérience religieuse chrétienne 'authentique', 'pertinente' et 'crédible', c'est-à-dire une religiosité non aliénante et non endormante, mais valorisante et vivifiante, sous la mouvance de l'Esprit. Le terrain ayant été défriché et le chemin balisé par ces efforts et investigations philosophiques, il revient avant tout au théologien africain certes, mais également à toute la communauté des fidèles ou pratiquants à la base, de se mettre à l'ouvrage pour dessiner et présenter au quotidien le «visage africain du christianisme», qui reflète à la fois et de manière authentique 'la christianité' fondamentale, 'l'africanité' propre et 'l'engagement' concret, sans tomber dans une dogmatique cathare ni dans un folklore religieux et divertissant. Il ne s'agit pas pour les Africains de bricoler une autre foi chrétienne, mais d'inventer une nouvelle manière et un nouveau style d'interpréter, d'exprimer, de célébrer et de vivre la même et commune foi chrétienne, dans la pluralité des christianismes et la diversité des cultures. Comme le rappelait Welte, la substance ou l'essentiel de la foi chrétienne demeure, seule l'expression ou la formulation change selon les époques et les cultures. Paul VI l'a reconnu en déclarant que «l'expression, c'està-dire le langage, la façon de manifester l'unique foi, peut être multiple et par conséquent originale, conforme à la langue, au style, au tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi»963. Le droit est reconnu, il reste aux Africains de l'exercer, et ce, de façon optimale et judicieuse. Comme on le sait, et l'on doit même s'y attendre, ce «christianisme africain», appelé de tous les voeux par beaucoup, recommandé vivement par Paul VI et encouragé avec charisme par Jean-Paul II, et concrètement mis sur les rails par les Pasteurs, les théologiens et les fidèles africains, reste encore un vaste chantier, voire un dur et long 'combat' 964. Et le chemin est encore long, il est à peine commencé. C'est à la fois une tâche de longue haleine et un pari fort risqué; dans tous les cas, il vaut la peine d'oser prendre le risque, de se salir les mains dans 'la boue' de la terre africaine: le mérite est à la mesure du défi, il est fonction de l'effort d'engagement au quotidien. Ce n'est pas un 'appel moralisateur', ni un 'slogan idéologique', encore moins un 'voeu pieux' ou encore une 'vaine chimère'; c'est plutôt un 'ferment dans la pâte' ou une 'semence dans la terre' africaine: il en sortira, avec le concours actif et inventif de tous les 'piliers vivants', sous l'inspiration et l'impulsion de l'Esprit, un 'vase d'argile' certes, mais 963 PAUL VI, “Allocution au symposium des évêques d'Afrique„ , in La Documentation catholique n° 1546, 51 (1969), p. 765. 964 Allusion au titre des “Mélanges en l'honneur du Professeur V. Mulago„: Combats pour un christianisme africain (NGINDU Mushete, éditeur), Kinshasa, FCK, 1981.
320 précieux, original et beau, pour le bien-être et le salut de la Famille de Dieu tout entière, en marche vers l’accomplissement plénier. Et ce, grâce à la force de l’Esprit Saint, lequel est toujours à l’œuvre. On l’aura remarqué, le penser heideggérien dans le cadre de ce travail, notamment l’exploitation lucide de quelques-uns de ses paradigmes interprétatifs sur le motif religieux, n’a nullement servi comme source d’inspiration « dogmatique » ou « parole d’évangile » pour la réflexion théologique et la pratique religieuse en Afrique, mais comme « provocation » et « convocation » à une autre, propre et authentique manière de penser et de vivre la religiosité en général et la foi chrétienne en particulier. En ce sens, pensons-nous, Heidegger aura fait entendre son message, lequel reste substantiellement « un cheminement », sujet certes à d’éventuels égarements, mais capable d’ouvrir ou d’indiquer des pistes de réflexion et de recherche, sur lesquelles chacun peut s’aventurer ou s’engager à son gré.
