Gassendi et la modernité
 9782503525563, 2503525563

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Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

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Édition par Sylvie Taussig Articles traduits par Sylvie Taussig Avec la collaboration de Ellie Ledoux Patrice Lucchini Michel Pellissier

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© 2008, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/09 ISBN 978-2-503-52556-3 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Gassendi et la modernité Le titre de ce volume peut paraître provocateur, dans la mesure où Gassendi (1592-1655) a vécu et composé son œuvre bien avant que la Querelle des Anciens et des Modernes n’éclate avec la publication du Siècle de Louis le Grand de Charles Perrault (1687), bientôt suivi du premier volume du Parallèle des Anciens et des Modernes (1688) et de la Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle (1688), donc en dehors du débat sur l’invention du nouveau. Du reste Gassendi ne professe aucun mépris pour la nouveauté, non plus que pour l’antiquité ; il ne conçoit pas même l’idée d’une rivalité entre les Anciens et ses contemporains ; et de même qu’il estime, à la suite d’Épicure, qu’un homme, quels que soient son âge, sa condition sociale ou physique, son sexe, sa fortune et les qualités de son esprit doit philosopher, la considération de l’âge d’une chose ou d’une opinion ne compte pas parmi ses critères de vérité, qui sont les sensations, les anticipations et les passions (selon Épicure), plus les règles de l’usage des mots. Pour autant la vérité a une histoire, qui est celle de son approximation, et la pensée du chanoine de Digne est chevillée à la notion de progrès selon l’idée, chère à Épicure que « demain se lève un nouveau soleil. » Cet attachement à l’accroissement du savoir humain et la certitude dogmatique à laquelle il tient que la somme des connaissances ne peut que grandir avec les années, pour peu que les hommes y travaillent avec un zèle particulier, se lit à la fois dans sa correspondance où l’on découvre un homme toujours à l’affût de tout ce qu’il peut y avoir de nouveautés dans les différents domaines scientifiques, de l’astronomie à

   Et même l’Abrégé en français que son disciple Bernier fit paraître précède la date des commencements de ce débat. Rappelons que les Œuvres complètes, posthumes, paraissent en 1658.

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la médecine, et toujours soucieux de promouvoir et diffuser les dernières découvertes dues à la sagacité des savants. Les articles de ce volume, dont le noyau originel, provenant du colloque international de Digne (20-23 octobre 2005), se trouve enrichi des réflexions d’autres spécialistes qui n’ont pu participer à l’événement, n’étudient pas directement l’œuvre de Gassendi sous l’angle exclusif de la nouveauté ou de la modernité ; pour autant ils permettent, dans leur très grande diversité, de dessiner la place de Gassendi entre l’idée propre au XVIe siècle que la perfection s’atteint par le retour aux Anciens et leur dépassement, et l’insistance mise par le XVIIe sur la méthode, qui implique une innovation là même où il n’est pas innové en termes de contenus. De toute évidence, Gassendi n’est pas un moderne, la rupture entre les deux rapports au nouveau n’étant pas encore instaurée : elle ne le sera qu’après la Querelle dont la nouveauté radicale réside bien dans la rupture de l’unité de ces deux rapports aux Anciens. Dans son souci de prendre en compte la très longue durée, Gassendi critique également les laudatores acti temporis – « le seul raisonnement que l’on introduit est que la mauvaise qualité de notre raison nous fait toujours louer les Anciens et mépriser les Modernes », écrit-il à Feyens en 1629 ; en revanche, s’agissant de travailler sur Épicure, il décide de s’en tenir aux sources anciennes – « je ne recherche pas du tout ce que les Modernes produisent, puisque tout ce qu’ils ont puisé vient des mêmes fontaines qui nous sont pour nous encore intarissables », écrit-il à Naudé en 1632. En réalité, le terme de « moderne » n’appartient pas à son vocabulaire en dehors de ces deux occurrences ; utilisé en fonction de substantif et non pas d’adjectif, il n’implique en tout cas aucun jugement de valeur. Notre modernité pourtant peut se chercher et s’évaluer au miroir des travaux de Gassendi, moderne sinon malgré lui, du moins à son insu et sans l’avoir cherché, en ce qu’il s’attacha, comme savant, à rendre compte des phénomènes, c’est-à-dire à trouver des lois qui assurent la stabilité et l’ordre du monde, indépendamment de toute vision morale ou métaphysique. Pour Gassendi, l’origine des choses comme leur fin ultime échappe par définition à la connaissance humaine, puisqu’elles ne sauraient être saisies par    Colloque organisé par le regroupement des vingt-sept communes du Pays dignois, la Communautés des communes des trois Vallées, le Conseil général des Alpes de Haute Provence, partenaires de la Société Pierre Gassendi, et le CNRS. Je tiens à remercier Éric Palmas, président de ladite société. Je remercie également Howard Jones, qui a bien voulu relire attentivement ce texte.    Dans les Lettres latines.

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les sens, et il les exclut de l’enquête philosophique. L’approche scientifique se détourne de la question de la fondation, jugée inessentielle, dans la mesure où la vérité commence avant d’être connue, et se consacre à ce qui lui importe vraiment, faire progresser la somme du savoir. Dès lors, une opposition se fait jour entre les disciplines de raison (qui admettent de la nouveauté) et les disciplines de mémoire (qui n’en admettent pas), et Gassendi peut affirmer tout à la fois, sans qu’il y ait contradiction ou contrariété, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et qu’inversement tout y est toujours neuf. Sylvie Taussig

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Gassendi À 250 ans Peter Miller Bard Graduate Center, New York Personne, il me semble, ne saurait nier que Gassendi ne soit guère connu que de nom. On a parfois pressenti qu’il y aurait intérêt à étudier ce philosophe, dans sa vie et son œuvre, mais jusqu’ici, aucun historien ou de la philosophie ou de la littérature, n’a entrepris cette étude à fond. Et cela pour des raisons diverses; mais surtout parce qu’il y a de quelque chose de rebutant dans l’abondance extraordinaire des ouvrages et des documents. Je n’hésite pas, cependant, à affirmer que l’histoire du XVIIe siècle ne sera complètement éclairée que lorsqu’on aura, sur l’activité et la pensée de Gassendi, fait une sérieuse enquête et précisé l’influence de ses écrits, de ses propos, de son exemple sur ses contemporains et ses successeurs. De ce XVIIe siècle, longtemps, on s’est fait, en général, une idée qui ne répondait pas à la réalité. [Henri Berr, Du Scepticisme de Gassendi. Thèse soutenue à la Faculté des Lettres de l’université de Paris en 1898 (tr. Bernard Rochot. Paris : Albin Michel, 1960), p. 13]

Ainsi commence la thèse latine, écrite il y a plus d’un siècle, d’Henri Berr sur Gassendi, An jure inter scepticos Gassendus numeratus fuerit (traduite en 1960 sous le titre Du Scepticisme de Gassendi). Il est évident que le monde de la recherche a beaucoup changé depuis le moment où Berr évoquait ce morne horizon des études gassendistes. Et ce que je voudrais faire, dans ces quelques pages, c’est justement rappeler les horizons intellectuels de la célébration de Gassendi il y a un siècle afin de pouvoir, en retour, évaluer certaines des implications de ce que nous considérons tous comme la révolution historique française du XXe siècle. Ainsi, « Gassendi à 250 ans », et non pas 350, serait un titre plus exact pour le présent article. Quel était le problème posé, ou plutôt détecté par Berr dans sa thèse de 1898 ? C’était, en termes généraux, le problème de la liberté au début du XVIIe siècle. Scepticisme, libertinage ou « émigration intérieure », pour le dire en termes contemporains, telles étaient les réponses au défi représenté

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par l’intensification de la centralisation de l’État en cours sous Louis XIII et Richelieu, défi qui continua de se manifester sous Louis XIV. Mais plus précisément, ce sur quoi Berr mettait l’accent c’était « ces cercles de savants, d’érudits, qui se servaient de / pratiquaient/ la langue latine » [pp. 15-16 ; le traducteur, incertain du sens qu’il devait donner au terme latin « laisse choisir le lecteur en proposant les deux verbes »]. Malgré la masse de documents que ces hommes avaient laissée, leur monde était pratiquement inconnu, c’est-à-dire ignoré. Berr en rendait responsable l’étrangeté du latin. Mais il est évident que, puisqu’il s’exprimait en latin dans sa propre thèse, cet argument seul ne pouvait expliquer le manque d’intérêt pour ces textes au sein de la communauté savante, qui connaissait le latin. L’explication de Berr n’était pas fausse, mais superficielle : le déclin du latin n’était que l’épiphénomène d’une transformation bien plus importante, présentée parfois sous le nom de querelle entre les Anciens et les Modernes, parfois sous celui de sécularisation, parfois sous celui de montée de la sphère publique. Mais, comme Berr, nous laisserons nous aussi de côté ces grandes catégories. Au lieu de cela, suivons le fil de sa pensée. Je suis de plus en plus convaincu, écrivait-il, « que Gassendi fournit comme un centre excellent pour considérer tout ce qui, au XVIIe siècle, s’est opposé aux principes régnants/ au régime et aux pensées » [p. 16]. Le but de Berr était présenté dans les termes les plus clairs : quant à « l’homme lui-même, le faire revivre ; l’auteur, l’étudier et le faire connaître – non seulement comme philosophe, mais comme promoteur de science et d’érudition, comme humaniste enfin : je voudrais autant que possible déployer toutes les richesses de cette pensée » [p. 17]. Le but de ce travail monumental serait, en retour, de montrer ce qui lui appartient et dans quelle mesure. De montrer tous les courants dont l’ensemble constitue l’histoire du siècle. De se servir de Gassendi non seulement comme d’un point de focalisation, mais comme d’un agent capable de cristalliser tout un monde perdu. « Bref, entreprendre une œuvre qui pourrait avoir pour titre « Psychologie historique du XVIIe siècle », et qui se relie elle-même à cette science à laquelle nous semble convenir le nom de « synthèse historique » [et ici Berr faisait référence à sa thèse française, 417-53, publiée l’année suivante sous le nom de L’Avenir de la Philosophie (1899) [p. 18]. Mais c’était un dessein trop vaste pour le moment, concluait-il, si bien que pour cette thèse il s’en tient à la philosophie de Gassendi, et puisque cela même était un champ trop vaste, au « problème de la connaissance » [p. 20].

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Ainsi le corps du livre se concentre-t-il sur la nature du scepticisme de Gassendi. Ce qui n’était pas rien, si l’on considère le rôle central que le libertinisme vint à jouer dans l’historiographie française et italienne durant le siècle qui vient de s’écouler. Mais Berr n’est jamais étroit. Et il fait donc un éloge généreux de la vaste curiosité et polymathie de Gassendi. « Mais il n’est pas nécessaire d’accumuler les témoignages : il nous suffira de la Vie de Peiresc, où en même temps qu’il rendait hommage à « l’érudition immense et multiforme » de son ami, ainsi qu’à « son insatiable désir de connaître » et à son « infatigable ardeur pour l’avancement des arts libéraux, » il s’est lui-même montré brûlant du même zèle et versé dans toutes les sciences » [p. 86]. La physionomie de Peiresc n’est jamais, en fait, très loin du portrait que Berr fait de Gassendi. Dans la conclusion de sa thèse, Berr se tourne vers le rôle que joua Gassendi dans l’avancement de la recherche. Dans une note, Berr cite le jugement de Chapelain sur « les divers avantages qu’ont reçus les sciences par le soin de ce grand zélateur de leur avancement, » l’appelant ailleurs « héros des lettres » et « promoteur des sciences » [p. 115, n3]. À titre d’exemples, Berr se tourne directement vers deux bons amis de son héros, les frères Dupuy et Peiresc. « L’étroite amitié qui liait Peiresc à Gassendi » écrit-il, « est assez prouvée par la Vie de Peiresc, et en même temps l’ardeur dont il était enflammé pour toutes les formes de savoir, pour le commerce à entretenir avec les savants du monde entier, pour acquérir et pour communiquer à tous tout ce qui pouvait être profitable à la science » [p. 115]. Berr continue avec une citation de l’article « Peiresc » du dictionnaire de Pierre Bayle, puis de l’éloge de Peiresc par Mersenne et enfin de la propre lettre de Peiresc à Jean Morin avec la proclamation que tout ce qu’il fit, il le fit dans le seul objectif d’aider le public. Les contemporains, observe Berr, sont même allés jusqu’à identifier la physionomie intellectuelle de Gassendi avec celle de son maître. « À observer votre intelligence et votre grand esprit », écrivait Antoine Godeau à Gassendi le 9 décembre 1640, « il me semblait entendre Peiresc et contempler sa présence » [p. 115]. Le projet intellectuel de Berr d’une Europe de Gassendi ne vit jamais le jour, malgré les avantages évidents à utiliser la nature protéiforme de Gassendi pour peindre son époque, époque particulièrement complexe et décisive. L’échec de ce projet fut l’échec d’un type d’histoire intellectuelle qui ne se développa jamais dans la France du XXe siècle, ni parmi ceux qui étudieraient Gassendi, pour la plupart des historiens de la philosophie, ni non plus parmi

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ceux qui suivirent la nouvelle sorte d’histoire de Berr, plutôt enclins à la géographie et à l’histoire sociale. Bien sûr il y eut des exceptions comme Pintard, et l’impressionnante longévité de ce travail témoigne non seulement de son brio, mais aussi de sa solitude ; pendant des dizaines d’années, il fut aussi la seule histoire intellectuelle d’une période entière. En d’autres termes, l’appel de Berr n’eut aucune réponse. Mais il y a plus, dans cette histoire, qu’un simple « ratage ». Car Berr, l’élève de Gassendi, ne manqua pas, comme nous l’avons déjà vu, de remarquer l’importance de Peiresc pour son époque, et particulièrement pour Gassendi. Et la longue carrière qui s’ensuivit ne modifia pas cette opinion. Dans sa discussion de la conférence de Georges Mongrédien, « L’influence sur le milieu contemporain », présentée lors des Journées gassendistes d’avril 1953, c’està-dire en l’honneur de Gassendi à 300 et seulement un an avant sa propre mort, Berr commentait : « Maintenant on pourrait peut-être insister sur ses rapports avec des cercles scientifiques, ou épris de science. Vous avez parlé de Peiresc en passant. Je me laisse aller quelquefois à propos de Gassendi à des souvenirs personnels… M. Rochot a prononcé l’autre fois le nom de Tamizey de Larroque ; j’ai, dans ma jeunesse, appelé par lui, parce que les amis de Gassendi et de Peiresc étaient ses amis, fait un séjour chez Tamizey de Larroque, et travaillé dans sa bibliothèque, très riche en volumes et en manuscrits. Tamizey de Larroque était surtout un historien, et m’a mis en rapport, comme historien, avec un grand nombre d’érudits de l’époque » [p. 142].

C’est de ce lien avec Tamizey de Larroque que je voudrais parler maintenant. Dans sa thèse de 1898, quand il mentionne les longue années pendant lesquels il enquêta sur Gassendi, Berr admet, dans une note, l’aide d’un homme : Je dois rendre ici les plus vifs remerciements au très savant et très cher Tamizey de Larroque. Il y a douze ans déjà que, m’attelant à l’étude de Gassendi, j’ai été reçu chez l’éditeur des Lettres de Peiresc, qui m’a ainsi permis d’étudier tous ses livres et manuscrits. Par cette hospitalité aussi bien que par ces précieux ouvrages, cet homme respectable, qui a donné toute sa vie aux bonnes lettres et à ceux qui les cultivent, s’est acquis ma reconnaissance la plus profonde [p. 18].

Bien sûr, pourrait-on penser aujourd’hui, comment quelqu’un pourraitil étudier Gassendi sans étudier aussi Peiresc. Ainsi, Tamizey de Larroque, premier élève « moderne » de Peiresc, aurait dû être l’associé d’Henri Berr, premier élève « moderne » de Gassendi. Mais Tamizey de Larroque vint à représenter, pour Berr, bien plus qu’une aide utile dans l’étude de la vie intel-

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lectuelle des années 1620, 30 et 40. Et c’est sur cette relation, sur ce qu’elle suscita de compréhension et d’incompréhension, que je voudrais conclure. La même année que sa thèse latine (1898), Berr publia un « Portrait d’un travailleur, Philippe Tamizey de Larroque », essai qu’il republia en 1915, quatre ans après l’appel aux armes de son manifeste, La Synthèse en Histoire, comme le premier d’une série d’essais sous le titre L’Histoire traditionnelle et la synthèse historique. Ils étaient biographiques et avaient pour but de compléter le travail antérieur en présentant, in concreto, telles quelles, des notions que le livre entier présenterait philosophiquement. Dans ce recueil il a changé le titre qui devient « Analyse et Synthèse. Un érudit : Tamizey de Larroque ». La description de Tamizey dans Le Crime de Silvestre Bonnard d’Anatole France le présente un peu comme le cousin Pons de Balzac, quelqu’un qui collectionne les faits, mais qui reste aveugle quant à leur vraie valeur. Tamizey, éditeur de documents et de monuments littéraires du règne de Louis XIII, jusqu’alors ignoré (les lettres de Chapelain et Balzac précédèrent et préparèrent la voie à celles de Peiresc), était décrit par Berr comme un « irréprochable érudit » qui reproduisait des documents avec une « exactitude rigoureuse, en en respectant non seulement le fond, mais l’orthographe et l’accentuation même. » Malheureusement, et quiconque a lu les manuscrits de Peiresc le sait, ces compliments ne sont absolument pas mérités et étaient peut-être ironiques. Mais critiquer Tamizey comme érudit n’est pas notre propos ; nous voulons plutôt voir ce que Berr en fit. On ne le voit nulle part mieux que dans sa déclaration où il affirme que « le plus doux compliment qu’on put faire à Tamizey de Larroque, c’était de le comparer à Peiresc. » Je crains de devoir avouer qu’en cela Berr montra qu’il ne savait rien de Peiresc. Pourtant, avec cette comparaison, il adoptait le point de vue de l’amateur littéraire, nous pourrions même dire de l’antiquaire littéraire, Tamizey de Larroque, et le projetait rétrospectivement sur le penseur historique du XVIIe siècle Peiresc. Et c’est ce qui est important. Pourquoi ? Parce que dans son ouvrage de 1911, La Synthèse en histoire, il nomme le type de travail représenté par Tamizey de Larroque non « analyse », mais « Synthèse érudite ». Le fait que Berr ignora Peiresc (et aussi, hélas, la qualité du travail de Tamizey de Larroque) eut pour effet la rédaction, dans des manuels, dictionnaires, etc. de caricatures de cette « synthèse érudite », sous la forme de compilation de faits. Or le travail de Peiresc était bien plus riche. Tamizey de Larroque vint à représenter plusieurs générations de chercheurs français qui, comme lui, rejetaient la « philosophie de l’histoire, »

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associée à l’Allemagne, et permirent « le triomphe et les perfectionnements de l’érudition, » pour citer L’Avenir de la Philosophie de Berr (1899) [418-9]. Ce dont on avait besoin, c’était de synthèse. En fait, le rejet de Berr de l’érudition fondatrice minutieuse qu’il attribuait à Tamizey de Larroque était tout à fait conventionnel. En Allemagne régnait aussi partout le dédain des spécialistes envers les amateurs locaux ; là, c’était le récit politique qui était la science la plus élevée. À la fin du XIXe siècle, les maîtres des sciences auxiliaires ou Hilfswissenschaften qui, de bien des manières, étaient les héritiers des antiquaires du XVIIe siècle, étaient considérés comme une espèce distincte, et non pas comme des historiens. La distinction célèbre d’Arnaldo Momigliano entre « l’histoire ancienne et l’antiquaire », formulée dans des termes hérités des XVIe et XVIIe siècles, demeurait vraie à l’époque de Berr. Cela nous ramène au fait que Berr ne comprenait pas et ignorait Peiresc, bien qu’il fût pourtant très bien disposé envers le milieu de Peiresc et Gassendi. Au cœur du travail de Peiresc, il y avait la vérification de preuves qui pourraient être utilisées pour établir les origines de la civilisation européenne. Là où Berr et tant d’autres ont vu (pour peu qu’ils aient pris la peine de regarder) une galerie de curiosités de toutes sortes, sinon réunies au hasard, il y a dans chaque cas des chemins de recherche suggérés et poursuivis, en partie sinon entièrement, et par d’autres autant que par Peiresc lui-même. En un sens, de même que l’histoire de la recherche historique pourrait être racontée à partir de l’histoire des différentes sciences auxiliaires, nous pourrions reconsidérer l’histoire de Gassendi de Peiresc pour identifier les comptes rendus de la manière dont Peiresc a étudié les différentes formes de preuves – géographique (cartes), chronologique (la chronologie samaritaine et George Syncellus), numismatique (pièces gauloises de Bretagne), épigraphique (grecque et romaine), sphragistique (Charlemagne), diplomatique (Hugues Capet), généalogique (histoire sociale de la Provence), héraldique (histoire politique de la Provence) et iconographique (gemmes gnostiques) – et les voir comme le début de l’histoire moderne. Si cela semble un jugement trop péremptoire, il suffira de lire, je pense, un passage de Mabillon quand il parle de l’art de l’historien en général, et de le considérer comme l’expression des pensées privées, non publiées de Peiresc, jusqu’à l’engagement religieux même dans la poursuite de la vérité. Et nous pouvons dire avec Mabillon que la science de l’histoire, telle qu’elle fut au début et telle qu’elle demeure encore (un siècle après Berr), est la

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science de la vérité. Ou, plus précisément, la science de la poursuite des vérités sur toute la gamme de l’expérience humaine. Dans cette vaste maison, il nous est devenu facile d’admettre les contributions utiles de l’ensemble des sciences humaines et sociales dans toute leur variété. Et récemment, aussi, la contribution des sciences naturelles et biologiques, comme la paléo-épidémiologie et la paléo-botanique. En ce sens, Berr était un prophète de notre époque. Pour le dire plus précisément encore : là ou Berr et Momigliano envisageaient tous les deux la quête de la vérité comme l’essence de la tâche de l’historien, et comme un impératif social à une époque de doute radical et même de misologie, Berr continua à élaborer une réflexion philosophique sur la manière d’identifier cette vérité alors que Momigliano retourna, comme ad fontes, aux pratiques diffamées de vérification des témoins développées par les antiquaires du XVIIe siècle, comme Peiresc, qu’il décrivait comme « cet archétype de tous les antiquaires. » Mais comprenant mal le type d’érudition de Peiresc, celle de la synthèse de l’antiquaire, Berr n’aurait pas pu suivre Momigliano même s’il l’avait voulu. Il maintenait plutôt que la Synthèse n’avait pas de prédécesseur, que son institut et sa méthode partaient d’une table rase. Et pourtant, son propre héros, Gassendi, était celui qui avait vu le pouvoir de synthèse dans le travail de Peiresc. La Vie de Peiresc, son premier grand ouvrage historique, encore largement ignoré, est une démonstration de cette « synthèse antiquaire. » Et il est paradoxal de voir à quel point Berr a reconnu toute la puissance de Gassendi historien. Pendant ces Journées gassendistes de 1953, durant la discussion qui suivit les conférences de Koyré et Rochot, qui traitaient entièrement des contributions philosophique et scientifique de Gassendi (bien que le sujet ait été, de manière symbolique, « Gassendi savant »), Berr essaya de déplacer le sujet vers l’histoire. « Jadis, à un congrès, j’ai fait une communication sur Gassendi historien. Il est évident que Gassendi a été historien avant tout » [1955, 114]. Et à nouveau, cette fois en réponse à la conclusion d’Antoine Adam, Berr, apparemment comme un cheveu sur la soupe, revint à la question de Gassendi historien : « Je disais l’autre jour que, dans un congrès, j’avais fait une communication sur Gassendi historien, et je crois qu’en effet, son rôle comme historien des idées, historien de la pensée, a été très important, plus important qu’on ne peut le déceler, parce que c’est souvent par des influences vagues, insaisissables, que Gassendi a été connu, suivi, est devenu un maître » [1955, 173]. Ce que la Synthèse de Berr représente, historiquement parlant, c’est un des premiers efforts pour exploiter le pouvoir intellectuel des nouvelles sciences socia-

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les qui succédaient aux synthèses d’érudition du dernier XVIIIe, premier XIXe siècle représentées respectivement par l’historia literaria et la Kulturgeschichte. Et celles-ci en retour suivent les synthèses plus idiosyncrasiques, les encyclopédies et corpus des polymathes du XVIIe siècle comme Peiresc et Gassendi. Il semble que Berr soit incapable de saisir – ce dont sa mauvaise compréhension de Peiresc est à la fois cause et conséquence – qu’il y avait aussi une certaine logique dans ces synthèses précédentes, qu’elles aussi constituaient des tentatives de coordonner des approches différentes et nouvelles de la connaissance, et que c’étaient des formes de recherches majeures, et non pas des entreprises défensives ou périphériques. Sur la base de cette considération, toute notre image de l’entreprise de la recherche historique en général prend un autre aspect, et en particulier la révolution française historique du XXe siècle qui commença avec Berr. Je voudrais conclure par une petite expérience que j’espère suggestive. À quel historien serait-on enclin d’attribuer la réflexion suivante ? Il utilisa pour cela non point une tradition fruste, des arguments légers, des auteurs trop peu sûrs, mais des documents authentiques comme des testaments, des actes de mariage, des contrats, des vasselages, des privilèges ; mais aussi des statues, des tombeaux, des inscriptions, des peintures, des insignes, des monnaies, des sceaux, etc. dégageant, ou s’employant à ce que fussent dégagés, tous les actes dans toutes archives et tous cartulaires du prince, des évêques, abbés, chapitres, monastères, couvents, de la noblesse et des particuliers quels qu’ils fussent; aussi dans les statuts, nécrologes, calendriers des églises ; et demandant que lui fût décrit tout ce qui, dessiné, gravé, formulé dans des livres, sur des vêtements, des vitraux, des édifices tant sacrés que profanes…

S’agit-il du projet d’histoire totale défini par Braudel dans L’Identité de la France ou de la description par Gassendi de l’Histoire de Provence de Peiresc ? Et quel sens cela a-t-il que ce projet soit en fait celui de Peiresc et non pas celui de Braudel ? De la commémoration du 250ème anniversaire de Gassendi à la commémoration de son 350ème, il y a la différence d’un monde à un autre dans la recherche historique française. Mais c’est seulement aujourd’hui que nous pouvons voir que ce qui s’est passé a été la réinvention, dans un langage scientifique différent, de ce que Gassendi et Peiresc appelaient de leurs vœux pour il y a presque 400 ans.

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Gassendi et la question de l’infinitÉ cosmique Jean Seidengart, Université Paris-X-Nanterre Gassendi fut un adversaire autorisé des enseignements rétrogrades de l’aristotélisme traditionnel. Aussi s’agissait-il pour lui de réaménager le champ complexe de la réflexion philosophique afin d’y intégrer, sans heurts d’aucune sorte, les acquis de la science de son temps ainsi que les enseignements de l’Église. Dans cette entreprise hautement synthétique, il était donc inévitable qu’il rencontrât le problème cosmologique, à une époque profondément marquée par l’horrible fin de Bruno, la condamnation du copernicianisme et surtout le procès de Galilée. Nous aborderons donc tour à tour la cosmologie de Gassendi et sa construction du concept d’espace vide et infini, d’où se dégagera peu à peu une conception plus générale de l’infini. I L’infinité cosmique en question dans le De Universo. Le Syntagma philosophicum représente très certainement à la fois l’état définitif de la pensée de Gassendi et le texte où il consacre aux questions cosmologiques une part importante de ses réflexions. Remarquons tout d’abord que, conformément à sa conception de la méthode, le chanoine de Digne procède du général au particulier. C’est la raison pour laquelle la seconde partie du Syntagma, qui porte essentiellement sur la physique, aborde en tout premier lieu les questions cosmologiques dans le livre I qui s’intitule : De Universo et Mundo, qui complexus est, seu natura Rerum. Partant d’une définition nominale de l’univers entendu comme ce qui englobe toutes choses et ce en dehors de quoi il n’y a rien, Gassendi passe aussitôt en revue l’ensemble des    Gassendi, Syntagma, II, Livre I, c. 1, in Opera omnia, Lyon, 1658, t. I, p. 135 : « Principio cum constet nomine Universi intelligi omnia, sive complexum rerum omnium, extra quem nihil est ».

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conceptions de l’univers reçues chez les Anciens afin de faire ressortir que les controverses auxquelles donne lieu la distinction entre Mundus et Universus sont l’indice d’un réel problème. En effet, il est impossible de dépasser la définition nominale de l’univers sans entrer d’emblée dans les problèmes cosmologiques. L’univers est-il fini ou infini en extension ? À cette question vient s’ajouter celle de savoir si l’étendue cosmique éventuellement infinie, qui comprend notre monde, doit être considérée comme vide ou bien peuplée d’une quantité infinie d’autres mondes semblables au nôtre. Gassendi évoque l’opinion des stoïciens et même celle de saint Augustin en faveur de l’existence possible d’un espace extramondain, qui est à la fois vide et infini. Après tout, la conception stoïcienne de l’espace, bien qu’issue d’une philosophie païenne, avait été reconnue comme telle digne d’intérêt et demeurait acceptable aux yeux des Autorités religieuses. Quant à saint Augustin, que Gassendi cite expressément plus bas, il prend appui sur la toute-puissance divine pour démontrer que Dieu pouvait créer un espace infini capable de contenir les mondes innombrables qu’avaient imaginés Épicure et les épicuriens. Cette citation permet à Gassendi d’introduire fort habilement la philosophie d’Épicure dans le débat, puisque saint Augustin lui-même s’y   Gassendi, Syntagma Philosophicum, Physica, deuxième partie, Livre I, chap. II, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 139a-b : « La question se pose de savoir […] s’il existe un seul ou plusieurs mondes. Bien sûr, on peut dire dans une certaine mesure que l’Univers est infini ». [C’est nous qui traduisons tous les textes latins].    Gassendi, Ibid., p. 139b. Il rapproche la doctrine des stoïciens de celle des docteurs en théologie qui, à l’instar de saint Augustin, admettent qu’il peut exister « au-delà du monde des espaces infinis ( infinita spatia ), qu’ils appellent imaginaires ( imaginaria ) et dans lesquels Dieu peut créer d’autres mondes ».    Sur ce point, François Bernier, le disciple de Gassendi résume fidèlement le passage du Syntagma dans son Abrégé de la philosophie de Gassendi, Paris, Michallet, 1675, chap. I, p. 4 sq. : « Plusieurs philosophes anciens, S. Augustin même, & quantité de Théologiens ont eu cette pensée, lorsqu’ils ont assuré qu’il y a des Espaces immenses sans bornes, & sans fin, dans lesquels Dieu a créé, & placé ce Monde, & dans lesquels il en peut créer un nombre innombrable d’autres. Voicy les paroles de S. Augustin. Qu’ils conçoivent, dit-il, au de là du Monde des Espaces infinis, dans lesquels si quelqu’un dit que le Tout-Puissant n’a pu ne pas créer ; ne s’ensuivra-t-il pas, etc. Et dans un autre endroit. Ozeront-ils dire que la substance divine qu’ils confessent être toute entière partout par sa présence incorporelle, est absente de ces grands espaces qui sont au de là du Monde qui n’est qu’un poinct en comparaison de cette infinité ? Je ne crois pas, ajoute-t-il, qu’ils se laissent aller à de si vains discours ». Le passage de saint Augustin auquel se réfère Gassendi se trouve dans la Cité de Dieu, Livre XI, chap. 15. Le texte original de Gassendi se trouve dans le Syntagma, I, ch. II, p. 141 b. 

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réfère à plusieurs reprises pour réfléchir sur l’existence possible d’espaces infinis entourant notre monde de toutes parts. Toutefois, rappelons qu’avant même d’exposer les diverses doctrines (finitistes, infinitistes, plénistes ou vacuistes) et d’en discuter les aspects les plus saillants, Gassendi avait pris d’emblée position en faveur d’un monde unique, créé et fini, conformément aux enseignements de l’Église, tout en traitant les autres opinions de pures « fables » (fabulas aliorum). Après tout, il convient de recevoir avec une extrême prudence cette déclaration fracassante de Gassendi qui figure en tête de toute la discussion à venir au sujet des doctrines cosmologiques, car elle ne présente nullement les garanties logico-probatoires que l’on était en droit d’exiger à cette époque pour toute argumentation philosophique digne de ce nom. Il s’agit bien plutôt d’une sorte de profession de foi destinée à garantir l’attachement indéfectible de Gassendi aux enseignements de l’Église. Une fois ce stratagème intellectuel mis en place, la discussion philosophique pouvait avoir lieu puisqu’elle ne porte finalement que sur des « fables » inoffensives aux yeux de la foi. Mais, serait-on tenté de dire, s’il s’agissait vraiment de fables, à quoi bon en discuter ? L’exposé des doctrines et leur confrontation sont menés avec ordre et méthode. Ainsi, le chapitre II porte sur la question de savoir si l’on peut considérer que notre monde (qui est unique pour Gassendi) épuise la totalité de l’univers. Autrement dit, l’universus se réduit-il à ce mundus unique ou bien contient-il au contraire quantité d’autres mondes ? Dans ce dernier cas, s’agit-il d’une pluralité finie ou infinie ? Là encore, il convient de préciser si cette pluralité désigne une succession de mondes dans le temps, ou bien un ensemble de mondes coexistant simultanément. C’est ce dernier cas qui retient l’attention de Gassendi. Si nous laissons de côté l’hypothèse finitiste, que Gassendi attribue à Plutarque (pour mémoire), il reste deux autres hypo  Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, deuxième partie, Livre I, chap. II, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 139b.    Dès 1630, en effet, Gassendi confiait à Schickard, à propos de sa décision prudente d’interrompre la publication des Exercitationes, dans une lettre datée du 27 août, in Opera Omnia, Lyon, 1658, t. VI, p. 35 : « Il me faudrait une liberté plus grande que celle que comporte la condition actuelle des choses. J’ai eu beau y mettre tous les tempéraments possibles pour prévenir les calomnies, je n’ai pas eu la bonne fortune de rencontrer des juges suffisamment équitables. Aussi je pourvois à ma sécurité, en me pliant aux circonstances ».    Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, deuxième partie, Livre I, chap. II, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 139 : « De illis solis loquor, qui simul temporeve eodem exsistere plureis censuerunt ». 

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thèses à la fois pluralistes et infinitistes. La première d’entre elles, il l’attribue de façon détournée aux coperniciens (c’est-à-dire, dans le texte, à « ceux qui suivent Seleucus ») ; quant à la seconde, c’est celle des atomistes et des épicuriens. Par ailleurs, on sait fort bien que Gassendi était lui-même personnellement favorable au système copernicien, mais il avait toujours pris soin de présenter celui-ci apparemment comme un simple système du monde parmi d’autres10. Ce qui distingue ces deux dernières hypothèses infinitistes, c’est que dans le premier cas les mondes infinis communiquent entre eux, tandis que dans la perspective épicurienne les intervalles entre les mondes sont tellement énormes que ceux-ci restent totalement isolés dans l’espace, puisqu’ils sont coupés de toute communication possible. Si nous revenons plus précisément sur l’hypothèse de la pluralité infinie des mondes propre aux « coperniciens », nous remarquons tout d’abord que Gassendi a pris soin de faire imprimer comme référence marginale dans la colonne a de la page 140 : « ut Iord. Brun. in quæst. Plat. ». C’est donc bien de la cosmologie infinitiste de Giordano Bruno qu’il s’agit. Cela n’est guère surprenant quand on sait que Gassendi possédait quatre ouvrages de Bruno : d’une part, le De l’Infinito (qui porte l’apostille suivante : « Vide Gassendi Animadversiones in Epicurum ») et d’autre part le volume de l’édition de 1591, publié à Francfort, qui réunissait le De Monade, le De Minimo et le   Gassendi, op. cit., p. 140. Seleucus est un astronome babylonien, originaire de la région de Séleucie sur le Tigre, qui reprit le système héliocentrique élaboré par Aristarque de Samos. Cette référence antique permet à Gassendi de désigner les coperniciens sans trop attirer l’attention des autorités ecclésiastiques qui condamnèrent le système copernicien à partir de 1616.    M. O. Bloch signale notamment la lettre de Gassendi à son ami Peiresc du 26 février 1632, in La philosophie de Gassendi, p. 326, n. 17, cf. Lettres de Peiresc, publiées par Tamizey de Larroque, Paris, 1888-1898, t. IV, p. 259 en note : « Si vous avez aggréable que je vous die en peu de mots ma pensée, c’est que suivant l’opinion de Copernicus, je conçoy le Soleil logé au centre du monde, et là tournant sur son propre escieu dans l’espace de quelques vint huit jours ». 10   Il est vrai, cependant, que dans le Syntagma philosophicum, Gassendi déploie un zèle tout particulier pour présenter « l’hypothèse » de Copernic au livre III de la deuxième section de sa Physique : il accorde seulement cinq pages au système d’Eudoxe (De hypothesi solidorum, concentricorumque Orbium salvandis Sidereorum motuum Phænomenis excogitata p. 597-602), huit pages au système de Ptolémée (De hypothesi eccentricorum, seu circulorum, seu solidorum orbium salvandis iisdem Phænomenis inventa, p. 602-610), cinq pages pour le système de Tycho Brahé (De hypothesi Siderum in Æthere fluido, circaque Terram quiescentem euntium, p. 610-615), mais il consacre dix-sept pages au système de Copernic qui a finalement le dernier mot (De hypothesi Siderum in Æthere fluido, ac motâ simul Terrâ incedentium, p. 615-631). M. O. Bloch avait lui-même insisté sur ce point, op. cit., p. 327 note 23. 

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De Immenso, avec l’inscription manuscrite : « Sapere aude, Gassendi »11. La référence marginale à Bruno figurant dans le Syntagma fait quelque peu problème, car elle ne comporte pas d’indication bibliographique suffisante pour nous permettre de nous reporter avec exactitude au passage auquel il fait seulement allusion. Tout ce que l’on peut avancer à son sujet, ce ne sont que des conjectures qui reposent sur cette double exigence expresse, à savoir : 1°) que le passage de Bruno, mentionné allusivement par Gassendi, affirme la pluralité infinie des mondes, 2°) qu’il y soit question de Platon. Si l’on se limite aux seuls ouvrages de Bruno que Gassendi possédait, il est fort probable à notre avis que la référence fasse allusion soit au De l’infinito12, soit au De immenso13. En revanche, le contenu même de l’argumentation du Nolain, que Gassendi résume à sa manière, ne laisse plus aucun doute possible sur sa connaissance de la cosmologie brunienne qui est bien de première main. Or, étant donné que les livres de Bruno avaient été interdits par l’Inquisition romaine, Gassendi ne pouvait se permettre d’en donner intégralement des extraits, mais il   Cf. R. Sturlese, Bibliografia, censimento e storia delle stampe originali di Giordano Bruno, Florence, 1987, p. V, XX, XXI, 57, 123. Mme Rita Sturlese fait très justement remarquer à propos de ses découvertes récentes : « Nonostante il De Monade di Gassendi sia privo di qualsiasi postilla, il suo ritrovamento costituisce ormai un punto fermo, dal quale occorrerà muovere per riesaminare tutta la questione dell’accessibilità dei testi bruniani agli inizi dell’epoca moderna », Ibid., p. XXII. 12   Bruno, De l’infinito, 1584, tr. fr. J.-P. Cavaillé, Paris, Belles Lettres, 1995, Dialogo Secondo, p. 112-114 : « Je laisse de côté le fait que le lieu, l’espace et le vide sont semblables à la matière, s’ils ne sont pas d’ailleurs la matière même, comme peut-être non sans raison semblent parfois l’admettre Platon et tous ceux qui définissent le lieu comme un certain espace. […] Nous disons qu’il y a un infini, et il s’agit d’une immense région éthérée, dans laquelle se trouvent des corps innombrables et infinis comme la Terre, la Lune et le Soleil, que nous appelons mondes composés de plein et de vide ». 13   Bruno, De immenso et innumerabilibus, Francfort, 1591, VIII, chap. V, in Op. lat., I, 2, éd. Fiorentino & Tocco, 1879/1891, p. 483 : « Un monde intelligible et immatériel ne peut être localement et constitutionnellement uni à un monde corporel ; pour éviter un espace vide, il ne faut pas avoir recours à une nature qui n’est pas à même de remplir l’espace, c’est pourtant ce qu’a fait Aristote lui-même avec Platon et Palingène. Autour de la Terre et des autres astres il y a un seul et même [espace], et c’est une erreur [d’avoir posé] ce ciel fictif et ce mobile englobant tout, qui empêche Palingène et les autres de comprendre le véritable infini et les mondes innombrables que sont les Terres elles-mêmes , les astres eux-mêmes, et qui n’ont qu’un unique firmament, ciel, lieu, [ou] espace ». Il est vrai que c’est dans ce même livre VIII du De immenso que Bruno s’en prend tout particulièrement à la doctrine platonicienne des idées séparées, ce qui pourrait justifier tout particulièrement l’expression de Gassendi : « in quæst. Plat. ». 11

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lui restait la possibilité d’en résumer la teneur, ou même, lorsque c’est nécessaire, de se livrer à une habile paraphrase. Tel est bien le cas ici, puisque Gassendi reprend à Bruno la métaphore de la forêt pour faire comprendre à ses lecteurs comment se présenterait à nous autres, depuis notre observatoire terrestre, la structure apparente du monde sidéral, du moins, s’il était infini. Remarquons au passage que cette métaphore est à double tranchant ; car si elle fournit un excellent exemple de milieu relativement homogène, il n’en est pas moins vrai que toute forêt est un ensemble fini. La métaphore de la forêt ne fournit donc rien d’autre qu’un support imaginaire destiné à soutenir un processus intellectuel qui peut être réitéré de façon illimitée. En effet, de même que lorsque nous nous trouvons au milieu d’une forêt, ce que nous prenons pour la limite ultime des arbres n’est peut-être qu’un nouveau poste d’observation permettant d’apercevoir d’autres arbres qui avaient échappé à notre vue en raison de leur trop grand éloignement, de même l’apparence de voûte étoilée n’est-elle qu’une illusion de perspective qu’il convient de réduire en la relativisant. Gassendi avait préparé l’esprit de son lecteur à pratiquer cette « relativisation » des apparences célestes en recourant à la fiction brunienne (très significative pour l’imagination) du voyageur interplanétaire ou même intersidéral. Ainsi, que nous allions sur le Soleil, sur la Lune, sur les planètes ou bien sur l’une quelconque des étoiles fixes, l’apparence de voûte céleste stellifère serait toujours sensiblement la même, et nous aurions toujours l’impression d’en occuper le centre14. C’est donc bien cette relativisation des apparences célestes qui nous permet de concevoir un univers globalement homogène et infini, puisque rien ne nous autorise à lui assigner arbitrairement des limites externes. Manifestement, Gassendi se livre ici à une paraphrase du De immenso, I, chap. IV, comme on peut s’en convaincre aisément si l’on met les deux textes en regard15 :   Gassendi, Ibid., p. 140a (page numérotée par erreur 138 dans l’éd. de Lyon) : « De sorte que pour nous qui vivons sur la Terre, le soleil, la Lune, les planètes, les étoiles fixes, les comètes et les autres [phénomènes], bien qu’ils soient distants de la Terre suivant des intervalles extrêmement inégaux, tous nous semblent se trouver sur la même surface concave d’un même corps. C’est pour une raison analogue que, si tu te trouvais sur la Lune, alors le Soleil, la Terre, les planètes, les fixes et les autres [phénomènes] t’apparaîtraient généralement comme s’ils étaient disposés de toutes parts sur une même surface . Et il en irait de même si tu te trouvais sur le Soleil, sur Jupiter et même dans la constellation du Petit chien , sur Arcturus ou sur n’importe quel autre astre ». 15   Cet extrait de Gassendi se trouve dans le Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre I, chap. II, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 140 a. Le texte de Bruno est tiré du De immenso et innumerabilibus, I, chap. IV, in Op. lat., I, 1, p. 216-217 [c’est nous qui traduisons]. 14

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« C’est agir comme un insensé que de prétendre qu’avec le sens on prouve la finité de l’Univers ( finem universi ), sous prétexte qu’au-delà de l’orbe extrême des étoiles fixes il n’indique plus rien de lumineux ; c’est comme si quelqu’un prétendait, pour cette raison, qu’il peut définir la limite d’une forêt avec le sens, sous prétexte que l’on ne voit plus d’arbres plus loin. Quant à nous, au contraire, nous disons que nous pouvons établir ( constare ) avec le sens l’infinité de l’univers ( universi infinitatem ), puisque le sens dirige toujours rapidement le centre de l’horizon vers les confins de l’horizon et fait de celui-ci un compagnon inséparable ( comitem individuum ) : de telle sorte qu’il peut considérer comme centre n’importe lequel des point de la périphérie qui lui est apparu (une fois qu’il s’en est rapproché). Et delà, le sens enseigne que si nous étions sur n’importe quel autre astre, nous serions encore au centre et la Terre semblerait depuis ce lieu se trouver alors sur un des points

« Puisque les étoiles fixes sont disséminées à travers l’immensité de l’univers ( Universi immensitatem ), celles qui sont éloignées au point que nous ne pouvons plus les apercevoir — celles-ci, dis-je — n’exercent aucune influence sur la constitution de notre monde, tout comme le nôtre n’en exerce aucune à leur égard. Il se peut qu’elles soient liées à notre monde par l’intermédiaire d’étoiles interposées, ou bien par le truchement de mondes qui doivent rester visibles de part et d’autre, de sorte qu’ils relient notre [monde] à d’autres mondes, tout comme le nôtre les relie à d’autres mondes, puis ces derniers à leur tour à d’autres plus éloignés, et d’autres encore à l’infini ( aliisque in infinitum ). On peut montrer cela clairement à l’aide de l’exemple d’une forêt ou, du moins, d’une assez vaste plaine plantée d’arbres : lorsque l’on pénètre dans celle-ci, surtout si l’atmosphère est obscure ( caliginoso aëre ), c’est comme si l’on se trouvait entouré par une sorte de couronne d’arbres assez nombreux, qui présente continuellement une telle diversité qu’elle garde pourtant presque la même apparence.

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Or, à mesure qu’on découvre régulièrement des arbres les uns après les autres, d’autres se dissimulent tour à tour. Mais il reste toujours quelques arbres qui furent aperçus en compagnie de ceux qui étaient dissimulés ( cum occultatis ), et qui restent encore visibles maintenant parmi ceux qui se montrent à nos regards ( cum retectis ) » Toutefois, Gassendi a ajouté à l’argumentation brunienne des éléments de son propre cru qui lui permettaient, en quelque sorte, d’actualiser la pensée du Nolain à la lumière des découvertes et inventions les plus récentes de l’astronomie. En effet, il précisait que ces coperniciens infinitistes considéraient les étoiles comme des soleils semblables au nôtre et qu’elles devaient (à ce titre) être entourées de planètes inaccessibles, même aux lunettes astronomiques, en raison de leur énorme éloignement, tout comme les quatre satellites de Jupiter avaient échappé auparavant aux observations faites à l’œil nu. Gassendi fait appel à l’invention de la lunette que le Nolain n’avait eu l’heur de connaître, faute d’avoir pu vivre suffisamment longtemps. D’où un puissant amalgame entre des éléments puisés tantôt dans les textes de Bruno, tantôt dans les travaux scientifiques de Galilée, ce qui fait l’originalité du texte de Gassendi. Au fond, la lecture du Syntagma permet de souligner que Gassendi était très favorable à la thèse de la pluralité des mondes (du moins, dans ses recherches purement scientifiques). C’est ce qui ressort avec force des chapitres où il traite de la lumière en général, et plus particulièrement de la lumière émise par les étoiles : […] Cette lumière affluant des innombrables étoiles fixes qui sont chacune, pour ainsi dire, des soleils et qui communiquent entre elles tantôt d’une manière, tantôt en échangeant cette même lumière16.

Cependant, s’il est vrai que Gassendi se montre prêt à admettre l’hypothèse de la pluralité des mondes, il ne va pas jusqu’à affirmer que cette pluralité 16   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre VI, chap. XI, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 425b. On retrouve la même idée, op. cit., IIe partie, deuxième section, Livre IV, chap. IV : De luce Stellarum, p. 67b.

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soit infinie. Certes, la citation précédente laissait apparaître l’expression latine innumeris sideribus qui rappelle Bruno, mais il ne faudrait pas en conclure pour autant, comme semble le faire M. O. Bloch : « que Gassendi reprend à son compte la conception de Bruno »17. À notre avis, le terme innumeris rend simplement l’impression d’un foisonnement indescriptible d’étoiles que procure la lunette, comme ce fut déjà le cas, lorsque Galilée observa la Voie lactée à l’aide de son perspicillum en 1609. Gassendi considère indéniablement les étoiles comme des Soleils (tout comme Bruno et Galilée), mais il ne se prononce pas au sujet de leur éventuelle pluralité infinie, ni sur les dimensions de l’univers. D’où ce passage important où Gassendi assimile, au cours de sa recherche sur la lumière des étoiles fixes, ces dernières à des soleils : C’est pourquoi le scintillement des étoiles fixes semble provenir en général du fait qu’elles tirent leur éclat d’une lumière dont elles sont la source, comme c’est le cas pour le Soleil, parce que leur lumière est très pure ; aussi faible que soit leur lumière quand elle parvient jusqu’à notre œil, elle ne se trouve nullement mélangée à des ombres et ressemble donc à la lumière du Soleil ; c’est pour cela que celle-ci se déverse sur nos yeux et les impressionne en les faisant trembler proportionnellement à son intensité, et que les étoiles semblent se mettre à trembler tout comme le fait le Soleil lui-même. Naturellement, nous comprenons que, si le Soleil se retirait loin de nous au point de paraître aussi petit que la Canicule et que la Canicule s’approchait tellement de nous qu’elle semblerait égaler le Soleil, ce qui se produirait c’est que le Soleil scintillerait comme le fait la Canicule, tandis que celle-ci brillerait avec un éclat identique à celui que présente déjà notre Soleil, c’est-à-dire avec un jaillissement de lumière. Et ce que je dis de la Canicule, il semble que l’on puisse le dire aussi des autres [étoiles fixes], toute proportion gardée ; d’ailleurs, il est vraisemblable que chacune des fixes sans exception ne soient, pour ainsi dire, rien d’autre que des soleils ( nihil esse Fixas aliud, quam totidem veluti Soleis ) que Dieu aurait placés dans cette région extrême. Dieu créa tant et tant de Soleils ( & tot, tantosque fecerit ) que c’est tout juste si ceux-ci peuvent être perceptibles ou parvenir à diffuser quelques uns de leurs rayons18.

Cependant, Gassendi critique énergiquement l’argumentation théologique de Bruno qui prétendait démontrer l’existence nécessaire de l’infinité cosmique et de la pluralité infinie des mondes à partir de la toute-puissance infinie de Dieu. Bien que Gassendi ne soit nullement hostile, sur le plan de la lumière naturelle, à l’idée de pluralité infinie des mondes, il entend limiter 17   Bloch, La philosophie de Gassendi : Nominalisme, Matérialisme et Métaphysique, La Haye, 1971, p. 337. 18   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, deuxième section, Livre IV, chap. IV, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 667 b.

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la portée de l’argumentation brunienne en précisant que notre nature finie ne nous permet pas de connaître les attributs de la nature divine avec une certitude positive : nous n’avons qu’une connaissance négative de l’infinité divine. Du point de vue de la lumière naturelle, la pluralité infinie des mondes est bien une hypothèse plausible, mais cela ne reste qu’une hypothèse. Ce que Bruno prenait pour une implication nécessaire n’est, finalement, qu’une conjecture probable. Toutefois, la Révélation s’oppose formellement, selon Gassendi, à l’idée d’une infinie pluralité de mondes. Sur ce point, l’embarras intellectuel du chanoine est perceptible. Il est manifestement partagé entre son fidèle attachement aux enseignements de la foi et ses sympathies pour la nouvelle image du monde. Le texte de Gassendi redouble de prudence en ne citant plus nommément Bruno, mais seulement certains d’entre les « Modernes » : À cette raison analogue s’ajoute en quelque sorte celle-ci dont se servent ces Modernes ( Recentiores illi ), lorsqu’ils disent que c’est la puissance et la bonté de Dieu qui leur a appris qu’il n’aurait pu créer le monde autrement qu’infini en grandeur et qu’il n’aurait pu exprimer son infinité autrement que par la multitude même. Aussi, prétendent-ils que l’effet d’une cause infinie doit être infini parce qu’il n’y a, semble-t-il, aucune raison pour que la cause infiniment puissante agisse contre sa propre nature, c’est-à-dire qu’elle restreigne sa propre puissance ( vim ) en ne créant que du fini. Ailleurs, ils prétendent que si une substance ( rem ) infiniment bonne ne se communiquait pas infiniment elle agirait contre sa propre nature, ou alors il semblerait qu’elle ne soit pas la meilleure puisqu’elle limite jalousement la grandeur qu’elle a la puissance de communiquer à ce qu’elle crée. Ils insistent en disant qu’il n’y aurait aucune raison pour que nous pensions qu’une substance ou bien quelque propriété divine soit infinie si celle-ci ne se manifestait pas par quelque effet infini19.

N’oublions pas que le nerf de l’argumentation brunienne se présentait sous une forme apagogique : « qui nie l’effet infini, nie la cause infinie »20.   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre I, chap. II, in Ibid., p. 142 a.   Bruno, De l’infinito, 1584, tr. fr. J.-P. Cavaillé, Paris, Belles Lettres, 1995, Dialogo Primo, p. 90 ; cf. aussi La cena de le ceneri, 1584, éd. Paris, Les Belles Lettres, 1994, Dialogo Primo, p. 50 ; De immenso et innumerabilibus, I, chap. IX-XII, in Op. lat., I, 1, éd. Fiorentino & Tocco, 1879/1891, p. 233-247 ; Bruno, Troisième Constitut du 2 juin 1592, in L. Firpo, Il processo di Giordano Bruno, rééd. Diego Quaglioni, Roma, 1993, p. 167-168 ; tr. fr. A. Segonds, Documents, I, Le Procès, Paris, 2000, p. 64-66. En outre, il faut se rappeler que cet argument figurait en deuxième position dans la liste des dix principales propositions qui avaient été censurées par l’Inquisition romaine en 1596, cf. Sommario, in L. Firpo, Il processo di Giordano Bruno, rééd. Diego Quaglioni, Roma, 1993, p. 299-304 ; tr. fr. A. Segonds, 19

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Le Nolain pensait ainsi contraindre ses lecteurs à choisir entre sa propre perspective infinitiste et une conception finitiste de la nature divine, finalement intenable, puisqu’elle est blasphématoire. En revanche, Gassendi présente l’argument brunien sous une forme ostensive et affirmative, en écrivant : « Ils prétendent que l’effet d’une cause infinie doit être infini ». Pour réfuter cet argument, Gassendi ne se livre pas à une critique interne, mais plutôt externe en reprenant son point de vue nominaliste. Tous les efforts de la critique gassendiste visent à montrer que nous autres hommes, en raison de notre finitude indépassable, nous ne pouvons, à l’aide de notre seule lumière naturelle, avoir une connaissance positive de l’infinité divine. Autrement dit, nous ne pouvons rien déduire nécessairement à propos de la structure de l’univers, puisque nous n’avons pas une idée adéquate ou positive de la « cause infinie » de ce dernier. La théologie de Gassendi est profondément attachée à la transcendance divine. À ce titre, elle établit une coupure absolue entre l’Être suprême, c’està-dire le seul infini véritable, et notre condition de créatures finies. Par conséquent, il est vain de recourir à un raisonnement par analogie pour tenter de connaître la nature de Dieu à partir des vertus de notre nature finie : cela conduit à l’anthropomorphisme et à toutes sortes d’illusions : Je dis que nous transférons en Dieu les vertus que nous percevons en nous-mêmes, alors que Dieu possède celles-ci d’une manière qui diffère absolument du mode humain. En fait, Dieu est autosuffisant et n’a nullement besoin de s’unir à quelque chose d’extérieur à soi, comme c’est pourtant le cas des hommes qui, pour vivre plus en sécurité et plus agréablement, pratiquent la justice, l’amitié et les autres vertus qui le lient à autrui21.

Le point sur lequel Gassendi insiste le plus et qui diffère radicalement de la théologie brunienne, c’est que la transcendance divine est synonyme d’autosuffisance : Dieu n’a pas « besoin » de l’univers, alors que ce dernier dépend directement de lui pour être, pour être créé et pour se conserver d’instant en instant. C’est précisément cette autosuffisance de Dieu qui permet à Gassendi de montrer qu’il est vain et illégitime de vouloir à tout prix lui appliquer la loi traditionnelle des corrélatifs dont relève le couple cause-effet. De son côté, Bruno avait totalement rejeté l’idée de création en lui substituant Documents, I, Le Procès, Paris, 2000, p. 380-392 : « La nature de Dieu est finie s’il ne produit pas de facto l’infini ». 21   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre I, chap. II, in Ibid., p. 142 a-b.

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celle de production nécessaire : « Car l’infinie vertu ( infinita virtus ), disait Bruno, n’étant limitée ni par soi-même ni par autre chose que soi, elle agit suivant la nécessité de sa propre nature ( necessitate suæ naturæ agit ) »22. Gassendi soutient au contraire que l’infinité divine toute-puissante a ce privilège absolu de pouvoir créer ex nihilo, même dans le cas le plus simple où ce qu’elle crée est fini. En effet, seule l’infinité divine est à même de surmonter l’abîme infini qui sépare l’être du néant. Il n’en faut pas davantage pour conclure que, même s’il lui arrive d’avoir quelques affinités intellectuelles avec la cosmologie brunienne, Gassendi n’admet ni la théologie du Nolain ni sa conception des rapports entre Dieu et l’univers : En un mot, c’est déjà un argument suffisamment probant en faveur de la puissance infinie ( potentiæ infinitæ ) de Dieu que celui-ci ait d’une part créé ex nihilo notre monde immense et resplendissant, et que d’autre part il le conserve en empêchant qu’il ne retourne au néant. Car même si Dieu avait créé le monde infini en grandeur et en multitude ( sive magnitudine, sive multitudine infinitum ), cet effet n’en aurait pas été pour autant proportionné à sa cause ( non […] effectus causæ suæ commensuratus ), puisqu’il n’aurait pas été doté d’une infinité de même nature que [celle de Dieu] qui ne dépend de rien. C’est pour cela que Dieu aurait pu créer infiniment plus et plus encore de choses en dehors de lui qu’on ne le pense : une fois qu’un tel monde aurait été détruit, il pourrait en créer d’autres et encore d’autres à l’infini. C’est pourquoi Dieu a d’autant plus fait valoir sa propre majesté qu’il a donné l’occasion de comprendre et de reconnaître qu’il n’est rien dans la nature qui ne soit infini en dehors de lui ( præter Deum )23.

Gassendi réaffirme clairement ici la totale incommensurabilité ( non […] commensuratus ) qui sépare infiniment l’infinité du Créateur et la contingence de sa création. Pour le chanoine de Digne, l’infini (au sens positif du terme) désigne uniquement l’absolue transcendance de Dieu qui reste pour nous quelque chose d’insondable. Toutefois, c’est dans ses analyses du concept de lieu et d’espace que Gassendi semble avoir le plus contribué à l’édification de la nouvelle image du monde, dont la science nouvelle avait tant besoin pour mettre en place ses concepts fondamentaux.

22   Bruno, De immenso et innumerabilibus, I, chap. XII, in Op. lat., I, I, éd. Fiorentino & Tocco, 1879/1891, p. 246. 23   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre I, chap. II, in Ibid., p. 142.

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II Le statut ontologique du lieu et la construction du concept d’espace infini. Bien que Gassendi n’ait pas été ce que l’on pourrait appeler un grand savant, même si l’on nuance quelque peu le jugement sévère que Koyré a porté sur l’ensemble de son œuvre24, il faut au moins reconnaître qu’il eut le mérite de transformer les concepts traditionnels d’espace et de temps pour constituer un cadre formel nouveau et mieux adapté aux exigences de la mécanique naissante. C’est cette nouvelle conception d’un espace et d’un temps incréés, vides, infinis, absolus, indépendants, immatériels et non substantiels qui fournira les éléments constitutifs du cadre théorique de la science newtonienne figurant dans la scolie du livre I des Principia25. Tout comme Bruno et Patrizi, Gassendi rejette la conception aristotélicienne du lieu, bien que ce soit pour de toutes autres raisons que ses deux illustres prédécesseurs. En effet, celle-ci contenait tant d’obscurités et de difficultés qu’il semblait préférable de l’abandonner pour lui substituer une   Cf. Koyré, Gassendi et la science de son temps, in Études d’Histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, rééd. 1980, p. 320-321 : « C’est même plus grave que cela […] cet adversaire acharné d’Aristote, ce partisan décidé de Galilée, reste étranger à l’esprit de la science moderne, notamment à l’esprit de mathématisation qui l’anime » ; « Je n’en disconviens pas : mon jugement est sévère. Hélas, c’est celui de l’histoire », Ibid., p. 324. Cf. Aussi, Études newtoniennes, Paris, rééd. 1968, p. 213 : « Gassendi fut un physicien médiocre, un mauvais mathématicien – il ne comprenait pas la déduction de la loi de la chute des corps par Galilée […] – et un philosophe de second ordre ». En revanche, il avait affirmé pourtant dans ses Études galiléennes, Paris, rééd. Hermann, 1966, p. 304-305 : « Le mérite de Gassendi est très grand : il a profondément compris Galilée ; nous voulons dire : il a compris, et tiré au clair, l’ontologie qui formait la substructure de la science nouvelle ». Ce n’est certes pas la première fois que l’on trouve dans les jugements de Koyré une certaine perplexité au sujet de l’importance historique des œuvres et des auteurs dont il traite. 25   Cf. Newton, Principia mathematica philosophiæ naturalis, livre I, scolie. L’on sait désormais que l’influence de Gassendi sur Boyle, Barrow, Newton et sur Locke fut assurée par l’intermédiaire de l’ouvrage de Walter Charleton : Physiologia Epicuro-Gassendo-Charletoniana, Londres, 1654. Pascal, sur ce point, a dû jouer également un rôle non négligeable, car il reprend manifestement le concept gassendiste d’espace vide à propos de ses expériences barométriques, comme en témoignent la célèbre lettre au Père Noël ainsi que celle qu’il adressa à Le Pailleur en février ou mars 1648 : « Il est vray que l’espace n’est ni corps ni esprit ; mais il est espace […] Ny substance ny accident. Cela est vray, si l’on entend par le mot substance ce qui est corps ou esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ny substance ny accident » (éd. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1964, p. 382). Sur toutes ces questions, l’étude de Westfall reste très instructive : The foundation of Newton’s philosophy of Nature, in British Journal for the history of Science, I, 1962, p. 171-182. 24

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nouvelle conception de l’espace, fût-ce au prix d’une radicale remise en chantier du concept en philosophie. Toutefois, la position de Gassendi est très originale par rapport à ses devanciers italiens. En effet, Bruno avait accepté l’héliocentrisme copernicien, mais sa philosophie naturelle ne l’inclinait nullement à mathématiser les phénomènes physiques (contrairement à la démarche d’un Galilée). Patrizi, de son côté, n’était pas véritablement un copernicien convaincu, puisqu’il considérait comme totalement équivalents les deux grands systèmes du monde géo- ou héliocentriques. Gassendi, en revanche, a toujours été un fervent partisan du copernicianisme26, et ce, aussi bien avant le procès de Galilée qu’après celui-ci27. Certes, il est vrai que si Gassendi défend le copernicianisme vigoureusement, (mais toujours prudemment), en faisant intervenir les concepts de la nouvelle physique, il affirme clairement qu’il reste entièrement soumis aux décrets de l’Église à l’égard de l’héliocentrisme copernicien28. Toutefois, il considère, dans son for intérieur, que les vérités de la foi et celles de la science sont conciliables à condition que l’on se livre à une interprétation allégorique de l’Écriture29, comme Galilée l’avait si bien 26   Comme l’écrit Bernard Rochot très justement : « Personne ne s’y trompe, Gassendi est copernicien », cf. Collectif, Pierre Gassendi, sa vie et son œuvre, C. I. S., Paris, 1955, p. 40-41. 27   Dès qu’il eut la certitude que son ami Galilée fut condamné par l’Église, Gassendi écrivit, Opera Omnia, Lyon, 1658, t. III, p. 519 : « Je respecte la décision par laquelle quelques cardinaux ont approuvé l’opinion de l’immobilité de la Terre. […] Je n’estime pas néanmoins que ce soit un article de foi. […] mais leur décision doit être considérée comme un préjugé d’un très grand poids dans l’esprit des fidèles ». 28   Dans le Syntagma philosophicum, IIe partie, Livre I, chap. III, p. 145-149 a, Gassendi présente tour à tour les trois principaux systèmes du monde : celui de Ptolémée, puis celui de Copernic et enfin celui de Tycho Brahé. Malgré ses vives sympathies intellectuelles pour le système de Copernic, Gassendi déclare à la fin de ce chapitre qu’il opte plutôt en faveur de celui de Tycho Brahé, parce qu’il s’accorde mieux avec la lettre des Textes Sacrés et suit les injonctions prescrites par les Décrets de l’Église : « Il semble que le système de Copernic soit plus simple et plus approprié ( videtur quidem Copernicanum planius esse, atque concinnius ) ; […] mais ceux qui ont de la déférence pour le Décret [du Saint-Office] doivent plutôt suivre et défendre le système tychonien ( ut tale Decretum reverentibus Tychonicum potius Systema & probetur, & defendatur ) ». 29   Gassendi pense tout simplement que les Saintes Écritures sont destinées à la compréhension du commun des mortels et, qu’en conséquence, il leur fallait suivre l’ordre des apparences perceptives plutôt que celui de la connaissance scientifique, attendu que ce qui compte pour le pécheur, ce n’est pas de devenir un savant mais de se préoccuper du salut de son âme ( ut sua omnia interest salus ). Cf. à ce sujet : Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, deuxième section, Livre III, chap. VI, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 629 b. Ce passage faisait suite à la présentation du système de Copernic dans le Syntagma.

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exprimé dans une lettre célèbre à son disciple Don Benedetto Castelli30. Il n’y a cependant pas lieu d’insister exagérément sur l’attachement de Gassendi à l’égard du système héliocentrique de Copernic à propos de la théorie du lieu ou de l’espace infini ; car, comme nous allons le voir, l’indifférence et l’indépendance absolues du contenant spatial à l’égard de son contenu matériel ont neutralisé ce que l’on peut appeler la « tentation infinitiste » que ne manquait pas de susciter habituellement l’adoption du système copernicien. D’ailleurs, François Bernier, le disciple qui exposa en français, sous une forme un peu abrégée, la philosophie de Gassendi, ne jugea pas utile de s’étendre sur cet élargissement considérable des dimensions du monde que provoqua l’entrée du copernicianisme, ni d’en invoquer l’autorité pour soutenir la théorie de l’espace infini chère à son maître31. En fait, la théorie gassendiste de l’espace   Galilée, lettre à Don Benedetto Castelli du 21 décembre 1613, in Dialogues et Lettres choisis, Hermann, 1966, p. 386-387 : « Si l’Écriture dans le seul souci de s’accommoder à la capacité des peuples rudes et incultes ne s’est pas fait faute de voiler ses dogmes les plus essentiels, attribuant à Dieu même des caractères tout à fait étrangers et contraires à son essence, qui oserait soutenir et affirmer que, laissant de côté ce même souci quand elle parle, fut-ce incidemment, de la Terre, du Soleil ou de quelque autre créature, elle ait choisi de s’en tenir en toute rigueur au sens étroit et littéral des mots ? Et surtout pour dire, au sujet des créatures qui n’ont rien de commun avec l’intention première des livres saints, des choses telles que leur vérité nue et découverte eût tôt fait de contrarier cette première intention en rendant le vulgaire plus rétif aux conseils des articles concernant son salut ? Ceci posé et, de plus, étant évident que deux vérités ne peuvent se contredire, le devoir des interprètes sagaces est de se donner pour tâche de montrer que les véritables significations des textes sacrés s’accordent aux conclusions naturelles, aussitôt que nous ont rendus sûrs et certains le témoignage manifeste des sens ou d’irréfutables démonstrations ». On retrouve la même argumentation dans la lettre de 1615 à Christine de Lorraine, la Grande-Duchesse de Toscane. 31   Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, IIe partie, Paris, Michallet, 1675, p. 117 : Livre III, p. 118 ; 122 : « Maintenant, Nicolas Copernique Chanoine de Torne qui vivait il y a un peu plus de cent ans, a imité ces derniers ; avec cette différence néanmoins qu’il a suppléé des choses dont il n’est fait aucune mention dans les Autheurs. Or, depuis qu’il a eu rétably cette opinion (car le Cardinal de Cusa qui avait déffendu le mouvement de la Terre environ un siècle auparavant, ne l’avait pas pu rétablir de même), Rhéticus l’a embrassée, Rothmannus, Mestlinus, Lansberge, Schikard, Kepler, Galilée, Vendelin, Hortense, Bouliaud et plusieurs autres. Sans parler d’Orignan, de Longomontanus, et de quelques autres Modernes, qui, s’attachant aux premiers, et mettant la Terre dans le centre du Monde, luy ont attribué le mouvement diurne […] Enfin Copernique a cru que l’espace qui s’étend depuis Saturne jusques aux fixes est comme infiny ; car il a fait la distance de la Terre aux fixes tellement grande, que non seulement le globe de la Terre comparé avec la région des Étoiles n’est qu’un poinct, ce qui est généralement receu de tous les astronomes ; mais que ce grand Orbe que 30

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infini s’inspire plus des travaux de Patrizi que des entours de la cosmologie copernicienne. a) Le lieu et du temps ne sont ni des substances ni des accidents corporels. Il ne fait aucun doute que Gassendi ait parfaitement connu l’œuvre philosophique de Patrizi, dont il résume les principaux linéaments dans un chapitre où il examine également les doctrines de Bernardino Telesio et de Tommaso Campanella ; d’ailleurs, il ne manque pas de faire remarquer son accord au moins partiel avec les analyses du philosophe italien de Cherso32. Tout comme Patrizi, Gassendi démontre qu’il est impossible d’absorber le lieu et le temps dans les subdivisions ontologiques établies par Aristote. En effet, le Stagirite considérait que tout ce qui est existe soit comme substance soit comme accident. Or, le point de départ des analyses de Gassendi consiste à montrer que le lieu et le temps ne peuvent être considérés ni comme des substances ni comme des accidents : On prétend couramment que tout être est soit une substance soit un accident et que toute substance est soit corporelle soit incorporelle, que par conséquent tout accident (parce qu’il appartient à une substance ou à un être existant) est corporel ou bien incorporel ; or, le premier de tous les accidents corporels, c’est la quantité dont le lieu et le temps sont des espèces. L’opinion courante considère le lieu et le temps comme des accidents corporels ; il s’ensuit par conséquent que s’il n’existait nul corps dont ils dépendent, il n’y aurait ni lieu ni temps. Puisqu’il résulte, même s’il n’y avait plus aucun corps, qu’il subsisterait pourtant encore un lieu invariable et un temps qui s’écoulerait ; pour cette raison, il nous semble en outre que le lieu et le temps ne dépendent pas des corps, et qu’ils ne sont pas ainsi des accidents corporels33.

Tout d’abord, Gassendi montre que le lieu et le temps ne peuvent être des substances, puisque toute substance est dans un lieu et dans un temps. En décrit la Terre alentour du Soleil, et dont le demi-Diamètre est par conséquent la distance de la Terre au Soleil, n’est même encore que comme un poinct ». 32   Gassendi, résume scrupuleusement la philosophie naturelle de Patrizi en présentant les différentes parties de son grand traité de 1591 intitulé : Nova de universi philosophia. Puis, lorsqu’il est question de présenter sa conception du lieu et de l’espace, Gassendi précise dans son Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre III, chap. III, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 246 a-b : « En ce qui concerne cet espace, ou ce lieu, avec lequel se confondent les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, Patrizi ne mentionne rien d’autre que ce que nous avons dit dans notre propre argumentation présentée plus haut ». 33   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre II, chap. I, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 182a.

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outre, le lieu et le temps ne peuvent pas être non plus des accidents corporels de la quantité, contrairement à ce que croyait la tradition en se fondant sur la doctrine d’Aristote34, parce que si l’on anéantissait tous les corps que contient l’univers, le lieu et le temps n’en continueraient pas moins d’exister. Comme on peut le constater ici, Gassendi sépare totalement le concept de lieu ou d’espace du concept de corps. Cette distinction qui permet de renverser le concept aristotélicien défectueux du lieu (pris comme « limite immobile immédiate de l’enveloppe »35), prend appui sur la conception atomistique d’espace vide. Tout en jouant une antiquité contre une autre, Gassendi fournit à la science classique naissante le concept d’espace vide et infini dont elle avait tant besoin, ne serait-ce que pour formuler correctement le principe d’inertie et pour mathématiser la science du mouvement ébauchée par Galilée. b) Ce sont des entités incorporelles, incréées, illimitées, vides et indépendantes : Analysons à présent comment Gassendi démontra que le lieu et le temps ne sont pas des accidents du corps ou de la quantité continue. Sur ce point, il a plutôt suivi la démarche des scolastiques en recourant à une expérience en pensée qui procède secundum imaginationem et fait intervenir la toutepuissance de Dieu. D’ailleurs, dans son argumentation, Gassendi s’efforce de convaincre ses adversaires péripatéticiens en raisonnant à partir de leur propre vision du monde géocentrique. En effet, il demande à ses lecteurs d’imaginer ce qui résulterait de la destruction de toute la masse des corps qui sont contenus à l’intérieur de la sphère du monde sublunaire par un simple décret de la toute-puissance divine, à condition que cette dernière ne remplace pas la masse corporelle ainsi annihilée par quelque chose d’autre. Il va de soi qu’il resterait une étendue tridimensionnelle et vide dans cette région de l’univers, puisque Dieu peut, par sa toute-puissance, conserver intégralement cette étendue désormais vide, bien qu’elle ait renfermé en elle auparavant les quatre   Aristote avait écrit, en effet, dans ses Catégories, 6, 4, b 20-25 ; 6, 5 a 1-13 : « Exemples de quantité discrète : le nombre et le discours ; de quantité continue : la ligne, le solide ; et, en outre, le temps et le lieu […] Le temps et le lieu relèvent aussi de la quantité continue. Le temps présent, en effet, tient à la fois au passé et au futur. À son tour, le lieu est une quantité continue, car les parties d’un corps occupent un certain lieu, et ces parties, étant en contact en une limite commune, il s’ensuit que les parties du lieu, qui sont occupées par chaque partie du corps, sont elles-mêmes en contact à la même limite commune que les parties du corps ». 35   Aristote, Physique, IV, 4, 212 a 20 ; tr. Carteron, Paris, Belles Lettres, t. 1, p. 133.. 34

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éléments. Tout un chacun peut donc admettre l’existence d’un espace vide de corps, à moins de refuser à Dieu sa toute-puissance, ce qui est impossible36. Autrement dit, l’espace vide existe et peut très bien subsister indépendamment de son contenu matériel. Il a même dû exister avant que l’univers n’ait été créé, telle une structure d’accueil qui doit précéder ce qu’elle est censée accueillir : ce qui est encore une façon de montrer que l’espace vide et infini est incréé. Enfin, Gassendi n’a plus qu’à appliquer le même raisonnement à la sphère qui contient le monde supralunaire pour montrer, d’une part, que l’espace vide que nous nous représentions à l’intérieur du monde sublunaire est bien de même nature que celui qui accueille le monde supralunaire, et d’autre part que l’on peut étendre la sphère du monde supralunaire à l’infini ( in infinitum ) sans que les propriétés de l’espace vide en soient changées pour autant. Dès lors, il appert que le lieu n’est autre que cet espace vide et infini que nous venons d’imaginer en nous appuyant sur la toute-puissance divine37. Il est tout de même étonnant de remarquer que Gassendi avait refusé de recourir à la toute-puissance infinie de Dieu pour démontrer l’existence nécessaire d’un univers infini comprenant une pluralité infinie de mondes finis, alors qu’il n’hésite pas à recourir à cette dernière pour démontrer finalement l’indépendance absolue des entités incréées que sont le lieu et le temps. Pour Gassendi, l’infinité divine ne nous permet pas de connaître la structure du monde, mais seulement de distinguer ce qui n’en fait pas absolument partie, ou plutôt ce qui n’en dépend pas. Par conséquent, il convient de faire figurer le lieu et le temps dans l’être en les coordonnant ou en les juxtaposant aux côtés des catégories de substance et d’accident, faute d’avoir pu les subordonner à ces deux dernières dans l’arbre de Porphyre. C’est, en quelque sorte, une « révolution ontologique »38,   Cf. Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre II, chap. I, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 182 : « […] Personne ne le niera, si ce n’est celui qui nie la [toute-] puissance de Dieu ( nemo iturus inficias sit, nisi, qui potentiam Dei inficietur ). 37   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre II, chap. I, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 183a. 38   Cf. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, 1957, tr. fr. 1962, rééd. Gallimard, coll. “TEL”, 1988, p. 143-144, n. 2 : « Gassendi […] en insistant sur l’existence du vide qu’il déclara n’être ni substance, ni attribut, minait la base même de la discussion, c’est-à-dire l’ontologie traditionnelle qui continuait encore à dominer non seulement la pensée de Descartes et de More, mais aussi celles de Newton et de Leibniz ». Et aussi, Ibid., p. 180 : « Personne au XVIIe siècle (sauf peut-être Gassendi et, à sa suite Pascal, pour qui espace et temps ne sont ni des substances ni des attributs, mais simplement espace et temps) n’est assez hardi ou 36

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comme dit Koyré, puisqu’elle ne peut entrer dans l’arbre de Porphyre. Tout se passe comme si Gassendi réorganisait la doctrine aristotélicienne des « genres de l’être », à la lumière de la conception épicurienne de l’espace et du vide. Or, étant donné que Gassendi distingue soigneusement entre l’espace et le corps, il va de soi que le lieu ne peut être considéré comme corporel. Ce sont donc certainement des entités incorporelles, à condition de ne pas tenter de réduire de nouveau celles-ci aux catégories de substance ou d’accident ni à des fictions fantaisistes de notre imagination : Par ailleurs, ce ne sont pas non plus des accidents incorporels ( accidentia incorporea ) inhérents à la manière des accidents se rapportant à une quelconque substance quasi incorporelle, mais ce sont plutôt des réalités incorporelles, d’un genre différent de celles que l’on appelle communément substances ou accidents ( sed incorporea quædam sunt genere diversa ab iis, quæ Substantiæ dici ). En conséquence, on peut affirmer qu’un être pris dans son sens le plus général ne peut être divisé convenablement en substance et accident, mais que l’on doit ajouter le lieu et le temps comme deux membres déterminés d’une telle division […] D’où il suit que l’on doit considérer le temps et le lieu comme de véritables réalités ou comme des êtres réels puisqu’ils existent pourtant réellement, bien qu’ils ne soient rien de comparable à ce que l’on considère communément comme substance ou accident ; or, ils existent cependant et ne dépendent nullement de [notre] intellect comme des chimères, puisque le lieu existe de façon permanente et le temps s’écoule indépendamment du fait que notre intellect pense ou qu’il ne pense pas39.

En outre, Gassendi a établi un critère qui permet de distinguer la corporéité de la spatialité. En effet, l’espace est immobile, vide, illimité et dépourvu de toute résistance ( repugnantia ), c’est pour cela que les corps le pénètrent en s’y déplaçant, sinon tout mouvement serait véritablement impossible dans le plein40. De plus, la vacuité de l’espace n’est pas gênante pour la foi, car le étourdi pour rejeter l’ontologie traditionnelle ou lui substituer une ontologie nouvelle ». Koyré confirme son jugement in Études d’Histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1966, rééd. 1980, p. 332 : « Personne n’a contribué autant que lui [Gassendi] à la ruine de l’ontologie classique fondée sur les notions de substance et d’attribut, de potentialité et d’actualité. En proclamant l’existence du vide, c’est-à-dire la réalité de quelque chose qui n’était ni substance, ni attribut, Gassendi ouvre une brèche dans le système catégoriel traditionnel ; une brèche dans laquelle ce système finira par s’engloutir ». 39   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre II, chap. I, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 182a. 40   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre II, chap. III, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 193 : « En effet, le corps qui doit se mouvoir se heurtant à un lieu plein, il faudra qu’il en chasse le corps qui l’occupe ; mais où celui-ci pourrait-il se retirer, si tout le reste est plein ? Est-ce qu’il expulsera lui-même un autre corps ? Mais la même difficulté

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vide n’est rien et saint Augustin en a parfaitement admis l’existence possible. Au contraire, le corps est mobile et possède la capacité de résister ( capax resistentiæ )41. Si l’on comprend bien les distinctions de Gassendi : lorsqu’un corps occupe une portion quelconque de l’espace, cela signifie que l’espace tridimensionnel et incorporel épouse les dimensions des corps matériels qui sont en lui. Ce n’est pas donc parce que l’espace possède trois dimensions (tout comme les corps) qu’il convient de le confondre avec la corporéité, comme c’était malheureusement le cas de Descartes qui considérait le corps et l’étendue comme identiques42. En dernière analyse, on est en droit de se demander ce qu’il y a dans l’espace cosmique qui s’étend à l’infini au-delà de notre monde copernicien. Curieusement, Gassendi considère que l’univers matériel, créé par Dieu, est vaste et immense au sens strict du terme, mais fini. Certes, il comporte peutêtre une prodigieuse pluralité de mondes, mais rien ne permet d’affirmer que celle-ci soit infinie. Ce système fini de mondes créés est donc plongé dans un espace vide et infini où Dieu seul étend sa présence infinie, puisqu’il est toujours et en tous lieux d’une manière indivise. Ce qui ne signifie nullement que le monde matériel soit plongé dans un espace théologique, ni que Gassendi ait eu des visées « panenthéistes ». En fait, c’est parce que Dieu est infiniment parfait qu’il existe nécessairement toujours et en tous lieux. Par conséquent, Dieu est omniprésent, c’est-à-dire qu’il doit aussi se trouver se reproduira, et ainsi de suite indéfiniment. Donc, si le premier corps ne peut sortir de son lieu, aucun mouvement ne pourra commencer et rien ne pourra se mouvoir ». Traduction partielle de René Dugas in La Mécanique au XVIIe siècle, éd. du Griffon, Neuchâtel, 1954, p. 106. Comme on le constate clairement ici, la conception gassendiste de l’espace est totalement opposée à celle de Descartes. 41   Gassendi, Syntagma philosophicum, Logica, Ie partie, Livre I, chap. VII, canon 7, in Ibid., p. 55. Bernier résumait ces distinctions en écrivant in Abrégé de la philosophie de Gassendi, Lyon, 1675, Traité des principes physiques, ch. 1, De l’Espace, p. 5 : « Cette description de l’espace nous oblige à faire en même temps une distinction de deux sortes d’étendues, ou dimensions ; les unes corporelles, ou matérielles, solides, & impénétrables ; et les autres incorporelles pénétrables, & sans résistance, que nous nommerons spatiales, ou locales. Les corporelles sont la longueur, la largeur, & la profondeur d’un corps ; de l’eau par exemple, contenue dans quelque vaisseau. Les spatiales, la longueur, la largeur, & la profondeur que nous concevons devoir estre entre les côtés de ce même vaisseau, si l’eau, & tout autre corps en estoit exclus ». 42   Cf. Descartes, Principes, II, 4, AT IX-2, p. 65 : « Que ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc., qui constitue la nature du corps, mais l’extension seule ».

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tout entier en tous points de l’espace, sans pour autant exclure qu’il existe totalement en lui-même. Il s’ensuit de la perfection de l’essence divine que Dieu est éternel et immense ( æterna et immensa ) […] C’est pour cela que Dieu, en vérité, existe à la fois suprêmement en lui-même et qu’il est infiniment parfait ( infinite perfectum ), mais Il existe aussi nécessairement en tout temps et en tout lieu. Et lorsque l’on demande où était Dieu avant d’avoir créé le monde, on ne peut nier qu’il était en lui-même ( in se ) ; mais on doit reconnaître en même temps qu’il était partout ( ubique ), c’est-à-dire en tous lieux ; c’est-à-dire, non seulement là où le monde futur allait se trouver, mais aussi dans une infinité d’autres lieux ( cæteris etiam infinitis ). On pense que le fait que Dieu soit dans l’espace n’est qu’une détermination extrinsèque de son essence, mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne son immensité ( respectu Immensitatis ), dont le concept contient nécessairement celui d’espace43.

Cette conception gassendiste de l’espace vide, infini, incréé, indépendant, immatériel et non substantiel s’accorde totalement, d’une part, avec la doctrine religieuse de l’immensité divine et, d’autre part, avec la mécanique galiléenne désormais incontournable. Du reste, cette conception de Gassendi a dû profondément inspirer la théorie newtonienne de l’espace, mais cela ne signifie nullement qu’elle fut acceptée telle quelle par l’auteur des Principia mathematica philosophiæ naturalis. D’ailleurs, elle avait été déjà partiellement critiquée et réfutée par le maître de Newton, Isaac Barrow, qui considérait comme impie l’idée gassendiste selon laquelle l’espace vide et infini serait incréé, c’est-à-dire indépendant de Dieu44. Toutefois, cette objection d’ordre théologique n’empêcha nullement la conception gassendiste de l’espace de fournir à la physique classique naissante le support philosophique nouveau qui lui avait si cruellement fait défaut jusqu’alors. À cet égard, Gassendi n’a pas été qu’un simple relais de la tradition antico-médiévale, mais un penseur lucide qui a su faire fonds sur les acquis de la philosophie païenne et de la pensée chrétienne, pour opérer les aménagements conceptuels nécessaires à la science de son temps.

43   Gassendi, Syntagma philosophicum, Physica, IIe partie, Livre II, chap. II, in Opera Omnia, Lyon, 1658, I, p. 191a. 44   Cf. Barrow, Lectiones mathematicæ, X, in éd. de Whewell, The mathematical works of Isaac Barrow, Cambridge, 1860, t. I, p. 149 sqq.

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L’Atomisme de Gassendi : taille, figure et temps Thomas M. Lennon Université de Western Ontario Selon l’atomisme conçu au sens le plus large, la façon la meilleure, voire la seule, de se représenter le monde, est de le faire en termes binaires. Cette conception peut s’appliquer à un large éventail de domaines. Selon l’atomisme physique, la divisibilité infinie de la matière est une impossibilité physique. Les lois de la physique sont telles qu’il est nécessaire que l’intégrité de certaines instances de la matière soit maintenue. Pour l’atomisme métaphysique, il n’existe pas de relations internes ; l’existence d’une chose et ses attributs ne dépendent pas de quoi que ce soit d’autre. C’est la version ontologique de l’atomisme logique de Bertrand Russell, au XXe siècle : le monde consiste fondamentalement en existence pure et en non-existence pure. Selon l’atomisme phénoménal, les données de l’expérience sont, ou sont composées de minima indivisibles. Cette vision est à la base de l’empirisme classique du début de l’époque moderne, avec sa doctrine des idées simples. Le point de vue de l’atomisme physique fut remis en cause au début de l’époque moderne quand les penseurs exploitèrent les conséquences d’une définition de la matière comme quelque chose d’homogène pour établir un seul ensemble de lois applicables à toute matière quelle qu’elle soit. Si la 

  Il est important de noter que cette conception binaire, se distingue du dualisme essentialiste de Platon, par exemple, pour lequel la distribution des deux instances relève de la nécessité. Pour l’atomiste, la distribution des atomes dans le vide est entièrement contingente et le produit du hasard pur, ou bien, pour Gassendi, de la Providence de Dieu. Le caractère contingent du monde atomiste prendra toute son importance à la fin de ce papier. Pour la théologie volontariste de Gassendi en l’occurrence, voir Margaret Osler, « Fortune, fate and divination : Gassendi’s voluntarist theology and the baptism of Epicureanism », in Atoms, pneuma, and tranquility, éd. M.J. Osler (Cambridge : Cambridge University Press, 1991).

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matière est divisible à un niveau, alors elle doit l’être à tous les autres. De nombreux penseurs de l’époque eurent donc tendance à s’éloigner de l’atomisme physique pour se rapprocher de l’atomisme métaphysique ou phénoménal. Où Gassendi se situe-t-il dans ce tableau ? O.R. Bloch précise ce point : pour Gassendi, « il n’y a pas de distinction entre physique et métaphysique. » Et pourtant, on peut se demander si cette affirmation est vraie, s’agissant de Gassendi et comment il faut caractériser son atomisme. Pour répondre à ces questions non seulement pour Gassendi, mais encore pour l’ensemble de la tradition atomiste, il paraît utile de se reporter à une discussion que Lucrèce propose au sujet du nombre de figures d’atomes, quoiqu’il semble devoir dans un premier temps nous rendre très perplexes. Comme on le sait, Démocrite prétend que, comme le nombre des atomes est infini, leurs figures le sont aussi. Ce qu’on sait moins, c’est que les atomistes des générations suivantes, et en particulier Lucrèce, s’ils maintiennent le nombre infini des atomes dont ils font un rempart contre la conception téléologique de la nature, reconnaissaient seulement un nombre fini de figures. Un des arguments de Lucrèce en faveur de cette limitation a suscité l’attention de bien des chercheurs à cause de son manque de clarté, mais pratiquement personne ne s’est référé à Gassendi, alors même qu’il le commente. L’examen de l’argument révèle un profond clivage entre l’atomisme de Gassendi et celui de Hume qui, sans lui consacrer directement de développements, était, plus que tout autre penseur, à même de le rendre intelligible. Nous commencerons par citer in extenso le texte de Lucrèce : À ma démonstration [le fait que la figure permet d’expliquer différents phénomènes, comme le goût], j’ajouterais une chose qui dépend d’elle et en tire sa crédibilité : la variété des figures atomiques (primordia rerum) est finie. S’il n’en était pas ainsi, certains atomes (semina) devraient posséder à l’inverse (rursum) une grandeur infinie (infinito… actu). Car dans la petitesse des atomes de même volume les figures ne peuvent être très différentes. Suppose en effet que les atomes (corpora prima) aient trois parties minimales,    Pour de plus amples développements, voir « Physical and Metaphysical Atomism : 1666-1682 », in An Intimate Relation : Studies in the History and Philosophy of Science Presented to R.E. Butts on his 60th Birthday, éd. J.R. Brown et J. Mittelstrass, (Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 1989) pp. 81-95.

 O.R. Bloch, La Philosophie de Gassendi : Nominalisme, Matérialisme, et Métaphysique (La Haye : Martinus Nijhoff, 1971), p. 172. 

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ou un peu plus ; ces parties d’un seul corps premier, dispose-les en haut et en bas, fais-les passer de droite à gauche et vois, par tous les essais possibles, les figures que donnent les diverses combinaisons. Finalement, si tu veux encore varier les figures, il te faudra ajouter d’autres parties et ainsi de suite : toute série de combinaisons réclamera d’autres parties si tu veux encore varier les figures de l’atome. La nouveauté des figures entraîne l’augmentation du corps. Tu ne saurais donc croire que les atomes déploient une infinité de figures diverses à moins de contraindre certains à une grandeur monstrueuse et inadmissible (immani maximitate), comme je l’ai montré.

Le disciple de Gassendi, François Bernier, commente ce passage dans son Abrégé de la philosophie de son maître. Pour ce qui est de l’argument en faveur d’un très grand nombre de figures d’atomes, il le trouve incontestable, mais il trouve « un peu obscur » celui qui rejette leur infinité. Quoique ce qu’en dise Bernier soit également loin d’être parfaitement clair, citons en entier son développement tel qu’il se trouve dans l’Abrégé : « Or la raison pourquoy les espèces de figures sont incompréhensibles est évidente, ascavoir pour pouvoir suffire à cette incomprehensible diversité de figures qu’on voit dans les choses naturelles ; mais celle que Lucrèce apporte pour montrer qu’elles ne sont pas infinies, est un peu obscur, néanmoins en voicy le sens. Comme les Atomes, dit-il, sont d’une grandeur limitée, il est impossible que sur cette grandeur il se fasse des figurations infinies ; car chaque figuration demande une position particulière de parties, et cependant les parties d’une grandeur finie peuvent estre transposées, et composées, ou jointes, et arrangées en tant de manières,   II, 478-99. Je suis la traduction française de José Kany-Turpin, mutatis mutandis (GF Flammarion, paris, 1997). Denis O’Brien affirme que l’argument de Lucrèce qui part des figures infinies pour en conclure à une taille infinie ne se trouve pas chez Épicure. Theories of Weight in the Ancient World (Paris, 1981) ; « La taille et la figure des atomes dans les systèmes de Démocrite et d’Épicure, » Revue philosophique de la France et de l’étranger 17 (1982) pp. 187-203. Mais pour Long et Sedley, le passage suivant d’Épicure (Lettre à Hérodote, §42-43) n’est rien d’autre que l’argument de Lucrèce : « Et pour chacune des figures, les atomes semblables sont absolument infinis en nombre ; mais pour les différences de figures, en nombre non absolument infini, mais seulement inconcevable, si l’on ne veut pas, pour les grandeurs aussi, les faire aller absolument à l’infini. » A.A. Long et D.N. Sedley The Hellenistic Philosophers (Cambridge : Cambridge University Press, 1987) p. 53. Je dois évoquer ici cette différence d’opinion, dans la mesure où je me concentre sur l’argument lui- même. 

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qu’il ne reste plus aucune manière de position possible. » On reconnaît bien le sens général de l’argument, mais l’on aimerait toujours savoir comment il se fait qu’un atome, même de taille finie, ne permette qu’un réarrangement fini de ses parties. L’échec de Bernier, incapable à la fois de compléter l’argument et de le rejeter catégoriquement s’explique peut-être par le fait qu’il adhère à un nominalisme plus total qui le conduit à exprimer ses doutes par rapport à l’atomisme de Gassendi, et en particulier sur des sujets aussi fondamentaux que l’espace, le temps et le mouvement. Bernier publia ses doutes, puis, dans la seconde édition de son Abrégé, il les annexa, dans une version augmentée, au volume dans lequel il évoque la taille des atomes. Il arrive que ces doutes le conduisent à modifier tacitement le texte pour lui faire refléter son propre point de vue. Pour Bernier, le mouvement est un mode indéfinissable qui ne se distingue pas vraiment du corps qui bouge. Prendre les choses autrement, pense-t-il, c’est en faire une entité abstraite, évoquant par là des conceptions erronées comme celle de Descartes selon laquelle la quantité de mouvement est constante ou que des intervalles de repos sont indispensables pour faire le départ entre différents mouvements. Le résultat est, pour Bernier, que le mouvement est continu. Comme nous le verrons infra, si les différents mouvements que Bernier déduits sont possibles tels qu’il les décrit, l’argument de Lucrèce s’effondre. Quoiqu’il procède ainsi pour tout un éventail de raisons variées, il y a un cas où les « doutes » de Bernier reflètent effectivement la position de Gassendi. Notons en attendant que Gassendi lui-même avait considéré que le sens du premier argument au moins était clair, mais le second un peu plus obscur (paulo obscurius). Pour autant, il ajoute de nombreux commentaires de son cru. Quelque deux cents ans après Bernier, P.-Félix Thomas dit de l’argument, dans son livre sur Gassendi : « Il semble difficile, en effet, que l’atome ayant une certaine grandeur puisse recevoir n’importe quelle figure, chacune d’elles exigeant une disposition spéciale des parties et celles-ci ne se prêtant qu’a un nombre déterminé de combinaisons possibles. » Une fois encore, la reconstruction de l’argument est fondamentalement exacte, mais pourquoi   Abrégé de la philosophie de Gassendi (deuxième édition, Lyon, 1684 ; réimpression anastatique, Paris : Fayard, 1992) vol. 2, p. 114.    Ibid., Doute xi, pp. 311-14.    La Philosophie de Gassendi (Paris, 1889 ; puis, New York : Burt Franklin, 1967) p. 65. 

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n’est-il donc question que d’un nombre déterminé de combinaisons possibles des parties ? Et, une fois encore, nous verrons que Gassendi a lui-même bien plus à dire sur la question. Le terme que Lucrèce emploie, rursum, littéralement « en arrière », a bien embarrassé les critiques. Certains ont imaginé qu’il renvoyait à un argument manquant qui se serait trouvé juste avant ce passage (Brieger et Guissani), en déduisant la lacune d’une hypothèse supplémentaire, à savoir que l’argument ainsi exprimé est défectueux. Dans sa révision de la traduction de Rouse, M.F. Smith attire l’attention sur Bailey : « Vu l’état d’inachèvement du poème, il est imprudent d’affirmer qu’un passage a été perdu ; […] il est plus sûr de dire que l’argument le requiert. » Cette circonspection n’empêche pas de conclure à une lacune, au contraire. Il me semble que le mot doit être pris dans le sens de l’inverse de quelque chose : « au contraire », « d’autre part ». C’est ce que nous suggère la toute fin du passage, où Lucrèce rappelle qu’il a déjà prouvé que les atomes ne pouvaient pas être d’une grandeur dépassant toute mesure. C’est-à-dire que le texte est incomplet, en tant qu’il contient un premier argument en faveur de la taille finie des atomes, qui sert de prémisse dans cet argument dont la forme est modus tollens, comme le terme rursum nous le signale. Smith continue son raisonnement en citant un texte antérieur (I, 599634, et en particulier 619-22). Mais dans ce passage la conclusion de l’argument est que les atomes ont un nombre fini de parties sans parties et indivisibles. Pour Lucrèce, ces parties sont elles-mêmes dépourvues de parties, et donc indivisibles, parce que, sinon, elles auraient des parties infinies, et que, de la sorte, il n’y aurait plus de différence entre le tout et la chose la plus infime, c’est-à-dire que l’espace infini serait rempli par la matière d’un unique atome10. En un mot, la démonstration est déjà faite à ce point qu’aucun atome n’a une grandeur infinie. Un autre passage, plus haut dans le poème,   Lucrèce, De rerum natura (Cambridge : Harvard University Press, 1983), pp. 132-33, note b.    Lucrèce, On the nature of things (Indianapolis : Hackett, 2001) p. 46, n.32. 10   Furley semble avoir une lecture différente : la conclusion en forme de reductio est que la chose individuelle dans son ensemble ne différerait en aucune de ses parties, chacune étant divisible en parties infinies. Cette interprétation du vers ergo rerum inter summam minimamque quid escit ? (I, 618) est possible au plan linguistique, mais philosophiquement impraticable. David J. Furley, Two Studies in the Greek Atomists (Princeton ; Princeton University Press, 1967) pp. 36-38. 

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nous révèle le fondement ultime de la position de Lucrèce : « Puisque nous avons découvert une double nature / bien différente en ses deux composants / le corps et le vide où toute chose s’accomplit » (I, 503-05). Il ne peut pas y avoir l’un sans l’autre ; ou, plus précisément, le monde ne peut être expliqué que par la présence conjointe des deux : « Mais d’autre part, s’il ne s’étendait aucun vide, / tout ne formerait qu’un solide ; et réciproquement, / sans corps définis (corpora certa) emplissant la place qu’ils occupent, tout l’espace existant serait un vide absolu » (I, 520-23). Il semble donc que l’argument de Lucrèce en faveur du nombre fini de tailles possibles se trouve au cœur même du système atomiste, loin d’en être un ornement périphérique. Mais quel est l’argument lui-même ? Long et Sedley l’expliquent dans les termes suivants : « On ne peut construire qu’un nombre fini de figures d’atomes à partir d’un nombre donné de parties minimales, quel qu’il soit, parce que la seule façon qu’a un minimum d’être adjacent à un autre, c’est de se trouver directement à côté de lui : étant sans parties, il ne peut pas être à mi-chemin de lui. On peut mesurer les conséquences de cette affirmation en la comparant avec les dessins que l’on ferait sur une feuille de papier en remplissant des carrés. Seul un nombre fini de dessins est possible, et on ne peut les diversifier davantage qu’en prenant une plus grande feuille de papier quadrillé11. » Jusque là, tout est clair. Le fait qu’un minimum ne puisse être adjacent à un autre que s’il se trouve directement à côté de lui signifie qu’aucune combinaison de deux minima ne peut produire plus qu’une figure, même si l’on tourne les minima ainsi juxtaposés. Mais avec trois minima, je ne vois pas la raison pour laquelle ils ne pourraient être rangés en ligne droite, ou bien à angle droit, ou selon n’importe laquelle des figures infiniment nombreuses qu’ils peuvent prendre. Cela revient à se demander pourquoi le papier quadrillé est divisé comme il l’est. Au lieu d’ajouter des carrés et, partant, de la grandeur, on pourrait prendre des carrés les plus petits dont on ait besoin pour produire une variété infinie de figures, c’est-à-dire qu’ils pourraient être petits à l’infini. Ce n’est pas leur taille qui donne leurs propriétés aux minima, mais leur manque de parties (et donc de figures). Furley donne une interprétation très proche de celle-là. Il nous demande de nous représenter des atomes tels que la différence entre leur figure dépend de toute évidence de la combinaison de leurs parties minimales. Tel est le cas   Loc. cit., p. 6.

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des figures quadriparties au-dessus de A et B. Il demande alors pourquoi ils ne peuvent pas être un atome qui ait la figure au-dessus de C, et si C est alors une des figures en nombre infini qui se trouve entre A et B. l_l_l l_l_l A

l_l_l_ l_l_l B

l_l_l l_l_l C

Sa réponse, à l’intention de Vlastos qui avait posé la question, est qu’une telle figure implique le concept (contradictoire) de demi minimum12. Mais nous ne savons toujours pas si les minima ont une figure sans parties et, si c’est le cas, comment. Qui plus est, nous aimerions savoir si, puisque la taille dépend des parties, les minima ont seulement une taille. Bref, nous retombons encore, pour l’essentiel, sur la question que nous posions déjà à Bernier, à Thomas, puis à Long et Sedley. Quoique l’atomisme ancien laisse à l’occasion deviner les points de vue plus sophistiqués à venir, il n’en reste pas moins, fondamentalement, un atomisme physique. Je veux dire ici que les lois de la physique, ou la nature de la matière, sont telles que l’intégrité de certaines instances de la matière ne peut pas être bouleversée. Long et Sedley semblent être d’accord avec la caractérisation suivante : « Quoiqu’il soit presque certain que Leucippe et Démocrite ont conçu leur atomisme en réaction contre l’hypothèse de divisibilité infinie défendue par Zénon, on hésite à affirmer que leurs atomes seraient indivisibles autrement que dans le sens physique. Étant donné que les atomes variant en figure et en taille, il est difficile de soutenir qu’ils aient été considérés comme “théoriquement” indivisibles, ou sans parties. Ils étaient tout simplement trop solides pour se casser en leurs différentes parties13. » Si l’atome ne peut se casser en ses parties, c’est pour la raison physique que donne Lucrèce : il est trop solide dans le sens où il est parfaitement solide. « …Sans vide, rien ne peut être écrasé, broyé, coupe, fendu / […] Et plus une chose renferme de vide, / plus elle se laisse pénétrer et ruiner. / Si donc les corps premiers, comme je l’ai enseigné, / sont solides et sans vide, il faut qu’ils soient éternels » (I, 532-39). L’atome est ce qu’il est au sens étymologique

  Loc. cit., pp. 41-43.   Loc. cit., p. 41.

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du terme (impossible à couper) parce qu’il ne comporte aucun vide à travers lequel un couteau pourrait passer. Comme je l’ai indiqué, la portée véritable de l’atomisme physique a été menacée dès sa redécouverte à cause de la conception d’une matière homogène sur laquelle les penseurs des débuts de l’époque moderne se fondaient – selon la formule de Boyle, « matière, universelle et catholique. » Un unique ensemble de lois gouvernait toute la matière, de telle sorte que ce qui est vrai à un niveau doit l’être à tous les autres. Ce qui est divisible au niveau macroscopique doit l’être également au niveau microscopique. L’œuvre du gassendiste Pierre Petit de Montluçon est intéressante à cet égard. Il conçut une justification instrumentaliste de l’atomisme pour répondre aux objections métaphysiques qui étaient formulées contre lui et qui soulignaient la nature physique de sa position. La théorie atomiste est très utile, mais néanmoins« contradictoire », dans la mesure où figure et indivisibilité sont incompatibles à la fois en mathématiques et en physique14. C’est pour faire de la physique que nous parlons d’atomes, même s’il n’y en a pas. C’est dans ce sens que Boyle peut être qualifié d’atomiste. Qu’il évoquât l’atomiste Gassendi ou le pléniste Descartes, Boyle parlait indifféremment de « philosophes corpusculaires ». Pris dans ce sens, Descartes était lui aussi un atomiste : pour lui, toute matière est par essence divisible à l’infini, à ceci près que seul Dieu peut la diviser en dessous d’un certain seuil. De façon paradoxale, le premier atomisme clairement métaphysique, vint du propre camp de Descartes. C’est ainsi que le défenseur de l’orthodoxie cartésienne, Robert Desgabets, caractérisa la position de Gérauld de Cordemoy qui, comme Leucippe et Démocrite, attaquait les partisans du plein en tirant argument du mouvement réel perçu, du changement et de la pluralité des corps. À ses yeux, s’il est impossible de diviser un corps, c’est parce qu’il est une substance, c’est-à-dire quelque chose qui, selon Descartes, n’a besoin de rien pour exister (en dehors de Dieu) ; et parce qu’il doit être limité, il doit avoir une figure, laquelle ne peut pas changer, et cela parce que le corps est une substance. C’est dans la direction d’une indivisibilité fondée sur des raisons métaphysiques que François Bernier devait tirer l’atomisme de Gassendi. Pour autant, il y mêla sans faire de distinction des arguments de nature physique, par exemple le fait que seul l’atomisme puisse expliquer la dureté ou la douceur   Dissertations académiques (Paris, 1674) p. 49.

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relatives des corps. Mais il affirmait aussi que, si tous les corps étaient parfaitement durs, il n’y aurait aucune différence entre le vide et eux. La divisibilité des corps en parties implique l’existence de quelque chose qui soit indivisible – quelque chose dont l’intégrité soit garantie par le fait qu’il puisse être conçu indépendamment de quoi que ce soit d’autre, et on reconnaît dans cet argument le test que Descartes décrit pour prouver l’indépendance ontologique de la substance. Mais cela signifie que les parties en question ne sont pas réelles, mais conceptuelles. Il est intéressant de noter que Lucrèce avait au moins pressenti cet argument : « Enfin si la nature n’avait mis de borne à la division, / les corps premiers seraient si fragmentés par le temps / que rien désormais ne pourrait dans un délai fixé / être conçu par eux » (I, 551-54). La dimension physique de l’argument demeure toutefois évidente. Avec l’interprétation plus tardive, telle que Leibniz la propose, cet aspect est complètement effacé. Le voici tel qu’il se trouve au tout début de la Monadologie : « Il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum de simples15. » Pour Leibniz, la figure, la taille et toutes les autres propriétés de l’extension sont de purs phénomènes, même si elles sont bien fondées. D’autre part, puisque tout est nécessairement relié à tout selon la doctrine de Leibniz de l’harmonie préétablie, au point que même les propriétés des objets physiques, y compris les qualités secondaires, sont nécessaires (ne fût-ce que par hypothèse), cette conception n’est pas le meilleur exemple d’atomisme métaphysique pour la période qui nous concerne. Nous montrerons à la fin de cet article que Gassendi est un atomiste pur dans la mesure où il se distingue de Leibniz sur ce point précis. Avec Locke, qui fut à bien des égards un successeur de Gassendi, nous nous rapprochons de l’atomisme métaphysique. Il est assurément bien établi que Locke ait été un atomiste, même si la signification de ses points de vue fasse encore l’objet de débats interprétatifs. J’ai montré ailleurs en long et en large que c’est l’ontologie qui permet de comprendre le plus précisément ce que Locke veut dire quand il parle de tout réduire à l’existence pur (les atomes) et à de la non-existence pure (le vide). Nous devons faire l’expérience du monde pour déterminer où il y a de l’être et où il n’y en a pas. Mais ce qui distingue l’être – c’est-à-dire les atomes – du vide est la solidité, un élément non sensoriel et quasi métaphysique que Locke prend grand soin de différen  Monadologie, 2. Leibniz, Essais de Théodicée suivi de La Monadologie, éd. Jalabert, Paris Aubier Montaigne, 1962 p. 491. 15

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cier de l’impénétrabilité, qui est une propriété dynamique sensible. Imaginez la grille du papier quadrillé, dont certains des carrés sont remplis, et d’autres non. C’est à partir de cette ontologie très sommaire que l’esprit construit le monde des phénomènes sensoriels et des choses complexes. C’est précisément parce que les exemplaires de solidité que Locke exposait étaient des éléments non sensoriels et quasi métaphysiques que sa version de l’atomisme fut rejeté par les empiristes britanniques de la période suivante, à commencer par Berkeley. Avec sa doctrine du minimum perceptibile, Berkeley semble en revenir à l’atomisme physique. Mais l’argument qu’il développe dans les paragraphes 80 et 81 de sa New Theory of Vision (Un essai pour une nouvelle théorie de la vision) suggère quelque chose de plus intéressant. Car il y affirme, contre Aristote, Descartes, Locke et bien d’autres réalistes, que les objets des différents sens sont numériquement distincts et spécifiquement (ou qualitativement) différents. Cette thèse de l’hétérogénéité, qu’il devait par la suite appeler la « partie principale et le pilier » de sa théorie16, est elle-même de caractère atomiste : de fait, les visibilia (et les perceptibilia en général) sont des atomes, séparables les uns des autres et, comme il l’affirme aussi, indivisibles. Pour nourrir sa démonstration en faveur de l’hétérogénéité, Berkeley donne deux arguments susceptibles d’expliquer pourquoi « le minimum visibile est exactement égal dans tous les êtres, quels qu’ils soient, dotés de la faculté visuelle17. » Un des arguments de Berkeley est que si le minimum visibile d’un homme était plus grand que celui d’une mite, alors il suffirait de réduire sa taille pour le rendre égal au minimum visibile de la mite ; mais, dans ces conditions, le minimum visibile de l’homme ne serait pas un minimum. Même s’il a une taille finie et mesurable, le minimum visibile n’a pas de parties et il est indivisible. Ainsi interprétée, la conception de Berkeley constitue clairement une anticipation de l’atomisme phénoménal de Hume, qui élargira l’argument à l’indivisibilité des idées d’espace et de temps. Considérons son argument de la tache d’encre : Faites une tache d’encre sur du papier, fixez votre regard sur cette tache, et éloignezvous à une distance telle qu’enfin vous la perdiez de vue ; il est clair qu’au moment qui a précédé son évanouissement, l’image ou l’impression était parfaitement indivisible. Ce n’est pas par manque de rayons lumineux qui frappent nos yeux que les petites   The Theory of Vision… Vindicated and Explained (1733), sec.41.   Essay Toward A New Theory of Vision (1709), sec 80. Un essai pour une nouvelle théorie de la vision, éd. Brykman (Paris, PUF, 1985), vol. I, p. 243. 16 17

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parties des corps éloignés ne produisent pas d’impression sensible ; c’est parce qu’elles sont reculées au-delà de cette distance à laquelle leurs impressions étaient réduites à un minimum et n’étaient plus susceptibles d’une nouvelle diminution18.

Comme nous le verrons, c’est cet atomisme phénoménal qui nous fournit finalement une explication complète de l’argument de Lucrèce. Mais nous devons commencer par comprendre la manière dont Gassendi se situe luimême. Car ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons prouver que sa version de l’atomisme prépare à ses développements modernes. Dans un exposé d’histoire de la philosophie, Gassendi montre comment le problème a été envisagé par Démocrite, Aristote, Alexandre d’Aphrodise, Philoponus et, de façon plus conséquente, par Plutarque qui rapporte que, selon Épicure, le nombre de figures d’atome est d’une grandeur inaccessible à l’entendement humain, mais non pas infini. Quoique « la raison pour laquelle elles ne sont pas infinies soit un peu plus obscure, le sens en est néanmoins compréhensible, et Lucrèce l’a parfaitement saisi»19. Après avoir cité le texte de Lucrèce (II, 478-499), Gassendi explique l’argument à l’aide d’une analogie, à savoir la production de différents mots par le réarrangement des lettres. C’est une analogie chère à Lucrèce, qui fait appel à la double signification d’elementa pour renvoyer à la fois aux lettres de l’alphabet et aux éléments de l’analyse physique, par exemple20. Il utilise en particulier cette analogie pour mettre en évidence qu’une simple modification de l’ordre des lettres modifie à la fois le sens et le son, si bien que la combinaison des atomes permet d’expliquer que le ciel, la mer, la terre, etc. soient différents les uns des autres21. Il est cependant étrange qu’il ne recoure pas ici à cette analogie quoiqu’elle soit en l’occurrence parfaitement appropriée, comme Gassendi le prouve. À partir de deux lettres nous ne pouvons former que deux mots, de trois, six ; de quatre, vingt-quatre… Avec dix lettres, nous constituons 3 628 800   Hume, Traité de la nature humaine, trad. Leroy (Aubier, 1946), 2° partie section 1, p. 94-95. A Treatise of Human Nature (1739, éd. L.A. Selby-Bigge, 1888), p. 27 : « Put a spot of ink upon paper, fix your eye upon that spot, and retire to such a distance, that at last you lose sight of it ; ‘tis plain, that the moment before it vanish’d the image or impression was perfectly indivisible. ‘Tis not for want of rays of light striking on our eyes, that the minute parts of distant bodies convey not any sensible impression ; but because they are remov’d beyond that distance, at which their impressions were reduc’d to a minimum, and were incapable of any farther diminution. » 19   Syntagma, partie I, livre 3, chap. 6 ; p. 271. 20   Smith (2001), p. 8, n. 23. 21   I, 820-29. 18

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mots. Si nous considérons les parties des atomes sous cet angle, nous comprendrons pourquoi le nombre de figures des atomes peut être immense au-delà de ce que nous saurions imaginer. « Mais il ne peut tout bonnement pas être infini ; car, à moins de construire avec des centièmes, des millièmes ou d’autres parties minuscules (alia particula), vous finirez par rendre l’atome visible ; et si vous continuez à ajouter des parties, il en résultera que vous lui donnerez une taille énorme (immani maximitate), et pourtant vous n’obtiendriez le nombre de figures que si vous postuliez l’infinité des atomes [c’est-à-dire, je présume, de chaque atome, atomorum infinitam]22. » L’aspect le moins intéressant de l’argument de Gassendi est cet appel à la visibilité, qui dépend de la taille. Bien que l’invisibilité des atomes soit de rigueur dans l’atomisme ancien, il n’y a aucune raison valable qui interdise aux atomes d’être aussi grand qu’on veut (à condition que leur grandeur ne soit pas infinie). Ainsi donc, faire appel à l’augmentation indéfinie de la taille des atomes (et donc à leur visibilité croissante) ne constitue pas un bon argument contre le nombre des figures qui leur seraient par là allouées. De fait, il semble que la petitesse des atomes, telle qu’ils échappent à la perception, n’est postulée que pour signaler leur statut théorique. Mais s’appuyer sur elle de façon littérale, comme le fait l’argument de Gassendi, c’est avancer une forme très primitive d’atomisme physique. Son argument présente un aspect plus intéressant, à savoir quand il affirme qu’il n’y a qu’une seule façon d’augmenter les figures d’atomes sans augmenter leur taille au-delà de ce qui est tolérable : il faut en manipuler des parties toujours plus petites. Mais cela revient à dire qu’un atome ayant un nombre infini de figures serait divisible à l’infini, autrement dit ce ne serait plus un atome, si ce n’est au sens physique du terme. L’aspect arithmétique, linéaire, de l’analogie de Gassendi rappelle Flatland, l’ouvrage classique de E.A. Abbott qui, au XIXe siècle, tente de faire comprendre la différence entre les dimensions de l’espace. D’une manière très intelligente et très humoristique, Abbott imagine ce que cela serait que d’expliquer à un habitant d’un monde bidimensionnel (« Flatland ») ce qu’est notre monde tridimensionnel (« Spaceland »). Pour ce faire, Abbott commence par décrire à son Flatlander un monde doté d’une seule dimension (« Lineland »), dont les habitants n’ont entre eux qu’une seule relation pos-

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sible, avant de lui demander de déduire de ce monde-là le nôtre, sur la base de cette relation23. Le scénario affirme clairement que les individus de Lineland sont des segments de droite plutôt que des points produits par une division infinie et que les figures de Flatland sont rectilinéaires, régulières et fixées24. Bien qu’Abbott ne le formule pas exactement en ces termes, la façon la plus naturelle d’imaginer les individus de Flatland serait de se les représenter comme autant d’occupants de carrés sur un papier quadrillé. Cette représentation reflète l’analogie de Gassendi, basée sur des mots et des lettres : les mots sont divisibles en lettres qui ne sont en revanche pas divisibles. (La distinction que l’on peut faire entre la composante verticale et la composante horizontale de la lettre T est d’une toute autre nature : cela revient à distinguer les parties d’un symbole, et non pas d’une lettre.) Et tous deux renvoient à un atome conçu comme consistant en parties sans parties, c’est-à-dire comme minima. Nous reviendrons à cette conception à la fin de cet article. En attendant, nous devons nous demander encore une fois ce qui nous empêche de supposer que la droite, ou les carrés, seraient divisibles à l’infini ? Qu’est-ce qui distingue les minima, parties d’atomes dépourvues de parties, des atomes tels que visés par la théorie ? Si la matière et l’espace, ou le vide, sont proportionnés (ce qui signifie seulement que le premier peut pénétrer dans le second) et si les atomes sont, par définition, indivisibles dans un certain sens, il est alors naturel, quoique non nécessaire, de considérer que l’espace est divisible de façon finie25. Mais si c’est le cas, alors il faut se représenter le mouvement en termes cinématographiques, pour reprendre la formule de Bergson : rien ne se déplace dans un temps donné (le photogramme individuel), mais seulement d’un photogramme à l’autre. On peut dire de la projection d’un film de cinéma consistant en photogrammes qu’elle nous donne l’image ou l’apparence du mouvement.   Flatland : A romance of many dimensions (2nd ed, 1884 ; reprinted, New York : Dover, 1952) (traduction française par Élisabeth Gilles, Flatland : une aventure à plusieurs dimensions, Denoël, 1968 ; 1998). La pertinence et la puissance anticipatrice de cet ouvrage, écrit bien avant l’invention de la relativité restreinte, pour ne rien dire de la théorie des cordes, sont remarquables. 24   Ibid., p. 28. 25   Ainsi donc, quand Gassendi choisit la divisibilité infinie de l’espace, comme il le fait dans la lettre à Sorbière de 1644, il le fait confortablement parce qu’il ignore alors la divisibilité finie de la matière. M. O. Bloch, loc. cit., p. 180. 23

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Selon la conception cinématographique du mouvement, la projection nous donne le temps lui-même, qui est divisible seulement de façon finie (ou, autrement dit, elle nous montre que le temps n’est qu’apparence, c’est-à-dire qu’en réalité le mouvement n’existe pas). Sans doute le monde ancien aurait-il pu arriver à cette conclusion, et pourtant, avant Hume, elle ne se trouve nulle part formulée explicitement. Hume est de fait le seul qui soit à même de donner sens à l’argument de Lucrèce26. Pourquoi fallut-il si longtemps à l’histoire de la pensée pour arriver à Hume ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, et il n’est pas non plus évident que la conclusion à laquelle Hume arrive ne soit pas elle aussi problématique27. Il est en tout cas plus pertinent pour comprendre le rôle que Gassendi joue dans l’histoire. On trouve peu d’analyse métaphysique du temps chez les atomistes. Il semble que le fait que le temps n’ait ni début ni fin soit une prémisse tacite dans tous leurs raisonnements portant sur ce qui peut être réalisé par un nombre infini d’atomes dans le vide, voire dans leurs démonstrations de l’existence même des atomes. L’argument, esquissé chez Épicure et utilisé de façon plus ou moins explicite par Lucrèce, revient à dire qu’un temps infini doit permettre de réaliser toutes les possibilités, de telle sorte que, si la matière était divisible à l’infini divisible, elle aurait déjà été divisée, soit en atomes, soit en ce rien du tout dont la matière ne peut revenir28. Pour Épicure, le temps est sui generis. Selon Sextus Empiricus, Démétrios le Laconien interprète la pensée d’Épicure en disant qu’il considère le temps comme un « accident des accidents », probablement une caractéristique adverbiale du changement qu’il mesure. Lucrèce l’exprime de la façon suivante : « Ainsi du temps : il n’a pas d’existence propre (per se non est). / C’est à partir des choses que naît le sentiment / de ce qui est achevé pour toujours, / réellement présent ou encore à venir. Personne, il faut l’admettre, 26

  Furley souligne les ressemblances entre Hume et Lucrèce : ils admettent tous deux que la divisibilité infinie implique des parties infinies, ce qui implique une taille infinie, et inversement ; ils rejettent tous deux la divisibilité infinie, quoique peut-être pour des raisons un peu différentes ; ils reconnaissent tous deux des minima qui, sans parties ni extension, produisent de l’extension. Loc. cit., partie 2, chap. 10. 27   Voir D.A. Larivière et T.M. Lennon, « Hume’s Example of the Burning Coal »,

Journal of Philosophical Research, 27 (2002), pp. 511-26.

  Elizabeth Asmis, Epicurus’ Scientific Method (Ithaca : Cornell University Press, 1984), pp. 252-60. L’argument se trouve également chez Aristote, De Generatione, 316a25ff. 28

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n’a le sentiment du temps en soi, / abstrait du mouvement ou du paisible repos des choses29. » Nous avons ici au moins une ébauche du point de vue de Hume : « L’idée de temps n’est pas dérivée d’une impression particulière mêlée aux autres, et qui en soit clairement discernable ; mais elle naît tout entière de la manière dont les impressions apparaissent à l’esprit, sans correspondre à l’une d’entre elles en particulier. Cinq notes jouées sur une flûte nous donnent l’impression et l’idée de temps, bien que le temps ne soit pas une sixième impression qui se présente à l’ouïe ou à un autre sens30. » Mais il y a un autre texte de Lucrèce, plus loin dans le poème, et largement négligé31 : « Dans un temps que nous percevons unique, / celui d’une seule émission de voix, se dissimulent / de multiples moments que la raison découvre32. » Ces vers semblent suggérer l’idée doublement problématique qu’il existe des moments imperceptibles qui sont moins que des minima perceptibles et qui pourraient donc être divisibles à l’infini. Autrement dit, le temps ne consiste pas en minima phénoménaux. On trouve une idée tout aussi problématique chez Hume, exprimée par l’exemple du charbon en train de brûler, qui est censé prouver que « le temps ne peut se présenter à l’esprit soit isolément, soit accompagné d’un objet fixe et immuable, mais on le découvre toujours dans une succession perceptible d’objets changeants33. » Le problème est que le charbon qui tourbillonne rapidement présente l’apparence d’un seul objet qui ne change pas et doit donc nous donner une idée du temps. Qui plus est, cet exemple du charbon que prend Hume se trouve ébauché par le phénomène qui est censé être expliqué par le principe de Lucrèce, celui des imperceptibles unités de temps, autrement dit la nature cinématographique 29

  I, 459-63.   Hume, Traité de la nature humaine, trad. Leroy (Aubier, 1946), 2° partie section 3, p. 104. Treatise, p. 36. « The idea of time is not deriv’d from a particular impression mix’d up with others, and plainly distinguish’d from them ; but arises altogether form the manner, in which impressions appear to the mind, without making one of the number. Five notes play’d on a flute give us the impression and idea of time ; tho’ time not be a sixth impression, which presents itself to the hearing or any other of the senses. » 31   Asmis analyse le texte en détail, mais en mettant l’accent sur la compréhension, et non pas sur le temps. Loc. cit., p. 119ff. 32   IV, 795-97. 33   Hume, Traité de la nature humaine, trad. Leroy (Aubier, 1946), 2° partie section 3, p. 103. Treatise, p. 35 : « Time cannot make its appearance to the mind, either alone or attended with a steady unchangeable object, but is always discover’d by some perceivable succession of changeable objects. » L’italique se trouve dans le texte original. 30

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des rêves. Selon Lucrèce, un rêve consiste en une série de simulacres statiques qui, variant très légèrement, donnent l’apparence du mouvement, du moins à condition que leur succession soit si rapide qu’on ne puisse la noter. Le présent article ne prétend pas résoudre entièrement ce problème34, mais la nature cinématographique des rêves est d’une grande importance pour le sujet qui nous concerne. Car les atomistes, à en croire Simplicius, ont parfois défendu une conception cinématographique, non seulement des rêves, mais aussi du mouvement. Simplicius ne précise pas de quels atomistes il s’agit, mais on trouve cette idée chez Aristote, plus particulièrement dans son argument de la reductio ad absurdum, à savoir qu’il existe des choses qui ne peuvent pas être divisées (sinon par accident, en tant qu’elles font partie de quelque chose qui bouge). C’est l’argument de Zénon, bien connu sous le nom de paradoxe de la flèche. Si une chose se déplace de A à B, alors elle doit être entièrement en A, entièrement en B, ou partiellement à la fois en A et en B. Si elle est indivisible, elle ne peut pas être partiellement en A et en B ; mais si elle est en B, alors elle a déjà bougé ; et si elle est en A, alors elle n’a pas du tout bougé. Le résultat de tout cela, selon la Physique d’Aristote, est que l’indivisible ne devrait jamais être en mouvement et qu’il devrait tout au plus avoir été en mouvement35. Ce qui semble être un mouvement est seulement une succession d’images reliées les unes aux autres. Long et Sedley proposent l’interprétation suivante : les atomistes en sont arrivés à adopter ce point de vue à cause de Diodore Cronus, qui a montré à quelles conditions on pouvait accepter la reductio d’Aristote : la proposition « Hélène avait trois maris » est vraie, mais la proposition « Hélène a trois maris » n’est jamais vraie. Ils pensent que « la formulation de Diodore attire l’attention sur la nécessité (ne fût-ce que pour les besoins de la logique) de diviser l’espace ainsi que le corps en unités minimales […] Même un atome composé de nombreux minima devrait, en tant qu’il constitue un tout, se déplacer d’un minimum d’espace en un temps donné. Son mouvement ne pourrait pas manquer d’être saccadé. Quelque étrange que cette théorie du mouvement puisse paraître, pour n’importe qui que la question de Zénon – comment le mouvement est-il possible à travers un continuum divisible à

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  Voir Larivière.   238b23-241a2.

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l’infini ? – rendrait perplexe, il se pourrait bien que cette solution puisse être le moindre de deux maux36. En fait, l’argument d’Aristote est utilisé comme arme contre les moments, c’est-à-dire les minima temporels, auxquels ces atomistes adhéraient. Aussi ont-ils adopté les minima spatiaux « pour les besoins de la logique » au sens fort du terme, car les minima découlent de la conception saccadée, ou cinématographique, du mouvement : le minimum spatial est la zone occupée de façon différente d’un moment à l’autre. La conception saccadée du mouvement n’est pas le moindre de deux maux, mais la conception qui reflète au mieux le gestaltisme binaire des atomistes qui voient l’univers comme un tout. Ce point très important mérite ici un plus long développement. L’espace, ou le vide, a été couramment défini par ses caractéristiques d’intangibilité et de pure passivité, c’est-à-dire de réceptivité à la matière. Il est divisible en proportion de la divisibilité de cette matière, et réciproquement. En effet, on ne peut comprendre ce que signifie la divisibilité de l’espace que si cet espace est conçu comme réceptacle de la divisibilité matérielle. Bien évidemment, il ne peut pas être divisible dans le même que la matière l’est, car cela reviendrait à dire que ses parties sont mobiles. (La distinction entre les différentes sortes de divisibilité ressemble beaucoup à la différence que voit Descartes entre la distinction réelle et la distinction de raison.) Mais la divisibilité à l’infini de l’espace ouvre la route aux paradoxes que Zénon utilise contre le mouvement, à savoir la dichotomie et Achille. Nous tombons donc ici sur un argument implicite qui s’ajoute à tous ceux qui se trouvent déjà dans les textes anciens contre la divisibilité à l’infini de la matière. Ce résultat n’est au demeurant pas surprenant, car les interprètes s’accordent généralement pour dire que l’atomisme du Ve siècle av. J.-C. était au moins en partie une réponse aux arguments de l’école éléatique contre le mouvement37. Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant, car Zénon imagine (au moins) deux paradoxes qui ne dépendent pas de la divisibilité finie, la flèche, que j’ai déjà citée, et le stade. Ce dernier entre parfaitement dans le cadre que j’ai développé pour examiner la question de la taille. Notre source, pour la présentation du paradoxe, est le même texte de la Physique d’Aristote. Deux rangées de corps que l’on suppose indivisibles se déplacent à la même vitesse, mais dans des directions opposées, pour venir s’aligner sur une troisième ran  Loc. cit., p. 51.   Tel est également le point de vue de Gassendi. Voir Lynn S. Joy, Gassendi the Atomist (Cambridge : Cambridge University Press, 1987), p. 153. 36 37

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gée, stationnaire celle-là, qui se trouve à mi-parcours de leurs trajectoires. La conclusion du paradoxe est que le passage de la position initiale à la position finale implique que les corps parcourront des distances différentes dans des temps égaux, ou bien seront divisibles à l’infini. Mais considérons les positions initiales et finales pour elles-mêmes. Il n’y a rien de paradoxal à affirmer que les corps sont d’abord dans la première position, puis dans la seconde sans qu’ils aient dû passer par les positions intermédiaires. Mais le fait qu’il n’y ait pas de positions intermédiaires telles qu’ils doivent les traverser, du moins entre minima, constitue le fondement même de la conception cinématographique du mouvement. Le passage de la position initiale à la position finale s’interprète, comme dans le cas de la flèche, en termes d’une position suivie d’une autre, et non pas en termes de processus intermédiaire permettant d’aller de l’une à l’autre. Pour le dire autrement, s’il y a paradoxe, c’est seulement parce que deux corps se déplacent l’un par rapport à l’autre, ou bien parce que, comme dans le cas de la flèche, un corps se déplace par rapport à un cadre spatial. Le paradoxe est donc moins une devinette qu’une simple exposition de la conception que les atomistes ont du mouvement, qui dépend d’un espace et d’un temps tous deux divisibles de façon finie. C’est cette conception qui constitue le fondement nécessaire à l’argument de Lucrèce selon lequel il ne peut y avoir une infinité de figures d’atomes basée sur le réarrangement de ces atomes que si leur taille est infinie. Revenons maintenant à Gassendi. Gassendi a développé une doctrine très personnelle de l’espace et du temps dont il affirme qu’ils ne sont ni substance ni accident, mais quelque chose suo modo. Ce sont des entités réelles, indépendantes à la fois de l’esprit et des choses qu’elles sont censées contenir. (Du reste, le temps et l’espace sont pour lui indépendants y compris de Dieu.) Qui plus est, trois propriétés en particulier créent un « parallèle », selon l’expression même de Gassendi, entre l’espace et le temps. L’espace et le temps sont infinis, divisibles à l’infini et indifférents à ce qu’ils contiennent. Gassendi est en mesure de renverser la notion du temps propre à Aristote et à Épicure, à savoir que le temps est la mesure du changement, et de faire du changement la mesure du temps38. Dans une magistrale analyse du texte de Gassendi, qui inclut le manuscrit de 1636 du De vita et doctrina Epicuri, Bloch montre que Gassendi eut bien du mal à en arriver à ce parallèle entre l’espace et le temps, tel qu’il se   Physique, 220a24 ; Syntagma, 225a.

