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French Pages [318] Year 1994
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUEDU MOYENÂGE Sousla dim:tion dt Jtan DUFOURNEr. pro/t11t11rd la SorbonM
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L' ENÉIDE MÉDIÉVALE ET LA CHANSON DE GESTE
Francine MORA-LEBRUN
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L'ENEIDE MEDIEVALE ET LA CHANSON DE GESTE
PARIS HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 7, QUAI MALAQUAIS (VI")
1994 Diffusion hors France: Editions Slatkine, Genève
Illustration tk la couverture: CommentEneaset Tumus se combatirentensemble pour la fille au roy Latinet pour la terre. Et commentEneas le vainquiet l'ocist. B.N.f.fr. 60 (fin X~ sièck),/olio 182.
0 1994.Horm ChampionEditeur,Paris. Reproductionet traduction,meme partielles,interdites. Tous droits raerv& pour tous les pays. ISBN2-85203-356-9 ISSN 0769.()1)4()
A~sparerus
AVANT-PROPOS
Ce livre constiblela reprise alng~ de la premiàepanie d'une dàe de Doctorat d'Etat soutenue en janvier 1992 sous le titre suivant : Lire, lcoUler et rkrire l'Enéitk : rlceptions de l'lpople virgilienM du /X 0 au Xl/ 0 siAcle. A l'issue de ce travail, j'aimerais remercier ceux qui l'ont rendu possible. Ma gratitude va d'abord, bien sûr, à M. Daniel Poirion, mon directeur de thèse, dont les conseils et les encouragementsne m'ont jamais fait défaut Je dois beaucoup aussi à M. Joseph Hellegouarc'het à Mme Pascale Bourgain, qui m'ont accueillie dans leurs séminaires et m'ont fait profiter avec beaucoup de gentillesse de leurs vastes compétences, l'un dans le domaine(ô combiendélicat!) de la stylistiquelatine, l'autre dans le dl.dale de la littérature médio-latine.Enfin je remercie M. Jean Dufoumet d'avoirbien voulu accueillirmon livre dans sa collection. Et je n'ai garde d'oublier mon mari, qui m'a élé d'un grand secours pour l'élaborationmatériellede l'ouvrage.
Introduction Dans le d6bat opposant individualisteset ttaditionalistesà propos de l'origine des chansons de geste, la IWorie des origines latines n'a plus aucun succès : elle est maintenant décrik des deux côtés, sunout après les charges polémiques lancées contte elle par 1. Sicilianol. Mais peut-être le problème a-t-il été mal posé. Il est évident que la chanson de geste n'a pu naîtte de l'épopée latine, ni même des épopées médio-latines qui lui ont succédé. Pourtant ces dernières ne méritent pas d'être écartks avec mépris : car elles présentent parfois avec les chansons du XII0 siècle d'indéniables ressemblances, des points de contact qu'il serait intéressant d'examiner de plus près. D'autant que si elles véhiculent presque toutes le souvenir de l'Enlide - la langue latine ayant joué son rôle de vecteur -, c'est le souvenir d'une Enlide considérablement transformk par la médiation d'oeuvres novatrices qui semblent avoir voulu renouveler le genre même de l'épopée. Plus souples que les sytèmes très normatifs issus des analyses d'Hegel et de Lulcacs,les principes méthodologiquesde H. R. Jauss 2 peuvent alors nous amener à prendre en compte l'existence d'un "horizon d'attente" continuellement remanié par la modification, d'une époque à l'autte, des relations établies entte des oeuvres qui cherchent à s'organiser en un système cohérent. Il faut en effet penser au statut doublement ambigu de la chanson de geste, qui fait problème, puisqu'elle se situe, sur le plan formel, à mi-cheminentte le narratifet le lyrique, et que elle associe intimementl'élémentguerrier à l'élément sur le plan ~tique religieux. "Le genre épique, illustté dans la littérature grecque antique par l'Iliade et l'Odyssée, et dans la littérature latine par l'Enlide de Virgile et plusieurs auttes poèmes, [... ] apparaît ttès tôt dans la littérature française, 0 ~ la fin du Xl siècle, sous la forme de la chanson de geste". Cette phrase introductricede G. Moignet à son édition-ttaductionde la Chanson de Roland 3 semble pourtant proposer implicitement à son lecteur l'idéal 1 D'abord dansLe6 origiM6 da ci,,a,uo,u r;k gute. TMorÏ46 d dilcu6iotU, Paria, Picard, 1951,puis dans Le6 cltaluo,u tü guie •• l'lpopa. M'Yllw6,l&i.rloire,poh,ta, Tarin.1968et Galève. Slatkine.1981. 2 Enonœanorammentdans1011 article "Liu.&aturem6di6valeet th6orie des gemea•, parudans Poltique, t.l, 1970 et repris dans Tltiori• fÜ6 ge11Te6, Paria,Seuil, 1986, p.37-76. 3 f.A Clraluon tü Roi.and. 6d. et b11d.G. Moipet. Puis.8ordu.1969,p.S.
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d'une filiation historique continue. ou du moins celui d'une soumission spontaœe aux nonnes atemporellesd'un "genre" producteurd'oeuvres qui se définiraient comme suit: "poème[s] narratif[s] chanté[s] ayant pour sujet des exploits héroïques"4 • Mais la suite de l'introduction vient très vite démentir cette apparente harmonie; abordant "le problème des origines". l'auteur repousse de manière assez catégorique la "théorie des origines savantes" : "on a cru trouver dans les épopées françaises des réminiscences de poètes carolingiens des IX0 et X0 siècles. comme Angilbert. Ermold le Noir, Abbon, qui écrivaienten latin des imitationsde Virgile et de Stace. de sorte que les chansons françaises seraient des oeuvres érudites où aurait passé un peu de la poésie épique latine; mais on n'a pu. dans la Chansonde Roland.par exemple. trouver aucune référence pr«ise à un texte antique"5. Pas de filiation directe. donc. ni même indirecte. entre l'Enéide et la chanson de geste médiévale : "l'hypothèse des sources savantes est aujourd'hui abandonnéen6. Et il est vrai que lorsqu'au milieu du Xll 0 siècle se forme le projet de translaler l'épopée virgilienne. les formes spécifiques de la chanson de geste ne sont convoquéesque très épisodiquementau sein d'un autre genre narratif long. le roman. plus jeune d'un demi-siècle environ et créé tout spécialement. semble-t-il. à l'occasion du transfert en langue romane des épopées latines : s'il y a eu filiation. elle parait donc bien s'être établie d'abord entre l'Enéide et l'Eneas. entre épopée et roman - et non pas entre épopée et chanson de geste. Toutefois. on peut voir en lisant l'Eneascombien la simple opération de transfert linguistique.avec le déplacementdes contraintesstylistiques.a pu introduire de modifications sensibles d'une oeuvre à l'autre, au point que si le modèle n'était pas expressémentnommé. le lecteurpourrait hésiter à reconnaitre l'épopée latine dans plusieurs passages de son adaptation romane. Aussi un critique comme A. Burger, pour qui l'auteur de la Chanson de Roland "était à coup sûr un homme cultivé[ ... ]. un clerc. au sens qu'on donnait alors à ce terme: un lettré. un homme qui a passépar l'école", en tire-t-il argument pour essayer de prouver que ce clerc a fort bien connu et exploité non seulementVirgile, mais encore Homère sous sa forme latine: "bien des critiques ont douté ou doutent encore que Turold ait connu l'Enéide.C'est qu'au moyen-âge le poète d'expression française ne traduit pas les vers latins dont il s'inspire. il les transposedans sa propre perspective. On s'en convaincra facilement en lisant l'Eneas. écrit vers 1160. dont l'auteur anonyme ne traduit pas l'Enéide. mais la refait à sa manière. selon l'esprit du temps. en en transformant complètement le caractère. De même Turold; si on en tient compte, on n'aura pas de 4 Ibi.d.
5 /bid., p.8. 6 ibid ..
INl'RODlJCnON
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diffacult6 à voir qu'il est nourri de Virgile et d'autres pœteslatins. en particulier de l'HmMru.s lalinu.s. un abr6g6.en hexamètres latins. de l'lliath. qu'on appelle aujourd'hui l'llias lalina" 1 . Voilà donc rétablie. par l'intermédiaire de textes latins familiers aux clercs du XII0 siècle, la double filiation historique que nous avait laissé espérer, avant de la d6mentir cat6goriquement,l'introductionde O. Moignet. Suit une série de rapprochements cherchant à ~montrer que Turold était non seulement "nourri de Virgile" et d'Homère, mais aussi de Stace et du Walthariu.s,un poèmeépique médio-latindu IX0 ou du X0 siècle8• Il faut cependant reconnaître que les opinions d'A. Burger ne vont pas pr6cis6ment dans le sens de la critique actuelle qui. à la suite essentiellement de J. Ryclmer mais aussi de P. Zumthor9, s'attache plutôt l démontrer la destinationpopulaire et l'oralit6des chansons de geste, dans leurs conditions de cr6ation comme dans leur mode de diffusion. C'est ainsi que J. J. Duggan, au terme d'une intéressante confrontation entre l'EnJide. le Roman d'Eneas et la Chanson de Roland qui met bien en évidence,dans quatre domaines (deux thématiques et deux stylistiques: l'analyse psychologique,l'indécisiondu h6ros. le catalogue des guerriers et la comparaison en forme), l'étroite parent6 des deux premiers textes et l'irréductible originalit6 du dernier. pouvait conclure voici une vingtaine d'années, sur les traces de J. Rychner et de M. Parry: "liueraturc falls into two great parts not so much because thcre are two kinds of culture, but becausc thcre are two kinds of form : one part of literat,ue is oral, IM otMr written" 10• L'Enlide, "a romance in epic's clothing" dont les modes d'expression et de pensée sont inextricablement li6s à l'écrit, n'a doncpuselon lui engendrer qu'une oeuvre elle aussi écrite : "the medieval product of Virgilian inspiration is the Roman d'Eneas, not the Chanson de Roland, and that is u should be expected"11• La cause est-elle donc entendue? Pas vraiment. Car d'autres affirmations, faisant écho à celles d'A.Burgcr, nous invitent malgr6 tout à réouvrir le dossier, tout en gardant paenacà l'espritla distinctionrychnérienneentre oral et écriL Plusieursouvragesrécents attirenten effet de nouveau notre attention 7 A. Burger,Twoltl.poâetk lafi"'lill, Genhe, Droz,1977,p.73. 1 Ibid., p.73-81. 9 J. Rychner,La cluuuo11 tk guk. Euai 111r l'art daj011Bk11n,Oenhe, Droz, 1955, et P. Zurntbar, La kure el la w,i;c. De la "lillirat..n" midiévale, Paris, Seuil,
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1987. Citons aussi J. Griswud, Arc/tiologie de l'lpopée médiévale, Paris, Payot, 1981, qui propose une lecture •dum&ilienne• de la chanson de aesre,faisant apparaitre clairement dans certaines d'entre elles une subsb'Ucturearticul6e sm la vieille idlologie des •IIOÎI fonctions•propreaux peuples ~•l O JJ.Duggan, •virgilian inspiration in the Roma,i d'E11ea and the Claa,uo11de Rola,u/', dans Medievol epie IO tltc "epic" tlwakr of Br«ltl, R.P.Annato et J.M.Spaleh &1.,Los An 1e1es.1968,p.9-23 (p.20). 11Ibid., p.21.
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sur l'existence et l'intérêt des épopées carolingiennes. relais possibles d'une ttaditionépique capablede remettreen cause le principeapparemment bien établi d'un hiatus, d'une radicale solution de continuité entre modèles latins et tradition romane. Ainsi D. Boulet et A. Strubel, après avoir proposé une brève analyse du poème d'Ermold ln honoremHludowici et du Waltharius, concluent à propos de ce dernier poème, où "l'influencede l'Antiquité (Virgile, Prudence) est faible" 12 mais non absente, qu'il "inaugure un style nouveau" et se demandent s'il ne faudrait pas voir là "l'ancêtre de nos épopées romanes"13. Quant à M. Tyssens, présentant dans une synthèse récente sur l'épopéemédiévaleune quinzainede poèmes épiques médio-latins, métriques et rythmiques, des IX0 et X0 siècles, elle souligne bien que "[leurs] sujets ou [leurs] moyens narratifs présentent d'évidentes affinités avec ceux d'épopées françaises ou germaniques", et que "[leur] existence même pose le problème des relations de ces épop6es nouvelles avec la veine antique"14. Bref, comme l'écrit avec pertinence D. Poirion, "la continuité d'une tradition épique, à panir des modèles grécolatins, fait évidemmentproblème. Elle contredirait l'idée d'une réinvention du genre à partir du seul génie national, voire populaire. Elle compromettrait la précellence du jongleur sur le clerc, comme celle de l'oralité sur l'écriture. Et pounant les indices ne manquent pas, dans la littérature médio-latine à panir de la "renaissance carolingienne", d'une cenaine imitation de la poésie classique. C'est le cas pour le poème d'Ermold le Noir consacré à Louis le Pieux (820-830), qui cite Lucain, Homàc, Cicéron, Ovide"15. C'est que la négation de toute filiation, relation ou influence entre l'épopée antique et la chanson de geste laisse bon gré mal gré subsister un certain malaise, en raison d'une commune appanenance, généralement admise, à ce "genre épique" sur la mention duquel G. Moignet, nous l'avons vu, ouvrait son introduction. Même si l'on admet avec D. Poirion que la chanson de geste "se partag[e] avec [les oeuvres roman~ues] la place que les théoriciens réservent traditionnellementà l'épopée"1 , il n'en reste pas moins "paradoxalque le contenu épique de la littérature latine ne joue qu'W\ rôle épisodique dans la chanson de geste, alors que l'épopée latine se transforme en roman"17, et c'est la conscience plus ou moins l2 Nousreviendrona sm œae affumaliondiscutable. 13 D. Boutet et A. Strubel. La lillirOl,ue frt111çailedMMoyen-Age, Paris, PUF, 1978,
p.6. 14 M.Ty1sen1, "L'6pop6e latine", dans L',pop,e, J.Victorio et J.Ch.Payen dir., Turnhout, Brepols, 1988 ("Typologie des sources du Moyen-Ageoccidental",fuc.49),
p.39-52. lS D. Poirion dir., Précis tû li.llira1,uejrt111Çaile dMMoyen-Age, Paris, PUF, 1983, p.62. 16Ibid., p.60.
INIRODUCTION
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diffuse de cc paradoxe gênant qui tend à remeure constamment le chercheur sur la piste d'oeuvres capables d'opérer une médiation au moins panielle. Il est difficile en effet de concilier le principe d'une appanenancc commune à un "genre" donné - qui suppose la présence d'un minimum de donnœs comparables - et celui d'une totale solution de continuité sur le plan historique, dès lors que certaines conditions se trouvaient réunies pour permettre un contact. Aussi plusieurs critiques, tirant les conséquences logiques de cc désaccord, se sont-ils deman~ s'il était bien licite de définir la chanson de geste, comme le fait G. Moignet dans la définition citée supra,en des termes inspirés de la poétique aristotélicienne, fondée sur les modèles homériques 18 : "dans quelle mesure, de quelle manière et en quel sens, par exemple, l'espèce chanson de geste appartient-elle au genre épique ? Ou encore : comment déf mir l'épique en dehors de toute référence au modèle et à la tradition homériques ?". Ces questions posées par G. Geneue 19 font écho à la problématique qu'esquissait D. Poirion à la fin d'un article fécond : "l'épopée fait panic de ces entités qui semblent appartenir aux profondeurs mythiques comme à la surf ace éclairée de lbistoire littéraire. Exactement, Epos est le terme dont les Grecs se sont servis pour désigner un certain genre littéraire; on devrait réserver le qualificatif d'épique aux oeuvres qui ont imité cette poésie grecque. C'est évidemment le cas pour Virgile; mais peut-on en dire autant de Turoldus ?"20 • La notion même de "genre épique" fait donc problème et c'est par là qu'il va falloir commencer notre étude, en nous demandant notamment si les clercs médiévaux avaient bien conscience, pour leur pan. de l'existence d'une possible parenté entre l'épopée latine et la chanson de geste et, si oui, quelles mutations au sein du système des genres antiques ont pu paraîttcautoriser pareil rapprochement
17 D. Poirion, "Chanson de geste ou 6popéc 7 Remarques sur la définition d'un genre", de lingllistiq~ et de /ittiralure de l'Université de Strasbourg, LIO, 1972, dansTrava11JC p.7-20 (p.14). 18 La définition propos6c par G. Moignct, "pœmc narratif chanté ayantpour sujet des exploits héroîqucs", est certes intéressante. assez extensive pour sembler r6concilicr ~ antique et chanson de geste, et assez précise pour respecter dans une certaine mesure la spécificité de cette dernière; elle n'en est pas moins avant tout le reflet fidèle de toute une tradition classique qui en dernière analyse remonte l Aristote (cf Voltaire : "~t en vers d'aventures héroîques" ou Liuré: "narration en vers d'actions grandeset béro'lqucsj et dont on peut ici contester la pertinence. 19 G. Genette, "Introduction l l'architexte", dans Tliiorie des genres... , op.cil., p.89159 (p.146). 20 D. Poirion, "Chanson de geste ... ", art.dt., p.20. Cf W. Catin, "Textes matiévaux et tradition:la chanson de geste est-elle une épopée 7", dans Perspective, Midiivalu, L8, 1982, p.117-124.
PREMIERE PARTIE
Métamorphoses de I'Enéide au sein du "genre épique"
CHAPITREPREMIER
Epopée antique et chanson de geste Les premières définitions occidentales de l'epos remontent, on le sait, à Aristote et Platon. Ce dernier, partant du principe que tout poème est récit (diègèsis) d'évènements passés, présents ou à venir, distingue trois "modes de représentation" (lexis), une forme purement narrative (haplè diègèsis, le dithyrambe), une forme mimétique (dia mimèsl"s, le théâtre) et une forme mixte, caractériséepar l'alternancedes récits et des dialogues : l'épopée homérique; la poésie lyrique, n'étant ~as à proprement parler représentation, est d'emblée exclue du schéma . Définissant la poésie comme un an de l'imitation en vers, la Po/tique d'Aristote s'inspire partiellement de Platon, en excluant elle aussi la lyrique, mais propose au lieu d'un schéma ternaire une grille à deux entrées, constituée à partir de deux questions (quoi et comment) et délimitant ainsi quatre classes d'imitation : un dramatique supérieur (la tragédie), un narratif supérieur O'épopée), un dramatique inférieur (la comédie) et un narratif inférieur (la parodie épique). Comme le fait remarquer G. Genette, si la distinction platonicienne narratif/dramatique s'est conservée chez Aristote, le narratif pur- représenté déjà chez Platon par un genre mystérieux et mal attesté, le dithyrambe - est perdu, au profit d'un narratif mixte (l'épopée) considéré désormais comme la seule forme narrative possible; la substitution d'un couple à la triade initiale libère ainsi une case que les futurs théoriciens, en vertu d'un goût bien attesté pour les systèmes ternaires, vont se charger de remplir. Après plusieurs tâtonnementsplus ou moins prometteurs, le mérite historique de l'entreprise revient, semble-t-il, à l'abbé Balleux, bientôt relayé par son traducteur allemand, J.A. Schlegel, puis par les deux fils de ce dernier, F. et A.W. Schlegel, les deux théoriciens du romantisme; ainsi nait une nouvelJe triade promise à un grand succès, fondée sur les trois modes platoniciens, mais définis en termes de pure énonciation: le lyrique (monciation réservée au poète), enfin admis, s'y oppose au dramatique (énonciation réservœ aux personnages) et à l'épique, toujours caractérisé par une cenaine mixité. A la tripanition théorique s'ajoute en outre un ordre 1 Platon, Ripublique,
L.111; voir la Ir~ bonne mise au point de G. Genette, •1ntroc1uction l l'architexte... ", art.cil., p.95-106.
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de succession diachronique qui cherche à déterminer la priorité historique et donc la précellence d'un des 1rois genres;à vrai dire, les opinions sont ici plus flottantes, et l'accord ne se fait guère que sur l'apparition tardive du drame: A.W. Schlegel, suivi par F. Hegel, voit dans la poésie épique, pure objectivité, l'expression première de la "conscience naïve d'un peuple", tandis que Schelling, imité par Hugo puis par Joyce, inverse l'ordre des deux premiers termes, faisant du lyrisme le cri spontané des temps primitifs2. En fait, comme le montre fon bien G. Genette, l'ambiguïté principale introduite par la "triade romantique", dont nous sommes encore en bonne partie tributaires, est une confusion inavouée, et peut-être inconsciente, entre le genre littéraire et le mode d'énonciation, seul recevable si l'on se réfère aux systèmes fondateurs d'Aristote et de Platon. Le lyrisme, l'épopée et le drame deviennent chez les Romantiques de véritables "archigenres" "dont la définition comporte déjà inévitablement un élément thématique, si vague soit-il", et qui "échappe[nt donc] à une description purement formelle ou linguistique", puisque le critère générique suppose forcément un contenu : "le "type épique" n'est ni plus idéal ni plus naturel que les genres "roman" et "épopée" qu'il est censé englober - à moins qu'on ne le définisse comme l'ensemble des genres essentiellement narralifs, ce qui nous ramène aussitôt à la division des modes : car le récit, lui, comme le dialogue dramatique, est une attitude fondamentale d'énonciation, ce qu'on ne peut dire ni de l'épique, ni du dramatique, ni bien sûr du lyrique au sens romantique de ces termes" 3• C'est ainsi que l'Esthélique de Hegel, "(dont] la triade romantique commande toute l'architecture apparente", "se cristallise [en fait] en phénoménologie de quelques genres spécifiques (épopée homérique, roman ... ), eux-mêmes extrapolés de quelques oeuvres ou auteurs paradigmes (lliade, Wühelm Meisler ... )"4 • D'où la difficulté fréquemment ressentie de faire coïncider des définitions trop restrictives avec tout ce qu'englobe l'immense domaine de l'epos - c'est-à-dire, à proprement parler, du narratif; il faudrait, comme le proposait Goethe, distinguer les "simples "espèces poétiques" (Dichtarten) que sont les genres particuliers comme le roman, la satire ou la ballade, (des) "trois authentiques formes naturelles" (drei echle NtUurformen) de la poésie que sont l'epos, défini comme narration pure (/dar erziihlende), le lyrique[ ... ] et le drame": "il y a des modes, conclut O. Genette, exemple : le récit; il y a des genres, exemple: le roman; la relation des genres aux modes est complexe, et sans doute n'est-elle pas, comme le suggère Aristote, de simple inclusion" 5• Ces insuffisances 2 0. Genette."Jnb'Odoction... ", art.cil., p.113-125. 3 /bid., p.140-144. 4 Ibid., p.124, n.SS. 5 /bid., p.141 et p.147-8.
EPOPEEANTIQUEET CHANSONDE GESTE
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méthodologiques brouillent notre vision des choses et compromettent l'établissement d'une définition vraiment convaincante du "genre épique", d'autant que les catégoriesmédiévalesétaient en ce domaine, il faut bien le constater, assez diffbcntes des nôtres. 1 - LA NOTIONDE "GENREEPIQUE" Malgré l'ambiguïté qui la vicie à la base, la définition de la poésie épique proposée par l'Esthétique de Hegel est en effet pour nous un de ces textes fondateurs auquel se réfère fréquemment la critique6. Et il est vrai que le philosophe allemand fait preuve d'une indéniable pertinence en définissant l'épopée comme une "totalité originelle", "la base véritable sur laquelle repose la conscience d'un peuple" : "c'est, écrit-il, l'ensemble de la conception du monde et de la vie d'une nation qui, présenté sous la fonne objective d'évènements réels, constitue le contenu et détennine la forme de l'épique proprement dit"; "l'epos [ ... ] réalise ainsi une unité qui, dans sa primitive indivision, n'est compatible qu'avec les époques les plus reculées de la vie nationale et les phases les plus primitives de la pœsie" 7• On doit encore reconnaitre la justesse de ses analyses lorsqu'il note que l'activité qui anime l'univers épique doit être amenée par des conflits, et plus précisément par "les conflits de l'état de guerre" : "dans la guerre, en effet, c'est la nation tout entière qui est mise en mouvement,elle se trouve stimulée à agir, puisque c'est elle-même, c'est sa totalité qu'elle a à défendre"; cette définition suppose, notons-le, l'exclusion des guerres civiles, puisque c'est l'affrontemententre "totalités" nationales différentes et irréductibles qui seul suscite l'action épique8 • Enfin, à côté d'une définition du monde de l'épopée, nous devons à Hegel quelques phrases fon bien penséessur la caractérisationdu héros épique, de "l'actionépique individuelle" : "ce qui fait l'objectivité des caractères épiques, surtout de 6 Ain.si D. Poirion (Pr,ci1 ... , op.cil., p.60) ouvre le chapitre conllCJ6 l la cbanlOD de geste sm une dffinition propaementhq61ienne. tout en prenantsoin. il est vrai, de pr6cisetque "[ses] pr&uppos& classiques et romantiquescompromettent [sa]pei:tinence en ce qui concernele Moyen-Age". 7 G.W.F. Hegel, Esthétiqlll!, t.lV ("la poésie"), ch.III, p.96-108 (trad.SJank616vitch, Paris, Flammarion, coll."Champs", 1979). Cette conception de la po6sie 6pique comme 6manation d'une collectivit6 n'implique pas cependant la croyance en une cr6ation collective du pœme6pique en tant qu'oeuvre lin&aire : "certes, c'est l'esprit d'une 6poque, d'une nation qui en constitue la causeactive et efficace, mais cet esprit ne fait nailre une oeuvre r6elle que lorsqu'il a 6t6 appr6hend6par le gâlie individuel d'un poke qui prend conscience et de cet esprit et de son contenu commefaisant partiede sa propre intuition et les ext&iorisedans une oeuvre" (p.107). 8 Ce qui amàle Heael l exclure la Tlt,bafdc et la Pharsale (E111tl1iqMc,op.cil., p.108-121).
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L'F.NEJDEMEDIEVAIB
ceux des figures centrales, c'est qu'ils représentent une totalité de traits, qu'ils sont ceux d'hommes entiers, chez lesquels la manière de sentir, de penser et d'agir, propre à leur peuple, a atteint son plus haut degré de développement [ ... ] C'est l'affirmation de cette totalité dans les situations les plus diverses qui constitue le principal sujet de la poésie épique. [ ... ] Ces grands caractères tirent leurs principaux droits de l'énergie qu'ils mettent à s'affirmer, à s'imposer, car même dans leur particularité, ils sont poneurs de l'universel'o9. Bref, Hegel a dans une certaine mesure réussi à définir la poésie épique comme "totalité unitaire" : "ce qui forme le contenu d'une oeuvre épique, c'est le tout d'un monde où s'accomplit une action individuelle"; de cette définition découlent d'abord une certaine impassibilité du narrateur, manifestation formelle de son objectivité, ensuite l'ampleur de l'oeuvre épique, corollaire de son intérêt pour "l'individualisation des objets" dans "leur riche et multiforme variété", et enfin le rôle important joué par les circonstances extérieures : "l'individu épique ignore l'action pure, dictée uniquement par le caractère subjectif, et il ne s'attarde pas à l'expression d'états d'âme subjectifs et de sentiments accidentels, mais il s'en tient [ ... ] aux circonstances dans toute leur réalité" 1o. L'argumentation de Hegel n'en est pas moins fondée pour l'essentiel, comme il le reconnaît lui-même, sur un modèle historique précis,le modèle homérique, qui l'amène parfois à occulter ou à méconnaître d'autres incarnations du genre. Ainsi, envisageant dans un dernier chapitre "l'évolution historique de la poésie épique", il salue au passage très brièvement l'Enéide sous le nom d"'épos artistique", sans pouvoir faire oublier les critiques qu'il a formulées contre son caractère foncièrement artificiel, et distingue mal la chanson de geste, confondue sous une même rubrique ("l'épos romantique") avec les poèmes d'Ossian, les Eddas, les romanceros, le chant des Nibelungen et la Divine Comédie, des romans arthuriens (en proseou en vers) et même des romans allégoriques comme le Roman de la Rose 11 • D'autre part, les "ramifications secondaires du genre épique", l'idylle, le poème didactique, les romances et ballades, le roman, "genres dont le contenu manque d'objectivité véritable" et qui semblent former aux yeux du philosophe une sous-catégorie passablement dégradée, font l'objet d'un traitement fon succinct qui ne permet pas bien, par exemple, de distinguer "l'épopée proprement dite" du roman; si ce dernier "suppose, comme le poème épique, une vision totale du monde et de la vie dont la matière et le contenu, aux aspects variés, se manifestent à l'occasion d'un évènement individuel, qui forme le centre de l'ensemble", ce qui lui manque malgré tout, "c'est la poésie du monde primitif qui est la 9 Hegel. Estltétiqu ... , op.cil., p.121-138. 10 Ibid., p.138-152. 11 /bid., p.161-169.
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source de l'épopée" 12: on voit mal en quoi consiste cette "poésie". Il est vrai que G. Lukacs, dans la réflexion qu'il a menée sur le genre romanesque 13, a repris et précisé les définitions de Hegel dans ce qu'elles gardaient de vague et d'incomplet, définissant ainsi non sans justesse le monde de l'épopée comme celui des "civilisations closes", un monde où "[l'on] ne connaît que des réponses, mais pas de questions, que des solutions - parfois énigmatiques - mais pas d'énigmes, que des formes, mais pas de chaos", bref comme un monde qui ne recèle aucun doute, aucune incertitude sur les valeurs fondamentales qui doivent régir la conduite de l'individu comme celle du groupe 14 . Cet univers se caractérise alors par une "sécurité intérieure" qui "exclut toute aventure dans le sens rigoureux du terme : les héros de l'épopée traversent une suite bigarrée d'aventures, mais il est hors de doute qu'ils sont destinés à en venir à bout dans leur corps et dans leur âme"; en effet, "pendant que l'âme part en quête d'aventures et les vit,[ ... ] elle ne se met jamais enjeu; elle ne sait pas encore qu'elle peut se perdre et ne songe jamais qu'il lui faut se chercher. Tel est l'âge de l'épopée" 15• Il a également complété la définition du héros épique par opposition au héros romanesque en notant qu"'en toute rigueur, le héros d'épopée n'est jamais un individu", puisque "[l']objet [de l'épopée] n'est pas un destin personnel, mais celui d'une communauté", tandis que "le roman est la forme de l'aventure, celle qui convient à la valeur propre de l'intériorité; le contenu en est l'histoire de cette âme qui va dansle monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s'éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence" 16. Toutefois, si pertinentes que soient ces définitions complémentaires des théories hégéliennes, leur généralité même risque souvent de les rendre partiellement inopérantes face à la spécificité d'oeuvres ou de groupes d'oeuvres qui ne se définiront plus que par leur écart plus ou moins grand par rapport à la norme idéale - élaborée en fait à partir de l'éternel paradigme de base: le modèle homérique. On s'en rend particulièrement bien compte en lisant la synthèse récente de D. Madelénat 17• 12Ibid., p.154-155. l3 G. Lukacs, La tMorie du. roman, 1radJ.Clairevoye, Paris, Gonthier, 1963 (6d. originale : Berlin. 1920). 14 Ibid., p.19 11. 15 Ibid., p.85 et p.20. 16 Ibid., p.60 et p.85: "de tout temps, on a consid&-6comme une caractaistique euentielle de l'qx,p6e le fait que son objet n'est pu un destin penonnel, mais celui d'une communauté. Ave.craison, car le systmie de valeurs achevé et clos qui définit l'univers 6pique crée un tout lrop organique pour qu'en lui un seul élément soit en mesure de s'isoler en conservant sa vigueur, de se dresser ave.cassez de hauteur pour se découvrir comme intériorité et se faire personnalité"(p.60). On reconnaît ici (et ailleun) l'influence des théories hégéliennes; d'un sysr!me à l'autre, la parentéest sensible, malgréla diff&enœ des~ philosophiques.
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Dans ce livre substantiel aux analyses souvent pénétrantes, et où se manifeste la largeur de vues du comparatiste, l'auteur s'efforce en effet dans une première partie de "dessiner un type idéal de l'épopée occidentale", avant d'aborder les modèles et les évoluzions,c'est-à-dire de "revenir vers des formes qui médiatisent la structure invariante et organisent les systèmes littéraires particuliers" 18 . Bien qu'il s'attache à distinguer l'epos, totalité originelle (nous retrouvons Hegel), de l'épopée, oeuvre littéraire codifiée, et qu'il prenne soin de préciser que "le concept de genre [n'] est ici [qu') un instrument d'appréhension, à valeur heuristique", les "invariances" ju'il cherche à dégager dessinent en fait un profil d'oeuvre assez précis 1 . L'epos se caractérise d'abord par la "parole épique", définie par sa qualité, sa quantité, et aussi par le point de vue du narrateur. Ce dernier, "à la fois omniscient et objectif, tient à distance sa matière comme "passé absolu", irrécusable et ancestrale légende" 20 , mais il doit aussi assurer "la chaude unité communautaire de la performance" par le moyen d'une diffusion orale qui est une des conditions sine qua non de l'épopée ttaditionnelle; la quantité verbale doit donner par sa masse, "par sa pesante et compacte inenie, l'impression d'épicisme", mais elle "demande (aussi] à s'ordonner, sous peine de tomber dans la prolifération informelle": l'indispensable ampleur s'accompagne donc d'une exigence de composition; enfin la qualité verbale exige la parataxe, qui doit dominer dans l'agencement syntaxique, un "style élevé", caractérisé par la présence d'hyperboles, d'images et de comparaisons, et des formules, "considérée[s] depuis les ttavaux de Milman Parry et de Lord comme le trait stylistique qui distingue par excellence l'épopée", l'usage du vers ou de la prose étant par contre - contrairement aux définitions d'Aristote indifférent 21 • Dans un deuxième temps, D. Madelénat examine les constantes de la composition et de l'action; les exigences d'organisation mentionnées plus haut réclament des formes recherchées, comme l'ordo arti/icialis, qui permet au poète de "se distinguer de l'historienchroniqueur, qui consigne l'événementiel", tandis que "le système de 17 D. Made16nat, L'lpople, Paris,PUF, 1986. 18 D. Madelénat, L'lpople ... , op.cil., p.15. Il distingue alors trois sones de modèles: le modèle mythologique (1'6pop6eindienne), le modèle hom&ique (dont Virgile n'est que le •m6diateurj et le modèle historique m6di6val (comp.enant le domaine aennanique- la Cluuuon du Nibel1111gen - et la chansonde geste). 19 Jbid., p.19 et p.15. 20 Ibid.,p.23-39; nousretrouvons encoreHegel, avec le concept d .. objectivit6•. 21 Un regard comparatiste de large envergure montre combien •1a gamme des solutions• peut en ce domaine!tre vari6e; D. Madel6na_tconclut néanmoins que "la plupart du temps, on rencontre un mètre plutôt psalmodié que chant6 [ ... ]. Un vers qui joint la r6gulari~ immédiatement identifiable à la disponibilité pour une référence variée, la clôture à l'ouverture, semble à la fois cause et effet de l'epos: il se d6veloppe en symbiose avec lui" (p.36-38).
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l'action[ ... ] est réglé pour produireune issue positive", que le sens de cette action doit être "connu dès le début, et balisé par des signes du destin" et que "le héros, [ ... ] initiateur de l'action ou répondant à une agression, "signifier les quali~ dirige un groupe de Quantité variable", pouvant 27 de tout un peuple" . Enfin, sur un plan plus s~ifiquement thématique, l'épopée exige la présence de ''héros" au sens étymologique du mot - "race médiatrice [de] dieux déchus ou [d']homrnes promus", de "merveilleux", c'est-à-dire d'un "surnaturalisme" qui "situe le héros dans un environnement physique et mental agrandi aux dimensions d'un drame cosmique", faisant "resplendi[r] le sens numineux de l'existence", et d'un "thème guerrier", puisque le conflit, "motif primordial du mythe", ''habite le cosmos" et que "les th~machies préfigurent l'épopée" 23 . Pour intéressante et même séduisante que soit cette tentative de définition élargie d'un epos fondé non plus sur les normes contraignantes d'un classicisme quelconque, mais sur quelques critères de base qui s'efforcent de déterminer des "invariances" sans perdre de vue la polysémie des termes épique ou épopée, et donc la possibilité de "variations différentielles", des objections se présentent à l'esprit, et le système proposé n'échappe pas à toute critique. Dans le domaine, par exemple, de la "parole épique", le plus précis peut-être parce que le plus formel, comment accepter sans discuter des "caractères qualitatifs" qui s'appliquent fon bien au modèle homérique, mais qui tendent à exclure tantôt l'Enéidedont le style n'est ni précisément paratactique, ni vraiment formulaire tantôt la Chanson de Roland - pauvre en images comme en comparaisons ? De même, si l'on peut admettre que "l'oralité est la forme originaire de présentation de l'épopée", existe-t-il une commune mesure entre la diffusion orale de l'Enéide, assurée par l'auteur lui-même devant un auditoire restreint, très choisi, et celle d'une chanson de geste, cantus ges1ualis qui fait une large part non seulement à la geste, à l'histoire (gesla) mais aux gestes (gestus), et qui suppose donc de la part du jongleur une prestation quasi-théâtrale devant un auditoire probablement hétéroclite 24 ? Sur un plan plus thématique, que dire de la nécessité d'une issue positive, qui tend à exclure - à l'imitation de Hegel - la Thébarü comme la Pharsale, pourtant considérées par leurs contemporains, et par les temps qui ont suivi, comme d'authentiques épopées25 ? La recherche
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22 D. Madel6nat, L'ipopie .. ., op.cil., p.40-S0. Nous retrouvons ici, pour l'essentiel, la d6fmitions de Hegel, d'ailleun cit.6 à proposde la composition : le ~ doit savoir c:oostraire "un tout organique qui dffile dans un calme objectif, afin de pouvoir int.6ressei' parchacun de ses d6tails" (p.42). 23 Jbid .• p.Sl-71. 24 Voir D. Poirion, "Chanson de gesie ou 6pop6e?... ", art.cil., p.11-12. 25 Sur la Pliarsale, qualifi6e d'"anti-épopée tragique",voir D. Madel6nat, L'ipopie ... , op.cil., p.44, n.14, p.75, n.10 et p.200-201 : "l'~icisme de certaines épop6esest problématique., à quelque niveau".