321
Bibliographie Cette bibliographie reprend les écrits cités, consultés ou évoqués, relatifs à notre thème de recherche : d’abord, des écrits de l’Édition complète des oeuvres de Heidegger en allemand (la Gesamtausgabe chez Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main), suivis de traductions françaises des oeuvres de Martin Heidegger ; ensuite, la littérature secondaire sur Martin Heidegger : les ouvrages, suivis d’articles de revues ou d’ouvrages collectifs ; puis, les écrits relatifs à l’Afrique et études africanistes en général et enfin, les écrits divers.
1. La Gesamtausgabe (GA) GA 1: Frühe Schriften (1912-1916), hrsg. von Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1978. XII, 454 S; besonders: Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus (1915), S. 189-412; Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft (1916), S. 413-433. GA 2: Sein und Zeit, hrsg. von Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977. XIV, 586 S. ; Einzelausgabe bei: Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 19. Auflage 2006. GA 5: Holzwege (1935-1946), hrsg. von Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1. Auflage 1977 / 2. Auflage 2003. VIII, 382 S. ; Einzelausgabe bei: Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main. GA 9: Wegmarken (1919-1961), hrsg. von Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1976. X, 488 S.; besonders: Phänomenologie und Theologie, S. 45-78; Einzelausgabe bei:Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, “Klostermann Seminar 12”, 3. Auflage 2004. GA 12: Unterwegs zur Sprache (1950-1959), hrsg. von Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1985. 262 S.; Einzelausgabe bei: Günther Neske - Klett-Cotta, Stuttgart. GA 13: Aus der Erfahrung des Denkens (1910-1976), hrsg. von Hermann Heidegger, 1983. VIII, 254 S.; besonders: Abraham a Sankta Clara (1910), S. 1-3 und Frühe Gedichte (1910-1916) GA 16: Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges (1910-1976), hrsg. von Hermann Heidegger, 2000. XXII, 842 S. GA 56/57: Zur Bestimmung der Philosophie. 1. Die Idee der Philosophie und dasWeltanschauungsproblem(Kriegsnotsemester1919).2. Phänomenologie und transzendentale Wertphilosophie (Sommersemester 1919). 3. Anhang: Über das Wesen der Universität und das akademischen Studiums (Sommersemester 1919), hrsg. von Bernd Heimbüchel, 1. Auflage 1987. 2.
322 Durchgesehene und ergänzte Auflage 1999. X, 226 S. GA 58: Grundprobleme der Phänomenologie (Wintersemester 1919/20), hrsg. von Hans-Helmuth Gander, 1992. X, 274 S. GA 59: Phänomenologie der Anschauung und des Ausdrucks. Theorie der philosophischen Begriffsbildung (Sommersemester 1920), hrsg. von Claudius Strube, 1993. VIII, 202 S. GA 60: Phänomenologie des religiösen Lebens.1. Einleitung in die Phänomenologie der Religion (Wintersemester 1920/21), hrsg. von Matthias Jung und Thomas Regehly; 2. Augustinus und der Neuplatonismus (Sommersemester 1921), hrsg. von Claudius Strube; 3. Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik (Ausarbeitung und Einleitung zu einer nicht gehaltenen Vorlesung 1918/19), hrsg. von Claudius Strube, 1995. XIV, 352 S. GA 61: Phänomenologiche Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung (Wintersemester 1921/22), hrsg. von Walter Bröcker und Käte Bröcker-Oltmanns, 1. Auflage1985 / 2. durchgesehene Auflage, 1994. XIV, 204 S. GA 63: Ontologie (Hermeneutik der Faktizität) (Sommersemester 1923), hrsg. von Käte Bröcker-Oltmanns, 1. Auflage1982 / 2. Auflage 1995. XII, 116 S. GA 65: Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) (1936-1938), hrsg. von Friedrich-Wilhelm von Hermann, 1. Auflage 1989 / 2., durchgesehene Auflage 1994/ 3., unveränderte Auflage 2003. XVI, 1522 S.