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trouve dans le Syntagma, et qu’il a longuement hésité, en particulier avant d’intégrer à son raisonnement la propriété fondamentale de la divisibilité à l’infini du temps (habens parteis inexhaustas). C’est la loi des corps qui tombent, formulée par Galilée, qui a permis à Gassendi de concevoir le parallèle dans sa totalité. Selon Brush, Gassendi a compris dans le De Motu que « le poids est moins une propriété intrinsèque qu’une propriété relative, conférée par l’attraction, mais il s’est fourvoyé dans sa tentative d’exprimer les lois du mouvement de Galilée en termes de contrainte mécanique. Comme tous les autres savants de son temps, il ne comprenait pas le modèle mathématique de l’accélération39. » D’autre part, Koyré qui donne une appréciation généralement détestable de la contribution de Gassendi à l’histoire des sciences reconnaît néanmoins que Gassendi « a profondément compris Galilée » dans ces sujets40. Nous n’avons pas besoin ici de résoudre la contradiction entre ces deux points de vue, si elle existe. (De fait, dans un sens Galilée lui-même n’a pas compris Galilée41.) Bloch montre que c’est un simple exposé mathématique de la loi qui a conduit Gassendi à donner en 1640 une explication physique erronée de la loi, puisqu’il a conçu deux causes différentes, l’attraction et la pression de l’air. En 1645, Gassendi était capable de calculer, sur la seule base de sa conception d’un temps continu, l’espace traversé par la chute d’un corps et d’arriver à ce résultat qu’il était comparable au carré du temps. L’idée importante est que, selon le corollaire de la loi des carrés, les distances dans des périodes égales de temps consécutives sont les nombres impairs consécutifs, « ce qui résulte du fait que les différences consécutives entre les carrés des nombres naturels sont les nombres impairs42. » Gassendi voit que la distance que traverse un corps qui tombe et la vitesse de sa chute augmentent continuellement avec le temps. Il n’est pas dans notre sujet directement de mettre en perspective le fait que Gassendi se situe sur le chemin qui conduit à l’invention du système de calcul de Leibniz et Newton à partir de la méthode de création du vide développée par Eudoxe et Archimède, 39   Craig B. Brush, The Selected Works of Pierre Gassendi (New York : Johnson Reprint, 1972), p. 118. 40   Cité dans Bloch, loc. cit., p. 194. 41   Voir E. J. Dijksterhuis : « [Son] raisonnement est complètement faux et n’aurait eu aucun succès si le résultat n’avait pas été couru d’avance. » The Mechanization of The World Picture, trad. C. Dikshoorn (Oxford : Oxford University Press, 1961), p. 340. 42   Dijksterhuis, ibid. p. 340.

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ce que son calcul initial suggère. Ce qu’il est important de noter ici, c’est la conclusion qu’il en tire, à savoir que le temps pendant lequel le corps tombe n’est pas divisible de manière finie. À partir de ce résultat, Gassendi rejette donc la conception cinématographique du mouvement, et dans le même temps la controverse sur la variation illimitée de la taille des atomes. La conséquence en est que l’atomisme de Gassendi est au mieux un atomisme physique. C’est un fait purement contingent que les atomes n’aient pas de figures infinies, et par conséquent qu’il existe néanmoins un atome infini, dénué de vide, ou bien que tous les atomes n’aient pas été divisés à l’infini jusqu’à n’être plus rien si bien qu’il n’y a plus de choses, mais seulement du vide. Sa pensée atomiste est donc dépourvue de bases métaphysiques, mais il n’en reflète pas moins un autre aspect de cette pensée, c’est-à-dire que le monde est en définitive le produit du hasard. En cela, Gassendi ébauche l’atomisme logique du XXe siècle. Cet aspect de l’atomisme de Gassendi se retrouve dans son explication améliorée des minima atomiques. Épicure avait introduit le concept, avant même Lucrèce, dans un texte très difficile, il est vrai43. Il le base sur une analogie : de même que les minima sensibles composent les objets ordinaires, de même les atomes insensibles ont-ils des minima, qui donnent la « mesure de leur taille ». Gassendi développe, ou peut-être simplement clarifie, cette façon de voir pour y inclure un troisième minimum, qui est la mesure minimale entre un atome et ses parties inséparables44. Ce troisième minimum, la mesure minimale, est d’un autre ordre : il n’est pas sensible, il n’est pas même physique. Il ne pourrait même pas servir à générer le minimum physique, car il a pour fonction la fonction mathématique de générer une taille45. Ici, nous approchons des atomes métaphysiques de Leibniz, dont les monades satisfont l’exigence logique des parties pour les choses physiques divisibles à l’infini sans les ordonner de manière à ce que les parties physiques composent un tout physique. Pour Leibniz, une fois encore, s’il existe des corps composés tels que sont des objets physiques, ils doivent être simples, ou des parties sans parties, « car le corps composé n’est qu’une collection ou un agrégat de corps simples. » De même pour Gassendi, un atome est   Lettre à Hérodote, §58.   Syntagma I, 268a. 45   Voir Bernard Rochot, qui décrit même les minima atomiques d’Épicure comme des « atomes logiques. » Les travaux de Gassendi sur Épicure et sur l’atomisme, 1619-1658 (Paris : J. Vrin, 1944), pp. 174-78. 43 44

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divisible en parties sans parties : ces parties sont les parties les plus petites concevables, et elles ressemblent plutôt aux infinitésimaux qu’aux minima phénoménaux de Berkeley ou de Hume. Comme les monades de Leibniz, ils ne contribuent pas aux différences de taille ou de figure des atomes atomique d’une manière additive comme le font les parties sensibles, physiques d’un corps. Au contraire, ils satisfont aux exigences logiques pour que les atomes aient un côté droit et un côté gauche, mais sans que les côtés droit et gauche constituent les atomes comme c’est le cas pour un immeuble, dont on peut dire que ses ailes droite et gauche le constituent. À l’inverse de Leibniz, bien entendu, Gassendi reste un atomiste physique. Toutefois, même si les atomes étaient divisibles à l’infini, Gassendi différerait de Leibniz en ce que les exigences logiques satisfaites par ses minima sont limitées au niveau atomique. Pour lui, les atomes n’ont pas une base « bien fondée », c’est-à-dire ayant une réalité au niveau de la perception. Au contraire, les objets physiques constitués d’atomes sont réels, et non pas phénoménaux, et la connexion entre eux est contingente, et non pas nécessaire comme celle que conçoit le rationaliste Leibniz. Là encore, l’atomisme de Gassendi préserve le caractère fortuit du gestaltisme atomiste46.

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  Je tiens à remercier mon collègue Ivars Avotins de cette information bibliographique.

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Atomes, Providence, signes cÉlestes. Le dialogue Épistolaire entre Campanella et Gassendi Germana Ernst Université de Rome III 1. Mercure sur le soleil Gassendi écrit sa première lettre à Campanella le 13 avril 1632 ; profitant d’un voyage à Rome de Jacques Gaffarel, il la lui confie pour qu’il la remette à son destinataire. Dans les sobres lignes adressées au dominicain, il exprime son affection et son admiration pour son « généreux talent » (generosum genium), se réjouissant qu’ils aient un ami commun – il fait allusion à Gaffarel lui-même, ou peut-être à Gabriel Naudé qui, vivant à Rome, a la possibilité de fréquenter assidûment le philosophe qu’il admire grandement et qu’il met du reste en contact avec les milieux français – et il accompagne son billet d’un « maigre petit présent » (tenue munusculum) : un exemplaire de l’opuscule qu’il a consacré au passage de Mercure sur le Soleil tel qu’il l’a observé l’année précédente, au mois de novembre. Répondant aux sollicitations de Kepler dont l’Admonitio ad astronomos (Avertissement aux astronomes) annonçait que de rares phénomènes astronomiques devaient se produire à la fin 1631, Gassendi s’est livré à de très soigneuses observations, qu’il a retranscrites dans deux lettres adressées à Wilhelm Schickard. Dans l’introduction, il recourt à d’élégantes images mythologiques   La lettre latine se trouve p. 48 du tome VI des Opera omnia (6 vol., Lyon, 1658 – cités par la suite comme Opera) ; traduction française dans les Lettres latines, éd. Sylvie Taussig, 2 vol., Brepols, Turnhoult, 2004, I, p. 85 (et les notes relatives dans le second volume, auxquelles il est tacitement renvoyé aussi pour les autres lettres).    Mercurius in Sole visus et Venus invisa pro voto et admonitione Keppleri… epistolæ duæ, Parisiis, sumptibus Sebastiani Cramoisy, Parisiis, 1632 (in Opera, IV, pp. 499-510). 

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pour exprimer à son ami allemand sa satisfaction d’avoir réussi à éviter les pièges de « dolosus Cyllenius » (du rusé Mercure) qui, apparu plus tard que prévu, avait plongé l’atmosphère dans l’obscurité et les brumes à seule fin de ne pas se montrer. Mais, grâce à une poursuite tenace, il finit par voir « le dieu qui conduit les ombres apparaître plus ténu qu’une ombre » et a occupé la position triomphante et rarissime du splendide trône du soleil. Dans la seconde des deux lettres, Gassendi rappelle comme sa tentative d’observer Vénus a en revanche échoué, car l’astre n’a pas daigné se montrer. Une fois sorti de presse, l’opuscule est envoyé aux amis et aux savants. Un des premiers exemplaires est pour Galilée, « homme admirable », qui se voit exhorté « à agiter les questions sublimes, dignes de la majesté de la nature, dignes de toi et dignes de ceux qui ont le désir de t’imiter ». C’est ensuite le tour de Gabriel Naudé, dont Gassendi fait l’éloge pour ce qu’il a écrit sur la dernière éruption du Vésuve, tout à fait exceptionnelle ; il rappelle à cette occasion à quel point il est important d’être un témoin oculaire de phénomènes si extraordinaires, sans pour autant mettre en danger sa propre vie. Dans un post-scriptum à cette lettre datée du 2 mars 1632, il prie son ami de transmettre ses amitiés « au fameux père Campanella », qu’il admirait déjà depuis longtemps pour son insigne érudition, mais qu’il estime aujourd’hui encore davantage pour la grande affection qu’il a témoignée à Naudé. D’autres exemplaires du Mercurius sont envoyés à Jacques Golius et à Hugo Grotius ; à Gaffarel, en plus de celui qui est réservé à Campanella, il en est confié encore un autre à l’intention du Père Scheiner, accompagné d’une lettre, dans laquelle Gassendi exprime sa plus vive estime pour ses précieux travaux scientifiques, mais aussi le regret de n’avoir pas encore réussi à lire son ouvrage sur les taches solaires. Campanella – qui en fait a la possibilité de voir le texte sur Mercure grâce à Naudé et ne recevra que plus tard de Gaffarel l’exemplaire qui lui est destiné – écrit à Gassendi le 7 mai, aussitôt après avoir lu son opuscule. Il commence par le féliciter vivement pour l’exactitude de ses observations astro

  Mercure naquit sur le mont Cyllène, en Arcadie.   « Qui ipse deducit umbras umbra tenuior apparuit » (Opera, IV, p. 499).    Lettre du 1er mars 1632, in Opera, VI, p. 45 ; tr. fr., I, pp. 80-81.    Lettre du 2 mars, in Opera, VI, p. 46 ; tr. fr., I, pp. 81-82.    Opera, VI, p. 47; tr. fr., I, pp. 83-84.    T. Campanella, Lettere, éd. V. Spampanato, Bari, 1927, pp. 236-237 (citées ensuite comme Lettere) 

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nomiques, qui méritent de le faire figurer aux côtés des nouveaux astronomes qui contribuent à entrouvrir les arcana cœli (arcanes du ciel). Copernic, luminare magnum (ce grand luminaire), a ouvert la voie, suivi par Tycho Brahé, luminare minus (luminaire moins brillant), et plus récemment par son ami Galilée dont les découvertes ont rendu accessibles des vérités jusque là cachées et qui s’est fait notre guide pour que nous puissions avancer, selon l’élégante expression de Lucrèce, « extra… flammantia mœnia mundi » et explorer des espaces et systèmes célestes inconnus jusque là. Gassendi est digne d’être ajouté à ce noble groupe, puisqu’il nous rend le chemin plus sûr et œuvre à ce que notre esprit, en se répandant à travers les immenses espaces, ne s’égare pas. À l’éloge des nouveaux astronomes, dont les découvertes sont la gloire de l’âge moderne, s’ajoute la déploration que les écoles continuent d’être aux mains des aristotéliciens, quoiqu’ils défendent des doctrines qui ne se vérifient plus dans le grand livre de la nature et ne sont soutenues avec acharnement que par inertie et selon les intérêts personnels de leurs défenseurs. À l’inverse je souffre du destin qui frappe notre époque, laquelle, bien qu’elle puisse être dite très heureuse à cause de toutes les découvertes nouvelles, ne laisse pourtant pas les découvreurs mettre un pied dans les écoles : de fait, les chaires sont depuis longtemps occupées par les adeptes d’une philosophie inconsistante, qui déterminent toute chose au gré de leur caprice, sans prendre la nature pour guide, et qui se sont emparés de l’âme des personnes avec des techniques tellement occultes et l’ont offusquée par une obscurité telle que, après avoir rendu les esprits tout à fait obtus, ils les ont plongés dans un sommeil profond et plaisant au point que, si quelqu’un tente de se frayer un chemin jusqu’à eux avec la voix de la vérité ou avec le flambeau et les rayons étincelants du jour, ils se lèvent aussitôt en armes, pleins de colère et de mépris, contre celui qui ose troubler la douce torpeur, afin de retomber dans leur infâme inertie, une fois que la lumière sera éteinte10.

  Lucrèce, De rerum natura, I, 73 [hors des murailles enflammées du monde].   Lettere, p. 237. « Doleo tamen e contra sæculi vices, quod, cum fœlicissimum sit inventione novarum rerum, in scholas tamen inventores introire non sinit : occuparunt enim illarum cathedras olim qui nugaciter philosophati sunt, non duce natura, sed proprio arbitratu cuncta metientes, tantisque præstigiis animos hominum occupaverunt eaque obnubilaverunt caligine, ut in somnum adeo profundum suavemque obtusis mentibus ita adegerint, ut quicumque, vel veritatis voce, vel face telisque diei perlucidis, intrare velit ad ipsas, statim ira indignationeque perciti contra dulcis somni impedimenta consurgant armati, explosaque luce, iterum ad infamem quietem revertantur ». 

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L’attaque contre les faux philosophes, qui offusquent le regard des hommes plutôt que de l’éclairer et qui, jaloux de leurs privilèges, rejettent ou agressent ceux qui cherchent à éclairer les esprits, est un motif récurrent dans la pensée de Campanella, qui se sent lui-même en butte à l’envie et aux persécutions – et non pas seulement durant sa longue incarcération dans les prisons de Naples, mais également, une fois libéré, pendant son séjour à Rome, cœur de la chrétienté ! – précisément parce qu’il a tenté d’allumer une lumière pour dissiper les ténèbres de son époque11. La réflexion sur le caractère inévitable de la persécution du prophète-philosophe, parce qu’il est le porteur d’un message de vérité en conflit avec les intérêts acquis et les avantages personnels des autorités en place, s’exprime aussi dans le célèbre madrigal d’une de ses canzone12. Dans une situation telle que la majorité des hommes, plongée dans la nuit de l’ignorance, est la proie d’un sommeil entretenu par les mélodies de musiciens spécialement appointés, tandis que d’autres ont le loisir de se vouer à toutes sortes de violence et d’injustice, il a osé allumer une lumière et, pour avoir dévoilé les intrigues et les privilèges qui se nourrissent de la condition d’ignorance du plus grand nombre, il fut attaqué comme par un essaim d’abeilles et par des loups qui se sont alliés avec les brebis pour combattre ensemble la trop dérangeante vertu des chiens13.   Sur ce thème, voir le terme profezia, et la bibliographie citée, in Enciclopedia bruniana e campanelliana, éd. E. Canone et G. Ernst, Pise-Rome, 2006, pp. 303-317. 12   Campanella est aussi l’auteur d’un extraordinaire recueil de poèmes, intitulé Scelta di alcune poesie filosofiche, édité par les bons soins de son ami allemand Tobias Adam dans une très rare édition de 1622 ; l’édition la plus récente est celle par F. Giancotti, T. Campanella, Le poesie, Turin, 1998. Sur la poésie de Campanella, voir la riche étude de F. Ducros, Tommaso Campanella poète, Paris, 1969. 13   Le poesie, n° 73, madr. 4, pp. 299-300. « Stavamo tutti al buio. Altri sopiti/ d’ignoranza nel sonno; e i sonatori/ pagati raddolcîro il sonno infame./ Altri vegghianti rapivan gli onori,/ la robba, il sangue, o si facean mariti/ d’ogni sesso, e schernian le genti grame./ Io accesi un lume: ecco, qual d’api esciame,/ scoverti, la fautrice tolta notte/ sopra me a vendicar ladri e gelosi/ […] ; le pecore co’ lupi fûr d’accordo/ contra i can valorosi; /poi restâr preda di lor ventre ingordo » (Nous étions tous dans le noir. Certains/ assoupis dans le sommeil de l’ignorance; et les musiciens/mercenaires adoucirent l’infame sommeil./ D’autres qui veillaient ravissaient les honneurs,/ Les biens, le sang, et se faisaient maris/ De tous les sexes, et raillaient les malheureux./Moi, j’allumai un flambeau. Et voici,/ comme un essaim d’abeilles, la nuit protectrice/ étant ôtée, que voleurs et jaloux se jetèrent sur moi [tr. fr. Ducros, p. 218] ; les brebis se mirent d’accord avec les loups contre les chiens vaillants ; enfin ils restèrent la proie de leur ventre avide). 11

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Souhaitant que des recherches comme celles de Gassendi contribuent à ouvrir les yeux qui sont encore fermés et incitent les bergers des hommes à conduire le troupeau vers de meilleurs pâturages, Campanella se réjouit de ce que le savant de Digne ait dissipé les nuages aristotéliciens, mais ne peut s’empêcher de lui faire part de son regret de ce qu’il ait attiré les nuages épicuriens à la place14. Selon Campanella, l’adhésion rationnelle à une doctrine philosophique implique que l’on ait d’abord attribué la raison au monde dans son ensemble et que l’on reconnaisse l’existence d’une première Sagesse, dont il pense qu’elle est au contraire niée par les atomistes : Si en fait tu adoptes ces doctrines au terme d’un processus rationnel, vu que tu ne t’es pas fait toi-même, le monde devrait être lui aussi doté de raison, dont la tienne dérive ; donc ce n’est pas le hasard qui le dirige ; donc il n’est pas dépourvu d’une Sagesse première ; donc il n’est pas dépourvu de Dieu ; si au contraire tu les adoptes sans faire usage de ta raison, alors tu ne mérites pas que l’on se fie à toi15.

Puis il conclut sa lettre par un rapide renvoi à son propre Atheismus triumphatus. 2. L’insuffisance des atomes Écrit en italien à la fin de 1607, l’Atheismus a vu le jour à Rome, traduit en latin, au début de 163116, après un itinéraire long et ô combien tourmenté, à cause des objections répétées et toujours renaissantes des censeurs, qui identifient de dangereuses sympathies pélagiennes dans un texte qui leur semble trop accorder à la nature et enfermer dans des limites trop étroites les pouvoirs de la grâce divine. Un premier tirage, déjà prêt à la fin de 1630, est aussitôt retiré de la circulation, de manière à satisfaire les scrupules tardifs   Lettere, p. 237 : « Gaudeo iterum quod nebulas Aristotelis excusseris, sed quod epicureas veluti cæcias ad te traxeris, non satis placet » ; le terme cæcias désigne un vent qui, selon Aristote, Météorologiques, II, 8, 363, avait la particularité d’attirer les nuages, plutôt que de les dissiper. 15   Ibid. : « si enim eas ratione amplecteris, et tu a te ipso non es, rationem habet et mundus, unde et tua est ; ergo non casu regitur ; ergo non sine prima Sapientia ; ergo non sine Deo ; si absque ratione, fidem non mereris ». 16   Pour le texte italien d’origine, voir T. Campanella, L’ateismo trionfato, éd. G. Ernst, Pise, 2004, 2 vol. (vol. I : édition de la version italienne retrouvée ; vol. II : reproduction anastatique de la rédaction autographe contenue dans le manuscrit Barb. Lat. 4458 de la Bibl. Apost. Vaticana) ; je renvoie à l’introduction pour l’histoire complète du texte. Pour la première édition latine, voir Atheismus triumphatus, Rome, 1631. 14

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des censeurs. L’édition suivante, de 1631, est placée sous séquestre pendant quelques mois, parce que le pape Urbain VIII, qui se trouve alors au centre d’une orageuse affaire astrologique et a l’intention ferme de mettre fin à la pratique des pronostics, quels qu’ils soient, n’apprécie pas un passage dans lequel l’auteur affirme que même les aspects du ciel militent en faveur de la réforme de l’Église17. Bravant les interdictions, Campanella fait cadeau de son texte (que l’on se hâtera de réimprimer à Paris en 1636) à ses amis les plus chers, dont Naudé. C’est ainsi que Gassendi y a pleinement accès dès le début du mois de mars 1632, comme on le lit dans un post-scriptum à sa lettre à Naudé du 2 mars, mais il préfère le biffer par la suite et lui substitue des salutations plus habituelles, le temps lui ayant manqué d’exprimer de façon parfaite ses propres commentaires et de les transcrire d’une belle plume18. Dans le brouillon original, que l’on peut lire dans le manuscrit des lettres au prix de quelques efforts à cause des nombreuses ratures, Gassendi évoque entre autres l’Atheismus, dont il affirme qu’il vient de le voir, et il précise à cet égard que l’interprétation que Campanella donne de la conception épicurienne de la matière et des atomes ne lui paraît pas correcte : Je voudrais au moins que, grâce à sa perspicacité singulière, il évalue et considère avec attention ce que sont les authentiques doctrines d’Épicure. De fait, alors que je parcourais récemment son triomphe sur l’athéisme, il m’a semblé qu’il faisait de l’inertie une des propriétés de la matière épicurienne, alors qu’Épicure, au contraire, est bien loin d’imaginer une matière inerte, vu qu’il attribue aux atomes un mouvement continu, dont il déduit aussi les actions de toutes les choses concrètes19.

17   Pour ces détails, voir l’introduction et les textes dans T. Campanella, Opuscoli astrologici, éd. G. Ernst, Milan, 2003. 18  On peut lire le post-scriptum rayé (signalé et en partie transcrit par O. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, Matérialisme, et Métaphysique, La Haye, 1971, pp. 212213) dans le manuscrit Nouv. Acquis. Lat. 2643, cc. 14v e 15r de la Bibliothèque nationale de France. L’auteur a noté en marge : « Hæc neque absolvere neque exscribere satis temporis licuit ». Cette substitution hâtive explique les anomalies de ces lignes finales, soigneusement relevées dans la note 964 de la traduction française. Voir I, p. 82 ; II, p. 89. 19   BnF, ms. cit., c. 14v: : « Velim dumtaxat ut pro sua singulari sagacitate expendat ac pervideat quid sint Epicuri placita germana. Profecto dum nuper illius (+laudatum, canc.) triumphum de atheismo percurrerem visus est mihi tribuere Epicureæ materiæ inertiam, cum Epicurus tamen nihil minus quam materiam inertem somniet, ut puta motum irrequietum suis assignans atomis, ex quo etiam actiones omnes rerum concretarum deducat ».

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Dans le même post-scriptum, Gassendi ajoute qu’un autre savant, Libert Froidmont, qu’il connaît personnellement pour l’avoir rencontré à Louvain, a commis récemment un ouvrage d’un volume considérable où il polémique contre la structure atomique de la matière et donne une interprétation des atomes qui est incorrecte, car il les tient pour de simples points mathématiques. Le brouillon se termine par une nouvelle allusion à l’éruption du Vésuve et répond à la requête badine de Naudé sur le nombre de milliers d’atomes qui sont sortis des galeries souterraines. Quand Gassendi évoque l’interprétation inexacte que Campanella donne de la matière et des atomes, il a sans doute à l’esprit le troisième chapitre de l’Atheismus, dans lequel l’auteur se propose d’offrir la « via tutissima »(voie la plus sûre) pour parvenir à la Raison première, divine, et à sa Providence, et en cela entre explicitement en polémique contre les doctrines atomistes et machiavéliennes. Partant du constat que toute formation politique et tout être naturel – non seulement les hommes et les animaux, mais également les plantes et les minéraux – n’existent et ne vivent que parce qu’ils sont dotés, à des degrés divers, de sensibilité et d’une certaine forme de raison, quelque obscure qu’elle soit, Campanella en arrive à la conclusion nécessaire qu’il existe une Sagesse et une Raison premières, sources originelles et principielles dont dérivent les connaissances et les talents de chaque être singulier, de même que tout feu et tout degré de chaleur dérivent de la chaleur première, qui est le soleil, et que tout degré de froid dérive du froid de la terre, qui est premier, et toute multiplicité de l’unité. Et de même que les êtres singuliers sont dirigés par des degrés de sensibilité et par des formes de raison qui correspondent à leur vie, de même le monde dans son ensemble est-il dirigé par la Sagesse divine, inhérente à tout aspect de la nature20. Il en résulte un refus net des doctrines atomistes, dès lors qu’elles visent à abolir la raison première, que nous appelons Dieu. Dans une formule en tous points semblable à celle qui se trouve dans sa première lettre à Gassendi, Campanella soutient qu’il est intrinsèquement contradictoire de défendre rationnellement une doctrine qui nie la raison première : Je me suis dis ensuite : Démocrite et Épicure ont été stupides d’éliminer la raison première, dont les stoïciens affirment qu’elle domine toute chose et que les gens appellent Dieu. Si en effet Démocrite se sert de sa raison pour démontrer ce premier principe, il est obligé d’admettre qu’il y a une raison dans le monde, puisque rien ne naît de rien   Voir Atheismus, 1631, p. 16.

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selon ce qu’il proclame plus que les autres philosophes. Donc la raison première existe. Si au contraire il se fait fort de démontrer cette affirmation sans se servir de sa raison, il est obligé de reconnaître qu’il ne mérite pas d’être cru par qui que ce soit21.

Passant ensuite à l’examen de la nature des atomes, il juge impossible qu’un être incorporel comme la raison, ou des principes actifs comme la chaleur et la lumière, dérivent de corpuscules dépourvus de toute qualité, passifs et inertes (et c’est à ce passage que Gassendi veut répondre) ; et c’est encore plus vrai de l’énergie de l’âme, qui s’élance, avec la pensée et le désir, bien audelà de toute limite corporelle : Lucrèce, le partisan d’Épicure, me paraît absolument stupide, parce qu’il ne met dans ses atomes, principes démocritéens, ni chaleur, ni froid, ni couleur, ni sensibilité, ni raison, mais pense que ces qualités leur arrivent par rencontre ou par mélanges. S’il est vrai que les atomes sont corporels et ne s’étendent pas au-delà d’eux-mêmes, la raison quant à elle est incorporelle, et la chaleur, comme la lumière aussi, est par soi de nature incorporelle, bien qu’on la retrouve toujours dans les corps, et active, et elle est capable d’agir ; de même la force de l’âme s’élance au-delà des frontières du monde, avec la pensée et l’appétit, ce qui ne peut arriver à aucun corps et à aucune forme corporelle, et encore moins à des atomes passifs et inertes : par conséquent il est absolument faux de dire que ces propriétés proviennent des atomes22.

La vie, l’art, la sagesse, qui sont présents dans chaque aspect, même le plus minuscule, de la nature, que l’on considère l’admirable structure de la machina mundi ou la savante organisation du corps humain, témoignent de la présence de la raison première, inscrite de façon innée dans chaque fibre de l’organisme naturel. Campanella juge donc qu’une doctrine selon laquelle tout être est le produit de l’agrégation fortuite d’atomes qui se déplacent dans le vide est incapable d’expliquer le fonctionnement des choses. Le hasard ne lui   Ibid. « Dixi deinde intra me : stulte Democritus et Epicurus primam tollunt Rationem, quam Stoici rebus cunctis dominantem præficiunt quamque Deum vocant gentes. Si enim Democritus hoc dogma probat ratione, cogitur fateri rationem reperiri in mundo, quandoquidem ex nihilo sui nihil fit, ut ipse plusquam alii asserit. Ergo extat prima ratio. Si autem dicat, se hoc dogma probare absque ratione, cogitur fateri se indignum cui ab aliquo credatur ». 22   Ibid. « Hinc stultissimus visus est mihi Lucretius fautor Epicuri, qui neque calorem, neque frigus, neque colorem, neque sensum, neque rationem ponit in atomis, principiis Democriticis, at has qualitates evenire illis ex congressu et mistura. Si enim atomi corpora sunt, nec extra se extenduntur, ratio vero incorporea, et calor et lux incorporeæ sunt naturæ, licet corporatæ, et activæ, et operantes ; et animæ vis extra mundum etiam cogitatione et appetitu extenditur, id quod corpori aut formæ corporali evenire potest nulli, multoque minus atomis passivis inertibusque: utique ab atomis has egredi virtutes, falsum est prorsus. » 21

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semble pas compatible avec l’ordre et la rationalité de l’univers et, empruntant à Lucrèce l’image de l’analogie entre la composition des mondes des atomes et celle des livres avec les mêmes lettres de l’alphabet, il affirme qu’aucun lancer fortuit de lettres, même répété un nombre infini de fois, n’aurait pu créer par hasard le livre qu’il est en train d’écrire, ou bien l’Énéide, que Virgile aura pu composer en quelques années, grâce à son art, et ce sera donc l’art, et non pas le hasard, qui doit être à l’origine des choses : Lucrèce est donc ridicule quand il affirme que le monde a été créé au hasard des atomes qui s’agitent dans le vide et que c’est un hasard s’ils se sont agrégés dans la construction qu’il présente. Comment le hasard téméraire aurait-il pu être à l’origine d’un ordre rationnel si admirable ? Et, pour reprendre son exemple selon lequel, de même que les lettres de l’alphabet sont placées dans des différents ordres pour composer autant de livres, de même plusieurs mondes prennent leur origine dans des atomes qui s’agrègent par hasard de différentes manières, je dis que, si elles avaient été jetées au hasard, jamais ces lettres que je mets ici en ordre ne se seraient organisées dans l’ordre qui est celui de ce livre tel que je l’ai voulu, moi qui opère selon l’art, et que jamais les lettres jetées des milliers et des milliers de fois ne se seraient organisées pour composer l’Énéide de Virgile : mais il a suffi de quelques années pour que l’art de Virgile mette dans l’ordre qui caractérise la composition de ce poème. C’est pourquoi nier l’architecte du monde revient très exactement à affirmer que c’est l’encre, en tombant par hasard sur le papier, qui a formé toutes les lettres de ce livre, et que les pierres, la chaux et le bois se sont réunis par hasard pour fabriquer cette maison. C’est le comble de la sottise ! Si le hasard pouvait faire ce que l’art fait, alors le hasard serait l’art.23 »

Il est du plus haut intérêt de noter que, dans l’édition parisienne de l’Atheismus (1636), le troisième chapitre présente un ajout crucial qu’il convient de mettre en relation avec ces discussions renouvelées sur l’atomisme. La page annexée à la conclusion du chapitre est très exactement écrite pour   Ibid., p. 24. « Ridiculose profecto (dixi) Lucretius mundum casu generat ex atomis in vacuo agitatis, et casu ad congressum adactis in constructionem mundi. Quomodo enim casus temerarius tantum ordinem rationabilem effecisset ? Nec recedendo ab exemplo illius dicentis, quod sicuti literæ vario ordine aggregatæ tot libros componunt, sic ex atomis vario modo casu congregatis plures construantur mundi : ergo inquam quod numquam hæ literæ, quas ego hic ordino, si casu iactarentur, pervenirent ad hunc ordinem, quo componitur hic liber a me, operante secundum artem, nec millies millium iactatæ literæ eo pervenirent, ut Virgilii Æneidam construant : sed Virgilii ars paucis in annis eas ordinavit ad constructionem illius poëmatis. Quapropter negare mundi Architectum est quasi dicere quod atramentum, casu cadens super cartham, formavit omnes literas huius libri, et quod lapides, calx et ligna casu congressi sunt ad formandam hanc domum. Hem stultitiam stolidissimam, si casus potest ea facere, quæ facit ars ; ergo ipse est ars, aut melius est eam appellare casum ». 23

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répondre aux objections d’un savant dont le nom n’est pas précisé (« Ad has rationes reclamavit quispiam… » [quelqu’un s’est opposé à ces raisonnements…]) et selon lequel admettre la présence, dans chaque chose, de sensibilité, de puissance, d’amour et d’art n’oblige pas nécessairement à admettre une « sagesse commune », telle que l’âme du monde de Varron ou un intellect abstrait comme chez Anaxagore. Campanella répond à cette objection en réaffirmant les raisons, déjà évoquées dans ce texte et dans d’autres (le De sensu rerum et la Metaphysica notamment), pour lesquelles il est absolument nécessaire d’admettre un être premier, tel que chaque être singulier participe de sa puissance, de sa sagesse et de son amour, et un « artisan qui connaît, dirige et prend soin de toute chose : autrement, toute chose se produirait et se gouvernerait par hasard »24. 3. Les signes célestes : la peur et la stupeur de l’enfant Peu après avoir lu le Mercurius, Campanella reçoit de Gaffarel, qu’il a fini par rencontrer à Rome, non seulement l’opuscule qu’il a déjà eu par Naudé, mais aussi un texte antérieur que Gassendi a écrit à l’occasion de l’apparition, autour du soleil, de quatre autres soleils. Ce phénomène exceptionnel s’est produit le 20 mars 1629, et Peiresc transmet aussitôt à Gassendi l’ensemble des documents qu’il a reçus du cardinal Barberini concernant l’observation qui en a été faite à Rome au-dessus de Saint-Pierre. Gassendi ne tarde guère à répondre aux sollicitations de son ami et couche sur le papier ses propres opinions : le 13 juillet, il dédie à Hendrik Reneri un opuscule où il examine les différents aspects de ce phénomène insolite, tel qu’à cause de la réfraction des rayons du soleil, vers midi, et pendant à peu près deux heures, on a pu voir les images de quatre soleils, dont l’un était doté d’une queue semblable à celle d’une comète ; ils étaient tous les quatre disposés autour du soleil, dans un grand cercle25. Publié dès 1629, l’opuscule   Atheismus triumphatus, Paris, 1636, pp. 35-38 (« datur ergo artifex qui omnia scit, regit et curat : alioquin casu fierent et regerentur omnia »). Sur les rapports de Campanella avec Gassendi et avec la culture française du dix-septième siècle en général, voir M. P. Lerner, Tommaso Campanella en France au XVIIe siècle, Naples, 1995. 25   La première édition, sous le titre Phenomenon rarum Romæ observatum 20 martii, Amsterdam, 1629, fut suivie d’une seconde qui, sous le titre plus connu de Parhelia sive soles quatuor spurii qui circa verum apparuerunt Romæ anno MDCXXIX die XX Martii Epistola, Paris, 1630, est celle qui est reprise dans les Opera, III, p. 651 sqq. 24

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est réimprimé l’année suivante et envoyé aux amis et à des savants comme Eerik van de Putte, Thomas Feyens ou Aubert Le Mire26. Campanella, après avoir lu cet autre opuscule (et il lui plaît de préciser qu’il était lui aussi du nombre de ceux qui ont observé les soleils apparents à Rome ce 10 mars : me inspectante), écrit de nouveau à Gassendi le 4 juillet27. Après avoir fait l’éloge des deux opuscules, pour « leur exactitude soigneuse, la précision de leurs calculs mathématiques et les profits d’ordre pratique que l’on peut en retirer », il saute sur l’occasion pour soulever quelques objections et commence par prendre résolument ses distances par rapport aux affirmations selon lesquelles de tels phénomènes sont le fruit du hasard, n’ont rien à révéler aux hommes et sont totalement dépourvus de toute signification prédictive. Dans les pages qu’il écrit pour conclure l’opuscule, après la partie strictement scientifique, Gassendi ne se fait pas défaut de réfléchir au problème des présages, naturels et surnaturels, relatifs au phénomène28. Comme il le sait bien, des astrologues, des météorologues et même des philosophes comme Cardan soutiennent que les parhélies annoncent « les ruines des empires, les désaccords des princes, les révoltes des peuples »29 et qu’il existe une correspondance précise entre l’apparition de tels phénomènes célestes et les événements humains et historiques, à en croire ce qui a été observé par le passé. Gassendi juge ce point de vue totalement injustifié. Ce que Dieu veut transmettre aux hommes est contenu dans les Écritures saintes, et c’est donc vers elles – et vers leurs interprètes autorisés – qu’il faut se tourner pour comprendre Sa volonté. Mais dans la nature, seul se manifeste l’ordre des lois qu’il a établies : s’il décide dans tel ou tel cas de les violer, il déclare aussi les motifs qu’il a de le faire. Dieu ne cherche pas à tromper les hommes en leur proposant des événements naturels sans leur expliquer la signification qu’il leur donne, et il ne serait certes pas possible de dire qu’il se soucie des affaires humaines, s’il présentait des occasions propices à la divination sans offrir en même temps des clefs interprétatives permettant aux plus sages des hommes de déchiffrer ces avertissements énigmatiques30.   Opera, VI, pp. 39, 40 ; tr. fr., I, pp. 69-70.   Lettere, pp. 238-239. 28   Opera, III, p. 658 sqq. 29   Ibid. (p 659), « imperiorum cladeis, principum dissidia, populorum dissidia ». 30   Ibid. (p 659), « Quippe videntur maiori curae esse Deo res hominum, quam ut ipsis quasi illudens, proponat quidpiam in signum rerum minime naturalium; nec declaret interea 26 27

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Tous les phénomènes, y compris les plus insolites comme les parhélies, entrent dans l’ordre de la nature, et Gassendi ne peut que déplorer la faiblesse et les vaines terreurs des hommes qui, épouvantés par ce qui n’a aucune raison d’être redouté, se soumettent aux astres et ajoutent foi à toutes sortes de divination et de superstition. Ce faisant, ils se comportent comme les enfants dont Lucrèce parle et qui, quand ils se trouvent dans le noir, ont peur de choses imaginaires31. Cette terreur qui naît de ces prétendus signes divins est non seulement puérile, mais même absolument stupide, car ce ne sont en réalité que de simples exhalaisons physiques, qui n’ont pas le moindre lien avec les événements humains : L’épouvante provoquée par ce que les hommes interprètent comme des signes me paraît non seulement puérile, mais encore stupide. Comme s’il existait quelque correspondance entre les vicissitudes humaines et ces vapeurs qui s’élèvent de la terre, épaissies et illuminées, de telle sorte qu’elles prennent telle ou telle apparence. Comme si elles avaient en elles une quelconque idée – voire la capacité de les prévoir – des choses qui ne se sont pas encore produites, de choses qui ne nous sont pas encore venues à l’esprit et qui n’adviendront que du fait de notre volonté32.

Il est donc absurde et ridicule de penser que ce sont des messages ou des avertissements spécifiques destinés aux princes, comme le croient ceux qui, faisant appel à des analogies trompeuses et comiques entre les souverains et le soleil, affirment que l’apparition de ces quatre soleils signifie des pièges et des menaces pour le vrai soleil. Gassendi ne peut que déplorer ces « adulateurs nuisibles qui, tout en mettant les souverains au pinacle, font en même temps en sorte qu’ils soient terrorisés par de tels signes ». Même si l’on admet une vague analogie entre le souverain et le soleil, les éléments naturels comme le soleil, la lune, le feu, l’eau se produisent de la même façon pour les puissants quidnam significatum velit. Et sane, qui dicendus esset bene mereri de hominibus, si nihil aliud faceret, quam occasione hariolandi, cum ne homo quidem cordatus, ubi agitur de eorum salute, quibus providet, probare possit aenigmaticas huiusmodi admonitiones ? » 31   Lucrèce, De rerum natura, II, 55-58 : « Nam veluti pueri trepidant atque omnia cæcis / in tenebris metuunt, sic nos in luce timemus / interdum nihilo quæ sunt metuenda magis quam / quæ pueri in tenebris pavitant finguntque futura». 32   Opera, III, p. 660 : « Mihi certe non puerile modo, sed stupidum etiam omnino videtur ea pavitare ex istis signis, quæ homines certatim somniant. Quasi vero quædam sit connexio inter res humanas et istos vapores, qui a terra attolluntur, densantur, illustrantur, hasque vel illas species exhibent ? Quasi in illis sit aliquis sensus, imo etiam præsensio earum rerum quæ nondum sunt, quæ nondum nobis venerunt in mentem, quæ faciendæ erunt ex mero arbitrio ».

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et pour les humbles, et « la pâle mort marche du même pas et frappe de la même manière les palais des rois et les masures des pauvres »33. Ce prince sage qu’était Jules César aurait été le premier à rire de ceux qui ont mis sa mort en relation avec des phénomènes célestes insolites. De telles correspondances sont absolument arbitraires : de même que des parhélies paraissent sans qu’il y ait pour autant de massacres ou de troubles politiques, de même les événements funestes qui ont lieu lors de l’apparition des parhélies se produiraient même en l’absence de parhélies ; les prodiges célestes continueront à se produire, sans que l’on constate en même temps des tragédies humaines, lesquelles ne cesseront pas, même si plus aucun prodige ne se donne à voir dans les airs34. Mais les hommes, instables par nature et toujours avides de nouveauté, attribuent aux choses des significations particulières, « comme si le fait d’être rares rendait les choses moins naturelles et qu’un lion fût un miracle pour la seule raison qu’il est plus rare qu’un lièvre »35. Et Gassendi n’hésite pas à dénoncer la présomption et la vanité des hommes qui se placent eux-mêmes toujours au centre de toute chose et croient que la nature tout entière se tient prête à exprimer et signifier leurs vicissitudes individuelles ou collectives » : Si grande est notre vanité que nous jugeons seuls dignes de nous ceux à cause de qui apparaissent des prodiges analogues. Nous pensons de fait que nos histoires préoccupent tellement l’air, le ciel et l’univers entier, que si nous préparons des guerres, si nous semblons devoir tomber malades, ou si quelque malheur menace de s’abattre sur nous, nous croyons que toute la nature doit en être aussitôt troublée et prendre un pinceau pour représenter toute l’affaire comme un emblème sur un tableau36. 33   Ibid. : « O malignos adulatores, qui dum tollunt in altum Reges, ut casus tantos pertimescant faciunt ! » ; « Videmus enim ut Sol, Luna, ignis, aqua, aër et cæteræ res naturales pro eodem Crœsum Irumque habeant, utque pallida etiam ipsa mors æquo pede et regum turreis et pauperum tabernas pulset ». 34   Ibid., p. 661 : « Quasi vero in aëre cessare prodigia deberent nisi homines inter se excitarent tragœdias, aut quasi homines non possent excitare tragœdias si in aëre prodigia cessarent ? » 35   Ibid. : « Infrequentia primum animos percellit, quasi raritas faciat ut res minus sint naturales et Leo idcirco miraculum sit quod longe rarius quam lepus nascatur ». 36   Ibid. : « Deinde ea est vanitas nostra ut digni soli nobis videamur propter quos tanta prodigia appareant. Arbitramur enim res nostras tanti esse aëri cælo toti mundo, ut si bella meditemur, si ægrotaturi simus, si nobis casus sinister impendeat, ipsa statim rerum natura commovenda sit et usurpare penicillum debeat, ut rem totam quasi emblema repræsentet in tabula ».

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Dans sa lettre, Campanella exprime son désaccord par rapport à cette opinion. À ses yeux, l’observation précise et l’explication scientifique des phénomènes célestes extraordinaires n’excluent pas qu’ils puissent être interprétés en même temps comme des « signes » mis en œuvre pour exprimer et transmettre la parole divine que les hommes ont ensuite à charge de déchiffrer : ces événements ne sont pas le pur produit du hasard, mais l’auteur de la nature accomplit ou annonce bien quelque chose par leur intermédiaire. Après avoir réaffirmé sa conviction (déjà exprimée dans la lettre précédente) selon laquelle affirmer leur caractère arbitraire sur la base d’argumentations rationnelles lui semblait contradictoire, il pose les questions suivantes : Tu aurais honte si quelqu’un faisait dans ta propre maison quelque chose sans que tu le saches, et il te déplairait même que quelque chose soit fait contre ta volonté. Comment peux-tu donc seulement imaginer, homme très savant, que les comètes et les phénomènes d’une telle importance se produisent d’eux-mêmes, sans raison et en vain, sans que Dieu en soit l’auteur ? Ou peut-être pense-t-il qu’il se soucie seulement de certaines choses, et non pas des autres ? Et qu’il négligerait ces dernières, non pas parce qu’il l’a décidé, mais parce qu’il ne peut faire autrement : car, comme l’affirme Pline, ayant tant à faire avec cette si grosse masse qu’est la terre, il ne peut pas s’occuper de chaque chose singulière37.

Il poursuit en soulignant encore une fois les limites de l’atomisme, qui n’est pas en mesure de justifier les capacités de notre pensée, qui se lance au-delà de toute frontière possible et peut penser l’infini, alors que nous ne pourrions le concevoir s’il n’existait pas en réalité : autant de prérogatives qui ne peuvent avoir leur origine ni dans les atomes limités par leur corporéité ni dans un espace vide immobile et doivent donc nécessairement dériver du monde mental, « qui pénètre de l’intérieur et embrasse de l’extérieur, et sans fin, à la fois le monde corporel et le monde mathématique ». Par conséquent, rien ne peut échapper à l’Esprit premier, dont tout être naturel porte témoignage ainsi que notre connaissance – et le fait qu’on puisse l’ignorer n’implique pas qu’il n’existe pas : 37   Lettere, p. 238-239 : « Puderet quidem te, si in domo tua quippiam, te nesciente, displiceret etiam si te nolente, fieret. Cometas ergo et phenomena tantæ molis frustra fieri ex se, Deo nullo autore, quomodo concipere potes, o vir doctissime ? An putas quædam curari ab Opifice rerum, quædam vero negligi ? Nec enim volens negliget, sed non volens. Ergo, in tanta mole versatus, ut ait Plinius, non potest omnia curare » ; pour la citation de Pline, voir Histoire naturelle, II, 5, 10.

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Tout ce qui se produit se produit donc par une raison mentale. Le fait que tu l’ignores n’implique pas qu’elle n’existe pas, comme le fait que la souris ou le moustique ne savent ni écrire ni interpréter un texte écrit ne signifie pas que ce texte écrit n’existe pas. Qui plus est, la structure de l’univers, des animaux et des plantes, de même que la fonction de leurs organes, leur énergie et leur connaissance, manifeste de toute évidence cette Force première, à qui nous donnons le nom de Dieu. Au contraire, il n’est rien qui ne la révèle pleinement38.

Si Gassendi, pour exorciser les vaines terreurs des hommes, cite les vers de Lucrèce sur la peur déraisonnable que le noir inspire aux enfants, Campanella utilise lui aussi une image qui met en scène un enfant, mais dans un but très différent. Dans plusieurs passages de son œuvre il rappelle un état psychologique qu’il a lui-même vécu pendant son enfance, quand, entrant dans les ateliers des forgerons ou des artisans, il regardait avec stupeur les outils qui lui paraissaient inutiles et dans certains cas dangereux : Très souvent, étant enfant, quand j’entrais dans les ateliers des forgerons et de ceux qui construisent les horloges et les fusils, j’ai vu des outils qui me semblaient absolument dépourvus de la moindre utilité ; et bien plus, comme si je les prenais en main, ils me coupaient ou me piquaient, je pensais qu’ils étaient fabriqués contre toute intention de finalité ; et cependant ils sont de la plus grande utilité39.

Ce n’est pas un hasard si la même image revient dans sa lettre à Gassendi du 4 juillet : « Quand nous entrons dans l’atelier des forgerons, nous demeurons abasourdis comme des enfants, tant que nous ne connaissons pas l’usage des outils et des machines »40. À l’intérieur de la nature, qui est comme un grand atelier, bien des choses peuvent nous paraître inutiles ou dépourvues de signification, mais seulement si nous les regardons avec un   Ibid., p. 239 : « Et ideo quidquid accidit, ratione mentali accidere. Quam si ignorem, non propterea non extat. Nec enim propterea quod mus et culex nescit scribere et sensum scripturae, propterea non extiterit qui scripsit. Praeterea mundi constructio et animalium et plantarum, et partium usus et vis et notio satis superque declarant Virtutem hanc primam, quam vocamus Deum. Et nulla res est, quae non maxime ipsam manifestet. » 39   Metaphysica, Paris, 1638, pars II, p. 217 : « Sæpe ego puer, ingressus in officinam ferrariorum et fabricantium horologia et focilia sclopettorum, vidi instrumenta quæ mihi nulli usui destinata videbantur ; imo ea tangens cæsuras et punctiones ab eiusmodi passus instrumentis, putabam ea contra rationem finis facta esse : et tamen maxime prosunt ». 40   Lettere, p. 239 : « Quod si latet ratio multarum nos, haud propterea non sit, qui officinam ferrariorum intrantes stupemus pueri, donec usum ferramentorum et organorum eius didicerimus ». 38

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regard ingénu et infantile, si bien qu’il convient de faire preuve de la plus grande prudence avant de nier qu’elles aient un sens ou une fonction. Nos deux penseurs s’accordent donc pour condamner la présomption humaine, mais avec des tonalités très différentes : si Gassendi déplore la vanité de l’homme qui se croit au centre du monde et se prend lui-même pour un destinataire privilégié des messages divins, Campanella pour sa part met en garde contre la prétention, tout aussi vaine et présomptueuse, qui revient à mesurer toute chose à la lumière d’une raison humaine limitée, sans tenir compte de l’infinité divine. 4. Providence et finalité Gassendi répond à cette lettre le 2 novembre suivant, de Lyon41. Il a écrit la veille à Galilée42 pour le remercier de l’exemplaire du Dialogo qu’il a reçu de Diodati depuis déjà longtemps, mais qu’il n’a pas lu aussi complètement qu’il l’aurait voulu, retenu qu’il était par différentes occupations. Mais de petites « incursions » dans l’ouvrage ont suffi à lui faire apprécier l’homme de science, amant s’il en est de la vérité, dont les raisonnements suivent toujours la nature et tirent leurs propres principes du « riche vivier » des observations. Et ce qui est encore plus digne d’être loué, c’est que, pour s’élever au-dessus de ce que les autres ont imaginé jusque là, Galilée a toujours l’honnêteté de reconnaître les limites de la raison humaine et de présenter toute conjecture à laquelle il est parvenu, y compris la plus vraisemblable, comme une hypothèse privée de certitude absolue, et de donner ainsi leur « juste prix » aux choses. Gassendi révèle ensuite l’émotion qu’il a ressentie à la lecture du passage, vraiment magnifique, de la Première Journée où Galilée fait l’éloge du lopin de terre où l’on peut planter du jasmin ou un petit oranger de Chine, une terre bien plus précieuse que les diamants et tant d’autres choses sottement recherchées par le commun des hommes43. Dans sa lettre à Campanella, Gassendi se met subitement à souligner tout le prix qu’il donne à son amitié, en se livrant à un vif éloge de son interlocuteur qu’il n’hésite pas à définir comme « le principal philosophe

  Opera, vol. VI, p. 54 ; tr. fr., I, pp. 95-96.   Opera, VI, p. 53 ; tr. fr., I, pp. 94-95. 43   Voir tr. fr., II, note 1118, pp. 101-102. 41 42

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de notre siècle »44. Quant à lui, il se reconnaît pour seul mérite d’être « plein de passion pour la vérité » et de ne vouloir tromper personne ni être trompé par qui que ce soit. Sans rouvrir le débat des signes célestes et de leur signification, il s’emploie à rassurer Campanella sur la question de la Providence divine, affirmant qu’il la soutient, lui aussi, contre Épicure : comme il le dira dans la Vita Epicuri, c’est une très grave faute de la part du philosophe que de l’avoir éliminée, mais cela s’explique par sa volonté de s’opposer aux stoïciens, qui l’identifient au destin astral45. Pour ce qui est de la finalité de la Providence, il renvoie son interlocuteur au specimen (échantillon) de dissertation qu’il a consacrée à la question de la structure et des fonctions des membres des animaux et envoyée dans une lettre à Naudé du mois de mai : en effet, ces pages rassemblent une riche moisson d’auteurs – depuis Lactance, qui présente les opinions d’Épicure et les critique, jusqu’à Lucrèce, Empédocle, Aristote, Galien et Hippocrate, Cicéron, qui expose les conceptions stoïciennes – et tâchent de répondre à la question « si les membres des animaux furent destinés et faits pour leur fonction, ou si, créés par hasard, c’était le hasard et le besoin qui leur avaient donné leur fonction »46. Tout en adoptant la doctrine épicurienne, Gassendi n’en oublie pas pour autant qu’il est « chrétien et théologien », et il se sent à cet égard proche de l’auteur de l’Atheismus triumphatus, même s’il ne manque pas d’exprimer une certaine inquiétude quant au mauvais usage que des personnes malintentionnées pourraient faire des arguments antireligieux exprimés dans le texte avec tant d’ardeur :

  Opera, VI, p. 54 : « Tu nempe ex censu longe alio quam litterati isti triviales, qui per compita foraque crebrescunt evincisque facile ut philosophorum nostri sæculi habearis præcipuus » ; tr. fr., pp. 95-96. 45   De vita Epicuri, in Opera, t. V, p. 195; P. Gassendi, Vie et mœurs d’Épicure, éd. et tr. par S. Taussig, Paris, 2005, vol. 1, pp. 197 sqq. 46   « An membra animalium destinata fuerint factaque ad usum, an ipsis casu sic generatis, casus industriaque usum fecerit. » Opera, VI, p. 50 ; tr. fr., I, pp. 88-89 (pour la liste précise des auteurs cités et l’indication des ouvrages dans lesquels Gassendi traitera de cette thématique, voir vol. II, note 1039 sqq., p. 94 sqq.). 44

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Faisant cela, je t’imite : grâce à ton talent pénétrant, tu as chassé les raisonnements des impies et triomphé de l’athéisme ; grâce à ta candeur immense, tu n’as rien tu non plus des arguments qui sont exposés d’ordinaire, ou qui peuvent l’être, en faveur d’une cause mauvaise47.

5. La force de l’amitié Le 10 mai 1633, Gassendi écrit une nouvelle lettre à Campanella, où il exprime sa crainte, nourrie par le silence du dominicain, qu’il n’ait pas reçu la précédente, et il lui confie une charge quelque peu délicate : quelque difficile que soit la situation de Galilée que l’inquisition a convoqué à Rome pour qu’il réponde de la publication du dialogue, Gassendi prie Campanella de faire, si possible, quelque chose pour apaiser le violent conflit qui oppose le savant florentin au jésuite Scheiner, sans faire mystère de la surprise douloureuse qu’il ressent personnellement au constat que ces éminents savants, quoique tous deux animés par un amour sincère de la vérité, se laissent envahir par leurs passions et se livrent à des conflits si nuisibles et si fâcheux48. En novembre 1634, Gassendi et Campanella parviennent enfin à se rencontrer en personne. Le dominicain a dû quitter précipitamment Rome la nuit du 21 octobre, sous un faux nom et déguisé en minime, de crainte de nouvelles persécutions de la part des Espagnols, à la suite de l’exécution en prison de frère Tommaso Pignatelli, un de ses jeunes disciples accusé d’avoir ourdi une conjuration anti-espagnole. Il débarque à Marseille le 28 octobre et écrit dès le lendemain une lettre à Peiresc pour l’informer de sa situation précaire et lui exprimer son vif désir de le rencontrer au plus tôt, louant en lui le mécène et le protecteur des savants. Peiresc se hâte d’envoyer une litière qui conduit Campanella jusqu’à sa demeure d’Aix-enProvence, où il lui offre généreusement l’hospitalité pendant une dizaine de jours. Gassendi, qui se trouve alors fort opportunément à Aix, est aussi du nombre de ceux qui lui prodiguent un accueil chaleureux en terre de France : à peine est-il informé de son arrivée qu’il lui envoie un billet très

47   Opera, VI, p. 54: « Hac ratione te imitor, qui pro ingenii acumine ita excussisti impiorum ratiocinia ut de Atheismo triumphaveris et pro summo etiam candore nihil eorum reticuisti. Quæ in malignæ causæ gratiam edisseri solent aut possunt » ; tr. fr., I, p. 96. 48   Opera, VI, pp. 56-57 ; tr. fr., I, p. 99-100.

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affectueux pour lui exprimer sa joie de pouvoir enfin le rencontrer, l’embrasser et lui parler de vive voix49. Les jours sereins qu’il passe en Provence seront, pour Campanella, parmi les souvenirs les plus chers de son exil et laisseront en lui une empreinte profonde. Mais l’amitié affectueuse, l’estime réciproque et le dialogue courtois entre les trois hommes sont mis à rude épreuve en 1635, quand Campanella se retrouve contraint de se défendre contre des accusations qu’il n’hésite pas à qualifier de calomnies malveillantes et dont l’une concerne ses prétendues critiques contre la philosophie atomiste de Gassendi. Alors que, dans ses lettres à Peiresc, il ne manque pas d’adresser ses salutations les plus chères à son ami « astronome de talent », il doit maintenant se défendre contre des insinuations fausses, œuvre d’une personne « effrontée et impudente » – il ne saurait l’identifier avec certitude, mais il a quelques soupçons : « ce n’est pas le fait d’un homme de bien que d’écrire ces choses, et je me demande si ce n’est pas une certaine personne qui dit du mal de tout le monde, de Galilée et de Telesio, de Copernic, de Stigliola, et qui en fait autant dans ses écrits ». Pour répondre à de telles accusations, tout en insistant sur la haute estime dans laquelle il tient les recherches scientifiques de Gassendi, il ne peut s’empêcher de rappeler, comme il l’a toujours fait, sa désapprobation des doctrines atomistes : Quant au seigneur Cassendo [sic], j’ai attesté auprès de tous que c’est une personne de mœurs excellentes et véritablement philosophiques, ce qui est le fondement même de la sagesse ; et qu’il est un grand mathématicien, un grand astronome et un observateur admirable ; et le plaisir que j’ai eu à la connaître en personne. Quant à la philosophie épicurienne, qui consiste seulement en atomes et en vide, j’ai dit, quand je fus interrogé par des personnes qui parlaient avec dérision du seigneur Cassendo [sic] sur cette question, que je tenais cette philosophie pour incapable de rendre compte de toutes les choses ; et que le seigneur Cassendo [sic] était de cet avis, sauf pour ce qui est de la matière ; et qu’il juge que les choses ont un sentiment : et par exemple, parlant avec moi des comètes, il disait qu’elles ont des sentiments dans l’éther, se déplacent par sympathie et ont une cause finale. Je ne me souviens pas si j’ai dit cela, mais ces sujets ont fait l’objet de conversations entre le seigneur Cassendo [sic] et moi ; il n’est donc pas possible que j’aie dit qu’il défend une philosophie vaine et défaillante. Au contraire, j’ai dit à tous que je désirais grandement qu’il fût arrivé à Paris, pour jouir de ses qualités ; et à chaque

  Opera, VI, p. 75 ; tr. fr., I, p. 133.

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fois que la conversation tournait autour des comètes et des éclipses, j’ai mis en avant sa valeur et ses observations, les meilleures de toutes celles que j’avais vues50.

Dans une lettre à Peiresc du 17 juillet, où il doit encore une fois se défendre contre de nouvelles accusations dont le mécène aixois lui a fait part dans une longue lettre du 3 juillet, Campanella exprime sa tristesse et son indignation – « En réalité je suis atterré de tant de calomnies ! » – et, pour ce qui est de Gassendi, il répète encore son estime et son amitié pour le philosophe qui, comme lui, mène ses investigations dans le livre de la nature plutôt que dans les livres des hommes (« J’invite tous les hommes à l’école de Dieu dans le livre de l’univers, où Dieu a vivement écrit ses concepts et ses dogmes ; et je les retire des écoles humaines et de la mienne ») ; mais il confirme que ses critiques contre les limites de la doctrine atomiste sont partagées par Gassendi lui-même. Dans les conversations qu’ils ont eues ensemble, explique-t-il à Peiresc, « j’ai grandement apprécié qu’il mène ses recherches sur le livre de Dieu… et je lui ai parlé des atomes, pour lui dire qu’ils ne me paraissaient pas suffisants pour rendre compte sinon de la matière de l’univers, du moins de l’art admirable et des causes en général. Et lui me répondit qu’il était de cet avis et qu’il reconnaissait le sens des choses, et surtout des comètes, l’existence d’un artisan et de toutes sortes de causes »51. Les regrets que Campanella exprime sont si sincères et affligés que Peiresc est bien obligé de tenir l’incident pour clos, au grand soulagement du dominicain qui, dans la lettre suivante, revient à l’atomisme, se déclarant impatient de voir les œuvres de Gassendi imprimées avant que sa Metafisica 50   Lettre à Peiresc du 25 mai 1635, in Lettere, pp. 301-303 : « Quanto poi al signor Cassendo, io ho testificato a tutti che lui è persona di costumi ottimi e veramente filosofichi, il che è fondamento di sapienza; e che sia gran matematico e astronomo e osservator mirabile ; e quanto gusto io ebbi di conoscerlo presenzialmente. Quanto poi alla filosofia epicurea, che consiste solo in atomi e in vacuo, dissi, domandato da persone che con ischerzo parlavan del signor Cassendo in questa materia, ch’io ho quella filosofia per insofficiente a render causa di tutte cose ; e che il signor Cassendo non la tiene, se non forsi quanto alla materia ; e che lui tiene il senso delle cose : e per segno, parlando meco delle comete, disse che sentono intra l’etera, e vanno con simpatia, e han causa finale seco. Non mi ricordo se ho detto questo, ma tra me e ’l signor Cassendo è passato questo discorso ; però non può essere ch’io abbia detto che tiene una filosofia vana e deficiente. Anzi, con tutti ho detto che mi pareva mille anni che lui fosse arrivato in Parigi per gustar delle sue virtù ; e sempre che s’è parlato di comete e di eclissi, ho anteposto la sua virtù e osservazioni a quante n’ho viste. » 51   Lettre à Peiresc du 17 juillet 1635, in Lettere, pp. 316-321.

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ne paraisse, et cela pour vérifier l’exactitude de son interprétation de l’atomisme, parce que leur ami est sans aucun doute le savant le plus compétent qui soit sur ces questions52 ; à d’autres occasions, il évoquera son amour et son estime pour Lucrèce, malgré les insuffisances de sa doctrine – « l’épicurien Lucrèce, que j’ai beaucoup étudié et que j’estime grandement »53 – et il rappellera en des termes affectueux la longue saison télésienne de sa jeunesse, fournissant à Peiresc des informations sur le médecin calabrais Francesco Sopravia, qui « a vécu du temps de Telesio ; et il enseignait à tous, suscitant l’admiration, les opinions de Leucippe et de Démocrite, quand j’avais seize ans »54. Comme ce fut le cas de ses rapports avec Galilée, pour lequel Campanella éprouvait la plus grande estime et non moins d’amitié, en dépit de divergences évidentes sur des points importants de leur pensée – « le désaccord des intelligences peut fait bon ménage avec la concorde de nos deux volontés »55 –, le désaccord avec Gassendi sur quelques aspects de doctrine et les insinuations malveillantes dans la bouche de « personnes oisives et semeuses de zizanie », qui auraient pu « ruiner une sacro-sainte amitié »56, ne réussirent pas à troubler la sérénité et la courtoisie d’une relation fondée sur l’affection et l’estime réciproque. Dans sa biographie de Peiresc, Gassendi ne manque pas de mentionner le séjour de Campanella à Aix et la rencontre entre les trois amis en cette fin de 1634 ; il raconte – en plus des observations célestes qu’ils ont effectuées ensemble et de la chaleureuse hospitalité de Peiresc – un épisode peu important en apparence, mais qui témoigne bien des sentiments de profonde gratitude de la part de l’exilé qui, après tant de mésaventures et de difficultés, se sentit à la fois accepté et aimé. Au moment de prendre congé, quand Cam  Lettre à Peiresc du 24 février 1636, in T. Campanella, Lettere 1595-1638, éd. G. Ernst, Pise-Rome, 2000 p. 114 : « Mi persuado che, avendo esso fatto studio ed esperienza tanto particolare, abbia avanzato me e tutti gli altri ». 53   Lettre à Peiresc du 22 août 1635, in Lettere, p. 324. 54   Lettere 1595-1638, p. 116. Dans cette lettre importante du 19 juin 1636, longtemps réputée avoir été perdue, et récemment retrouvée (tr. fr. in G. Ernst, E. Canone, Une lettre retrouvée : Campanella à Peiresc, le 19 juin 1636, « Revue d’histoire des sciences », 55, 2002/2, pp. 273-285), Campanella confirme l’adhésion à l’atomisme à la fois de Galilée qui « est avec Démocrite à bien des égards, surtout quant aux principes » et de Paolo Sarpi. 55   Lettre au grand-duc Ferdinand II de Toscane du 6 juillet 1638, in Lettere, p. 389. 56   Lettere, pp. 317, 321. 52

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panella reprend son voyage vers Paris, Peiresc lui offre une somme d’argent, et lui qui se vantait d’avoir réussi à ne pas pleurer quand on lui infligea les plus cruelles tortures, ne parvint pas à retenir ses larmes, ému qu’il était par le témoignage concret d’une telle générosité et d’une telle amitié : « Il fut à ce point accablé d’une si grande munificence, et comme confondu, qu’il proclama avoir eu dans le passé assez de fermeté d’âme pour pouvoir contenir ses larmes au sein des plus cruels tourments, mais qu’il n’en avait pas eu assez quand il fit connaissance d’un personnage à ce point généreux »57.

57   De vita Peireskij (1641), in Opera, V, p. 319 ; P. Gassendi, Vie de l’illustre Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, tr. fr. R. Lassale et A. Bresson, Paris, 1992, p. 235 (« Adeo ut tanta beneficentia obrutus, et quasi suffusus, testatus fuerit se prius quidem habuisse satis constantiæ, ut per tormenta sævissima continere lacrymas posset, at non habuisse, quando est virum adeo munificum expertus »). Gassendi aura commencé son récit par les mots suivants : « On ne peut aisément exprimer la générosité avec laquelle fut accueilli Campanella. Se rendant en France, il n’eut pas plus tôt débarqué à Marseille ni fait prévenir Peiresc de son arrivée, qu’il fut conduit à sa demeure dans une litière qui lui fut envoyée ; hébergé excellemment pendant quelques jours et dirigé sur Paris, soit en litière, soit en carrosse, il eut de lui une lettre de change sur Lyon, mais de plus reçut à son départ cinquante écus d’or ; il fut à ce point accablé d’une si grande munificence, et comme confondu, qu’il proclama avoir eu dans le passé assez de fermeté d’âme pour pouvoir contenir ses larmes au sein des plus cruels tourments, mais qu’il n’en avait pas eu assez quand il fit connaissance d’un personnage à ce point généreux. » L’épisode laissera une trace profonde chez Campanella qui, dans un passage de l’Œconomica, rappelé aussi par Gassendi, affirmera qu’il faut tenir pour meilleur l’ami qui donne de son argent à celui qui offre sa vie (voir Philosophia realis, Paris, 1637, p. 210) : « Je ne saurais dire qu’il ne faut pas recevoir ses amis à une table de qualité, mais que ce soit sobrement et lorsque c’est nécessaire ; tu compteras quelqu’un comme ton ami plutôt quand il t’offre son argent que quand il t’offre sa vie ; tel, le merveilleux seigneur Fabri de Peiresc, gloire de la France, mécène des philosophes et des hommes illustres et leur hôte permanent, sert d’exemple au monde entier. » Pour ce célèbre épisode, voir encore Lerner, Tommaso Campanella en France, op. cit., pp. 48-49 ; Lettres latines, II, note 1536, p. 135.

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Rendez-vous à Arcetri. À propos de la correspondance entre Gassendi et Galilée Pietro Redondi Université de Milan – Bicocca Gassendi s’était précipité pour annoncer sa visite avec une année d’avance. Il n’avait plus écrit à Galilée depuis trois ans ; et du coup, en novembre 1636 pendant qu’il se trouvait à Aix chez Peiresc, son ami et son mécène, pour travailler sur la physique d’Épicure, il avait décidé d’écrire à Galilée uniquement pour lui communiquer son besoin de lui parler en tête à tête. Et il employa pour le lui dire des expressions d’affection si spontanées et si chaleureuses qu’elles durent certainement toucher de près le vieux savant italien, âgé de soixante-douze ans et assigné à résidence dans sa villa Le joyau à Arcetri, sur les collines qui dominent Florence : Il s’est déjà écoulé tellement de temps depuis que je ne t’ai envoyé la moindre lettre, et le souvenir de toi qui n’a rien perdu de sa force dans ma poitrine est si agréable. Je crains que tu ne croies pas suffisamment à quel point furent agréables les discussions que j’ai eues à ton sujet […] et quel bonheur je ressens chaque fois qu’il m’est donné d’entendre quelqu’un qui t’ait parlé personnellement. Que Dieu contribue à réaliser mon vœu que tu sois sain et sauf, pour que je puisse moi-même aussi jouir enfin de ta rencontre tellement souhaitée ! Si les destins le veulent, j’aurais cette chance avant que l’année prochaine ne soit complètement écoulée, puisque j’ai fixé, arrêté, résolu de ne pas retourner à Paris sans être d’abord allé te voir et sans avoir embrassé sur mon cœur ton heureuse vieillesse.

  Gassendi à Galilée, 18 novembre 1634, Pierre Gassendi (1592-1655), Lettres latines, traduction et notes par Sylvie Taussig, Turhout, Brepols, 2004, 2 vol., I, p. 163. 

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La lettre précisait le but de la visite : « lui donner sa philosophie d’Épicure à lire avant qu’elle ne paraisse ». Si Gassendi, après un si long silence, éprouvait soudainement le désir de rencontrer personnellement Galilée, c’était pour avoir son viatique. Atomes nouveaux, atomes anciens La rencontre devait donc avoir pour objet la réévaluation de la philosophie du Jardin à laquelle Gassendi s’était consacré depuis désormais une décennie, sous l’égide et l’impulsion d’une figure de proue du catholicisme français comme Nicolas Fabri de Peiresc. C’était en effet dans son palais « au cœur de sa bibliothèque » qu’en cet automne de 1636 Gassendi avait repris en main la rédaction de son œuvre De vita et doctrina Epicuri, dont il avait déjà écrit plusieurs cahiers ainsi que la préface générale, De philosophia Epicuri universe. Il avait retravaillé son commentaire de la logique épicurienne et s’était attaqué à la Pars physica, en commençant par une présentation générale intitulée De universo seu natura rerum, qui développait l’idée fondamentale que la physique épicurienne était proprement l’étude de la genèse de l’univers formé de matière et de vide à partir des mouvements et des agrégations de particules invisibles, insécables et aux formes multiples et toutes différentes les unes des autres. Il est possible et même probable que ce soit cette première   Ibid.   Voir Michel Feuillas, « Le catholicisme de Peiresc », Peiresc ou la passion de connaître, textes réunis par Anne Reinbold, Paris, Vrin, 1990, p. 61-77.    « Je suis logé chez l’illustre Fabri [de Peiresc] qui a voulu m’avoir auprès de lui une fois de plus. […] C’est lui qui, dès qu’il sut que j’avais l’intention de reprendre chez moi mes études antérieures, m’a conseillé et enfin contraint d’avoir soin d’apporter ici la cassette de mes commentaires, pour y travailler à loisir, au cœur même de sa bibliothèque. C’est ainsi, que, reprenant le cours de l’ouvrage interrompu, je commence par ce que j’avais promis à la fin du préambule. C’est de la Canonique épicurienne que je vais traiter […] », Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, ms. 1832, ff. 205-259 : Liber nonus de canonica dialecticæ substitutæ, Dédicace à Louis Luiller, trad. par Bernard Rochot, Les travaux de Gassendi sur Épicure et sur l’atomisme, Paris, Vrin 1944, p. 76 sqq. Sur la datation de ces premières versions du Syntagma philosophicum (1658), voir aussi Barry Brundell, Pierre Gassendi, Dordrecht, Reidel, 1987, p. 50 sqq. ; Carla Rita Palmerino, « Pierre Gassendi’s De philosophia Epicuri universi rediscovered », Nuncius, 14, I, 1999, p. 263-294.   Outre le livre sur la canonique cité ci-dessus, le Ms. Carpentras 1832 réunit un Liber decimus de criteriis veritatis generaliter et un Liber undecimus de criteriis veritatis specialiter. Sur la datation de ces premières versions manuscrites du Syntagma philosophicum (1658), voir Carla Rita Palmerino, art. cit.  

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esquisse d’introduction à l’atomisme d’Épicure qu’il venait alors d’amorcer que Gassendi voulait soumettre à Galilée. Étant donné que Gassendi s’occupait depuis longtemps d’épicurisme, pourquoi ressent-il soudain cette urgence à parler personnellement d’atomes avec le savant florentin ? La nécessité de cette entrevue faisait sans doute écho, en cette fin de 1636, au débat sur l’atomisme qui avait alors investi en France les milieux des novateurs catholiques qui avaient déjà pris connaissance de quelques éléments concernant les nouvelles idées sur la structure de la matière, présentées par Galilée dans son œuvre à paraître, les Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles (1638). Dès 1634 les pages de la première partie du livre traitant de la mathématisation de l’atomisme avaient été envoyées en lecture à des correspondants de Galilée, dont à Venise l’ingénieur français Antoine De Ville. Le père Mersenne, à Paris, avait également eu connaissance en avant-première du manuscrit des Discours et de leur théorie selon laquelle d’une part les corps étaient constitués d’un nombre infini de particules indivisibles sans étendue et d’autre part la plus petite portion d’une ligne était constituée d’un nombre infini de points sans dimensions : « Galilée suppose que les corps soient composés d’atomes comme la ligne de poincts […] », écrivait Mersenne dans sa traduction commentée des Discours intitulée Les Nouvelles pensées de Galilée (1638). Les spéculations du vieux savant italien sur l’existence au sein des corps d’une infinité réelle, en acte, d’entités sans grandeur, donc incorporelles dites atomi non quanti avaient de quoi laisser perplexe Mersenne : Tous sont contraints d’avoüer que l’indivisible & l’infiny engloutissent tellement l’esprit humain, qu’il ne sait quasi plus a quoy se resoudre lorsqu’il les contemple ; car il s’ensuit de la spéculation de Galilée, que la ligne est composee d’indivisibles, ce qui le contraint de dire que nul nombre finy de poincts ne peut faire aucune ligne quantitative, mais qu’il en faut un nombre infiny.



  Voir Hélène Vérin, « Galilée et Antoine De Ville : un courrier sur l’idée de matière », Largo campo di filosofare. Eurosymposium Galileo 2001, éd. José Montesinos et Carlos Solis, Fundación Orotava de Historia de la Ciencia, La Orotava, 2002, p. 307-32.    Sur la présence du manuscrit des Discours à Paris grâce à l’éditeur Louis Elzevier, voir P. Costabel, P.-M. Lerner, « Introduction », Marin Mersenne, Les Nouvelles pensées de Galilée, Paris, Vrin, 1973, vol. I, p. 18.    Ibid., I, [p. 19].    Ibid., [p. 22].

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L’impossibilité logique qu’une grandeur continue, une ligne ou un corps, contienne quelque chose d’indivisible allait de soi, ainsi que l’enseignait Aristote dans le Traité du ciel et dans la Physique10. En plus de cette absurdité d’admettre que puissent exister des entités indivisibles, ce qui choquait quelqu’un comme Mersenne, pour qui la physique consistait dans la réitération d’expériences, c’était le recours constant, dans ces pages des Discours, à des conjectures fondées sur l’imagination : [Galilée] imagine qu’un corps estant rompu, & brisé, ou divisé en toutes ses parties, c’est-à-dire en tous ses atomes, il devient liquide, comme l’eau et le fer rompu : ce qui arrive aussi à l’or & aux autres metaux, qui coulent après avoir fondus. D’où l’on conclud que les pierres ou les autres corps, que l’on croit estre reduit en poudre impalpable, ne sont pas encore divisez en toutes leurs parties, & et que chacun grain de leur poudre a encore de la quantité, & est divisible […]11.

En conjecturant des indivisibles qui, au lieu d’être finis en nombre et en grandeur, étaient infinis et sans dimensions sensibles comme des points géométriques, Galilée transférait la philosophie corpusculaire sur le terrain de la réflexion mathématique sur l’infini et le continu. Le paradoxe de la roue d’Aristote, c’est-à-dire le roulement de deux cercles concentriques et solidaires le long de deux droites tangentes, était interprété par Galilée comme la preuve géométrique de la présence, dans la droite tangente au cercle plus petit, de vides intercalés également infinis et sans grandeur. De même qu’une ligne contenait des points et des vides intercalaires infinis, de même les corps pouvaient-ils se raréfier et se condenser, car ils étaient également structurés, à l’échelle infinitésimale, comme des ensembles infinis d’atome et de vides, les uns et les autres sans étendue. Galilée expliquait que de cette façon, une petite boule d’or, par exemple, se laissera étendre sans difficulté sur un très grand espace, sans admettre entre ses parties des vides ayant une grandeur ; à condition, toutefois, que nous concédions que l’or est bien composé d’un nombre infini de parties indivisibles12.

  Aristote, Traité du ciel, I, 268a 6-9 ; 299a 2-15 ; Physique, 227a 10-16 ; 221a 2-231b 6.   Mersenne, Les Nouvelles pensées de Galilée, op. cit., I, [p. 25-sqq.]. 12   Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, Introduction, traduction et notes par Maurice Clavelin, Paris, Librairie A. Colin, 1970, p. 25. Voir sur ces pages célèbres des Discours P. Costabel, « La roue d’Aristote et les critiques françaises à l’argument de Galilée », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 17, IV, 1964, p. 385-396 ; C. R. Palmerino, « Una nuova scienza della materia per una nuova 10

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Nihil novi sub sole. L’idée que les atomes seraient des points n’était pas une invention de Galilée. Elle remontait aux débats théologiques de tradition nominaliste sur la présence sans quantité du corps du Christ dans l’eucharistie. Gassendi lui-même, afin de contester une interprétation thomiste contraignante du dogme tridentin, avait fait usage de la notion scolastique d’atome sans grandeur dans le deuxième volume laissé inédit de ses Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos (1624) : Dans ce Sacrement est contenue la vraie et réelle substance du corps du Seigneur. Selon les Conciles [il faut] croire qu’il y est contenu par transsubstantiation et substantiellement : mais pourquoi serais-je tenu de croire que la dimension quantitative exacte de ce corps s’y trouve quantitativement ? Je dirais même que nous sommes bien plutôt tenus, à ce qui semble, de croire qu’il n’y a là aucune quantité du Corps du Christ, qu’il est réduit à un Atome ; qu’il est présent d’une manière aussi invisible et indivisible que le sont les pures choses spirituelles, incorporelles et nullement quantifiées. […] Il y a certainement beaucoup moins de difficulté pour l’Intelligence à ce que dans ce sacrement la substance d’un corps de grande dimension soit réduite à un Atome, lequel est aussi dépourvu de quantité qu’il est d’extension, qu’à ce que cette substance, tout en conservant sa quantité propre, se trouve conservée localement en un lieu indivisible13.

La mathématisation était-elle à même de christianiser la physique corpusculaire du futur ? En effet, puisque la réalité matérielle d’un corps était donnée par ses dimensions sensibles, des atomes sans dimensions, voire incorporels, présentaient des avantages certains. Premièrement ils permettaient d’expliquer les phénomènes de la condensation er raréfaction et d’éviter ainsi les paradoxes classiques de la pénétration de la matière. Deuxièmement, ils préservaient contre toute accusation de matérialisme philosophique. Enfin ils échappaient à l’accusation d’entrer en contradiction avec la formulation thomiste du dogme, à savoir les qualités réelles du pain et du vin présentaient une permanence miraculeuse alors même que leur substance avait été complètement transformée. Depuis 1624 était en effet en vigueur en France la condamnation solennelle de la Faculté de Théologie de Paris contre les détracteurs de la doctrine des qualités réelles et contre le retour à l’atomisme,

scienza del moto », Atomismo e continuo nel XVII secolo, éd. Egidio Festa et Antonio Gatto, Naples, Vivarium, 2000, p. 275-319. 13   Pierre Gassendi, Dissertations en forme de paradoxes contre les Aristotéliciens, traduit et édité par B. Rochot, Paris, Vrin 1959, p. 340. Sur cet aspect, voir aussi Gassendi à Mersenne, 2 novembre 1635, Gassendi, Lettres latines, cit, I, p. 139 sqq., en particulier p. 140.

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jugé incompatible avec l’orthodoxie eucharistique14. Derrière cette décision de la Sorbonne, la Compagnie de Jésus avait à son tour publié à Paris en 1626 un livre pour accuser Galilée d’enfreindre l’orthodoxie eucharistique avec les idées de physique corpusculaire qu’il avait développées à Rome dans L’Essayeur (1624) et d’être un philosophe athée qui se faisait « ouvertement le disciple de l’école de Démocrite et d’Épicure »15. C’est à la suite de cette double condamnation que Gassendi et Peiresc avaient fait démarrer en 1626 le projet de rédiger une apologie d’Épicure et d’adapter sa philosophie naturelle aux vérités de la foi chrétienne. La version géométrique galiléenne de l’atomisme représentait-elle la voie à suivre dans cette tâche de christianisation de la physique moderne ? Plus encore, était-il légitime de parler d’atomes-points et de transformer la saine physique dans une sorte de géométrie des indivisibles ? Rien de moins sûr. Mersenne s’y opposait formellement et avait porté le débat sur une question de re, soumettant à la sagacité des savants la question de savoir si l’on pouvait ou pas parler de réalité du point géométrique : une entité dépourvue de grandeur existait-elle ou bien n’était-elle qu’une fiction abstraite ? En 1635-36 Gassendi s’était justément trouvé au centre de ce débat aux allures scolastiques, orchestré par Mersenne sous la forme d’un défi philosophique dont l’enjeu était la possibilité de définir de façon « parfaitement logique, parfaitement mathématique, parfaitement sensible » ce qu’était un point16. La discussion visait à contrecarrer la marée montante de théories corpusculaires dans l’Europe du XVIIe siècle en remettant en honneur le 14   Sur la condamnation en 1624 des thèses anti-aristotéliciennes d’Antoine Villon, Étienne de Claves et Jean Bitaud, voir Jean-Baptiste Morin, Réfutation des thèses erronées d’Antoine Villon […], Paris 1624 ; Didier Kahn, « La condamnation des thèses d’Antoine de Villon et Étienne de Claves contre Aristote, Paracelse et les cabalistes », Études sur l’atomisme, XVIIe-XVIIIe siècles, éd. Amalia Perfetti, Revue d’histoire des sciences, 55, II, p. 143-19 ; Pietro Redondi, « I problemi dell’atomismo », Largo campo di filosofare, cit., p. 661-676 15   L Sarsius [Orazio Grassi], Ratio ponderum Libræ et Simbella, [Lutetiæ Parisiorum, Cramoisy, 1626], Le Opere di Galileo Galilei, Edizione nazionale, éd. Antonio Favaro, Florence, Giunti e Barbera, 1890-1909 (reprint 1968), vol. 6, p. 486. Sur l’appui de la Compagnie à ce livre : Roma, ARSI, Med. 28, f. 58, M. Vitelleschi à O. Grassi, 6 février 1626 : « Sollecitarò il p. Airone [François Haireau, professeur au collège de La Flèche] per la stampa dell’Apologia di V[ostra] R[everenza] », cité dans Richard Bosel, Orazio Grassi architetto e matematico gesuita, Rome, Argos, 2004, p. 23. 16   Sur le problème de la réalité du point géométrique (ou « problème de Poysson ») voir Campanella à Mersenne, 7 juillet 1635 ; Mersenne à Peiresc, 2 octobre 1635 et 12 décembre 1635, dans Correspondance du père Marin Mersenne, éditée et annotée par Cornelis De Waard,

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même argument de la divisibilité à l’infini de la ligne que Aristote et Sextus Empiricus employaient déjà contre l’idée de particules ultimes de matière, à la fois indivisibles et invisibles. Mersenne aussi recommandait de se contenter de parler en physique de minima de telle ou telle substance pour désigner leur parties perceptibles les plus petites. Une réhabilitation des atomes, même punctiformes, n’était pas viable, avait écrit Mersenne à Gassendi au début de 1636, en ajoutant une mise en garde tout aussi ferme que paternelle : Je ne puis te dissimuler cette longue et célèbre lettre de saint Augustin à Discorus, qui, presque entièrement, ou du moins dans la plus grande partie des dernières pages, est consacrée à la réfutation des atomes de Démocrite et d’Épicure. Car je suis assuré qu’à cause de la valeur d’un tel homme, tu la liras avec plaisir, si tu ne l’as déjà lue : rien n’échappe à tes yeux de lynx, pas même les atomes ! […] Tu l’as certainement sous la main, car comment croire que la Bibliothèque du Théologal et du Prévôt de l’Église de Digne serait privée du coryphée de la Théologie ? Au moment de finir cette lettre, je trouve encore une fois que saint Augustin rejette les atomes dans la lettre 151 à Nebridius. Et, certes, j’ai peine à admettre que le plus petit atome, du moment qu’il n’est pas dépourvu de dimension mathématique, du moment qu’il a une dureté, un poids, une figure, qu’il est divisible à l’infini, ne puisse réellement être divisé, du moins par Dieu ; or, s’il est ainsi, l’atome sera par hypothèse un minimum, et il ne le sera pas, puisque, par les parties en lesquelles il se divisera, il y a quelque chose de plus petit17.

Atomes sans grandeur en nombre infini ou bien les parts minimales que nos sens arrivent à saisir d’une substance ? D’un côté la conviction de Galilée que les termes et les propositions de la géométrie valaient a priori pour la matière et, d’autre part, celle de Mersenne qu’en physique seule valait l’expérience macroscopique des objets physiques. Quant à Gassendi, en répondant à Mersenne au sujet de la définition du point, il soulignait la nécessité de séparer mathématique et physique au lieu de les juxtaposer. Les figures géométriques et les objets du monde physique avaient des propriétés diffé, René Pintard, Robert Lenoble, Bernard Rochot et Armand Beauliau, Paris, G. Beauchêne, puis PUF, puis Éditions du CNRS, 1933-1988, vol. 5, p. 285 ; 420 ; 445. 17   Mersenne à Gassendi, 1er janvier 1636, Gassendi, Opera omnia, Lyon, L. Anisson et I. B. Devenet, 1658 (reprint 1964), 6 vol., VI, p. 430, trad. B. Rochot, Les Travaux de Gassendi, op. cit., p. 74. Sur la question de Poysson, voir B. Rochot, « Une discussion théorique au temps de de Mersenne : le Problème de Poysson », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 2, 1948, p. 80-89 ; Lynn S. Joy, Gassendi the Atomist, Cambridge, CUP, 1987, p. 99-105. Paolo Ponzio, « Tommaso Campanella e la “quæstio singularis” di Jean-Baptiste Poysson », Physis, 24, I-II, 1997, p. 1-97 ; Id., Tommaso Campanella, Bari, Levante, 2001, p. 139-143.

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rentes : « Je considère que sont de pures hypothèses les points, les lignes et les surfaces définies par les mathématiciens et tout ce qui a à faire avec des choses qui n’existent pas »18. Les points géométriques étaient des définitions permettant de construire des figures, tandis qu’il fallait considérer les atomes, à la fois insécables et doués de grandeur, comme les premiers principes des phénomènes naturels. Juxtaposer les uns et les autres n’avait fait qu’obscurcir la discussion sur l’atomisme depuis Sextus Empiricus et Cicéron jusqu’au XVIIe siècle. La meilleure réponse que Gassendi put apporter à cette question qui faisait fureur au sujet de la définition du point se trouve justement dans les ébauches sur la Pars physica de la philosophie d’Épicure qu’il voulait soumettre à Galilée : « Nous appelons l’atome ainsi, non pas parce qu’il est la partie la plus petite, c’est-àdire presque un point (car il possède une grandeur), mais parce qu’il ne peut pas être divisé […], indivisible non pas en raison de sa petitesse, mais en raison de sa solidité »19. Que Galilée pensait-il d’une définition classique de ce genre ? Avait-il définitivement opté pour un atomisme géométrique ou bien continuait-il par-devers soi à souscrire à un atomisme à l’ancienne ? Quelques mois avant que Gassendi prenne la décision de se rendre à Arcetri, Peiresc avait justement voulut se renseigner auprès de Campanella sur la véritable pensée de Galilée. Et Campanella avait confirmé qu’il l’avait personnellement entendu professer jusqu’à son procès un atomisme tout à fait classique, à la Démocrite, le même qu’il avait proclamé dans L’Essayeur : Quant à ce que vous me demandez, je réponds que je suis très certain que Monsieur Galilée est d’accord avec Démocrite sur bien des choses, et surtout sur les principes, tant par les discours qu’il m’a tenus à Rome que par ce qu’il en écrit dans l’opuscule De natantibus et dans le Saggiatore, et le père Castelli et monseigneur Ciampoli et les autres condisciples le considèrent également comme tel20.

  Gassendi à Mersenne, 13 décembre 1635, Correspondance du père Marin Mersenne, op. cit, 5, p. 534 ; Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 144. 19   Gassendi, Philosphiæ Epicuri Syntagma, Animadversiones in Decimum Librum Diogeni Laertii qui est De vita, moribus, placitisque Epicuri, Lugduni, apud G. Barbier, 1649, tomus II, p. CXXII. 20   Campanella à Peiresc, 19 juin 1636, trad. par Germana Ernst, Eugenio Canone, « Une lettre retrouvée : Campanella à Peiresc », Études sur l’atomisme, op. cit., p. 273-285, en particulier p. 282. 18

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L’exigence de rencontrer personnellement Galilée se situait dans ce contexte de questions qui marquaient en 1636 un moment important dans l’évolution de l’attitude de Gassendi à l’égard de la possibilité de fonder sur l’atomisme une nouvelle physique chrétienne d’avenir. Dans la lettre où il annonçait sa visite à Galilée, le prévôt de Digne précisait qu’à moins d’avoir ce tête-à-tête à Arcetri il ne divulguerait rien de ses travaux : « J’ai décidé de ne rien publier de mes bagatelles sur la philosophie d’Épicure avant d’être revenu d’auprès de toi. Puisses-tu vivre encore, quand ce rejeton verra enfin le jour ! »21. Les mois passèrent, puis les années, mais la rencontre annoncée se fit attendre en vain. Les destins, c’est-à-dire les conflits entre Richelieu et Madrid, en décidèrent autrement. La guerre entre les deux couronnes, avec des affrontements et des escarmouches de frontière qui gagnèrent en 1637 les côtes de Provence, firent reporter le voyage. Plus que les mouvements de troupes sur les routes, ce fut la mort en juin 1637 de Peiresc qui renvoya sine die la visite de Gassendi, qui fut du même coup obligé de trouver un nouveau protecteur et de laisser de côté l’idée de publier quoi que ce soit en faveur de l’atomisme. Après la mort de Peiresc, Gassendi cessa aussi sa correspondance avec Galilée. Il ne trouva plus d’occasions de lui écrire, pas même en 1638, pour le féliciter de la parution en Hollande de ses Discours. Cependant, en 1637, Élie Diodati l’ayant informé de ce que Galilée risquait de devenir complètement aveugle, il lui avait écrit de Marseille une longue lettre pour l’assurer de son affection et pour le consoler de cette menace de perdre la vue. Consciemment ou pas, c’était une lettre d’adieu. Yeux de l’esprit, rayons de la raison Je suis affligé autant que tu le penses de ce que tu mentionnes et que j’ai appris de Diodati : tu as perdu l’un de tes yeux. Ce qui me console, tu peux bien le penser, c’est que je connais ta maîtrise de toi-même et ne doute pas de ce que tu aies accepté ce malheur avec ta constance habituelle, c’est-à-dire invincible, dans la pensée que tu n’as rien souffert qui soit étranger à la condition humaine22.

Le prévôt de Digne exhortait Galilée à supporter les malheurs en les acceptant et à faire confiance dans la constance du cœur, qui était sa vertu. Sous sa plume, les mots de la lettre prenaient la forme de sentences morales   Gassendi à Galilée, 18 novembre 1636, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 163.   Gassendi à Galilée, 13octobre 1637, ibid., p. 168.

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classiques : « Il est préférable de suivre de plein gré que d’être traîné contre sa volonté […] il faut plutôt adoucir la nécessité de la souffrance en l’acceptant que l’exaspérer en la refusant ». Être au-dessus des chagrins et des adversités : la vraie sagesse revenait à une ataraxie à toute épreuve et le bonheur à un sentiment de tranquillité parfaite, d’immobilité dans un état de paix par rapport aux vicissitudes de l’existence. L’assignation à résidence même à laquelle Galilée avait été condamné n’était pas du tout à considérer comme une prison : bien à l’opposé, il devait la considérer comme un état de vraie libération et de paix, loin des passions de la cour et des mesquineries de la foule malsaine : « Je considère ton séjour non pas comme un exil funeste, mais comme une retraite très souhaitée et très fortunée ». Si jamais la cécité devait le frapper – ajoutait Gassendi –, il devait se préparer à l’accepter aussi avec une joie intérieure. Cette perte de la vue ne concernait que le domaine corporel, tandis que son esprit, ainsi dégagé de la vision sensorielle et superficielle des choses aurait pu librement atteindre des représentations inattendues. En échange de la vision externe des choses, la cécité physique pouvait lui donner accès à un espace plus profond où il saurait envisager les choses différemment grâce à l’acuité de son esprit, que la cécité physique, loin d’affaiblir, ne pouvait qu’intensifier : Cette cécité qui semble bien te menacer n’arrivera pas à l’improviste, et tu éprouveras moins de chagrin de voir la vigueur de ton corps s’émousser que tu te renforceras à voir survivre ton acuité d’esprit. Supposons qu’elle arrive, tu seras cependant, et tu dois passer comme tel, comme un second Appius, qui avait la meilleure vue de tous les Romains, ou comme un autre Démocrite qui a sondé la nature des choses plus profondément et plus habilement que tous les philosophes (que soit vrai ou inventé ce que l’on dit de sa cécité)23.

Galilée nouveau Démocrite : jamais similitude philosophique n’avait été davantage chargée de sens. La cécité de Démocrite devenait le symbole de la clairvoyance de l’esprit philosophique. D’après ce que racontait Cicéron, c’était seulement après être devenu aveugle que Démocrite avait compris combien la séduction de la vision entravait la connaissance de la réalité invisible des choses. Aveugle, Démocrite « voyageait dans tout l’infini, sans se heurter à aucune limite »24. D’après Plutarque et Aulu-Gelle, Démocrite s’était même   Ibid.   Tusc., V, 39, 114.

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volontairement privé de la vue en fixant le reflet d’une flamme dans un miroir ardent, et cela afin de contempler les lois cachées de la nature. Le parallèle entre Démocrite et Galilée non seulement élevait l’auteur de l’Essayeur au rang de fondateur moderne de l’atomisme, mais symbolisait efficacement son effort caractéristique de faire abstraction, en physique, des données du sens commun. Dépasser la vision commune que nous avons des choses en les regardant par les yeux de l’esprit : la science, avait précisé Galilée dans l’Essayeur et dans le Dialogue, obligeait à imaginer, comme par exemple l’expérience idéale de la chute verticale d’un corps à bord un bateau naviguant en pleine mer, dont le Dialogue proposait ce corollaire encore plus imaginaire : « Dites-nous ce qu’on observerait, sinon avec les yeux du corps (occhi della fronte) du moins avec ceux de l’esprit (quelli della mente), au cas où un aigle emporté par l’élan (impeto) du vent laisserait tomber une pierre de ses serres ? »25 Ce thème de la mens oculis suis comme source privilégiée de la connaissance était appelé à occuper un rôle essentiel dans la philosophie chrétienne de Gassendi, qui prônait lui aussi la visio intellectualis des atomes par similitude et analogie entre la macrophysique et la physique de l’invisible : Comme dans une chambre aux volets fermés un rayon solaire rend visible une multitude de particules de poussières en mouvement, ainsi la multitude des atomes, inaccessible et presque occulte à notre vue quelque perçante soit-elle, devient-elle à ce point manifeste grâce aux rayons de la raison (radiis rationis) que les atomes apparaissent distinctement à l’esprit et que nous arrivons à concevoir la diversité de leurs dimensions respectives26.

25   Galilée, Dialogue sur les deux grandes systèmes du monde, traduction de René Fréreux avec le concours de François De Gandt, Paris, Seuil, 1992, p. 165. La métaphore des « yeux de l’esprit » figure sous la plume du mathématicien jésuite Christoph Clavius, l’un des maîtres à penser de Galilée : « À juste titre le Divin Platon affirme que les disciplines mathématiques élèvent l’âme et aiguisent la pénétration de l’esprit dans la contemplation des choses divines. […] Par les yeux de notre esprit nous apercevons cette œuvre immense de Dieu et de la Nature, je veux dire l’univers, entièrement soumise au rôle et à la vertu de la Géométrie » (Recte Divinus Platon Mathematicas disciplinas erigere animum et ad divinarum rerum contemplationem exacuere mentis acien affirmat. […] Hoc denique ingens Dei et Naturæ opus, mundum, inquam, totum mentis nostræ oculis, munere ac beneficio Geometriæ subiectum conspicimus), Christophorus Clavius, Prolegomena, in Euclidis Elementorum libri XV. Accessit XVI de Solidorum regularium [...] comparatio, Coloniæ, J. B. Ciotti, 1591, p. 5v sq. 26   « Ut cum atomorum quasi natio visui quamtumlibet acuto impervia, et quasi cæca sit, intelligamus illa cum radiis rationis ita illustrari, ut et atomi mente pervideantur, et compe-

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Cette nécessité d’imaginer, comme méthode scientifique, tenait à la faiblesse des moyens mis à la disposition de la connaissance humaine. Comment ne pas reconnaître les limites de l’homme, puisqu’il ne connaissait même pas les mécanismes qui lui permettaient de voir clairement ? Gassendi profitait de cette digression sur la cécité humaine quant aux grands mystères de la création pour proposer en passant à Galilée un problème d’optique encore entièrement à expliquer « un paradoxe qu’il ne faut pas mépriser : le fait que, même si nous voyons des deux yeux ouverts, nous pouvons cependant voir avec l’un des deux seulement dans une vision dite distincte »27. La science devient ici médecine de l’âme. Avant de saluer Galilée, Gassendi l’invitait à se placer hors du temps et à compenser son état présent d’une part par la mémoire de ses découvertes célestes d’antan et, de l’autre, par la conscience de la gloire éternelle qu’elles lui avaient procurée. À sa mort, ses yeux corporels seraient de toute façon destinés à s’éteindre, mais la gloire d’avoir été le premier à voir de ses propres yeux l’univers aurait conquis une reconnaissance impérissable : En dehors de cette privation que la mort t’infligera, sinon autre chose, de son plein droit, tes yeux vont survivre pour briller à la lumière de l’immortalité. Il est impossible que s’éteignent ou périssent ces yeux bienheureux qui ont eu les premiers le droit de voir des choses si admirables et de les donner à voir28 ?

La lettre se terminait par l’évocation de la disparition de Peiresc, « l’excellent et très noble Peiresc », dont Gassendi rappelait l’affection pour Galilée et les efforts solitaires qu’il avait entrepris pour qu’il fût gracié : « Et il n’a pas dépendu de lui (il ne devait pas en dépendre), que tu passes ce qui reste de ta vie dans la plus grande liberté et dans la plus grande tranquillité ». Aveugle mais voyant, assigné à résidence mais libre ; arrivé à la fin de sa vie mais immortel : avec son jeu d’oxymores, cette lettre de Gassendi avait de quoi faire regretter à Galilée de ne pas pouvoir le rencontrer : Je regrette beaucoup – écrivait Galilée à Ismaël Bouillau – que les dangers inattendus de la guerre aient annulé la rencontre que depuis longtemps j’avais le vif désir d’avoir avec le très illustre et savant Monsieur Gassendi. […] Sa merveilleuse doctrine et son amabilité d’esprit, que j’avais déjà appréciées dans ses écrits, j’espérais en effet tere ipsis concipiamus magnitudinum varietatem », Gassendi, Philosophiæ Epicuri Syntagma, op. cit., p. CXXV. 27   Gassendi à Galilée, 13 octobre 1637, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 168. 28   Ibid.

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les puiser de plus près et avec un plus grand plaisir à travers notre conversation à deux29.

Galilée remerciait son correspondant français de lui avoir rendu hommage dans son livre sur la lumière De natura lucis (1638), en soulignant cette ironie qu’il ne pourrait pas le lire, car « la lumière de mes yeux s’est entièrement éteinte ». Après être devenu borgne de son œil droit quelques mois auparavant, il fut progressivement plongé dans une obscurité totale : « Désormais je ne vois pas plus avec les yeux ouverts qu’avec les yeux fermés ». Depuis un mois je suis complètement aveugle – écrivait-il le lendemain à son ami Élie Diodati. Afin que Votre Seigneurie puisse imaginer combien je me sens affligé, songez que ce ciel, ce monde et cet univers que grâce à mes observations merveilleuses et à mes démonstrations assurées j’avais agrandis cent et mille fois par rapport à ce que les savants voyaient depuis toujours, se sont maintenant réduits et rétrécis pour moi aux dimensions de ma personne30.

Comme Gassendi l’a prophetisé, une fois privé de la vue Galilée s’était fait l’observateur intérieur de lui-même. Il écrivait que la disparition soudaine des sensations visuelles avait produit une transformation à la fois émouvante et impossible à décrire de sa manière de penser : « Cette transmutation débordante (strabocchevole trasmutazione) a provoqué dans mon esprit une métamorphose extraordinaire de pensées, de concepts et d’attributions qu’à présent je ne saurais pas dire, ni même esquisser »31. Mais c’était à Diodati qu’il faisait part de ses sensations et de l’état de son âme, et non pas à Gassendi, auquel il n’avait pas répondu. Comme d’habitude, d’ailleurs. Correspondance ou monologue ? Stricto sensu, le dossier de la correspondance entre Gassendi et Galilée est formé par huit lettres en latin de Gassendi (plus des salutations en bas d’une lettre de Peiresc) dans l’espace d’une douzaine d’années, entre 1625 et 1637. De ces huit lettres il n’y en a qu’une qui puisse faire penser que Galilée aurait répondu, pour accompagner l’hommage de deux livres (le Discours sur les corps flottants, et l’Essayeur). De toute manière Gassendi n’aura pas eu le 29   Galilée à Bouilliau, 1er janvier 1638, Le Opere di Galileo, op. cit., vol. 17, p. 245 (ma trad.). 30   Galilée à Diodati, 2 janvier 1638, ibid., p. 247. 31   Ibid..

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plaisir de lire cette réponse, puisqu’il semble que Diodati, à qui elle avait été confiée, l’ait égarée : De son retour d’Italie, il [Diodati] m’a transmis les livres dont tu as voulu me gratifier (que Dieu me bénisse, comme j’ai couvert de baisers un tel présent de toi, me sentant incapable de m’acquitter de ma reconnaissance) ; mais cette lettre de toi qu’il allait me consigner, il se trouve que, par je ne sais quel malheureux destin, je l’attends toujours32.

Un monologue ? Pas tout à fait, car il faut tenir compte aussi de la communication non verbale faite d’échange de dons, de services, de déclarations à tiers et qui au fil des ans finit par établir une réputation d’« amitié » entre Galilée et le protégé de Peiresc. « Je vais traiter longuement de l’observation présentée par un Français, un de vos amis », écrivait par exemple Cavalieri à propos du paradoxe optique proposé par Gassendi au sujet d’une éventuelle différence de taille entre les ombres formées par le Soleil à midi ou bien à l’aube33. Être ami de Galilée, cela voulait dire se déclarer publiquement pour ses théories et découvertes, ce que le prévôt de Digne fit à plusieurs reprises en défendant par exemple l’explication de la lumière secondaire de la lune proposée dans le Sidereus Nuncius ou l’argument copernicien des marées publié dans le Dialogue, ou en s’efforçant de réaliser sur le plan d’eau du port de Marseille l’expérience de la chute verticale du haut du mât d’un bateau, ou de tester la loi temporelle de l’accélération uniforme. À son tour Galilée manifesta publiquement son estime à l’égard du protégé de Peiresc en lui faisant parvenir ses livres, comme le Dialogue dont Gassendi fut l’un des premiers à recevoir un exemplaire ou bien en lui écrivant par l’intermédiaire de connaissances communes. Ce qui fut le cas par exemple de la fameuse lettre de Galilée à Diodati qui rapportait les propos du mathématicien jésuite Griemberger selon lesquels le conflit entre Galilée et le Collège romain était la vraie raison de la condamnation du Dialogue : « Si Galilée avait su maintenir l’affection des pères de ce Collège il vivrait glorieux dans le monde et il n’aurait connu aucune disgrâce et il aurait pu écrire à son gré sur n’importe quel sujet, y compris sur les mouvements de la Terre »34.

  Gassendi à Galilée, 2 mars 1628, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 16.   Cavalieri a Galilée, 8 juin 1638, Le Opere di Galileo, op. cit., vol. 17, p. 341. 34   Galilée à Diodati, 25 juillet 1634, ibid., vol. 16, p. 117. 32 33

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Un autre exemple de communication indirecte consiste en l’envoi à Gassendi de deux lentilles à l’intention de Peiresc, « étant donné qu’il est extrêmement difficile de se procurer des verres de la qualité que l’on peut désirer »35. Aucun autre savant astronome, ni Kepler ni Snellius ni Bernegger, ne bénéficia d’un tel niveau de collaboration scientifique de la part de Galilée. Qui plus est, le paquet qui contenait ces deux lentilles de fabrication galiléenne contenait aussi le mode d’emploi sous la forme d’une ficelle-étalon qui indiquait à quelle distance il fallait précisément fixer les deux lentilles dans le tuyau de la lunette : Que Votre Seigneurie trouve ici – écrivait Galilée à Diodati – les cristaux pour un télescope que le même Sieur Gassendi m’a demandés pour son usage et avec d’autres personnes qui désirent faire des observations célestes, lesquels vous pourrez les lui faire parvenir, en lui expliquant que le canon, voire la distance entre les deux verres, doit correspondre à la ficelle qui est roulée autour d’eux, un peu plus ou un peu moins suivant la qualité de la vue de celui qui doit s’en servir36.

Collaboration, solidarité et estime réciproques n’ont cependant pas fait en sorte que leur correspondance soit autre chose qu’un échange à une voix, empreint d’un évident décalage. Ces lettres nous donnent l’impression d’un volontarisme initial de la part de Gassendi, qui devait du reste s’estomper assez rapidement, et d’une complicité qui semble s’affaiblir d’une lettre à l’autre en laissant de plus en plus la place à des formules de circonstance. Comme si au fil des années l’espoir initial de participer au combat philosophique de Galilée et de partager avec lui l’aventure de la science avait laissé la place à une déception. Nous pouvons vérifier cette impression en examinant de plus près les deux moments les plus marquants de cette correspondance qui sont, à mon avis, la première lettre où Gassendi se présentait à Galilée et celle qu’il lui envoya huit ans plus tard pour lui livrer ses émotions et réactions à la lecture du Dialogue. La première date de 1625, au lendemain de la condamnation prononcée par les théologiens de la Sorbonne contre les philosophes tentés de critiquer les principes du savoir aristotélico-thomiste. Âgé de trente-trois ans, accusé   Peiresc à Galilée, 26 janvier 1634, ibid., pp. 27-28.   Galilée à Diodati, 25 juillet 1634, ibid., p. 117 : « Nous avons observé

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par vos lentilles Saturne et Vénus mais ils n’étaient pas dépourvus de rayons », Peiresc à Galilée, 24 février 1637, ibid., vol. 17, pp. 33 sqq. Peiresc demandait à Galilée de lui envoyer d’autres lentilles afin qu’il puisse réaliser la nouvelle carte de la Lune qu’il avait commanditée à Claude Mellan.

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lui aussi d’avoir publié le premier volet de ses Exercitationes paradoxicæ sans demander l’autorisation de la Faculté de Théologie de Paris, Gassendi se voyait contraint à renoncer à la philosophie et à se réinvestir dans l’astronomie d’observation. Sa rencontre avec Élie Diodati, un ami personnel de Galilée, lui permit de s’adresser da sa part au philosophe et mathématicien de Florence pour solliciter son soutien : J’en appelle à la pureté de ton âme, j’en appelle à l’amour d’Uranie qui t’a conduit et t’a amené grâce à ta renommée au-dessus de l’éther, j’en appelle au témoignage de notre ami Diodati, qui fut le spectateur de ma simplicité innée ; j’en appelle enfin à tous les dieux du ciel (s’il m’est permis de parler ainsi)37.

Longue d’une dizaine de feuilles, cette première lettre s’articulait en deux parties : à une déclaration de foi copernicienne et d’adhésion inconditionnée aux idées astronomiques de Galilée s’ajoutait le souhait d’une collaboration dans la cadre de campagnes d’observation à mener en commun entre Aix et Florence. La lettre n’évoquait pas l’atomisme, mais Gassendi y faisait tout de même allusion en décrivant sa propre libertas philosophandi à la manière de Lucrèce glorifiant dans le De rerum natura (I, 72 sqq.) Épicure comme le premier homme avoir traversé les barrières fermés du cosmos, « et extra processit longe flammantia mœnia mundi atque omne immensum peragravit mente animoque » : J’accueille tes sentiments coperniciens en Astronomie avec une si grande joie au cœur que je crois être honnêtement dans mon droit lorsque mon esprit détaché et libre se promène à travers les espaces immenses maintenant que les barrières et les systèmes du monde selon la conception vulgaire ont été brisés38.

« Si seulement il m’avait été possible de profiter de ton système du monde récemment institué ! » Gassendi brûlait du désir de connaître la cosmologie dont le Messager céleste avait annoncé la parution sous le titre De systemate mundi39. Il s’abstenait d’insister pour en savoir davantage, informé qu’il était de ce que cette mise en sourdine tenait à la mise à l’Index de Copernic : Je devine par conjecture la raison par laquelle ce rejeton que tu enfantais tandis que tu envoyais en avance un Message [le Sidereus Nuncius], tu ne l’as pas envoyé jusqu’à   Gassendi à Galilée, 20 juillet 1625, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 6 sqq.   Ibid., p. 7 (c’est moi qui souligne). 39   Le Opere di Galileo, op. cit., vol. 3, p. 73 ; 96. Dans sa lettre à Belisario Vinta du 7 mai 1610 Galilée précisait qu’il s’agissait d’une œuvre ayant pour titre De sistemate seu constitutione universi et composée de deux livres, ibid., p. 351. 37 38

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maintenent, mais je n’en suis pas encore pleinement informé. […] Mais si, par ta propre décision ou parce que le destin le veut, tu dois te comporter en sorte de ne pas communiquer à tes amis par lettre ce que tu as découvert, que soit loin de moi le désir d’espérer ou de demander à en être informé40.

Le prévôt de Digne souscrivait absolument à tout ce que Galilée avait écrit au sujet de « la matière des taches solaires, de leur origine, de leur forme, de leur place, de leur mouvement, de leur disparition et de tous les autres accidents de ce genre ». Sans aucunement commenter la controverse sur l’explication de ce phénomène entre Galilée et l’astronome jésuite d’Ingolstadt Christoph Scheiner, deux savants que Gassendi considérait « l’un et l’autre des investigateurs si excellents de la vérité, si pleins de foi et de franchise »41, sa lettre se justifiait d’avoir laissé passer sans protester le livre récemment publié en France par un prêtre et de surcroît lui aussi un chanoine théologal – le Bourbonia sydera de Jean Tarde42 –, où les taches étaient expliquées, ainsi que l’avait fait Scheiner, comme autant de groupes de petites planètes en orbite autour du Soleil : Que peut-on objecter de mieux à l’hypothèse de l’existence perpétuelle des planètes que le fait que même l’inventeur de cette hypothèse n’aura pu observer parmi une telle multitude de planètes le retour ne fût-ce que d’une seule (qui devait pourtant se produire au terme d’une révolution d’un mois environ)43 ?

Gassendi en venait ensuite à l’actualité et souhaitait pouvoir lire aussi le nouvel ouvrage de Galilée, son Essayeur, dont Diodati lui avait appris qu’il était issu d’une dispute avec les astronomes du Collège romain au sujet des comètes de 1618-19 et qu’il avait été publié à Rome avec une dédicace au nouveau pape. Comme Gassendi avait lui aussi observé ces comètes sans rien publier encore dans ce domaine, il était anxieux d’apprendre ce que Galilée avait découvert :

  Gassendi à Galilée, 20 juillet 1625, Lettres latines, op. cit., p.7.   Gassendi à Campanella, 10 mai 1633, ibid., p. 100. Voir aussi Gassendi à Scheiner

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15 avril 1632, ibid., p. 83 sqq.

42   Jean Tarde, Borbonia sydera, id est planetæ qui Solis lumina circumvolitant motu proprio ac regulari […], Parisis, J. Gesselin 1620. Voir F. J. Baumgartner, Sunspots or sun’s planets : Jean Tarde and the sunspots controversy of the early seventeenth century, “Journal of the History of Astronomy, 18, 1987, pp. 44-54 ; Luigi Guerrini, Nel dedalo del cielo. Gassendi e le macchie solari in un inedito del 1633, “Nuncius”, 16, 2, 2001, pp. 672. 43   Gassendi à Galilée, 20 juillet 1625, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 8.

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Du reste, il ne m’a pas été donné de consulter le livre que tu as écrit sur les comètes, à ce qu’on m’a dit, mais j’ai peine à exprimer mon ardeur à désirer le voir. Comme j’avais entrepris en effet de soutenir que les comètes sont des corps perpétuels, je dois ajuster à une opinion de ce genre tous les phénomènes des comètes par un argument spécial et qui leur est propre ; je devine que ton habileté pourrait me suggérer à ce propos bien des arguments ; car je ne doute pas qu’en raison de la liberté avec laquelle tu as commencé de philosopher, tu aies avancé le plus de choses possibles, ou bien celles sur lesquelles je serais tombé grâce à un heureux génie ou bien celles dont mes conjectures pourraient tirer un progrès sensible44.

Gassendi avait fait une gaffe en s’imaginant que Galilée fût lui aussi partisan de l’interprétation moderne des comètes en tant qu’étoiles (corps perpétuels), d’après la mesure de leur parallaxe introduite par Tycho Brahé et qui alors était déjà courante en astronomie d’observation. Au contraire, dans l’Essayeur Galilée soutenait que les comètes étaient des illusions optiques produites par le reflet de rayons solaires sur des vapeurs d’origine terrestre. Il est facile d’imaginer la déception de Gassendi qui ne fit par la suite plus jamais allusion aux comètes. Sûr de remporter l’approbation de son correspondant, Gassendi le priait à la fin de sa lettre de bien vouloir se joindre aux campagnes d’observation des éclipses lunaires, qui devaient permettre de calculer de manière précise la longitude géographique, voire les distances entre les différentes villes de l’Europe. Avec enthousiasme, il informait Galilée des observations très méticuleuses qu’il avait lui-même faites de toutes les dernières éclipses, en lui demandant de porter à sa connaissance les observations qu’il avait réalisées de son côté à Florence : Je l’ai observée à Aix avec beaucoup d’exactitude, et je ne doute pas du tout qu’en raison de ton amour pour les phénomènes célestes (pourvu que le ciel ait été serein chez vous) tu l’aies observée avec une exactitude absolue. […] Nous serons en tout cas renseignés si l’on a observée chez toi l’éclipse de la Lune qui a eu lieu en juin 1620, ou l’autre, celle qui a eu lieu en novembre 1621. Nous pourrions savoir la différence entre Florence et Digne, si l’on a observé la récente éclipse de cette année qui a eu lieu au mois de mars ; pour moi, je les ai toutes observées et notées. Quant à toi, s’il ne te pèse pas de me communiquer celles-là ou d’autres que tu pourrais avoir observées, j’en tiendrai compte et te remercierai infiniment […].

Encore une gaffe. Non seulement Galilée n’avait pas observé cette éclipse de 1620, mais il ne s’intéressa jamais aux applications géographiques de l’observation des éclipses lunaire. La correspondance de Galilée qui nous   Ibid.

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est parvenue montre le dédain que lui inspiraient les éclipses lunaires, parce que ces observations étaient totalement dénuées d’intérêt du point de vue astrophysique qui était proprement le sien : J’avais oublié de Vous dire que la nuit passée j’ai observé l’éclipse de la Lune, qui eut lieu à dix heures et un tiers. Il n’y a rien à noter, ni præter imaginationem : on n’y voit que le fil de l’ombre très troublé, c’est-à-dire non marqué ni défini, mais indistinct et très brouillé, tandis que les ombres produites dans la Lune par ses propres proéminences sont bien coupées et définies s’agissant d’ombres produites par des corps ténébreux très proches, tandis que la Terre, si éloignée de la Lune, ne peut pas éviter que la limite et la ligne de séparation par rapport à la partie lumineuse apparaisse vague, indistincte et brouillée45.

En croyant toujours faire œuvre utile, Gassendi invitait Galilée à écrire à l’astronome de Leyde Villebrord Snellius qui, toujours à des fins géographiques, désirait connaître les mesures de longueur en usage à Florence : Je te demande de tout mon cœur de bien vouloir entrer en contact avec Villbrord Snellius dont l’habilité et l’intérêt à restituer la géographie ne te sont pas inconnus […]. Je suis à peu près sûr qu’il implorera ton zèle et ton humanité, désireux comme il est de connaître la grandeur du pied de Florence46.

Encore une déception. Galilée n’entra jamais en correspondance ni avec Snellius, ni avec Martin Van der Hohe à Amsterdam ni avec Wilhelm Schickard à Tübingen ni avec aucun des autres correspondants de Gassendi. Nous touchons ici à une différence très nette entre la façon que Galilée a d’envisager l’astronomie comme une cosmologie, « appréhension de la vraie constitution de l’univers d’après la toute-puissance de l’Artisan souverain »47, par rapport à celle de Gassendi et de Mersenne, aux yeux desquels l’astronomie était un travail collégial, un travail de fourmis, dont le but était le perfectionnement des données et qui devait ouvrir à des applications comme le calcul des différences de méridien entre Paris et Aix ou entre Florence et Digne. Tout au long des ses lettres Gassendi réitère son admiration pour les découvertes et le génie de celui qu’il appelait l’« incomparable philosophe », « le meilleur des hommes », « l’homme dont la valeur doit être éternellement admirée ». La lettre qui glorifie le plus le savant florentin est datée du 1er novembre 1632 : ses expressions dithyrambiques nous communiquent

  Galilée à Castelli, 30 decembre 1610, Le Opere di Galileo, op. cit., vol. 10, p. 504..   Gassendi à Galilée, 20 juillet 1625, Lettres latines, op. cit., I, p. 9. 47   Dialogue, trad. cit., p. 39. 45 46

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l’immense impression que la lecture du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde avait produite sur Gassendi : Tu te hausses là où jusqu’à ce jour aucun mortel ne s’est élevé : heureux les hommes qui peuvent te suivre même de loin ! […] Nombreux sont les résultats que tu nous fais espérer, par exemple à propos de la vitesse inégale de la chute des corps. Je te prie en mon nom, mais également en celui de notre ami Mersenne et d’autres personnes, de ne pas nous laisser nous consumer dans cette attente. […] Moi-même, alors que sur bien d’autres points j’ai parlé en ta faveur, c’est surtout là que j’ai développé que la cause que tu rapportes à propos des deux reflux du lever et du coucher du soleil était la plus digne et demeurait non ébranlée. Je rappellerai, si tu ne le savais toi-même, que toutes ces objections peuvent être résolues par les fondements que tu as posés48.

En plus de divulguer de nouvelles preuves en faveur de la théorie copernicienne, en particulier les trajectoires des taches solaires, les vents alizées et les marées, le Dialogue publiait pour la première fois la loi de l’accélération uniforme de corps chutant à partir du repos, que Galilée présentait au début de son livre comme une loi de valeur cosmologique en tant que la loi primordiale du mouvement de la matière universelle sortie du néant lors de la création du monde. Comme Le Monde de Descartes, le Dialogue de Galilée s’ouvrait lui aussi en effet sur la scène de la création de la nature par Dieu. Galilée avançait une interprétation mécanique des conditions initiales de l’univers et de l’action providentielle du Dieu architecte. Le Dieu de Galilée, calqué sur le récit platonicien du Timée, était un Dieu copernicien dont la préoccupation principale était de faire prévaloir l’ordre circulaire sur les mouvements initialement rectilignes et aléatoires du chaos. Aussi, en créant les planètes, Dieu leur avait-il donné une vitesse en les laissant initialement chuter librement l’une après l’autre avec un mouvement accéléré rectiligne en direction du Soleil. Puis, une fois que chaque planète avait acquis sa vitesse appropriée, Dieu avait « converti son mouvement rectiligne en mouvement circulaire, dont ensuite la vitesse, naturellement, doit être uniforme ».49   Gassendi à Galilée, 1er novembre 1632, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 94.   Dialogue, trad. cit., p. 57. Sur la cosmologie platonicienne de Galilée, voir Bernard Cohen, « Galileo, Newton and the Divine Ordre of the Solar System », Galileo Man of Science, éd. Ernan Mc Mullin, New York, Basic books, 1967, pp. 207-231 ; Alexandre Koyré, « Newton, Galilée et Platon », Études galiléennes, Paris, Gallimard, 1968, pp. 243-265 ; Pietro Redondi, « From Galileo to Augustine », Companion to Galileo, éd. Peter Machamer, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, pp. 175-210 ; Jochen Bütter, « Galileo’s Cosmogony », Largo campo di filosofare, op. cit., pp. 391-40. 48

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Était-ce là la théorie du De systemate mundi annoncée dans le Messager céleste que Gassendi désirait tellement connaître ? Tout en glorifiant Galilée, la lettre de Gassendi passait complètement sous silence sa nouvelle cosmologie. Qui plus est, Galilée ne se contentait pas de ressusciter la cosmogonie platonicienne en version mécanique et héliocentrique : il informait aussi ses lecteurs qu’il était en train de déterminer d’après les vitesses orbitales des planètes le point-origine d’où Dieu les avait laissées tomber. Plus encore, la première partie du Dialogue encadrait cette ambition de pénétrer mathématiquement les grands mystères de la création dans une nouvelle vision anthropologique et théologique. L’homme avait été fait à image de Dieu par la certitude démonstrative du raisonnement mathématique, affirmait Salviati, le personnage qui jouait dans le livre le rôle de porte-parole de Galilée : bien qu’infiniment plus lent et plus limité que l’intellect divin, l’intellect humain était semblable à celui de Dieu dans la rigueur des théorèmes mathématiques : Dans la compréhension d’une proposition, je dis que l’intellect humain en comprend certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences mathématiques l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais à mon sens la connaissance que l’intellect humain a du petit nombre de celles qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’il arrive à comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré50.

Mais Gassendi s’est abstenu ici de tout commentaire. Nécessité, certitude absolue, connaissance tout aussi objective que la connaissance divine : à ce langage Gassendi opposait un fin de non-recevoir : Alors que la sagacité humaine ne peut avancer plus loin, ton esprit a tant de candeur que tu reconnais toujours de bonne foi l’infirmité de notre nature : quel que soit le très haut degré de vraisemblance de tes conjectures, pour toi elles ne sont jamais plus que des hypothèses51.

Ce rappel de la nature purement hypothétique des arguments du Dialogue correspond à ce que Gassendi écrivait dans ses textes de ces années-là et qu’il intégra plus tard dans le Syntagma philosophicum au sujet de l’aveuglement des philosophes qui prétendaient pouvoir expliquer la création et les raisons ultimes des choses. De même qu’il s’en remettait à la révélation   Dialogue […], trad. cit., p. 129.   Gassendi à Galilée, 1er novembre 1632, Gassendi, Lettres latines, op. cit., I, p. 94.

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pour ce qui est du problème de la création, refusant de juxtaposer la foi et la science ou de présenter de Dieu l’image caricaturale d’un architecte humain52, de même affirmait-il que l’homme ne pouvait pas se représenter ce qu’il avait en commun avec Dieu. Contrairement à Galilée, qui comparait la pénétration mathématique de l’homme à la pensée de Dieu, Gassendi caractérisait le savoir de l’homme par son obscurité, sa cécité et, dans le Syntagma philosophicum, allait jusqu’à comparer la connaissance que l’homme peut avoir de Dieu et de sa création à celle d’un aveugle qui, en passant de l’ombre à un lieu ensoleillé, perçoit une chaleur sans pouvoir comprendre qu’elle en est la source53.

  Syntagma philosophicum, Opera omnia, op. cit., vol. I, p. 480a.   Ibid., vol. I, p. 295b. Sur cet aspect de la théologie de Gassendi, voir Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi, La Haye, Martinus Nijhoff 1971, pp. 462 sqq. 52 53

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LES RECHERCHES MÉTAPHYSIQUES DE GASSENDI : VERS UNE HISTOIRE NATURELLE DE L’ESPRIT Sophie Roux Université Grenoble II / Institut universitaire de France Introduction Au milieu du XVIIe siècle, Descartes et Gassendi sont en France les frères ennemis les plus éminents dans le combat contre les philosophes qu’on commence alors à regrouper sous le nom de « scolastiques ». Ce sont des frères : ils revendiquent tous deux une manière nouvelle de pratiquer la philosophie. Ce sont des ennemis : il n’y a peut-être pas une thèse sur laquelle ils s’accordent. À la fin du XVIIe siècle cependant, Descartes est définitivement devenu la référence par rapport à laquelle les œuvres des uns et des autres tombent soit du côté de l’ancien, soit du côté du nouveau – soit encore dans l’oubli. Ainsi le père Daniel remarquait en 1691 que, de même qu’au siècle précédent on avait donné en Espagne le nom de luthérien à tous les héréti   Le thème du programme de l’agrégation de philosophie en 2003-2004, « Le corps et l’esprit » est à l’origine de cet article. Je remercie Rémi Clot-Goudard et Cees Leijenshorst d’en avoir lu une première version. J’utilise les abréviations suivantes : AT = R. Descartes, Œuvres de Descartes, C. Adam et P. Tannery éds., nouv. prés. par B. Rochot et P. Costabel, 11 vols., Paris, Vrin, 1964-1974. FA = Descartes. Œuvres philosophiques, F. Alquié éd., 3 vols., Paris, Garnier Frères, 1953. MM = R. Descartes, Méditations métaphysiques. RM = P. Gassendi, Disquisitio metaphysica […]. Recherches métaphysiques, texte établi, traduit et annoté par B. Rochot, Paris, Vrin, 1962. OO = P. Gassendi, Opera Omnia, 6 vols., Lyon, 1658. CR = R. Descartes, Cinquièmes réponses, en suivant la traduction française donnée par Rochot dans RM, car il n’y en a pas dans AT. Je cite les textes latins entre crochets seulement lorsqu’ils présentent un intérêt.

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ques de quelque secte qu’ils soient, de même en était-on alors venu à appeler « cartésiens » tous ceux qui s’étaient mêlés de raffiner en physique. L’évolution historique au terme de laquelle Descartes est devenu, au moins officiellement, la référence en matière de nouveauté, puis de ce qu’on a appelé modernité, a commencé d’être étudiée pour ce qu’elle est, un phénomène d’histoire des idées, impliquant une théorie de la réception. Une conséquence lointaine de cette évolution historique est la différence qui existe aujourd’hui entre la manière dont on lit Gassendi et la manière dont on lit Descartes. D’un point de vue quantitatif, les études consacrées à Gassendi sont – c’est une litote – singulièrement moins nombreuses que les études consacrées à Descartes. D’un point de vue qualitatif, elles portent sur des idées plus scientifiques, l’œuvre de Descartes étant traitée comme plus philosophique. De surcroît, et toujours de manière qualitative, alors que des lectures de type internaliste, voire collégiale, sont monnaie courante dans le cas de Descartes, l’œuvre de Gassendi est le plus souvent abordée comme si elle était irrémédiablement datée : elle témoigne d’une époque révolue, on s’y intéresse par révérence ou curiosité à l’égard d’un humanisme qui ne serait plus le nôtre, mais non par goût de la vérité ou de l’argumentation. Ces deux différences qualitatives sont liées : parce que les scientifiques n’exercent pas sur l’histoire des idées scientifiques le monopole que les philosophes exercent sur l’histoire des idées philosophiques, l’histoire des idées scientifiques est plus ouverte d’un point de vue disciplinaire que l’histoire des idées philosophiques, ce qui rend plus difficiles les lectures dites internalistes. Étant donné par ailleurs ce   Voyage du monde de Descartes, Paris, veuve Simon Bénard, 1691, p. 184-185.   Voir en ce sens les indications de T. M. Lennon, The Battle of the Gods and Giants. The Legacies of Descartes and Gassendi, 1655-1715, Princeton, Princeton University Press, 1997.    L’exception notable est l’ouvrage inégalé d’O.-R. Bloch, La Philosophie de Gassendi, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971. À titre d’exemples d’ouvrages centrés sur les idées scientifiques de Gassendi, voir les deux volumes coordonnés par S. Murr, Gassendi et l’Europe (1592-1792), Paris, Vrin, 1997, et surtout Quadricentenaire de la naissance de Pierre Gassendi (1592-1992), 2 vols., Digne-les-bains, Société scientifique et littéraire des Alpes-de-HauteProvence, 1994.    Dans cette veine, on peut recommander L. S. Joy, Gassendi the Atomist. Advocate of History in an Age of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, et S. Taussig, Pierre Gassendi (1592-1655). Introduction à la vie savante, Turnhout, Brepols, 2003.   On oppose classiquement en histoire des sciences « internalisme » et « externalisme », mais ces termes sont mal définis. On notera en particulier que : 1) il existe une version faible et une version forte de l’internalisme, selon que le partage de l’interne et de l’externe est celui  

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qu’on appelle usuellement le progrès des sciences, il paraît difficile d’aborder une œuvre scientifique du passé exactement comme si elle avait été écrite par un contemporain ; le partage étant moins net en philosophie, une lecture collégiale des auteurs de la tradition est bien naturelle. Il resterait cependant à dire pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire ici indépendamment des difficultés matérielles que présente l’accès à son œuvre mais aussi de la valeur qu’on lui attribuera finalement, la lecture de Gassendi offre moins d’attraits pour les historiens des idées philosophiques que pour les historiens des idées scientifiques. Sommairement, cela pourrait tenir au fait que le scepticisme, qui n’est jamais bien éloigné de l’aveu d’ignorance du sens commun et semble capable de dissoudre à peu près toute élaboration théorique, paie moins bien en philosophie que le dogmatisme, surtout lorsque ce dernier s’accompagne d’une inventivité conceptuelle indéfectible. À quoi s’ajoute le fait que Gassendi a pensé avec (Épicure, Sextus, Galilée) ou contre (les aristotéliciens, Descartes), mais d’une certaine manière jamais directement et en son nom, ce qui rend ses thèses propres difficilement identifiables : d’un ouvrage à l’autre, et pire encore, d’une page à l’autre, différentes versions en sont d’ailleurs proposées. Ni l’une ni l’autre de ces caractéristiques ne sont cependant l’apanage de Gassendi ; elles se rencontrent aussi chez Locke, philosophe abondamment commenté et à bien des égards doctrinalement proche de Gassendi. À ce point, on n’a donc rencontré aucune raison de principe qui empêche un philosophe de s’intéresser aux thèses de Gassendi. Le projet de cet article est dès lors, sur un thème notoirement plus « philosophique » que « scientifique », d’aborder les textes de Gassendi en présumant qu’il avance de bons arguments et qu’il soutient des thèses susceptibles de nous intéresser encore aujourd’hui. On prendra à cet effet au sérieux la critique que Gassendi fait de quelques thèses sur l’esprit développées par Descartes dans les Méditades idées et des pratiques, ou bien plutôt des idées strictement scientifiques et des idées qui ne le sont pas ; 2) l’opposition ne peut pas être la même selon qu’il est question de la formation des idées, ou bien plutôt de leur justification.    Je reprends l’expression « conception collégiale » à P. Engel, « Y a-t-il une vie après la dissertation ? », http://www.cotephilo.net/article.php3?id_article=56 (consulté le 10 février 2007), note 9, en pensant qu’elle est partagée par un certain nombre d’historiens de la philosophie.    Sur la difficulté qu’il y a pour un sceptique comme Gassendi à faire école, voir T. M. Lennon, The Battle of the Gods and Giants. The Legacies of Descartes and Gassendi, 1655-1715, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 22-23.