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de critàes à vocation universelle risque donc toujours soit d'élaborer des modèles trop contraignants, exclusivement applicables à un ou deux paradigmes choisis, soit d'occulter sous des définitions trop généralisantes des différences bien réelles. dont la méconnaissance peut entrainer des contre-sens : de quoi redécouvrir les mérites de l'empirisme. qui va d'ailleurs tendre à nous rapprocher,en ce domaine. des mentalités médiévales. 2-VERSUNEDEMARCHEPLUSEMPIRIQUE Que l'"épicisme" de certaines épopées tardives, issues de modèles prestigieuxmais contraignants,soit régulièrementremis en cause n'est pas encore très troublant. Pour la Thébal'tle ou la Pharsale, on peut par exemple. en adoptant la démarche sociologique de Lukacs. incriminer l'incapacité d'une époque qui voit naitre le roman à produire, en dépit du culte voué à l'Enlide, d'authentiquesépopées. Mais il est plus gênant que les modèles eux-mêmes, ces paradigmes prestigieux sur lesquels repose toute la traditionépique occidentale,présententde sérieuxécarts par rappon à la norme idéale patiemmentélaborée par les théoriciens. Nous avons w que plusieurs critiques tendaient à remettre en cause la peninence de l'application des termes "épique" ou "épopée" à la chanson de geste médiévale. dont la spécificité s'accommodait mal des définitions de type aristotélicien. élaborées à partir des épopées d'Homère. Il est vrai que l'établissementd'un modèle plus large et moins contraignant. comme celui que nous propose D. Madelénat, peut lever cette difficulté en rendant à l'epos, au-delà de ce "genre surcodifié" qu'est l'épopée, son sens premier, h6gélien, de "totalité originelle"26 . Objectivité du narrateur et oralité de la performance, héros médiateurs d'un mythe, engagés dans une action guerrièreet représentantsd'une collectivité,expressionverbaledominée par la formule et la parataxe, la Chanson de Roland possède tout cela, et plusieurs de ces caractéristiquesla rapprochentde façon troublante, il faut en convenir, des épopées homériques 27 , auxquelles ne la rattache pounant, exceptionfaite d'une influencepossible - mais forcémentlimitée de l'llias Latina. aucune filiation historique. Certaines coïncidences formelles pourraient même nous amener à accepter le principe d'une résurgence spontanée, capable de foumir la preuve d'une transhistoricité des genres28• Cependant, il faut bien constater qu'une des caractéristiques 26 D. Madelénat,L'épopée... , op.cil., p.19. 27 Ce sont par exemple les travauxde M. Pany sur le style formulaired'Homère qui ont donn~à J. Rychnerl'idée d'cnlrepl'endreses fructueusesrecherchessur les procédésde compositionet de CRationdes chansonsde geste. 28 Cf O. Genette, "Introduction... ", op.cil., p.144-146.
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essentielles de la chanson de geste, son organisation en laisses, tend à lui conférer 1lll caractm hybride qui pcnnct mal, en fait, son insertion au sein d'un epos défini depuis Aristote comme essentiellement narratif et ins&é par les Romantiques dans un système qui l'oppose, nous l'avons vu, au lyrisme et au drame. "La forme du discours épique, écrit P. Zumthor, est déterminéepar la structure de la laisse. La chanson s'organise à partir de celle-ci, qui est sa cellule constitutive"; or, son emploi tend à créer "un incessant contraste entre la linéarité du texte et la non-linéarité de la narration[ ... ]. Le système se ramène à une opposition simple entre cc que Vance nomme un "dynamisme narratif' et un "retard lyrique" [ ... ]. On a proposé, selon la fréquence relative de ces deux modes, de classer les chansons de geste en "lyriques" et "narratives". Cette distinction est mal soutenable théoriquement; en pratique, elle fou mit l'un des critères permettant de mesurer les transformations intervenues aux XIl 0 -XIII 0 si«les dans le système, et qui réduisirent de plus en plus la fonction du retard lyrique" 21J. Le système des genres aristotélico-hégélien, même considéré dans son sens le plus large, semble donc échouer, en fait, à rendre vraiment compte de ce qui est peut-être l'une des principales caractéristiques de la chanson de geste, du moins à ses débuts: une hybridité qui la situe aux frontières du lyrique et du narratif. L'Enéide elle-même, "point culminant de l'épopée latine" 30 , "cette oeuvre majeure pour l'Occident" 31 , peut voir contestée - paradoxe suprême - son appanenance à l'epos. Hegel déjà, nous l'avons vu, ne semblait pas la tenir en paniculière estime, voyant en elle le type même de "l'épopée anificielle" où le vrai sentiment du divin s'est perdu : "chez Virgile, chaque hexamètre nous rappelle que la vision du monde du poète diffère totalement de celle qu'il nous décrit, et ses dieux n'ont pas la fraîcheur vitale des dieux d'Homère. Au lieu de vivre de leur vie propre et s'imposer par cette vie même à nos croyances, ils ne sont que de simples inventions et moyens extérieurs que ni le poète ni ceux qui l'écoutent ou le lisent ne prennent au sérieux, malgré tous les efforts apportés à une présentation sérieuse" 32. Peut-être sont-ce ces réticences qui amènent R. Martin et J. Gaillard à se demander - dans une question qu'ils reconnaissent volontiers "provocatrice" - "si Rome a produit une seule épopée authentique", l'Enéide n'étant manifestement pas le produit d'une de ces "civilisations closes" dont parle Lukacs, où aucune remise en cause ne vient encore affecter les valeurs fondamentales de l'individu ou du 29 P. Zumthor, Essai de polliqw mbliivale, Paris,Seuil, 1972, p.328-330; l'auteor se MRre ici aux dbuvertes de J. Rychner,et aux divers travauxqui les ont suivies. 30 R. Martin et J. Gaillard, Lu genru lillbairu à ROtM, 2 vol., Paris, Scodel, 1981, LI, p.33. 31 D. Madelâlat. L'lpopu ... , op.cil., p.196. 32 Hegel, ûtltitiqu .. .• op.cil., p.133.
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groupe: "au siècle de Virgile, il y a beau temps que la problématique concernant le sens de la vie divise les intellectuels"; et de fait la sérénité stoïcienne d'Enée apparaît bien comme le fruit de conflits intérieurs surmontés 33 . D. Madelénat reconnaît d'ailleurs que dans l'Enéide "l'obéissance au modèle [homérique] s'accompagne de transformations: les signes d'oralité se réduisent à quelques formules [ ... ], les thèmes héroïques se nuancent d'un contrepoint lyrique ou élégiaque", et le héros de Virgile, Enée, "personnage ambigu,[ ... ] introverti, méditatif', mérite à ses yeux l'épithète "problématique" que Lukacs et ses disciples réservaient, en principe, au héros de roman 34. Il faut rappeler ici que B. Otis, dans une étudejustement remarquée 35, opposait précisément la perception objective et rationnelle d'Homère à l'intériorisation plus subjective de son successeur latin, marquée par une prise de conscience de l'individu et une perception plus réflexive de la réalité; l'empathie virgilienne, qui permet au poète d'entrer à l'intérieur de ses caractères, suscite un lyrisme réflexif et un style subjectif qui rendent les héros moins tangibles et tendent à faire dominer l'affectivité, voire le pathétique : }"'objectivité" dans laquelle Hegelvoyait l'une des premières conditions de l'epos36 est ici bel et bien trahie. La prise de conscience de ces difficultés pourrait amener, à la suite de B. Croce, à nier la pertinence du concept même de genre. La majorité des critiques répugne cependant à cette solution extrême; après avoir proposé d'appeler architextualité la relation du texte à son architexte, G. Genette conclut: "cette transcendance-là est omniprésente, quoiqu'aient pu dire Croce et autres sur l'invalidité du point de vue générique en littérature, et ailleurs; de cette objection, on peut se défaire en rappelant qu'un certain nombre d'oeuvres, depuis l'Iliade, se sont soumises d'elles-mêmes à ce point de vue, qu'un certain nombre d'autres, comme la Divine Comédie, s'y sont d'abord soustraites, [et] que la seule opposition de ces deux groupes esquisse un système des genres 37 ". A cette opinion répond celle de H. R. Jauss qui, après avoir mentionné l'objection de Croce, établit fort bien que même l'oeuvre d'art la plus nouvelle, la plus originale, la plus génialement individuelle s'inscrit forcément dans un ''horizon d'attente" qui détermine sa relation avec le lecteur ou l'auditeur potentiel et "se constitue par une tradition ou une série d'oeuvres déjà connues" : "on ne saurait imaginer une oeuvre littéraire qui se placerait dans une sorte de vide d'information et ne dépendrait pas d'une situation spécifique de la 33 R. Martinet J, Gaillard,Les genru ... , op.cil., t.J, p.44. 34 O. Madel6nat, L'lpopb..., op.cil., p.196-199. 3S B. Otis, Virgil. A study on civiliud poetry, Oxford,1964. 36 "Cc qui doit être apparent, c'est le produit et non pas le poète[ ... ]. Ce qu'ill'ICOllte [ ... ] doit appanu"tre comme une réalilé close[ ... ] avec laquelle il ne doit pass'identifier, ail poinl de former avec elle IUie Mité Sllbjective" (Hegel, Estltitiqlle,cité par O. Madclénat, L'épopée... , op.dt., p.24; c'est moi qui souligne). 37 G. Genette, "Introduction ... ", op.cit., p.158.
EPOPEE ANilQUE ET CHANSON DE GESTE compréhension"311•Jauss propose alors "de saisir les genres littéraires non [plus] comme genera (classes) dans un sens logique, mais comme groupes ou familles historiques", c'est-à-dire de "constater et décrire empiriquement"; bref, il faut pour lui aborder désormais le problème des genres non plus d'un point de vue normatif (anle rem) ou classificateur (post rem), mais historique (in re), "c'est-à-dire dans une continuité où tout ce qui est antérieur s'élargit et se complète par ce qui suit"39 . Emise à propos de la littérature médiévale, et en général bien accueillie par les médiévistes 40 , cette solution empirique et descriptive est en fait la seule qui puisse rendre compte d'un système roman où, comme le rappelle justement Jauss, "aucun principe humaniste d'imitation rigoureuse, aucune règle poétique obl~atoire" 41 n'est de mise, les premiers arts poétiques (édités par E. Parai ) s'intéressant exclusivement à la production latine. Mais elle peut aussi rendre de grands services au sein de systèmes apparemment plus normatifs, mais où la révérence affichée à l'égard de grands modèles dissimule parfois des écarts d'autant plus grands qu'ils sont inavoués : nous pensons notamment à l'Antiquité tardive, dominée, comme l'a bien montré J. Fontaine, par ce qu'on pourrait appeler un "mélange des genres" - c'est-à-dire, en fait, une remise en question plus ou moins explicite des paradigmes reconnus 43 • Dans cette perspective résolument empirique, et pour achever de nous fixer les idées en essayant de déterminer au moins une partie de "l'horizon d'attente" non plus d'un lecteur ou d'un auditeur universel et idéal, mais d'un public précis, confronté aux formes actualisées de l'épopée latine ou de la chanson de geste,il nous faut donc maintenant dire un mot de la manière dont les théoriciens romains et sunout médiévaux envisageaient le problème des genres.
3 - LE POINT DE VUE DES CLERCS MEDŒVAUX Il ne semble pas, à vrai dire, que ce problème les ait beaucoup 38 H. R. Jauss."Littbature médi6vale... ", art.cil., p.41-42. 39 Ibid., p.43. 4 Cf W. Calin, "Textes m6di6vaux ... ", art.cil., p.119 et H. Krauss, "La chanson de geste dans le syslàne des genres littaaires", dans Les épopées ~ la Crois~. Wiesbaden-Shlttgart. Steiner Verlag. 1987, p.170-176. 4 1 H. R. Jauss, "Littérature médi6vale ... ", art.cil., p.38-39. 4 2 Les arls poé1iq11e1du Xll 0 el du X/11° siècle. Recherches el docwnenl.S sw la technique littiraire au Moyen-Age, Paris, Champion, 1924 et Champion-Slatkine, 1982. 43 Voir, à p1oposde l'~ latine tardive (celle de Prudence. notamment), R. Martin et J. Gaillard, Les genres... , op.cil., LI, p.47-48.
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tracassés - en aout cas pas autant que nous. Horace et Quintilien accusent surtout l'influence des théories plaaonico-aristotéliciennes; l'Art Poétique d'Horace, par exemple, contient essentiellement un éloge d'Homère, suivi d'un exposé des règles du poème dramatique; quant à l'InstitutionOratoire de Quintilien, qui dresse une liste des lectures conseillées au futur orateur, elle semble distinguer d'abord une première catégorie d'ouvrages où, sous le nom d'épopée, se regroupent tous les poèmes narratifs, descriptifs ou didactiques (sans exclure Lucrèce, Théocrite ou Hésiode), puis une deuxième catégorie qui associe la tragédie à la comédie, et enfin une troisième chargée d'énumérer tous les genres non narratifs et non dramatiques 44 • A la fin du IV° siècle, le grammairien Diomède, dans une démarche plus systématique, rebaptise "genres" (genera) les trois modes platoniciens, et distingue donc un genus imitativum,genre dramatique où seuls parlent les personnages, un genus enarrativum,genre narratif où seul parle le poète, et un genus commune, genre mixte où parlent alternativement l'un et les autres : c'est dans cette dernière catégorie qu'il rangel'"espèce" (species) héro\"que, c'est-à-dire l'épopée. Son système va influencer les théoriciens rnédiévaux 45 . En effet, comme le note H. R. Jauss à partir des études menées par De Bruyne, "la rhétorique et la poétique des Anciens ont foumi au Moyen-Age quatre schémas de classement qui pouvaient de différentes façons servir à la théorie des genres en tant que modalités du discours (genus demonstrativum,deliberativum, judicialis), du style (genera dicendi: hum.ile, medium, sublime), de la forme de la représentation (genus dramaticum,narrativum,mixtum) et des objets (Ires status hominum: pastor otiosus, agricola, miles dominans)". Mais ce sont surtout les trois genera dicendi (ou styli), associés au statut des objets et aux trois poèmes majeurs de Virgile, ainsi que les trois genera de Diomède, qui alimentent la réflexion des arts poétiques médio-latins, et surtout du premier qui se soit efforcé d'esquisser une véritable classification des oeuvres littéraires : la Poetria de Jean de Garlande (début ou milieu du XIIl 0 siècle)46 • Après le français Mathieu de Vendôme et l'anglais Geoffroi de Vinsau.f, "[qui] semblent être les représentants de la poétique humaniste et purement littéraire du XII 0 siècle", l'anglais Jean de Garlande apparaît, nous dit E. De Bruyne, comme "un vrai scolastique du Xill 0 siècle : il vise à l'encyclopédie, à la systématisation. à la Somme". Mathieu avait pourtant déjà mis en scène, dans la deuxième moitié du XII 0 siècle, quatre ans littéraires principaux dont la tâche était de servir la Philosophie : la tragédie, la comédie, la satire et l'élégie. Mais Jean est le premier à 44 Voir G. Geneae,•1ntroduction••••, op.cil., p.108-1()1). 45 Ibid., p.1()1). 46 H. R. Jausa, •uumture m6di6vale... •• art.cil., p.59-61. Voir anssi E. De Bruyne, Et,ui,u d'esthétique médiévale, t./1: l'époque romaM, Geœve. Slatkine Reprints, 197S, p.14-49.
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proposer une "Somme" des genres littéraires articulée systématiquement suivant quatre points de vue: la fonne verbale (prose ou mètre), la forme de la représentation (la tripartition de Diomède, exposée supra), le degré de réalité de la narration (trois species narralionis : his1oria, fabula ou argumenlum), et les sentiments exprimés dans les oeuvres (genera lragica, comica, sDlirica,mimica - on retrouve ici le schéma de Mathieu de Vendôme, lui aussi inspiré par Diomède) 47 . Il est aussi le premier à systématiser sous la fonne connue de la ''Roue de Virgile" une théorie qu'il n'a certes pas inventée, puisqu'elle remonte à l'Ad Herennium et aux commentateurs anciens de Virgile 48 , mais qui complète assez heureusement sa tentative de classification des oeuvres littéraires en associant aux trois grands poèmes de Virgile - et aux trois degrés de dignité des personnes - trois "styles", c'est-à-dire en fait trois types d'ouvrages différents : "item sunt tres styli secundum tres status hominum; pastorali vitae convenit stylus humilis, agricolis mediocris, gravis gravibus personis quae praesunt pastoribus et agricolis". Ces distinctions peuvent déjà nous foumir quelques renseignements sur la manière dont les clercs du XIl 0 et du XIIl 0 siècle concevaient l'épopée. En effet, aux s1ylus humilis, mediocris el gravis correspondent respectivement, on le sait, les Bucoliques, les Géorgiques et l'Enéide. L'oeuvre épique est donc avant tout, d'après la Roue de Virgile, celle où se manifeste le mües dominans (Hector, Ajax), "gravis persona", maître des "pastores et agricolae" voués aux autres styles, et associé, dans un possible système de substitutions, à des réalités guerrières comme equus, gladius, urbs el caslrum. Dans ce passage d'une définition antique (celle de l'Ad Herennium) fondée sur la qualité de l'élocution à une définition médiévale fondée sur la qualité des personnes et des choses, E. Faral voyait surtout un contre-sens, une "interprétation nouvelle et maladroite"; mais comme le montre bien D. Poirion, il s'agit là, en fait, d'une "projection spatiale et matérielle de la qualité littéraire [qui] correspond à la nature même de l'imagination telle qu'elle se manifeste dans les oeuvres de langue d'oi1", et aussi d'une soumission au "principe [ ... ] fondamental [ ... ] de la convenienlia, dérivant du decorum [ ... ] de la rhétorique antique [ ... ]. Le soldat, le cheval, l'épée, la ville fortifiée sont des valeurs échangeables" 49• Il est vrai que, comme le remarque aussi D. Poirion, la règle de convenance 47 Voir H. R. Jauss, "Littérature ... ", art.cil., p.60-61 et E.De Bruyne, Etude, ...• p.14-21. Diomède divisait le "genre" dramatique en quatre-~-: tragédie, comédie, jeu satirique et mime (que Mathieu remplacepar l'Bégie). 48
A travers Isidore de Séville, les Scltolia vi11dobo11ensiacarolingiens, Conrad de Hirschau, Geoffroi de Vinsauf... Voir E. De Bruyne, Etude, ...• op.cil., p.41-45 et E. Faral, Les arts poétiques ... , op.cil., p.86-89. 49 D. Poirion, "Théorie et pratique du style au Moyen-Age : le sublime et la merveille", dans Revue d'Histoire Littiraire de la France, t.86, janvier 1986, p.15-32 (p.17-18).
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semble à première vue mieux respectée dans les "romans d'antiquité". héritiers de l'épopée antique, que dans les chansons de geste, où des intermèdes comiques semblent parfois faire échec à la cohérence du stylus gravis; mais on peut aussi invoquer une oeuvre exemplaire comme la Chanson de Roland, dont tous les effets convergent bel et bien vers la recherche d'une esthétique de la grandeur, idéal du stylus gravis ou
grandüoquus50. D'autre part, si nous revenons à la première classification de Jean de Garlande, nous pouvons constater que l'une au moins de ses catégories, le degré de réalité de la narration, trouve apparemment un écho dans quelques vers romans très connus de la fin du XIl 0 siècle, dans lesquels Jean Bodel, auteur de la Chanson des Saisnes, essaie de distinguer - toujours sur le mode de la tripartition - les trois "matieres" narratives qui s'offrent à l'écrivain de son temps: "ne sont que lrois matieresa nul home antandant de Franceet de Bretaigne et de Romela grant et de ces lrois matiercs n'i a nule samblanL Li conte de Brelaignesont si vain et plaisant, Cil de Romesont sage et de san aprenant, Cil de Francede voirchucunjor appuant".51
Chaque "genre" évoqué - le roman arthurien, le roman antique et la chanson de geste - est bien défini ici d'après son degré de réalité, la chanson incarnant l'historia, hautement véridique, le roman breton la fabula, c'est-à-dire la fiction pure, et entre les deux le roman antique, simplement vraisemblable mais édifiant, l'argumentum; la chanson de geste, res gesta opposée à la res ficta, est donc par excellence le genre de l'authenticité, et c'est ainsi que Jean Bodel justifie son choix, "sans préciser [d'ailleurs] s'il songe à la vérité religieuse ou à la vérité historique, les deux se rejoignant dans la mentalité chrétienne" 52• Il ne faut pas demander aux arts poétiques médiévaux plus qu'ils peuvent nous donner; leur inadaptation fondamentale à la littérature romane - due au fait qu'ils ont été conçus en latin - et leur manque de cohérence globale d'un traité à l'aull'C, joints parfois à un excès de systématisation (les cercles concentriques de la Roue de Virgile) n'en font pas des instruments de travail bien maniables. Il peuvent toutefois jeter quelques lueurs sur la pratique vernaculaire, et sur son rapport avec l'héritage latin, en nous aidant à retrouver, selon l'heureuse formule de D. Poirion, "la conscience critique au travai1"53 ; 50 D. Poirion, "Chanson de geste ou ~p6e ?... ", arl.cil., p.10-11 et "Th6orie et pratique ... ", art.cil., p.23-24. 51 Cluuuon du Saisnes, L.1, v.6-11. 52 D. Poirion, "Chanson de geste... ", ar1.ci1., p.14; voir aussi H. R. Jauss, "Littératurem6d.i~vale ... ", art.cil., p.61-63.
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dans les quelques rapprochements qui s'esquissent entre leurs préceptes et la mise en oeuvre des écrivains romans se laissent assez bien deviner les tensions entre "théorie explicite, poétique immanente et production littéraire" "qui conditiorment en son processus la manifestation historique d'un genre littéraire" 54• Ce n'est pourtant pas un art poétique médio-latin, mais un traité consacré à l'un des arts du quadrivium, le De Musica de Jean de Grouchy, qui nous fournit finalement les renseignements les plus précis et les plus complets sur l'épopée médiévale - et la chose en soi est peut-être significative, définissant implicitement la chanson de geste comme genre musical plus que comme genre littéraire. Le principal reproche que l'on puisse faire à ce traité, écrit vers la fin du XIll 0 siècle, et dont D. Poirion a bien montré l'importance55 , est sa date relativement tardive. Mais peut-être le caractère embryonnaire des définitions tentées avant cene date prouve-t-il en fait que le genre "chanson de geste" n'a pris que lentement conscience de lui-même, dans sa structure interne comme dans sa spécificité par rapport aux autres genres concurrents - par exemple, le roman. Jean de Grouchy s'applique d'abord, naturellement, à décrire le support musical des chansons; l'unité de base est bien la laisse (versus), dont tous les vers se chantent sur la même mélodie - à l'exception du dernier qui peut introduire une dissonance - et qui répète indéfiniment la ou les mêmes phrases musicales: "idem etiam cantus debet in omnibus versibus reiterari" 56; ces quelques indications laissent imaginerune psalmodie assez monotone dont le caractère archaîque peut surprendre, mais qui confirme la diffusion essentiellement orale et musicale des chansons de geste, même à cette époque tardive. Sur le plan thématique, Jean de Grouchy associe sous le signe de l'authenticité historique, déjà rencontrée comme caractéristique de la geste, chanson et vie de saint, en définissant deux sortes de héros, le manyr et l'ancêtre guerrier: "canticum vero gestualem dicimus in quo gesta heroum et antiquorum patrum opera recitantur, sicuti vita et martyria sanctorum et adversitates quas antiqui veri pro fide et veritate passi sunt" 57. Enfin, cherchant à cerner le public des chansons, le De Musica le 53 D. Poirion,"Théorie ... ", art.cil., p.17. 54 H. R. Jauss."Linbature médiévale ... ". art.cil., p.56; cf D. Poirion, "Théorie ... ".
art.cil., p.21. 55 Dans son article déjà souvent cité, "Chanson de geste ou épopée 7... ". p.11-14 et dansson Pricù •..• op.cil., p.60-61. 56 "Le m!me chant doit !tre rép&é dans toutes les laisses". Cette phrase a reçu des interprétations variées : cp par exemple G. Moignet, La cluuuon de Roland, op.cil., p.S (inlrod.) et D. Poirion, "Chanson de geste... ". art.cil., p.11 (analyse plus détaill6e). 57 "Nous appelons chanson de geste un chant dans lequel sont rapport6es les actions des b&os et les oeuvres de nos andtres, de même que la vie et le martyre des sainlSou les souffrancesendurées par les grandes figuresde l'histoire polD'la défense de la foi et de la v&ir.é"(tracl. D. Poirion.Pricù .. . , op.cil., p.60).
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L'ENEIDEMFDIEVALE
décrit - et c'est là la surprise - comme fonœ non pas de guerriers ou de hauts personnages, mais au contraire de personnes âgées, laborieuses et modestes, qui trouvent dans le récit des malheurs des autres de quoi oublier leurs propres souffrances : "cantus autem iste debet antiquis et civibus laborantibus et mediocribus ministrari, donec requiescunt ab opere consulto, ut auditis miseriiset calamitatibus aliorum suas facilius sustineant et quilibet opus suum alacrius aggrediatur" 58; dans cette définition à première vue déconcertante semble en fait se vérifier la destination "populaire" des chansons de geste, et la fonction de catharsisexercée par un genre qui, réconfonant les humbles et les encourageant au travail, participe à sa manière à l'effon national, à l'expression de cette "totalité" dont parlait Hegel; "et ideo iste cantus valet ad conservationem civitatis", conclut Jean de Grouchy : "par là ce chant sert à la conservation de la cité tout entière". Sans doute faut-il ici faire la pan des choses, et prendre en considération la date assez tardive du De Musica : il est fort probable qu'au début du XIl 0 siècle, avant l'apparition du roman, le public des chansons était plus aristocratique, les clercs n'ayant pas encore proposé à la communauté guerrière un genre narratif plus savant desùné à l'élite des chevaliers. Mais il faut reconnaître que dans l'ensemble c'est le traité de Jean de Grouchy qui nous donne l'idée la plus nette de l"'horizon d'attente" d'un auditoire médiéval face à la chanson de geste. Cette brève promenade à travers quelques témoignages médiévaux tend donc à confirmer qu'avant d'être défini a priori de manière trop théorique et abstraite, un genre doit d'abord être considéré "comme un certain réseau de relations" 59 : avec une forme donnée, un public potentiel, une fonction déterminée, la ou les poétiques existantes, tous ces paramètres pouvant évoluer et se modifier avec le temps, selon, par exemple, la demande du public, ou les rapports qu'entretiennent entre eux des genres voisins. Il faut donc "renonce[r] à la vision substantialiste d'un nombre constant de qualités qui, dans leur immuabilité, fonderaient un genre déterminé. Il faut aussi se débarrasser de l'idée d'une juxtaposition de genres clos sur eux-mêmes et chercher leurs interrelations, qui constituent le système littéraire à un moment historique donné. [ ... ] L'évolution historique de la littérature, vue ainsi, permet de saisir les genres littéraires dans l'alternance périodique de leur rôle dominant ou dans les rivalités éclatant entre des genres voisins. Cette théorie a pour base une "hiérarchie des genres" qui se modifie sans cesse". Bref "un genre existe aussi peu pour lui seul qu'une oeuvre individuelle"io. La démarche 58 ·n faut faire entendre ce genre de chanson aux personnes lg6es. aux cravailleurset aux gens de condition modeste, pendant qu'ils se reposent de leur labeur, afm qu'en apprenant les misàes et les calamir&des aurres,ils supportentplus facilementles leurs. et que chacunreprenneavec plus d'ardeurIIQl'I propreouvrage•(tracl.D. Pohion, ibid.). 59 D. Poirion, •chanson de geste... •, art.cil., p.9. 60 H. R. Ja1111,"Liabalure ~iivale ... •. art.cil., p.64~.
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cnuque très souple que nous propose H. R. Jauss, fondée sur un empirisme bien compris qui suppose une exploration constante, sur deux axes - synchronique et diachronique - des variations qui affectent de façon permanente le système des genres au sein d'une littérature donnée, nous semble donc la meilleure façon d'aborder les oeuvres diverses qui, de la littérature latine à la littérature romane, ont cherché à perpétuer mais aussi à transformer l'image du paradigme idéal qu'était devenue l'Enéide; ces oeuvres, qui reçoivent des critiques, concurremment et parfois conjointement. le qualificatif d'"épiques", mais aussi l'appellation d"'antiépopées",voire d"'épopées ratées", pourront ainsivoir mettre en évidence la double tendance qui, en elles, conditionne l'évolution d'un genre : la conformité à une norme préexistante, et les innovations amenéespar les conditions de diffusion, la demande du public ou les emprunts à d'autres genres. Ainsi considéré sous l'angle de réajustements constants à l'intérieur d'un réseau complexe de relations, le concept de genre, ayant perdu de sa raideur et de sa normativité pour devenir simple objet de description empirique, permet de poser en d'autres termes le délicat problème des relations entre l'épopée latine et la chanson de geste. Il est patent qu'en raison d'une part du prestige théorique attaché au modèle homérique, et d'autre pan de l'attachement des écrivains latins au jeu des réminiscences formelles, le souvenir tangible de l'Enéidese retrouve au moins jusqu'à la renaissance carolingienne, et même au-delà, directement ou à travers tel ou tel "médiateur culturel", dans un certain nombre d'oeuvres de langue latine qui se trouvent ainsi affectées d'une connotation épique plus ou moins marquée. Notre premier travail doit être de chercher à repérer ces oeuvres et d'apprécier leur écart par rapport au paradigme virgilien : nous pensons bien sûr aux épopées latines carolingiennes, mais aussi, compte tenu du "mélange des genres" qui semble avoir caractérisé l'Antiquité tardive, aux hymnes ou aux planctus, voire à l'historiographie, traditionnellement associée à l'épopée latine. Nous espérons ainsi dégager plusieurs pistes, dont certaines pourront peut-être contribuer à expliquer la forme spécifique prise en langue romane par les "chansons" qui semblent bien se panager avec le "roman" (héritier indéniable mais très original de l'épopée latine), dans le système littéraire qui s'élabore peu à peu au Xll 0 siècle, la case réservée au "genre épique" - c'est-à-dire, pour reprendre les catégories d'Aristote, au mode narratif supérieur. Avant tout descriptive et empirique, notre démarche ne s'interdira pas cependant de recourir parfois aux systèmes théoriques plus normatifs que nous avons évoqués supra, puisque dans la mesure où ces systèmes se sont souvent inspirés, explicitement ou non, du modèle homérique, ils ont défini avec justesse certaines constantes qui nous permettront de mieux apprécier l'écan ou la
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L•ENEJDEMEDIEVALE
conformité des oeuvres rencontréesavec l'épopéevirgilienne. médiatrice du paradigmegrec. En préalable à toute 6tudc. cependant. une question se pose avec insistance : nous venons de voir que les chansons de geste m6diévales. bien que remplissant selon toute apparence la case du "genre épique". s'étaient sans doute constituées de manière progressive et empirique. cc dont rend bien compte la souplesse des systèmes normatifs esquissés par les clercs m6diévaux. Ces clercs. au fond, avaient-ils vraiment conscience d'une possible parenté entre l'épopée antique et ces chansons, ou bien considéraient-ils ces deux catégories d'oeuvres. en fait, comme radicalement étrangères l'une à l'autre, en dépit de la présence d'une même thématique guerrière ? La question vaut d'être posée, car la réponse ne va pas de soi et il est souvent difficile, faute de textes étroitement apparentés. de fournir des preuves formelles. Pourtant, à l'époque même où l'on s'accorde assez généralement à placer la naissance des chansons de geste, deux textes au moins, l'un du début du Xl 0 siècle, l'autre du début du XIl 0 , semblent pouvoir nous fournir la possibilité d'un intéressant parallèle, voire d'une rencontre, entre l'épopée latine et la chanson de geste française : il s'agitbien sûr du fameux Fragmenl de la Haye, dont le caractère hybride a déjà fait couler beaucoup d'encre, et aussi d'une épître de Raoul le Tourtier, qui raconte en la résumant une histoire mise par ailleurs en scène dans une chanson de geste de la fin du XIl 0 siècle, Ami et Amile, peut-être inspirée d'une chanson plus ancienne.
4 - LE FRAGMENTDE LA HAYE : UNE RENCONTREHYPOTHETIQUE. Curieux texte que le Fragment tk la Haye. pièce anonyme et incomplète, mise en prose souvent déconcertante d'un poème laùn antérieur, qui présente surtout pour les romanistes l'intérêt de mentionner pour la première fois des persoMages du cycle de Guillaume d'Orange : Bernardus, Ernaldus (Hemaut), Bertranduspalatinus (Bertran le Palazin) et WibelinuspUl!r(li enfes Guibelin) 61 . Dans un article bien connu 62 , P. Aebiscber a jadis fait le point sur les connaissances acquises et les problèmes pos6s à propos de ce Fragment; après de nombreuses 61 Voir R. MenendezPidal(La Clu»uon de Roland et la tradition ipiq• tü, Frt111a., Paris,Picard, 1960, p.m-381) qui consacre un inlhessant cUveloppementau FragfflOll. 62 P. Acbischer, "Le Fragmenl de La Haye. Les probl~mcs qu'il pose et les enseignements qu'il donne", dans üiuchrift /Qr romani,clte Philologie, L72, 1957, p.20-37 (repris dans Rolandiana et Oliveriana. Rec..eil nsinconnues.je me dilail : 'Pourvuque Haaensoit encore en vie. je ne redœte
aucundes Ftancs"').
On observe d'abord une coîncidencepresque totale du vers et de la syntaxe,
sans enjambements ni rejets, ce qui donne de la clarté mais aussi une cenaine raideur au discours; on trouve certes encore quelques hexamètres
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L'FfiEIDE MEDIEVALE
de facture classique, avec disjonction, autour de la césure penthémimère,
d'un couple adjectif-nom54 : mais le plus souvent la rime léonine est recherchée pour elle-même, par assonance de deux mots syntaxiquement étrangers l'un à l'autre55• Enfin, la récurrence systématique de formes verbales aux désinencesidentiquesà la fin de quatre vers successifsproduit comme un effet d'assonance finale, qui semble d'ailleurs vouloir se prolonger sur les deux vers suivants : valereslires/foveresl velleslfe"eml regiones56• Si le schéma métrique des hexamètres reste correct. leur structure syntaxique accuse donc l'apparition de nouvelles tendances, le cheminement d'autres principes esthétiques, où la stricte délimitation des vers par la syntaxe et l'importancedonnée aux échos phoniques semblent déjà annoncer la raideur un peu hiératiquedes premières oeuvres romanes, et leur goût pour l'ornatusfacilis. La chose se vérifie dans la réécriture de certaines réminiscences;réutilisant par exemple un vers de Prudence d'une structureencore très virgilienne,"talia vociferansrapidumcalcaribusurgetl cornipedem",le poète conserve certes la clausule, mais abolit tout lien d'un hexamètre à l'autre en supprimant la disjonction de l'adjectif et du substantif: "cornipedemrapidumsaevis calcaribusurget";la volonté de clarificationse paie ici par un appauvrissementprosodique57. Même chose pour le vocabulaire;s'il reste en bonne partie virgilien. il est, dans ces passages où le poète suit ses propres tendances stylistiques, très faiblement métaphorique, contrairement à ce qui se passait chez Abbon: presque tous les mots sont pris dans leur sens premier, ce qui donne beaucoupde clarté et de transparencemais aussi quelqueplatirudeau discours. On songe bien sûr aux chansons de geste, ennemies des tropes, et notamment aux termes dans lesquels M. de Riquer définit le style du Roland: "les vers y sont dépouillés de tout ornement, les phrases brèves et concises, le vocabulaire sans grande richesse, mais toujours d'une justesse et d'une propriétéextrêmes. Le langage figuré n'a pas accès à notre poème; les mots sont employés dans leur sens droit et direct, sans concessions à l'image ni à la périphrase"58. C'est d'ailleurs en des termes analoguesque K. Langoschdéfinit le style du Waltharius,mentionnant "la clarté comme principede base", faisant remarquerque la plupart des vers se
54 Ainsi les v.1250 ("namqueper ignolas/1 dixi pergensregiones") et 1240 ("quid, rogo, lAm fidlUn/1subito mutavit amic,un") - l'un avec, l'autresans, rime 16onine. mais ioujours avec correspondancesyniaxiqueentre les deux hémistiches. 55 Cf les v.1237 ("Alpharidcs contrai/ regi non reddidit idla"), 1243 ("nullis nempe ma/is// laesus, nos appetat armis 7") et 1244 ("sperabam,fateor JI de te, sed denique
fallorj. 56 V.1245-1248,contin~. semble-t-il,par les v.1249-1250. 57 Waltltari,u, v.514 et Prudence, P1ycltomacltie, v.253 (Gunther q,eronnant le cheval de )'Orgueil). 58 M. de Riquer,u1 cluuuon.s ... , op.cil.,p.101.
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comprennent sans peinel!I et attirant l'attention sur les proc6dés qui relèvent de l'orntUus facilis, comme la répétition de mots ou les anaphores 60 • Si le vocabulaire recèle en effet quelques archaïsmes et quelques hellénismes qui rappellent un peu les fantaisies d'Abbon 61, sa tendance dominante est la simplicité, une simplicité sous laquelle on croit deviner de loin en loin, à travers l'emploi de certains mots ou de certaines locutions, la présence latente d'une langue romane. M. Wilmotte en tinit d'ailleurs argument pour défendre la candidature du français Gérald, rapprochant velle meumde meon vol, erupil cras de crever, senior de seignor, etc; de même, dans les narrations de combats, le mot familier caballus entre souvent en concurrence avec le plus classique equ.u.sou les très virgiliens cornipeset sonipes62 . K. Langosch nie toutefois le risque d'une dérive vers le prosaîsme, d'abord grâce à l'influence virgilienne, ensuite grâce à la présence, tout de même, de certains tropes, comme la personnification des inanimés ou des abstractions, les périphrases et quelques métaphores63• Cette tendance, en dépit des virgilianismes de rigueur, vers une simplicité accrue qui laisse transpanitre le substnt roman, source d'une nouvelle esthétique, se retrouve aussi chez Ermold Sur le plan métrique, l'auteur de l'/n honorem Hludowici présente déjà une première originalité: l'abandon de lbexamètre au profit du distique élégiaque. Nous avons vu plus haut les motifs qui ont pu extérieurement déterminer ce choix 64 ; mais cette innovation, qui a fait école, présentait peut-être aussi l'intérêt de réconcilier les règles de la tndition classique avec les nouvelles tendances du style épique : en l'occurrence, avec l'exigence d'une coïncidence étroite du mètre et de la syntaxe, puisque cette coîncidence est ~s bien admise dans le distique élégiaque - beaucoup mieux que dans l'hexamètre. Prenons, comme pour le Wallharius, l'exemple d'un bref extrait : celui des v .396-40') du livre I, qui décrit le premier échange de traits entre les Fnncs du roi Louis et les Maures de Barcelone : 59 K. Langosch, Wal11&ari,u ... , op.cil., p.31-32; à la bue de ceue c~ du discours, l'auteurremarquelui aussila coîncidenœ fréquenredu vers et de la syntaxe. 60 Ibid., p.32-33; Nutmor1 abstergatmorlem, 1ang11i1quoque 1a11g11emw (v.952): /acili1 (dÎICoUndu roi Gunther, exhortant ses guerriers voilà un vers typique de l'or11at111 1 reroumerau combat). 61 Ibid., p.31 (olli pour illi, ltomo,aem pour l&omi11em; me1ropoli1an111,1opl&ari oupoai1).