2. Traductions françaises des oeuvres de Heidegger HEIDEGGER, Martin, «Abraham a Santa Clara (à l‘occasion de l‘Inauguration de sa statue à Kreenheinstetten, 15 août 1910», trad. de François Vézin, in Recueil, Champ Vallon 9 (1988), 8-21. -, Acheminement vers la Parole, traduit de l’allemand par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, (Collection “Tel”55), Paris, Éditions Gallimard, 1976. 261 p. -, Approche de Hölderlin, traduit de l’allemand par Henry Corbin, Michel Deguy, François Fédier et Jean Launay, nouvelle édition augmentée, (Collection “Tel”269), Paris, Éditions Gallimard, 1973. 257 p. -, Chemins qui ne mènent nulle part, traduit de l’allemand par Wolfgang Brokmeier, nouvelle édition, (Collection “Tel”100), Paris, Éditions Gallimard, 1962.463 p.
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349
Index des noms propres 329, 330, 336 A
Akenda Kapumba J.-C., 195, 332, 337 Ardovino A., 24 Arendt H., 191 Aristote, 13, 57, 73, 160, 165, 169, 206, 207, 257, 323, 330, 335 Augustin, 32, 57, 82, 95, 119, 121, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 169, 181, 187, 189, 193, 195, 198, 230, 255, 258, 260, 289, 317, 325, 332, 335, 337, 341, 346
C
Capelle P., 23, 185, 237, 249, 261 Cohen H., 68 Cosmao V., 284, 339 D
Danner H., 25, 252, 295 De Vitiis P., 24 Descartes R., 75, 123, 209, 299 Dilthey W., 46, 47, 50, 54, 56, 57, 59, 62, 64, 69, 123, 124, 126, 128, 129, 130, 158, 170, 188, 220, 232, 324, 335 Dubois C., 19, 20 E
B
Barth K., 31, 188, 218, 224, 225, 235 Beaufret J., 23, 322, 323, 330 Becker O, 134, 136, 147, 150, 157 Benoît XVI, 275 Bergson H., 46, 89 Bernard de Clairvaux, 160, 167, 168, 181, 275, 326, 328, 330 Blochmann E., 256, 257 Blondel M., 234 Bonaventure, 235 Bossuet, 123 Bractendorf J., 133, 141, 146, 152, 159 Brentano F, 53 Breton S, 23, 254 Brkic P., 185 Bultmann R., 31, 33, 157, 188, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 246, 247, 250, 253, 294, 305, 317,
Eboussi Boulaga F., 27, 276 Eckhart, 160, 166, 168, 181, 187, 193, 224 Ela J.-M., 27, 276, 287, 291 F
Fédier F., 23, 322, 323, 324 Fénelon, 123 Feuerbach L., 228, 230, 243, 277, 278, 335 Fichte J.D., 39, 45, 48, 90, 188 Fischer N., 24, 31, 81, 132, 133, 136, 248 Freud S., 277, 279 G
Gadamer H.-G., 26, 57, 193, 213, 214, 217, 220, 225, 247, 248, 254, 263, 269, 270, 316, 324, 327 Geffré C., 23, 219, 236, 237, 238, 239, 240, 247, 254, 257, 258, 259,
350 260, 283, 317 Gethmann-Siefert A., 185, 336 Giustozzi G., 24 Gogarten F., 31, 188, 218 Greisch J., 23, 55, 56, 160, 194, 214, 217, 235, 238, 239, 283 Grondin J., 57, 248, 287 Guibal F., 262, 276
170, 209, 298, 333, 344, 346 Kearney R., 22 Kierkegaard S., 54, 140, 160, 169, 181, 188, 193, 196, 234, 324 Kiesel T., 33, 72 Kisiel T., 24 Kuhlmann G., 224 L
H