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tions métaphysiques, en particulier de la thèse qu’un « Je pense » constituerait la première de toutes les connaissances et permettrait de montrer que l’esprit est une substance pensante. « Prendre au sérieux », c’est ici admettre des principes méthodologiques d’impartialité et de symétrie : le dédain que Descartes marqua à l’encontre des Cinquièmes objections, dont il clame qu’elles n’ont pu être écrites par un philosophe, puis à l’encontre des Recherches métaphysiques, qu’il ne lut pas mais critiqua sur la base d’un rapport fait par quelques amis de Clerselier, n’est pas la preuve qu’il ait eu raison. Peut-être Descartes avaitil de bonnes raisons de soutenir certaines thèses, mais peut-être les raisons qu’avait Gassendi de s’opposer à ces thèses n’étaient-elles pas mauvaises. Aussi pourrions-nous avoir ici affaire, non pas à un auteur qui n’en comprend pas un autre, mais à une véritable antinomie entre deux séries de thèses – pour tout dire, entre deux systèmes10. Les débats qui ont eu lieu à propos du principe de symétrie et du principe d’impartialité, principalement dans l’étude des controverses scientifiques, rendent nécessaires deux ou trois précisions. Et tout d’abord, on admet ici seulement une version faible de ces principes, c’est-à-dire réduite à cette règle herméneutique élémentaire qu’on ne doit pas décerner des lauriers dans une controverse avant d’avoir effectivement examiné les arguments de tous les partis11. On notera d’ailleurs que l’application de ce principe devrait aller de 

  Sur le dédain que manifeste Descartes à l’encontre des objections de Gassendi, voir son « Avertissement », in AT IX-1, p. 198-199, et sa lettre à Mersenne, 23 juin 1641, in AT II, p. 389 : « […] Il m’a donné tant d’occasions de le mépriser et faire voir qu’il n’a pas le sens commun et ne sait en aucune façon raisonner […] ». Curieusement, ce ne sont pas seulement des spécialistes de Descartes qui affirment que Gassendi serait trop obtus pour le comprendre (voir par ex. les annotations de Ferdinand Alquié aux Cinquièmes objections, in FA II p. 705 sqq.) mais également un éminent gassendiste comme Bernard Rochot (voir les notes de sa traduction des Recherches métaphysiques, par exemple p. 69, p. 74-75, p. 128, p. 161, p. 222-223, p. 611, passim). 10   Le caractère antinomique de la confrontation entre Descartes et Gassendi est souligné par J.-L. Chédin, « Descartes et Gassendi : le dualisme à l’épreuve », in J.-M. Beyssade et J.-L. Marion (éds.), Descartes. Objecter et répondre, Paris, PUF, 1994, p. 163-178, qui remarque au passage (p. 163) l’« effet de piétinement qui en résulte ». O.-R. Bloch, « Gassendi critique de Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 156, 1966, p. 217-236, insiste sur la singularité des Recherches métaphysiques dans le corpus gassendiste : ce serait un ouvrage présentant les « éléments fondamentaux d’une doctrine indépendante et personnelle », une « sorte de système » (p. 220). 11   Pour une version forte de ces principes, à mon sens insoutenable, voir D. Bloor, Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie (1981), tr. fr. par D. Ebnöter, Paris, Pandore,

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soi dans une controverse mobilisant les aspects les plus métaphysiques de l’histoire de la philosophie, où, contrairement à ce qui se passe le plus souvent en histoire des sciences, le parti des vainqueurs est difficile à identifier – il ne serait pas difficile, mais sans grand intérêt, de mettre en évidence la similitude entre certains arguments de Gassendi et certains développements de Leibniz, Locke, Kant ou Ryle par exemple, pour suggérer que Gassendi n’a pas été sans postérité. On soulignera enfin que, lorsqu’un des partis est notoirement moins étudié que l’autre, l’application de ces principes peut consister, non pas à étudier également les deux partis, mais à adopter résolument le point de vue du parti usuellement négligé. L’ordre suivi ici sera plus ou moins celui de Gassendi. Contrairement à ce qui est parfois écrit, ce dernier sait bien que les Méditations sont écrites par ordre, et qu’elles doivent conséquemment être lues sans que l’avant et l’après soient confondus. Aussi procède-t-il le plus souvent en critiquant à chaque fois les avancées spécifiques d’une étape donnée, et elles seulement, quitte à concéder ce qu’il avait critiqué à l’étape précédente. Il lui arrive cependant de déroger à cette règle lorsqu’il lui semble que l’ordre cartésien n’est qu’apparent, en ce sens que certains résultats, dont Descartes lui-même affirme qu’ils seront ultérieurement obtenus, seraient indispensables au bon déroulement de la preuve. Ainsi en est-il par exemple de la distinction de l’âme et du corps, objet de la Sixième méditation, mais selon Gassendi à l’œuvre dès la Deuxième méditation et en faveur de laquelle la Sixième méditation n’apporterait aucun argument supplémentaire12. Peut-être nourrit-il aussi le soupçon plus général 1983, p. 7. Pour une bonne mise au point sur ce que l’étude des controverses a apporté à la sociologie des sciences, voir D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, PUF, 2003. Pour un plaidoyer en faveur de l’importation des méthodes et des questions de la sociologie des sciences en histoire de la philosophie (malgré le gros ouvrage de R. C. Collins, on n’ose pas écrire « sociologie de la philosophie »), voir J.-L. Fabiani, « Controverses scientifiques, controverses philosophiques. Figures, positions, trajets », Enquête, 1997, 5, p. 11-34. Pour une étude remarquable d’une controverse philosophique du XVIIe siècle, voir D. Moreau, Deux cartésiens. La polémique entre Antoine Arnauld et Nicolas Malebranche, Paris, Vrin, 1999. 12   RM, In II, dub. 2, inst. 3, p. 100-101 : « Vous ne l’aviez certainement pas démontrée auparavant, mais vous ne la démontrez pas non plus dans la suite ; mais vous la supposez tout à coup comme déjà démontrée ». RM, In II, dub. 3, inst. 3, p. 114-115 : « Dans toute la Seconde Méditation vous ne faites qu’affirmer (affirmare), mais non pas prouver par argument (ratione probare) : cependant il faudra voir, au moment voulu, si dans une autre vous apportez une preuve […] Vous renvoyez en vain à une autre Méditation une question qui est à traiter la première de toutes ». RM, In II, dub. 4, inst. 3, p. 132-133 : « […] Si, au moment

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que, chez Descartes, la place d’une proposition dans un enchaînement finit par l’emporter sur sa valeur propre : l’ordre cartésien serait narratif plutôt que démonstratif13. Or, si l’ordre des événements comme leur durée peut être déterminant dans une histoire, il n’y a pas de raison d’en tenir compte dans une preuve. Comment, par exemple, les bonnes raisons de douter qui sont avancées dans la Première méditation pourraient-elles finalement s’évanouir quand on parvient à la Sixième méditation ? Ou bien c’étaient de mauvaises raisons, et alors on ne tirera aucun enseignement de ces fictions d’un moment, ou bien ce sont de bonnes raisons (ce qui n’est pas le cas selon Gassendi), et le temps qui s’écoule n’y fera rien14. Néanmoins une certaine remise en ordre des Recherches sera nécessaire. Quelles que soient les résolutions charitables qu’on ait prises, il faut en effet reconnaître que leur lecture est pesante, arguments et thèses étant rarement exprimés une seule fois, ou sous une seule forme, mais réitérés autant de fois et sous autant de variantes que l’occasion s’en présente. C’est pourquoi, autant il serait faux de soutenir que Gassendi ne comprend pas l’ordre cartésien, autant il peut être utile d’essayer de répertorier ses arguments et d’en dégager les différentes variantes. On procédera en l’occurrence de la manière suivante. On rappellera tout d’abord les critiques de Gassendi à l’encontre du doute que Descartes met en place dans la Première méditation. On dégagera ensuite, à partir du cas particulier de la sensation, l’idée générale que le « Je pense » requiert un « quelque chose » à penser. On montrera dans un troisième temps pourquoi, selon Gassendi, le fait de penser ne permet pas de connaî-

où, dans la Sixième Méditation, nous parviendrons à la démonstration que vous annoncez, vous êtes convaincu de n’avoir prouvé nulle part que vous n’êtes ni un assemblage de membres, ni un air subtil, ni une vapeur, etc., il arrivera que vous ne pourrez avancer cela comme une chose prouvée ou accordée ». RM, In VI, dub. 3, p. 544-545 : « Vous disiez aussi que vous ne disputiez pas de cela à ce moment, mais dans la suite, vous ne l’avez pas fait non plus […]. J’avais espéré que vous le feriez ici ». 13   RM, In II, dub. 2, inst. 2, p. 96-97 : « […] vous n’avez rien fait d’autre que raconter à la manière d’un narrateur [historice ennarasti] ». 14   RM, In I, dub. 1, inst. 3, p. 40-41 : « […] vous supposez que l’on peut tenir cela pour faux pendant quelque temps : mais ou bien vous supposez qu’on le tient pour faux de manière sérieuse et réelle, ou bien seulement en paroles et par plaisanterie. Si c’est de façon sérieuse et réelle, il est aussi impossible de le tenir pour faux pendant une heure que pendant un an ou un siècle ; si ce n’est qu’en paroles et par plaisanterie, alors cela ne vous avancera en rien dans la juste perception des choses ».

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tre la nature de l’esprit. On finira par examiner la manière dont il défend, et illustre quelque peu, le projet d’une histoire naturelle de l’esprit. 1. Le doute que Descartes met en place dans la Première méditation conduit, entre autres choses, à la suspension des corps en général, et en particulier du corps du « je » qui médite. Jusqu’à la Sixième méditation, ce « je » est supposé être en mesure de soutenir toutes les positions qu’il soutient sans faire intervenir l’existence de son corps propre ou des corps du monde. Comme il le dit lui-même d’entrée de jeu, Gassendi s’appesantit peu sur la Première méditation15 : il se contente de mettre en cause, par des railleries, la prétention de la suspension cartésienne à être une opération philosophique. Ce n’est pas seulement une fiction, c’est une grosse machine de théâtre, un appareillage baroque tout juste bon à impressionner les badauds : en fait, personne ne suspendra jamais ainsi le monde, aucun homme de bon sens ne mettra en doute l’existence de son corps propre, il faudrait être fou pour feindre un Dieu trompeur et se croire perpétuellement abusé par un Malin Génie. On peut être tenté de penser que Gassendi ne comprend pas Descartes : il ne saisirait pas la spécificité de son scepticisme ; il ne verrait pas le bénéfice que représente l’abandon de préjugés ; il ne distinguerait pas recherche de la vérité et conduite de la vie16. Il serait tout aussi plausible que Gassendi comprenne parfaitement toutes ces choses, mais que, précisément parce qu’il les comprend bien, il s’y oppose. Contre la nouvelle espèce de scepticisme illustrée par Descartes, il défend inlassablement le scepticisme de Sextus, qui tenait pour évidentes les apparences et mettait en doute les hypothèses ou les jugements élaborés à partir d’elles : peut-être est-il faux que le miel est sucré et la tour carrée, mais du moins me paraissent-ils être, l’un sucré, l’autre carrée. L’erreur de Descartes est d’avoir procédé à rebours : au risque d’abandonner tout ancrage dans le monde, il met en doute les apparences ; en revanche, il n’hésite pas à accorder son assentiment à des opinions sur la nature des choses17. À y regarder d’un 15   RM, In I, dub. unica, p. 30-31 : « Il n’est pas besoin que je m’arrête beaucoup (non est quod multum immorer) ». 16   CR, In II, dub. 1, p. 62-63 (latin également in AT VII, p. 350-351). 17   Pour la position de Sextus, voir Esquisses pyrrhoniennes, introd., trad. et comm. de P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, I-10 et II-7, p. 64-67 et p. 239-245. Pour sa reprise chez Gassendi contre Descartes, voir RM, In II, dub. 1, inst. 2, p. 68-71 ; RM, In V, dub. 3, inst. 1, p. 510-513 ; RM, In VI, dub. 2, p. 534-535 ; passim.

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peu plus près, Gassendi ne se contente pas d’opérer, contre Descartes, un retour intégral à Sextus ; il défend également les deux thèses suivantes. La première est qu’il est impossible de mettre en doute toutes choses. Pour justifier l’extension du doute à toutes choses grâce à l’hypothèse d’un Dieu trompeur, Descartes avait remarqué que les astronomes usent parfois d’hypothèses qu’ils tiennent pour fausses18. Gassendi lui rétorque que, justement, cet usage-là des hypothèses ne vaut qu’à l’expresse condition qu’il y ait certaines choses que l’on tient pour vraies : ce sont elles que l’on cherche à expliquer par des hypothèses19. Avec la seconde thèse, il s’agit de ménager la possibilité de cheminer vers la vérité à partir des apparences. Une objection classique à la version simple qu’on a donnée du scepticisme de Sextus est en effet que la proposition « dans telles circonstances, le miel me paraît sucré » est peut-être vraie, mais absolument stérile, en ce sens qu’elle ne pourra engendrer aucune autre proposition. Mais, selon Gassendi, on n’est pas tenu de juxtaposer indéfiniment les propositions de ce genre : on peut avancer des propositions sur ce que sont les choses, qui s’ordonneront selon une rectification progressive. L’argument porte ici contre Descartes, parce que cette rectification s’effectue, non pas par l’intervention d’une raison hors-jeu, ou, comme on dit, transcendante, mais par une confrontation des apparences. Ayant expérimenté à plusieurs égards et en plusieurs circonstances que la réfraction déforme les objets placés dans l’eau, je ne me contenterai pas de juxtaposer la proposition « aujourd’hui, le bâton me paraît tordu dans l’eau » et la proposition « hier, le bâton dans l’air m’a paru droit », mais je rectifierai la première par la seconde et tiendrai à juste titre pour un fait établi, et non pas simplement pour une apparence, que le bâton est droit20. Comme on va le voir maintenant, cette idée d’une rectification progressive des apparences rejoint ce que Gassendi nous dit des préjugés. 18   CR, In I, dub. unica, p. 32-33, latin également in AT VII, p. 349-350. Descartes invoque plusieurs fois la pratique astronomique pour justifier l’emploi d’hypothèses fausses, voir ainsi Regulae ad directionem ingenii, reg. XII, in AT X, p. 417 ; Dioptrique, chap. i, in AT VI, p. 83. Gassendi, De proportione, epist. iii, in OO IV 635a, compare lui aussi ses hypothèses atomiques aux « fictions » des astronomes. Ces textes sont cités et commentés in S. Roux, « Le scepticisme et les hypothèses de la physique », Revue de synthèse, 4e s., nos. 2-3, avr.sept. 1998, p. 238-239. 19   RM, In I, dub. 7, inst. 7, p. 54-55. 20   RM, In I, dub. 1, inst. 5, p. 46-47. RM, In VI, dub. 2, inst. 7, p. 532-535. RM, In I, dub. 2, inst. 2, p. 538-541.

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Que Descartes entreprenne de se débarrasser de ses préjugés est tout à fait louable. Si l’on entend par « préjugé » une opinion que l’on avance sans avoir bien jugé de la chose, c’est un objectif visé par tous les philosophes. Mais, contrairement aux autres philosophes, Descartes veut procéder de manière radicale : pour se débarrasser de ses préjugés, il en vient à traiter comme des préjugés absolument toutes les propositions qu’il rencontre en son esprit. Cette entreprise-là, spécifiquement cartésienne, Gassendi l’estime à la fois impossible et vaine. Impossible, car faire table rase de toutes les propositions, ce serait se débarrasser de soi-même en tant qu’on a une histoire et se rendre incapable de porter quelque jugement que ce soit21. Vaine, car les préjugés un temps suspendus reviendront tôt ou tard : après bien des détours et des égarements, au pire adopterons-nous au hasard les premiers préjugés qui se présenteront à nous22, au mieux aurons-nous accompli un grand circuit qui nous ramènera à notre point de départ, autrement dit à nos premiers préjugés, la métaphysique laissant finalement toutes choses en l’état23. Ainsi faudrait-il bien plutôt selon Gassendi chercher à amender progressivement ses préjugés : non pas prétendre les éradiquer une fois pour toutes, mais demeurer continuellement vigilant au milieu des préjugés qui font la trame de nos vies et de nos théories – partant de préjugés un peu moins bons, s’efforcer d’élaborer des préjugés un peu meilleurs24. Quant à la distinction entre la recherche théorique de la vérité et la conduite pratique de la vie maintenant, Gassendi ne l’ignore pas, et on peut hésiter entre deux interprétations de la manière dont il la traite25. Soit, conformément au scepticisme ancien, il se refuse à isoler un domaine spécifiquement 21

  RM, In I, dub. 1, inst. 2, p. 36-39.   RM, In I, dub. 1, inst. 2, p. 38-39 : « […] l’esprit sera comme au carrefour (in bivio), et le hasard (fortuna) fera que ceux-ci plutôt que ceux-là se présentent à lui ». RM, In II, dub. 1, inst. 6, p. 82-83 : « Mais c’est d’abord une chose tout à fait fortuite (casus merus) que cette idée, Je pense, nous vienne à l’esprit plutôt qu’une autre ». 23   RM, In I, dub. 1, inst. 4, p. 42-43 : « […] après tant de détours et de circuits (ambages, ac circuitus), il vous a fallu revenir au point d’être persuadé des mêmes choses, sans exception ». RM, In I, dub. 1, inst. 5, p. 46-47 : « […] c’est un détour (circuitus) inutile, et au retour duquel (in cujus reditu) vous ne ramenez aucun avantage supérieur à ce que vous emportiez au départ (quam in exitu) : et quand tout le cours de ces méditations se trouve achevé (toto decursu meditationum peracto), personne ne sait que la tour vue de près est polie […] avec une plus grande certitude que s’il s’était arrêté au seuil ». 24   RM, In II, dub. 2, p. 90-91 ; RM, In VI, dub. 4, p. 588-589. 25   RM, In II, dub. 1, inst. 2, p. 68-71. 22

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théorique, ou si l’on veut, métaphysique, où toutes les espèces philosophiques de doute seraient possibles, sans que cela ait quelque conséquence pratique que ce soit26. Soit, ce qui se rapprocherait peut-être d’une forme de scepticisme contemporain à l’égard du théorique, il soutient qu’une théorie ne peut faire l’impasse sur les conditions de son exercice effectif – plus exactement que, ne pas tenir compte de ces conditions, c’est s’exposer au risque de proposer une théorie illusoire. C’est la seconde interprétation qui domine lorsqu’on examine les doutes formulés par Gassendi à l’égard de la Deuxième méditation. Concédant alors que la suspension cartésienne constitue une opération philosophique, il se demande en effet à quelles conditions on peut la réaliser, puis si elle permet bien d’atteindre au moins certains des résultats escomptés. Il remarque tout d’abord que, parce que nous n’avons jamais été sans corps, il n’est pas sûr que nous puissions concevoir ce dont nous serions capables si nous n’avions pas de corps ; en particulier, il n’est pas sûr que, dans ce genre de circonstances, nous soyons capables de penser. En toute rigueur, étant donné notre situation, qui est bel et bien celle d’un « homme complet »27, il faudrait donc suspendre notre jugement sur cette possibilité, tant que n’aura pas été effectivement donnée la démonstration que les deux prédicats « sans corps » et « pensant » ne sont pas contradictoires28. Avant de détailler l’objection de Gassendi, il importe d’en cerner exactement le ressort. Descartes lui reprochera (ainsi qu’à d’autres) de n’avoir pas 26

  Pour cette caractérisation du scepticisme ancien par rapport au scepticisme moderne, voir l’article fondateur de M. Burnyeat, « The Sceptic in His Place and Time » (1984) repris in M. Burnyeat et M. Frede (éds.), The Original Sceptics. A Controversy, Indianapolis, Hackett, 1997, p. 92-126. La première question de l’Hyperaspistes est une radicalisation, dans un contexte chrétien, de ce scepticisme à l’ancienne, in AT III, p. 398-399 : « Fueris ausus affirmare, non eam esse veritatem in vita regenda quaerendam, quam prosequeris in contemplatione. Nunquid ergo vita probe ducenda ? […] Cur minoris veritatem in moribus, quam in scientia postulas, vel supponis ? Cum malle debeat Christianus in metaphysicis aut geometricis, quam in moribus aberrare ? (Tu as osé affirmer que la vérité qu’on cherchait dans la conduite de la vie n’était pas celle qu’on poursuivait dans la connaissance. Mais quoi ? Ne doit-on pas vivre honnêtement ? […] Pourquoi postules-tu ou fais-tu l’hypothèse qu’il y a moins de vérité dans les mœurs que dans les sciences, alors qu’un chrétien doit préférer se tromper en métaphysique et en géométrie plutôt qu’en morale ?] ». 27   RM, In II, dub. 2, inst. 3, p. 102-103. 28   RM, In II, dub. 3, p. 104-105 : « Il faut prouver en outre que ce corps grossier ne contribue absolument pas à votre pensée (bien que cependant vous n’ayez jamais été sans lui, et que vous n’ayez encore rien pensé en étant séparé de lui), et que par conséquent vous pensez indépendamment de lui ».

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fait la différence entre une abstraction et une distinction, la première supposant seulement qu’on puisse considérer une idée sans une autre, la seconde impliquant qu’on puisse saisir deux idées comme complètes, c’est-à-dire, pour Descartes, comme portant sur deux substances29. Mais, comme le montrerait par exemple sa réaction face à la manière dont Galilée entend ne pas tenir compte du milieu concret dans lequel se fait la chute des corps30, faire cette différence en droit ne résout pas le problème de ce qu’il en est en fait. Il reste toujours à savoir si, dans un cas déterminé, on a affaire à une abstraction ou à une distinction ; puis à déterminer, dans le cas d’une abstraction, si des séquelles incontrôlées du processus d’abstraction risquent d’apparaître, qui amputent la chose à connaître, et, dans le cas d’une distinction, si les idées que nous avons sont effectivement complètes. On traitera dans la deuxième partie de cet article du cas de l’abstraction, on reviendra en quatrième partie sur le cas de la distinction. Pour présenter sommairement l’objet de cette deuxième partie, Gassendi ne conteste pas qu’il peut y avoir des pensées par lesquelles le sujet se rapporte à lui-même ; ainsi en est-il de manière éminente de la pensée qu’au moment où je pense, j’existe comme pensant. Par ailleurs, et contrairement à Hobbes, il ne s’engage pas à ce stade dans une ontologie matérialiste élémentaire, ce qui équivaudrait à faire de quelque chose de corporel, en particulier le cerveau, le support ou le réquisit matériel de la pensée. Son objection repose sur l’existence de contenus de pensée : si toute pensée est pensée de quelque chose, à côté du « Je pense », on trouve également pour vérité première qu’il y a des choses que je pense. Dès lors, pour Gassendi, le Descartes de la Deuxième méditation estime s’abstraire du corps, mais il en vient volens nolens à le réintroduire subrepticement en tant que ce corps fournit des contenus de pensée. C’est ce qu’on montrera maintenant de manière plus détaillée, en brodant autour du problème des idées de sensation. 2. Dans la Deuxième méditation, Descartes remarquait qu’on peut se demander s’il est possible de rapporter l’imagination et la sensation à la pensée ; à première vue en effet, elles semblent toutes deux requérir quelque chose  À Clerselier, [12 janv. 1646], in AT IX-1, p. 215-216. Sur la différence entre abstraction et distinction, voir de surcroît à Gibieuf, 19 janv. 1642, in AT III, p. 474-478 ; à Mesland, 2 mai 1644, in AT IV, p. 120. 30  À Mersenne, 11 octobre 1638, in AT II, p. 385. Cette critique a souvent été commentée, voir par ex. A. Koyré, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 131-134. 29

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du corps, la première en tant que faculté d’inscrire des images dans une certaine étendue, la seconde, plus évidemment encore, puisque sentir, c’est saisir par des organes corporels des choses corporelles31. La réponse de Descartes à cette question consistait à distinguer deux manières de comprendre l’imagination et la sensation. Au moins la puissance d’imaginer, sinon l’imagination en acte, relève de la seule pensée ; même si les corps que je crois sentir n’existent pas ou sont autres que je ne le crois, même si je n’ai pas d’organe pour les sentir, en tant qu’il me semble que je les sens, ou si l’on veut que je pense les sentir, il y a bien « proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser »32. Concentrons-nous sur le cas de la sensation. Descartes en distingue donc deux aspects. Le premier est le processus physiologique de la sensation, la manière dont la réflexion de la lumière sur les objets en vient à affecter les cônes et les bâtonnets de ma rétine, puis les neurones de mon nerf optique et de mon cerveau : c’est le premier degré des Sixièmes réponses33. Le second aspect est la conscience réflexive par laquelle il me semble que je sens, et l’on admettra sans la discuter une thèse modérée selon laquelle une idée de moimême en tant que je pense accompagne toutes mes pensées, au moins virtuellement, pour reprendre un terme arnaldien34. Cette conscience réflexive est bien un état ou un acte mental (en termes cartésiens, une modalité de la pensée), et elle peut exister alors que l’objet devant moi n’a pas les propriétés que je lui attribue, ou même qu’il n’existe pas du tout (par exemple quand je rêve)35. Néanmoins, on peut se demander s’il est possible d’avoir cette conscience lorsque, non seulement on n’a maintenant aucune sensation, mais qu’on n’en a jamais eu, faute d’organe pour sentir et de corps à sentir. Si la réponse à cette question est positive, alors Descartes a réussi son abstraction, l’esprit est isolé   MM II, in AT IX-1, p. 22, latin in AT VII, p. 29. Voir également La Recherche de la vérité, in AT XI, p. 521. 32   MM II, in AT IX-1, p. 23, latin in AT VII, p. 29. 33   AT IX-1, p. 236, latin in AT VII, p. 436-437. 34  À Mersenne, [juillet 1641], in AT III, p. 394 : « Il est impossible que nous puissions jamais penser à aucune chose, que nous n’ayons en même temps l’idée de notre âme, comme d’une chose capable de penser à tout ce que nous pensons ». 35   Descartes rappelle l’expérience des rêves dans sa réponse à Gassendi : « J’ai expressément averti qu’il ne s’agit point ici de la vue et du toucher qui se font par le moyen des organes corporels, mais seulement de la pensée de voir et de toucher, pour lesquelles nous expérimentons chaque jour dans les rêves que ces organes ne sont pas nécessaires » (CR, In II, dub. 8, p. 184-185, latin également in AT VII, p. 360). 31

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de son interaction avec des corps éventuels ; si la réponse à cette question est négative, alors Descartes n’a pas réussi son abstraction, il n’a pas éliminé de l’esprit tout ce qui dépendait de son interaction avec le corps. Selon Gassendi, nous sommes dans le second cas de figure. L’argument est simple. Pour pouvoir penser qu’on sent, fût-ce en rêve, encore faut-il déjà avoir eu une sensation : aucune image visuelle n’advient à celui qui n’a jamais rien vu, un être qui n’aurait jamais eu l’usage de ses yeux ne pourrait pas penser qu’il voit « comme par » ses organes visuels36. Autrement dit, Gassendi ne nie pas ici que, les sensations étant données, on puisse envisager de faire le départ en elles entre des éléments qui relèvent de l’esprit et d’autres qui relèvent du corps ; il ne nie pas non plus que les rêves constituent un bon crible pour séparer, sinon ce qui dépend du corps et ce qui n’en dépend pas, du moins ce qui dépend des organes sensoriels et ce qui n’en dépend pas37. Il objecte néanmoins que, pour pouvoir penser avoir des sensations, fussentelle illusoires comme les sensations que nous avons en rêve, il faut bien, à un moment, avoir eu des sensations. À ce point, on est en droit d’estimer qu’il se contente de mobiliser le grand principe empiriste, qu’il rappelle d’ailleurs plus loin, selon lequel toutes nos idées sont adventices ou bien composées à partir d’idées adventices, autrement dit selon lequel, toutes nos idées nous venant en dernière analyse des sens, la seule chose qu’on puisse à la rigueur déclarer innée est la faculté d’avoir des idées38. Cet empirisme systématique constitue d’ailleurs plus que ce qui est nécessaire au sens strict dans le cas qui nous occupe, à savoir, simplement, la thèse élémentaire que les idées de sensation sont adventices et qu’à ce titre elles nécessitent un corps sentant et un corps senti. Quoi qu’il en soit, l’argument est ici simplement que l’esprit

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  RM, In II, dub. 3, p. 102-103 : « Mais enfin, même si vous vous trompiez, puisque sans vous servir de l’œil il vous semblait sentir ce qu’on ne peut sentir sans l’œil, il ne vous est cependant pas toujours arrivé d’éprouver la même fausseté ; et de cet œil vous n’avez pas manqué de vous servir ; c’est par lui que vous avez senti et recueilli les images dont à présent vous pouvez vous servir sans lui ». RM, In III, dub. 3, p. 224-225 : « […] chez un aveugle-né, il n’y a aucune idée de la couleur, ou chez un sourd, aucune idée de la voix ». Voir également inst. 1, p. 228-232, où Gassendi évoque le témoignage d’un philosophe aveugle, comme le fera l’Hyperaspistes, in AT III, p. 409. 37   Nos rêves, même s’ils ne requièrent pas nos yeux, requièrent vraisemblablement notre cerveau (RM, In II, dub. 6, inst. 4, p. 164-165). 38   RM, In III, dub. 2, particulièrement p. 212-217. RM, In IV, dub. 1, p. 414-417. RM, In V, dub. 1, inst. 2, p. 488-489.

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qui commence à méditer serait lesté de ce qu’il a véritablement expérimenté en tant qu’il a eu des pensées lorsqu’il était un tout avec un corps. Cela n’est évidemment pas contraire à certaines des choses qu’écrit Descartes, puisque les Méditations prennent l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire comme un esprit effectivement uni à un corps39. Néanmoins, cela montre qu’on ne peut pas concilier simplement le fait de s’abstraire du corps et le fait de ne pas avoir de sensations, qu’elles fussent présentes ou passées, donc que l’espèce d’isolation de la pensée pure à laquelle Descartes s’est essayé n’a pas abouti. La seule échappatoire possible consisterait à soutenir qu’on peut avoir des idées de sensation quoiqu’il n’y ait pas de corps. Savoir si cette thèse se trouve effectivement dans les Méditations n’est pas simple. Le déroulement officiel de l’histoire est en effet que, dans la Troisième méditation, je constate la présence en mon esprit d’idées adventices, sans trop savoir quelle est leur origine ; puis que, une fois établi que Dieu ne peut être trompeur, je suis, grâce à la Sixième méditation, définitivement assuré que ces idées adventices me viennent des corps. Néanmoins, le problème n’est pas de déterminer s’il est vrai que ces sensations me viennent des corps, mais de savoir si elles me viennent du dehors ou bien si elles sont produites par moi. En fait, la véracité de Dieu intervient à un moment précis dans la Sixième méditation : une fois établi que les idées de sensation ne viennent pas de moi, il s’agit de garantir qu’elles sont bien produites par les corps, comme j’en ai l’impression, plutôt que directement par Dieu ou par l’entremise de quelque créature. Mais, pour établir que les idées de sensation ne viennent pas de moi, il y a deux arguments. Si la faculté de produire cette espèce d’idées ne peut être en moi, dit Descartes, c’est, d’une part, que cette faculté ne présuppose pas la pensée et, d’autre part, que les idées de sensation m’arrivent contre mon gré40. L’argument que la faculté de produire des sensations ne présuppose pas la pensée suppose que la distinction entre le corps et l’âme soit établie : ce qui est assuré selon l’ordre des   L’idée que le « je » des Méditations ne se dépouille pas de son corps, mais apprend à s’en abstraire, est développée par H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1978, en particulier p. 363-373, p. 399-400. 40   AT IX-1, p. 63, latin in AT VII, p. 79 : « Cette faculté active ne peut être en moi [en tant que je ne suis une chose qui pense], vu qu’elle ne présuppose point ma pensée (intellectionem), et aussi que ces idées-là me sont souvent représentées sans que j’y contribue en aucune sorte, et même souvent contre mon gré (me non cooperante, sed saepe etiam invito, idea istae producuntur) ». L’expression entre crochets est ajoutée dans la traduction française. 39

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Méditations, mais tout de même problématique, puisque, s’il était avéré que sentir est le fait d’un esprit irrémédiablement incarné, établir la distinction du corps et de l’âme serait impossible. À l’argument que les idées de sensation m’arrivent contre mon gré, déjà présent dans la Troisième méditation41, il était alors opposé que, étant donné leur peu de réalité, je peux en être l’auteur42. Or, ce peu de réalité des idées de sensation une fois avancé, il n’y a pas moyen d’en sortir ; les Méditations ouvrent en ce sens la possibilité que les sensations ne soient que des modalités de ma pensée. Il semble que, ici comme ailleurs, la grandeur de Descartes aura consisté à ne pas préciser outre mesure ce qu’il estimait ne pas pouvoir être précisé, à ne pas s’être engagé tout uniment dans une des deux voies suivantes, ou encore, si l’on veut, à avoir laissé à ses héritiers le soin de choisir entre elles deux : 1) La première voie consiste, si l’on peut dire, à suspendre la suspension une fois qu’elle a rempli son office et à rappeler que, dans les faits, je suis un composé d’esprit et de corps, qui sent des corps du monde par des organes corporels. En ce cas, un corps produit certaines modifications sur mes organes, d’où résulte immédiatement une idée dans mon esprit, dont je pourrai avoir une conscience réflexive ou sur laquelle je pourrai porter un jugement. On aura reconnu la description que les Sixièmes réponses donnent des différents degrés de sensation, description qui se situe dans le sillage de la Sixième méditation43. 2) La seconde voie est celle de la Deuxième et de la Troisième méditations, qui posent l’existence d’idées de sensation, modalités spécifiques de la pensée, à côté des modalités spécifiques que sont les idées d’imagination, les idées de doute, etc. Ce serait à une de ces idées que nous aurions affaire lorsque, que nous ayons ou non un corps, il nous semble que nous voyons du vert, ou que nous voyons du rouge, ou encore que nous imaginons du rouge44.   AT IX-1, p. 30, latin in AT VII, p. 44 : « J’expérimente en moi-même que ces idées ne dépendent pas de ma volonté (non a mea voluntate nec proinde a me ipso pendere) ; car souvent elles se présentent à moi malgré moi (invito observantur) ». 42   AT IX-1, p. 35, latin in AT VII, p. 44 : « Je ne vois point de raison pourquoi elles [les idées de sensation] ne puissent être produites par moi-même, et que je ne puisse en être l’auteur (non est necesse ut aliquem authorem a me diversum assignem)». 43   AT IX-1, p. 236, latin in AT VII, p. 436-437. 44   R. Glauser, Berkeley et les philosophes du XVIIe siècle. Perception et scepticisme, Bruxelles, Mardaga, 1999, p. 37-46, avance l’argument suivant pour établir l’existence d’idées de sensation dès la Deuxième méditation. La conscience réflexive qu’on a d’une sensation n’est pas un sentiment de soi quelconque, puisqu’un « il me semble que je sens du rouge » est distingué 41

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Selon l’une et l’autre voie, les idées de sensation existent et elles ont une structure représentative, en ce sens qu’elles semblent se rapporter aux corps du monde sans nécessairement leur ressembler. Mais, selon que nous suivons la première ou la seconde, la séquelle incontrôlée du processus d’abstraction qu’a effectué Descartes est que nous devons soit abandonner la thèse d’une primauté du « Je pense », soit renoncer à l’idée que les sensations représentent quelque chose des corps. En effet : Si l’on emprunte la première voie, c’est quasi mécaniquement qu’à la cause qu’est la modification de mon organe correspond l’idée qui en résulte dans mon esprit : étant donné leur incommensurabilité, il n’y a pas de transmission de mouvement du corps à l’esprit, mais il y a néanmoins consécution régulée et nécessaire entre des causes et des effets. Peut-être certains aspects de la sensation sont-ils à proprement parler des opérations de l’esprit (la conscience réflexive, le jugement qui constitue le troisième degré de sensation selon les Sixièmes réponses), mais c’est toujours à partir du deuxième degré de sensation qu’ils se constituent, et ce deuxième degré suppose logiquement que mon esprit et mon corps soient si étroitement liés qu’une modification de l’un s’accompagne toujours pareillement d’une modification de l’autre. Bref, nous ne renonçons pas nécessairement à la thèse modérée selon laquelle une idée de moi-même en tant que je pense accompagne toutes mes pensées, mais nous y ajoutons cette spécification que mes pensées sont en fait les pensées d’un esprit incarné, qui n’a jamais cessé d’avoir un corps et d’avoir des pensées de choses corporelles45. Le « Je pense » est donc dans les faits dérivé, et l’espèce de primauté métaphysique qu’on voudrait lui accorder laissant les choses en l’état, elle n’a pas à entrer en ligne de compte. Si nous nous engageons dans la seconde voie, nous abandonnons la thèse modérée pour la thèse radicale selon laquelle l’esprit n’a besoin que de lui-même pour exercer son action, quoiqu’il puisse étendre cette action aux d’un « il me semble que j’imagine du rouge », ou encore d’un « il me semble que je vois du vert ». Or, si je n’ai pas d’organe corporel et qu’il n’y a pas de corps dans le monde, la différence entre ces consciences réflexives doit venir d’une différence entre idées de sensation. 45   La thèse modérée est énoncée dans la lettre à Mersenne, [juillet 1641], in AT III, p. 394 citée plus haut note 35. Pour la spécification, voir À Clerselier, [12 janv. 1646], in AT IX-1, p. 215 : « […] par ces mots praecise tantum, je n’entends point une entière exclusion ou négation, mais seulement une abstraction des choses matérielles » ; il y a exclusion seulement dans le cas d’une distinction, voir les lettres de Descartes à Gibieuf, 19 janv. 1642, in AT III, p. 474-478 ; à Mesland, 2 mai 1644, in AT IV, p. 120.

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choses corporelles46. Cette thèse, appliquée aux idées de sensation, les frappe irrémédiablement d’obscurité. Contrairement à des modalités de la pensée comme le plaisir et la douleur, les sensations ont bien une structure représentative, en ce sens qu’elles semblent se rapporter aux corps du monde sans nécessairement leur ressembler. Néanmoins, il n’est pas sûr qu’elles résultent d’une modification corporelle, puisque l’esprit peut se prendre pour objet de son action. On sera donc dans l’incertitude, non seulement quant à ce que les sensations représentent exactement, mais même quant à savoir si leur structure représentative n’est pas une illusion47. Dans ces conditions, il n’est pas sûr qu’on puisse jamais recouvrer quelque certitude que ce soit concernant la nature et l’existence des corps48. C’est cette incertitude, notons-le au passage, qui fait le fond de l’échange entre Descartes et Arnauld sur la notion d’idée matériellement fausse, avant d’être reprise, dans la polémique entre Arnauld et Malebranche, autour de la question sur la valeur représentative des sensations49. Pour Gassendi, elle suffit à condamner définitivement cette voie.  À Clerselier, [12 janv. 1646], in AT IX-1, p. 206 : « […] je nie que la chose qui pense ait besoin d’autre objet que de soi-même pour exercer son action, bien qu’elle puisse aussi l’étendre aux choses matérielles lorsqu’elle les examine ». 47   AT IX-1, p. 181 (latin in AT VII, p. 234) : «Je ne puis discerner si elle [l’idée de froid] me représente quelque chose (mihi quid exhibeat) qui, hors de mon sentiment, soit positive ou non ». Un certain nombre d’apories concernant les idées de sensation ont été exposées dans les présentations de R. Landim Filho, L. Alanen et M. Beyssade in J.-M. Beyssade et J.-L. Marion (éds.), Descartes. Objecter et répondre, Paris, PUF, 1994, p. 187-246. 48   C’est une objection avancée par l’Hyperaspistes dans sa lettre à Descartes de juillet 1641, in AT III, p. 404 : « Ostendis te credere ideas rerum corporalium ab intellectu seu mente humana posse manare, uti fit in somnis […]. Hoc posito, sequitur nos, etiamsi Deus not sit deceptor, nescire posse an quid corporeum sit in rerum natura : nam si semel alicujus rei corporae ideam ex se mens proferat, cur non semper ? (Tu déclares croire que les idées des choses corporelles peuvent venir de l’intellect, c’est-à-dire de l’esprit humain, comme c’est le cas dans les rêves […]. Cela posé, il s’ensuit que, même si Dieu n’est pas trompeur, nous ne pouvons savoir s’il y a quelque chose de corporel dans la nature, car si l’esprit tire de lui-même une fois une idée de chose corporelle, pourquoi ne le ferait-il pas toujours ?) ». 49   Pour un exposé clair et concis de l’échange entre Descartes et Arnauld, voir J.-C. Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, Éditions de Minuit, 1985, Première étude, chap. 2, § III. 2, p. 71-78. Sur le statut des idées dans la polémique entre Arnauld et Malebranche, voir D. Moreau, Deux cartésiens. La polémique entre Antoine Arnauld et Nicolas Malebranche, Paris, Vrin, 1999, p. 140-156. Pour le devenir de l’idée matériellement fausse dans le traité Des vraies et des fausses idées d’Arnauld, voir J.-M. Beyssade, « Sensation et idée : le patron rude », in J.-C. Pariente (éd.), Antoine Arnauld. Philosophie du langage et de la connaissance, Paris, Vrin, 1995, p. 133-152. 46

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Peut-être dira-t-on cependant que Descartes n’entend pas appliquer aux idées de sensation la thèse que l’esprit n’a besoin que de lui-même pour exercer son action, puisqu’il envisage bien deux cas, l’un où l’esprit agit sur lui-même, l’autre où il étend son action aux choses corporelles. Mais, encore une fois, si la faculté de sentir fait partie de l’esprit, alors l’exercice de cette faculté est bien une des actions de l’esprit. Surtout, intervient à ce point de la critique de Gassendi un principe qu’on appellera pour faire bref intentionnaliste : toute pensée est pensée de quelque chose50. Ce principe peut se réclamer de la tradition thomiste. Thomas d’Aquin niait en effet que l’intellect humain pût se prendre lui-même pour objet directement et en premier lieu, pour des raisons épistémiques (toute connaissance est connaissance de quelque chose qui est en acte ; connaître l’intellect, c’est donc le connaître en train de comprendre) et ontologique (comme il n’y a selon lui pas d’idées séparées, ce qui fait que l’intellect comprend, ce sont des choses corporelles qui agissent sur nos organes)51. Chez Gassendi, ce principe est, comme chez Thomas, lié à l’idée que, ce que nous comprenons, ce sont des choses corporelles. Il en est cependant détachable, pourvu que nous ayons différentes idées. De même que l’œil ne se voit pas sans un miroir, de même l’esprit ne se pensera-t-il pas sans un miroir52. Or, que pourrait être ce miroir sinon la diversité des idées que j’ai ? Si je ne vais   RM, In II, dub. 5, inst. 6, p. 82-83 : « Je pense, dites-vous ; mais que pensez-vous ? Car enfin toute pensée est pensée de quelque chose. Est-ce le Ciel ? la Terre ? ou n’importe quoi d’autre ? ou vous-même ? ». 51   Voir en particulier Somme contre les gentils, III, 46 ; De veritate, 10, 8 ; Somme théologique, I, 87, 1 ; ces textes et bien d’autres sont analysés de manière détaillée in F.-X. Putallaz, Le Sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1991, particulièrement chap. II et III, p. 71-116. La thèse thomiste était présente dans l’enseignement scolastique du début du XVIIe siècle ; voir ainsi Eustache de Saint Paul, Summa philosophica quadripartita, Physica, pars 3, tract. 4, disp. 2, quaest. 6, cité par R. Ariew, « Scholastic critics of Descartes: The Cogito », in Descartes and the Last Scholastics, Ithaca and London, Cornell University Press, p. 201. C’est cet article qui a attiré mon attention sur P.-D. Huet, Censura philosophiae cartesianae, Paris, Horthemels, 1689, dont la critique de Descartes croise en bien des points celle de Gassendi. Huet, cap. 1, art. 10, p. 25, cite explicitement la Somme théologique I, 87, 1, dans un développement où la distinction entre la pensée par laquelle je pense (cogitatio qua nunc cogito) et la pensée au sujet de quoi je pense (cogitatio de qua cogito), puis entre le « je pense ceci » et le « je pense que je pense ceci », conduit à une suite d’apories reposant sur un décalage temporel institué entre le sujet qui pense et le sujet qui est, de sorte qu’on serait seulement en droit de dire : « j’ai pensé, donc je suis », « je pense, donc je serai ». 52   RM, In III, dub. 6, inst. 2, p. 278-281. 50

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pas toujours répétant « moi, moi, moi »53, c’est que toute pensée est pensée de quelque chose, et qu’il y a de la variété dans les choses que je pense. Il est possible, bien entendu, que l’esprit qui pense, revenant sur lui-même, prenne conscience de lui-même et passe ainsi de ce qu’Arnauld appellera une réflexion virtuelle à une réflexion expresse ; mais, pour revenir sur soi-même, encore faut-il se distinguer de soi-même, avoir des pensées diverses, donc différentes idées, et peu importent les idées qu’on considère, du moment qu’elles sont différentes. Bref, que ce que nous avons appelé principe d’intentionnalité soit associé à l’idée que nous comprenons des choses corporelles ou non, la conclusion est la même : le « Je pense » n’est pas premier. La critique que Gassendi fait du « Je pense » dont nous avons esquissé une systématisation repose donc principalement sur l’idée que l’existence d’idées de sensation est inconciliable avec la réussite d’un processus par lequel l’esprit s’abstrairait du corps. La seule possibilité pour concilier ces deux éléments serait de poser des idées de sensation indépendantes des corps ; mais, comme nous venons de le voir, cette voie-là paraît à Gassendi trop aberrante pour pouvoir être envisagée sérieusement. Vers la fin, nous avons noté que Gassendi faisait intervenir de surcroît le principe que toute pensée est pensée de quelque chose et le fait qu’il y a de la diversité dans nos pensées. Admettons maintenant ce que nous venons de contester, autrement dit admettons qu’il soit possible de faire effectivement abstraction de tout ce que nous devons au fait que nous avons des objets de pensée, et demandons-nous si nous avons pour autant une connaissance de ce « je » qui pense. 3. Il est bien connu que Gassendi reproche à Descartes d’avoir commis un enthymème, en particulier d’avoir conclu « Je suis » de « Je pense » sans avoir posé la majeure du syllogisme « Tout ce qui pense est »54. Pour Gassendi, la valeur de ce reproche est cependant seulement conditionnelle : si l’on prétend, comme Descartes, donner une démonstration, il faudrait procéder par syllogisme. Ce qui n’est pas dire qu’une démonstration de ce genre soit nécessaire, la thèse la plus constante de Gassendi étant que notre présence à nous-mêmes est une donnée si évidente qu’un homme sensé ne s’y attardera pas et qu’il n’ira jamais clamer qu’il est55. Gassendi ne nie donc pas que le « Je 53

  RM, In III, dub. 2, inst. 2, p. 222-223.   RM, In II, dub. 1, inst. 5, p. 84-85. 55   RM, In II, dub. 1, p. 61 : « Je ne vois pas cependant que vous ayez eu besoin d’un si grand appareil, puisque vous étiez déjà autrement assuré de votre existence, et que cela était 54

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pense » dénote une existence ; il remarque seulement qu’une évidence de ce genre ne constitue pas comme telle une connaissance, toute connaissance devant pouvoir se mettre sous la forme d’une proposition dans laquelle un prédicat est attribué à un sujet donné. Pour dire « je suis », il faut reconnaître la différence entre ce que c’est qu’être et ce que c’est que ne pas être, et derechef, du moins si l’on veut avancer une proposition qui a un contenu, s’inclure parmi les choses qui sont. De même pour dire « Je pense », il faut reconnaître la différence entre ce que c’est que penser et ne pas penser et s’inclure parmi les choses pensantes56. À ce point, Gassendi enferme Descartes dans un dilemme : ou bien l’existence du « je » est déjà connue, et le « Je pense » recèle un préjugé ; ou bien l’existence du « je » n’est pas connue, et on ne bâtira rien qui vaille sur un principe inconnu. Descartes aurait donc le choix entre l’infidélité et l’impuissance : soit il admet des préjugés et trahit vrai ». RM, In II, dub. 1, inst. 3, p. 74-75 : « C’est vous-même qui pensiez, qui regardiez, qui écriviez, qui parliez, qui mangiez, qui buviez, qui faisiez diverses choses : et vous pouviez douter de votre existence ? […] En admettant que vous vouliez en instruire les autres, avez-vous cru qu’aucun d’eux prétendrait la nier ? Si du moins l’un quelconque doutait d’exister, et sans tenir compte de l’évidence même de ce fait (praeter ipsissimam rei evidentiam), demandait qu’on le lui prouve par raison, est-ce que vous ne seriez pas le premier à l’envoyer à Anticyre ? » RM, In II, dub. 1, inst. 5, p. 80-83 : « […] lorsque je suis arrivé […] à ce passage, […] je me suis écrié : Bon Dieu, la nouveauté qu’il fallait rechercher au moyen d’un si grand appareil et avec tant d’effort, est-ce bien que vous existez ! Sans doute voilà une assertion qui était cachée dans des ténèbres pires que celles du pays Cimmérien, inconnue et incertaine pour vous à tel point que si quelqu’un avant ce jour vous eût demandé : “ Descartes, existez-vous ?” Vous n’auriez rien eu à répondre, tant c’eût été une question surprenante, inconnue, non éclaircie ». RM, In II, dub. 8, 180-183 : « Disant que vous êtes une chose qui pense (quod te cogitantem dicis), vous dites bien quelque chose de connu, mais qui n’était pas auparavant inconnu, et qu’on ne vous demandait pas. Car qui doute que vous ne soyez une chose qui pense (sis cogitans) ? ». 56   RM, In III, dub. 2, inst. 2, p. 220-223 : « Lorsque vous dites : Je suis une chose, ou bien le concept de chose est singulier, ou il est universel. S’il est singulier, alors c’est celui de vous-même […] [et] c’est, comme l’on dit, une proposition identique et futile : c’est comme si vous disiez : Je suis moi. Si le concept est universel, alors il suppose une comparaison de vous avec d’autres auxquels le même attribut convient […] Donc, outre la connaissance de vous-même, d’autres choses doivent aussi être connues. C’est ainsi que, quand vous dites une chose pensante, le mot même de « pensante » joue indubitablement le rôle d’une différence limitant l’extension du mot de chose lui-même, de telle sorte que, disant Je suis une chose pensante, le sens est : Je suis une chose non pas quelconque, mais telle qu’elle pense ; d’où résulte que d’autres choses, qui ne pensent pas, vous sont aussi connues ». Voir déjà RM, In III, dub. 1, inst. 2, p. 36-39. Là encore, on note la coïncidence avec la critique de P.-D. Huet, Censura philosophiae cartesianae, Paris, Horthemels, 1689, chap. 1, art. 7, p. 15-16.

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sa décision de douter, soit il n’en admet pas et reste à tout jamais enfermé dans son doute57. Ne nous arrêtons cependant pas sur cette objection, on peut l’écarter facilement : comme le dira Descartes, il a mis en doute les jugements, et non pas les notions58. Le vrai problème est dans le passage de la proposition « Je pense » à la proposition que l’esprit n’est « précisément, qu’une chose qui pense » ou encore « dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser »59. Contre ce passage, la stratégie générale de Gassendi est, comme on vient de le voir, de poser que toute connaissance suppose le respect de certaines procédures formelles (la construction de propositions dans lesquelles un prédicat est attribué à un sujet, l’enchaînement de syllogismes). Elle consiste aussi à aligner la connaissance de l’esprit sur la connaissance des autres choses : si, en général, la connaissance de l’existence d’une chose n’implique pas la connaissance de sa nature ou son essence, il doit en être de même en ce qui regarde la connaissance de l’esprit60. Or Descartes prétend dépasser ce fait pour ainsi dire empirique qu’il y a de la pensée à la première personne, et obtenir une 57   RM, In II, dub. 1, inst. 6, p. 84-85 : « Quand vous dites Je, vous connaissez-vous, ou non ? Vous vous connaissez, cela est hors de doute, car autrement vous ne vous nommeriez pas. Mais connaissez-vous le fait que vous existez, ou non ? Si oui, vous avez donc un préjugé, ce qui est opposé à votre supposition ; si non, vous ne savez pas non plus que vous agissez, car l’action, dit-on, suppose l’être. Et par suite vous ne savez pas davantage que vous pensez, puisque penser c’est agir ; donc quand vous dites Je pense, vous ne savez pas ce que vous dites, et tout ce qu’à partir de là vous connaîtrez et déduirez s’appuiera finalement sur un principe absolument inconnu ». 58  À Clerselier, [12 janv. 1646], in AT IX-1, p. 206. Gassendi affirme évidemment contre cela que même des notions empiriques comme les notions de chose, de vérité, de pensée ont une origine empirique, voir RM, In III, dub. 2, p. 211-214. 59   Respectivement MM II, in AT IX-1, p. 21, latin in AT VII, p. 27 et AT IX-1 p. 62, latin in AT VII, p. 78, qui mentionne l’essence, non la nature. Voir également, pour la seconde formule, Discours de la méthode, in AT VI, p. 33. 60   RM, In II, dub. 1, inst. 7, p. 88-89 : « La connaissance de l’existence d’une chose n’a aucune liaison nécessaire avec la connaissance de son essence ou de sa nature intime ; car sans cela tout ce qui apparaît aux sens ou dont nous connaissons l’existence de quelque manière que ce soit, nous serait également connu selon l’essence et la nature de la chose dans tous ses détails (secundum essentiam, naturam, recessus quosque). Et c’est pourquoi du fait que vous êtes assuré de votre existence, il ne peut être conclu que vous connaissez ou que vous pouvez connaître votre nature ». RM, In II, dub. 8, inst. 1, p. 184-185 : « L’existence de n’importe quelle chose se manifeste soit simplement si on la fait paraître et si on la présente (vel sola exhibitone, ac praesentia), soit par une action ou un effet nécessaire (vel operatione, aut effectu necessario) : mais l’essence a besoin d’une sorte d’examen intérieur parfait (perfecta quadam

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connaissance sur ce qui pense. Il en passe pour ce faire par plusieurs étapes, dont nous retiendrons ici seulement les principales : 1) La pensée n’est pas un acte de l’esprit parmi d’autres, mais l’acte de l’esprit par excellence. Ce qui permet de ranger toutes sortes d’actes (douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer, sentir) sous la seule notion de pensée, c’est le fait qu’une certaine conscience de soi accompagne tous ces actes et que cette conscience de soi puisse donner lieu à une saisie explicite de l’esprit par lui-même. La notion de pensée comprend donc en général tous les actes de l’esprit, et en particulier l’acte par lequel l’esprit se saisit lui-même. 2) L’esprit est une substance. Cette proposition trouve deux espèces de justification chez Descartes : – La pensée est un attribut et, en tant qu’attribut, elle requiert une substance. On fait alors intervenir le principe ontologique que Ferdinand Alquié avait appelé « principe de substance », qui stipule que toute propriété suppose une substance, ou encore que le néant n’a pas de propriété61. De fait, Descartes mobilise explicitement ce principe dans un contexte polémique ou didactique pour affirmer la substantialité de l’esprit62. – De manière plus conforme à la marche des Méditations, on peut constater que l’expérience qui est faite du « Je pense » n’est pas aussi instantanée qu’elle en a tout d’abord l’air : elle ne nous livrerait pas un « je » instantané, mais un « je » qui dure dans le temps et subsiste malgré les variations et la diversité de ses opérations63.

3) Une fois saisi cet acte de l’esprit qu’est la pensée et connu le fait que l’esprit est une substance, on a tout ce qu’il faut pour déterminer la nature de l’esprit : l’esprit est une substance dont toute la nature est de penser. Lorsqu’il a à justifier le passage de la connaissance de l’attribut à la connaissance de la introspectione], et n’est pas reconnaissable à moins que l’on en découvre tous les replis (neque nisi omnium recessuum patefactione innotescit) ». 61   L’expression « principe de substance » est avancée en FA III, p. 123, note 2 ; Lennon, op. cit., p. 37-38, p. 121, passim, parle quant à lui de « principe d’exemplification ». Ce principe remonte aux considérations logico-grammaticales du Sophiste, voir en particulier 238e. 62   AT IX-1, p. 125 et p. 136 (latin in AT VII, respectivement p. 161 et p. 175). Principes de la philosophie, I 11 et I 52, AT IX-2, respectivement p. 29 et p. 47 (latin in AT VIII, respectivement p. 8-9 et p. 24-25). 63   AT IX-1, p. 21 (latin in AT VII, p. 27) : « Je suis, j’existe, cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister (illico totus esse desinerem) ». AT IX-1, p. 22 (latin in AT VII, p. 28) : « Ne suis-je pas encore ce même qui […] (nonne ego ipse) ».

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substance, Descartes fait intervenir l’idée que la substance est appropriée aux attributs qui la font connaître, et on pourrait appeler « principe d’appropriation » cette spécification du principe de substance64. Pour récapituler donc, la première proposition présente la pensée, en tant qu’elle est saisie de l’esprit par lui-même, comme un acte privilégié ; la deuxième associe à cet acte la substance qu’il présuppose ; la troisième pose que la connaissance de l’acte de penser nous délivre une connaissance de cette substance pleinement satisfaisante : c’est une substance pensante. Gassendi formule des objections concernant ces trois propositions, plus ou moins sérieuses cependant. 1) Comme on l’a vu, Gassendi ne nie pas qu’un certain nombre d’actes s’accompagnent de la saisie réflexive de soi que Descartes appelle « pensée » : tous les philosophes, confrontés au fait qu’on peut ne pas voir alors qu’on a les yeux ouverts, reconnaissent que c’est l’esprit qui voit. Mais, ajoute-t-il, pour pouvoir constituer cette saisie réflexive de soi en acte privilégié de l’esprit, il faudrait procéder à une induction, c’est-à-dire énumérer tous les actes de l’esprit, de manière à les distinguer systématiquement de ce qui ne procède pas de l’esprit. Or, non seulement Descartes n’a pas procédé à cette induction, mais il omet de prendre en compte ce qui demeurera problématique jusqu’au bout, à savoir certaines opérations de l’esprit qui indiquent qu’il faut lui attribuer une certaine corporéité – nous y reviendrons dans la quatrième partie65.   AT IX-1, p. 172-173, latin in AT VII, p. 222 : « […] nous ne connaissons point les substances immédiatement par elles-mêmes ; mais de ce que nous apercevons quelques formes, ou attributs, qui doivent être attachés à quelque chose pour exister, nous appelons du nom de substance cette chose à laquelle ils sont attachés. Que si, après cela, nous voulions dépouiller cette même substance de tous ces attributs qui nous la font connaître, nous détruirions toute la connaissance que nous en avons ». Voir également AT IX-1, p. 136-137, latin in AT VII, p. 176 ; CR In II, dub. 8, p. 182-183 (latin également in AT VII, p. 360). 65   RM, In II, dub. 3, inst. 3, p. 114-115 : « […] comment pouvez-vous prouver ou faire voir que vous êtes seulement une chose qui pense ? Certes, pas autrement que par la constatation inductive de tous les cas (inductione rerum omnium) ; comme parmi ceux-ci il y a les choses corporelles, il faut qu’au cours même de l’énumération (enumeratione) et de l’exclusion des choses que vous n’êtes pas, vous énonciez aussi cette proposition : Je ne suis non plus aucune chose corporelle ». RM, In II, dub. 6, inst. 3, p. 162 : « Il n’est personne, à ma connaissance, qui se soit jamais avisé de croire que toutes les opérations que vous énumérez […] (omnia quae enumeras) ne sont pas des pensées, ou du moins qui ait soutenu qu’elles s’accomplissent sans pensée […]. Ce qui [nous sépare] c’est seulement la question suivante : La chose ou la substance qu’on appelle Esprit n’a-t-elle que le pouvoir de penser, c’est-à-dire de douter, de comprendre, d’affirmer, de nier, de vouloir, d’imaginer aussi, et de sentir ? Ou bien a-t-elle 64

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2) Les remarques sur la manière dont Descartes passe à l’affirmation que l’esprit est une substance sont faites en passant et ne sont pas très conséquentes, Gassendi ne critiquant d’ailleurs pas la partition de l’être en substances et accidents, comme il le fera dans le Syntagma66. – Eu égard au principe de substance, Gassendi admet que, de l’existence d’une propriété, on soit naturellement amené à inférer l’existence d’un « quelque chose ». Il indique cependant immédiatement différentes limites quant à la connaissance que nous pouvons avoir de ce « quelque chose » : de lui, on ne sait rien, sinon, justement, qu’il n’est pas rien67 ; « quelque chose » et « substance » ne sont pas synonymes, un mode étant par exemple un quelque chose, mais non pas une substance68 ; il n’y a pas d’idée, c’est-à-dire de représentation véritable, de la substance69. Il ne s’agit donc pas de critiquer la position ontologique d’un support des propriétés que l’on constate, mais de préparer l’idée que, de ce support, on ne sait rien.

en outre la puissance d’informer le corps, de le dominer, de le mouvoir, de le diriger ? ». La traduction française des Méditations, in AT IX-1, p. 21, semble répondre à la critique de Gassendi : « Il n’est pas besoin que je m’arrête à les dénombrer [les choses corporelles] », là où le latin, in AT VII, p. 27, dit : « Je m’épuise en vain à recommencer cette enquête (fatigor eadem frustra repetere) ». 66   RM, In V, dub. 2, inst. 5, p. 496-497. Syntagma philosophicum, sect. I, lib. II, cap. 1, in OO I, 184a : « Manifestum est incidi in has salebras, ob eam praeoccupationem, qua nos peripatetica schola imbuit, quod omne ens, omnisve res substantia, aut accidentia sit, et quicquid substantia, accidensve non est, id sit non-ens, non res, seu nihil (il est clair qu’on tombe dans ces difficultés à cause de ce préjugé, dont l’école aristotélicienne nous a abreuvés, que tout être ou toute chose, est ou bien une substance ou bien un accident et que tout ce qui n’est ni substance ni accident, est un non-être, n’est pas une chose, bref, n’est rien) ». 67   RM, In II, dub. 8, 180-181 : « […] dire que vous êtes une chose, ce n’est rien dire de connu. Ce mot est un terme général, indéterminé, vague, et qui ne vous convient pas plus qu’à n’importe quel objet dans le monde entier, qu’à tout ce qui n’est pas un pur néant. Vous êtes une chose ? donc vous n’êtes pas rien, ou, ce qui revient au même, vous êtes quelque chose. Mais une pierre aussi n’est pas rien, ou bien est quelque chose, et une mouche pareillement, et ainsi de tout le reste ». 68   RM, In II, dub. 3, inst. 4, p. 116-117 : « […] les modes ne sont pas du néant, mais quelque chose de plus que le pur néant ; il y a donc des choses réelles qui ne sont point substantielles, mais proprement modales ; et c’est pourquoi le mot Chose n’est pas synonyme de Substance, mais commun pour celle-ci et pour le mode ». Descartes ne parle que de « choses » dans les Méditations ; il adopte cependant le terme « substance » sans difficulté dans ses Réponses, puis dans les Principes de la philosophie. 69   RM, In III, dub. 4, p. 238-239 : « On doit premièrement nier qu’il y ait une idée ou une représentation véritable de la substance, et partant qu’il y ait dans cette idée aucune réalité objective […] ».

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– Quant à la manière dont le « Je pense » s’inscrit dans le temps, Gassendi remarque qu’elle compromet le caractère incorporel de l’esprit : sans traces corporelles, il n’y a pas de mémoire ; sans mémoire, on ne peut pas se souvenir d’avoir compris quelque chose, et en particulier, d’avoir pensé70. Une fois encore, nous sommes donc renvoyés à la question de la distinction réelle entre l’esprit et le corps.

3) Gassendi fait deux séries de remarques eu égard à la connaissance que nous pouvons avoir de l’esprit, et ce sont les plus importantes. La première série repose sur l’idée que toutes nos représentations sont corporelles, la seconde, sur une critique sceptique du principe d’appropriation. – À l’affirmation relevée à l’instant que nous n’avons pas d’idée de substance, Gassendi ajoute tout d’abord que toutes nos représentations sont corporelles, quel qu’en soit l’objet : de substances incorporelles comme Dieu ou l’ange, nous n’avons de représentation sinon corporelle71. Dès lors, si l’esprit était une substance incorporelle, nous n’en aurions ni une idée positive, ni une idée claire. Nous n’en aurions pas une idée positive : pour l’obtenir, nous procéderions par négation, retranchant de l’idée de substance corporelle sa corporéité72. Nous n’en aurions pas une idée claire : encore une fois, la seule chose que nous pourrions nous représenter clairement serait une substance corporelle73. 70   RM, In II, dub. 4, inst. 2, et dub. 6, inst. 4, respectivement p. 130-131 et p. 164-167. C’est ce genre d’objection qui occasionne la réplique énigmatique de Descartes à l’Hyperaspistes, [août 1641], in AT III, p. 425 : « De rebus vero pure intellectualibus, nulla proprio recordatio est (mais, pour les choses purement intellectuelles, il n’y a aucun souvenir au sens propre) ». P.-D. Huet, Censura philosophiae cartesianae, Paris, D. Hortemels, 1689, chap. 1, art. 9, p. 20, souligne que le décalage temporel entre le « Je pense » et le « Je suis » (voir plus haut note 46), a pour conséquence un risque d’erreur. 71   RM, In IV, dub. 3, inst. 4, p. 442-443 : « Je ne vois pas comment l’Esprit, du moment qu’il est en relation avec le corps (in corpore versatur), peut concevoir aucune substance, si ce n’est sous quelque image ou représentation corporelle (sub quadam corporea specie, repraesentioneve] ». RM, In VI, dub. 1, p. 522-523 : « L’esprit ne peut se tourner vers soi-même ni considérer aucune idée [ad seipsam, ideamve ullam convertere) sans se tourner en même temps vers quelque chose de corporel ou de représenté par quelque idée corporelle (ad aliquid corporeum, ideave corporea repraesentatum) ». RM, In VI, dub. 1, inst. 2, p. 530-531 : « […] je ne suis capable de concevoir ni Dieu, ni l’ange, ni l’esprit autrement que sous quelque forme corporelle (sub forma quadam corporea) et accommodée à ma faiblesse ». 72   RM, In II, dub. 8, p. 180-181 : « Mais de vous-même enfin qu’avez-vous dit ? Que vous n’êtes point un assemblage de parties corporelles, ni un air, ni un vent, ni une chose qui marche, qui sente, ni bien d’autres choses. […] Ce ne sont à vrai dire que des négations, et l’on ne demande pas ce que vous n’êtes pas, mais bien ce qu’enfin vous êtes ». Voir également RM, In VI, dub. 4, p. 586-587, RM, In VI, dub. 4, inst. 4, p. 604-605, passim. 73   RM, In II, dub. 5, inst. 2, p. 142-143 : « Car voilà tout ce qu’on vous demande : quelle serait donc, en dehors de l’imagination, cette espèce de connaissance qui consiste dans la

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– Mais, en réalité, nous ne pouvons pas connaître la substance incorporelle, ou, plus exactement, le seul contenu cognitif de l’idée de substance incorporelle telle que l’a déterminée Descartes est la propriété de penser. Gassendi n’admet pas le principe d’appropriation, selon lequel on peut inférer de la connaissance de l’attribut à la connaissance de la substance. Ce principe n’a selon lui aucun fondement, ou du moins il a pour seul fondement l’hypothèse générale qu’il y a une adéquation entre l’idée qu’on se fait des choses et ce qu’elles sont réellement, hypothèse qu’il refuse constamment. Dès lors, la thèse qu’il soutient le plus souvent est que la position ontologique d’un « je ne sais quoi », requise par le principe de substance, ne délivre aucun contenu cognitif supplémentaire par rapport à ce qui a déjà été donné par la connaissance de l’attribut ou des accidents74. On remarquera au passage que, là encore, Gassendi n’isole pas l’esprit : il fait également cette objection dans le cas du corps, niant donc qu’on puisse passer de l’étendue à la substance étendue75.

Les deux critiques les plus importantes dans tout cela sont donc, d’une part que l’énumération de Descartes ne permet pas d’être sûr que la pensée telle qu’il la définit est l’acte par excellence de l’esprit, d’autre part qu’il a procédé dans le cas de l’esprit exactement comme les scolastiques dans le cas des corps. En disant que la nature de la chose pensante est de penser, il a fait comme ceux qui disent que la nature de l’aimant est d’attirer le fer, la nature de la pierre, de tomber vers le bas, la nature du cheval, de courir et de hennir, etc.76 Cela, les exemples le suggèrent, c’est bien procéder comme les contemplation d’un objet incorporel, et par laquelle il est possible de connaître cet objet clairement et distinctement, mais qui est absolument différente de celle qui nous représente quelque objet corporel ? ». (RM, In III, dub. 4, inst. 2, p. 246-247.) 74   RM, In II, dub. 5, p. 136-137 : « […] à dire simplement que vous êtes une chose qui pense, vous nous rappelez une opération (operationem memoras) dont nous étions tous capables auparavant, mais vous ne nous dites rien de la substance qui fait cette opération, de sa qualité, de la manière dont elle forme un tout (quomodo cohaerat), de la manière dont elle se comporte pour accomplir tant de choses variées (quomodo ad agendum tam varia tam varie sese comparet) ». RM, In III, dub. 4, p. 238-239 : « […] tout ce qu’elle [l’idée de substance] a de réalité, elle ne peut l’avoir que des idées de ses accidents ».. 75   RM, In II, dub. 7, p. 168 : « Nous concevons bien qu’en dehors de la couleur, de la figure, de l’état liquide, etc., il existe quelque chose qui est le sujet des accidents (subjectum accidentium) et des changements que nous observons : mais ce qu’est cette chose, ou quelle est sa nature, nous l’ignorons. Car cela demeure toujours caché, et ce n’est que par une sorte de conjecture que l’on pense qu’il doit y avoir là-dessous quelque chose (subesse debere aliquid putatur) ». Voir également RM, In II, dub. 7, inst. 2, p. 176-178 ; RM, In II, dub. 8, inst. 2, p. 186-188 ; RM, In V, dub. 1, inst. 1, p. 478-479, passim. 76   RM, In II, dub. 6, inst. 3, p. 160-163 : « Et puis, si cette méthode philosophique que vous préconisez était bonne, quelles propriétés, quelles natures resteraient cachées dans le monde ? Ceux qui se donnent du mal pour étudier ou découvrir la nature de l’aimant ne

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scolastiques qui souhaiteraient masquer leur ignorance par un jeu abusif de langage. Forgeant en effet deux noms distincts qui se réfèrent à la même propriété empirique, ils dédoublent verbalement le fait à expliquer : le contenu cognitif des propositions « l’aimant a une vertu attractive par rapport au fer » et « l’aimant attire le fer » est identique, il s’agit du fait que l’aimant attire le fer. Les exemples donnés par Gassendi, classiques lorsqu’il s’agit de dénoncer les pseudo-explications scolastiques, se rapportent à des connaissances triviales, accessibles à tous et ne présentant pas d’intérêt particulier. Des connaissances plus rares ou utiles à la vie peuvent bien prendre une forme similaire, par exemple si l’on dit que la valériane a une vertu sédative ou que c’est une substance sédative. Mais, dans ce cas également, on aurait tort de croire qu’en associant un « je ne sais quoi » – substance, faculté ou vertu – à une propriété empirique donnée, on explique quoi que ce soit77. Il en a été de même pour Descartes : en disant que l’esprit n’est précisément qu’une chose qui pense, il n’a pas fait une découverte exceptionnelle, il a seulement exprimé le fait que nous pensons. 4. Gassendi n’a-t-il donc aucune thèse ontologiquement engagée quant à la nature de la substance qui fait qu’on pense (à supposer que le « je ne sais quoi » qui pense soit bien une substance, mais, peu importe le nom maintenant que nous avons indiqué qu’il n’y a rien de plus dans la connaissance de la substance que dans la connaissance des accidents) ? On trouve assurément dans les Recherches un certain nombre d’énoncés semblant prôner une forme ou une autre de matérialisme, qu’une substance matérielle soit le support de deux espèces de propriétés78, ou que – c’est là seraient-ils pas bien sots ? car ils devraient s’estimer satisfaits d’une petite formule comme la vôtre : Toute la nature de l’aimant consiste en ce qu’il attire le fer et se dirige vers le pôle. On devra en dire autant de toutes choses : Toute la nature de la pierre est de tomber vers le bas ; du feu, de chauffer ; du cheval, de courir ou de hennir ; et ainsi, ce sera bien assez de connaître le pouvoir d’action de n’importe quoi (alicujus rei actionem), que de formuler aussitôt ce jugement : Toute la nature de cette chose consiste à faire cela (ut hoc agat) ». Voir également RM, In II, dub. 8, inst. 2, p. 188-191. 77   Pour une analyse plus détaillée de cette critique adressée aux scolastiques, voir S. Roux, La Philosophie mécanique (1630-1690), Thèse de Doctorat non publiée, Paris, EHESS, 1996, 808 pages, p. 68 sqq. 78   RM, In VI, dub. 3, inst. 7, p. 570-571 : « Néanmoins vous prétendez qu’il est seulement question de la connaissance claire et distincte portant sur deux substances complètes, comme si l’affaire ne tendait pas à mettre en évidence la question de savoir si être étendu

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l’énoncé le plus fréquent – cette dualité de propriétés corresponde à deux états de la substance corporelle, l’esprit étant un corps plus délié et subtil que les corps grossiers que nous saisissons. L’argument est alors qu’un corps subtil aura les mêmes propriétés qu’un corps quelconque, et que sa subtilité lui donnera de surcroît des propriétés spécifiques79. L’essentiel aura cependant résidé pour Gassendi dans deux points de méthode. De manière négative, Descartes n’a pas à proprement parler prouvé que la substance pensante n’est pas un corps 80. La question de la nature de ce « je ne sais quoi » doit conséquemment demeurer ouverte, tant que Descartes n’aura pas fourni une preuve effective, que cette preuve consiste à montrer que le corps particulier qu’est le corps de l’homme ne peut produire de la pensée, à exhiber plus généralement une contradiction entre la notion de la pensée et la notion d’étendue, ou encore à procéder à une induction systématique établissant qu’aucun corps ne peut produire de la pensée81. En attendant une preuve de ce genre, Gassendi indique, de manière un peu plus positive, ce que pourrait être une histoire naturelle de l’esprit. L’expression « histoire naturelle de l’esprit », peut-être inattendue, n’est pas une manière de mettre dans une nouvelle bouteille ce vieux vin qu’est le matérialisme pour mieux le vendre. Selon le matérialisme, toutes les choses qui existent sont matérielles, et l’esprit est une chose parmi d’autres. Mais, nous semble-t-il, l’idée fondamentale de Gassendi est en fait qu’on doit s’efforcer d’examiner toutes les choses selon les mêmes procédures, ce qui suppose que ces procédures soient indépendantes de la nature des choses examinées. Autrement dit, alors que le matérialisme est une thèse ontologique, la défense d’une et penser sont deux propriétés d’une même substance, ou si cela constitue deux substances distinctes […] ». 79   RM, In VI, dub. 3, inst. 2, p. 550-555. RM, In VI, dub. 3, inst. 10, p. 578-581. 80   RM, In II, dub. 2, p. 90-91 : « […] avez-vous jusqu’ici corrigé cette pensée par laquelle antérieurement vous vous imaginiez être quelque chose de pareil à un vent, ou à autre chose de semblable, répandu à travers les parties de votre corps ? Non, bien entendu. Pourquoi donc ne pourriez-vous pas être encore un vent, ou plutôt un souffle (spiritus) fort subtil, forme sous laquelle […], vous répandant à travers les membres, leur apporteriez la vie, voyant avec l’œil, écoutant avec l’oreille, pensant avec le cerveau, exerçant enfin les autres fonctions qui vous sont attribuées communément ? ». Voir également RM, In II, dub. 4, p. 118-119 ; RM, In II, dub. 4, p. 124-125 ; RM, In II, dub. 2, inst. 2, p. 94-105 ; RM, In VI, dub. 3, inst. 11, p. 582-583. 81   RM, In VI, dub. 3, inst. 9, p. 574-577.

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histoire naturelle de l’esprit qu’on trouve chez Gassendi repose sur un précepte méthodologique par provision : tant que de bonnes raisons n’auront pas été avancées pour montrer que l’esprit a une façon propre d’exister, il faudra le traiter comme les autres choses. De quoi s’agit-il donc ? De même que, dans le cas des corps, Gassendi propose de faire l’expérience de toutes les propriétés empiriques d’un corps ; de même, dans le cas de l’esprit, iI faudrait commencer par apprendre à connaître les diverses opérations de l’esprit, dégager en quelque sorte l’ensemble qu’elles constituent, examiner quelles parties leur correspondent, de manière, sinon à en découvrir l’exacte structure, du moins à en discerner la configuration approximative, l’ombre portée si l’on veut82. La comparaison avec une distillation s’explique dès lors autrement que par l’idée, évidemment ridicule, de mettre l’esprit, en l’occurrence le cerveau, dans un alambic 83. Il s’agirait de faire, dans le cas de l’esprit, l’équivalent de ce que font les chimistes lorsque, distillant un corps, ils isolent les différents éléments qui le composent et qui rendent compte de ses différentes propriétés phénoménales. Dans le cas de l’esprit, Gassendi donne cependant différentes versions de son histoire naturelle, soit que l’énumération des opérations de l’esprit soit la seule tâche à laquelle on puisse prétendre, soit qu’elle constitue seulement une première étape dans un processus destiné à mieux comprendre ces différentes opérations. Le terme « opération » n’est pas indifférent. Pressé par Gassendi, Descartes admet l’adage que plus on connaît d’attributs, plus on connaît la nature de la substance, mais il en donne une interprétation singulière, selon laquelle, autant nous connaissons de choses corporelles, autant nous pouvons connaître de choses de l’esprit, précisément selon le nombre de choses corporelles que l’esprit connaît84. Gassendi a dès lors beau jeu de lui répondre que là n’est pas la question ; et que, si elle était bien là, il faudrait, pour connaître 82   RM, In II, dub. 6, inst. 3, p. 162-163 : « [Il faut savoir] autant que possible de quoi elle [la pensée] dépend en quelque manière (cujusmodi sit), comment elle se connaît (quomodo se habeat), comment elle forme un ensemble (quomodo cohaerat), comment elle agit (quomodo agat), si elle a d’autres facultés et d’autres fonctions ? si elle a ou non des parties ? si oui, quelles sortes de parties ? si elle n’en a pas, si elle est sans composition, comment se comporte-t-elle de façon si variée ? comment exerce-t-elle tant d’activités ? de quelle manière se met-elle en relation avec le corps […] ? ». 83   RM, In II, dub. 8, inst. 1, p. 184-185 : « Je ne pense pas qu’il y ait un seul [lecteur] pour aller croire que j’ai voulu mettre l’esprit dans un alambic ». 84   CR, In II, dub. 8, p. 182-183 (latin également in AT VII, p. 360).

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l’esprit, connaître toutes les choses qu’il peut connaître85. En fait, la manière dont Gassendi remplace la connaissance de l’attribut, que Descartes revendique, par l’inventaire des opérations et des actions de l’esprit n’a rien d’anodin. Pour Descartes, chaque substance ayant un attribut et un seul, une fois ce dernier identifié, aucune découverte empirique ne viendra modifier ce qui a été acquis86. Gassendi, lorsqu’il oppose à la preuve a priori de l’existence de Dieu l’idée que l’existence n’est pas une propriété quelconque, rappelle la différence entre un attribut (logique) et une propriété (physique)87 ; lorsqu’il s’agit d’expliquer comment nous en venons à connaître telle ou telle chose, il parle souvent d’« opération » ou d’« action »88. Contrairement à l’attribut, l’action ou l’opération sont relatives aux choses sur lesquelles elles s’exercent ; par là même, elles sont en nombre indéfini, puisqu’elles dépendront des choses sur lesquelles elles s’exercent. Du même coup encore, la connaissance que nous avons de quelque chose sera plus ou moins élaborée selon que nous nous serons donné l’occasion d’examiner telle ou telle de ses opérations89. 85   RM, In II, dub. 8, inst. 3, p. 190-193 : « […] en quoi cela nous avance-t-il ou nous aide-t-il d’énumérer dans l’esprit autant de facultés de connaître qu’il y a de choses connaissables pour être mieux renseignés sur celui-ci ? Car enfin on dit, d’un mot, que l’esprit a une faculté de connaître, qui ensuite prend une extension aussi grande que l’on veut par l’effet des divisions et subdivisions de son objet, et c’est par suite de cette extension que l’on connaît, non pas tant plusieurs facultés de l’esprit, que plusieurs de ses objets. [Mais admettons ce que Descartes propose]. Il faut que vous connaissiez réellement tous les objets singuliers que l’esprit peut connaître, en nombre indéfini ». 86   Dans le cas de la substance étendue, le plus remarquable sur ce point est la réaction de Descartes aux expériences du vide ; voir S. Roux, « Descartes atomiste ? », in Atomismo e continuo nel xvii secolo. Atti del Convegno Internazionale (Napoli, avril 1997), R. Gatto et E. Festa éds., Napoli, Vivarium, 2000, p. 246-248. 87   RM, In V, dub. 2, inst. 1, p. 496-499. 88   RM, In II, dub. 1, inst. 7, p. 88-89 : « Soit en vertu de son action, soit de sa qualité, soit de quelque autre élément qui se rattache à elle », « cette action de penser ». RM, In II, dub. 3, inst. 2, p. 110-111 : « Des opérations aux principes qui opèrent ». RM, In II, dub. 5, p. 136-137 : « Une opération […] la substance qui fait cette opération ». RM, In II, dub. 5, inst. 1, p. 140-141 : « Une partie seulement de vous-même, une faculté, une action, une relation, etc. ». RM, In II, dub. 6, inst. 3, p. 160-161 : « Toutes les propriétés, facultés, opérations ». RM, In II, dub. 8, inst. 1, p. 184-185 : « Une action ou un effet nécessaire », passim. 89   RM, In III, dub. 10, inst. 2, p. 370-371 : « […] l’essence d’une chose ne consiste pas en quelque chose d’indivisible, et il y a en elle de quoi loger divers attributs (latitudinem attributorum habet), voire même quelque distinction des attributs entre eux, en tant que l’un peut

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Cette histoire naturelle de l’esprit est esquissée dans les Recherches, et elle conduit à l’idée qu’il faut attribuer quelque corporéité à l’esprit. Présentons la chose à la lumière de la différence cartésienne entre abstraction et distinction. Descartes affirme, dans la Sixième méditation, que les idées de corps et d’esprit sont chacune des idées complètes, c’est-à-dire des idées de substance. Mais, si notre idée d’une substance n’a pas d’autre contenu cognitif que les opérations accomplies par cette substance, établir que deux substances sont distinctes est impossible si l’on ne procède pas à l’énumération effective de ces opérations, et cela équivaut très exactement à montrer que l’intersection entre l’ensemble des opérations de l’une et l’ensemble des opérations de l’autre est vide. Inversement, s’il existe une opération qui semble requérir l’une et l’autre substance, alors elles ne pourront pas être déclarées distinctes l’une de l’autre. C’est bien ce qui se passe selon Gassendi dans le cas du corps et de l’esprit : un certain nombre d’opérations de l’esprit deviennent problématiques si on affirme, comme Descartes le fait, que l’esprit n’a rien de corporel. Celles-ci sont innombrables, des sensations aux passions ; assez curieusement, Gassendi en privilégie trois, sans s’expliquer plus avant sur ce qui fait leur caractère privilégié. La première de ces opérations est la plus manifeste dans ce contexte : il s’agit de la manière dont, en l’homme, l’esprit et le corps agissent l’un sur l’autre. Lorsque je veux mouvoir mon bras, un acte de l’esprit a pour conséquence un mouvement du corps ; inversement, lorsque mon corps éprouve quelque chose des mouvements des corps extérieurs sous forme d’une sensation, cela provoque immédiatement une modification de mon esprit. Or c’est un principe généralement admis que tout mouvement a pour cause un mouvement, et plus généralement que tout effet corporel a une cause corporelle. Pourquoi donc ne pas l’appliquer dans ce cas, autrement dit déduire des effets corporels que cause l’esprit que ce dernier est corporel en quelque manière90 ? être connu sans que les autres le soient […]. Et en conséquence l’idée de la chose n’est pas telle que rien ne puisse lui être ajouté ». RM, In III, dub. 10, inst. 4, p. 378-383, passim. 90   RM, In II, dub. 2, p. 90-91 : « Puisque vous donnez divers mouvements à vos propres membres, comment le pourriez-vous sans vous mouvoir vous-même ? Certes, vous ne pouvez ni mouvoir en restant immobile, puisque il faut pour cela fournir un effort ; ni éviter d’être mu au moment où le corps est mu. Si donc les choses sont bien comme cela, pourquoi ditesvous qu’il n’y a rien en vous de tout ce qui touche à la nature corporelle ? ». Voir également RM, In II, dub. 3, inst. 4, p. 112-115 ; RM, In VI, dub. 4, p. 588-589.

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La deuxième opération de l’esprit humain qui devient problématique si l’on affirme qu’il n’a rien de corporel est la manière qu’il a d’occuper un corps, puisque je sens la mouche qui se pose sur ma jambe, et non pas la hache qui coupe l’arbre là-bas. Selon Gassendi, cette opération conduit naturellement à penser que l’esprit humain est diffus dans tout le corps, donc à lui attribuer une certaine étendue, autrement dit quelque chose du corps. Ne pourrait-on cependant pas supposer que l’esprit tient en un point mathématique, lequel n’a pas de partie ? Non, selon Gassendi, un esprit sans partie serait incapable d’agir de manière différenciée ou de distinguer différentes sensations comme nous le faisons91. Le problème sera identique dans le cas d’une troisième et dernière opération, la représentation. Comment, demande Gassendi, une chose sans étendue pourrait-elle se représenter l’étendue, une chose sans partie, se représenter ce qui a des parties92 ? On peut juger que cette question repose sur une conception naïve de la représentation, selon laquelle l’esprit serait une petite boîte où s’entassent des images recueillies à la surface des choses et conservant leurs propriétés, et lui opposer l’idée que la représentation non seulement n’a pas à ressembler à ce qu’elle représente, mais qu’elle ne le peut, en particulier si l’on pose que le représenté et le représentant relèvent de deux entités radicalement distinctes, le corps et l’esprit93. Néanmoins, la théorie de la vision

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  RM, In VI, dub. 4, p. 588-589 : « […] vous qui êtes présent en un point, dans lequel il n’y a pas de régions qui soient à droite ni à gauche, en haut, en bas, ni autrement, vous ne pouvez juger d’où ils viennent ni ce qu’ils vous rapportent ». RM, In VI, dub. 5, inst. 1, p. 610-611 : « […] lorsque la douleur vient du pied, du bras, ou de quelques autres parties à la fois, ne faut-il pas qu’il y ait en vous diverses parties dans lesquelles vous la receviez de diverses façons ? ». 92   RM, In VI, dub. 4, p. 584-585 : « Dites-moi […] comment vous pensez que l’espèce ou l’idée du corps qui est une chose étendue (quod extensum) peut être reçue en vous, qui êtes un sujet inétendu ? Car ou bien cette espèce procède du corps, et sans aucun doute elle est corporelle et a des parties extérieures les unes aux autres et par conséquent elle est étendue ; ou bien elle se tire d’une autre origine, [mais] comme il reste nécessaire qu’elle représente un corps étendu, elle doit encore avoir des parties et pareillement être étendue ». 93   CR, In VI, dub. 5, p. 610-611 (latin également in AT VII, p. 390) : « […] quand vous prétendez comparer le mélange (permistio) du corps et de l’esprit avec celui de deux corps, il me suffit de répondre qu’on doit éviter d’établir aucune comparaison entre de telles choses, car elles sont de genres totalement différents ; et il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait des parties dans l’esprit, sous prétexte que lui conçoit des parties dans le corps. Car, d’où tenez-vous que tout ce que l’esprit conçoit doit aussi être en lui ? Certainement, s’il en était ainsi, lorsqu’il

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qu’on trouve chez Gassendi est bien distincte de cette conception naïve de la représentation : pour lui, il n’y a pas de ressemblance entre la chose et sa représentation dans le cerveau94. Le problème n’est donc pas de dégager la représentation de la ressemblance, mais bien de se demander comment quelque chose pourrait être représenté si l’esprit n’avait pas en quelque manière une structure, donc différentes parties, et, derechef, s’il n’était pas en rapport avec une sorte d’espace. Ici comme ailleurs, l’objectif de Gassendi n’est pas totalement clair, et on peut en donner au moins deux versions. Selon la première, il s’agirait de prouver effectivement que l’esprit est corporel. Selon la seconde, il s’agirait de montrer qu’à le supposer incorporel, on se trouvera face à de l’inexplicable et que, en ce sens, Descartes est loin d’avoir apporté toute la lumière nécessaire sur la question. On peut bien sûr affirmer, comme le fera Descartes, que la distinction du corps et de l’esprit n’interdit pas leur interaction95. Mais cette interaction sera par principe condamnée à demeurer un fait aussi primitif que mystérieux. Conclusion Les historiens des sciences sont portés à étudier des controverses qui s’éternisent et se ramifient, la matière y étant plus abondante. Néanmoins, la plupart des différends scientifiques trouvent rapidement une issue raisonnable : il aura été établi qu’une des théories en présence était la meilleure. Ce n’est donc pas dans le champ scientifique principalement que vaut la boutade amère de Max Planck, selon laquelle le triomphe d’une nouvelle vérité vient, conçoit la grandeur du monde terrestre, il aurait aussi en lui cette grandeur, et ainsi il ne serait pas seulement étendu, mais il serait même plus grand que le monde en étendue ». 94   Sur les théories optiques de Gassendi et leurs conséquences philosophiques, voir O. R. Bloch, La Philosophie de Gassendi, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, chap. 1, p. 6-29, et L. S. Joy, Gassendi the Atomist. Advocate of History in an Age of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, chap. 6, p. 106-128. 95  À Clerselier, [12 janv. 1646], in AT IX-1, p. 213 : « Toute la difficulté ne vient que d’une supposition qui est fausse, et qui ne peut aucunement être prouvée, à savoir que, si l’âme et le corps sont deux substances de diverse nature, cela les empêche de pouvoir agir l’un contre l’autre ». Voir également la lettre à l’Hyperaspistes, [août 1641], in AT III, p. 424425 : « Si enim per corporeum intelligatur id omne quod potes aliquo modo corpus afficere, mens etiam eo sensu corporea erit dicenda (en effet, si on entend par « corps » tout ce qui peut être affecté par le corps en quelque manière, l’esprit également doit être dit corporel en ce sens) ».

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non de sa force propre, mais de la mort de ceux qui ne l’acceptaient pas96. On l’appliquerait en revanche volontiers à toutes ces grandes discussions qui traversent la philosophie du XVIIe siècle, à cette réserve près que l’on ne sait pas trop où est la nouvelle vérité qui a triomphé : elles vont s’amplifiant et semblent s’arrêter seulement par l’accident qu’est la mort des discutants. Ainsi semblent-elles bien souvent moins résoudre des problèmes que s’efforcer de ranger, comme autant de petits soldats de plomb, des bataillons de thèses antagonistes. Passons donc en revue le bataillon de thèses que Gassendi aligne contre la théorie de l’esprit de Descartes : 1. Gassendi estime que le doute de la Première méditation ne permet ni de se débarrasser efficacement des préjugés, ni de nous abstraire réellement des corps ; 2. Il conteste le primat du « Je pense » par empirisme, mais plus profondément au nom d’un principe intentionnaliste selon lequel toute pensée est pensée de quelque chose ; 3. Il juge que Descartes est passé indûment de la conscience qu’on prend de soi à la connaissance qu’on peut avoir de l’esprit comme substance pensante ; 4. Il entend en général substituer, à la quête d’un attribut essentiel, l’énumération des opérations de l’esprit et remarque qu’un certain nombre de ces opérations deviennent problématiques si l’on pose que l’esprit est tout entier et à tous égards substance pensante. À voir ce bataillon, on se dit qu’il y avait effectivement matière à discussion. On pressent aussi que, Descartes n’eût-il pas été de cette humeur hautaine qui tranche dans le vif, la discussion aurait bien pu s’étendre à d’autres objets et se compliquer davantage. Les difficultés que rencontra Gassendi à la lecture des Méditations étaient réelles, les solutions alternatives qu’il esquissait n’étaient pas pour autant sans leurs ambiguïtés, leurs incertitudes et leurs difficultés propres, même si elles n’ont pas été détaillées ici. Mais, si la dis-

  Max Planck, Autobiographie scientifique, Paris, Flammarion-Champs, tr. fr. par A. George, 1991, p. 33-34 : « Une vérité nouvelle en science n’arrive jamais à triompher en convainquant ses adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ses adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité est familière ». 96

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cussion de Descartes et de Gassendi n’a pas été un processus débouchant sur l’élaboration d’une position commune, c’est aussi qu’elle portait sur le type d’argument ou de preuve qui pouvait permettre de soutenir quelque thèse que ce soit sur l’esprit. En effet, dans ce processus comme dans d’autres disputes philosophiques du XVIIe siècle, ce n’est pas seulement le contenu doctrinal des thèses qui aura été examiné, mais ce qu’il convient de tenir pour preuve lorsqu’on cherche à connaître l’esprit. Gassendi le dit lui-même, et O.-R. Bloch l’a souligné, les critiques adressées à Descartes ne portent pas seulement sur ses thèses, mais aussi sur la manière dont il les défend97. Gassendi aura ainsi soutenu contre Descartes que ni une conviction intérieure, fût-elle appuyée sur le sentiment de l’évidence98, ni l’autorité de celui qui affirme avoir cette conviction, ne peuvent tenir lieu de preuve99. De manière positive, il aura insisté sur le fait qu’une preuve doit être l’objet d’une défense publique, ce qui présuppose d’une part l’existence d’une communauté intersubjective de savants100, d’autre part la conformité de cette preuve à des procédures formelles connues d’eux tous, comme l’étaient, à l’époque, les règles qui gouvernent la formation de syllo-

97  Outre les passages cités dans les notes qui suivent, voir [RM Préambule], inst. 2, p. 1619 ; Concl., inst. unica, p. 628-631. O.-R. Bloch, « Gassendi critique de Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 156, 1966, en particulier p. 220-221. 98   RM, In IV, dub. 4, p. 458-459 : « […] la difficulté […] est de savoir par quel moyen ou quelle méthode il est possible de reconnaître que l’on a une conception si claire et si distincte qu’elle est vraie ». RM, In VI, dub. 3, inst. 4, p. 560-561 : « […] votre prétendue démonstration s’accomplit tout entière dans votre esprit, […] vous ne parlez qu’en votre nom propre […], vous ne prenez d’engagement qu’envers vous-même ». RM, In VI, dub. 4, inst. 4, p. 606-607 : « […] après avoir abandonné la route royale de la démonstration, vous a[v]ez parlé en votre nom seul, pour vous seul, vous a[v]ez développé uniquement votre propre opinion sur vous-même ». 99   RM, In II, dub. 3, inst. 3, p. 112-113 : « […] vous parlez en Maître ou plutôt en Dictateur ; […] craignez que l’on vous prenne non pour un conducteur d’hommes, mais de bestiaux ». 100   RM, [Préambule], inst. 2, p. 18-19 : « […] J’ai demandé à quelques personnes de grand renom et d’immense savoir qui avaient lu vos Méditations ce qu’elles en pensaient […] ». RM, [Préambule], inst. 5, p. 24-29 : « […] confiant en votre opinion sur vous-même, vous méprisez les autres […] ces très doctes personnages n’ont pu, après maintes lecture, donner leur assentiment ». RM, In VI, dub. 3, inst. 4, p. 560-561 : « […] c’est de quoi ont pu témoigner tous les lecteurs que j’ai rencontrés […] ».

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gismes ou l’enchaînement des vérités géométriques101. Dans ces conditions, l’arrêt de la discussion n’aura pas été accidentel : il n’y avait jamais eu d’accord sur les règles qui pouvait la clore.

101   RM, [Préambule], inst. 5, p. 26-27 : « […] comment se fait-il qu’elles [vos démonstrations] ne soient pas géométriques, c’est-à-dire telles qu’une fois saisies dans leur ensemble, elles ne perdent rien de leur évidence ? ». RM, In VI, dub. 3, inst. 4, p. 560-561 : « […] Il convient d’agir selon une autre méthode […] de raisonner plus solidement et d’user de principes tels que ceux qui sont exigés dans une bonne démonstration ». Sur ce point, voir O.-R. Bloch, « Gassendi critique de Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 156, 1966, p. 221-226.

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Une force invisible à l’œuvre : le rôle de la vis attrahens dans la physique de Gassendi Carla Rita Palmerino Radboud University, Nijmegen Les philosophes mécanistes ont vu dans l’attraction magnétique et électrique un phénomène fondamental dont l’explication leur permettrait de prendre leurs distances à la fois vis-à-vis des scolastiques et des naturalistes de la Renaissance. En supposant que l’attraction était provoquée par des agents matériels, quoique invisibles, qui provenaient du corps exerçant l’attraction pour aboutir au corps qui la subit, les philosophes corpusculaires ont banni les qualités occultes du royaume de la philosophie naturelle. Dans un chapitre de son Syntagma philosophicum consacré aux « qualités que l’on dit occultes » (De qualitatibus vocatis occultis), Gassendi explique qu’aucun agent causal « ne peut en rien agir sur un objet qui se trouve à distance ou en présence duquel il ne peut être mis que ce soit par lui-même ou par l’intermédiaire d’un instrument qui lui est soit attaché soit transmis ». Cela signifie que « quand on dit de deux choses qu’elles sont mutuellement attirées par sympathie, ou bien repoussées par antipathie, il faut comprendre qu’en réalité ce n’est rien d’autre que la subtilité ou la grosseur de leurs organes qui les distingue des qualités plus sensibles présentes dans d’autres corps. » De même que dans le domaine des choses visibles un corps ne peut en tirer un autre que par le    « […] ut nihil agat in rem distantem, seu cui non sit præsens vel per se, vel per organum, aut coniunctum, aut transmissum » (P.G. I, p. 450).    « Ex quo sequitur, ut cum duæ res sese mutuo attrahere, complectique per Sympathiam ; aut repellere, disiungique per Anthipathiam dicuntur ; id intelligendum sit ea ratione fieri, qua fit sensibilius in cæteris corporibus, nullo alio discrimine, quam subtilitatis, et crassitudinis organorum » (ibid.).

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moyen de crochets et de cordes, ni le pousser que par le moyen de perches et de bâtons, de même en est-il dans le domaine des choses invisibles : nous devons supposer que des outils opérationnels analogues sont à l’œuvre. Gassendi ne se contente pas d’imaginer une explication mécanique originale pour rendre compte du fonctionnement de la vis attrahens, mais il étend considérablement le champ d’action de cette force, y incluant, à côté des phénomènes bien connus de l’attraction électrique et magnétique, les mouvements des planètes et la chute libre des corps. Je tâcherai, dans cet article, d’apporter quelques lumières sur le rôle que la vis attrahens joue dans la physique de Gassendi. Je commencerai par analyser la manière dont il explique le mécanisme de l’attraction gravitationnelle, magnétique et électrique. Puis j’évoquerai quelques-uns des problèmes que Gassendi a rencontrés dans sa tentative de concilier son explication mécaniste de la gravité avec la théorie de l’accélération naturelle de Galilée. Comme on le sait, Alexandre Koyré, suivi en cela par Richard Westfall et d’autres, considérait que l’identification de la gravité avec la vis attrahens de la Terre était l’aspect le plus novateur de la physique de Gassendi. Selon cette interprétation, c’est précisément parce qu’il a identifié la cause externe de la chute libre qu’il put publier, dans les Epistolæ de motu impresso a motore translato (1642), la première formulation correcte du principe d’inertie rectiligne. Comme j’essayerai de le montrer dans les pages qui suivent, la tentative de Gassendi d’intégrer sa propre explication magnétique de la gravité dans le cadre plus général de la théorie de la chute libre mise au point par Galilée fut moins couronnée de succès qu’on ne l’a très longtemps pensé. Car non seulement son explication mécaniste de la gravité peut difficilement être réconciliée avec la loi de la chute libre de Galilée, mais elle ne permet pas davantage de conduire à formuler correctement le principe d’inertie rectiligne. 1. Le mode d’action de la vis attrahens Gassendi écrit dans ses Epistolæ de motu impresso a motore translato :    « Pour le démocritéen Gassendi, rien n’est plus facile que d’imaginer un Univers, ou du moins un espace, illimité et vide ; et libéré par Gilbert et Kepler de la hantise de la pesanteur, rien ne lui est plus facile que d’imaginer dans cet espace vide un corps réel se mouvant perpétuellement en ligne droite, sans jamais accélérer ni ralentir son mouvement » (A. Koyré, Études galiléennes, Paris, 1966, p. 314). Notons pourtant que Koyré attribue à Descartes l’honneur d’avoir été le premier à formuler correctement le principe d’inertie dans Le Monde, qu’il écrivit avant les Epistolæ de motu, mais qui ne fut publié qu’en 1664.

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Je pourrais ajouter que le globe terrestre n’est rien d’autre qu’un gros aimant, ou plutôt que tout aimant est pour ainsi dire une petite terre, et c’est la raison pour laquelle Gilbert l’appelle µικρογύη ; car ils ont tous les deux des pôles, un axe, un équateur, des méridiens et des parallèles ; […] aussi affirme-t-il que sous la croûte de la terre, qui ne s’étend pas au-delà de quelques centaines de toises, le noyau de la terre est, par sa nature et substantiellement, un aimant.

William Gilbert, que nous voyons cité dans ces lignes, avait établi une distinction claire entre la vertu magnétique de la Terre, cause de la rotation de la planète autour de son axe, et sa vertu électrique, cause de sa chute libre. Le De magnete nous apprend que la différence entre attraction magnétique et attraction électrique consiste d’abord dans le fait que les corps magnétiques sont mutuellement attirés les uns vers les autres, alors que les corps électriques attirent vers eux les corps électrisés. Qui plus est, alors que l’attraction magnétique s’exerce vers les pôles, l’attraction électrique s’exerce vers le centre de la terre. Gassendi rejette l’idée que la rotation diurne de la Terre puisse résulter d’une force magnétique. Comme Galilée et Copernic, il est en réalité convaincu de ce que notre planète est ainsi faite, par sa nature propre, qu’elle doit nécessairement tourner autour de son axe. En revanche Gassendi utilise 

  « Addere possem globum hunc Terræ, nihil esse aliud, quam grandem magnetem, vel eo argumento, quod magnes parva Terra sit, & a Gilberto propterea µικρογύη vocetur ; cum nempe utrique sui sunt poli, suus axis, suus æquator, sui meridiani, sui paralleli ; […] cum ille proinde argumentetur præter hanc Terræ quasi crustam, non multas orgyiarum centurias infra superficiem, protensam, reliquum Terræ quasi nucleum esse sua natura, et substantialiter magnetem » (P.G. III, p. 491 b).    « Différences entre corps magnétiques et corps électriques : tous les corps magnétiques vont les uns vers les autres avec des forces réciproques ; les corps électriques ne font qu’attirer, et le corps qu’ils attirent ne se déplace pas en vertu d’une force interne, mais il subit l’attraction à cause de la matière dont il est constitué ; l’attraction électrique se produit selon une ligne droite qui va jusqu’au centre du corps électrique ; l’aimant attire l’aimant en ligne droite seulement au niveau des pôles, mais partout ailleurs l’attraction s’exerce de façon oblique et transversale […] Le mouvement électrique est un mouvement d’accumulation ou d’entassement de la matière, tandis que le mouvement magnétique est de disposition ou d’ordonnance. Le globe terrestre par lui-même est agrégé et forme une masse consistante de manière électrique, mais il est orienté et tourne de manière magnétique » (W. Gilbert, De magnete, magneticisque corporibus, et de magno magnete tellure ; Physiologia nova, plurimis et argumentis, et experimentis demonstrata, Londres, 1600, p. 60).    « Si la Terre était faite par nature pour rester au repos, il ne fait aucun doute qu’elle aurait reçu une forme pyramidale ou cubique, et non pas, comme c’est le cas en réalité, une forme sphérique ; vu que cette dernière forme est la plus apte au mouvement, il semble que

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l’attraction magnétique pour rendre compte de la chute libre des corps vers la terre : Il semble néanmoins qu’on ait raison de considérer la Terre presque comme un aimant, parce que, tel un aimant, elle émet certains corpuscules ou rayons avec lesquels elle attire les corps magnétiques ; ainsi donc, il semble que la Terre émette des corpuscules avec lesquels elle attrape et attire les corps terrestres.

Gassendi supprime la distinction que Gilbert avait établie entre les phénomènes électriques et les phénomènes magnétiques et réduit toutes les formes d’attraction à un seul modèle explicatif. La Terre, affirme-t-il, exerce son action sur les corps qui tombent de même que l’aimant attire le fer et l’ambre le papier, et cela en émettant constamment des rayons de corpuscules qui atteignent les corps éloignés, s’emparent d’eux et les font revenir vers le corps « attractif ». Cette explication ne permet bien sûr pas de comprendre pourquoi les corps qui tombent sont attirés vers le centre de la Terre plutôt que vers ses pôles. Mais il semble que Gassendi ait eu pour préoccupation principale de concevoir une explication qui puisse être élargie à tous les phénomènes présentés comme des cas d’attraction. En présentant son explication, Gassendi ressent le besoin de faire le départ entre ce qu’il sait avec certitude et ce dont sa connaissance n’est que conjecturale. La certitude concerne le mode général d’action de la force attractive. Gassendi réfute de façon péremptoire à la fois la possibilité d’une action à distance (car aucune chose ne peut agir là où elle ne se trouve pas), celle d’une émission de qualités (car les qualités ne peuvent se déplacer sans une substance sous-jacente)10 et celle d’une modification de l’intermédiaire (car l’intermédiaire ne pourrait être modifié sans être également attiré)11. Il n’a le mouvement de la Terre soit due à sa nature interne » (P.G., III, p. 507a). Cf. Galilée, Dialogo, G.G., VII, p. 439.    « Nihilominus placet solum habere Terram quasi magnetem, quatenus ut magnes emittit ex se corpuscula quædam, seu radios, quibus corpora magnetica ad se alliciat ; ita videtur Terra emittere, quibus ad se alliciat, pertrahatque corpora terrena » (P.G., III, p. 491b).    Pour la simplification que propose Gassendi du modèle explicatif de Gilbert, voir J. Daujat, Origines et formation de la théorie des phénomènes électriques et magnétiques, 2 vols., Paris, 1945, II, p. 291.    P.G., I, p. 364b ; P.G., III, p. 492a. 10   P.G., I, p. 347b ; P.G., III, p. 492a. 11   Gassendi exclut l’éventualité d’une action à distance parce qu’il considère qu’« aucune action physique ne peut se produire sans un agent physique, pas plus qu’un agent physique ne peut agir sur un corps distant sans l’intermédiaire d’un instrument. » Quant à l’hypothèse

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plus guère le choix que de supposer que l’attraction s’exerce par le biais de « quelque chose » de matériel. Ce « quelque chose » ne peut pas être une simple série de particules dissociées les unes des autres, mais doit consister en une succession de corpuscules contigus, collés les uns aux autres de manière à former des chaînes. La forme particulière de ces chaînes les rend à même de pénétrer dans les pores des corps qui tombent à leur portée. Mais s’il était vrai que la Terre, l’ambre et l’aimant utilisent tous des chaînes de corpuscules pour s’emparer d’objets distants, comment pourraient-ils avoir des sphères d’activité différentes ? Pourquoi la Terre attire-t-elle tous les corps, alors que le fer et l’ambre ne font effet que sur des matériaux spécifiques ? Cela s’explique, répond Gassendi, par le fait que la taille et la figure des rayons qui attirent doivent correspondre exactement aux pores des matériaux attirés12. Les organula de la Terre sont de toute évidence les seuls qui puissent trouver des pores « analogues » dans tous les corps. Mais Gassendi marque un temps d’hésitation dans son exposé et, comme dans une pensée d’après coup, il ajoute que l’hebetudo de nos sens et la subtilitas de la nature sont telles que nous devons nous contenter d’hypothèses et de conjectures. En admettant même que l’aimant émette des corpuscules, qui attirent vers lui le fer, il serait pourtant impossible de connaître la forme qu’ils ont pour assurer cette fonction d’instruments de l’attraction, et tout aussi impossible de savoir de quelle manière et pour quelle raison l’attraction peut se réaliser. C’est un point sur lequel nous devons faire des hypothèses, car il est difficile, voire impossible de connaître la vraie manière dont la nature intime des choses accomplit ses admirables opérations. […] Et si je suis toujours prêt à changer d’avis s’il le faut, en attendant je préfère exposer ce qui me paraît être le plus proche de la vérité13. que les corps magnétiques peuvent émettre une qualité attractive ou modifier autrement l’air, il observe qu’« une qualité, être ou accident, ne peut se mouvoir de soi-même ; on ne peut pas non plus dire que l’aimant modifie l’air, qui à son tour modifie le fer, puisque les corps qui se trouvent entre eux ne subissent aucune modification ; car si le fer était attiré à cause de sa modification, l’objet intermédiaire modifié devrait être attiré encore davantage » (P.G., III, p. 492a). 12   « Il faut observer qu’une chose ne peut pas être déplacée du fait de ces instruments (organa), à moins que les particules qui sont captées aient avec eux une certaine analogie ou un certain rapport. Ainsi, par exemple, si les instruments sont en forme de crochets, la chose doit avoir des anses qui leur correspondent ; s’ils ont une forme d’aiguille, la chose doit avoir des particules qui peuvent être comprimées et transpercées » (P.G., III, p. 493a). 13   « Verum, ubi concessum fuerit corpuscula quædam ex magnete procedere, quæ ferrum ad ipsum pelliciant ; intelligine tamen potest, aut qua forma sint, ut attractionis organa fiant ; aut quomodo, quave ratione attractio per illa possit peragi ? Heic sane præsertim coniectan-

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Les Epistolæ de motu impresso a motore translato de Gassendi, dont cette citation est extraite, deviennent la cible de critiques sévères de la part du jésuite français Pierre Le Cazre, qui assumait à cette époque la fonction de recteur du collège de Dijon. Le 3 novembre 1642, Le Cazre envoie à Gassendi une lettre très courte dans laquelle il rejette et condamne conjointement la dynamique de Galilée, l’atomisme d’Épicure et la cosmologie de Copernic. Le Cazre y critique, entre autres, l’explication mécaniste de la gravité et des phénomènes magnétiques que Gassendi a conçue : Pourquoi – interroge le jésuite – devrait-on postuler l’existence de crochets et de chaînes invisibles, qui est pure fiction, plutôt qu’admettre que les corps lourds tombent vers la Terre à cause d’une « inclination naturelle à leur propre conservation et perfection »14 ? Et pourquoi ne pas admettre que le fer et l’aimant sont attirés l’un vers l’autre à cause d’une force « incitée par la nature » ? En digne représentant d’une école philosophique qui nie la réalité d’entités matérielles qui ne franchiraient pas le seuil de la perception humaine et qui identifie par conséquent l’invisible et l’immatériel15, Le Cazre trouve plus raisonnable de supposer l’existence d’une « qualité » attractive incorporelle plutôt que d’attribuer au fer ou aux corps lourds la capacité à percevoir quelque chose qui serait pour nous imperceptible : Si les liens par lesquels, selon votre affirmation, toutes les choses sont attirées ne sont pas sensibles, comme vous le répétez avec insistance, pourquoi redoutez-vous que le fer ne puisse sentir l’effet d’une qualité magnétique, ou du moins une qualité moins dum est, cum non modo difficile, sed impossibile etiam sit agnoscere germanum modum, quo intima rerum natura admirabileis illas suas operationes exsequitur. […] Et dum recantare semper paratus, illud interim profero, quod videatur præ cæteris similitudinem habere cum vero » (P.G., III, p. 493a-b). 14   P.G., III, p. 450a. 15   Comme Keith Hutchison l’a observé, dans le contexte de l’aristotélisme chrétien, un des exemples les plus significatifs de son « échec à reconnaître la possibilité d’une matière insensible » se trouve dans le commentaire de Thomas d’Aquin à la Physique d’Aristote. « Cette position – souligne Hutchison – avait une signification théologique, parce que le fait d’accepter l’existence d’animaux que l’on ne pouvait percevoir par les sens devait sembler entrer contradiction avec le texte de la Genèse (2 :19-20) où il est dit qu’Adam a donné leur nom à tous les animaux les uns après les autres » (K. Hutchison, « What Happened to Occult Qualities in the Scientific Revolution ? », Isis, 73 (1982), pp. 233-253). Qui plus est, Hutchison observe qu’« on peut identifier un autre symptôme de la réticence des philosophes médiévaux à accepter la possibilité d’entités matérielles qui ne peuvent pas être vues dans leur tendance partagée à utiliser, ne fût-ce qu’en passant, des termes tels que “invisibles” pour désigner des entités spirituelles » (ibid., p. 237).

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corporelle, et en tout cas bien moins rigide ? Avec quel sens avez-vous perçu ces chaînes dont vous affirmez qu’elles vous relient à la Terre de telle sorte que vous ne vous envolez pas ? Pourquoi redoutez-vous que, s’ils sont privés de sensation, les corps lourds ne puissent se déplacer vers le bas, le fer vers l’aimant et les autres choses vers les corps électriques16 ?

Dans sa réponse, qui devait être publiée en 1646 comme la troisième des Epistolæ tres de proportione qua gravia decidentia accelerantur, Gassendi rappelle à Le Cazre que les chaînes et les crochets dont il a imaginé qu’ils remplissent la fonction d’organes chargés d’attirer. Même s’ils sont dits insensibles, ils ne sont pourtant pas nuls ; de même que ne sont pas nuls les esprits vitaux et animaux qui, tout en étant insensibles, sont pourtant la cause des différents mouvements que nous observons dans les animaux. Mais il n’est certainement pas nécessaire que je dresse la liste des multiples choses insensibles et imperceptibles aux yeux dont nul ne doute pourtant qu’elles existent et qu’elles soient douées de mouvements puissants. Il n’est même pas nécessaire que j’accumule des arguments pour démontrer que les choses sont composées de corpuscules qui, tout en étant insensibles, sont pourvus de figures spéciales. D’autre part pour qu’on puisse démontrer quelque chose à partir de l’effet de l’attraction, ces organes insensibles doivent être analogues ou au moins avoir quelque ressemblance avec les choses par lesquelles les attractions se font de manière plus sensible ; parce que si nous passons des choses plus sensibles aux choses plus insensibles nous voyons qu’une analogie se conserve17.

Ces lignes présentent une tentative intéressante pour justifier la méthode d’inférence du visible à l’invisible à laquelle Maurice Mandelbaum a donné le

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  « Si enim ne vincula ipsa, quibus omnia trahi putas, sensibilia sunt, ut passim inculcas, cur qualitatem magneticam, minus utique corpoream, neque adeo rigidam, a ferro sentiri times ? Quo enim tu sensu catenas illas tuas percepisti, quibus ne sursum avoles Terræ alligatum te censes ? Cur ergo vereare ne gravia deorsum, et ferrum ad magnetem cæteraque corpora ad electrica, sine sensu concurrere non possint » (P.G., VI, p. 450). 17   « […] quod insensilia vero dicantur, non ideo tamen nulla sunt ; magisquam nulli non sunt vitales, animalesque spiritus, qui licet insensiles sint, causæ sunt tamen tot motuum, quos in animalibus observamus. Sed nihil sane necesse est inductionem texam innumerarum rerum insensilium, oculisve imperceptarum, quas tamen et dari, et vehementibus motibus præditas esset ambigat nemo. Nihil etiam necesse est, ut argumenta congeram, quibus huiuscemodi res contexi ex corpusculis insensibilibus quidem, sed præditis nihilominus specialibus figuris, probem. Nihil præterea, ut urgeam ex attractionis effectu argui, organa illia insensilia debere analoga esse, aut simile, quidpiam habere cum iis, quibus attractiones sensibilius fiunt ; quod a sensibilioribus ad insensibiliora procedendo servari videamus analogiam » (P.G., III, p. 634 a-b).

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nom de « transduction »18. À ce que Gassendi semble nous dire, les humains ne peuvent pas se fier à leurs sens, trompeurs, ni pour faire la distinction entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, ni pour établir la frontière entre ces deux mondes hétérogènes que sont le monde matériel et le monde immatériel. Nous savons en fait, grâce au microscope, que la continuité est parfaite entre le domaine du sensible et celui de ce qui est inaccessible à l’œil nu, ce qui fait que, quand nos sens (nus ou bien renforcés par le microscope) n’ont pas accès aux causes des phénomènes naturels, nous pouvons les déduire par analogie avec des phénomènes plus familiers19. Nous avons vu comment Gassendi convient du caractère conjectural de ses hypothèses s’agissant des mécanismes spécifiques de l’attraction magnétique et terrestre. Comme Marco Messeri l’a très justement observé, dans le vocabulaire de Gassendi, une conjecture est généralement un substitut de la connaissance visuelle, c’est-à-dire une hypothèse qui porte sur une configuration matérielle ou spatiale qui est trop subtile pour être perçue directement20. Il est à cet égard intéressant de souligner que les considérations que Gassendi fait dans le De motu sur l’impossibilité où nous sommes de connaître 18   Voir M. Mandelbaum, Philosophy, Science, and Sense Perception : Historical and Critical Studies (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1964), p. 63. Pour ce qui est de l’utilisation par Gassendi de la transduction, voir M. Osler, Divine Will and the Mechanical Philosophy (Cambridge, Cambridge University Press, 1994), pp. 185, 192-193. 19   Dans une lettre à Peiresc de juillet 1635, Gassendi rappelle qu’il a observé au microscope des cristaux de sel et ainsi confirmé une de ses « anciennes resveries touchant les principes de la philosophie d’Épicure. Je recognoy particulierement que ces gros solides soient cubiques, soient octohedriques, ou autres, sont tous composez d’autres moindres, de mesme figure, et ceux cy d’autres moindres jusqu’à la resolution en de si menus, qu’ils sont presque insensibles et toujours figurez de mesme, dont je conclus que ceux cy se vont encore resolvant jusq’aux atomes, qui par quelque sorte de necessité doivent estre de mesme figure » (Gassendi à Peiresc, 6 juillet 1635, in Lettres de Peiresc, publiées par P. Tamizey de Larroque, 7 vols., Paris, 1888-1898, IV, p. 538). 20   Marco Messeri explique en outre que le caractère inconnaissable de la structure interne de la matière est, pour Gassendi, de fait, « déterminé par la faiblesse contingente de notre vue » (M. Messeri, Causa e spiegazione. La fisica di Pierre Gassendi, Milan, 1985, pp. 56-62). S’agissant de la relation, chez Gassendi, entre veritates natura occultæ (vérités occultes par nature) et veritates occultæ ad tempus (vérités temporairement occultes), voir O.R. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye, 1971), pp. 103105 ; B. Brundell, From Aristotelianism to a New Natural Philosophy (Dordrecht, 1987), p. 101. Pour ce qui est du lien entre atomisme et microscopie, voir C.H. Lüthy, « Atomism, Lynceus, and the Fate of Seventeenth Century Microscopy », Early Science and Medicine, 1 (1996), pp. 1-27.

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les agents corpusculaires microscopiques sont presque littéralement reprises dans le Syntagma, où elles sont cependant accompagnées de remarques plus optimistes au sujet du progrès de la science de la microscopie : Il semble que l’invention du microscope, de même que celle du télescope, puisse nous donner quelque espoir ; car vu qu’en l’utilisant, nous voyons des choses qui seraient autrement absolument imperceptibles à cause de leur petitesse […] il se peut qu’un jour le microscope soit perfectionné au point qu’il nous révèle les principes dont nous parlons, c’est-à-dire les parties de la matière, ces minuscules semences, ces minuscules agents, qui rendent compte des causes de tant d’effets, qui à présent nous émerveillent21.

La croyance en un isomorphisme entre les phénomènes microscopiques et macroscopiques conduit les philosophes mécanistes à rendre compte des premiers par analogie avec les seconds. Gassendi a abondamment recours à l’analogie dans ses explications du mécanisme de l’attraction, comme quand il compare l’action des rayons magnétiques avec celle de chaînes et de cordes qui tirent un objet lourd22. Il ne se sert pourtant pas de l’analogie seulement pour raisonner du visible à l’invisible, mais également pour insister sur la similarité entre des phénomènes dont il considère qu’ils résultent de l’action de la même sorte d’agents invisibles. Par exemple, il assimile la transmission des corpuscules depuis le corps qui attire jusqu’au corps attiré à la transmission des particules sensorielles qui s’envolent de l’objet perçu vers le sujet qui perçoit. Quand il en vient à expliquer le fait que l’ambre n’attire pas le fer et que l’aimant n’attire pas le papier, Gassendi utilise l’exemple suivant : si nous passons près d’un égout, notre organe olfactif ressent de la répulsion, mais notre vue et notre toucher sont incapables d’identifier la cause de notre dégoût. La raison en est que les vapeurs olfactives (vapor odoratus) trouve ses réceptacles appropriés (receptacula analogica) non pas dans les yeux ni dans les mains, mais seulement dans le nez23. Il en va de même des rayons magnétiques qui, comme nous l’avons déjà vu, ne peuvent s’emparer que des corps aux pores desquels ils correspondent. 21   « Ac videri quidem potest ipsa ut Telescopij, ita Engyscopij inventio spem aliquam facere ; quatenus, ut istius ope, res alioquin plane inconspicuas præ sua tenuitate, videmus […] ita possit forte aliquando Engyscopium sic perfici, ut illa de quibus loquimur, principia, hoc est parteis illas materiæ, seminisve minutissimas, minutissima illa agentia, ex quibus causæ tot effectorum, quæ iam obstupemus, reddantur, perinde demonstret » (P.G., II, p. 560). 22   Cf. P.G, I, p. 450a. 23   Cf. P.G., III, p. 492b.

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Dans un article consacré aux philosophies mécanistes et leurs explications, Alan Gabbey prend l’analyse des odeurs par Charleton (qui était clairement dérivée de celle de Gassendi) comme un exemple typique d’explication circulaire, ou ad hoc, c’est-à-dire complètement hermétique à toute vérification empirique. Vu qu’« aucune construction physique ne peut représenter les cinq qualités sensorielles » et qu’« il n’y a pas de modèle, entendu comme mécanisme macroscopique isomorphe agissant en l’absence de l’explanandum qualitatif, qui causerait lui-même en nous les sensations de ceci ou de cela, couleur, odeur ou goût », il est inévitable que les philosophes mécanistes, quand ils traitent des sensations, inventent des explications tautologiques, telles que l’explanans (ce qui explique) est une structure mécanique considérée comme à même de causer l’explanandum (ce qui doit être expliqué)24. La même remarque vaut aussi pour l’explication de l’attraction magnétique, pour laquelle Gassendi invente un modèle mécanique qu’il considère a priori comme le seul qui puisse causer le phénomène examiné25 ; c’est pourquoi, conscient du caractère invérifiable de son explication, il essaye de lui donner plus de poids en la comparant avec une autre explication du même genre ! Il met au point une hypothèse pour expliquer pourquoi les rayons attractifs exercent une action sélective sur les corps qu’ils atteignent et invoque alors l’exemple des exhalations « puantes », dont il suppose tout autant qu’elles exercent une action sélective sur les organes sensoriels. Il serait facile de lui objecter que le fait que les yeux ne perçoivent pas les odeurs ne constitue pas une preuve de ce que les « vapeurs olfactives » ne trouvent pas de pores analogues dans l’organe de la vue. Du reste Gassendi ne cite aucune preuve empirique qui puisse confirmer l’existence des « vapeurs » elles-mêmes, ni celle de « réceptacles » appropriés. Mais il rejetterait probablement cette objection élémentaire. L’existence d’un lien matériel entre l’agent et le patient est, comme nous l’avons vu, une des prémisses fondamentales de sa philosophie naturelle et une des choses qu’il classerait dans la liste de celles que nous connaissons « avec certitude ». Et bien que ni les chaînes ni les pores ne se manifestent à nos sens, « il semble qu’il faille écouter le raisonnement qui a 24   A. Gabbey, « Mechanical Philosophies and their Explanations », in C.H. Lüthy, J.E. Murdoch, W.R. Newman (éds.), Late Medieval and Early Modern Corpuscular Matter Theories (Leiden, 2001), pp. 441-465, ici plus particulièrement pp. 458, 461. 25   « Le modèle mis en place par Descartes pour expliquer l’aimant ne représente pas un aimant : il est un aimant vu sous l’angle d’une reconstruction mécaniste cartésienne » (Ibid., p. 458).

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d’abord persuadé Hippocrate et tant d’autres grands hommes, à savoir que si la majorité des corps, sinon tous, sont entièrement sujets à transpiration, et il y a continuellement des écoulements insensibles qui se font entre les uns et les autres26. » Le seul point sur lequel Gassendi reconnaîtrait son incertitude concerne la configuration exacte des agents matériels à l’œuvre. Nous ne savons pas si les rayons magnétiques ont la forme de crochets ou de pinces, mais il est certain que leur structure particulière, quelle qu’elle soit, les rend appropriés pour agir sur tels corps, à l’exclusion de tels autres. L’autre parallélisme que Gassendi met en place rapproche les rayons magnétiques et les rayons de lumière, dont il juge qu’ils doivent aussi posséder une nature corpusculaire. Dans un passage des Epistolæ de motu, il compare la manière dont les rayons magnétiques pénètrent dans le fer à celle dont la lumière pénètre dans l’eau : Et par conséquent, comme les rayons de lumière qui sortent d’un certain point, quand ils rencontrent une surface d’eau dans laquelle il y a des petits pores et des petites ouvertures y pénètrent (parce qu’ils leur sont proportionnés), l’un le faisant en ligne droite et les autres avec une réfraction, c’est-à-dire avec une déflexion, de la même manière les rayons magnétiques qui, comme nous l’avons constaté, se diffusent en cercle (dans la mesure où ils sont émis par le même centre), quand ils rencontrent du fer dans lequel il y a aussi de petits pores et de petites ouvertures, y pénètrent (parce qu’ils leur sont proportionnés), l’un le faisant de façon directe (notamment celui qui passe par le centre du corps et donc par l’axe de gravité), les autres de façon réfractée et courbe.

Gassendi se sert de cette analogie avec les rayons lumineux pour expliquer pourquoi les rayons magnétiques sont déviés au moment de pénétrer un corps, au point qu’ils deviennent comme des bras courbés. On retrouve le même parallélisme dans le Syntagma, où Gassendi attire cependant notre attention sur une différence considérable entre les deux cas de réfraction : alors que les rayons sortis de l’aimant atteignent le fer et le font ensuite revenir vers la source attractive, il n’existe pas de rayons « réciproques » qui soient capables de faire l’aller-retour entre la source de lumière et le corps transparent27. Gassendi ne trouve pas de meilleure manière de rendre compte de cette

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  « Ipsa ratio audienda videtur, quæ pridem persuasit & Hippocrati, & tot aliis magnis viris, corpora nisi omnia, saltem plurima esse tota perspirabilia, & patere continuo ex istis in illa, ex illis in hæc insensibiles effluxioneis » (P.G., I, p. 450). 27   « Id tamen discriminis est, quod ex perspicuo corpore nulli radij reciproci in lucidum subeant, penetrentque, nec deflexionem habeant ; reciproci autem ex ferro in Magnetem

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divergence que d’observer que « les rayons magnétiques sont d’autant plus puissants que les rayons lumineux sont plus subtils et plus agiles28. » Dans Les Principes de la philosophie, contre les nouveaux Philosophes (1675), Jean Baptiste La Grange devait écrire : Il n’est pas difficile de combattre l’opinion de Gassendi touchant la pesanteur, puisqu’après avoir dit plusieurs fois que la pesanteur consiste en ce qu’il sort perpetuellement de la terre des corpuscules crochus semblables à des petits hameçons, lesquels attirent en bas tous les corps qu’ils rencontrent, […] il avoue luy mesme […] qu’il ne voit point comment est-ce que ces corpuscules pourraient obliger les corps […] de descendre […]. En effet […] il faut encore qu’il y ait quelque chose qui retire ces petites chaînes, ou qui repousse fortement en bas les mesmes corpuscules, après qu’ils se sont attachés aux corps pesants29.

S’il est vrai que Gassendi ne rend pas compte de la réversibilité des rayons gravitationnels, il ne se fait pas défaut d’expliquer le comportement des agents de l’attraction électrique, encore une fois sur la base d’une comparaison. Il prend pour explanans un modèle animé, et plus précisément le comportement de la langue d’un caméléon. De même qu’un caméléon est capable d’attraper des mouches avec sa langue, « dont l’extrémité est visqueuse et recourbée sur elle-même », de même l’ambre et d’autres corps électriques, au moment où ils sont frottés, émettent-ils un très grand nombre de petits rayons semblables à des langues qui introduisent leur extrémité dans les petits pores des choses lumineuses et les font revenir avec eux »30. Dans ce cas, la divergence entre l’explanans et l’explanandum est si patente que Gassendi lui-même ne peut pas l’ignorer : si le mouvement de la langue du caméléon est gouverné par des muscles, qu’est-ce qui détermine le changement de direction des rayons électriques ? Gassendi répond qu’ils se comportent exactement comme la langue se comporterait si, au lieu de se déplacer par elle-même, elle était extraite de force par la main (vi manus extraheretur). Les rayons, étant entraînés au loin

subeant, ipsumque pervadant ; et uno existente directo, cæteri refracti in ipsum flectantur » (P.G., II, p. 133a). 28   « Magneticos radios tanto potentiores esse lucidis, quanto subtiliores, agilioresque sunt » (Ibid.). 29   J.-B. La Grange, Les Principes de la philosophie, contre les nouveaux Philosophes Descartes, Rouhault, Regius, Gassendi, le P. Maignan, etc. (Paris, 1675), p. 192. 30   P.G., I, p. 450a-b.

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par la force du frottement, se replient comme des nerfs qui ont été étirés de force et puis relâchés31. Selon Margaret Osler, l’explication analogique que Gassendi donne du comportement des rayons électriques excède « les limites des principes purement mécanistes », qui réduisent toute causalité physique aux mouvements et heurts de la matière inerte.32 Le renversement du mouvement et la titubation des petites cordes impliquent un certain type d’activité dans la matière grasse : si frotter l’ambre permet d’émettre de petits rayons ou des cordes qui jaillissent, pourquoi le même frottement devrait-il conduire ces cordes à inverser la direction de leur mouvement, à moins qu’il n’existe une source d’activité supplémentaire ?

À la différence d’Osler, je n’ai pas l’impression que Gassendi fasse de la force du frottement la cause du renversement du mouvement des cordes33. Il suggère bien plutôt que les cordes qui ont été allongées de force par le frottement se contractent à nouveau à cause de leur élasticité propre. Dans le Syntagma, Gassendi évoque plusieurs exemples de mouvement renversé (ressort) : la contraction d’un nerf étiré, le changement de direction des rayons électriques, la propriété d’un bâton plié à reprendre sa forme droite initiale une fois que la pression se relâche, ou encore la réaction de l’air qui revient à sa place antérieure après avoir été déplacé par un corps en mouvement, tous ces phénomènes sont présentés comme autant de manifestations du phénomène omniprésent de l’élasticité. Dans son Abrégé de la philosophie de   Ibid., p. 450b.   M. Osler, « How Mechanical Was the Mechanical Philosophy ? Non-Epicurean Aspects of Gassendi’s Philosophy of Nature », in C.H. Lüthy, J.E. Murdoch, W.R. Newman, op. cit., pp. 423-439, et plus précisément p. 434. Pour une critique analogue, voir aussi G. Freudenthal, « Clandestine Stoic Concepts in Mechanical Philosophy : The Problem of Electrical Attraction », in J.V. Field, F.A.J.L. James (éds.), Renaissance and Revolution. Humanists, Scholars, Craftsmen and Natural Philosophers in Early Modern Europe (Cambridge, 1993), pp. 161-172. 33  Osler résume comme suit le passage du Syntagma : « Les petits rayons qui sortent de l’ambre peuvent lui être restitués… par la force du frottement… » (p. 434). Mais en fait, Gassendi considère que la force du frottement n’est responsable que du déploiement des rayons : « mais si la langue du caméléon, au lieu de sortir spontanément, était plutôt extraite de force par la main, elle se retirerait comme un nerf tendu de force ; de même manière les petits rayons émis par l’ambre, étant entraînés au loin non pas spontanément, mais par la force du frottement, peuvent se replier comme des nerfs qui ont été d’abord tirés par une extrémité et puis relâchés » (P.G., I, p. 450b). 31

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Gassendi, François Bernier essaye de comprendre « si la vertu du Ressort, ou la vertu elastique se doit attributer au mouvement interieur, et continuel des Atomes » (Tome II, Doute X). Bernier donne à cette question une réponse positive, puisqu’il écrit : Il semble qu’on pourroit aisement rendre raison de cette vertue Elastique, qui fait qu’une lame, une baguette, ou quelque autre corps flexible de la sorte qu’on a courbé de force, retourne comme de luy mesme à sa premiere situation du moment qu’on le lasche […] ; puis qu’il est constant que lors qu’on courbe de force une baguette, par exemple, l’on presse, et resserre les Atomes dont la baguette est composée, les contraignant de rentrer en dedans, de s’approcher les uns des autres, de se mieux arranger dans les petis vuides, en un mot, les reduisant bien plus à l’etroit, et dans un estat bien moins libre qu’ils n’estoient avant la courbure. Car ce n’est pas aussi merveille que les Atomes estant dans une agitation continuelle, et tres rapide […] retournent chacun dans leur place, et prennent chacun leur premiere situation, qui est plus libre, et qui est la seule qu’ils puissent prendre34.