62 Voir par exemple les v.676-677 (mort de Camalo) : •confixit femori ttanspungens tergacaballi./ Nec mora, dum vulnus sentit 1011ipe1,[ ... tandis que les composâ 1o,aipe1et cor11ipe1sont hautement épiques, caball,u (anc&redu mot cl&eval)désigne en principe une rosseou un bidet. 63 K. Langosch, Wal11&ari111 ... , op.cil., p.33-35: NtellusgemebatN(v.45) ou wrama volans• (v.17)- emprunll virgiliens. 64 L'infiuencede pœ&acomme Ovide ou Fortunat.
r;
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L'ENEIDEMFDJEVALE "Reddktit~ œnara IDl verbÏI dicta nefllldil Hilthiberth: arcum corripit ecce manu; deniqueclamanticontra stetit ocius holli, c:orneaplecaratenens.et trahit, atquc plicaL Acla sqiua volansc:erebrose contulitatro inque01 vociferwnmersit hanmdonoœns. Diec:adensmurosinvibll deseritaltoa et moriensFrancos11111guine focdatatro. Clamores tollunt lletanti pectorc Franci; e contra Maurosfletus habet miseros. Tum varii variosdemittuntfuneris Orco, VilhelmHabirudar,at LiuthardusUriz. LanceaZabirizun,fenum font actile Ul.lCUl11, fundafc:ritColmn, acerhanmdo 0œan·.
rHilthiberth lui r6pondsans recourirl finsulte : il saisit son aK; il se campeclevaat finlolent; an trait au poing, il the. et l'anne s'incurve.D6coch6e,la flkhe vole. frappe l la tetele Mame au teint bnm et la pointe mortelle se fiche dans la gorgequi lançait .. cri. L'hommetombe, quiuant par contrainte la haute muraille,et, tandis qu'il meun. .. sang éclabousse les Francs. Ceux-ci poussent de joyeuses clameurs, cependant que les Maures font entendre leur plainle. D'auares ennemis sont abattus; Guillaume tae Habirudar,et LiuthardUriz; Zabirizunest perœd'une lanceet Uzacusd'un Irait; un coap de fronde aueint Colmn, une flèche Go1JU1").
On ne relève ici qu'un seul rejet. qui met en valeur, de façon significative. le nom d'un guerrier franc : nous reviendrons; sinon. chaque m de vers coîncide avec une articulationde la phrase,ponctuation forte ou conjonction de coordination (-que, el), et chaque distique constitue, comme c'est la règle, une unité l la fois syntaxique et sémantique : d'où une certaine raideur un peu hiératique de la narration. Les clausules, classiques, n'appellent aucune remarque particulière65; la structure verbale des v~ par contre, (hexamètres ou pentamètres) se signale par un goût assez marqué pour les rimes léonines, certaines fondées sur la disjonction virgilienne de l'adjectif et du nom, d'autres - les plus nombreuses - sur une simple recherche de 1'assonance66 : dans tout cela, rien que de bà normal, nous l'avons vu, pour un poème médiéval. Ce qui distingue Ermold, tout particulièrement dans cet extrait, c'est l'emploi qu'il fait des noms propres : deux des cinq rimes léonines reposent sur l'habile utilisation d'une onomastique étrangère (ZabirizlUII Uzacum, Colizanl Gozan) qui rend d1111ces vers latins un son assez déroutant, et l'unique
y
r
65 On trouve parfois, cependant.des polysyllabes en finale (voir par a. le v.411:
fiu,dibMlis), maismoins souvent.semble-t-il,que chez Abbonou dansle Wallluriu. 66 Voir les v.398 (clomanlill liosti), 402 ou 405 (mwos// alw; Maro1II IIIÏ#rœ avecécho surle verssuivant: Frll#fCoset vario.r),et 408-409(cf ilf/ra).
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rejet fait bien ressonir le nom du Franc Hilthibenht>"I.Ermold revendique donc en quelque sorte, pu rappon à l'usage antique, sa différence, et l'originalité de son sujet; M. de Riquer attire d'ailleurs notre attention sur ce procédé, en le rapprochant de techniques analogues qu'on peut observer dans les chansons de geste; ainsi la Chanson de Roland énumère (v .63-67) "(... ] Clarin de Balaguet Eslamarine Eudropin,sun per e Priamun e Guarlan le barbet e Machinere sun uncle Maheu e JoUnere Malbiend'ultremer".68
Le reste du vocabulaire est presque exclusivement virgilien 69 , non
sans raffinement parfois; c'est ainsi qu'à côté du banal sagitta Ennold emploie aussi le métaphorique harundo, qui figure dans une clausule fameuse de l'Enlide, et que "tuer" se dit chez lui, de façon métonymique, demiltere Orco10: s'autorisant de l'exemple virgilien, qu'il outrepasse quelqucfois 71 , mais sans aller jusqu'aux excès d'Abbon, le poète sait donc manier habilement les tropes. Telle n'est pas cependant l'impression de son éditeur, qui insiste surtout sur la pauvreté de son style : "l'expression est dénuée de variété, certaines formules reviennent à satiété, les répétitions de mots abondent. De la pauvreté, sinon de la stérilité, point de mouvement, point d'éclat : on est en présence d'un talent extrêmement modeste" 72 • Sans contester la vérité de ces constatations, on peut se demander si là où E. Faral voit un regrettable manque d'invention ne se dessinent pas, en fait, de nouveaux choix esthétiques; cu Ermold sait jouer avec les mots et les trier judicieusement : il suffit de voir, par exemP.le, l'usage qu'il fait des allitérations, de ''.ferrum Jorat" à ''.funda .ferit" 73 • Revenons donc, dans notre passage, sur l'emploi de l'adjectif ater; il est employé deux fois sous la fonne atro, au endroit (fin de clausule) et
mamc
67 V.408-409 ("LanccaZabirii1U1,ferrum forat actile Uiac,un/ funda ferit Coliia,i,
acer harundo Goian") et v.396-397 ("reddidit e contra non verbis dicta nefandis/ HihJu~rtlt"). 68 M. de Riquer, Lu clu»uons... , op.cil., p.133. 69 Avec parfois, comme dans le Waltlaari11.r,insertion de mots appartenant l un registre plus familier, c'est ainsi que Il aussi caball11.rel cornipe.r sont employ6a coocunemment (cp v.1818 et v.1862). 70 V.401 (luulUldo noccn.r)el En., IV, 73 (letali.r luulUldo; Didon compar6e l une biche frapp6e d'une mche mortelle); luuMdo ( = l'Ole&U)ne d6ai1neune flà:he que per m61aphore. Cp auai En., Il, 398 ou IX, 527 el le v.406: "tum varii varios ûminllltl funeris Orco". 71 F.nutilisant par exemple dans un sens rn&.aphoriquele mot plectr1U11 ( = an:hel de lyre; d'oo trait. O~he; v.399: "comeaplectra terlens"),usage inconnu chez Virgile. 12 111luMorcmHlllllowici,~- E. Faral, pJCXIV-XXV. 73 V.408-409.
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à quelques vers de distance : on peut donc voir là une confirmation du jugement d'E. Faral sur la pauvreté du style. Touaefois cet adjectif n'est pas en soi indifférent;typiquementvirgilien. il "évoque ce que la couleur noire peut avoir d'impressionnant.de trisae.de lugubre". par opposition à niger. plus banal et plus neutrc74 ; or il est ici mis en valeur dans deux constructions soignées où l'adjectif et le nom. dissociés, encadrent et structurent le deuxième hémistiche, et il s'applique les deux fois. avec d'intéressantes nuances sémantiques, à un Maure insolent, au sang noir et aux noires pensées75 , que le Franc Hilthiberth abat, tel Enée, d'une flèche vengeresse76 . On peut alors se demander si la réapparitionen écho du mot alro, ponctuant chaque fois la clausule, ne cherche pas à introduire comme un rappel discret de la tonalité dominante de l'épisode - la lutte contre les noires forces du Mal; car E. Faral oublie l'adjectif alro dans sa traductiœ du deuxième vers et traduit dans le premier cerebro par "tête", ce qui est un sens assez inusité : ne pourrait-on, en conservant au mot sa valeur habituelle et en modifiant celle de l'adjectif ater, qui de physique ? Les deux adjectifs deviendrait moral. traduire par "aux noires pensœs" renverraient alors à la noirceur du Mal, et ainsi serait mise en oeuvre une esthétique de la répétition dont le reste du poème nous offre d'ailleurs bien d'autres exemples. ponctuels ou plus étendus. Il suffit en effet de parcourir les derniers vers du livre II (envoi de légats dans les monastères, puis fondation du monastère d1nde) et le début du livre m (guerre contre les Bretons de Murman) pour se convaincre que la reprise de mêmes formules, d'un vers à l'autre, traduit moins une involontaire pauvreté du langage qu'un choix poétique délibéré, aux intentionspeut-être didactiques.A la fin du livre II, par exemple, on ne sera pas surpris, puisque le sujet l'impose, de trouver une incessanaerépétitiœ de l'adjectif pius, relayé par la présence réitéree, dans les clausules, de formules fondées sur pietas ou Deus77 ; mais il est déjà plus remarquable que le mouvement se poursuive dans le livre m, qui relaie des événements guerriers. La récurrence de l'adjectif pius, qui qualifie la personne ou les actions du souverain, de clausules contenant les mots pietas ou Deus et de la clausule tr~ reconnaissable pacificeque pie1 8 vise manifestement à 74 J. Marouzeau,Trait/ de stylistique ... , op.cil., p.166 (avec plusieurs exemples tir~ de Virgile). 75 V.400 et 403: "acta sagitta volans// cerebro se contulit atro" [ ... ] " et moriens Prancos//.rangMÏM foedat atro" : "d6cochœ, la flèche vole. frappeà la t!te le Maure au teint brun,[ ... ] et tandis qu'il meurt, 1011sang [noir] klabousse les Francs" (trad.Faral). 76 Le geste d'Hilthiberth, "arcwn corripit ecce manM" (v.397) est calqu6 sur celui d'Enœ à la chasse (En., 1, 187-188). 77 Dix occurrences de piMs en 186 vers (v.1139, 1147, 1163, 1171, 1183, 1193, 1200, 1206, 1209, 1225), et six clausules contenant les mots pieta.r (v.1159, 1165) ou Deu.r(v.1193, 1207, 1213, 1219). 78 PiM.r: v.1341, 1342, 1386, 1392, 1501, 1581, 1590, 1738 et 1740; piettu :
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établir un lien entre les deux activités, religieuses et guerrières, de l'empereur Louis, d'autant que des effets répétitifs plus ponctuels viennent mettre plus particulièrement en valeur l'adjectif pius; remarquable est notamment le v.1386, où la répétition de pius est soulignée par une structure en chiasme: " [ ... ] regisque pii pia suscipe jura". Les Caesaris arma sont ainsi placées, formellement, sous le signe de la grâce du TrèsHaut, Dei munere celst19 • D'autres répétitions viennent d'ailleurs confirmer le caractère un peu formulaire du style : ainsi le début d'hexamètre olli respondil, emprunté à Virgile, qui introduit presque rituellement les interventions au style direct, ou l'application réitérée à Murman et aux siens du qualificatif superbus80;notons que comme dans le cas de pius et de Deus, cette deuxième répétition a valeur didactique : Louis doit, comme le conseille Anchise, "debellare superbos" (En., VI, 853). Le cas limite est fourni par le passage du livre m où l'ambassadeur Witchaire répète intégralement,sans en changer un seul mot. le message de l'empereur Louis à Murman81 : il y a là, bien sûr, le respect quasijuridique des paroles effectivement prononcées; d'autre part, des exemples de répétition littérale peuvent se rencontrer chez Virgile lui-même dans des cas analogues 82 ; il n'empêche que le procédé se retrouve, intensifié, comme trait caractéristique du style des chansons de geste, ainsi que le souligne R. Menendez Pidal qui donne en exemple, dans la Chan.sonde Roland, l'ambassade de Blancandrin (reprise intégrale du même message aux laisses 3, 6, 9, 10 et 13)83 . Dans la relative pauvreté du vocabulaire d'Ermold. dans son goût pour les mots répétés el les formules réitérées, on peut donc voir, plus qu'une facilité de rédaction qui s'expliquerait parla minceur de son talent, une concession au goût d'un public de plus en plus sensible à une esthétique de la répétition qui deviendra l'un des fondements du style épique français. Concluons; nos poètes carolingiens cherchent manifestement à se situer, sur un plan prosodique et stylistique. dans la tradition de l'épopée v.1277, 1291, 1373. 1383. 1403, 1562 et 1739; de,u : v.1591, 1593 et 1755; pacifeeque pie: v.1153 (L.11). 1313, 1361 et 1411 (L.111). 79 "Caesarisanna Dei crescebant munere celsi" : c'est le vers d'introduction au livre Ill (v.1254). 80 O/li re.spondit (cf En., XII, 18): v.1294, 1492, 1664 et v.1446; .sllperbll.s: v.1493, 1560, 1586, 1607, 1704 (Britto), 1296, 1582, 1617, 1620-21, 1722, 1726 (gens, conjw:, domlu, wrba. etc). 81 V.1328-1331 et v.1374-1377. 82 Voir par exemple les v.530-533 du livre 1, intégralement repris en Ill, 163-166 (prophétie des Pénates troyens l Enée. rq>étée telle quelle par llionée l Didon): cet exempleest assezprochede celui d'Ermold. 83 La Cluuuon.. .• op.cil., p.505-506.
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antique. Ils écrivent, ce qui ne va pas de soi au IX 0 siècle, en hexamètres quantitatifs dont la métrique est généralement correcte; ils essaient d'employer un vocabulaire partiellement et même essentiellement virgilien, ou du moins nourri de tropes inspirées de Virgile. Ils utilisent aussi assez volontiers des ornements rhétoriques qui leur semblent de facture typiquement épique : Ermold ou l'auteur du Waltharius apprécient les comparaisons, Abbon préfère les transitions temporelles; et c'est précisément à ces moments-là que les réminiscences virgiliennes deviennent les plus denses 84 . Toutefois, la perte des oppositions quantitatives a vidé lbexamètre d'une bonne partie de sa réalité musicale et phonique : il est impossible qu'ils n'en aient pas été conscients, d'autant que si leurs poèmes ont été avant tout, selon toute vraisemblance, conçus pour l'écrit, et inséparables de lui, il est fort probable que dans un contexte où les manuscrits étaient rares et la pratique de la lecture peu répandue, ils ont bénéficié, à un moment ou à un autre, d'une diffusion orale. Nous avons vu que le premier vers du Waltharius contenait une apostrophe à des fratres auditeurs du poème, et l'Ad Carolum regem fait état de lectures publiques, en cercle restreint, à la cour de Charlemagne 85 ; or le mode de prononciation spontané, le seul possible, en fait, était accentuel 86 • Il semble donc que les poètes aient cherché à pallier la perte de l'efficaci~ mélodique de lbexamètre par divers procédés : tantôt par des raffinements et des ambiguïtés syntaxiques ou sémantiques allant jusqu'à l'hermétisme continuant la tradition d'un maniérisme romain qui enthousiasmait encore les foules, par exemple, au temps d'Arator - tantôt au contraire par une simplification stylistique annonciatrice de certaines tendances romanes; à cette deuxième tendance appartiennent la coïncidence croissante du mètre et de la syntaxe, qui détermine ~us de clarté dans l'expression, mais aussi une certaine raideur hiératique , le glissement d'une partie du vocabulaire vers un registre plus familier, et enfin l'introduction de procédés structuraux plus sensibles aux oreilles médiévales, comme la répétition de mots, l'assonance et la rime. Il serait donc artificiel de ranger sans discussion les auteurs de poèmes en vers quantitatifs du côté des savants et des lettrés conservateurs pour les opposer sans nuances à une poésie plus "populaire", rythmique ou romane, qui contiendrait tous les éléments 84 Voir par exemple ln lwnorem, v.124-133 (comparaison des Francs avec une n• d'oiseaux d~vutateurs) ou v.1428-1439 (longue comparaison, en style~ virgilien. sur l'effet produit par les paroles de la femme de Murman), et Bella, 1, v.76-77 (venue du soir). 85 R. Bezzola, Le, origine, ... , op.cil., t.l, p.98 (Théodulphe r6citant ap• le feslin ICI vers, qui charment les convives). 86 Voir D. Norberg, "La r6citation du vers latin", dans A11se11ild11Moye11-Age, Padoue,Antenore, 1974, p.123-134. 87 On sait que cette coîncidence est non seulement une caract&istique du d6casyllabe ~ue, maisaussi,l ses d~buts, du couplet d'ociosyllabes roman.
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novateurs; eux aussi participent à leur manière - ouvrant parfois des voies sans espoir, mais aussi d'autres plus promeneuses - à l'effon général d'innovation et de rénovation.C'est ainsi que même dans ce domaine où tout semblait devoir les opposer, quelques ponts peuvent être jetés fragiles,certes - enttc l'épop6eiœdio-latine et la chansonde geste. Toutefois, bitons-nous de préciser que les chansons romanes sont fondées sur une tout autre poétique que les épopées latines, poétique probablement liée à des conditions paniculières de diffusion, puisque l'élément lyriquey apparaîtsinon prédominant,du moins fort important.ne serait-ce que dans l'existence d'une structure strophique qu'accuse le dkoupage en laisses. Pour rendre compte de ces formes nouvelles,il faut donc abandonner la tradition hexamétrique pour se tourner vers des rythmes plus simples,mieux adaptésaux nouvellesexigencesde la langue; tout le p-oblm1eest de savoirdans quelle mesureva y persisterle souvenir des mots ou des thànes virgiliens.
CHAPITREVIII
L'introduction de l'Enéide au sein de nouveaux rythmes Que la chanson de geste française médiévale soit une forme hybride, mi-lyrique mi-narrative, est aujourd'hui une de ces évidences qui ne sont plus guère contestées par la critique. Dès les années 1950, J. Rychner, après avoir bien mis en évidence les multiples effets tirés par les auteurs des chansons de la nature strophique de la laisse, proposait une classification fondée sur le rôle joué par cette dernière, opposant à "[un] type à la fois très respectueux de la laisse et très lyrique [ ... ] un type à la fois très dédaigneux de la laisse et très narratif', et concluait : "la vraie hauteur épique ne me paraît accessible qu'aux chansons du premier type, seules capables d'une profonde transposition du récit en chant. [ ... ] En somme. conserver à la laisse son caractère de strophe, c'est vraiment composer une chanson"1• Au début des années 1970, P. Zumthor, dans son Essai tk poétique médibale, reprenait ces conclusions en intégrant son analyse de la chanson de geste à une étude plus générale sur "chant et récit" et en écrivant : "[sa] narration est chantée et, en dépit ou à cause même de l'extrême souplesse de la laisse, une valeur musicale, intégrée au récit, y engendre des transformations paniculières" - tout en faisant justement remarquer que "l'évolution de la forme épique [ ... ] alla dans le sens d'un relâchement des fortes contraintes originelles" 2 . Dès 1948, un musicologue comme J. Chailley avait d'ailleurs attiré l'attention sur "une distinction fondamentale" qu'il fallait observer "lorsqu'on parle des origines d'un genre tel que la poésie lyrique ou épique: il ne faut pas confondre le sujet traité avec le suppon matériel qu'est la forme littéraire, et smtout musicale, destinée à recevoir ces sujets"; et, laissant provisoirement de côté les études sur la naissance des "légendes" épiques, il concluait : "ces problèmes ne prendront leur pleine valeur qu'une fois connu comment et par quelle voie on en est venu à chanter des exploits [ ... ] d'une façon 1 J. Rychna, LA c/sanson de geste ... , op.cil., p.125 (c'est l'auteur qui souligne): l'q,op6e fnnçaiaea donc "la double nature d'un chant et d'un r6cit". 2 P. Zumthor, &,ai ... , op.cil., p.322-338.
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donnée, sur un schéma mélodique donné, sur un mètre donné; cela est avant tout un problème de forme et un problème musical" 3 . Bref, l'attention accordée depuis quelques décennies à la nature hybride de l'épopée française a désormaisacquis droit de cité dans les manuels les plus récents : "bien attestés dans les textes, les termes chanson et geste, l'expression chanter de geste et le syntagme plus tardif chanson de geste renvoient d'abord à la caractéristiqueessentielle,mais pour nous difficile à restituer, de ces textes ayant la 'double nature d'un chant et d'un récit' (J. Rychner). Ils étaient en effet chantés en public ou plutôt psalmodiés par un jongleur s'accompagnant à la vielle. Chaque chanson avait sa mélodie propre,mais celles-ci n'ont pas été conservées"4 • Ce caractère fondamental des chansons de geste les rapproche d'ailleurs plus qu'il ne les distingue de l'ensemble des producùons "littéraires" de l'époque romane, qui n'ont, semble-t-il,de littérature que le nom, dans un monde dominé par la performance orale et donc la présence de la voix humaine, monde où l'écrit joue au mieux le rôle d'un relais très sporadique et accessoire: le "genre épique", dans ce contexte - comme tous les autres genres sauf peut-être le roman - "était identifiable, pour les usagers, à sa spécificité vocale"; la distinction traditionnelledu clerc et du jongleur perd alors de sa pertinence, chacun participant en fait à une civilisation de la "théâtralité généralisée"5 . Et en effet les indices ne manquentpas, même dans le domaineen principesavant de la réceptiondes oeuvres et des formes antiques, d'efforts visant à faire passer par le truchement de la voix humaine, pour les rendre plus vivants, moins lointains - moins inhumains6 - et plus "parlants", des textes que nos principes de classification confineraient plutôt dans le domaine de l'écrit : c'est ainsi que nous avons conservé quelques témoignages médiévaux, curieux pour nous mais révélateurs, d'essais de mise en musique de l'Enlide. Dans son Histoire musicale du Moyen Age, J. Chailley fait 6w de tels essais - contemporains des planctus carolingiens dont nous allons parler plus loin, et qui eux aussi étaient apparemment destinés à être 3 J. Chailley, "Etudes musicales sur la chanson de geste et ses origines", dans RevlU! de M,uicologie, t30, 1948, p.1-27 (c'est l'auteur qui souligne). Voir aussi, du m&ne, HiMoire nuuicale du Moyen-Age, Paris, PUF, 1950 (rééd. en 1969, puis en 1984), p.91-98. 4 E. Baumgartner, Moyen-Age, 1050-1486, dans Histoire de la Uuératwe FrQltfai•, Puis, Bordas.1987, p.73-74. Rappelonsici qu'un seul témoignagemusical a 616,dans ce domaine,consav~ : un vers d'une chanson de geste parodique (Alldigier), insaé avec • ~lodie dans le Jeu de Robin et Marion (J. Chailley, Histoire ... , op.cit., p.92). 5 Voir le dernier essai de P. Zumthor, La lettre et la voix. De la "littéral11re" médiévale, Paris, Seuil, 1987, p.39, 77-78, et passim (sur le slatut sp6cifique du roman,voir ibid., p.299 ss). 6 P. Zumthor (La lettre .•.• op.cit., p.127) parle fort justement. jusqu'au Xlll 0 sikle au moins.de "la perception d'une sorte de surhumanité - ou d'inhumanité - de l'kriture•.
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chantés - non seulement à propos de l'é1>9péevirgilienne, mais aussi de poèmes de Boèce, d'Horace ou de Juvénal 7 • Une de ces mises en musique a éléplus spécialement étudiée dans un article du numéro spécial des Sludi Medievali consacré jadis à Virgile 8; l'auteur, se référant partiellement aux travaux d'un prédécesseur 9 , mentionne deux manuscrits, l'un conservé à la Laurentienne de Florence (l'Ashburnam 23) et daté du X 0 siècle environ, l'autre conservé à la Bibliothèque municipale de Berne (ms 239) et daté du IX 0 siècle, qui présentent tous deux, appliquée à certains passages de l'Enlide, une notation neumatique. Cette notation a dû être ajoutée, par une main différente de celle du copiste, à une époque qui ne peut être antérieure à la fin du Xl 0 siècle; elle concerne des passages qui se font remarquer par leur caractère intensément pathétique et qui se prêtent donc particulièrement bien à une déclamation chantée : l'apparition nocturne d'Hector à Enée sélectionnée dans les deux manuscrits - les prières de Laocoon à ses concitoyens, une supplique de Didon à sa soeur Anna et les paroles prononcées par la reine de Carthage sur son bûcher funèbre ro. Les caractéristiques de l'écriture comme celles de la notation musicale permettent de localiser ces deux tentatives en Suisse ou en Italie du Nord. F. Liuzzi s'est surtout attaché à la mise en musique du songe d'Enée, fondée sur une mélodie semblable dans les deux manuscrits, et en a tenté une retranscription dont il souligne néanmoins le caractère conjectural, dQ aux difficultés d'interprétation d'une notation adiastématique (où ne figurent pas les intervalles entre deux notes). La mélodie obtenue semble s'apparenter à celle de chants grégoriens de caractère dramatico-élégiaque, notamment à celle d'antiennes en forme de planclus,comme les Montes Gelboë, où David pleure la mort du roi Saül et de son fils Jonathan, tués dans un combat contre les Philistins, ou le Doleo super te, jraJer mi JonaJhas,de tonalité analogue 11. On peut donc supposer que l'auteur des notations musicales, peut-être un moine originaire des grands centres monastiques d'Italie du Nord, sensible au pathétique des hexamètres virgiliens, a voulu leur faire retrouver leur force poétique originelle en les 7 J. Chailley, Histoire ... , op.cil., p.62. Sur ces mises en musique, voir aussi S. Corbin, •Notations musicales dans les classiques latins", dans Revue des E1,uks Latines, t.32, 19S4, p.97-99 et L33, 1955, p.37-39 et •comment on chantait les clusiques latins au Moyen-Age•, dans Mélanges P. M. Masson, Puis. 1955, t.l, p.107-113 (bien que dans ce dernier arlicle il soit surtout question d11oraœ). 8 F. Liuzzi, •Notazione musicale del sec. XI in un manoscriuo dell'Eneide", dans Stlldi Medievali, LV, 1932, p.67-80. 9 J. Combarieu, EtlUks de pltilologie musicale. Fragments de l'Eniide en nuuiq•, d'aprù 1111manwcril inidil, Paris, Picard, 1898. IO II, 42-49 et 274-286; IV, 424-436 et 651-658; XII, 945-946 (manuscrit de Florence); II. 274-286 (manuscrit de Berne). 11 Sujets tirés de l'Ancien Testament, Livre de Samuel, II, 1, 17-27.
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inscrivant dans l'ambiance mélodique - en l'occurrence, liturgique - de son milieu et de son temps12. Ces tentativesnous fournissentun intéressanttémoignagede l'impact que l'Enéide pouvait encore avoir à la fin du XI0 siècle sur les sensibilit6s et les imaginations;elles tendent aussi à prouver, sans nul doute, qu'à cette époque c'est encore l'effet phonique, rythmique et vocal qui transmet le mieux cet impact Mais les manuscrits pourvus de neumes sont assez rares; les essais de mise en musique - qui n'affectent d'ailleurs, nous l'avons vu, que de courts passages - ont dû rester ponctuels et isolés : "le nombre des manuscrits à considérer s'élève à quinze actuellement, ponant à un manuscrit sur six ou se:f.t la proponion de ceux qui contiennent des notations neumatiques"1 ; d'autre part, tous ces manuscrits "remontent à la période du IX0 au XII0 siècle; les manuscrits postérieurs au XII0 siècle n'ont pas les mêmes caractéristiques et sont dépourvus de notations"l 4• C'est que l'hexamètre n'est ni assez bref ni assez simple pour engendrer des rythmes vraiment populaires, faciles à mémoriser; dès la fin de l'Antiquité, d'autres mètres l'avaient d'ailleurs supplanté dans ce rôle; c'est vers eux qu'il faut maintenant nous tourner pour trouver les traces d'une mutation de l'épopée virgilienne, par conversion à de nouveaux rythmes poétiqueset musicaux. 1 - L'HYMNODIEEPIQUE D'HILAIREET D'AMBROISE Comme tendent à le confirmer ces deux manuscrits virgiliens pourvus de neumes, les rythmes les plus répandus sont encore, à l'aube du XII0 siècle, d'origine liturgique.Cette tendance est fon ancienne : elle s'est manifestée dès le IV0 siècle lorsque l'Eglise chrétienne, pour renforcer son influence auprès des populations de l'empire romain, diffuser son enseignement et lutter contre les hérésies, s'efforça, à travers des essais multiples mais féconds, de créer des formes métriques et musicales capables d'intégrer une culture raffinée à des rythmes assez simples pour devenir populaires. Or c'est précisément dans la lente élaboration de cette hymnodie latine, comme l'ont bien montré des travaux récents, que le vocabulaire et les junclurae virgiliens ont peu à peu tendu à quitter les formes du pas~ - une métrique quantitative et un monde païen - pour s'acclimater à des formes nouvelles riches en perspectives d'avenir. Il n'est pas question, bien sûr, de nous plonger dans l'immense corpus 12 Frapp6par l'exisrence. dOmentsoulignée par S. Corbin, d'une •aac1ition[ ... ) unique pour un passage ~tennin~•. J. Perret s'est pourtant deman~ s'il ne fallait pas voir Il une survivance de mod~lesantiques (Revueus Etlllks Latina, L33, 1955, p.38). 13 Cf S. Corbin, •Notations musicales... •, art.cil. ( J), p.98. 14 •Notations... •, art.cil. (2), p.38.
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hymnologicum médiéval dont les cinquante-cinq volumes des Analecta hymnica peuvent nous donner une idée 15, bien que les hymnes de ce corpus recèlent parfois des souvenirs virgiliens, surtout rattachés, il est vrai, aux prophéties sibyllines de la Quatrième Eglogue 16• Notre propos, moins ambitieux, est simplement de rappeler la place tenue par les réminiscences virgiliennes dans l'élaboration des premiers essais hymniques latins - ceux d'Hilaire de Poitiers, d'Ambroise et de Prudence - puis le rôle joué par les rythmes nouveaux issus de ces premiers essais dans la naissance et le développement de brefs poèmes latins mi-religieux, mi-profanes et guerriers, dans lesquels certains ont cru reconnaître, plus nettement encore que dans la poésie métrique carolingienne, les ancêtres des premières chansons de geste. Sur le plan formel, la structure généralement strophique de ces poèmes rythmiques, et l'importance donnée à leur mise en musique, leur donnent en effet un statut lyrico-narratif qui tend à les rapprocher des plus anciens témoins épiques en langue romane, tandis que sur le plan thématique, leur parenté avec la tradition hymnique chrétienne commande souvent l'introduction, dans Wl contexte profane, de thèmes religieux dont les chansons de geste offrent aussi plus d'un exemple et qui rappellent la parenté, maintenant assez généralement admise, de ces dernières avec les "chansons de saints", d'origine très probablement hymnique. Aux toutes premières manifestations d'un lyrisme "populaire" chrétien sont restés attachés les noms de saint Hilaire de Poitiers (315-367) et de saint Ambroise de Milan (330-397) 17, en vertu d'une classification dichotomique un peu simpliste qui a longtemps opposé leurs P.Qèmes liturgiques au lyrisme plus littéraire et plus "savant" de Prudence 18• Les deux auteurs ne doivent pourtant pas être mis exactement sur le marne plan : si l'introduction en Occident de formes hymniques inspirées des psaumes, jusqu'alors surtout répandues dans la partie orientale de l'empire romain, est le fait d'Hilaire, c'est à Ambroise qu'est revenu le mérite de donner à cette poésie lyrique d'un nouveau genre la forme qui lui a valu l'extraordinaire diffusion que l'on sait. En effet, alors qu'Hilaire était 15 Analecta Jaymnica medii aevi, éd. Cl.Blume, G.M.Dreves et H.M.Bannister, Leipzig, 1886-1922. 16 Pour se faire une id6e des problfflles que pose encore aujourd'hui aux spkialistel l'hymnologie médi6vale, voir pu exemple J. Szôverffy, "L'hymnologie médi6vale: recherches et m6thode", dans Cahier, de Civiliralion Médiévale, L4, 1961, p.389-422 (10nvenirsvirgiliens: p.389 et 410). 17 Pour les premières hymnes chr6tiennes, on peut se reponer aux éditions de H. Spitzmuller, Pouie latine clvétienne dMMoyen Age, /l/ 0 -XV 0 s., Descl6e de Brouwer, 1971 (avec traduction française), W. Bulst, Hymni latini antiquissimi LXXV, Heidelberg, 1956 ou A.S. Walpole, Early lalin lrymns, Cambridge, 1922 et Hildesheim, 1966. 18 Cf R. Martin et J. Gaillard, Les genres ... , op.cil., Lli, p.78-81.
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encore assez tributairedes procédésrhétoriques,voire des représentations mythologiques de l'ancienne poésie latine, Ambroise a su innover beaucoup plus radicalement,tant dans le choix d'un mètre court et simple que dans l'élaborationd'un langageapparemmentsans apprêt,se conciliant ainsi la faveur d'un très vaste public. N'en concluons pas toutefois qu'il faut simplement déplacer la frontière entre poésie savante et poésie populaire,pour placer le seul Ambroisedu côté de cette dernière : bien que les mètres lyriques appellent moins ta réminiscence virgitienne que les hexamètresde l'épopée,l'absencede toute référence à l'auteur de l'Enlide n'était guère concevableni pour l'un ni pour l'autre de ces deux poètes, qui Wlient aussi des lettrés raffinés,d'autant qu'Ambroisevoulait, non moins qu'Hilaire, être aussi apprécié des cercles cultivés. Dans tes hymnes de l'évêque de Poitiers et de l'évêque de Mitan apparaît donc déjà, d'une manière plus discrète peut-être que chez Prudence, mais incontestable, à travers le procédétraditionneldes reprisesallusives,une premièretentative d'acctimation du langage virgilien à un contexte et à des formes passablement nouveaux 19 . Juvencus, auteur de ta première épopée biblique, avait déjà tenté, nous t'avons vu, de christianiser l'Enéide;mais les domaines épique et lyrique étaient restés, dans ta tradition classique, assez distincts20; une des innovationsde l'hymniquechrétiennesera de les rapprocher, voire de les faire fusionner, en venu de ta nature même de l'hymne,comme le note J. Fontaine: "étant à ta fois célébrationnarrative [... ] et expression des sentiments éveittés par ceue célébration même, l'hymne se trouve [... ] en affinité naturette avec deux autres genres poétiques : l'épopéeet te lyrisme"21. Bien qu'Hitaire semble avoir été apprécié, pendant Je haut MoycnAge, à l'égal d'Ambroise,sa vogue doit avoir décru au cours des si~les, puisque c'est un unique manuscrit du Xl0 siècle qui nous a transmis son oeuvre,d'ailleursincomplèteet mutilée22. Il faut probablementimputer ce relatif insuccèsà la plus grandecomplexité,tant formelleque doctrinale,de sa poésie, pounant conçue comme un moyen de lutte populaire contre l'hérésie arienne. Comme l'écrit A. Michel, si ce lettré veut "parle[r] au 19 Sur la pr&encevirgiliennedansles hymnes d'Hilai.reel d'Ambroise,il faul lire 1'61udemagistralede J. Fontaine,"L'apportde la lndilion pœtique romaine l la formationde l'hymnodielatinechr6lienne", dans Revw da Etude,Lolina, 1.52, 1974,
p.318-355. 20 Virgiled'un c&6, Horace de l'autre - avec peude points de conlaCL 21 "L'apport... ", art.CIi., . p.326. 22 Sur Hilaire, voir J. Fonlaine, "L'hymnodie expérimentale d'Hilaire de Poitiers ou la mutation difficile de la psalmodie", dans Nai11011ce ... , op.cil., p.81-94. On ttouvera aussi d'utiles éléments dans D.Norberg, "L'hymne ambrosienne", dans Au 1e11ildM Moyen-Age •.. , op.cil., p.13S-149 el dans A. Michel, /11ltymni.rel can1ici1. C,,J11u• el beOMlidan, l'ltymn;7Ue chrét~nne latine, Louvain, 1976, p.56-58.
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peuple" dans une "sévérité savante[ ... ] accessible à tous", il "parle d'abord aux doctes" et "utilise sa culture pour s'adresser d'abord aux élites intellectuelles, à celles que l'école a formées". Ainsi dans la première des trois hymnes que nous avons conservées, consacrée à la Trinité, "[il] cherche le meilleur modèle, il trouve Virgile et Horace" 23 ; à Horace, il emprunte un schéma métrique assez compliqué inspiré de l'ode au vaisseau de Virgile : une alliance parfois surprenante de glyconiques, d'asclépiades et de sénaires iambiques 24 ; à Virgile, il emprunte des fragments d'hexamètres qu'il convenit à un rythme comme à un sens nouveaux et qui constituent le point de départ de développements originaux. C'est ainsi que le célèbre Felix qui potuit des Géorgiques introduit la découverte du mystère de la Trinité, que le non moins fameux Jam nova progenies de la Quatrième Eglogue, transformé en Kara progenies Dei, désigne le Christ fils et égal du Père, et que l'hémistiche Et vera incessu patuit tka, emprunté à la métamorphose de Vénus devant Enée au livre Ide l'Enlitk, s'applique à la révélation chrétienne de la puissance de Dieu : "Istis vera palet Deil virtus" 25 . Chacun de ces fragments s'adapte, on le voit, au schéma métrique du glyconique, un mètre que nous retrouverons chez Prudence et qui, lu rythmiquement, donne un octosyllabe 26 : premier exemple de transfert des formules virgiliennes dans un schème poétique et musical, car la poésie d'Hilaire était faite pour être chantée 27 - nouveau. La deuxième hymne conservée nous fournit un exemple analogue; le mètre de ce second poème est moins ambitieux : c'est le sénaire (ou trimètre) iambique, mètre des parties parlées de la comédie latine 28 , que l'on retrouve également chez Prudence et qui est promis à un bel avenir, sous sa forme rythmique, dans la poésie médiévale : certains voient rnbne en lui l'origine du décasyllabe roman 29 . Or dans ce mètre fluide, plus souple et plus familier que le solennel hexamètre 30 , viennent se glisser des souvenirs de l'épopée virgilienne, puisque le sujet du poème, la victoire du Christ sur la mon et sa descente aux Enfers, incite le lettré qu'est Hilaire à exploiter des réminiscences de la catabase du livre VI, d'une manière 23 A. Michel,loc.cit. 24 Voir J. Fontaine,"L'hymnodie ... ", art.cil., p.85-86 et D. Norberg,"L'hymne ... H• art.cil., p.139. 25 Hymn,u dit Trinitate, v.21, 37 et 33; cf Géorg., Il, 490, Buc., IV, 7 et En., 1, 405. 26 D. Norberg C-L'hymne ... ", art.cil., p.139) parle d'ailleurs, l propos de ce poàne, non de glyconiques mais de dim~tres iambiques, d'oà sortiront, on le sait, les OClOSyllabes français(M. Burger,Reclwrclws ... , op.cil., p.135-136). 27 Voir J. Fontaine, "L'hymnodie... ", art.cil., p.89 et 91. 21 L. Nougaret, Traité ... , op.cil., p.62-63. 29 M. Burger, Reclwrches... , op.cit., p.114-121. 3 Cf L. Nougarrt. Traité.. ,., it., p.60: "ils étaient faits pour la foule, et la foule était préparée à les goûter".
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d'ailleurs un peu déroutante au sein d'une hymne chrétienne, comme le note J. Fontaine en attirant notre attention sur les v. 19-20:
s3~i.r
•JeandensfrigcscitSlagnlllll pallidae Rigensquenescit FkgetJu,11 se ferven:• .