Habermas J., 228 Harnack A. von, 84, 123, 124, 125, 126, 128, 129, 130, 206, 259 Hebga M., 276, 285 Hederman P., 250 Hegel G.W.F., 46, 48, 49, 168, 169, 170, 188, 232, 234, 278, 327, 335, 344 Herrmann F.-W. von, 24, 31, 77, 248 Hölderlin F., 173, 188, 193, 224, 227, 274, 322, 324, 327, 329 Hünermann P., 11, 226, 230, 231, 233, 258, 347 Husserl E., 32, 53, 54, 55, 56, 72, 73, 169, 176, 234, 326, 328, 331, 335 J
Jäger A., 185 James W., 47 Janicaud D., 236, 323 Jarczyk G., 219, 236, 239, 258, 275, 342 Jaspers K., 119, 189, 234, 255, 256, 257 Jean-Paul II, 257, 319 Jollivet S., 255, 256 Jonas H., 222, 225, 250 Jüngel E., 264 K
Kant E., 45, 46, 49, 73, 90, 168, 169,
Lacoste J.-Y., 250, 253, 262 Lehmann K., 23 Leibniz G.W., 73, 75 Lévinas E., 23, 241, 250 Lotze R.H., 46 Löwith K., 250, 254, 255 Luneau R., 295 Luther M., 32, 82, 94, 119, 123, 157, 160, 163, 165, 168, 169, 181, 188, 190, 193, 198, 207, 224, 235, 241, 261, 317, 330, 334, 335, 336 M
Malebranche N., 123 Marion J.-L., 23, 219, 236, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 252, 254, 264, 317, 335, 337 Marx K., 228, 277, 278, 284, 343 Mavinga Mbumba J.-R., 290, 295, 299, 310 Mazzarella E., 24 Mbuka C., 11, 310 Molinaro A., 24 Mulago V., 27, 295, 319, 340 N
Natorp P., 40 Newman, 234 Ngwey C., 271 Nietzsche F., 118, 158, 193, 196, 206, 224, 228, 234, 244, 252, 277, 315, 335, 345 Nketo Lumba C., 299
351 Noller G., 185, 222, 224, 250 O
O’Leary J.S., 22 Okolo Okonda, 287, 288 Otto R., 168, 174, 181, 346 Overbeck F., 196
Schaeffler R., 185 Schelling F.W., 188, 234, 251 Schleiermacher F., 46, 57, 158, 168, 170, 171, 172, 173, 174, 181, 324 Simmel G., 46, 64, 65, 69 Spengler O., 64, 66, 67, 69, 106 Strube C., 134, 156, 160, 322
P
T
Pascal B., 123, 188, 192, 230, 234, 246, 332 Paul St, 23, 32, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 90, 91, 92, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 107, 108, 109, 110, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 124, 132, 159, 160, 179, 181, 187, 188, 189, 193, 196, 198, 214, 221, 224, 225, 234, 236, 243, 255, 256, 259, 262, 283, 285, 289, 291, 294, 295, 298, 299, 315, 317, 318, 319, 328, 333, 335, 340, 341, 345 Paul VI, 292, 319 Platon, 22, 44, 57, 61, 63, 68, 127, 160, 235, 251 Pöggeler O., 24, 27, 28, 335, 336 Poggi S., 24
Taminiaux J., 191 Tempels P., 276 Thérèse d’Avila, 168 Thérèse d'Avila, 168, 181 Thomas d'Aquin, 234, 237, 259, 260 Thomas L.-V., 272, 315 Troeltsch E., 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 59, 102, 123, 124, 125, 128, 129, 130, 176, 188, 232 Trowitzsch M., 264
R
W
Regina U., 24 Reinach A., 168, 176, 181 Richardson W.J., 190 Rickert H., 46, 47, 50, 53, 64, 68 Ricoeur P., 23, 221, 225, 236, 259 Rilke R. M., 188 Rilke R.M., 193 Ritschl A., 46
V
Vahanian G., 300 Vattimo G., 54 Vaysse J.-M., 193 Vergote, 315 Vicari D., 24 Villela-Petit M., 245
Weber M., 47, 65 Welte B., 24, 41, 218, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 237, 247, 253, 256, 260, 317, 319, 336 Windelband W., 46, 47, 65, 68, 165, 175 Z
S
Savarino L., 24
Zaccagnini M., 24 Zarader M., 259