Il faut reconnaître qu’une telle explication, qui est très certainement fidèle à la pensée de Gassendi, devrait elle aussi tomber sous le coup de la critique d’Osler en ce qu’elle n’est pas « compatible avec un principe qui réduit toute causalité physique aux mouvements et heurts de la matière inerte35. » Mais une telle critique ne frapperait pas seulement l’explication que Gassendi donne de l’effet de l’ambre et d’autres phénomènes apparemment occultes (comme le comportement du tournesol), mais elle devrait être élargie à l’ensemble du système de philosophie naturelle de Gassendi. Dans une lettre à Chapelain du 13 janvier 1641, Gassendi explique que « bien que certains corps comme les pierres et autres semblent être immobiles, il faut croire que les atomes dont ils sont composés, en luttant et en se dérangeant l’un l’autre, essayent perpétuellement de se démêler36. » Comme on le sait, Gassendi croyait qu’au moment où Dieu a créé les premières particules de matière, il les a dotées d’une tendance innée à se dépla  F. Bernier, Abrégé de la philosophie de M. Gassendi, 2ème édition revue et augmentée par l’auteur, 7 vols., Lyon, 1684, reproduction anastatique dans Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Sylvia Murr, Geneviève Stefani (éds.), Paris, Fayard, 1992, II, p. 309. 35  Osler, « How Mechanical… », p. 434. 36   « Tametsi corpora quædam, ut saxa, et alia, videantur esse plane immota, censuere tamen atomos, ex quibus se mutuo revicentibus sistentibusque contexuntur, esse in perpetuo conatu sese veluti extricandi » (P.G. III, p. 466b). Cette lettre à Chapelain est la quatrième du De apparente magnitudine solis humilis et sublimis epistolæ quatuor, in quibus complura physica opticaque problemata proponuntur et explicantur, Paris, 1642. 34

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cer à la vitesse la plus grande possible. Le Syntagma présente cette tendance, que Gassendi appelle gravitas (gravité) ou pondus (poids), comme une des trois propriétés fondamentales des atomes, les deux autres étant la moles (masse) et la figura (figure). Il reste encore la troisième propriété attribuée aux atomes, c’est-à-dire la gravité ou le poids ; elle n’est rien d’autre qu’une faculté, ou bien une force, naturelle et interne, grâce à laquelle l’atome peut se mouvoir et mouvoir ; ou plutôt, une propension au mouvement qui est innée, primordiale, et ne peut se perdre, et une propulsion et impetus intrinsèques37.

Quand des atomes se fondent dans des corps composés, ils perdent leur liberté de mouvement, mais non pas leur tendance à se mouvoir. L’état de repos ou de mouvement des res concretæ est donc le résultat macroscopique des chocs et des tensions entre leurs composants atomiques, qui font leur possible pour se libérer. Quand les impetus des atomes se contrebalancent, le corps composé est au repos ; quand au contraire l’équilibre interne devient instable, le corps composé se met à bouger en fonction de l’impetus des particules dominantes38. Mais, si tel est le cas, il devient impossible de dire de la philosophie mécaniste de Gassendi qu’elle prétend réduire « toute causalité physique aux mouvements et heurts de la matière inerte ». Il n’est pas absurde de considérer que la matière est active ; il est plutôt absurde de la croire inerte, parce que ceux qui la considèrent comme telle et veulent que toutes les 37

  « Restat iam tertia Atomis attributa proprietas, Gravitas nimirum, seu Pondus ; quod cum nihil sit aliud, quam naturalis, internaque facultas seu vis, qua se per seipsam ciere, movereque potest Atomus ; seu mavis, quam ingenita, innata, nativa inammissibilisque ad motum propensio, & ab intrinseco propulsio, atque impetus » (P.G., I, p. 273b). 38   Cf. P.G., I, p. 343 b. On trouve une explication analogue dans le sixième livre de la Pars physica : « Les atomes, bien qu’ils soient enchaînés et retenus dans les corps, ne perdent pas pour autant leur mobilité, comme on l’a déjà dit, mais ils luttent constamment et essayent de s’ouvrir un passage, ou bien tous dans la même direction, ou certains dans une direction et certains dans une autre ; et se démènent pour se détacher ; et de là vient que le mouvement se réalise dans la direction où s’été dirigée la tendance et l’impetus de la majorité des atomes. C’est pour ça que la force motrice, qui est dans chaque chose concrète, doit avoir son origine dans les atomes et ne doit pas être distincte du poids et de l’impetus de ceux ci » (Ibid., 1 : 384b). (Quippe atomi quantumvis revinctæ, detentæque in corporibus, mobilitatem tamen suam, ut dictum ante est, non amittunt, sed incessanter connituntur ; et vel plures eodem, vel aliæ in has, aliæ in illas partes contendunt, sataguntque erumpere ; et exinde fit ut quam in partem fuerit plurium connixus, ac impetus, in illam consequatur motus. Quare & vis Motrix, quæ in unaquaque re concreta est, originem Atomis debet, neque distincta est reipsa ab illarum pondere, sive impetu).

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choses soient formées par elle ne sont pas à même de dire d’où les choses qui sont produites prennent leur efficacité, car il n’est pas possible qu’elles la prennent de quelque chose d’autre que la matière elle-même39.

Dans ces conditions, le fait que les rayons magnétiques, électriques et gravitationnels puissent faire cet aller-retour entre le corps qui attire et le corps attiré doit donc être considéré simplement comme une des nombreuses manifestations des pouvoirs inhérents à la matière active. Dans ce sens, la manière dont Gassendi rend compte de l’effet de l’ambre n’est pas moins mécaniste que son interprétation des propriétés comme la chaleur, la dureté ou la flexibilité. Nous avons vu jusqu’à présent comment Gassendi réduit toutes les formes d’attraction à un mécanisme fondamental et comment il essaye de renforcer son hypothèse quant au mode d’action des rayons attractifs en faisant des analogies avec d’autres phénomènes qui sont également censés impliquer le transfert d’agents matériels (qu’ils soient microscopiques ou macroscopiques) entre deux corps éloignés l’un de l’autre. Dans la section suivante de cet article, je vais me concentrer sur la manière dont Gassendi rend compte d’un cas d’attraction particulier, à savoir la chute libre des corps vers la Terre. Je commencerai par décrire comment il en arrive à la conclusion que la gravité n’est pas une propriété interne des corps (comme Galilée avait, semble-t-il, tendance à le croire), mais plutôt l’effet d’une force externe, en l’occurrence l’attraction de la Terre. Puis j’analyserai les difficultés que Gassendi a rencontrées dans sa tentative de tirer de sa propre explication de la gravité la loi de la chute libre telle que l’a formulée Galilée. En guise de conclusion, je m’inscrirai en faux contre une interprétation historiographique consacrée selon laquelle la reconnaissance, par Gassendi, de l’origine externe de la gravité lui aurait permis de formuler le principe d’inertie rectiligne. 2. La vis attrahens comme cause de la chute libre Il est utile, pour comprendre comment Gassendi modifie la théorie de la gravité de Galilée, de revenir à un passage essentiel du Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo. Nous devons nous reporter aux pages de la Seconde Journée, et plus précisément au moment où Salviati, le porte-parole 39

  « Neque enim absurdum est facere materiam actuosam ; absurdum potius facere inertem ; quoniam qui talem faciunt, & ex ipsa tamen fieri omnia volunt, dicere non possunt, unde ea, quæ fiunt, suam efficiendi vim habeant, cum habere aliunde, quam ex ipsa materia non valeant » (P.G., III, p. 19b). Sur le rejet, par Gassendi, de toute matière inerte, voir Messeri, Causa e spiegazione, pp. 76ff.

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de Galilée, fait naître la stupeur chez ses interlocuteurs quand il avoue qu’il ignore tout de l’essence de la gravité : « Nous ne savons pas quel est le principe, ou la vertu, qui meut la pierre vers le bas, pas plus que nous ne savons ce qui la meut vers le haut quand elle s’est séparée du lanceur40. » Pour le réfuter, l’aristotélicien Simplicio affirme que, même si nous ne savons pas désigner quelle sorte d’entité la gravité peut bien être, nous savons du moins « que c’est un principe interne, puisque, s’il n’y a pas d’empêchement, elle meut spontanément. » Pour des raisons inverses, nous pouvons être certains de ce que « le principe qui meut la terre vers le haut, c’est un principe externe, même si je ne sais pas ce qu’est la vertu imprimée en elle par le lanceur. » Mais Salviati n’est pas d’accord : Vous dites externe, vous direz aussi preternaturel et violent, pour le principe qui meut le projectile vers le haut ; mais peut-être n’est-il pas moins interne et naturel que celui qui le meut vers le bas. Je puis peut-être le dire externe et violent quand le mobile est uni au lanceur ; mais, quand il en est séparé, quelle chose externe peut bien être le moteur de la flèche ou du boulet ? Il faut donc admettre que la force qui le conduit vers le haut n’est pas moins interne que celle qui le conduit vers le bas41.

Salviati donne quelques exemples de la manière dont un mouvement naturel peut se transformer lui-même dans ce qu’on appelle un mouvement surnaturel. Le plomb d’un pendule, écarté de sa position perpendiculaire, redescend de son propre mouvement et, sans s’arrêter un seul instant, « dépasse le point le plus bas sans s’y reposer, remontant vers le haut sans qu’il y ait besoin d’ajouter un autre moteur42 ». Un corps qui roule sur un plan incliné qui est courbé en bas et plié vers le haut manifeste le même comportement. La symétrie et la continuité entre les mouvements descendant et ascendant sont, aux yeux de Salviati, une preuve indubitable de ce que la tendance d’un corps à descendre est identique à sa résistance à monter, ce qui signifie, en retour, que le mouvement vers le haut et le mouvement vers le bas proviennent d’un seul et même principe. Dans ses Epistolæ De motu, Gassendi fait sienne la conviction de Galilée selon laquelle il existe une symétrie entre les mouvements ascendant et descendant, et il en donne même une preuve mathématique.   G.G., VII, p. 261 (traduction R. Fréreux, Paris, Seuil, 1992). Aristote avait clairement établi le caractère contraire du mouvement sursum et du mouvement deorsum dans le De cœlo I, 3, 270a-b. 41   G.G., VII, p. 261. 42   G.G., VII, p. 262. 40

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Fig. 1

En analysant la courbe symétrique décrite par un corps lancé vers le haut depuis un navire qui se déplace de façon uniforme (fig. 1), Gassendi en arrive à la conclusion que l’accélération du mouvement vers le bas correspond très exactement à la décélération du mouvement vers le haut. Ils suivent tous les deux la proportion galiléenne des nombres impairs en commençant par un. Pour autant, Gassendi en tire des conséquences qui sont bien différentes de celles de Galilée : Si quelqu’un recherche le mouvement qui est le plus violent, il semble qu’il s’agisse des deux dont il est ici question ; parce que [la violence] ne se trouve pas seulement dans le corps jeté vers le haut, mais aussi dans le corps lourd qui tombe. La raison en est que si l’un dérive d’un principe externe, l’autre ne peut pas dériver d’un principe interne43.

Contrairement à Galilée, Gassendi ne croit pas que le mouvement vers le haut doive être dit naturel par analogie avec le mouvement vers le bas ; il pense plutôt que ce dernier doit être dit violent par analogie avec le premier. 43   « Denique, si quis quærat motum qui violentus maxime sit, is esse videtur uterque, de quo heic loci agitur ; nempe qui non modo est in re proiecta, dum sursum contendit, sed etiam qui in re cadente, dum fertur deorsum. Argumento est, quod ut ille est ab externo principio, ita hic non possit esse ab interno » (P.G., III, p. 488b).

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Dans le vocabulaire physique de Gassendi, un mouvement est dit violent quand il n’est pas uniforme, ce qui est une indication qu’il est dû à un principe externe44. Mais si le mouvement décéléré vers le haut est causé par la main de celui qui le lance ou par n’importe quel autre corpus proiiciens, quelle est la force qui est à l’origine de la chute libre ? Qu’est-ce que peut être cette force, sinon celle qui appartient à tout le globe terrestre et que l’on peut qualifier de magnétique ? Étant donné que le globe terrestre constitue une unité, il est bien établi qu’aucune unité n’est le fait de la nature, où l’on ne saurait trouver de force préservative capable d’assurer la cohérence des parties et de résister à leur séparation. Et c’est la raison pour laquelle la terre, quand ses parties lui sont arrachées pour une raison ou pour une autre, oppose une résistance et les fait revenir soit avec ses propres forces, soit autrement, par des crochets et des chaînes invisibles45.

Pour confirmer son hypothèse concernant la nature externe de la gravité, Gassendi a recours à un exemple intéressant : si l’on prend dans une de ses mains une lame de fer et que l’on place un aimant très puissant derrière sa main, la lame semblera soudain plus lourde. Vu que dans ce cas le poids supplémentaire provient sans aucun doute de l’action de l’aimant, pourquoi ne devrait-on pas imaginer que le poids des objets terrestres a également une origine externe ? La Terre n’est-elle pas après tout un gros aimant ? Gassendi décide alors d’appeler le poids d’un corps au repos le primus gradus gravitatis (premier degré de la gravité) et de décrire l’accélération comme un processus au cours duquel les chaînes attractives confèrent aux objets qui tombent de nouveaux degrés de gravité et, par conséquent, de nouveaux degrés de vitesse46. Mais si le poids et l’accélération relèvent de la même cause, comment 44   Pour l’analyse que Gassendi consacre aux mouvements naturels et violents dans le Syntagma, voir P.A. Pav, « Gassendi’s Statement of the Principle of Inertia », Isis, 57 (1966), pp. 24-34 ; M. Messeri, Causa e spiegazione, pp. 71-72. Les commentateurs n’ont pas su remarquer que Gassendi emprunte au Dialogo de Galilée les critères qu’il utilise pour juger si un mouvement est naturel ou violent, à savoir l’origine interne, la non-contradiction et la constance (voir G.G., VII, p. 56, 53-75). 45   « Cæterum, hæc vis quænam alia sit, quam quæ totius globi Telluris propria sit, et magnetica dici possit ? Profecto, cum globus telluris totum quodpiam sit, notum est nullum esse totum a natura institutum, cui non sit insita vis sui ipsius conservatrix, ac proinde qua parteis sui cohærenteis contineat, separationique illarum resistat. Ex hoc autem fit, ut si partes Terræ aliquo casu avellantur, resistat ipsa, et vi sua, seu hamulis, catenulisque insensilibus retrahat » (P.G., III, p. 491a). 46   Ibid., p. 508b. L’exemple de la lame de fer se trouve aussi dans le Syntagma, P.G., I, p. 347a.

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est-il possible que des corps différents par leur taille et leur matière subissent la même accélération ? Gassendi répond que cela est dû au fait qu’il y a toujours une proportion parfaite entre la masse et la force, autrement dit entre le nombre de particules qui sont attirées et le nombre de chaînes attractives47. Gassendi prend également en considération une autre objection possible contre son explication de la gravité : si les rayons magnétiques divergent de plus en plus au fur et à mesure qu’ils s’éloignent de la source dont ils émanent, l’accélération des corps qui tombent ne doit-elle pas varier en fonction de leur distance par rapport au centre de la Terre48 ? Gassendi n’hésite pas à reconnaître que c’est en réalité le cas, mais il souligne également que la différence est trop petite pour être mise en évidence de façon expérimentale, car « il n’existe pas de tour ni de montagne qui soit assez haute pour nous permettre de vérifier que la densité et la puissance des rayons s’avèrent sensiblement différentes au sommet de ce qu’elles sont à la base49. » Quand il commente la tentative de Galilée de calculer le temps que mettrait une pierre pour choir de la Lune sur la Terre, Gassendi observe pourtant qu’au niveau de l’orbite lunaire, l’écart entre les rayons terrestres devrait assurément être si important qu’ils seraient incapables d’exercer leur action sur un corps50. Il semblerait donc que Gassendi ait fait en sorte de concevoir une explication à la fois cohérente et complète de l’action de la gravité, et qui plus est telle qu’elle pût même lui permettre de faire la différence entre la masse et le poids. Mais ce qui s’avéra difficile pour Gassendi, ce fut de concilier cette explication avec la loi de la chute libre de Galilée.

47   Ibid., p. 495a. Torricelli a également défendu l’idée que l’égalité de la vitesse de la chute de tous les corps dépend d’un équilibre entre la virtus movens et la matière. Il écrit dans une lettre à Mersenne du 15 janvier 1645 : « Dans chaque corps il y a autant de vertu mouvante que de matière ; par exemple : dans une once d’or il y a autant de matière et de vertu mouvante que dans une once de cire, et même si la cire semble occuper un espace beaucoup plus grand, quand elles sont en repos elles ont la même gravité et elles manifestent une vertu égale » (C.M., XIII, p. 326). 48   Cette objection fut formulée, entre autres, par Marin Mersenne dans son Traité des mouvemens et de la cheute des corps pesans et de la proportion de leurs différentes vitesses (Paris, 1633), pp. 21-23. 49   « Nulla est tamen aut turris, aut prærupti montis, in quo experiri rem liceat, tanta altitudo, ut radiorum confertio, & potentia, apparere in summo sensibiliter alia ab ea, quæ in imo est, possit » (P.G., I, p. 349b). 50   P.G., III, p. 494 b ; P.G., I, p. 353a.

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On sait que dans les Epistolæ de motu, Gassendi donne deux causes à l’accélération : à côté de la vis attrahens, dont il juge qu’elle est à l’origine du mouvement des corps qui tombent, il introduit une causa adiuvans (cause adjuvante) qu’il appelle la vis impellens (force poussante). Cette dernière serait le fait de l’air qui, après avoir été mis de côté par le corps qui tombe, est forcé de se précipiter vers le haut pour remplir l’espace que le corps vient juste de quitter et qui, ce faisant, exerce sur lui par derrière une pression supplémentaire. Gassendi suppose que ces deux forces agissent sur le corps par contact direct et lui confèrent à chaque instant un nouveau degré d’impetus. Si Gassendi invoque l’action conjointe des deux forces, c’est parce qu’il est convaincu de ce que la vis attrahens, si elle agissait seule, produirait une accélération selon la série des nombres naturels plutôt qu’avec celle des nombres impairs. Le corps qui tombe devrait en fait gagner à chaque instant un nouvel impetus, et donc un nouveau degré de vitesse51. À la différence de Galilée, qui pense qu’« alors que […] les degrés de vitesse augmentent en des temps égaux comme la simple série des nombres, les espaces franchis en des temps égaux […] sont entre eux comme les nombres impairs comptés à partir de l’unité »52, Gassendi croit que les espaces qui sont traversés en des intervalles de temps successifs mais égaux doivent augmenter proportionnellement aux nombres naturels, exactement comme les degrés de vitesse. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, cette identification entre vitesse totale, degrés de vitesse et espaces ne résulte pas d’une erreur mathématique, comme on l’a parfois soutenu53, mais elle est au contraire la conséquence logique de la manière dont Gassendi se représente la composition du temps et le mode d’action d’une force54. La théorie de l’accélération que Galilée met en place implique qu’un corps qui tombe passe par un nombre infini   P.G., III, p. 497a.   « […] dum […] gradus velocitatis augentur iuxta seriem simplicem numerorum in temporibus æqualibus, spatia peracta iisdem temporibus incrementa suscipiunt iuxta seriem numerorum imparium ab unitate […] » (G.G., VIII, p. 212). Discours concernant deux sciences nouvelles, trad. M. Clavelin (PUF, Paris, 1970). 53   Voir J.T. Clark, « Pierre Gassendi and the Physics of Galileo », Isis, 54 (1963), pp. 352370, en particulier p. 364 ; E. Festa, « Gassendi interprete di Cavalieri », Giornale critico della filosofia italiana, 71 (1992), pp. 289-300, en particulier pp. 229-230 ; P. Galluzzi, « Gassendi e l’affaire Galilée delle leggi del moto », Giornale critico della filosofia italiana, 72 (1993), pp. 86-119, en particulier p. 97. 54   C.R. Palmerino, « Galileo’s Theories of Free Fall and Projectile Motion as Interpreted by Pierre Gassendi », in C.R. Palmerino & J.M.M.H. Thijssen (éds.), The Reception of the 51

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de degrés de vitesse ; « et comme en tout intervalle de temps fini, même très petit, il y a une infinité d’instants, ceux-ci suffisent à compenser les degrés en nombre infini de la vitesse qui diminue55. » À l’inverse de Galilée, Gassendi est convaincu de ce que l’espace et le temps, en tant que corps matériels, sont composés de minima étendus. Cela signifie que, dans un intervalle de temps donné, il n’y a qu’un nombre fini de moments dans lesquels un corps peut gagner un nouveau degré de vitesse. Quand je parle de « premier moment », je veux dire le minimum, dans lequel un simple ictus est imprimé par attraction et un espace minimum traversé par un simple mouvement, et auquel par conséquent des degrés de vitesse peuvent être ajoutés par ictus répétés56.

Le premier moment du mouvement de chute est ainsi constitué par l’intervalle de temps pendant lequel le corps traverse un minimum d’espace dans une vitesse uniforme qui lui a été conférée par la première impulsion de l’attraction, à laquelle toutes les autres s’ajoutent successivement. Chaque nouvelle poussée permet au corps de passer par un minimum d’espace supplémentaire par rapport à celui qu’il a franchi au moment précédent. Cela veut dire que le corps a deux degrés de vitesse et qu’il passe par deux espaces dans le deuxième moment ; qu’il a trois degrés de vitesse et qu’il passe par trois espaces dans le troisième moment, et ainsi de suite. Bien que Gassendi décrive l’accélération propre à la chute comme un processus continu, il faut bien comprendre que le terme « continu » n’a pas le même sens pour lui que pour Galilée. Selon la définition que Salviati en donne dans le Dialogue, une accélération doit être dite continue si elle est faite « de moment en moment, et non par saccades, d’une partie assignable de temps à la suivante57. » Nous avons donc vu que Gassendi conçoit le mouvement naturellement accéléré comme la somme des mouvements rectilignes uniformes ayant la même durée mais une vitesse croissante. S’il subissait l’action de la seule vis attrahens, le corps qui tombe devrait conserver une vitesse d’un degré pendant tout le Galilean Science of Motion in Seventeenth-Century Europe (Dordrecht, 2004), pp. 137-164, en particulier pp. 153-157. 55   G.G., VIII, pp. 200-201. Discours, op. cit. 56   « Cum primum momentum accipio minimum intelligo, in quo unus et simplex ictus per attractionem imprimatur, peragaturque minimum spatium, motu exsistente simplici, et cui deinceps accedere, ex repetitis ictibus, gradus celeritatis possint » (P.G., III, p. 497b). 57   G.G., VII, p. 255.

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premier moment de temps, une vitesse de deux degrés pendant le deuxième moment, une vitesse de trois degrés pendant le troisième moment, etc. Mais comme nous l’avons précisé, la nouveauté de la position de Gassendi par rapport à l’explication mathématique que Galilée donne de l’accélération ne découle pas seulement de sa théorie de la composition des grandeurs continues, mais aussi de sa conception du mode d’action d’une force. Quand Gassendi essaye, dans sa première Epistola de motu, d’illustrer la manière dont la vis attrahens produit un mouvement d’accélération sur un corps, il utilise l’exemple suivant : imaginez une sphère avec une surface absolument lisse, placée sur un plan parfaitement poli, et mettez-la en mouvement par une petite poussée de la main. Après avoir laissé la balle rouler un certain temps de sa propre vitesse, la même main lui donnera une poussée supplémentaire d’une intensité égale et, ce faisant, lui donnera un second élan toujours dans la même direction. Imaginez une troisième poussée, puis une quatrième, etc. Toutes ces poussées sont censées constituer des ictus consimiles, c’est-à-dire des coups d’égale intensité. Puisque chaque ictus confère au corps un nouveau degré de vitesse, l’accélération s’effectuera selon la série des nombres naturels58. Il est intéressant de noter que l’exemple de Gassendi ressemble à celui que Descartes utilise souvent dans sa correspondance avec Mersenne quand il veut convaincre le Minime de ce que les corps qui tombent ne passent pas par un nombre infini de degrés de vitesse, comme la loi de Galilée l’exige. Descartes affirme qu’à cause de la loi de conservation de la quantité totale de mouvement, il devrait y avoir à chaque heurt une transmission instantanée de vitesse du corps qui frappe à celui qui reçoit le coup. Dans la mesure où la chute libre résulte d’une force qui agit par contact (fût-ce la matière subtile en rotation, les tourbillons, comme Descartes le pense, ou tout autre agent qui pousse), les corps doivent accélérer par saut. Qui plus est, Descartes croit que l’accélération naturelle ne peut pas être uniforme, car plus la vitesse du corps qui tombe est grande, moins grande doit être l’accélération produite sur lui à chaque rencontre avec la matière subtile qui, après tout, n’augmente pas elle-même sa vélocité59. Contrairement à Descartes cependant, Gassendi ne va pas au bout des conséquences de son exemple de la main qui frappe la balle et il ne réussit   Voir P.G., III, p. 497a.   Pour une analyse des arguments que Descartes avance contre la théorie galiléenne de la chute des corps et leur impact sur Mersenne, voir C.R. Palmerino, « Infinite Degrees of Speed. Marin Mersenne and the Debate over Galileo’s Law of Free Fall », Early Science and Medicine, 4 (1999), pp. 269-328. 58

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même pas à expliquer ce qu’il entend par ictus consimiles. Selon le principe de relativité du mouvement, qui se trouve clairement formulé dans les Epistolæ de motu60, la main ne pourrait ajouter un degré supplémentaire de vélocité à la balle à chaque nouvel ictus que si elle restait au repos par rapport à la balle, ce qui signifie qu’elle devrait accélérer indéfiniment en même temps que la balle. Mais si c’est bien ce que Gassendi a dans l’esprit, alors on peut dire que le modèle montre ses limites, car il conduit à un regressus ad infinitum explicatif. Car si l’on veut rendre compte de l’accélération indéfinie d’un motum (corps mis en mouvement), on doit d’abord poser le principe d’une accélération du movens (corps qui met en mouvement). Alors que Descartes et d’autres contemporains font dépendre leur adhésion à la théorie de l’accélération naturelle de Galilée de la possibilité de la déduire d’une explication causale de la chute libre, Gassendi ne met jamais en doute la validité de la loi des nombres impairs et il s’efforce de trouver une justification causale de la gravité qui puisse être compatible avec elle. La proposition qu’il élabore dans la première Epistola de motu est pourtant intrinsèquement contradictoire. Gassendi affirme, comme nous l’avons vu, que la loi des nombres impairs, dont Galilée pense qu’elle n’est valide que dans un espace vide imaginaire, a besoin de l’aide de la force de propulsion propre à l’air. Le plus grand problème de cette conception est qu’elle exclut toute possibilité d’expliquer pourquoi l’accélération d’un mouvement vers la bas et la décélération d’un mouvement vers le haut suivent la même proportion (ratio). Pourquoi l’air devrait-il augmenter la vitesse d’un corps qui tombe, mais diminuer celle d’un corps qui monte ? Un corps qui est lancé vers le haut ne devrait-il pas laisser lui aussi derrière lui un vide tel que l’air doive le remplir ? Loin de répondre à cette question, Gassendi considère l’intermédiaire, selon les circonstances, comme une force de propulsion ou comme un obstacle au mouvement. Dans les Epistolæ tres de proportione qua gravia decidentia accelerantur, qu’il écrit entre 1643 et 1646 pour défendre Galilée et sa théorie de l’accélération contre les attaques du jésuite Le Cazre, Gassendi en vient à admettre qu’une seule force agissant en continu suffit à produire l’augmentation de vitesses attendue selon la série des nombres impairs61. Au tout début de sa   Voir P.G., III, p. 478b.   Gassendi écrivit en 1643 sa première lettre à Le Cazre, qui est publiée dans les Opera omnia sous le titre de Epistola tertia de proportione qua gravia decidentia accelerantur, pour répondre à une courte lettre dans laquelle le jésuite critiquait le contenu des Epistolæ de motu pour des raisons philosophiques et cosmologiques. L’Epistola prima de proportione (qui est en 60 61

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seconde lettre à Le Cazre, Gassendi reconnaît que la théorie de l’accélération des Epistolæ de motu reposait sur l’affirmation non galiléenne « que les vitesses sont dans la même proportion que les espaces62. » Il a cependant compris dans l’intervalle que, pour que les espaces augmentent selon la série des nombres impairs, il suffit que les degrés de vitesse s’accroissent selon la série des nombres naturels. Au moment d’indiquer les raisons pour lesquelles il a changé d’avis, Gassendi explique que le premier intervalle de temps AE (fig. 2) « n’est pas une entité indivisible, mais peut être divisé en autant d’instants ou de “petits temps” qu’il existe de points ou de particules dans AE (ou AD) » et que la vélocité « s’accroît depuis le début pendant le premier temps tout entier et peut être représentée par autant de lignes que l’on peut tracer de parallèles à DE entre les points des lignes AD et AE63. »

Fig. 2

fait la seconde que Gassendi envoya au jésuite) était une réponse à l’ouvrage de Le Cazre, la Physica demonstratio (Paris, 1645), alors qu’il écrivit l’Epistola secunda en réaction aux Vindiciæ demonstrationis physicæ de proportione qua gravia decidentia accelerantur (Paris, 1645) de Le Cazre. Pour la polémique entre Gassendi et Le Cazre, voir C.R. Palmerino, « Two Aristotelian Responses to Galilei’s Science of Motion : Honoré Fabri and Pierre Le Cazre », in M. Feingold (éd.), The New Science and Jesuit Science : Seventeenth Century Perspectives (Dordrecht, 2003), pp. 187-227. 62   P.G., III, p. 621b. 63   P.G., III, p. 566a.

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Gassendi élucide parfaitement en quoi consiste la différence entre ses deux explications successives : selon l’hypothèse que la vitesse d’un corps augmente d’un coup au début de chaque intervalle de temps et reste constante jusqu’au début de l’intervalle suivant, il est nécessaire que l’accélération suive la proportion des nombres naturels. Mais si au contraire on pose que la vitesse s’accroît en continu à l’intérieur de chaque intervalle de temps, l’accélération doit s’effectuer selon la loi des nombres impairs de Galilée. Car, dans le second cas, le degré de vitesse auquel le corps qui tombe parvient à la fin de chaque intervalle de temps doit lui suffire pour traverser un espace deux fois plus grand dans l’intervalle suivant. Ces nouvelles perspectives ont pour conséquence ultime que Gassendi peut simplifier son explication causale du mouvement de chute libre. Dans sa dernière lettre à Le Cazre, il reconnaît que la vis attrahens de la Terre n’a pas besoin de l’aide de la vis impellens pour produire l’accélération décrite par la loi de Galilée. Mais si Gassendi révise en profondeur sa position antérieure, on aurait tort d’imaginer qu’il se convertit complètement au point de vue de Galilée. Il est vrai qu’il défend maintenant, et sans aucune ambiguïté, que l’accélération de la chute se produit en continu, et qu’il représente les degrés de vitesse par des lignes, et non plus par des surfaces, comme il l’avait fait dans les Epistolæ de motu. Et pourtant, il ne consent toujours pas à déclarer explicitement que le temps se compose d’une infinité d’instants, l’espace d’une infinité de points, et la vitesse d’une infinité de degrés. Comme nous l’avons déjà vu, il s’en tient à une position ambiguë dans sa lettre à Le Cazre, à qui il écrit que le premier intervalle de temps « est divisé en autant d’instants ou de “petits temps” qu’il existe de points ou de particules dans AE (ou AD). » Admettre une infinité de points mathématiquement indivisibles aurait posé d’énormes problèmes à Gassendi l’atomiste qui, après tout, pense que toutes les grandeurs physiques doivent être composées de parties indivisibles, mais étendues. Gassendi écrit dans le Syntagma : Il a déjà été clairement démontré qu’il n’existe dans la nature des choses réelles ni une telle infinité de parties dans le continuum ni une indivisibilité mathématique, mais qu’elles sont de pures hypothèses des mathématiciens et que, par conséquent, on ne devrait pas raisonner, pour les questions qui relèvent de la physique, sur la base de choses que la nature ne connaît pas64. 64

  « Declaratum certe est quoque iam ante et infinitatem illam partium in continuo, et insectilitatem mathematicam in rerum natura non esse, sed mathematicorum hypothesin

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Il faut cependant noter que Gassendi ne ressent pas le besoin d’élaborer un nouveau modèle qui rende compte de l’action de la gravité pour accompagner sa version revue et corrigée de la formulation mathématique de l’accélération de la chute. L’exemple de la main frappant la balle de façon répétée qu’il avait utilisé dans l’Epistola de motu pour expliquer pourquoi la vis attrahens, si elle agissait seule, devrait produire une accélération selon la série des nombres naturels revient sous sa plume, sans aucune modification, dans le Syntagma où elle sert à expliquer pourquoi l’attraction produit une accélération selon la série des nombres impairs65. Gassendi écrit alors qu’une simple poussée de la vis attrahens suffirait à faire descendre un corps dans un mouvement rectiligne uniforme, mais que, puisque l’attraction est réitérée à chaque instant successif, l’impetus augmente constamment, de même que la vitesse. Malheureusement, comme Gassendi n’a jamais formulé une théorie du choc, nous ne pouvons pas deviner s’il a changé de point de vue avec les années sur la question du transfert de mouvement d’un corps à l’autre. Quoi qu’il en soit, le simple fait qu’il utilise le même exemple tantôt pour simuler une accélération par sauts, tantôt pour représenter une accélération continue montre bien que Gassendi a échoué dans son ambition de déduire la loi de l’accélération de sa réflexion sur la cause de la chute libre. Il se contente de juxtaposer une analyse mathématique et un modèle physique, sans jamais expliquer pourquoi l’un devrait dépendre de l’autre. Dans le commentaire qu’il donne du passage du Syntagma où Gassendi utilise la comparaison avec la main qui frappe la balle pour expliquer l’action de la gravité, Richard Westfall conclut qu’« en examinant explicitement la dynamique de la chute libre, Gassendi aboutit à un exposé verbal de la deuxième loi de Newton66. » À la lumière de ce que nous venons de dire, ce jugement ne peut apparaître que généreux à l’excès.

esse, atque idcirco non oportere argumentari in physica ex iis quæ natura non novit » (P.G., I, p. 341b). Incidemment, cette réticence à admettre l’existence d’indivisibles mathématiques devait conduire, dans le Syntagma, à une solution paradoxale. D’un côté, Gassendi réaffirme son soutien à la théorie de Galilée selon laquelle l’accélération est un processus continu, mais de l’autre, il décrit le mouvement rectiligne uniforme des res concretæ macroscopiques en termes d’alternance de mouvement et de repos. 65   P.G., I, p. 350a. 66   R. Westfall, Force in Newton’s Physics. The Science of Dynamics in the Seventeenth Century (Londres, 1971), p. 108.

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3. Éliminer la vis attrahens : la prétendue formulation, par Gassendi, du principe d’inertie rectiligne Malgré toutes les difficultés qu’il rencontra dans ses efforts pour donner de nouvelles bases causales à la science du mouvement de Galilée, l’élément le plus important que Gassendi ait introduit dans le tableau du monde du savant florentin demeure l’identification qu’il fait entre la cause de la gravité et la vis attrahens de la Terre. Comme je l’ai déjà indiqué, Koyré et de nombreux autres chercheurs après lui ont pensé qu’en reconnaissant la nature externe de la gravité, Gassendi avait réussi à se libérer de la hantise de la circularité et à se représenter l’inertie comme rectiligne. Sa prétendue formulation du principe d’inertie rectiligne se trouve dans le passage suivant de la première Epistola de motu : Tu demandes ce qui arriverait à cette pierre, dont j’ai affirmé qu’elle pouvait se trouver dans un espace vide, si elle devait être mise en mouvement par une force quelconque et ainsi tirée de son repos. Je répondrai qu’il est probable qu’elle adopterait un mouvement uniforme et infini ; et qu’elle se déplacerait soit lentement, soit rapidement, en fonction de l’impetus qu’elle a reçu, s’il est fort ou petit. Je n’en veux pour preuve que l’uniformité du mouvement horizontal dont j’ai parlé plus haut ; on peut considérer qu’il ne se termine que s’il est combiné à un mouvement vertical, et il s’ensuit que, dans la mesure où, dans un espace vide, toute combinaison avec un mouvement vertical est exclue, le mouvement, quelle que soit la direction qu’il prenne, serait comme un mouvement horizontal, ne gagnerait ni ne perdrait de la vitesse, et donc ne cesserait jamais67.

En d’autres termes, Gassendi croit que dans un espace imaginaire, en dehors du monde, tel que la vis attrahens n’y intervient pas, une pierre au repos resterait au repos et qu’une pierre mise en mouvement conserverait sans variation ce mouvement horizontal uniforme. Mais le fait d’avoir localisé la cause de la gravité à l’extérieur des corps et d’avoir accompli la géométrisation définitive de l’espace a-t-il vraiment permis à Gassendi, comme Koyré le soutient, de franchir les barrières qui avaient rete67

  « Quæres obiter, quidnam eveniret illi lapidi, quem assumpsi concipi posse in spatiis illis inanibus, si a quiete exturbatus aliqua vi impelletur ? Respondeo probabile esse, fore, ut æquabiliter, indefinenterque moveretur ; et lente quidem, celeriterve, prout semel parvus, aut magnus impressus foret impetus. Argumentum vero desumo ex æquabilitate illa motus horizontalis iam exposita ; cum ille videatur aliunde non desinere, nisi ex admistione motus perpendicularis ; adeo, ut quia in illis spatiis nulla esset perpendicularis admistio, in quacumque partem foret motus inceptus, horizontalis instar esset, et neque acceleraretur, retardereturve, neque proinde unquam desineret » (P.G., III, p. 495 b).

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nu Galilée ? Koyré lui-même en doute, quand il se rend compte que le principe d’inertie rectiligne était incompatible avec les présupposés de la dynamique microscopique de Gassendi. Tous les mouvements concernant le domaine des corps composés (res concretæ) sont décrits dans le Syntagma comme le résultat au niveau macroscopique des interactions entre les atomes qui entrent dans la composition des corps et qui sont dans un état de mouvement perpétuel68. Les doutes de Koyré ont été repris et amplifiés par Peter Anton Pav, à qui l’on doit un article important sur la formulation par Gassendi du principe d’inertie où il observe que Gassendi « vacille tout particulièrement dans les domaines du très grand et du très petit. » Car non content de mettre en œuvre des atomes « animistes de façon éhontée », il prend aussi les « immenses révolutions célestes comme un paradigme du mouvement d’inertie qui n’est pas sujet à l’action d’une force69. » Nous lisons dans le Syntagma que les planètes, qui ne sont pas susceptibles d’être retardées ni accélérées, conservent constamment et indéfiniment ce mouvement circulaire que le Créateur leur a donné au premier instant de la Création70. Au demeurant, à l’inverse de ce que Pav affirme, il n’est pas vrai que, pour Gassendi, les mouvements planétaires ne seraient pas dus à l’action d’une force. Car tout en réfutant explicitement l’existence d’un lien d’attraction entre les planètes71, il suppose que chaque planète se déplace en vertu d’une force magnétique « qui s’étend du Soleil comme un rayon ou une virgule72. » Gassendi explique dans la deuxième de ses Epistolæ de motu que le soleil tourne autour de son axe en un peu moins d’un mois – une rotation dont les taches du soleil sont le révélateur – et émet des rayons magnétiques qui atteignent les planètes et les font se déplacer. Le 68   « Puisque l’atome gassendien possède un mouvement et une vitesse qui lui sont propres, et que si on le lâchait librement dans l’espace, il se mettrait immédiatement à se mouvoir avec une vitesse donnée, Gassendi est obligé, comme d’autres avant et en même temps que lui, de nier la continuité du mouvement et de concevoir tout mouvement moins rapide que le mouvement propre de l’atome, comme composé d’une série de mouvements et de repos, d’une série de petits sauts, ce qui est évidemment incompatible avec les principes qu’il a luimême développés », Koyré, « Pierre Gassendi : le savant » in Pierre Gassendi, 1592-1655. Sa vie et son œuvre, éd. du Centre international de Synthèse, Paris, 1955, pp. 59-70, ici plus précisément p. 109. Voir aussi R. Westfall, Force in Newton’s Physics. The Science of Dynamics in the Seventeenth Century (Londres, 1971), p. 103. 69   Pav, Gassendi’s Statement, p. 25. 70   Voir P.G., I, p. 345, 355. 71   Cf. P.G., III, p. 507b. 72   Cf. P.G., III, p. 518b.

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nombre de rayons qui capte une planète est d’autant plus grand qu’elle est proche du soleil73. Il est intéressant de voir que l’interprétation que Gassendi donne des mouvements des planètes s’accorde avec son explication de la chute libre, dans la mesure où dans les deux cas il suppose que la force d’attraction diminue avec l’augmentation de la distance qui sépare l’objet qui tombe de la source dont les rayons émanent. Ce qui est encore plus significatif, de mon point de vue, est le fait que Gassendi assimile le mouvement perpétuel des planètes autour du soleil à celui d’une balle que l’on ferait rouler sur la surface de la Terre. Dans un célèbre passage du Dialogue, Galilée explique que, sur la surface de la Terre qui ne s’incline pas vers le bas pas plus qu’elle ne s’élève vers le haut, étant donné que toutes ses parties se trouvent à égale distance du centre, un corps « serait disposé à se mouvoir sans cesse et uniformément avec son impulsion, une fois qu’il l’a reçue74. » Gassendi utilise le même exemple dans le Syntagma où il fait intervenir le comportement réel des planètes pour émettre une supposition quant au comportement imaginaire d’une pierre : Il devrait arriver à cette pierre la même chose qu’aux globes célestes qui, vu qu’ils ne sont soumis à aucun retard et à aucune accélération, et n’opposent aucune résistance [au mouvement], conservent constamment et de façon perpétuelle ce mouvement circulaire que le créateur du monde leur a conféré au début dans une direction plutôt que dans une autre […] Et si l’on admet que l’ensemble de la surface de la Terre était parfaitement poli et lisse, et qu’un petit globe, également poli, compact et fait d’une seule matière, était placé sur cette surface, puis mis en mouvement, le globe se déplacerait dans un mouvement uniforme tout autour de la Terre, ou bien le long de l’horizon, et à peine aurait-il terminé un tour qu’il en commencerait un autre, et cela n’aurait pas de fin75.

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  « En vertu de sa révolution, le soleil émet certains rayons qui, comme des virgules, attirent toutes les planètes […] et les font circuler ; et les [planètes] les plus proches sont entraînées avec plus de force et une plus grande vitesse, tandis que les planètes les plus éloignées le sont avec une force moindre et plus lentement, en fonction des rayons, selon qu’ils sont plus massés ou plus écartés les uns des autres » (P.G., III, p. 517a). 74   G.G., VII, p. 174. 75   « Hinc illi [=lapidi] idem contingeret, quod ipsis globis cælestibus ; qui, quod nihil retardans, aut accelerans, nihil resistens habeant, eum motum perpetuo, ac indesinenter tuentur, qui fuit ipsis semel a Conditore Mundi, & in hanc quidem partem, potiusquam in illam impressus. […] Si supposita universa Terræ superficie exquisitissime polita, atque libellata, globus pari modo exquisitissime tornatus, compactus, uniformisque materiæ, supra ipsam collocaretur, fore, ut ille semel impulsus, secundum universum Terræ ambitum, sive

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Mais ce passage peut-il être lu comme la formulation de l’inertie d’un mouvement circulaire ? On peut ici admettre, avec Pav, que la révolution perpétuelle d’une balle idéale en train de rouler n’est pas nécessairement incompatible avec le caractère rectiligne de l’inertie, car le fait qu’un agent externe ajoute une force centripète peut courber la ligne droite en un cercle. « La permanence du mouvement dérive de l’inertie du mobile, sa circularité de la contrainte76. » Il ne fait pourtant aucun doute qu’un concept cohérent d’inertie rectiligne devrait être accompagné de la représentation claire que, dans un mouvement circulaire, la direction de la vélocité est tangentielle au cercle. Il n’y a qu’une seule manière de décider si Gassendi a ou non véritablement formulé le principe d’inertie rectiligne pour les corps composés : il s’agit de comparer son analyse du mouvement circulaire à celle de Galilée. Il faut commencer par examiner l’analyse du mouvement de projection. Dans la deuxième journée du Dialogue, Galilée décrit la trajectoire d’une pierre que l’on laisse tomber du mât d’un navire en mouvement (ou bien du sommet d’une tour construite sur la Terre qui tourne) et il en fait le résultat de la somme d’un mouvement rectiligne vers le bas et d’un mouvement circulaire que la Terre ou le bateau impose au corps77. Une telle interprétation, que les chercheurs ont considérée comme la plus claire expression de la croyance de Galilée en l’inertie circulaire78, se trouve à nouveau dans les Discours et démonstrations mathématiques sur deux sciences nouvelles, où Salviati admet, quoique implicitement, que la composante horizontale uniforme du mouvement de projection est, concrètement, un mouvement circulaire79. Mais on trouve aussi, à côté de ces déclarations, quelques passages dans lesquels Galilée semble reconnaître l’existence d’une tension centrifuge. Il affirme, par horizontem, æquabiliter moveatur ; & uno circula peracto, alium incoharet, vel continuaret potius » (P.G., I, p. 355). 76   Pav, Gassendi’s Statement, p. 27. 77   Voir G.G., VII, p. 175, 190. 78   Voir M. Clavelin, La Philosophie naturelle de Galilée. Essai sur les origines et la formation de la mécanique classique (Paris, 1968), p. 256 ff ; S. Drake, « Galileo Gleanings XVI : Semicircular Fall in the Dialogue », Physis, 10 (1968), pp. 89-100 ; « Galileo Gleanings XVII. The Question of Circular Inertia », Physis, 10 (1968), pp. 282-298, p. 290 ; J.A. Coffa, « Galileo’s Concept of Inertia », Physis, 10 (1968), pp. 261-281 ; A. Chalmers, R. Nicholas, « Galileo on the Dissipative Effect of a Rotating Earth », Studies in History and Philosophy of Science, 14 (1983), pp. 315-340, p. 339. 79   G.G., VIII, p. 273.

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exemple, qu’un boulet tiré d’un canon continuerait à se déplacer le long d’une ligne rectiligne si la gravité n’intervenait pas et ne déviait pas son mouvement vers la Terre80. Mais qu’en est-il de Gassendi ? Dans les Epistolæ de motu, il dit à plusieurs reprises que la trajectoire parabolique d’un projectile résulte de la somme d’un mouvement horizontal uniforme et d’un mouvement vertical uniformément accéléré. Par le terme « horizontal » Gassendi ne veut pourtant pas dire « rectiligne », mais « circulaire », comme les lignes suivantes suffisent à le prouver : […] S’il fallait considérer comme naturel l’un des deux mouvements par l’effet conjugué desquels se produit le mouvement oblique [de la pierre], à savoir le mouvement horizontal et le mouvement perpendiculaire, ce serait assurément l’horizontal plutôt que le perpendiculaire. […] Car dans la mesure où le projectile fait partie du tout [=le bateau], qui se déplace le long de l’horizon, c’est-à-dire de façon circulaire, il a donc lui aussi un mouvement circulaire, donc naturel, donc uniforme. De telle sorte que, tandis que le mouvement perpendiculaire accélère ou décélère toujours, le mouvement horizontal se déroule toujours constamment et il ne varie pas81.

Un passage de la deuxième Epistola de motu est, à mes yeux, encore plus significatif : il montre que Gassendi est encore moins prêt que Galilée à attribuer un effort tangentiel à des corps qui se déplacent le long d’une ligne circulaire. Je me réfère ici au passage dans lequel Gassendi répond à l’argument selon lequel, si la Terre tournait effectivement autour de son axe, ce mouvement serait si rapide qu’il obligerait ses parties à se détacher et à s’envoler : Ces parties de la Terre ne courent aucun risque [d’une telle désintégration], parce qu’elles adhèrent toujours les unes aux autres et se déplacent avec un mouvement naturel et uniforme, comme si par conséquent elles étaient au repos. Il n’y aurait de danger de désintégration que si la Terre rencontrait un obstacle, ou si elle s’arrêtait brutalement, mais il n’est pas à craindre que cela se produise82.   G.G., VII, p. 201.   « […] si ex duobus his motibus, perpendiculari nempe, et horizontali, qui obliquum illum componunt, alter habendus naturalis sit, illum horizontalem potius, quam perpendicularem esse […] quia cum proiectum pars fuerit aliqua totius, quod secundum horizontem, seu circulariter movebatur, ideo ad eius imitationem movetur circulariter, ac naturaliter proinde, et prorsus æquabiliter ; adeo ut quantumcumque motus perpendicularis increscat semper, aut decrescat; ipse tamen horizontalis uno semper tenore fluat, invariabiliter procedat » (P.G., III, p. 489a). 82   « Tametsi ipsis partibus Terræ nihil subest periculi, quæ, quod cohærant omnes inter se, motuque semper naturali, æquabilique ferantur, perinde se habent, ac si quiescerent; solus80

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Gassendi n’a rien de plus à dire sur un argument auquel Galilée consacre en revanche une réponse longue et précise83. Dans la deuxième journée du Dialogue, Salviati fait tous ses efforts pour expliquer à ses interlocuteurs que la gravité interne des corps est assez forte pour compenser l’effet centrifuge du mouvement diurne de la Terre. Son raisonnement, dont le détail n’appartient pas à notre propos, montre clairement que Galilée admet la présence d’un effort tangentiel dans les corps qui se déplacent le long d’une ligne circulaire. Car Salviati déclare explicitement dans le Dialogue que « les corps lourds, quand ils tournent vite autour d’un centre stable, acquièrent un impetus (élan) qui les fait s’éloigner de ce centre, même si par leur état ils ont une propension à aller naturellement vers lui84. » Après tout, si Galilée avait considéré que les corps participaient par leur nature même à la rotation de la Terre, il n’aurait pas éprouvé le besoin de mettre en œuvre un raisonnement géométrique pour expliquer pourquoi les pierres, les bâtiments et les villes ne s’envolent pas. Gassendi, le prétendu père du principe d’inertie rectiligne, ne voyait pas pourquoi le mouvement diurne de la Terre aurait dû avoir des effets centrifuges. Il évitait ainsi la longue démonstration de Salviati et empruntait tout bonnement un argument à Sagredo pour expliquer que le globe terrestre se désintégrerait très certainement s’il rencontrait « un obstacle qui résiste entièrement à son tournoiement et l’arrêtait. » Mais rien ne devrait « résulter du mouvement de la Terre quand celle-ci tourne uniformément et calmement sur elle-même, même si c’est à grande vitesse85. » Selon Clavelin, la réponse de Salviati à l’argument centrifuge est, en dépit de ses défauts, grandement supérieure à celle de Copernic, qui se contentait d’invoquer le caractère naturel de la rotation de la Terre pour rendre compte de l’absence d’effets centrifuges86. Le fait que Gassendi, exactement comme Copernic, se borne à invoquer le caractère naturel du mouvement circulaire montre que la reconnaissance de la nature externe de la gravité était une condition nécessaire mais non suffisante pour parvenir à une formulation correcte du principe d’inertie.

que foret casus timendus, si Terra impingeretur in corpus obsistens, aut alias quiete repentina consisteret; quod magis tamen timendum non est. » (P.G., III, p. 507a). 83   G.G., VII, pp. 224-228. 84   G.G., VII, p. 216. 85   G.G., VII, p. 239. 86   Clavelin, La Philosophie naturelle, p. 253.

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4. Conclusion Dans son ouvrage, Construction of Modern Science : Mechanisms and Mechanics, Richard Westfall juge très sévèrement la philosophie naturelle de Gassendi : Les discussions méthodologiques de Gassendi sont une chose, mais sa pratique en est une toute autre. Dans la masse de son œuvre, quand il expose les détails de sa philosophie naturelle, des phrases subtiles invitant à limiter la science à la description des phénomènes ne le détournent pas du vice professionnel des philosophes mécanistes, consistant à élaborer des constructions imaginaires de mécanismes invisibles pour rendre compte des phénomènes. À bien des égards, la philosophie qualitative d’Aristote réapparaît de façon déguisée dans ses écrits ; c’est-à-dire qu’il postule l’existence de particules spéciales dotées de formes spéciales pour rendre compte de qualités spécifiques87.

À la différence de Westfall, je ne vois pas de décalage entre la méthodologie de Gassendi et sa pratique scientifique. Je crois plutôt que la pratique scientifique qu’il développa au début des années 1640, et en particulier son engagement en faveur de la science du mouvement de Galilée, incita Gassendi à revoir ses convictions méthodologiques88. S’il est vrai que, dans les années 1620 et 1630, Gassendi a toujours fixé à la science un but limité, celui de décrire les phénomènes, et a refusé à l’esprit humain la possibilité d’avoir accès aux causes des choses, en revanche, au début des années 1640, il a admis la légitimité d’un processus d’inférence tel qu’il permît à l’esprit de déduire des effets connus leurs causes possibles. Dans la Disquisitio metaphysica de 1641, il explique qu’un tel processus d’inférence doit nécessairement se fonder sur l’analogie : Ce n’est pas la même chose pour nous de concevoir quelque chose par une idée véritable ou une image vraie, et de le concevoir par une consécution nécessaire à partir d’une hypothèse admise antérieurement. Dans le premier cas en effet, nous concevons que la chose est absolument telle ; dans le second, qu’elle devrait être quelque chose de tel ; et de même que dans le premier cas nous connaissons la chose distinctement et comme elle est en soi, de même dans le second nous ne la connaissons que d’une manière confuse et par analogie, c’est-à-dire en nous référant à quelque chose qui doit être connu au moyen de quelque Idée. On en a déjà indiqué un exemple : deux hommes   R. Westfall, Construction of Modern Science : Mechanisms and Mechanics, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 41. 88   Pour une analyse complète et lumineuse de l’évolution parallèle de la pratique scientifique de Gassendi et de ses convictions méthodologiques, voir Messeri, Causa e spiegazione, pp. 28-43. 87

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se trouvent devant nous, l’un ayant le visage découvert, l’autre masqué ; nous connaissons le visage du premier par une Idée vraie ou par une image, celui du second par une conclusion à partir du fait que nous nous trouvons chez cet être les autres signes de la forme humaine89.

Ces lignes semblent devoir légitimer ce que Westfall appelle, dans une formule efficace, le « vice professionnel des philosophes mécanistes ». La pratique qui consiste à construire d’invisibles mécanismes imaginaires pour rendre compte des phénomènes visibles est fondée, à un niveau épistémologique, sur la croyance que l’esprit peut utiliser des « signes révélateurs » pour établir un lien entre une réalité visible et une réalité cachée aux sens. Gassendi donne systématiquement le titre de « conjectures » à ses hypothèses concernant le mode d’action de la vis attrahens et d’autres agents invisibles, et il exprime l’espoir que ces conjectures deviendront un jour des certitudes, quand les instruments optiques seront devenus assez puissants pour révéler la structure intime des choses. En attendant ce jour, Gassendi ne pouvait que se reposer sur des explications analogiques, et sans doute Westfall avait-il raison de souligner leur caractère qualitatif. Le phénomène de l’attraction, qui fait l’objet du présent article, est un exemple très instructif à cet égard : nous avons vu comment le raisonnement de Gassendi repose sur deux formes d’analogie différentes. La première sert pour déduire l’invisible du visible, et en particulier l’existence de crochets et de chaînes microscopiques à partir du comportement observable de crochets et chaînes macroscopiques. La seconde forme d’analogie consiste à établir une relation entre des phénomènes hétérogènes, de manière à conclure qu’ils doivent être causés par le même genre de mécanismes invisibles : la réfraction d’un rayon lumineux entrant dans une surface d’eau et la déviation d’un rayon magnétique pénétrant dans un morceau de fer ; ou bien la propriété d’une odeur d’affecter le nez, mais non pas les yeux, et la propriété de l’ambre d’attirer de la paille, mais non pas une pierre. Ces deux formes de raisonnement analogique sont néanmoins des cercles vicieux, et cela revient à affirmer une similarité entre des outils opératoires fort différents sur la base d’une similarité entre des phénomènes observés qui sont, eux, différents, et ensuite à justifier la similarité entre les phénomènes en la référant à la similarité entre leurs causes. Descartes, qui fait lui aussi largement 89   P. Gassendi, Disquisitio metaphysica, seu dubitationes et instantiæ adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de R. Descartes et ses réponses. Texte établi, traduit et annoté par B. Rochot, Paris, Vrin, 1962.

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recours au raisonnement analogique, défendait sa stratégie argumentative au moyen d’une distinction entre « expliquer » et « démontrer » : Et on ne doit pas imaginer que je commette en cecy la faute que les Logiciens nomment un cercle; car l’experience rendant la plus part de ces effets tres certains, les causes dont je les deduits ne servent pas tant à les prouver qu’à les expliquer ; mais, tout au contraire, ce sont elles qui sont prouvées par eux90.

Nous pourrions conclure de ce que nous avons dit que la manière dont Gassendi rend compte de la vis attrahens présentait tous les traits qui caractérisent les explications qui sont habituellement associées à la « philosophie mécanique » : le rejet de l’action à distance, l’explication des phénomènes en termes de matière et de mouvement, l’utilisation systématique de l’analogie. Il est cependant possible de considérer son explication sous une toute autre lumière, c’est-à-dire comme un échantillon d’un style de raisonnement très différent de celui de Descartes et de ses contemporains. Prenons par exemple la manière dont Gassendi utilise l’analogie de la langue du caméléon pour expliquer la réversibilité des rayons attractifs. Loin de constituer une licence poétique ou une transgression occasionnelle du dogme de l’inertie de la matière, la comparaison exprime à merveille la nature vitaliste des atomes de Gassendi, qui possèdent une tendance innée au mouvement, et diffèrent en cela radicalement des agrégats de matière de Descartes, qui sont inertes. Enfin, l’explication que Gassendi donne de la vis attrahens est également un exemple instructif des difficultés que les philosophes naturels du XVIIe siècle ont rencontrées dans leurs tentatives de combiner une analyse mathématique des phénomènes et une explication corpusculaire de leurs causes sousjacentes. Face à ces difficultés, certains ont capitulé, mais Gassendi s’obstina dans sa volonté de concilier l’inconciliable.

90   Descartes, Discours de la Méthode, Sixième Partie, in Œuvres de Descartes, publiées par C. Adam et P. Tannery, 13 vols., Paris, L. Cerf, 1897-1913, VI, p. 76. Pour une analyse de la distinction opérée par Descartes entre explication et démonstration, voir Gabbey, Mechanical Philosophies and Their Explanations. op. cit., pp. 446-449.

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Le nÉant et le vide. Les parcours croisÉs de Gassendi et Hobbes Gianni Paganini Université du Piémont (Vercelli) L’hypothèse de l’annihilatio mundi [par la suite h. a. m.] sur laquelle s’ouvre la philosophia prima du De corpore a été mise au centre d’opérations historiographiques successives (Natorp, Cassirer et plus récemment Pacchi) soucieuses de modifier l’image traditionnelle de Hobbes, considéré d’habitude comme le partisan le plus ferme du dogmatisme matérialiste du XVIIe siècle. Mais, peut-être parce qu’elle a été longtemps considérée comme un hapax dans le contexte de la philosophie du XVIIe siècle, l’hypothèse hobbesienne de la ficta universi sublatio ne semble pas avoir donné lieu à une approche “horizontale”, en rapport avec les contemporains ni à une prise en considération des discussions avec ses interlocuteurs comme avec ses adversaires. Différentes interprétations historiques ont été proposées pour expliquer les modifications qui s’opèrent à l’intérieur de l’œuvre de Hobbes ; certaines, comme celle de Pacchi, ont attiré l’attention sur l’évolution interne, tandis que d’autres se sont penchées sur les sources, en particulier du Moyen Âge et de la Renaissance. Aucune recherche ne s’est jusqu’à présent attardée au niveau de la synchronie, à enregistrer les consonances (ou les dissonances) de la philosophie de Hobbes avec ses interlocuteurs directs ou indirects, explicites ou implicites. Plus généralement, dans le cas de Hobbes, s’il est vrai que    Quelques bons exemples de recherches sur les contemporains de Hobbes se trouvent dans le récent volume qui rassemble les études de N. Malcolm, Aspects of Thomas Hobbes, Oxford, Clarendon Press 2002 (pour autant aucune de ces études ne s’attache en particulier à l’h. a. m.). Pour une reconstruction d’ensemble des interprétations convergentes de l’hypothèse de l’annihiliatio mundi chez Hobbes et chez Gassendi, voir notre propre étude (dont nous reprenons ici quelques points centrés avant tout sur Gassendi) : G. Paganini, Hobbes,

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des historiens ont analysé les rapports entre Hobbes et Descartes, dans une comparaison du reste le plus souvent polémique, ce n’est que très récemment que des travaux se sont efforcés d’apprécier à sa juste valeur le riche et dense réseau de relations personnelles et d’échanges de doctrines que le philosophe anglais a entretenu avec ses contemporains. Un cas typique et, à nos yeux, particulièrement prometteur, concerne les rapports entre Hobbes et Gassendi, que nous avons décrit, dans une autre occasion, comme un « dialogue », quoique « à distance » (la distance est évidemment conceptuelle, puisqu’il y eut souvent entre les deux penseurs une grande proximité locale aussi bien que temporelle). Dans ce cas spécifique, il convient de partir de quelques données factuelles.

Gassendi und die Hypothese der Weltvernichtung, dans le volume collectif Die Konstellationsforschung, éd. Martin Mulsow et Marcelo Stamm (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005), pp. 258-339.    Voir à présent l’excellent recueil d’études : Hobbes, Descartes et la métaphysique, publié sous la direction de Michel Fichant et Jean-Luc Marion, textes réunis et édités par Dominique Weber (Paris, Vrin, 2005).   On trouve une description de l’état de la recherche sur Gassendi dans le texte de T. Gregory, « Pourquoi Gassendi ? », qui introduit le congrès du tricentenaire : Pierre Gassendi. 1592-1655, Digne-les-Bains, 1994, t. I, pp. 21-39. Sur les rapports entre Hobbes et Gassendi, qu’il nous soit permis de renvoyer à G. Paganini, « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo », in Hobbes oggi. Actes du colloque organisé par Arrigo Pacchi (Milan, F. Angeli, 1990), pp. 351-446 ; Id., « Hobbes, Gassendi et le De cive », in Materia actuosa. Antiquité, Âge classique, Lumières. Mélanges en l’honneur d’Olivier Bloch, recueillis par M. Benitez, A. McKenna, G. Paganini et J. Salem (Paris, Champion, 2000), pp. 183-206 ; Id., « Hobbes, Gassendi and the tradition of political Epicureanism », Hobbes Studies, XIV, 2001, pp. 3-24 (repris dans Der Garten und die Moderne. Epikureische Moral und Politik vom Humanismus bis zur Aufklärung. Journées d’études de Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel, 23 et 24 novembre 2000, éd. G. Paganini et E. Tortarolo (Stuttgart, Frommann-Holzboog, 2004), pp. 113-137) ; Id., « Hobbes et Gassendi : la psychologie dans le projet mécaniste », Kriterion. Revista de Philosophie, XLIII, 2002, n. 106, pp. 20-41 (fascicule monographique sur « Philosophie do século XVII », éd. J. R. Maia Neto). Voir en outre : K. Schuhmann, « Hobbes und Gassendi », in Veritas filia termporis ? Philosophiehistorie zwischen Wahrheit und Geschichte. Festschrift R. Specht, éd. R. W. Puster (Berlin-New York, W. De Gruyter, 1995), pp. 162-169 ; O. R. Bloch, « Gassendi et la théorie politique de Hobbes », in Thomas Hobbes. Philosophie première, théorie de la science et politique, dir. Y. C. Zarka et J. Bernhardt (Paris, PUF, 1990), pp. 339-346.

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1. L’hypothèse de l’annihilatio mundi chez Gassendi : doctrine de l’ intervallum et des espaces imaginaires Entre 1641 et 1648, Gassendi réside à Paris et trouve moyen de cultiver des relations avec Hobbes, qui est en France entre 1641 et 1651, la plupart du temps dans la capitale, pour une longue décennie d’exil volontaire. Ce furent des années décisives pour la rédaction de ses ouvrages les plus importants : outre le Léviathan (qui sera publié en 1651 juste à la fin de son séjour en France), le philosophe compose entre la fin de 1642 et le milieu de 1643 sa critique de Thomas White, qui restera inédite, et il travaille constamment au De corpore. Mais ce furent aussi des années importantes pour Gassendi, qui voit se consacrer sa réputation d’astronome (avec la publication des quatre lettres du De apparente magnitudine en 1642, de l’Institutio astronomica en 1647) et de partisan de la dynamique galiléenne (avec les lettres du De motu impresso entre 1642 et 1649). Les mêmes années voient se développer parallèlement la polémique avec Descartes : les Objectiones quintæ sont rédigées en 1641, tandis que la Disquisitio metaphysica est publiée en 1644. C’est aussi une période décisive pour la composition du grand système de philosophie épicurienne qui sera porté à la connaissance du public sous sa forme achevée seulement dans son édition posthume de 1658, mais dont Gassendi propose en 1649 une première version substantielle (quoique dissimulée sous le prétexte d’un commentaire philologique de Diogène Laërce) : ce seront les Animadversiones in decimum librum Diogenis Lærtii qu’il rédige entre 1646 et 1649. Gassendi utilise comme matériau de base la rédaction manuscrite du De vita et doctrina Epicuri, pour lequel il compose, précisément au cours de son séjour parisien, toute la seconde partie de la Physique et l’Éthique. L’analyse de l’ouvrage demande donc une stratigraphie complexe, qui tienne compte de cette rédaction par couches successives, séparées dans le temps, comme O. Bloch a commencé à le faire dans son étude classique (sans que pour autant son exemple ait été beaucoup suivi). En effet, on peut dire que Gassendi réécrit bien trois fois et sous trois formes différentes sa philosophie épicurienne : une première fois sous le titre De vita et doctrina Epicuri, dont il extrait le travail biographique De vita et moribus Epicuri (publié en 1647) et,   O. R. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye, M. Nijhoff 1971). Particulièrement utile est l’analyse de l’itinéraire complexe que Gassendi a suivi dans l’élaboration progressive des notions d’espace et de temps : voir op. cit., pp. 172-189.

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plus tard, quelques parties consistantes de la physique (sur la Terre, sur les êtres vivants) et l’éthique, refondues par la suite dans le Syntagma philosophicum posthume ; une seconde fois sous la forme d’annotations au livre X de Diogène Laërce (les Animadversiones) et enfin une dernière fois comme ouvrage systématique et original, le Syntagma philosophicum. Il existe des zones de superposition entre ces trois rédactions différentes, mais les différences en terme de contenu et d’organisation des matériaux sont autrement importantes. Pour le présent article sur l’h. a. m., nous prendrons comme référence principale le texte publié des Animadversiones, en signalant, en tant que de besoin et dans la mesure du possible, les caractéristiques qui les distinguent des autres versions, imprimées ou manuscrites. Il faut avant tout noter que l’h. a. m. joue un rôle important dans le texte de Gassendi. Dans un quart d’un chapitre dense consacré au concept de temps (« De tempore euentorum euento »), l’auteur des Animadversiones introduit une longue « Digression sur le lieu » (Digressio de Loco), dans laquelle, en plus de produire des arguments en faveur du « remarquable parallélisme » entre les deux concepts (espace et temps), qu’il divise l’un et l’autre entre « imaginaire » et « réel », il propose une conception de l’espace effectivement « moderne », très proche de celle de Hobbes et, tout bien considéré, indépendante des sources épicuriennes dont l’ouvrage se réclame pourtant. On reconnaît bien là la manière dont Gassendi reprend l’épicurisme, puisque, faisant comme à l’accoutumée étalage d’un florilège érudit, il souligne le fait qu’Épicure ne fut certes ni le premier ni le seul à proposer sa doctrine de l’intervallum. Selon l’auteur des Animadversiones, il est possible de regrouper les conceptions classiques en deux grandes catégories : d’une part, les partisans de la notion aristotélicienne d’espace comme surface bidimensionnelle du corps qui l’entoure et, de l’autre, les adeptes de la notion concurrente, qui est adoptée mutatis mutandis par des auteurs aussi différents que les épicuriens, les stoïciens, Hermès Trismégiste, Galien et même un aristotélicien comme Philopon : c’est-à-dire la notion qui fait de l’espace un contenant tridimensionnel pénétrable, indifférent au mouvement et en soi incapable d’action. Avec cette nouvelle notion de l’espace, on peut dire que la rupture est consommée   P. Gassendi, Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Lærtii, qui est de vita, moribus placitisque Epicuri, trois tomes en deux volumes (pagination continue), Lugduni, apud Guillelmum Barbier 1649 (cité dorénavant comme : An.), pp. 605 sqq.    An. pp. 610-622.    An p. 610. 

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entre la conception gassendienne et la représentation encore qualitative qui sous-tend les théories aristotéliciennes des lieux naturels. Dans la formulation stoïcienne citée par l’intermédiaire de Sextus Empiricus, Gassendi déclare que le « vide » (inane) est l’« espace privé de corps » (spatium priuatum corpore), alors que le « lieu » (locus) est l’espace « occupé par un corps » (a corpore occupatum). C’est à cette étape du raisonnement de Gassendi que l’h. a. m. fait son apparition, entendue comme une expérience mentale décisive permettant de décider entre les deux positions qu’il a décrites : Représentons-nous, si vous voulez, le ciel de la Lune tel qu’il est communément compris ; et imaginons que Dieu détruise d’un seul coup toute la masse des éléments aristotéliciens qui se trouve dans son orbe et la réduise à néant sans que rien du tout prenne sa place. Une fois cet anéantissement effectué, n’est-il pas vrai que nous pourrons encore imaginer à l’intérieur de cette surface concave du ciel de la Lune la même région que celle qui existait auparavant, mais devenue vide d’éléments et dépourvue de tout corps ? Personne ne pourrait contester, sans nier du même coup la puissance de Dieu, qu’il puisse conserver le ciel de la Lune intact, réduire à néant tous les corps qu’il contient dans sa capacité et empêcher que quelque corps que ce soit ne s’y glisse10.    Voir A. Koyré, « Gassendi et la science de son temps », in Actes du Congrès du Tricentenaire de Pierre Gassendi (Digne, 1957), pp. 173-190 (avec un jugement assez réservé sur Gassendi) ; T. Gregory, Scetticismo ed empirismo. Studio su Gassendi (Bari, Laterza), 1961 ; B. Rochot, « Sur les notions de temps et d’espace chez quelques auteurs du XVII e siècle, notamment Gassendi et Barrow », Revue d’histoire des sciences, 1956, pp. 97-104 ; Id., « Espace et temps chez Epicure et Gassendi », in Actes du VIIIe Congrès international de l’Association Guillaume Budé (Paris 1968), Paris, Les Belles Lettres 1970, pp. 707-715 ; O. Bloch, La Philosophie de Gassendi, op. cit., pp. 172- 201, 313-318, 335-336, 385-388 ; E. Grant, Much Ado About Nothing. Theories of Space and Vacuum from the Middle Ages to Scientific Revolution, Cambridge, CUP, 1981, pp. 206-214 ; Th. M. Lennon, The Battle of the Gods and Giants. The Legacies of Descartes and Gassendi, 1655-1715, Princeton, Princeton University Press, 1993, pp. 117-137 ; M. J. Osler, Divine Will and the Mechanical Philosophy. Gassendi and Descartes on Contingency and Necessity in the Created World, Cambridge, CUP, 1994, pp. 182-183.    An. p. 611. 10   An. p. 612. Cogitemus, si placet ipsum cælum Lunæ, quale vulgò intelligitur ; & concipiamus simul totam, quæ eius ambitu comprehenditur, Aristoteleorum elementorum massam sic a Deo destrui, ac in nihilum redigi, vt in eius vicem nihil plane succedat. Quæso, an non facta illius redactione in nihilum, concipimus adhuc intra concauam Lunaris cæli superficiem, ipsam eandem, quæ fuerat, regionem, sed elementorum iam vacuam, omnisque corporis inanem ? Posse Deum certe ipsum Lunæ cælum illæsum seruare, & contenta intra ipsius capacitatem corpora in nihilum redigere, ac, ne aliquod aliud corpus in eorum locum subeat, obstare ; nemo iturus inficias sit, nisi qui potentiam Dei inficietur. Tout ce passage relatif à l’h. a. m. est repris à la lettre dans le Syntagma philosophicum (O I p. 182b). Il est étonnant que la présence de l’h. a. m. chez Gassendi ait si peu retenu l’attention

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Il s’agit, explique soudain Gassendi, d’une simple « supposition », fondée toutefois sur la thèse de la toute-puissance divine et sur le fait que rien ne s’y oppose, du moins en terme de possibilité logique (« Il n’existe donc rien qui interdise de supposer que toute la région sublunaire, c’est-à-dire contenue au dessous du ciel de la Lune puisse être vide ; et je pense qu’il n’existe personne qui, une fois cette supposition faite, trouve difficile d’imaginer que cette région soit telle » Nihil igitur est, quod vetet totam sublunarem, seu intra cælum Lunæ contentam regionem inanem supponere; ac esse puto neminem, qui suppositione facta, talem facile non concipiat). Il n’est pas possible de nier, poursuit l’auteur, que, dans cette « région vide », entre un point et un autre de sa surface concave, continue à subsister une distance (intercapedo seu distantia) ou « intervalle », indépendant de l’existence de quelque corps que ce soit. Un problème se pose en revanche pour ce qui est de la nature de cette « distance », qui supposerait de même l’existence d’une « dimension » réelle de l’espace, toute « incorporelle » qu’elle est11. On note que le recours à l’h. a. m. (sous cette forme restreinte à la région sublunaire) est déjà esquissé dans la rédaction manuscrite du De vita et doctrina Epicuri, dont le livre XIV (« Sur le vide, c’est-à-dire le lieu, & le temps », De Inani, seu loco, & de Tempore) a été rédigé dans les années 1636-37 et qui contient, dans une organisation et une rédaction différentes, la doctrine qui sera reprise par la suite dans les Animadversiones12. des historiens, à l’exception de E. Grant (op. cit., pp. 208-209), qui met également en évidence un point de contact possible avec Hobbes, mais fait remarquer que l’hypothèse était assez banale dans les sources médiévales et dans les commencements de la scolastique moderne (p. 390 n. 169) ; voir aussi, quoique plus concis, O. Bloch, op. cit., p. 175, Th. Lennon, op. cit., pp. 125-127, et M. Osler, op. cit., pp. 183-184. 11   An. p. 612. 12   Voici le texte de l’h. a. m. selon la rédaction du Manuscrit de la Bibliothèque municipale de Tours 709, f. 203r, qui contient cette partie du De vita et doctrina Epicuri : Cogitemus quippe universam Aristotelis elementarem regionem, corpora dico terræ, aquæ, aëris, & ignis, sic in nihilum redigi, et concaua illa cœeli lunæ superficies nullum prorsus contineat, annon semper cogitamus spatium, in quo illa corpora fuerint ? et in quo denuo collocari possint ? an non tanta ibi est longitudo, latitudo, profunditas, quanta fuerit antea ? nonne semper cogitamus spatium eundem circumferentiæ diametrum ? nonne centrum concipimus in hujus diametri dimidio ? nonne semper imaginamur ubi regiones elementorum discriminatæ fuerint ? quæ foret distantia duorum corporum si hoc in spatio collocarentur ? et id genus similia. Dices forte suppositionem istam esse impossiblem : at neque impossibilis est iis qui posse vacuum vi diuina in rerum naturam induci concedunt ; neque hujusmodi impossibilitas obstat, quin cohærentia ejus rei, de qua quæritur, colligatur. Siquidem plerumque sic fieri philosophando necesse est, et dum iubemur

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Toutes les objections d’obédience aristotélicienne, selon lesquelles il ne peut y avoir de dimension là où il n’y a pas de corps (puisque la dimension est une quantité et que la quantité est un accident du corps), impliquent habituellement la négation du vide (et cela jusque chez White), et cette négation constitue effectivement un topos de la discussion médiévale sur le sujet, dans le sillage de la négation aristotélicienne : dans l’hypothèse de l’anéantissement de la matière incluse, les murs d’un contenant resté véritablement vide devraient nécessairement finir par se toucher et par s’effondrer l’un sur l’autre, puisque aucune distance réelle ne les séparerait plus. Ces parois seraient littéralement « non-distantes »13. Gassendi répond à ce genre d’argumentation en proposant une division des étants qui, tout en étant profondément vulgo materiam sine forme concipere, quo naturam ejus noscamus ; cum non minore necessitate materia semper formam quandam habeat, quam spatium corpus aliquod. Sane & Aristoteles ipse, cum velit corpora cœlestia… Le texte procède comme dans An. p. 612, avec une des expériences « mentales » imaginées par Aristote dans la Physica IV, 8, 215a-216a 26 ; voir sur ce point le commentaire de A. Funkenstein, Theology and the Scientific Imagination from the Middle Ages to the Seventeenth Century (Princeton, Princeton University Press, 1986), pp. 157-158. Comme on le voit en le confrontant à An., pp. 611-612, la formulation de ce texte, dont la rédaction est plus tardive, est légèrement plus longue et mieux articulée, bien que, en substance, l’h. a. m. soit déjà contenue dans la version manuscrite des années 1636-37. Il faut noter que, dans cette rédaction manuscrite, la doctrine de l’espace suit immédiatement celle du vide (elles sont séparées dans les Animadversiones) et qu’elle est organisée en une série de sections dont les titres sont assez explicites : §4 Vt concipiendum spatium, in quo ratio loci consistat ; §5 Tale spatium, non interiorem continentis corporis superficiem esse locum ; §6 Quid objectis aduersus spatium pro loco sumptum sit respondendum (BM Tours ms. 709, ff. 201v-207r). Comme on le voit, les titres signalent avant tout les thèmes du combat que Gassendi mène contre la conception aristotélicienne du lieu. Une autre allusion à l’ h. a. m. dans les limites de la sphère sublunaire se trouve dans BM Tours ms. 709, f. 205r, à la fin du §5, où Gassendi évoque la reconstitution du monde (des éléments) : Videlicet, si cogitemus […] totam hanc regionem elementarem exinanitam, nemo non videt ridendum esse solam cœli Lunæ superficiem concauam adpellari vacuam, quasi illa sola sit locus, in quo corpus nullum sit, & non tali dici mereatur tota media intercapedo, in qua quæ desunt corpora possent de nouo constitui, etiam superficie intacta (à comparer avec le texte quasi identique de An. pp. 618-619). 13   Comme nous l’avons vu, c’est un argument assez banal : nous l’avons déjà trouvé chez White, et nous le verrons encore repris par Descartes dans les Principia Philosophiæ, II, 18 (voir E. Grant, op. cit., p. 335 n. 33). Selon le texte de la traduction française des Principia : « C’est pourquoi, si on nous demande ce qui arriverait, en cas que Dieu ôtât tout le corps qui est dans un vase, sans qu’il permît qu’il en rentrât d’autre, nous répondrons que les côtés de ce vase se trouveraient si proches qu’ils se toucheraient immédiatement » (AT IX, II, p. 63). De nombreux auteurs médiévaux et de la scolastique tardive débattent de cette hypothèse, avec des résultats très différents selon les positions qu’ils adoptent respectivement sur la question

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différente de la division aristotélicienne, permet toutefois de sauvegarder le statut ontologique particulier de l’espace. Alors qu’Aristote avait réparti tous les étants en deux grandes catégories – substance ou accident –, l’auteur des Animadversiones affirme qu’il existe en plus « deux autres réalités bien plus générales, à savoir le lieu et le temps, qui sont complètement extérieures aux catégories de la substance et de l’accident ». Bien qu’ils ne soient ni substance ni accident, néanmoins l’espace et le temps ont leur propre réalité spécifique (« ce sont des choses, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas rien » res tamen sunt, seu nihil non sunt, « quelque chose de réel, c’est-à-dire pas rien », aliquid reale, seu non Nihil). On comprend donc que, même après l’anéantissement, il continue à exister, entre les limites du ciel sublunaire, un « lieu ou, si l’on préfère, un espace » (Locum, seu mavis Spatium, Interuallum, Intercapedinem, Distantiam, Dimensionem)14, et qui est « réel », quoique « vide ». Nous avons déjà indiqué que dans toute cette analyse la présence de textes et de thèmes épicuriens est réduite au minimum, Gassendi privilégiant une sorte d’éclectisme des sources qui relègue au second plan celles du Jardin15. Ce n’est qu’à la fin de son analyse, au moment où il rappelle que cet espace, quoique « vide » (inane), n’est pas un rien « sinon dans un sens aristotélicien », que Gassendi a recours aux deux très célèbres vers de Lucrèce16 (« La nature entière est formée de deux choses, qui sont les corps et le vide », Natura duabus / Consistit rebus, quæ Corpora sunt, & Inane). L’espace ainsi défini est « quelque chose incorporel », pourvu de dimensions qui ne sont pas les dimensions propres aux corps ; ce sont des dimensions « spatiales »17, qui subsistent même après le prétendu anéantissement de la région du vide et des notions d’espace, de distance et de lieu (la présentation la plus exhaustive est encore celle de E. Grant). 14   An. p. 613-614. 15   Dans un autre passage, Gassendi (discutant le texte d’Aristote, Physica, IV, 7, 213b 30 sqq.) utilise l’ h. a. m. « restreinte » pour mettre en évidence l’absurdité de la conception péripatéticienne du lieu : Ad hæc proinde, ex eo quod Aristoteles ipse ait, cum Inane, seu Vacuum esse dicit locum corpore carentem ; scilicet cogitata illa elementarium corporum redactione in nihilum ; nemo non perspiciat ridiculum esse, solam cæli Lunæ superficiem concauam inanem, seu vacuam censeri ; quasi illa sola sit locus, in quo corpus nullum sit ; & non talis potius intelligatur, & sit, tota media Intercapedo, in qua plurima corpora, etiam intacta cæli Lunæ superficie, possent constitui (An. p. 618-619). 16   Lucrèce, De natura rerum, I, 419-20. 17   An. pp. 613-15. Grant fait très correctement remonter à Philopon cette distinction entre les dimensions corporelles et incorporelles, qui se trouve également chez Patrizi (E. Grant,

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sublunaire (« Ce sont des dimensions non pas corporelles, mais spatiales qui demeurent dans la région contenue dans l’orbe du ciel une fois la masse des éléments réduite à néant »)18. L’hypothèse de l’annihilatio mundi mise de côté, Gassendi emprunte – sans le citer – cette distinction entre deux genres de dimensions à Philopon qui, dans son commentaire à la Physique d’Aristote, avait évoqué les dimensions incorporelles de l’espace tridimensionnel, donnant ainsi naissance à une tradition alternative par rapport à l’orthodoxie aristotélicienne: il s’agit, selon Grant, d’une ligne de pensée qui nourrit les solutions des Modernes, à commencer par Patrizi et Gassendi. On identifie sans peine le caractère hypothétique qui, chez Gassendi comme chez Hobbes, connote l’idée de l’anéantissement. À cet égard, on peut toutefois objecter que, au moins dans le passage de Gassendi que nous avons cité, l’anéantissement n’est pas investi de la portée générale qui marque les textes parallèles de Hobbes, que nous analyserons dans la section suivante. Il faut pourtant noter que, par la suite, Gassendi lui conférera une signification toujours plus conséquente, « imaginant » (fingamus rursus) que Dieu peut réduire à rien non seulement la région sublunaire, mais encore « toute la machine des cieux » (totam cælorum machinam) et que de la sorte le « vide » et les « dimensions spatiales » s’étendront de plus en plus, sinon à l’infini : Du reste, si nous imaginons encore que Dieu réduit à néant de la même manière toute la machine des cieux, nous nous représentons que cette région sera vide de la même manière et formera un tout avec la région vide qui fut sublunaire, et que les deux régions présenteront des dimensions spatiales à la mesure des dimensions corporelles qui ont existé dans le monde qui s’étendait tout au long d’elles. Et comme nous comprenons que des dimensions spatiales de plus en plus étendues s’étendraient jusqu’à l’infini, si un monde de plus en plus grand, jusqu’à l’infini, avait préexisté et que Dieu le réduisît tout entier à néant – tout de même nous concevons que cet espace se développerait à l’infini avec ses dimensions dans n’importe quelle direction19. op. cit., pp. 19-21, 192, 203) ; il montre qu’à partir de Philopon, elle s’est ensuite diffusée chez les scolastiques aristotéliciens et surtout dans la scolastique tardive. Ces auteurs ne pouvaient cependant pas assimiler l’espace tridimensionnel au vide, comme le font au contraire les atomistes (sur Gassendi voir ibid., pp. 22-23). Thomas White = Thomas Anglus, De mundo dialogi libri tres… (Parisiis, apud Dieunysium Moreau 1642, p. 32), rappelle que Ioannes Grammaticus, c’est-à-dire Philopon, dimensiones reales subsistentes & non imaginarias introduxit. 18   An. p. 615, Dimensiones esse non Corporeas quidem, sed Spatialeis tamen, quæ redacta in nihilum massa illa elementorum, remanent intra illam regionem ambitu cæli contentam. 19   An. p. 615, Cæterum, si fingamus rursum totam cælorum machinam redigi à Deo pari modo in nihilum, tum concipimus pari modo fore eam regionem inanem, & cum hac inani, quæ sublunaris fuerit, cohærentem; ac in vtraque simul tantas fore dimensiones spatiales, quantæ

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C’est ainsi que Gassendi effectue la transition d’une h. a. m. « restreinte » (la version qui prévaut dans les textes médiévaux et de la scolastique tardive, qui la limitaient à un espace circonscrit et fermé, par exemple un vase, une chambre ou, tout au plus, à la région sublunaire) à une version plus moderne et « généralisée », qui englobe l’univers entier, exactement comme chez Hobbes20. Le texte de Gassendi cité ne fait pas allusion à l’unique homme qui, selon la fiction de Hobbes, aurait survécu à l’anéantissement (et nous verrons la signification importante que révèle cette particularité). Il faut en outre souligner le fait que dans la rédaction manuscrite précédente du De vita et doctrina Epicuri, cette version plus générale de l’h. a. m. manque, sa fonction étant remplie d’une certaine manière par le recours à la doctrine plus traditionnelle des espaces imaginaires qui se trouvent « en dehors du monde »21. corporeæ in toto Mundo per ipsas fuso exstiterint. Et quia, si Mundus maior, maiorque in infinitum præexstitisset, Deo deinceps pariter totum redigente in nihilum, intelligimus dimensiones spatiales ampliores semper, amplioresque in infinitum superfore; ideo concipimus hoc spatium fore quoquoversum cum suis dimensionibus prolatum in infinitum. Il faut souligner que dans le Syntagma, Gassendi mettra ce morceau (sur l’h. a. m. « générale ») dans la séquence qui fait immédiatement suite au passage relatif à l’h. a. m. « restreinte », rétablissant ainsi une continuité directe entre les deux versions de l’anéantissement, alors qu’elles étaient au contraire séparées par quelques pages dans les Animadversiones (voir O I p. 183a). 20   Notons que dans la rédaction du Syntagne, Gassendi fait preuve d’une plus grande audace que dans le texte des An., puisqu’il introduit, pour étayer l’existence des espaces imaginaires, l’hypothèse de la pluralité, voire de l’infinité des mondes. Il le fait d’abord d’après une citation de saint Augustin (Cité de Dieu, XI, v : « Qu’ils s’imaginent donc aussi hors du monde des espaces infinis de lieux ; et si quelqu’un juge impossible que le Tout-Puissant puisse demeurer là ») et dans la forme prudente de la prétérition : Quippe, vt non cum Sancto Doctore præoccupem dari extra Mundum spatia, in quibus Omnipotens possit innumerabiles alios mundos condere, quæro dumtaxat… (Synt. O I p. 189b). Il fait ensuite appel pour la seconde fois à l’argument de la toute-puissance de Dieu (de potentia Dei) : …hoc solum inde colligo, cum possit Deus alios Mundos extra istum condere, esse profecto extra hunc Mundum Inania spatia, in quibus illi creari, reponi, consistere possint (ibid., p. 190b). 21   Voir la rédaction manuscrite de BM Tours ms. 709 f. 202r-v : Itaque suppono imprimis esse extra mundum spatia illa, seu interualla, quæ imaginaria vulgo adpellantur. Quippe quamuis sint non nulli, qui negent, illi tamen solum negare videntur qui vocant spatia realia, seu veluti corporea, & quasi quodam aëre plena : alioquin certe non capio, quomodo illi ex se extorqueant, vt præter superficiem cœli extimi, nusquam concipiant umbratiles saltem quasdam dimensiones ; juxta quas, ut supra dicebam / posset quidpiam fieri huic mundo vel proprius, vel semotius. Illud certe, extra hunc mundum creari posse mundos alios, inter sese, & ab isto certa proportione distantes ; aut istum mundum finibus dilatatum fieri ampliorem, quod ipsi posse non diffitentur ; non video quî concipiant, non concessis spatiis in quibus & mundi recipiendi sint, & mensurandæ distantiæ, & incrementum diffundendum. Gassendi conclut ici son raisonnement

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On remarque en outre que dans les Animadversiones (comme aussi chez Hobbes) l’h. a. m. est complétée par un mouvement de recréation du monde, qui, cependant, a pour protagoniste Dieu et non pas l’imagination de l’homme (« Feignons en outre que Dieu recrée le monde, tel et aussi grand qu’il l’avait fait auparavant, et dans le même espace que celui où il se trouvait jadis… » Fingamus vero insuper Deum reproducere Mundum, & tantum, qualemque prius fecerit, & quo in spatio iam consistit…). Gassendi tire de cette « fiction » complexe, articulée en deux temps, trois conclusions au soutien de sa thèse : 1) il y a eu des « espaces immenses » avant que Dieu ne crée le monde et ils continueront à exister, même « si Dieu détruisait un jour le monde »22 ; 2) ces espaces sont « immobiles », et quand bien même se déplacerait la localisation du monde, ce dernier changerait de « lieu », mais l’espace ne « migrerait » pas avec lui pour autant ; 3) les « dimensions spatiales » (à la différence des « dimensions corporelles ») sont à la fois « immobiles » et « incorporelles », et donc pénétrables aux corps qui les occupent successivement23. Cette « incorporéité » – explique Gassendi aussitôt après – est radicalement différente de celle qu’il faut attribuer à Dieu, à l’intelligence et à l’esprit humain, qui sont des natures « positives », dotées de leurs propres facultés et de leurs propres actions, alors que, dans le cas de l’espace et de ses dimensions, nous sommes en présence d’une pure « négation du corps », qui se manifeste par le fait que l’espace ne peut ni « agir » ni « subir », se contenant d’exprimer sa « non-répugnance » à être traversé ou occupé24. L’importance de ces considérations est liée, aux yeux de Gassendi, à l’exigence de surmonter une objection théologique (scrupulus), qui pourrait être résumée de la façon suivante : un espace ou interuallum comme celui qui a été décrit supra se révélerait en toute chose indépendant de Dieu, puisqu’il n’aurait pas été créé par lui (& improductum & independens a Deo), ce qui aurait pour conséquence explicite que Dieu ne serait plus le « créateur de façon bien plus explicite et résolue que dans le texte des Animadversiones. Cf. f. 202v : Utcumque faciant, nobis saltem conceptu facile videtur diffusum esse undequaque infinitum spatium, quod ut incorporeum, sic immobile, inalterabileque sit ; adeo ut sive aliquid sive nihil in ipso fuerit, constantissime tamen idem, immotumque perseueret. 22   An. p. 615 : Spatia immensa fuisse, antequam Deus conderet Mundum ; eadem esse superfutura, si Mundum forte destruxerit, et Dieu a choisi de propos délibéré le lieu dans lequel il créerait l’univers relictis circumquaque residuis, Imaginariis vulgo vocatis. 23   An. p. 615. 24   An. p. 616.

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de tout » (author omnium rerum). Pour répondre à ces remarques, Gassendi insiste sur le caractère « non positif », « ni substance ni accident » de l’espace qui, de ce point de vue, se retrouve « plus tolérable » que les « essences éternelles, non créées et indépendantes de Dieu », que pourtant les « Docteurs admettent couramment »25. L’auteur des Animadversiones profite de cette occasion pour éclaircir un autre aspect de la question qui nous semble particulièrement significatif dans la perspective d’une comparaison avec Hobbes : d’un côté, il rassure les critiques en soutenant qu’avec ces termes d’espace et de « dimensions spatiales » il ne désigne rien d’autre que « ce qui est communément appelé espaces imaginaires et dont la plupart des Docteurs sacrés admettent qu’ils existent au-delà du monde » ; d’autre part, il explique que de tels espaces ne doivent pas être appelés « imaginaires » dans la mesure où ils « dépendent uniquement de l’imagination à la manière des chimères », mais « à cause du fait que nous imaginons leurs dimensions sur le modèle des dimensions corporelles, qui sont perçues par les sens »26. Comme on le voit, cette partie des Animadversiones révèle la présence d’une oscillation dans la doctrine de Gassendi, qui sera en réalité lourde de conséquences – nous les examinerons plus loin –, notamment dans le rapport avec Hobbes : soucieux de placer l’espace en dehors des catégories aristotéliciennes en l’arrachant au dilemme substance ou accident, le philosophe français en affirme en quelque sorte la réalité (l’espace est « quelque chose de réel »), mais quand par la suite il doit en tirer les conséquences (théologiquement périlleuses) de cette « indépendance », il préfère au contraire en souligner l’inconsistance ontologique (positiuum nihil), en l’affectant dans les territoires de l’imaginatio (nous soulignons : non pas de la « chimère », car la psycho25  O. Bloch, La Philosophie de Gassendi, op. cit., pp. 314-316 a souligné le caractère apparemment plus « théologique » que « scientifique » des considérations de Gassendi sur l’espace et le temps, qui sont mises cependant au service de la nouvelle ontologie galiléenne et de la nouvelle physique. Cette impression se renforce par la suite dans le Syntagma philosophicum (O I p. 189b-190b) où Gassendi ajoute deux citations importantes de saint Augustin pour défendre les espaces imaginaires contre les objections et les critiques. 26   An. p. 616 : Neque enim illa Imaginaria dici concedunt, quod mere ab imaginatione, chimæræ instar, pendeant, sed quod illorum dimensiones instar corporearum, quæ in sensum cadunt, dimensionum, imaginemur. Non vertunt autem incommodo, dici ea spatia improducta, independentiaque a Deo ; quoniam positiuum nihil sunt, hoc est, neque substantia, neque accidens ; qua vtraque voce comprehenditur quicquid rerum est a Deo productum. Cette théorie du nihil posituum contredit formellement ce que Gassendi avait exposé à propos de aliquid reale, voir supra.

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logie gassendienne accorde à l’imagination un statut bien précis et la réfère donc à la réalité empirique, faisant d’elle une projection « active » à partir des données sensibles). Il faut noter que, dans la rédaction manuscrite du De vita et doctrina Epicuri, Gassendi avait avancé une position différente, bien plus marquée en faveur de la « réalité » de l’espace. À la question, explicitement posée, de savoir « si l’intervalle est ou non réel ? » (sit ne interuallum reale, an non), il avait répondu par une distinction : il n’est pas réel dans le sens de la substance et de l’accident, mais il est réel sous un autre angle, dans les sens, c’est-à-dire qu’il est doté d’une existence « indépendante de l’intellect ». Comme on le voit, dans cette rédaction des années 1636-1637, la connotation de « réalité » attribuée à l’espace est beaucoup plus forte, par comparaison avec la référence à la dimension imaginative bien plus faible qui fera son apparition dans les Animadversiones plus tardives27. Enfin, dans la version du Syntagma philosophicum, Gassendi explicitera les effets de « réalité » qu’il faut à ses yeux déduire de la situation extra-catégorielle de l’espace et du temps et affirmera que sa consistance réside dans son indépendance par rapport à l’intellect, proposant ainsi, à la fin de sa vie, une formulation plus proche de sa formulation primitive, de 1636, que de sa position intermédiaire, de 164928. 27   Au terme de la Digressio de loco (An. p. 622), Gassendi affirme la priorité ab ævo du locus sur tout locatum quel qu’il soit. Le texte de BM Tours ms. 709, f. 206v est encore plus explicite et se réfère directement à l’æternitas, plus qu’à l’ævum : spatium siue interuallum non modo est locato prius, sed ab æterno etiam est. Mais ensuite le texte du De vita et doctrina Epicuri continue de la façon suivante : Postremo requiri hic potest, sit ne interuallum reale, an-non ? Dicendum vero paucis est, si per Reale intelligatur, id quod vulgò substantiam, accidensque nominant, reale nihil interuallum esse : sin autem quod independenter ab intellectu existit, tum dici posse quid reale, quod nimirum sit quædam res, juxta illud Lucretii : … natura duabus / Consistit rebus, quæ corpora sunt, & Inane. At, inquis, mens nostra nihil capit, quod non vel substantia, vel accidens sit ; sed nego, quoniam capit duo, quæ vt generalissima, ita exclusissima sunt a vulgaribus categoriis. Unum est locus, in quo substantiæ et accidentia constituuntur ; alterum Tempus, quo tam substantiæ, quam accidentia perdurant. Gassendi envisage ensuite le problème de l’indépendance de l’espace et du temps par rapport à Dieu et le résout en le comparant avec la doctrine bien moins « supportable » des essences éternelles, comme il le fera par la suite dans les An. p. 616. Sur ce passage du manuscrit, voir O. Bloch, op. cit., p. 186 n. 65 qui le rapporte très largement. 28   Voir sur ce point Synt. (O I p. 182a) : Ex hoc vero fit vt Locus, & Tempus haberi res veræ, Entiave realia debeant ; quod licet tale quidpiam non sint, quod vulgo habetur aut Substantia, aut Accidens ; reuera sint tamen, neque ab Intellectu, vt Chimæræ dependeant, cum seu cogitet Intellectus, seu non cogitet, & Locus permaneat, & Tempus procurrat. Nous ne trouvons pas

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Koyré, Gregory et Bloch ont souligné les relations étroites entre l’ontologie de Gassendi, une philosophie de la science liée à la mécanique galiléenne et le parallélisme rigoureux entre l’espace et le temps qui lui permet de formuler correctement la loi de la chute des graves dans ses opuscules (De motu et De proportione). C’est encore dans les problèmes mis en lumière par l’élaboration de la dynamique de Galilée qu’il faut chercher « la source principale de leur exclusion [de l’espace et du temps] hors des cadres de l’ontologie traditionnelle, de leur promotion au statut de réalités ni substantielles ni accidentelles, mais de milieux infinis et continus de la localisation, de la succession et du mouvement»29. À la lumière de l’analyse des textes publiés et inédits que nous avons proposés, il est possible d’ajouter que, sur ce point au moins, l’apport de l’atomisme épicurien ne paraît pas aussi décisif, mais se révèle plutôt – dans la perspective de Gassendi – un point doctrinal parmi d’autres en grand nombre qui convergent pour constituer la conception de l’espace nouvelle et moderne. 2. Un parcours parallèle : l’hypothèse de la ficta universi sublatio chez Hobbes Avant d’établir quelles ont été de fait ou quelles auraient pu être les relations intellectuelles entre Gassendi et Hobbes au sujet de l’hypothèse de l’annihilatio mundi, il faut d’abord reconstruire le trajet complexe qui conduisit le philosophe anglais à formuler pour sa part une conjecture similaire sur la ficta universi sublatio.

de formulation à ce point « réaliste » dans les pages parallèles des An. (pp. 613-614). Voir l’analyse de O. Bloch (op. cit., p. 188) : « On y [dans l’ancienne version de 1636-1637] voit venir à maturité la plupart des idées maîtresses que nous retrouverons dans le Syntagma : incapacité des catégories de substance et d’accident à épuiser le champ de l’être, parallélisme de l’espace et du temps, position de l’un et de l’autre comme entités formelles, incréées, infinies et continues, préalables à tout contenu auquel elles servent de cadre, toutes idées qui n’étaient apparemment pas acquises antérieurement ». Nous ne sommes que partiellement d’accord avec cette lecture, car notre reconstitution met en évidence que Gassendi adopte des points de vue différents entre les Animadversiones d’un côté, le manuscrit BM Tours 709 et le Syntagma de l’autre. 29  O. Bloch, op. cit., p. 194. Voir aussi A. Koyré, Études galiléennes, Paris, 1939, pp. 294307 (en particulier p. 294 : « Gassendi a profondément compris Galilée ») ; T. Gregory, op. cit., p. 181 sqq.

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En premier lieu, il convient de rappeler quelques faits, qui formeront la base de notre recherche. L’h. a. m.30 fait son apparition dans les manuscrits qui accompagneront la longue et fatigante élaboration du De corpore : le Ms. 5297 de la Bibliothèque nationale du Pays de Galles qui contient une rédaction (en anglais, avec de très nombreuses insertions en latin) de quelques chapitres de la philosophia prima du De corpore (les chapitres VII, VIII, XI et XII) ; les notes prises par Charles Cavendish sur la Logica et la Philosophia prima (British Museum, Ms. Harleian 6083). Le premier de ces deux textes, qui a pour titre De principiis cognitionis. De principiis actionis, fut publié pour la première fois par Mario Manlio Rossi. Le paragraphe que ce texte consacré à l’h. a. m. (« Si nous nous représentons le monde réduit à néant à l’exception d’un homme… ») constitue une traduction anglaise fidèle (moyennant quelques aménagements) du De corpore VII, 1. En résumé, Hobbes observe que, si le monde entier venait à être anéanti, à l’exception d’un seul homme, celui-ci, grâce à l’élaboration des images que lui fournit la mémoire des expériences passées, serait toutefois en mesure de raisonner (c’est-à-dire de « donner des noms », de « soustraire et d’additionner », de « diviser et multiplier », de « considérer » de « compter ») ni plus ni moins que quand il le faisait couramment, alors qu’il manipulait des données fournies par un monde réllement présent. Certains arguments semblent devoir nous conduire à donner à ces écrits une datation postérieure (dont la rédaction serait plus proche de 1646, et non pas aux alentours de 1640 selon l’hypothèse de Pacchi), en particulier le fait que, dans les Elements of Law (rédigés entre 1639 et 1640), l’h. a. m. est bien présente (« si un homme pouvait rester en vie, alors que tout le reste du

30   La reconstruction la plus analytique et la mieux documentée reste celle de A. Pacchi, Convenzione e ipotesi nella formazione della filosofia naturale di Thomas Hobbes (Florence, La Nouvelle Italia 1965), mais à présent on verra aussi à présent notre propre étude : G. Paganini, Hobbes, Gassendi und die Hypothese der Weltvernichtung, op. cit. La littérature sur la notion d’espace dont l’h. a. m. découle presque directement est plus riche. Sont importants dans ce contexte, outre F. Brandt, Thomas Hobbes’ Mechanical Conception of Nature (CopenhagueLondres, Levin & Munksgaard-Hachette, 1928) ; Y. C. Zarka, « Espace et représentation dans le De corpore de Hobbes », Recherches sur le XVIIe siècle, VII, 1984, pp. 159-180 ; K. Schuhmann, « Le vocabulaire de l’espace », in Hobbes et son vocabulaire, sous la dir. de Y. C. Zarka (Vrin, Paris 1992), pp. 61-82 ; A. Minerbi Belgrado, Linguaggio e mondo in Hobbes (Rome, Editori Riuniti 1993), pp. 34-49 ; C. Leijenhorst, The Mechanisation of Aristotelianism. The Late Aristotelian Setting of Thomas Hobbes’ Natural Philosophy (Leiden-BostonCologne, Brill 2002), pp. 101-128.

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monde est annihilé… »), mais sans tous les importants développements qui l’accompagnent dans le De principiis ou dans les notes de Cavendish31. Absente du De cive, l’h. a. m. réapparaît dans la critique du De Mundo de Thomas White et dans un contexte qui la rapproche du De principiis et du De corpore, puisque dans la polémique qui l’oppose à “Thomas Albus” Hobbes déduit de l’hypothèse des développements qui le conduisent à la reconstruction rationnelle des notions d’espace et de corps, de mouvement et de temps. L’approche « phantasmatique » du De corpore y est clairement anticipée, ce qui prouve bien que la critique du De mundo (à laquelle il sera fait référence dans la suite de cet article comme à DM) serve pour ainsi dire de transition vers ce texte. En outre, grâce à quelques considérations sur le rôle des images optiques, le DM souligne la distinction entre « image » et « objet ». De telles considérations nous invitent à retenir que le spatium apparens de l’objet « n’est pas inhérent à l’objet lui-même, mais est simplement imaginaire » (non inhæret in ipso obiecto, sed est mere imaginarium)32. Cette dimension de l’imaginarium, qui provient de la réalité de l’imago mais se développe clairement dans la direction du phantasma, constitue le préliminaire immédiat du thème de l’annihilatio, du moins à travers un passage intermédiaire, représenté ici par une considération explicitement psychologique : alors que les objets se déplacent (transeunt) en transportant avec eux « leurs dimensions », restent cependant dans l’esprit « leurs images, c’est-à-dire les figures, ou les espaces dans lesquels ils sont apparus » (ipsorum imagines, hoc est figuræ, sive spatia quibus apparuerunt). Cette expérience qui permet de faire la distinction entre d’une part la dimension réelle et, de l’autre, les images ou figures, se prête bien à être par la suite généralisée et approfondie, au point qu’elle permettra de conjecturer un anéantissement total du monde, à l’exception d’un seul homme dans l’esprit duquel survivra, quelle qu’en soit 31   Pour le fondement sceptique de ces thèmes, qu’il nous soit permis de renvoyer à nos analyses : G. Paganini, « Hobbes among ancient and modern sceptics : phenomena and bodies », in The Return of Scepticism. From Hobbes and Descartes to Bayle, éd. G. Paganini, International Archives of the History of Ideas, 184 (Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer, 2003), pp. 3-35 ; id., « Hobbes and the “Continental” Tradition of Scepticism », in AA. VV., Skepticism in Renaissance and Post-Renaissance Thought. New Interpretations, éd. J. R. Maia Neto et Richard H. Popkin (Amherst, Humanity Books, 2004), pp. 65-105. 32   Th. Hobbes, Critique du De Mundo de Thomas White, édition critique d’un texte inédit par Jean Jaquot et Harold Whitmore Jones, Paris, Vrin, 1973 (cité par la suite comme DM), p. 116.

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la manière, la représentation (de part en part mentale) d’un espace imaginaire qui s’étendra dans toutes les directions, même en l’absence de corps réels : Or de même qu’il est possible de se rappeler le visage d’un homme mort depuis quelque temps, de même si l’ensemble du monde était anéanti, à l’exception d’un seul homme, rien n’empêcherait cet homme d’avoir une image de ce monde qu’il aura vu une fois, c’est-à-dire de se représenter l’espace étendu de part et d’autre de lui aussi loin qu’il le voudra. Donc l’espace imaginaire n’est rien d’autre qu’une image, ou un phantasme du corps33.

Cet espace « imaginaire », ou « phantasme du corps », remarque Hobbes, ne dépendra pas de « l’existence du corps, mais de l’existence de la faculté imaginative » (ab existentia corporis sed ab existentia imaginativæ facultatis) : l’« espace imaginaire » se présente donc comme un contenant neutre, passif, pénétrable, immobile, qui pourra être rempli de matériaux divers (air, eaux, « un autre corps ou personne ») et qui, à la limite, survivra encore après la destruction du monde (eodem modo deficiente mundo, modo non una deficiat, existet tamen immotum spatium). Le passage suivant du raisonnement de Hobbes vise à reconstruire « l’espace réel », à partir de cet « espace imaginaire » à quoi a été réduit le monde après ce prétendu anéantissement. Dans la mesure où toute imagination naît de l’action d’un agent, dont « nous supposons qu’il existe ou qu’il a existé en dehors de l’esprit de celui qui l’a imaginé », et dans la mesure où nous avons l’habitude d’appeler ce suppositum corps ou bien matière (corpus sive materiam), il s’ensuit, par une sorte de renversement de la perspective phénoméniste, qu’« il y aurait des corps y compris dans l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait aucune imagination » (sequitur extitura esse corpora, etiam si nulla omnino esset imaginatio)34. Il en découle que cet espace, que Hobbes appelle « réel ou inhérent au corps, comme l’accident l’est à la substance », existerait quand bien même il n’y aurait personne pour l’imaginer. Il faut donc identifier l’« espace réel » (à la différence de l’« espace imaginaire ») avec la « corporéité » même, ou avec « l’essence du   Sicuti autem meminisse datur figuræ hominis dudum mortui, ita etiam si totus mundus, excepto uno homine, annihilaretur, nihil impedit quin ille homo haberet mundi semel visi imaginem, hoc est cogitaret spatium undequaque à se eousque extensum quousque voluerit. Spatium igitur imaginarium nihil aliud est quam imago, sive phantasma corporis (DM, p. 116). 34   Sur le concept d’imagination et sur son rôle dans la philosophie du XVII e siècle, on se reportera utilement aux recherches de J.-R. Armogathe, « L’imagination de Mersenne à Pascal », in Phantasia-Imaginatio, V° Colloque international de LIE, éd. M. Fattori et M. Bianchi (Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1988), pp. 259-272. 33

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corps simpliciter » ; le corps est à l’espace imaginaire ce que la res est à la rei cognitio. Par conséquent, l’« espace imaginaire » ne sera que l’« imagination du corps » (imaginatio corporis), c’est-à-dire « la connaissance de notre corps en tant qu’il existe » (nostra corporis existentis cognitio)35. Si nous avons suivi jusqu’à présent le traitement que Hobbes réserve à l’h. a. m. dans le DM et qui remonte aux années 1642-43, c’est à la fois parce que cet ouvrage précède le De corpore, plus connu, et parce qu’il présente quelques variantes originales (pour autant rarement prises en compte par les historiens) par rapport à la version de la maturité. Une comparaison rapide permet en fait de mettre en évidence quelques caractéristiques de cette version primitive. Avant tout, le De corpore substitue à l’hendiadys imago… sive phantasma un autre hendiadys, idea sive phantasma36 : cette variante ne modifie pas substantiellement l’approche conceptuelle de Hobbes, mais souligne encore plus clairement la distance désormais établie entre la chose et sa représentation, faisant disparaître tout rapport de copie encore présent dans le terme « image ». En second lieu, le De Corpore (désigné par la suite comme DC) reprend au De principiis la double définition des représentations (qui sont toujours « seulement des idées et des phantasmes »), en tant que d’un côté accidents internes au sujet, et de l’autre apparences extérieures de réalités indépendantes par rapport à l’esprit37, alors que cette double perspective n’est pas soulignée dans le DM. Une troisième différence importante concerne l’élimination définitive (dans le De Corpore) de toutes références à l’existence ou à la possibilité du vacuum qui apparaissaient encore dans le DM. Se concentrant sur les rapports entre l’« espace réel » et l’« espace imaginaire », Hobbes constate dans le DM que quand l’« espace réel de quelque corps que ce soit » coïncide avec « une quelconque partie de l’espace imaginaire », nous appelons ce dernier « le lieu de ce corps » ; quand au contraire cette coïncidence n’est pas constatée, « alors nous appelons vide cet espace imaginaire » (tum vocamus spatium illud imaginarium vacuum)38. Plus concrètement, s’inter  DM, p. 117. Voir Th. Anglus, De mundo dialogi libri tres…, op. cit., dial. I, pp. 26-29.   Voir sur ce point De Corpore (cité par la suite comme DC) VII, 3, p. 77, l. 6 et VII, 1, p. 75 l. 19-21 (pour le texte du De corpore, nous utilisons la récente édition critique de K. Schuhmann, Paris, Vrin 1999). 37   Voir DC VII, 1, p. 75 ll. 21-23. 38   DM p. 118. On note que, dans le De mundo de White, « Ereunius » s’oppose fièrement à l’existence du vacuum entendu comme locus sine corpore (White, op. cit., p. 30). Une allusion également à la proposition de la définition de la distance : « Distantia autem inter duo 35

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rogeant sur la « question de la possibilité du vide » (quæstio de possibilitate vacui), Hobbes adopte dans sa critique de White une attitude plus ouverte et moins définitive que celle qu’il défendra dans le De Corpore Par exemple, dans son texte de 1642-43, Hobbes rejette l’argument traditionnel (repris aussi par White) selon lequel, s’il y avait du vide entre deux murs, alors les deux murs devraient se rejoindre, parce que le vide, qui n’est rien, ne pourrait les tenir à distance39 ; quant aux propriétés de la densité et de la rareté, Hobbes déclare incomprensible (non intelligibile) l’explication traditionnelle (aristocorpora, vel etiam inter duo spatia vacua, est spatium quod inter ea interiacet brevissimum ». Schuhmann, « Le vocabulaire… », art. cit., p. 65, exclut l’hypothèse que cette distance puisse avoir quelque rapport avec le vide physique (dont Hobbes a affirmé l’existence en 1648, avant de la nier : cfr F. Brandt, op. cit., pp. 201-207, 253-254, 309-310, 365-367 ; A. Pacchi, Convenzione… op. cit., pp. 238-240 ; Id., « Hobbes e l’epicureismo », Rivista critica di storia della filosofia, XXXIII, 1975, pp. 54-71, en particulier pp. 62-65 ; S. Shapin-S. Schaffer, Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle and the Experimental Life (Princeton, Princeton University Press, 1985), pp. 80-91, 118-123 ; J. Bernhardt, Hobbes (Que sais-je, Paris, PUF, 1989), pp. 114-116 ; Id., « La question du vide chez Hobbes », Revue d’histoire des sciences, XLVI, 1993, pp. 225-232 ; K. Schuhmann, Einleitung, in Th. Hobbes, Elemente der Philosophie. Erste Abteilung. Der Körper (Hamburg, F. Meiner, 1997), pp. xxii-xxxvi ; C. Leijenhorst, « The mechanisation… », op. cit., pp. 123-128). Mais les exempla ficta successifs auxquels Hobbes a recours mettent en évidence sinon l’existence, du moins la possibilité d’un vide physique à l’intérieur du monde. Ainsi en recourant à l’h. a. m., Hobbes retient que, si Dieu anéantissait un parallélépipède B, placé entre A et C, il continuerait à exister entre les deux une distance réelle. Affirmat autem is, A et C distare, propterea quod B medium est ens. Quasi si Deus annihilaret B, oporteret statim A et C se mutuo contingere, idque sine motu et tempore, quo unum et alterum accedere possit. Nam si motu opus est ut ad contactum perveniant, recte eo tempore quo moventur, etiam nullo existente medio inter se distabunt (DM pp. 120-121). Cette hypothèse est étroitement liée à celle qui est discutée dans la note suivante, et toutes les deux soutiennent au moins la possibilité du vide dans la nature. 39   DM p. 121. Il s’agit d’un argument classique, discuté par les penseurs médiévaux et repris par Descartes (dans les Principia) et cela pour défendre sa physique pléniste et nier le vide. White le reprend également (op. cit., p. 30) et Hobbes le résume de la façon suivante : Si detur vacuum, datur locus sine corpore, hoc est corpus concavum, sine aliquo, quod cavitatem implet. Latera ergo huius concavi, propterea quod nullum est, ens medium, coniuncta erunt, coniunctis autem lateribus vacuun excluditur ; dato ergo vacuo, vacuum excluditur. Hobbes répond de façon sèche et, niant la prémisse mineure, il nie également la conclusion de ce qu’il considère comme un sophisme : Sed quia falsum est coniungi latera, inter quæ nullum actu ens interponitur, cum tamen interponi potest, tota hæc argumentatio collabitur (DM p. 121). Il reprend le thème p. 434 où il s’appuie explicitement sur le motif de de la toute-puissance divine pour affirmer qu’il est possible que « du vide soit enfermé à l’intérieur même des corps » (vacuum intra corpus includi), à l’inverse de ce que pense White.

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télicienne) adoptée par les anti-vacuistes qui font coïncider la même quantité de matière (corpus) avec une extension plus ou moins grande du locus40. Il lui semble que l’on peut expliquer la compression et la dilatation de l’air dans l’expérience du thermoscopium sans recourir à l’existence du vide, et pourtant il n’hésite pas à explorer la possibilité d’une description du phénomène qui se base essentiellement sur l’« interpositio spatiorum vacuorum » (c’est-à-dire sur ce que Gassendi appelle le « vide disséminé » vacuum interspersum, pour le distinguer du « vide concentré » vacuum coacervatum). Ce genre d’explication apparaît encore plausible dans le DM, à condition pourtant qu’on lui adjoigne une hypothèse connexe, nécessaire pour rendre compte de ce phénomène particulier qui se manifeste avec la remontée de l’eau du bassin placé au-dessous vers le col du thermoscope, quand l’air placé au-dessus se rafraîchit et, se condensant, libère la partie inférieure du bulbe en verre. Quoique « dure » (durum) à accepter, cette hypothèse se fonde sur l’idée que la quantité de vide dans le monde serait fixe et déterminée, « sans pouvoir être supérieure, à moins que les extrémités du monde soient repoussées, et sans pouvoir être inférieure, à moins qu’elles ne se rétractent » adeo ut maior esse non possit, nisi mundi fines promoveantur, neque minor nisi contrahantur). Pour autant, quand l’air se réchauffe en se dilatant, il est nécessaire que le vide restant « dans le reste du monde » (in reliquo mundi) diminue et que les corps extérieurs soient comprimés, alors que le contraire se produit quand l’air se rafraîchit, suscitant ainsi la remontée de l’eau placée en dessous (par dilatation et par pression)41. Il est intéressant de noter que Hobbes appuie 40   DM p. 122 : Hi igitur rarius vocant, id quod quantitate eadem maiore loco, densius quod minore continetur. Sed quomodo fieri possit cum locus locato æqualis sit ut idem locus modo plus, modo minus materiæ contineat non est intelligibile. 41   DM pp. 122-123 (sur l’expérience du thermoscopium). Il faut dire ici que Hobbes ne se satisfait pourtant pas de l’hypothèse vacuiste généralement soutenue par les adversaires de la théorie aristotélicienne du dense et du rare : Alii vero admisso vacuo, ita æstimant unitatem corporum ex interpositione spatiorum vacuorum, sicut vulgus ex interpositione aëris invisibilis æstimat raritatem corporum visibilium, at neque sic rationem possunt reddere eorum omnium phænomenorum propter quæ corpora modo contrahi, modo dilatari iudicamus (p. 122). La dernière hypothèse qu’il formule se présente donc comme une tentative pour améliorer la théorie vacuiste, en proposant une sorte d’expérimentalisme des théories, ce qui est assez cohérent avec son principe du pluralisme des explications en physique, sans que cela signifie pour autant qu’il fasse siennes les conclusions de l’un ou de l’autre en particulier (en l’occurrence la théorie du vide) d’une manière assertorique. Dans ses traités optiques de 1644-1646, Hobbes a utilisé le vide disséminé pour expliquer la « dilatation » du soleil, dans le cadre de sa polémique contre le plénisme cartésien, sans que cela soit lié à une interprétation intégralement

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toute son explication hypothétique fort complexe sur un mécanisme de mouvement d’impulsion en cercle des particules à l’intérieur du système pris dans son ensemble, par le biais duquel tout mouvement de matière fait naître une série d’actions et de réactions qui se compensent. Ce schéma mécanique, qui, dans le DM, repose sur l’existence du vide, se voit appliqué (dans le De corpore) à la réalité d’un univers plein, qui n’admet pas le vacuum interspersum, dans la mesure où tout espace libre de corps « solides » est occupé par un fluide subtil, l’éther. C’est ainsi que, dans la critique de Thomas White, l’attitude de Hobbes est moins définie que dans les ouvrages successifs et laisse ouverte la possibilité de l’hypothèse vacuiste, bien qu’il lui semble très problématique de poser des conclusions définitives ; de fait, dans le DM, le philosophe renonce à adopter une position univoque, préférant « ignorer plutôt que de se tromper » et déclarant qu’il s’agit d’une matière qui concerne les « tréfonds de la physique »42. Mais la plus grande différence entre le DM et le De corpore porte sur la théorie du corps : dans le texte le plus tardif, le corps prend d’emblée la place de l’espace réel. Bien que Hobbes se soit inquiété, y compris dans le DM, de conceptualiser le passage des phantasmata (qui ont survécu après l’anéantissement) à l’« agent » qui les a suscités et dont « nous supposons qu’il existe ou qu’il a existé en dehors de l’esprit de celui qui l’a imaginé », l’ouvrage le plus tardif présente cependant une « déduction » du corps sensiblement différente et la fait reposer sur un mouvement complémentaire à celui de l’anéantissement, plutôt que sur son renversement que nous avons vu à l’œuvre dans le DM : la « re-création » ou le « re-positionnement » de quoi que ce soit dans l’« espace imaginaire », après le « prétendu anéantissement », présente une réalité qui non seulement coïncide avec cet espace, mais qui a de surcroît le caractère de ce qui « subsiste par soi » (subsistens per se) (dans la mesure où elle ne dépend pas de notre imagination) et de ce qui « existe » (existens), dans la mesure où elle « subsiste en dehors de nous » (extra nos subsistit) ; enfin, le corps se présente comme « substrat et sujet » (suppositum et subjectum), dans la mesure où il est littéralement « placé sous

vacuiste de la pneumatique expérimentale : en fait, il continue à nier l’existence du vacuum coacervatum. 42   DM p. 123 : De ratione rari et densi ipse nihil statuo, malo enim ignorare quam errare. Si quis autem eam lucide demonstarit, is profecto ipsa physices penetralia, puto, patefaciet.

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l’espace imaginaire », au point qu’il ne peut être perçu par les sens, mais seulement par la raison43. Bien que cette formulation ne soit pas radicalement différente de celle qui est contenue dans le DM, elle a toutefois l’intérêt d’insister plus clairement sur l’aspect d’extériorité du corps et sur la fonction supposée de la raison dans la « re-création » du monde. En outre, son opposition à l’identification (cartésienne) de l’espace et de l’extension matérielle oblige Hobbes à une plus grande précision terminologique et à éviter l’ambiguïté implicite du fait que les expressions d’« espace réel » et d’« espace imaginaire » ont eu (dans le DM) un terme en commun, à savoir l’« espace », ce dont auraient pu résulter des confusions comme celle qui fut reprochée à Descartes, qui avait soutenu la thèse d’un « espace en général » (spatium in genere), alors que – selon l’objection de Hobbes – il n’y a de « génériques ou d’universels » que les « noms »44. Dans le De Corpore, l’espace est, plus que clairement, « toujours l’espace imaginaire »45; dans la mesure où « lieu » d’une certaine « grandeur », l’espace est le « phantasme » de cette grandeur, cette dernière étant un « accident particulier ». Dans un jeu efficace d’oppositions explicites, Hobbes souligne la diversité des registres ontologiques de ce que le DM avait considéré comme deux formes de l’espace et qui se présente au contraire dans le De corpore comme le locus (« lieu »), d’une part, et de l’autre la magnitudo (« grandeur ») : « le lieu n’est rien en dehors de l’esprit, la grandeur n’est rien à l’intérieur » (locus nihil est extra animum, magnitudo nihil intra). Le locus est une « extension fictive » (extensio ficta), la magnitudo est une « extension réelle » (extensio vera)46. Entrant ouvertement en polémique avec la défini43   DC VIII, 1, pp. 82-83. Il en découle la définition donnée p. 83 : Corpus est, quicquid non dependens a nostra cogitatione cum spatii parte aliqua coincidit vel coextenditur. 44   Hobbes se réfère de façon polémique à Descartes, Principia philosophiæ, II, 10 (DC VIII, 5, p. 85). Quand il exclut le vide, Hobbes le fait sur la base d’arguments empiriques, et non pas en fonction de preuves a priori, à la différence de Descartes. 45   DC VIII, 5, p. 85 : Spatium autem (qua voce semper intelligo imaginarium), quod cum corporis cujuscunque magnitudine coincidit, illius corporis vocatur Locus. 46   Ibid. On remarque ici que la polémique contre les thèses cartésiennes (… neque enim esse aliud spatium volunt, quam extensionem corpoream, ipsasve corporis dimensiones) et en faveur de la distinction entre spatium et corpus se manifeste aussi dans la rédaction du Syntagma philosophicum de Gassendi (qui sera nommé par la suite Synt. ; je le cite dans l’édition des Opera omnia in sex tomos divisa…, Lugduni, sumptibus Laurentii Anisson & Ioan. Bapt. Devenet 1658 – réimpression anastatique avec une introduction de Tullio Gregory, Stuttgart, Frommann-Holzboog 1994 – ci-dessous O : I, p. 189b).

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tion aristotélicienne du lieu (comme surface bidimensionnelle du corps qui l’entoure) et avec la définition cartésienne (qui suppose l’identité entre l’espace et l’extension), Hobbes explique que la nature du lieu consiste en un espace solide, c’est-à-dire tridimensionnel (tout le corps placé dans un lieu s’étend à la totalité du lieu)47 et que le « corps placé dans un lieu n’est pas l’extension, mais le corps étendu »48. Il précise par là la nature de l’espace (ainsi donc toujours imaginaire) comme pur contenant idéal (phantasmatique), immobile, homogène, pénétrable, par opposition à la nature réelle du corps, qui a les attributs opposés. On comprend ainsi pourquoi, dans le De corpore, Hobbes soucieux de prendre ses distances préfère abandonner l’expression d’« espace réel », dont il s’était pourtant servi dans le DM, et en attribuer l’utilisation plutôt à d’autres penseurs sans préciser davantage de qui il s’agit (aliqui)49. Un autre aspect important, qui est typique du DM et permet de le distinguer du DC, concerne la connotation théologique particulière qui accompagne la notion d’anéantissement sinon dès sa toute première occurrence dans le texte50, du moins dans toutes ses autres apparitions, à partir de la seconde (« Comme si Dieu anéantissait B… », Quasi si Deus annihilaret B…)51. Hob47

  DC VIII, 5, pp. 85-86.   DC VIII, 5, p. 85 : Corpus locatum non est extensio, sed extensum. 49   Voir DC VIII, 4, p. 84 : Extensio corporis idem est quod magnitudo ejus sive id quod aliqui vocant spatium reale ; magnitudo autem illa non dependet a cogitatione nostra sicut spatium imaginarium. Hoc enim illius effectus est, magnitudo causa ; hoc animi, illa corporis extra animum existentis accidens est. Ailleurs (VIII, 5, p. 85, l. 25), Hobbes attribue l’expression spatium reale a un Alius qui est en réalité Thomas White. Schuhmann, dans son édition du DC, p. 84, n. 2, affirme que les « quelques auteurs » que Hobbes indique sont « principalement les scolastiques espagnols », et donne en particulier Suarez comme la source de l’expression « espace réel » ; voir aussi K. Schuhmann, « Le vocabulaire de l’espace », art. cit., p. 71 – suivi en cela par C. Leijenhorst, « The mechanisation… », op. cit., pp. 119-123) qui ajoute Toletus et Aversa comme sources possibles de l’opposition entre espace réel / espace imaginaire ; mais A. Minerbi Belgrado, op. cit, pp. 34-37 avait déjà indiqué Suarez comme la source de la distinction. Nous avons un avis différent : il nous semble qu’on voit se reproduire ici la situation qui concernait déjà les Elements, où Hobbes demolissait la doctrine des Species sans remarquer qu’il l’avait cependant adoptée dans le Short Tract (l’opuscule anonyme que Schuhmann lui attribue avec de bons arguments et en dépit de cette apparente contradiction). Une compréhension historique adéquate de tout cela est obscurcie par le fait que les principaux interprètes (Belgrado, Schuhmann, Leijenhorst) n’ont pas relevé le fait que, dans le passage de DM à DC, Hobbes abandonne l’expression spatium reale, qu’il juge susceptible de mettre sur de fausses voies et trop générique. 50   DM p. 117. 51   DM p. 121. 48

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bes prend pour principe général que le pouvoir d’anéantir est surnaturel et qu’il appartient donc seulement à Dieu : « Anéantir est l’ouvrage surnaturel de Dieu » (Annihilare autem opus Dei est supernaturale)52. Inscrivant sa réflexion dans la perspective de la philosophie naturelle, il montrera dans le De corpore que, alors que les accidents ordinaires naissent et meurent, le corps et ses accidents « essentiels », c’est-à-dire la grandeur et la figure, ne sont pas « produits », mais demeurent, sans pouvoir être engendrés ni détruits53. Seule la toute-puissance divine est capable de faire sortir de rien et de ramener à rien54. On retrouve là en quelque sorte un ensemble de questions qui sortent des limites de ce que peut traiter la philosophie, à savoir des objets dont il est raisonnablement possible de démontrer la génération par le moyen de leurs causes. Par principe, donc, la création et la destruction finale du monde se situent au-delà des confins de la philosophie ; occupant le champ de la révélation, elles sont réservées à ses interprètes autorisés. Néanmoins, 52

  DM p. 191.   Voir DC VIII, 3, p. 84 : Cætera autem accidentia, quæ non omnium corporum communia, sed aliquorum propria sunt ut quiescere, moveri, color, durities, et similia succedentibus aliis continuo intereunt, ut tamen corpus intereat nunquam. 54   DM p. 314 : Corpus quidem sive materia, creari ex nihilo, & in nihilum reduci per omnipotentiam divinam potest, sed quomodo id fieri potest homo imaginari non potest. Non tamen quia nos quomodo id fieri potest non intelligimus, ideo infertur recte, id fieri non posse, neque etiam contra id factum esse possibile est homini demonstrare, sed accidentia, essentias & formas, excepta corporeitate, quotidie produci, & perire scimus. Hobbes déclare logiquement dans le DC qu’il laisse de côté, en même temps que toutes les questions concernant l’infini, également le problème de l’origine de l’univers, qu’il confie à la compétence de l’autorité religieuse légitime. C’est précisément sur ce point qu’il désavoue les penseurs qui avaient prétendu démontrer sur des bases rationnelles que le monde a eu un commencement : Illos igitur, qui mundi originem aliquam fuisse rationibus suis a rebus naturalibus demonstrasse se jactitant, laudare non possum (DC XXVI, 1, p. 282). De même dans DM p. 437, Hobbes confirme l’exclusivité de la puissance divine pour ce qui est de créer à partir de rien ou de réduire les choses à néant : Quod vicissitudines temporum, proventus frugum, & multa alia a sole dependeant, extra dubium est, sed ut terra sit corpus, utque existat, neque reducatur ad nihilum, illud certe non a sole pendet, sed ab Authore Omnium Rerum, æque ac ipse sol. Il s’agit ici d’une doctrine particulièrement présente dans la théologie d’Ockham. Voir sur ce point Quodlibeta, VI, q. 18, ad inst. 3 : Facere opus finitum omnino de nihilo requirit causam infinitam, sicut factio mundi de nihilo (Opera theologica, vol. IX, saint Bonaventure College, 1980, p. 778) ; Sent. II q. 6 (Reportatio) in Op. theol. vol. V, p. 98 : creatio et adnihilatio présupposent l’un et l’autre le rien (nullam materiam præsupponendo) et par conséquent sont hors de la portée de toute créature (Et quia creatura in omni actione sua necessario præsupponit materiam, ideo nec potest adnihilare nec creare). 53

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Hobbes ne se soustrait pas non plus dans le DM à ce devoir de clarification conceptuelle, et cela pour au moins éliminer les théories fausses, sinon pour démontrer les vraies. Pour autant, bien qu’il présente comme indubitable, à la lumière de la foi, le fait que Dieu, de même qu’il a créé à partir de rien, peut tout réduire à rien55, Hobbes se permet toutefois d’exprimer des doutes quant au second terme du processus, sinon quant au premier : ainsi reproche-t-il à White d’avoir affirmé que, dès lors que l’on suppose l’origine de l’univers comme création ex nihilo, on doit nécessairement en déduire la certitude de l’anéantissement final, alors qu’il constate que ni les Écritures ni l’Église ne proposent de doctrines telles que la destructio sive annihilitio mundi 56. C’est sur la base de cette affirmation (qui semble en rupture avec les représentations traditionnelles du Jugement dernier) qu’il déploie les interprétations spécifiques de la troisième partie du Léviathan qui visent à expliquer le concept de vie dans l’au-delà en termes de réalité matérielle et mondaine, convaincu qu’il est que le « ciel » et la « terre », bien que « nouveaux », continuent à exister (la vie éternelle des justes devant être celle de corps matériels indestructibles et non pas celle d’esprits désincarnés)57. Plus généralement, comme il nie l’existence de vérités nécessaires telles que « ce qui fut sera nécessairement », de même Hobbes affirme-t-il que l’on ne peut pas déduire la proposition opposée, à savoir que ce qui aura une fin doit nécessairement avoir eu un commencement58. Rompant les liens entre la contingence des origines et l’inéluctabilité de la fin, le discours de Hobbes présente, comme une hypothèse voilée, la possibilité que le monde soit éternel, dans ses éléments constitutifs sinon dans son organisation actuelle, ou que l’univers ne soit pas destiné à la destruction. En revanche la question de sa création reste sans réponse, et le De corpore l’inscrit au nombre des doctrines de la foi, la faisant donc échapper à tout jugement et à toute solution sur la base de pures considérations philosophiques : la possibilité reste naturellement ouverte que Dieu, « qui a fait tout à partir de rien, puisse à nouveau reconduire le monde à rien », mais cette hypothèse – comme nous l’avons dit plusieurs fois – sort, pour Hobbes, 55

  DM p. 434.   DM p. 346. 57   Cf. Léviathan, cap. XXXVIII. Sur le thème de la toute-puissance divine, voir Luc Foisneau, Hobbes et la toute-puissance de Dieu (Paris, PUF, 2000), qui toutefois n’examine pas les thèmes de la création et de l’annihilation. 58   DM p. 346 : Nulla autem est necessaria propositio qua dicitur quicquid fuit necessario erit, ex quo colligere posset ideo corpus non fuisse ab æterno, quia in æternum non durabit. 56

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des limites de la compréhension humaine et ne peut être tranchée dans les termes d’une discussion philosophique59. 4. Gassendi et Hobbes : interaction Replacés dans un seul et même parcours chronologique, les développements des deux auteurs semblent étroitement imbriqués, bien que cet entrelacement se présente sous un aspect bien différent que celui qui a été conjecturé par les études les plus récentes. Tout d’abord (contra Grant)60 l’utilisation de l’h. a. m. et par conséquent la méthode de « privation » (sublatio) apparaissent d’abord dans l’œuvre de Hobbes, avant tout contact avec Gassendi, à en croire du moins les documents dont nous disposons : même si la date du De principiis doit être retardée, l’allusion contenue dans les Elements permet à elle seule de pencher pour une genèse « interne », quoique nourrie par la tradition scolastique. Il n’en reste pas moins que la thèse d’une dépendance réciproque entre les deux auteurs continue à paraître légitime, sous la forme d’un dialogue étroit entre les deux positions, comme nous chercherons à le montrer, mais cette tentative ne devra pas prendre pour point de départ la phase finale (le De Corpore), mais bien plutôt les œuvres intermédiaires, et avant tout le DM, qui se situe, chronologiquement, entre la rédaction, par Gassendi, d’une part du livre XIV (De Inani, seu Loco, et de Tempore, « Du vide, c’est-à-dire du lieu, et du temps », qu’il convient de dater des années 1636-37), du De vita et doctrina Epicuri, et d’autre part la rédaction des Animadversiones (1646-49, publiées en 1649), qui contiennent une section analogue en termes de contenu. 59   DM p. 434. À la question « si le monde doit avoir une fin » (an mundus sit finiendus), Hobbes répond avant tout par une mise au point terminologique : Mundus “finiri” sive “non amplius esse” tunc solum dicetur quando ea omnia corpora, ex quibus constat, reducta fuerint in nihilum, puisque si la Terre se disperse « en cendres » (in cineres), le soleil et les astres « en atomes (in atomos), ou si l’aspect (facies) du monde change, il ne s’agit pas d’une « fin » (finis), mais seulement d’une transmutation : Nam ea omnia faciunt aggregatum corporum, quod mundi nomine semper intelligetur. Il faut noter l’usage du terme « atomes » ici chez Hobbes. 60   E. Grant, op. cit., p. 390 n. 169 défend l’idée que Hobbes tire sa méthodologie de la « privation » de Gassendi, soit directement, soit par l’intermédiaire de Charleton. Il est superflu d’ajouter qu’il serait absurde de considérer, ainsi que le retient Grant, la Physiologia Epicuro-Gassendo-Charltoniana, publiée en 1654, comme le passeur de doctrines qui étaient déjà présentes dans la pensée de Hobbes, au moins à partir des Elements (1640) et du DM (1642).