Le Styx et le Phlégéthon sont, on le sait. deux fleuves des Enfers païens, tous deux mentionnésdans l'Enéide,le Styx précisémenten compagnie du mot stagnum.qui désigne les marais du Cocyte : •eocyti stagM alta vides Sl)lgiamquepaludcm"32•
Le léger déplacement, probablement voulu par Hilaire. participe à la discrétiondu rappel, de règle dans la techniqueallusive;il n'empê.cheque là encore les mots et, derrière eux. les thèmes virgiliens s'adaptent à un rythme et à un cadre nouveaux. Enfin la troisième hymne retient l'intérêt par le choix de son mètre, bien adapté à son sujet - la lutte victorieuse du Christ incarné contre Satan et sa puissance terrestre - et promis dans la poésie rythmique médiévale à un succès encore plus grand que le trimètre iambique : le septénairetrochaïque(ou tétramètretrochaïquecatalectique). organiséen strophe de trois vers. était en effet à Rome le mètre des chants de soldats, des Carmina triumphalia33. et après son passage dans les hymnes d'Hilaire puis de Prudence. il retrouvera un rôle analogue dans la poésie latine rythmiquedu haut Moyen Age, comme mètre des planctus et des chants guerriers 34 . L'hymnique tend ici vers l'épopée. dans un mélange des genres qui trouvera son apogée dans le Peristephanon de Prudence. à travers une exploitation encore plus nette des souvenirs virgiliens; le "programme hymnique" d'Hilaire. centré sur la personne du Christ. n'est d'ailleurs pas très différent dans son principe, comme le souligne J. Fontaine, du projet épique de Juvencus, qui donnait à voir à travers Enée le héros des Evangiles35• L'hymnodied'Ambroise, elle, au contraire, n'est à première vue rien moins qu'épique et savante. Créée, comme celle d'Hilaire, pour lutter contre l'arianisme,mais dans des circonstancesbeaucoup plus dramatiques 31 J. Fontaine, "L'hymnodie.•. •, art.cil., p.91-92: "les eaux ardentesdu bl&ne Styx se refroidissent : fig~ le Phlég6thonen oublie qu'il bouillonne•. 32 En., VI, 323: •tu vois les 61angsprofonds du Cocyte, tu vois le marais du Styx• (paroles de la Sibylle à Enœ); cf VI, 265 : "Et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia laie". 33 Voir J. Fontaine, "L'hymnodie ... ", art .cil., p.92-93 : c'est en 1ristiques de seplalaireslroehaJques qu'est composé le chant des soldats de César rapport6parSuétone (Vitae Caesarwn, Cœsar, § 49-51). 34 C'est notamment en strophes de trois septénaires rythmiques que sont compos6s le chant de victoire de Pq,in, fils de Charlemagne,sur les Avares, le fameux planct,u sur la bataille de Fonienoy,etc. 35 "l'h ymnod'te ... • , ar1.c11., · p.89 et "L'appon ... ", ar1.c11., . p.333.
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(rapportées par les Confessions de saint Augustin, dans un passage célèbre depuis cité à l'envi 36), elle visait avant tout, dans un contexte de lutte effective et concrète, à réconforter la communauté chrétienne et à cimenter son union par la pratique du chant collectif 37 . Dans cette poésie non pas d'origine populaire, mais destinée au peuple chrétien dans sa totalité, pas de place donc, en apparence, pour les raffinements subtils de la technique allusive des lettrés, réservés en principe à des cercles choisis : "d'inspiration proprement biblique et chrétienne, cette poésie musicale n'avait pas pour fonction de procurer une jouissance esthétique aux lettrés, ni de leur permettre de se livrer à ce jeu, si apprécié des Anciens, du "repérage" érudit de toutes les réminiscences poétiques que pouvait contenir un texte" 38 • Toutefois, comme Je soulignent avec raison A. Michel et J. Fontaine, peuple n'est pas forcément synonyme de plèbe ou de populace : le tour de force d'Ambroise a été, sur des bases métriques ou syntaxiques en effet marquées par la plus grande simplicité, de créer une poésie dont tout raffinement formel et toute profondeur doctrinale ne sont pas exclus, et qui peut ainsi s'adresser à des auditeurs de niveaux culturels très variés, chacun appréciant l'hymne à son propre niveau 39. Dans cette hymnodie apparemment très simple, en réalité fort savante, Virgile peut donc retrouver une place, modeste, certes, mais non négligeable : si "la principale source d'inspiration d'Ambroise est le Psautier et l'Ecriture sainte, la poésie et la rhétorique païennes ne ven[ant] qu'en second lieu dans ses hymnes" 40, contrairement à ce qui se passera chez Prudence, cela ne veut pas dire que ces dernières sont totalement absentes. Le repérage des réminiscences virgiliennes dans les hymnes d'Ambroise se heurte toutefois à un second problème, celui de l'authenticité; en effet le succès de la forme inventée par l'évêque de Milan, et son insertion immédiate dans la liturgie, ont suscité un très grand nombre d'imitations intimement mêlées aux originaux dont il est maintenant bien difficile de les distinguer. Le témoignage de saint Augustin ne garantit que l'attribution de quatre poèmes, une hymne du matin, une hymne de tierce, une hymne du soir et une hymne de Noël 41 ; mais les spécialistes 36 Cest le fameuxrécit de la persécution menée par l'impératrice Justine, mère du jeune empereur Valentinien, acquise aux thèses ariennes, contre les chrétiens de Milan, et du regroupement des fidèles dansla basilique autour de l'évêque Ambroise, qui pour redonner confiance à ses ouailles inventa de leur faire chanter des hymnes et des psaumes en choeur, comme cela se faisait en Orient (Confessions, IX, 7, 15). 37 Cf J. Fontaine, • Ambroise de Milan, théoricien et maître de la poésie liturgique•, dans Naissance ... , op.cit., p.127-141. 38 R. Martin et J. Gaillard, Les genres ... , op.cit., tll, p.78. 39 Voir J. Fontaine, "Ambroise ... ", art.cit., p.135-136 et A. Michel, /,a hymnis ... , op.cil., p.58. 40 O. Norberg. "L'hymne ... ", art. cil., p.141.
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s'accordent aujourd'hui à reconnaître comme aulhentiques une quinzaine de pièces, quatre portant sur les grandes heures de la prière quotidienne (matin, tierce et soir), trois sur les grandes fêtes (Noël, Ef:iphanie, Pâques) et sept sur des martyrs, surtout milanais et romains 2 • L'impression globale laissée par ces quatori.e poèmes est en effet celle d'une très grande simplicité : choix d'un mètre jusqu'alors peu répandu, le dimètre iambique, formé d'une alternance d'iambes et de spondées qui en font déjà un octosyllabe (dans une volonté d'isosyllabie peut-être inspirée par le glyconique d'Horace, repris, on l'a vu, par Hilaire); organisation de ce mètre en strophes de quatre vers identiques, une forme d'inspiration horatienne, mais surtout de maniement très simple; enfin utilisation d'une syntaxe claire et sans prétentions où prédominent les phrases courtes, la parataxe,et une coïncidence presque constante de la phrase et du vers43• Les hymnes d'Ambroise ont déjà, pour reprendre une expression de J. Fontaine, "comme un versant médiéval dont le faciès n'est pas niable"44 • De même, les quelques procédés rhétoriques que se permet le poète ressortissent essentiellement à une esthétique de la répétition remarquable par la simplicité de ses effets, et déjà toute médiévale : reprises de mots, assonances, allitérations et homéotéleutes; voici par exemple la fin de l'hymne pascale : "Hamumsibi mors devoret suisquese nodis liget: moriaturvita omnium ruwga1 vita omnium.
morsperomnestranseal reswganl mortui; consumptamors ictu suo 45. perissese solam gema1" Cum
Ofl'IMS
("Que la mort dévore son proprehameçonet s'eniravedans ses propres liens : que meure la vie de tous, que ressuscitela vie de tous. Puisque la mort nous traverse tous, que les mons ressuscitenttous; que la mort, frappéede son propre coup, gémissed'êlre seule l p&ir").
Dans cette forme encore très classique - fidèle à la métrique quantitative, et 41 L'Aeterne rer,u,a conditor,
le Jam swgit hora tertio, le Deus, creator omnillfflet l'lntende,qlli regi.rIsraël. 42 J. Fontaine, "Ambroise... ", art.cil., p.128-129 et O. Norberg, "L'hymne••.", art. cil., p.137-139.Voir l'édition de M. Simonetti,lnMlogia ambrosiana, Alba di Cuneo. ed. Paoline, 1956. 43 Voir R. Martin et J. Gaillard, Les genres ... , op.cil., t.11, p.78-79, J. Fontaid&, "Ambroise... •, art.cil., p.137-139et D. Norberg,"L'hymne... ", art. cil., p.139-141. 44 J . Fontame, · "L'apport ... ", art.cil., . p.333. 45 Ed. cit., p.54 (c'est moi qui souligne).
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à une langueexempcede toute incorrection- mais où Ja recherchecombinée de l'éléganceet de l'efficacitése résout en une totale sobriété qui annonce déjà les octosylJabesromans du XII0 siècle, quel rôle peuvent jouer les réminiscencesvirgiliennes? EJJesne figurent pas dans tous les poèmes: M. D. Diederich46 , qui ne prend en compte que les quatre hymnes authentifiéespar le témoignage de saint Augustin, n'en relève vraiment que dans l'une d'entre elles, le Deus crealoromniumou hymne du soir, et essentiellementdans les deux premières strophes. Les v. 2-3, "(... ]w.rtien.r diem deœro lwniM",
marqués par Japrésenced'un enjambementet d'une allitérationdiscrète,qui évoquent la beauté de Ja lumière du jour, présent de Dieu aux hommes, renvoient au vers qui dans l'Enéide décrit Ja lumière surnaturelle des Champs Elysées : "Luminevestit/purpureo";les vers suivants (4-6), "noctemsoporisgralia, solutos ut quie, œddatlaborisusui",
artua
où se remarque l'enjambementsyntaxiqueassez exceptionneld'une strophe sur l'autre et qui évoquent, en contrepoint du jour, les bienfaits du repos nocturne, renvoient,eux, à l'ouverturedu songe d'Enée, où le sommeil est décrit comme un don des dieux : quies / ...} gratissima : on voit que les reprises, parfaitement adaptées au contenu de l'hymne dont elles contribuent à enrichir le sens, ne sauraient être considérées comme simplement utilitaires47• Or, comme par hasard - mais n'y a-t-il ici qu'une simple coîncidence ? - ce sont précisément ces deux premières strophes, ttès virgiliennes,de l'hymne du soir qui, aux dires de saint Augustin dans ses Confessions, ont seules été capables d'apaiser sa douleur après le décès de sa mère Monique; la récitation mentale de ces quelques vers produit une sorte de venu incantatoirequi détend l'âme torturée : "je sentis la douceur de pleurer sous tes yeux, sur elle et pour elle, sur moi et pour moi" 48 . J. Fontaine, qui cite et commente ce passage49 , voit ici avec raison l'attestation de "quelques vertus majeures" de l'hymnodie d'Ambroise: sa facilité de mémorisation, entre autres, et son extrême souplesse d'adaptation personnelle. Mais on peut aussi supposer que la 46 M. D. Diederiçh, Vergil in tire worlu of 1ainl Ambro1e,Wuhington, 1931, p.116117. 47 En., VI, 640 et Il, 268-269; la ttoisième sbOphe contient elle aussi un emprunt virplien, w,li reo, (v.11), reprise presque liuérale d'En., V, 237, voti re,u (voeu de Cloantheauxdieux, dans l'épisodedes jeux). 48 Co11/e11ion1, IX, 12, 32-33. 49 J. Fontaine,"Ambroise... ", art.cil., p.129-130.
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présence très discrète de quelques juncturae virgiliennes, renvoyant de façon précise à certains épisodes fameux de l'Enéide et suscitant ainsi, mêlés à une méditationchrétienne,des échos familiersde la culture antique, a fortement contribué à l'efficacitéde l'incantationpoétique : peut-être estce en partie à la présence de Virgile que cette hymne doit d'avoir "profondémentmarqué [... ] la sensibilité à la fois esthétique et religieuse d'Augusùn"50. Dans l'hymnodied'Ambroise, donc, autant et même mieux que dans celle d'Hilaire, parce que les réminiscences y sont plus adroitement dissimulées,se vérifie l'habile acclimatationdes formulesvirgiliennesà une thématique et à une forme déjà toutes médiévales : au sein d'un vocabulaire, d'une syntaxe et d'un rythme accessibles à des auditeurs de culture très moyenne, le lettré peut retrouver le plaisir raffiné de la communion allusive. Car bien que toutes les hymnes d'Ambroise ne soient pas marquées de réminiscences virgiliennes, l'exemple du poème DellS, creator omnium n'est pas isolé, comme l'a montré J. Fontaine51 . D. Norberg avait déjà attiré notre attentionsur la deuxièmestrophe de l'hymne Splendorpaternaegloriae(hymnedu matin) : les v. 5 et 8, "ve.rusque sol. illabere [... ] infunde nostri.rsensibus",
cherchent manifestement à évoquer la clausule "animis inlabere nostris", conclusion d'une prière d'Enée à Phébus52 • Et M. D. Dicderich avait rapproché une formule de l'hymne Jam surgit hora tertia Crmem dedu"), d'une parole d'Enée à ses compagnons après la tempête: "dabit deus his [malis] quoque finem" : ce n'est plus un dieu bienfaisant, c'est la croix du Christ qui met fin aux maux des hommes53 . Mais il faudrait encore relever, à la suite de J. Fontaine, bien d'autres rappels allusifs : par exemple, dans l'hymne 10 en l'honneur des martyrs milanais Victor, Nabor et Felix, l'alliance de mots tela ferrea synthétise deux souvenirs de l'Enéide,démarquant "un vocabulaire virgilien et épique fon propre à une hymnodie martyriale"54 ; dans l'hymne pascale Hic est dies verus Dei, 50 Ibid., p.130; le De Miuica et la Cili de Die" font aussi référence à cette hymne. 51 J. Fontaine, "L'apport... ", art.cit., p.340-352. 52 "Vrai soleil, répand tes rayons/ [ ... ] viens impr6gner nos sens"; cf
En., Ill, 89 : "da, pater, augurium atque animis inlabere nostris" ("donne-nous un signe, dieu vénérable, et descends dans nos coeurs"); voir D. Norberg, "L'hymne ... ", art. cil., p.140. Voir aussi, dans cette même strophe, les résonances virgiliennes contenues dans l'emploi du motjllbar (éclat du soleiV de l'esprit): le Christ est présenté comme le vrai soleil et le nouvel Apollon (J. Fontaine, "L'apport. .. ", art.cit., p.345, n.3). 53 Vers 9 de l'hymne: "haec hora [l'heure où le Christ a élé mis en aoix], quacflMlft dedit/ diri vetemo criminis", et En., 1, 199 : "à ceux-ci [nos maux présents] de m!me un dieu donnera leur fin".
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l'emprunt d'une fonnule au langage religieux des sacrifices, "sanguiniset sacri pateras", désigne dans le Christ la vraie victime consacrée, sanguis sacer"S5; enfin dans l'hymne consacrée au martyre de sainte Agnès, Agnes beœae virginis, l'habile réutilisation du vocabulaire virgilien qui montre Lavine objet d'un prodige au pied des autels tend à assimiler à la fille de Latinus la jeune chrétienne qui, au pied des mêmes autels, refuse de sacrifier aux dieux, gagnant ainsi une couronne supérieure à celle qui attend la future épouse d'Enée : "arasnefandinuminis 56. adoleretaedù a>gitur"
Les silhouettes de l'épopée virgilienne reviennent donc se profiler derrière un genre que l'on aurait pu croire, à première vue, exclusivement voué à l'expression d'un lyrisme populaire. Nous n'avons encore là toutefois qu'une esquisse, remarquable, il est vrai, par sa sobre densité. C'est Prudence, héritier de l'hymnodie d'Ambroise dans le Cathemerinon et le Peristephanon, qui semble avoir assuré, surtout dans ce dernier recueil, la mutation définitive de l'épopée antique vers quelque chose de radicalement nouveau, conformément au programme proposé d'ailleurs par le Contre Symmaque.
2 - LE PERISTEPHANONDE PRUDENCE,OU L'EPOPEE HYMNIQUE Les deux volets de l'oeuvre lyrique de Prudence le définissent sans aucun doute, par leurs sujets respectifs, comme un continuateur des hymnes d'Ambroise : le Cathemerinon, "Chants pour les diverses heures du jour", et le Peristephanon,"Hymnes sur les couronnes remportées par les martyrs", exploitent et développent les deux grands thèmes directeurs entre lesquels se partageaient déjà les poèmes ambrosiens 57 . Les ambitions de Prudence, poète chrétien, mais poète avant tout, sont toutefois d'ordre beaucoup moins pastoral que celles de l'évêque de Milan : comme 54
J. Fontaine, "L'apport ... ", art.cil., p.341, n.3 : "non te/a quaeruntferreaJ non armaChristi milites" (v.21; cf v.16: "Christo sacravit milites"); cf En., Ill, 45 et XII, 284 f'fe"ea texit telorwn seges"; "tempestas telorwn acfe"e,u imber"). 55 Vers 3 de l'hymne: "quo diluit sanguis sacer/ probrosa mundi crimina", et En., Dl, 67 : "inferimus [ ... )/ sangMiniset sacri pateras" ("nous apportons pour l'offrande [ ... ) les patàes du sang des saaifices") 56 V. 17-18 de l'hymne (str. 5); cf En., VII, 71-73: "praelerea, castis adolet dum allaria taedis/ et juxta genitorem astat Lavinia virgo/ visa [ne/a.r) longis comprendere c:rinibus ignem"(la longue chevelure de Lavine s'enflamme, promessed'un couronnement qui doit passer par la souffrance). 57 Voir J. Fontaine, "La louange des heures, des jours et des martyrs: les deux bréviaires lyriques de Prudence", dans Naissance... , op.cil.,p.177-194.
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le souligne entre autres A. Michel. "Prudence fait rentrer l'hymne dans les voies de la littérature. [et] il en a conscience"58 . En témoigne d'alx>rdla longueur de ses poèmes : alors qu'Ambroise se limitait strictement à huit quatrains de dimètres iambiques (c'est-à-dire d'octosyllabes, vers couns}. les hymnes de Prudenceoscillententre cent et onze cents vers parfois brefs. mais parfois aussi fort longs. La deuxième caractéristique de la lyrique prudentienne est en effet la remarquable variété des mètres : dimètrcs iambiques, à l'imitation d'Ambroise. trimètres iambiques, septénaires trochaïques et glyconiques, peut-être sur le modèle d'Hilaire. mais aussi distiques élégiaques, trimètres dactyliques hypercatalectiques, strophes saphiques, hendécasyllabes phaléciens, grands archiloquiens... , tous les mètres ont droit de cité dans son oeuvre. Prudence cherche ici, très probablement, à rivaliser avec Horace: mais il est évident qu'un lyrisme ainsi conçu devient littéraire plutôt que musical : les hymnes de Prudence ont d'ailleurs été rarement accueillis par la liturgie59 . De tels poèmes, moins destinés au lyrisme choral qu'à une lecture personnelle ou une récitation en petits groupes, sont en principe plus accueillants aux jeux de réminiscences formelles auxquels se plaisaient les lettrés; et en effet I. L Charlet aJ'u démontrer, dans une lhèse que nous avons déjà eu l'occasion de citer6 , comment l'influence des poètes lyriques paîens (Horace et Pindare}, mais aussi celle des poètes épiques latins (Virgile, Stace et Lucain}, s'étaient combinées à celle de l'hymnodie chrétienne (Hilaire et Ambroise} pour faire du Cathemerinon une sorte de synthèse poétique totale consacrée à la louange de Dieu. La "tentation épique"61 est donc présente dès le premier recueil lyrique de Prudence; nous allons toutefois nous attacher ici essentiellementau second, à ce "Livre des Couronnes"qui met en scène un lhème promis, dans la littérature médiévale, à un avenir particulièrement fécond : la geste des martyrs, qui a suscité les premiùes oeuvres romanes 62 et n'est pas sans avoir exercé son influence sur plusieurs chansons de geste (on peut penser bien sûr à la Chanson de Roland. dont le héros meurt presque comme un saint. ou à Vivien, conçu dans la Chanson de Guillaumeet dans Aliscans à l'imitation de Roland, mais aussi à ce manichéisme souvent présent dans les chansons de geste qui transforme les adversaires du héros "positif' - sarrasins ou chrétiens 58 A. Michel, ln /rymnis.. ., op.cil., p.61. 59 Comme le note son éditeur, M. Lavarenne (Prudence, LA livre des colU'OIIIIU (Perisleplsanon liber), tlV des OeMvres complètes, Paris, les Bclles-Leurea, 1963, p.12-13). 60 J. L. Charlet, La créalion poétiqu dans le Catltemerinon de PrwJou:e,Paris.Les
1982. BeUes-1..eures, 61
'"I''"·
Tilre du chapilre 6 de la th~ mentionn6e 62 La fameuse Slqwnce de Sainte EMlalie, le Sainl Uger, le Saint Alexis ... (fin IX0- fin XJOsiflcle).
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en ennemis de Dieu)b:i. Il est intéressant de constater que c'est tout spécialement dans ce second recueil que l'hymnique tend vers l'épopée 64, comme l'ont bien montré des travaux récents, encore dus en partie à J. L Charlet : ainsi se crée un genre mixte, lyrico-narratif, qui a sûrement panicipé à "la mutation de l'épopée antique" et peut-être fait de Prudence un "précurseur de l'épopée médiévale't65• A première vue, pourtant, les reprises de l'Enlide ne sont pas si fréquentes dans le Peristephanon, surtout si l'on compare les hymnes de ce recueil avec, par exemple, le Contre Symmaque; dans le premier livre de ce poème en hexamètres que J. Fontaine a pu appeler "la dernière épopée de la Rome chrétienne" 66 , l'éditeur de Prudence, M. Lavarenne, ne relève pas moins de soixante réminiscences ou rapprochements (sur 657 vers); dans l'hymne le plus long du Peristephanon, par contre - l'hymne X, consacré à saint Romain, composé en trimètres iambiques, et mis à part dans tous les manuscrits à cause de sa longueur (1140 vers) - le même éditeur ne relève guère qu'une dizaine de loci similes. Le développement et l'extension, dans le Peristephanon, de l'hymne d'Ambroise, en multipliant les éléments narratifs, ont certes favorisé le recours aux modèles épiques fournis par la tradition latine, dont le paradigme était bien sûr l'Enlitk. Mais la diversité des mètres employés par Prudence a joué en sens contraire, en favorisant beaucoup moins que l'hexamètre traditionnel les réminiscences virgiliennes. L'hymne XI ("Sur la passion du bienheureux martyr Hippolyte") fournit une contre-épreuve : dans ce poème relativement court (246 vers), mais rédigé en distiques élégiaques, on ne relève pas moins d'une quinzaine de références à Virgile, dont douze à l'Enlide. On commettrait toutefois une erreur si, sur la foi de cette première impression et de ces relevés purement numériques, on ne voyait dans ces reprises que .desimples commodités métriques; car à les regarder de plus près, on se rend compte que presque tous les hymnes du Perislephanon en sont pourvus, dans des proportions à peu près égales 67, et dans un processus d'utilisation qui leur donne une indéniable 63 Cf Raoul dans Raolll de Cambrai, Hardré dans Ami et Amile, etc.
64 Cf R. Martin et J. Gaillard. Les genres ... , op.cil., Lli, p.80: "[... ] nous sommes ici[ ... ] à la frontièrede la poésie lyrique et de la poésie épique". 65 Nous reprenons ici les éléments du titre de l'article fécond où J.L. Charlet. mettant l contribution le Peristephanon, s'interroge sur le rôle joué par Prudence dans la genèse des chansons de geste ("L'apport de la poésie latine chrétienne à la mutation de l'épop6e antique : Prudence pr6curseur de l'épopée médiévale", dans Bwlletin de l'Associalion Gwillawme 811.di, 1980, p.207·217). Voir aussi G. Richard, "L'apport de Virgile à la cr6ation épique de Prudence dans le Peristephanon liber", dans CaesarodwnMm, n°3, 1969, p.187•193. 66 Titre d'un article parudans Vita Lalina, 1980, p.3•14. 67 Seuls peuvent etre exclus les hymnes VI, VIII, XIII et XIV, soit quatre pœmes sur quatone : c'est assez peu.
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valeur sémantique et structurale. Un bref examen du recueil le confirme aisément. Commençons par les poèmes dont le mètre offre quelque parenté avec le mètre traditionnel de l'épopée latine, et d'abord par l'hymne XI. déjà cité. Tous les réemplois n'y sont pas de la même importance : certaines juncturae visent simplement à donner à la narration une couleur virgilienne - ainsi la reprise de la locution ostia Tiberina pour désigner l'emplacement de Rome, ou de la formule d'introduction cernere erat68; d'autres servent à intensifier les cff ets pathétiques : le prêtre Hippolyte, d'abord hérétique, retrouve la foi orthodoxe au moment de son arrestation et conseille alors à ses ouailles, dans une ultime exhortation, de fuir le schisme de Novat, en reprenant la pressante apostrophe d'Achéménide aux Troyens: ''fugite, o miseri, execranda Novati/ scismata !" 69 • Mais d'autres réminiscences sont plus lourdes de sens : par exemple, les formules rimosae cumbae et male suta, qui décrivent les barques mal jointes et fissurées dont les persécuteurs veulent faire les tombeaux des chrétiens, évoquent très probablement à dessein la barque de Charon, cumba sutilis et rimosa, pour faire se profiler derrière les bourreaux l'image de l'Enfer 70 . Un peu plus loin, vers la fin de l'hymne, la description de l'église où reposent, dans une crypte, les reliques du manyr, église assimilée au temple de Junon à Carthage et comparée à une demeure où se pressent, dès le matin, la foule des fidèles - des clients - venus pour saluer le saint, mane salutatum 1 1, évoque la mutation chrétienne des valeurs qui change la destination des édifices et fait des saints martyrs de véritables "patrons", au sens antique du mot72 . De même, enfin, l'image finale du loup vorace tapi aux pones d'une bergerie, empruntée à une comparaison que l'Enéide appliquait à Tumus, mêle des souvenirs épiques païens à la métaphore évangélique du Bon Pasteur, riche en connotations symboliques : on sait que cette comparaison, avec ses sous-entendus bibliques, est pratiquement la seule que reprendra, au XI1° siècle, le Roman d'Eneas 1 3. Si le mètre reste donc ici traditionnel, la conversion religieuse d'une épopée mUlata in melius par l'hymnique chrétienne ne fait 68 Per., XI, 40 et 131 (cf En., 1, 13, VI, 596 et VIII, 676). 69 Per., XI, 29 et En., Ill, 639; nous avons vu plus haut que Grégoire de Tours avait repris la même exclamation (qu'il connaissait peut-&re à travers Prudence) dans un chapitre dramatique de son HistoriaFr01fConun. 10p er., XI, 69-71 et En., VI, 413-414. 71 Per., XI, 215-220 (cf En., 1, 446-449 et VIII, 25) et XI, 189 et 227 ( cf Georg., II, 461-462). 72 Voir P. Brown, Ge,ièse de l'Ariliq11ité tardive, Paris, Gallimard, 1983 (trad. A. Rousselle).
73 Per., XI, 239-246, E,i., IX, 59-60 (ple,io l11p11s[. .. / ovili, calllas) et Eneas, v.5370-5385.
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en tout cas aucun doute. Avec un mètre plus original, l'hymne IX, consacré au martyre de saint Cassien d1mola (ce maître d'école mis à mal par ses élèves armés de stylets), mène plus loin la conversion lyrique tout en poursuivant la politique d'assimilation religieuse. Ce poème reprend en effet l'hexamètre épique, mais en l'associant régulièrement,dans de "curieux distiques"74, à un trimètre iambique : si l'on admet l'hypothèse de M. Burger, qui fait venir de ce dernier mètre le décasyllabeépique, l'associationa de quoi faire rêver, plaçant côte à côte le mètre traditionnel de l'épopée latine et le futur vers des chansons de geste. D'autant que le récit de la mort de Cassien, d'une couleur épique et virgilienne appuyée, retient fortement l'attention : toute une série de réminiscences formelles rapproche en effet le trépas du saint, délivré de ses souffrances par l'intervention salutaire du Christ, de celui de Didon, dont l'âme prisonnièreest libérée par Junon : •tandem l11e1an1i.r miserat,u abaethereChristus
jubetruolvi pcclOrisligamina; difficiluquemonasanimaeac retinaculavitae relaxat [... )"75;
le transfert est assuré par les connotations platoniciennes de l'épisode virgilien, capables de tisser un lien entre croyances païennes et religion chrétienne 76 . Quand on sait l'importance que revêt, dans certaines chansons de geste, le motif de la mon du héros, grande est la tentation de voir ici dans Prudence, en effet, un possible médiateur entre l'épopée antique et la chanson médiévale : il est difficile de ne pas penser à Roland, dont l'âme est accueillie par des anges - tout en reconnaissant que dans la chanson française toute couleur platonicienne semble avoir disparu, et que les formules employées sont d'origine liturgique77 • Reste toutefois que les choix métriques des hymnes IX et XI en font encore des poèmes épiques assez traditionnels, d'où la structure strophique, notamment, est absente. Dans l'acclimatation des formules virgiliennes à de nouveaux rythmes, d'autres pièces du recueil vont donc beaucoup plus loin. L'hymne m notamment, consacré à sainte Eulalie - en l'honneur de qui sera rédigé le tout premier texte roman - assure encore mieux la jonction entre l'épopée de Virgile et certaines tendancesporteuses d'avenir. Chez Ambroise, nous l'avons vu, c'est la figure de la vierge Agnès que 74 J. Fontaine,"La louangedes heures ... ", art.cil., p.192.
75 Per., IX. 85-88 C-enfin,du haut de l'&her, le Christ eut pitié de son combat; il fit dénouer les liens qui retenaient son Ame.mit fin aux retards oô peinait son souffie [et] relâcha les attaches[ ... ] de sa vie") et En., IV, 693~95 c•alors Junon toute-puissante, ayantpris en pitié sa longue douleur et son trépas difficile, envoya Iris de l'Olympe pour délivrer l'4me en lutte et dénouer les liens du corps"). 76 Voir P. Comcelle, Lecteurs ...• op.cil., t.l, p.376. n Emprun~ à l'ordo commendolionis animae; voir G. Moignet, éd.cil., p.178.
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certaines réminiscences de l'Enéide, notamment une indéniable ressemblance avec Lavine, "nimbaient d'héroïsme épique" 78 ; dans le Peristephanon, bien que Prudence ait composé lui aussi un hymne (le quatorzième) en l'honneur d'Agnès, ce rôle est dévolu à la jeune Eulalie, compatriote du poète. Le mètre choisi, un trimètre dactylique hypercatalectique organisé en strophes de cinq vers, n'est pourtant pas spécialement épique; mais il présente pour nous l'intérêt de se ramener, lorsqu'il est lu de manière accentuelle ou rythmique, à un vers de dix syllabes 79 : un poème composé de strophes de cinq décasyllabes, c'est déjà, ou peu s'en faut, la forme dans laquelle sera rédigée, au Xl 0 siècle, la Vie de SaintAlexis, dont on a souvent souligné les liens avec les chansons de geste80 . L'intention épique de Prudence se manifeste dès la deuxième strophe, avec l'application à la jeune martyre d'une formule qui, dans l'Enéide,qualifie le guerrier Tumus: decus egregium81; elle se poursuit dans les strophes suivantes avec l'introduction de métaphores militaires, tandis que la reprise d'une locution virgilienne, pectus anhela, assimile Eulalie remplie de l'esprit de Dieu à la Sibylle habitée pu le souffle d'un dieu: ·mmmuit sacerEulaliae spiritus,ingeniiqueft.rox lmbida frangerebellaJll1l1 et rudep«IIU onJwa0eo feminaprovocatarmavirum•82.
Marchant vers son manyre "par des lieux abandonnés et pleins d'épines", la jeune fille traverse ensuite, comme Enée aux Enfers, un paysagesinistre, per loca sema situ83, avant d'accéder à la lumière d'une vérité divine qui lui permet de s'opposer en enfant héroïque, telle Ascagne, à une foule hostile: 78 J • Fontaine, . •L•apport... •, art.cil., . p. 348. 79 O. Norbergn'exclutd'ailleurspas la possibililéque ce vers quantiratifsoit à l'origine du dkasyllabe médio-latin,•vers rythmique de dix syllabes [qui] fut, au XII0 swicleet plus tard, exll'!mementpopulaire•(lnlroduclion... , p.152-153). 80 Cf G. Lote, Histoire ... , op.cil., p.SO: •Je d6c:asyllabe,en formations strophiques, existe d6jà dans l'oeuvre de Prudence"; cf auui D'A. S. Avalle, Prei6torio dell'Ollkcasillabo ... , op.cil., p.19-28. 81 Pu., Ill, 6-7 et En., VII, 473. 82 Pe,., III, 31-35 (stt.7) : "le coeur sanctifi6 d'Eulalie fr6mil; son lme fougueue ,e prq,ueà vaincre le tumulte de la guerre; sa jeune poitrine ne respire que Dieu; faible femme, elle provoque les umes des hommes";cf En., VI, 48 : "sed pect,u OIIMIIIIII/et rabie fera corda tument• ("mais sapoitrinehaletante, mais soncoeursauvagese gonflede
fureur;.
83 Per., Ill, 46-47 et En., VI, 462.
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"quaaids,o miserandamam&.J, christicolum genus7 en e~ sum daemonicis inimica sacris"
•
L'akmé de cette série d'évocations virgiliennes est atteinte dans les
dernières strophes de l'hymne, au moment où une sorte de miracle fait surgir, dans les mosaïques qui décorent le tombeau d'Eulalie, la vision de fleurs de pourpre, purpureas violas! sanguineosque, symboles du sang répandu, qui transforment comme par magie l'hiver glacial (glacialis hiems) en hiver fécond (genialis hiems): réminiscences des Géorgiques et de l'Enéide s'associent ici pour la naissance d'une nouvelle esthétique, déjà médiévale, qui tend vers l'expression symbolique 85. A l'intérieur de ritres dactyliques auxquels une certaine brièveté et une coïncidence assez fréquente du vers et de la syntaxe tendent à donner une facture déjà toute médiévale s'inscrivent donc des reprises virgi1iennes assez nombreuses et assez habilement intégrées au contexte pour donner à l'hymne en l'honneur d'Eulalie une coloration épique et pour assurer, ce faisant, le transfert de l'epos antique dans un cadre nouveau - symbolique et chrétien - et surtout vers de nouveaux rythmes, de nature plus lyrique. Il faudrait citer aussi, dans cette même optique, l'hymne suivant, consacré à dix-huit saints martyrs de Saragosse et composé en strophes saphiques, forme dont nous pourrons constater la large diffusion dans les poèmes rythmiques du haut Moyen-Age et qui peut être à l'origine de certains vers romans 86• Les premières strophes opèrent une transposition du vocabulaire religieux en usage dans l'Enéide, assimilant discrètement le Dieu des chrétiens au Jupiter ~ui lance la foudre et les cérémonies chrétiennes aux sacrifices païens . Saragosse, la cité des saints martyrs dans le cadre d'une comparaison qui la place au-dessus de Rome et de Carthage - est ensuite apostrophée dans les termes mêmes par lesquels Déiphobe, aux Enfers, saluait Enée : le, decus nos1rum88. Enfin la "légère effusion de sang", sanguinis rore, annonciatrice du martyre et de la 84 Per., Ill, 71-75: "vous recherchez, ô lroupe malheureuse, la race des chrétiens 7 Eh bien, moi, je suis une ennemie des cultes démoniaques"; la formule d'introduction en ego vient de l'Enéide (V, 672; cf VII, 452) et compare implicitement Eulalie, seule face à la foule hostile des païens, à Ascagne essayant de s'opposer à la foule des Troyennes d6chaînées (G. Richard, "L'apport de Virgile... ", art.cil., p.188). Quant à la locution 11Useranda manMS,elle aussi d'origine virgilienne. elle tend à assimiler les persécuteun paîens aux Grecs vainqueursde Troie mais accablés de maux, "pauvrepoignée d'hommes que Priam lui-m!me prendrait en pitié" (En., XI, 259 : "vel Priamo miseranda
"'°""" ;.
85 Voir G. Richard. "L'apport de Vqile ... ", art.cil., p.188-190. 86 Voir M. Burger,Reclterc/Ns... , op.cit., p.116 : "le trim~tre iambique [ancette possible du d6casyllabe]et le saphiquesont deux ven qui ont fini par se confondre". 87 Per., IV, 9-10 et Georg., 1, 328-329. Cf Per., IV, 16 et En., VIII, 180-181. 88 Pt1r.,IV, 63 et E11.,VI, 546.
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mort de saint Vincent cherche à évoquer les combats de l'Enlide, par reprise d'une locution décrivant les effets dufuror meurtrier de Tumus; la discrétion - rare dans le Peristephanon - de la notation évoquant le martyre s'oppose à lborreur de la scène décrite par Virgile: là encore le phénomène de réminiscence, tout en suggérant l'assimilation, s'accompagne d'une intention correctrice et discrètement polémique 89. Les martyrs sont donc, à l'instar de Tumus ou d'Enée, des héros et des guerriers, tout dévoués à leur(s) dieu(x), mais d'une essence supérieure parce que chrétiens. Mentionnons de même l'hymne VII, dont le premier vers désigne précisément le protagoniste, saint Quirinus, du nom de vir, mot qui dans l'épopée virgilienne qualifie le héros, remarquable par sa virtus comme par sa pietas 90 • Les deux strophes suivantes viennent préciser l'orientation épico-religieuse donnée à l'ensemble de lbyrnne, en reprenant deux locutions virgiliennes dont l'une, lllyricos sinus, suscite un décor d'épopée en évoquant la figure du troyen Anténor 91 , tandis que l'autre assimile le martyre du saint, noyé dans les eaux d'un fleuve, à une cérémonie lustrale : "sedlymplw fl1111ialib,u gurges,dum rapit. abl1li1"92•
Les juncturae virgiliennes s'adaptent ici à un mètre déjà rencontré chez Hilaire, le glyconique (employé en strophes de cinq vers), qui correspond, nous l'avons vu, à un octosyllabe; ce mètre se retrouve dans la Préface du deuxième livre du Contre Symmaque, où il convertit à un rythme et à un sens nouveaux le fameux épisode de la tempête du livre I, transformé en relation d'une tempête évangélique et symbolique : "[venlUS]jactatam qllDliatraient.
ClamorNUllic,uaelliera plangensatque ululans feril cum Slridon rllllmli1UP1"93.
------89 Per., IV, 89-92et En., XII, 339 : "spargit rapida ungula rorul
sanguineo.r" (les sabocs rapides des chevaux de Tumus, piétinant des cadavres, dispersent des gouttes de sang). 90 Pu., VII, 1-2: "insignem meriti virlllPIJQuirinum placitum Deo". 91 Per., VII, 6-8; cf En., 1,242: "Antenor potuit mediis elapsus Achivis/ lllyrico.r pene1raresin,u" ("Anténor, échappé d'entre les Achéens, n'a-t-il pu pénétrer aux golfes d'Illyrie ?"). 92 Per ., VII, 14-15 : "ce sont les eaux d'un fleuve qui, de leur tourbillon, en l'emponant. le purifimnt"; cf En., IV, 635 et IV, 683-684. Prudence a ici rn&é des râniniscences de deux 6pisodesassociés,la chémonie lustrale projciœ par Didon et son suicide; mais la c«6monie paJenne était porteuse de mort : le martyre chr&ien est. lui. pronase de vie. 93 Colllre Symmaque, L.11, Praefatio, v.10-13: "[le vent] ballotte et 6branle la
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On voit bien ici comment s'opère le transfert. dans un respect formel fondé sur des réminiscences phoniques qui est en fait profonde mutation, plus rythmique encore que sémantique. Car ''Virgile avait [déjà] orienté l'idéal héroïque dans un sens nouveau, en associant à la valeur guerrière la vertu morale et la fidélité religieuse à une mission divine"94, et aussi en donnant à certaines de ses descriptions une valeur symbolique : c'est ainsi que la tempête placée au seuil de l'Enlide "annonce la difficile, tumultueuse et angoissante entreprise du héros"95 . Les conversions sémantiques de Prudence ne font donc qu'accentuer une spiritualisation déjà latente chez Virgile; mais ses conversions métriques présentent en outre l'intérêt, comme celles d'Ambroise, d'adapter le vocabulaire virgilien à des mètres courts et sobres, garants d'une syntaxe simple, qui annoncent déjà les rythmes médiévaux. Les trois hymnes les plus longs, le Il, le V et le X, consacr& à saint Laurent, saint Vincent et saint Romain (respectivement 584, 576 et 1140 vers) viennent le confirmer. Les deux premiers sont composés, comme les hymnes ambrosiennes, en quatrains de dimètres iambiques - futurs octosyllabes - et le troisième en strophes de cinq trimètres iambiques - la future strophe du Saint Alexis96.La longueur de ces trois poèmes semble bien sûr faire prédomineren eux le narratif sur le lyrique; il n'empêche que leur structure strophique en fait des compositions mixtes, et qu'on ne peut exclure la possibilité que certains fragments isolés aient pu être chantés : des extraits de l'hymne V, par exemple, avaient été incorporés à la liturgie ambrosienne, en usage à Milan97 . Sur le plan thématique, les relations avec l'Enlide semblent d'abord s'établir, il est vrai, sur un mode résolument polémique. Ainsi dans l'hymne à saint Laurent les premières strophes donnent le ton, en démarquant à la fois, d'une manière presque parodique, le discours d11ionée à Didon et les promesses de Jupiter aux Romains: la "ville des toges" (urbs togata) à laquelle le dieu suprême du paganisme avait donné, à l'instar de Carthage, le pouvoir de "contenir des peuples orgueilleux" (frenare superbas) considère maintenant comme son plus beau titre de /Joire d'avoir su dompter "l'immonde Jupiter" (spurcum Jovem) lui-même . L'agressive ironie de celle entrée en matière annonce barque./ Les cris, les pleurs, les hurlements/ des matelots frappent le cieV avec le grincement des cibles" (traduction de M. Lavarenne. en octosyllabes).Cf En. 1, 87; m, 128; et V, 140-141. 94 J.L. Charlet, "L'apport de la poésie ... ", art.cil., p.209-210. 95 J. Perret, L'Eniide (6d.-lJ'ld.des Belles-Lettres),p.9, n.1. 96 Du moins si l'on accepte l'h)'J)Olhàe de M. Buraer (Recwches .. .• op.ci,., p.118119), qui fait venir Je dkuyllabe roman du trirœlre iambique. 97 M. Lavarenne, Id.cil., p.13, n.2. 98 Per., D, 5-12 et En., 1, 522-523.
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bien les attaques lancées, dans le corps de l'hymne, contre "l'erreur troyenne" (error Troicus) et "l'erreur aveugle de Iule" (errans hui caecitas), propagée par "les Pénates exilés des Phrygiens" (Phrygum penales exules)9'T;tout à fait explicite, la polémique dénonce ici l'Enlide comme la dernière machine de guerre d'un paganisme sur son déclin, en accord parfait avec le rôle joué dans les Saturnales de Macrobe par un Virgile expert en rites païens100. Les quelques réminiscencesallusives que contient l'hymne sont alors marquées du signe d'une relecture contestataire - bien que le héros soit à l'occasion nommé vï,lOI : ce n'est plus Manlius, le gardien du Capitole,symbole de la puissanceromaine, qui se ùent debout devant le temple (adstare pro templo), mais le peuple du Christ, une foule d'infirmes, de pauvres et de mendiants; la formule hic finis orandi fuit ne conclut plus un conseil des dieux, mais la prière du martyr, enfin ceux qui sont dits "trois fois et quatre fois heureux" (o ter quœerque beatus) ne sont plus les guerriers tombés devant Troie, mais les adorateursdu saint102• L'hymne X, le plus long, semble d'abord s'inscrire dans la même perspecùve polémique; la parenté thémaùque des propos tenus contre les paîens par saint Romain - l'orateur loquace auquel on a coupé la langue avec les diatribes du Contre Symmaque a souvent été soulignée103; et l'emploi réitéré d'une formule virgilienne, Mavortius Romulus, dans la bouche du saint ou de ses persécuteurs semble bien vouloir définir l'Enlide comme conservatoireprivilégié d'un paganisme à la fois politique et religieux104 • Toutefois la narration du martyre du héros, ainsi que de celui d'un enfant chrétien qui meurt à ses côtés, est marquée de connotaùons épiques qui rapprochentau contraire l'hymne de Prudence du poème virgilien; ainsi la mère de l'enfant martyr s'adresse à son fils en l'appelant "fortis puer, generosa prolis, matris et potentia" 105, et l'exhorte au courage dans un mouvementoù l'on reconnaîtpresque exactementcelui d'une prière de Didon à Enée : 99 Per., Il, 445-4.56. lOORappelons ici que Symmaque,l'advenairede Prudencedansle poèmequi porte 1011 nom, est le m&ne personnage que celui qui est censé avoir participé au banquet des Salllntalu, c'éraiten effet l'un des chefs de la réactionpaîenne. lOl Pe,., Il, 491 et 558. 102 Pe,., Il, 164 et En., VIII, 653; Pe,., Il, 485 et En., X. 116; Per., Il, 529-530 et En., 1,94. 103 Voir M. Lavarenne, ed.cit., p.119 et Pe,., X, 146-305 (premier discoun de Romain). l04 Pe,., X. 411-413 ("oà était votre pauvre Dieu suprême, au moment oà, avec la faveur dea dieux, Romulus. l'enfant de Mars, fondait la ville aux sept collines ?") et Pu., X, 611-612;cf En., VI, m (prophétied'Anchisel ~ aux Enfers). l0.5Pe,., X, 741-742; cf F.n., 1, 664, où Vénus appelle 10n fils Cupidon "meamagna potentia".
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"perhujus alvi fidaconceptacula per hospitalem[... ] Jarern
••-c• nosb"ipectoril nectarli'bi •••"106 • • .J •• ,
•
•
Quant au saint.le bûcher édifié pour lui par le bourreaurappelle le bûcher élevé par les Troyens à Misène, Dieu intervient pour éteindre ce bûcher comme Jupiter était intervenu,dans l'Enéide,pour mettre fin à l'incendie des vaisseauxtroyens,et lorsqu'enfinRomain reprendmiraculeusementla parole après l'ablation de sa langue, la formule d'introduction de son discours, sic orsus, est celle-là même qui introduit le long récit des souvenirsd'Enée au début du livre Il de l'épopéevirgilienne107• Parallèlementà la véhémencede la dénonciationpolémiques'établit donc, comme dans le reste du recueil, un processus d'assimilation dont l'hymneà saint Vincent(l'hymne V) rend un dernier témoignage.Nommé "soldat de Dieu" (miles Dei) ou "soldat tout invincible" (miles invictissime) 108, Vincent évoque clairement à plusieurs reprises, dans quelques strophes particulièrement denses, les héros de l'épopée virgilienne: dans la strophe 59, par exemple, son impassibilité sous la torture rappellele stoïcismed'Enée devant les larmesde Didon, tandisque son attitude de suppliant démarque celle de Cassandre, fille de Priam, malmenéepar les Grecs : "haec inter immotus manet, ianquam dolorum nescius, tenditque in altum lwnina 11am vincla palmas presserartt" 109.
Et plus loin le poète s'adresse à son persécuteur, Datien, dans une v6hémentcapostrophedont le mouvementest calqué sur celui des paroles qu'adresse Virgile à Didon lorsqu'elle assiste, impuissante,au départ des Troyens: "qw audienlilalia. Datiane, tune 1c,u,u tibi, quantis gem4ntem spiculis figebatoccultu1 dolor, CMI te perempti corporis
------106 Per., X, 781-785:
"par ces entrailles fid~les qui t'ont conçu, par cet asile qui t'abrita[... ], si le nectar de notre poitrine t'a sembl~ suave ... "; cf En., IV, 316-318. to7 Per., X, 846 et En., VI, 215; Per., X, 856-860 et En., V, 693-698; Per., X, 9'1:1et En., Il, 2. l08 Per., V, 117 et 293. l09 fi,;., V, 233-236: "au milieu de ces tortures.le saint demeure immobile. comme s'il ne sentait pas la douleur; il tend ses regards vers le ciel, puisque ses mains sont enchaînées"; cf En., IV, 449 et Il, 405-406.
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L'ENEIDEMEDIEVALE · · vutute victum cerneres... 7"llU.
Prudence exploite ici dans l'Enéide, comme déjà dans l'hymne à saint Romain 111 , et comme Macrobe le fera plus tard dans les Saturnales, un modèle exemplaire de pathos épique. Chacun des réemplois du Peristephanon,soigneusementprémédité et habilement orchestré, introduit donc le vocabulaire, les motifs et le style reconnaissables de l'épopée virgilienne au sein d'une oeuvre lyrique dont la diversité métrique semble déjà annoncer les rythmes médiévaux, dans une symbiose créatrice d'un nouveau genre hybride. L'hymne I, consacré aux martyrs espagnols Emeteriuset Chelidonius de Calahorra - des compatriotes du poète - est à cet égard exemplaire. Il reprend un mètre que nous avons déjà rencontré chez Hilaire et dont nous avons souligné les antécédents guerriers, ainsi que le futur succès dans les poèmes rythmiques du haut Moyen-Age : le septénaire trochaïque, organisé en strophes de trois vers. Les réminiscencesvirgiliennes, pas très nombreuses, s'y font d'abord remarquer par leur intention polémique, que le poète oppose implicitementles inaniamurmuradu tonnerrejupitérien au murmur des fidèles chrétiens, prière qui, adressée aux saints, ne reste jamais vaine (inane), ou qu'il substitue aux cara (sororum)pectora des femmes latines angoisséespar une guerre injuste les cara (fratrum)pectora de deux frères d'armes unis dans le martyre par une commune foi : la conversion se réalise ici sur le mode de l'opposition112 . Toutefois, le fait que les deux martyrs soient par profession des soldats permet aussi à Prudence de développer longuement - comme Ambroise dans son hymne sur les trois martyrs milanais - la métaphore guerrière du miles Dei, du soldat de Dieu, "que le Christ appelle dans la milice éternelle[ ... ], dans la glorieuse armée des anges": "milites. quos ad pereime cingulum Christus vocat. [... ] clara nos hinc angelorum jam vocant stipendia· 113;
on connaît le succès, à l'époque médiévale, de ce thème que reprendront notamment certaines chansons de geste : on sait par exemple que dans le RolandTurpin promet le paradis aux vaillants défenseursde la foi :
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"mais d'une chose vos soi jo ben guarant: scint pareïs vos est abandunant;
110 Per., V, 421-428: "quels étaient alors tes sentiments, Datien ... ?"; cf En., IV, 408 : "quels étaient alors tes sentiments, Didon ... ?". 111 Où l'on observait de même la reprise d'un mouvement oratoire. 112 Per., I, 17 (requ!tes des fidèles aux saints) et En., IV, 210 (requête de larbasà Jupiter, en forme de provocation); Per., 1, 52 ("hic duorwn cara fratrum concalescunt pectora") et En., XI, 215-216 ("hic cara sororwn pectora maerentum puerique parentibus orbi"). 113 Per., 1, 32 et 66 (cf les v.25-36, et 61-69).
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u Innocenzvos en serez seant114•
D'autre part les affirmations réitérées de véracité, qui viennent appuyer le récit des miracles survenus au moment du trépas des martyrs, inaugurent une nouvelle conception du merveilleux qui, s'opposant aux mensonfères fabulae païennes, réapparaîtra dans les chansons françaises 11 • Le prologue d'Ami et Amile (fin XII0 s.) fournit notamment un bon exemple de l'attachement des chansons médiévales aux garanties de véracité du sujet: •ce n'est pas fable que dire voz volons ansoizest voin autressi corn sermon car plusors gens a tesmoingen traionz clers et prevoires,gens de religion"_116
Dans l'hymne I du Peristephanon, c'est la répétition du verbe voir (v.91 : "vidil hoc conventus adstans, ipse vidit carnif ex") qui insiste sur l'importancedes témoignagesoculaires.Dans un cadre rythmiquenouveau naît donc ici, sur la base, il est vrai, d'une polémique latente contre l'épopée antique,une thémaùqueépique déjà toute médiévale. Or l'hymnodie chrétienne en général, et celle de Prudence en particulier, ont sans doute exercé une forte influence sur les poètes de l'époque carolingienne,même quand ils sont restés apparemmentfidèles au mètre et aux formes extérieures de l'épopée traditionnelle. Il serait facile d'en donner des exemples. Dans le Karolus Magnus, aux côtés de Charlemagne, le guerrier triomphant,on peut voir se profiler la figure du martyr, dans la personne du Pape malmené et mutilé par la populace romaine : comme saint Romain, Léon III subit l'ablation de la langue, ce qui ne l'empêche pas du reste, comme le saint martyr, de continuer à parler117. De même le poème d'Errnoldln honorem Hludowici, dont nous avons déjà montré les liens avec le Contre Symmaque, accuse l'influence de l'hyrnnodie chrétienne, ne serait-ce que dans sa dédicace, où le poète prend comme modèle et comme guide, par opposition aux Nymphes, aux Piérides et à Phébus-Apollon, David psalmicanus : "et toi, David le psalmiste, qui modules tes poèmes d'une voix prophétique, chantre divin [... ], accorde à l'ignorantque je suis de dire en ces humbles pages, selon le mode poétique, les exploitsdu grand César"118• David est certes l'emblème de toute création poétique chrétienne; mais ne peut-on voir là un écho du distique placé en tête des poèmes d'Hilaire ? "Heureux le prophète à la harpe, David qui, le premier, annonce au monde par ses hymnes le Christ 114 L.CXV, v.1521-1523. 115Comme le souligneJ.L. Charlet. "L'appon de la poésie... ", art.cil., p.211-212. 116Ami et Amile, éd. P. Dembowski, Paris, Champion, 1969, L.I, v.5-8. 117Karol,u Magruu, v.379-396. 118Jn lronorem, ~cace, v.6-11 (éd. Faral, p.2-3).
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incarné"; cette "dédicace à l'ancêtre reconnu de toute poésie religieuse d'ascendance biblique" 119, reprise par Ermold qui salue spécialement en lui l'auteur des psaumes, semble établir comme un lien implicite entre l'hymnodie et l'épopée, toutes deux placées désormais sous le signe de l'Ecriture Sainte. Les attaques du livre IV contre les dieux païens peuvent d'ailleurs avoir été inspirées par les diatribes du Peristephanonautant que par celles du Corure Symmaq~ : les railleries lancées contre un Jupiter (danois) devenu dieu des chaudrons et contre un Neptune devenu dieu des seaux rappellent par exemple d'assez près certains propos de saint Romain contre les dieux païens 120. Quant à Abbon de Saint-Germain, sa condition monastique semble l'avoir rendu particulièrement sensible à l'influence du genre hymnique. C'est ainsi que, nous l'avons vu, la relation des miracles de saint Germain, patron de son abbaye, vient régulièrement s'insérer dans l'épopéeguerrière des Bella Parisiacaeurbis.Et paradoxalement, ce n'est pas à ces moments-là que les références à l'Enéide sont les moins denses, comme si pour Abbon la collusion entre hymne hagiographique et épopœ allait désormais de soi : une apparition miraculeuse de saint Germain est ainsi introduite par un hexamètre d'une structure toute virgilienne, et la mon d'un sacrilège châtié par le saint est rapponée dans un vers qui démarque exactement le dernier vers de l'EnéitJe121. D'autre part, une notation comme la pieuse relation de la mort exemplaire des douze défenseurs de la tour Sud, qui "dans un flot de sang rendent leurs âmes au ciel et vont y recevoir la palme du martyre et la couronne qu'ils ont payée si chèrement", accuse clairement l'influence du genre hymnique, et même plus précisément des hymnes du Peristephanon: martirii palma et corona sont des mots familiers au vocabulaire de Prudence, souvent associés comme ici à la mention du sang versé 122. Enfin l'insistance mise par Abbon à ne rapponer que ce qu'il a "vu et entendu" (visu et mu:lilu), par opposition auxfigmeruafaçonnés par les poètes païens, peut apparaître 119 J . F ontaine, . ·L'h y mnod'te ... ", art.eu., ' p.88 : •pe1· L-- "' tX prop,n.w ...,.vid pnrn111 orpn il in came Christum hymnis mundo nuntians" (trirœtrea iambiques). 120 ln /tonorem, v.2334-2337 ("De Jove fac ollas nigras ( ... )/NeplWto fabricelllr aquu gerulus tibi jure urceus"); cf Per ., X, 299-300 ("quos trulla. pelvis, cantbanas. nrtagines/ fracta et liquata contulerunt vascult" : "ces dieux que t'ont donn& des ~Ions, des chaudrons, des coupes, des poêles l frire, de vils ustensiles bris& et fondus•). 121 Bella Parisiacae urbis, Il, 79 ("qui vigiles madide ~r opaca silentia noctù" : • ... dans le silence et l'ombre de la nuit humide·; cf En., Il, 2SS : •• Tenedo tacitoe per amica silentia lunae") et Il, 118 ("11i1aqueciun gemitufugit indignata sllb iunbrœ"; cf En., XII, 952 - mort de Tumus). 122 Bella, 1, 563-564: "et celo mittunt animas livore fluente;/ martirii pal"""" sumunt caramque coronam•; cf Per., V, 3-4 ("sanguinis merces•••corona•: •1a comonne, prix de ton sang"), V, 539 ("palmam tulisti•), VII, 53 ("palmom rnortis•), X. 71 ("amor coronae"), X, 15S ("coronae sanguini").
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comme un rappel des exigences de véracité souvent mentionnées dans le Perislephanon, définissant ainsi un nouveau type d'épopée où l'historia, garantie par la présencede témoinsoculaires,doit définitivementprendre le pas sur lafabula mensongère: "nonest inanisautanilisf abllla; lu.rtoria,npicturatef'ert"_123.
Bref. même si l'on croit pouvoir aujourd'hui définir l'épopée hymnique de Prudencecomme une "épopée chrétienne manquée"1Z4 • son influence sur les transformationset la réception des paradigmesépiques de l'Antiquité est sûrement loin d'avoir été négligeable. Le nombre des manuscrits conservés (plus de trois cents pour l'ensemble de l'oeuvre), ainsi que les nombreux témoignages médiévaux renvoyant explicitement aux hymnes du Perislephanon.suffiraient d'ailleurs à l'attestei125 . Même une esthétique comme celle du Fragmentde La Haye. un peu déroutante, nous l'avons vu. par ses excès baroques. peut devoir quelque chose aux hymnes prudentiens: chez eux aussi l'hyperbole est de règle, et dans les ~its des supplices. amoureusement détaillés, le sang coule souvent à flots126• L'intérêt majeur du Peris1ephanonest toutefois. nous semble-t-il, par ses essais métriques variés. d'avoir proposé plusieurs alternatives formelles à un hexamètre épique que la disparition des oppositions quantitatives rendait forcémentdéfaillant.et de plus en plus inopérantdans le domaine d'une transmission orale et mnémonique. La métrique de Prudence est elle aussi bien sûr. au départ, quantitative; mais très vite ses vers ont dû être lus avec les accentsordinairesdes mots, suivant un schéma rythmique auquel leur relative brièveté, et leur fréquente isosyllabie, leur permettaient beaucoup mieux de s'adapter qu'un vers long comme l'hexamètre, au nombre de syllabes souvent fluctuant. Ce qui s'opère là en fait, dans cette insertiondu paradigmeépique virgilien au sein de nouveaux rythmes, c'est une variante de la pratique hypertextuelle que G. Genette appelle "transmétrisation"(transJX>sition d'un mètre à l'autre)127; effectuée dans le Peristephanon, après les hymnes ambrosiennes. sur une vaste khelle, cette transposition a dû contribuer à infléchir sensiblement l'horizon d'attente des récepteurs du genre épique. Ainsi voit-on apparaître 123 Bella.Ept1re d6dicatoire, f 2-3 et Per., IX, 17-20 (sur le martyre de Cassien). l2A M. Lavarenne. ed.cil., p.12 et 14. ll5 Ibid., LI, p.XXII 11, Lli, p.12 et passim. 126 Voir par exemple Per., V, 149-152, 333-344 (passion de saint Vincent), X, 556561, 796-800, 841-845 (martyre de saint Romain), e1c; cf aussi le passage o~ Romain stigmatise, entre IOus les sacrifices païens, "la fameuse hécatombe o~ [ ... ] le sang qui jaillit de IOUS côlés forme une nappe telle qu'à peine les augures peuvent, en nageant dans Jesang,se frayer un chemin à travers cet océan sanglant" (X, 1051-1055). 127 G. Genette. Palimpsesles. 1A lilliralwe 011 second degré, Paris, Seuil, 1982, p.254256.
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dès l'époque mérovingienne, mais sunout aux IX 0 et X 0 siècles, un certain nombre de compositions strophiques dont le statut hybride - mi poèmes lyriques, mi poèmes épiques - et la versification rythmique, sur les schémas foumis par Prudence, semblent constituer comme une introduction à la poétique médiévale des chansons de geste. Et toute trace de l'épopée virgilienne n'y a pas compl~t disparu, comme nous allons pouvoir le constater.
CHAPITRE IX
H ymnodie chrétienne latine et chanson de geste Le succès du genre hymnique inauguré par Hilaire, Ambroise et Prudence est attesté par l'accueil que lui ont réservé, aux V0 et VI0 si~les, ceux-là mêmes qui par ailleurs continuaient à composer des ~ épiques de facture très traditionnelle: Sedulius, Ennode et Fortunat 1• Auteur, nous l'avons vu, d'un Carmen Paschale en hexamètres dactyliques sur la vie du Christ, Sedulius a aussi rédigé, sur le même sujet, une hymne abécédaire2de facture ambrosienne, en quatrains de di mètres iambiques dont le "faciès médiéval" est encore plus marqué que chez Ambroise: le retour, irrégulier mais fréquent, de rimes tantôt croisées, tantôt plates, tantôt embrassées et le recul sensible des dissyllabes en finale font en effet très nettement évoluer le dimètre iambique vers sa forme rythmique, prélude à l'octosyllabe roman 3. Avec une claire succession de quatrains péralement fermés sur eux-mêmes comme autant de petits tableaux, nous avons là "un chant fonctionnel, sans génie, mais plein de talent" 4, dont la simplicité limpide doit faciliter la mémorisation et qui, à l'imitation des hymnes d'Ambroise. semble a priori très éloigné des prétentions littéraires de l'épopée hymnique du Peristephanon 5. Pourtant les hexamètres de Virgile sont encore si bien gravés dans les mémoires, et sa langue a tellement marqué la koiné poétique du temps, que même dans cette hymne sans prétention l'Enéide tend parfois à réapparaître au détour d'un vers. 1 Sur les hymnes de ces trois poèies, qui se détachent parmi la foule des hymnes ambrosiennes anonymes, difficiles à dater, voir D. Norberg, •L'hymne ambrosienne•, art.cil., p.147-149 et "Le début de l'hymnologie latine en l'honneur des saints", dans ÂM sellil dll Moyen-Age ... , op.cil., p.IS0-162, ainsi que J. Fontaine. Naiuance ... , op.cil., p.279-282. 2 Praâque qui remonte à Hilaire de Poitiers. et qui se relrouve souvent pendant le haut Moyen-Age, œ elle facilitait très probablement la mémol isationdes hymnes. 3 Voir D. Norberg, lntrodllclion ... , op.cil., p.69-70 et M. Burger, Recherches ... , op.cil., p.83-99. 4 J. Fontaine. Naissance... , op.cil., p.280. 5 Bien que Sedulius fasse parfois appel à Prudence; le v .6 de son hymne, par exemple co,pu indllitj d~ue 1D1vers du Catlaemuinon(XI, 45).
rservile
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Prenonsl'exemplede la strophe 17 qui rappelle l'un desmiraclesde Jésus, la guérisonde la femmehémorroîsse: •,ivos cr110ris torridi contacta vestis obstruit, Oeturigante supplicis an::ntjl1«n1asang,ù,w..6.
Le vocabulaire virgilien du premier vers, "rivos cruoris torridi", peut rappelercertains épisodes guerriersde l'Enéide,par exemple la mon d'une des victimes de Camille, "sanguinis ille vomens rivos cadit atque cruentam/ mandit humum"7 , d'autant que le dernier vers lui fait écho en reprenant une alliance de mots virgilienne : "arent jluenta sanguinis" 8;
ainsi semble s'établir - peut-êtredans une intentionpolémiquelatente dont nous avons déjà rencontré plusieurs exemples - une récupération et un déroumement du vocabulaire guerrier de l'Enéide. Ce type d'hymne ambrosienne nous aide à mieux comprendre comment au XII0 siècle l'auteur du Roman d'Eneas a pu concevoir le transfert de l'épop6e virgiliennedans des octosyllabesrimés, c'est-à-diredans des vers dont les dimètresdu poème de Sedulius,lus accentuellement,nous fournissentdéjà presque exactement le schéma,jusjue dans leur associationen distiques, soulignéepar l'assonanceou la rime . Passons rapidement,en les signalantsimplementpour mémoire. sur les douze hymnes ambrosiennes d'Ennode de Milan, qui ne nous apprendraientrien de plus et qui représententmême une sorte de rerour en arrière, par excès de rhétoriqueet brouillagemaladroitdes conrourssi nets de la strophe ambrosienne1°.Les hymnes de Fonunat méritent par contre une mention plus longue; d'abord parce qu'elles rendent témoignaged'un glissement vers le profane de formes réservées en principe à despoèmes religieux : l'hymneabécédairecomposéepour le rerourde l'évêqueLéonce à Bordeaux,de type ambrosien.mais pourvue de rimes (ou d'assonances) comme l'hymne de Sedulius, se présente presque comme un poème satiriquei "fustige[ant] le prêtre ambitieux qui avait voulu supplanter Léonce" 1. Ensuite parce qu'elles réintroduisent,à côté des quatrains de 6
Ed. J. Huemer, C.S.E.L., Hym,uu Il, v.65-68: ·1e contact de son v&ement arreiaJ les ruisseaux de sang brOlantJ le flot des larmes de la supplianle/ assèche les fleuves de sang• (cf Evangile de Luc, 8. 43-44). 7 En., XI, 668-669: •en vomissant des ruisseaux de sang, il tombe, il mord la tare
moite•. 8 En., XII, 35 : •recalent nostro Thybrina fluenlal sanguine adhuc"' c•1es flots du Tibre sont chaudsencoredu sang des n&res;. 9 Cf D. Norberg, lnlroduclion ... , op.cil., p.71; c'est d~jl le fameux couplet d'octosyllabes. lO Voir J. Fontaine, Naissance ... , op.cil., p.280 et D. Norberg, •te d6but ... •, 01'1.cil.,p.156.
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dimèu-,s iambiques, les strophes de trois septénaires trochaïques qu'avaient déjà utilisées, nous l'avons vu, Hilaire et Prudence, dans un souci manifeste d'adaptation de la forme au sujet Deux hymnes de Fonunat sont en effet, on le sait, restées particulièrement célèbres, le Vexilla regis et le Pangue lingua, toutes deux composées en lbonneur de la Sainte Croix, dont un imponant fragment avait été rapporté, à la demande de Radegonde, de Constantinople à Poitiers 12 . Or si le premier poème est une hymne ambrosienne, le second est un chant de victoire guerrier, un carmen triumphale analogue à ceux d'Hilaire et de Prudence; Hilaire avait,nous l'avons vu, employé le septénaire trochaïque pour chanter "les glorieux combats du Christ, nouvel Adam"13; Prudence avait ensuite fait usage du même mètre pour raconter le manyre de deux guerriers devenus soldats du Christ et aussi, dans le Cathemerinon, pour célébrer dans un hymne martial la "geste insigne du Christ" (gesta Christi insignia)14; Fonunat, à son tour, chante en septénaires "le combat de la glorieuse guerre" et "le noble triomphe" (sur la mort) qu'évoque "le trophée de la croix" : "Pange,lingua. gloriosiproeliwn certaminir Et supercruci.rtropaeodie lriwnpluunnobilem Qualiter redemptor orbis immolatus viceru•1S.
Promise à un beau succès dans les planctus et les poèmes rythmiques guerriersdu haut Moyen-Age,cette forme métrique ancienne où l'on peut voir comme un substitut populaire de lbexamètre épique semble doœ avoir été revivifiée par son passage à travers les métaphores militaires du genre hymnique : terrain privilégié, a priori, pour une récupération du vocabulaire virgilien. A première vue, cependant, tout souvenir de l'Enéide parait avoir déserté le poème de Fortunat, les relevés de M. Manitius f6 ne faisant apparaître aucune réminiscence. On peut toutefois être frappé par la récurrence, à la fin de deux vers et même de deux strophes (la sixième et la neuvième), d'une même forme, stipite, qui désigne le bois de la croix; il peut y avoir à cela des raisons de commodité métrique; mais le mot est virgilien et foumit plusieurs fois dans l'Enéide, sous cette même forme, un dactyle cinquième, notamment dans un 11 O. Tardi, Forlunal ... , op.cil., p.166 (Hymnu de Leonlio episcopo, éd. des M.G.H., p.19-21). 12 Jbid., p.160-168. 13 Hynme
III, v.1-3: "Adae camis gloriosa et caduci corporis/ ln caelesti rursum Adam concÙUI/Jmll.f praelia/Per quae primum Satanu est Adam viclruin novo. 14Perisleplaanon,I (Emeterius et Chelidonius) et Catltemerinon, IX. 1-2: "da, puer, plecttum, choraeis ut canam fidelibus/ dulce carmen et melodum, gesla Christi i,uignia I". 15 Ed.F. Leo, dans les MonumentaGermaniae Hi.rtorica(AuclOresantiquissimi,L4), p.27-28. 16 Dans l'&tition F. Leo des M.G.H. (p.132).
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hexamètre dont le sens peut paraître singulièrement en rappon avec le mystère de la croix: "aut cruor hic de stipile manat" 17. Il s'agit d'un épisode très connu du livre III, celui où Enée, arrivé en Thrace, voit sourdre du sang des branches qu'il arrache et apprend alors la mon du Troyen Polydore, fils de Priam, assassiné par le roi du pays; l'étude des réemplois faite par P. Courcelle atteste la célébrité de ces vers 18 . Il n'est donc pas impossible que Fonunat, qui connaissait bien Virgile et qui écrivait - même les pièces comme celle hymne destinée en principe à une plus large diffusion - pour un cercle culùvé capable d'apprécier certaines finesses, ait cherché par le biais d'une reprise allusive à établir un lien discret entre son poème et l'Enéide : ici aussi le sang coule, sanguis, unda projluil, sur le bois de la croix, et le mot cruor réapparaît dans le dernier vers de l'hymne 19• Notons d'ailleurs que la forme stipite revient. aoujours associée à la menùon du sang qui coule, et cette fois-ci au verbe virgilien manare, dans le Vexilla Regis, l'hymne ambrosienne en l'honneur de la croix 20 . Dans la lignée des réemplois discrets de saint Ambroise, le souvenir de l'Enéide semble donc perdurer jusqu'au sein des formes nouvelles qui vont fournir ses principaux schémas prosodiques au Moyen-Age roman. Or, comme l'annonce déjà l'une des hymnes de Fortunat, ces formes ne restent pas, du VI 0 au XIl 0 siècle, cantonnées dans le domaine religieux : leur simplicité, qui les rend accessibles à tous les publics, et leur facilité de mémorisation, due à leur structure strophique comme à leur rythme accentuel, bien adapté à l'évolution de la langue, vont en faire le véhicule privilégié de certains thèmes profanes épico-lyriques comme les chants de victoire ou les planctus guerriers, qui semblent avoir formé le noyau de plusieurs chansons de geste 21 . Sur cette poésie rythmique sans doute composée par des auteurs relaùvernent instruits, mais desùnée en aout cas, comme les hymnes, à l'ensemble du peuple chrétien, G. Chiri avait déjà atùré l'attention, y voyant non sans raisons un intermédiaire entre la poésie 17 En., Ill, 43 : "le sang ici ne coule pas du bois d'un arbre" (cf aussi En., IV, 444); stipes (au sens d'"arbre, branche d'arbre") et manare ("couler") sont sentis comme des mots du vocabulaire poétique. 18 P. Courcelle, Lecteius ... , op.cil., t.l, p.226-234. 19 Fortunat, 6d. Leo (M.G.H.), L.11, 2, v.20 (juste après le premier stipite) et v.30: "quem sacercn10r perunxit fusus agnicorpore" (peu après le deuxième). 2 Forwnat, L.11,6, v.12 et 19 (stipite manat forme la clausule d'En., 111,43). 21 Voir P. Zumthor, "Etude typologique des planct,u contenus dans la Chan.son de Roland", dans La t«lutiq11e littéraire ... , op.cil., p.219-23S et "Les planclus 6piques" (sur Gormont el lsembart, la Chanson et le Moniage GMilla,u,ae,Raoul de Cambrai et Girart de Roussillon), dans Romania, t.84, 1963, p.61-69. Sur les plancl,u latins carolingiens, voir C. Cohen, "Les 6léments constitutifs de quelques planctus des X 0 et Xl 0 siècles", dans Cahiers de Civilisation Médiévale, LI, 1958, p.83-86.
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hexamétrique, de forme plus savante, et les premiers essais d'une épopée romane 22 . Souvent ces poèmes de facture à la fois simple et travaillée apparaissent en effet comme des points de rencontre entre une actualité porteuse de thèmes guerriers, une tradition poétique d'origine hymnique que sa sobriété voulue et ses rythmes entraînants rendent accessible au plus grand nombre, et enfin le souvenir d'une épopée antique dont subsistent quelques traces diffuses mais tenaces.
1 - LES POEMESRYTHMIQUES CAROLINGIENS Pour être beaucoup moins riche que le corpus des hymnes liturgiques et religieux, la poésie rythmique profane de caractère épique n'en est pas moins trop abondante encore pour que nous puissions examiner ici chaque pièce une à une. Prenant donc comme point de dépan l'utile synthèse de Ph. A. Becker 23 , nous nous bornerons à opérer quelques sondages dans les oeuvres les mieux connues et, pour nous, les plus révélatrices. La grande époque nous paraît se situer - comme pour les poèmes en hexamètres - aux IX0 et X0 siècles. Au Xl 0 siècle, certes, les poèmes restent nombreux, mais leurs caractères ont tendance à se modifier : plus savantes, les formes se diversifient. avec notamment le développement des séquences et la multiplication des rimes léonines24 , et la plupan des pièces - essentiellement des planctus composés pour les funérailles d'un grand personnage - prennent un ton plus officiel, comme l'atteste notamment le Chansonnier de Cambridge 25 ; notons toutefois que l'on peut aussi trouver dans ce dernier recueil des pièces plus originales comme le poème de Lantfrid et Cobbon, en strophes de trois septénaires trochaïques, d'où le XIl 0 siècle a pcut-êb"etiré le résumé épique de Raoul le Tourtier, puis la chanson de geste d'Ami et AmiJe26 . Quant à l'époque mérovingienne, elle est très pauvre en témoignages avérés; ne revenons que pour mémoire sur la fameuse Cantilène de sainl Faron qui a fait couler beaucoup d'encre, mais qui est affectée de trop d'ambiguïtés pour être vraiment utilisable : prétendue de la première moitié du VIl 0 siècle, mais transmise par un auteur de la deuxième moitié du IX0 siècle qui l'a peut-être 22 O. Chiri, L'epica...• op.cil., ch.Ill (p.87 ss: •1apoesia rilmica•). 23 Ph.A.Becker, •vom Kurzlicd zum Epos•, dans üiuclvift fiu franzôsisclte Spraclte ,uad Li1eraliu, t.63, 1940, p.299-341 et 385-444; ce copieux article nous fournit un panoramaà peu près complet des poèmes rythmiques d'inspiration épique composés eiure le VI0 et le X1l0 si~le, et parvenus jusqu'à nous. 24 Voir par exemple le VersM.rth Gregorio Papa el Ollone Allgu.slO (996), pœme assez savant (3 x (8pp + ?pp), à rimes léonines) et d'inspiration politique route carolingienne, dOà Léon de Vezceil. 25 Ph.A.Becker, •vom Kurzlied ... •, ar1.cit., p.399-406. 26 Voir D. Boutet.La chanson th gesle .. ., op.cil., p.45 ss.