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Comme nous l’avons vu, en même temps qu’il déploie des éléments constants de la réflexion de Hobbes, le DM présente aussi quelques aspects ambigus, à la limite de l’incohérence : la dimension de l’imaginarium (à quoi l’espace se voit réduit après l’annihilatio), et donc la perspective phénoméniste, côtoie dans cet ouvrage une forme de réalisme hyperdogmatique centré sur la notion d’« espace réel», caractéristique de la corporéité, dont il est dit qu’il continue à exister quand bien même personne ne l’imaginerait. Les deux approches, phénoméniste et ontologico-dogmatique, sont donc moins articulées que juxtaposées, du moins dans le DM, et il y est seulement fait allusion à la théorie complexe de l’« accident » comme « moyen de comprendre » (modus concipiendi), qui constituera au contraire, dans le De Corpore, la clef de voûte permettant de penser l’« espace imaginaire » comme « accident » du sujet qui perçoit et le « lieu » comme « accident » du corps61. Dans le DM, Hobbes continue à se référer à l’« espace réel » plutôt qu’au locus, et il le définit encore en termes d’« essence », plutôt que d’accident62. Avec la formulation du problème qui deviendra effective dans le texte des Animadversiones (dont nous pouvons donc supposer qu’elle fut la matière des discussions entre les deux philosophes à l’époque de leur séjour commun à Paris, contemporain aussi de la rédaction manuscrite du De vita et doctrina Epicuri), il y avait une base d’entente plutôt vaste entre Hobbes et Gassendi, assurément plus conséquente que celle qu’on imagine communément quand on se contente d’opposer à l’image standard du vacuiste et atomiste épicurien que fut Gassendi l’image tout aussi stéréotypée du pléniste et continuiste que fut Hobbes (l’opposition ne se cristallisera dans ces termes qu’après 1648 et surtout avec la publication du De corpore). À l’époque du DM et des Animadversiones (donc pendant la période comprise entre 1642 et 1648), les distances entre Hobbes et Gassendi n’étaient pas encore aussi grandes, ou bien c’était que l’écart entre les deux options ne s’était pas encore révélé dans toute l’ampleur qu’il prendra par la suite. Rappelons en outre le fait que nous avons déjà souligné, à savoir que Gassendi part de sources qui font largement abstraction des présupposés épicuriens pour définir sa propre conception de 61   Une allusion, bien que détachée de la théorie de l’espace, se trouve dans DM p. 313 : … ut esse nihil aliud sit præter accidens corporis, quo modus ipsum concipiendi determinatur & distinguitur. Ideoque moveri, quiescere, albescere, & similia accidentia corporum vocamus, & inesse corporibus putamus, quia sunt diversi modi quibus corpora concipimus. Pour la doctrine hobbésienne de l’accident, voir DC VIII, 3, p. 84 et De principiis (in DM p. 452). 62   DM p. 117.

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l’espace : Philopon, les textes stoïciens, les auteurs la tradition hermétique s’unissent aux propositions scolastiques, théologiques, télésiennes et patriziennes63. Nous avons vu que les Animadversiones avancent qu’Épicure ne fut pas le « premier » à soutenir la doctrine de l’espace vu comme interuallum, même si « elle réapparut et fleurit sous lui »64. Parallèlement, le Hobbes du DM n’est pas encore ce pléniste convaincu qu’il sera dans le De corpore ; tout au contraire, au moins dans cet ouvrage, il n’hésite pas à prendre en considération l’hypothèse du vide, sans l’exclure a priori. Il faut dire en outre que, balançant encore entre phénoménisme et réalisme strict (comme le prouve à elle seule l’utilisation de l’expression « espace réel »), l’auteur du DM aurait pu trouver dans les Animadversiones l’exemple d’une position elle-même extrêmement ambiguë, et non pas univoque. Les Animadversiones, de fait, ne contiennent pas cette doctrine entièrement et seulement « réaliste » de l’espace qui a été attribuée à son auteur, le rapprochant des œuvres de Patrizi dans lesquelles il a cependant puisé65. De façon très significative, loin d’adopter la terminologie et le concept d’« espace réel », Gassendi a hésité entre deux « tentations » bien différentes l’une de l’autre. Y compris quand il affirme que l’espace est non créé et indépendant 63

  Si on peut évoquer, s’agissant de l’h. a. m., une source antique, elle ne serait sans doute pas épicurienne, mais bien sceptique : E. Grant (op. cit. p. 276 n. 67) mentionne fort opportunément un passage de Sextus Empiricus, par ailleurs absent de l’œuvre de Gassendi : Sextus Empiricus, Adv. Phys. II, 12. 64   Cf. An. p. 610 : Non est profecto hæc opinio sub Epicuro primum nata ; quamuis sub ipso, vt Themistius author est, emersit, ac floruit. Suit tout un ensemble d’auteurs variés (Sénèque, Sextus Empiricus, Thémistius, Plotin, Hermès Trismégiste, les stoïciens, Galien, Philopon), dont Gassendi affirme qu’ils vont dans le même sens qu’Épicure (ibid., p. 611). 65   Voir C. Leijenhorst, « The mechanisation… », op. cit. p. 111. Il est vrai que Gassendi, dans son exposé de la doctrine de l’espace proposé par Patrizi, indique une convergence de vues avec la sienne (De hoc autem Spatio, seu Loco, cui trina dimensio, longitudo, latitudo, profunditas competat, non alia tradit [Patritius], quam quæ ipsi de eo ratiocinati superius sumus : Synt. O. I p. 246a), mais le passage suivant, où le philosophe de Digne reprend à son compte la théorie de l’émanation de la lumière primordiale (lumen primordiale) dont Dieu (selon Patrizi) remplit l’espace, permet de comprendre que la convergence se limite à l’affirmation de la tridimensionalité de l’espace (voir ibid., p. 246a-b). Pour un jugement équilibré concernant le rapport de Gassendi avec Patrizi, voir E. Grant, op. cit., pp. 209-211. On peut donc affirmer que pour Patrizi l’espace est « substance-like », pour reprendre la formule de Leijenhorst, mais que la même équivalence ne vaut pas pour Gassendi, qui s’en tient plus rigoureusement à sa décision d’exclure l’espace à la fois du nombre des substances et du nombre des accidents.

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de Dieu (ce que Grant a défini comme « une idée hérétique de façon flagrante »)66, l’auteur des Animadversiones n’en défend pas moins que cette indépendance consiste seulement dans le fait que l’espace est pure « négation de corps » (negatio corporis) : « rien de positif […] ni substance, ni accident » (positiuum nihil […] neque substantia, neque accidens). D’où l’importance de l’h. a. m., qui dérive de la méthode de la négation, mais également la remarque sur le caractère « imaginaire » de l’espace qui permet de définir le procédé par lequel nous « rendons commensurables » les dimensions « spatiales » et « corporelles »67. Hypothèse de l’annihilatio mundi et du positiuum nihil, insistance sur l’instrument de la « fiction » et méthode de la « négation » (sublatio), rôle de l’imagination et notion de l’« espace imaginaire », tout cela confère à la doctrine gassendienne une signification remarquablement hypothétique, et non pas réaliste au sens plein du terme, même si, mis au pied du mur, le philosophe de Digne tend en quelque sorte à conférer à l’espace et au temps une certaine consistance, ni illusoire ni chimérique ; ainsi deviennent-ils « espace et temps des substances et des accidents ». Dans l’ensemble, le texte des Animadversiones pourrait bien représenter, aux yeux de Hobbes, l’exemple même d’une incertitude à bannir. On ne peut certes pas dire que Gassendi soit parvenu dans ce texte à effectuer une synthèse cohérente entre les différentes exigences qui avaient orienté sa théorie de l’espace : 1) en garantir la « réalité », et cela en dehors de la table des catégories aristotéliciennes68 et à condition d’assurer qu’il s’agisse bien d’un positiuum nihil ; 2) le protéger contre les obstacles théologiques ; 3) souligner enfin son lien avec l’« imagination », dans une perspective cohérente avec l’empirisme et le nominalisme fondamentaux de sa gnoséologie. D’autre part, dans le DM – comme nous l’avons vu – Hobbes ne résout pas davantage de façon claire et définitive les rapports entre espace « imaginaire » et espace   E. Grant, op. cit., p. 211.   An. p. 616. Voir le commentaire de E. Grant, op. cit., p. 212 : « En dépit du fait que l’espace est une chose réelle, Dieu ne l’a pas créé parce que l’espace n’est pas une chose positive, car il n’est ni substance ni accident. » 68   Voir An. p. 614 : Hoc igitur modo tam Locus, quàm Tempus, neque Substantia, neque Accidens sunt ; & res tamen sunt, seu nihil non sunt ; Sunt enim omnium Substantiarum, Accidentiumque Locus, & Tempus. Gassendi affirme un peu en dessous que ce sont aliquid reale, seu non Nihil (quelque chose de réel, c’est-à-dire pas rien). Pour ce qui est des dimensions, Gassendi soutient aussi qu’elles ne sont rien de corporel (nihil corporeum) sans être pour autant rien qui soit incorporel, c’est-à-dire rien de spatial (Nihil incorporeum, seu vt sic loquar, nihil spatiale) (ibid.). 66

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« réel », puisque ce dernier se voit attribuer en quelque sorte la dénomination générique d’« espace », tout en étant défini comme l’« essence du corps en tant que corps »69. On peut dire au contraire que la position que Hobbes adopte par la suite dans le De corpore contient une solution aux apories mises en évidence dans le DM et fournit en même temps une réponse valable aux ambiguïtés gassendiennes qui se manifestent dans les Animadversiones. Le choix de réserver le terme de spatium au seul spatium imaginarium permet non seulement de mettre à distance la terminologie du DM70 (comme nous l’avons vu), mais aussi d’affirmer que l’« espace » (pris au sens propre, et non plus, de façon équivoque, ensemble avec l’« espace réel ») est exclusivement une propriété de l’imagination : ce qui fut d’abord appelé « espace réel » est maintenant conçu comme magnitudo ou « extension» du corps71, alors que l’espace vrai, c’est-à-dire le spatium imaginarium, en vient à dépendre entièrement d’une « pensée » (a cogitatione), sans ambiguïté d’aucune sorte. Le De corpore rejettera la thèse précédemment soutenue dans le DM, la rapprochant paradoxalement de la doctrine cartésienne qui présente une équivoque analogue en ce qu’elle confond espace et extension, locus et « espace réel »72. Mais il faut noter que la Digressio de loco de Gassendi est également le témoin d’un déplacement analogue de l’espace vers la région de l’imagination : et pourtant, en faisant référence à la distinction entre espace « réel » et « imaginaire », comme à une doctrine habituelle, l’auteur des Animadversiones affirme toutefois que seul le second est à proprement parler espace,

69   DM p. 117 : « Definio igitur spatium reale esse ipsam corporeitatem, sive ipsam corporis simpliciter, quatenus corporis, essentiam.» Par rapport à cette définition hyperréaliste, le statut de l’espace imaginaire (spatium imaginarium) finit par pâlir : « Merum est figmentum et non ens» (DM p. 118), au point de se rapprocher – par comparaison – de la « chimère » dont la définition parallèle de Gassendi voulait le distinguer. 70   Alors que dans DM p. 117 Hobbes adopte la terminologie de l’espace réel, dans DC VIII, 4 p. 84, il s’en détache en l’attribuant à d’autres (aliqui). C. Leijenhorst (« The mechanisation… », op. cit., p. 122) cite des passages d’Aversa et de Fonseca (à qui il faut ajouter surtout Suarez) qui utilisent largement cette terminologie. 71   DC VIII, 4 p. 84. 72   Cf. DC VIII, 5, ll. 17-20 : Dum autem loci immobilitatem sustinent illi, qui naturam ejus in spatio reali collocant, faciunt et ipsi locum esse phantasma, etsi se id facere non animadvertant. Comme Hobbes le souligne avec plaisir, ce sont les arguments de ses adversaires qui, bien malgré eux, révèlent l’incompatibilité entre le phantasma et le spatium reale.

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et non pas le premier73, même s’il est difficile de comprendre comment cet espace pourrait être à la fois « imaginaire » et « incréé », « psychologique » et concomitamment coéternel et indépendant de Dieu ; on ne comprend pas non plus qui pourrait jamais l’imaginer, si c’est Dieu (avec tous les problèmes que cela implique, que d’investir d’une faculté matérielle comme l’imaginari un sujet de part en part spirituel comme Dieu) ou au contraire l’homme (qui est toutefois, dans la version de Gassendi, entraîné dans l’anéantissement, contrairement à ce qui se passe chez Hobbes). Sur ce dernier aspect également, les différentes solutions que le texte des Animadversiones présente manquent de cohérence. Se référant à la « plupart des Docteurs sacrés », Gassendi retient que le « vide » obtenu avec la « fiction » de l’anéantissement pourrait facilement être assimilé aux espaces « qui sont communément appelés imaginaires » (quæ Spatia vulgo Imaginaria nominant). L’imagination se voit ainsi conférer un rôle de tout premier plan ; mais, pour soustraire de tels espaces au danger de retomber dans la dimension du « chimérique » (chimæræ instar), Gassendi finit par réintroduire la référence au sujet humain pourvu d’imagination, expliquant que nous « imaginons » les dimensions de ces espaces « sur le modèle des dimensions corporelles qui sont perçues par les sens » (instar corporearum, quæ in sensum cadunt, dimensionum)74. Ce passage de Gassendi peut être directement comparé avec la manière autrement décisive du De corpore, où l’espace « imaginaire » est entièrement défini comme un « accident de l’entendement » (animi accidens), c’est-à-dire comme un « phantasme » de l’imagination: Toutefois, cette grandeur ne dépend pas de notre pensée comme l’espace imaginaire. Celui-ci est à vrai dire l’effet de celle-là, alors que la grandeur en est la cause ; l’espace imaginaire est l’accident de l’entendement, la grandeur est l’accident d’un corps qui existe au dehors du sujet75.

73   Voici le début de la digressio : Verum quia res est declaranda ex insigni parallelismo inter Tempus & ipsum Locum, qui solet etiam in Realem, Imaginariumque distingui, tametsi alius proprie esse, quam qui haberi solet Imaginarius, non videatur… (An. p. 610). 74   An. p. 616. 75   DC VIII, 4, p. 84. Magnitudo autem illa non dependet a cogitatione nostra sicut spatium imaginarium. Hoc enim illius effectus est, magnitudo causa ; hoc animi, illa corporis extra animum existentis accidens est.

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4. À la croisée des parcours : la notion d’espace chez Gassendi et Hobbes C. Leijenhorst a mis en évidence une très forte ressemblance entre la théorie de Hobbes de l’espace imaginaire et celle que l’on trouve chez Suarez, au prix d’une différence importante à la charge du cadre désormais mécaniste du De corpore : « L’espace imaginaire est un produit de notre imagination, mais ce n’est certainement pas une chimère qui manque de fondement, quelle qu’elle soit par ailleurs en réalité. À la différence de Hobbes, cependant, il [Suarez] n’irait pas jusqu’à établir un lien causal entre les deux notions. […] Comme tous les autres phantasmata, [selon Hobbes] l’idée de l’espace n’est en réalité qu’un mouvement de réaction dans notre corps causé par le mouvement local qui provient de l’objet externe doté de grandeur ou de spatium reale. Dans ce sens, la relation entre spatium imaginarium et spatium reale illustre la relation de cause à effet qui existe entre toutes nos idées et les choses extérieures.76 » Mais, à la lumière de ce que l’analyse du texte des Animadversiones nous a montré, il semble que cette similarité se retrouve plutôt chez le philosophe que Hobbes a le plus assidûment fréquenté en raison de leurs nombreux centres d’intérêt communs : Pierre Gassendi. La théorie mécaniste de l’imaginatio (et surtout son utilisation comme arme contre l’intellectualisme cartésien) était commune aux deux auteurs et les plaçait ensemble du même côté dans la lutte contre la psychologie métaphysique des Meditationes. Le caractère imaginaire de l’espace et sa différence d’avec la pure chimère, le lien entre espace imaginaire et dimensions corporelles, la théorie de l’espace tridimensionnel et la critique de la définition aristotélicienne du lieu, enfin l’utilisation de la méthode hypothétique caractéristique de l’annihilatio, tels sont les nombreux éléments qui permettent de resituer Hobbes dans les parages d’un novator comme Gassendi. À la différence de son ami français, Hobbes fera toutefois dans le De corpore deux pas décisifs dans une nouvelle direction : il abandonnera définitivement les références théologiques qui subsistaient encore dans les Animadversiones ; il inscrira l’espace dans la catégorie de l’accident (comme phantasma du sujet imaginant l’espace, et donc comme accident du sujet, et non pas du corps perçu), surmontant ainsi le refus de Gassendi d’adopter la table des catégories d’Aristote, à cause de sa prétention à la validité universelle de sa dichotomie entre substance et accidents. La théorie générale de l’accident comme modus percipiendi du   C. Leijenhorst, Hobbes and the Aristotelians. The Aristotelian Setting of Thomas Hobbes’s Natural Philosophy, thèse (Utrecht, Zeno Institute of Philosophy, 1998), p. 147. 76

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corps, causé par le corps même, permettra finalement à Hobbes de pousser jusqu’à sa dernière limite l’approche phénoméniste, alors même qu’il l’enracine dans la relation de cause à effet qui est le véritable ciment dogmatique de toute sa philosophie. On peut donc affirmer que, des deux directions présentes en même temps, mais de façon confuse, dans les Animadversiones, la direction réaliste et la direction imaginative, Hobbes aura opéré une synthèse cohérente, replaçant l’espace dans le cadre des accidents, mais en en faisant un phantasma du sujet ; en même temps, il développe la doctrine gassendienne de la « commensurabilité » par rapport aux corps réels et la relie à une théorie explicite de la production du phantasma par des substances matérielles. S’il est vrai que cette perspective donne tout son sens au rapport entre les deux penseurs, il faut ajouter qu’elle se découpe sur un fond partagé, comme un arrière-plan commun, dans lequel nous trouvons non seulement une pars destruens (c’est-à-dire la critique de la définition aristotélicienne du lieu, qu’ils construisent l’un et l’autre sur des lignes similaires), mais également une pars construens, c’est-à-dire l’élaboration d’une nouvelle notion du locus. De fait, dans le De corpore, le locus prend la place de ce qui était encore défini, dans le DM, comme « espace réel »77 : ce faisant, Hobbes retrouve quelques aspects caractéristiques de la doctrine qui était déjà présente dans les Animadversiones. Si chez Hobbes (comme Schuhmann l’a souligné) « le lieu a un statut comparable à celui de l’espace », bien qu’il ne soit pas « l’espace en tant que tel, mais seulement en tant qu’il est marqué par la présence d’un corps »78, il faut reconnaître que Gassendi l’avait déjà défini comme un espace occupé par un corps. Si nous comparons les définitions qui se trouvent respectivement dans le De corpore et dans les Animadversiones, on obtient des rapprochements très significatifs : Hobbes : « Or l’espace (par ce terme j’entends toujours l’espace imaginaire) qui coïncide avec la grandeur de tout corps est appelé le lieu de ce corps ; et alors de ce corps même on dit qu’il est localisé79. » Gassendi : « Pour reprendre cette question, il semble qu’on puisse affirmer absolument que le lieu n’est pas, comme Aristote le définit, la surface première, ou immé77   Il faut noter que dans DC VIII, 4, p. 84 l’espace réel est plutôt défini en termes d’extension, même si Hobbes préfère distinguer les deux concepts. 78   K. Schuhmann, « Le vocabulaire… », art. cit., p. 79. 79   DC VIII, 5, p. 85, ll. 1-3. Spatium autem (qua voce semper intelligo imaginarium), quod cum corporis cujuscunque magnitudine coincidit, illius corporis vocatur Locus ; tunc autem corpus ipsum locatum dicitur.

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diate, du corps qui l’entoure, mais qu’il est l’espace ou l’intervalle, que la chose située occupe80. » Hobbes : « L’espace (ou le lieu) qui est occupé par un coprs est dit plein ; est dit vide celui qui n’est pas occupé par un corps81. » Gassendi : « … puisque Épicure avait pensé que le lieu n’est rien d’autre que […] l’intervalle, qui est appelé vide quand il est privé de corps, et lieu quand il est occupé par les corps82. » « Les stoïciens ont certainement adopté le même avis, selon le témoignagne de Sextus Empiricus ; en effet, de même qu’ils ont voulu que le vide soit l’espace privé de corps, de même ils ont appelé lieu l’espace occupé par un corps83. » Hobbes : « La définition aristotélicienne du Lieu, en tant que surface d’un corps contenant, n’est pas vraie […]. En outre, le lieu est égal à ce qui y est localisé, et ce qui est localisé est solide, à savoir un corps ayant trois dimensions, tel qu’il peut être égal à la surface84. » Enfin la nature du lieu ne consiste pas en la surface d’un corps contenant, mais en un espace solide. Car tout ce qui est localisé a la même étendue que le lieu entier, et chaque partie que chaque partie ; or on ne peut comprendre qu’un corps localisé, alors qu’il est solide, ait la même éterndue que la surface85. » Gassendi : « L’espace est aussi étendu dans toutes les dimensions que le corps qui y est situé, si bien qu’il le contient parfaitement et intimement, et pas seulement de l’extérieur ; ainsi, il correspond tellement à tout le corps qui y est situé que chaque partie de l’espace correspond à chaque partie du corps86. »   An. p. 616. Quæstionem ipsam ut resumamus; videtur dici omninò posse, esse Locum, non superficiem primam, immediatamve Corporis ambientis, vt ab Aristotele definitur ; sed esse Spatium, seu Intervallum, quod res locata occupat. 81   DC VIII, 6, p. 86. Spatium (sive locus), quod a corpore occupatur, plenum, quod non occupatur, vacuum appellatur. Cf. la même définition dans le De principiis (DM p. 454) : Plenum is spatium (sive locus) quod a corpore occupatur. Vacuum quod non occupatur. 82   An. p. 610-611. […] cum Epicurus censuerit nihil esse Locum aliud, quam […] Intervallum illud, quod priuatum corpore dicitur Inane ; & oppletum corpore, Locus… 83   An. p. 610-611. Stoici certe eandem sententiam amplexati sunt, ex citato Empirico ; nam vt Inane esse voluerunt Spatium priuatum corpore, ita Spatium a corpore occupatum dixerunt Locum. 84   DM p. 120. Loci definitio Aristotelica, nempe quod sit superficies corporis ambientis, vera non est […], Præterea locus locato æqualis est, locatum autem quod est solidum, nimirum corpus habens tres dimensiones, quommodo æquale esse potest superficiei. 85   DC VIII, 5, p. 85 l. 31 – p. 86 l. 1. Postremo loci natura non in superficie corporis ambientis, sed in solido spatio consistit. Locatum enim totum cum loco toto et pars cum parte coextenditur, corpus autem locatum, cum solidum sit, cum superficie coextendi non est intelligibile. 86   An. p. 618. Tantum enim est Interuallum secundum omnes dimensiones, quantum locatum est ; vnde & perfecte, intimeque illud capit, ac non solum extrinsece ; adeoque & toti locato 80

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Certes, Hobbes effectue plus clairement que Gassendi la synthèse entre d’une part ce concept premier et universel de la pensée qu’est l’espace imaginaire et, d’autre part, l’être concret et individuel du corps qui a la même étendue que ledit espace (et ainsi le lieu sera défini dans le De corpore comme « phantasme » ou « idée » du corps)87. La base commune et partagée avec Gassendi reste toutefois solide et permet de répondre à une question que Schuhmann avait laissée ouverte, quand, relevant l’hétérogénéité des sources concernant le « vocabulaire de l’espace » chez Hobbes (la scolastique espagnole pour la distinction entre les espaces réel et imaginaire, la pensée romaine pour le concept de corps), il avait conclu : « L’origine du concept du lieu est par contre incertaine »88. La réponse devrait maintenant être claire : Hobbes développe son concept de lieu dans un dialogue, dont Gassendi fut le principal interlocuteur, en ayant à l’esprit l’ensemble de la tradition (et pas non seulement l’épicurisme) que son ami français avait réélaborée et transmise. Si cette reconstruction est exacte et révèle des relations réelles dans le développement parallèle des deux auteurs, nous pouvons alors en déduire quelques conclusions d’ordre plus général quant aux rapports entre Hobbes et Gassendi à l’intérieur d’une « constellation » commune. Tout d’abord, Hobbes n’avait pas besoin de recourir aux sources médiévales, scolastiques ni de la scolastique tardive, qui du reste lui auraient posé plus de problèmes, de nature métaphysique, que d’avantages ; on connaît bien par ailleurs la polémique violente qui l’oppose à la métaphysique aristotélicienne (qu’il compare à une empuse), puisqu’il en attaque les principes fondamentaux et en démolit les applications en matière de morale et de politique89. S’il avait ressenti la nécessité d’un filtre pour accéder à cette tradition, il en avait à sa disposition un bien plus approprié que Suarez, à savoir Gassendi qui, tout en connaissant fort bien les sources scolastiques, était surtout comme lui un adversaire de l’aristotélisme et comme lui le partisan d’un projet mécaniste. Nous pensons pouvoir conclure à juste titre que ce n’est ni John Mair (comme Grant le voulait), ni Suarez, ni Fonseca ni les philosophes jésuites de Coïmbra (comme l’ont soutenu Belgrado, Schuhmann et Leijenhorst chacun à sa manière), mais sic respondet totum, vt quælibet etiam eius pars cuilibet parti locati respondeat… 87   Cf. DC VIII, 5, pp. 85-86. 88   K. Schuhmann, « Le vocabulaire… », art. cit., p. 81-82. 89   Il suffit de renvoyer à la polémique violente du chapitre XLVI du Léviathan, où Hobbes attaque toute la tradition métaphysique de l’aristotélisme, soulignant son absurdité et ses erreurs.

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bien Gassendi qui a servi d’intermédiaire entre les recherches développées dans le contexte scolastique (y compris l’h. a. m.) et les positions modernes. Il n’en reste pas moins que la reprise, par Hobbes, de la notion d’accident, pour rendre compte de la réalité de l’espace constitue une rupture. Cette reprise devrait impliquer la restauration de la dichotomie ontologique, alors que c’est bien pour l’éviter que Gassendi avait utilisé l’h. a. m. et élaboré ses notions d’espace et de temps. À y regarder de plus près, toutefois, nous découvrons que cette reprise est, chez Hobbes, bien plus nominale que réelle, et qu’elle ne permet pas à elle seule de rapprocher le philosophe anglais des scolastiques tardifs que des novatores : non seulement à cause du cadre ouvertement mécaniste et dominé par la conception de la causalité dans lequel s’inscrit la réalité de l’accident (cadre du reste bien mis en évidence par Leijenhorst), mais aussi et surtout parce que l’on ne trouve pas chez Hobbes la hiérarchie ontologique traditionnelle, qui réserve à l’accident une position de subordination. Dans la philosophia prima du De corpore, l’essence sera elle aussi paradoxalement définie en termes d’accident, c’est-à-dire comme l’accident sans lequel le corps ne pourrait même pas être conçu – et il en résulte qu’il y a entre l’accident « essentiel » et l’accident réellement « accidentel » une différence de degré de constance et d’invariance plutôt qu’une différence de nature. C’est sur les mêmes bases que Hobbes attaquera les essences abstraites en –itas et la notion même d’essence, dans laquelle il voit une abstraction obscure née d’une utilisation perverse et barbare du langage90. La distance parcourue par rapport à la position ontologique traditionnelle est vraiment remarquable, y compris par rapport aux ouvrages précédents de Hobbes, si l’on pense que, dans le DM, l’« espace réel » était assimilé à une « essence », et plus précisément la « corporéité »91.

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  Pour ces deux aspects (doctrine de l’accident, critique de l’essence séparée) et pour leurs références respectives (sceptique et phénoméniste, humaniste et dans ses rapports avec Valla), qu’il nous soit permis de renvoyer ici à trois de nos articles : G. Paganini, « Hobbes among ancient and modern sceptics : phenomena and bodies », in The Return of Scepticism, art. cit. ; Id., « Hobbes, Valla and the Trinity », British Journal for the History of Philosophy, XI, 2003, pp. 183-218; Id., « Hobbes’s critique of the doctrine of essences and its sources », in Cambridge Critical Companion to Hobbes’s Leviathan, éd. par P. Springborg (Cambridge, Cambridge University Press, sous presse). 91   DM p. 117.

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5. Une « constellation » et ses vecteurs philosophiques Une constellation philosophique92 n’est pas un espace unidimensionnel, statique, uniforme et continu ; elle implique certes un niveau élevé de proximité et une forte intrication des échanges, mais les aspects dialectiques, tels que « tension, dynamique, distance » (D. Henrich), sont sans doute bien plus indispensables à sa « vie »93. C’est ce qui se produit dans le cas des rapports entre Hobbes et Gassendi. Il semble aussi plus approprié de parler, dans leur cas, d’une « constellation en chiasme » : partis de présupposés et d’intentions différentes, les deux philosophes se croisent dans une sorte de dialogue rapproché dans le temps et dans l’espace, mais « à distance » en termes de contenu, pour arriver en fin de compte à des solutions différentes qui les éloignent à nouveau, exactement comme dans la figure du « chiasme ». Gassendi n’a pas donné à l’h. a. m. le rôle fondateur que Hobbes lui assignait, il n’a jamais poussé son empirisme jusqu’à la même profondeur que le phénoménisme hobbesien, et il n’en a pas du tout utilisé l’extrapolation rationnelle ni la méthode de calcul. La divergence fondamentale qui sépare les deux auteurs réside toutefois moins dans la portée de l’h. a. m. que dans la perspective qui l’encadre, toujours théocentrique chez Gassendi, alors que Hobbes adopte une position résolument anthropocentrique. Bien que, du point de vue théologique, le philosophe anglais réserve tout autant à Dieu le pouvoir d’anéantir, le regard sur le monde anéanti demeure chez Hobbes celui de l’homme qui, par hypothèse, s’en est soustrait, conservant sa mémoire, ses idées, ses fantasmes. L’h. a. m. est modelée sur le fait anthropologique de la représentation, de même que le mouvement de re-positionnement ou de re-création du monde (supponamus deinde aliquid eorum rursus reponi sive creari denuo)94 semble être

  Pour la définition d’une constellation philosophique et pour la méthode la plus adaptée à son étude, voir le volume : Die Konstellationsforschung, op. cit., et en particulier l’article de M. Mulsow, Zur Methodenprofil der Konstellationsforschung, qui contient cette précision utile : « On peut définir une constellation philosophique comme la relation dense entre des personnes, des idées, des théories, des problèmes ou des documents qui exercent les uns sur les autres des influences réciproques, de telle sorte que seule l’analyse de cette relation, et non pas, séparément, des éléments qui la constituent, permet de comprendre l’orientation et l’évolution philosophiques de ces personnes, idées et théories » (p. 74). 93   Voir dans le même volume (Die Konstellationsforschung, op. cit.), l’article de D. Henrich, « Konstellationsforschung zur klassischen deutschen Philosophie », § 4, pp. 26-30. 94   DC VIII, 1, p. 82. 92

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le produit de cette raison humaine, capable de conjecturer et de calculer, sur laquelle le texte du De principiis avait déjà mis l’accent95. De fait, plus que le thème « surnaturel » du passage de rien à quelque chose et de quelque chose à rien (thème néanmoins présent dans le DM), c’est le motif conventionnel et opérationnel, introduit par le « calcul » de la raison humaine, qui domine les textes de Hobbes. Si l’on se penche au contraire sur les arguments que Gassendi adopte en faveur de l’h. a. m., on ne peut qu’être frappé par le fait que l’anéantissement est toujours considéré du point de vue de Dieu qui l’effectue, et qu’il n’est pas question de l’homme qui aurait éventuellement survécu : l’horizon, qui est déjà dans les Animadversiones rigoureusement théocentrique et à bien des égards encore médiéval, comme les expériences mentales des terministæ (les nominalistes disciples d’Occam), le deviendra encore plus dans les passages parallèles du Syntagma philosophicum96. La dimension « imaginative » est certes indispensable dans la perspective de la science expérimentale ; de là une quantité d’incohérences et d’ambiguïtés, entrant en conflit avec le maintien de la perspective théocentrique dans laquelle elle continue à être inscrite.

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  DM p. 449.   Repris à la lettre dans le chapitre du Syntagma consacré à l’espace et au temps, Physica, sectio I, lib. II (« Du lieu et du temps, c’est-à-dire de l’espace et de la durée des choses », De loco, et tempore, seu spatio, et duratione rerum»), cap. i («Locum et tempus generalis entis, seu Rei in Substantiam, & Accidens diuisione non comprehendi») ; pour les passages sur l’h. a. m., voir : O I, pp. 182-184, pour l’essentiel identique au texte des An. pp. 612-616, quoique l’ordre d’exposition soit un peu différent. Ce chapitre des An. («De Tempore, euentorum euento» et en particulier la Digressio de Loco) contient d’autres passages sur la nature de l’espace qui seront repris dans le Synt., dans un autre chapitre du même livre (cap. vi « Que le lieu n’est rien d’autre que ce qui a été décrit jusqu’à présent sous le nom d’espace », Locum nihil esse aliud, quam Spatium hactenus descriptum) : O I, pp. 216b-217a (= An. pp. 610-611), pp. 217a- 220a (= An. pp. 616-622)] ; l’expérience mentale relative à l’h. a. m. est analysée dans le chapitre suivant, qui traite de l’espace vide, et en particulier de l’espace extramondain (Synt., ibid., cap. ii « Qu’il existe un espace vide, et premier, que l’on appelle séparé, en dehors du monde », Dari Inane Spatium, ac primùm, quod vocant Separatum, extraque Mundum, O, I, pp. 184 sqq.), abordant ainsi un thème spécialement délicat, c’est-à-dire la discussion sur la pluralité, voire l’infinité du monde, ou des mondes, à partir des textes épicuriens qui posent « que l’univers est infini, soit par le nombre des atomes, soit par la grandeur du vide ». C’est dans ce contexte idéologiquement sensible que Gassendi reprend la question des espaces imaginaires et de leur infinité possible en dehors du monde (extra Mundum). 96

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Gassendi contre Fludd : des choses occultes aux causes inconnues Sylvie Taussig CNRS UPR 76 Les Lettres latines de Gassendi révèlent le rôle crucial qu’a joué la querelle contre le médecin et théosophe Robert Fludd dans le parcours intellectuel de Gassendi. Sans doute n’y prend-il pas part de son propre mouvement, mais sur les instances de son ami Mersenne, et il ne semble pas que l’engagement de Naudé ait joué un rôle direct dans son implication plus tardive. Du reste, Gassendi se soucie peu de nourrir les querelles entre personnes, et surtout entre savants, auxquelles son caractère conciliant répugne, mais c’est aussi qu’il les juge indignes de la république des lettres ; il reproche même à Mersenne de s’y livrer un peu trop volontiers. Pour autant, ce service qu’il finit par se résoudre à rendre au Minime au nom de l’amitié et qui prend la forme

   Opera omnia, tome VI, Lyon, 1658. Je me permets de renvoyer ici à mon édition : Les lettres latines de Gassendi, édition, introduction et notes en 2 volumes (Brepols 2004).    Gassendi écrit à Gaffarel dans une lettre du 8 mars 1629 : « Pour ce que tu ajoutes à propos de Fludd, j’ignore si tu sais que j’ai offert mon aide contre lui au révérend Père. Il y a maintenant un mois que je lui ai envoyé ma critique des deux ouvrages contre ses Commentaires (tu peux avoir appris que Fludd les a fait paraître à la foire de l’automne). Si j’ai agi de la sorte, c’est moins parce qu’il avait besoin de mon zèle que pour prouver qu’il est dans mon caractère d’obéir à un ami. »    Il écrit à Campanella le 10 mai 1633, commentant la querelle entre Galilée et Scheiner : « Je ne puis m’affliger assez du sort des hommes de lettres chaque fois que j’observe de grands hommes tomber dans ce genre de querelles. Car les talents ridicules, ceux qui recherchent la gloire qui pend à un fil, peuvent s’échauffer ainsi ; mais il est fort étonnant que des hommes si éminents, menés par l’amour sincère de la vérité, se laissent bouleverser par les mêmes emportements. »

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d’une publication aura des conséquences intellectuelles imprévues, dans la mesure où, exposant comme dans un cours bien ordonné les différentes parties de la pensée de Fludd pour mieux les réfuter, il est conduit non seulement à en détecter les faiblesses, mais surtout à élaborer une théorie rigoureuse de la connaissance. C’est au tournant des années 1630, au moment où il rédige l’Epistolica exercitatio qu’il commence à s’intéresser sérieusement à Épicure, et c’est à la lumière de la double critique qu’il adresse à l’aristotélisme des écoles et à l’occultisme de Fludd qu’il interprète les réflexions et postulats épicuriens. Il ne s’agit pas ici de reprendre l’ensemble des critiques que Gassendi adresse à Fludd, mais d’en dégager les grandes lignes pour mettre en évidence comment il constitue, entre autres à partir des réfutations qu’il formule contre le théosophe, le cadre général où les différents éléments de son système, à la fois éclectique et synthétique, prendront place. Dans sa réfutation, Gassendi se place au niveau des principes si bien que ses réflexions éclairent utilement à la fois sa méthode et les fondements épistémologiques de la science moderne, tels qu’il les élabore là où il se place dans l’histoire des sciences. Le nom de Fludd est associé, en France tout du moins, à celui des frères de la Rose-Croix ; car si ces derniers sont apparus (si l’on peut dire pour des gens qui aspirent à l’invisibilité) autour de 1614-1615 en Allemagne, très   Epistolica exercitatio in qua principia philosophiæ R. Fluddi reteguntur, sous forme de lettre réponse à Mersenne, datée du 4 février 1629, publiée à Paris en 1630 et figurant au tome III des Opera omnia, pp. 213-265. L’Épître à Nicolas de Baugy de Mersenne (en latin) en tête de l’Epistolica exercitatio de Gassendi contre Fludd n’est pas reproduite dans l’édition de Lyon.    Cette critique est surtout contenue dans les Exercitationes paradoxicæ contra Aristoteleos dont le premier livre paraît en 1624.    En 1614 paraît à Kassel, à l’imprimerie de Wilhelm Wessel, un document anonyme : Fama fraternitatis ou confrérie du célèbre ordre des R.-C. Le nom de la Fraternité et le nom du fondateur ne sont pas mentionnés dans la Fama ; ils sont désignés par les seules initiales R.C. et Fr. C. R. Ce manifeste raconte la vie du fondateur qui aurait séjourné à Damas avant de fonder en Allemagne une « Demeure du Saint-Esprit ». L’histoire relate que, cent-vingt ans après sa mort, on aurait retrouvé son corps encore intact entouré de symboles et de devises initiatiques. Ce personnage mythique serait, d’après le texte, le fondateur de l’Ordre de la Rose-Croix, qui, depuis, travaille à la réformation du monde. Leur théosophie associe à des espérances messianiques et à l’annonce du règne millénaire la prédiction de Paracelse sur la venue d’Hélie Artiste. Comme Agrippa de Nettesheim, ils veulent unir à la science occidentale la sagesse de l’Orient et la Cabale des rabbins. Ils parcourent le monde en recommandant la lecture du Liber M. (Mundi ou Magiæ) et se donnent le nom d’invisibles, dans la mesure où un secret absolu doit envelopper leur Société. La Fama Fraternitatis Roseæ Crucis qui présente 

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vite le médecin anglais Robert Fludd, qui s’était déjà signalé par ses travaux et livres dans l’esprit de Paracelse et par ses controverses contre Kepler, prétoutes les caractéristiques apparentes d’un roman d’aventure est adressée à tous les potentats et savants de l’Europe (elle sera traduite en cinq langues et diffusée dans toute l’Europe). Elle est complétée par un écrit qui reprend l’Utopie de Thomas More et qui prélude aux ouvrages de Bacon et de Campanella sur le même sujet ; un troisième texte, publié en 1615 chez le même éditeur, la Confessio Fraternitatis R+C, réfute quelques légendes qui se sont répandues et révèle le nom du vrai fondateur, Christian Rozenkreuz, qui serait né en 1378 et aurait vécu cent six ans. La Fama fraternatis et la Confessio se prononcent en faveur d’une réforme générale des choses divines et humaines. Les frères, censés aider à préparer l’ère nouvelle, sont des médecins qui soignent gratuitement. Un christianisme téléologique, une théologie mystique et une théosophie mêlée de doctrines alchimiques, de magie et de cabale, s’expriment dans tous leurs écrits, par exemple dans les Noces chimiques de Jean-Valentin Andreae, publiées d’abord sans nom d’auteur sous le titre de Chymische Hochzeit christiani Rosenkreutz (1616, Strasbourg). La Christianopolis de Valentin Andreae est très influencée par Paracelse et Campanella. Un autre Rose-Croix, Michel Maier, médecin de Rodolphe II, séjourne à Londres et gagne à ses convictions Robert Fludd.    Robert Fludd (1574 dans le Kent – 1637 Londres), fait ses études à Saint John’s College, à Oxford ; puis, après de longs voyages en France, en Italie et en Espagne (de 1598 à1605), il tient une pharmacie en Angleterre. Ayant débuté en 1616 et 1617 par des écrits en faveur des Rose-Croix, ou dédiés à eux (Tractatus Apologeticus integritatem societatis de Rosea Cruce defendens, 1617), il publie ensuite le premier volume de son ouvrage principal, composé de deux traités (Utriusque cosmi majoris scilicet et minoris metaphysica, physica atque technica historia. 1617-21). Le premier de ces traités, consacré à la cosmogonie, distingue après Paracelse deux principes du monde, la matière et la forme, identifiés aux ténèbres et à la lumière. Dans le second (1618), l’auteur s’efforce de rattacher les phénomènes physiques aux phénomènes naturels. Le chimiste Andreas Libavius est un des premiers à attaquer les mystérieux frères en argumentant contre leur philosophie magique. Robert Fludd répond à Libavius dans deux courts opuscules puis dans la volumineuse Histoire du macrocosme et du microcosme ; cet ouvrage, qui emprunte à tous les domaines de la sagesse hermétique, cabalistique et paracelsienne, est dédié à Dieu et à Jacques Ier d’Angleterre.    Le rapport entre Fludd et Kepler est particulièrement documenté par la correspondance qu’ils ont entretenue. Notons que Kepler consacre l’appendice de son Harmonie du monde à l’examen des liens entre son système cosmologique et la philosophie de Fludd : « L’appendice contient une comparaison du présent ouvrage avec le livre III de l’Harmonie de Cl. Ptolémée, en trois livres, et avec les spéculations harmoniques contenues dans l’ouvrage de Robert Fludd, médecin d’Oxford, sur le Macrocosme et le Microcosme. » Kepler est d’accord avec Fludd pour comparer l’harmonie du monde et l’harmonie humaine avec la musique, mais il se fonde sur la physique, et non pas sur la chimie ; il se sert du compas, et non pas des fourneaux et des feux. Ils parlent tous deux de consonance, mais dans un sens différent. Pour finir, comme Fludd s’en tient au système géocentrique, il subit les attaques de Kepler soucieux de bien marquer la différence entre l’usage qu’il fait des mathématiques et la magie cabalistique de

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tend entrer dans la confrérie. On ne sait pas si Fludd était réellement de leur nombre, dans la mesure où les frères s’étaient contentés d’appeler les éventuels adeptes avec qui ils devaient rentrer en contact par télépathie. Or Fludd est pour le moins visible, ce qui inclinerait à penser qu’il n’en était finalement pas ; mais en même temps il semble qu’il les représente sans les trahir. Le débat est ouvert10. Sans compter que l’on conteste même l’existence des Rose-Croix à cette date. Quant aux frères eux-mêmes, leur apparition correspond, sinon à l’entrée de deux étoiles l’une dans le Cygne, l’autre dans le Serpentaire comme le veulent leurs adeptes11, du moins aux troubles de l’Empire dans la période qui précède immédiatement la guerre de Trente ans, après l’abdication de Rodolphe II de Habsbourg ; tous les savants que l’empereur avait rassemblés autour de lui à Prague se sont dispersés, puis se retrouvent plus ou moins à la cour de Frédéric V du Palatinat, ardent calviniste, dans une atmosphère de millénarisme et de rénovation de l’Empire, de retour de l’âge d’or. C’est ici que se situe le voyage de Descartes en Allemagne et son hypothétique initiation. Fludd : il s’agit pour Kepler de rendre l’univers connaissable et non pas incompréhensible. À quoi sert de n’expliquer que les mouvements extérieurs des corps, si Fludd contemple les impulsions externes et vitales qui viennent de la nature elle-même ? L’autre répond : « Je tiens la queue, peut-être, mais je l’ai bien en mains ; vous saisissez la tête mentalement, mais justement j’ai bien peur que ce ne soit qu’en rêve ! »    Ainsi du texte du second placard parisien des frères tel que cité par Baillet dans La Vie de M. Descartes (II, 5) : « S’il prend envie à quelqu’un de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous ; mais si la volonté le porte réellement et de fait de s’inscrire sur le Registre de notre Confraternité, nous qui jugeons des pensées, lui ferons voir la vérité de nos promesses ; tellement, que nous ne mettons point le lieu de notre demeure, puisque les pensées jointes à la volonté réelle du Lecteur, seront capables de nous faire connaître à lui et lui à nous. » 10   Comme il l’est d’une certaine façon pour Descartes. 11   Voir Epistolica exercitatio (Fludd cite le texte intégralement dans sa Clavis) : « Fludd avait été animé de si bons sentiments envers les frères de la Rose-Croix : il a écrit pour eux une apologie, une première, une deuxième et une troisième ; non content de leur vouer des vœux clandestins, il a encore crié ouvertement et à pleine voix Bahal, Bahal ; il a espéré qu’ils l’assisteraient comme des deus ex machina, mais il n’a pu recevoir d’eux absolument aucun profit (en fait, ces hommes si heureux n’ont pas eu le temps de se divertir ainsi). Néanmoins, il a pensé que leur arrivée et le renouvellement qui doit se faire à notre époque grâce à eux étaient d’une telle importance qu’une étoile neuve était née comme jadis pour la naissance du Christ ; ainsi, au moment où les frères allaient descendre, deux étoiles, l’une dans le Cygne, la seconde dans le Serpentaire, sont-elles récemment apparues ».

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En 1623, les Rose-Croix sont à Paris et se manifestent par une série de libelles et de placards dont celui que cite Naudé : « Nous députés du collège des frères de la RC faisons un séjour visible et invisible dans cette ville par la grâce du très haut vers lequel se tourne le cœur du juste. Nous connaissons et enseignons sans livres ni signes tous les langages des pays où nous nous trouvons pour tirer les hommes de l’erreur et de la mort. » Dans ces différents textes, les frères multiplient les révélations, prophéties voire menaces, à tel point qu’une sorte de panique s’empare des Parisiens. Le Mercure français (tome IX, 1623 pp. 371-388) entretient cet effet, au point que Descartes doit se défendre en justifiant ses activités en Bohême au début des années 162012. C’est en 1623, et pour calmer les esprits, que Naudé rédige son Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la RC13, qu’il commence par la citation du texte des placards. Si Naudé fait preuve d’une ironie mordante pour raconter la légende de Christian Rosencreutz et se moquer de la prétention des Frères de la Rose-Croix à réformer le monde, il n’en propose pas moins un exposé de leurs lois et articles (chapitre 4). À cette même date paraît un opuscule bien moins subtil que la réfutation de Naudé, Effroyables pactions faites entre le Diable et les prétendus Invisibles, dont l’auteur, resté anonyme, va jusqu’à imputer aux frères des histoires d’assassinats, d’évocation du diable, de serments infernaux, des scènes de sabbat avec la présence d’Astaroth, etc. C’est aussi en réponse aux placards de 1623 que paraît le livre du Père Garasse, la Doctrine curieuse, où l’auteur stigmatise les pratiques de sorcellerie des frères, qu’ils cachent sous une apparence de piété. Il affirme qu’ils sont dangereux pour l’État et la religion : « Je conclus que ces frères de la fraternité des Roses sont coupables, méchants et condamnés par arrêt en qualité de sorciers et d’une méchante conjuration de faquins préjudiciables à la religion, aux États séculiers et à la doctrine des bonnes mœurs, quoiqu’ils aient en apparence quelque attrait de piété. » 12   La lutte est également violente en Angleterre, Jacques Ier poursuivant les érudits influencés par les croyances hermétiques, comme John Dee, parce qu’il les suspecte de liens avec le protestantisme radical ; le message politico-religieux, millénariste, s’appuie sur des visions apocalyptiques pour invoquer une réforme universelle de la société, de la connaissance et de la religion, afin de revenir à un état de pureté adamique. 13   Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Roze-Croix, Paris, 1623, Gutenberg reprints, Paris, 1979.

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Ce rapide rappel historique permet d’envisager l’inquiétante nécessité de fourbir des arguments contre la Rose-Croix que ressentent à la fois les savants, mais aussi les hommes d’Église, puisque la rénovation de l’Empire était censée se faire en faveur d’un prince protestant. Et c’est sans doute à ces deux titres, philosophe, c’est-à-dire également chercheur de vérité scientifique, et prêtre catholique que Gassendi entreprend de réfuter Fludd ; Gassendi luimême évoque sa double personne, son double engagement dans le monde14 : « Car en qualité de philosophe, je ne dois pas dissimuler d’élément qui aide à élucider les opinions du grand homme que j’interprète ; mais parce que je suis aussi chrétien et théologien, je dois me rappeler ce qui convient à ma double personne ». Car l’apparition de la Rose-Croix se fait aussi, en tout cas pour la France, dans un contexte de chasse aux sorcières ; et c’est à des sorciers pervers et malfaisants que le père Garasse assimile les frères de la Rose-Croix ; ce n’est pas une figure de style sous sa plume, dans une période où les bûchers brûlent facilement. Or, à cette date, Gassendi est connu essentiellement pour ses positions anti-aristotéliciennes, qui le rendent suspect de libertinage aux yeux des catholiques soi-disant orthodoxes. Or, pour Garasse, être illuminé15, c’est être enluminé, c’est-à-dire certes transfiguré mais par le vin ; la croix des roses est d’ailleurs le nom d’un cabaret en Allemagne dont chaque table est surmontée d’une couronne de roses à l’usage des buveurs qui se voient ainsi enjoints de ne rien répéter de ce qu’ils auront pu dire en état d’ivresse. Le parallèle dressé par Garasse entre les libertins et les rosicruciens16, y compris sur le thème de 14   C’est ce qu’il écrit à Campanella, le 2 novembre 1632, mais sur un tout autre sujet, à savoir la légitimité de sa réhabilitation d’Épicure, que l’auteur de l’Atheismus triumphatus conteste. 15   C’est sous le nom d’illuminati que se présentent certains groupements, héritiers des Alumbrados espagnols, que ce soit en France ou en Bavière. Fludd revendique ce nom en raison de sa vision d’un monde défini par l’affrontement de la lumière et des ténèbres. Il louera même Gassendi, qu’il essaye de détacher de Mersenne, de sa passion pour la vérité : « Même si je recommande le talent de mon adversaire qui désire avec tant d’ardeur être illuminé des rayons de toute science et la recherche avec tant d’application, je ne lui envie pas cette bonne tendance, mais je la loue plutôt, dis-je. » 16   Du reste, dans sa lettre à Mersenne du 20 novembre 1628, annexée à l’Epistolica exercitatio, François de la Noue reprend le parallèle : « Pour les frères de la Rose-Croix, il a recours à une interprétation mystique : il n’y a pas de doute qu’il décrive les Libertins dont la moisson est si ample en ce siècle. Et pourtant alors qu’il est personnellement digne de recevoir une volée de coups de la part de Calvin : car l’homme est un loup pour l’homme, et les Libertins se combattent entre eux, à moins que Fludd ne soit en l’occurrence plus irréligieux que Calvin. »

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la débauche, explique sans doute en partie la prudence de Gassendi, qui a déjà été assez ébranlé par la tragédie que suscitent ses Exercitationes, scandaleuses car anti-aristotéliciennes, mais aussi le double engagement de Naudé, qui attaque les Rose-Croix, tout en défendant les « mages »17. Cet amalgame sous la plume du jésuite éclaire ainsi la volonté affichée de Gassendi de porter le débat au niveau de la doctrine, refusant de manière implicite les attaques ad hominem et surtout la calomnie, la simplification, l’insulte gratuite, qui caractérisent avant tout la Doctrine curieuse. Non content de faire en sorte que son auteur ne puisse prêter le flanc à aucun rapprochement avec les frères18, ni du point de vue de la doctrine, ni du point de vue de la méthode (le secret), ni des mœurs (la débauche), l’Epistolica exercitatio hausse son interlocuteur à ce même niveau philosophique, et c’est à ce niveau qu’il le réfutera. Comme dans le cas d’Épicure, Gassendi ne sait que trop que Fludd présente des mœurs irréprochables ; le défaut de sa doctrine n’en paraîtra que plus clairement, mais aussi ses mensonges, impostures et falsifications intellectuelles. Et, comme dans le cas d’Épicure ou dans celui de Copernic, Gassendi se place à la fois sur le terrain de la raison et sur celui de l’orthodoxie catholique. On ne peut lire l’Epistolica exercitatio sans penser qu’il affronte deux adversaires, à la fois Fludd et les épigones de Garasse. C’est en 1623 que commence réellement la querelle entre Mersenne et Fludd, puisqu’à l’occasion de la visite des frères, Mersenne fait paraître un énorme ouvrage contre cette philosophie (Questions sur la Genèse19) qui est à certains égards proche du livre de Garasse ; le Minime y réfute en particulier les théories rosicruciennes dont le philosophe anglais prétend en assumer le double rôle d’interprète et de défenseur ; il le traite de « vil successeur » de 17   Son Apologie pour les grands personnages soupçonnés de magie paraît en 1625, directement dans le contexte du procès de Théophile, mais aussi en réponse à un « un petit livre » qui fait suite à la somme du père Garasse, intitulé, Nouveau jugement de ce qui a été dit et écrit pour et contre le livre de la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps. 18   Fludd lui-même voudra enrôler Gassendi dans son parti (Clavis) : « Je ne doute pas du tout de ce que des ressources meilleures et bien plus profondes ne se cachent dans le coffre de la mémoire de Gassendi ; mais, fort d’une prudence sans doute meilleure que n’est celle de Fludd, il ne veut pas les divulguer au monde jugé trop rustre. Il désire bien publier des choses communes, puisque les choses du monde sourient beaucoup aux hommes du monde ; mais les choses plus secrètes ou plus difficiles, odieuses aux hommes du monde parce qu’elles dépassent leur compréhension, il se les réserve avec sagesse. Si j’avais fait de même depuis le début, les hommes du monde ne me poursuivraient pas aujourd’hui de tant d’injustices. » 19   Quæstiones in Genesim, Paris, 1623.

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Bruno et principal ennemi de la religion chrétienne20. Mersenne sans doute a tort de faire l’amalgame, car on ne peut pas confondre absolument la confrérie des Rose-Croix et la personne de Fludd, qui se montre néanmoins aussi porté que le Minime vers une polémique plus faite d’invectives que d’arguments décisifs. Se sentant attaqué de toutes parts, le médecin anglais contre-attaque en publiant en 1629 deux ouvrages qui ne sont pas dépourvus de violence rhétorique, le Sophiæ cum Moria certamen (Combat de la sagesse et de la Folie)21 et le Summum bonum22, sans du tout se cacher, sinon, pour le second livre, sous un pseudonyme qui ne trompe personne, celui de Joachim Frisius. Les 20

  Avant de se convertir au système copernicien, Mersenne est particulièrement virulent contre Bruno dont il dit qu’il est « un des plus méchants hommes que la terre porta jamais », il est « encore pire que Cardan » alors qu’il place Cardan au tout premier rang des athées, car il a comparé les religions « païennes, juive, mahométane et chrétienne » et affirmé que Dieu avait sans doute des occupations plus importantes que les péripéties de l’humanité. Dès 1625, la Vérité des sciences contre les Septiques ou Pyrrhoniens, dédiée en outre à Gaston d’Orléans, libertin notoire, le montre définitivement rangé du côté des partisans du nouveau système et de la liberté de pensée qu’il stigmatisait apparemment avec une violence remarquable ; il faut dire qu’il rencontre Gassendi en 1624. À partir de là, son engagement est constant et courageux : les Mécaniques reproduisent des pages entières des cours de Galilée sur la chute des corps, tels qu’il les a enseignés en 1597, et des passages non moins considérables du Dialogue ; il met tout en œuvre pour faire traduire le Dialogue de Galilée en français ; il en publie de longs passages dans ses Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques (1634), et même s’il doit aussitôt retirer l’ouvrage de la vente, la dernière question reformulée ressemble à une plaisanterie (Question XLV : Est-il permis d’enseigner dans les Escoles que la Terre est immobile ?). Enfin, en 1635, voici par exemple ce qu’il répond à son tour au sujet de Bruno : « Quant à Jordan, encore qu’il se serve de mauvais fondements, néantmoins il est assés probable que le monde est infini, s’il le peut estre. Car pourquoy voulez-vous qu’une cause infinie n’ait pas un effet infini ? J’ay autresfois eu d’autres démonstrations contre ceci, mais la solution en est aisée. » 21   Sophiæ cum moria certamen, in quo lapis lydius a falso structore Fr. Marino Mersenno…. reprobatus, celeberrima voluminis sui babylonici (in Genesim) figmenta accurate examinat (1629, s.l.). 22   Summum Bonum, quod est verum Magiæ, Cabalæ, Alchymiæ, Fratrum Roseæ Crucis verorum, Veræ subjectum. In dictarum Scientiarum laudem et insignis calumniatoris Fratris Marini Mersenni dedecus publicatum, per Joachimum Frizium (Le souverain Bien ou le vrai sujet de la vraie Magie, de la vraie Cabale, de la vraie Alchimie des vrais Frères de la RoseCroix. Publié pour l’honneur des sciences ci-dessus mentionnées et pour la honte de l’insigne calomniateur qu’est le Frère Marin Mersenne, par Joachim Frizius) (Francfort, 1629). Ce livre est aussi connu pour son frontispice figurant une rose à sept pétales à la tige cruciforme, auréolée de l’adage dat rosa mel apibus, les sept pétales étant les sept planètes et les sept stades de l’œuvre alchimique.

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frères « invisibles » en tout cas ne se montrent guère empressés de défendre leur soi-disant porte-parole. À bout d’arguments et selon sa vocation constante dans la République des lettres, dont il suscite les réflexions et les débats chaque fois qu’il déniche quelques phénomènes ou formule un paradoxe, Mersenne appelle ses amis à la rescousse23. Gassendi commence par se récuser, par modestie ou par ignorance. Il se rend finalement aux raisons de son ami et accepte de répondre à Fludd, à condition de reformuler le débat selon les perspectives qui le préoccupent. Le 2 décembre et le 28 décembre 1628, il demande à Peiresc de lui envoyer les textes de Mersenne contre Fludd, pour qu’il puisse lui rendre le service qu’il lui demande, quoiqu’il n’aime pas ce genre de querelles : « Ce n’est pas là une étude de mon goût, mais il faut complaire à ses amis, et je dois être bien aise de voir sérieusement pour une fois à quoi peuvent aboutir tous les secrets de ces prétendus magiciens, cabalistes, alchimistes, frères de la Rose-Croix et semblables sortes de gens. » Du reste ses amis les plus proches ne sont pas convaincus qu’il doive effectivement rendre ce service à Mersenne, puisque dans une lettre qu’il adresse à Peiresc le 21 mai 1631, Gaultier affirme que Gassendi s’emploie en vain contre Fludd et qu’il a écrit son opuscule « plutôt pour gratifier le P. Mersenne, son bon ami, que pour aucune nécessité qu’il eut de répondre aux fantasques imaginations de ce Fludd, médecin, auquel (comme à tous autres qui se repaissent d’imaginations de si peu de vraisemblance sans aucune démonstration) doit être permis de purger leur cerveau de ces fumées chimiques, théologiques et physiques. » Pour autant, sa réfutation vient de façon bien tardive, après la bataille en quelque sorte. L’interprétation en termes psychologique ne rend pas compte à elle seule de ce retard, non plus que les circonstances matérielles, car il semble qu’il ait dû attendre le retour de Diodati qui se trouve à Francfort à l’automne 1629 où il a acquis le Certamen et le Summum bonum de Fludd, que Gassendi pourra ainsi juger sur pièces et sur texte. L’Epistolica exercitatio qui est le produit de cette analyse témoigne du sérieux avec lequel il lit les textes pour élaborer une réfutation qu’il pense devoir être définitive, à condition que le ton soit celui qui convient entre savants, c’est-à-dire plein de modération24. 23

  François de la Noue et Jean Durel, deux Minimes, aident aussi Mersenne, le premier sous le nom de Flaminius, le second sous celui d’Eusèbe de Saint Just. 24   Fludd ne l’imitera du reste pas, et sa réplique ne se fait guère attendre (Clavis philosophiæ et alchymiæ, Francfort, 1633), démontrant qu’en ce qui le concerne du moins le débat n’était ni clos ni apaisé. Pour autant il loue ce caractère chez Gassendi, dans la Clavis : « Ce

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Le texte se compose de trois parties précédées d’une préface adressée à Mersenne, et il s’achève sur une lettre de La Noue à Mersenne du 20 novembre 1628, après une rapide conclusion. La préface rend compte de l’occasion qui a été donnée à Gassendi de composer sa critique de la philosophie hermétique et cabalistique du médecin anglais. Même si, rationaliste et sceptique comme il est, il semble être tenté par l’envie de retirer toute signification aux sciences occultes et à la tendance de Fludd à appliquer à l’ordre de la nature des affirmations tirées des Écritures, alors qu’il passe toute sa vie à distinguer les deux ordres de raison, Gassendi exprime une certaine réticence, due à la difficulté de la tâche. Il ne veut pas devenir l’arbitre entre deux hommes, quoiqu’ils ne soient pas à pied d’égalité, Mersenne étant, à cause de son orthodoxie, placé beaucoup plus haut que Fludd. Par ailleurs, outre la difficulté de son style, cousu de barbarismes, Fludd ne donne pas ses arguments, et l’ésotérisme qu’il affecte rend ses arguments difficiles à concevoir, et à réfuter, Gassendi étant fort peu versé dans les sciences alchimiques. Enfin, les livres de Fludd sont indubitablement remplis d’insultes à l’égard de Mersenne : mais le Minime n’y est-il pour rien ? Et Gassendi de reprendre avec une malice les différentes injures que Mersenne a déversées sur Fludd. Après cette préface, la première partie examine les principes de la philosophie de Fludd, qui se construit sur un dualisme de la lumière et des ténèbres ; la création est conçue comme une opération alchimique. La lumière est une par son essence, mais trine par ses propriétés. Gassendi expose et réfute la théorie du macrocosme, composé de trois ciels, empyrée, éthéré et élémentaire, reprenant le rôle des Séphiroths, l’âme du monde et les anges ; puis la théorie du microcosme, composé des trois mêmes parties, l’harmonie régnant entre les deux par la similitude, et l’identité profonde des deux cosmos. La seconde partie examine le premier livre de Fludd contre Mersenne, le Combat de Sagesse contre Folie. Il reprend les différents thèmes de sa première partie, selon un ordre différent. La troisième partie s’intéresse à l’autre livre de Fludd contre Mersenne, le Souverain bien. Gassendi définit et distingue, pour mieux les critiquer, la magie, la cabale et l’alchimie : il oppose une bonne et une mauvaise magie. Il achève sa réfutation par un procès contre l’ésotérisme et une série de questions aux frères de que rapporte Mersenne accuse chez Gassendi son arrogance ; mais moi je pense que c’est plutôt Mersenne lui-même qui est proche de ce vice, car je l’ai trouvé en train de mentir et de se fourvoyer d’autres fois en plusieurs occasions, à la différence de Gassendi qui apparaît comme bien plus prudent et modeste, quoique le ton dédaigneux et vantard de Mersenne semble insinuer le soupçon qu’il ressent d’un travers de ce genre. »

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la Rose-Croix. La conclusion est adressée à Mersenne et présente une grande diversité de thèmes. Pour examiner les principes formels de cette critique, je m’appuierai à la fois sur le début de l’Epistolica, où Gassendi définit sa méthode, et sur la lettre qu’il envoie à Naudé le 8 septembre 1634 pour commenter la réponse que Fludd a donnée à l’Epistolica exercitatio25 et qui, constituant du point de vue de Gassendi une sorte de point d’orgue à la querelle, permet de la mettre en perspective. Quant à la composition de son texte, Gassendi affirme suivre un ordre des raisons meilleur que l’inventio de Fludd lui-même, et sans doute ne peuton trouver nulle part d’exposé plus cohérent de la doctrine et de ses implications que chez Gassendi, qui procède au dévoilement de la cabale. Il définit sa méthode d’entrée de jeu : il s’agit de tout lire de Fludd pour trouver les principes qui sont dispersés et trouver son intention, qui est cachée. Gassendi se refuse à se battre comme un gladiateur aux yeux bandés, mais prétend analyser les principes de son adversaire, pour déceler, derrière le monde multiple qu’ils constituent, l’harmonie qui les caractérise. Il décrit le style de Fludd, ses amphibologies et ses allégories permanentes, et présente sa manière d’introduire les Écritures chaque fois qu’il parle de science. Il dénonce sa pratique de la citation, soit qu’il tronque les citations pour en détourner le sens, soit qu’il ne prenne pas tous les textes, mais seulement ceux qui l’arrangent et dans l’ordre qui lui plaît, soit qu’il ne renvoie pas nommément aux auteurs qu’il cite.

25   Clavis Philosophiæ et Alchymiæ Fluddanæ. Sive Rob. Fluddi, ad Epistolam Petri Gassendi Exercitationem Responsum. In quo Inanes Marini Mersenni objectiones, querelæque ipsius iniustæ, immerito in Rob. Fluddum adhibitæ, examinantur atq. auferuntur : severum ac altitonans Francisci Lanovii de Fluddo Judicium refellitur et in nihilum redigitur : Erronea Principiorum Philosophiæ Fluddanæ dedectio, a Petro Gassendo facto, corrigitur, et æquali iustitæ trutina ponderatur : ac denique sex illæ Impietates, quas Mersennus in Fluddum est machinatus, sinceræ veritatis fluctibus abluuntur atque absterguntur / Clef de la Philosophie et de l’Alchimie Fluddiennes, c’est-à-dire Réponse de Rob. Fludd à l’exercice épistolaire de Pierre Gassendi, où sont examinés et anéantis les vaines objections de Marin Mersenne, ses griefs injustifiés produits sans raison contre Rob. Fludd. Où est réfuté et réduit à néant le dur et retentissant jugement de François Lanovius sur Fludd. Où est corrigée et pesée dans l’invariable balance de la justice la caricature vagabonde des principes de la Philosophie Fluddienne faite par Pierre Gassendi. Et enfin où sont lavés et nettoyés par les flots de la sincère vérité ces six sacrilèges machinés par Mersenne contre Fludd (Francfort, 1633).

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Gassendi analyse aussi les reproches que Fludd adresse, à lui et à ses amis, à Mersenne de manier l’insulte au lieu d’argumenter et à lui-même de ne pas vouloir divulguer tout son savoir et de se contenter de livrer des choses communes, parce qu’elles plaisent à tout le monde, alors même qu’il semble connaître les choses secrètes qui, plus difficiles, déplaisent parce qu’elles dépassent la compréhension des gens. Mais, on le verra, Gassendi nie en savoir plus long qu’il n’en dit, et il définit la philosophie comme une recherche de la vérité, c’est à dire qu’il ne possède pas, a priori, un système dogmatique parfaitement articulé, mais qu’il construit, par une série de propositions, d’objections et de réponses aux objections, un système a posteriori qui ne s’appelle pas système, mais Syntagma, renvoyant à l’image d’une armée rangée pour la bataille. Par référence au titre d’un livre de Fludd, la Clef de la philosophie et de l’alchimie de Fludd et par retournement de sens, contre le style de Fludd qui traite l’obscur par le plus obscur, Gassendi présente son Epistolica exercitatio comme la clef de cette philosophie, dont il expose les principes selon les principes d’une claire logique et de manière cohérente. Fludd a beau choisir de ne jamais répondre aux questions qu’on lui pose que par l’amphibologie, comme Protée, ou par l’esquive, comme s’il portait l’anneau de Gygès, Gassendi juge qu’il lui revient d’ordonner cette pensée, de la résumer, de la rendre claire afin qu’on puisse en instruire le procès. Et on verra tout à l’heure comme il parvient, à force de dépouiller les textes de son adversaire de tout l’arsenal de leurs allégories et symboles, à en prouver la faiblesse. L’Epistolica exercitatio se présente donc comme un exposé objectif de la doctrine de Fludd, comportant les références en marge. Je reprends donc brièvement les grands traits de la philosophie de Fludd, tels que commentés par Gassendi. Les différents ouvrages du médecin anglais, et même ceux qui sont antérieurs à l’apparition de la Rose-Croix, tendent tous à la même démonstration, où physique et métaphysique se rejoignent, selon les principes du Timée interprétés dans la tradition de Marsile Ficin. Il s’agit de décrire comment le monde a été engendré par Dieu et comment l’âme du monde, qui a engendré le monde, est issue de Dieu. Le principe de l’âme du monde, déduite de Dieu, permet d’imaginer et de construire la structure du monde « grand et petit », du macrocosme et du microcosme, indéfectiblement liés : l’hermétisme revient à concevoir la réalité comme une unité déclinée en différents étagements. Chez Fludd, la lumière est le principe de tout ; la lux relève de l’agens, qui s’appelle encore morphè (forme, anima mundi), et à cette lumière originelle

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s’opposent les ténèbres (autrement dit le patiens, le materiale principium). Fludd distingue lumière et ténèbres en soi, incréées, de la lumière et des ténèbres tels qu’ils sont dans les choses, créés ; la création est considérée comme une opération alchimique. La lumière est assiégée par les ténèbres, comme la diversité accable l’essence. L’univers et son interprétation se déclinent sur trois modes, le mode archétypique pour la lumière, et les deux modes du macrocosme et du microcosme pour les ténèbres. À ce dualisme s’ajoute une conception ternaire des choses, qui témoigne de l’ambition de Fludd d’intégrer les principes du christianisme : car si la lumière est une par son essence, elle est trine par ses propriétés. Et pour Fludd, dans la trinité, le père est la matière (puissance), le fils est la forme (sagesse), le saint-esprit est médium (la bonté). Le macrocosme s’organise aussi selon une structure ternaire, composé par trois ciels, l’empyrée, le ciel éthéré et le ciel élémentaire ; et de même le microcosme, comme le prouvent les leçons de l’anatomie ; je dirai tout à l’heure l’intérêt de Fludd pour la circulation du sang26. L’opposition entre la lumière et les ténèbres donne le cadre général de la physique et de la morale, le reste s’ordonnant selon ces principes, avec l’adjonction des séphirots, des anges et des anges du mal qui symbolisent les étagements et les correspondances de la réalité d’une part, et l’affrontement actif des deux principes de l’autre. Quant à l’astronomie que Fludd imagine, Gassendi, tout en la jugeant « obscure », la détaille comme inspirée de la genèse et de la création du monde par Dieu (p. 223). Dieu crée les étoiles fixes le deuxième jour, mais les planètes le quatrième. Fludd dénie toute vérité au modèle copernicien, et c’est là une contradiction certaine dans la pensée de l’auteur, que Gassendi ne manque pas de souligner, tant il est vrai que le modèle héliocentrique, tel que conçu par le chanoine polonais, n’est pas sans rapport avec une vision hermétique du monde, où le soleil occupe nécessairement la place centrale, et d’abord pour des raisons ésotériques et magiques (selon un rapport musical, mathématique, pythagoricien). En revanche, Fludd approuve la force magnétique de Gilbert, dont le principe peut passer pour occulte aux yeux de Descartes, qui invente le système des tourbillons en partie parce qu’il refuse absolument l’hypothèse d’une action à distance, incorporelle et non réductible au modèle mécaniste. 26   Du reste, c’est dans l’Epistolica exercitatio que se trouvent exprimés pour la première fois les sentiments de Gassendi sur la circulation du sang et la théorie de Harvey (Opera omnia, III, 238a-240a).

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L’âme et la vie, qui viennent du soleil, sont chaque jour insérées par l’action des rayons de l’astre du jour dans le monde d’ici bas (in hæc inferiora). Fludd adopte par ailleurs pour la création du monde un modèle générationnel, en tant qu’il le conçoit par l’intrication de la Terre (assimilée aux menstrues) et du Soleil (identifié à la force séminale). Selon sa définition de l’homme vu comme un microcosme, entretenant un rapport musical avec le macrocosme et découlant de l’archétype, Fludd affirme qu’il est possible de passer de la condition de mortel à la condition immortelle, grâce au savoir. Et savoir, sapere, c’est étudier l’alchimie, seule science à même de décrire les correspondances entre les éléments et de les transmuer. D’où il s’ensuit que toutes les autres sciences et méthodes s’écartent du sapere et embrassent le desipere, où ne pas savoir revient à s’écarter de la sagesse et être fou. Pour que cet exposé soit un peu plus complet, il convient de signaler que Fludd se place sous la paternité d’Hermès Trismégiste, dont la présence entache définitivement d’erreur, voire d’archaïsme le système de Fludd, dans la mesure où, après qu’on a eu daté les Hermetica de l’époque de Moïse, voire plus tôt encore, Casaubon a apporté en 1614 des arguments décisifs en faveur d’une datation beaucoup plus tardive, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, anéantissant par là les hypothèses des hermétistes. Mais la superbe ignorance de Fludd à l’égard des questions philologiques, qui passionnent en revanche Gassendi, ne défigure pas l’intérêt que Gassendi porte à réfuter ses postulats et la vision du monde, de l’homme et de la philosophie qu’ils induisent. Dans le Syntagma (physique, livre 13, chapitre 3, Des causes d’une vie longue), Gassendi revient sur le système de Fludd et critique son point de vue sur l’immortalité, puisque la pierre philosophale et la pratique alchimique sont censées, pour l’homme, réduire voire anéantir les effets de sa mortalité. Gassendi expose les arguments de Fludd en dix points, de manière extrêmement rigoureuse, et cela afin de mettre en lumière les contradictions du système. La méthode est habile : Fludd revendique la paternité d’une théorie la plus proche possible du christianisme, et Gassendi, sans le dire ouvertement pour éviter les apparences d’une chasse à l’impiété telle qu’elle se rencontre ouvertement chez Mersenne, reconstruit l’évidence de l’impiété. Je résume rapidement la démonstration : dans un premier temps (1), il définit l’âme du monde ; il introduit ensuite (2) l’esprit, qui rentre avec la nourriture et s’en va comme il est venu ; mais (3) seul l’or est capable de retenir cet esprit, en combinaison avec les rayons du soleil ; et (4) c’est la pierre philosophale, élixir de

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vie qui guérit de toutes maladies ; il suffit de maîtriser la pierre philosophale (5). C’est pourquoi (6) l’homme peut devenir comme un ange ; et (7) un tel homme, purifié par cette sorte d’ascèse, à la fois travail intellectuel et magie blanche, a les qualités de la résurrection, c’est-à-dire l’agilité, la subtilité, l’impassibilité et la clarté. La meilleure preuve de cette opération de purification, telle que l’homme se débarrasse des ténèbres que d’aucuns croient attachés par essence à son état de créature, c’est que (8) l’âme du monde est partout. Pour retrouver l’état parfait de lumière, l’état angélique, (9) il suffit de s’y mettre ; et (10) rien ne doit nous surprendre. Gassendi donne à la suite des arguments contre l’immortalité promise par Fludd et décrit dans un texte très poétique la cessation progressive des mouvements biologiques dans un corps, selon la chaleur qui s’en va. Il n’y a bien sûr aucune comparaison avec l’immortalité des bienheureux pour qui l’intervention surnaturelle est avérée et dont il se défend d’évoquer le cas. C’est qu’il existe un terme à la vie, et tous les arts de la médecine sont vains à cet égard. Gassendi clôt son propos par une critique des années climatériques. Résumant la pensée de Fludd, sans rien omettre mais en la réduisant à ses grandes lignes, Gassendi ne se contente pas de décrire un système. Il simplifie pour arriver à l’essentiel, d’entrée de jeu et avant même de mettre en évidence l’angle d’attaque de sa critique, qui sera davantage axée sur des impossibilités d’ordre scientifique, montrant par exemple à quel point l’action de la pierre philosophale est à la fois incompatible avec la nature de l’homme et en contradiction avec les choses de la nature. Car ce dont il s’agit, pour Gassendi réfutant Fludd, c’est de mettre à plat les principes de l’hermétisme et de critiquer l’occultisme dont je donnerai ici une première définition. S’il est vrai que le propre de l’hermétisme est de relier les différents étagements de la réalité, la vertu occulte est la vertu secrète de chaque chose, la force occulte résidant dans la liaison de tout avec tout ; l’occultisme exige de faire remonter les choses à leurs causes supposées, dont les images organisent les images subsidiaires. Le débat dépasse donc largement Fludd. Aussi élargirai-je la problématique aux différents tenants de l’occultisme, puisque après tout, Fludd est un auteur syncrétique et que Naudé propose une liste d’auteurs27 dont les affirmations en faveur de toute forme de magie 27   Liste de Naudé : Dee, Trithème, Francesco Giorgi, François de Candaule, Tyard, Bruno, Lulle, Paracelse. Fludd fait en effet preuve d’un éclectisme remarquable, en tant qu’il lie par exemple les séphirots, les dix sphères célestes et les neuf hiérarchies angéliques du PseudoDenys, qui se trouvent le plus souvent séparés.

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naturelle seraient erronées soit parce qu’insoutenables au plan philosophique, soit parce que non susceptibles d’être scientifiquement prouvées. L’hostilité de Mersenne et de ses amis contre Fludd et les partisans des conceptions renaissantes ne va pas de soi. Les amitiés entre les personnes (Gassendi et Van Helmont, Gassendi et Gaffarel, etc.) ne signifient pas une adhésion à telle ou telle doctrine, et je n’énumérerai pas tous les correspondants ou amis à titres divers de l’un ou de l’autre dont les sympathies sont allées soit à la cabale, soit à l’astrologie, soit l’alchimie ; Gassendi lui-même avoue au détour d’une phrase qu’il a lui-même commencé par s’adonner à des pratiques ésotériques28. Le contraire serait étonnant, de la part d’un jeune homme curieux tel qu’on peut se le représenter, qui sort des sentiers battus de la scolastique et fréquente, notamment avec Peiresc, les esprits les plus avides de nouveaux savoirs, tel Peiresc qui publie un livre de Ragusio Giorgio, astrologue, chiromancien, géomancien, cabaliste, magicien, ou encore Kircher et ses travaux sur Babel ou les hiéroglyphes. Il serait facile, et sans doute fastidieux, de relever dans leurs œuvres des points où les théories ésotériques de Paracelse, Pic de La Mirandole, Marsile Ficin, d’Albert le Grand, etc. les attirent, à commencer par l’insatiable curiosité dont Mersenne fait preuve à l’endroit de tous les phénomènes étranges et auxquels il accorde une croyance qui peut nous paraître exagérée : veaux à deux têtes, branches de cerisier sortant du nombril d’un individu, etc. Dans les Questions sur la genèse, il propose aussi des développements proches de la cabale chrétienne. Il semble à première vue qu’il existe de nombreux points d’accord entre les deux parties, à commencer bien évidemment par la lutte commune qu’ils mènent contre l’aristotélisme scolastique et la théorie du syllogisme. En réalité, à cet égard, Fludd devrait être un allié, comme il critique la logique de l’école, et les arguments qu’il donne sont apparemment les mêmes que ceux de Gassendi. La logique telle que présentée par Aristote, qui opère un glissement des mots aux notions, pose problème pour ce qui est de la connaissance et de la découverte scientifiques. Le syllogisme, proposition formée de mots renvoyant à des notions plus ou moins réelles, tirées des faits par abstrac28   Par exemple dans sa lettre à Morin de septembre 1649 (la cinquième pièce du Recueil de lettres des sieurs Morin, de la Roche, de Neuré et Gassendi, en suite de l’apologie du sieur Gassendi touchant la question De motu impresso a motore translato, où par occasion il est traité de l’astrologie judiciaire, 1650), Gassendi avoue cependant qu’il a été « en sa jeunesse assez sot et assez faible pour […] ajouter quelque foi » à l’astrologie et demande « pardon à Dieu de n’avoir perdu que trop de temps » à cette étude.

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tion, constitue un système clos, parfait en soi, mais qui parle de lui-même plus qu’il ne parle des choses et qui, faute de pouvoir prendre en compte les résultats des expériences sensibles ou les données de l’observation, préfère les nier. Et c’est ainsi, dans le domaine de l’astronomie qui est le fer de lance de Gassendi, admirateur s’il en est de Galilée, que les savants adeptes du système de Ptolémée multiplient les fictions de leur esprit29. Car la scolastique est livresque, essentiellement formelle, et méprise presque le contenu, donné par l’expérience et l’observation. Pour autant, Gassendi et les occultistes ne sont qu’apparemment d’accord dans leur critique de la logique héritée d’Aristote ; sans doute s’accordentils pour revendiquer la part de l’expérience et critiquer le syllogisme, mais les mobiles, quand on les examine, s’opposent. En fait ils ne s’entendent pas sur la définition de l’expérience ni sur la théorie de la connaissance. Un certain scepticisme les différencie. Les occultistes préfèrent l’illumination divine à la méthode. Ils reprochent à la cause formelle d’Aristote d’être externe, alors que la vraie forme efficiente est interne et essentielle à la nature. Mais chez Gassendi, le syllogisme est stérile dans ses prétentions scientifiques. Il est clair qu’il ne saurait permettre de découvrir quelque chose de nouveau, même si en revanche il est tout à fait idoine pour exposer une découverte. La connaissance ne s’acquiert pas par syllogisme ; car qui cherche la science par syllogisme connaît déjà ce qu’il cherche. Soit la conclusion du syllogisme appartient aux prémisses (et c’est un argument circulaire), soit aucune conclusion ne se produit, car on ne sait pas si les prémisses sont vraies. Qui plus est, Gassendi ne croit pas que l’homme puisse connaître la vérité même des choses, alors que Fludd affirme la possibilité pour l’homme d’accéder à une connaissance pleine et entière, c’est-à-dire la connaissance divine. La critique du syllogisme s’accompagne, chez Gassendi comme chez Fludd, de l’exigence d’une théorie de l’expérimentation et de l’observation, nécessaires à la construction du savoir. Il est clair que Fludd et Gassendi exaltent la science et font de la recherche de la vérité scientifique une nécessité, mais sans doute l’exaltation de la science est-elle dans l’air du temps. Les distinctions sont d’autant plus importantes. Pour les partisans de l’hermétisme, et dans une optique de magie blanche, il faut connaître pour agir, dans le but 29   Gassendi écrit à Mersenne le 13 décembre 1635 : « S’agissant de la science des choses célestes, ils ont l’habitude de poser de pareille manière des hypothèses telles qu’ils n’affirment pas que les concentriques, les épicycles, les déférents, les équants et ce genre de choses sont comme ils les posent. »

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de transmuer les éléments ; il faut en fait connaître pour sortir de la condition humaine et accéder au savoir divin. La connaissance du ciel et de ses formes ouvertes et occultes conduit à la maîtrise des techniques ; cette maîtrise passe très directement par l’utilisation des formules et des talismans, ou par la pratique de la cabale. Il est important de noter que sur ce point l’occultisme est un rationalisme, qui assigne des effets à des causes ; il se fonde sur la répétition des mêmes effets à la suite des mêmes causes pour fonder son ambition de dominer le monde30. Chez Gassendi, l’éloge du travail scientifique procède de différentes sources, et l’inspiration épicurienne complétera la série de ses motivations, apparemment contradictoires et en réalité complémentaires. On ne trouve pas chez lui de revendication à la maîtrise du monde, et il fait naître, selon la tradition antique, la philosophie de l’étonnement, celui que des hommes ressentent devant les phénomènes de la nature et qui crée en eux une avidité à les expliquer. Chez Gassendi, une telle curiosité est aussi facteur de plaisir : l’homme est un être curieux, et ce n’est pas un défaut, tant que la curiosité n’est pas perverse, c’est-à-dire qu’elle ne nuit pas, qu’elle n’est pas moralement condamnable31. Et elle ne saurait l’être en l’occurrence, puisque aussi bien connaître, c’est apprendre à reconnaître et admirer en Dieu l’auteur de toutes choses. Un second mobile, personnel celui-là, s’ajoute, celui de l’amour profond de Gassendi pour la science, qui lui inspire des déclarations vibrantes. Quant au mobile épicurien, dont les fondements se trouvent dans la morale, à savoir qu’il faut comprendre les phénomènes pour supprimer la terreur, bien naturelle tant que les causes des choses restent cachées, Gassendi y adhère apparemment pour des raisons intellectuelles, mais il ne s’inquiète pas d’une tératologie, fort de sa foi chrétienne et de sa confiance dans la bonté de Dieu,   Il y a bien sûr des différences entre l’injonction de Descartes, qui pose dans la Sixième méditation la nécessité de découvrir les lois du monde physique, pour en devenir le maître, et les pratiques des mages renaissants et de leurs épigones, en tant que ces derniers imaginent une domination immédiate et directe. 31   Il l’exprime en termes épicuriens, quand il réfute l’accusation souvent formulée contre le fondateur du Jardin d’avoir haï les « sciences libérales : « Je note, écrit-il à Louis de Valois le 24 janvier 1642, qu’il y a lieu en général de les estimer libérales, c’est-à-dire dignes d’un homme libre et noble, mais qu’il s’est cependant introduit dans chacune bien des éléments qui sont trop vains, trop inutiles, trop épineux et trop pernicieux pour que le sage doive s’y intéresser : Épicure lui-même ne les a pas répudiées en général, mais seulement dans la mesure où elles sont vaines, inutiles, épineuses et pernicieuses », c’est-à-dire remplies des subtilités des dialecticiens. 30

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comme si l’effroi finalement ne trouvait pas sa place dans l’univers d’après la Révélation32 : il expliquera les phénomènes en termes naturalistes. Aussi l’exigence d’une philosophie chrétienne semble-t-elle encore réunir à la fois Fludd et Gassendi. En effet, Gassendi est connu pour avoir christianisé Épicure dont il fait un homme à qui il n’a manqué, pour être chrétien, de même que cela a manqué à Platon et à Aristote aux yeux des pères de l’Église, que la Révélation. Gassendi, après Érasme, revendique une philosophie chrétienne, dans laquelle s’intégreraient en parfaite harmonie les divisions de la philosophie antique, physique, canonique et logique. Contre Campanella, qui l’accuse d’impiété et de vouloir saborder les dogmes chrétiens et leur nécessité, Gassendi se défend : il ne prend, chez Épicure, que ce qui s’accorde avec la vérité chrétienne et la développe, la prouve en quelque manière, et pour ce qui est de la science, il sélectionne très précisément ce qui n’entre pas en contradiction avec la foi. Il rejette notamment l’hypothèse de la pluralité des mondes ou de l’infinité du nombre des formes des atomes. Gassendi structure l’atomisme dans un monde créé par Dieu, dont il n’exclut même pas les anges ; et aux deux éléments d’Épicure, les atomes et le vide, il ajoute un troisième, la substance angélique dont il fait l’âme de l’homme. Chez Fludd, aucun doute n’est non plus permis : tout son système tend à unifier l’ordre du monde selon les principes de la religion, et c’est ainsi qu’il suit, au pied de la lettre, sans se soucier de la typologie des lectures inspirées de saint Augustin, l’ordre de la Genèse pour la création de l’univers. Il s’insurge contre l’idée, considérée comme impie, que les savants de l’antiquité païenne, des reprobi, puissent avoir eu une connaissance du monde plus exacte que les chrétiens, eux-mêmes légataires des docteurs juifs et des auteurs de l’Ancien Testament. Paradoxalement, l’instauration d’un ordre philosophique et scientifique chrétien, centré sur la Création et la Révélation, induit un retour en 32

  Gassendi n’en conserve pas moins la terreur dans le domaine moral. Il écrit à Valois le 29 avril 1644 : « C’est bien le fait de la divine Providence que la plupart des hommes qui ne sont pas bons en toutes choses peuvent jouir de beaucoup d’événements heureux, comme s’il fallait les mettre en balance avec les actions qui peuvent sembler provenir de la vertu ; mais quoique les événements que tu indiques appartiennent aussi à la Providence divine, je les interprète moi-même autrement : je ne t’engage pas à déposer la crainte sur laquelle s’appuie comme sur un étai la perfection de la religion chrétienne (car nous avons l’ordre de nous démener avec crainte et tremblement, et nous devons nous reconnaître comme des esclaves inutiles même si nous croyons en conscience n’avoir rien négligé). »

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arrière vers le néoplatonisme et Pythagore : en fait, au-delà de l’erreur historique dénoncée par Casaubon, la véracité des thèses néoplatoniciennes de la Renaissance se fonde sur la figure d’un Hermès Trismégiste principiel. Notons d’ailleurs que, dans son énumération par ailleurs exhaustive des philosophes antiques33, le nom du Trismégiste ne figure pas, alors même qu’il cite Zoroastre et Vulcain chez les païens, et Abraham chez les Juifs. Du point de vue de la religion cependant, Gassendi et Fludd s’opposent, et non pas seulement parce que l’un est catholique et l’autre protestant, 33  Y compris les Bardes bretons ! Voir la lettre à Valois du 21 février 1642 : « Je suis amené à citer ici brièvement ceux qui ont jadis eux-mêmes honoré la philosophie, comme nous le savons, dans des nations variées en dehors de la Grèce. C’est ainsi que les Gymnosophistes furent célèbres dans l’extrême Inde et les principaux parmi eux sont ceux qui furent appelés Brachmanes ; car il y en eut d’autres encore appelés Sarmanes, comme le rapporte l’Alexandrin, Garmanes selon Strabon et chez eux-mêmes Hylobes, c’est-à-dire ceux qui passent leur vie dans les forêts. Je laisse de côté les Pramnas puisqu’ils furent comme des Sophistes au milieu des Gymnosophistes. Chez les Perses, furent ensuite célèbres les Mages dont le premier est Zoroastre, et chez les Babyloniens et les Assyriens les Chaldéens, même si Cicéron et d’autres pensent que le nom des Chaldéens n’est pas le nom d’un art mais celui d’un clan, peut-être parce que, comme le tient Diodore, la philosophie était le propre de quelques familles et s’acquérait par tradition. Il y eut chez les Juifs les Pharisiens, les Sadducéens et les Esséens ou Esséniens ; Pline et Porphyre les recommandent en dernier. Chez les Égyptiens quant à eux, les Prêtres furent très célèbres : ils reçurent la visite non seulement de Démocrite, mais aussi de Platon, de Thalès, de Solon et de Pythagore (c’est pour pouvoir connaître leurs mystères que, d’après Porphyre, il subit même la circoncision) et de la plupart des autres. Saint Jérôme mentionne en Éthiopie les Gymnosophistes quand il écrit qu’Apollonios y est allé : et ne t’étonne pas, Lucien fait d’eux une lignée des Indiens. Saint Augustin mentionne en Mauritanie les Atlantiques, c’est-à-dire les Libyens, disciples d’Atlas et d’Hercule : ils furent les premiers à avoir philosophé dans cette région, et surtout à propos des phénomènes célestes. C’est à cause de leur compétence dans ce domaine et à cause de leur invention de la sphère qu’on a dit d’eux qu’ils soutenaient le ciel. Le même saint Père mentionne les Philosophes d’Espagne, mais nous n’avons pas retrouvé de qui il s’agissait. Je n’ai maintenant rien à ajouter sur les Druides de chez nous ; on trouve sur eux tant de témoignages chez César et chez d’autres. J’observe seulement qu’après être venus de Bretagne, ils semblent avoir succédé à ceux que Diodore appelle « saronides », et Strabon devins ; et avant eux il y avait, encore plus anciens, ceux que Diogène Laërce appelle Semnothées ou Sannothées. Je n’ajoute rien en plus sur les poètes gaulois, les Bardes, que mentionnent non seulement Strabon et d’autres, mais Lucain également. […] Il y eut encore en Italie les Tyrrhéniens, c’est-à-dire les Étrusques : les Femmes sacrées en Germanie, et au-delà les Gètes, les Scythes et les Hyperboréens : on ne possède presque que leur nom chez les auteurs que j’ai cités, l’Alexandrin et Augustin. Il faut attribuer aux Grecs eux-mêmes l’idée que Zalmoxis le Gète et Anacharsis le Scythe furent philosophes, comme il faut également leur attribuer ce que Lucien écrit des Thraces Orphée et Eumolpe. »

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comme le millénarisme concerne à cette époque les milieux calvinistes plus que l’Église de France, en partie à cause de la guerre contre l’Espagne où cette interprétation est particulièrement utilisée à des fins politiques. Les désaccords portent, d’un point de vue théologique, sur les sacrements et l’eucharistie, sur le rôle de la Vierge ou les fonctions et attributions du Pape34, le culte des images encore, mais il semble qu’au-delà des querelles habituelles, ce soit la conception de Dieu et la signification de la Création qui diffèrent du tout au tout chez les deux auteurs. Au terme de cette première série d’analyses, il apparaît que même là où Gassendi et Fludd devraient s’entendre, parce qu’ils ont des ennemis communs, à savoir essentiellement les partisans de la scolastique, et parce qu’ils partagent le même sentiment sur la nécessité de refonder les sciences, des divergences graves apparaissent dans leurs doctrines, et surtout dans la manière de construire la science, et partant la philosophie. Ces divergences gagnent l’ensemble du champ de la pensée, depuis le langage et la pratique de la recherche jusqu’aux modèles d’exposition adéquats. Car il convient de distinguer la théosophie de la philosophie, et Gassendi est d’autant plus précieux à cet égard qu’il affirme, parallèlement à l’impossibilité pour l’homme d’atteindre la vérité, la nécessité ontologique de la rechercher, et cela sans l’obscurcir de conceptions a priori et sans masquer son ignorance sous les séductions fallacieuses de la métaphore. S’il fallait repérer et analyser les points de convergence pour nuancer la présentation des artisans d’une refondation de la science (car il est clair que la découverte du nouveau cosmos et la remise en cause du système aristotélicien se fonde sur une interprétation des thèmes pythagoriciens et platoniciens, sur l’invention de la cabale et l’exigence d’une mathématisation du monde), alors même que l’exigence de rationalité est à l’œuvre de part et d’autre, comme critère d’une maîtrise possible du monde, les points de conflit entre les deux pensées apparaissent nettement, se concentrant avant tout autour du maniement du symbole et de la métaphore, à la fois au niveau de la construction d’un système et pour ce qui est de l’emploi des mots et de l’enseignement 34   Fludd écrit dans la Clavis : « À l’inverse de l’invocation de Gassendi, qui est papistique, mon invocation ne s’adresse pas aux mortels, fussent-ils saints, par l’intermédiaire d’images peintes et sculptées ou fabriquées dans de la pierre ou du bois : elle s’adresse au Dieu vivant lui-même. Lui, il fléchit les genoux devant les saints en présence d’idoles que les mortels ont sculptées et couvertes d’or, et il crie Bahal, Bahal ; il doit lui-même croire à l’hostie et au vin, c’est-à-dire à sa messe fictive »

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des notions. Car Gassendi enracine sa critique contre Fludd dans les choix formels qu’il fait, du point de vue du vocabulaire et de l’exposition des idées. Non content de lui reprocher la malhonnêteté dans l’emploi des citations, la pratique de l’insulte, il s’en prend à son refus d’adopter un ordre clair et logique. Pour analyser les critiques formelles que Gassendi fait à Fludd, et qui ont une grande importance, je m’appuierai sur la lettre qu’il écrit à Naudé en septembre 1634 et où il critique son adversaire qui avance caché : non seulement il n’assume pas tout ce qu’il écrit, puisqu’il prend ce pseudonyme de Joachim Frisius35, mais plus généralement il se rend insaisissable comme Protée, selon d’ailleurs la technique propre aux frères de la Rose-Croix, si tant est qu’ils existent. Fludd cache les mauvais auteurs qu’il emploie pour sa défense derrière les bons auteurs, il mélange subtilement les Écritures et les textes des cabalistes de manière à brouiller les pistes et à confondre l’esprit des lecteurs. Il développe les détails insignifiants pour mieux laisser tomber ceux dont l’importance est capitale, feignant ainsi de répondre aux questions qu’on lui pose alors qu’il les esquive en réalité. Par ailleurs, il multiplie les ouvrages contre Mersenne, alors qu’il lui aurait suffi, et c’eût même été préférable à tous égards, de grouper toutes ses objections en un seul opuscule. Tend encore à la pratique de la dissimulation le fait qu’il préfère les invectives et insultes à une réfutation bien pesée des thèses qu’il veut réfuter chez son adversaire. Tout cela revient à ne jamais combattre directement, mais à détourner sans cesse le débat en le réduisant à des querelles de personnes. Les choix formels de Fludd renvoient tous autant qu’ils sont à une pratique occulte de l’exposé philosophique, tel qu’il jette de la « poudre aux yeux »36 et tend à éblouir par la profusion et la richesse de son érudition, mais c’est un cache-misère pour Gassendi qui consacre sa lettre à Mersenne à réduire la doctrine en question à ses grandes lignes. Ce détour par l’analyse formelle révèle les exigences de Gassendi quant au discours philosophique, qui doit être intelligible pour un public de bonne volonté, faire abstraction des questions de personne et enfin présenter ses 35   Dans sa lettre préface, Gassendi émet l’hypothèse qu’il entend de la sorte abuser les savants en donnant l’impression qu’il n’est pas seul dans la polémique, mais que d’autres auteurs viennent à sa rescousse dans sa polémique contre Mersenne et de La Noue. 36  On trouve l’expression dans la lettre de François de la Noue, annexée à l’Epistolica exercitatio : « Ou bien il [Fludd] répand des bagatelles et s’empresse de jeter de la poudre aux yeux en créant de nouvelles expressions. »

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propres conditions de possibilité. Quant au contenu de la pensée de Fludd, Gassendi revient sur son illuminisme dogmatique contre lequel il donne des arguments. L’ensemble de ses objections rappelle celles qu’il formule contre le baron Herbert de Cherbury à qui il écrit en avril 1634 pour réfuter son ouvrage De Veritate37, en rappelant qu’ontologiquement l’intellect de l’homme, loin d’avoir l’instinct naturel du vrai, est enseveli dans les ténèbres, caligo, les ténèbres étant la lumière elle-même vue par l’homme. Cette lettre complète et éclaire utilement la querelle contre Fludd et son dogmatisme, contre son optimisme encore. Contre le baron anglais qui affirme que la méthode qu’il prône, la zététique, lumière naturelle, peut permettre à l’homme de percevoir immédiatement et comme par illumination rationnelle la vérité des choses et de Dieu, Gassendi estime que nos facultés ne peuvent connaître intimement la quiddité des choses. Gassendi ne croit pas au « consentement universel » critère unique pour reconnaître la vérité ; il n’est pas vrai qu’il suffise de supprimer les facteurs d’erreur pour détenir ipso facto la vérité. Bien sûr la lumière naturelle, théorisée par Cherbury et réinterprétée par Descartes, ne peut en aucun cas être assimilée, ni dans sa méthode, ni dans ses principes, ni pour son résultat, à la théosophie de Fludd, mais la critique qu’en fait Gassendi nous en apprend davantage sur sa position eu égard aux ténèbres : la caligo de l’esprit humain est ontologique, l’intuition ou l’évidence n’ont aucune puissance pour la dissiper ; la caligo n’est pas un principe constitutif de l’univers, force du mal par opposition à la lumière, mais la marque de l’intelligence humaine qui se contentera donc plus justement des apparences. Chez les théosophes, la valorisation de l’expérience ne va pas sans l’illuminisme, qui voit des réalités suprasensibles derrière les réalités sensibles. Aussi la Révélation se substitue-t-elle à la logique, Dieu étant père de la lumière. Mais pour Gassendi, qui est nominaliste, les réalités n’existent pas au ciel des idées, mais seulement en tant que tirées des réalités d’ici bas, ou abstraites, c’est-à-dire construites. C’est donc du scepticisme qu’il a lu chez Sextus Empiricus (une édition paraît en 1621, et il semble qu’il l’ait lu dès cette date) qu’il fait usage contre l’occultisme. Le philosophe sceptique apparaît d’ailleurs chez Mersenne dans la Vérité des sciences (1625), aux côtés d’un alchimiste et d’un philosophe chrétien ; et s’il n’est pas représenté sous les traits les plus favorables, c’est pourtant lui 37   Si Gassendi n’envoie jamais sa lettre Sur la vérité à Cherbury, en revanche, elle figure dans le tome III des Opera omnia (pp. 411-419), au demeurant incomplète, quelques feuilles de l’original ayant été perdues.

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qui donne les arguments les plus décisifs contre les doctrines hermétiques. Gassendi manifeste donc un certain scepticisme, fondé sur l’évidence des dix modes de différenciations de la perception pure pour détruire l’idée d’un monde au-delà des apparences. Le recours au scepticisme caractérise encore son intransigeance quant à la différence entre le vraisemblable, seul accessible à l’entendement humain, et la vérité, qui lui reste à jamais inconnaissable. Sans doute Gassendi ne s’en tient-il pas à la position sceptique, puisqu’il découvre dans le système épicurien une philosophie dogmatique, c’est-à-dire la possibilité d’accueillir les arguments sceptiques comme conditions préalables pour mieux les dépasser ensuite, en ce qu’il met au point une logique emportant des critères de la vérité. La théosophie, avec le recours aux pratiques cabalistiques, est une forme de cratylisme qui pose l’identité du mot et de la chose ; l’occultisme est quelque chose qui porte sur la question du nom et de la chose. Or Gassendi est hostile à Cratyle, et il pose avec Épicure une origine conventionnelle du langage, en fonction de son usage purement utilitaire. Il prend soin de distinguer le langage et la réalité : face à l’erreur de la logique, considérée et critiquée comme pure abstraction, l’erreur n’est pas moindre de manipuler le langage comme s’il pouvait décrire la réalité ; et contre la force performative des mots, les spéculations sur les langues naturelles et la tour de Babel, en quête d’une langue non fortuite38, Gassendi appelle au recours à l’expérience, préférant altérer le langage plutôt que modifier les choses. La question de la cabale et de sa critique sont complexes, dans la mesure où c’est Pic de la Mirandole, qui est à de nombreux égards un maître pour Gassendi, qui en développe la théorie et tâche d’en justifier les postulats, notamment en christianisant ce qui était auparavant une pratique essentiellement juive, proposant des spéculations fondées sur la combinaison des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu : prenons pour exemple l’incarnation : le tétragramme Havé est ineffable, marquant le Dieu de l’Ancien Testament, mais le pentagramme Jésus, effable, désigne, par l’adjonction d’une lettre qui le rend prononçable, la preuve de l’incarnation. La cabale chrétienne propose ainsi l’accès au divin par l’exégèse des textes sacrés, se manifestant à la fois comme un art sacré et comme un jeu linguistique ; mais l’hypothèse fondatrice de la

  Voir Arno Borst, Der Turmbau von Babel, Geschichte der Meinungen über Ursprung und Vielfalt der Sprachen und Völker (Stuttgart, 1957-63). 38

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cabale chrétienne est que le judaïsme ésotérique contient tous les mystères du christianisme. C’est pourquoi chez Gassendi, la théorie de la langue conventionnelle empruntée à Épicure est d’une grande importance, de même qu’il faut prendre très au sérieux la place qu’il réserve à Thalès dans la constellation des philosophes, dont il est le premier, non parce qu’il a, le premier, regardé les étoiles et cherché à comprendre leur mouvement, mais parce qu’il a le premier fait l’effort d’exposer en des termes clairs, c’est-à-dire en prose et prosaïquement, les découvertes scientifiques faites par lui ou par ses prédécesseurs. Gassendi revendique l’emploi d’une langue et d’une méthode évidentes, fondées sur la saphénéia (évidence chez Épicure), contre l’usage des fables, des poèmes, des symboles et des énigmes. Gassendi reproche encore à Fludd et aux partisans des doctrines ésotériques le choix arbitraire et finalement subjectif de leurs symbolismes. Les systèmes de symboles, qu’ils soient fondés sur la métaphore musicale, numérologique, astrologique, sont variables d’une personne à l’autre, interchangeables ; et ce mode d’explication est inopérant ; car, au lieu de décrire le fonctionnement des choses et de présenter les choses pour ce qu’elles sont39, il les compare à d’autres, à l’infini. Prenons l’exemple de la numérologie : Fludd, suivant en cela le Timée combiné à un modèle alchimique, définit l’univers comme l’agrégat des deux premiers cubes, un pair l’autre impair. L’analogie est sans doute saisissante, susceptible d’ouvrir des perspectives de travail pour la pensée, par l’invention de procédures appropriées pour vérifier ou infirmer telle ou telle hypothèse, mais en tant que telle ne saurait suffire à expliquer l’organisation cosmologique. En tout état de cause elle ne vaut que comme analogie, et jamais comme décrivant les choses elles-mêmes. Partant, Gassendi n’adhère pas à une vision du monde fondée sur la mathématique, et il est assez singulier en cela, dans le groupe des fondateurs de la nouvelle science qui postule essentiellement la lecture et l’interprétation mathématiques des phénomènes40. Finalement, le recours à la métaphore destinée à rendre compte de l’univers a pour tort principal le fait qu’il est arbitraire et dépend entièrement 39   Rappelons que Gassendi ne pense pas que l’intellect humain puisse jamais décrire dans ses moindres rouages le fonctionnement de l’univers, dans la mesure où l’on ne peut connaître parfaitement, sous ses moindres aspects, que ce que l’on a soi-même construit, de telle sorte que la connaissance de l’univers est réservée exclusivement à son créateur. 40   C’est à l’occasion de la polémique sur la divisibilité du point, autrement dit le problème de Poysson, en 1636, que Gassendi a l’occasion de préciser sa pensée à cet égard. Voir, B. Rochot,

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d’une formulation, comme un jeu de mots. Et Gassendi pose comme principe pédagogique fondamental que tout ce qui est transmis comme connaissance doit pouvoir être assimilé par celui qui l’apprend, selon un principe proche de l’innutrition de Montaigne, de telle sorte qu’on puisse le reformuler de ses propres mots. Cette pratique dévoyée du langage renvoie à une conception particulière du public, que Gassendi condamne. Comme on le voit à de multiples reprises dans ses lettres, il prône le recours à une langue simple et dépourvue de jargon, une langue que le simple paysan puisse comprendre41. La pratique de la métaphore induit un certain élitisme, où le maître seul détient la totalité d’un savoir qu’il délivre par fragments, dans ce que l’on a l’habitude d’appeler une initiation. Le goût de Gassendi pour les échanges épistolaires témoigne, mieux que toutes les autres déclarations, de sa conception de la recherche de la vérité comme mise en commun et élaboration dialectique, par série d’approximations, corrections, rectifications, loin que le philosophe soit celui qui posséderait d’emblée un savoir systématique. Gassendi s’insère parfaitement bien dans les réseaux épistolaires de son époque, à la fois parce qu’il a une conception épicurienne de l’amitié fondée sur l’utilité, dont relève l’échange des données scientifiques, mais encore parce qu’il ressent le besoin de faire circuler ses hypothèses de manière à les vérifier, ou les infirmer, grâce aux remarques de ses amis. C’est qu’il ne se représente pas le philosophe sous les traits d’un maître à penser, comme Pythagore vu par ses disciples, ou les mages de la Renaissance par leurs adeptes : il est remarquable que, pour décrire leur méthode d’enseignement, il emploie la formule appliquée d’ordinaire à Pythagore, « le maître a dit ». Outre l’ensemble de ces oppositions d’ordre méthodologique, Gassendi stigmatise chez son adversaire son erreur du point de vue de la cosmologie. Il suffit que Fludd se trompe et choisisse le camp du géocentrisme contre celui de Galilée pour que, du même coup, l’ensemble de sa théorie s’écroule. Un système qui revendique la perfection est nécessairement caduc, puisque « Une discussion théorique au temps de Mersenne : le problème de Poysson », Revue d’histoire des sciences, tome II, 1948. 41   Il prend pour preuve le Ménon, où l’esclave, dépourvu de vocabulaire et de connaissance scientifiques, parvient à redémontrer une vérité géométrique (lettre à Reneri du 2 septembre 1630) ; ou il mentionne encore Éléazar Féronce, le jardinier du château de Vizille, qui s’est formé à l’observation astronomique, et pour qui la trigonométrie est sans mystère (lettre à Blaeu du 1er octobre 1632).

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l’homme ne peut atteindre que la vraisemblance. Cette erreur de la théosophie la condamne et anéantit sa lecture des écritures saintes telle qu’appliquée aux choses naturelles ; aussi convient-il de réintroduire une vision plus nuancée de la Bible, et de remettre en vigueur la théorie des cinq sens (littéral, moral, tropologique, allégorique, anagogique), sans que le sens mystique et de révélation propre à l’écriture puisse se confondre avec les principes alchimiques. En fait, le siècle de Gassendi, avec Bacon et Galilée entre autres, fait définitivement le départ entre les vérités révélées et les vérités scientifiques, en inventant la métaphore des deux livres, livre des livres c’est-à-dire la bible, et livre de la nature. Cette métaphore ne se lit pas ici littéralement, comme Gassendi le développe dans son discours inaugural au Collège royal, mais elle désigne la double personne qui existe en chacun, la personne intellectuelle et la personne spirituelle, à ne jamais confondre. L’idée que l’homme peut être l’interprète de la nature, comme il est l’exégète des écritures, dans le sens qu’il existe deux livres aux principes interprétatifs différents et qui se retrouve à la fois chez Bacon, chez Galilée, chez le Kepler du Mysterium cosmographicum, sert à affranchir la sphère scientifique du pouvoir de l’Église. Je voudrais maintenant poser quelques jalons pour définir la nouvelle science, telle qu’elle a dû se frayer un chemin entre les dogmes aristotéliciens42 et les tenants de l’âme du monde. Il est vrai que, du point de vue de l’histoire des sciences, les progrès décisifs se sont faits selon une épistémé qui peut nous paraître relever d’une autre époque, celle précisément des mages et des occultistes manipulant les concepts et les abstractions, plutôt que selon une démarche d’expérimentations43. Mais si la physique moderne trouve son origine dans des spéculations théosophiques, la philosophie moderne, de Descartes à Kant, passe par le refus d’une certaine forme de pensée systématique de type théosophique, parce qu’elle laisse peu de place à l’entreprise du doute et de la recherche. Au XVIIe siècle, la question apparaît dans sa plus grande ambiguïté, dans la mesure où ce sont les mêmes individus qui sont encore, et pour peu de temps, hommes de science et philosophes, et la philosophie est considérée comme une discipline qui englobe toutes les autres, en fait comme

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  Et c’est surtout aux dogmes des épigones, commentateurs et interprètes d’Aristote, que Gassendi s’en prend, plutôt qu’au philosophe lui-même, et Gassendi peut à l’occasion se servir d’Aristote contre les aristotéliciens, et à plus forte raison d’Aristote contre Fludd. 43   Voir G. Simon., Kepler astronome astrologue (Paris, NRF-Gallimard, 1979) et L. Verlet, La Malle de Newton (Paris, Gallimard, 1993).

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embrassant, dans ses différentes subdivisions, quelles qu’elles soient, la totalité des domaines d’investigation possibles. À cet égard Gassendi est bien homme de son temps, puisqu’il couvre toute l’étendue du savoir humain, de l’astronomie à la musique, en passant par la diététique, la physiologie, l’histoire, le droit, et bien sûr les différentes parties de la morale. Il convient donc d’analyser les principes philosophiques que Gassendi institue contre l’occultisme de Fludd. Car l’enjeu n’est rien moins que de définir la nouvelle science, contre les pratiques abusives de Fludd qui reviennent à soustraire les phénomènes naturels à une investigation positive et à l’explication mécaniste. À cet égard la description de la circulation sanguine mérite bien sa place dans la polémique contre Fludd ; car, si Gassendi n’a pas bien compris le fonctionnement réel des veines lactées et du poumon, anatomiquement parlant,), elle est capitale quant à sa récusation du système de Fludd qui y voit pour sa part la circulation de l’esprit vital dans les artères dans un rapport entre le microcosme et le macrocosme. La nouvelle science refuse les causes occultes, c’est-à-dire qu’elle affirme qu’une cause occulte n’est rien d’autre qu’une cause inconnue, qui reste à découvrir, et qu’il est peut-être possible de découvrir, étant bien entendu que la vérité est inatteignable, et que l’esprit humain, faute d’avoir été présent au moment de la création de toutes choses, doit se contenter de conjectures et d’approximations de la vérité, de plus en plus vraies sans doute avec le temps et l’accumulation des résultats des chercheurs, mais à qui il manquera toujours la totalité d’une histoire : le domaine de la science est celui du probable, que les expériences et observations peuvent toujours confirmer ou infirmer. C’est dans le cadre de cette affirmation d’une certaine faiblesse de l’homme qu’il faut inscrire la critique de l’astrologie, tout en reconnaissant qu’elle ne figure pas chez tous les tenants de la physique moderne, et qu’à l’inverse, des adeptes d’autres sciences occultes l’ont disqualifiée, à commencer par Pic de la Mirandole qui, en 1494, au moment de sa mort, travaille à ses Disputationes adversus astrologiam divinatricem. En revanche Kepler, loin de faire un usage purement mercantile des analyses zodiacales, prenait toutes ses décisions personnelles sur la base de son propre thème. Gassendi, comme Galilée, est un adversaire résolu de l’astrologie, comme il juge la divination théoriquement impossible, la prévision, qui a un caractère de divinité, étant réservée à Dieu. Je ne reprends pas ici les arguments qu’il développe, comme son ami Naudé, son allié dans la lutte contre Fludd, contre l’astrologie judiciaire, cela serait beaucoup trop long. Notons qu’il l’inscrit dans la tradition des discours De

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fato, que par exemple un éclair peut tuer ou ne pas tuer, et l’on peut se reporter encore à la lettre de Galilée à la grande duchesse de Lorraine, où l’astronome florentin exprime clairement son refus d’accorder une valeur métaphysique directe aux phénomènes. En général, on oppose, pour se tirer d’affaire et excuser les tenants de l’astrologie, l’astrologie spéculative à l’astrologie divinatoire, sans même savoir que l’on reprend par là des distinctions formulées par Savonarole, l’ami de Pic, qui écrit en 1497 un Traité contre les astrologues, où il décline contre la divination des motifs apologétiques et des motifs philosophiques, tenant essentiellement à la liberté de l’homme. Quant à l’examen des qualités occultes, c’est-à-dire non connues, Gassendi y procède dans le Syntagma, dans le chapitre qui porte ce titre, Des questions occultes (Physique, section 1, livre 6, chapitre 14). Les choses occultes s’opposent aux choses sensibles ou manifestes et se rapportent à des facultés inconnues dont on ne connaît pas la cause. C’est dire que, pour Gassendi, toute qualité est occulte tant qu’on ne sait pas l’expliquer et qu’on en cherche la cause : la recherche de l’explication vraisemblable pour un phénomène incompréhensible passe donc par l’établissement de critères indubitables s’agissant des sens d’une part, et par l’établissement d’une théorie des erreurs d’observation, qu’il limite au domaine de l’astronomie, mais que les philosophes anglais sauront élargir à tous les champs scientifiques. En fait, l’adjectif « occulte » appartient au vocabulaire de la foule, qui parle par exemple, et par métaphore anthropomorphe, de sympathie ou d’antipathie. Le devoir du philosophe authentique est donc d’éliminer de son discours les termes métaphoriques non seulement pour leur imprécision, mais surtout parce qu’ils tendent à exclure du champ de la connaissance des objets particuliers. Et Gassendi de fournir une explication scientifique aux phénomènes de sympathie et d’antipathie, qui a peu de valeur au strict de plan de la connaissance, mais qui a le mérite de substituer à la boîte noire d’un vocabulaire flou la possibilité d’une explication. Il s’agit d’unifier le savoir : Galilée et les tenants du système copernicien refusent la bipartition entre un monde sublunaire, soumis aux lois identifiées ici-bas, et un monde supralunaire, où régneraient l’harmonie et la régularité ; et il s’agit de postuler l’existence de lois universelles, unifiées et à même d’éliminer l’arbitraire. Nous avons vu comme Gassendi reproche aux métaphores des occultistes d’être arbitraires, de dépendre sans justification possible du caprice de leur auteur. L’usage de la métaphore aux fins d’exposition et en dehors d’un contexte heuristique où elle a sa valeur relève sinon de la politique de la poudre aux yeux, c’est-à-dire qu’elle

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se situe dans le terrain des enjeux de pouvoir, alors que ceux qui y recourent refusent effectivement d’admettre qu’ils ne comprennent pas tel ou tel phénomène et préfèrent masquer leur ignorance derrière du bavardage. Gassendi affirme que pour l’homme, devant l’univers et ses prodiges, c’est la stupeur. En un mot, la foule crée un vocabulaire imagé (toutes les métaphores), alors que l’homme a les sens trop obtus pour sentir les qualités dites occultes, et, face à cette réaction naturelle, il faut d’une part châtrer son style de la métaphore, complaisante et frauduleuse, et d’autre part s’efforcer d’affiner sa perception en établissant notamment des critères de la sensibilité, en tant que médium incontournable de la connaissance. Et Gassendi n’évoque la nécessité du critère que pour deux des subdivisions qu’il propose des choses de la nature, dont il distingue quatre types, à l’égard de la connaissance : certaines sont totalement évidentes et se font connaître d’elles-mêmes ; certaines sont cachées, inaccessibles à l’entendement ; certaines sont cachées par nature : l’entendement peut les déduire ; certaines sont cachées de temps en temps : quelque chose a empêché l’entendement de les connaître, quoiqu’elles soient manifestes. Gassendi évoque la question de l’aimant, qui retient l’attention des savants après les travaux de Gilbert, et le refus de l’action à distance, guidée par une rationalité soucieuse de cohérence, et que l’on retrouve chez Descartes, est à l’origine de la relative stagnation des découvertes astronomiques entre Galilée et Newton. Pour Gassendi, s’il y a force, il y a nécessairement un organe, un agent qui imprime cette force, qu’il soit conjoint ou que cela se passe par transmission. Il choisit l’exemple de l’électricité : il y a toujours des organula invisibilia, corporea à l’œuvre. Gassendi énumère les qualités occultes, c’est-à-dire les domaines ouverts à l’exploration future, et en distingue deux types : il présente d’abord les “Qualités occultes générales” (conspiratio partium, influxus cælestium corpora in hæc inferiora), en quoi il voit l’origine de deux absurdités où s’entête le génie humain, l’astrologie et l’horreur du vide. Il procède à un examen critique serré de quelques croyances absurdes, comme les héliotropes, le chant du coq à l’aube, etc. Il évoque ensuite les “Qualités occultes spéciales”, telles les facultés de l’aimant, de la tarentule, l’enchantement du serpent, et tous les trucs des prestidigitateurs ; et il voit dans ces phénomènes inexplicables l’origine de la pratique des talismans et celle des signatures. Je rappelle ici que Fludd était médecin, et la connaissance médicale étant alors à ses balbutiements utilise volontiers des remèdes étranges pour nous.

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J’ai parlé de Naudé tout à l’heure, et sans doute l’étude des causes occultes conduit-elle à souligner l’importance de la philosophie italienne et de Pomponazzi sur les travaux de Gassendi, qui s’attache en dernier recours à mettre des causes naturelles partout, c’est-à-dire à substituer une explication rationnelle et des causes naturelles à tous les phénomènes anormaux (De incantationibus). Le meilleur exemple à cet égard est l’anecdote de la vision nocturne vécue par le comte de Valois, le protecteur de Gassendi, qui a vu dans sa chambre la nuit une lumière étrange qu’il ne sait comment expliquer rationnellement. Dans une série de lettres à Valois et à ses proches de 1643, Gassendi multiplie, à la façon d’Épicure, les interprétations naturalistes possibles, soit que le spectre lumineux viennent de l’intérieur de l’œil, soit de l’extérieur, de manière à éviter de faire intervenir la volonté divine ou miraculeuse. Au-delà du détail de ses hypothèses, il est important de noter que l’hypothèse d’une intervention directe de Dieu est balayée, car si Dieu avait besoin de dire quelque chose à Valois, il le lui dirait directement, sans passer par la métaphore d’un rayon lumineux, dont la signification est opaque et ambiguë ; les pratiques occultes n’appartiennent qu’aux occultistes, privés du véritable pouvoir. L’énumération des causes possibles, la sortie du raisonnement par l’occulte, a ceci d’épicurien qu’elle est censée apaiser toute inquiétude. Cette analyse des causes prétendument occultes rappelle les développements de Cotta, l’épicurien mis en scène par Cicéron dans le De natura deorum, contre l’anthropocentrisme d’une conception qui fait intervenir Dieu directement dans les affaires humaines. L’autre question ambiguë que l’on retrouve sans cesse à l’origine de la science moderne, est celle des mathématiques, et Gassendi est très méfiant à cet égard, dans la mesure où il y voit une métaphore qui conduit à affirmer des absurdités, la divisibilité à l’infini par exemple. Le seul fait que cette divisibilité s’énonce ordinairement par le truchement de l’anecdote d’Achille et de la tortue suffit à le rendre circonspect44. Pour les partisans du paradigme mathématique, il s’agit de réduire la structure du monde physique à une struc-

44   Gassendi se fourvoie sur la question des mathématiques, sans doute parce qu’il n’en distingue pas la puissance, au milieu des conceptions ésotériques de ceux qui les utilisent et parce qu’il s’insurge contre certains partisans de l’héliocentrisme pour qui le soleil figurant au centre de l’univers est la divinité centrale dans un panthéon qu’il ne peut que récuser totalement, puisque dans un tel panthéon Dieu s’identifie à la nature. On lit dans une lettre à Galilée l’expression de son admiration pour l’astronome qui a su ne pas estimer le soleil à prix plus précieux qu’une motte de terre.

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ture mathématique. Selon les analyses de Pierre Béhar45, qui examine de près la querelle entre Fludd et Kepler, des divergences importantes peuvent être pressenties néanmoins entre deux types de mathématisation du monde, entre deux types de pythagorisme (indépendamment du fait que Fludd, géocentrique, se trompe) : Kepler voit la valeur numérique des nombres (ce qui est sans doute la définition de la mathématique), mais Fludd considère leur valeur symbolique, hiéroglyphique. Fludd oppose la mathématique vulgaire (materialis, vulgaris, sensibilis) à une mathématique formelle (formalis, igneus), susceptible de configurer la matière première, de telle sorte que les signes d’Agrippa, les hiéroglyphes de Dee, les diagrammes de Fludd lui-même sont des schémas occultes du pouvoir créateur divin. On en revient donc à une question de langue : la langue occulte de Dieu est telle que le philosophe inspiré, initié, alchimiste, cabaliste, numérologue, géomancien, n’est jamais requis de fournir d’explication causale, mais sa tâche revient à juxtaposer des chiffres, et en cela il imite l’opération divine. Le chiffre a une qualité et un pouvoir opérationnel immédiat, magique. Chez Kepler en revanche, le chiffre est neutre, il décrit un rapport, une quantité. Kepler a beau être un visionnaire mystique, il soumet néanmoins toutes ses images au contrôle du raisonnement mathématique et de l’expérience physique. La science moderne se fonde donc sur deux postulats, définis par Gassendi : on ne connaît que l’apparence des choses d’une part, et il convient d’organiser l’autonomie et l’autosuffisance de la science, sans y mêler la recherche du sens absolu de l’existence, sans y mêler la métaphysique qui du reste est singulièrement absente du Syntagma46. La question de la langue de la philosophie renvoie à la théorie du public que Gassendi met en place, et à celle du progrès, où il se révèle proche de Bacon. Gassendi n’a de cesse que de renforcer l’opposition entre une philosophie ouverte et sensible et une philosophie qui se cache (il reprend après Macrobe la métaphore de l’encre de la seiche). Il revendique donc l’utilisation d’un langage philosophique rigoureux, non pas spécifique47, mais évitant   P. Béhar, Les Langues occultes de la Renaissance, Paris, Desjonquères, 1996.   Elle se trouve rassemblée dans les huit chapitres du livre IV de la Physique qui occupent les pages 283 à 337 du tome I de l’édition de Lyon. Je me permets de renvoyer à mon édition, Pierre Gassendi, Sur le principe efficient c’est-à-dire les causes des choses (Syntagma philosophicum, Physique, section I, Livre 4), traduction et annotation (Brepols, 2005). 47   Il affirme (lettre à Valois du 23 mai 1642) qu’Épicure rejetait la dialectique parce qu’il pensait, par exemple, qu’il fallait négliger les mots et jugeait qu’il fallait les employer selon 45 46

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autant que possible les déformations, par la mise au point d’une logique qui serait l’établissement de critères pour chacune des facultés. Après Bacon, Gassendi s’insurge contre un ésotérisme destiné à protéger le savoir élitiste et il prône une méthode d’investigation mise au service du genre humain. Je dois aussi nuancer cette remarque, car les Rose-Croix ont aussi une action, notamment médicale, qui va dans le sens de la charité et de la philanthropie. Le passage d’un savoir secret à un savoir public transforme la recherche précédemment solitaire qui devient collaboration scientifique sur la base d’un programme exhibé, comme la Nouvelle Atlantide le présente métaphoriquement48. En un mot, pour la science moderne qui dévoile les unes après les autres les qualités occultes des choses en en faisant des objets de connaissance, le dévoilement des secrets ne doit pas rester secret. Et la publicité du savoir garantit sa progression. La question de l’antagonisme ou de la complémentarité entre la science moderne et les occultistes appelle donc une réponse nuancée, car l’exigence de rationalité domine les deux courants. Tous s’accordent en fait pour affirmer que l’unité et l’harmonie du monde sont la conséquence de la création du monde par Dieu, et ils adhèrent à la thèse des deux livres. L’essentiel est de montrer qu’avec la critique des thèses occultistes, on assiste au divorce entre recherche scientifique et pensée philosophique, chacune employant ses l’usage commun, celui de la grammaire. Voir dans le même sens Lettre de Descartes à Girard Desargues, 19 juin 1639 : « Vous pouvez avoir deux desseins, qui sont fort bons et louables, mais qui ne requièrent pas tous deux même façon de procéder. L’un est d’écrire pour les doctes, et de leur enseigner quelques nouvelles propriétés de ces sections qui ne leur soient pas encore connues ; et l’autre est d’écrire pour les curieux qui ne sont pas doctes, et de faire de cette matière qui n’a pu jusqu’ici être entendue que de fort peu de personnes et qui est néanmoins fort utile pour la Perspective, l’Architecture, etc. devienne vulgaire et facile à tous ceux qui la voudront étudier dans votre livre. Si vous avez le premier, il ne me semble pas qu’il soit nécessaire d’y employer aucun nouveau terme ; car les doctes étant déjà accoutumés à ceux d’Apollonius ne les changeront pas aisément pour d’autres quoique meilleurs, et ainsi les vôtres ne serviraient qu’à leur rendre vos démonstrations plus difficiles et à les détourner de les lire. Si vous avez le second, il est certain que vos termes qui sont français, et dans l’invention desquels on remarque de l’esprit et de la grâce, seront mieux reçus, par des personnes non préoccupées, que ceux des Anciens. » 48   Atlantis nova (1627). Si Bacon utilise un genre littéraire particulier, celui de l’utopie, il utilise la métaphore comme engin d’exposition, sans croire à l’image qu’il crée, alors que le danger que les théosophes font courir à l’esprit humain est qu’ils croient à leurs métaphores, ou du moins qu’ils s’efforcent de faire en sorte qu’on y croie.