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composée lui-même, rédigée dans un latin approximatif qui est peut-être mais n'est pas forcément la traduction d'un poème roman sous-jacent, présentée malgré sa lourdeur comme une chanson de danse, elle pose plus de problèmes qu'elle n'en résout27 . Tout au plus peut-elle confirmer l'existence d'une collusion entre hagiographie el épopée, puisqu'elle célèbre l'action guerrière d'un roi avant de chanter les vertus conciliatrices d'un saint, dans une forme certes difficile à interprétermais où certains ont cru reconnaître le rythme de l'hexamètre28• C'est en fait très probablement l'hymne composée par le roi Chilpéricen l'honneurde saint Médard, et ttès bien analysée par D. Norberg, qui nous donne la meilleure idée des productions de celle époque : un mélange mal maîtrisé de septénaires rythmiques, de dimètres iambiques ambrosiens el de fragments d'hexamètres virgiliens probablement transmis par des inscriptions funéraires,qui atteste la séductionexercée par certains rythmes, mais aussi l'installationd'une grande confusionpeut-êtrefavoriséepar les audacieuses innovations - le "mélangedes genres" - des siècles précédents29 . Aux IX0 et X0 siècles, au contraire, la situation est assez claire; les pièces conservées, peu nombreuses (une vingtaine), privilégient dans l'ensembleles imitationsrythmiquesde trois mètres antiques : le septénaire trochaïque (8p + 7pp), le trimètre iambique (5p + 7pp) et le dimètre iambique octosyllabique d'Ambroise (8pp)3°. Un peu paradoxalement quand on pense au succès des hymnes ambrosiennes - cc dernier ~ n'est pas le plus fréquent. Aux IX0 et X0 siècles, on ne peut guère citer qu'un chant en l'honneur du roi Eudes (celui-là même que célèbre Abbon dans ses Bella ParisiacaeUrbis),qui mêle beaucoup d'exemples bibliques à quelques exemples antiques, et le planctus de Foulques, archevêque de Reims31• Il faudrait leur ajouter un poème de date indécise, affecté de la même ambiguïté que la Cantiline de saint Faron: consacré à des 6vènements du VI0 siècle, il a été transmis par une vie de saint du IX0 ; il 27 Sur cette "cantilàle" ~lée par Hildegaire de Meaux dans sa Vita Faronù (869) comme un carmen pllblicumjllXla r,uticitalem ("en langue vulgaire; chanté en choeur pendant que des femmes dansaient en battant des mains, voir notamment P.Zumlhor, I.Anglll!et tecltniqlll!spoitiqlll!s à l'ipoqlll! romane, Paris, Klincksieck, 1963, p.51-53 C-lachanson du roi Lothaire"). 28 J. Chailley, "Etudes musicales ... ", art.cit., p.6-9; notons toutefois que R. Louis en a propos6 de son côté une restitution en langue romane où il pensait pouvoir retrouver 1&111forcer des d6casyllabes 6piques (De l'histoireà la légende : Girart, comle tk Vü:n,w, dœu les chaluo,u de gute, Paris, Nizet, 1946-47,LI,p.298-301). 29 D. Norberg, lA poésie latine rythmiqlle dll halll Moyen-Age, Stockholm. 1954,
p.31-40. 30 Sur ces trois
rœtres et leur imitation rythmique. voir D. Norberg, /n1roductio11 ••., op.cit., p.106-119(p = paroxyion;pp= proparoxyton). 31 Ph.A.Becker, "Vom Kurzlied ... ", art.cit., p.329 (Rhythnuu in Odonem regcm) et p.332-334(PlanctllSFlllconis,archiepiscopiRemensis).
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associe par ailleurs à l'éloge guerrier de Childeben celui de saint Germain. évêque de Paris confirmant ainsi la rencontre des genres épique et hagiographique3i. Ces brefs poèmes étaient très probablement chantés: celui du roi Eudes a été transmis avec sa musique. Ils semblent en outre attester une sorte de relâchementprogressifde la strophe ambroisienne,qui possédait au départ, nous l'avons vu, une remarquable unité : ainsi le poème sur Childeben présenteplusieursallongementsde cette strophe (de 4 à 6 vers), et le Planctus Fulconis se compose de dimètres assez mal organisés rimant très approximativementdeux à deux; de ce relâchement, les premiers poèmes romans (le Saint Léger, la Passion de Clermont) rendent aussi témoignage33 . Les pièces les plus intéressantes pour nous, et d'ailleurs les plus connues, sont toutefois composées dans les deux autres mètres : l'ancien septénaire - le vers guerrier - groupé en tristiques et le trimètre, ancêtre possible du décasyllabe, organisé en strophes de dimensions variées où l'on reconnaitnotammentla strophe prudentiennede cinq vers et une adaptation de la strophe saphique. La relative diversification des mètres accuse ici nettement, en effet, l'influence des hymnes de Prudence, remis à l'honneur par le renouveau culturel de la renaissance carolingienne34• Chaque groupe est représenté par une demidouzaine de poèmes aux sujets variés (chants de victoire, planctus, un poème sur Alexandre, etc): nous allons nous attarder un peu plus longuement sur quatre d'entre eux.
a - u De Pippiniregis victoriaAvarica. L'examendes pi=s 6crites en septmairesatteste le maintien,dans le choix de ce rœtre, d'une relative adaptation de la forme au sujet : chant œlébrant la victoire de Pépin sur les Avares, planctus sur la bataille de Fontenoy, plaidoyer pour la souveraineté d'Aquilée, chanson sur la captivité de Louis II (fils de Lothaire) ou variante du roman d'Alexandre 35, ce sont tous des poèmes rattachés, de près ou de loin, à l'action guerrière. Les plus belliqueux sont probablement les deux premiers, les plus anciens, qui sont aussi les plus connus; est-il possible d'y retrouver, malgré la présence de "rhythmisrudibus atque impolitis"36, 32 Ch. Lenormant, •Restitution d'un pœsne barbarerelatif à des ~vènements du r~gne de Childebert ta•, dansBibliOlhèqwde l'Ecole da CharlU, LI, 1839-40,p.321-335. 33 Sur les strophes du Saint Uger et de la Passion, voir J. Rychner, DM Sailll Gen~ve, Droz. 1985, p.353Alui1 à Françoi.r Villon. Ellida de liUiralwe médU11ale,
371. 34 Cf D. Norberg, "Le d6but de l'hymnologie ... •. art.cil., p.157: •une analyse cl&ail~ des hymnes de ceue ~ue montre son influence croissante pour ce qui est du contenu, de la langue et de la versification•. 35 Sur ces trois demi~ pièces. voir Ph.A.Becker-,"Vom Kurzlied... •, art.cil., p.323 et p.326-329 ainsi que D. Norberg, La pobie latine rytlimiqlU! ...• op.cit., p.71-81.
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quelques traces diffuses de l'épopée antique, combinées à certains souvenirs du genre médiateur, le genre hymnique? L'examen du premier poème, le De Pippini regis victoria Avarica, composé en l'honneur de la victoire remportée en 796 sur les Avares (les Huns) par Pépin, fils de Charlemagne et roi d'Italie, est à vrai dire plutôt décevant. Les thèmes développés ou esquissés 37 sont pourtant en accord avec la politique de célébration impériale que mettent en scène à peu près au même moment les poèmes en hexamètres, et dont plusieurs éléments réapparaîtront dans les chansons de geste. D'abord le rex catholicus 38 jouit d'une protection divine, qui se manifeste directement ou par l'intermédiaire des saints : la soumission des Huns est avant tout l'oeuvre de Dieu, "[qui] victoriam donavit de paganis gentibus", du Christ. qui "Avaresconverti[t)", et de saint Pierre, le chef des Apôtres, envoyé par Dieu •in auxilium Pippini magni regis filium ut viam ejus comitaret et Francorum aciem";
le poème s'ouvre d'ailleurs sur un éloge du Christ. maître du monde, et se ferme sur un rappel de la puissance de Dieu : l'inspiration cléricale, évidente, se situe bien dans la tradition du genre hymnique 39 . Ensuite possible corollaire de cette thématique centrale - l'action guerrière n'apparaît, un peu comme dans le Karolus Magnus. qu'à l'arrière-plan, comme une virtualité dont la réalisation n'est pas vraiment effective : il est bien question de castra, de presidia et d'exercitus fortis, mais la soumission immédiate des ennemis. terrifiés par la seule renommée du roi, rend tout combat inutile. On retrouve ici, semble-t-il, la répugnance idéologique des clercs carolingiens à mettre en scène un souverain vainqueur par d'autres armes que la puissance de Dieu40• Ce souverain qui a donc obtenu la paix et des otages sans même avoir à combattred, n'en est pas moins célébré comme un chef d'armée triomphant: "vivat. vivat rex Pippinus in timore Domini"; l'élan donnéà la phrase par l'antéposition du verbe, la répétition de ce dernier, l'extrême 36 Commentaire de 1'6diteurdu premier chant dans la collection des M.G.H., Poelae lalini MVi carolini, LI, p.116-117. 37 On trouvera ce ~e 6dir6 et traduit (en anglais) dans l'anthologie de P. Godman, Poe1ry... , op.cil., p.187. 38 Stt. 5, v.13; cf sb'. 7, v.21 : •principe catholico•. 39 Sb'. 13, v.39, stt. 1, v.3 et str. 4, v.11-12; G. Chiri (L'epica ... , op.cil., ch.Ill) rapproche l'intervention de saint Pierre de celle de saint Germain, qui chez Abbon vient aider les Parisiens assiég&. 4 Cp notamment les str. S et 8 (préparatifs guerriers de Pépin) avec la str. 10: •audiens Cacanus rex, undique perterritus [... ]/ regem venit adorare et plagare muneie•. On peut penser au livre IV d'Ermold, oà Louis convertit les Danois sans avoir eu besoin de les combattre. 41 Voir les str. 11 et 12 (discours de soumission du Khan).
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simplicité du vocabulaire attestent &uel'auditoire est ici convié à un acte choral de célébration collective 4 • D'ailleurs la strophe précédente proposait déjà ce type de célébration, sous la fonne d'une action de grices rendue à Dieu : •N» fiMle, cri.rtùuudeo agamusgratiam qui regnum regis confumavit super regnum Uniae• (v.37-38).
Le passage à la première personne du pluriel souligne encore mieux le recours à un lyrisme choral : hommage politique et sentiment religieux s'interpénètrent ici étroitement. Ce poème était en effet très probablement chanté : certaines particularités de sa versification ne ~uvent s'expliquer autrement 43. Et son découpage en strophes, très strict44 , offre plusieurs effets de nature lyrique; dans la strophe sept, par exemple, la répétition du même groupe de mots au début des deux premiersvers soulignele début du ttistique: •,egM w,tra consumata.ultra non regnabitis regM vara diu longe cristianistradita•;
même chose dans la strophe douze où une autre locution, proiesnos1ras, répétée au même endroit, juste avant la césure, au premier et au troisième vers, assure encore mieux l'unité strophique : "Toile tecum proie, N»tras, parenttibi oblequia, de primatibulnecparca.r, tergaverteacie, colla nostta, proie, no1tras dicioni tradimus•45•
Enfin l'effet le plus remarquable est celui qui fait revenir en écho, de la strophe huit à la strophe onze, exactement au même endroit, le même hémistiche, affecté seulementd'une légère variante :
------42 Str. 14.
•monte,, ,ilwu atque colles [... ) 1ilvas, monta atque cones•46.
43 Comme l'addition d'une syllabe supplémentaire au début de plusieun hmiistiches, correspondant à une mesure d'attaque; voir D. Norberg, /nJroduction ... , op.cil., p.143-
144. 44 Une ponctuation forte apparaît à la fin de chaque strophe; on n'observe aucun effet d'enjambemenLDe m&ne, on remarque unecoütcidenceà peuprmconstantedu verset de la syntaxe. 45 V.34-36; une rime int6rieure souligne en outre la c6sure du deuxibne vers, et le dernier vers offre une r6p6tition supplémentaire (no,tral no,tras) qui scinde le premier hMlistiche en deux parties égales. 46 V. 24 et v.33; la première strophe est l'énoncé d'une menace (celle que fait peaer sur les Huns la puissance de l'arm6c royale), la deuxième une dâ:laratioo d'allégeance engendr6epar cette menace: les monte,, 1ilva, atque colle, menac6s 10nt offerts en hommage à P6pin.
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Nous trouvons donc ici l'esquisse de certains procédés qui. mettant en oeuvre toutes les modalités de la répétition. relèvent pour l'essentiel de l'ornatus facilis. procédés que les chansons de geste déploieront assurément sur une bien plus grande échelle, mais qui manifestent déjà l'existence d'un genre hybride. à la thématique épico-religieuse. situé à michemin entre la narration et le lyrisme choral. Il faut bien reconnaître. toutefois. que les traces de l'épopée antique y sont presque inexistantes; la présence virgilienne (mais peut-on encore parler de présence?) ne s'y manifeste guère que par l'apparition très épisodique d'un vocabulaire poétique 47 qui semble témoigner sporadiquement. au sein d'une langue surtout remarquable par sa très grande simplicité, d'une volonté de ne pas rompre totalement avec les modèles antiques. Le Planctussur la balaülede Fonlenoyva constituer un trait d'union plus sûr.
b -Le Planctussur la bataillede Fonlenoy. Le fameux Versusde bella q~fuil acta Funtaneto.composé en 841 par un certain Angilbert 48 pour raconter et déplorer la bataille fratricide qui. à Fontenoy-en-Puisaye. opposa dans une rencontre très meurtrière les trois fils de Louis le Pieux renfcrme wur nous, malgré la rusticité de son titre. des éléments plus intéressants 9 • Un pluriel (versus) pris pour un singulier, un neutre (bella) pris pour un féminin, un passé composé (fuit acta) de forme assurément peu classique: les divers éléments du titre laissent mal augurer de la suite. Ils sont pourtant. dans une certaine mesure. trompeurs; car l'auteur de ce versus abécédaire en septénaires rythmiques n'est pas dépourvu d'une certaine culture. Il se présente lui-même comme un combattant de l'armée de Lothaire. témoin oculaire de la lutte fratricide : •hoc auternscelus~m. Angelbertu ego vidi.. SO;
quod descripsi ritrniœ
on pense bien sûr à l'importance de ce type de témoignage dans le 47 On trouve par exemple les substantifs s1,1boles(sobMles)et proie,, 6quivalenta poétiques et virgiliens de filiu ou de puer (v.1 et 34/ 36).
48 Qu'il ne faut pas confondre avec le poète de la cour de Charlemagne auquel on atlribuait jadis le Karolu Magnu. 49 Sur ce poème, voir E. Faral, •1.e poème d'Angelbert sur la bataille de Fontenoy•, dans Milanges JJ. Salverda de Grave, La Haye, 1933, p.86-98, D. Norberg. ManMel praliq1,1e ... op.cit., p.165-172 et C. Fabre, •Deux planctu rythmiques en latin vulgaire du IX0 siècle•, dans Mélanges R. Lo1,1u ... , op.cil., t.l, p.177-228. On trouvera le teJtte du poème (et sa traduction) chez P. Bourgain, Pohie lyrique latine dM Moyen-Age, Paris,10/ 18, 1989, p.152-157. 50 Transmis par trois manuscrits, le Versu d'Angilbert pr&ente des leçons vari6es; nous suivons ici le texte ~tabli par D. Norberg et suivi par P. Bourgain; sm les variantes des manuscrits, voir C. Fabre, "Deux planetu ... ", art.cil., p.193-202.
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Perislepltanon de Prudence, comme dans certaines chansons de gesae; ainsi dans Raoul~ Cambraiavec la mention du fameux Benolai, qui "dela bataillevit rot le greignor fais; chançonen flst. n'omis milor jamais"(v.2447-2448);
que le personnage soit réel ou fictif, le fait que l'auteur du Raoul ait éprouvé le besoin de recourir à ce type de témoignage n'en est pas moins significatif : l'historia l'emporte sur la fabula. Le poème prend d'ailleurs par moments des allures de plaidoyer politique en faveur de Lothaire, le vaincu de la rencontre : abandonné par ses généraux, il aurait été trahi comme Jésus vendu par Judas, ou comme l'agneau dévoré par le loup, malgré son indéniable vaillance personnelle 51. Pour l'essentiel, toutefois, le Versus d'Angilben est une relation des péripéties du combat, rapponées dans un style hyperbolique et poétique qui lui donne, malgré la prédominance d'une tonalité pathétique qui l'apparente à un planctus, une allure incontestablement épique: "le combat même forme le fond du récit. Ce n'est pas un chant de victoire, mais un tableau lugubre de la lutte fratricide" 52 . En dépit d'un certain nombre d'incorrections syntaxiques qui attestent l'influence de la langue vulgaire 53 , le poète s'efforce d'ailleurs de reproduire, du moins dans une certaine mesure, les procédés stylistiques de l'épopée antique : c'est ainsi que le spectacle du champ de bataille à l'issue du combat donne lieu à une très belle comparaison, où les morts revêtus de leurs habits de lin sont assimilés à de blancs oiseaux posés sur les prés : "albucun1campi vestimenti, mortuorum lineir velutsoientin autumnoalbe,cere avibus"54.
La fabula paîenne est alors discrèaement réintroduite, à travers la mention de quelques divinités dont le statut n'est pas seulement métonymique : le jour du combat, un samedi, "n'est pas le jour du sabbat, mais le chaudron de Saturne", "démon impie" que réjouit la lutte entre les trois frères, la gueule de Cerbère, toute grande ouverte pour engloutir les morts, se réjouit elle aussi, et l'ombre de Mars plane sur un champ de bataille où le sang coule à flots. La mythologie païenne contribue ici à donner un corps, une présence sensible, aux forces mauvaises qui hantent les combats 55. Enfin Sl Str. 4 et S (v.10-15). 52 R. Beuola, Le, origine, ... , op.cil., p.180. 53 On note par ex. un d~veloppcrnent des prépositions (D. Norberg, Manuel ... ,
op.cil., p.171-172). 54 Str.10, v.29-30; on note la ~lion du verbe principal, la rime 16onine du premier vers et rallir.&aliondu dernier hémistiche. 55 Str. 1 et 3 : "sabbati non illud fuit, sed Saturni doliwnJ De fratema rupta pace pdclet demon irnpius [... ]./ Fracta est lex christianorum. sanguinis hic profluit/ unda
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on voit apparaître çà et là, plus nettement, semble-t-il, que dans le poème précédent, des réminiscences du vocabulaire virgilien : le verbe albescere, répété deux fois, domine la comparaison épique de la strophe 1oS6, la nuit affreuse qui suit la bataille, pleine des râles des mourants, est qualifiée de nox dira"S1 et des flots de sang, unda manans, inondent le lieu du combat 58• Angilbert met d'ailleurs en oeuvre des procédés stylisùques qui attestent déjà une certaine maîtrise formelle, et qui visent moins à l'encadrement de la strophe qu'à l'établissement d'une tonalité pathétique : il manie par exemple assez habilement les anaphores ("orrenl carnpi, orrenl silve, orrenl ipsi paludes"), les enjambements ("sanguinis hic profluit/ unda manans") et les homéotéleutes ("o lue, um atque lamen,um !") 59 . Bref, l'examen attentif d'un poème dont le titre n'était pourtant guère prometteur semble donc dénoter une certaine connaissance des modèles et des procédés de l'épopée antique. On peut même se demander si l'adjecùf du v. 3, "defraterna rupta pace", n'est pas un rappel indirect du tout premier hémistiche de la Thébaïde de Stace : "fra1ernas acies"; la parenté thématique du Versus d'Angilbert avec la Thébaïde est en effet assez évidente : dans les deux cas, les horreurs d'une lutte entre frères font triompher les divinités infernales. Il serait pourtant risqué de conclure que l'auteur s'inspire directement de ces modèles. D. Norberg et C. Fabre, après E. Faral, ont très bien montré tout ce que le Vers us sur Fontenoy devait à la tradition hyrnnique 60 , tant sur le plan de la structure globale - le choix d'un mètre considéré comme guerrier - qu'au niveau d'emprunts plus ponctuels. Selon toute vraisemblance, Angilbert connaissait les grands hymnes de Prudence et de Fortunat; une notation désabusée de la strophe 11, "laude pugna non est digna, nec canatur me/ode" (v .31 : "cette bataille n'est pas digne d'être célébrée dans un chant mélodieux"), a dû être inspirée par le Cathemerinon de Prudence, qui dans l'hymne IX annonce son intention de chanter les gesla Christi insignia dans "un poème doux et mélodieux", dulce carmen el melodum 61 . La reprise allusive de l'auteur du Versus vise sans doute à établir une distance implicité entre l'hymne prudentien, dont le pieux dessein justifie le recours à une métrique raffinée, de type manans, inferorum gaudetgula Cer~ri-. 56 Cf par ex. En., IV, 586: "ut primam albescere lucem/. vidit" (Didon assistant au dépan d'F.née). 57 Str. 13, v.37: "nox que dira nimium"; l'adjectif, de couleur poétique, est appliqu6 par Virgile aux portes de la guerre : "dirae [ ... ]/Belli portae" (En., 1,293-294). 58 Str. 3, v.9; mis en valeur par un rejet, ces deux mots virgiliens contribuent à donner
au texte une ronalili poétique. 59 Str. 6, v.18, str. 3, v.8-9 et str. 14, v.40. 6
°C. Fabre, "Deux planct,u ... ", art.cit., p.187-192
op.cil., p.168-170. 61 Catit., IX, 1-2.
et D. Norberg, Manul ... ,
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quantitatif, et son propre poème, dont la forme rythmique, plus fruste, est en accord avec l'horreur d'un combat fratricide où "la loi des chrétiens fut brisée" 62 . De même, une phrase comme "sanguinis hic projluil/ unda manans",dont nous avons déjà souligné la tonalité virgilienne et poétique, semble être née d'une contamination de deux formules voisines trouvées dans les deux hymnes composées par Fortunat en l'honneur de la sainte Croix : "sanguis, u.ndaprojluit" et "manavit u.ndaet sanguine"63 . On peut donc supposer que c'est surtout par l'intermédiaire de cette tradition hymnique, qui lui a déjà fourni son schéma prosodique, qu'Angilbert a été mis en contact avec le vocabulaire et les procédés de l'épopée antique. L'exemple d'un terme comme jubar 64 est particulièrement significatif: mot rare et poétique dans la tradition classique, il est détourné de son sens premier par Virgile pour désigner la clarté du soleil65 ; Ovide imite Virgile dans les Métamorphoses,suivi par Juvencus au début d'un des livres de son poème épique sur le Christ, puis par Ambroise dans un de ses hymnes 66 ; et le mot réapparaît enfin dans notre Versus pour désigner comme chez Virgile, mais à travers un certain nombre de médiateurs chrétiens, "l'éclat du soleil". De même lorsqu'Angilbert lance une malédiction sur le champ de bataille, souhaitant"que ni la rosée, ni l'averse ni la pluie ne tombent jamais sur les prés où les guerriers les plus exercés au combat ont péri", l'idée est biblique67, le vocabulaire virgilien68 , mais l'ensemble a été repris, presque textuellement, d'un célèbre planctus hymnique de Paulin d'Aquilée d'inspiration virgilienne - sur lequel nous allons d'ailleurs revenir dans un instant : "vos super umquam imber, ros necpluviadescendant"69. La culture poétique dont témoigne donc, en dépit de sa rusticité apparente, le Versussur Fontenoy a conduit certains critiques à voir dans son auteur un clerc : telle était par exemple l'opinion d'E. Faral. Mais à en croire les avis les mieux autorisés, on peul faire l'économie d'une pareille hypothèse : "avec le développementremarquablepris par l'instructionsous Charlemagne, rien n'empêchait un écuyer quelconque d'acquérir à l'école 62 Str. 3, v.8 : "fracla est !ex christianorum". 63 Fortunat. Carmina, éd. des M.G.H., L.11,2, v.20 el 6, v.12. 64 Stt. 12, v.36: "jubar so/is nec illustrat aurore crepusculum". 65 En., IV, 130. 66 Ovide, Mit., VII, 663, Juvencus, Evang., 111,1 et Ambroise, Hymnes, 2, 7; voir J. Fontaine, "L'apport... •• art.cil., p.345, n.3. 67 C'est la malédiction lancée par David sur les monts Gelboé, oà ont péri Saül et Jonathan dans un combat contre les Philistins (Sam..e/, 11,1, 21). 68 Ros, imber et pluvia (cf par ex. En., VI, 230, Ill, 194 el Georg., 1, 92). 69 Versus Paulini de Herico duce, stt.8, v.3; texte du poème d'Angilbert (srr.7, v.19): "gramenillud ros el ymber nec humectetpluvia".
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du palais ou dans quelque couvent les connaissances nécessaires à la composition d'un chant latin de ce genre"70 • L'exemple du poème d'Angilbert nous fournirait donc l'exemple intéressant d'un cas-limite où s'estompe la frontièreentre les clercs litterali, spécialistesde l'écriture, et les laïcs illilterali, voués à l'expressiond'une autre sorte de culture, plus exclusivement orale. Point n'est besoin toutefois d'imaginer non plus, à l'arrière-plan,un poème ou un chant en langue romane dont le Versus ne serait que la transcriptionlatine : c'est là une "hypothèsegratuite"71 dont on peul aussi faire l'économie. Le poème d'Angilbert était assurément destiné à être chanté : l'un des manuscrits qui nous l'ont conservé porte une notation neumatique;la structure strophique,très ferme, se prête bien d'ailleurs à une mise en musique,puisque comme dans le poème célébrant les victoires de Pépin sur les Avares, chaque strophe forme un tout72 • Le caractèrede chant choral nous sembletoutefoismoins marqué que dans cc dernier poème; la fin du texte invite cenes à une prière collective; mais le poète prend plusieurs fois laJlarole en son nom propre, dans l'expression d'un lyrisme plus individuel . Qu'il s'agisse ou non d'un chant collectif, la diffusion orale du Versus ne fait en tout cas pas de doute - les strophes abécédaires représentant d'ailleurs probablement un procédé destiné l favoriser la mémorisation;et cette diffusion semble avoir été étendue : C. Fabre fait remarquer à juste titre que le succès de la pièce nous est garanti par sa transmission à travers trois manuscrits, ce qui est loin d'être négligeable74 . Les modalitésde transcriptiondu poème attestent toutefois la considérationlimitéeque pouvaientavoir les copistespour les oeuvresde ce type, en dépit d'une indéniablebeauté poétiqueà laquellenous pouvons encore être sensibles aujourd'hui. D'abord, deux manuscrits sur trois livrent un texte incomplet; ensuite, dans l'un de ces deux cas, le vers où Angilbertse vante d'avoir été le seul à survivreen premièreligne, "solusde multis remansi prima frontis acie", a été remanié dans un sens délibérémentparodiquepar substitutionde fontes àfrontis, suggérant que le poète avait surtout tendance,par inclinationnaturelle,à se tenir loin des fontaines !75 Bref nous avons là, semble-t-il, un texte émanant d'un 70 R. Bezzola, Les origines... , op.cil., p. 180; cf P. Bourgain,Poésie lyriqu ... , op.cil., p.117. 71 Ibid., p. 179. 72 C'est le manuscrit L (copi6 au X0 si~le) qui fournit une notationneumatiquede la premiàe strophe (voir C. Fabre. •0euxplanc11u ... •, art.cil., p.199). 73 Cp le vers final C-pro illorum animabus deprecemllr Dominumj à la strophe 8 (ducripsi, vidi, remtU1.11) ou au premier vers de la dernière strophe (tkM:ribo); l'auteur joue au moins le rôle de choryphœ. 74 C. Fabre, •Deux plantllls ••. ", art.cil., p.193-200. Rappelons par exemple que le poàne d'Ermold ln honorun Hlllllowici, de forme assur6mentplus classique et d'allure plus officielle, n'a 61.6conserv6que dans deux manuscrits,dont un seul vraiment ancien {X° mie; l'autte est du XV0 s~le).
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milieu plus "cléricalisé" que vraiment clérical, de nature hybride, épicolyrique, et dépositaire d'une culture où des souvenirs très diffus de l'épopée antique, mêlés à des réminiscences bibliques, passent surtout par la "médiationculturelle"de la traditionhymniquechrétienne: voilà qui peut venir étayer nos remarques précédentes sur le rôle joué par Ambroise, et sunout par Prudence,dans la mutation de l'épopée latine. Reste que le mètre choisi, le septénairerythmique, n'a fourni, malgré son rattachement traditionnel à des sujets guerriers, aucun des vers utilisés ensuite par les chansons de geste; d'après M. Burger, il aurait abouti à un vers purement lYiique,le "vers de 13". qu'on rencontre au XIl0 siècle dans des pastourelles76• On peut noter toutefois que le même érudit établit un nppon assez étroit entre ce "vers de 13" et le "vers de 11", aboutissement roman, selon lui, de l'hexamètre : "[leurs] structures sont parallèles" et les deux vers "présent[ent]bien des similitudes"77. Nous avons en effet, dans les deux cas, non seulement un vers long, mais encore et sunout un vers impair, de rythme descendant; or, d'après les analyses de M. Burger, la sauvegarde de ce rythme a été, dans le passage de la prosodie latine à la prosodie romane, l'une des exigences fondamentales : deux vers impairs devaient donc être sentis comme plus ou moins apparentés78. Les vers de 11 et de 13 sont d'ailleurs associés à l'intérieur de cenaines strophes. notamment dans celles ~i. en poésie lyrique, se sont inspirées de la sttophe de Guillaume IX 9. On peul alors se demander si le septénaire rythmique. en venu de cette parenté diffuse avec la forme accentuelle de l'hexamètre, n'a pas été considéré, dans une certaine mesure, comme un substitut plus populaire de ce dernier, le cantonnement final de ces deux mètres dans le domaine lyrique pourrait alors s'expliquer par la nature même de leur rythme dominant,des vers de rythme descendantétant perçus comme moins optimistes et moins dynamiques que les vers de rythme ascendant - octosyllabes ou décasyllabes - issus des dimètres et des trimètres iambiques. Nous avons conscience, toutefois, de risquer là une hypothèse aventurée; car dans ce domaine très délicat. les spécialisteseuxmêmes sont loin d'être d'accord. Les mêmes difficultés nous attendent d'ailleurs avec les poèmes en trimètres iambiques. M. Burger voit dans ce mètre l'ancêtre du décasyllabe épique; mais son hypothèse n'a pas fait l'unanimité, et il reconnaît luimême que cette question très discutée a suscité de nombreuses opinions 75 SlD'les lacunes et les "canulars"des trois manuscritsconservés, voir C. Fabre. ibid. 76 M. BlD'ger,Recherches ... , op.cil., p.61-63 et p.138-146. 77 Ibid., p.61 et 63; voir aussi les p.147-159 rde l'hexamètre dactylique au vers de 11"). 78 Ibid., p.170. 19 Ibid., p.65-69;dansla strophe de Guillaume IX proprement dite, le vers de 11 est auoc:ii l un vers de 15 - lui aussi impair et de rythme descendanL
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divergentes. En effet on a proposé aussi. nous l'avons vu. le trimètre dactylique hypercatalectique (le mètre de l'hymne m du Peristephanon, consacré à sainte Eulalie) et D. Norberg - dans une hypothèse reprise et précisée ensuite par D'A. S. Avalle - pensait plutôt à un vers rythmique de dix syllabes qui servait de refrain à des compositions latines en septénaires trochaïques : c'est cette hypothèse, défendue avec brio, qui semble aujourd'hui s'imposer 80 . M. Burger invoque cependant. à l'appui de sa thèse. un argument qui n'est pas négligeable : l'habitude antique, puis médiévale, de regrouper les trimètres iambiques en strophes de cinq vers; si l'on remplace le trimètre par un décasyllabe, nous avons là les strophes du Sainl Alexis;or il existe depuis les deux recueils de Prudence une tradition très riche de vies de saints conçues sur ce modèle81. Et conformément à ce que nous avons déjà pu observer pour le dimètre iambique et le septénaire trochaïque, ce type de prosodie s'est très vite étendu à un domaine plus profane : le fameux planctu.sde Paulin d'Aquilée sur le duc Eric de Frioul. le vainqueur des Avares (799), est composé en strophes de cinq trimètres rythmiques (5p + 7pp) et le non moins célèbre Planctu.sKaroli Magni (814), peut-être dû à un moine de Bobbio, présente des strophes de quatre trimètres complétées par un refrain (heu mihi misero). On peut encore rattacher à cette catégorie plusieurs poèmes composés en strophes "pseudosaphiques". où les trois hendécasyllabes primitifs ont été remplacés par ttois trimètres rythmiques, un "petit vers" bref de cinq syllabes (l'adonique) venant clore le tout 82 : le Versus de destructione Aquilegiae de Paulin d'Aquilée, un planctu.sdu milieu du IX 0 siècle sur l'abbé Hugues. bâtard de Charlemagne, et un chant de victoire de la même époque, au titre expressif (De strage Normannorum)sont bâtis sur ce schéma. Enfin un poème guerrier de la fin du IX 0 siècle, connu sous le nom de "Chant des veilleurs de Modène" et composé lui aussi en trimètres rythmiques, se distingue par l'emploi de strophes irrégulières et la présence d'une assonance en -a 83 : c'est sur ce texte, particulièrement intéressant pour nous, que nous allons en dernier lieu nous attarder, après avoir d'abord jeté 80 Voir D'A.S. Avalle, Preisioria dell'enaecasillabo •.. , op.cil., p.37-43; voir aussi D. Norbag, Introduction ... , op.cil., p.152-153 et U. Môlk. "Vers latin et vers roman", dans GrU11drissder romanischen literaluren des Millelalters, t.I, Heidelberg, 1972, p.476-478. 81 M. Burger, Recherches ... , op.cil., p.118-119. Cf U. Môlk, "Vers latin ... ", art.cil., p.481, qui voit lui aussi dans la strophe prudentienne le modèle de la strophe du Saint AleJCis. 82 Voir Ph.A.Becker, "Vom Kurzlied ... ", art.cil., p.314, n.30 et M. Burger. Recherches ... , op.cil., p.115-116; faut-il rappeler ici que les laisses de plusieun chansons de geste se terminent par un "petit vers" nettement plus court que le vers principal 7 83 Voir la pr&entation de ces chants dans Ph.A.Becker, "Vom Kunlied ... ", art.cil., p.311-319, p.325 et p.330-332.
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un coup d'oeil sur le planctus de Paulin d'Aquilée. c - Le Planctus de Paulin d'Aquilée sur k duc Eric de Frioul.
Oeuvre d'un humaniste lettré rattaché à la cour de Charlemagne, le Versus Paulini de Herico duce 84 ne se situe pas exactement sur le même plan que les deux poèmes que nous venons d'étudier, et n'a probablement pas connu une diffusion du même type: "[il n'a] été transmis que par l'écriture; l'état dans lequel le texte nous en est parvenu montre qu'il n'a pas été diffusé oralement parmi des publics populaires, lesquels n'y auraient du reste rien compris" 85. F. J. Raby le met d'ailleurs nettement à part, regroupant dans son History of secular latin poetry le poème sur Pépin, le Planctus sur Charlemagne et le Versus sur Fontenoy, oeuvres d'"humbles versificateurs qui vivaient dans les monastères francs", et "assez proches des chants vernaculaires", mais réservant pour son autre ouvrage, l'History of christian latin poetry, le "fine rylhmical dirge" composé par Paulin~ 6 • Dans celle oeuvre d'humaniste, la présence de souvenirs virgiliens va de soi. Le Versus sur Eric de Frioul peut cependant présenter l'intérêt, en sa qualité même de poème rythmique (et non quantitatif) rédigé par un écrivain versé dans la connaissance des auteurs antiques, d'offrir un témoignage intermédiaire entre la poétique latine de tradition savante et une autre poétique de niveau plus modeste, celle des demi-lettrés comme Angilbert, probablement plus proche des premiers essais en langue romane : nous venons de voir que l'auteur du Versus sur Fontenoy avait emprunté au poème de Paulin les éléments d'une transcription virgilienne de la malédiction lancée par David sur les monts Gelboé. D'autre part ce planctus nous offre un belexemple de la mise en oeuvre d'un thème ou d'un genre qui n'était pas inconnu à l'épopée antique, mais qui semble avoir joué un rôle particulièrement important chez les peuples de civilisation germanique : la complainte funèbre prononcée à l'occasion de la mort d'un chef par l'un de ses parents ou de ses compagnons; on sait que ce rituel à la fois poétique et social a fortement influencé la thématique des chansons de geste. Le poème d'Angilbert, déploration composée sur les morts de Fontenoy f.rr l'un de leurs compagnons, survivant du combat, s'y apparente aussi ; mais comme il s'agit d'un plane tus collectif, les caractéristiques du genre s'y dégagent peut-être moins bien que dans une plainte plus individualisée. Dans quelle 84 Ed. dansles M.G.H., Poelae /mini aevi carolini, LI, p.131-133. 85 C. Fabre, "Deuxp/anclw ... ", art.cil., p.181. 86 FJ.Raby, A hislory of secidar lalin poelry in IM Middle Agu, Oxford, Clarendon Press, 1934, tll, p.209-214 et A hislory of christian lalin poelry, Oxford, Clarendon Press, 1927, p.168-169. 87 CfC. Fabre, "Deuxp/anctw ... •, art.cil., p.179.
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mesure est-il licite de chercher à rapprocher ces plancluslaùnsde ceux qui apparaissent dans les chansons de geste? P. Zumthor note que les deux catégories "présentent peu de traits communs frappants" 88; et il est certain que dans le détail, la mise en oeuvre stylistique du poèmede Paulin est bien différente - en dépit d'une parenté JX>ssibledu trimètre rythmique avec le décasyllabe roman - de celle des planclus contenus dans la Chanson de Roland : nous retrouvons l'éternel problème ix>sépar la confrontation de deux langues et sunout de deux poétiques différentes. Toutefois, au niveau plus thématique de la reprise des motifs, les ressemblances sont assez nombreuses JX>urnous convaincre que nous n'avons pas affaire à deux structures foncièrement étrangères l'une à l'autre. Le planclus de Paulin s'ouvre d'emblée sur une réminiscence virgilienne destinée, semble-t-il, à établir nettement le statut épique du poème: "mecum Timavi saxo novem flumina fletepernovemfonJuredundantia"89;
la mention des neuf bouches du Timave renvoie à un passage très connu de l'Enéide, celui qui, évoquant les pérégrinations du troyen Anténor, tend à fixer comme un stéréotype de paysage d'éJX>pée;nous avons vu comment Prudence, au début d'un hymne du Peristephanon, utilisait des éléments tirés du même passage dans un but analogue; les relevés faits par P. Courcelle garantissent d'ailleurs la célébrité de l'épisode 90 . Ensuite intervient l'un des motifs les plus répandus dans les planclus des chansons : l'apostrophe 91; mais par un raffinement d'humaniste érudit. cette apostrophe, au lieu d'être adressée directement au défunt, prend à témoin des fleuves et des cités dont les noms se succèdent dans une énumération savante, avant de s'adresser à la ville de Strasbourg, patrie du disparu. On repère du reste, là encore, des procédés de technique allusive, témoignage cette fois d'une influence hymnique : de même qu'Eulalic, chez Prudence, était dite dès le premier vers "germine nobilis", le duc mon est dit ici "nobile/ germine natum" 92 . Le planctus se poursuit avec l'éloge du défunt, "la partie la plus imponante" de ce type de poème et un motif 88 P. Zumthor, "Les planctus ... •• art.cil., p.63, n.1 (en se référant l l'étude de C.Cohen également citée Sllpra). 89 Str.1, v.1-2; cf En., 1, 244-245: "et fontem superare Timavi/ unde per ora novem... •; cf aussi Buc., VIII, 6: "saxo Timavi•. 90 Prudence, Per., VII, 7 c•myncos sinus•); cf P. Courcelle, Lectews ... , op.cil .. LI, p.71-72. 91 P. Zumthor, "Etude typologique ... ", art.cil., p.221 et 224 et •Les planct,u ..... , art.cil., p.64-65 ("Amis Rollant", "sire cumpaign", etc). 92 S1r. 3, v.12-15: •urbs dives Argentea, [ ... ]Geu de mots sur Argentoratus)/ civem famosum perdidisti nobilel germine natum claroque de sanguine"; cf Per., III, 1: "germinenobili.rEulalia".
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1'6:urrent des chansons~:,. La sagesse et les vertus du chef guerrier sont œlébrées, avec un accent tout particulier mis sur la largesse, puisqu'il est dit •[... ] !argusin donariis (... ] potens in annis.subtilis ingenio"94 ;
on peut songer ici à Raoul de Cambrai: "E, Danien sire, con faisiés a loer, axtois et ,aigu et large por doMer"95.
Ses victoires sont ensuite rappelées sur trois strophes, dans des vers parfois assez facilement compréhensibles ("barbaras gentes domuit scvissimas"), à travers l'énumération des pays domptés par lui : "Barbaras gentesdomuit sevissimas cingit quasDrauva,recluditDanubius
[... ] Dalmaûarum quibus obstat tenninus-96;
de même Charlemagne, à Roncevaux, énumère les peuples qu'avait conquis et que tenait en respect son neveu : "Morzest mis nia. Id tant me fiat cunquere. F.ncuntremei reveleruntli Seisne e Hungree Bugree lallteaent averse Romain,Puillaine tuit cil de Pa1eme•97.
Enfin, outre l'éloge et l'apostrophe, deux motifs sur lesquels se clôt le
pœmede Paulin peuvent encore renvoyer à ceux des chansons de geste. Si la "douleur intérieure" se manifeste de manière très discrète, par une brève interjection (heu me)98, les "signes extérieurs de la douleur" sont plus largement d6veloppés tout au long d'une strophe : •matres, mariti, pueri.juvencule [... ] sacerdotumindi,a ca1erva. pugni1sauciatapectora crinibusvulsis ululabanl pariter".
La forme est certes travaillée (rejets), et le vocabulaire très virgilien : pugnis pectora, reprise d'une clausule, renvoie par exemple à l'épisode de 93 C. Cohen, "Les 61émentsconstitutifs... •. art.cil., p.84 et P. Zumthor, "Etude•.. •. art.eu.,p.224 et "Les planc1111 ••.•• art.ci,., p.65-66. 94 Str. 5, v.21 et 25. 95 RaoMlditCambrai, v .6230-623l. 96 Str. 6 et 7. 97 Cha111011 ditRoland,L. CCIX. 98 Cf C. Cohen, "Les 6léments constitutifs... ", art.cit., p.85 ("l'auteur est l'interprète du deuil nationalplu~ que l'ami;.
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la mon de Didon99 . Les manifestations du deuil - poitrines frappées, cheveux arrachés - se rattachent d'ailleurs nettement à la gestuelle antique; les chansons usent en général d'une autre symbolique pathétique (pleurs, évanouissements) 100 . Mais nous avons bien là, avec l'extension des signes extérieurs de la douleur à tout un peuple, ce que P. Zumthor appelle une "amplification par généralisation", lorsque dans le Roland "encuntre tere se pasment XX millers" 101• Enfin les deux dernières strophes développent le motif de la prière, destinée à assurer au défunt le repos dans l'au-delà :
•uenco tuo servulo mellifluo conœde, qUatSO, poradisigaudia et nunc et ultraperinmensasecula•;
ici non seulement le motif, mais les termes employés, sont assez voisins de ceux qu'on rencontre dans les chansons: "tutes vos anmes otreit il parefs", "Diex la resoive ("l'arme") en son saintparadis" 102. Sur les dix motifs répertoriés par P. Zumthor, nous en trouvons donc quatre - et non des moindres - dans le planctus de Paulin d'Aquilée : ce n'est pas mal. On peut aussi noter, dans le poème médio-latin comme dans les planctus des chansons, la présence de deux éléments : l'un plus narratif (éloge, manifestations de douleur), l'autre plus lyrique (apostrophe, prière) 103. Les exigences d'une mise en oeuvre humaniste, attachée à l'imitation forme Ile des modèles antiques, tendent toutefois incontestablement à remanier un schéma de base que l'on pressent rituel. Paulin joue pounant, dans une certaine mesure, le jeu de la forme rythmique, moins savante, qu'il a choisie: les strophes sont nettement délimitées, les assonances ne sont pas rares, et l'on peut observer une certaine coïncidence du mètre et de la syntaxe 104 • Mais plusieurs endroits apparaissent surtout comme des digressions ou des variations sur Virgile; tel est le cas, par exemple, du passage où le poète adapte la malédiction biblique lancée par David sur les monts Gelboé. L'éditeur des Monumenta 99 Str. 12; cf En., IV, 673: •unguibus ora soror foedans et peclora P"gnis/ per medios ruit" (d&espoir d'Anna). lOO Voir P. Zumthor, •Etude ... •, art.cil., p.228-229 et "Les planct"s ... •, art.cil., p.66-67; cf toutefois le Moniage G"illa"'1M, v.82-83 : •granz fu li dieus el palais demenésllor pllW delordent,lors ceviawc ont tirés". lOl P. Zumthor, ·Etude ... ", art.cil., p.224 (v .2416 du Roland). lOl Sir. 14, v.69-70; cf Roland, v.1855 et Rao"' de Cambrai, v.8447 (P. Zumthor, "Etude ... •, art .cil., p.229 et "Les planc1iu ... ", art .cil., p.65). On note la présence de
l'assonancefinale. lOl Cf P. Zumthor, "Etude ... ", art.cil., p.220. 104 Les assonances en -a ou -ia dominent (sir. 1, 8, 11, 12 et 14); mais on en 1r0uve aussi en -o/ -io (sir. 5, 10, 14), en -ae (str. 7), en -os (str. 8); elles interviennent assez 1011vent à la fm des strophes. Notons toutefois que les rejets sont beaucoup plus nombreux que chez Angilbert.
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Germaniae Historica signale l'emprunt aux BucoliqUl!sde l'alliance de mots "irsutus[...} castaMas";on pourrait en dire autant de l'association d'ulmus et de vitem, qui semble vouloir évoquer le début des a,orgiques 105 : l'ensemble du vocabulaire renvoie en fait aux deux premiers poèmes de Virgile. La brève relation du combat où le défunt a trouvé la mort, qui clôt la malédiction et contribue à la tonalité épique du poème, est d'ailleurs riche elle aussi en vocabulaire virgilien, tiré cette fois de l'Enlide 106 : l'alternance du lyrique et du narratif paraît vouloir ici prendre la forme d'une opposition sémantique à base virgilienne. Bien que nous ayons donc, comme dans les poèmes épiques en hexamètres, rencontre plutôt que fusion entre des traditions d'origine différente, le planctus de Paulin semble cependant nous inviter à ne pas établir de distinctions trop tranchées entre "poésie populaire" et "poésie savante", entre tradition latine et tradition romane. C'est ce que va nous confirmer l'examen d'un dernier poème, le "Chant des veilleurs de Modène". d.- Le Cham des veilleursde Modène. Récemment édité et traduit par P. Bourgain 107, ce chant doit avoir été composé dans et pour la ville qui lui a donné son nom une quarantaine d'années après le Versus d'Angilbert sur les morts de Fontenoy, c'est-àdire vers la fin du IX 0 siècle, au début des années 880. Sa forme attire d'emblée l'attention; d'abord parce que les trimètres rythmiques (5p + 7pp) dont il est composé semblent s'organiser en trois couplets de longueur inégale (de 16, 8 et 6 vers), le début de chaque couplet étant marqué par une apostrophe à un personnage différent - le guetteur, le Christ et la "fervente jeunesse" qui garde la cité - dans un procédé qui fait vaguement songer à celui des vers d'intonation des laisses épiques; ensuite parce que l'ensemble du poème est assonancé en -a; enfin parce que, dans ce cadre formel qui semble déjà annoncer certaines techniques de l'épopée romane, des allusions à l'épopée antique, et même plus précisément à l'Enlide, viennent s'incrire de la manière la plus explicite aux côtés d'invocations au Christ dieu des combats. Sur cette pièce intéressante par son caractère composite, nous avons la chance de posséder, outre la brève présentation de Ph. A. Becker 108, un article très nourri d'A. Roncaglia 109 dont nous lOS Sir. 9, v.45 (cf Bile., VII, 53) et str. 9, v.41 ("MlmH nec vilem gemmatocum pampino/sustentet"; cf Georg., 1,2: "Mlmi.rqueadjungere vilis conveniat"). 106 Sir. 8 et 9: pwpMreo1, 1ri1iceo1, pampino, fronûal, 11ipile, r1,1bm;Sir. 10: clipeo, lancea,jacllio, 1agittis,/1111dù. l07 P. Bourgain,lA 1x,ilie lyrique ... , op.cil., p.157-159. lOS Ph. A. Becker,"Vom Kurzlied... ", art.cil., p.330-332. 109 A. Roncaglia, "Il 'Canto delle scolte modenesi'", dans Cultura Neolatina, L 8, 1948, p.S-46et p.205-212.
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allons tenter de résumer les analyses et les conclusions. Le premier couplet, apostrophe au veilleur chargé de garder la ville, est dominé par un système de références ttès explicileS à l'Enlitû fond6. semble-t-il, sur une lecture de l'épopée virgilienne à travers son commentateur Servius :
·o tu qui servas arrois ista menia, noli donnire, moneo, sed vigila !"110
Pour mieux exhorter le soldat à bien monter la garde, le poète lui rappelle les exemples légués par l'Anùquité, la vaillante défense de Troie assurée par Hector 111, puis la perfidie du traître Sinon et enfin l'épisode des oies du Capitole, en faisant jouer, à l'égard d'un auditoire dont une partie au moins peut donc être supposée assez lettrée, le procédé tradiùonnel de la technique allusive. Par exemple, aux v. 5-8, les termes dans lesquels est relalée la trahison de Sinon sont manifestement calqués sur des locuùons virgiliennes du livre Il: "Primaqwete donnienre Troia laxavil Synonfallax claustra perfida. Perftuwm lapsaoccultataagmina invodluttwbem et incenduntPergama•;
~levers 1, d'ailleurs, la locuùon servaremoeniaapparaissait d'emblée comme une réminiscence virgilienne desùnée à donner le la à l'ensemble du poème 112. Le deuxième exemple invoqué, celui des oies du Capitole, doit probablement quelque chose à Tite-Live; mais là encore, les procéd6s de la technique allusive renvoient nettement à l'épopée de Virgile; l'oie unique menùonnée dans le poème rythmique, sculplée plus tard en argœt comme récompense de son exploit, est un souvenir précis de l'argenleus ansergravée sur le bouclier d'Enée : •Vigilivoceavisa,uer candida fugavitGallosex arceRomlllea. Proqua vinute facta est argentea";
l'idée d'une sculpture conçue à titre de remerciement doit venir du commentaire de Servius 113. Enfin le cri de guerre du troisième couplet, sur llO V.1-2: "o toi qui surveilles sous les armes ces murailles/ ne t'endors donc pu, je l'en avertis,mais veille 1". 111 V.3-4: "Oum Hector vigil extitit in Troia/ non eam cepit fraudulenta Orecia" ("tant qu'Hectm fut Il pourveiller sur Troie/ la Orb trompeuse ne put en venir à bout"). 112 Cf En., Il, 258-259 ("pinœ funim/ laxat clawtra Si11011"),262-265 ("demissum lap1i per /MMm [ ... ]/ i11vadM11I wbem"), 268 ("tempus erat quo prima q•ie1 mortalibusaegris/ incipit") et XI, 506 ("tu pedes ad muros subsiste et moe11ia .reniaj. 113 V.9-11 ("d'un cri vigilant, l'oie. l'oisœu immacul6/ du donjon de Romulus mit m fuite les OauJoiaJ Pour son coup d'6clat en argent on la sculpta"); cf En., VIII, 652-656
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lequel se clôt le poème, est lui aussi un très probable souvenir d'une Enéide glosée par Servius : "Resuhet echo : "comcs, eia vigila I" perm,uos "eia", dicat echo: "vigila I"114
A n'en pas douter, l'auteur du poème est donc un clerc familier des auteurs antiques et plus particulièrement de l'Enéide, connue à travers le commentaire alors le plus répandu dans les écoles. Mais est-ce là IOut? Nous pouvons déjà noter que les procédés de la technique allusive s'appuient ici sur la reprise plus voyante de quelques noms propres, comme une sone de signal adressé à un auditoire moyennement culùvé. On ne peut donc mettre ce poème rythmique exactement sur le même plan que le planctus de Paulin d'Aquilée, et le supposer destiné au plaisir raffiné, purement poéùque, d'un cercle d'érudits et de lettrés. Poussant plus loin son analyse, A. Roncaglia montre en effet très bien - comme le laissait d'ailleurs pressenùr la fin du premier couplet, invitaùon collecùve à la prièrei. et le deuxième couplet, invocation à un Christ protecteur et guerricr 11' - que le "chant des veilleurs" relève au départ d'un contexte moins littéraire que liturgique, se rattachant ainsi, plus nettement encore que les trois poèmes que nous venons d'étudier, à la tradition hymnique : il s'agirait en fait d'un chant de vigile desùné à célébrer la consécration d'une église. Remontant aux origines du christianisme, l'usage liturgique des vigiliae, conçu comme un office nocturne qui s'appuie sur des exhortations réitérées à la vigilance et à la veille (vigilare), semble avoir surtout consisté en l'exécution d'hymnes ou de psaumes et entretenait des liens privilégiés avec la dédicace des lieux saints, églises ou chapelles. Notre chant se rattacherait donc à cet usage et dériverait de "nocturnes" liturgiques, d'hymnes ad mediam noctem, de même que les "aubes" provençales sont probablement issues des hymnes matinaux de Prudence ou d'Ambroise; entre les diverses catégories de chants apparaissent d'ailleurs certaines ressemblances, qu'il s'agisse d'incitaùons à la veille ou de mise en garde contre d'éventuels ennemis : dans son très virgilien hymne du soir, Deus creator omnium, saint et Servius : "nam in Capirolio, in honorcm illius anscris qui Gallorum nuntiarat adventum, positus fuerat anser argcnteus". 114V .29-30 ("que l'6cho répète : "Compagnon, allons, veillons"/ tout le long des murs. "allons", en 6cho, "veillons"); cf En., IX, 37-38 ("Ascendite m"ros/ hostis adest. lwia !") et Servius: "hic distinguendum. ut "hcia" militum sit pioperantium clamor". 115V.13-24: "Nos adorcmus celsa Christi numina/ illi canora demus nostra jubila[ ... ). Divina, mundi rex Christe, cusrodia/ sub tua serva hec castra vigilia./ [ ... ] Tu cinge nostra hec, Christe, munimina/ defcndens ea tua foni lancea" ("Et nous, adorons le~ haut pouvoir du Christ/ modulons pour lui nos sonores chants de joie [ ... ]. Divin protecteur, Christ, roi de tout l'univers/ 10111 rasurveillance, gardenos murs que voiciJ [ ... ] Prendsen charge,6 Christ, nos fortifications/ en les ~fendant de ra valeureuse
lance").
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Ambroise évoquepar exemple, à l'orée de la nuit (noctisexortu),les ruses de l'Ennemi (hostis ... dolo) et les craintes des donneurs 116• Le chant des veilleurs de Modène doit-il alors être pris dans un sens purement métaphorique, où les références épiques ne seraient que le revêtement poétique de réalités plus spirituelles, et faut-il considérer qu'il était destiné, à l'occasion d'une cérémonie liturgique, à un auditoire purement clérical? Dans le troisième volet de son étude, le critique conclut qu'en fait aucun des deux aspects ne doit éclipser l'autre; certains, choqués par la coexistence, au sein d'un même poème, d'éléments chrétiens et d'éléments pa"iens, sont allés jusqu'à considérer la fin du premier couplet (Nos adoremus... ), et l'ensemble du deuxième, comme une vaste interpolation. Mais comme le démontre A. Roncaglia, cette coexistence est d'autant plus admissible qu'elle n'est pas vraiment pacifique : aux Romains antiques qui, à l'instar des Hébreux idolâtres, adoraient une oie d'argent, c'est-à-dire une statue sans valeur, le poète opf.se les soldats chrétiens qui, eux, adorent un Dieu authentique, le Christ fi ; l'asyndète prend alors valeur de fone opposition ("Et nous, adorons ... ") 118• Nous retrouvons bien les idées de Prudence (et d'autres auteurs chrétiens) sur la supériorité de l'épopée chrétienne, de guerresà la fois concrètes et spirituelles où le miles combattant est aussi
miles Christi. L'ensemble du poème ne saurait donc se réduire à une métaphore prolongée; sa comparaison avec d'autres documents prouve d'ailleurs qu'il est possible de le rattacher à une situation historique concrète, au moment où, vers le début des années 880, la ville de Modène, avant toutes les autres cités italiennes, a commencé à s'entourer de remparts, soit pour résister aux invasions hongroises, soit pour se prémunir contre l'insécurité que faisaient régner en Italie les luttes et les rivalités entre les prétendants carolingiens. Le "chant des veilleurs" aurait été composé à cette occasion, peut-être pour la consécration d'une église intégrée au système des fortifications, à la demande ou à l'instigation de l'évêque Leodoino, qui animait la défense de la cité, et serait devenu une sorte de pieux chant de guerre destiné à soutenir le courage des soldats : ainsi s'opère la conciliation de l'élément antique et guerrier avec l'élément liturgique et chrétien. Nous pouvons, conclut A. Roncaglia, imaginer que chaque nuit, avant de prendre leur tour de garde, les soldats se rassemblaient dans la chapelle pour appeler sur eux et sur la 116 Voir A. Roncaglia, "Il Canto... ", art.cil., p.25-31. 117 Ibid., p.32-34; ainsi l'an.rer argellleiu ne renvoie pas seulement à l'oie de Virgile,
mais aussi aux deos argenteos de l'Ancien Testament (Exod., XX, 23 : amunandemcnts de Yahvé). 118 V .11-13 : "pro qua virtule facta est argentea/ et a Romanis adorata ut deaJ Nos adoremus celsa Christi numina... " ("pour son coup d'éclat en argent on la sculpta/ comme une divinité les Romains l'ont adorée✓ Et nous, adorons le très haut pouvoir du ChrisL .. "). L'invention du v.12 (une libre interprétation de Servius) et la reprise en oppositiondu verbe adorare manifestentclairementles intentionsde l'auteur.
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cité la protection divine. et qu'à cette occasion les clercs officiants chantaient notre ~me rythmique. dans un choeur auquel se joignait la voix des soldats 19• P. Bourgain pense en effet elle aussi qu'à cette époque. en Italie. "[cette]oeuvrede clercs était sans doute encorecomprise à peu près par les combauants"120• Pièce révélatrice.donc. que ce poème d'inspiration assez savantedestiné à un public beaucoupplus populaire.et où s'opère de façon particulièrementharmonieusela soudureentre hymne liturgique et épopée antique. La chose n'aurait peut-être pas été possible dans les contréesfranquesou germaniques.c'est-à-diredans des pays où la langue vernaculaire était moins proche du latin. Il n'empêche que cet exemple sans doute privilégiénous permetencore une fois de constaterles facultés de résurgencede l'épopée virgiliennedans un contexte de poésie hymniquc et rythmiquequi n'a peut-êtrepas été sans exercer son influence sur les thèmes et la forme de l'épopée romane. comme nous avons essayé de le montrer à travers un certain nombre de rapprochementset comme semble aussi le suggérerune parentésouventconstatée.et maintenantassez généralementreconnue.entre chansonsde geste et chansonsde saints. 2 - CHANSONSDE GESTE ET CHANSONSDE SAINTS Le corpus des versus rythmiques carolingiens. dont nous avons tenté de donner un aperçu. présente donc l'intéressante particularité de réaliser l'insenion d'une thématique guerrière dans un cadre de nature primitivement hymnique. poursuivant ainsi à sa manière l'entreprise amorcée par le Peristephanonde Prudence.Sur le plan formel.ces poèmes se rattachenten effct sans nul doute à la traditiondes hymnes chrétiennes, tant par leur structure strophique que par leur choix de mètres répandus dans cette tradition121• Et cette parenté ne reste pas sans incidencessur le plan thématique: nous avons pu constaterque l'inspirationreligieuse,plus ou moins prononcée. n'était jamais absente; certains versus semblent même avoir pu jouer un rôle paraliturgique: tel était sans doute le cas, nous venons de le voir, du Charudes veilleursde Modène,et il n'est pas exclu que les planctusaientété destinés "à être chantésdans une assemblée funèbre". "(en rapport] avec une liturgie, avec l'office des mons, sans doute, tout comme l'antienne ln paradisum",comme semble l'attester la 119 A. Roncaglia,"Il Canto... ", art.cil., p.46. 120 P. Bourpin, La pou~lyriq114 ... , op.cil., p.117. 121 C'est ainsi par exemple que face au planct,u de Paulin d'Aquilée sur Eric de Frioul on peut aligner toute une collectiond'hymnesconsacréesà dessujets religieux ou dédiées l dessaints, tirées de Prudence, de l'hymnologiemo7M&beou des oeuvres de Paulin luimême (voir M. Burger, Recherches... , op.cil., p.118, n.2) : la m&ne prosodiesert à chanter le guerrier et le sainL
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conclusion de certains d'entte eux122• Chaque poème contient en aoutcas des incitationsplus ou moins marquées à un acte de célébration collective, fondé, semble-t-il, sur la pratique d'un lyrisme choral : la récurrence des formes de première personne du pluriel en fait foi; le Versus sur Fontenoy se clôt simplement sur une brève invitation à la prière : "pro illorwn animabus deprecemur Dominum"; mais dans le planctus de Paulin comme dans le chant de victoire de Pépin, la même mention se retrouve, beaucoup plus développée : •nos fidelescristiani deo agonuugratiam [ ... ]. Gloria aeaemapalri.gloria sit filio•;
quant au Chanl des veilleurs de Modène, il introduit le nous dès le premier couplet: "nos adoremus celsa Christi numina"123. On pense au premier vers de la Chanson de Roland: "Carles li reis, nostre empercre magnes... ". Une mise en musique de cenaines des pièces que nous avons ébldiées, destinées à une exécution soit individuelle, soit collective, est d'ailleurs attestée à Saint-Martialde Limoges au X0 siècle: on trouve aimi côte à côte, dans un même manuscrit, le Versus Paulini de Herico duce, le Versus sur Fontenoy, un planctus sur Charlemagne et un autte sur l'abbé Hugues (l'un de ses fils naturels), lbymne du Peristephanon consacré à sainte Eulalie et l'hymne de Fonunat en l'honneur de la sainte Croix (Pange lingua gloriosi ... ) 124 . "Témoignage exceptionnel" que ce manuscrit, comme l'écrit J. Chailley125, non seulement sur la précocité et l'ampleurde l'activitémusicaledéployéeà Saint-Martial,mais encore sur la parenté qui pouvait être perçue, même dans la sphère monastique,entte des hymnes authentiquementchrétienneset des pièces de forme hymniquemais d'inspiration plus profane : s'interrogeant sur les plane tus et autres pi~ historiques intégrés à ce recueil, J. Chailley se demande s'il faut voir là "cette fameuse littérature des 'cantilènes' que tant de théories ont voulu placer à l'origine des chansons de geste" et, sans se prononcer de manià'c catégorique,note au moins la collusion de la forme limrgiqueet de "chants profanes anciens".126 Parallèlement à ces témoignages d'un lyrisme religieux, voire limrgique, se développe en effet dans le corps des poèmes une IMmatique indéniablement inspirée par une mentalité plus profane, où prédomine 122 Voir C. Cohen, "Les éléments constitutifs ... ", art.dt., p.85-86. 123 Vera.r sur Fontenoy, v.45, De victoria 1\varica, v.37-46 (les trois demià'es sttophes) et Cltanl de.rveille11r.r,v.13-24; cf les deux dernières saophes du pla,u:t,u de Paulin: d'abord une prière collective à Dieu, puis une requ!te plus personnelle pour l'lme du défunL 124Voir J. Chailley, L'lcole m1UicaledeSai.nl-MartialdeLimogu juq,,'à la fin dMX/ 0 .rikle, Paris, 1960, p.123-178; il s'a&itdu ms 1154, dit ms A. 125 Ibid., p.123. 126Ibid., p.152-157.
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l'action guerrière. Certaines pièces, comme le Versus sur Fontenoy, se bornent certes à déplorer, dans un esprit peut-être plus chrétien que vraiment belliqueux, les horreurs des combats; mais d'autres poèmes qui ont aussi, pourtant, le statut de planctus mettent mieux en oeuvre le thème héroïque en joignant à leurs plaintes, comme dans le "regret" épique des chansons, l'exaltation des prouesses du guerrier tombé sur le champ de bataille : tel est le cas, entre autres, du Versus de Paulin sur Eric de Frioul, et le cas n'est pas isolé; C. Cohen note que "le récit des faits d'armes du défunt fournit [souvent] au[x] poète[s] [des planctKs] l'occasion de composer de beaux fragments épiques", et cite plusieurs exemples "où faits d'armes et plainte s'entremêlent ingénieusement"127 . Enfin certains chants, comme celui des Veilleursde Modène,réalisent une sone de fusion des deux thèmes, épique et religieux, en célébrant le Christ dieu des combats : "prends en charge, ô Christ, nos fonifications/ en les défendant de ta valeureuse lance"; on pense au Ludwigslied, où le cri des guerriers est Kyrie eleison 128. Il n'est alors pas impossible de considérer ces poèmes, en dépit de leur brièveté, comme des fragments ou des amorces d'épopées,non seulementà cause de la présence d'une thématique guerrière, mais encore parce que leur prosodie, rythmique et strophique, invite à un lyrismechoral qui les inscrit - beaucoupmieux qu'un hexamètre qui a perdu une grande partie de sa réalité phonique - à l'intérieur d'une de ces "civilisationscloses" propices à la naissance de l'epos. Dans un acte de célébration collective auquel chaque assistant peut participer, la communauté prend conscienced'elle-mêmeet des valeurs infrangiblesqui assurent son unité. Il est vrai que souvent la présence d'une figure centrale fait défaut; mais pas toujours: dans les planctus, par exemple, le défunt dont on célèbre les venus peut bel et bien apparaître comme l'un de ces h6-os en qui se résument, portées à leur plus haut degré de perfection, les qualités du groupe, d'autant que l'hommagerendu au guerrier mon reprend un vieil usage des peuplesgermaniques. Faut-il alors supposer que derrière chaque poème rythmique latin se dissimule un chant perdu en langue vulgaire ? Pas nécessairement Au IX0 siècle encore, sous l'impulsion de la renaissance carolingienne (plus difficilement, peut-être, au siècle suivant), on peut supposer que des groupes de laïcs "cléricalisés",c'est-à-dire assez familiers des cérémonies 127
"Leséléments... ",art.cil., p.84.
128 Cltatd da Nillew,, v.21-22; cf aussi un poème à peu p~
contemporain (ven 860 environ) mentionné par Ph.A. Beckerrvom Kurzlied ... ", art.cil., p.325), le De 1trage Normannorum, qui, comme son nom l'indique, est un chant de victoire (en strophes saphiques) relatant un horrible massacre, mais dont les "petits vers" introduisent une 1011c de tefrain lriomphal adressé au Dieu qui a donn~ la victoire : "Gloria pa1ri I", "Laus libi, Christe I". Sm la thématique épico-religieuse du lluJwig,lied (vers 881), chant en langue germanique, voir R. Bezzola, Les origine, ... , op.cil., p.216-220.
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liturgiques, connaissaient assez de latin pour comprendre, au moins très approximativement. la langue généralement fort simple des versus. Nous avons remarqué en effet que, dans tous ces poèmes, les traits stylistiques dominants étaient d'une part une coïncidence assez stricte du mètre et de la syntaxe, avec des propositions souvent indépendantes fennement enserrées dans le cadre du vers et fort peu de rejets, et d'autre part une tendance très nette à la répétition sous toutes ses formes, anaphore d'un mot, reprises plus étendues, relative pauvreté d'un vocabulaire récurrent. Même les pièces les plus savantes comme le planctus de Paulin semblent vouloir souscrire dans une certaine mesure à ces règles de base; C. Cohen note par exemple que dans l'ensemble des planctus "le vocabulaire servant à exprimer la douleur est extrêmement pauvre" : il se réduit généralement à une petite dizaine de verbes simples, et à quelques exclamations 129; de même, dans le Chant des veilleurs de Modène, le verbe vigilare, ou des mots de même racine, reviennent à des intervalles réguliers 130; et nous avons déjà vu l'usage que les poèmes sur Pépin et sur Fontenoy faisaient de la répétition. Il nous semble donc voir déjà se dessiner. dans la pratique d'un latin volontairement appauvri et simplifié, certains des procédés prosodiques et stylistiques dont se serviront les chansons de geste : présence de structures strophiques, vers considéré comme élément rythmique de base, omniprésence des techniques fondées sur la répétition 131• Et pourtant, dans ce cadre verbal, syntaxique et rythmique avant tout destiné à faciliter la compréhension et la mémorisation, toute trace du paradigme de l'épopée antique, amené par la thématique guerrière, n'a pas totalement disparu : c'est que nous sommes encore dans le domaine latin; si simplifiée que soit la langue, son vocabulaire n'est pas totalement différent de l'usage classique 112 et a même conservé, nous l'avons vu, quelques éléments du langage poétique, parfois transmis à travers la médiation des poèmes chrétiens. Plus ou moins soulignée d'un versus à l'autre, suivant les intentions et/ ou le degré de culture du poète et de son public, la réminiscence virgilienne est donc toujours latente, à fleur 129 C. Cohen, "LesélmtCnts... ", art.cil., p.85 (verbesflere, plQ/lgere,l11gere,llllllare, plorare,eu:).
l30 Citant tks veillews, v.2, 3, 9, 16, 18, 19, 27 et 29-30 (vigila, vigil, vigili, vigilantes, vigilia, vigilante, vigilia, vigila); le leitmotiv souligne le th~ dominant, et aide certainementà la compréhensiondu poème. 131 Cf P. Zumthor, Langwe el techniqwes poétiqwes... , op.cil., p.57-62. S'appuyant sur "un examen ~ attentif de sept poèmes gallo-romansarchaîqucs"(Saint Uger, Passion, Sainte Foy, Gormont, Alexis, Boeci et Rolœul), l'auteur constate que "la ~ grande majorir6des phrases (de 80 à 95%) coîncidc, syntaxiquementet rythmiquement,avec le vers (ou le couplet de deux vers) et ses coupures", que "la quasi-totalir6des phrasesac Rplltit syntaxiquemententre quatre ou cinq types ~ simples", et que "le vocabulaùe, exlr&nementr61uit,est en partie figé au niveau de syntagmesélémentaires"(p.58-59). 132 Comme le note d'ailleurs P. Zumthor, Langwe... , op.dt., p.31-32.
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de texte, en quelque sorte, toujours prête à &ttc revivifiée par un auteur, voire un auditeur, plus cultivé. Mais qu'en est-il dans le domaineroman, où le changementde langue amène forcémentun hiatus ? Tout d'abord, il faut noter qu'en dépit de tailles peu comparables quelques dizaines de vers d'un côté, plusieurs milliers de l'autre - les premières chansons de geste conservées semblent présenter le même caractère doublement hybride que les petits poèmes rythmiques carolingiens : une thématique à la fois guerrière et religieuse, et une structure qui, fondée sur un découpage strophique en laisses, privilégie alternativement les effets lyriques et une certaine continuité narrative. Un élément médiateurpourrait alors être représentépar les tout premiers textes romans, quelques "chansonsde saints" des X0 et Xl 0 siècles dont la parenté avec les chansons de geste est aujourd'huiassez généralementadmise, bien que les manuels continuent à maintenir une prudente distinction entre les deux groupes d'oeuvres. Les couns poèmes du Saint Liger et de la Passion de Clennont (seconde moitié du X0 siècle, copiés dans le marne manuscrit), de la Chanson de Sainte Foy et du Boeci (milieu du Xl 0 siècle, rédigés en lan~c d'oc) et de la Vie de Saint Alexis (milieu du Xl0 siècle, en langue d'oi1)133, longs de quelques centaines de vers chacun, se rattachent en effet nettement, par la nature de leurs sources, savantes et latines, comme par leur fonction, souvent liturgique, au monde clérical, voire monastique. Ils semblent représenter en fait une tentative de transpositionen langue romane des hymnes chrétiennes latines composées en l'honneur des saints; la chose est très claire pour cenains d'entre eux : on a remarqué depuis longtemps que les octosyllabes de la Passion et du Saint Uger étaient organisés respectivement en strophes de quatre et six vers,reprise et extensiontrès probablesde la stronhe ambrosienne,fonnée, nous l'avons vu, de quatre dimètres iambiques13'; d'autre part, nous avons déjà eu l'occasion de signaler la parenté possible de la strophe du Saint Alexis avec celle qui a servi à composer un grand nombre d'hymnes latines. Mais au sein de ces formes somme toute traditionnelles s'opère, comme l'ont montré plusieurs études, tout un travail original tendant à élaborer les premiers éléments d'une poétiqueplus spécifiquementromane; ainsi dans le Saint Uger comme dans la Passion, la strophe ambrosienne tend à se dissoudre, et à perdre la fermeté originelle de ses contours oour laisser apparaître comme élément de base le couplet d'octosyllabes135; de 133 On peut consulter le Sainl Uge, dans l'6dition J. Linslcill (Paris, Droz, 1937), la Ptusion dans celle de D'A.S. Avalle (CMltwa e ling,ui francese delle origini Mlla Passion di Clermont-Fe"and, Milan-Naples, 1962), la Cluuuon de Sainte Foy dans 1'6dilion Hoepffner et Alfaric (2 vol., Paris, les Belles-Lettres, 1926), le Boeci dans l'Mition Lavaud et Machicot, (Toulouse, 1950), et la Vie de Saint Alui.r dans l'6dilion O. Paris (C.F.M.A., Paris, Champion. 1911/ 1980). 134 Voir J. Rychner, "Observations sur le style des deux pœmesde Clermont: la Passion d11Cltrilt et la Vie th saint Uger", dans D11Saint Alais ... , op.cil., p.1-19.
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m&ne les deux poèmes provençaux, le B~ci et la Sain1eFoy, présentent pour la première fois un sys~mc de laisses, de décasyllabes pour l'un. d'octosyllabes pour l'autre. C'est ainsi que C. Segre, dans une étude devenue classique 136, a pu montrer que dans le Boeci et dans les autres petits poèmes hagiographiques apparentés apparaissaient ou s'élaboraient déjà, peut-être sur la base d'emprunts à la rhétorique latine, certains des procédés stylistiques mis ensuite en oeuvre plus largement dans les chansons de geste; et qu'A. Monteverdi, dans un article non moins mémorable 137:" a établi qu'il n'était pas invraisemblable d'admettre que la laisse ait pu constituer un développement et un allongement de la strophe initiale : les laisses octosyllabiques de Gormonl et lsembart, comme les laisses décasyllabiques du Roland, expansions possibles des strophes du Sainl Uger et du Sainl Alexis, pourraient donc bien avoir trouvé leur origine dans les fonnes strophiques de l'hymnodie latine. Sur le plan thématique s'observent des glissements analogues. Récit de la passion du Christ ou vies de saints (au nombre desquels il faut compter Boèce, victime de Théodoric), les sujets des petits poèmes romans archaïques ne sont pas non plus sans rapports avec ceux des hymnes chrétiennes latines. Saint Léger, par exemple, martyrisé par son ennemi le maire du palais Ebroïn, présenté beaucoup moins comme un adversaire politique du saint que comme un ennemi de Dieu, est jeté en prison puis décapité après avoir subi entre autres sévices - comme le saint Romain de Prudence - l'ablation de la langue et des lèvres, mutilation destiœe à l'empêcher de louer Dieu : "hora perduddon deu perlier; ja non podramaisDeulaudier•138;
l'abstraction exemplaire de la narration, indifférenreau conrextc politique de l'histoire, et le manque d'épaisseur psychologique des protagonistes, réduits à des figuresemblématiques du Bien et du Mal, peuvent faire penser dans une certaine mesure aux choix esthétiques du Peristephanon,d'autant que ces deux traits opposent nettement le poème roman à la Vila en prose latine, mieux informée et plus nuancée, qui lui a servi de modèle 139• De 135Ibid., p.3-7. 136C. Segre. La tradiiione della "Clran.ronde Roland", Milan-Naples, 1974, p.3-93 (surtout p.14~2: •11Boeci, i poemeUi agiografici e le origini della forma epica"). 137 A. Monteverdi, "La laisse 6pique", dans La tecluuqu liuéraire ••. , op.1:it,.p.127140. 138Distique~ deux fois; à la fm de deux s1rophessuccessives (v.161-162 et v.167168, sir. 27 et 28); cf Per., X. v.891-89S. Dansle pœmeromancommedans le pœme latin, un miracle qui confond les persécuteurs rend ensuite la parole au saint (Soi111 Uger, sir. 30-31 et l'e,., X, v.956-960). 139 Cf D'A.S. Avalle (Monwnenti prefranciani: il 1ermone di ValencieMU • il SIIIII Lethgier, Turin, 1967, p.249-2S3), qui tend à voir dans le Saint Uger un "iono
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même sainte Foy, victime du persécuteur Dacien, est arrêtée, interrogée et mise à mort avant que des miracles et le châtiment de ses ennemis (Dioclétien et Maximien) ne viennent affirmer le triomphe final des chrétiens : structure classique des vies de saints, dont relèvent aussi plusieurs des hymnes de Prudence140 • Le Sainl Uger et la Sainle Foy remplissaient d'ailleurs sans nul doute, comme le poème de la Passion, une fonction liturgique ou paraliturgique. A plusieurs reprises, dans les deux poèmes les plus anciens, dont l'un a conservé quelques fragments de notation neumatique, l'emploi d'une première personne du pluriel associe l'auditoire à un acte de célébration collectif : J. Rychner propose de voir dans la Passion, plus ornée, une composition de type hymnique un peu comparable aux tropes de l'office de Matines, destinée à être chantée dans la nef, avec les fidèles, une nuit de la semaine sainte, et dans le Sainl Uger, plus pauvre et plus dépouillé, "une réplique en langue vulgaire des leçons de l'office de Matines, le jour de la ïete du saint, le 2 octobre"141• On a même supposé que la Chansonde Sain1eFoy, construite avec une rigueur presque mathématique, pouvait accompagner, dans l'église, une procession ou une chorégraphieen l'honneurde la sainte142 • Or on voit apparaître dans le dénouement de cette même Chanson l'amorced'une thématique guerrière, voire d'un esprit de croisade, avec la victoire remportée par les armes chrétiennes (celles de Constantin) sur les persécuteurs et les assassins de sainte Foy, Dioclétien et Maximien, alliés des Sarrasins; la localisation géographique du poème, probablement composé dans le voisinage des Pyrénées, non loin de l'Espagne, peut expliquer en partie ce phénomène; il n'en rend pas moins témoignagede la présence, au sein des premières oeuvres romanes, "di uno spirito bellicosamente religioso" où hagiographie et épopée tendent à se confondre 143• On sait par ailleurs que le Sainl Alexis - bien qu'il soit, lui, ris étranger à l'esprit de croisade - présente avec la Chansonde Roland une série de ressemblances thématiques et formelles qui ont depuis longtemps retenu l'attention des critiques. M. Wilmotte faisait déjà remarquer que "le ber Euphémien", père du saint, "[était] un personnage panegirico", un chant choral "rauach[é] à une tradition d'origine lyrique, celle des pl111 anciennes vies de saints latines en vers•. 140 Notons au passageque le persécuteur acharnéde saint Vincent (Hymne V du Perislepltanon), apostrophépar le poète, nous l'avonsvu, en rennes virgiliens (v.421428), s'appellelui aussi Datien. 141 "Observations ... ", art.cil., p.16-19. 142 Voir 1'6d. P. Alfaric et E. Hoepffner, tll, p.70-77, C. Segre, La tradizione ... , op.cil., p.63-79 C-lastruuura della canzone di Sancta Fides") et, tout dernièrement, R. Lafont, "De la Chanson de Sainte Foy à la Chanson de Roland: le "secret" de la formule de compositionépique", dans Sù: itwles s11rla cltan.ronde geste, recueillies par J. Dufoumet, Rnw du Longus Ronuuies, t91, 1987, p.1-23. 143 C. Segre, La tradizione .. ., op.cil., p.46-49.