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procédures et son langage propre. Gassendi s’emploie à faire se rencontrer la nécessité logique et l’expérience, c’est-à-dire à couper définitivement ce qui relie les mots et les choses : quand on spécule sur les mots, on n’atteint pas les choses. Aussi s’oppose-t-il d’une part à Aristote, parce qu’il construit son syllogisme en obéissant aux règles de la logique ; mais il s’oppose d’autre part à Fludd en tant qu’il s’inspire du cratylisme, comme si les mots disaient quelque chose sur l’essence des choses. Le monde figuré, le monde animé, vivant de Marsile Ficin laisse place au monde vu comme un gigantesque mécanisme ; certes l’horloger est une métaphore, mais sans valeur de vérité. On assiste à la suppression, en matière scientifique, de tout le vocabulaire de la sympathie et de la ressemblance ; c’est la fin d’une science fondée sur des concepts (de la dissemblance et ressemblance, similitude, connivence, imitation, analogie). Gassendi ne suit cependant pas Descartes, qui compte investir l’homme des pouvoirs divins, en remplaçant les vertus occultes par les idées claires et distinctes, fondées sur des rapports mathématiques.

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Gassendi : RÉsurrection et Atomisme, Les Limites de la Raison et les frontiÈres de la MÉcanisation Margaret J. Osler Université de Calgary Pierre Gassendi (1592-1655) entreprend de raviver la philosophie d’Épicure en démontrant comment – avec quelques modifications importantes – cette philosophie matérialiste peut devenir compatible avec la théologie chrétienne et, ce faisant, se substituer en tant que système complet aux fondements traditionnels aristotéliciens de la philosophie naturelle. La Physica, la seconde et de loin la partie la plus développée de son énorme Syntagma philosophicum, publication posthume de 1658, contient la version christianisée de l’atomisme épicurien de Gassendi et s’achève avec sa preuve de l’immortalité de l’âme humaine, thème qu’il désigne comme « le couronnement du traité » et « la touche finale à la physique universelle ». Le dernier chapitre de la Physica s’intitule : « De l’état de l’âme rationnelle après la mort ou à la Résurrection ». Dans ces parties du Syntagma philosophicum, Gassendi précise en même temps les limites de sa mécanisation de la nature et les limites de la raison humaine. Pour un lecteur du XXIe siècle, un débat sur l’immortalité de l’âme et sur son état après la mort semble tout à fait déplacé dans un traité sur la physique.    Je suis reconnaissante à Jean-Robert Armogathe, Margaret G. Cook et Lawrence M. Principe pour leurs commentaires sur la première version de cet article.    Pierre Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera omnia, 6 vol. (Lyon, 1658), vol. 2, p. 620. Pour une présentation des arguments de Gassendi en faveur de l’immortalité de l’âme, voir Margaret J. Osler, Divine Will and the Mechanical Philosophy : Gassendi and Descartes on Contingency and Necessity in the Created World (Cambridge : Cambridge University Press, 1994), pp. 59-77.

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Pour Gassendi et bon nombre de ses contemporains, les débats sur l’âme font naturellement partie du domaine de la physique ou de la philosophie naturelle. Par exemple, Scipion Dupleix (1569-1661), philosophe aristotélicien, inclut un débat sur l’âme humaine dans son traité La Physique (1603) ; car, écrit-il « l’âme intellectuelle estant une partie de l’homme est aussi de l’object de la Physique. » En vertu de la méthode scolastique, Dupleix nuance cette opinion en distinguant les aspects de l’âme qui relèvent de la physique de ceux qui appartiennent au domaine de la métaphysique, notamment en considérant l’âme comme une substance purement intellectuelle séparée de la matière. Des philosophes moins traditionnels introduisent eux aussi des débats sur l’âme et son immortalité dans leurs œuvres traitant de philosophie naturelle. Dans ses Deux Traités de 1644, Kenelm Digby (1603-1665) veut prouver l’immortalité de l’âme bien que la plus grande partie de l’ouvrage soit consacrée au développement d’une théorie sur la matière et ses propriétés. René Descartes (1596-1650) débat de l’âme et de son immortalité dans les Méditations (1641), ouvrage qui, selon lui, fournit les fondements métaphysiques de sa philosophie de la nature. Il reprend cette argumentation dans les Principia Philosophiæ (1644), ouvrage qu’il espère voir adopté comme manuel au sein des collèges jésuites. Une génération plus tard, Robert Boyle (1627-1691) conclut son traité Réflexions sur la possible Réconciliation de la Raison et de la Religion (1675) par un essai intitulé « De la possibilité de la Résurrection ». L’argumentation de Boyle est semblable à celle de Gassendi ; comme lui, il affirme que Dieu seul peut ressusciter un corps et que nous ne pouvons pas connaître cette possibilité par la seule raison naturelle. Nous l’apprenons grâce à la foi et à la Révélation divine.

  Scipion Dupleix, La physique, ou Science des choses naturelles (Rouen, 1640 ; première édition, 1603 ; réédition, Paris, Fayard, 1990), p. 511.    Ibid., p. 512.    Kenelm Digby, Two Treatizes. In One of which The Nature of Bodies; in the other The Nature of Mans Soule ; is looked into : in Way of Discovering, of the Immortality of Reasonable Soules (Paris : Gilles Blaizot, 1644 ; réimpression anastatique, New York: Garland, 1978).    René Descartes, Meditationes de prima philosophia, in Descartes, René, Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery, 11 vol. (Paris : J. Vrin, 1897‑1983), vol. 7, pp 2-3 ; et Les Principes de philosophie, in Œuvres de Descartes, vol. 9-2, pp. 14-17.    Robert Boyle, Some Considerations about the Reconcileableness of Reason and Religion, in The Works of Robert Boyle, éd. Michael Hunter et Edward B. Davis, 14 vols. (Londres : Pickering and Chatto, 2000), vol. 8, pp. 295-313. 

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Pour comprendre la démarche de Gassendi et des autres premiers philosophes naturels, il est utile d’étudier les origines de la discipline de la philosophie naturelle. Dans sa première période moderne, la « physique » était synonyme de « philosophie naturelle », terme désignant une discipline dont l’origine se trouvait dans les universités médiévales où elle se développa à compter de l’étude des libri naturales d’Aristote dans un contexte tout à fait chrétien. Élaboré par les premiers savants du Moyen Âge, l’ensemble des libri naturales comprenait au moins les ouvrages suivants : Physica, De Cælo, De Generatione et Corruptione, Meteorologica, De Anima ainsi que les livres sur les animaux. À partir du développement de la recherche universitaire, au XIIIe siècle, si ce n’est à compter du temps d’Aristote lui-même, la philosophie naturelle a inclus l’âme humaine comme objet d’étude, comprenant l’imagination, la perception, le caractère et – dans un contexte chrétien – l’immortalité de l’âme humaine. Les textes portant sur la philosophie naturelle ont conservé ces caractéristiques tout au long de la Renaissance et jusqu’au cœur du XVIIe siècle. Désireux de mettre en place une nouvelle philosophie de la nature, Gassendi tente de démontrer que sa conception de l’atomisme est à même d’expliquer chaque phénomène physique possible du monde naturel. Ce désir justifie l’organisation systématique de la Physica qui débute par un exposé des principes fondamentaux puis fournit une explication de toutes les qualités des choses et, enfin, présente tous les phénomènes terrestres, animés et inanimés. En ce sens, Gassendi considère la Physica comme une œuvre programmatique, exposant ce que devrait être une philosophie naturelle atomiste sans, à mon avis, oser s’aventurer lui-même à donner d’explication particulière des phénomènes spécifiques. L’important est pour lui de démontrer que ses principes fondamentaux – les atomes et le vide – suffisent à expliquer quelque phénomène que ce soit du monde physique. Parce que le De Anima faisait partie des libri naturales aristotéliciens et parce que l’âme était censée faire partie du monde créé, les débats sur l’âme et    Gordon Leff, Paris and Oxford Universities in the Thirteenth and Fourteenth Centuries (New York : John Wiley, 1968), passim ; et Edward Grant, éd., A Sourcebook in Medieval Science (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1974), pp. 43-44. Pour les détails bibliographiques sur les œuvres citées, voir les notes de Grant.    Voir Margaret J. Osler, « New Wine in Old Bottles : Gassendi and the Aristotelian Origin of Early Modern Physics », Midwest Studies in Philosophy, numéro spécial de Renaissance and Early Modern Philosophy, 2002, 26, 167-184.

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son immortalité trouvèrent une place toute naturelle dans les premiers traités modernes sur la philosophie naturelle. En conséquence, Gassendi ajoute un long débat sur l’âme dans la Physica. Empruntant la distinction de Lucrèce, Gassendi établit une distinction entre l’anima qui correspond à peu près à l’âme végétative et sensible chez Aristote, et l’animus ou âme rationnelle10. Gassendi ne s’oppose pas à l’état corporel de l’âme selon Épicure, qu’il assimilait à l’âme animale11. Selon ses propres termes, « l’âme (des animaux) semble être une substance très ténue, tout à fait comparable à la fleur de la matière (florem materiæ) dont les disposition, condition et symétrie spéciales se distinguent de la masse plus grossière des parties du corps.12 » L’anima est, pour l’organisme, le principe de l’organisation et de l’activité. Elle est la source de la chaleur vitale de l’animal, phénomène qui peut s’expliquer par la subtilité et l’activité de ses atomes constitutifs. Depuis le début de la création, les âmes des animaux ont été transmises d’une génération à la suivante grâce au processus biologique de la reproduction. Mais l’âme animale n’est qu’une partie de l’âme humaine. Les humains eux aussi sont dotés d’une âme rationnelle ou animus. L’âme rationnelle diffère grandement de l’âme sensible car elle n’est pas de nature corporelle et   Lucrèce, De rerum natura, III, 94-416.   Pour une discussion complète sur les opinions de Gassendi quant aux âmes des animaux, voir Sylvia Murr, « L’âme des bêtes chez Gassendi », Corpus, 16/17 (1991), 37-63. 12   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol. 2, 250. Gassendi a utilisé un vocabulaire tout à fait semblable pour parler du principe du mouvement dans les objets individuels comme des enfants ou des atomes : De fait quand un enfant court vers le fruit qu’on lui tend, il ne s’agit pas de rechercher par quel mouvement métaphorique le fruit attire l’enfant ; mais surtout quelle force physique, c’est-à-dire naturelle qui se trouve dans l’enfant lui-même le dirige et le porte vers le fruit. S’il est vrai que, dans chaque chose, le principe de l’action et du mouvement est la partie la plus mobile et la plus active et pour ainsi dire la fleur de la matière tout entière (quasi flos totius materiæ) qui est aussi ce qu’on appelle d’habitude la forme et qui peut être considérée comme la texture la plus tenue des atomes les plus subtils et les plus mobiles, il semble donc plus clair de dire que les atomes sont ainsi, dans les choses de la nature, la première cause qui les met en mouvement, en ce que, recevant d’eux-mêmes leur mouvement selon la force que leur auteur leur a donnée dès le début, ils impriment à toutes les choses leur mouvement ; et qu’ils sont ainsi l’origine, le principe et la cause de tous les mouvements qui sont dans la nature », Ibid., i, 337 ; traduction S. Taussig, Pierre Gassendi, Sur le principe efficient c’est-à-dire les causes des choses (Syntagma philosophicum, Physique, section I, Livre 4) (Brepols, 2006). Bloch voit dans la notion de « fleur de la matière » une influence de l’animisme de Telesio et de Campanella. Voir Bloch, La philosophie de Gassendi, 228-30. 10

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est directement créée par Dieu. « En accord avec la Sainte Foi, nous disons que l’esprit, ou cette partie supérieure de l’âme (qui est vraiment de nature rationnelle et unique au genre humain) est une substance non corporelle, qui est créée par Dieu et insufflée dans le corps ; […] elle est comme une forme influente.13 » C’est grâce à l’animus ou âme rationnelle que l’homme a été créé à l’image de Dieu14. Gassendi défend cet état non physique de l’âme rationnelle pour trois motifs : « l’intellect se différencie de l’imagination »15 ; l’intellect se connaît lui-même ; et non seulement nous formons des concepts universels, mais contrairement aux animaux, nous percevons aussi la raison de leur universalité16. Gassendi s’intéresse ensuite au problème de l’immortalité de l’âme. Sa stratégie est de prouver l’immortalité de l’âme à partir de la foi, de la physique et de la moralité. Comme un acte de foi, Gassendi déclare : [L’âme rationnelle] survit après la mort ou demeure éternelle ; et selon son comportement dans le corps, elle sera soit admise à un bonheur futur dans le Ciel ou elle sera jetée, malheureuse, en Enfer et elle regagnera son propre corps lors de la résurrection générale, exactement comme elle était elle-même et recevra sa part de bien ou de malheur17.

Bien que « cette Foi Sacrée nous illumine de la lumière divine », les théologiens ont coutume de débattre pour ou contre l’immortalité de l’âme18. C’est ce soutien qu’il apporte à un article de foi grâce à des arguments philosophiques et physiques qui constituent la réponse de Gassendi au Cinquième Concile du Latran (1512-1517) qui demande aux philosophes de défendre l’immortalité des âmes individuelles19. Gassendi invoque ce qu’il désigne comme un argument tiré de la physique – communément utilisé au XVIIe siècle au cours des débats sur l’âme20   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol. 2, 440.   Ibid., vol. 2, 255. 15   Ibid., vol. 2, 440. 16   Ibid. 17   Ibid., vol. 2, 627. 18   Ibid. Pour l’attitude de Gassendi à l’égard de la relation entre les vérités de la raison et les vérités de la foi, voir Sylvia Murr, « Foi religieuse et libertas philosophandi chez Gassendi », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 76 (1992), 85-100. 19   Eckhard Kessler, « The Intellective Soul », in The Cambridge History of Renaissance Philosophy, ed. Charles B. Schmitt et Quentin Skinner (Cambridge : Cambridge University Press, 1988), p. 495. 20   Voir Digby, Two Treatises, p. 350 and Henry More, The Immortality of the Soul, So Farre Forth As It Is Demonstrable from the Knowledge of Nature and the Light of Reason 13 14

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– selon lequel « l’âme rationnelle est immatérielle et par voie de conséquence, immortelle. » Une chose immatérielle est aussi immortelle ou incorruptible parce que « dépourvue de matière, elle est aussi dépourvue de masse et de parties en lesquelles elle peut être divisée et analysée. En fait, ce genre de choses ne comporte en elle-même ni dissolution ni ne peut être dissoute par autre chose.21 » Gassendi construit sa troisième argumentation morale pour prouver l’immortalité de l’âme sur une hypothèse que l’on peut désigner comme le principe de la poursuite de la justice : « Dans la mesure où il est certain que Dieu existe, il est aussi certain qu’il est juste. Selon la justice divine, il est normal que le bien récompense le bon et le malheur le méchant. » Mais quoi qu’il en soit, dans ce bas monde, récompenses et punitions ne sont pas équitablement réparties. En conséquence, « il doit y avoir une autre existence au cours de laquelle les récompenses sont attribuées aux bons et des châtiments infligés aux méchants.22 » La démonstration par Gassendi de l’état non physique et de l’immortalité de l’âme est une partie cruciale de sa christianisation de l’épicurisme ; elle sert à établir les limites de la mécanisation. La croyance en l’immortalité de l’âme humaine est une doctrine chrétienne centrale, absolument incompatible avec la conception épicurienne selon laquelle l’âme est composée d’atomes et disparaît à la mort. La preuve de l’immatérialité et de l’immortalité de l’âme rationnelle fournit ainsi à Gassendi des arguments en faveur de sa conception d’une philosophie orthodoxe de la nature et pour le rejet du matérialisme épicurien. Ayant fait de son mieux pour prouver l’immortalité de l’âme, Gassendi aborde le problème de l’état de l’âme rationnelle après la mort. En abordant cette question, il affronte non seulement les limites de la mécanisation mais également les limites de la raison humaine. Le dernier chapitre de la Physica : (Londres : 1662) ; réimpression anastatique in Henry More, A Collection of Several Philosophical Writings (1662), 2 vols. (New York : Garland, 1978), 21. Pour une voix contradictoire, voir Jean de Silhon, Les deux vérités, L’une de Dieu et de sa providence, L’autre de l’immortalité de l’Ame, éd. Jean-Robert Armogathe (Paris : Fayard, 1991 ; première édition Paris : 1626), p. 126. Voir également Ben Lazare Mijuskovic, The Achilles of Rationalist Arguments : The Simplicity, Unity and Identity of Thought and the Soul from the Cambridge Platonists to Kant. A Study in the History of an Argument (The Hague : Martinus Nijhoff, 1974). Je remercie James E. Force de m’avoir donné cette référence. 21   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol. 2, 628. 22   Ibid., vol. 2, 632.

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« De l’état de l’âme rationnelle après la mort ou à la Résurrection » s’ouvre sur un démenti de la capacité du raisonnement à percer ce mystère. Il faut encore étudier l’état des âmes séparées des corps. On peut en dire si peu de choses, à la lueur de la nature, qu’il nous faut laisser toute cette question aux théologiens qui sont en mesure de nous révéler quelque chose de certain en s’inspirant des principes divins23.

Nous savons que les âmes des bons se comportent bien et que celles des méchants végètent. Bien que notre connaissance de ce qui survient à ces âmes et la nature de leur immortalité dépendent de la Foi Sacrée, la raison conserve néanmoins un rôle à jouer. « Non que la Foi ait besoin de la raison… mais la raison apporte la justification de la vérité [de la Foi] avec quelque difficulté, bien que de façon imparfaite24. Gassendi débute son étude en examinant la destinée des âmes après la mort. En examinant en profondeur les opinions de nombreux auteurs classiques et des Pères de l’Église, il traite d’abord des conceptions du Ciel et ensuite de l’Enfer. Lorsqu’ils évoquaient les Champs Élyséens, les Îles Fortunées ou quelque autre endroit merveilleux, Cicéron, Virgile, Aristote et les autres païens (ethnici) croyaient tous que les âmes des personnes vertueuses rejoignaient quelque lieu céleste25. Gassendi cite « les Saintes Écritures » comme faisant autorité. Nous avons une maison de Dieu, une demeure non bâtie par des mains, éternelle, dans les cieux… grande est votre récompense dans les cieux. Mais amassez pour votre propre compte des trésors dans le Ciel, que ni les mites ni la rouille n’endommageront.26 (Version du Roi Jacques)

Les païens ne connaissaient les récompenses accordées après la mort qu’à la lumière de la raison, mais la connaissance complète du Ciel nécessite la Révélation. C’est ainsi que les théologiens ont une compréhension plus claire et plus subtile du bonheur céleste – qui « ne réside pas dans des plaisirs

  Ibid. vol. 2, pp. 650 [numéroté par erreur 660] et 651.   Ibid. 25   Ibid. 26   II Cor. 5, et Matt. 5 et 6 (Ædificatem nobis esse domum non manufactam, æternamque in Cælis ; &, manere nos in Cælis copiosam mercedem ; &, parandos esse thesaurus in Cælo, ubi neque tinea, neque arugo demolitur, &c.). 23 24

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physiques mais dans la contemplation et la jouissance de Dieu » – que celle des philosophes27. Quant au destin des âmes impures, les auteurs classiques avaient déclaré que les âmes impures rejoignaient un lieu où elles enduraient douleur et punition. Ils pensaient souvent qu’il était situé sous terre. Ils dénommaient les tortionnaires – plus tard identifiés comme des démons – Furies et Euménides. Platon lui-même préfigurait les feux éternels de l’Enfer en parlant du Phlégéton « dont on dit que c’est une rivière de feu brûlant du Tartare.28 » C’est ainsi que les poètes et philosophes antiques esquissaient le concept de l’Enfer, bien qu’il ne pût être bien compris que par les connaisseurs de la Foi Sacrée29. Les païens anticipaient même la notion de Purgatoire, lorsqu’ils pensaient que certaines âmes étaient purifiées par le feu en se rendant vers les Champs Élyséens30. Une telle affirmation posa la question de savoir si le feu, qui est un élément physique peut infliger de la douleur à une âme non physique. Parce que les Anciens pensaient que seuls les éléments matériels peuvent être affectés par la matière, ils posaient comme principe que l’âme est de nature physique. Gassendi fait appel aux Pères sacrés – Irénée et Philopone – qui soutenaient, au contraire, que l’âme est souvent connue par le biais du corps. Par voie de conséquence, même si elle n’est pas de nature corporelle, l’âme peut être soumise aux tourments des feux de l’Enfer31. Après avoir étudié l’immortalité de l’âme et sa destinée dans l’aprèsvie, Gassendi s’intéresse au problème de la Résurrection. Il s’interroge sur la Résurrection générale au moment du second avènement tel qu’annoncé par la Révélation, et non pas sur la Résurrection du Christ. Parce qu’il croit en l’immortalité de l’âme, le problème pertinent pour Gassendi est celui de la résurrection des personnes et, en particulier, la résurrection des corps. En bon humaniste, Gassendi débute son propos en passant en revue les opinions des philosophes antiques qui, à ses yeux, anticipent les doctrines chrétiennes plus tardives, dont ils n’ont pu avoir connaissance. Puis il cite les réactions qu’un grand nombre de Pères de l’Église ont opposées à ces auteurs 27

  II Cor. 5, et Matt. 5 et 6.   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol 2, p. 651. 29   Gassendi se réfère à Platon, Phédon, 113b. Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol 2, p. 653. 30   Ibid., vol. 2, p. 652-3. 31   I Cor. 3, 15 (Si cuius opus arserit detrimentum patietur ipse autem salvus erit sic tamen quasi per ignem) Ibid., p. 653. 28

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classiques. Par exemple, Clément d’Alexandrie interprétait l’idée stoïcienne des cycles cosmiques comme une défense de la Résurrection32. Gassendi fait remarquer que « vu que l’Histoire Sacrée rapprochait les épicuriens des stoïciens », la déclaration de Pline selon laquelle Démocrite avait promis à Darius de ramener sa défunte épouse à la vie, peut être comprise par son association avec le stoïcisme. En commentant plus en profondeur l’histoire de Pline, Gassendi remarque qu’il n’y a pas contradiction entre l’atomisme épicurien et la Résurrection des corps. En vertu des principes d’Épicure, il n’est pas absolument impossible que quelque chose qui a été une fois corrompu ne retrouve son exacte identité originelle grâce aux forces de la nature. Il est évident que, vu qu’il subsiste certaines de ses particules, il n’est pas incohérent que toutes les particules qui le composaient soient à nouveau réunies dans le même organisme et s’accordent ensemble dans le même ordre pour faire en sorte qu’il soit identique à ce qui existait auparavant33.

Parce que l’âme rationnelle est immatérielle et immortelle, la corruption du corps ne l’affecte pas. Le corps peut être reconstitué si les atomes sont réunis. Même s’il ne le précise pas dans ce passage, Gassendi considère l’âme comme étant la forme de l’individu34. En conséquence, il est du domaine du possible que l’âme soit réunie avec son corps reconstitué, processus conduisant à la résurrection de la personne. Gassendi fait remarquer que saint Augustin répond à l’idée stoïcienne du cycle cosmique – idée selon laquelle les événements du monde se répètent en longs cycles temporels – en citant l’Ecclésiaste : « Ce qui est, ce qui était et ce qui sera est une seule et même chose.35 » Virgile, imitant en cela Platon, évoquait une période de mille ans pendant laquelle les morts demeuraient dans les Champs Élyséens avant d’être purifiés. Gassendi interprète Virgile comme une préfiguration des paroles de l’Écriture Sainte : « Mais le reste des défunts ne 32   Ibid., vol., 2, p. 653. Augustin défend le même point de vue dans Cité de Dieu, XXI, 10. Voir Nicene and Post-Nicene Fathers, éd. Philip Schaff, première série, 14 vols (Christian Literature Publishing Company, 1887 ; reprinted Peabody, Mass. : Hendrickson Publishers, 1994), vol. 2, pp. 461-462. 33   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol. 2, p. 654. Sur l’idée stoïcienne des cycles cosmiques, voir Michael J. White, « Stoic Natural Philosophy (Physics and Cosmology) », in The Cambridge Companion to the Stoics, éd. Brad Inwood (Cambridge : Cambridge University Press, 2003), pp, 141-3. 34   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol 2, p. 654. 35   Ibid., vol. 2, p. 654

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retrouvaient pas la vie avant le terme des mille ans. C’est la première résurrection.36 » En raison de l’importance de ces mille années, Gassendi déclare : Les Pères Anciens, dont le plus grand fut Justin Martyr, appelaient cela le Millénaire. Il déclarait : “En vérité, toute personne s’estimant réellement chrétienne et moi-même, nous savons qu’aura lieu la résurrection de la chair ; et qu’après avoir été dispersée pendant mille ans, elle sera reconstruite et reconstituée, etc., et que tout sera comme au début, que ce soit la résurrection et le jugement37.»

Lactance a également interprété les mêmes vers de Virgile comme préfigurant la doctrine chrétienne, mais il corrigeait aussi les opinions des Anciens. Il déclarait : « Il leur a échappé que les morts se lèveront à nouveau, non après mille années après leur mort, mais que, lorsqu’ils auront retrouvé la vie, ils pourront régner avec Dieu pendant mille ans.38 » Lactance poursuivait en décrivant le bonheur de cette période où : La terre exprimera sa fécondité… les pierres fourniront de l’hydromel, le vin coulera dans le lit des cours d’eau et les rivières seront de lait. Le monde se réjouira et la nature de toutes les choses sera remplie de joie, libérée de la domination du mal et de l’impiété, de la méchanceté et des errements. Alors, les bêtes sauvages ne se nourriront plus de sang et les oiseaux ne prendront plus de proie ; mais tout sera calme et paisible. Lions et veaux resteront ensemble dans la mangeoire, le loup ne s’en prendra pas au mouton, le chien ne chassera pas et les aigles seront inoffensifs. Les enfants joueront avec les serpents39.

Gassendi explique que ce paisible royaume, l’Âge d’or mentionné par les poètes, peut se réconcilier avec les Écritures par analogie, comme une métaphore du Ciel et de la béatitude éternelle40. Citant les points de vue d’autres Pères de l’Église, y compris Irénée, Tertullien et Augustin, tout comme l’érudit en matière biblique, du XVIe siècle, l’évêque d’Aix, Gilbert Génébrard (15351597), Gassendi en conclut que les poètes et philosophes anciens ont compris l’idée de la situation des âmes après la mort, les récompenses accordées aux vertueux et les châtiments réservés aux pécheurs, la résurrection des personnes, mais qu’ils n’ont compris ces idées que peu à peu41.   Ibid., vol. 2, p. 444.   Ibid., vol. 2, p. 654. Voir Augustin, Cité de Dieu, XII, 13, in Nicene and Post-Nicene Fathers, p. 234. 38   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol. 2, p. 654. Gassendi cite Apocalypse, 10. Dans les bibles modernes, la référence est Apocalypse, 20, 5. 39   Ibid. 40   Ibid. Lactance, Institutions divines, VII, 24. 41   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol 2, p. 654. 36

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Bien que les païens aient rapporté de nombreuses histoires au sujet de personnes ressuscitées des morts par des moyens naturels, Gassendi déclare qu’il ne faut pas les croire. Seule « la force divine, qui dépasse de loin les forces de la nature, est capable de redonner vie aux défunts.42 » Pour preuve, il reprend de nombreux cas, relatés par les Anciens, de retours à la vie où, dans chacun des cas, l’histoire n’était pas véridique soit parce que la personne n’était pas réellement morte soit parce que cette histoire était de pure invention. Dans certains cas, la personne semblait être morte, exactement comme certains animaux, en état d’hibernation, ne montrant aucun signe de vie ; mais, avec le retour de la chaleur et du mouvement, la force de l’âme sensible est reconstituée, et l’animal ou la personne retrouve la vie. Parfois, des drogues créent une somnolence profonde proche de la mort. De telles drogues sont parfois responsables d’expériences putatives de sorcières qui prétendent avoir participé à des rencontres en des lieux très éloignés alors que, pendant tout ce temps-là, elles étaient dans leur lit, plongées dans un profond sommeil43. Gassendi s’intéresse aussi aux apparitions et aux fantômes. Il accepte sans difficulté de telles histoires car « par ordre et permission de Dieu, les âmes peuvent revenir du Ciel ou de l’Enfer ou se libérer des liens du Purgatoire pour venir rappeler aux vivants ce qui est du domaine du culte.44 » Bien que les Pères de l’Église aient été enclins à accepter l’existence de telles apparitions, certains, comme Augustin, mettaient en garde contre le fait que l’apparition pouvait être, en réalité, un démon prenant la forme du défunt. En conséquence, bon nombre des récits d’apparitions et de retours à la vie, rapportés par les païens, doivent être rejetés comme autant d’affabulations. Ce sont parfois des histoires narrées par des ignorants et parfois le produit d’une supercherie délibérée45. Cet ultime chapitre de la Physica souligne deux caractéristiques fondamentales de la philosophie gassendienne : les limites de la connaissance   Ibid.   Ibid., pp. 654-5. Génébrard était l’archevêque d’Aix-en-Provence entre 1591 et 1597. La référence à Génébrard chez Gassendi est inhabituelle et mérite d’être notée, dans la mesure où il cite rarement des penseurs modernes ou contemporains, limitant d’ordinaire ses citations aux écrivains classiques ou aux Pères de l’Église. Sur Génébrard, voir Joseph Bergin, The Making of the French Episcopate, 1589-1661 (New Haven et Londres : Yale University Press, 1996), p. 630 et passim. 44   Gassendi, Syntagma philosophicum, in Opera Omnia, vol. 2, p. 655. 45   Ibid., vol. 2, pp. 655-6. 42 43

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humaine et celles de la philosophie mécanique. Ces deux traits reflètent l’étroite relation entre ses présuppositions théologiques et sa philosophie de la nature. Gassendi affirme que toute connaissance est le fruit de l’expérience, qu’au mieux, elle peut fournir des probabilités mais jamais de certitudes et que l’on ne peut pas connaître l’essence des choses. En d’autres lieux, j’ai démontré en détail que sa théorie de la connaissance était profondément liée à sa compréhension volontariste de la relation de Dieu à la Création46. L’analyse que fait Gassendi de la Résurrection souligne les limites absolues de notre connaissance empirique et insiste sur le fait que certaines choses, tel l’état de l’âme après la mort, ne peuvent être connues que par la Révélation. Bien que Gassendi ne soit pas un sceptique, sa conception des limites du savoir humain – qu’il s’agisse de son étendue ou de sa profondeur – s’exprime très clairement dans son approche de la Résurrection générale. Quant à l’atomisme, il a aussi ses limites. Les explications, en termes d’atomes et de vide, peuvent expliciter, selon lui, tous les phénomènes physiques de l’univers. Mais tous les phénomènes ne sont pas d’ordre physique, l’âme humaine rationnelle étant un cas d’étude. En conséquence, les pensées de Gassendi sur l’état de l’âme humaine après la mort et la Résurrection soulignent le fait qu’il n’était pas matérialiste47. Les philosophes naturels du XVIIe siècle qui ont tenté d’expliquer tous les phénomènes du monde naturel en termes de matière et de mouvement n’étaient pas, dans leur grande majorité, des matérialistes. Avec Dieu, les anges et les démons, l’âme immatérielle et par suite immortelle marquait les limites de la philosophie mécanique. Ces entités spirituelles étaient supposées exister hors du domaine matériel et les philosophes naturels les invoquaient afin de réfuter l’accusation selon laquelle la philosophie mécanique conduisait nécessairement au matérialisme et à l’athéisme48. Pour Gassendi et bon nombre de philosophes naturalistes du XVIIe siècle, l’immortalité de l’âme humaine était une partie pertinente et importante de leurs philosophies de la nature49.   Ibid., vol. 2, p. 656.   Ibid., vol. 2, pp. 656-8. 48   M. J. Osler, Divine Will and the Mechanical Philosophy, chapitre 4. 49   Pour une discussion sur l’affirmation que Gassendi était matérialiste et un compte rendu de l’historiographie concernant cette affirmation, voir Margaret J. Osler, « When Did Pierre Gassendi Become a Libertine ? », in Heterodoxy in Early Modern Science and Religion, éd. John Brooke and Ian Maclean (Oxford : Oxford University Press, 2005), pp. 169-191. 46 47

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Marcelino Rodríguez Donís Université de Séville 1. Présentation du problème Parmi les divers arguments servant à démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, Gassendi inclut celui du consensus universitatis ou universalis qui a eu pour lui, comme il le dit dans le Syntagma, des partisans tels que Platon, Aristote et Épicure. On sait que Gassendi accepte le système philosophique d’Épicure, contre la scolastique aristotélico-thomiste, malgré le rejet dont il fut l’objet de la part de l’immense majorité des philosophes, qui lui reprochent de rejeter l’immortalité de l’âme et l’accusent d’athéisme. Si Gassendi se propose cependant de récupérer le système épicurien, c’est qu’il voit en lui un instrument permettant le développement de la nouvelle science, et compatible, pourvu qu’on lui apporte les corrections nécessaires, avec la foi chrétienne ; l’épicurisme ne lui paraît pas plus pernicieux pour la foi chrétienne que l’aristotélisme, qui affirme l’éternité du monde et nie l’immortalité de l’âme. On ne saurait cependant affirmer que Gassendi soit lui-même épicurien ; il affirme en effet très clairement qu’il ne suit les doctrines d’aucune secte, mais qu’il adopte seulement les opinions qui lui semblent    Syntagma philosophicum, Physicæ Sectio I, liber IV, « De Principio efficiente rerum » (in Opera omnia in sex tomos divisa… Lugduni, sumptibus Laurenti Anisson et Ioan. Bapt. Devenet, 1658 ; réimpression anastatique, avec une introduction de Tullio Gregory, Frommann, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1964, tome I, p. 291 ssq.).    Avant de se consacrer à Épicure, Gassendi publie les Exercitationes paradoxæ adversus Aristoteleos, où il combat la doctrine des disciples scolastiques d’Aristote plutôt que celle du maître lui-même.

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probables. L’intérêt qu’il manifeste pour les doctrines du Jardin se révèle dans sa traduction commentée de ce qui nous reste d’Épicure, transmis par Diogène Laërce. Mais la rareté des textes survivants et leur obscurité l’obligent à recourir aux résumés et aux commentaires que firent de lui Lucrèce, Cicéron, Sénèque, Plutarque, Diogène Laërce et Sextus Empiricus. Dans le Syntagma philosophicum, le lecteur se trouve face à une véritable mosaïque de citations qui révèlent la connaissance profonde que Gassendi possède de la philosophie antique ; mais il n’est pas seulement un historien de la philosophie, il est aussi l’un des grands philosophes du XVIIe, au fait des progrès de la science de son temps. Nous allons essayer de montrer qu’après avoir rejeté l’argument du consensus gentium dans sa critique contre le De veritate de Herbert de Cherbury, ainsi que dans la Disquisitio metaphysica contre Descartes et les Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos, il l’accepte au contraire dans le Syntagma pour démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. En ce qui concerne la prolepsis, Gassendi juge qu’Épicure n’a pas su déduire de la prænotio de Dieu les véritables attributs de la divinité (unicité, intelligence intuitive, immensité, bonté, liberté, sagesse). Il propose une interprétation de la prolepsis souvent obscure, ambiguë et incohérente, et il modifie, à notre avis, cette doctrine sur des points essentiels. Pour évaluer correctement l’interprétation gassendiste de la prolepsis épicurienne, il est nécessaire de prendre en considération les sources grécolatines sur lesquelles il s’appuie afin de vérifier la rigueur de son analyse. En ce qui concerne la canonique épicurienne et son versant théologique, il nous semble intéressant de constater qu’il privilégie l’exposé empiriste de Diogène Laërce, même s’il ne néglige pas l’interprétation innéiste de Cicéron. Mais il est encore plus surprenant, étant donné sa connaissance de Sextus Empiricus, de le voir n’accorder aucune importance au fait que celui-ci n’inclut pas les    Syntagma philosophicum, « De philosophia universe », p. 29. Il n’approuve pas tout ce que dit Épicure ; quant à ce qu’il approuve, il ne le prend pas pour indubitable et certain, mais seulement vraisemblable : at non idirco aut probo omnia quæ illius sunt… aut quæ probo non sic amplector, ut indubia, et non consistere ea potius intra limites verosimilitudinis dicam (ibid. p. 30).    Diogenis Lærtii Liber X, cum nova interpretatione et notis, Vita Epicuri, Syntagma philosophiæ Epicuri.    R. Pintard soutient lui-même qu’il y aurait eu une évolution dans la pensée de Gassendi (in Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève, Slatkine, 1983, p. 483].

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prolepseis parmi les critères d’Épicure. Il ne dit rien non plus au sujet de l’absence du terme chez Lucrèce. Je suis donc amené à conclure que le Syntagma présente, en ce qui concerne la problématique qui nous occupe, la même confusion que les chercheurs contemporains ont mise en évidence dans ce que l’on peut reconstituer de la philosophie d’Épicure à partir des témoignages des doxographes. Au moment de construire son système théologique, Gassendi s’appuie sur la théorie épicurienne des prolepseis qu’il interprète comme des concepts généraux ayant nécessairement leur source dans les sens (ortum habere a sensibus), conformément à la définition de Diogène Laërce, qu’il adopte. Dans ce cas, on peut se demander comment nous pourrions avoir une connaissance proleptique des dieux, puisqu’ils ne sont pas l’objet des sens. Épicure affirme que notre connaissance des dieux est bien proleptique, mais il dit aussi qu’ils sont perçus seulement par l’esprit (logô theoretous). Cela étant, si la prolepsis que nous avons d’eux ne part pas des sens, comment pouvons-nous accepter la définition et l’interprétation postérieures que nous a léguées Diogène Laërce de la canonique épicurienne ? Gassendi aurait dû insister sur cette question dans ses commentaires sur le Livre X ; mais, comme nous le verrons plus loin, il ne l’a pas fait, et il admettra encore la définition par Laërce de la prolepsis jusque dans le Syntagma, tout en affirmant qu’elle ne concerne pas l’essence des dieux, mais leur existence. À notre avis, la définition que donne Épicure de la prolepsis est ambiguë et obscure, parce que, si les prolepseis sont des concepts généraux formés à partir de l’expérience, l’idée de Dieu ne peut pas se former à partir des individus que nous aurions perçus par les sens. Selon la théorie épicurienne, il existe deux sortes différentes d’images ou simulacres : celles qui nous viennent de corps existant réellement et qui perdurent même quand ces derniers ont disparu, comme c’est le cas des images des morts ; et celles que nous formons en mélangeant d’autres images, tel le centaure ou la chimère. Les   N. W. De Witt (Epicurus and his philosophy, Minneapolis, University of Minnesota, 1964) penche clairement pour l’innéisme de Cicéron, même s’il juge qu’il est impossible de trouver une certitude à ce sujet (p. 166) ; D. J. Furley (Two Studies in the Greek atomists (Princeton, PUP, 1967, pp. 202-209) affirme que l’inclusion des prolepseis comme critère de vérité ne fut probablement pas l’œuvre d’Épicure, mais des doxographes, qui aimaient faire des listes de termes ; enfin, J.M. Rist (Epicurus. An Introduction, Cambridge, CUP, 1972) suit l’interprétation de Diogène Laërce, qu’il croit pouvoir concilier avec celle, innéiste, de Cicéron.    Syntagma philosophicum, 292. 

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premières auraient une entité physique, tandis que les secondes seraient des inventions de notre esprit et auraient une réalité psychologique. La difficulté surgit au moment d’établir de quelle sorte seraient les images des dieux dont parlent les épicuriens. Selon certains, les dieux n’existent pas, et les images des dieux sont de simples fictions de l’esprit : c’est l’opinion de l’académicien Cotta, selon le De natura deorum de Cicéron, et de l’auteur du manuscrit anonyme Theophrastus redivivus, dont la rédaction date vraisemblablement de 1659, quatre ans après la publication du Syntagma. À lire cependant Lucrèce, Cicéron et Sextus Empiricus, on comprend que pour Épicure, notre notion des dieux tire son origine des images qu’ils nous envoient eux-mêmes dans les rêves, où ils nous apparaissent comme des géants à forme humaine ; ensuite, les dieux possèdent un corps, quoique tellement subtil qu’il ne peut pas affecter nos sens, mais seulement notre esprit. Leur existence ne fait cependant aucun doute, bien que la majorité ne les conçoive pas comme ils sont, selon Épicure. Il n’y a pas de place pour la substance spirituelle dans le système épicurien. C’est précisément cela que lui reprochera Gassendi. Épicure ne fait pourtant pas de la sensation le seul critère de vérité, parce que tout le réel n’est pas perçu par les sens. Nous trouvons l’exemple le plus clair dans sa théorie du vide. Épicure affirme qu’il est réel, mais nous ne le percevons pas directement ; nous le déduisons à partir du mouvement. Pourrions-nous déduire l’existence des dieux comme nous déduisons celle du vide, à partir de quelque chose d’évident – le mouvement ou l’ordre ? Épicure répondrait par la négative, puisque les dieux sont corporels, alors que le vide est une réalité incorporelle. Ensuite, selon le système épicurien, la connaissance de l’existence et de la nature des dieux ne se déduit pas de l’ordre cosmique. En réalité, la connaissance que nous avons des dieux est évidente à partir du moment où nous voyons leurs images. Pour Épicure, le consensus porte sur l’existence des dieux, et non pas sur leur essence, puisque la majorité des gens n’ont pas une connaissance certaine et évidente de la nature des dieux (prolepseis), mais seulement de fausses suppositions (pseudeis hypolepseis). Il semble évident que ceux qui nient l’existence des atomes et du vide rejettent l’opinion d’Épicure sur la nature des dieux ; par ailleurs, il semble difficile d’accepter son anthropomorphisme, puisqu’il n’est pas évident que ce qui est supérieur doive revêtir la forme de ce qui est inférieur. On pourrait dire la même chose au sujet de l’éternité des dieux, puisque le flux constant d’images à partir de leurs corps finirait par les détruire.

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2. Au sujet de la prolepsis des dieux. Gassendi et les sources gréco-latines Gassendi n’explique pas toujours en vertu de quel critère il opte pour telle interprétation plutôt que pour telle autre quand il y a divergence entre ses sources. En ce qui concerne la prolepsis des dieux, Gassendi reprend, en principe, l’exposé de la philosophie épicurienne que nous a transmis Diogène Laërce, sans se soucier de ce que Sextus Empiricus ne concède aucun rôle particulier à la prolepsis. Selon Diogène Laërce, en effet, au moment d’aborder les critères de vérité, Épicure, dans le Canon, en établit trois : les sensations, les prolepseis et les passions. Cependant, Sextus signale qu’il y a seulement deux critères pour Épicure, la phantasía et la doxa. Il n’inclut pas les prolepseis comme un critère supplémentaire qui s’ajouterait aux sensations et aux passions10. Dans le Syntagma philosophiæ Epicuri, Gassendi définit la prolepsis (prænotio seu anticipatio) comme une notion ou idée d’une chose qui se présente à l’âme quand elle tombe directement sous le sens11. Toute prénotion dépend des sens : omnis quæ in mente est anticipatio, seu prænotio, dependet a sensibus ;    Gassendi répète les mêmes mots que Diogène Laërce : Itaque tria sunt omnino criteria, sensus nimirum, sive sensio, prænotio, seu anticipatio ; et affectio, seu passio. Au même endroit, il cite presque littéralement Sextus (Adversus logicos I, 216), aussi bien dans le deuxième canon que dans le troisième : Itaque sicut suffragatio, et Non-refragratio Criterium est, quo aliquid verum probatur, ita Refragratio, et Non-suffragratio criterium, quo quidpiam evincitur falsum : ipsaque interim evidentia, basis ac fundamentum est, qui inititur, omnis de vero falsoque opinio (Syntagma philosophiæ Epicuri, p. 5).    Diogène Laërce, X, 31. Comme on le sait, Épicure fait dépendre la raison des sens et affirme que toute certitude est détruite, jusqu’à la vie même, si l’on supprime la confiance qu’on leur accorde (De rerum natura IV, 507-508). C’est pourquoi Diogène Laërce juge que les prolepseis concernent les choses qui existent réellement par nature, comme le vide ou la justice ; en revanche, il n’y aurait pas de prolepsis du temps selon Épicure (DL, X, 72), parce qu’il n’est pas réel, mais symptoma symptomatôn. 10   Sextus Empiricus, Adv. Logicos, I, 203-16 (247 Us). Sextus place Épicure parmi ceux qui croient à l’existence des dieux, même si d’aucuns le nient. Mais il ne croit pas qu’il démontre leur existence à partir des prolepseis que les hommes en ont, puisqu’Épicure enseigne lui-même que ces prénotion sont fausses. Selon Sextus, prolepseis et hypolepseis (opinions) sont des mots synonymes (Adversus physicos I, 71), et elles peuvent être également fausses, pseudeis ; d’où l’on peut conclure que l’enargeia, qui est le critère d’évidence, ne s’applique pas aux prolepseis, mais bien aux phantasiæ (Adversus logicos, I, 201). 11   Syntagma philosophiæ Epicuri, p. 8 : Intelligo autem Notionem, seu quasi ideam ac formam, quæ anticipata dicatur Prænotio, gigni in Animo incursione, seu mavis, incidentia, dum res directe et per se incurrit, inciditve in sensum.

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idque vel incursione, vel proportione, vel compositione (canon I). L’anticipation est la notion d’une chose, une espèce de définition, sans laquelle il est impossible de la chercher, d’en douter, de la penser, voire seulement de la nommer : anticipatio est ipsa rei notio, et quasi definitio, sine qua quidquam quærere, dubitare, opinari, imo et nominare non licet (canon II). L’anticipation est le principe de tout raisonnement, en vertu duquel nous déduisons qu’une chose est une et la même, et différente de toute autre. Comme nous l’avons vu, Gassendi établit que toute prénotion ou anticipation dépend des sens ; cependant, plus loin il enseigne que ce qui n’est pas évident doit être démontré par l’anticipation d’une chose évidente (canon IV) : ainsi, il y aurait une anticipation du vide et du mouvement, supposita inanis anticipatione, itemque anticipatione rei evidentis, cuiusmodi est motus. Les sens ne sauraient bien sûr pas percevoir le vide, puisque c’est une réalité qui ne peut toucher ni être touchée (quod nec tangi valeat, nec plagam ullam accipere), de la même façon que la nature divine (quæ est inconcreta, et ob tenuitatem attingi, plagamque accipere non potest)12. Par conséquent, ou bien il n’est pas certain que toute prolepsis dérive d’une sensation ; ou bien, si c’est une condition indispensable, il faut en conclure que nous ne pouvons pas avoir, stricto sensu, ni du vide, ni des dieux, une notion dérivée des sens, c’est-à-dire une prænotio ou anticipatio, puisqu’il n’y aurait pas de « souvenir de ce qui se présente de manière réitérée aux sens depuis l’extérieur »13.   Syntagma philosophiæ Epicuri, p. 9. Toute la critique du signe indicatif, à laquelle Gassendi fait référence (Notes au livre X, p. 66), démontre la faiblesse d’une philosophie qui place le critère de vérité dans l’enargeia de la sensation. En effet, l’affirmation de l’existence du vide implique que le réel ne s’identifie pas nécessairement avec ce qui peut toucher et être touché, avec le corps en somme ; par conséquent, la perception par les sens n’est pas le seul critère d’existence. Ainsi, accepter le vide signifie accepter la anaphe physis de la Lettre à Hérodote, §40. Il n’en n’irait cependant pas des dieux comme du vide, les premiers étant doués, selon les épicuriens, d’une sorte de corps. Gassendi peut ainsi souligner l’incohérence d’Épicure, qui aurait pu élargir aux dieux la nature incorporelle du vide : Epicurus aut quilibet alius capere non possit, quomodo valeat præter inane esse aliquid incorporeum (Syntagma Philosophicum, 297). 13   Diogène Laërce, X, 33. La position de Gassendi est assez ambiguë, et cela depuis la rédaction de ses Notes au Livre X de Laërce : il affirme explicitement que toutes les prénotions viennent des sens et rejette qu’elles soient innées (anticipationes quæ in nobis sunt, dici quidem insitas, sed ita nihilominus, ut sensibus illas acquisierimus, non vero a natura habeamus habereve dicamur), à l’exception cependant de celles qui nous poussent à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur, qui sont en nous du moment que nous commençons d’être, et de l’idée de Dieu, que nous avons sucée avec le lait maternel, itemque de Dei existentia, (quam nisi ex auditu, et cum lacte quidem veluti suxerimus). 12

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Gassendi juge que la prolepsis de Dieu ne dérive pas de l’expérience sensorielle. C’est pour cette raison qu’il affirme que l’anticipation concerne la seule existence de Dieu, mais non pas l’essence divine, car on ignore ce que Dieu est14. Le problème est donc de savoir comment nous pouvons être sûrs de l’existence de Dieu, si nous ignorons ce qu’il est. Ainsi n’est-il pas vrai, comme Gassendi le dit pourtant, que l’anticipation soit la définition même de la chose (anticipatio est ipsa rei definitio) et exprime par conséquent sa nature. Gassendi affirme que c’est l’anticipation de Dieu qui est en elle-même imparfaite, à cause de notre condition humaine, par définition incapable de saisir la nature divine ; en revanche, nous pouvons affirmer l’existence de Dieu, puisqu’il suffit de connaître l’effet pour que nous ayons la certitude qu’il existe une cause15. Mais si la prolepsis de Dieu ne se forme pas à partir des sens, il faudra conclure que c’est la nature qui l’introduit dans notre esprit. Que voulons-nous dire cependant quand nous affirmons que nous avons l’idée de Dieu par nature ? À partir de la thèse épicurienne selon laquelle les dieux se conçoivent avec l’esprit (theous logô theoretous), Gassendi soutient que l’idée de Dieu est créée par comparaison avec les choses qui nous viennent par la voie des sens16. L’idée de Dieu serait donc une inférence de l’esprit construite par analogie avec ce que nous percevons dans l’expérience.

  Syntagma philosophicum, 310 : Nam licet anticipatio non sit de intima ipsa natura divina, quoniam ignoratur quid sit, est tamen saltem anticipatio eius existentiæ, quoniam cognoscitur, quod sit. 15   Syntagma philosophicum, 311 : quoniam ad intelligendum qualis sit natura, imbecilles sumus, nostraque imbecilitas eo nos adigit, ut humano modo, et humanum quid concipiamus : ad intelligendum vero existentiam, simus magis idonei, quatenus effectum nosse sufficit, ut existentiæ causam certi simus. 16   Syntagma philosophicum, 292b : Epicurus declarare satis videtur anticipationem naturæ divinæ non comprehensione per sensum, sed comparatione ex iis, quæ fuerint per sensum comprehensa, creari. Selon Sextus, cette expression signifie que l’idée de Dieu ne naît pas du hasard, de la loi ou de la convention, mais qu’elle est dans notre esprit avant toute expérience, comme l’idée de justice naturelle, qui nous permet de distinguer entre ce qui est légal et ce qui est juste. C’est l’interprétation qu’en donne Cicéron : « Seul Épicure vit que les dieux existent parce que la nature a imprimé leur notion dans l’âme de tous. Quel peuple ou quel type d’hommes y a-t-il qui, sans endoctrinement, n’aient pas une certaine anticipation des dieux, qu’Épicure appelle prolepsis, c’est-à-dire, une certaine notion anticipée sans laquelle rien ne peut être compris, recherché ou discuté ? » (id est anteceptam animo rei quandam informationem, sine qua nec intelligi quicquam nec quæri nec disputari possit, De nat. Deor., I, 16 43 (255 Us.). Gassendi 14

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Cette interprétation a-t-elle quelque chose à voir avec ce que dit réellement Épicure ? Celui-ci affirme que les dieux existent, car la connaissance que nous en avons est évidente, mais qu’ils ne sont pas tels que la majorité les conçoit17. N’est pas impie, dit-il, celui qui rejette les opinions de la majorité au sujet des dieux, mais celui qui attribue aux dieux les opinions du peuple, lesquelles ne sont pas « des prénotions », mais de « fausses suppositions »18. Si Épicure entend par prénotion une notion à laquelle correspond quelque chose de réel et de perceptible par les sens, comment saurons-nous que les dieux existent, si nous ne pouvons pas les saisir par l’intermédiaire des sens19 ? Quelle fut l’authentique opinion d’Épicure au sujet de l’origine de la notion des dieux ? Les textes qui nous sont parvenus ne nous aident pas à répondre à cette question. Lucrèce dit que la notion des dieux vient des images qu’ils nous envoient quand nous rêvons, voire à l’état éveillé20, et que « ces images émises par leurs corps sacrés / annoncent à l’esprit humain la forme divine »21. Mais ces images ne se confondent pas avec les dieux eux-mêmes, contre l’opinion de Démocrite22. Ainsi, la doctrine lucrétienne nierait implicitement l’éternité des dieux, qui devraient s’effriter à cause du flux continuel des simulacres. La même opinion apparaît chez Cicéron interprète solus dans le sens suivant, à savoir qu’Épicure fut le premier à utiliser, avant les stoïciens, le terme prolepsis (Syntagma philosophiæ Epicuri, 67). 17   Épicure, Epistola ad Menœceum, 123. 18   La traduction que Gassendi propose de ce passage (Ad librum Decimum, p. 48) comporte des ajouts superflus. Il traduit prolepseis par germanæ prænotiones, comme s’il disait que les prénotions sont vraies, face aux suppositions (hypolepseis) qui seraient toujours fausses. Pour Épicure, les dieux du peuple n’existent pas, puisqu’ils se voient attribuer des propriétés qui ne leur correspondent pas ; car, d’après Sextus Empiricus, ce qui est vrai se confond, aux yeux d’Épicure, avec ce qui existe, tandis que le faux n’existe pas. Nous avons déjà dit que pour Sextus prolepseis et hypolepseis sont des termes synonymes. 19   Sextus, Adversus Physicos, I, 25. 20   Lucrèce, V, 1170-1182. Lucrèce ne fait pas la moindre référence à la prolepsis, ce qui invite à croire que ce concept n’était pas la clef de la gnoséologie et de la théologie épicuriennes. 21   Lucrèce, VI, 76-77 : Nec de corpore quæ sancto simulacra feruntur / In mentes hominum divinæ nuntia formæ. 22   Sextus Empiricus, Adversus Physicos, I, 19 : « Démocrite dit que certaines images arrivent aux hommes et il affirme que quelques-unes parmi elles sont bénéfiques et d’autres maléfiques (c’est pourquoi il demandait à avoir des images propices) et qu’elles sont extraordinairement grandes et difficilement corruptibles, bien qu’elles ne soient pas véritablement incorruptibles, et elles annoncent le futur aux hommes, sont à peine perceptibles et émettent des voix. »

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et chez Sextus Empiricus : les dieux, selon Épicure, furent conçus à partir des représentations d’images anthropomorphiques que l’on trouve dans les rêves23 ; ces images sont si subtiles qu’elles ne peuvent pas être reçues par les sens, mais elles affectent l’esprit ; les hommes déduisent donc l’existence des dieux à partir de la vision de ces images24. Dans le Syntagma philosophicum, Gassendi commente les vers de Lucrèce qui disent : « Dès ce temps, les mortels voyaient en effet des dieux / les figures merveilleuses quand leur esprit veillait, / et plus encore en rêve les corps à la taille étonnante » ; il signale que ces vers ne permettent pas de déduire l’existence des dieux, puisque ces images pourraient aussi bien correspondre à des géants25. Gassendi affirme qu’Épicure et Lucrèce n’avaient jamais soutenu que les simulacres émanaient des dieux : ils « n’ont jamais dit qu’il s’agissait de figures ou simulacres des dieux, puisque s’ils l’avaient dit, ils auraient contredit l’immortalité des dieux.26 ». Il oublie les vers 76 et 77 du livre VI du De rerum natura. Cela dit, Gassendi attribue à une pure invention (commentitum) l’affirmation selon laquelle la première prénotion de la nature divine surgit de tels simulacres, car il n’est pas possible d’expliquer de quelle façon se forme cette prénotion, ni d’où viennent les attributs qui font de Dieu un être intelligent, sage et heureux27. Gassendi reproche à Lucrèce de ne pas avoir été capable de former une anticipation véritable de Dieu comme cause première, ordinatrice et productrice. À ses yeux, puisque le monde est un « ensemble extrêmement ordonné » (ordinatissimam compagem), il doit exister un principe ordonnateur. Ce principe ne pouvant pas être le hasard, il faut conclure que le monde a été ordonné par Dieu, qui est la Cause première, le Premier Moteur et la Source

  Sextus Empiricus, Adversus logicos, I, 43 ; Cicéron, De natura deorum I, 46 ; I, 25.   Cicéron, De natura deorum, I, 105-108. 25   Syntagma philosophicum, « De principio efficiente rerum », 293b- 294a. Lucrèce, V, 1169-1171 : Quippe etenim iam tum diuum mortalia sæcla/ egregias animo facies vigilante videbant/ et magis in somnis corporis auctu. 26   Syntagma philosophicum, 294 : Dixisse unquam seu facies, seu simulacra esse Deorum, qui si dixissent, pugnassent sane cum deorum immortalitate. 27   Syntagma philosophicum, 294 : Commentitum porro est quidem deductam fuisse primam notitiam, anticipationemve naturæ Divinæ ex huiusmodi simulachris ; sed interim tamen duo tenenda sunt, unum, quomodo tandem anticipatio habita fuerit ; alterum, undecumque tandem illa attributa intelligentiæ, immortalitatis beatitudinisque habeantur, ea nihilominus, vera esse. 23 24

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de tout être28. Épicure se trompa en ce qu’il n’a pas admis la substance incorporelle29, ni d’autre intelligence que celle intuitive ou imaginative, puisque nous comprenons qu’il existe quelque chose au-delà de ce que nous saisissons par l’imagination par l’intermédiaire de la raison ou intelligentia consequutiva : « Ceux qui pensent qu’il n’existe aucune substance incorporelle, dans la mesure où ils ne conçoivent rien sinon sous une figure ou image corporelle, se trompent en ce qu’ils ne reconnaissent pas qu’il existe une espèce d’intelligence qui n’est pas l’imagination, à savoir celle qui nous permet de comprendre par déduction qu’il existe quelque chose en dehors de ce qui entre dans l’imagination.30 » Selon Gassendi, « tout ce qui est limité, composé, etc., comme c’est le cas de tout corps, est en contradiction avec la perfection divine, c’est par ailleurs en l’homme témérité excessive que de soumettre Dieu à l’entendement humain comme si rien ne pouvait être que ce que peut atteindre l’esprit humain.31 » Or, comme Gassendi lui-même le dit, les épicuriens n’admettent pas d’autre réalité que celle corporelle (le vide excepté) : Dieu est, selon Épicure, de nature corporelle, ex genere corporeæ naturæ.32. Par ailleurs, Gassendi interprète la prolepsis épicurienne dans ce sens, à savoir que nous avons par nature la notion de la divinité : deorum notionem in animis impressit ipsa natura33. Autrement dit, notre notion de Dieu est innée : quoniam insitas eorum, vel potius innatas cognitiones habemus. Tous les hommes auraient ainsi, sine doctrina, une anticipation des dieux. Il existe donc un « ferme consensus » (firma consensio) concernant l’existence des dieux : Quamobrem, 28

  « De Principio efficiente rerum », 295a.   Dans ses premiers ouvrages, Gassendi avait écrit qu’il n’était pas lui-même capable de concevoir Dieu, ni l’Ange, ni l’Esprit d’une autre manière que sous la forme corporelle : Et neque Deum, neque Angelum, neque Mentem, nisi sub forma quadam corporea… sed non vis ipse perinde profiteri, non observare aliud tuæ menti, quam nescio quid corporeum, aut quasi corporeum, cum Deum cogitas (Disquisitio metaphysica, p. 531, éd. Rochot ; voir aussi p. 523 : Quod spectat ad ideas rerum immaterialium creditarum, ut Dei, Angeli, Animæ humanæ seu mentis ; constat etiam quasque habemus de ipsis ideas, esse vel corporeas, vel quasi corporeas, ex forma scilicet humana). 30   Syntagma philosophicum, 298a : Isti qui putant non esse substantiam ullam incorpoream, quatenus nihil, nisi sub specie, aut imaginatione corporea concipiunt, in eo falluntur, quod non agnoscant esse speciem intelligentiæ, quæ imaginatio non sit, eam nempe, qua ex consequutione, intelligimus esse aliquid, præter id, quod in imaginatione cadit. 31   Syntagma philosophicum, 298a. 32   Syntagma philosophiæ Epicuri, chap. III, « De divina in Universo natura ». 33   Ibid. Le texte de l’édition de Lyon dit motionem par erreur. 29

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cum non instituto aliquo, aut more, aut lege sit opinio constituta, maneatque ad unum omnium firma consensio ; intelligi necesse est, esse deos34. Cela étant, si la prénotion de Dieu est innée, et antérieure par conséquent à toute institution, coutume ou loi35, il semble évident que Gassendi renonce à l’interprétation laërcienne de la prolepsis, qu’il avait soutenue dans des travaux précédents. En effet, il niait dans la Disquisitio Metaphysica que tous les hommes aient la notion de Dieu imprimée dans leur âme : Les Historiens et les Relations des Navigateurs dans le Nouveau Monde rappellent que non seulement certains individus isolés (comme il y en a toujours eu quelques-uns), mais de nations entières (comme l´on avait déjà rapporté aussi sur certaines Iles) n’ont eu dans les siècles écoulés aucune connaissance ni même un soupçon de Dieu. Or j’ai cherché d´après cela à montrer que l´idée n´en avait pas été imprimée par Dieu en tous les hommes ; et que, la raison n´étant pas plus forte pour les uns que pour les autres, elle ne l´avait été chez chacun, et pas même chez vous ; de telle sorte que si nous avons dans l´esprit cette idée, vous, moi, et les autres, elle doit être adventice, et cela surtout par le moyen du discours que, par sa grâce, a voulu nous faire entendre celui dont le nom est Dieu, lequel selon l´Écriture, n´en pas fait autant pour chaque Nation, et n´a pas rendu ses jugements manifestes36.

Il y a des hommes qui n’ont aucune idée de Dieu, poursuivait Gassendi, et il ne faut pas dire, comme le veut Descartes, que cette idée est en eux endormie et qu’elle pourrait se réveiller à n’importe quel moment : ils sont tous capables de découvrir cette idée au moyen de la raison (ratiocinantes). Si 34   Ibid. C’est aussi l’opinion de Cicéron, Omnibus enim innatum est et in animo quasi insculptum esse deos (De natura deorum, II, 12) ; ailleurs, il se montre même plus catégorique : Intelligi necesse est esse deos, quoniam insitas eorum vel potius innatas cognitiones habemus… Quæ enim nobis natura informationem ipsorum deorum dedit, eadem insculpsit in mentibus ut eos æternos et beatos haberemus (ibid., I, 43). De même Sénèque : omnibus insita de diis opinio est (Lettres à Lucilius, 117, 6). 35   Quod ipsa de Divinitate opinio, sit omni hominum instituto, et more, ac lege vetustior (Syntagma Philosophicum, 292) ; Maneat igitur in hominibus insitam quandam, seu anticipatam de Deo notitiam, ipsamque idoneum esse argumentum, quo existere Deum comprobetur. 36   Disquisitio Metaphysica, 357b (éd. Rochot, p. 391) : Historiæ quipe, Relationesque navigationum in Novum Orbem, memorant non modo singulareis homines (ut fuerunt semper aliqui) sed integras etiam nationes (ut recitatum quoquepridem de aliquibus insulis) nullam de deo vel notitiam, vel suspicionem sæculis retro elapsis habuise. Innuere autem ex hoc volui, non esse Ideam a Deo impressam omnibus hominibus ; et cum non sit ratio maior de his, quam de illis, fuisse impressam nemini, ac ne tibi quidem ; adeo ut, si et tu et ego, et alii Ideam Dei in mente habeamus, illa adventitia videatur, ac potissimum ex audito, quo nomine Deus beare voluit, qui omnino nationi, ut Scriptua loquitur, non taliter fecit.

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elle avait été imprimée dans l’esprit de tous les hommes par Dieu lui-même, tous devraient avoir la même idée, figure, ou expression, et la même représentation de son essence divine et de ses perfections ; mais à la différence de ce qui se passe avec l’idée du triangle, il n’est pas possible de se mettre d’accord au sujet de la nature de Dieu, puisqu’il est impossible d’en donner une définition qui soit reçue universellement37. Ainsi l’idée de Dieu fut-elle développée par des hommes sages et pieux, à partir d’une certaine notion de Dieu38. En revanche, dans le Syntagma philosophicum, œuvre posthume, Gassendi affirme que « les hommes ont une notion de Dieu imprimée par la nature »39, une idée « innée et anticipée». La question est de savoir comment arrive-t-elle dans l’esprit ? Il répond en ces termes : Qu’il soit donc acquis qu’il y a dans les hommes une connaissance innée ou anticipée de Dieu et qu’elle constitue un argument valable pour prouver l’existence de Dieu. Il reste seulement qu’il faut dire ici comment naît une anticipation de ce genre ; et d’abord, l’on peut dire qu’elle naît en même temps que l’esprit naît, c’est-à-dire en même temps qu’il est, dans la mesure où il y a une capacité ou une aptitude dans l’esprit telle qu’il est porté à la première occasion à reconnaître Dieu, c’est-à-dire l’existence de la nature divine40.

Dans ce texte, Gassendi dit que nous avons une anticipatio, ou une idée innée de Dieu ; et puis, il explique ce qu’il faut entendre par anticipatio : une capacité dans l’entendement pour former l’idée de Dieu à partir de l’expérience. C’est à cause de cela qu’il peut nier à Descartes que l’idée de Dieu soit   Ibid., 393.   Ibid., 255 : Addo, poshabitam aliquam de Deo notitiam, eius ideam a viris piis, sapientibusque excoli, qui nunc hoc, nunc aliud commutent, adant, detrahant, prout agnoscunt, aut edocentur esse divinæ majestati magis consentaneum. 39   Physicæ Sectio I, Liber IV, « De Principio efficiente rerum » Syntagma philosophicum, 290 : Bien que certains naissent ou semblent être athées, « cela n’empêche pas les hommes d’avoir une certaine notion de Dieu imprimée par la nature… L’opinion de certains qui ne reconnaissent pas Dieu n’obtient pas pour autant de l’anticipation qu’on a de Dieu qu’elle ne soit naturelle ». (Quamtumvis aliqui nascantur aut videantur athei, non obstat hoc tamen, quin homines habeant ab ipsa natura impresam quandam notionem Dei… Neque opinio aliquorum deum non agnoscentium magis facit, ut Anticipatio, quæ de Deo habetur, naturalis non sit). 40   Syntagma, 292. Maneat igitur esse in hominibus insitam quandam, seu anticipatam de Deo notitiam ; ipsamque idoneum esse argumentum, quo existere Deum comprobetur. Dicendum solum heic superest quanam ratione ingeneretur huiusmodi Anticipatio, ac primum quidem dici potest tum ingenerari, cum mens generetur, seu sit, quatenus est capacitas, sive aptitudo in mente, ut prima quaque occasione ad cognoscendum Deum, sive existentiam naturæ divinæ feratur. 37 38

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innée, c’est-à-dire qu’elle soit nécessairement dans l’esprit de tous les hommes sans exception aucune. Cette réponse se concilie avec l’empirisme de Gassendi, qui affirme que toutes nos idées, même celle de Dieu, portent la marque de l’imagination sensible et ne peuvent être conçues que « sous une forme corporelle ». Cet empirisme transparaît surtout dans la Disquisitio metaphysica41. Il est vrai qu’il semble dire ailleurs autre chose. Ainsi, il affirme dans le Syntagma philosophicum : « Je dis que c’est faux qu’il n’existe aucune intellection qui ne soit pas une image ou qu’elle n’existe pas sans image »42 – mais l’exemple qu’il en donne est paradoxalement celui des dimensions du soleil, dont nous avons une image.43 D’après Gassendi, si l’esprit est une tabula rasa, comme l’affirment Aristote et d’autres, « il est besoin d’une occasion pour que soit suscitée la notion de Dieu ». Il ne croit cependant pas contradictoire de dire avec les platoniciens que l’esprit est une particule « de la brise divine » ; car, même si l’esprit est de nature divine et connaît les choses qui sont de même nature que lui (les dieux), une fois immergé dans le corps et subissant l’oubli, il a besoin d’une occasion pour se les rappeler à nouveau. Pour Gassendi, fidèle à sa foi catholique, Dieu « a fait lever sur nous la lumière de sa face », et nous sommes faits à son image et à sa ressemblance ; mais il affirme que pour connaître ce

  Disquisitio Metaphysica, p. 245 éd. Rochot : Deinde cum velis Ideas esse in Intellectu, et intellectum per illas cognoscere res, quarum sunt ideæ : nonne etiam in intellectu sunt imagines, et intellectus per imagines cognoscit ? Quid enim aliud est Idea rei, quam imago ipsius rei ? Descartes constatait que Gassendi réduisait l’idée à l’image (Disquisitio 33b ; p. 283 éd. Rochot). 42   Syntagma ; « De animorum immortalitate », 641 : Dico secundo falsum esse nullam esse intellectionem, quæ imaginatio non sit, aut sine imaginatione non fiat ; eo tamem ipsum provehi, ut illa intelligat, quorum imaginatio in homine sit nulla. Sicque illum qui speculatur, seu intelligit, v. c. Magnitudinem illam solis, qua se habet in se, non speculari simul aliquod Phantasma, sed quod est idem, imaginari, habereve sibi obiectam imaginem magnitudinis illius inmensæ 43   Sur cette question, Disquisitio metaphysica, 322b, éd. Rochot, 235. Cependant, l’empirisme de Gassendi a des limites certaines, car il soutient qu’une fois séparée du corps, l’âme égale les Intelligences et connaît les espèces de toutes les choses grâce au même Dieu. S’agit-il de la même âme qui ne peut pas penser sans images ? Syntagma philosophicum, 660 : Rationalem Animam, dum degit quidem in corpore, habere solum acquisitas sensumve ministerio haustas ; verum quo momento a corpore excedit, Intelligentiisque efficitur par, indi ipsi (sic) ipso ? Deo, authoreve eodem Naturæ, species rerum omnium eiuscemodi, quas nosse interest, sive ignoratæ ab ea fuerint, in corpore dum egeret. 41

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visage, « nous avons besoin d’une occasion ». Il décrit donc à nouveau ce qu’il entend par la prénotion de Dieu : Ensuite on peut proprement dire qu’elle naît dès qu’à la première occasion qui s’offre, il se forme dans l’esprit l’espèce ou image d’une nature suprême, immortelle et heureuse, dont nous pensons qu’elle existe. Telle est la prolepsis, anticipation c’est-à-dire prénotion que nous devons examiner ensuite44.

Cette prénotion de Dieu naît en nous à l’occasion de ce que nous entendons parler de Lui (auditu), ou des choses que nous voyons (visu) : Nous entendons prononcer le nom de Dieu et nous donnons notre consentement, si nous le jugeons digne de crédit, à celui qui dit qu’il existe ; mais il est nécessaire que celui qui écoute ait une anticipation ou une connaissance préalable des choses que les mots expriment, de façon à ce que, quand celui qui parle dit prince du monde, fondateur du ciel et de la terre, être suprême, celui qui écoute sache ce qu’est prince, ce qu’est monde, ce qu’est fondateur, ce qu’est ciel, et ce que sont les autres choses comprises par les sens. Le discours dont il parle est l’occasion pour que l’esprit se forme la notion d’une certaine nature, qui existe dans le monde, comme le prince dans son royaume, qui a fait le ciel et la terre comme son artisan, et des chose semblables. Il est nécessaire que celui qui écoute soit convaincu qu’une telle nature ou Dieu existe (persuaderi auditorem talem Naturam seu Deum esse), mais ceci arrive grâce à une certaine anticipation, avec laquelle on sent qu’il faut donner du crédit à un homme sérieux (gravem) et que celui qui parle l’est45.

Il est curieux que Gassendi mette ici sur le même plan à la fois l’« être suprême » et la terre, et encore plus curieux qu’il appelle anticipation le fait que l’on doive donner du crédit à celui qui nous parle, si c’est un homme sage. L’analyse de ce passage met en évidence une fois de plus que Gassendi emploie le terme anticipatio ou prænotio de façon équivoque. Mais surtout, même si l’on accepte que les hommes tirent du témoignage de leurs pairs (per aurem) l’idée selon laquelle ils seraient faits à l’image de Dieu, il faudrait encore démontrer que quelque chose de réel correspond à cette idée ; car ceux qui croient savoir trompent très souvent les hommes, même s’ils n’ont pas l’intention de le faire. L’argument d’autorité ne joue ici aucun rôle, car 44   Syntagma, 292 : Deinde dici proprie potest ingeneratio tum fieri, cum primum ocassione sese offerente, efformatur in mente species quædam, seu imago supremæ cuiusdam et immortalis, beatæque naturæ, quam censeamus existere. Scilicet talis est prolepsis, Anticipatio seu Prænotio, ad quam deinceps respectamus. 45   Ibid., 292 : Notitiam de Deo haberi posse ex auditu… Auditorem habere anticipationem rerum vocibus subiectarum…

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les hommes sont faillibles, et on n’a pas encore prouvé qu’il y ait quelque chose qui corresponde à notre idée de Dieu. Le problème n’est pas de savoir comment se transmet l’idée de Dieu, mais comment elle surgit dans l’esprit de l’homme, si bien sûr elle a une origine. Gassendi affirme, comme nous l’avons dit, que l’idée de Dieu s’obtient ex visu, grâce aux choses perçues avec les yeux, c’est-à-dire à partir des perfections du monde et de la prénotion selon laquelle il ne peut y avoir d’ordre sans un ordonnateur : Dès qu’apparaît la pensée de l’existence de Dieu, cela se fait selon les prénotions par lesquelles il est jugé d’avance qu’il n’existe pas d’ordre sans ordonnateur, ou une autre proposition de ce genre qui appuie le raisonnement prouvant l’existence de Dieu46.

Voilà encore une nouvelle acception de prénotion, ce qui n’est pas pour faciliter la compréhension de la pensée de Gassendi. 3. Le consensus universalis Si la seule façon d’accéder à la notion de Dieu est d’avoir recours aux faits de l’expérience, le consensus universalis reste-t-il possible ? L’argument du consentement universel implique que tous les hommes aient des idées innées des dieux, comme l’affirme Épicure, selon ce que nous rapporte Gassendi, en citant Cicéron : « Épicure voit qu’il y a des dieux parce que la nature en a elle-même imprimé la notion dans les cœurs de tous. […] Or il est nécessaire que soit vrai ce sur quoi la nature de tous s’accorde.47 » Après avoir cité ce passage, Gassendi dit que le seul péché d’Épicure fut de parler des dieux au pluriel, et non de Dieu48. L’anticipation générale d’une divinité présente chez tous les hommes suffit, aux yeux de Gassendi, pour admettre qu’il existe une certaine nature divine : « Il suffit cependant que l’existence d’une nature divine se déduit de l’anticipation générale de toutes les races

  Ibid., 293a : […] subire tamen juxta prænotiones, quibus præiudicatum habet, non esse ordinem sine ordinante, aut simile aliud effatum, ex quo vim habet ratiotinatio, qua Deum esse argumentatur. 47   Syntagma philosophicum, 290. Vidit Epicurus esse deos, quod in omnibus animis eorum notionem impressisset ipsa natura… De quo autem omnium natura consentit, id verum esse necesse est. 48   Juste avant il dit qu’Épicure, comme les autres philosophes antiques, s’est trompé dans la description de la nature divine, quoique ce fût par ignorance. 46

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d’hommes.49 » Mais que se passe t-il avec les athées ? La réponse de Gassendi est que leur nombre est ridicule par comparaison avec la totalité des hommes : les athées sont donc une anomalie, de même que l’homme mutilé par rapport à la condition générale des hommes50. Ainsi, « l’existence d’un certain nombre d’hommes qui naissent ou deviennent athées ne fait cependant pas obstacle à ce que les hommes aient, de leur nature même, une certaine connaissance de Dieu imprimée en eux.51 » Les déviations (aberrationes) par rapport au droit chemin n’empêchent que celui-ci soit le plus emprunté ; de même, l’ignorance de Dieu de la part de quelques-uns n’implique point que la majorité des hommes ait une anticipation « naturelle » de Dieu. Du coup, l’existence de Dieu est établie, et la présence d’une poignée d’athées ne lui semble pas significative : « L’existence de Dieu est bien établie, dans la mesure où tous les hommes, à l’exception d’un petit nombre d’athées, reconnaissent et professent que Dieu existe en vertu de l’anticipation qu’ils en ont.52 » Le fait que cette opinion ait subsisté pendant des siècles met en évidence, selon Gassendi, qu’il s’agit d’un jugement de la nature elle-même, et non pas d’une invention53. Certes, il y a des opinions que les hommes ont 49   Syntagma, 290. Quod natura quædam divina ex anticipatione illa generali omnium gentium intelligatur. 50   Syntagma, 290. Ut pro monstro habendum sit, quod illi cæterorum omnium multitudini non consentiant. L’argument de la majorité non seulement est invérifiable, mais il peut même devenir dangereux ; car si la vérité de la religion par exemple se mesurait par le nombre de ses croyants, celle de Mahomet serait la véritable. 51   Syntagma, 290. Ita quantumvis aliqui aut nascantur aut fiant Athei ; non obstat hoc tamen, quin homines habeant ab ipsa natura impressam quandam notitiam Dei 52   Ibid., 290-291. Ita constat sane Deum esse, quatenus omnes homines, si paucos Atheos exceperis, pro ea, quam habent anticipatione, Deum esse agnoscunt, atque profitentur. 53   L’argumentation de Gassendi sur le consentement s’inspire de Cicéron, qui le développe dans de nombreux passages de son œuvre, comme nous l’avons vu. Dans les Tusculanes, il affirme « qu’il n’y a pas de peuple assez barbare, pas d’homme assez farouche, pour n’avoir pas l’esprit imbu de l’existence des dieux ». Beaucoup ont une fausse croyance sur les dieux, mais c’est le résultat d’une nature corrompue ; tous admettent qu’il existe une puissance et une nature divines (tamen esse vim et naturam divinam) et ce n’est pas le résultat de conversations entre eux (collocutio) ou d’une convention (consensus) des hommes. Ce n’est pas non plus une croyance établie par les institutions ou par les lois, mais « dans quelque matière que ce soit, le consentement de toutes les nations doit se prendre pour loi de la nature (Tusculanes, I, 30. Omni autem in re consensio omnium gentium lex naturæ putanda est). Dans un autre passage de la même œuvre, cité par Gassendi, Cicéron affirme que « nous pensons, par nature, que les dieux existent, mais pour découvrir ce qu’ils sont, nous avons

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partagées pendant très longtemps et dont on a ensuite démontré qu’elles étaient fausses : nous admettons aujourd’hui, dit-il, que l’on peut naviguer aux antipodes, ou que la Terre tourne autour du Soleil, et personne ne donne plus de crédit aux auspiciis ou à d’autres modes de divination. Mais l’opinion qui naît avec les hommes (nata cum ipsis hominibus) appartient à ce genre de choses dont la nature sema en nous la notion54, et elle ne peut donc pas être fausse. Par conséquent, si nous avons cette notion des dieux, elle doit être vraie. Le fait que certains hommes pensent le contraire n’empêche pas que le consentement universel soit naturel55. Ce sont ceux qui nient ce que le consentement général admet « qui ont l’esprit malade ». Il semblerait que la pensée de Gassendi à ce sujet ait aussi évoluée avec le temps. En effet, il rejettait le consensus gentium dans la critique qu’il a fait du De veritate56 de Herbert de Cherbury, lequel affirmait l’existence des « notions communes » qui exigent le consentement de notre esprit sans besoin de discours57 ; Herbert accusait ceux qui niaient ces principia sacrosancta d’être des malades, des niais, des fous, des cerveaux détraqués, des êtres irrationnels ou stupides. Mais qui sont les individus sains d’esprit, se demande Gassendi, puisqu’il est difficile de déterminer qui est l’homme en bonne santé58 ; s’il en est ainsi des choses que nous jugeons certaines, que se passera-t-il avec celles qui semblent moins sûres ? En physique il n’y a aucun dogme ; en éthique aucune loi qui ne soit niée par de nombreux philosophes ou par des personnes ordinaires59. Il en va de même pour la Religion60. De même, dans les Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos, il ne croit pas possible de vérifier l’universalité d’une proposition telle que « l’idée de Dieu se trouve dans l’esprit de tous les hommes par nature » : besoin de raisonner » (Syntagma, « Physicæ sectio III, Membrum posterius, Liber XV », cap. IV, 660. Ut deos esse natura opinamur, quales sint ratione cognoscimus.). 54   Syntagma Philosophicum, « De animorum immortalitate », 630 : Ad ea, quorum natura insevit notitiam. 55   Ibid., 629 : Neque paucos secus sentientes non naturalem facere universitatis consensum. 56   Ad Librum Herberti De veritate, p. 417-419. Sur la valeur de la critique de Gassendi, voir Nicola Badaloni, Laici e credenti all’alba del Moderno, Le Monnier Université, 2003, et en particulier « Gassendi polemista et metodologo della scienza », pp. 74-77. 57   Ibid. : Communes illæ notitiæ, quibus mens nostra sine ullo discursu statim assentitur. 58   Ibid. : Quippe difficultas semper superest, quis dicendus sanus, et integer homo. 59   Ibid. : In Physicis nullum dogma ; in Ethicis lex nulla sit, quæ a pluribus seu Philosophis, seu gentibus non repudietur. 60   Ibid. : Nisi inter Christianos fuisses innutritus, ista venissent tibi in mentem ?

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Que reste-t-il à faire, sinon conclure qu’on ne peut savoir ce qu’est une chose en elle même ou selon sa nature propre, mais seulement de quelle façon elle apparaît aux uns ou aux autres ? Ensuite, qu’il est impossible d’examiner tous les aspects particuliers d’une chose quelconque, ou, comme on dit, tous les cas individuels pour arriver à établir quelques propositions universelles61.

61   Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos, II, VI, 6 : 230b, éd. Rochot, p. 486 : Quid superest, nisi concludamus sciri non posse cujusmodi res aliqua sit secundum se, vel suapte natura ; sed dumtaxat cujusmodi his aut illis appareat… Deinde neque percurri posse omnes alicuius rei species, seu, ut vocant, individua ad constituendas aliquas propositiones universales…

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Gassendi au sabbat Alain Mothu Université de Paris IV, UMR 8599 et EHESS « Pour le voyage du sabbat voici ma créance, c’est qu’avec des huiles assoupissantes, dont ils se graissent, comme alors qu’ils veillent, ils se figurent être bientôt emportés à califourchon, sur un balai par la cheminée, dans une salle où l’on doit festiner, danser, faire l’amour, baiser le cul au bouc, l’imagination fortement frappée de ces fantômes, leur représente dans le sommeil ces mêmes choses, comme un balai entre les jambes, une campagne qu’ils passent en volant, un bouc, un festin, des dames, c’est pourquoi quand ils se réveillent, ils croient avoir vu ce qu’ils ont songé » (Cyrano de Bergerac, Contre les sorciers).

Dans une étude précédente, nous avons voulu confirmer – après Jacques Le Goff et surtout Piero Camporesi – que l’usage de substances psychoactives de toutes espèces (sédatifs, stimulants, aphrodisiaques, hallucinogènes,…) fut dans l’Europe préindustrielle beaucoup plus massif qu’on ne le pense communément. Nous avons à cette occasion souligné que cet usage alors sans nom, dont les effets étaient globalement assimilés à ceux du « boire » excessif, qui ne faisait donc l’objet d’aucune sensibilité collective particulière et retenait rarement l’attention des intellectuels (d’où certaine difficulté à documenter précisément l’enquête), n’avait pas attendu l’importation de drogues depuis les Amériques mais était depuis longtemps pratiqué en Europe, où une multi   Voir « Sauvages et drogués de l’Âge classique », dans Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique. Autour de Cyrano de Bergerac. Bouquet offert à Madeleine Alcover, composé par Patricia Harry, Alain Mothu et Philippe Sellier, Paris, Champion, 2006. Article auquel nous renvoyons pour l’essentiel de la documentation et pour les références aux ouvrages de P. Camporesi – qui le premier chercha à développer la « splendide intuition » de Jacques Le Goff, selon qui « Aphrodisiaques et excitants, philtres d’amour, épices, breuvages d’où naissent des hallucinations, il y en a [au Moyen Âge] pour tous les goûts et pour tous les moyens […] » (La Civilisation de l’Occident médiéval, 1964, rééd. Paris, Flammarion, 1982, p. 314).    La flore toxique d’outre-Atlantique, autrement plus riche que la nôtre, a certes considérablement enrichi la variété des pratiques toxicomaniaques européennes à partir du XVIe siècle. Celle d’Extrême-Orient ne doit pas pour autant être négligée : c’est d’Orient que provenait notamment l’opium, importé depuis les premières Croisades, plus massivement

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tude de produits naturels, principalement végétaux, étaient bien connus pour leurs précieuses vertus à enrayer la faim, à engourdir l’esprit devant la violence sociale, à stimuler le désir ou encore à s’évader dans un monde de délices. Et peut-être même à voir Dieu : […] les bons & plus delicieux [champignons] du Languedoc, & de Provence sont Orangés. On se sert en Boheme & Hongrie de ceux de pareille couleur pour tuer les mouches : Quelques Gascons y estans lors que Monsieur de Mercœur commandoit à l’armee, & qu’il fit cette belle retraite de Canise [Slovénie, 1600] les voyans tels qu’en leur pays, en mangerent, aussi tost ils se sentirent saisis d’une violente fiebvre, accompagnee d’assoupissement, & de resverie estrange. Le mesme escheut à plusieurs qui en gousterent en trois divers temps & lieux ; Tous, aprés leurs accés, disoient avoir veu Dieu en son throsne, ainsi que l’on represente son advenement en la vallee de Josaphat, aucun n’en mourut, ils guerirent apres un long vomissement, puis de là les nommerent les Champignons qui font voir Dieu. […] Cet orangé […] est aussi venimeux icy qu’en Boheme, & croist volontiers à l’orée des bois ; jen ay veu en la vallee d’Haillan proche Chanvalon, lesquels ont produit pareil effect

à partir du XVIe siècle, et que Thomas Sydenham définira en 1695 comme « le remède le plus universel et le plus efficace créé par Dieu tout-puissant » (cité par Georges Vigarello dans « La drogue a-t-elle un passé ? », Individus sous influence, drogues, alcools, médicaments psychotropes, Paris, Esprit, 1991, p. 85-100, ici p. 87). C’est sans doute de l’opium qu’il est question dans ce témoignage de Bernier, revenu du Mogol : « [Bernier] fit d’abord observer à Molière que l’on n’en usoit point avec l’Empereur du Mogol détrôné, et avec ses enfans, aussi inhumainement qu’on le fait en Turquie. “On se contente”, dit-il, “de leur donner une drogue, que l’on nomme du Pouss, pour leur faire perdre l’esprit, afin qu’ils soient hors d’état de former un parti” […] » (Grimarest, La Vie de Mr de Molière, éd. Poulet-Malassis, Paris, Isidore Liseux, 1877, p. 114).    Guy de La Brosse, De la nature, vertu, et utilité des Plantes, Paris, Rollin Baragnès, 1628, p. 169 : « les champignons qui font voir Dieu » (Nous remercions Didier Kahn de nous avoir signalé ce passage). Il s’agit bien évidemment de l’Amanita muscaria, appelée ainsi parce que son suc, mélangé à du lait, est fatal aux mouches et autres insectes. Notons que Boyle a recopié cette page dans son Work diary XXII (Promiscuous Addenda to my several Treatises), n° 133 (= Boyle Papers 8, fol. 97). En 1650, le botaniste Jean Bauhin rapporte qu’en Allemagne, l’amanite tue-mouches ou « fausse oronge » était appelée le « champignon des fous » (Historia plantarum universalis, cité par Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques [1971], Paris, Fayard, 1983, p. 56 ; cf. pp. 55-59). Selon Robert Graves, ce champignon fut central dans le culte primitif de Dionysos (Les Mythes Grecs, 1958, rééd. Paris, Fayard, 1967, Avant-Propos, pp. 13-14). Son rôle dans le chamanisme sibérien et dans d’autres cultures aux rituels visionnaires apparentés, est bien connu (cf. par ex. Michael J. Harner, éd., Hallucinogens and Shamanism, Oxford University Press, 1973, tr. fr. : Hallucinogènes et chamanisme, Genève, Georg, 1997).

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Notre étude sur les « drogués d’Ancien Régime » – dont nous n’augmenterons ici la documentation qu’au détour de quelques citations – faisait la part belle à quelques témoignages apportés par Cyrano de Bergerac, en particulier à ses étranges pommes hallucinogènes du Paradis lunaire, dont Gabriel de Foigny semble bien se souvenir dans sa Terre australe connue (1676), et elle s’appuyait également sur ce que divers naturalistes du XVIe siècle comme Cardan, Della Porta, Laguna ou Wier, ont suggéré au sujet des prétendus vol et sabbat des sorciers, à savoir que ces derniers ne s’évadaient ni corporaliter, ni in spiritu, mais n’étaient que les misérables victimes d’hallucinations causées par des onguents qu’ils s’appliquaient ordinairement sur les muqueuses de la peau, ou préalablement sur un balai ou bâton destiné à être enfourché.    Cyrano décrivait les fruits des arbres du Paradis comme des baies toxiques aux vertus abrutissantes ou extatiques. Or, Foigny parlera aussi d’un « arbre de la Béatitude » dont les fruits font délirer et mourir : « Si on en mange, on devient gay par excés : en mangeant six, on s’endort pour 24 heures : Mais si on passe outre, on s’endord d’un dormir qui n’a point de reveil. Et ce dormir est precedé de tant de gayeté & de réjouïssance : qu’à les voir, bien loin de juger qu’ils vont mourir, on diroit qu’ils vont joüir du plus grand bonheur du monde. Ce n’est que rarement qu’ils chantent pendant leur vie, & jamais ils ne dansent : mais ce fruit les fait chanter & sauter jusqu’au tombeau » (La Terre australe connue, éd. Pierre Ronzeaud, Paris, S.T.F.M., 1990, p. 76-77). C’est ainsi que, vers l’âge de trente ans, la coutume australienne est de se suicider par overdose : le candidat « vient gayement à la table des fruits du repos, où il en mange jusqu’à huit d’un visage serain & riant. En ayant mangé quatre, son cœur se dilate par dessus l’ordinaire, & il commet plusieurs extravagances comme sont celles de sauter, de danser, & de dire toutes sortes de sottises, auxquelles les freres ne font point de reflexion, parce qu’elles proviennent d’un esprit qui perd la raison. On luy en presente encore deux, qui alterent tout à fait son cerveau. Alors son Lieutenant avec un autre le conduisent au lieu qu’il s’est choisy & ajusté quelque tems auparavant : où étant, & lui ayant donné deux autres fruits, il s’endort entierement. Puis ayant fermé proprement le lieu, ils s’en retournent, témoignant qu’ils souhaitent avec ardeur de jouïr de son bonheur. Voilà comment vivent & meurent les Australiens » (ibid., p. 150). En même temps qu’à Cyrano, Foigny se souvient bien sûr aussi de la façon de mourir des Hyperboréens chez Diodore de Sicile : « Il pousse chez eux une herbe particulière ; si l’on se couche sur elle, on glisse insensiblement et doucement dans le sommeil et on meurt » (Bibliotheca historica, II, 57, trad. Michel Casevitz dans Diodore de Sicile, Naissance des dieux et des hommes, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 183).    Les alcaloïdes hallucinogènes de diverses solanacées ont précisément pour propriété d’être facilement absorbables par la peau (par exemple en « patch »), moyen par lequel ils deviennent immédiatement actifs : voir « Sauvages et drogués », p. 159 et réf. ad loc. ; ou encore Michelle M. Alexander et J. Anthony Paredes, « Possible Efficacity of a Creek Folk Medecine though Skin Absorption : An Object Lesson in Ethnopharmacology », Current Anthropology, XXXIX / 4, 1998, p. 545-549. Nous reviendrons sur l’usage “particulier” du balai – ou du manche d’outil, de la fourchette de cheminée, du vulgaire bâton, quelquefois

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Plusieurs de ces médecins humanistes, suivis par beaucoup d’autres parmi lesquels on peut citer Reginald Scot et Jean de Nynauld, donnaient des recettes, mi-folkloriques et mi-sérieuses, de cet « onguent des sorciers » : la graisse d’enfants morts et le sang de chauve-souris y côtoyaient des plantes solanacées aux alcaloïdes effectivement très efficaces sur le plan neurologique. Ils firent même davantage : ils apportèrent à l’appui de leur démonstration des observations expérimentales, parfois même expérimentèrent certaines substances sur leur propre personne. Cette « thèse pharmacologique » supposée expliquer les ravissements des sorciers ne s’est jamais totalement imposée. Après avoir été rejetée par les Lancre, Bodin, Rémy, Boguet, Daneau, etc. et autres partisans de la réalité du sabbat, elle a été contestée par plusieurs historiens modernes, notamment Norman Cohn dans Europe’Inner Demons (1975) et plus récemment Michel Meurger dans un article très documenté intitulé « Plantes à illusion : l’interprétation pharmacologique du sabbat » (1993). Cohn faisait remarquer qu’« aucune de ces histoires de femmes qui se frottent d’onguents n’est présentée comme venant d’un témoin oculaire », ce qui est inexact (Della Porta, Laguna et Wier prétendent avoir initié des expériences) et ne constitue pas, quoi qu’il en soit, une objection suffisante. Il ajoutait que « les recettes les plus anciennes, celles du XVe siècle, ne comportaient pas de narcotiques, mais des substances désagréables – mais non toxiques – telles que la chair de serpent, de lézard, de crapaud, d’araignée et (naturellement) d’enfant », ce qui, à notre avis, ne prouve rien, tant que l’on n’a pas mesuré l’évolution de la curiosité savante, au XVIe siècle justement, envers les agents matériels de l’affabulation sorcière et sa prise de recul face de animal –, quelquefois décrit comme devant être graissé d’un onguent magique, que sorcières et sorciers étaient supposés enfourcher (cf. Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op. cit., pp. 448-450).    Voir notre « Sauvages et drogués », art. cit., p. 160 sqq., et par exemple aussi Van Helmont, Idea demens, § 12 (repris dans l’Ortus medicinæ de 1648), cité par Von Görres [cf. infra, n. 25], t. IV, pp. 68-69.    N. Cohn, Europe’Inner Demons, tr. fr. : Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1982, spéc. p. 262 ; M. Meurger, « Plantes à illusion : l’interprétation pharmacologique du sabbat », dans Le Sabbat des sorciers en Europe (XVe-XVIIIe siècles), éd. Nicole JacquesChaquin et Maxime Préaud, Grenoble, Jérôme Million, 1993, pp. 369-382.    Cohn (ibid.) donne en exemple la chronique de Mathias Widman de Kemnat, ca. 1475, d’après Hansen, Quellen, p. 233, et renvoie à Johann Hartlieb, Buch aller verbotenen Kunst, éd. D. Ulm, Halle, 1914, cap. 32, p. 20.

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aux indéniables données folkloriques qui lui étaient attachées. Les onguents, disait encore Cohn, « sont moins couramment destinés au corps de la sorcière qu’aux chaises et aux manches à balai qu’elle chevauche », ce qui revenait à négliger une utilisation « originale » et néanmoins probable de ces ustensiles, sur laquelle divers témoignages nous instruisent et en particulier celui que nous allons croiser à propos de Gassendi. Norman Cohn, enfin, concluait en opposant d’étrange manière, comme si elles étaient nécessairement exclusives l’une de l’autre, la thèse « pharmacologique » et l’« anthropologie ». Or, il est bien entendu que l’emploi de drogues par un certain nombre de « sorciers » (il n’est nullement question de généraliser) ne prétend en rien donner raison du contenu particulier de leurs délires, culturellement induit10. Pierre Meurger, dont l’« anti-Micheletisme » est bien prononcé (et en partie justifié), n’ajoutera guère qu’un constat à ce plaidoyer : il y aurait un quasi « mutisme des sources judiciaires » au sujet des plantes à illusion ; « la lecture des aveux des accusées ne permet pas d’envisager les sorcières comme des ancêtres des modernes drogués »11. La thèse pharmacologique, qui « substitue à la conscience rituelle une conscience abusée », ne serait en conséquence qu’une « extrapolation » savante fondée, non pas sur l’expérience, mais sur la pratique médicale et le savoir toxicologique de l’épo   « Dans l’ensemble, conclut Cohn, il n’y a guère plus de raison de prendre ces histoires au sérieux que de croire que la sorcière Pamphile, dont parle Apulée, était vraiment capable, à l’aide d’un mélange de laurier et de fenouil, de se faire pousser les plumes, le bec et les griffes d’un hibou, et de s’envoler en ululant. C’est dans une toute autre direction qu’il convient de chercher la vraie explication : non dans la pharmacologie, mais dans l’anthropologie ; car, aujourd’hui encore, nombre de sociétés européennes connaissent la sorcière nocturne » (ibid., 262). 10   Il est indéniable que les hallucinogènes n’expliquent pas tous les fantasmes et toutes les habitudes prêtés aux “sorciers”. À propos de la structuration culturelle de nos rêves et phantasmes, on verra l’ouvrage classique de E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel [e.o. 1959], Paris, Aubier-Montaigne, 1965, chap. IV : « Structure onirique et structure culturelle », et le collectif de Roger Caillois et Gustav E. von Grünebaum, Le Rêve et les sociétés humaines, Paris, Gallimard / NRF, 1967. Voir aussi l’étude classique de Carlo Ginzburg sur les Benandanti du Frioul, convaincus qu’ils partaient en rêve “casser” du sorcier pour protéger les récoltes (I Benandanti…, 1966, tr. fr. : Les Batailles nocturnes, Paris, Verdier, 1980). On suppose pareillement que le contenu des dé­lires alcooliques change selon les cultures (Véronique NahoumGrappe, La Culture de l’ivresse, essai de phénoménologie historique, Paris, Quai Voltaire, 1991, p. 31). Dans le cas des sorciers, on devra souligner l’importance des invocations rituelles à prononcer avant l’envol. 11   « Plantes à illusion… », art. cit., pp. 374 et 377-378.

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que12. Ce constat à notre avis beaucoup trop catégorique sur le plan des faits (l’application d’un onguent de transvection, souvent décrit comme verdâtre, donné au sorcier par le Diable ou fabriqué selon sa recette, est tout de même fréquemment évoquée) présente en outre, sur le plan explicatif, le défaut de ne s’interroger, ni sur la compréhension par les juges (comme d’ailleurs par les démonologues et les sorciers eux-mêmes) d’un rapport physique causal entre l’application de l’onguent et « le complexe d’expériences extatico-érotiques et de croyances ayant trait à la sorcellerie »13 ; ni, quand une telle relation de cause à effet fut réellement pressentie, ce qui fut parfois le cas14, sur ce que les juges souhaitaient entendre et démontrer, à savoir la réalité du pacte satanique et de la transvection jusqu’au sabbat15. L’attitude de Jean Bodin (La Démonomanie des sorciers, 1580) face aux allégations de Porta et Wier concernant les plantes mises en causes dans la sorcellerie, est de ce point de vue symptomatique : il refuse de voir dans « la Mandragore, le Pavot, le Solatre mortifere, le Hyoscyame ou Hanebane, la Ciguë » autre chose que des « herbes soporatives » bien incapables d’expliquer l’extraordinaire insensibilité prolongée de la sorcière en transe : celle-ci ne peut donc être que la victime (consentante) d’un « vray ravissement de l’ame hors du corps » opérée par les démons16. Enfin, bien sûr, avancer qu’un certain nombre de personnes accusées de sorcellerie ont probablement fait usage de drogues végétales (ou autres) ne revient pas à l’affirmer de tous, ni même du plus grand nombre, et encore moins à soutenir que certains se livrèrent collectivement à des drugs-parties.   Ibid., p. 381.   Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484, Paris, Flammarion, 1984, p. 349 ; confirmé en partie par H. Sidky, Witchcraft, Lycanthropy, Drugs and Disease. An Anthropological Study of the Euro­pean Witch-Hunts, New York, etc., Peter Lang, 1997, pp. 200-201. L’opinion générale était que l’onguent n’avait que des vertus extrinsèques, imprimées par le Diable : pourquoi, dès lors, s’intéresser à sa composition naturelle ? 14   Voir ici H. Sidky, ibid., p. 208-211. 15   Voir à ce sujet les remarques de Gábor Klaniczay, « Entre visions angéli­ques et transes chamaniques : le sabbat des sorcières dans le Formicarius de Nider », Médiévales, 44, 2003, [p. 47-72], p. 59. 16   De la demonomanie des sorciers, 4e éd., Lyon, Antoine de Harsy, 1598, pp. 507-510 (Réfutation des opinions de Jean Wier). Même son de cloche, ou à peu près, chez Robert Daneau (De veneficis, 1574 ; tr. fr. : Deux traités nouveaux…, 1579, p. 76), Pierre de Lancre (Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, 1612, pp. 111-119) et d’autres : l’onguent ne sert nullement au transport et n’est d’ailleurs pas indispensable ; il n’est bon qu’à étourdir et assoupir les sens afin que celui-ci ne sente « ne mal ne peur aucune » et que Satan en « jouisse mieux à son aise ». 12 13

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Bref, nous avons cru bon rejeter ces éléments de scepticisme qui, à notre avis, étaient peu justifiés et se ressourçaient principalement dans le souci de s’opposer à certain « pan-psychédélisme ethnologique » – certes pas toujours bien fondé et souvent excessif – qui se répandit en Occident à partir des années 1960. Les témoignages, et ils sont nombreux, en même temps que l’évidence historique d’une bonne connaissance populaire des « simples » à l’époque préindustrielle et la nécessité sociologique d’y avoir recours, plaident résolument en faveur d’un usage effectif de drogues chez un certain nombre de personnes que l’on a soupçonnées ou qui se sont accusées de se rendre au sabbat. Le premier qui, tout en croyant dur comme fer à la réalité de l’envol et du sabbat, contribua à jeter sur ces phénomènes un soupçon « pharmacologique » sur la base d’une observation expérimentale, fut le dominicain allemand Johannes Nider (1380-1438). Dans son célèbre Formicarius (La Fourmilière, ca. 1435-37, éd. orig. 1480), Nider reconnaît l’efficacité de l’onguent des sorciers et, tout en attribuant celle-ci aux forces démoniaques, il rapporte qu’un dominicain rencontra dans un village une paysanne qui croyait s’envoler souvent avec Diane et d’autres femmes. Il demanda à assister au prochain « décollage » – ce qu’elle accepta : Au moment choisi, elle plaça sur un banc une large cuvette utilisée ordinairement pour pétrir la pâte, s’assit dedans, se frotta d’un onguent et prononça certaines paroles magiques ; à la suite de quoi elle s’endormit immédiatement et opere dæmonis rêva de Domina Venus [scil. Diana ?] et autres superstitions, si fortement qu’elle s’exclamait et agitait ses mains, mais de telle sorte que la cuvette sur laquelle elle était assise dérapa du banc et que la femme se blessa sévèrement la tête dans sa chute. Alors qu’elle gisait là, réveillée, le frère lui dit qu’elle n’avait pas bougé de la pièce ; et ainsi, avec de pieuses exhortations, il la guérit de son erreur17.

17   Formicarius, éd. orig. : Cologne, 1480, Lib. II, cap. 4, d’après Joseph Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns und der Hexenverfoldung im Mittelalter, Bonn, 1901, p. 89-90 ; cité par Henry Charles Lea, Materials toward a History of Witchcraft, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1939, p. 260-261 ; puis par H. Sidky, Witchcraft…, op. cit., p. 190. I. P. Couliano, Éros et magie…, op. cit., p. 205-206, précise à juste titre que cette histoire a été souvent reprise par la suite.

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Au siècle suivant, l’idée que l’onguent n’est pas seulement d’usage rituel ou « de confort », mais est indispensable au transport, fait son chemin18. Tant Laguna que Della Porta (puis Wier à demi-mots), rapporteront avoir initié des expériences comparables à celle relatée par Nider, relatives aux effets des drogues sorcières. À la suite de ces expérimentations, ils se crurent en droit de conclure que les fariboles relatives au sabbat relevaient en bonne part de la pharmacologie. Laguna aurait essayé vers 1545, sur la propre femme du bourreau de Metz, une préparation dénichée dans la maison d’un couple de vieux sorciers, projetant ce cobaye dans un sommeil de trente-six heures dont aucun coup ne put l’extraire, mais pendant lequel elle eut, paraît-il, des visions ravissantes19. Della Porta, collègue de Galilée et grand explorateur des profondeurs obscures de l’humain, rapporte de même avoir observé comme en laboratoire, au cours de ses « recherches assidues » sur les drogues végétales, une stryge soumise aux effets d’un onguent, qu’il frappa de même sans pouvoir la réveiller, alors que, dans ce même temps, celle-ci croyait traverser « monts et vallées »20. Cardan ne fut pas en reste. Au Livre XVIII (De Mirabilibus) de son De Subtilitate, il nomme quantité de plantes qui « troublent l’esprit », l’apaisent ou le mettent en joie, et bien qu’il ne déclare pas ouvertement avoir observé des « Lamies » sous l’emprise de leurs drogues (ce qu’il rapporte de leurs visions indique cependant une bonne enquête de terrain21), tout   Bartolomeo Spina, dans sa Quæstio de strigibus (1523, cap. 30-31), rapporte plusieurs cas de femmes que l’application d’un onguent plonge dans une transe profonde et se figurent ensuite voler dans les airs en compagnie de leur maîtresse [Diane] et d’une foule de danseurs. Il raconte que l’une d’entre elles, à la demande du prince et avec l’autorisation de l’inquisiteur, fut appelée à se frictionner avec son onguent devant toute la cour, afin que l’on pût vérifier si le Démon l’emportait véritablement de manière visible ou invisible. Le public fut déçu. Joseph von Görrer rapporte d’autres investigations de même nature (cf. La Mystique divine, naturelle et diabolique [e.o. allemande 1836-1842], trad. Cherles Sainte-Foi, t. IV, Paris, PoussiegueRusand, 1854, p. 61 sq.). 19   Materia medica, Antwerp, 1555, IV, LXXV, pp. 421-422 ; reproduit par Marcel Bataillon dans « Contes à la première personne (Extraits des livres sérieux du Docteur Laguna) », Bulletin hispanique, LVIII, avril-juin 1956, [pp. 201-206], p. 204-205. La difficulté à réveiller le “sorcier” ressort de nombreux témoignages. 20   Magia naturalis sive de miraculis rerum naturalium, éd. de Cologne, 1562, II, XXVII, pp. 197-198. 21   « C’est chose inconcevable combien & quantes choses ces femmes se persuadent voir : aucune fois choses joieuses, theatres, jardins, pescheries, vestemens, ornemens, danses, beaus jeunes enfans, & le coucher avec ceus de tel genre, qu’elles desirent : elles pensent voir les rois, les magistrats avec leurs satellites, toute la gloire & pompe du genre humain, & autres 18

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à sa démonstration que leurs voyages et visions ne sont pas « merveille » mais se peuvent « reduire aus causes naturelles », il déclare avoir souvent expérimenté (personnellement ?) un certain onguent à base de peuplier, qu’il n’identifie pas à celui des sorciers mais qui était sans doute, à l’époque, mieux connu et plus populaire : J’ay souvent expérimenté l’onguent qui est appelé populeon pour les branches de peuplier, appliqué aus arteres des piés & mains, & selon aucuns appliqué sur le foie, & aus arteres des tempes, provoquer le dormir, & monstrer songes joieus en la plus grande partie de ces choses, pource que le suc des branches & feuilles nouvelles du peuplier rejouit l’esprit, & de monstre quelques images representees par sa clarté & couleur. Car il n’est aucune couleur plus delectable que la verde. […] La morelle, dite solanum, la pomme spineuse, dite stramonia, du genre de la morelle, & toutes choses qui sont moult verdes, rendent les songes joieus, exceptés les chous.22

C’est dans cette lignée expérimentale qu’il convient de situer une curieuse légende concernant Gassendi. Nous parlons de légende car, malgré ce qu’en ont dit les lecteurs de Julio Caro Baroja dans Las Brujas y su mundo (1961), Gassendi n’a, à notre connaissance, nulle part évoqué cette aventure qu’on lui impute, d’après laquelle il fit absorber à des villageois des Basses-Alpes un narcotique dont il tenait la recette d’un sorcier, leur disant qu’ils allaient assister aussitôt à une assemblée diabolique. Et de fait les paysans tombèrent en léthargie et racontèrent ensuite tout ce qu’ils avaient vu ; ce qui permit au célèbre épicurien de dénoncer la thèse commune dans une démonstration qui frappa les esprits (mieux préparés à l’admettre, il est vrai) plus que celles d’auteurs antérieurs comme le docteur Laguna23. plusieurs choses excellentes, comme lon voit aux peintures, plus grandes que nature ne peut faire ne donner : au contraire, quelque fois elles pensent voir choses tristes, corbeaus, prisons, desers, tourmens » (Les Livres de Hiérome Cardanus…, op. cit., p. 356, p. 641 dans l’éd. latine de 1559). 22   Ibid. Laguna, de même, compare l’onguent des sorcières à l’onguent populeon (éd. Bataillon, p. 205) ; quant à Vanini, il n’hésitera pas à l’inclure dans la recette de Cardan. Camporesi en donne la composition dans La Chair impassible, p. 310-311, n. 39, d’après Niccolò da Salerno et Giovanni Marinelli : « yeux de peupliers, saindoux, feuilles de pavots sauvages, c’est-à-dire rouges, mandragore, pointes tendres des ronces, feuilles de jusquiame blanche, morelle, laitue, violaria, c’est-à-dire mère de violette, feuilles de nombril de Vénus, immortelles majeures et mineures, bardane ». 23   J. Caro Baroja, Las Brujas y su mundo, Madrid, 1961 ; tr. fr. : Les Sorcières et leur monde, Paris, Gallimard, 1972, p. 230. Nombreux sont les historiens de la sorcellerie qui reprirent directement cette anecdote de Baroja. Voir par ex. G. Bechtel, La Sorcière et l’Occident, Paris, Plon, 1997, pp. 469-470.

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Baroja, qui précise dans une note n’avoir « pas en main l’ouvrage où Gassendi donne ses preuves », tient en réalité son récit de troisième ou de quatrième main, l’histoire ayant circulé sous des formes diverses entre le XVIIIe et le XXe siècle. La première mention que l’on retrouve de l’expérience tentée par Gassendi est sensiblement différente de celle que l’on vient de citer. Elle apparaît dans l’Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix, et dans plusieurs autres endroits de la Provence (1715) de Pierre-Joseph Garidel : On sçait que la Jusquiame est narcotique, adoucissante & resolutive, elle trouble l’esprit ; l’illustre Mr. Gassendi rencontra un Berger qui l’assura qu’il avoit un onguent par le moyen duquel il pouvoit aller quand il lui plaisoit au Sabat. Ce miserable mettoit par le moyen d’un tuyau dans le fondement, à l’heure du coucher, une certaine quantité de cet onguent, qui l’assoupissoit aussitôt, & le faisoit tomber dans une rêverie dont il ne revenoit que long-tems après, il racontoit des merveilleuses visions à ses camarades, qui ne sçachant rien de l’onguent, ni de son effet naturel, croyoient bonnement tout ce que ce Berger disoit du Sabat & des Sorciers ; Mr. Gassendi voulut voir l’Homme, qui l’éclaircit de tout ce qu’il faisoit auparavant, & de l’onguent qu’il mettoit dans le fondement, il connut par le moyen de quelques personnes qui épierent ce Berger, qu’il composoit cet onguent avec de la Jusquiame noire, de la graisse & de l’huile : J’ai apris cette histoire d’une personne digne de foi, qui l’avoit entendu raconter à Mr. Gautier Disciple de Mr. Gassendi : J’ai vû plusieurs fois les étranges effets de la racine de cette plante dans des Paysans qui en avoient mangé, croyant manger ce qu’ils appellent Bouën cardon [bon cardon], les uns tomboient dans l’assoupissement, les autres dans la fureur, la plupart déliroient agreablement24.

Vingt ans plus tard, le marquis d’Argens livrera dans ses Lettres juives une version nettement plus longue mais aussi sensiblement différente de la même anecdote. Cette version sera souvent reprise, généralement sans mention de source25. Nous nous permettons de la citer intégralement :

24   Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix, et dans plusieurs autres endroits de la Provence, Aix, Joseph David, 1715 (puis 1719), p. 236 ; texte signalé par M. Meurger, « Plantes à illusion… », art. cit., p. 371 (n.b. : le cardon est une sorte d’artichaut sauvage). L’ouvrage de Garidel est riche d’autres détails sur les plantes psychotropes et leurs effets. 25   Voir par exemple Voltaire, Remarques […] à l’Essai sur les mœurs (1763), cité par nous plus bas ; Jean François, Histoire générale de Metz, par des religieux de la Congrégation de Saint Vannes, associés de différentes Académies, & Membres titulaires de l’Académie royale des Sciences & des Arts de Metz, t. III, Metz, Jean-Baptiste Collignon, 1775, pp. 163-164, note ; Le Magasin pittoresque, XLI, 1873, p. 371 ; Aristide Déy, Histoire de la Sorcellerie au Comté de Bourgogne, Vesoul, 1861, p. 94 ; Joseph von Görres, Die Christliche Mystik (Regensburg,

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Il s’est trouvé quelques-uns de ces misérables [magiciens] qui ont été la dupe de leur propre crédulité. Ils se sont persuadés que les impostures qu’ils débitoient étoient des vérités. Gassendi a été témoin oculaire de l’égarement d’un de ces prétendus magiciens. Ce philosophe se trouvant dans un village, où il alloit ordinairement se délasser de ses études, apperçut une foule de paysans qui conduisoient un berger lié & garotté. La curiosité le porta à demander ce qu’avoit fait cet homme qu’on menoit en prison. Monsieur, répondit un paysan, c’est un sorcier, Nous l’avons arrêté, & nous allons le remettre entre les mains de la justice. Les idées philosophiques de Gassendi furent réveillées à ce mot de sorcier. C’étoit pour lui un plaisir doux que d’examiner par lui-même les fables qu’on débite sur le compte de ces imposteurs. Il ordonna aux paysans de conduire cet homme chez lui, & de le remettre entre ses mains. Comme il avoit beaucoup d’autorité sur les gens de ce village ils n’hésiterent pas à lui obéir. Mon ami, dit-il au sorcier, lorsqu’il fut seul avec lui, il faut que tu m’avoues naturellement, si tu as fait quelque pacte avec le démon. Si tu confesses ton crime, je te rendrai la liberté ; mais si tu t’obstines à garder le silence, je vais te mettre entre les mains du prévôt. Monsieur, répondit le berger, je vous avoue que je vais tous les jours au sabbat. C’est un de mes amis qui m’a donné le beaume qu’il faut avaler ; & je suis reçu sorcier depuis près de trois ans. Gassendi s’informa avec soin de la réception de ce prétendu magicien qui lui parla de tous les démons, comme s’ils eussent resté toute leur vie ensemble. Ecoute, lui dit Gassendi, il faut que tu me montres la drogue que tu prends pour aller à l’assemblée infernale : je veux ce soir t’y accompagner. Il dépendra de vous, répondit le berger, je vous y menerai dès que minuit aura sonné. Lorsque l’heure fut arrivée, allons, dit Gassendi, voici le temps de notre départ. Le magicien sortit de sa poche une boëte, dans laquelle il y avoit une espèce d’opiate. Il en prit pour lui de la grosseur d’une noix ; il en donna autant au philosophe, lui dit de l’avaler, & de se coucher ensuite sous la cheminée : l’assurant que peu de tems après, il viendroit un démon sous la figure d’un gros chat l’emporter au sabbat ; & que les sorciers étoient accoutumés de se rendre dans leurs assemblées montés sur de pareils chevaux. Gassendi ayant reçu l’onguent, feignit de ne pouvoir le prendre sans l’avoir enveloppé. Il passa dans un cabinet à côté de sa chambre, prit dans un pot un peu de confitures, qu’il couvrit de pain à chanter & ayant rejoint le berger, allons, lui dit-il, je suis prêt à te suivre. Couchons-nous tous les deux sur le plancher, répondit le magicien ; dans cette attitude, nous prendrons notre beaume. Ils s’étendirent par terre tous les deux auprès de la cheminée. Le philosophe avala la confiture, le sorcier sa drogue ordinaire. À peine quelques minutes se furent-elles écoulées, qu’il parut étourdi, & comme un homme ivre. Il s’endormit, & pendant son sommeil il parla continuellement, & débita mille extravagances. Il conversoit avec tous les démons. Il parloit avec ses camarades, qu’il croyoit magiciens, ainsi que lui. Après quatre ou cinq heures de sommeil, il s’éveilla, & se trouva dans le même endroit où il s’étoit couché. Eh bien, dit-il à Gassendi, vous devez être content de la façon dont le bouc vous a reçu. C’est un honneur considérable Manz, 1836-42), tr. Charles Sainte-Foi : La Mystique divine, naturelle et diabolique, Paris, Poussiegue-Rusand, 1854-55. Cf. 3e partie : La Mystique diabolique, t. IV, p. 68 ; etc.

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que celui d’avoir été admis dès le premier jour de votre réception à lui baiser le derrière. Il raconta toutes les histoires qu’on débite sur ces prétendus sabbats. Gassendi, touché de l’état de ce malheureux, le désabusa de son erreur. Il fit en sa présence l’expérience de son beaume sur un chien à qui il en fit avaler, & qui bientôt après s’endormit. Le berger fut mis en liberté. Apparemment il détrompa ceux de ses confrères qui croyoient les mêmes impostures26.

La comparaison des deux textes laisse apparaître plusieurs variantes remarquables. Chez Garidel, c’est Gassendi qui fait la démarche de rencontrer un « sorcier », lequel ne s’en cache pas auprès de son voisinage et l’« éclaircit » assez spontanément, semble-t-il, sur sa méthode de « décollage ». Chez d’Argens, le vilain a été capturé par ses voisins et le philosophe, promettant et menaçant, exige de lui une franche « confession » sur ses engagements et sa pratique. Chez Garidel est révélée – par des espions – la composition de l’onguent, que le sorcier confectionne lui-même et dont le mode d’administration est anal. Chez d’Argens, c’est un « beaume qu’il faut avaler », « une espèce d’opiate27 » que le « prétendu magicien » prétend tenir d’un tiers et dont il ignore apparemment le contenu. Enfin, différence la plus notable, dans la version concise de Garidel, il n’est pas rapporté que Gassendi s’est mis lui-même à l’épreuve – employât-il pour cela un subterfuge – afin de vérifier les dires du sorcier et mieux le désabuser de ses superstitions. Dans les Lettres juives, le récit devient à ce stade très circonstancié, s’enveloppe de détails mobilisant l’imaginaire démonologique le plus convenu (se coucher sous la cheminée ; être emporté par un démon sous la forme d’un gros chat ; rencontrer le Diable en bouc et lui rendre hommage sous la queue), jusqu’à prendre une tournure comique, lorsque l’on nous représente l’austère et pieux philosophe de Digne en train de « baiser le derrière » du Bouc…28

  Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, historique & critique, entre un Juif Voyageur en différents Etats de l’Europe, & ses Correspondants en divers endroits (1736-1737). Nouvelle Edition, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de remarques. A La Haye, chez Pierre Paupie, 1764, Lettre XX, pp. 217-220. 27   Opiate : « C’est un nom qu’on donne souvent aux confections, antidotes & electuaires, quoy qu’on ne le dust donner qu’aux compositions molles, dans lesquelles entre l’opium qui leur a donné son nom » (Furetière). 28   Rien de plus commun, au sabbat, que de rendre hommage au bouc en lui baisant le derrière. Sur cet « élément d’inversion », voir par ex. G. Bechtel, La Sorcière en Occident, op. cit., p. 461. De Lancre précise que le Diable « a au-devant son membre tiré et pendant, et le montre toujours long d’une coudée, et une grande queue au derrière, et une forme de visage 26

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Le récit des Lettres juives est manifestement très romancé. Ce qui ne revient pas nécessairement à en imputer toute la responsabilité à d’Argens. Rien n’indique, en effet, qu’il connaissait la narration de Garidel ; il reçut probablement l’histoire par d’autres voies, écrites ou même orales, puisqu’il était originaire d’Aix-en-Provence, qui n’est située qu’à cent-vingt kilomètres de Digne. Des jalons, assurément, nous restent inconnus. Le récit de d’Argens lui-même, maintes fois repris par d’autres qui à leur tour feront école, subira des amputations et amendements divers sur lesquels nous ne nous attarderons pas. Ne mentionnons que la reprise voltairienne dans les Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de 1763, généralement inséré par la suite dans l’Essai sur les mœurs, où il n’est plus question d’absorber la drogue, mais de se l’appliquer en pommade ; où Gassendi, en philosophe consciencieux, passe sa nuit à lire et à écrire ; et où ses préoccupations humanitaires et pédagogiques passent au premier plan : Le philosophe Gassendi rapporte qu’il rendit la raison à un pauvre homme qui se croyait sorcier ; et voici comment il s’y prit : il lui persuada qu’il voulait être sorcier comme lui ; il lui demanda de sa drogue, et feignit de s’en frotter ; il passèrent la nuit dans la même chambre : le sorcier endormi s’agita et parla toute la nuit ; à son réveil il embrassa Gassendi et le félicita d’avoir été au sabbat : il lui racontait tout ce que Gassendi et lui avaient fait avec le bouc. Gassendi, lui montrant alors la drogue à laquelle il n’avait pas touché, lui fit voir qu’il avait passé la nuit à lire et à écrire. Il parvint enfin à tirer le sorcier de son illusion29.

Rappelons enfin que dans une version plus tardive, que l’on a lue chez Caro Bajora (1961), c’est Gassendi qui prend de bout en bout l’initiative de tester, non pas sur un seul individu mais sur tout un groupe de « villageois des Basses Alpes », un « narcotique dont il tenait la recette d’un sorcier ». Cette version présente quelque parenté avec celle de von Görres (1854), où l’on peut lire : Gassendi, étant à la campagne, voulut se convaincre de l’effet de ces substances. Il prépara un onguent où il entrait beaucoup d’opium, et il en frotta plusieurs paysans au-dessous, ainsi lui sert pour le donner à baiser à ceux que bon lui semble » (Tableau de l’inconstance des mauvais anges, 1612, cité par Bechtel, ibid., p. 455). 29   Œuvres complètes, éd. Moland, t. 24 [Mélanges, III], Paris, Garnier frères, 1879, p. 558. Version qui ne passa pas inaperçue, comme on s’en doute : cf. par ex. Benjamin Bablot, Dissertation sur le pouvoir de l’imagination des femmes enceintes, Paris, Croullebois et Royez, 1788, p. 108.

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auxquels il avait fait croire qu’avec cet onguent ils seraient emportés au sabbat. Les paysans se réveillèrent après un long sommeil, et racontèrent en détail tout ce qu’ils avaient vu au sabbat, et les délices dont ils avaient joui30

Nous pourrions gloser davantage sur les vicissitudes de la narration faite dans les Lettres juives, mais revenons plutôt sur celle de Garidel : quel crédit lui accorder ? Non seulement elle n’a pas les couleurs romanesques du texte des Lettres juives, mais elle se donne une source convaincante : « Mr. Gautier Disciple de Mr. Gassendi »31. Un autre détail nous frappe par sa vraisemblance. Il ne concerne pas la composition de l’onguent à base de Hyoscyamus niger, puisque les vertus hallucinogènes de cette solanacée fort commune étaient bien connues à l’époque32, mais il concerne son mode d’administration « par 30   J. von Görres, La Mystique divine, naturelle et diabolique, op. cit., t. IV, p. 68. On aura remarqué que les deux versions diffèrent en ce que Caro Bajora ne parle pas d’opium et que le « narcotique » n’est pas enduit sur la peau (comme chez Voltaire) mais absorbé par voie orale. 31   Certainement Honoré Gaultier, prieur de Roquefeuil et astronome, mort après 1685. Celui-ci était le neveu et l’héritier scientifique de Joseph Gautier (1564-1647), prieur de La Vallette, vicaire général d’Aix, proche de Gassendi et même « le plus ancien de ses amis » (Joseph Bougerel, Vie de Pierre Gassendi, Paris, Vincent, 1737, p. 304). Voir le Dictionnaire de biographie française, XV, 1982, p. 768. 32   Aucun toxicologue ni historien des drogues ou de la sorcellerie n’a négligé cette plante bien connue depuis l’Antiquité pour ses vertus psychotropes, et du reste certainement employée, selon Jacques Brosse, dans les rituels de possession dionysiaque (Mythologie des arbres, Paris, Plon, 1989, rééd. Plon / Rivages 2001, pp. 151-152). N’ajoutons ici au dossier que la triste aventure dont furent victimes, en 1649, les moines du monastère bénédictin de Rhinow, en Allemagne : ils avaient malheureusement absorbé en salade de la jusquiame, qui avait envahi leurs plans d’endive, ce qui provoqua chez eux, pendant de longues heures, une multitude d’hallucinations décrites par Johann Jakob Wepfer dans son Cicutæ aquaticæ historia et noxæ, commentario illustrata, Basileæ [Bâle], J. R. König, s.d. [1679], puis par Étienne-François Geoffroy dans son son Tractatus de materia medico posthume [1741], tr. fr. : Traité de la matière médicale…, Paris, J. Desaint et C. Saillant, 1743, t. VII, Sect. II, pp. 63-66. L’histoire restera assez connue au XVIIIe siècle, comme en témoigne le docteur Renard dans le Mercure de France d’octobre 1767 (« Observations sur les effets singuliers de la Jusquiame… »), pp. 144-160, ici pp. 145-146 : « Tout le monde sçait l’histoire des RR. PP. Bénédictins du couvent de Rhinow. […] Que de dangers ces Religieux n’ont ils pas courus pour avoir mangé en salade de la jusquiame que l’on croyoit être de la chicorée blanche ! ». Les hallucinations dont les moines furent victimes sont analogues aux « effets singuliers » produits par une « espèce de jusquiame » sibérienne que décrit Le Voyageur françois en 1768 : ses « feuilles ou ses racines, mélangées à de la bière ou du vin », sont capables « d’enivrer, & de rendre l’homme comme un fou. Elle lui ôte l’usage des sens ; il voit les petits objets prodigieusement augmentés ; une paille lui paroît grosse comme une poutre ; une goutte d’eau,

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le moyen d’un tuyau dans le fondement ». Ce détail – associé à la nécessité de mêler la jusquiame à « de la graisse & de l’huile » – est suffisamment « original » et rare pour être, à notre avis, tenu pour authentique. Il retiendra d’ailleurs l’attention du recenseur du Journal des sçavans, en 1718 : Dans l’article de la Jusquiame noire, on voit les effets surprenans de cette plante, & sur tout celui de faire paroître des phantômes à ceux qui se frottent d’un onguent fait avec cette plante. Gassendi découvrit qu’un prétendu sorcier qu’il examina, s’en mettoit au fondement, lorsqu’il vouloit persuader qu’il alloit au sabbath (pp. 569-570).

La peau étant particulièrement perméable aux alcaloïdes contenus dans les plantes solanacées mises en causes dans la sorcellerie, il faut peu d’imagination pour concevoir que les muqueuses les plus intimes étaient des endroits tout désignés, avec les aisselles, pour s’appliquer la drogue et rejoindre la troupe sauvage de Diane ou celle de Satan. D’où, sans doute, la mention fréquente, dans les affaires de sorcellerie, de l’onction sur les « cuisses » ou sur un véhicule que l’on va chevaucher (le fameux balai ou d’autres instruments pourvus d’un manche), ou la mention plus rare d’un récipient dans lequel on immerge son bas-ventre (cf. la « large cuvette » employée par la sorcière de Nider). D’où aussi la mention fréquente, dans ces mêmes affaires, de la nudité et de rêves érotiques aux nuances bien particulières33. Le témoignage de Garidel relatif à Gassendi représente donc un élément d’importance pour qui s’attache à débusquer dans le passé des usages oubliés ou occultés. Concernant Gassendi lui-même, c’est la légende surtout qui nous intéresse, autrement dit l’histoire de l’image du philosophe de Digne. grande comme une mer. S’il veut marcher, il croit que des obstacles invincibles s’opposent à son passage ; il se fait les plus terribles images d’une mort inévitable qui le menace ; enfin son esprit est égaré, comme dans le plus violent délire » (Le Voyageur françois, ou la connoissance de l’ancien et du nouveau monde, mis au jour par M. l’abbé Delaporte, t. VII, Paris, 1768, Lettre LXXXI [Suite de la Sibérie], pp. 179-180). 33   Renvoyons sur tout ceci à I.  P. Couliano, Éros et magie…, op. cit., pp. 206-208, 342, 349350, sans oublier le formidable témoignage du Sigillus sigillorum (1583) de Giordano Bruno, cité p. 390-391, n. 21. L’inquisiteur Pierre de Broussard, dans son sermon général prononcé le 9 mai 1460 lors du premier bûcher des sorciers d’Arras, rapporte que, quand les sorciers voulaient se rendre à la « vaulderie », « d’un oignement que le diable leur avoit baillé, ils oindoient une vergue de bois bien petite et leurs palmes et leurs mains, puis mectoient celle verguette entre leurs jambes… » (cité par Franck Mercier, La Vauderie d’Arras. Une chasse aux sorcières à l’Automne du Moyen Âge, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 233). Le Dr Renard, que nous avons précédemment cité (n. 29), rejette catégoriquement, dans le cas de la jusquiame, l’« administration par lavement ».

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Les intellectuels éclairés de son temps, nourris de Montaigne, Pomponazzi, Cardan, Wier et plus généralement d’une ample littérature médicale peu amène envers les « impostures » diaboliques (possession et sorcellerie)34, ne croyaient plus à la réalité du sabbat, qu’il fût conçu comme participé en corps ou par l’âme seulement ; cependant il fallait bien apporter une explication alternative naturelle aux délires en miroir que se renvoyaient démonologues et prétendus sorciers, pernicieuses divagations auxquelles une partie de la population adhérait encore. L’usage de drogues – un usage bien réel sous l’Ancien Régime –, conjugué à certaine vulnérabilité mentale, pathologique, envers cette autre drogue que l’on nommait déjà « superstition », celle-là culturellement induite, étaient là pour relever le défi explicatif. Gassendi, à cet égard, n’a pas innové ; dans l’anecdote qui nous a retenu ici, il s’est simplement montré homme de son rang intellectuel, curieux et démystificateur. Cependant la légende dorée construite par les Lumières (d’Argens, Voltaire, etc.) l’a élu au grade plus élevé de novateur, d’expérimentateur crucial, d’humaniste et de pédagogue militant – toutefois suffisamment vertueux, dans son souci de déniaiser le peuple, pour ne pas s’être administré un succédané de jusquiame en suppositoire.

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  Pour un aperçu sommaire de ce climat d’incrédulité, voir Ornella Pompeo Faracovi, « I libertini e le streghe », Rivista di filosofia, LXIX / 3 oct. 1978, pp. 367-395.

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Gassendi et les hamadryades. Mythologie, Érotique et science dans le dÉbat sur l’Âme des plantes Luigi Guerrini Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence Les Anciens Gassendi présente de manière extrêmement précise le riche panorama des positions philosophiques et naturalistes des Anciens quant au thème de l’existence ou de la non-existence de l’âme végétative dans les plantes. Il traite ce sujet au début du livre De plantis qui, dans le Syntagma philosophicum, est le quatrième livre de la seconde partie de la troisième section de la Physica. Gassendi commence par un rappel de la conception aristotélicienne qui attribue aux plantes l’âme dite végétative. L’âme végétative doit être comprise comme l’expression d’un certain degré de rationalité primitive qui se manifeste dans les actions nécessaires à l’autoconservation (nutrition et génération). Gassendi présente le point de vue d’Aristote comme le plus communément admis, mais il ne le prendra plus jamais en considération dans toute la suite de la discussion. Il nous reste à ajouter ici quelques considérations sur les plantes en raison de l’opinion commune qui attribue aux plantes une âme dite végétative.

  Voir en particulier L. Repici, Uomini capovolti. Le piante nel pensiero dei greci, Rome, Laterza, 2000, pp. 10 sqq.    « Superest hisce pauca de plantis sive stirpibus attexamus propter receptam vulgo sententiam, quæ animam plantis vegetatricem vocatam tribuit », in Petri Gassendi, Opera omnia (Lyon, 1658), tome II, p. 144a. (cité infra comme De plantis). 

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Il s’agit pour lui d’une solution à dépasser, qu’il faut remplacer par une explication plus scientifique et plus exacte. Gassendi consacre un quart de son exposé à défendre, contre la théorie de l’âme végétative, la conception d’Épicure et de Lucrèce, à ses yeux bien plus rationnelle et conforme aux connaissances scientifiques modernes. Selon cette théorie, tous les végétaux doivent être considérés comme inanima et distingués de tout ce qui est animans. Aristote n’était pourtant pas le seul des Anciens à attribuer une sorte d’âme aux plantes. Si Plutarque et les stoïciens doivent être comptés au nombre de ceux qui nient l’existence de l’âme végétative, Platon, Pythagore et Empédocle ont soutenu qu’elle représentait le principe dont dépendaient toutes les plantes. Il y a cependant des différences entre d’un côté Platon et, de l’autre, Pythagore et Empédocle : tandis que le premier parle, dans le Timée, de l’âme des plantes comme d’une portion de l’âme du tout (toto Orbe fusam), les seconds, et en particulier Empédocle, assignent aux plantes une âme identique à celle des animaux. Sur l’essence particulière de cette forme d’animalitas, Gassendi ne manque pas de souligner qu’Anaxagore et Démocrite qualifient les plantes d’animalia terrestria (animaux terrestres). Le traité pseudo-aristotélicien De plantis, bien connu de l’auteur du Syntagma, est solidaire de ces dernières interprétations et précise également toute une série de qualités en possession des plantes (sensibilité, douleur, désir et connaissance). Il est de fait bien connu que Pythagore et Empédocle, comme l’affirme Laërce, ont admis l’existence d’une âme dans les plantes. Plutarque assure qu’Empédocle et Platon considéraient que les plantes étaient des animaux et il ajoute quelque part Platon à Anaxagore et Démocrite au nombre de ceux qui disent que les plantes sont des animaux terrestres. L’auteur des livres sur les plantes, qui sont attribués à Aristote (quoique Alexandre ait témoigné que le très attendu livre que celui-ci avait consacré aux plantes n’a jamais été publié) les associe à Empédocle en tant que celui-ci a, avec Anaxagore, attribué de l’appétit, de la sensibilité, de la douleur et du désir aux plantes et, avec 

  La position stoïcienne est déduite de la lecture de la paraphrase et du commentaire au De anima de Thémistius. Cf. Themistii […] Paraphrasis in Aristotelis Posteriora et Physica (Venise, 1560).    Gassendi tient ses informations sur la teneur des conceptions de Pythagore et d’Empédocle de sa lecture des Vies des philosophes de Diogène Laërce.    Il était largement à disposition grâce à l’édition assurée par Jules César Scaliger et enrichie de ses commentaires. Cf. Iulii Cæsaris Scaligeri […] in libros De plantis Aristoteli inscriptos, commentarii (Lyon, 1566).

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Démocrite, la conscience et la connaissance. Ce fait se trouve, s’agissant d’Empédocle, chez Sextus Empiricus.

Gassendi qui regarde ces positions d’un œil très critique n’hésite pas à les rapprocher de celles des manichéens, un groupe hérétique remontant aux premiers siècles du christianisme, combattu par saint Augustin dans de nombreux ouvrages. Augustin fait remarquer que les manichéens attribuent aux plantes une âme rationnelle et comparent à un homicide le fait de couper les fleurs ou de tailler les branches d’arbres. Quant à la question de l’existence d’une âme dans les plantes, Gassendi présente donc dans cette partie du Syntagma trois conceptions contraires et concurrentes. 1. La conception dite aristotélicienne, selon laquelle il faut attribuer aux plantes une âme végétative, dotée seulement de pouvoirs de conservation et de génération ; il considère que cette conception est peu scientifique ; 2. La conception épicurienne et lucrétienne, selon laquelle il faut refuser aux plantes toute âme quelle qu’elle soit ; il présente cette conception comme philosophique et rationnelle ; 3. La conception, plus ou moins radicale, d’un bon nombre de philosophes, de Pythagore à Platon, d’Empédocle à Anaxagore et Démocrite, selon laquelle les plantes ont une âme dotée de facultés plus ou moins proches de celles des animaux (sensibilité, douleur, désir), et aussi des animaux supérieurs (le cas de la connaissance) ; il affirme que cette conception est antichrétienne. Après avoir élaboré ce cadre, Gassendi analyse d’abord le rapport entre le concept de vie et le concept d’âme, avant de rapporter un passage du De officiis de Cicéron. Selon un schéma traditionnel, anima et vita sont deux concepts associés et dépendants l’un de l’autre. Ils sont inséparables, parce    « Notum est enim Pythagoram et Empedoclem, ut Lærtius habet, concessisse anima plantis. Addit Plutarchus Empedoclem, Platonemque existimasse plantas esse animalia ; et cum alicubi adiungat Platonem Anaxagoræ, Democritoque dicentibus plantas animalia terrestria ; ecce author librorum de plantis, qui Aristoteli tribuuntur (cum Alexander tamen testetur editum non fuisse, quem ille de plantis sperandum librum fecerat) eosdem copulat cum Empedocle ; ut qui cum Anaxagora attribuerit plantis appetitum, sensum, dolorem, voluptatem, et simul cum Democrito mentem et cognitionem ; quod etiam speciatim de Empedocle Empiricus habet. » (De plantis, p. 144ab.)    Une allusion claire à cette idée se trouve au chapitre quarante cinq de l’Expositio quarundam propositionum ex Epistola ad Romanos de saint Augustin.

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qu’il revient au même de parler d’un corps animé ou de se référer à un corps vivant. Mais, en ce qui concerne les plantes, cette vie animée ne se manifeste pas uniquement par des fonctions organiques. La différence entre les plantes et les animaux est notable parce que, dans ceux-ci, l’âme est un principe qui suscite des fonctions autres que purement organiques. À moins de reconnaître cette différence, on arrive aux mêmes conclusions antichrétiennes que les partisans de la troisième position évoquée ci-dessus. Dans le De officiis II, 11, Cicéron subdivise l’ensemble des choses qui existent sur la terre en duo genera rerum : inanimata et animalia (en deux genres, les choses inanimées et les choses animées), ajoutant que les plantes doivent être classées parmi les inanimata. Et certes une fois que nous aurons convenu que les plantes ont une âme, qu’est-ce qui nous empêchera de les nommer êtres animés et animaux ? Et cela alors qu’il est injustifié de dire animées, c’est-à-dire dotées d’une âme, les choses qui ne pourraient être dites animées de la même âme. C’est sans doute à bon droit que Cicéron distingue deux genres de choses naturelles, les inanimées et les animaux, et qu’il range les plantes dans le premier genre en déclarant : “Il y a d’un côté les choses inanimées comme l’or, l’argent et tout ce qui naît de la terre ; et de l’autre les animaux”.

Aux yeux de Gassendi (et c’est une opinion largement partagée), Cicéron est un auteur qui synthétise admirablement les tenants et aboutissants des débats philosophiques les plus problématiques qui se sont fait jour dans l’Antiquité ; comme ses œuvres nous transmettent les différentes positions et les différentes cultures, il considère que son jugement peut être quelquefois utile pour évaluer la nature des problèmes. Dans le cas précis qui occupe ici Gassendi, celui-ci reprend la subdivision cicéronienne dans le but de refuser toute valeur philosophique à la troisième des positions résumées ci-dessus, à savoir la plus antichrétienne. Il utilise également Cicéron pour trouver au problème de l’âme végétative une solution différente de la solution aristotélicienne, à savoir une solution à même d’expliquer pourquoi il existe dans les

   « Et certe si plantis præterea animam concesserimus, quid vetabit eas animantes et animalia appellare : quod cum nulla ratione fiat, quare dicantur animatæ, sive anima præditæ, quæ non ab eadem anima dici animantes et animalia possunt ? Iure profecto Cicero duo distinguit genera rerum, Inanimata et Animalia, ac in priore proinde genere habet plantas, dum partim sunt, inquit, inanimata ut aurum, argentum et ea quæ gignuntur e terra, partim animalia. » (De plantis), p. 144b.

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plantes une tendance de conservation de reproduction innée, sans recourir à un concept d’âme plus extensif que le concept de vie. C’est Théophraste − qui sur ce point s’écarte en partie de la position de son maître Aristote − qui explique ce phénomène en parlant d’une pulsion qu’il appelle hormé, sans postuler l’existence d’une âme végétative. Cette pulsion n’agirait pas sans but, mais au contraire inciterait les plantes à se régénérer continuellement10. Ainsi Gassendi pouvait se servir de la position « rationaliste » (et orthodoxe) de Cicéron pour faire place nette de toutes les différentes formes de panthéisme antique et moderne, et déployer à la place une vision de la vie des plantes bien plus proche de celle de Théophraste et en outre susceptible d’expliquer le dynamisme vital des végétaux sans pour autant faire d’eux des êtres sensibles à l’égal des animaux11. Âme, vie, énergie : la position de Gassendi L’auteur du Syntagma philosophicum estime que l’on peut expliquer le mystère de la vie des plantes en termes indirects, en recourant à l’outil (suranné et ambigu) de l’analogie. Selon cette méthode, la vie est présentée comme pure consommation d’une quantité déterminée d’énergie (usura quædam vigoris), et son essence se comprend par le recours à des images qui mettent en relation deux choses différentes (ou davantage). On peut dire du feu, tant qu’il brûle, qu’il est vivant, et il en va de même pour l’eau, tant qu’elle jaillit ; de même la couleur, tant qu’elle se diffuse et frappe la vue, tandis que l’aimant sera florissant tant qu’il conservera en lui la force d’attirer le fer. Ces images, évocatrices comme elles le sont, prouvent que le fait d’expliquer le mystère de l’existence de certains êtres naturels à travers un principe de relation (dans    Cf. De officiis, II, 11. Pour une présentation générale, voir H.M. Salmon, « Cicero and Tacitus in Sixteenth Century France », American Historical Review, LXXXV (1980), pp. 307-331 et surtout J.C. Darmon, « Cicéron et l’interprétation de l’épicurisme au XVIIe siècle : de Gassendi à Saint-Évremond », in L’Autorité de Cicéron de l’Antiquité au XVIIIe siècle, Caen, Paradigme, 1993, pp. 125 sqq. 10   Comme l’écrit Luciana Repici, « tout cela ne prouve pas encore, du moins pas explicitement, que pour Théophraste les plantes aient possédé l’âme nutritive aristotélicienne, c’est-à-dire aient en elles-mêmes la cause formelle et finale de croissance et de reproduction », (op. cit., p. 211). 11   Il est intéressant de noter ici, avant de le reprendre de façon plus claire en conclusion, que Gassendi prend ses distances également par rapport à la position rigide et strictement rationaliste d’Épicure et de Lucrèce. Il n’en demeura pas moins chez lui une ambiguïté subtile et significative.

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le cas présent l’analogie), ne fait pas intervenir une causalité directe ou efficiente, mais permet de forger un concept d’âme en termes de fonctions uniquement organiques, tout en évitant à la fois le risque de tomber dans une conception panthéiste de la nature et le recours à l’idée aristotélicienne d’âme végétative12. Au cours de sa polémique contre Descartes, Gassendi soutient que l’expérience démontre que les hommes et les animaux ont les uns et les autres une âme corporelle responsable de toutes leurs fonctions supérieures et de la capacité de penser. L’homme se distingue des animaux en ce qu’il est en possession d’une âme qui se subdivise en deux parties, une corporelle et une incorporelle13. Cette seconde partie est à l’origine des capacités réflexives que l’autre ne saurait produire14. C’est en vertu de la même évidence empirique que Gassendi élargit, à l’intérieur du livre du Syntagma philosophicum que nous sommes en train d’analyser, le concept de vie et le porte au-delà des frontières du concept d’animalité. C’est très précisément l’observation directe des manifestations vitales des végétaux qui le conduit à formuler une telle conclusion, même s’il a besoin de recourir à l’analogie pour exposer sa conception en termes clairs et compréhensibles. Mais ici, loin d’avoir une fonction purement rhétorique, l’analogie se présente comme un moyen pour augmenter la puissance de la généralisation empirique. Il ne faut pas oublier que la pensée logique de Gassendi oblige à considérer le recours à l’analogie sous une nouvelle lumière, en particulier dans l’Institutio logica, où il la définit comme une partie du modèle de connaissance inductive qui repense en termes de conformité et de régularité le rapport entre ce qui est directement connaissable et ce qui ne l’est qu’indirectement15.   Cf. De plantis, p. 145a. Sur le même thème, voir en particulier L. Guerrini, « Animazione, sensibilità, facoltà. Le premesse allo studio del mondo vegetale nel Syntagma philosophicum di Pierre Gassendi », Rivista di Storia della filosofia, LIX (2004), 4, pp. 853-876. 13   Cf. E. Michael, « Gassendi’s method illustrated by his discussion of the soul », in Actes du Colloque international Pierre Gassendi : Digne-les-Bains, 18-21 mai 1992, Digne-les-Bains, Société scientifique et littéraire des Alpes de Haute-Provence, 1994, I, pp. 181-192. 14   Sur la subdivision en deux parties de l’âme humaine, voir aussi le commentaire dans une lettre de Gassendi à Thomas Feyens du 6 juin 1629, in P. Gassendi, Lettres latines. Traduction par S. Taussig. Notes sur les lettres latines par S. Taussig, Turnhout, Brepols, 2004, II, p. 39. 15   Sur ce point, voir quelques considérations récentes de S. Fisher, Pierre Gassendi’s philosophy and science, Leiden-Boston, Brill, 2005, pp. 108 sqq. 12

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Gassendi peut par conséquent affirmer l’existence d’une certaine force vitale qu’il ne faut pas interpréter comme la manifestation d’une animalité à proprement parler. Cette force représente le moteur dont dépendent la génération des plantes, leur croissance et leur conservation. Une force de ce genre est présente dans toutes les espèces de végétaux, mais elle se distingue par ses caractéristiques propres, dont l’action est la cause de l’énorme variété qui s’observe dans le monde végétal. Comme cela a été récemment démontré, dans le cadre limité des processus de reproduction, Gassendi appelle cette force la virtus seminalis et la conçoit comme une substance corporelle répandue dans tout le corps de la plante16. Vu la manière dont Gassendi présente, dans ce premier chapitre du livre De plantis du Syntagma philosophicum, la dialectique entre les concepts d’anima et de vita, cette substance ne peut être qualifiée d’âme que dans un sens restrictif. Plantes, animaux et métempsychose Gassendi, très clair sur ce point, attaque la vision de ceux qui, dans l’Antiquité, ont parlé des plantes comme autant d’animalia (ou ζώα). Il semble indiscutable que ses critiques visent non seulement le panthéisme antique, mais aussi le panthéisme moderne, caractéristique d’auteurs comme Giordano Bruno et Robert Fludd. Gassendi rapproche de fait l’interprétation des plantes comme animalia de l’opinion de ceux pour qui le monde entier est un être animé (mundum esse animatum)17. Cette conception a nourri la poésie pendant des siècles, avec ses tendances anthropomorphes, et le savoir magique, dont les origines antiques plongent leurs racines dans l’histoire religieuse et cultuelle de la civilisation égyptienne. Or Empédocle a écrit des œuvres poétiques où il affirme avoir revêtu différentes formes humaines et naturelles. Le philosophe originaire d’Agrigente a prétendu avoir été tantôt un enfant, tantôt une jeune femme, tantôt un oiseau, tantôt un poisson et tantôt un arbuste. Pour Gassendi, Empédocle est un penseur qui prêche la transmigration des âmes, sous la forme de la métempsycose ou réincarnation successive, et cette conception implique également la croyance en une certaine plasticité de la matière ; cette   Cf. H. Hirai, Le Concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance de Marsile Ficin à Pierre Gassendi, Turnhout, Brepols, 2005, pp. 479 sqq. Voir aussi du même auteur, « Le concept de semence de Pierre Gassendi entre les théories de la matière et les sciences de la vie au XVIIe siècle », Medicina nei secoli, XV (2003), pp. 205-226. 17   Cf. De plantis, 145b. 16

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vision de la nature a bien des points communs avec l’orphisme et suppose une ouverture à la possibilité d’une évolution et d’une transformation physique des êtres naturels. L’idée de nature qui sous-tend cette vision trouve son origine dans un mépris profond pour tout ce qui est corporel. Selon la pensée orphique, le corps est comme une tombe, mais les âmes sont présentes partout et imprègnent toutes choses, qu’elles relèvent du règne minéral, végétal ou animal. Chaque âme passe à travers une série indéterminée de renaissances. Pour que le cycle des naissances ait bien lieu, il est nécessaire de présupposer une certaine perméabilité de la matière, une permanente capacité de s’animer. Comme nous le savons aujourd’hui, l’ensemble de ces idées résulte, dans la réflexion d’Empédocle, d’une tentative pour résoudre le conflit entre nécessité et pérennité de l’être, d’un côté, et l’évidence du devenir et du changement de l’autre. Mais Gassendi, probablement parce que sa véritable intention était de combattre les conceptions de philosophes plus proches de lui dans le temps, tels que Bruno et Fludd, ne s’intéresse pas aux solutions qu’Empédocle a élaborées pour résoudre des questions philosophiques héritées en partie de la pensée ionienne et en partie de Parménide. Il s’emploie à critiquer la philosophie d’Empédocle à cause de son animisme et de sa cosmologie panthéiste, parce qu’elle prend sa source dans le savoir magique et occulte des Égyptiens, dont les penseurs des XVIe et XVIIe siècles jugent qu’elle est à l’origine de toutes les formes de panthéisme moderne. Selon cette sagesse, le monde végétal joue un rôle dont l’importance est tout sauf secondaire. Le symbole de l’arbre est particulièrement riche de références et de contenus occultes. L’arbre est tenu pour sacré en tant que source suprême de toute vie (c’est lui qui nourrit le pharaon). En même temps, l’arbre est aussi la garantie de la vie ultraterrestre, parce que c’est de lui que les morts reçoivent le boire et le manger. Il ne faut pas oublier qu’une divinité très importante, comme Nout, la déesse du ciel qui, selon une des traditions, nourrissait les défunts, a été maintes fois représentée sous la forme d’un arbre, et en particulier sous celle d’un sycomore. Mais Gassendi qui n’impute pas à la seule sagesse présumée des Égyptiens ces croyances panthéistes selon lesquelles tous les êtres naturels, y compris les plantes, seraient animés, a aussi pour dessein de révéler l’erreur inhérente à la poésie des Anciens, dont la volupté musicale subtile et les vers au rythme vif ont érotisé à l’extrême les légendes de la mythologie.

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Les hamadryades, ou les plantes comme objet de désir sexuel Il serait très utile d’étudier de façon approfondie la manière dont Gassendi se confronte avec la pensée religieuse de l’Antiquité et la poésie mythologique. Si nos connaissances sur ce point manquent de maturité, une lecture rapide des œuvres du chanoine de Digne révèle à elle seule son incontestable familiarité avec les formes et les contenus de la tradition mythologique (à l’époque renouvelée par les recherches d’emblématique de la Renaissance et par l’épanouissement de l’art de la symbolistique). Gassendi était sans aucun doute un homme d’une sensibilité aiguë et d’une imagination vive. Ces caractéristiques de sa personnalité ont dû le rendre éminemment sensibles aux jeux allégoriques et au symbolisme érotique qui font partie intégrante de la mythologie, comme le prouve sa discussion sur l’âme des plantes, au centre de laquelle se trouve une figure mythologique riche de sensualité et de charme féminins, à savoir l’hamadryade. Les hamadryades étaient les nymphes des arbres : elles étaient nées en même temps qu’eux, les protégeaient et partageaient leur destin. On les considérait comme des être intermédiaires, placées entre les immortels et les mortels. Cette localisation correspond parfaitement à celle du monde végétal dans son ensemble, suspendu entre le cosmos des vivants, hommes et animaux, et l’univers insensible des minéraux. Les hamadryades avec leurs angoisses et leurs bonheurs, consécutifs aux mésaventures et aux moments heureux vécus par les plantes qui les hébergent, ont inspiré un grand nombre de poèmes et donnent lieu à de multiples récits mythologiques. L’Hymne à Délos de Callimaque raconte l’histoire d’une hamadryade qui habite à l’intérieur d’un chêne. Le souvenir d’autres hamadryades se perpétue dans les légendes aussi belles que dramatiques dont les protagonistes sont des figures comme Oxylus et Rèchos18. Ce sont à chaque fois des aventures riches de références sexuelles, les hamadryades étant des figures qui recèlent une énergie érotique considérable, en tant que figures féminines, à la fois belles et nues, qui sont emprisonnées dans les troncs des arbres, si bien qu’elles sont tantôt battues par les vents et les tempêtes, tantôt réchauffées aux rayons du soleil. Quelques documents iconographiques nous informent de la proximité entre ces nymphes et le dieu Pan, notoirement doté d’attributs sexuels masculins hors du commun. Démon pittoresque et agreste, lui aussi placé dans une   Apollodore, Bibliothèque, III, 9.

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situation d’entre-deux (entre l’homme et l’animal), Pan se divertit à violer les nymphes, dont les hamadryades. Il ne fait aucun doute que Gassendi connaissait parfaitement ce cadre psychologique et culturel et qu’il était conscient du potentiel de charme et de séduction propre à une vision « panique » de la vie à laquelle les plantes participent avec une vivacité stupéfiante. En réalité, la conception panpsychique de la nature contient en soi un érotisme puissant et séduisant, qui s’enracine dans les théogonies les plus archaïques, voire dans le chaos primitif. Les hamadryades en sont une expression qui, solidaire du monde végétal, associe érotisme et dimension funéraire, dans la mesure où les plantes et les herbes sont des êtres qui plongent une partie de leur corps (les racines) dans les profondeurs de la terre. Nous sommes donc en présence d’une chose extrêmement séduisante et dangereuse à la fois, du double point de vue philosophique et religieux. Un esprit sensible et imaginatif comme celui de Gassendi en ressentait la menace avec acuité. Le corps nu des hamadryades, enchaîné au tronc des arbres, tantôt gémissant sous les déchirures qui lui sont infligées ou sous les flammes qui les atteignent, tantôt jouissant de la pluie fraîche qui ruisselle sur leur chevelure, apparaît avec toute sa charge érotique dans le passage du De plantis où Gassendi attaque les poètes qu’il désigne comme les premiers responsables de la diffusion de la légende de l’existence de l’âme des plantes. Les poètes sont des artistes, et leur poésie exprime un érotisme sublimé qui se reflète dans leurs vers. On ne saurait comprendre la complexité psychologique et culturelle de la conception de Gassendi, sans prendre en considération la dimension de sensualité latente caractéristique de la croyance en l’existence d’une âme dans les plantes. N’est-il pas vrai que ceux qui ont attribué une âme aux plantes et qui ont doté ces âmes d’une forme d’intelligence ont imité les poètes, soutenant que des divinités qu’ils ont appelées hamadryades vivaient dans les plantes19 ?

Car c’est précisément contre cette vision de la vie végétale, et contre l’ensemble de la conception de la nature dont elle fait partie, que Gassendi réagit presque avec rage. La véhémence de sa réaction se manifeste dans l’in-

19   « An vero Poëtas imitati sunt, qui animas et ipsas quidem intelligentia præditas, attribuisse plantis videntur, dum iis adesse Deas voluerunt, quas Hamadryadas appellarunt ? » (Ibidem) .

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terminable série d’interrogations dont il accable les poètes, les visionnaires, les mages et tous les autres partisans irrationalistes de l’animation des végétaux. Science naturelle contre érotisme Gassendi est convaincu de ce que l’observation et le savoir naturaliste permettent de clarifier tous les phénomènes qui se rapportent à la vie des plantes. Étudiée avec les yeux d’un véritable naturaliste, la vie des végétaux se révèle dépourvue de tout mystère. Ils mènent une existence dont tous les besoins matériels indispensables sont satisfaits en relation avec des fonctions organiques spécifiques. La fonction nutritive est liée au sens de la faim ; la fonction digestive se rattache à la capacité de consommer les aliments bienfaisants et de rejeter les nocifs. Si les plantes paraissent quelquefois des êtres vivants en mesure de se réjouir et de se délecter c’est parce qu’ils sont obligés à de longues périodes de privation et de léthargie à cause de la chaleur excessive de l’été ou des grands froids de l’hiver. N’est-il pas vrai que le fait de manger excite le sens de la faim et l’appétit ? Et ce sens satisfait avec le choix de l’aliment utile et le rejet de l’aliment nocif ne produit-il pas la connaissance sensitive ? Et l’allégresse qui naît du rassasiement après la privation, et la gaieté du printemps à la sortie du sommeil de l’hiver ne démontrent-ils pas le sens de la volupté20 ?

Il semble que des attitudes, des goûts, des haines réciproques et des attirances spontanées soient associés à des plantes et à des fruits divers et variés, comme la palme, la vigne, le raisin, la citrouille, le chou, le noisetier, le concombre et toutes les plantes qui courbent leurs organes en fonction des stimulations lumineuses (héliotropisme). Mais ce sont en réalité des mouvements naturels qui se produisent sur la base d’une disposition instinctive et résultent d’une pulsion spontanée. La haine et l’attirance, ainsi que toutes les autres formes d’expression et de comportement des plantes sont seulement l’effet d’un instinct particulier qui caractérise tous les végétaux, les maintient en vie et en permet la reproduction. N’est-il pas un fait connu et rebattu que la palme femelle incline vers la mer ses branches les plus gracieuses et ne conçoit et ne porte ses fruits à maturation que grâce à la 20   « Nonne enim nutritio arguit sensum famis et appetitus ? Et exsuctus ille alimenti cum electione, secretioneve utilis a noxio, nonne sensitivam cognitionem prodit ? Nonne et illa ex refectione post egestatem exhilaratio, et verna illa alacritas ab hyemali somno, sensum voluptatis aliquem demonstrat ? » (Ibidem).

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présence de la mer et à son souffle ? C’est un fait connu et rebattu que la vigne poursuit de sa haine la citrouille, le chou, le noisetier et d’autres végétaux ; et il a été démontré que, si l’on plante un olivier à côté d’un concombre, il se plie en sens contraire ; mais si, à l’inverse, on le rapproche de l’eau, il la désire ardemment et se traîne vers elle. Mais la manifestation la plus claire du mouvement des végétaux se voit dans les plantes héliotropes, qui se tournent vers le soleil parce qu’elles sont dotées d’une certaine forme de sensibilité21.

Gassendi est tout prêt à croire à l’existence de plantes tellement sensibles à la lumière qu’elles se dégonflent complètement après le coucher du soleil et ne retrouvent leur masse qu’après l’aube ; il ne doute pas davantage de ce qu’il existe à Memphis un arbre dont il suffit de toucher une fois les feuilles pour qu’elles perdent aussitôt toute consistance mais reviennent à la vie au bout de quelques instants22. Mais s’il admet ces phénomènes, et d’autres encore plus étranges, c’est à condition de les interpréter en terme d’élan vital naturel, et il ne les voit pas comme les manifestations d’une véritable animation. Il n’est pas question pour lui de parler ici d’une animation dans le même sens que dans le cas de la vie animale, et s’agissant d’expliquer les actions et les comportements qui s’observent dans les bêtes, il faut se rappeler qu’ils ne reposent pas uniquement, comme chez les plantes, sur une faculté extrêmement limitée (qui permet la seule réception des stimulations externes) et sur un appétit purement naturel. Gassendi a le projet de démasquer ainsi l’erreur présente dans tous les récits mythologiques qui se rapportent aux plantes. De son point de vue, la science naturelle prouve que les légendes et les poèmes sont de pures mystifications qui, produites par l’esprit humain, altèrent de propos délibéré la vérité naturelle simple et nue. Les poètes et les auteurs de fables ont diffusé les mythes qui mettent en scène les plantes pour donner aux hommes une représentation symbolique et allégorique de la nature, saturée d’érotisme et de plaisir. Et c’est précisément contre cette sorte de représentation de la nature 21

  « Tritum est palmam foeminam nutare in marem blandioribus comis, nec nisi ex eius præsentia, et velut afflatu aut concipere, aut perducere ad maturitatem foetus ? Tritum, vitem prosequi odio cucurbitam, brassicam, corylum et alia ; constatque, si cucumeri admoveatur oleum, aversari id ipsum, retroque deflecti ; cum si ex opposito admoveatur aqua, versus ipsam hiet, ac velut perreptet. Sed apparet etiam motus manifestius in plantis Heliotropicis, quæ non sine sensu aliquo in sole vertuntur. » (Ibidem). 22   Ces remarques se trouvent chez Théophraste. Cf. Recherches sur les plantes, texte établi et traduit par Suzanne Amigues, Paris, Les Belles Lettres, 1988-1993, et pour l’épisode cité II, pp. 66-67.

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que l’auteur du Syntagma philosophicum lève le bouclier de sa science naturelle. Dans le monde végétal existe seulement le mouvement, c’est-à-dire le produit visible de l’instinct de conservation et de reproduction présent en toute plante. Aucune âme ne se cache dans les arbres ni dans les plantes ; aucune divinité n’habite les bosquets ou les jardins, et aucune nymphe sensuelle et nue ne se dissimule à l’intérieur des troncs d’arbres. Pour Gassendi, une des tâches de la science naturelle est précisément de démontrer la fausseté des croyances antiques et des images poétiques. Les naturalistes doivent cultiver et examiner tout spécialement les plantes qui, en raison de leur mobilité et de leur capacité à répondre aux stimulations externes, ont alimenté des légendes et toute une poésie riches d’érotisme. À cet égard, Gassendi mentionne un cas qu’il connaît personnellement, celui du mimosa pudique et sensitif. C’est parce que sa rougeur, surtout après l’arrivée en Europe d’exemplaires américains spectaculaires, n’avait ô combien pas cessé de faire l’objet de mythes et de fables que Nicolas Fabri de Peiresc (et il ne fut pas le seul) en a cultivé quelques spécimens dans son propre jardin, de manière à pouvoir l’étudier à son aise et à le faire dessiner avec la plus grande précision possible par les artistes qu’il avait à son service. Ainsi l’extraordinaire mobilité de cette plante devint-elle finalement la matière d’une véritable étude scientifique, au sens propre du terme ; et elle fut analysée jusqu’à ce que soit comprise sa signification naturelle : Il pousse dans le Nouveau Monde une plante analogue à celle que nous appelons le mimosa et pour qu’elle ne soit pas considérée comme une espèce fabuleuse, voilà que notre cher Peiresc a cultivé dans son jardin de plantes exotiques l’herbe dite αἰσχυνομένη, c’est-à-dire pudique ; il fit faire bientôt le dessin de ses larges feuilles qui mesurent au moins deux tiers d’un pied dont nous avons appris par l’expérience qu’elles peuvent se rétracter et se déplier23.

Pour Gassendi, la science naturelle a donc également pour tâche de révéler le secret des croyances antiques qui, pour avoir été transmises jusqu’à l’époque moderne dans les œuvres des poètes et dans les récits mythologiques, ont contribué à répandre une image du monde végétal qui est non seulement anthropomorphe, mais également imprégnée de sensualité et d’érotisme. 23   « Crescit et alia in novo Orbe non absimilis, quam Mimosam vocant, et ne in fabulis hæc habeantur, ecce noster Peireskius inter herbas exoticas, herbam αἰσχυνομένη, seu pudicam nutriit ; descriptis mox foliis, et pedis quidem bessem prolixis, quæ sese et contrahere et explicare ipsi experti sumus. » (De plantis, p. 146a.)

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Conclusion : Gassendi adversaire de la « magie des éléments » C’est l’animisme qui constitue le véritable enjeu de la polémique de la section initiale du De plantis, dans la mesure où il est, sous différentes formes, en vogue dans toute la philosophie de la Renaissance. On sait bien qu’un grand nombre d’auteurs des XVIe et XVIIe siècles se sont laissés séduire par la croyance que toutes les créatures naturelles, et donc également les plantes, possèdent un principe de vie autonome qui peut être appelé « âme ». En réalité, la renaissance de cette croyance résultait d’un long moment de reformulation des termes du rapport entre Dieu et la nature, qui avait suscité d’âpres débats et qui avait progressivement transformé la philosophie naturelle. Et même une question finalement marginale comme celle de l’existence de l’âme des plantes a suscité des discussions et des controverses ; car elle risquait de glisser vers des positions antireligieuses et matérialistes24. Nous avons vu qu’au début du De plantis dont il est ici question, Gassendi fait une présentation des conceptions concurrentes en vigueur dans l’Antiquité. Il ne manque pas de souligner le fait que, rapporté aux principes généraux de la religion chrétienne, le point de vue de philosophes comme Empédocle semble hétérodoxe et impie. Il est clair que cette affirmation, sous la plume de l’auteur du Syntagma, visait moins à frapper Empédocle que ceux qui, parmi ses contemporains, avaient œuvré pour la renaissance de certains aspects de la pensée du philosophe antique, notamment son animisme et sa cosmologie naturaliste. Au demeurant cette redécouverte, qui n’a pas été étudiée systématiquement, pourrait, à condition de faire l’objet d’une recherche intensive, réserver bien des surprises et révéler des nouveautés. D’autre part, il ne faut jamais oublier que, pour Gassendi, la solution aristotélicienne de l’âme végétative paraît privée de rigueur scientifique et de démonstrabilité. Le chanoine de Digne s’emploie donc à élaborer un concept d’âme telle qu’elle soit susceptible d’être attribuée aux plantes et dont serait exclue toute référence au sensus, compris dans son acception la plus commune et générale (ut sensum vulgo accipimus – selon ses propres termes). À la fin de sa discussion, Gassendi ne nie pas que, pour expliquer la vie végétale et ses manifestations, on puisse recourir au terme d’âme, mais cet 24

 On pense ici, par exemple, à la polémique entre Jérôme Cardan et Jules César Scaliger sur le rôle et les fonctions de l’âme végétative.

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emploi n’est en vérité qu’un pis-aller ou une sorte de choix obligé, faute que le naturaliste ait à sa disposition un autre terme mieux adapté et plus précis. Après avoir fixé les limites de l’extension de l’emploi du concept d’âme appliqué aux plantes, Gassendi affirme : Rien ne nous interdit donc d’appeler âme ce principe par lequel les plantes se développent, c’est-à-dire s’acquittent des tâches de nutrition, de croissance et de génération, d’autant que ce principe n’a pas de nom qui lui soit propre (car le terme de nature est plus général) et que l’on peut comprendre qu’il est dépourvu de sens, selon l’acception la plus commune du terme. Quoique l’usage ne tolère pas que les plantes soient pour autant appelées animaux ou êtres animés, on peut cependant accepter qu’elles soient dites animées, puisqu’il tolère qu’elles soient dites vivantes tout le temps que ce principe, c’est-à-dire cette âme, est présent en elles, et mortes, quand il n’y est plus, de la même manière que les animaux sont dits vivants ou morts en fonction de la présence ou de l’absence de leur âme25.

Il faut comprendre ici que Gassendi cherche à s’approcher le plus possible de la solution théorique épicurienne et stoïcienne, qui nie toute forme d’animation aux plantes. Toutefois il ne parvient jamais à désavouer ouvertement l’existence de l’âme végétative. Cette ambiguïté est le signe du fait que la polémique qu’il met en scène dans la première partie du De plantis ne vise pas seulement des positions de nature franchement philosophique et scientifique. Gassendi nourrit également l’ambition de dénoncer l’absurdité et le danger d’une vision allégorique et symbolique du monde végétal. Sa polémique vise les fables et les mythes qui représentent toujours les plantes comme des êtres vivants sensibles, intelligents et – surtout – sensuels voire obscènes. Dans le monde antirationnel des fables et de la poésie (de l’Antiquité comme de la Renaissance), où les concepts sont exprimés sous des formes visibles et où cette forme de fascination qu’Eugenio Battisti appelle la « magie des éléments »26 est palpable, les plantes sont les symboles et les vecteurs de valeurs mondaines et vitalistes en provenance de la sphère de la physique. Le trait le plus caractéristique des plantes (et surtout des arbres) n’est pas une forme 25

  « Idcirco nihil est quod vetet Animam vocare in plantis id principium, quo vegetantur, seu nutritionis, accretionis et generationis obeunt munera ; et maxime quidem, cum tale principium careat nomine (est enim Naturæ generalior vox) possitque intelligi esse sine sensu, ut sensum vulgo accipimus. Utcumque certe usus non ferat plantas propterea animalia, animantesve appellari ; ferre tamen potest dici animatas, quemadmodum fert, ut dicantur viventes, dum tale principium, seu anima adest, et mortuæ, dum abest, eo prorsus modo, quo animalia ex animæ suæ præsentia aut absentia dicuntur viventia aut mortua. » (Ibidem). 26   E. Battisti, L’Antirinascimento, Turin, Aragno, 2005, I, pp. 205 sqq.

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élémentaire et dépourvue de sensibilité, mais une véritable sensualité (on pense aux bourgeons, aux fleurs écloses, aux couleur et à la variété des fruits, aux formes souples et plaisantes des feuilles, des troncs et des branches). Les hamadryades, qui ne sont en réalité rien d’autre que des femmes nues et d’une très grande beauté, emprisonnées dans une souche, à la merci de personnages libidineux comme les satires ou le dieu Pan lui-même, sont autant d’êtres qui attirent et stimulent les lecteurs de poésie et les amateurs de mythologie, proposant en même temps une vision sensuelle et vitaliste de la nature. Le monde végétal était donc un monde que l’œil humain avait saturé d’érotisme. La mythologie et la poésie avaient fait de lui un objet de projections issues de la sphère du plaisir sexuel et liées à une vision éminemment esthétique de l’existence. Pour les poètes et les auteurs de fables, pour les amateurs de symboles et les défenseurs de l’emblématique, les plantes étaient des êtres intensément sensuels, capables de mimétisme et de transgression, susceptibles d’exprimer des passions intenses, ce qui relève d’une vision de la nature et de l’homme radicalement antichrétienne. Il ne fait aucun doute que Gassendi avait présent à l’esprit l’ensemble de ces références quand il examine le thème de l’âme des plantes. En sa qualité de philosophe et de naturaliste, il s’oppose frontalement à une telle vision du monde végétal, qu’il juge dépourvue de toute scientificité et dangereuse pour ses croyances religieuses. Mais sa polémique comporte aussi toute une dimension de réaction contre l’érotisme, contre le merveilleux et contre les traits énigmatiques qui faisaient partie intégrante du néopaganisme et de la culture antichrétienne qui imprégnaient largement l’Europe de son temps.

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Questions autour du texte sur l’éclipse de 1654 attribué à Gassendi Jacques Halbronn Bibliotheca Astrologica. L’histoire des textes se heurte à deux problèmes, l’identification des sources et celle des auteurs. Il semble que par le passé l’on n’ait pas toujours pris toutes les précautions voulues pour s’assurer que tel texte a bien été utilisé pour composer tel autre texte ou que tel texte attribué à tel auteur est bien celui dont on dispose. En effet, il s’agit de déterminer de quels documents précisément il a été fait usage. Soit il faut s’assurer que ceux-ci nous sont bien parvenus, soit il convient de les reconstituer, du moins partiellement, à partir de ce que tel texte leur a emprunté. Parallèlement, il importe de s’assurer que tel texte est bien de tel auteur, sachant éventuellement ce que l’on connaît par ailleurs dudit auteur. Il est souvent périlleux de réduire les sources aux documents qui ont pu être conservés tout comme de limiter les auteurs possibles à ceux qui nous sont connus. Il peut, en effet, fort bien s’agir de documents disparus et d’auteurs inconnus s’appropriant parfois une fausse identité, la question des contrefaçons n’étant jamais à exclure a priori. Par ailleurs, les sources n’éclairent pas nécessairement sur le texte qui y a eu recours et dont l’auteur ne connaissait pas nécessairement tous les enjeux. À propos de contrefaçons, existe le cas d’œuvres de substitution qui viennent ainsi remplacer des pièces disparues ou que l’on croyait telles. Ainsi, si tel auteur mentionne tel ouvrage, pourquoi ne pas mettre en circulation un texte qui en aurait le profil en se servant de ce qu’il en est dit voire retranscrit ? Il faut comprendre que, si les historiens accomplissent un travail d’inventaire et de recension, il en est qui mettent leur savoir-faire au service de l’élaboration de faux plus ou moins réussis. Ainsi au sein d’un corpus donné, il importe à l’historien des textes de s’assurer qu’il n’inclut pas des pièces contrefaites et/ou antidatées.

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Nous avons souhaité ici appliquer à d’autres corpus les leçons méthodologiques que nous ont inspirées nos travaux concernant le corpus nostradamique – et notamment quant à la question de la fabrication de contrefaçons. Le cas de Gassendi illustrera notre propos à la fois en ce qui concerne l’attribution qui lui est accordée des Sentimens sur l’Eclipse qui doit arriver le 12. du mois d’Aoust prochain pour servir de refutation aux faussetés qui ont été publiées sous le nom du Docteur et quant à la façon dont le texte en question a été conçu et réalisé. En 1955, lors du trois centième anniversaire de la mort de Pierre Gassendi, Bernard Rochot publia un texte qu’il attribue à Gassendi, à savoir les Sentimens etc. Il s’agit, selon lui, d’un texte de Gassendi auquel il est fait allusion en diverses circonstances. C’est ainsi, en effet, qu’en 1665, Samuel Sorbière rappelle, dans son Discours etc., que Gassendi a écrit sur l’éclipse de 1654 ; mais nous verrons que son témoignage est quelque peu sujet à caution. Prudemment, cependant, Rochot termine son article en souhaitant que l’étude systématique de l’œuvre de Gassendi puisse venir confirmer une telle attribution d’un texte anonyme et dont il essaie d’expliquer pourquoi, bien que commandé par Claude Auvry, évêque de Coutances (1601-1680), qui servit de modèle pour le Lutrin de Boileau, il ne devait pas comporter son nom ni même ses initiales, alors même que l’abbé René de Ceriziers, ancien Jésuite, quant à lui, signant un texte sur le même sujet, avait signé D.C. Rochot relève avec justesse ce qui pourrait être une anomalie de l’Épître à Auvry : « Gassendi n’invoque pas la récente dédicace du Calendrier Romain pour se récuser ». Or, si Gassendi s’était récemment déjà adressé à l’évêque de Coutances, pourquoi ne le rappellerait-il pas dans son texte de 1654 ? Dans l’affaire de l’éclipse du mois d’août 1654 à laquelle Élisabeth Labrousse consacra un ouvrage, l’on note une grande variété de modes d’expression, de l’entretien oral qui devient manuscrit au manuscrit qui finit par   Cf. J. Halbronn, Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus (Feyzin, Ramkat, 2002).    Un exemplaire des Sentimens, portant au titre la mention manuscrite « par Monsieur Gassendi » est conservé à la Mazarine 4675 (5).    Permission en date du 27 juillet 1654.    « Sentiments de Gassendi sur l’Éclipse du 12 Août 1654 (pour le troisième centenaire de la mort de Pierre Gassendi) », in Bulletin de la Société d’étude du XVIIe siècle, n°27, 1955, 161-177.    L’Entrée de Saturne au Lion etc. (La Haye, Nijhoff, 1974). 

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Pièce attribuée à Gassendi Texte commenté par les Sentimens

être imprimé. Et force est de constater que toutes les pièces n’ont pas été conservées. L’erreur consisterait évidemment à ne pas chercher à déterminer les pièces absentes et à construire une étude ne s’appuyant que sur les pièces accessibles en les reliant entre elles de sorte que l’on ait l’impression que le corpus ainsi constitué se suffit à lui-même. Selon nous, au contraire, une bibliographie raisonnée doit faire la part des chaînons manquants. En ce qui concerne les Sentimens, il convient de nous interroger sur l’identité du texte auquel leur auteur se réfère et bien entendu sur l’identité de l’auteur, ce qui nous conduira justement à certaines interrogations dont nous souhaitons faire part et que nous n’avions pas mises en avant dans de précédents travaux comme il eût convenu.

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1. Les sources des Sentimens Quand nous désignons ici les Sentimens, précisons d’emblée que nous renvoyons à un certain imprimé portant ce titre et qui est conservé notamment à la BNF, reproduit par Rochot, on l’a dit, en 1955 puis en 2000 dans un numéro des Cahiers philosophiques, dans un dossier de Barbara de Negroni, Les introuvables . En fait, il semble bien que l’on ait affaire à un triptyque comportant successivement trois pièces parues séparément puis réunies, à savoir la Prédiction Merveilleuse du Sieur Andréas, astrologue & mathematicien de Padoue sur l’Eclipse de Soleil qui se fera le douziesme jour d’Aoust 1654 etc., l’Examen du Jugement de l’ Argolin sur l’ éclipse du mois d’août de l’an 1654  et les Sentimens, lequel triptyque a dû circuler en tant que tel dans un deuxième temps puisque l’on en trouve deux exemplaires à la BNF, avec le même agencement. Nous n’excluons nullement que une autre version des Sentimens ait pu paraître sous ce même titre ou sous un titre approchant. Il nous faut donc nécessairement nous référer à un exemplaire bien précis et non pas seulement à un titre tant il est avéré que des textes différents sont susceptibles de figurer sous un même titre. Le titre complet du texte imprimé et figurant dans un recueil factice de la BNF, qui servit à la réédition de Negroni – qui ne le restitue pas parce que l’exemplaire utilisé ne comporte pas sa page de titre – est le suivant : Sentimens sur l’Eclipse qui doit arriver le 12. du mois d’Aoust prochain pour servir de réfutation aux faussetez qui ont esté publiées sous le nom du Docteur Andreas. On sait que le texte fut de fait joint à certaines correspondances comme celle de C. M. de Laurendière à Frénicle de Bessy dans le Calcul astronomic (sic) et figure de l’Eclipse de Soleil qui arrivera le 12 Aoust 1654 etc. (Paris, Jean Brunet)10. On y lit : « Depuis ma dernière lettre, l’escrit du Sieur Andréas a esté imprimé ». S’il ne fait aucun doute11 qu’un texte circula sous une forme manuscrite sur ce sujet, il n’est nullement certain, en revanche, que le titre en ait été le même. Le témoignage de Jean-Baptiste Morin, dans un Advertissement12   Intr. Dossier éclipse 1654, in Cahiers philosophiques, 83, Paris, Delagrave et Centre national de documentation pédagogique, juin 2000.    Paris, Pierre Le Petit.    BNF V 8363 et Réserve Z Fontanieu 167.    Cote V 8839 (1-3) d. 10   BNF V 7924. 11   Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. p. 22. 12   Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. pp. 28 et sqq. 

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inséré au sein de ses Remarques astrologiques, entre son commentaire des aphorismes 24 et 25 du Centiloque, est déterminant ; à plusieurs reprises, le texte est désigné comme « manuscrit »13. Il n’« est d’ailleurs pas certain que Morin ait pris connaissance de ce “ridicule manuscrit qui a effrayé tout Paris et ses environs par le discours et pronostic qu’il contenait sur l’éclipse du soleil qui doit arriver le 12e jour d’août suivant” » sinon à travers ses commentateurs qui le combattent, selon son expression. Alors que Morin cite en italique les titres des ouvrages en question, il ne fournit aucunement le titre du manuscrit. Morin ne sera d’ailleurs pas épargné puisque Claude-Emmanuel Lhuillier, dit Chapelle (16262e édition des remarques (posthume) de 1686) cite son nom – « Et Morin Morin le plus fou d’entre eux » – dans ses Stances sur une éclipse de soleil. Or c’est ce texte qui aura la postérité la plus longue du fait de la réédition des œuvres de cet auteur, au cours des siècles suivants de sorte que le nom de Morin, le grave auteur de l’Astrologia gallica (1661), restera étrangement associé à cette affaire d’éclipse dont il avait pourtant voulu se démarquer même si l’observation de Chapelle devait avoir quelque fondement. En réalité, Morin avait eu un profil sensiblement moins bas deux ans plus tôt, lors de l’éclipse de 1652 avec trois pages latines in folio intitulées en gros caractères ECLIPSIS SOLIS (Mazarine 274 A 13 (4) ; avec ce texte signalé par É. Labrousse14 dédié à Gaston d’Orléans, le frère de Louis XIII, on est en pleine Fronde, et le duc   Les Remarques Astrologiques ont été négligées par les historiens de l’astrologie jusqu’au début des années soixante-dix, et il est étonnant que Élisabeth Labrousse et nous-mêmes les ayons exhumées à la même époque puisque fin 1975 nous en avons proposé une édition (Bibliotheca Hermetica, Paris, Retz). 14   Entrée de Saturne, op. cit., p. 102. 13

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a des ambitions15. Le nom d’Antoine Agarrat est associé à celui de Morin, Agarrat étant l’auteur des Eclipses du Soleil observées aux années 1652 et 1654. Par le commandement de Son Altesse Royale (Mazarine 4645). Morin semble avoir été proche de l’entourage de Gaston d’Orléans, l’adversaire de Mazarin. Politiquement, l’éclipse de 1652 aura eu plus d’incidence en France que celle de 1654, et il semble que Morin ait été quelque peu échaudé. Un Prince du sang, François Louis de Bourbon, Conty, un autre des animateurs de la Fronde, avait son astrologue, Jean Dufour dit Mittanour, nourri de cabale et truffant ses textes de termes hébraïques16 dans leur alphabet d’origine17. Son Manifeste du Ciel selon la lecture dans les astres, item la Détermination de la durée du monde selon le Thalmoud Ierosolomitain comporte, in fine, la longue liste de ceux qui s’intéressent à l’éclipse de 1652, ce qui rend la collusion assez évidente entre le camp anti-Mazarin et le milieu astronomico-astrologique18, les astrologues ayant intérêt à appuyer leurs pronostics sur leurs propres estimations politiques et les politiques instrumentalisant ceux-ci. Parmi les mazarinades faisant appel aux astres mais de façon fictive, signalons celle d’un religieux, le Père Michel de Camalduli, alias P.M. D.C., dédiant au bâtard de Charles IX, Charles de Valois (1573-1650) Le Comète royal pronostiquant à la Reine un déluge de vengeances du ciel en punition 1 des incestes 2 des violements 3 des sacriléges 4 Sodomies 5 des brutalités qui se cométent19 dans la guerre qu’elles fomentent pour soutenir les ennemis de la Chrétienté20. Daté de 1652, donc postérieur à la mort du Prince, il s’agit en réalité de la reprise d’un texte paru en 1649 et intitulé Lettre du Père Michel

  Drévillon H., Lire et écrire l’avenir. L’Astrologie dans la France du Grand Siècle (1610 - 1715), Seyssel, Champ Vallon, 1996 ; Grenet M., La Passion des astres au XVIIe siècle. De l’astrologie à l’astronomie, Paris, Hachette, 1994. 16   Cf. J. Halbronn, Le Monde juif et l’astrologie (Milan, Arché, 1985). 17   Il parle du Rabbi Mersennus dans son Universelle Déclaration de 1649. 18   J. Halbronn, « L’astrologie sous Cromwell et Mazarin », Colloque Astrologie et Pouvoir, Politica Hermetica, 17, Paris, 2003 ; « L’astrologie et les révolutions du milieu du XVIIe siècle », site CURA.free.fr. ; « De l’astrologie à l’astro-histoire », site Cura.free.fr. ; « Claude Duret et le “Livre blanc” de l’astro-histoire à la fin du XVIe siècle », Encyclopædia Hermetica, site ramkat.free.fr. 19  On notera le jeu de mots sur comète. 20   Mazarine Réserve M 12648. 15

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religieux hermite de l’Ordre de Camaldoli près Grosbois. À Monseigneur le Duc d’Engoulesme (sic) sur les cruautez des Mazarinistes en Brie21. Signalons aussi de Jacques Mengau l’Avertissement à MM. les Prévosts des Marchands et eschevins de Paris contenant l’explication de l’Eclipse qui se doit faire le 8e jour d’avril de la présente année et autre choses qui doivent arriver à la poursuite du Cardinal Mazarin avec le dénombrement des villes qui seront investies ou vexées par les gens de guerres predit par Michel Nostradamus (Paris, Jean Petrinal, 1652)22. Du même Mengau qui témoigne de ce que c’est au soutien à l’oncle de Louis XIV que l’on doit la production d’une certaine littérature nostradamique, notamment avec le Sixiesme AdverLa combinaison Eclipse Comètes tissement À son Altesse Royale, Monseigneur le Duc d’Orléans, généralissime des armées de France, contenant la fuite seconde ou exil perpétuel du Cardinal Mazarin, prédit par Michel Nostradamus (Paris, F. Huart, 1652)23. Il apparaît qu’une certaine activité astro-prophétique aura régné sous la Fronde et plutôt en faveur du duc d’Orléans, ce qui pourrait expliquer une plus grande prudence en 165424. On a à ce propos des exemples de censure concernant Yves de Paris25 et Moïse Amyraut, liés aux exigences de la diplomatie et notamment dans le cadre des 21   Le château de Grosbois était une propriété de Charles de Valois. Le portrait du Duc ne figure plus dans le Comète Royal. 22   Mazarine Res M 10386. 23   BNF 4° Lb37 2529. 24   Au XVIe siècle, les nostradamistes avaient mis leur science au service du duc d’Alençon, le dernier fils de Catherine de Médicis, voir J. Halbronn, Le Dominicain Giffré de Réchac (1604-1660) et la naissance de la critique nostradamique au XVIIe siècle, post Doctorat, EPHE, Ve Section, 2006. 25   Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. pp. 49-51, J. Halbronn, « Yves de Paris, un capucin astrologue », site Cura.free.fr.

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relations avec l’Angleterre26. Dans son texte, Jean-Baptiste Morin mentionne de nombreux auteurs tels que le marquis de Vilennes, Nicolas de Bourdin, dont le Commentaire du Centiloque fera l’objet de ses Remarques astrologiques et qui fut probablement l’auteur d’une réponse à la Lettre à une personne illustre sur la curiosité des horoscopes (Paris, Denys Bechet), du jésuite Nicolas Caussin27. Il cite également longuement un texte de Pierre Petit, lequel publiera par la suite une étude sur l’éclipse de 1654, citant aussi Gassendi et Ismaël Boulliau (1605-1694), ce dernier étant l’auteur d’une Observatio secundi deliqui lunaris et futuri alius Lunæ defectus mense Martio ex tabulis Philolaicis, 1653 (Paris, E. Martin)28. Étrangement, quand on examine les almanachs pour 1654, aucune attention particulière n’est accordée à l’éclipse de 1654, correspondant à la nouvelle lune29 comme si le pouvoir avait voulu ainsi calmer les esprits, vu que la réglementation des almanachs était plus rigoureuse que celle d’autres pièces publiées. Notons que Morin qui discute, successivement – et sans par la suite réviser son propos – en une sorte de journal de bord de l’éclipse – trois textes parus en relation avec celle-ci met en avant le nom de Gassendi. Seul le premier mentionne le nom de Gassendi non comme auteur mais comme référence pour des lectures plus approfondies. Morin y voit d’ailleurs un indice permettant de se demander si Gassendi n’écrirait pas à la troisième personne : Ils ont dit que l’auteur de l’Examen n’était autre que Gassendi qui, selon sa coutume, se préconise en troisième personne […] vu qu’on savoit fort bien que Gassendi écrivait sur ce sujet, voire qu’il est croyable que lui-même a forgé le manuscrit pour l’attribuer à son Argolin et combattre l’Astrologie […] il est certain que pour détruire le pouvoir

  Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. pp. 79-80.   Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. p. 41 ; J. Halbronn, « Études autour des éditions ptolémaïques de Nicolas Bourdin (1640 - 1651) », in N. Bourdin, Le Centilogue de Ptolomée, Paris, La Grande Conjonction-Trédaniel, 1993. 28   BNF V 240 Resac et Mazarine 4645 (2) et (3). Est placée à la suite de cet imprimé 26

27

une correspondance sur le même sujet, en trois pièces manuscrites, entre Jean-Dominique Cassini et Boulliau, point qui n’est pas signalé au catalogue de la BNF, ainsi qu’un texte imprimé de Cassini De cometa anni 1652 & 1653, Modène, B. Sulianus, 1653 (BNF, Res. V 241), voir É. Labrousse, Entrée de Saturne, p. 91, 6A. 29

114.

  Cf. Mazarine, Réserve 30186, cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. p. 49, note

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des astres et les scientifiques prédictions de l’astrologie, il lui faut bien d’autres raisons que celles de son Examen et celles de Gassendi en sa Philosophie d’Épicure30…

Ceriziers termine son Examen par un hommage à Gassendi : « Si tout ceci ne persuade les curieux, qu’ils lisent la météorologie d’Épicure ou plutôt celle du savant Gassendi qui rejette si solidement le pouvoir des astres et les prédictions de l’astrologie ». Si Gassendi était censé faire paraître un texte sur l’éclipse, Ceriziers n’en fait pas mention. Morin va par ailleurs jusqu’à supposer que la Prédiction Merveilleuse serait l’œuvre de Gassendi lui-même lequel serait ainsi l’auteur du texte qu’il critique, ce qui montre qu’il ignore que ce texte a déjà une histoire qui ne se cantonne nullement à la France mais il est vrai que sous sa forme française – du moins sous la forme de l’imprimé conservé – le texte devient singulièrement inconsistant, du fait notamment de la disparition de l’élément zodiacal. En réalité, pour ce qui est de l’Examen, il s’agit du texte de Ceriziers, signé in fine D. C Examen du Jugement de l’Argolin sur l’éclipse du mois d’août de l’an 1654, quoique Barbara de Negroni écrive – bien que reproduisant les initiales A. M. D. C. : « L’un est de Gassendi, nous ne connaissons pas l’auteur de l’autre. » Le second texte passé ainsi en revue par Morin est précisément les Sentimens. Le seul avis au lecteur lui semble suffisant pour attribuer le texte à Gassendi : l’éditeur ne parle-t-il pas d’« un des scavans hommes de ce siecle », d’« un grand personnage ». Notons qu’il est également déclaré dans l’Avis qu’il s’agit d’une « Lettre » à « une personne de considération » et que cette Lettre ayant circulé, ses amis « ont jugé à propos de (la) donner au Public ». C’est dire que l’imprimé a été précédé d’un manuscrit à l’instar du texte auquel s’en prennent les Sentimens. Il faut donc déterminer quelle est la « source » des Sentimens, c’est-à-dire plus précisément quel texte est commenté, en laissant de côté les influences qui auraient pu s’exercer sur la démarche intellectuelle de leur auteur. Il n’est pas rare, au demeurant, qu’un certain hiatus puisse être remarqué entre un commentaire, une critique et le texte qui les a alimentés. La comparaison entre les trois textes commentés par Morin, dans ses Remarques astrologiques, est assez édifiante. 30   Taussig S., Intr. Pierre Gassendi. Vie et mœurs d’Épicure, Belles-Lettres, 2006 ; Alberti A., Sensazione e realta. Epicuro e Gassendi, Florence, Leo S. Olschski, 1988 ; Jones H., Intr. Gassendi’s Institutio Logica, A Critical Edition, 1658, Assen, Van Gorcum, 1981.

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L’Examen se réfère à l’Argolin alors que les Sentimens se réfèrent à Andréas. Or, à aucun moment, le texte des Sentimens ne mentionne le nom d’Argolus ne serait-ce que pour s’offusquer d’une telle attribution. On observera qu’un des imprimés qui répand les pronostics/prophéties concernant l’éclipse de 1654 s’intitule Prédiction merveilleuse du sieur Andréas, astrologue et mathématicien de Padoue sur l’éclipse de soleil qui se fera le 12. jour d’aoust 1654 avec son explication d’Eistadius grand astrologue (Paris, Jacques Beslay, 1654)31. Il s’agit d’un commentaire de l’éclipse par Lorenz Eichstaedt ; d’ailleurs le texte débute par un « Extrait de la chancellerie de Manigant », terme qui résulte de la francisation d’un nom de lieu allemand32. Dans ce texte, le nom d’Argolus ne figure pas plus que dans les Sentimens. Cela va dans le sens d’un rapprochement entre la Prédiction Merveilleuse et les Sentimens. Élisabeth Labrousse (p. 9, note 24) rappelle l’existence33 d’un Prognosticon de conjunctione magna Saturni et Jovi in trigone igneo Leonis circa annum. 1623 (Stettin, 1622), annonçant les deux déluges. Mais il faudrait également indiquer un texte sensiblement plus tardif, constitué d’une épître d’Eischstaedt datée du 24 décembre 1652, adressée aux sénateurs de Dantzig, l’Exercitatio Astronomica exhibens locum, motum, magnitudinem, causas, effectus & significationes Cometæ qui sub finem Anni 1652 & initium Anni 1653 illuxit (Gdansk, G. Rhetius, 1653), conservé à la BNF sous la cote Réserve V 241, au sein d’un recueil factice essentiellement consacré aux comètes, mais comportant aussi un texte d’Argolus signalé par É. Labrousse, à savoir la Dissertatio in Eclypsim Solis 12. Augusti 1654 34. Dans le texte en question d’Eichstaedt, il n’est cependant pas question de la toute prochaine éclipse d’août 1654 mais bien des effets d’une comète apparue à la fin de 1652. Il est vrai que les comètes – ainsi que les nouvelles étoiles – ont acquis, maintenu ou conservé une dimension de signe fatal plus tardivement que les éclipses, et c’est bien à la croyance

  Précisons qu’il existe deux éditions différentes de ladite Prédiction, avec une mise en page fort différente même si le contenu est le même. On distinguera l’exemplaire de la Mazarine (M 13579 Réserve) et ceux de la BNF (V 8839 (1) et Réserve Fontanieu 167 (4) seuls connus d’É. Labrousse. 32   Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne, op. cit. p. 13, note 23. 33  À la bibliothèque Beinecke (Yale). 34   Il se révèle souvent utile d’examiner systématiquement tous les recueils factices dans lesquels une pièce est insérée, car l’on peut y trouver d’autres pièces du même ordre. 31

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dans les comètes que Bayle35 s’en prendra36. On retrouve dans l’Exercitatio nombre de références néo-scripturaires, prises notamment des Évangiles de Mathieu (XVI, 5, XXIV, 29, XVI, 2,3) et Luc (XII, 56, XXI, 26, Luc XXII, 56) relatives à l’avènement du Messie et aux signes célestes susceptibles de l’annoncer (folios F2 verso –G verso). Cependant, il ne s’agit pas des passages concernant le Déluge, qui sont repris dans la Prédiction Merveilleuse, mais de textes relatifs à la fin des temps qui sera annoncée par des signes célestes. En vérité, l’éclipse n’a nullement le monopole, et l’on est assez frappé par une certaine étanchéité. CepenLe Lion et l’Eclipse de 1654. dant, il existe bel et bien des textes qui associent les deux phénomènes, tel celui que Eberhard Welper fit paraître en 1653 à Strasbourg, une Historische Relation, qui, bien que traitant de la comète de 1652, fournit en sa page de titre les données propres à l’éclipse de 1654 ; on y voit à gauche d’une représentation de la comète de décembre 1652, un lion menaçant et la liste des données astronomiques, Saturnus, Regulus vel Cor Leonis, Eclipsis Solis magna, Mars & cauda Draconis, avec l’indication 1652 2/12 Augusti (ce qui permet de la 35   J. Halbronn, « The importance of comets for the cause of Astrology. The case of Pierre Bayle », Proceedings of the Symposium Astrology and The Academy (Bath, 2002). 36   Fortunio Liceti est l’auteur d’un De cometæ an. 1652-1653 observationibus astro-

nomicis etc. Mazarine 4°15857 1.

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situer dans les deux calendriers en usage37). En 1665, Pierre Petit republie son texte sur l’éclipse de 1654 à la suite de son ouvrage sur les comètes38. Alors qu’Eichstaedt combine considérations astronomiques et éléments du Nouveau Testament, il ne semble pas que cela ait été le cas d’Argolus, si bien que la référence au Déluge ne semble pas devoir lui être directement attribuée. On peut se demander si, du moins en France, Argolus a toujours été associé à Eichstaedt. É. Labrousse ne donne pas de précédent, mais montre que le nom d’Argolus fut associé, hors de France – et cela comporte alors Strasbourg – à d’autres auteurs comme Eberhard Welper ou Israël Hiebner. En France, aucun astrologue n’aura associé son nom à celui de l’astrologue italien ni à son nom sous sa forme tronquée Andréas, du moins dans le titre d’un ouvrage. Lazare Meyssonier semble être un de ceux qui ont accordé le plus de crédit à la question, dans son Iugement astrologique de la grande eclipse du Soleil (Lyon, G. Iulieron)39. On serait tenté de supposer que le manuscrit devait comporter le nom d’Argolus – ce qui aura inspiré l’Examen de Ceriziers – mais que l’imprimé, commenté par les Sentimens, n’aura conservé que celui d’Andréas. Toutefois, commençant par l’Examen, Morin parle aussitôt du « chimérique Argolin » et s’explique : « J’ai dit “chimérique Argolin” parce que le manuscrit étant attribué à un grand astrologue qui est nommé Andréas de Padoue, l’auteur s’est faussement imaginé que c’était Andréas Argolus – mort en 1653 donc avant que l’éclipse ne se forme –,   BNF V 12175, cf É. Labrousse. Entrée de Saturne, op. cit. pp. 107-108.   J. Halbronn, « Les variations d’impact des “comètes” en France. Étude bibliographique (fin XVe-fin XVIIIe siècles) », La Comète de Halley et l’influence sociale et politique des astres, Actes du Colloque tenu à Bayeux, au Centre Guillaume Le Conquérant (octobre 1986), Bayeux, 1991. 39   Bib. Sorbonne S. X. a 95. 4° (2). 37 38

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célèbre professeur de mathématiques à Padoue qui a écrit sur l’astronomie et l’astrologie ». À en croire Morin, c’est l’auteur de l’Examen qui aurait extrapolé ; en outre le manuscrit auquel il se réfère ne comporterait pas davantage mention d’Argolus. On notera par ailleurs qu’en 1652 et 1654, Andréas Argolus publie sous son nom complet à Lyon un Ptolomæus Parvus. « Chimérique Argolin » (entendons pseudo-Argolus) : le moins que l’on puisse dire, c’est que l’attribution de la Prédiction Merveilleuse à Argolus n’est pas évidente. D’ailleurs, dans les Sentimens, l’auteur ne fait pas le rapprochement entre Andréas et Argolus. Nous voudrions souligner le fait que l’imprimé d’Andréas est tronqué par rapport au manuscrit d’origine et que les Sentimens en sont par voie de conséquence un commentaire lacunaire. C’est ainsi que la Prédiction Merveilleuse ne mentionne même pas le Déluge de feu qui fait pourtant contrepoint au Déluge d’eau, tous deux censés se produire en l’an 1656, respectivement de la Création – pour le Déluge d’eau, où s’illustra Noé – et de la Rédemption – pour le Déluge de feu. Précisons que le déluge biblique avait été annoncé, selon la chronologie en vigueur, depuis 1651. « Et comme le premier Monde est péri par eau en l’an 1556 (sic) de sa Création, (l’auteur) tient pour assuré que ce siècle et en 1656 doit finir auquel on ne peut aucun autre signe remarquer. » En fait, le mot feu ne figure pas une seule fois dans l’imprimé. Or, même dans les Sentimens, il est question, certes très brièvement, de feu. Mais il est possible que l’auteur ait eu connaissance de la question par la rumeur, ce qui lui aurait permis ainsi de compléter l’imprimé : « que comme le Monde seize cens cinquante six ans après sa création est péri par eau, ainsi seize cens cinquante six ans après sa réparation, il périra par le feu » (p. 10). Idem chez Ceriziers : « Faut-il que l’univers brûle l’an 1656 de sa rédemption parce qu’il fut noyé l’an 1656 de sa création ? Le Lion – et pourtant en cette mi-Août, le soleil n’est-il pas dans ce signe ? – est absent de l’Examen du jugement de l’Argolin comme il l’est des Sentimens, alors que c’est précisément le fait que la configuration décrite se forme en Lion qui étaie une telle prophétie incendiaire. A contrario, d’autres textes sont sensiblement mieux renseignés, comme ceux de Pierre Petit – qui ne connaît lui non plus que le nom d’Andréas sans mentionner Argolus –, de Gilbert Verdier – qui cite à plusieurs reprises (pp. 2-3) le nom d’Argole – ou de Théophraste Orthodoxe, alias le jésuite François d’Aix, neveu du Père La Chaise, qui se félicite, non sans quelque ironie, de ce que la France devrait être épargnée, de ce fait : « La France a dequoy remercier les Astrologues de ce qu’ils ne l’ont pas comprises au nombre des

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lieux sujets au Signe du Lyon » (p. 37). Voilà qui semblerait indiquer que la disparition de la référence à un lieu uranographique et géographique précis pourrait trahir une volonté d’inquiéter les Français ; car si la France n’est pas concernée, l’impact de la prédiction ne pourrait qu’être sensiblement atténué. Nous n’avons pas vérifié ce point pour l’ensemble du corpus constitué par É. Labrousse et que l’on trouve décrit à la fin de son ouvrage, tel que le texte de Lazare Meyssonier. Il semble bien que le nom d’Argolus ait disparu en cours de route, ce qui rend le titre français de l’imprimé assez étrange, puisqu’il y est rappelé tout de même, au titre de la Prédiction Merveilleuse, que le sieur Andréas est « astrologue & mathématicien de Padoue », alors que la référence à Padoue ne figure pas dans les Sentimens. Même le texte flamand – Prophecie ofte Voorsegginghe – paru en 1653 qui déforme le nom d’Argolus en Angulus rappelle qu’il fut de son vivant professeur à Padoue (D. Andreus Angulus (sic) in sijn leven Professor tot Padua)40. Comme le montre É. Labrousse41, relatant sa fortune, il a bien existé au départ un texte d’Argolus intitulé Andreæ Argoli D. Marci Serenissimo Annuente Senatu Equitis, Mathematici patavini Lycei. Dissertatio in Eclipsim Solis 12. Augusti 1654. Et aliqua in Eclipsim Solis 1652 8. Aprilis. s. l. n. d. (daté du 3 août 1652)42. Ce texte comporte une Figura Cælestis eclipsi, qui met en évidence la concentration en signe du Lion avec, situés dans ce signe, à quelques degrés d’écart, Mars, Saturne, Soleil, Lune, Nœud descendant, pour 11 heures 22 minutes 59 seconde, à Rome. É. Labrousse ne précise cependant pas que l’on en connaît une traduction française effectuée par le dominicain Jean Giffré de Réchac, Discours astrologique de S. André Argolus, chevalier de S. Marc & professeur de mathématique en l’Université de Padoue sur l’éclipse du Soleil qui arrive l’an 1654, le 12 aoust, avec quelques remarques sur une semblable éclipse de soleil qui arrive l’an 1652, le 8 avril, traduit de latin en français par F. Jean de S. Marie, qui n’a pas été conservé et qui n’a peut-être existé qu’en manuscrit43. La thèse des deux Déluges ne figure pas chez le « vrai » Argolus, ce qui indique que le texte a été récupéré au sein d’un discours lié au Second Avènement, thème   Reproduit en fac-similé in É. Labrousse, Entrée de Saturne au Lion, op. cit.   Entrée de Saturne au Lion, op. cit. pp. 4 et sqq. 42   BNF V 8363. 43   J. Halbronn, Le Dominicain Giffré de Réchac (1604-1660) et la naissance de la critique nostradamique au XVIIe siècle, post Doctorat, EPHE, Ve Section, 2006. 40 41

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important au milieu du XVIIe siècle et qui correspond au Rappel des Juifs, thème cher à un Isaac La Peyrère44. Revenons sur le titre complet de la pièce attribuée à Gassendi, pour servir de réfutation aux faussetés qui ont esté publiées sous le nom du Docteur Andréas. On notera la variante « Docteur Andréas » alors que l’imprimé ne comporte que « sieur Andréas ». Comment convient-il, en effet, de comprendre ici le mot « faussetez » ? On voit que, dans les années 1650, l’on s’interroge sur l’authenticité des attributions : Morin ne parle-t-il pas d’un « chimérique Argolin », se demandant en outre qui est l’auteur de tel ou tel texte, il est vrai paru anonymement, ce qui ne peut qu’exciter sa curiosité ? Le terme « faux » peut avoir deux sens : est-ce l’attribution à tel auteur qui est fausse, ou est-ce le contenu du texte qui est truffé d’erreurs ? En fait, les deux questions se recoupent, le contenu du texte étant, en principe, ce qui détermine l’attribution à un certain auteur. Il ne semble pas que les Sentimens s’interrogent sur une quelconque attribution à Argolus dont on connaît l’œuvre par ailleurs. Si c’était le cas, l’on essaierait de nous montrer que le mathématicien de Padoue n’a pu produire un tel texte. Ignorant tout d’un Docteur Andréas, les Sentimens ne sauraient donc affirmer qu’il ne peut être l’auteur de la Prédiction Merveilleuse. Il importe donc de ne prendre ici le mot « faussetez » qu’au sens d’aberrations proférées dans le texte, quel qu’en puisse être l’auteur. Il n’empêche que la formulation « publiées sous le nom du Docteur Andréas » dénote une certaine prudence stylistique : on nous indique que l’attribution à un Andréas n’est pas assurée, tant que le personnage n’a pas été identifié. Mais, une telle précaution de langage ne nous donne pas le droit, pour autant, de supposer qu’Andréas est considéré, ici, comme un équivalent d’Argolus, à la différence avec le texte de Ceriziers qui porte comme titre Examen du Jugement de l’Argolin sur l’éclipse d’aoust 1654. Ainsi, force est de constater que le rédacteur des Sentimens ne serait même pas au courant du rapprochement à effectuer entre Andréas et Argolus, malgré le prénom commun. Par comparaison, Ceriziers, Morin ou Pierre Petit sont bien mieux au fait de l’affaire, quelle que soit la pertinence de leurs raisonnements pour parvenir à l’identification, vraie ou supposée, avec Andreas Argolus, qu’il s’agisse de spéculation et de supposition ou d’accès à des sources précises permettant quelque recoupement. C’est ainsi que Petit se réfère au sieur Andréas et n’hésite pas à mentionner le nom d’Argolus,   Popkin R., Histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza (PUF, 1995).

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en se faisant simplement l’écho de certaines suppositions qui circulent (p. 32) tandis que la piètre qualité du texte lui fait éliminer une telle possibilité en énumérant les propositions trahissant l’ignorance. La question ne se pose-t-elle pas aussi dans les mêmes termes en ce qui concerne l’attribution à Gassendi des Sentimens ? On notera que le mot Sentimens figure déjà dans le second titre de l’imprimé Andréas Prédiction et sentimens du sieur Andréas etc. Un autre texte, versifié, paru après l’éclipse, signé P. M. G. P. D. R, s’adresse à cet « André », nom qui n’est pas nécessairement associé à celui d’Argolus, Le Monde détrompé sur les événemens que le sieur Andréas a prédit devoir arriver de l’Eclipse du Soleil qui a paru le 12. du mois d’Aoust environ neuf heures du matin, l’an 1654 en vers (Paris, Antoine Chrestien)45, non signalé par É. Labrousse qui, en revanche, mentionne un texte paru avant l’éclipse Les Justes asseurances du monde détrompé du capucin Antoine-Marie de Rheita46. Ajoutons que la Prédiction Merveilleuse se présente, dans la version imprimée qui est la seule dont nous disposions en langue française, avec son « explication & approbation », c’est-à-dire avec son commentaire. En fait, elle se présente comme constituée de deux « Extraicts », l’un provenant de la Chancellerie de Manigant et l’autre des « escrits d’Eistadius, Grand Astrologue ». À ce propos, on notera que Pierre Petit parle de Meinigen et non de Manigant, qui apparaît comme une forme corrompue propre à l’imprimé conservé de la Prédiction Merveilleuse. Ainsi, si le nom d’Argolus ne figure que sous la forme Andréas, désigné simplement comme « astrologue et mathématicien de Padoue » – puis plus bas il est question du « très renommé & presque infaillible astrologue qui depuis trente ans a prédit les choses les plus remarquables qui sont arrivées en Allemagne, France & Angleterre etc. » – un 45

  Mazarine M 13515.   Entrée de Saturne, op. cit., p. 105. J. Halbronn, « L’astrologie et les révolutions du milieu du XVIIe siècle », site CURA.free.fr. 46

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autre nom est fourni, celui d’Eistadius. Dans les deux extraits, on trouve le parallèle entre 1656 de la création et 1656 de l’ère chrétienne, et dans les deux cas, avec la même erreur, 1556 au lieu de 1656 de la Création, pour le Déluge biblique. Il y a là un mélange assez hétéroclite d’astronomie et de chronologie qui conduit, peu ou prou, à télescoper le discours proprement astrologique. Pierre Petit cite en italique quelques passages du texte sur l’éclipse. Il est intéressant de les mettre en vis-à-vis de leurs équivalents de la Prédiction Merveilleuse. Eclipse du Soleil du 12. d’Aoust 1654 ou raisonemmens contre ses Pronostiqueurs : « que cette éclipse & totale obscurité sera universelle & veue par tout le monde. » Prédiction Merveilleuse (p. 5) : « Telle obscurité sera aussi veue en tous les endroits du monde ». Eclipse du Soleil du 12. d’Aoust 1654 ou raisonemmens contre ses Pronostiqueurs : « que la queue du dragon se joindra avec l’estoile de Saturne ; ce qui n’avoit point encore esté veue depuis la création du monde ». Prédiction Merveilleuse (p. 5) : « Il se remarque que la queue du Dragon se joindra avec l’Estoille de Saturne ; laquelle conjonction n’a point esté veue depuis que le Ciel & la Terre sont créez, que l’année que le monde perist par le déluge. »

On notera que Petit tronque le passage au point de le rendre incompréhensible : il laisse entendre qu’une telle configuration n’a pas eu lieu depuis la Création alors qu’il est fait exception du Déluge47. Que penser des variantes ? Si les citations de Petit sont exactes, elles ne coïncident pas totalement avec les passages correspondants de la Prédiction Merveilleuse telle que conservée ; aussi est-il possible qu’elles en restituent, comme en ce qui concerne Meinigen pour Manigant, un état antérieur. Mais un autre passage (de la partie intitulée « Extraict des Escrits d’Eistadius ») nous paraît plus déterminant et semble devoir confirmer la dérive de l’imprimé conservé : alors que Petit fournit à propos du Déluge et de Noé et de la double importance de l’an 1656 le détail des références scripturaires (Mathieu et Luc), la Prédiction quant à elle se contente de parler vaguement d’un « passage de l’Évangile ». Entendonsnous, il ne s’agit pas de s’arrêter sur ce que Petit a retenu et repris du texte commenté, mais de trouver fort improbable qu’il ait pris la peine de préciser des points qui auraient été négligés par ledit texte. En l’occurrence, Petit semble avoir traduit en français un passage latin :   Cf. notre étude sur les citations talmudiques dans les Protocoles des Sages de Sion, Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle (Feyzin, Ramkat, 2002). 47

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Petit : « au temps de Noé les hommes furent surpris par le Déluge, ainsi le Seigneur viendront les surprendre pour les juger tous & par conséquent adioustent-ils après pareil nombre d’années & que nous étions près de la fin du monde ». Prédiction Merveilleuse : « Sicut in diebus Noe &c » qui arriva « anno a conditu Mundi 1556 ex calculo Hebræorum & vulgata editionis a fait trouver ce sens d’accommodation à l’année du Messie & reparati Mundi 1656 ».

La formule initiale est empruntée, comme l’indique Petit, aussi bien à l’Évangile selon Luc (XVII, 27) que selon Mathieu (XXIV, 36-44) : « Tout comme il en fut durant les jours de Noé, ainsi en sera-t-il durant les jours du Fils de l’Homme ». S’il ne donne pas le détail des chapitres, Petit fournit les sources. On observe d’une part que la même formule se retrouve dans deux évangiles – ce qui est intéressant au regard de la critique biblique – et d’autre part qu’il Pierre Petit existe bien là une prophétie sur le second Le Lion en frontispice avènement articulée sur le Déluge biblique de l’an 1656 de la Création. Or, de même que l’on a le même passage chez Luc et chez Mathieu, ce même passage, dépourvu de tout caractère astrologique, figure également dans les deux extraits de la Prédiction Merveilleuse, ce qui explique probablement pourquoi on les a réunis : Premier extrait (Chancellerie de Manigant – sic) : « Et comme le premier Monde est péri par eau en l’an 1556 (sic) de sa création, il tient pour tout assuré que ce siècle et an 1656 doit finir ». Second extrait (Eistadius) : « Le passage de l’Évangile Sicut in diebus Noe etc qui arriva anno a conditu Mundis 1556 ex calculo Hebræorum et Vulgate editionis a fait trouver ce sens d’accommodation à l’année du Messie et reparati Mundi 1656. »

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Élisabeth Labrousse a certes retrouvé48 les passages de l’Évangile, mais elle ne note pas que cette information ne figurait pas de façon détaillée dans la Prédiction Merveilleuse alors que Pierre Petit, dans L’Eclipse du Soleil du 12. d’ Aoust 1654 ou Raisonnemens contre ses Pronostiques, semble bien avoir eu accès à une source comportant des références plus précises49. 2. L’auteur des Sentimens La mise en évidence du caractère lacunaire des Sentimens ne peut que nous alerter quant à leur auteur. Certes, celui-ci est restreint et handicapé par sa « source », mais il ne semble guère s’en formaliser, ni même en être conscient. Le caractère insuffisant des Sentimens est particulièrement flagrant quand on compare ce texte avec le troisième texte signalé par Morin, à savoir un texte attribué à Pierre Petit – d’abord circulant en manuscrit comme il est indiqué dans l’Advertissement et qu’il aurait composé à la demande de l’archevêque de Toulouse, Mgr de Marra – L’Eclipse du Soleil du 12. d’Aoust 1654 ou raisonnemens contre ses Pronostiques, (Paris, Alexandre Lesselin)50 et qui sera réédité en 1665 à la fin de sa Dissertation sur la nature des Comètes avec un Discours sur les pronostiques des eclipses et autres matières curieuses, jamais réédité depuis à la différence des deux autres51. Avis au Lecteur : « Cette pièce ayant eu cours escrit à la main depuis un mois en ça, sans que son Autheur se soit mis en grand peine de le rendre publique par une impression, s’estant contenté de sa propre satisfaction & de celle de ses amis par lequel particulièrement il avoit pris la peine de la faire un d’eux le jugeant digne d’estre mise au jour, mesme en quelque façon nécessaire pour contredire les faux bruits qu’on a semé des effets de la prochaine Eclipse pour assurer par des raisons solides & convainquantes, les esprits de ceux qui en ont peur, m’en a donné la copie que je rends publique, lis-là donc & fais ton profil de sérieux après t’estre diverty du Burlesque ».

Le fait que le privilège ait été accordé à un certain Gomboust, proche de Petit, tient probablement au fait que c’est Gomboust qui aurait pris l’initiative de faire imprimer le manuscrit. Ce traité anonyme de Petit porte sur   Entrée de Saturne au Lion, op. cit. p. 7, note 20.   Le terme « pronostique » est particulier à cette époque, il est préféré à pronostication et annonce le moderne pronostic. 50   BNF V 21109, dédié à Scarron. 51   « Les variations d’impact des “comètes” en France. Étude bibliographique (fin XVe-fin XVIIIe siècles) », La Comète de Halley et l’influence sociale et politique des astres, Actes du Colloque tenu à Bayeux, op. cit. 48 49

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sa page de titre une gravure représentant un Lion ; dans le poème qui précède le texte en prose, il est question du « chaud signe du Lion ». Or, le Lion est le grand absent du texte attribué à Gassendi. En fait, il manque un chapitre entier relatif au signe où a lieu l’éclipse et où se forment les conjonctions et par voie de conséquence aux régions touchées puisque chaque région voire chaque ville est associée à un des douze signes du zodiaque. Le lion, signe de feu selon la tradition astrologique, explique en outre l’annonce d’un Déluge de feu. Or, les Sentimens, à la différence notamment du traité de Pierre Petit, n’abordent à aucun moment cette question. En fait, la Prédiction Merveilleuse du sieur Andréas – ou pour adopter le titre intérieur la Prédiction et Sentimens du sieur Andréas, qui comporte donc le mot Sentimens utilisé pour en faire le commentaire – ne mentionne pas de Déluge de feu et n’évoque à aucun moment le signe du Lion. Et il semble bien que les Sentimens sur l’Eclipse s’inspirent directement de ladite Prédiction Merveilleuse et en reprennent le contenu et l’agencement. Toutefois, si l’on compare mot à mot, le passage consacré aux Déluges, l’on relève une anomalie : Sentimens sur l’Eclipse : « Le Monde seize cent cinquante six ans après sa création ainsi seize cens cinquante six ans après sa réparation, il périra par feu ». Prédiction Merveilleuse du sieur Andréas : « Et comme le premier Monde est péry par eau en l’an 1556 (sic) de sa création, il tient pour tout asseuré que ce siecle & l’an 1656 doit finir ».

Il semble que le mot feu ait disparu, peut-être par inadvertance. Toujours est-il que cela pourrait laisser entendre que l’imprimé dont il s’agit n’est pas celui utilisé par l’auteur des Sentimens. Autre décalage : la date de 1556 figure au lieu de 1656 dans l’imprimé de la Prédiction et ce à deux reprises (pp. 2 et 3) alors que dans les Sentimens sur l’Eclipse, l’on a, en toutes lettres, 1656 et jamais 1556. Force est de constater que l’imprimé attribué à Gassendi est fort lacunaire et que cela entache quelque peu sa valeur critique. Soit Gassendi en est l’auteur, et la qualité scientifique de son travail est des plus médiocres, soit il n’en est pas l’auteur. Car si les Sentimens mentionnent le Déluge de feu, ils ne fournissent nullement le raisonnement qui sous-tend une telle prédiction et qui s’appuie sur le signe du Lion. La comparaison avec les autres textes relatifs à l’éclipse de 1654 ne fait que souligner les carences des Sentimens. Et par ricochet, l’on se demande

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pourquoi Élisabeth Labrousse qui a pourtant intitulé son ouvrage L’Entrée de Saturne au Lion. L’Eclipse de Soleil du 12 Aoust 1654, en reprenant une formule d’ailleurs maladroite de Pascal, témoignant de l’impact d’une telle prédiction à l’époque, n’a pas signalé cette lacune étonnante dans le texte attribué à Gassendi mais aussi dans la Prédiction Merveilleuse. Cela lui permet d’écrire : « C’est beaucoup moins en astrologue qu’en millénariste qu’écrit l’auteur de la prophétie » alors qu’en réalité elle lit l’auteur à travers un texte tronqué et qui donc le trahit, si sa référence est la Prédiction Merveilleuse, sous la forme de l’imprimé qu’elle reproduit en fac-similé dans son livre. Certes, le document, même sous sa forme complète, fait référence aux Écritures, mais la part astrologique reste déterminante. On a l’exemple d’un tel mélange, au XVIe siècle, dans le Mirabilis Liber, qui continue à paraître, du moins partiellement, au siècle suivant sous le titre de Recueil des Prophéties et Révélations tant anciennes que modernes. Une telle cohabitation conduit précisément à ce que le discours proprement astrologique perde de son intégrité : il n’en est plus conservé que certaines annonces, et les raisonnements sous-jacents sont éliminés. En l’occurrence, lors de l’éclipse, Saturne n’« entre » pas en Lion, puisqu’il rejoint la Queue du Dragon à la fin du signe. Ce détail n’est pas insignifiant, puisque le minime Gilbert Verdier note dans sa Réfutation des erreurs et Pronostiques observez sur l’éclipse du 12 aoust 1654 […] Contre les Judiciaires (Lyon, Jacques Canier) : Ceux qui ont escrit du prognostique du signe du Lion sous lequel se trouve l’éclipse solaire se sont trompez en ce qu’ils ont prins les significations des premiers degrés pour les derniers; disant que ces parties sont pestilentielles & suffocantes. S’ils eussent pris les derniers degrés, qu’est le lieu où se fait l’éclipse, ils auraient pu dire qu’il y a beaucoup de modération sur la fin de ce signe. Ainsi, l’effet de l’éclipse aurait passé pour moins redoutable (p. 7).

C’est dire que le titre choisi par É. Labrousse fait problème puisque Saturne n’entre pas en Lion mais en réalité se prépare à en sortir pour passer dans le signe suivant de la Vierge. Pourtant étudiant Verdier, elle évoque bien son argumentation concernant le signe du Lion52. Non pas certes que Gassendi n’ait point écrit sur ce sujet – Élisabeth Labrousse a réuni un faisceau d’éléments qui vont dans ce sens – mais l’édition qu’on lui attribue est pour le moins tronquée, si tant est que l’on admette que   Entrée de Saturne, op. cit. p. 54.

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Gassendi ait pu être l’auteur d’une mouture imprimée plus complète et se référant explicitement au Lion. Par ailleurs, comme le relève Morin, l’auteur de l’Examen renvoie à Gassendi, mais sans signaler les Sentimens – peut-être parce que le texte n’était pas encore paru. Le commentaire du minime Gilbert Verdier, dans un ouvrage appartenant au corpus réuni par É. Labrousse, Réfutation des Erreurs & prognostiques etc53, nous montre à quel point les éléments négligés par les Sentimens, pour quelque raison que cela puisse être, étaient tout à fait décisifs quant aux enjeux d’une telle Prédiction : « Estant trop commun que le signe du Lion ne passe pas pour influer sur nos Villes & Provinces, ny mesme sur aucune partie du Royaume pour y envoyer ses mauvais regards. » Il est vrai que Jean-Baptiste Morin ne mentionne pas davantage le lien entre l’éclipse du Soleil et le signe du Lion alors même que Ceriziers, in Examen du jugement de l’Argolin, se contente de noter certaines conclusions sans chercher à les étayer : « Faut-il que l’univers brûle l’an 1656 de sa rédemption parce qu’il fut noyé l’an 1656 de sa création ». Ce commentaire ne prend même pas la peine de restituer le raisonnement astrologique conduisant au Déluge de feu. Il semble qu’il faille classer les textes en deux catégories : ceux qui, s’intéressant avant tout aux conclusions prophétiques, se montrent peu soucieux de reconstituer le raisonnement suivi, et ceux qui accordent la plus grande importance aux données astronomiques. Si les Sentimens, dans la version de l’imprimé qui nous est conservée, sont de Gassendi, alors il conviendrait de les classer parmi ceux qui restent peu ou prou étrangers à une argumentation proprement astrologique. Si l’on compare le discours des Sentimens avec les propos du minime Gilbert Verdier – Réfutation des erreurs & prognostiques observez sur l’Eclipse future, le 12 Aoust 1654 – on constate qu’il étudie (p. 2) « Argole en son calcul de l’éclipse solaire ». Il convient donc de distinguer les cas où le rapprochement avec Argolus se produit et le cas où il ne se produit pas (comme pour les Sentimens). Mais faut-il pour autant conclure que le manuscrit mentionnait le nom d’Argolus, qui se serait perdu au stade de l’imprimé ? Bien des indices semblent en tout cas confirmer que l’imprimé donne une version tronquée du manuscrit, à commencer par le développement sur le Lion. Or la lecture d’autres

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  Bib. Arsenal 4° H 11268.

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pièces de Gassendi – on pense notamment à l’étude parue en 163454 dans les Préludes de l’Harmonie Universelle de Mersenne – nous montre qu’il s’efforçait de suivre d’assez près l’argumentation astrologique55. Morin lui-même ne se prive pas de souligner les insuffisances des Sentimens (en dehors de l’absence de référence au Lion qu’il ne signale pas, bien qu’il mentionne, en troisième lieu, le texte anonyme de Petit qui en traite a ss e z a b on damment). Mais Morin, dans son Advertissement des Remarques Astrologiques, n’affiche aucune prétention à l’exhaustivité. Ce qui nous conduit à douter de l’attribution à Gassendi des Sentimens, quoique Gassendi ait assurément rédigé un texte au sujet de l’éclipse de 1654. Si Gassendi est l’auteur des Sentimens, il s’agit là d’un travail bien insuffisant, réalisé à la veille de sa mort et qui ne prend même pas la peine d’identifier 54   Année de l’arrivée de Campanella en France et de sa rencontre avec Gassendi aux côtés duquel il procédera à des observations astronomiques. 55   Voir J. Halbronn, « Pierre Gassendi et l’astrologie judiciaire. Approche bibliographique », in Pierre Gassendi, tome II ; Actes du Colloque international Digne les Bains, 18-21 Mai 1992 (Digne, 1994) ; J. Halbronn. « Lettre de J.-B. Morin de Villefranche sur Gassendi », Cahiers Astrologiques 1975.

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l’auteur présumé ni de restituer pleinement son argumentation56. Il y a là, en vérité, des indices qui militent en faveur d’une sorte de contrefaçon. Si une telle manière de procéder peut surprendre de la part d’un auteur ayant pignon sur rue, en revanche celle-ci est coutumière chez un faussaire qui vise au plus pressé et ne procède pas de façon systématique, n’ayant pas nécessairement les méthodes ni les mêmes scrupules que celui qu’il est censé incarner. Nous pourrions trouver dans ce sens des similitudes avec le phénomène nostradamique. Si la première partie des Sentimens concerne l’éclipse, la seconde ne distingue guère ce phénomène d’autres astronomiquement assez distincts à commencer par les Comètes – ce qui crée une distorsion dans l’argumentation. En effet, tout oppose en 1654 éclipse et comète, à savoir que l’une est prévisible et l’autre ne l’est pas. Cela n’empêche pas du reste certains auteurs de relier les comètes les unes aux autres à l’instar de Gio. Francesco Spina, auteur de La Catastropha del Mondo ove la grandissima revolutione che pottia succedere in esso dopo l’Anno MDCXXXII significata per le due stelle comete che si sono viste la prima l’anno 1572 e l’altra l’anno 1604 (Iesi 1625 G. Arnazzini)57. Mais en 1665, alors que les comètes n’ont toujours pas révélé leur secret, les deux phénomènes semblent ne plus devoir relever que d’une seule et même approche, d’où la réédition du texte de Petit à la suite de sa Dissertation sur la nature des Comètes ainsi que la comparaison proposée dans le Discours de Mr de Sorbière sur la comète. Ce dernier s’adresse à l’évêque de Coutances – et non de Constance comme il est indiqué par erreur dans l’imprimé – lequel, rappelle-t-il, avait commandé à Gassendi un texte sur l’éclipse de 1654 dont nous ignorons donc s’il s’agit vraiment de l’imprimé anonyme qui a été conservé, où il est fait référence à une « personne de considération » – sans préciser qu’il s’agit de l’évêque – s’adressant à un « grand personnage », sans préciser qu’il s’agit de Gassendi. Une telle indication n’est d’ailleurs pas concluante au cas où il s’agirait d’une contrefaçon. Comment, au demeurant, Sorbière sait-il que l’évêque de Coutances a commandé les Sentiments si cela n’est pas précisé ? Et si l’évêque avait souhaité ne pas être mentionné expressément, qu’est-ce qui autorise Sorbière, s’adressant à lui, à le signaler ? Ne 56

  Sarasohn L.T., « The Ethics of Gassendi and the Refutation of Astrology », in Quadricentenaire de la Naissance de Pierre Gassendi, 1592-1655. Annales de Haute Provence, 113, 1993, pp. 271-279 ; Bloch O. R. La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique. La Haye Nijhoff 1971. 57   Mazarine 30327.

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peut-on supposer dès lors qu’un texte mentionnant clairement l’évêque ait pu circuler ? Au vrai, à regarder de plus près le témoignage capital de Sorbière concernant la commande que l’évêque de Coutances aurait faite à Gassendi concernant l’éclipse de 1654, certains détails font problème. Rappelons qu’en 1654, Gassendi avait dédié à Auvry son Romanum Calendarium compendiose expositum, paru à Lyon, chez la veuve Dupuys, repris en 165858 dans le tome V des Opera Omnia dans des Miscellanea59. Gassendi s’adresse ainsi à l’évêque : Illustrissimo ac Reverendissimo Præsuli Claudio Auvry Constantiensi Episcopo Sanctæ Parisiensis Capellæ Thesaurario60. La faute commise par Sorbière ne trouverait-elle pas en effet son origine dans cette adresse, Constantiensi Episcopi étant lu évêque de Constance, et non pas évêque de Coutances. Sorbière, pour commettre une telle bévue, connaissait-il vraiment notre évêque – sinon d’un point de vue purement livresque – et comment celui-ci aura-t-il apprécié la confusion ? Bien plus, Sorbière écrit : « À Mgr de Constance, trésorier de la Sainte Chapelle », alors qu’en 1665 Auvry n’occupe plus cette charge depuis 1658. Autant dire que soit Sorbière, qui fut proche de Gassendi, essaie – on ne sait trop pourquoi – de faire croire qu’il s’adresse à Claude Auvry, soit ce texte n’est pas de Sorbière, si tant est qu’il date de 1665. Ce qui nous semble assez avéré, c’est qu’il emprunte au Romanum Calendarium, paru précisément l’année de l’éclipse de 1654, l’épître de Gassendi à Auvry datant du mois de juin. Certes, les Sentimens de l’éclipse ne comportent pas d’épître à Auvry, mais l’avis initial laisse entendre qu’il pourrait en avoir été le commanditaire tout comme Richelieu avait demandé à l’oratorien Charles de Condren un Discours sur l’astrologie (1643). É. Labrousse signale des lettres de Guy Patin, de juillet 165461, parlant d’un « Discours sur l’éclipse » expressément commandé à Gassendi par l’évêque de Coutances, ce qui n’atteste pas absolument du titre Sentimens sur l’Eclipse ni qu’il s’agisse de ce texte. On a vu plus haut le recyclage d’une mazarinade de 1649 adressée à un personnage entre-temps décédé. Certes, il a dû exister un texte de Gassendi sur l’éclipse de 1654 ; mais faute de le retrouver, Sorbière nous semble bel et bien avoir tenté de le reconstituer de toutes pièces. 58

  Réédition, Stuttgart, F. Fromann, 1964.   Lyon, Laurent Anisson et Jean-Baptiste Devenet. 60   Jean Fronteau venait de faire paraître un Kalendarium Romanum (Paris, S. et 59

G. Cramoisy, 1652), dédié à l’évêque Henri Arnauld.

  BNF Collection Baluze n°148, 76 recto. Cf. Entrée de Saturne au Lion, op. cit. p. 24, note 68 et p. 39 note 111. 61

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Situation assez étonnante en tout cas que celui de ce texte qui ne comporte ni nom d’auteur – « un des scavans hommes de ce siècle » – ni de commanditaire – « une personne de considération » – sinon de dédicataire – l’Épître s’adresse à « Monseigneur » – et dont on nous affirme que l’un et l’autre sont connus – à la façon d’un roman à clefs, ce qui introduit comme un mystère qui vient s’ajouter à ce que l’éclipse est censée annoncer ou non si bien que Jean-Baptiste Morin semble plus intéressé à identifier le ou les auteurs masqués des attaques contre Andréas que de débattre de la réalité de la prédiction. Pourquoi, au demeurant, toutes ces précautions de la part de Gassendi ? Qu’y avait-il de si explosif dans les Sentimens ? Les premières lignes laissent entendre qu’à l’origine l’évêque aurait simplement demandé à pouvoir s’entretenir de vive voix avec Gassendi ; il ne s’agirait donc pas d’une commande. En fait tout nous semble indiquer que la publication de ce texte – ou du moins d’un texte qui n’a pas nécessairement été reproduit intégralement – n’était pas autorisée, sans que ce soit le contenu en lui-même qui ait fait problème. Les propos introductifs sont révélateurs d’une sorte d’indiscrétion : Ayant appris que vous désiriez scavoir mon sentiment sur les predictions qui ont été faites & les appréhensions que tant de gens ont de la prochaine Eclipse du Soleil, j’eusse bien voulu me pouvoir donner l’honneur de vous l’aller expliquer de vive voix; une indisposition qui m’est ordinaire & qui m’arreste à présent dans la chambre, m’en ostant le moyen, vous agréérez, s’il vous plaist, que je vous le deduise icy en peu de paroles.

Mais l’on peut aussi tout à fait imaginer que l’on ait créé ce texte de toutes pièces, à partir de diverses données, en supposant ce que Gassendi aurait pu écrire. Une telle présentation, d’ailleurs, ne contribue-t-elle pas à exacerber les spéculations à savoir que le lecteur va ainsi prendre connaissance d’un « rapport » prétendument secret et qui n’est pas destiné à la publication ? On est certes habitué – le genre de l’Épître le veut – à ce que l’on pourrait appeler une « lettre ouverte » ; le lecteur a ainsi le sentiment de bénéficier d’une indiscrétion, ce qui confère un piquant particulier à sa lecture, ici celle d’une correspondance – probablement en partie supposée ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait eu à la base un fonds de vérité et que le contact n’ait pas eu

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lieu – entre deux personnages éminents, l’un sur le plan scientifique, l’autre sur le plan religieux. Sorbière est comme Bernier un disciple qui se substitue parfois à la voix de son maître62. Le titre de l’ouvrage nous intrigue quelque peu : Discours de Monsieur de Sorbière sur la Comète. Le texte s’en prend vivement à Descartes et cite le cogito. La littérature astrologico-cométique mentionne souvent le nom de Descartes dans les années 1660-1670. Jean-Baptiste Fayol, notamment, s’en prend à Descartes en 1672 dans son Harmonie Céleste découvrant les Diverses Dispositions de la Nature, Ouvrage Physique et Mathematique, Necessaire a Toutes Sortes de Gens. Pour Discerner les Erreurs de Mr. Descartes63. Quant à la grande conjonction de 1524 dans le signe des Poissons, qui avait défrayé la chronique près d’un siècle et demi plus tôt, elle est placée, par un Théophraste Orthodoxe, en vis-à-vis de l’éclipse de 1654 alors que son processus est singulièrement distinct puisqu’elle offre un caractère bien moins spectaculaire, encore que l’éclipse de 1654, elle aussi, soit assimilable, par ailleurs, à une conjonction (Mars, Saturne, Nœuds de la Lune, Régulus ou Cœur du Lion, Soleil, Lune en Lion). Il est vrai que, l’argument avancé semble valoir dans tous les cas de figure à savoir que dans le cas d’un affrontement entre deux puissances, les configurations sont les mêmes pour les deux camps en présence. En outre, d’aucuns affirment – ce qui implique de prétendre à un savoir astrologique – que les événements du XVIIe qui ébranlèrent l’institution monarchique en Europe (l’assassinat d’Henri IV, l’exécution de Charles Ier ou l’abdication de Christine de Suède) n’auraient pas été prévus par l’astrologie. Examen : « Un grand roi est descendu de nos jours du trône sur un échafaud, une illustre princesse l’a quitté et le ciel ne nous a rien dit de ces étranges révolutions. »

Mais précisément, le signe où se produit le phénomène ne désigne-t-il pas tel pays plutôt que tel autre ? On comprend mieux dès lors pourquoi l’on n’insiste pas dans les Sentimens sur le signe du Lion – un des trois signes de feu avec le Bélier et le Sagittaire, formant un triangle - alors que l’on développe des considérations non zodiacales concernant les aspects entre planètes.

  Murr S., dir. colloque Gassendi et l’Europe (1592-1792), Paris, Vrin, 1997   Paris, Jean d’Houry, Laurent Rondet et Thomas Moette. J. Halbronn, « Misères de l’histoire de l’astrologie. Gaston Bachelard et les Véritables Connoissances des Influences Célestes et sublunaires de R. Decartes (sic) » ; site CURA.free.fr. 62

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Prudemment, Bernard Rochot avait terminé son étude de 1955 en affirmant qu’une meilleure connaissance de l’œuvre gassendienne permettrait de statuer de façon plus certaine quant à l’attribution des Sentimens à Gassendi. L’on se demandera si ce texte ne serait pas plutôt l’œuvre des amis de Gassendi et s’il ne se serait pas déchargé de la commande qui lui avait été faite par l’évêque de Coutances, dont il dépendait en tant que professeur au Collège royal64 sur un de ses proches dont la compétence en matière d’astrologie était assez médiocre. Les Sentimens témoigneraient donc du déclin d’une critique astrologique de moins en moins savante et toujours plus expéditive, et qui sabote un certain dialogue avec les astrologues. Le texte des Sentimens semble ainsi bien peu au fait du dossier : ils ne font aucun rapprochement avec Argolus alors que l’autorité de cet auteur – qu’il soit ou non réellement l’auteur de cette alarme – aura certainement influé sur la réception de la prédiction ; la restitution de l’argumentation astrologico-astronomique est si incomplète que le texte bascule dans le champ prophétique, l’appareil astrologique étant tronqué. Le problème se pose au demeurant également au niveau des historiens de l’astrologie lorsqu’ils attribuent un texte aussi lacunaire et déficient à Gassendi, supposé adversaire redoutable de l’astrologie du XVIIe siècle. Comment en effet un tel texte aurait-il été efficace alors qu’il lui manque tout un chapitre sur le lieu céleste où se produit l’éclipse et sur le lieu terrestre qui est ainsi menacé ? À moins que, précisément, l’inanité même de la critique ne révélât un désintérêt croissant pour l’argumentation astrologique que l’on ne prendrait même pas la peine de restituer ? Mais dans ce cas là, à en juger par l’œuvre de Gassendi telle que nous la connaissons par ailleurs, l’on se trouverait dans une phase post-gassendiste, celle d’épigones traitant cavalièrement le propos, ce qui ne signifie pas que les Sentimens soient dépourvus d’efficacité satirique65. Au fond, ne préparent-ils pas la voie aux Pensées sur la Comète de Pierre Bayle, qui ne s’encombre plus guère de technique astrologique, la question des comètes s’y prêtant d’ailleurs moins ? Gassendi, a contrario, appartient à une génération qui a pris la peine d’examiner de près l’articulation du savoir et du raisonnement astrologique ; il pense que c’est en restituant ceux-ci aussi complètement que possible que   Cf. É. Labrousse, Entrée de Saturne au Lion, op. cit. p. 29; notes 88 et 89.   J. Halbronn, « The revealing process of translation and criticism in the History of Astrology », Astrology, Science and Society, dir. P. Curry, Woodbridge, Boydell Press, 1987. J. Halbronn, « L’empire déchu de l’astrologie au XVIIe siècle », Politica Hermetica, 11, 1997. 64

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l’on parviendra à déconsidérer sinon à éradiquer l’astrologie. Dans les années 1657-1660, les jésuites Jacques de Billy – auteur également d’un texte sur l’éclipse de 1654 – Discours de la comète qui a paru l’an 1665 au mois d’avril (Paris, S. Cramoisy et S. Mabre-Cramoisy)66 – et Jean François suivront cette démarche en démontrant leur connaissance approfondie de la matière. Mais par la suite, la qualité des travaux anti-astrologiques décline singulièrement et se situent souvent, comme dans le cas de Bayle, au niveau des résultats et non plus des méthodes, se contentant de s’interroger sur la pertinence de tel pronostic et non plus tant sur son fondement. Or, Gassendi en est encore – dans ses développements latins – à prendre la peine d’explorer les arcanes du savoir astrologique pour en démontrer l’absurdité théorique, sachant fort bien que toute pratique comporte ses ambiguïtés et ses coïncidences. Concluons-en donc à la modernité des Sentimens qui nous permet de refuser l’attribution à Gassendi, ce qui ne signifie pas que le texte ne lui ait pas été attribué à l’époque. L’on sait, en effet, qu’à la même époque, dans la polémique entre Gassendi et Morin, Gassendi aurait déclaré que tel texte aurait été imprimé à son insu. L’Advertissement placé en tête des Sentimens n’évoque-t-il pas son entourage67 ? Et l’ayant fait voir à quelques-uns uns de ses amis, ils ont jugé à propos de la donner au public pour détromper ceux que l’Esprit chimérique publié sous le nom du Docteur Andréas pouvoit avoir allarmez & pour confondre aussi la vanité de ses predictions, en faisant voir ce que c’est en effet qu’une Eclipse.

La fin de cet Advertissement appelle un commentaire : se serait-on finalement contenté – comme c’est effectivement le cas pendant les neuf premières pages sur les seize pages de l’ensemble – de livrer un exposé sur la nature des éclipses avant d’en venir « au particulier de la prochaine Eclipse du douziesme jour d’Aoust avant midy », cet exposé étant en partie une paraphrase de la Prédiction Merveilleuse ? À propos des amis de Gassendi, rappelons le cas de Mersenne dans ses Préludes de l’Harmonie Universelle ou Questions Curieuses utiles aux Predicateurs, aux Theologiens, aux Astrologues, aux Médecins & aux Philosophes (Paris, Henry Guenon) (p. 66) : 66

  BNF Vp 5577.   J. Halbronnn, « Pierre Gassendi et l’astrologie judiciaire. Approche bibliographique », in Pierre Gassendi (1592-1655), Actes du Colloque international, Digne, 18-21 mai 1992, Annales de Haute Provence, 323-24, 1993. 67

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Le Jésuite Jacques Balde 1662. De eclipsi solari anno MDCLIV

Corollaire III. J’adiouste la proposition qui suit dont j’ay pris le Discours dans l’Apologie que Monsieur Gassendi Theologal de Digne m’a fait voir en faveur des atomes d’Épicure etc.

À cette date de 1634, ladite Apologie n’avait pas encore été imprimée puisque l’ouvrage ne paraît qu’en 1649, Petri Gassendi Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Laertii qui est de Vita, Moribus, Placitisque EPICURI (Lyon, Guillaume Barbier). Le tome II est consacré à la Physica et à la Meteorologia ; le développement consacré à l’astrologie s’intitule De Præsignificationibus Siderum et comporte d’ailleurs un De Eclipsibus Siderum. Mais dans le « Discours » paru en français – et non pas en latin – dans les Préludes, Gassendi déclare : « Encore que ce que j’ay dit cy dessus soit

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suffisant pour faire paroistre la vanité de l’astrologie, néantmoins j’adiouste ce discours ». Il y a là problème, car il n’est pas question de cette « vanité » dans les Animadversiones. En revanche, dans la Physica des Opera Omnia, le terme vanitas Astrologorum est récurrent, et c’est cette partie qui a été traduite en anglais sous le titre de The vanity of judiciary astrology. Or Divination by the stars. Lately written in Latin, by that great schollar and mathematician, the illustrious Petrus Gassendus, mathematical professor to the king of France. Translated into English by a person of quality. By Gassendi, Pierre, 1592-1655. London, printed for Humphrey Moseley, and are to be sold at his shop at the Prince’s Armes in St. Pauls Church-yard, soit un an après la parution des Opera Omnia. Le cas de François Bernier est également significatif : il publie en 1675 une « Réfutation de l’Astrologie Judiciaire » à la fin de son Abrege de la philosophie de Mr Gassendi ; seconde partie, contenant L’institution astronomique, Les systèmes de Ptolémée, de Copernic, & de Tycho-Brahe, Plusieurs questions qui regardent la nature, & les proprietez des cieux & des astres et la refutation de l’astrologie judiciaire (Paris, Estienne Michallet). Le chapitre sur l’astrologie ne sera pas repris dans les éditions suivantes de l’Abrégé68. Quant à Jean-Baptiste Morin, dans son « journal » des publications relatives à l’éclipse de 1654, il n’exclut pas la thèse d’un faux Gassendi à propos de l’Examen : Ils ont dit que l’auteur de l’Examen n’était autre que Gassendi qui, selon sa coutume, se préconise en troisième personne et chemine sous terre comme les taupes, de peur qu’on ne reconnaisse ses pas, vu qu’on savait fort bien que Gassendi écrivait sur ce sujet, voire qu’il est croyable que lui-même a forgé le manuscrit pour l’attribuer à son Argolin et combattre l’astrologie.

Faut-il souligner le fait que même l’attribution d’un texte à un auteur à une certaine époque et notamment par ses contemporains ou la génération suivante ne saurait être absolument concluante, si elle n’est pas étayée par une analyse de contenu ? Ce qui nous semble assez remarquable, c’est que la plupart des textes cités relativement à l’éclipse sont censés avoir été publiés avant la date où se produisit l’éclipse. En 1662, le jésuite Jacques Balde revient sur l’affaire dans son De eclipsi solari Anno MDCLIV Die XII Augusti in Europa a pluribus spectata tubo optico

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  Lyon, Anisson, Posuel et Rigaud, 1684 (Reéd. Paris, Fayard, 1992).

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[…] tubo satyrico perlustrata etc. (Munich)69 – signalé par É. Labrousse70. Cet ouvrage, en partie constitué d’un dialogue entre un mathématicien (Alphonsus) et un poète (Didacus) – dans le style de l’Entretien de Théophraste Orthodoxe – comporte une iconographie satirique assez remarquable et constitue un dossier assez épais, huit ans après les événements, sur le phénomène ; il donne une liste de huit villes touchées dont Paris. Ajoutons en 1665 des mentions de l’éclipse chez Sorbière et chez Petit et dans la réédition posthume des Remarques astrologiques de Morin de 1657, où le texte de la première édition de 1654 est inchangé. Comme si l’important avait été de prévenir plutôt que de guérir, d’empêcher que les esprits ne s’enflammassent. À l’opposé, en ce qui concerne la comète de 1665, il ne pouvait alors du Jésuite François d’Aix s’agir que d’un commentaire postérieur à l’événement astronomique et donc ne risquant pas de provoquer une terreur par anticipation. Comme l’écrivait celui qui avait adopté le pseudonyme de Théophraste Orthodoxe pour des Entretiens Curieux sur l’Eclipse Solaire du 12. Aoust 1654 (Lyon, Guillaume Barbier), ne s’agissait-il pas de fournir un « antidote » contre une « dangereuse maladie populaire » et permettre « la guérison de l’erreur du vulgaire » ? La recherche de cet « antidote » nous semble avoir évolué au cours du XVIIe siècle. La démarche anti-astrologique consista d’abord à démontrer l’inanité des fondements de l’astrologie comme Gassendi l’exprima au début de son Discours tel que paru dans les Préludes de Mersenne (p. 67) : 69

  BNF Yc 9921.   Entrée de Saturne, op. cit. p. 42, note 123.

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Que les hommes scavans & iudicieux rejettent l’astrologie Iudiciaire parce qu’elle n’a nul fondement ou principe solides & que toutes les maximes des Astrologues sont digne de risée & conséquemment que l’on ne peut rien prédire d’asseuré ni de probable de la naissance des hommes par le moyen des Astres.

Tel n’est pas en tout cas le propos des Sentimens qui ne prennent plus la peine de démontrer que le discours astrologique n’a pas de fondement, mais préfèrent souligner le caractère ambigu et confus des pronostics. Ce n’est plus une critique a priori (éclipse) mais a posteriori (comète) : on ne s’intéresse plus tant aux fondements de l’astrologie qu’aux résultats en quelque sorte statistiques : c’est le constat d’une absence de correspondance qui reste l’argument décisif, et non plus la mise en évidence de l’incohérence de ses fondements qui constitue la nouvelle stratégie anti-astrologique. Or, paradoxalement, tant les comètes que les éclipses restaient en marge du savoir astrologique tel qu’exposé dans le Tétrabible (IIe siècle de notre ère)71. La tentation était grande pour l’astrologie de se greffer sur l’effet spectaculaire des éclipses et des comètes sur les représentations populaires. On passe ainsi d’une astrologie dominée par les grandes conjonctions de Jupiter et de Saturne, obéissant à une périodicité bien connue, à la prise en compte de phénomènes ponctuels et ne constituant pas un système mais frappant davantage les imaginations et dont on croit pouvoir trouver l’écho dans la Bible. Une sorte d’astronomie religieuse se serait ainsi, peu ou prou, substitué à la doctrine astrologique et aurait largement contribué à son déclin. Le fait pour l’astrologie d’avoir épousé les attentes de l’époque ne lui aura pas non plus été très bénéfique, l’Europe restant surtout sur la défensive et les prophéties sur la fin de l’Empire ottoman étant mises à dure épreuve. Il semble bien que les Turcs soient assimilés à l’Antéchrist et apparaissent donc comme un mal nécessaire qui sera suivi du Second Avènement72. La Prédiction Merveilleuse ne laisse aucun doute à ce propos la domination turque durera « jusqu’à ce que Dieu pour le salut abbregera les jours de desolation, envoyant son Fils avec puissance & grande gloire pour juger les vivans & les morts » (p. 5) encore que la pièce se termine, avec l’« Observation sur ladite Eclipse » 71   C’est ainsi que dans le traité d’astrologie de Campanella, paru en 1630, Astrologicorum Libri VII, Francfort, les développements consacrés à ces deux sujets n’occupent qu’un dixième environ de l’ensemble. 72   Harran A. Y., Le sceptre et le globe, Seyssel, Champ Vallon, 1999 ; J. Halbronn, Le Texte prophétique en France. Formation et fortune, Thèse d’État, Paris X, 1999, Diffusion Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2002.

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par une invitation au repentir : « Préparons nous donc pour luy arracher (à Dieu) les verges de la main ». On pense à la prophétie de Jonas devant Ninive. Ce qui frappe, c’est l’éventualité d’une récupération de la prophétie de l’éclipse par certains milieux religieux. Il est probable, en tout cas, qu’un tel texte ait divisé le clergé. Les ecclésiastiques hostiles à une certaine exaltation des esprits s’en prirent surtout aux bases astrologiques de la Prophétie. Le recours à l’épouvantail turc doit être replacé dans le contexte de la fin des années 1640. En effet, en juillet 1649, Venise avait remporté une victoire assez marquante contre les Turcs devant Candie (Crète), et l’astrologue de Conty, Mittanour, se glorifie de l’avoir annoncée. Dans La collusion de la France et de l’as- l’Universelle Disposition du Ciel pour l’an 1649 (Paris, Thomas La Carrière)73, il trologie écrit dans une Effection selon l’« Intelligente Cabbale Astrologique » : « L’an mil six cens quarante neuf / Trois fois le soleil patira / Deux fois tout Lune noircira / Turcs accablez par Lion & Bœuf / Venise triomphe de gloire. » Mittanour transforme une prophétie initialement liée à 1588 74en la retouchant pour qu’elle corresponde à 1649 : Au bout de mille ans depuis que la Sainte Vierge aura donné naissance Puis que six cents ans se seront écoulés, Et quand on en aura encore compté quarante neuf, adviendra alors l’année merveilleuse75…

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  BNF V 21108.   Cf J. Halbronn, « Exégèse prophétique de la Révolution française », Politica Hermetica, 1994. 75   « Post mille expletos a partu virginis Annos / Et post sexcentos, transcurrendo, numeratos /Quadragesimus & nonus mirabilis Annus… » 74

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Mittanour n’avait-il pas, en 1649, publié La France congratulante à Venise sur sa Très Glorieuse amplissime victoire remportée contre les Mahumétans76 ? Il semble qu’il ne fallut que quelques années pour que les espérances liées à la victoire sur les Turcs et sur Mazarin aient été bien déçues, on serait passé de l’annus mirabilis à l’annus horribilis. En mai 1654, le détroit des Dardanelles est le théâtre d’une déconfiture du camp chrétien, et cela aura certainement des incidences sur l’interprétation de l’éclipse attendue pour le mois d’août et qui ne pourra – a-t-on dû penser alors – qu’aggraver les choses. Pourtant Mittanour, encore en 1652, dans son Manifeste à propos de l’éclipse du 8 avril 1652, prononce un Arrest pour les Vénitiens : « Le soleil la Turquie desjoint » ou encore « Venise met les Turcs à l’urne ». Une déconvenue militaire pourrait être à l’origine de la littérature relative à l’éclipse de 1654. Il y a là, en tout état de cause, une vision dualiste, manichéenne et finaliste de l’histoire, ce que ne manquent pas de souligner les critiques de l’époque lesquels font mine de s’étonner que telle configuration astrale puisse être, au même moment, maléfique pour les uns et, ipso facto, favorable pour les autres. Or, l’épistémologie propre à l’astrologie la prépare avant tout à une approche cyclique qui implique plus une alternance des forces que leur confrontation à un moment donné. On touche là aux limites des alliances que l’astrologie peut conclure avec d’autres disciplines. L’éclipse de 1654 ne sera pas la dernière à exciter les esprits. Dans la Délinéation des chemins du Soleil et de la Lune et des jardins de son Dragon, avec la supputation de l’éclipse solaire du 6 février 1655, Mittanour, l’« astrologue du Nord », dédiant son texte à Conty, vice-roi de Catalogne, spécule sur une éclipse à venir en 1655 et cite Luc I, 777. Terminons sur une déclaration de Gassendi en conclusion du même Discours et qui ne correspond pas nécessairement à ce qu’il aurait écrit vingt ans plus tard78 : Je désire que tout le discours que j’ay fait de l’Astrologie s’entende seulement de celle que l’on nous a donnée iusques à présent ; sans des principes qui puissent contenter l’esprit; car je ne veux pas nier que l’on ne puisse scavoir beaucoup de choses par la contemplation & le rapport que les corps célestes ont avec la Terre, lors que Dieu en aura donné la véritable connoissance à ceux qu’il luy plaira. Et peut-estre qu’il ne se fait rien dans les Elemens, ni dans [les] mixtes de la nature qui ne dépende de la dif76

  BNF Lb37 1307.   BNF V 7475 Resac. 78   Op. cit. pp. 106-107. 77

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férente constitution des Astres ou qui ne soit signifié par leurs rencontres & aspects soit devant, soit à l’heure que les choses arrivent mais parce que cela n’est pas certain & que nous n’avons nul moyen de le scavoir, c’est perdre le temps que de faire des Horoscopes pour trouver la qualité du temperament, de l’esprit, ou des autres choses que l’on desire scavoir.

C’est le cas de dire que de même qu’un texte peut évoluer et échapper à son auteur. De même un auteur est-il sujet à des variations et renier ou dépasser certaines de ses propositions et réflexions. Mais, dans certains cas, ces changements peuvent être dus à ce qu’on lui attribue des textes qui ne sont pas de lui. Cela vaut tant pour la littérature pro qu’anti-astrologique : Argolus et Gassendi ont pu être utilisés au service de thèses qui n’étaient pas les leurs.

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Les sources de la Manuductio ad theoriam musicæ de Gassendi Brigitte Van Wymeersch∗ Université catholique de Louvain La Manuductio ad theoriam seu partem speculativam musicæ est un traité mystérieux à bien des égards. En effet, sa datation reste problématique, et les objectifs pour lesquels il a été rédigé sont loin d’être clairs. Ce traité a été retrouvé à la mort de Gassendi, sous forme manuscrite, « dans une petitte harmoire fermant à clef estant dans la ruelle du lict où est mort ledict defunct ». Il s’agit d’une vingtaine de feuillets qui ont été reliés à la suite des Observationes Cælestes, mais dont on ne peut certifier l’année de

 ∗

  Chercheur qualifié au Fonds national de la recherche scientifique.   Petri Gassendi… Miscellanea, V. Manuductio ad theoriam musicæ, tomus quintus, Lugduni, L. Anisson et J. B. Devenet, 1658, p. 631 - 658. Facsimile-Neudruck der Ausgabe von Lyon 1658, Bd 5, Stuttgart-Bad Cannstadt, Friedrich Frommann Verlag, 1964.    « Inventaire après décès de P. Gassendi », dans George Bailhache, Marie-Antoinette Fleury, « Documents inédits sur Gassendi », dans Tricentenaire de Pierre Gassendi, 16551955. Actes du Congrès, Paris, PUF, 1957, p. 46. Rappelons que Gassendi est mort chez M. de Montmor, son hôte depuis deux ans et son exécuteur testamentaire. Gassendi avait donc peu de choses en propre, et seuls les livres auxquels il tenait ou sur lesquels il travaillait entouraient le défunt. Dans son testament, il laisse à Montmor « le soing de la conservation de ses escritptz qu’il veult et ordonne estre mis en ses mains, de faire imprimer ceux qu’il en jugera dignes, les laissant à son entière disposition et direction » (« Testament de Gassendi », dans George Bailhache, Marie-Antoinette Fleury, « Documents inédits sur Gassendi », dans Tricentenaire de Pierre Gassendi, p. 40).    Commentariorum de Rebus cælestibus abs me observatis Reliquiæ, ex variis schedis, epistolis librisque impressis collectæ P. G[assendo]. (BnF, Fonds latin, nouvelles acquisitions, 1636). La Manuductio occupe les pages 817-855. 

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rédaction. Certains historiens parlent d’une première édition en 1654, ce qui semble inexact, tant au niveau des dates que d’une quelconque édition. Comme le signale Bougerel, l’épître dédicatoire date de 1655. Gassendi dédie son ouvrage à M. d’Étrées, évêque et duc de Laon qui a été nommé cette année-là : il ne pouvait donc écrire cette dédicace qu’en 1655, année de son propre décès. Néanmoins, selon Bougerel, « ce traité fut écrit longtemps auparavant pour en faire un présent à un musicien d’Aix de ses amis, nommé Barbesieux ». Un échange de lettre entre Gassendi et Peiresc confirme l’existence de ce « traité de musique » en janvier 1636. Une première version assez accomplie pour être diffusée dans un cercle de proches existe donc dès 1636.

  « Il fut imprimé en 1654, puis dans Gassendi Opera, t.V (1658) » (Correspondance du P. Marin Mersenne, éd. par Cornelius de Waard, vol. VI, p. 7, note 2 de la lettre du 9 janvier 1636 de Peiresc à Gassendi). G. Guieu affirme que « la première publication est de 1655 » (Gaston Guieu, Préface, dans Gassendi, Initiation à la théorie de la musique, Aix-en-Provence, Édisud, 1992, p. 5). S. Taussig parle, elle aussi, de la « publication » d’un opuscule (Sylvie Taussig, Pierre Gassendi. Introduction à la vie savante, Turnhout, Brepols, 2003, p. 139). Pour notre part, nous n’avons trouvé aucune trace d’une quelconque édition avant l’édition collective de 1658.    « Je ne sçaurois placer ni plus tôt, ni plus tard qu’à cette année son traité de la musique, qu’il dédia à M. d’Étrées évêque et duc de Laon qui a été dans la suite cardinal. Une preuve qu’il ne l’a pas publié plûtôt, c’est que ce prélat ne fut sacré évêque de Laon qu’au commencement de cette année 1655 et si Gassendi le lui avoit dédié avant son sacre, il se seroit servi du terme ‘d’évêque nommé’. On ne sçauroit aussi le placer plus tard, parce que cette année fut celle de la mort de notre philosophe » (Joseph Bougerel, Vie de Pierre Gassendi, Prévôt de l’Église de Digne et Professeur de Mathématiques au Collège Royal, Paris, Jacques Vincent, 1737, p. 405).    « Il avoit composé ce traité long-temps auparavant pour en faire un présent à un musicien d’Aix de ses amis, nommé Barbesieux, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même dans une de ses lettres françaises manuscrites, écrite à Peiresc ; et M. d’Étrées lui ayant demandé un jour s’il n’avoit rien composé sur la musique qui fait partie des mathématiques, il lui parla de ce traité, et ce prélat l’engagea à le mettre au jour ; ce qu’il ne put lui refuser » (Joseph Bougerel, Vie de Pierre Gassendi, Paris, Jacques Vincent, 1737, p. 405-406).    « C’estois Mr. Piscatoris qui avoit donné l’advis à Garrat de vostres petit traicté de la musique dont il vous accusera maintenant la reception, et je ne laisray pas de prendre part à son obligation voyant ce que vous faictes pour luy, en consideration principalement de ce qu’il est de nostre maison » (Lettre de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc à Pierre Gassendi du 9 janvier 1636, dans Lettres de Peiresc, éd. par Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie Nationale, t. IV, 1893, p. 593). 

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Cette version fut « mise à jour » entre 1650 et 1655, comme le démontre, outre l’épître dédicatoire, une référence à la Musurgia de Kircher. Cette hypothèse de l’existence d’une première version remaniée dans les années 1650-1655 se vérifie lorsqu’on consulte le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France. Le texte de base y est déjà solidement charpenté, mais s’y ajoutent, outre des corrections mineures et des suppressions de paragraphes, de nombreuses notes en bas de pages ou en marge, de la main de Gassendi, mais dans une graphie plus serrée et plus pointue. Les plus importantes font référence à des ouvrages contemporains ou concernent les domaines débattus au XVIIe et dont nous reparlerons ci-dessous. Ces ajouts postérieurs à la première rédaction éclairent également certaines répétitions dont on ne s’explique pas la raison à la lecture de l’édition de 165810. C’est à partir du manuscrit conservé à la BnF que l’édition complète a été réalisée. L’éditeur indique en effet sur le manuscrit même, dans une encre plus claire, la future pagination de la publication, avec parfois la mention d’éléments à ne pas oublier ou à insérer dans le corps du texte11. Que ce soit dans les années 1630 ou 1655, jamais – ou presque – Gassendi ne parle de ce traité dans sa correspondance. C’est assez paradoxal. Non seulement, pour les autres ouvrages en cours de rédaction, Gassendi 

  « Il ne sera peut-être pas inutile de mentionner ici ce que le R. P. Athanasius Kircher consigne dans sa Musurgia » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 653, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, Turnhout, Brepols, 2005, p. 68 ; A. Kircher, Musurgia universalis, sive Ars magna consoni et dissoni, Rome, 1650). 10   C’est le cas notamment lorsqu’il se réfère au moine Guido d’Arrezzo. Dans le texte initial, il signale son lieu de naissance et ses principales découvertes, notamment celle du nom des notes issu de l’hymne à saint Jean. Dans une longue note d’une demi-page en écriture serrée et placée en fin de manuscrit, sans lien apparent avec le corps du texte (fol. 857), Gassendi se réfère à Kircher et reprend la biographie de Guido d’Arezzo, l’hymne de saint Jean, et mentionne l’apport de Jean des Murs. Cette note insérée logiquement à la fin du troisième chapitre par l’éditeur entraîne à quelques pages d’intervalle une répétition quasi textuelle d’éléments historiques, mais permet aussi d’expliquer une certaine incohérence du texte à cet endroit (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 649, 653). Soulignons que la présence de ces notes de lecture en fin de manuscrit, sans mention de leur place exacte dans le manuscrit, témoigne probablement de l’état inachevé de l’ouvrage. 11   « Il faut laisser cette page en blanc pour la taille douce » (fol. 839) ; « Importum forte non erit heic adnotare quod – » (fol. 846) « il ne sera peut-être pas inutile de mentionner ici ce que– ». Cette phrase volontairement incomplète de l’éditeur introduit ainsi les notes prises par Gassendi à la lecture de Kircher et placée en fin de manuscrit (fol. 857).

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discute de son travail, envoie des extraits, pose des questions, attend des critiques12, mais de plus, dans les années 1630-1636, la musique et les problèmes acoustiques sont un fréquent sujet de discussion dans les cercles intellectuels. C’est l’époque où le père Mersenne met la dernière main à sa grande œuvre, L’Harmonie universelle. Régulièrement, le père minime demande à Gassendi et à Peiresc des renseignements touchant la musique locale ou orientale. Il les lance sur la piste de l’un ou l’autre manuscrit précieux qu’il désire acquérir. Ainsi Peiresc envoie-t-il au père minime de nombreuses informations dès 163013. Mersenne, en retour, leur fait lire des fragments de son écrit14. L’état d’avancement de L’Harmonie universelle est au cœur des discussions. Mais rien – ou presque – en revanche, sur l’ouvrage de Gassendi.