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de chanson fde geste)". notamment dans les "regrets" qu'il prononçait sur son fils morÎ144; et plus récemmentJ. Rychner. tout en réfutant l'hypothèse d'une filiation directe, reconnaît bien volontiers que "c'est le Sainl Alexis [... ]qui.parmi les anciens poèmes hagiographiques.se rapproche le plus. dans ses formes. de l'épopée". tant dans la reprise d'hémistiches épiques que dans la mise en oeuvre de planctusà tonalités curieusementguerrières; dans la strophe 83, notamment, le père du saint pleure en ces termes le guerrier que son fils aurait dû être: "tei covenist helme et bronie a porter espedea ccinchecumetui aitre per; la grantmaisniededelmes govemer le gonfanonl'empercdour porter corn f11ttes pedre e li tons parentez" 145.
Rappelons que J. Chailley. s'interrogeant sur la musique des chansons de geste, se demandait si cette musique n'était pas d'origine liturgique et si la poésie épique, après le théâtre, ne devait pas "s'incrir[e] à son tour dans le cycle grandiose des grandes genèses issues de l'office"; à l'origine. il y aurait eu l'habitude de chanter, aux tètes de certains saints, le récit de leur vie - leur "geste" (gesta) - comme leçon de nocturne, en prose latine rythmée, chantée sur un "timbre" mélodique uniforme; des vies en vers latins. puis français, toujourschantées. auraientsuccédé bientôt aux vies en prose; "il ne reste plus qu'à expliquer le passage des gestes de saints aux gestes de héros. Est-il rien de plus naturel ? La distance n'est pas grande, dans l'esprit du peuple. de l'héroïsme de saint Alexis ou de sainte Foy persécutée par le méchant Dacien à celui du preux Roland trahi par le méchant Ganelon;[ ... ] Roland pone le nimbe au vitrail de la cathédralede Chartres" 146. Dans ce contexte, on peut en tout cas mieux admettre et comprendre la mise en musique de certains fragments de l'Enéide,au Xl 0 siocle. sur des antiennes d'inspirationbiblique. Ce n'est pas qu'il faille, bien sûr. supposer une évolution harmonieuse et univoque qui mènerait. sans failles et sans heurts. des poèmes latins épico-hymniquesaux premiers poèmes romans. religieux et liturgiques. et de ces derniers aux chansons de geste; les choses ont certainement été beaucoup plus compliquées : le fait que l'élément épique soit beaucoup plus présent dans les versus médio-latins que dans les premiers poèmes romans suffirait à le démontrer147. J. Rychner a pu 144 M. Wilmotte, L'épopée française ... , op.cil., p.117. Comme les vies de saines plus anciennes, le Sain1 Alexis 61ait très probablement destin6 à être chant6 : des neumes l'accompagnentdans certains manuscrits. 145 V.411-415; cf J. Rychner, "La Vie de Sainl Alexis ... ", art.cil., p.47 ss. 146 J . Chai'Iley, "Et udes mustca . les ... ", arI.c1I., . p .20 et H'utoire . m,u,c. al e ... , op.cil., .
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montrer par ailleurs que le poème latin Pœer Deus ingenile, dans lequel cenains pensaient avoir trouvé une source du Sainl Alexis, n'en est probablement que l'adaptation plus tardive 148, et que les indéniables ressemblances thématiques et stylistiques qu'on peut relever entre chansons de geste et chansons de saints ne postulent pas fatalement une influence de celles-ci sur celles-là : le poète du Sainl Alexis a pu selon lui choisir d'écrire son poème hagiographique, au moins partiellement, dans un style épique préexistant (d'après des chansons aujourd'hui perdues), "pour proposer aux laïcs amateurs de geste, dans la forme qu'ils goûtaient, un modèle moral différent du héros épique" 149 • La vérité réside donc probablement dans un système souple et complexe d'échanges à plusieurs niveaux, entre latin et roman, entre oeuvres religieuses, à fonction éventuellement paraliturgique, et oeuvres plus profanes, sans que des barrières bien rigides soient encore élevées entre les différents "genres". En effet, si le très petit nombre des textes conservés comme les incertitudes de la datation rendent hasardeuse toute tentative d'établissement d'une filiation assurée, on peut du moins supposer que l'existence d'échanges et de parentés, dans les premiers poèmes romans, entre chansons de geste et chansons de saints tend à établir la présence d'un "horizon d'attente" où les "genres" épique et hagiographique n'étaient pas encore, dans l'esprit du public, fondamentalement distincts, où le saint et le héros n'étaient pas deux personnages ontologiquement différents - contrairement à 50 l'impression que nous pouvons avoir aujourd'hui 1 • Car si la chanson de saint a pu être influencée par le style épique, inversement les premières chansons de geste ont manifestement emprunté certains de leurs traits à l'hagiographie. On sait que Roland, qui a 147 Sur un possibleprocessusd'6volution, voir l'inthessantedanonstrationde J. W. B. 7.aal."A lei francesca" (Sainte-Foy, v.20). Etllde s,u les cluuuons de sainU gallo· romanestht X/ 0 siècle, Leiden, Brill, 1962,notamment les p.92-116 et les p.138-148. 148 J. Rychner, "La Vie de Sainl Alexis et le poème latin Pa1er De,u ingenile", dans D• Saint Alais ..• , op.cil., p.21-37; il s'agit d'un poème de 348 octosyllabes rythmiques, group&en strophes de six vers rimant aabbcc: c'est la forme du Sainl
Uger français. 149 J. Rychner, "La Vie de Saint Aluir .. .", art.cil., p.60. Cf A. Fasso, "Traces d'une tradition 6piquc orale dans les chansons de saints 7", dans Essor el /orlllM de la cluuuon de geste dtuu l'Europe el l'Orienl la1i11,Acles tht IX°Congrès /111erna1ional de la Sociéli Rencesvals, Modène, 1984, t.l, p.43-54. 150 Cf U. Môlk, qui admet que l'octosyllabe et le décasyllabe 6piques proviennent des chansons de saints, et que la laisse a son point de départ dans la strophe monorime de ces chansons, mais maintient une distance ontologique entre le héros et le saint, ainsi qu'une diff&cnce dans la relation de ces deux personnages avec le public; mais peut-on vraiment penser avec lui que le saint, contrairement au h&os, n'est pas un modèle à imiter 7 rvolkssprachlichc Kuncpik des 10. und 11. Jahrhunderts in Frankrcich", dans K. von Sec (6d.), Ne"es Handb"cli der Lileral"rwissensclia/1, vol.6: E"ropdisclies Friüuniltelalter, Wiesbaden, 1985,p.359-376).
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conscience, au cours des derniers combats, de "recevoirle manyre", meurt comme un chrétien exemplaire en récitant les formules liturgiques de l'ordo commendalionisanimae. et que des anges viennent recueillir son âme pour l'emporter en paradis: "ço dist Rollant: 'ci recevrums martyrie'. [... ) l'anmedel cunte portent en pareîs"lSl;
ainsi l'âme de saint Romain. dans l'hymne de Prudence. "s'en va droit au ciel", et un ange se tient auprès de Dieu pour recueillir les paroles et les souffrances du manyr 152; s'il n'est pas question, bien sûr, d'imaginer une filiation ou une imitation directe, la parenté des motifs narratifs se laisse néanmoins aisément percevoir. L'exemple est certes privilégié, et relativementisolé153. Mais même dans des chansonsdont la thématiqueest pounant a priori moins religieuseque politique ou guerrière,une influence du genre hagiographiqueest parfois perceptible;dans le Couronnementde Louis, par exemple, Guillaume n'est assurément pas un saint; mais son adversaireCorsolt se définit lui-mêmecomme l'ennemi personnelde Dieu. et un persécuteuracharné des chrétiens : "quantje la sus ne puis Deu guerreier, nul de ses ornes ne vueil ça jus laissier•154
On peut penser à Ebroïn, le persécuteur de saint Léger, qui lui aussi a déclaré la guerre à Dieu par le fer et par le feu: "Domine Deu il lo laissat et a dJ'able'scomandat [.••) A foc, a f1amma vai ardant et a gladies percutan. Por quant il pot, tan fai de miel; por Deu nel volt il observer•.ISS
Quant au supplice dont Corsolt menace le héros et les clercs de Rome s'il parvient à prendre la ville, il n'est pas sans faire songer à tel martyre célèbre. comme celui de saint Laurent,rapponé par Prudence : "les clers quil servent [Dieu) [ferai] as coltels escorchier et tei meïsme. qui sire iés del mostier ferai rostir sor charbonsen foier ISI Clrmuon de Roland,L.CXI..111, v.1922 et L.CLXXVI, v.2396. 152 Peris1eplta11011, X, 1110: "animaabsoluta vinculis caelum petit" ("son lme. d61ivréede ses chaînes, s'en va droit au ciel") et X. 1121-1122. 153Le personnagele plus proche de ce mod~e, le Vivien de la C""1uon de a probablement ét6 conçu d'après Roland (voir J. Frappier, La cluaroM de ,a,. .... op.cil., LI, p.156-161). IS4Co,,,onMmelll, L.XIX,v .522-537. ISSSai111 Uger, str.22-23.
a.m......_
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si que li feies en cherrael brasier";
dans cette brève 6\'ocation semble passer comme un souvenir fugace des scènes cruelles du Perislephanon 156. Faut-il rappeler ici, après bien d'autres, les deux témoignages souvent cités de Thomas Cabham (Xill 0 s.) et de Jean de Grouchy, qui associent chansons de geste et vies de saints ? 157 Un peu trop tardifs, ces deux textes semblent du moins attester la permanence, jusqu'à une époque assez avancée, de la conscience d'une relation privilégiée entre les deux catégories d'oeuvres. D'autant qu'à la fin du XII 0 siècle la chanson d'Ami el Amile, mettant en scène deux guerriers de Charlemagne en l'honneur desquels Dieu fait un miracle et dont une Vila contemporaine en prose latine va jusqu'à faire des saints, tend à confirmer leur témoignage en rapprochant. une fois de plus, hagiographie et épopée; notons que dans cette chanson le perfide Hardré, ennemi juré des deux héros, déclare lui aussi la guerre à Dieu, dans un "chastoicment" à son filleul Aulori : "je te chaslOi,biaus filleus Aulori que n'aiezcure de Dammeldeuservir ( ... ). Anlez les villes. les hors et les maisnils. Metezparterre autexet cruccfiz. Par ce serez honorezet servis" 158
Il ne nous semble donc pas impossible que des recueils hymniques comme le Peris1ephanonde Prudence, infléchissant l'épopée antique, afin de mulare Maronem in melius, dans un sens chrétien et même hagiographique, et la convertissant en mètres beaucoup plus lyriques que l'hexamètre traditionnel, aient contribué - relayés par toute une tradition hymnique, religieuse et profane, médio-latine - à former la conscience originale que les Xl 0 et XII 0 siècles semblent s'être faite de l'épopée : un genre mixte, hybride, de nature à la fois lyrique et narrative, à la thématique religieuse et guerrière 159. Ceci pourrait en tout cas nous aider à comprendre les formes que prennent, dans les premières chansons de geste, les très rares souvenirs de l'Antiquité païenne. Certaines de ces réminiscences 156 CowonnetMnt, L.XIX, v.540-543:cf Per., Il, v.341-352. 157 Cf C. Segre, LA lradi1ione...• op.cil., p.85 et E. Faral, les jongle1trs en France a,, Moyen-Age, Paris, Champion, 1909, p.44. 158 L.83, v.1625-1632; cf O. Madika, "La religion dans Ami el Amile", dans Ami et Amile ... , op.cil., p.42 : "notre pœme illustre donc ce mouvement de va-et-vient entre la geste et l'hagiographie proprement dite que nous avons pu observer en de si
nombreuseschansons•. 159 Cf l'intuition,que nous pensonsjuste, de J. L. Charlet."L'apportde la po6sie latine cbr6tienne ... ", art.cil., p.217: "en substituant à la figure id6ale et tJaditionnelle du Wrosantiquecelle du saint martyr combattantpour la foi.en remplaçantle merveilleux pden parle merveilleuxc:hr6tien.[Prudence]a ouvert la voie à l'6popéemêdi6vale".
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peuvent bien sûr être atttibœes à la culture des clercs qui auraientco~ ces chansons : c'est ainsi que la très belle laisse du Roland où sont décrits les signes annonciateurs de la mort du héros fait apparaître, à côté d'indéniables emprunts à la Bible, une influence possible des Glorgiques 160; mais même dans ce cas, il n'est pas impossible que les hymnes aient été d'éventuels médiateurs : un exemple comme celui du rameau d'olivier symbole de la paix, souvent invoqué, tendrait à le confinner 161• Et partout où interviennentdes références explicites, il faut noter leur caractère franchement dépréciatif; dans Roland, Jupiter est une sorte de démon païen qui - souvenir de la catabase virgilienne ? - a favorisé le voyage aux Enfers du redoutable enchanteur Siglorel, mis à mort par l'archevêqueTurpin: •e l'arcevesquelor ocist Siglorel, rencantellr ki ja fut en enfer: par artimal l'i cundoist Jupiter";
quant à Priamon, nom visiblement inspiré de celui de Priam, c'est le nom d'un guerrier sarrasin162. Dans le Couronnemenl,l'émir Galafre, suzerain du hideux Corsoh, l'ennemi juré et le persécuteur des chrétiens, se proclame fièrement le descendant et l'héritier de "Romulus et Julius Cesaires", au nom desquels il veut reprendreRome au Pape: "respont li reis : 'tu n'iés mie bien sages; ci sui venuz en mon dreit erirage queestoramesancestte et mesaves et Romulus et Julius Cesaires [ ... ]. Se je par force puis cez pilen abatre quantqu'aDeumontetomcni a damage les clen quit servent a duel et a hon1Age••l63;
comme dans Sainle Foy, empereurs antiques et Sarrasins, également païens, apparaissentcomme des alliés objectifs unis contre la communauté des chrétiens. J. P. Martin a d'ailleurs pu montrer que dans la plupart des chansons de geste, "du paganisme antique au monde sarrasin, il n'y a pas de solution de continuité; ce qu'affrontent [ ... ] les défenseurs de la 160Plus pr6cis&nentdu livre Ides Géorgiq11e1(v.466-475), pusage oi) sont relai&les pr&ages annonçant la mort de César (K. Heisig, "Turoldus und Vergil", art.cil., p.205). 161 Voir par ex. A. Burger, TMrold... , op.cil., p.73-75: ·ce motif des branches d'olivier (Roland, v.72-73) ne correspond à aucun usage du temps du pœte; il ne représente qu'un motif littéraire traditionnel qui remonte à Virgile" (En., VII, 153 et VIII, 115). A. Burger signale la médiation possible d'Ovide, de Stace, d'Apolloni,u de Tyr, mais il oublie celle de Prudence : "Saragosse pleine de ùle pour le Christ. la t!œ couronn~ du plie olivier, honneur de la paix" : verticem flavis oleis revinctal pad, honorr, Per., IV, v.54-56). 162Roland, L. V, v.65 et L.CVIII, v.1390-1393. 163Cowonnement, L.XVIII, v.462-469.
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Chrétienté, c'est un ensemble de guerriers et de croyances idolitres qui se sont conservés à l'identique depuis les temps antérieurs à la naissance du Christ"l 64 • Or on peut remarquer que dans le Peristephanon, si les nombreuses références implicites à l'Enéide, par l'intermédiaire de la aechnique allusive, tendent à faire du saint le héros d'une nouvelle épopée, les quelques références explicites désignent surtout le poème virgilien comme réceptacle privilégié de l'erreur des paîens: error Troicus, luli caecitas, tout en multipliant, comme dans le Contre Sy_mrnaque, les 65 attaquesvirulentes contre les dieux de la mythologie antique 1 . U encore semble donc se manifester, dans l'exécration concenée d'une Antiquité pai'enne perçue comme une menace contre le peuple des chrétiens, une communauté d'inspiration - assurément non humaniste - entre poésie hymnique et chanson de geste.
164 JP. Martin,"Les~f6rences au mythe 1royen dans les chansons de gesreà sujet carolingien", dans B~n dire el bien aprœulre, tlO, 1992,p.101-117. 165 Per., Il, 445-456 et V, 65-92 (discours de saint Vincent), X, 146-305 (discours de saint Romain), etc.
Conclusion De l'Antiquité latine au XIl 0 siècle se sont donc produites d'imponantes mutations dans l'horizon d'attente du public et des créateurs potentiels de l'epos, avec comme conséquence principale l'oubli ou l'abandon, dans les premières oeuvres romanes, de l'épopée virgilienne en tant que paradigme de base : de toute évidence, la Chanson de Roland n'a pas été conçue sur le modèle de l'Enéide; l'impressionimmédiateest même celle d'une double rupture, tant sur le plan idéologique que sur le plan formel. D'une part en effet, la "civilisation close" dont les premières chansons de geste sont à la fois le produit et l'expression,dominée par une conceptionpolémiquede la religionchrétienne,une sone de militantismede la foi, semble vouloir fonder l'unité du monde épique, dans sa "totalité originelle", sur un rapport d'exclusion, voire d'hostilité, à l'égard de l'Antiquitélatine, conçue avant tout comme l'une des incarnationspossibles d'un paganismeglobalementexécrable;d'autre pan, la structure strophique de ces chansons, en introduisantdes effets de nature lyrique qui tendent à engendrer une narration discontinue, paratactique, faite de perpétuelles cassures et de retours en arrière1, les éloigne de la narration plus linéaire, et logiquement mieux organisée, de l'épopée latine. Pounant l'Enéide, au cours des siècles où ont dû s'élaborer dans l'ombre les futures chansons de geste, n'était pas oubliée : transforméeet rénovée dans un sens chrétien du IV0 au VI0 siècle, à travers des tentatives de réécriture biblique ou hagiographique, elle réapparait un peu panout aux IX0 et X0 siècles, dans ces poèmes médio-latins hexamétriques ou rythmiques de la renaissance carolingiennedont les thèmes, les motifs et même les formes semblentdéjà vouloir annoncer, à bien des égards, l'épopée romane. C'est la conscience de ce paradoxe qui nous a amenée à essayer de suivre le plus loin possible, sur des pistes variées, la trace des réceptions médio-latines de l'Enéide, pour tenter de comprendre à quel(s) moment(s)au juste, et suivant quelles modalités, s'est effectuée la rupture dont les premières chansons de geste nous offrent le témoignage. Or nous avons pu constater qu'au cours de nos recherches,et de plus en plus nettement,s'est affirmé le rôle médiateurdes poèmes de Prudence; 1 Il faut citer ici l'étude justement œlèbre d'E. Auerbech sur le style "puatactique" de la Clum,on th Roland - et du Sailll Al~xi.r, tant il est vrai que les deux pœmes re~vent de la m&ne eslh6tique (Mimésis.... op.cil., p.106-132: "Roland à la t!te de
rlll'riàe-prde;.
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L'ENEIDE MEDIEVALE
non pas tant d'ailleurs celui de la Psychomachie - dont on connait pourtant le rôle majeur dans l'histoire de la genèse des oeuvres allégoriques médiévales - que celui du Conlre Symmaque et du Perislephanon; l'un semble avoir offert le point de départ d'une réflexion poéùque, religieuse et poliùque, dans le cadre d'une polémique vigoureuse dirigée contre les dieux païens et leur metteur en scène privilégié, l'épopée virgilienne, l'autre une série de modèles formels capables de fournir un subsùtut à l'hexamètre épique défaillant, en liaison avec une thémaùque nouvelle, l'hagiographie, promise à un bel avenir et repensée ici dans une perspecùve épique. Les conseils d1sidore de Séville paraissent sur ce point avoir été suivis : "siMuo, si Flaccus, si Naso et Persius horret,
Lucanussi te Papiniusque taedet, pareat eximio dulcis Prudcntius ore carminibus variis nobilis ille satis" 2 •
("Si Virgile, si Horace, si Ovide et Perse te rebutent. si tu es las de Lucain et de Stace, qu'apparaisse le doux Prudence à la voix sans pareille, célèbre par la variété de ses chants").
L'influence du Contre Symmaque est surtout sensible, nous l'avons vu, dans les "poèmes historiques" en hexamètres de la renaissance carolingienne, mis à pan le Waltharius, dont l'indépendance idéologique se manifeste par un recours à la Psychomachie : ici s'exprime plutôt la tendance à une lecture "moralisée" de l'épopée dont l'Exposilio de Fulgence - très appréciée par les clercs carolingiens - fournit un autre témoignage. C'est que "le dessein du Contre Symmaque[ ... ] représente à son degré le plus achevé l'idéologie chrétienne de la dynastie théodosienne"; "partant de la personnalité et de l'oeuvre de Théodose, il propose une certaine vision de l'histoire religieuse de Rome : celle de sa perdiùon et de son salut; cette histoire spirituelle donne son unité à une célébraùon des gesla Dei per Theodosium" 3. Cette réflexion politique à base métaphysique, accompagnée d'un appel polémique à un renouvellement chrétien de l'épopée antique, a dû fournir les éléments de base d'une réécriture "améliorée" de l'Enéide où la pielas du souverain, conçue sur le modèle de celle des grands empereurs chrétiens, tend à se 2 Isidorede Séville, Versus in bibliotheca, carmen X (voir J.L. Charlet, "L'apportde la po6sie... ", art.cil., p.217). 3 J. Fontaine, Naissance ... , op.cit., p.220-226 (ch. XIII: "l'épanouissement laldif de la poésie apologétique"); composé à l'apogée du règne d'Honorius, fils et successeur de Th&>dosepour la panie occidentale de l'empire, juste avant les grands revers des anna 406-410, le Contre Symmaque "constitue un chaînon expressif et personnel, entre les longues réflexions antérieures de !'Antiquité hellénistique. romaine, ch~tienne, sur la signification religieuse de l'histoire humaine [ ... ], et ces premiers livres de la Cité• Die11qu'Augustin allait commencer à 6crire quelques annœs à peine après l'effacement de notre poète".
CONCLUSION
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figer en une inaltérable perfection source de pax et d'ordo, face aux forces d'unfuror générateur d'anarchie. Car les nombreux réemplois de l'épopée virgilienne que l'on peut observer dans le KarolusMagnuscomme dans le poème d'Ermold ne sont pas, à l'évidence, de simples commodités métriques visant à pallier les lacunes d'une invention trop pauvre; le procédé traditionnel de la technique allusive relève presque toujours d'intentions cachées, et des emprunts apparemment ponctuels sont en fait destinés à structurer discrètement un vaste dessein d'ensemble : ici se vérifiebien le pouvoir fondateur et médiateur du mot. saisi dans la richesse de sa polysémie; le rex pius carolingien évoque et dépasse à la fois le pius Aeneas4 . L'augustinisme des chansons de geste, qui tend à faire "[d]es thèmes politiques[ ... ] une image du monde métaphysique" 5, comme leur difficile recherche d'un équilibre souvent compromis entre un furor guerrier et une pielas souveraine, peuvent donc procéder en partie d'une Enéide relue et méditée à travers la médiation du Contre Symmat/ue- et plus généralement, d'ailleurs, à travers celle des épopées chrétiennes : Juvencus (qui figure souvent dans les listes d'aucloreset dont nous avons trouvé des traces chez Ermold) établit par exemple entre l'ordre céleste et l'ordre terrestre, entre le Christ et l'empereur, un parallèle déjà préaugustinien6. Toutefois, s'il n'est pas impossible que l'une des composantes id&>logiques des chansons de geste - cette "pensée politico-rcligieuse qui transfigure souvent [le héros]", à l'origine non-chrétien, "et se réalise à travers la figure royale" 7 - doive quelque chose à la pie1as d'Enée mulala in melius par les poètes carolingiens, le lien n'est pas facile à faire et reste dans une certaine mesure hypothétique, tant il est vrai que, pour reprendre une formule très juste de P. Zumthor, "une poétique tient sa nature de la langue à laquelle elle s'applique, plus que d'une intention spirituelle généralc" 8• Or - difficulté à laquelle nous nous sommes constamment heurtée au cours de cette étude - l'importance même donnée par la technique antique de l'agon au pouvoir évocateur du mot. et au jeu des réminiscences formelles, tend à abolir automatiquement toute trace de l'épopée virgilienne dans un passage du latin au roman : nous avons déjà noté que les souvenirs bibliques s'exprimaient parcontraste sous une fonne 4 Sur tout c:eque le concept virgilien de pielas apporte à l'ancienne 6popée de type bom6rique, voir E.R.Curtius, La liuiralMre... , op.cil., t.l, p.286-287 (cr6ation d'un nouvel idéal, fond6 sur la force morale) et J. Fontaine, Nai11ance... , op.cil., p.73 (spiritualisation et intériorisation de l'h&oîsme). 5 D. Boutel et A. SIIUbel,Lilliralwe, politiqMe... , op.cil., p.64. 6 Voir J. Fontaine, Nai11ance... , op.cil., p.68 (l'empereur dont il est question est ici Constantin). 7 D. Boutel et A. SIIUbel,Lilliralwe ... , op.cil., p.66. 8 P. Zumthor,Longu et 1echniqMe1 ... , op.cil., p.47.
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plus explicite, sur le mode de la citation. D'autre pan. lorsqu'on essaie de rapprocher épopées latines (ou médio-latines) et chansons de geste, la difficultéest accrue par le sentimenttrès net d'une rupture formelle entre la linéarité narrative des premières et la discontinuité semi-lyrique des secondes.C'est alors que peut intervenir,comme autre médiateurprobable. le Peristephanonde Prudence, et plus généralement toute la production hymnique à laquelle il se rattache. De très fortes présomptions, sinon des preuves formelles, militent en effet en faveur d'une filiation ou d'une parentéentre cette poésie d'origine liturgiqueet les premièreschansons de geste : même statut hybride, lyrico-narratif, même structure strophique, même thématique aussi, d'où l'élément religieux n'est presque jamais absent. La médiation de Prudence, dont le recueil associe avec le plus de netteté l'épopée au genre hymnique, se joindrait ici à celle d'Ambroise, créateur d'un langage littéraire radicalementnouveau, surtout remarquable parsa rigueur et sa très grande sobriété - langage dont l'influence semble parfois se faire sentir jusque dans les poèmes savants en hexamètres - et d'une prosodie très efficace dans sa simplicité. Le mode de rédaction "paratactique"des chansonsde geste et des chansonsde saints, bien dégag6 par E. Auerbach, doit sans doute quelque chose à ces compositions strophiques qui, s'employant à faire tenir une scène ou un tableau dans le cadre restreint de quatre ou cinq vers brefs, travaillent à une simplification de la syntaxe comme à une représentation figurative des personnages; même chez Prudence, qui n'est pourtant censé produire qu'une "imitation" de l'hymne ambrosienne9 , on peut trouver de ces strophes qui, bien que tiss6es de réminiscences virgiliennes, semblent annoncer l'esthétique romane: "Haecinter immol,umaMI, 11.nquam dolorumnescius, in alwm llllflina, nam vwla palmtu presseraru" 10. knditqu
("au milieu de ces tortures il demeure immobile, comme s'il ne sentait pu la douleur; il tendsesregardsvers le ciel, puisque ses mains sont enchaîn6esj.
Ici, comme plus tard dans les chansons de geste et les chansons de saints,"les gestes de l'instant scénique sont doués d'une forte plasticité qui ne peut qu'impressionner le lecteur ou l'auditeur. [ ... ] La représentation [... ] morcellele cours des évènementsen une mosaïquede tableaux".11 L'apport de ces rythmes simples, bien adaptés à l'évolution accentuelle de la langue, et portés par leur brièveté à éliminer les 9 R. Martinet J. Gaillard,Les genres... , op.cil., tll, p.79. IO Prudence, Per., V, 233-236 (immollu manel, 1endi1qu lw,sina et nam vincla palnMusontdes reminiscencesvirgiliennes). 11 E. Auerbach,Mimesis... , op.cil., p.125 (sur Alexis et Roland).
CONCLUSION
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agencements syntaxiques trop complexes 12, peut alors redonner à la DarTationépique son caractère fondamentalde célébration collective, voire de chant choral, où chaque fait s'impose paratactiquement, avec la force d'une évidence. L'hagiographie,thème riche en perspectivesd'avenir, mais fourvoyé chez Fortunat dans le maniérisme d'hexamètres trop précieusement élaborés, trouve ici la forme qui lui convient, dans une représentation simplifiéeoù "tout est clairement établi, en noir et blanc : le bien et le mal, le juste et l'injuste, et n'a plus à être justifié ni fondé en aucune mesure; il existe certes des tentations, mais non des problèmes"13• Le Peristephanon,en effet, "joue souvent sans discrétion du contraste entre des couleurs affectives opposées: d'un côté, l'affrontement violent, l'horreur des supplices, le déchainement d'un juge souvent caricaturé; de l'autre, l'attitude impavide ou insolente du martyr, les miracles dont il est tour à tour l'objet ou l'auteur, les clichés na"1îssur [l']au-delà"14• Ainsi se constitue un monde clos aux personnages schématiques propice à la naissance d'un nouvel epos, celui des chansons de geste et des chansons de saints, où s'accentuent. en vertu d'un "processus de rigidification et de réduction" 15 , les tendances polémiques toujours latentes dans les tentatives de réécriture chrétienne, et bien sensibles notamment chez Prudence. La tradition hymnique se définit donc au moins en partie par référence à l'épopée antique, le héros devenant le saint, mais elle se définit aussi contre ceue épopée, de même qu'elle veut exclure tous les mythes paîens: "bellaMuo re.>net, nos pacisdonacanamus munera nosChristi, bellaMuo resonet. [ ... ] Donasupemaloquar,miseraenon~ Troiae terra quibus pudet, dona supema loquar• 16.
rQue Virple fuse r&onner les bruits de la guerre; nous, chantons les dons de la paix, les prâents du Christ; que Virgile fasse résonner les bruits de la guerre.[ ... ] Je chant.erai
12 Ce qui va, Il aussi, dans le sens de l'évolution de la langue parl6e : nom avons vu que chez~goire de Tours l'cnchaînemenl logique des faits laissail aouvent l d&irer, les moyens syntaxiques faisanl de plus en plus défaut. La proximité. dans le recueil d'E. Auerbach, des deux études consacrées l Grégoire el à Turold est sur ce point trà suggestive : la chanson de geste romane a su tirer un bon parti de ce qui, chez l'hisrorien latin, était encore une lacune; or la structure strophique a visiblement joué, danscette exploitation poétiquement positive d'une faiblesse de la langue,un r6le délenninanL 13 E. Auerbach,Mimuu ... , op.cil., p.121. 14 J. Fontaine, Naissance ... , op.cil., p.192. 15 E. Auerbach, Mimesis .. ., op.cil., p.122. 16 Hymne de Bède en l'honneur de saint Edilthride, cit6 par J. S1.Dverffy, "L'hymuei~ie ... ", art.cil., p.395; la formule mwra Clrruli démarquele premierven d'unehymne de saint Ambroise, Aeterna Clrristi m,mera (Hymne 14, v.1); quantl la locution miseraeproeliaTroiae,elle renvoie sans doute au livre Il de l'Enéi•.
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les dons d'en haut.non les combatsde la malheureuseTroie; je chanterailes dons d'en haut. dont la tare se r6jouit").
Cette opposition latente permet sans doute d'expliquer l'absence presque totale de toute référencepositive à l'Antiquitédans les chansonsde geste, de même que l'extrême simplicitéde leur langue, héritage probable de la tradition ambrosienne,peut expliquer leur indifférence aux procédés ttaditionnelsde la rhétoriquelatine,que plusieurscritiquesont essayé, mais en vain - et à tort, semble-t-il - de retrouver chez elles. Nous ne pensons pas en effet qu'il soit possible de retrouver des traces vraiment probantes d'une influence directe de Virgile sur Turold; non pas parce que les chansons de geste étaient forcément l'oeuvre collective d'une légion de remanieurs successifs et anonymes, ou parce que leurs auteurs étaient toujours des jongleurs à demi-incultes - la structure très étudiée de plusieurs chansons tendrait plutôt à prouver le contraire -, mais parce que l'épopée romane, dans sa forme bien spécifique, relève à notre avis d'une tradition hymnique caractérisée dès le départ, malgré ses emprunts à l'épopée latine, par une rupture assez nette, thématiqueet formelle, avec la rhétorique et les paradigmes antiques : méfiance affichée envers les fabulae de la mythologiepaïenne, réduites par Prudence à des "inepties de vieilles femmes ivres" ou des "rabâchages insipides de petites vieilles édentées" 17, et création d'une forme nouvelle, lbymne ambrosienne, révolutionnaire dans sa simplicité. Cette tradition ne suffit pas bien sûr à tout expliquer. Sur le plan prosodique, par exemple, les habitudes de la versificationgermaniquedoivent avoirjoué leur rôle, notammentdans cette anisosyllabie qu'on rencontre dès les premières chansons de geste et qui semble bien avoir été sentie ensuite comme l'une des caractéristiques formelies du genre. Pensons par exemple, dans la Chanson de Roland, pour l'essentiel décasyllabique, à l'alexandrin très réussi qui clôt la description des signes prémonitoiresde la mort du héros ("ço est li granz dulors por la mort de Rollant")18; le procédé réapparaît à la fin du XIl 0 siècle dans Ami el Amile, chanson plus tardive, mais scrupuleusement attentive aux techniques traditionnellesdu genre19. De même, sur le plan thématique,des coutumes franques comme celle de l'éloge du chef défunt se sont combinées avec l'usage antique et liturgique du plane tus. Lbyrnnique latine a dû donner naissance, plus directement, aux chansons de saints, dont les rapports avec les chansons de geste sont de simple 17
Per., X, 248-250 et 304-305;cf aussiPer., IX, 18: "inanis autanilis fabula". 18 Clu»uonde Roland.L. CX, v.1437.
l9 Cf par ex. L.76, v.1484. Sur l'anisosyllabie "propreaux originesromanes",voir R. Menendez Pidal, La Chanson ... , op.cil, p.470-473; sur les deux sources de la versificationfrançaiseprimitive (latine et germanique),voir O. Evans. "La versification anglo-normande",dans A11carrefow des rollles d'Ewope: la clu»uon de gate, Aix-enProvence, 1987, LI. p.473-488.
CONCLUSION
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cousinage plus quede filiation, comme semble l'attester entre autres l'écan existant entre leurs traditions manuscrites respectives, preuve de conditions de diffusion, sinon de création, sensiblement différentes 20 . L'épopée romane est sans doute le fruit d'une polygenèse extrêmement complexe, ~laborée dans des circonstances qui restent mal définies et dont aucune théorie ne peut à elle seule rendreentièrement compte. Ce qu'il nous paraît toutefois important de souligner en conclusion, dans la perspective qui nous intéresse, c'est que le problème des rappons entre l'épopée virgilienne et la chanson de geste ne peut se ramener à un problème de culture personnelle des auteurs, quel que soit le degré d'instruction qu'on leur suppose. Comme l'a bien montré J. Rychner, ces derniers suivent une tradition essentiellement formelle, fondée sur le respect de rythmes contraignants, qu'on ne peut supposer avoir été élaborée par le seul Turold et qui est liée de manière indissociable aux nécessités d'une performance - plus sans doute que d'une création - orale. Or le choix de ce mode d'écriture impose le recours à une poétique assez foncièrement différente de la rhétorique antique, et donc virgilienne, en raison même des contraintes d'une diffusion orale qui exige, pour être efficace, des formes simples et répétitives; la chose se vérifie dès les versus rythmiques carolingiens, comme nous avons pu le constater, par exemple, en étudiant le chant de victoire dédié à Pépin. Et non sans raison : car dans ces poèmes (eux aussi héritiers de la tradition hymnique) cherche déjà à se constituer, comme plus tard dans les chansons, une unité communautaire traduite par un acte collectif de célébration et de commémoration où se perpétue la mémoire du groupe, faisant renaître ainsi l'une des fonctions vitales de l'epos.Toutefois, tant que nous restons dans le domaine latin, le souvenir des locutions et des formes virgiliennes peut rester présent d'une manière latente, inclus dans le corps même d'une langue encore assez fidèle, par nombre de ses éléments (sunout lexicaux), à la koinè épique ou poétique de l'âge classique. Mais le passage à la langue romane supprime d'emblée cette présence diffuse, qui n'a aucune raison d'être revivifiée, puisque la chanson, probablement conçue à l'origine sur la base d'une relation polémique avec l'épopée antique, se définit en outre comme un genre communautaire et non didactique; là réside d'ailleurs sa grande différence par rappon au roman, conçu au contraire sur la base de commentaires savants du texte latin; dans la Chanson de Roland, par exemple, pourtant ~igée par un auteur en qui l'on a quelques raisons de supposer un clerc cultivé, la glose n'est pas totalement absente, mais elle reste l'exception 21• 20 Voir C. Segre, La traditione ... . op.cil., p.80-93 : les petits pœme1 hagiographiquesont ~ transcrits peuaprès leur claieprâum6ede composition,en milieu monastique,et conservésen un seul exemplaire,tandis que la transcription des chan10111 a ~ en règle g~érale beaucoup plus wdive, géographiquementplus éparpill6e, et a affect.!des forme&beaucouppl111diverses. 21 La fameuse mention de l'olivier est par exemple accompagn6e d'un commentairequi
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On perçoit ainsi la différence avec les pœmes en hexamètres de l'lge carolingien, où la relation avec les modèles antiques, qui s'affiche au premier coup d'oeil, fonde l'acte même de création poétique dans une perspective de reprise agonale; concevoir une imitation du même type, consciente et directe, pour les chansons relève à notre avis d'une erreur de méthode 22 • En d'autres termes, la chanson de geste, fruit d'une longue évolution où l'épopée virgilienne, sans doute infléchie par la médiation du genre hymnique, a dû jouer son rôle, mais genre où la panicipation affective du lyrisme est beaucoup plus forte que l'intention didactique, semble imposer à celui qui la compose, fût-il cultivé, une mise entre parenthèses de sa culture - du moins sur son versant antique, à plus forte raison païen. En cela elle nous semble étrangère à la "renaissance" du XIl 0 siècle, retour conscient vers !'Antiquité latine auquel panicipera au contraire, et activement, le roman.
est un exemple lYJk!H de glose &udite : "branches d'olive en voz mains ponaez/ ço unefiet pais et humlfttet" (v.72-73);mais c'est l'exceptionqui c:onfumela règle. 22 Nous pensons ici l l'étude ingénieuse mais finalement peu convaincante d'EJ. Mickel Jr, "Parallels in Prudentius' P,ycltomachia and La Clta,uo11de Roltllld", dans StlU.lie1in Pltilology, L67. 1970, p.439-452; parfaitement licites pour le Waltltari,u, oà les reprises formelles établissent un lien explicite, de tels rapprochements restent Uliftciels dans le eu deschansonsde gste.
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