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  Les exemples sont nombreux où il fait part de l’état d’avancement de ses ouvrages : « J’en suis presentement sur la matière des cieux après avoir desja achevé deux livres de la physique dont l’un a esté de la Nature et l’autre du Monde. Le bon P. Mersenne et quelques autres tesmoignent de voir avec une grande avidité ce que j’en fais cahier par cahier » (Lettre de Gassendi à Peiresc du 28 avril 1631, dans Lettres de Peiresc, éd. par Ph. Tamizey de Larroque, t. IV, p. 250) ; « j’ay achevé le livre de Philosophia Epicuri universa » (Lettre de Peiresc à Gassendi du 9 mars 1634, dans Lettres de Peiresc, éd. par Ph. Tamizey de Larroque, t. IV, p. 471). Voir également sur ce point B. Rochot, Les travaux de Gassendi sur Épicure et sur l’atomisme, Paris, Vrin, 1944. 13   Lettre de Peiresc à Gassendi du 21 décembre 1632, dans Lettres de Peiresc, éd. par P. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, t. IV, Paris, 1893, p. 271 ; Lettre de Mersenne à Gassendi du 5 janvier 1633, dans Correspondance du P. Marin Mersenne, vol. III, lettre 231, p. 355 ; Lettre de Peiresc à Gassendi du 9 janvier 1636, dans Lettres de Peiresc, éd. par Ph. Tamizey de Larroque, t. IV, 1893, p. 593 ; etc. Voir aussi B. Van Wymeersch, « Peiresc et la musique », dans Sciences et technique en perspective. Actes du Colloque Peiresc, IIe série, 9 (2005), p. 111-134. 14   « Quant à la musique du P. Mercenne, la relation que vous m’en faictes, m’en faict prendre meilleure opinion que je ne l’eusse possible peu concevoir » (Lettre de Peiresc à Gassendi du 21 décembre 1632, dans Lettres de Peiresc, éd. par Ph. Tamizey de Larroque, t. IV, p. 270-271) ; « […] le P. Mercenne de qui j’ai receu pour vous un libvre double de Questions harmoniques in-fol., qui sera joinct à cette despesche […] » (Lettre de Peiresc à Gassendi du 22 février 1634, dans Lettres de Peiresc, éd. par Ph. Tamizey de Larroque, t. IV, 1893, p. 462) ; « Vous recevrez, s’il vous plaist, ce petit present [les Harmonicorum Libri] de vostre ancien amy affin de vous delasser un peu de vos autres affaires. Et parce que vous sçavez combien je prends de plaisir à la recherche de la verité, je vous prie que si vous prenez la peine de le lire, vous remarquiez comme pour vous les fautes ou mescontes qui y pourroient estre coulez, car je feray gloire de les corriger suivant vostre jugement » (Lettre de Mersenne à Peiresc du 17 novembre 1635, dans Correspondance du P. Marin Mersenne, vol. V, lettre 511, p. 483), etc.

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Ajoutons que Mersenne interroge régulièrement d’autres savants sur des faits musicaux ou des problèmes acoustiques précis – c’est le cas avec Descartes, par exemple15 –. Mais jamais il n’interroge directement Gassendi ou Peiresc sur des points de théorie musicale, les considérant probablement plus comme des informateurs de qualité que comme de véritables connaisseurs de la science musicale naissante16. Cette absence de Gassendi dans les débats musicaux importants de la première moitié du XVIIe siècle pose question quand on sait qu’il rédigeait probablement à l’époque son Introduction à la théorie musicale. Signifie-t-elle une méconnaissance des faits musicaux de sa part ou un certain dédain de la part de ses interlocuteurs sur ce point précis ? Est-ce une indication sur la genèse de ce traité et sa réelle destination, au-delà de l’épître dédicatoire ? Ce traité pourrait-il n’être qu’une mise au clair de notions complexes que Gassendi s’est efforcé de clarifier d’abord pour lui même, puis pour un cercle d’intimes ? L’analyse du traité permettra de tracer quelques pistes de réponses et mettra en lumière la spécificité de cette Introduction, précise, concise et synthétique. Replaçant l’essentiel de la tradition théorique au regard de la pratique actuelle, Gassendi livre en quelques pages tout ce que l’honnête homme de l’époque se doit de connaître en matière de musique spéculative. Les sources du traité Ce court traité comporte quatre chapitres. Le premier est consacré aux rapports et progressions mathématiques, éléments indispensables pour com15   Le père Mersenne questionne régulièrement Descartes à propos de questions esthétiques et acoustiques, et à cette occasion Descartes mentionne son abrégé de musique, ouvrage non publié de son vivant qu’il avait rédigé à l’attention d’Issac Beeckman en 1618, alors qu’il n’avait que 22 ans. Les lettres les plus importantes concernant la musique et l’esthétique datent des années 1629-1633 (R. Descartes, Lettre à Mersenne du 8 octobre 1629, dans Œuvres de Descartes, éd. Ch. Adam et P. Tannery, vol. I, p. 22-29 ; Lettre à Mersenne du 13 novembre 1629, A.T. I, p. 69-75 ; Lettre à Mersenne du 18 décembre 1629, A.T. I, p. 82-104 ; Lettre à Mersenne de janvier 1630, A.T. I, p. 105-114 ; Lettre à Mersenne du 18 mars 1630, A.T. I, p. 128-135 ; Lettre à Mersenne de 15 avril 1630, A.T. I, p. 135-147 ; Lettre à Mersenne d’octobre 1631, A.T. I, p. 219-226 ; Lettre à Mersenne d’octobre ou novembre 1631, A.T. I, p. 226-231 ; Lettre à Mersenne du 22 juillet 1633, A.T. I, p. 266-269 ; Lettre à Mersenne de fin novembre 1633, A.T. I, p. 270-273 ; etc.). 16   B. Van Wymeersch, « Peiresc et la musique », dans Sciences et technique en perspective. Peiresc, IIe série, 9 (2005), p. 119.

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prendre les notions exposées au deuxième chapitre, qui présente le calcul des hauteurs sonores sur la base de la division du monocorde et le classement des sons en consonances et en dissonances. Le troisième chapitre concerne les trois « genres de musique », c’est-à-dire les trois systèmes diatonique, chromatique et enharmonique. Le système diatonique qui « progresse par tons entiers »17 est développé plus longuement « puisque nous chantons habituellement en diatonique »18. C’est sur la base de ce dernier que se construit la théorie des modes, décrite au quatrième chapitre. Dans sa Manuductio, Gassendi n’expose pas les règles de l’écriture musicale, mais l’organisation sonore de base sans laquelle le compositeur ne peut commencer son travail. Gassendi s’y révèle un pédagogue respectueux des acquis antérieurs. Il y expose le système musical des Anciens, les conceptions plus récentes, et accessoirement ses propres solutions19. Très naturellement, il s’inspire d’auteurs classiques, mais cite peu de références précises. Les seuls auteurs mentionnés dans l’ouvrage sont Ptolémée20, Boèce21, Grégoire22, Guido d’Arrezo23, Jean 17   « On voit qu’on l’appelle diatonique parce qu’on progresse par des tons entiers » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 645, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 68). Notons que pour les citations les plus longues et/ou les plus significatives, nous conserverons l’original latin assorti de la traduction de P. Bailhache. 18   « Parce que nous chantons communément dans le genre diatonique […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 649, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 78). 19   Par exemple, lorsqu’il parle de la division du ton en demi-tons, il présente la position des anciens Grecs, ce qui se fait actuellement, puis ensuite la position mathématique la plus cohérente : « Notons ici que comme les anciens ne connaissaient pas le ton mineur […]. Quant à nous, nous n’avons pas représenté ces proportions […] Evidemment, aucun intervalle ne peut être divisé harmoniquement en deux parties égales […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 641, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 52). 20   P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 654. 21   « Ce que Boèce, Ptolémée et d’autres auraient en fait connu en matière d’harmonie […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 654, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 94). 22   « […] Il y aurait changement à l’époque de Sa Sainteté Grégoire » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 654, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 94). 23   « C’est pourquoi notre tâche est ensuite de parler du monocorde ou de l’échelle harmonique des Modernes que le moine bénédictin Gui d’Arezzo a introduit il y a six cents ans » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 649, Introduction à la théorie de la musique, trad. Bailhache, p. 76). « Quant à Gui, natif d’Arezzo, ville d’Étrurie, et moine de l’ordre de

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des Murs24, Kircher et sa Musurgia25 et le Père Mersenne26. Aux citations précises, Gassendi préfère des assertions telles que : « Il faut savoir qu’autrefois… »27 ; « Dans la troisième colonne figurent les noms donnés par les Grecs et les Anciens, dans la 4e les noms données par les Latins et les auteurs modernes… »28. Au fur et à mesure que se déploie le système musical, à partir des bases jusqu’aux principes d’écriture, les sources sont plus récentes. Ainsi le premier chapitre se base-t-il largement sur les traités de Boèce, alors que le quatrième chapitre aborde des théoriciens du XVIe et certains contemporains, comme Mersenne. Ce n’est donc pas un ouvrage d’érudition tel qu’on en trouve à cette époque. Par comparaison, citons l’Almagestum novum de Riccioli, dont la cinquième section du 9e livre est consacrée à la musique29. Les deux premiers chapitres sont constitués d’une suite de références à des théoriciens et des philosophes depuis la plus haute Antiquité jusqu’au XVIIe siècle30. Gassendi possédait cet ouvrage et le gardait même à portée de main31. C’est donc le Saint Benoît […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 653, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 91). 24   « Par ailleurs, il semble qu’il [Guy d’Arezzo] soit l’inventeur des notes que nous possédons maintenant encore, mais que le vulgarisateur en ait été le Parisien Jean Murie ou Jean des Murs, environ 300 ans plus tard » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 653, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 92). 25   « Il ne sera peut-être pas inutile de mentionner ici ce que le R. P. Athanasius Kircher consigne dans sa Musurgia » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 653, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 91). 26   « […] chose que notre Mersenne indique » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 654, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 96). 27   « À ce propos, il faut savoir qu’autrefois on ne distinguait pas plus de trois consonances simples […] mais plus récemment on en a reconnu et retenu quatre de plus » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 640, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 50). 28   « […] Voilà pourquoi nous leur avons attribué une troisième et une quatrième colonne, en les plaçant dans la troisième avec leurs noms grecs et anciens, dans la quatrième avec leurs noms latins et modernes » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 640, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 49). 29   Giovanni Batttista Riccioli, Almagestum novum, Bologne, ex typographia Hæredis Victorij Benatij, 1651, Pars posterior, libri IX sectio V, De Systemate mundi harmonico, p. 501-535. 30   Giovanni Battista Riccioli, Almagestum novum, p. 501-503. 31   Ainsi lors du décès de Gassendi, on a retrouvé une partie de l’ouvrage de Riccioli dans sa chambre, tandis que la partie postérieure était dans la caisse qu’il avait fait envoyer en prévision

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genre d’ouvrage très référencé, très érudit, qu’il fréquentait. On pourrait citer, dans le même ordre d’idées, les ouvrages de Mersenne qu’il avait eus en main, et la Musurgia de Kircher auquel il se réfère, et qui partagent le même souci d’exhaustivité et de visée globalisante. Et pourtant ce n’est pas du tout sous cette forme encyclopédique qu’il travaillera. Tout en étant totalement imprégné des écrits de ses prédécesseurs, Gassendi ne se montre pas servile dans son exposé. Au contraire, il se sert avec beaucoup de liberté des auteurs anciens ou contemporains pour ordonner les bases de la musique. Cette liberté a cependant des limites : notre auteur reste attaché à une certaine façon de penser la musique que nous pouvons qualifier de « quadriviale ». Cet attachement se teinte néanmoins d’un détachement vis-à-vis de la pensée théologico-philosophique qui, à cette époque, sous-tend les nombreuses spéculations sur le sujet. La définition de la musique Cette attitude paradoxale – attachement et détachement – se marque dès la première assertion du traité. Il s’agit de la définition de la musique : Musica est canendi, seu modulandi ars32.

C’est une définition traditionnelle : on la retrouve chez saint Augustin presque telle quelle : Musica est scientia bene modulandi33, et chez de nombreux auteurs à sa suite. Cependant, la définition de Gassendi ne prend en compte que l’aspect « sensible » de la musique, contrairement à celle d’Augustin, de Boèce, ou de théoriciens plus récents comme Zarlino. Selon ces derniers, la d’un séjour à la campagne avec son hôte Montmort, séjour qu’il n’a pu effectuer puisqu’il est tombé malade. (« Sur des tablettes estans en ladicte chambre se sont trouvéz les livres qui suivent : […] Almajestum novum Riccioly » (« Inventaire après décès », dans George Bailhache, Marie-Antoinette Fleury, Documents inédits sur Gassendi, dans Tricentenaire de Pierre Gassendi, 1655-1955. Actes du Congrès, PUF, 1957, p. 46-49). La suite précise que ce ne sont que les sept premiers livres qui se trouvaient dans la chambre du défunt. En revanche les livres 8 à 10 de Riccioli (et donc le neuvième dans lequel est développé la partie musicale) étaient dans la caisse qu’il avait fait conduire au château de Montmort en vue de leur séjour d’été et que l’on rapatriera par la suite. 32   « La musique est l’art de chanter ou de moduler » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 27). 33   Augustin, De Musica libri sex, livre 1, C.II.2, dans Œuvres de saint Augustin, Trad. et notes de Guy Finaert et F.-J. Thonnard, Bruges, Desclée de Brouwer et Cie, 1947, p. 24. Augustin précise que « modulare » vient de « modus », la juste mesure.

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musique est un concept qui s’applique à l’équilibre général de l’univers34. On parlera donc de la musica mundana : c’est-à-dire de l’harmonie, de l’équilibre entre les éléments divers qui composent le cosmos, de l’équilibre entre les planètes, et du cycle des saisons ; de musica humana pour désigner l’équilibre entre l’âme et le corps, et dans chacun d’eux celui des différents composants : rationnel, irrationnel, etc. Et vient enfin en dernier lieu la musique pratique, la musique sensible, celle qu’aborde Gassendi dans son traité, sans se soucier de l’insérer dans le cadre plus vaste de l’harmonie universelle, sans avoir recours à cette pensée analogique qui fait de la musique sensible le miroir du cosmos et le reflet de notre équilibre interne. Ainsi veut-il ignorer la portée cosmologique du Timée de Platon, réactualisée par le néoplatonisme des humanistes, et qui pourtant est encore bien présente dans de nombreux traités, musicaux ou non, de ses contemporains, notamment dans ceux de Kepler, de Riccioli ou de Mersenne. En revanche, Gassendi ne remet jamais en cause la relation étroite que la musique et les mathématiques entretiennent. La musique est une science quadriviale, et donc une science des nombres. À la différence de l’arithmétique, elle s’occupe non pas de nombres « nus », mais de nombres « chantants et harmonieux »35, c’est-à-dire qu’elle n’étudie pas les nombres en soi, considérés dans leurs propriétés propres telles que la parité, la divisibilité, mais elle s’intéresse aux relations entre ces nombres. Il s’agit là d’une conception tout à fait traditionnelle de la science musicale, héritée de la tradition pythagoricoplatonicienne et transmise par Boèce à l’Occident chrétien. Dans ce cadre, l’étude de la musique constitue une étape supplémentaire dans la connaissance des nombres discrets. Le chant procède des nombres, les nombres en sont la mesure36. Étudier l’univers des nombres est indispensable afin de saisir le système musical, et 34   Boèce, De institutione musica, livre I, chap. 2 ; G. Zarlino, Le istitutioni harmoniche, prima parte, cap. 5-8, facsimile de l’édition de 1558, New York, Broude Brothers, 1965. 35   « Id Arithmeticæ super-addens, ut numeros non nudos, sed canoros, & harmonicos spectet ; quæ proinde est ipsi subiecta materies » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633). « […] ajoutant ceci à l’arithmétique qu’elle concerne non les nombres purs et simples, mais les nombres mélodieux et harmonieux : par conséquent, la musique est une discipline qui lui est soumise » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 28). 36   « Videlicet cantus ad numerum procedit, modulique numeri sunt » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633). « Il est clair que le chant est fonction du nombre

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comprendre, par exemple, la raison des consonances et des dissonances37. Tout comme pour l’évêque d’Hippone, les nombres sont la source et la règle de l’harmonie dans les mouvements38. Et, logiquement, comme dans le De musica augustinien, le premier chapitre de la Manuductio est une longue digression sur les nombres, les inégalités, les proportions, dans la veine des auteurs antiques. Gassendi et la théorie des proportions : fidélité à la tradition Gassendi reprend la théorie traditionnelle des proportions, celle que l’on trouve chez Euclide, reprise par Nicomaque ou Boèce. D’emblée, il précise le vocabulaire et distingue les proportions simples (proportio simplex) des proportions complexes (proportio complexa), qu’il nomme ratio et proportio, les correspondants grecs du logos et de l’analogia. Un certain flottement dans le vocabulaire existe depuis l’Antiquité. Pour remédier à la confusion introduite notamment par Cicéron, qui avait donné au terme grec d’analogia le sens de rapport, Boèce utilise le terme proportionalitas pour désigner les « proportions complexes », à savoir les véritables analogiai, une égalité entre deux rapports ou logoi. Gassendi, en bon euclidien, rend compte de cette incertitude sémantique, comme il le fera encore plus tard dans son texte39.

et que les modes sont des nombres » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 28). 37   « Quare & cum singularis cantus ipso concentu contineatur, & concentus, ut harmonicus sit, proportione quadam numeris exprimenda constet ; ideo dicturis compendiose de Musica, & maxime qua parte est speculativa, ducendum initium videtur ab iis Proportionibus, à quibus consonantiæ pendent […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633). « C’est pourquoi, puisque le chant à une partie est inclus dans l’accord et que l’accord, pour être harmonieux, repose sur une certaine proportion que l’on doit exprimer par des nombres, on voit que ceux qui veulent traiter de manière abrégée de la musique et principalement de sa partie théorique, doivent commencer par ces proportions dont dépendent les consonances » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 28). 38   « Motuum numerosorum species et proportio ». « Les nombres, source et règle de l’harmonie dans les mouvements » (Augustin, De musica…, livre I, C.VII.13, trad. de Guy Finaert et de F.-J. Thonnard, p. 54). 39   Boèce, Institution arithmétique, Texte établi et traduit par Jean-Yves Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France), 1995, note complémentaire 103, p. 215-216.

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L’étude des rapports de nombres suit de très près le texte boétien. Selon Gassendi, la proportion simple ou la ratio est une relation entre deux quantités du même genre40. Cette proportion peut être égale ou inégale, et l’inégalité peut être majeure ou mineure, selon que l’on compare la quantité supérieure avec la quantité inférieure, ou le contraire41. Les proportions inégales se répartissent en cinq espèces : multiple (multipla), superpartielle (superparticularis), superpartiente (superpartiens), multiple superpartielle (multipla superparticularis), multiple superpartiente (multipla superpartiens), cinq types de rapports que l’on trouve dans les traités anciens42. Dans un rapport multiple, la plus grande quantité contient la plus petite un nombre exact de fois43. Cette proportion est dite double, triple, etc. selon que le terme le plus petit est contenu deux, trois fois, ou plus, dans le terme plus grand. 40   « Aliud nihil est proportio simplex, seu ratio ; quam relatio, seu habitudo duarum quantitatum generis eiusdem comparatarum inter se » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633). « La proportion simple (ou rapport) consiste en une relation ou disposition mutuelle de deux quantités du même genre comparées entre elles » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 29). 41   « Distinguitur autem proportio hæc duplex, alia enim Æqualitatis, alia Inæqualitatis vocatur. Proportio æqualitatis est, quæ inter æquales versatur […]. Proportio inæqualitatis, quæ inter inæqualeis, idque seu comparemus quantitatem maiorem cum minore […] : quo casu proportio maioris inæqualitatis dicitur ; seu minorem cum maiore, […] quo casu dicitur proportio minoris inæqualitatis » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633634). « On distingue deux types de proportion de cette espèce. L’une est appelée proportion d’égalité, l’autre d’inégalité. La proportion d’égalité est celle qui existe entre des quantités égales […]. La proportion d’inégalité est celle qui existe entre des quantités inégales : ou bien l’on compare une quantité plus grande avec une plus petite […], et dans ce cas on parle de proportion d’inégalité majeure ; ou bien l’on compare une quantité plus petite avec une plus grande […] et dans ce cas on parle de proportion d’inégalité mineure » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 29-30). 42   « Différentes espèces de quantité plus grande et de quantité plus petite » (Boèce, Institution arithmétique, I, 22, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 46-47) ; Sabine Rommevaux, « Aperçu sur la notion de dénomination d’un rapport numérique au Moyen Âge et à la Renaissance », dans Methodos. La philosophie et ses textes, 1 (2001), http://methodos.revues. org/documents51.html. 43   « Cum quantitas maior continet minorem aliquot vicibus præcisè, ut numerus 4. numerum 2. bis […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 634). « Elle est multiple quand la quantité la plus grande contient la plus petite un nombre entier de fois : ainsi le nombre 4 contient deux fois le nombre 2 […] » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 30).

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Dans un rapport superpartiel, la quantité la plus grande contient la plus petite une fois plus une partie aliquote44. Le nom de ces proportions provient de la partie aliquote à laquelle on ajoute le préfixe latin sesqui. La définition de Boèce était assez similaire : Un nombre est superpartiel toutes les fois que, comparé à un autre, il contient en luimême ce nombre plus petit tout entier et une certaine partie de ce nombre. Si c’est la moitié, on le nomme sesquialtère; le tiers, sesquitierce; le quart, sesquiquarte […]45.

Dans le cas d’un rapport superpartient, la quantité la plus grande dépasse la plus petite d’une partie non aliquote d’elle-même46. On nomme ces proportions en fonction du nombre excédentaire. Le rapport 5/3 est nommé superbipartiens tertias, 8/5 supertripartiens quintas, etc. Chez Boèce, on peut lire : Il y a relation superpartiente lorsqu’un nombre, comparé à un autre, contient en luimême ce nombre tout entier et en plus, des parties de ce nombre : deux, trois, quatre, ou autant qu’il y en aura dans le rapport considéré47.

Dans une fraction multiple superpartielle, la plus grande partie contient plusieurs fois la plus petite, plus une partie aliquote48. Leur dénomination est 44

  « Superparticularis, cum quantitas maior continet minorem semel, ac præterea eius aliquotam parte, ut numerus 3. numerum 2 […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 634). « La proportion est superparticulière quand la quantité la plus grande contient la plus petite une fois, plus une partie aliquote de cette dernière, comme le nombre 3 pour le nombre 2 » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 30-31). 45   Boèce, Institution arithmétique, I, 24, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 50. 46   « Superpartiens, cum quantitas maior continet minorem semel, ac præterea ipsius non aliquotam partem, sive parteis quæ simul sumptæ non sunt pars aliquota ipsius, ut numerus 5. numerum 3. ille enim hunc continet semel, ac prætetea duo, quæ non sunt pars aliquota trium » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 634). « La proportion est superpartiente quand la quantité la plus grande contient la plus petite une fois plus une partie non aliquote de celle-ci c’est-à-dire des parties qui prises ensemble ne sont pas une partie aliquote de la quantité la plus grande, comme le nombre 5 pour le nombre 3. En effet, 5 contient 3 une fois et en plus deux, qui n’est pas une partie aliquote de trois » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 31). 47   Boèce, Institution arithmétique, I, 28, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 58. 48   « Multipla Superparticularis, cum quantitas maior continet minorem multis vicibus, ac præterea unam aliquotam ipsius partem, ut numerus 5. numerum 2. ille enim hunc continet bis, ac præterea unitatem, quæ est pars duorum aliquota » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 634). « La proportion est multiple superparticulière quand la quantité la plus grande contient la plus petite plusieurs fois, plus une partie aliquote de celle-ci comme

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l’assemblage de la dénomination des multiples et des superpartielles. L’expression dupla sesquialtera désigne ainsi le rapport 5/2. Et enfin, dans un rapport multiple superpartient, la plus grande quantité contient un certain nombre de fois la plus petite, plus une partie non aliquote49. La dénomination de ces proportions relève du même principe que pour les précédentes. Et dans ces deux cas, Gassendi suit encore de très près, mais en le résumant, le texte de Boèce50. À sa décharge, ces notions faisaient partie du bagage arithmétique commun que l’on trouve dans tous les traités mathématiques de base. Les proportions d’inégalité mineure procèdent de façon inverse. Le préfixe super fait donc place au préfixe « sous » (sub). La proportion 2/4 est donc dite sous-double, 3/2 était sesquialtère, 2/3 sera sous-sequialtère, 5/3 était superbipartiens tertia, 3/5 sera subbipartiens tertias, etc. Gassendi passe ensuite à un autre type de proportion, celle qu’il désignait au début de son chapitre par le terme d’analogie ou de proportion complexe, et que Boèce nomme « proportionalité » (proportionalitas). Conformément à la tradition, il en distingue trois : la proportion géométrique, arithmétique et harmonique. La première se rencontre entre quatre nombres dont le premier est dans un même rapport avec le second que le troisième avec le quatrième. Si les deuxième et troisième termes sont différents, la proportion est disjointe ; s’ils sont les mêmes, la proportion est conjointe ou continue51. le nombre 5 pour le nombre 2. Le premier en effet contient le second deux fois, plus l’unité qui est une partie aliquote de deux » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 32). 49   « Multipla superpartiens, cum quantitas maior continet minorem multis vicibus, ac præterea parteis aliquot ipsius, ut numerus 11. numerum 4. ille enim hunc continet bis, ac præterea 3. quæ sunt pars non aliquota ipsius » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 634). « La proportion est multiple superpartiente quand la quantité la plus grande contient la plus petite plusieurs fois, plus des parties [non] aliquotes de celle-ci, comme le nombre 11 pour le nombre 4. Le premier en effet contient le second deux fois, et en plus 3 qui n’est pas une partie aliquote de celui-ci » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 32). 50   Boèce, Institution arithmétique, I, 29-31, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 58-66. 51   « Geometrica est, quæ versatur inter quatuor numeros, quorum primus ad secundum eadem se ratione, aut proportione habet, quâ tertius ad quartum » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 635). « La proportion géométrique est celle qui existe entre quatre nombres, dont le premier se trouve dans le même rapport, ou proportion, avec le second que le troisième avec le quatrième » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad.

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On parle de proportion arithmétique lorsqu’il y a une différence égale entre les nombres. Elle est plus une progression par différences égales qu’une véritable proportion, nous dit Gassendi, fidèle à Boèce52. Et enfin, la proportion harmonique se forme entre trois nombres disposés de telle sorte que le rapport entre le plus grand et le plus petit soit égal au rapport des différences du plus grand au moyen et du moyen au plus petit (a < b < c : c/a = (c-b)/(b-a))53. La formulation de Boèce était plus complexe54. Une quatrième proportion, la proportion dite antiharmonique, est envisagée à titre anecdotique. Boèce la cite également, mais sans s’y attarder : elle n’est en effet d’aucun usage en musique. La théorie des proportions qu’expose Gassendi est le fruit de la tradition. Rien n’y est original, mais tout y est très clair. Elle est enseignée depuis le P. Bailhache, p. 34). La définition de Boèce, tout en étant identique, se traduit en des termes plus complexes : « Expliquons maintenant la médiété suivante, la géométrique, à laquelle seule convient – ou à laquelle convient le mieux – l’appellation de proportion, parce que l’on y considère les mêmes rapports entre les termes, que ce soit les plus grands ou les plus petits. Cette fois, en effet, le rapport demeure toujours égal et l’on ne tient pas compte de la quotité et de la pluralité du nombre, contrairement à ce qui se passait dans la médiété arithmétique » (Boèce, Institution arithmétique, 2, 44, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 148). Notons que chez Boèce, la proportion géométrique est la troisième médiété présentée, après la médiété arithmétique, puis la médiété harmonique. Chez Gassendi, c’est la première à être abordée. 52   « Arithmetica est, quæ versatur inter treis, aut plureis numeros, qui differentia æquali procedunt. […] Ex quibus licet intelligi proportionem Arithmeticam esse magis propriè progressionem quandam per æqualia, aut differentiarum æqualitatem, quàm proportionem » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 635). « La proportion arithmétique est celle qui existe entre trois nombres ou plus, qui se suivent avec une différence égale […]. Ils permettent de comprendre que la proportion arithmétique est, à proprement parler, plus une certaine progression par des [nombres] égaux ou par égalité de différences qu’une véritable proportion » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 35). 53   « Harmonica est, quæ versatur inter treis numeros sic dispositos, ut quæ est proportio maximi ad minimum talis sit differentiæ maximi a medio, ad differentiam medij a minimo » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 635). « La proportion harmonique est celle qui existe entre trois nombres disposés de telle sorte que la proportion du plus grand au plus petit soit semblable à la proportion de la différence entre le plus grand et le moyen à la différence entre le moyen et le plus petit » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 35). 54   « La médiété harmonique est celle qui ne se constitue ni avec les mêmes différences ni avec des rapports égaux, mais dans laquelle la différence du grand terme et du moyen terme est à l’égard de la différence des moyen et petit termes dans le même rapport que le grand terme à l’égard du petit » (Boèce, Institution arithmétique, 2, 47, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 156).

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pythagorisme le plus ancien. Et lorsqu’on compare les définitions, on constate que la formulation de Gassendi a plus la clarté et la concision d’Archytas que de Boèce55. Gassendi aborde ensuite les opérations que l’on peut effectuer à partir des proportions. Il en distingue quatre : l’addition ou composition, la soustraction, la multiplication ou continuation, et la division. Il traite ainsi les proportions comme des nombres, mais les opérations mentionnées n’ont pas la signification qu’elles ont pour les nombres entiers. Ainsi par les termes d’addition et de soustraction de proportions, Gassendi désigne la multiplication ou la division des rapports entre eux. Que la composition soit une multiplication peut sembler paradoxal, mais notre auteur se place dans la perspective d’une application musicale : la sensation auditive est de type logarithmique, c’est-à-dire que l’on « ajoute » sensiblement une quinte à une quarte pour avoir une octave, addition qui revient à une multiplication des rapports numériques des intervalles correspondants. De la même façon, Euclide définissait la composition des rapports comme une multiplication56. L’opération musicalement la plus importante est la division, particulièrement la division harmonique57. Gassendi distingue trois types de division : 55

  « On parle de moyenne arithmétique quand trois termes entretiennent entre eux une proportion selon un excès donné et que l’excès du premier par rapport au deuxième est celui du deuxième par rapport au troisième. […] On parle de moyenne géométrique quand le rapport des trois termes est tel que le premier est au deuxième ce que le deuxième est au troisième […]. On parle de moyenne subcontraire, celle que nous appelons harmonique, quand le rapport des trois termes est le suivant : le premier terme dépasse le deuxième d’une fraction de lui-même et le moyen dépasse le troisième de la même fraction du troisième » (Archytas, Fragmente, dans Diels-Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, 47 B 2, trad. J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Paris, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), 1988, p. 535-536). 56   Euclide, Elementa, livre 5, définitions 14 et 15, dans Opera omnia, ed. J.-L. Heiberg et H. Menge, vol. II, Teubner, 1884, p. 5-7. Il y a chez Boèce cette même compréhension de la « soustraction » ou de l’« addition » de rapports. Lui aussi garde à l’esprit l’application musicale de la théorie des proportions : « Il est bien connu que le ton (tonus) est la différence entre les accords de quarte (diatessaron) et de quinte (diapente), de même qu’entre les rapports sesquitierce (sesquitertia) et sesquialtère (sesqualtera) la seule différence est la sesquioctave » (Boèce, Institution arithmétique, 2, 54, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 177). 57   Ce type de division a acquis en musique de plus en plus d’importance, particulièrement depuis la Renaissance et les théories zarliniennes. Les Anciens privilégiaient davantage la soustraction successive d’intervalles pour obtenir leurs échelles. Platon conçoit ainsi son échelle musico-cosmique par soustraction de rapports. En revanche, Zarlino, au XVIe siècle,

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arithmétique, géométrique et harmonique. Il décrit donc les procédés pour trouver un terme moyen entre deux termes initiaux, de telle sorte que la série des nombres ainsi obtenus forme une progression arithmétique, géométrique ou harmonique. On voit donc que la division n’est pas celle des nombres entiers, mais un procédé de moyenne. En conclusion de son premier chapitre, Gassendi résume ce qu’est pour lui une proportion, tout en introduisant une perspective nouvelle dans la compréhension de cette notion : celle de l’intervalle. Selon lui, la proportion est ce qui sépare deux termes, la différence par laquelle le plus grand dépasse le plus petit ou vice-versa58. Aussi passe-t-il assez facilement de la notion de proportion à celle d’intervalle musical. Il donne alors plusieurs exemples de divisions diverses qui sont un exercice préparatoire au calcul des consonances, introduisant également quelques problèmes importants en musique, notamment l’inégalité du diton pythagoricien et de la tierce dite zarlinienne qu’il traduit en ces termes mathématiques : « deux intervalles sesquioctave sont […] plus grands que la sesquiquarte »59, et donc le diton pythagoricien de 81/64 est plus large que la tierce zarlinienne de 5/4, obtenue par division harmonique de la quinte. Encore une fois, ce passage de l’arithmétique à la musique est proche de la méthode boétienne. À la fin de l’Institutio arithmetica, comme pour nous plonger déjà dans l’Institutio musica, Boèce aborde l’harmonie suprême et parfaite, celle qui, étendue en trois dimensions, joue un grand rôle dans les combinaisons de l’harmonie musicale et dans l’étude des questions de la nature […] nous y découvrirons aussi tous les accords musicaux60. construit sa gamme par divisions successives de l’octave. (Platon, Timée, 35a ; G. Zarlino, Le istitutioni harmoniche, prima parte, cap. 15 sq.). 58   « Proportio nihil aliud est, quàm Intervallum, seu distantia, inter duos numeros intercepta, differentia videlicet, qua maior minorem excedit, aut minor à maiore exceditur […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 637). « De plus, une proportion consistant en un intervalle ou une distance comprise entre deux nombres (c’est-à-dire évidemment la différence dont le nombre le plus grand dépasse le plus petit ou dont le plus petit est dépassé par le plus grand […] » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 41). 59   « Duo intervalla sesquioctava sunt minora uno sesquitertio, sed maiora uno sesquiquarto » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 638). « Deux intervalles sesquioctaves sont plus petits qu’un sesquitierce, mais plus grands qu’un sesquiquarte » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 42). 60   Boèce, Institution arithmétique, 2, 53-54, trad. de J.-Y. Guillaumin, p. 174-176.

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Si Gassendi suit donc de très près Boèce, sa version est néanmoins bien plus concise et limpide. Notons également qu’expliciter ainsi la théorie des proportions avant de passer au calcul des consonances était commun à tous les traités médiévaux. Que ce soient les traités de Gaffurius61, de Jean des Murs62 ou de Zarlino63, pour ne citer que quelques-uns des plus grands, tous explicitent avec plus ou moins de bonheur la théorie des nombres transmise par Boèce et héritée des anciens « géomètres »64. Le problème des consonances Le second chapitre aborde le calcul des consonances proprement dites. Ce passage révèle l’attachement profond de Gassendi à une pensée de type arithmétique. Bien qu’il ait évoqué la notion de plaisir dans les préliminaires de son ouvrage, il ne parvient pas à envisager les hauteurs sonores sous l’angle d’une appréciation subjective, ni sous un angle physique. Pour lui, même si la consonance « produit une sensation régulière et agréable », elle doit être établie « selon une certaine proportion » puisqu’elle n’est rien d’autre qu’une composition, qu’un mélange de deux sons, l’un grave et l’autre aigu. Entre ceux-ci, il faut établir un rapport commensurable, sans quoi ils donnent lieu à une dissonance65. Les intervalles doivent être définis par les opérations 61   Une partie du deuxième livre et tout le troisième livre de la Theorica musice de Gaffurius est consacré aux nombres, à leurs rapports, leurs dénominations et au calcul des moyennes (Theorica musice Franchini Gafuri Laudensis, Milan, Ioannes Petrus de Lomatio, 1492, cap. 2-3, reprint ed., New York, Broude Brothers, 1967). 62   Johannes de Muris, Notitia Artis Musicæ, cap. II. De numerorum proportione ; Musica speculativa, prop. 2-4, dans Jean de Murs, Écrits sur la musique, trad. et comm. de Christian Meyer, Paris, CRNS éd., 2000 ; Johannes de Muris, De numeris, qui musicas retinent consonantias, secundum Ptolomæum de Parisius, dans Scriptores ecclesiastici de musica sacra potissimum, ed. Martin Gerbert, St. Blaise, Typis San-Blasianis, 1784, reprint ed., Hildesheim, Olms, 1963, vol. 3, p. 284-86. 63   Pour ne citer que quelques têtes de chapitres : « Quel che sia proportione, & della sua divisione » (cap. 21), « Quel che sia parte aliquota, & non aliquota » (cap. 23), « Comme nasca il genere Superparticolare » (cap. 26), « Del Moltiplicar delle proportioni » (cap. 31), « Del Sommare le proportioni » (cap. 33), « Del Sottrar le proportioni » (cap. 34), « Della Divisione, ouvero Proportionalità harmonica » (cap. 39), etc. (G. Zarlino, Le istitutioni harmoniche, prima parte, cap. 21-40). 64   P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 633. 65   « Suppono solum Consonantiam nihil esse aliud, quam compositionem, misturamque duorum sonorum […] qui aurem uniformiter, suaviterque afficiant […] Intelligimus vero Consonantiam idcirco debere in proportione quadam consistere […] prorsus ut operteat

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abordées au chapitre précédant et sont visualisés à l’aide du monocorde et de schémas qui reprennent synthétiquement l’ensemble des consonances66. C’est le genre de tableaux englobants que l’on retrouve aussi chez Glarean67, chez Salinas68, ou chez Mersenne, ce dernier n’hésitant pas à recopier tel quel l’auteur espagnol dans son Harmonie universelle. Gassendi n’innove ni dans sa présentation du monocorde, ni dans la justification de celui-ci. En bon pédagogue, il décrit les différences entre les théories anciennes et les théories modernes, c’est-à-dire entre la théorie pythagoricienne et la théorie zarlinienne. La première n’admet que trois consonances définies par les quatre premiers nombres entiers et un ton unique de valeur 9/8 ; la seconde, systématisée par Zarlino, porte le nombre de consonances de trois à sept et recommande l’usage de deux tons majeur et mineur69. duos sonos Consonantiam creanteis certa ratione commensurari, proportionemve inter se tueri, quam non tueantur, qui creant dissonantiam » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 638). « Je me contente de supposer qu’une consonance consiste précisément en la combinaison et le mélange de deux sons, l’un grave, l’autre aigu, qui affectent l’oreille uniformément et agréablement. […] Or nous comprenons qu’une consonance doit se fonder sur une certaine proportion. […] En un mot, il faut que deux sons formant une consonance soient commensurables selon un rapport déterminé, c’est-à-dire qu’ils gardent entre eux une proportion que ne gardent pas les sons qui forment une dissonance » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 45). 66   « Ideo rem totam uno perspectu exhibere iuvet insequente schemate. […] Porro vel ex hoc schemate constare denominationis Consonantiarum ratio potest » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 642). « Il sera utile de représenter l’ensemble de la question en une seule vue par le schéma suivant. […] En outre, la raison de la dénomination des consonances peut même être établie à partir de ce schéma » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 55-56). 67   Henricus Glareanus, Dodecachordon, Basle, Petri, 1547, reprint ed., New York, Broude Brothers, 1967, Liber primus, 25.1. 68   Franciscus Salinas, De musica, liber tertius (1577), 113. Notons que Mersenne n’hésite pas à reprendre tel quel ce dernier schéma de Salinas (Marin Mersenne, Harmonie universelle, 1636, fac. éd. Paris, CNRS, 1965, Traitez des Consonances, des Dissonances, des Genres, des Modes, & de la Composition, Livre troisième des Genres de la Musique, prop. IX, p. 165). 69   « Ideo sciendum est simpliceis distingui olim solitas treis dumtaxat ; quibus & fuere nomina imposita Diapason, Diapente, & Diatessaron ; recentius vero agnitas fuisse, habitasque prætereà quatuor, duæ infrà Diatessaron ut puta Ditonus & Semiditonus, & duæ suprà Diapente, ut puta Hexachordon minus, & Hexachordon maius ; unde & evasere simplices Consonantiæ septem » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 640). « À ce propos, il faut savoir qu’autrefois on ne distinguait pas plus de trois consonances simples, auxquelles on donnait aussi les noms de diapason, diapente et diatessaron. Mais plus récemment on en a reconnu et retenu quatre de plus, deux au-dessous du diatessaron, à savoir le diton et

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Si Gassendi fait état de cette multiplicité théorique, il semble néanmoins ne pas en prendre toute la mesure. Or, les deux problèmes – l’élargissement du nombre de consonances et l’usage de différentes valeurs pour le ton – étaient alors importants d’un point de vue musical, mais aussi scientifique : ils débouchent sur la question plus large de l’appréciation des consonances et du calcul des tempéraments. C’est notamment de ce sujet dont Mersenne, Descartes, Beeckman et Huygens s’entretiennent dans leur correspondance, chacun essayant de trouver des solutions plus ou moins originales au problème. Gassendi en revanche ne remet jamais en question la valeur des théories en usage et à aucun moment il ne tente de repenser fondamentalement le système musical pour le sortir de son carcan arithmétique. Ce souci de rendre compte d’une situation musicale de la façon la plus neutre possible, sans prendre position sur la question et sans essayer de la résoudre par une nouvelle formulation du problème, est constant, mais plus particulièrement encore lorsque l’auteur aborde le problème du demi-ton. Il souligne que le ton ne peut être divisé en deux, bien qu’il s’en approche le plus possible70. L’auteur s’inscrit là dans la plus pure tradition arithméticomusicale qui remonte à Euclide : « Le ton n’est pas divisible en deux parties égales ni en plusieurs »71. En effet, il est impossible de trouver la moyenne géométrique d’un nombre superpartiel. Cette assertion et sa démonstration

le semiditon, et deux au-dessus du diapente, à savoir l’hexacorde majeur et l’hexacorde mineur, et ainsi aboutit-on à sept consonances simples » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 49-50). 70   P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 641. 71   « Tonus non dividetur in duas partes æquales neque in plures. Nam demonstratum est, eum esse superparticularem. Verum superparticularis intervalli medii numeri neque plures neque unus proportionaliter incidunt. Ergo tonus in partes æquales non dividetur. » (Euclides, Opera omnia, ed. J.-L. Heiberg et H. Menge, vol. VIII, Phænomena et scripta musica, Teubner, 1916, p. 176-177) (Le ton ne peut être divisé en deux parties égales ni en plusieurs. Car il est démontré que c’est un nombre superparticulier. On ne rencontre précisément ni un ni plusieurs nombres moyens proportionnels dans un intervalle superparticulier. Donc, le ton ne peut être divisé en deux parties égales).

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sont reprises par Boèce72, et se retrouvent chez la plupart des mathématiciens et théoriciens de la musique qu’ils commentent Euclide, Boèce ou non73. Cependant, Gassendi ajoute que le ton peut être divisé en deux mais uniquement par un subterfuge géométrique – la construction d’une ligne proportionnelle intermédiaire, procédé couramment utilisé alors74. Cette précision de Gassendi fait partie des notes marginales des années 1650-165575. Ce paragraphe est donc un correctif de la version initiale. Néanmoins, selon lui, ce n’est pas une « vraie et saine » division des intervalles76. 72   « Inter duos enim numeros superparticularem proportionem continentes […] nullus ita poterit medius numerus collocari, ut, quam minimus proportionem tenet ad medium, eam medius teneat ad extremum, scilicet ut in geometrica proportione. » (Entre deux nombres renfermant une proportion superparticulière, […] aucun nombre moyen ne peut être placé de telle façon que le plus petit terme tienne un rapport avec le moyen comme le moyen tient avec le plus grand, c’est-à-dire comme dans une proportion géométrique) (Boèce, De institutione musica, liber III, cap.I, p. 268-269). 73   Ainsi, par exemple, Clavius, dont les ouvrages de mathématiques ont servi de base à l’enseignement des mathématiques dans les collèges jésuites au XVIIe, aborde la musique lors de son commentaire du livre V d’Euclide. Il s’agit en effet de démontrer que les rapports de forme (n+1)/n n’ont pas de moyenne géométrique, ce qui revient à démontrer que le ton n’est pas divisible en deux parties égales (Christophe Clavius, Opera Omnia, t. I, 1, p. 196-203 ; Eberhard Knobloch, « L’œuvre de Clavius et ses sources scientifiques », dans Les Jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, éd. Luce Giard, Paris, PUF, 1995, p. 266). De nombreux autres théoriciens font de même. Jean des Murs, auteur cité par Gassendi, avance ainsi : « Toute moitié prise deux fois doit réaliser le tout dont elle est la moitié. Or le demi-ton pris deux fois ne réalise pas un ton entier. En voici la preuve par les nombres mis en ordre […] » (Jean de Murs, Notitia artis musicæ, chp. IV. Qu’il n’y a pas de moyenne du ton, dans Écrits sur la musique, trad. par Ch. Meyer, Paris, CNRS, 2000, p. 71) ; « Aucun rapport superpartiel n’admet un moyen terme proportionnel, comme dans la proportionnalité géométrique […] or le ton est de rapport superpartiel, à savoir de rapport sesquioctave, et c’est pourquoi [il n’admet pas de moyen terme] » (Jean de Murs, Musica speculativa, dans Écrits sur la musique, trad. par Ch. Meyer, p. 153). 74   En 1588, Zarlino décrivait différentes méthodes utilisées pour accorder un luth. Il livre ainsi dans ses Sopplementi trois schémas géométriques, assortis des explications adéquates, qui permettent de positionner les frettes sur le manche de l’instrument de manière à obtenir douze demi-tons égaux (G. Zarlino, Sopplimenti musicali, Venetia 1588, terzo volume, cap. 30-32, p. 208-215, éd. facsimile, Ridgewood, NJ., The Gregg Press Inc., 1966, p. 208-215). 75   P. Gassendi, Manuductio…, BnF, fonds lat. nouv. acq. 1636, fol. 830. 76   « Unde & posset quidem Tonus in duo æqualia dividi, non bipartitione sanè intervalli, quod est à C ad N, vel M […] sed inventione lineæ proportionalis mediæ inter CD, & N (aut M) D eo modo quo docent Geometræ » (Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 641). « De là vient qu’on pourrait certes diviser le ton en deux parties égales, non pas vraiment par

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Cette phrase est d’importance. Elle révèle l’attachement fondamental de Gassendi à la tradition quadriviale. Il reconnaît ce que les géomètres et les théoriciens de son époque peuvent réaliser et en rend compte, mais il refuse d’envisager une application directe de la division géométrique aux problèmes des échelles musicales. C’est d’autant plus étrange que Mersenne lui-même, dont Gassendi a lu les ouvrages, raille les théoriciens trop attachés à l’arithmétique qui refusent cette solution géométrique77. L’appréciation des consonances Gassendi aborde également la valeur esthétique des consonances et ce qui peut justifier un jugement de goût à leur égard. À la question concernant la douceur des consonances par rapport à l’âpreté de la dissonance, il fait appel, comme les Anciens, à des notions arithmétiques. Les consonances les plus parfaites (perfectiores) sont celles dont la proportion est multiple ou superpartielle ; en revanche, les consonances dont le rapport est superpartient sont plus faibles78. Par exemple les deux sixtes (5/3 et 8/5) sont des intervalles moins parfaits que les tierces (4/5 et 5/6). C’est pourquoi les théoriciens les classent habituellement parmi les consonances imparfaites. une bipartition de l’intervalle qui va de C à N ou à M […] mais en imaginant une ligne moyenne proportionnelle entre CD, et ND (ou MD) de la manière dont l’enseignent les mathématiciens » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 53). 77   « Ceux qui ne savent pas la géométrie, et qui se servent seulement de l’Arithmétique vulgaire, croyent et concluent que le ton ne peut estre divisé en deux parties esgales […]. Mais il est aussi aysé de diviser l’un et l’autre ton, et toutes sortes d’intervalles de Musique en deux parties esgales, qu’en deux parties inesgales : car si l’on tend une chorde qui soit moyenne proportionnelle entre les deux chordes qui font le ton, l’octave, ou quelque autre intervalle, ledit ton, ou l’autre intervalle proposé sera divisé en deux parties esgales : de sorte que le premier demy-ton du ton majeur sera justement égal au second demy-ton » (M. Mersenne, Harmonie universelle, Paris, 1636, livre second des instruments, proposition VII, p. 65-66, éd. facsimile avec intro. de F. Lesure, Paris, CNRS, 1965, tome 3, p. 65). Mersenne détaille ensuite, schéma à l’appui, cette méthode géométrique. 78   « Observo potius Consonantiarum illas haberi perfectiores, quarum proportio multipla, aut superparticularis est, cuiusmodi sunt Diapason, Diapente, & aliæ, minus vero perfectas illas, quarum proportio est superpartiens, cuiusmodi est utrumque Hexachordon » (Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ, p. 643). « J’observe plutôt que l’on considère comme plus parfaites les consonances dont la proportion est multiple ou superparticulière : sont de cette sorte le diapason, le diapente et d’autres. Mais on considère comme moins parfaites celles dont la proportion est superpartiente : sont de cette sorte les deux hexacordes » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 59).

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Pour ce qui est de l’intervalle de quarte, Gassendi élude une partie du problème79, bien qu’il tente de justifier, toujours de manière mathématique, certaines règles d’écriture. Dans l’écriture contrapuntique classique du XVIe siècle et plus encore au XVIIe siècle lorsque perce progressivement une pensée harmonique et tonale, la quarte ne peut se placer en dessous d’une quinte. Gassendi justifie cette règle d’écriture en invoquant le type de division de l’octave : la suite de nombres correspondant à une quinte suivie d’une quarte est harmonique (12-8-6), tandis que la succession quarte-quinte correspond à une division arithmétique de l’octave (12-9-6). Au-delà de la théorie arithmétique, Gassendi tente de trouver la raison même de la douceur des consonances. Certes la perfection d’une consonance (perfectio) reste tributaire de la simplicité de son rapport numérique, mais l’agrément qu’elle nous procure (gratior) peut provenir d’un autre phénomène, à savoir une affinité de fréquences, phénomène qu’il ne nomme bien entendu pas encore comme tel. Et là, il rejoint des théories plus contemporaines : celles de Descartes, de Beeckman et de Mersenne. La véritable raison de l’agrément des consonances serait donc physique : plus les vibrations (ictus) produites par deux sons sont « unies », plus l’intervalle paraîtra doux à l’oreille80. Gassendi expose ici la théorie des fréquences 79   L’intervalle de quarte (4/3) était une consonance qui posait problème. Elle était en effet considérée théoriquement comme une consonance parfaite, meilleure que la tierce de rapport 5/4. Or depuis les XIIIe et XIVe siècles, elle était dans la pratique délaissée au profit des tierces que les compositeurs jugeaient plus douces et plus agréables. De nombreux auteurs se pencheront sur ce problème, peu trouveront une solution cohérente. Zarlino invoquera les divisions harmoniques successives de l’intervalle d’octave pour accorder à la tierce une priorité sur la quarte. Descartes dans un premier temps agira de façon semblable, traitant la quarte « d’ombre de la quinte », mais il faudra attendre les premières expériences sur les sons harmoniques et les fréquences vibratoires pour que se profile une justification théorique qui ne contredise plus la pratique. 80   « Dico causam videri, quod cum sonus creetur non tam velocitate quàm crebritate ictuum aëris, quibus auris, auditusve sensorium imperceptibili tempore percellitur ; ictus varij duorum sonorum unitiores sint leniusque aurem afficiant, dum creatur consonantia, distractiores sint, & asperiùs afficiant, dum creatur dissonantia » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 643). « Je dis que la cause semble en être que, puisque le son est produit moins par la vitesse que par la fréquence des coups de l’air, par lesquels l’oreille ou le sens de l’ouïe est frappé en un temps imperceptible, les différents coups de deux sons sont plus unis et affectent l’oreille plus doucement, quand une consonance est produite, et qu’ils sont plus dispersés et affectent l’oreille plus désagréablement, quand une dissonance est produite » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 60).

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relatives répandue par Mersenne et découverte par Beeckman et Descartes81, mais il le fait dans une longue note ajoutée au manuscrit initial, en marge de la théorie traditionnelle exposée dans le corps du texte82. Il a bien compris que le son est créé par la fréquence des vibrations de l’air, et lorsqu’on divise une corde en deux parties, « les allers-retours seront d’une rapidité double »83. Et donc « l’octave peut être obtenue en doublant le nombre de vibrations ». La même expérience est menée pour la division de la corde en trois et quatre parties84. Il n’est cependant pas aussi explicite que Descartes qui, dans son Traité de l’homme et dans une lettre à Mersenne, présente une des premières théories physiques du son, donne quelques schémas pour expliciter ces dires et propose en fait la base de sa théorie de la consonance85. Gassendi est conscient des lacunes de cette théorie physique, notamment au niveau du calcul du nombre de vibrations par seconde, cette dernière n’étant pas définie avec exactitude. Aussi, étant donné qu’il est plus aisé de comparer des longueurs de cordes que des « pulsations de l’air »86, recom81

  Patrice Bailhache, « Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée », dans Sciences et techniques en perspective, 23 (1993), p. 73-91. 82   P. Gassendi, Manuductio…, BnF, fonds lat. nouv. acq. 1636, fol. 834-835. 83   « Tunc erunt itus, reditusque duplo velociores, ac plures binive exæquati singulis pulsibus » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 643). « Ses allers-retours seront alors deux fois plus rapides, et plusieurs d’entre eux (c’est-à-dire deux) seront égaux à un seul battement d’artère » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 61). 84   P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 644. 85   Si dans le Compendium musicæ de 1618, Descartes est encore marqué par une pensée arithmétique, vers 1630, sa compréhension du son évolue radicalement : le son devient un tremblement de l’air qui « chatouille nos oreilles », et partant de cette définition et de la loi de la vibration des cordes dont Beeckman lui avait parlé, il envisage la justification des consonances et dissonances sur la base de leur fréquence relative : deux sons sont d’autant plus consonants que leurs « tours et retours » de cordes concordent, et donc que les battements (ictus) de ces sons frappent nos oreilles de façon régulière et simultanée (R. Descartes, Lettre à Mersenne d’octobre 1631, A. T., I, p. 224-226 ; R. Descartes, Traité de l’homme, A. T., XI, p. 150-151 ; B. Van Wymeersch, Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale, Liège, Mardaga, 1999, p. 123-130). 86   « Verum ob familiarem usum, & quia comparatio longitudinum est longè sensibilior, quam ictuum, pulsationumve aëris ; ideo retinere debent nomina maioris inæqualitatis » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 644-645). « Mais, en raison de l’usage courant et parce que la comparaison des longueurs est largement plus parlante que celle des chocs ou ébranlement de l’air, on doit retenir les noms de l’inégalité majeure » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 65).

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mande-t-il l’usage de la théorie arithmétique qui permet de calculer et de juger avec certitude de la valeur des consonances et des dissonances. Encore une fois, il ne s’engage pas dans le processus d’une modernité musicale, alors qu’il avait en main les clés d’une compréhension acoustique du phénomène consonantique. Les genres en musique Lorsqu’il aborde les genres utilisés en musique – à savoir le genre diatonique, les genres chromatique et enharmonique, pratiqués durant l’Antiquité grecque et remis au goût du jour aux XVIe et XVIIe –, Gassendi replonge dans ses « classiques », mais à nouveau sans les citer explicitement : ce sont les « Anciens »87. Il est vrai que comme pour la théorie des proportions ou la construction du monocorde, depuis Boèce, ces notions sont recopiées de traités en traités. Selon son habitude, en quelques phrases claires et concises, Gassendi résume l’ouvrage de Boèce et la tradition qui y est attachée. Dans ce chapitre quelque peu technique, l’auteur présente quelques éléments d’histoire de la musique, mais là encore, sans aucune prétention à l’exhaustivité. Il se réfère à Guido d’Arrezzo, l’inventeur de la portée, des dénominations de notes et de la fameuse « main » qui permet à tout jeune solfégiste de solmiser sans trop de problème. C’est un système d’apprentissage assez complexe, du fait de l’absence de hauteur absolue et de la septième note de la gamme. Solmiser revenait à déplacer continuellement l’hexacorde ut-la pour placer le demi-ton exactement là où on le voulait. Gassendi illustre ses dires par un tableau récapitulatif, que l’on retrouve dans de nombreux autres traités, comme ceux de Salinas ou de Mersenne88. D’autres indications plus techniques sont fournies, notamment sur les valeurs de temps – maximes, longues, brèves, etc. –, les modes parfait et imparfait, le système des prolations et leur évolution au cours du temps. Il cite au passage Jean des Murs, mais sans détailler davantage son apport. Ici encore, loin de l’érudition dont font preuve ses contemporains sur la question, Gassendi se révèle un homme de synthèse, qui privilégie l’exposé concis   « Ideo veteres […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 645).   Notons que l’illustration du traité de Gassendi est à peu de choses près identique à celle de Mersenne (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 650 ; Marin Mersenne, Harmonie Universelle, 1636, fac. ed. Paris, CNRS, 1965, Traitez des Consonances, des Dissonances, des Genres, des Modes, & de la Composition, Livre troisième des Genres…, prop. I, p. 144). 87 88

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allant à l’essentiel, sans aucune prétention à l’originalité ou à l’exhaustivité. Notons néanmoins, comme nous l’avons souligné précédemment, que la fin de ce chapitre n’avait pas été pensée comme telle par Gassendi, l’éditeur ayant rajouté à la page 653 une longue note prise probablement à la lecture de la Musurgia de Kircher, note dans laquelle le philosophe aborde à nouveau les innovations de Guy d’Arezzo et leur diffusion par Jean des Murs89. L’éthique modale Dans le dernier chapitre, Gassendi se révèle un véritable enfant de son temps. Cette partie traite des tons et des modes de chant90. Gassendi retrace brièvement l’historique des modes grecs, aborde des modes ecclésiastiques et parle enfin de la réforme introduite par Glarean dans son dodecachordon en 1547, réforme reprise et amplifiée par Zarlino. L’auteur adopte la même démarche que dans les autres chapitres de son traité : il établit l’état de la question, non pas de façon érudite ou encyclopédique, mais de façon claire et distincte. Il ne place le problème dans son cadre historique que pour mieux en développer l’usage du moment. Sa méthode ne varie donc pas. Il dira ainsi que « les Anciens » avaient sept modes, puisque sept octaves. Ils ont attribué un ethos à chacun des modes : certains incitent au courage et à la vertu, tel le mode dorien que Platon recommande, d’autres au contraire sont lascifs comme le mode phrygien. Gassendi rend compte de la diversité de la théorie : l’avis de Ptolémée diffère de certains autres, confie-t-il. Il en réfère à Lucien91 et à Mersenne (Mersennus noster) pour expliciter la portée éthique 89   P. Gassendi, Manuductio…, BnF, fonds lat. nouv. acq. 1636, fol. 857, Manuductio ad theoriam musicæ…, 1658, p. 653-654. 90   P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 654. 91   Il s’agit de Lucien de Samosate, auteur sceptique du IIe siècle ap. J.-C. qui écrivit notamment Harmonide, court dialogue moralisant entre Harmonide, joueur de flûte, et Timothée, musicien réputé. Glarean en parle dans son Dodecachordon lorsqu’il évoque le problème des modes, de leurs noms et de leur valeur éthique : « …quem Porphyrio in Horatium, et Lucianus in Harmonide Ionicum nominant » ([mode] que Porphyre dans Horatium et Lucien dans Harmonide appellent ionien) (Henricus Glareanus, Dodecachordon, Liber secundus, Basle, Henrichus Petri, 1547, reprint ed., New York, Broude Brothers, 1967, p. 77). Le passage auquel se réfèrent Gassendi et Glarean est le suivant : « Tu m’as appris […] à garder à chaque mode son caractère particulier, au phrygien l’enthousiasme, au lydien la fureur bachique, au dorien la gravité, à l’ionien la grâce » (Lucien de Samosate, Harmonides, dans Œuvres complètes, trad. de Émile Chambry, Paris, Garnier, 1934, t. I, p. 489).

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de chacun des modes92. Relevons ce trait familier par lequel il désigne le père minime, signe probable de la destination privée de l’ouvrage. Cette référence à Lucien et à Mersenne figure en marge dans le manuscrit. Il s’agit, comme pour Kircher, d’un ajout postérieur à la première rédaction des années 163093. Si Gassendi présente la théorie « des Anciens », y compris les variantes de Ptolémée, il aborde également la grande réforme modale mise sur pied par Glarean. Mais, encore une fois, il parle de façon générique « des auteurs plus récents », sans préciser exactement sa source. Il peut avoir lu Glarean, l’auteur de la réforme, tout comme n’avoir lu que Mersenne qui en parle largement et le cite précisément. Deux méthodes sont utilisées pour calculer les modes issus des diverses dispositions de tons et demi-tons. Gassendi expose d’abord la plus simple et la plus utilisée. Elle correspond à la seconde façon de générer les modes qu’avait introduite Glarean94 et se base sur la division harmonique et arithmétique de l’octave95. Gassendi mentionne cependant l’existence de la première méthode, 92

  « Quemadmodum Mersennus noster innuit, sicuti & Lucianus in Harmonide, cum concentus modum docet seruari debere in Phrygio attonitum, in Lydio turbulentum, gravitatem in Dorico, in Ionica suavitatem […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 654). « Chose que notre Mersenne indique, tout comme Lucien dans son Harmonide, lorsqu’il enseigne qu’il faut conserver à la musique son style propre : inspiré dans le phrygien, agité dans le lydien, grave dans le dorien, agréable dans le ionien » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 96). 93   P. Gassendi, Manuductio…, BnF, fonds lat. nouv. acq. 1636, fol. 847. 94   Deux façons de générer les modes sont décrites dans le Dodecachordon. La première, traditionnelle, est exposée au troisième chapitre du livre 2 du Dodecachordon (Caput III. « Quomodo ex connexione diatessaron ac diapente XXIIII diapason species fiant, e quibus XII reijciuntur, XII recipiuntur » (Comment à partir de l’union de la quarte et de la quinte, douze espèces d’octaves sont créées, desquelles douze sont rejetées et douze admises). Comme il y a trois espèces de quarte et quatre espèces de quinte, il y a vingt-quatre possibilités d’octave, parmi lesquelles douze sont exclues parce qu’elles donnent lieu à des successions d’intervalles non admises dans le système diatonique (deux demi-tons successifs, ou quatre ou cinq tons…). Le chapitre 4 et le chapitre 15 présentent une seconde méthode, basée sur la division arithmétique et harmonique des sept espèces d’octave ce qui donne quatorze espèces dont deux sont rejetées à cause du triton ou de la fausse quinte qu’elles contiennent. (Caput IIII « Quomodo ex duodecim diapason speciebus septem duntaxat fiant » Comment à partir des douze espèces de diapason sept seulement sont considérées) (Glarean Heinrich, Dodecachordon, Bâle, Heinrich Petri, 1547, reprint ed., New York, Broude Brothers, 1967 p. 68, 70, 101). 95   « Ad Recentiorum Modos quod spectat, non agnoscuntur quidem iam plures, quam septem Diapason, seu Octavæ species ; at quatenus illæ aut Harmonicè, aut Arithmeticè dividuntur, creantur ex ipsis modi duodecim » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musi-

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plus par souci d’exhaustivité que pour l’intérêt qu’elle présente, car c’est une théorie difficile, qui n’est plus en usage auprès des musiciens96. Notons qu’il utilise la numérotation de Zarlino de préférence à celle de Glarean97. Les douze modes ainsi présentés doivent être distingués, selon Gassendi, des modes ecclésiastiques. Ils ne sont pas le fruit d’une évolution des tons d’église, mais une redécouverte de ce que fut la musique antique. La théorie actuelle prend donc sa source directement de la théorie grecque. Ce souci de rattacher la théorie des modes au système grec – ou à ce qu’il croyait l’être – est une constante des traités des XVIe et XVIIe siècles. Faire appel à l’autorité des Anciens permet de justifier le caractère éthique des modes, principal enjeu de la théorie. Ce mouvement de valorisation des modes s’inscrit en droite ligne de l’esthétique musicale émergente, qui assigne à la musique un nouveau rôle : sa fin n’est plus d’être l’imitation d’une harmonie supérieure – qu’elle soit céleste ou divine –, mais d’exprimer des sentiments et d’émouvoir l’auditeur. Le recours aux modes pour exprimer les passions ou pour susciter l’émotion est dès lors une des voies empruntées par la théorie des effets. Il s’agit de cæ…, p. 655) « Pour ce qui regarde les modes des Modernes, il est vrai qu’on ne reconnaît pas plus de sept espèces de diapasons (ou d’octaves), mais du moment qu’on les divise soit arithmétiquement soit harmoniquement, on crée douze modes à partir d’elles » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 98) ; « Nunc, ad Recentiorum Modos ut redeamus, diximus iam illos fieri duodecim ex divisione partim Harmonica, partim Arithmetica specierum ipsius Diapason […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 656). « Pour en revenir aux modes des Modernes, nous avons déjà dit que leur nombre a été porté à douze, d’une part par la division harmonique, d’autre part par la division arithmétique des espèces du diapason » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 103). 96   « Non memoro autem quod Practici iidem Modos discernunt definiuntque ex duo decuplici commistione trium specierum Diatessaron cum quatuor Diapente, ut dum primum Modum eum esse describunt, qui componitur ex prima specie Diapente […] et ex prima Diatessaron […] posita superius, atque ita de cæteris : id scilicet perinde est » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 656). « Je rappelle très brièvement que ces mêmes musiciens distinguent et définissent les modes par le mélange dodécuple des trois espèces de diatessaron avec les quatre espèces de diapente. Il en est ainsi quand ils décrivent le premier mode comme celui qui est composé de la première espèce de diapente […] et du premier diatessaron […] placé en haut, et de même que pour les autres : cela revient évidemment au même » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 105-106). 97   « Quod temporibus autem nuperis Modus primus acceptus sit penes chordam C sol ut fa […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 657). « Récemment, le premier mode a été intégré à la corde C sol ut fa » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 108).

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choisir le juste mode pour exprimer au mieux l’esprit d’un texte. La musique se doit de soutenir et de renforcer les émotions et les passions contenues dans le texte. C’est en cela que consiste tout l’art du compositeur98. Gassendi expose donc le caractère propre à chacun des modes99, tout comme beaucoup d’autres auteurs de son temps100. Jamais il ne met en cause cette théorie des modes et des passions, pourtant née depuis peu, alors qu’il avait adopté une position de recul vis-à-vis des avancées techniques et acoustiques de ses contemporains et amis. Il accepte donc naturellement la norme musicale de son époque, les conventions de composition qui lui sont liées et que l’on trouve longuement décrites dans les ouvrages de Mersenne, et cela sans cautionner les avancées scientifiques qui lui sont contemporaines. Cette 98   « Atque ista quidem circa Modos idcirco adnotanda sunt, quod Harmonicis, Practicisve habenda cura imprimis sit, ut deligant modum argumento congruum » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 657). « Et il faut faire ces remarques sur les modes parce que le premier souci des compositeurs ou des musiciens, doit être de choisir le mode qui convient à l’argument » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 109). 99   « Primus itaque ad choreas, tripudiaque est comparatus ; Modusque lascivuus ideo dicitur […] Quintus quod rebus arduis, difficilibus, asperis, dicitur Severus, austerus, immitis. Sextus dicitur Assentator, quod sit maxime accommodatus ad exprimendum adulationes, querimoniasque et languores amantium […]. Est autem modus deligendus, congruusque usurpandus, tum ne res lætæ modo lugubri, lugubres læto exprimantur, ac universè ut orationi sit cantus consentaneus […] » (P. Gassendi, Manuductio ad theoriam musicæ…, p. 657). « Ainsi le premier est-il prévu pour les rondes en chœur et les danses. On l’appelle donc le mode folâtre. […] Le cinquième parce qu’il l’est pour les choses rudes, difficiles et âpres est appelé sévère, austère, dur. Le sixième est appelé flatteur, parce qu’il est tout à fait adapté à exprimer les flatteries, les plaintes et les langueurs des amants. […] Et il faut choisir le mode et utiliser celui qui convient, d’une part afin que les choses joyeuses ne soient pas exprimées par un mode lugubre, ni les choses lugubres par un mode joyeux, et de manière générale afin que le chant soit en accord avec les paroles » (P. Gassendi, Introduction à la théorie de la musique, trad. P. Bailhache, p. 109). 100   L’éthique des modes est une constante des traités musicaux et littéraires de l’époque. Citons par exemple le père jésuite Étienne Binet (1569-1639), qui, dans le vaste tableau de la société française qu’il brosse à l’intention de ses élèves séminaristes, décrit avec verve les différents ‘effets’ des sons : « Qui le croiroit que chaque son eut son partage, et sa puissance et domaine à part. Le dorique coule dans nos cœurs l’amour de chasteté, et allume les flammes innocentes de la virginité. Le son phrigien met le cœur au ventre, l’espée au point, et au vent fait bouillonner le cœur, ardre les esprits, roidir les bras, et jette tant de souphre dans nos veines, qu’on en désire rien plus esperdument que le choc et le chamaillis de la guerre […] » (Étienne Binet, Essay des merveilles de nature, et des plus nobles artifices, 1627, Rouen, réédité avec une préface de Marc Fumaroli, Évreux, éd. Des Opérations, 1987, p. 536).

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attitude peut sembler paradoxale si l’on se place du point de vue du savant qui avait à sa disposition les moyens pour juger de la pertinence des découvertes acoustiques, mais elle se comprend si on se replace dans le cadre des limites d’une Introduction à la théorie musicale. Conclusion On peut donc constater au fil de ces quelques lignes l’attachement de Gassendi à une pensée théorique traditionnelle. Certes, il ne méconnaît pas les découvertes de ses contemporains, qu’elles soient géométriques, physiques ou musicales, et il apporte à son ouvrage initial des correctifs importants. Mais il ne juge pas opportun de reconsidérer l’ensemble de la théorie arithmétique ou de les intégrer dans une nouvelle démarche spéculative qui permettrait de rendre compte des avancées esthétiques et stylistiques de la musique du XVIIe siècle. Cependant, s’il reste fermement attaché à la tradition arithmétique, il n’en est pas moins détaché de l’esprit néoplatonicien qui sous-tendait cette vision des nombres musicaux. Plus de mention chez lui de la musique du monde, de l’harmonie comme équilibre entre les différents éléments qui composent le cosmos. Son exposé ne dément en rien son intitulé : il s’agit bien d’une Manuductio. Gassendi nous prend la main pour nous emmener dans le dédale des siècles, en y démontant les pièges, en exposant brièvement les différentes théories et leur évolution dans la mesure où cela nous permet de comprendre la musique actuelle. Certes, ce traité n’apporte rien sur le plan strictement musical. Aucun des éléments avancés n’est novateur. En revanche, il nous donne l’exacte étendue des connaissances qu’un intellectuel de haut vol, comme Gassendi, se devait d’avoir, ou croyait devoir transmettre à des proches moins informés. Que Gassendi n’ait que très peu parlé de ce traité dans sa correspondance est symptomatique de la façon dont il le jugeait sans doute : cette introduction n’était pas un ouvrage essentiel de sa carrière de philosophe et de savant, mais bien un court essai, réalisé probablement pour un cercle privé dans les années 1630-1636 lors des discussions intenses suscitées par l’élaboration de L’harmonie universelle de Mersenne, et réactualisé à la demande d’un prélat vers 1655.

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La Manuductio ad theoriam musicæ mise en perspective : Beeckman, Descartes, Mersenne, Galilée… Gassendi Patrice Bailhache Université de Nantes L’Initiation à la théorie de la musique (Manuductio ad theoriam, sev partem speculativam musicæ) de Gassendi a été publiée l’année de sa mort, c’est-à-dire en 1655. Elle aurait été écrite une vingtaine d’années plus tôt  comme cadeau à un ami musicien. Pour se faire une juste opinion de la raison de cet écrit, et de son originalité, il serait utile de connaître la date exacte de sa composition. C’est en effet avant ou après 1635 que sont rédigés ou   Dans sa Vie de Pierre Gassendi, Prévôt de l’Église de Digne et professeur de mathématiques au Collège Royal (Paris, Jacques Vincent, 1737, p. 406-407), Bougerel écrit : « Je ne saurais placer ni plus tôt, ni plus tard qu’à cette année [1655] son traité de la musique, qu’il dédia à M. d’Étrées évêque et duc de Laon qui a été dans la suite cardinal. Une preuve qu’il ne l’a pas publié plus tôt, c’est que ce prélat ne fut sacré évêque de Laon qu’au commencement de cette année 1655. Et si Gassendi le lui avait dédié avant son sacre, il se serait servi du terme d’évêque nommé. On ne saurait aussi le placer plus tard, parce que cette année fut celle de la mort de notre Philosophe. Il avait composé ce traité longtemps auparavant pour en faire un présent à un musicien d’Aix de ses amis, nommé Barbesieux, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même dans une de ses lettres françaises manuscrites, écrite à Peyresc ; et M. d’Étrées lui ayant demandé un jour s’il n’avait rien composé sur la musique qui fait partie des mathématiques, il lui parla de ce traité, et ce Prélat l’engagea à le mettre au jour ; ce qu’il ne put lui refuser. » Gaston Guieu, auteur d’une traduction de la Manuductio datant de 1992, note dans la préface que le manuscrit, trouvé avec quatre autres à la mort de son auteur dans une armoire contenant « les objets auxquels il tenait le plus », a été « classé parmi les manuscrits de 1636 ». Cependant, la Manuductio, telle qu’elle est publiée, cite la Musurgia universalis de Kircher, ouvrage paru en 1650. Pour le moins, donc, le passage de cette citation a été écrit après cette date. Je ne formulerai pas d’hypothèse sur la date exacte de la première rédaction du traité de Gassendi. 

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publiés d’importants traités touchant de près ou de loin à la théorie musicale, fruits des recherches des savants contemporains de Gassendi : le Compendium musicæ de Descartes est rédigé à la fin de l’année 1618 pour Isaac Beeckman, qui le lit le 31 décembre de cette même année ; mais il ne sera publié qu’en 1650. Dans son Journal, dès 1614, Beeckman lui-même a posé les principes de la nouvelle théorie de la consonance, la théorie dite de la coïncidence des coups, qui perdurera pendant au moins un siècle. L’Harmonie universelle de Mersenne, ouvrage considérable, est publiée en 1636 et 1637. Les Discorsi de Galilée, qui contiennent des pages remarquables sur la théorie musicale à la fin de la Première journée, paraissent en 1638. Si donc l’opuscule de Gassendi n’avait été rédigé que peu avant 1655, on devrait s’attendre à ce qu’il tienne compte au premier chef de tout ce qui s’est peu à peu imposé jusqu’à cette date en matière de théorie musicale, c’est-à-dire qu’il fasse sienne, qu’il choisisse comme premier fondement la théorie dite de la coïncidence des coups. Or, comme l’a rappelé Brigitte Van Wymeersch, il n’en est rien. Cependant, la Manuductio contient aussi quelques éléments « modernes ». La question est de savoir pourquoi et à quelle fin. Pour tenter de répondre à cette question il faut comparer le contenu du traité de Gassendi avec les éléments de théorie qu’on trouve chez ses contemporains. Pour des raisons d’économie, je ne le ferai ici que d’une manière très rudimentaire, sans entrer dans le détail des conceptions de chaque auteur. Par ailleurs, il faudra également tenir compte de ce que Gassendi lui-même a formulé sur le son ou la musique dans d’autres écrits, essentiellement le Syntagma philosophicum et l’Abrégé de Bernier.

  Cf. Descartes, Abrégé de musique, trad. Frédéric de Buzon, PUF, 1987, p. 6 et p. 32. Des copies manuscrites sont faites en 1627, 1635, etc.    En outre, Beeckman essaie de préciser la physique du son, en adoptant une conception corpusculaire et en cherchant à démontrer la loi des cordes vibrantes. Cf. P. Bailhache, « Isaac Beeckman a-t-il démontré la loi des cordes vibrantes selon laquelle la fréquence est inversement proportionnelle à la longueur ? », Revue d’histoire des sciences, XLV/2-3, 1992, p. 337-344 et « Une étape dans l’établissement de la loi des cordes vibrantes : Beeckman et Mersenne », Actes du Colloque Les procédures de preuve, de validation et d’évaluation dans les sciences et les techniques : une approche historique (Lille, 11-13 avril 1991), Cahiers d’histoire & de philosophie des sciences, n°40, 1992, p. 113-122.    Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. Clavelin, A. Colin, Paris 1970. 

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Beeckman Beeckman s’exprime sur la théorie musicale dans de nombreux passages de son Journal, particulièrement entre 1614 et 1634. L’année 1614 est décisive, car c’est sans doute la première fois qu’on trouve énoncés de manière explicite les principes de la théorie de la consonance fondée sur la coïncidence des coups (ou « chocs » – latin ictus). Selon Beeckman, le son, qui est de nature corpusculaire, est « divisible en plusieurs chocs » : Il ne faut pas estimer que le son perçu par nos oreilles soit un et indivisible parce que la pause qui sépare un son d’un autre son n’est pas perceptible : le son que nous entendons se compose d’autant de sons qu’il y a de retours des cordes en leur lieu.

C’est de cette manière que s’expliquent les consonances et leur classement. Voici un texte un peu long, qui donnera une idée de la façon dont Beeckman raisonnait et s’exprimait sur cette question : C’est ainsi que la consonance d’octave diffère peu de l’unisson. Dans le même temps où la voix inférieure frappe l’ouïe une fois, la voix supérieure le fait deux fois, de sorte qu’il y a au moins un son de la voix supérieure qui frappe l’ouïe avant que la voix inférieure ne parvienne à l’ouïe, si encore les deux voix sont mues simultanément. Et le deuxième son de la voix supérieure coïncide avec le temps où la voix inférieure touche l’ouïe. Le troisième son de la voix supérieure se fait au milieu, entre le premier et le deuxième sons de la voix inférieure, c’est-à-dire que les sons de rang impair de la voix supérieure se font toujours dans les mêmes pauses de la voix inférieure. Ce n’est que le quatrième, puis le sixième, etc., qui se produisent au moment du deuxième et du troisième de la voix inférieure. Donc, tous les sons pairs de la voix supérieure semblent être identiques à tous ceux de la voix inférieure, les supérieurs impairs seulement sont différents. Donc, comme la puissance de diversité (vis diversitatis]) qui est évidemment située dans un seul son de la voix supérieure cède aux puissances de l’identité qui affecte le sens par un son double, c’est-à-dire plus fortement, la consonance est agréable. On perçoit en effet parfaitement la voix en raison des nombreuses répétitions, et afin que l’envie d’entendre ne parvienne à satiété, il se produit une certaine altération extrêmement brève, qui s’oppose à peine à l’unisson.

Ainsi l’impression de consonance provient-elle, pour le dire autrement, de la simultanéité des coups des deux sons constituant l’accord. Conséquence 

  Le transport du son a lieu par molécules, comme dans les conceptions corpusculaires de la lumière. Descartes, qui pourtant défendait une telle conception pour la lumière, la jugeait ridicule pour le son.    Bien entendu, le terme de « son » désigne ici un « choc » ou « coup ».    Cité par F. de Buzon, op. cit., p. 104-105.

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immédiate : c’est évidemment l’unisson qui est le meilleur accord, puisqu’en lui tous les coups coïncident. Les autres accords sont d’autant plus consonants qu’ils contiennent une proportion plus grande de coups coïncidants parmi l’ensemble de tous les coups. Sans donner aucune précision sur la manière d’évaluer cette proportion, Beeckman termine par un classement des consonances ; par ordre de bonté décroissante viennent successivement l’octave, la quinte, la quarte, la tierce majeure, la tierce mineure (les sixtes ne sont pas mentionnées). Comme ces intervalles correspondent respectivement aux rapports 2/1, 3/2, 4/3, 5/4 et 6/5, on comprend que, dans la série, les « coups » y coïncident en effet de moins en moins. Descartes Loin des arguments fantaisistes et ad hoc de Zarlino ou de la mystique géométrique de Kepler, l’auteur du Compendium musicæ entend fonder la musique sur la perception, sur la réception des sons par l’âme humaine. Voici en effet les principes essentiels que Descartes met à la base du plaisir musical : 1° Tous les sens sont capables de quelque plaisir. 2° En vue de ce plaisir est requise une certaine proportion de l’objet avec le sens même. 3° L’objet doit être tel qu’il tombe sous le sens ni trop difficilement ni trop confusément. […] 6° Cette proportion doit être arithmétique et non géométrique. La raison en est que dans celle-là il n’y a pas tant de choses à remarquer, puisque les différences y sont partout égales, et qu’ainsi le sens ne se fatigue pas autant pour percevoir distinctement tous les éléments qu’elle contient. 7° Parmi les objets du sens, celui-ci n’est pas le plus agréable à l’âme qui est le plus facilement perçu par le sens, ni celui qui l’est le plus difficilement ; mais c’est celui qui n’est pas si facile à percevoir que le désir naturel qui porte les sens vers les objets ne soit pas entièrement comblé, ni également si difficile qu’il fatigue le sens. 8° Enfin, il faut noter qu’en toutes choses la variété est très agréable.

Ceci est donc nouveau et de caractère très moderne. On peut sans doute y reconnaître la marque du futur auteur du Traité des passions, mais le plus important, pour nous dans cette mise en perspective de la Manuductio de Gassendi, n’est pas là. Retenons plutôt, car cela sera utile, que Descartes rejette la proportion géométrique, lui préférant la proportion arithmétique. Gas   Pour une analyse plus détaillée, je renvoie à mon livre Une histoire de l’acoustique musicale, CNRS Éditions, 2001, pp. 67-76.    Descartes, op. cit., pp. 54-57.

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sendi, quant à lui, ne choisira ni l’une ni l’autre, mais s’arrêtera à la proportion harmonique. Mais voyons comment Descartes aborde la question des consonances, question principale de toute théorie de la musique à son époque : […] de deux termes qu’on suppose être en consonance le plus grave est de beaucoup le plus puissant et contient l’autre en quelque façon. On le voit sur les cordes d’un luth : si l’une d’elles est touchée, celles qui sont plus aiguës d’une octave ou d’une quinte tremblent et résonnent spontanément ; les cordes graves n’en font pas autant, du moins en apparence. La raison de ce fait se démontre ainsi : le son est au son comme la corde à la corde ; or, en chaque corde sont contenues toutes les cordes moindres qu’elle, mais non les plus longues. Donc sont contenus aussi en chaque son tous les sons plus aigus, mais non pas les plus graves dans l’aigu. Il suit de là que le terme aigu doit être trouvé par la division du grave ; et cette division doit être arithmétique, c’est-à-dire en termes égaux, comme cela ressort des remarques préalables10.

Certes le phénomène expérimental de la résonance avait déjà été mentionné (par exemple par Kepler, mais ici Descartes le met en première place, précise que seul le grave fait résonner l’aigu, fournit une « raison » du phénomène (« le son est au son comme la corde à la corde ») et en tire finalement la nécessité de trouver les consonances par division arithmétique de la corde grave. C’est tout une méthode, mélangeant antiquité et modernité! Peut-être l’observation expérimentale lui a-t-elle été suggérée par Beeckman ; quoi qu’il en soit, Descartes entend la ramener à l’ancienne démarche grecque (étudier les rapports des sons par les rapports des longueurs de cordes), pour finalement imposer sa propre marque : n’user que de la division arithmétique. Les divisions successives de la corde produisent ainsi la série des consonances, octave, quinte, quarte, sixte et tierce. Comme Zarlino et Kepler, mais pour une raison bien différente, Descartes arrête la série en limitant les nombres figurant dans les proportions à l’entier six : au-delà, explique-t-il, « l’oreille ne pourrait distinguer sans effort de plus grandes différences de sons »11. Par ailleurs, la reconnaissance que seules les cordes aiguës résonnent sous l’effet de la vibration d’une corde grave – et non l’inverse – conduit Descartes à soupçonner le phénomène de la perception des harmoniques. Mais il ne va pas plus loin que celle de l’octave et n’en tire pas de conséquences structurelles quant à la théorie de la musique, comme le fera Rameau un siècle   Ibid., pp. 64-67.   Ibid.

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plus tard12. Au contraire, alors qu’il allait presque anticiper le futur, Descartes revient aussitôt à des conceptions anciennes : par un procédé où règne beaucoup d’arbitraire, il explique comment diviser arithmétiquement l’octave, ce qui produit des consonances « essentielles » (celles qui mettent en œuvre la partie de la corde vibrant à l’octave) et des consonances « par accident » (celles qui mettent en œuvre toute la corde)13. Ce placage de pythagorisme (pour l’utilisation des cordes) et d’aristotélisme (pour la distinction entre essentiel et accidentel) n’est en fait qu’un procédé ad hoc pour parvenir à un classement des consonances dans lequel la quarte vient après la tierce majeure et non avant comme le voudrait la seule logique des rapports numériques (3/4 est plus simple que 4/5) ; en ordre décroissant de consonance : octave, quinte, tierce majeure, quarte, sixte majeure, tierce mineure et sixte mineure. Sur la quarte, Cette consonance, affirme Descartes, est la plus malheureuse de toutes, et n’est jamais utilisée dans les airs sinon par accident et avec le secours des autres. Non pas qu’elle soit plus imparfaite que la tierce mineure ou la sixte ; mais parce qu’elle est si proche de la quinte qu’elle perd en comparaison d’elle toute sa grâce14.

La vérité est que, déjà à l’époque de Descartes, la quarte joue un rôle harmonique secondaire qui lui confère un attrait moindre qu’à la tierce majeure. En somme, notre philosophe a presque raison ; son tort est ici de vouloir trouver la cause dans un principe de construction des intervalles, alors qu’elle tient à l’organisation particulière de la musique tonale qui est en train de s’établir. Cette cause n’est pas naturelle, mais culturelle. Il le comprendra plus tard. En effet, de la théorie de la coïncidence des coups – qui sera au XVIIe siècle la « vulgate » en matière d’acoustique musicale – Descartes ne fait qu’une fugitive mention dans le Compendium musicæ15. Il est très possible qu’il ne la mentionne que sous l’influence de Beeckman, qui lui en aurait parlé avec insistance. En revanche, quelques treize ans plus tard, son point de vue a radicalement changé à cet égard. En effet, dans une lettre à Mersenne datant probablement d’octobre 1631, Descartes adhère entièrement à la nouvelle théorie. Distinguant dans les consonances « ce qui les rend plus simples et 12   « […] l’on n’entend jamais un son sans que son octave supérieure ne semble résonner d’une certaine manière » (ibid., p. 69). Bien que Rameau fasse de cette « expérience » l’un des deux principes de sa théorie, nous sommes encore loin de celle-ci ; il faut le souligner. 13   Ibid., pp. 74-75. 14   Ibid., pp. 82-83. 15   Ibid., pp. 84-87.

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accordantes, et ce qui les rend plus agréables à l’oreille », il affirme que pour les premières qualités « cela ne dépend que de ce que leurs sons s’unissent davantage l’un avec l’autre ». Et ainsi, « on peut dire absolument que la quarte est plus accordante que la tierce majeure, encore que pour l’ordinaire elle ne soit pas si agréable ». La théorie est même rapidement développée, comme elle le sera chez ses contemporains : Et pour entendre ceci bien clairement, il faut supposer que le son n’est autre chose qu’un certain tremblement d’air qui vient chatouiller nos oreilles, et que les tours et retours de ce tremblement sont d’autant plus subits que le son est plus aigu ; en sorte que deux sons étant à l’octave l’un de l’autre, le plus grave ne fera trembler l’air qu’une fois pendant que le plus aigu le fera trembler justement, et ainsi des autres consonances.

Et, en avance d’un siècle sur les schémas du mathématicien Euler16, Descartes propose de faire « voir à l’œil » la disposition de ces divers tremblements, par le tableau que voici :

16   Schémas constitués de suites de points représentant les « coups ». On les trouve à la fois dans les Lettres à une princesse d’Allemagne et dans le Tentamen novæ theoriæ musicæ. Cf. P. Bailhache, op. cit., pp. 115-116.

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Les « tremblements » – qui deviendront des « coups », des « vibrations » ou des « battements » sous la plume d’autres savants – sont ici représentés par des traits verticaux. Ayant deux fois plus de traits, le son B est à l’octave supérieure du son A ; de même le son C est à l’octave supérieure du son B. Le son C faisant deux tremblements pendant que D en fait trois, D est à la quinte de C ; etc. Mersenne (et Kepler) Mersenne est un auteur si touffu qu’il n’est guère possible de trouver dans l’Harmonie universelle un passage où la théorie de la coïncidence soit clairement présentée et fondée. Mais elle est fréquemment citée et invoquée, par exemple dans ce passage sur les « répliques de la quinte » (ces « répliques » sont les intervalles obtenus en ajoutant à la quinte un nombre quelconque d’octaves) : Les repliques de la quinte jouyssent du privilege de l’Octave, c’est à dire qu’elles ont l’unité pour leur moindre terme, car il suffit de doubler le plus grand terme de la quinte sans qu’il soit necessaire de toucher à l’autre, comme l’on void dans ces nombres, 1, 3, 6, 12, 24, 48, &c. qui montrent la première, seconde, troisiesme, quatriesme, & cinquiesme replique de la Quinte, dont l’unité est tousiours le moindre terme. Et parce que les sons de l’Octave s’unissent à chaque deuxiesme battement, & ceux de la Quinte à chaque troisiesme, l’on peut dire que la douceur de l’Octave est à celle de la Quinte, comme 3 à 2, c’est à dire que l’Octave est plus douce de moitié, & consequemment que la raison sesquialtere de la Quinte [3/2] sert pour exprimer la proportion de sa douceur avec celle de l’Octave17.

Au demeurant, le minime n’est pas dupe de la difficulté philosophique que soulève cette théorie du point de vue de sa justification : Ceux qui ne prennent nul plaisir à la Musique, ou qui tiennent toutes choses indifferentes, nient qu’il y ait des Consonances, ou des Dissonances, tant parce qu’ils ne prennent nul plaisir aux unes ny aux autres, que parce qu’ils n’estiment rien d’agreable ou de des-agreable dans la nature, dautant que ce qui plaist à l’un déplaist à l’autre. Et puis, quel plaisir y a t’il d’appercevoir que l’air est battu deux fois ou trois fois par 17   Harmonie universelle, **, I Cons., p. 61. Prendre la première « réplique » de la quinte, c’est-à-dire l’intervalle de douzième correspondant au rapport 3, facilite la comparaison avec l’octave – de rapport 2. Car il s’agit donc de comparer 3 à 2. En revanche, comparer la quinte elle-même avec l’octave est plus difficile, puisqu’on est alors en présence du rapport 3/2 et du nombre 2. Curieusement, cette difficulté sera, plus ou moins consciemment, ressentie par tous les contemporains, qui ne tiendront pas compte des coups du son grave dans l’évaluation du degré de consonance dans la théorie de la coïncidence (sur cette question, cf. infra).

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une chorde, pendant qu’il est battu quatre ou six fois par un[e] autre ? L’oreille & l’imagination n’est-elle pas plus contente de demeurer en repos que d’estre travaillee par quarante-huit battemens d’air d’un costé, & par nonante & six de l’autre, comme il arrive lors qu’on fait l’Octave ?

Cette remarque se rapproche de la critique que Kepler adressait à la théorie de la coïncidence des coups dans les Harmonices mundi (1619). On sait que l’astronome entendait quant à lui trouver les fondements de la musique, non dans l’arithmétique comme les Grecs anciens, mais dans la géométrie, ainsi qu’il pensait l’avoir fait avec le plus grand succès en astronomie18. Aussi la coïncidence de plusieurs chocs sonores n’explique-t-elle rien à ses yeux : Si la vitesse d’une corde a le pouvoir de mouvoir une autre corde de longueur proportionnelle qui n’est visiblement pas touchée, alors les vitesses égales de deux cordes ne caresseront-elles pas agréablement l’oreille, puisque, d’une certaine manière, celle-ci est mue semblablement par les deux cordes et puisque les coups produits par les deux sons ou vibrations se produisent au même moment ? Nullement, dis-je, c’est un moyen trop simple d’en finir avec la question […] En effet, quel rapport y a-t-il entre la caresse de l’ouïe, qui est de nature corporelle, et l’incroyable plaisir que nous éprouvons dans la profondeur de notre âme par l’harmonie des consonances ? Si le plaisir vient de la caresse, est-ce que la part principale de ce plaisir n’occuperait pas l’organe responsable de cette caresse ? […] Alors, en entendant des voix ou des sons consonants, je demande quelles portions de ce plaisir demeurent dans l’oreille ? Est-ce que nous ne ressentons pas parfois de la douleur dans les oreilles, alors que nous écoutons avidement de la musique et que, à cause de trompettes trop bruyantes, nous interposons nos mains, bien que nous n’en continuions pas moins à percevoir les consonances et que notre cœur bondisse ? Ajoutons à cela que cette explication tirée du mouvement s’applique au premier chef à l’unisson : mais l’agrément ne concerne pas principalement l’unisson, mais les autres consonances et leurs compositions. On pourrait encore en ajouter beaucoup pour détruire cette prétendue explication de l’agrément des consonances ; mais j’y renonce pour noter des choses présentement plus intéressantes19.

Pour en revenir à Mersenne, il propose deux classements des consonances dans son Harmonie universelle. Le plus simple se fait par « la plus grande union des sons », c’est-à-dire en dénombrant les coups coïncidants, et 18   La théorie des polyèdres réguliers, avancée dans le célèbre Mysterium cosmographicum, était censée apporter la justification (quasi mystique) des distances planétaires dans le système solaire. De même, la théorie des polygones réguliers devait donner l’explication des consonances. Sur tout cela, cf. P. Bailhache, Une histoire de l’acoustique musicale, op. cit., pp. 44-57, ainsi que H.F. Cohen, Quantifying Music, Reidel, 1984, pp. 13 sq. 19   Harmonices mundi, III, 15 (traduction de Jean Peyroux, 1977, revue par moi).

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aboutit à la suite : octave, quinte, quarte, sixte majeure, tierce majeure, tierce mineure, sixte mineure. C’est en somme le classement de Beeckman (et celui de Descartes en 1631), auquel les sixtes ont été ajoutées. L’autre classement est plus original, car il tient compte de ce que tout son contient aussi son octave supérieure, ce qui préfigure la conception empiriste de Rameau, sans toutefois, bien sûr, s’élever au même niveau théorique. On peut penser que Mersenne a emprunté cette idée à Descartes (cf. ci-dessus), mais ce n’est pas absolument certain : le phénomène ne peut en effet échapper à toute oreille musicale tant soit peu attentive. Quoi qu’il en soit, Mersenne prétend que la procédure conduit à une suite qui favorise les tierces par rapport aux sixtes et attribue la plus mauvaise place à la quarte : octave, quinte, tierce majeure, tierce mineure, sixte majeure, sixte mineure, quarte! Il est bien évident que cette procédure, malgré l’heureuse intuition qu’elle contient, est tout à fait ad hoc ; elle ne donne d’ailleurs pas, en toute rigueur, les résultats indiqués. Mais plus intéressant est d’examiner comment Mersenne décrit les calculs du classement le plus simple. Ici, le compte rendu est précis : Et parce que les sons de l’Octave s’unissent à chaque deuxiesme battement, & ceux de la Quinte à chaque troisiesme, l’on peut dire que la douceur de l’Octave est à celle de la Quinte, comme 3 est à 2 […]20.

et un peu plus loin : La Quarte doit estre moins douce d’un tiers que la Quinte, parce que les battemens de la Quarte ne s’unissent qu’à chaque 4[e] coup, & ceux de la Quinte s’unissent à chaque 3[e]. D’où il appert que la douceur de la Quinte est à celle de la Quarte comme 4 est à 3.

Le principe du calcul des rapports de douceur des consonances ressort très simplement de ces exemples. Il consiste à évaluer le degré de consonance par le numérateur de la fraction qui définit l’intervalle consonant : 2 pour l’octave, 3 pour la quinte, 4 pour la quarte. Et ces unions (qui sont les coïncidences), on le voit, Mersenne ne les rapporte qu’au nombre total des coups21 du son le plus aigu de l’intervalle et non pas, comme il le faudrait, au nombre total des coups des deux sons en présence ; ce qui explique tout de suite pourquoi, arithmétiquement, le calcul de Mersenne se limite à prendre le numérateur. Or en effectuant rigoureusement ce calcul (en ne prenant que les coups du son   Harmonie universelle, **, I Cons., p. 61.   Qu’il appelle ici des « battements ».

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le plus aigu), on n’obtient pas le classement proposé par Mersenne, mais un classement fautif, ou du moins douteux : octave, quinte, quarte, sixte majeure, tierce majeure, tierce mineure, sixte mineure. L’étrange ici est que tous nos savants, y compris Galilée et Gassendi, comme nous allons le voir, font la même erreur de principe. Ils proposent tous de ne rapporter le nombre des coups coïncidants qu’au nombre total des coups du son aigu, comme s’ils avaient tous « copié » les uns sur les autres ! En tout cas, même si, comme nous l’avons vu, Mersenne fait semblant de mettre en doute les fondements de la théorie de la coïncidence des coups, il y croit suffisamment pour avoir l’idée originale de les appliquer à un classement des dissonances. On peut montrer que les résultats ne sont pas incohérents. Ils pourraient même laisser deviner qu’il n’y a peut-être pas de frontière bien déterminée entre l’ensemble des consonances et celui des dissonances. Et Mersenne, bien plus visionnaire à cet égard que Kepler, Beeckman ou Descartes22, comprend que le chiffre sept ne constitue pas une barrière infranchissable entre les deux ensembles : Cette difficulté est l’une des plus grandes de la Musique. […] Car pourquoy les deux sons, dont la raison est sesquisexte, c’est à dire de 7 à 6, ou sesquiseptiesme de 8 à 7, ne sont-ils pas agreables ? Et si nous considerons les Consonances repetees, pourquoy les sons, dont la raison est de 7 à 1, & de 9 à 1, c’est à dire septuple, & noncuple, ne plaisent-ils pas à l’esprit & à l’oreille ? puis que ceux, dont la raison est de 8, de 10, de 12, & de 16 à 1, sont agreables, quoy que ceux de 7 à 1, ou de 9 à 1 s’unissent plus souvent, & consequemment qu’ils doivent estre plus agreables[…]23.

Mersenne se lance alors dans un exposé, plutôt embrouillé et fastidieux, tout à fait caractéristique de son « style ». Mais il redresse finalement la situation, affirmant fermement : Puisque le long exercice a coustume de rendre doux & facile ce qui sembloit auparavant rude & fascheux, ie ne doute nullement que les intervalles dissonans, dont i’ay parlé dans cette proposition, à sçavoir les raisons de 7 à 6, & de 8 à 7, qui divisent la Quarte, ne puissent devenir agreables, si l’on s’accoustume à les oüir & à les endurer, & que l’on en use comme il faut dans les recits & dans les concerts, afin d’emouvoir les passions, & pour plusieurs effets, dont la Musique ordinaire est privée24.

22   Pour rendre insurmontable la barrière du nombre sept, Zarlino s’en réfère à des raisons fantaisistes ; Kepler invoque la géométrie, Descartes la faiblesse de la perception humaine. 23   Harmonie universelle, **, I Cons., p. 82. 24   Ibid., p. 89.

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Ici, il faut lui rendre hommage : on a affaire à un vrai musicien et un authentique savant épris de la nouvelle physique. Galilée Alors que son père, Vicenzo Galilei, était musicien de profession, Galilée n’a pas accordé une grande importance à la théorie musicale. Néanmoins, on rencontre à la fin de la première journée des Discorsi25 des descriptions d’expériences et des éléments théoriques relatifs à la musique et à l’acoustique, du plus haut intérêt. Le fondateur de l’analyse moderne de la chute des corps, l’astronome qui a défendu avec conviction le système copernicien, y laisse, là comme ailleurs, la marque de son génie. C’est dans le dessein de rendre plus compréhensible, par une comparaison, le mouvement du pendule, dont il aura besoin ensuite pour étudier la chute des corps, que Galilée aborde la question des cordes vibrantes et celle des consonances. Je laisse de côté les expériences décrites à cet endroit ; elles sont très intéressantes et très amusantes, mais ne ressortissent pas vraiment à notre sujet. Voici comment Galilée explique l’existence des consonances et des dissonances : […] je dis que la raison première et immédiate dont dépendent les rapports des intervalles musicaux n’est ni la longueur des cordes, ni leur tension, ni leur grosseur, mais la proportion existant entre les fréquences des vibrations26, et donc des ondes qui, en se propageant dans l’air, viennent frapper le tympan de l’oreille en le faisant vibrer aux mêmes intervalles de temps. Ce point étant établi, peut-être pourrons-nous déterminer pour quelle raison précise certains couples de sons, même dans des tons différents, sont reçus avec un grand plaisir par notre sensorium, et d’autres avec un plaisir moindre, tandis que d’autres enfin nous frappent très désagréablement ; ce qui revient encore à fournir la raison des consonances plus ou moins parfaites et des dissonances. Le désagrément de ces dernières, à mon avis, provient des vibrations discordantes de deux notes différentes frappant le tympan hors de toute proportion rationnelle, et l’effet de la dissonance sera particulièrement pénible quand les fréquences des vibrations seront incommensurables ; ce qui se produira, par exemple, si, de deux cordes à l’unisson, on pince l’une en même temps qu’une partie de l’autre ayant à sa longueur totale même rapport que le côté d’un carré à sa diagonale, cette dissonance étant alors semblable à la quarte augmentée ou à la quinte diminuée. Formant consonance, et reçus avec plaisir, seront au contraire les couples de notes qui viennent heurter le tympan avec une certaine régularité ; et celle-ci requiert d’abord que les percussions exercées en même 25   Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. Clavelin, A. Colin, Paris 1970 [trad. fr. des Discorsi…, 1638], p. 80-88. 26   Il est important pour la suite de noter que Galilée n’emploie pas exactement le mot « fréquence ». Il écrit en italien : « la proporzione de i numeri delle vibrazioni ».

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temps soient commensurables en nombre, afin que la membrane du tympan n’éprouve pas ce perpétuel tourment de devoir s’infléchir de deux manières différentes pour se prêter et se soumettre à des impulsions toujours discordantes27.

J’interromps ici la citation pour remarquer que, si nous avons droit à une description apparemment plus précise des phénomènes de consonance et de dissonance que chez Mersenne et ses prédécesseurs, il convient hélas d’émettre quelques réserves quant au bien-fondé scientifique de cette description. Non content de lier le phénomène de la consonance aux rapports attachés aux intervalles reçus (octave, quinte, etc.), Galilée envisage le cas des rapports incommensurables, et notamment celui de la racine carrée de deux, qui, partageant l’octave en deux parties égales, correspond au triton, fameux intervalle dissonant de la musique tonale. Malheureusement, il n’est pas vrai, en toute rigueur, que l’impression de consonance aille systématiquement de pair avec la petitesse des entiers constituant le rapport des fréquences des sons de l’intervalle ni même avec la rationalité de ce rapport ; une octave faussée d’une quantité extrêmement faible paraîtra aussi bonne qu’une octave parfaitement juste. Bien des théoriciens de la musique ont déjà fait des remarques de ce genre, y compris Descartes et Mersenne. Elles sont à la base de la construction des tempéraments, échelles musicales dans lesquelles on exploite précisément la tolérance de l’oreille à l’égard de la justesse. Dans ce cas très particulier, il semble que les exigences mathématiques du grand savant l’aveuglent un peu sur la nature proprement acoustique de la question des consonances. Mais cela n’est qu’un détail. Galilée formule ensuite son principe du classement des consonances : Ainsi la première et la plus agréable consonance sera celle de l’octave, puisqu’à chaque percussion du tympan due à la corde la plus grave correspondent deux percussions provoquées par la corde la plus aiguë : à l’occasion d’une vibration sur deux de la corde la plus aiguë les effets viendront donc se conjuguer, en sorte que la moitié des percussions au total battront l’oreille ensemble ; de leur côté deux cordes à l’unisson, vibrant toujours ensemble, donnent l’impression d’une seule corde et pour cette raison ne produisent aucune consonance. La quinte elle aussi est agréable, par le fait qu’à deux pulsations de la corde la plus grave correspondent chaque fois trois pulsations de la corde la plus aiguë : si donc l’on compte d’après les vibrations de cette dernière, un tiers de toutes les vibrations ont lieu ensemble, ce qui signifie que deux vibrations solitaires viennent s’intercaler entre chaque couple de vibrations concordantes ; dans la quarte, ce sont trois vibrations solitaires qui viendront s’intercaler28.   Op. cit., p. 84.   Ibid., p. 85.

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Et nous constatons que Galilée, comme Mersenne, commet cette même erreur, d’évaluer le degré de consonance en comptant les vibrations coïncidantes dans l’ensemble des vibrations de la corde la plus aiguë seulement — et non pas dans l’ensemble des vibrations des deux cordes. Il le dit sans ambiguïté pour l’octave et la quinte, et le laisse entendre sans autre interprétation possible pour la quarte (ce sont les seuls intervalles qu’il considère). À ma connaissance, l’erreur ne sera « corrigée » qu’un siècle plus tard, dans le Tentamen de Leonhard Euler. Mais, très curieusement, au lieu d’aller droit au but, c’està-dire de compter les coups totaux des deux sons de l’intervalle et d’établir ainsi tout de suite la bonne formule du degré de consonance, Euler emploiera un procédé arithmétique assez complexe, requerrant diverses hypothèses plus ou moins ad hoc, pour parvenir à cette même formule29. Quoi qu’il en soit, il est temps à présent de porter notre regard sur les textes de Gassendi. Gassendi Rappelons pour commencer ce que contient la Manuductio ad theoriam musicæ. Tout de suite, Gassendi adopte le point de vue des anciens Grecs, selon lesquels la musique était une branche des mathématiques : […] on la considère comme l’une des quatre parties fondamentales des mathématiques, ajoutant ceci à l’arithmétique qu’elle concerne non les nombres purs et simples, mais les nombres mélodieux et harmonieux : par conséquent, la musique est une discipline qui lui est soumise.

Or les consonances musicales dépendent directement des proportions entre nombres entiers30. Gassendi considère cette dépendance comme allant de soi : Il est clair que le chant est fonction du nombre et que les modes sont des nombres. […] dans le chant à plusieurs parties ou concert, une proportion ou un rapport associé à des nombres déterminés intervient. C’est cette proportion précisément qui fait 29   Il est vrai que la formule sera beaucoup plus générale et permettra notamment de traiter les accords de trois sons et plus, même les enchaînements d’accords, les gammes… Cf. Bailhache, Une histoire de l’acoustique musicale, op. cit., pp. 111-130. 30   Est-il nécessaire de rappeler que les Grecs n’admettaient l’existence que des nombres entiers (pas de nombres fractionnaires comme 2,5, ni de nombres transcendants comme π) ? De ce fait, pour traiter des grandeurs non entières, ils étaient contraints de considérer des rapports entre nombres entiers.

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l’harmonie ou la consonance, tout comme le défaut d’une semblable proportion fait la dissonance.

Ainsi, au moins dans l’introduction du traité, ne trouve-t-on aucune remise en cause de ce qu’on pourrait appeler l’ontologie numérique grecque de la musique. En comparaison de ses contemporains, le prévôt de Digne se montre ici fort archaïque. Il semble ignorer toutes les conceptions nouvelles, celle de la coïncidence des coups, autant que la théorie géométrique de Kepler, sans parler des essais peu rationnels de justification du senario par Zarlino. Mais ne jugeons pas trop vite. Quoi qu’il en soit, le plan du traité découle de cette attitude ; premier chapitre : abrégé de théorie mathématique des proportions ; deuxième chapitre : application de cette théorie à l’analyse des consonances ; troisième chapitre : étude des genres musicaux ; quatrième chapitre : étude des modes. Partant des mathématiques, la Manuductio progresse vers des questions dont le caractère est de plus en plus musical. Il procède ainsi un peu comme Boèce dans son De institutione musica, mais de manière plus ordonnée. Je ne reprendrai pas ici l’étude détaillée de ces quatre chapitres31. Il suffira de dire que la présentation par Gassendi de la théorie des proportions est très convenable. Les erreurs ne sont que d’inattention et peu nombreuses (pas plus de cinq) ; notre chanoine paraît à l’aise avec la terminologie en vigueur, qui, comme on le sait, ne rend pas la compréhension immédiate32. D’après le contenu, il paraît assez probable que Gassendi ait utilisé la traduction latine commentée des Éléments d’Euclide par Christopher Clavius (1574), mais rien ne permet de l’établir avec certitude. Dans le deuxième chapitre, qui applique la théorie des proportions aux intervalles musicaux, la méthode de Gassendi est encore directement inspirée des Grecs, puisqu’il emploie le monocorde, cet instrument d’analyse inventé par eux et toujours en usage au Moyen Âge. À la condition d’être suivie de près, la présentation accompagnée de la figure page 639 est tout à fait claire. Il s’agit en fait, non pas exactement d’un monocorde, mais d’un « bicorde », Gassendi faisant preuve à cet endroit d’un réel talent 31  On pourra se reporter 1) à ce que j’ai écrit à l’occasion du colloque de Digne (« Théorie de la musique et plaisir musical chez Gassendi » in Quadricentenaire de la naissance de Pierre Gassendi 1592-1992, Actes du colloque international Pierre Gassendi, Digne-les-Bains, 18-21 mai 1992, Digne, 1994, t. 2, pp. 387-396), 2) à l’Introduction de ma traduction de la Manuductio qui paraît cette année 2006, 3) à ce qu’a publié Brigitte Van Wymeersch sur ce sujet. 32   Un exemple : la proportion « superquadripartiente septièmes » ; elle désigne le rapport de 11 à 7.

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« pédagogique », car ce bicorde fait mieux voir les choses qu’un simple monocorde. L’une des cordes, fixe, fait office de référence, la longueur de l’autre varie grâce à un chevalet mobile, comme cela a lieu dans le monocorde. Cela dit, « l’ obédience » aux Grecs est presque complète ; quand Gassendi écrit que « l’on considère comme plus parfaites les consonances dont la proportion est multiple ou superparticulière », ce sont exactement les termes qu’emploie le pseudo-Euclide de la Division du canon. Pourtant, cette « obédience » n’est pas totale ; c’est très important si l’on cherche à évaluer la valeur scientifique de la Manuductio. Il y a deux raisons à cela. La première vient de ce que les tierces et les sixtes ont fait leur apparition comme consonances depuis la Renaissance et que Gassendi doit bien sûr les intégrer comme telles dans son échelle des tons. La seconde est beaucoup plus importante, j’en reporte l’étude à la fin de mon exposé, lorsque j’aurai fini de rendre compte du contenu du traité. Elle concerne la théorie de la coïncidence des coups. Le troisième chapitre, sur les trois genres de la musique, présente avec cette grande clarté qui caractérise notre auteur, les divers systèmes des tétracordes grecs, ainsi que le système des hexacordes « des Modernes », c’est-àdire le système à vingt-deux cordes de Gui d’Arezzo. Il parle aussi de la mesure du temps et des notations. Ce chapitre, pas plus que les autres, ne me semble pas contenir d’erreur grossière. Sur plusieurs questions, il reste évidemment très partiel : on sait par exemple que beaucoup de changements, fort complexes, se sont produits à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance dans le domaine des notations. Le quatrième et dernier chapitre traite de la question des modes. Gassendi commence par les modes de l’Antiquité (dorien, phrygien, etc.), pour s’arrêter ensuite longuement sur les douze modes qu’il attribue aux « Modernes ». Assez curieusement pour un homme d’Église, il ne consacre que deux brefs paragraphes aux huit modes grégoriens, qu’il explique comme étant un simple sous-ensemble des douze modes « modernes ». Il ne commet pas l’erreur de prendre pour argent comptant l’attribution des noms grecs à ces derniers. Cependant, on le comprend sans peine, son exposé ne suit pas la réalité historique, puisqu’en fait, comme on le sait, ce sont les douze modes qui dérivent des huit grégoriens par addition de quatre autres33. La suite du chapitre décrit le caractère de chaque mode, prescrit de les employer en res33   Cf. notamment Brigitte Van Wymeersch, « La théorie modale en France dans la première moitié du XVIIe siècle, les points de vue de Gassendi et de Descartes », Musurgia, vol. III/2, 1996, pp. 57-66.

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pectant ces caractères et se termine par quelques règles de composition, sans insister, puisque l’objet du traité est théorique et non pas pratique. Dans ce chapitre comme dans les précédents, Gassendi fait plutôt preuve d’archaïsme. Il ne mentionne pas les modes majeur et mineur — qui sont en train de prendre le pas sur les modes médiévaux —, ne voyant guère l’importance des tierces dans les octaves. Dans ce qui suit, faute de compétence, je ne parlerai pas plus des deux derniers chapitres. Mais venons-en à présent à la mise en perspective proprement dite de la Manuductio. Nous avons déjà vu que Gassendi accorde une grande confiance dans la théorie numérique des Grecs. Vers la fin du chapitre 2, il écrit : Il est clair que si entre deux cordes produisant le diapason on en intercale une intermédiaire, qui fera d’un côté le diapente, de l’autre le diatessaron34, l’harmonie en sera beaucoup plus agréable, si le diapente est en bas c’est-à-dire vers la première corde et le diatessaron vers celle du haut, que si on les employait de façon opposée. La raison peut en être que dans le premier cas les intervalles des consonances se trouvent selon ces trois nombres 6, 4, 3, qui sont en proportion ou en moyenne harmonique, mais que dans le second ils se trouvent selon les trois nombres 4, 3, 2, qui sont seulement en proportion arithmétique.

Sur ce point, Gassendi s’oppose à la fois à Descartes, qui, comme on l’a vu, préfère la proportion arithmétique, et à Mersenne, qui est du même avis : […] la plus agréable et la meilleure des divisions des Consonances n’est pas Harmonique, comme on l’a crũ jusqu’à maintenant, mais Arithmétique, et […] la division Arithmétique est cause de la douceur desdites Consonances35.

Au demeurant, on pourrait dire que ni Gassendi, ni Descartes, ni Mersenne n’ont raison sur ce point. L’avenir fera comprendre, en effet, que la nature de la proportion n’est pour rien dans la qualité de la consonance. Ce qui compte, c’est plutôt la quantité de « coïncidences », encore que même cette idée reste insuffisante, dès qu’on envisage de légères variations de hauteur, comme dans les tempéraments, qui entraînent tout aussi bien une disparition de toute coïncidence (cf. ci-dessus à propos de Galilée)36. Il faudra attendre 34   Rappelons que diapason, diapente et diatessaron sont les termes grecs anciens pour désigner respectivement l’octave, la quinte et la quarte. 35   Harmonie universelle, **, I Consonances, p. 97. 36   Ce qui, en l’occurrence, rend la première disposition mentionnée par Gassendi plus agréable que la seconde, c’est que l’accord formé par les trois notes de la première (par exemple ut, sol, ut) est plus consonant (il comporte l’octave ut et la quinte sol, par rapport à la fonda-

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encore longtemps pour avoir une explication cohérente du phénomène de consonance. Ce phénomène, de nature physico-physiologique, ne trouve pas sa raison dans de simples rapports numériques, ni même dans une modélisation aussi schématique que celle de la théorie de la coïncidence des coups. Mais, à propos de cette théorie, n’est-il pas extrêmement surprenant de voir Gassendi s’y référer brusquement, tout juste après le passage que je viens de citer ? Comme à brûle pourpoint, en effet, Gassendi pose la question suivante : Mais quelle peut être, d’une manière universelle, la raison des intervalles consonants ou dissonants ? Je dis que la cause semble en être que, puisque le son est produit moins par la vitesse que par la fréquence des coups de l’air, par lesquels l’oreille ou le sens de l’ouïe est frappé en un temps imperceptible, les différents coups de deux sons sont plus unis et affectent l’oreille plus doucement, quand une consonance est produite, et qu’ils sont plus dispersés et affectent l’oreille plus désagréablement, quand une dissonance est produite37.

Suivent même des descriptions d’expérience : Afin de comprendre ce qu’il en est, qu’on tende une corde quelconque de bonne longueur en y suspendant un léger poids, grâce auquel elle soit assez lâche pour que, tirée d’un côté avec le doigt puis relâchée, elle s’écarte et revienne, et fasse des allers et retours perceptibles (qui seront tous de durée égale), chacun égalant par exemple un battement d’artère. La tension demeurant la même, qu’on place en son milieu un séparateur sur lequel elle repose de telle sorte qu’une seule moitié, tirée d’un côté puis relâchée, aille et revienne : ses allers et retours seront alors deux fois plus rapides, et plusieurs d’entre eux (c’est-à-dire deux) seront égaux à un seul battement d’artère. Selon le même procédé, de cette moitié qu’on tire et relâche une seule moitié, qui sera le quart de la corde entière : nous aurons alors des allers et retours quatre fois plus nombreux, soit quatre pour chaque battement. Selon le même procédé, de cette moitié-ci qu’on tire et relâche la moitié, c’est-à-dire le huitième de la corde entière : nous aurons alors des allers et retours huit fois plus nombreux, soit huit pour chaque battement ; et ainsi de suite. Puisqu’on sera en mesure d’observer ces phénomènes sur une longue corde (on aurait pu la tendre, par exemple, entre les deux extrémités d’un balcon [pergula], on comprendra parfaitement que la même chose se produit sur une corde plus courte, c’est-à-dire mentale ut) que celui formé par les trois notes de la seconde (ut, fa, ut, contenant l’octave ut et la quarte fa, par rapport à la fondamentale ut). 37   Manuductio, [643 c2]. Sur cette question, les textes de la physique (« De sono » et « Du son » du Syntagma et de l’Abrégé) sont plus explicites que celui de la Manuductio. Cf. ma communication « Théorie de la musique et plaisir musical chez Gassendi » in Quadricentenaire de la naissance de Pierre Gassendi 1592-1992, Actes du colloque international Pierre Gassendi, Digne-les-Bains, 18-21 mai 1992, Digne, 1994, t. 2, pp. 387-396.

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que les allers et retours seront pour la même raison doublés, quadruplés, octuplés, etc., bien qu’ils soient d’une telle vitesse qu’on ne peut les observer à l’œil nu, ni les compter. Partant, lorsque la corde aura été suffisamment tendue pour qu’elle émette des sons (et principalement dans le genre de ceux des lyres), on sera en mesure de comprendre, quand la corde entière est d’abord tirée et relâchée et qu’ensuite sa moitié est de la même manière tirée et relâchée, que deux sons sont produits dont le second, c’est-à-dire le plus aigu, se compose d’allers et retours deux fois plus nombreux que le premier, c’est-à-dire [644 c1] le plus grave. Et de là, parce que le son de la moitié de la corde est à un diapason ou octave au-dessus du son de la corde entière, on comprendra que le diapason ou octave est produit par des allers et retours de la corde deux fois plus nombreux. Et, par voie de conséquence, le didiapason l’est aussi par des allers et retours quatre fois plus nombreux, le tridiapason des allers et retours huit fois plus nombreux, et ainsi de suite.

J’ai tenu à citer longuement ce passage, afin d’en montrer la qualité scientifique. À mon avis, Gassendi est ici meilleur que Mersenne, qui hésite parfois dans la compréhension du mouvement des cordes, meilleur aussi que Beeckman, qui avait prétendu démontrer la loi des cordes vibrantes « par la géométrie ». Gassendi est plus prudent38. Cet exposé inattendu de théorie de la coïncidence des coups se poursuit par un classement des consonances : À présent, puisque quand on tend deux cordes de telle façon qu’il se produise autant d’allers et retours de l’une et de l’autre, ce ne sont pas tant deux sons qui sont créés qu’un seul – raison pour laquelle on parle de leur unisson (unisonantia) –, il est établi que l’air frappé par les deux cordes et ébranlant le sens de l’ouïe n’apporte aucune dureté : les coups correspondants des deux sons fusionnant en un seul, ils s’unissent en un seul son simple et uniforme. Mais, avec deux cordes tendues de telle façon que l’une produise un diapason ou octave au-dessus de l’autre, il se produit évidemment ceci : lorsque deux coups se sont unis venant de chacune des deux cordes, un coup séparé leur succède ; mais, parce qu’aussitôt après, deux autres coups réunis succèdent à celui-ci et que cela se produit toujours alternativement, il s’ensuit que cette consonance est la plus agréable de toutes, compte tenu de ce qu’après l’unisson aucune n’est plus unie ou ne touche l’oreille plus uniformément.

38   Cf. ma communication au colloque de Digne de 1992, op. cit. Cf. aussi, P. Bailhache, « Isaac Beeckman a-t-il démontré la loi des cordes vibrantes selon laquelle la fréquence est inversement proportionnelle à la longueur ? », Revue d’histoire des sciences, XLV/2-3, 1992, p. 337-344 et « Une étape dans l’établissement de la loi des cordes vibrantes : Beeckman et Mersenne », Actes du Colloque « Les procédures de preuve, de validation et d’évaluation dans les sciences et les techniques : une approche historique » (Lille, 11-13 avril 1991), Cahiers d’histoire & de philosophie des sciences, n°40, 1992, p. 113-122.

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Vient ensuite le diapente ou quinte, la consonance la plus agréable tout de suite après l’octave, pour cette raison que, bien qu’il s’y trouve deux coups séparés, l’union s’opère à chaque troisième coup. Lui succède le diatessaron, dans lequel l’union ne s’opère qu’au quatrième coup ; puis le diton seulement au cinquième et le semiditon seulement au sixième39.

Comme on le voit, très logiquement, Gassendi adopte l’ordre : octave, quinte, quarte, tierce majeure, tierce mineure (les sixtes, quant à elles « s’approchent de très près de [l’octave] ou de la [quinte] » ; il n’en précise pas plus la position, de toute manière très bonne)40. Comme Galilée et Mersenne, il commet l’erreur de mesurer le degré de consonance par le rapport du nombre des coups coïncidant au nombre total des coups seulement du son le plus aigu, alors que, comme on l’a vu, il faudrait prendre ce rapport au nombre total des coups des deux sons. Visiblement, tous les savants se sont donné le mot! De la question du nombre 7, Gassendi n’en parle même pas, estimant de toutes manières que les consonances qu’il vient de mentionner sont les seules possibles. Au-delà, il n’y a plus assez de coïncidences pour que l’intervalle puisse être perçu comme consonant. Sur ce point donc, comme sur beaucoup d’autres, le chanoine de Digne en reste aux conceptions les plus classiques. Cette fin du chapitre 2, consacrée à la théorie de la coïncidence des coups, fait intrusion comme un élément étranger dans le reste du traité. Sa place n’est pas justifiée par le plan de l’ouvrage. On peut se demander si elle n’a pas été rapportée par la suite, ce qui ne veut nullement dire que Gassendi n’en épouse pas les idées. Quoi qu’il en soit, elle s’achève sur une bonne analyse du phénomène de la vibration par influence ; on se souvient que Descartes, Galilée et Mersenne s’étaient également intéressés au phénomène. Cela faisait partie des thèmes ordinairement traités dans les ouvrages de l’époque. Quelques lignes avant, cependant, Gassendi fait une remarque très intéressante pour juger de l’actualité de sa pensée. En effet, le premier parmi les savants de son époque, il emploie le terme de « fréquence » et rapporte au concept que ce terme désigne la détermination de la hauteur d’un son musical. Il est vrai que Galilée aussi souligne le fait ; mais Galilée n’utilise par encore le mot « fréquence ». C’est la preuve que Gassendi a parfaitement compris ce caractère   Manuductio, [644 c1]. « Du son », 205.   Gassendi ajoute encore que « les consonances composées ne semblent pas aussi agréables que les simples : c’est que de trop nombreux coups isolés s’y produisent ». Cela est évidemment faux dans certains cas, comme celui de la quinte de l’octave supérieure, qui correspond au rapport 3/1. Gassendi est sans doute allé un peu trop vite… 39

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essentiel d’un son musical. Il se montre donc ici très moderne. Il poursuit en tirant la conséquence qu’il faut donc inverser tous les rapports. Par exemple, l’octave qui correspond à 2 parce que la corde grave est deux fois plus longue que la corde aiguë, doit en fait correspondre à ½ parce la fréquence du son grave est deux fois moindre que celle du son aigu. Et pourtant, quelques lignes plus loin, voici ce qu’il ajoute : Mais, en raison de l’usage courant et parce que la comparaison des longueurs est largement plus parlante que celle des chocs ou ébranlements de l’air, on doit retenir les noms de l’inégalité majeure41.

On voit que Gassendi reste très attaché à son « archaïsme », position d’autant moins justifiée qu’il aurait suffi de prendre les intervalles montants (comme chez les modernes) et non pas descendants (comme chez les Grecs anciens) pour rétablir les proportions tout en considérant les fréquences au lieu des longueurs de cordes42. Pour affiner la mise en perspective de la Manuductio, il faudrait encore regarder les textes portant sur le son, musical ou non, dans le Syntagma philosophicum et dans l’Abrégé de Bernier. Je renvoie à ce que j’ai déjà écrit là-dessus, me contentant ici de l’essentiel. Dans ces textes de nature plus physique, Gassendi évoque explicitement la nature corpusculaire du son. L’âpreté ou la douceur peut avoir une autre provenance que les proportions arithmétiques : Il y a encore d’autres argumens […] comme de ce que le Son est agréable, ou desagreable, selon qu’il est proportionné, ou disproportionné : Car les corpuscules de Son qui entrent dans l’oreille, et qui affectent l’organe sont figurez d’une certaine maniere, et ainsi l’on peut dire qu’il en est du Son comme de la Saveur, de l’Odeur, et que toute la douceur, ou l’aspreté du Son ne vient que de ce que les corpuscules en entrant dans l’oreille flattent, ou aigrissent l’organe selon que leur superficie est ou douce et polie, ou aspre et angulaire43.

Mais si la douceur des sons provient de la figure des corpuscules, qu’estce que les proportions entre fréquences viennent ajouter à cela ? On comprend mal. En réalité, il ne faut pas assimiler purement et simplement consonance 41

1/2.

  Ibid., [645 c1]. « L’inégalité majeure » est 2, tandis que l’inégalité mineure serait

42   Bien entendu, la considération des longueurs de cordes présente le gros inconvénient d’exclure les sons des instruments à vent. 43   Abrégé, 186-187, Opera, [416 c1].

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et douceur sonore. Si la première implique bien la seconde, l’inverse n’est pas vrai, et la suite du texte montre clairement à quels sons Gassendi pense lorsqu’il parle de douceur ou d’âpreté. Ce sont ceux de la voix, consonnes et voyelles. Une description physique précise est même fournie quant à leur production. La douceur sonore se trouve ainsi avoir deux sources complètement indépendantes : d’une part la forme des atomes, d’autre part la coïncidence des coups. Il n’y a là, je pense, aucune contradiction. Sans que Gassendi ait déjà compris que les sons parlés sont constitués d’une somme de divers sons purs (sinusoïdaux) non harmoniques (son époque était encore bien loin de cette découverte), il devine que la douceur de la parole, peut-être aussi celle du timbre, relève d’une autre cause que celle des consonances. Cela n’est pas faux. En conclusion, il me semble que l’on doive admirer dans la Manuductio un texte très soigné, d’un bon niveau mathématique, très logiquement construit, excepté l’étrange « inclusion » sur la théorie de la coïncidence des coups. Dans cette partie aussi, au demeurant, Gassendi fait preuve de ses qualités d’expérimentateur et d’interprète. Il dépasse Mersenne sur certains points, n’hésitant pas comme lui dans l’interprétation des phénomènes. La Manuductio est un texte surtout tourné vers le passé, mais aussi vers l’avenir, ou du moins le présent. Peut-être a-t-il été rédigé en plusieurs fois. Une étude spécifique du manuscrit permettrait peut-être de répondre à cette question.

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Gassendi et l’HypothÈse dans la MÉthode Scientifique Saul Fisher American Council of Learned Societies Aucune méthode d’hypothèse et de raisonnement hypothétique en science ne peut être examinée de façon critique sans que soit résolue au préalable la question de ce qui sert d’hypothèse. D’un point de vue très général, des éléments très différents peuvent servir à constituer la partie hypothétique ou conjecturale de la science. Du temps de Gassendi, il était possible de recourir à des entités hypothétiques tels les tourbillons cartésiens, à de généralisations idéalisées de phénomènes telle la loi de la chute libre, à des élaborations conjecturales comme l’image céleste de Ptolémée, à des modèles explicatifs et synthétiques comme la description par Harvey de la circulation sanguine ou à de modèles précurseurs comme celui de Kepler (orbites planétaires). Tous ces éléments de nature différente ont au moins un point commun : nous les acceptons comme tels avec la promesse de pouvoir justifier leur utilisation, plus tard, d’une façon ou d’une autre. La difficulté de cette acceptation préliminaire, selon une conception toute classique, réside dans le paradoxe qui consiste à profiter des avantages – de nature explicative, déductive ou illustrative, pour n’en citer que quelques-uns – offerts par l’emploi de tels éléments hypothétiques, même si nous manquons de preuves satisfaisantes à leur sujet, et cela pour approfondir notre compréhension de phénomènes pour lesquels nous disposons réellement de preuves. Selon cette conception, nous raisonnons par hypothèse lorsque, sur la base d’une telle supposition, nous tentons de déduire des conséquences   Platon est partisan de ce point de vue. Dans le Phédon et dans la République, par exemple, il s’appuie essentiellement sur des hypothèses pour développer sa théorie des idées. 

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pour lesquelles nous devrions avoir ou pouvoir trouver des preuves empiriques. Que, par la suite nous tentions d’étayer les éléments hypothétiques grâce à des preuves plus solides et directes, voilà une tâche bien différente, et ce n’est pas une mince affaire que de trouver un tel support. Mais peu importe la démarche qui conduit à cet ultime problème ; nous devons d’abord décider de ce qui sert de conjecture initiale acceptable, dans quelles circonstances nous devons recourir au raisonnement hypothétique et à quel moment nous disposons d’exemples légitimes, c’est-à-dire à quel moment les hypothèses font progresser la connaissance scientifique. Le point de vue de Gassendi à ce sujet repose sur son présupposé selon lequel nous raisonnons à propos du monde en généralisant à partir d’expériences sensorielles particulières et en partant de conclusions relatives à des phénomènes apparents pour en déduire nos conclusions sur des phénomènes non apparents. En termes de recherche scientifique, la méthode par analogie veut que, sur la base de quelques preuves dont nous disposions, nous émettions des hypothèses sur des phénomènes pour lesquels nous n’avons aucune preuve empirique. Bien que Gassendi accepte cette méthode, il s’inquiète de la fragilité des fondements que la pure conjecture fournit à la science. Au contraire, insiste-t-il, toute hypothèse que nous envisageons comme point de départ à un raisonnement sur des sujets empiriques doit être fondée sur des apports des données sensorielles. Ensuite, nous devrions nous abstenir de considérer comme vraies ces conclusions que nous démontrons sur la base d’hypothèses, vu que de tels points de départ n’ont pas été eux-mêmes démontrés comme étant vrais. Du reste, il doute de la capacité de l’homme à connaître quelque vérité que ce soit avec certitude. En conséquence, il ne s’inquiète pas de la vérité des hypothèses, mais de leur ressemblance à la vérité ou vraisemblance qu’il considère comme étant fonction de leur adéquation empirique – prise au sens large. Tout comme nous ne devons prendre initialement en compte que les hypothèses pour lesquelles nous disposons d’un minimum de preuve empirique, nous ne devons retenir que celles soutenues par nos preuves les plus solides, et il entend inclure les preuves apportées par les signes.    Platon écrit dans le Phédon (101d) : « Si quelqu’un attaquait l’hypothèse elle-même, tu ne t’en inquiéterais pas et tu ne lui répondrais pas avant d’avoir examiné les conséquences qui découlent de l’hypothèse et vu si elles s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles. Et si tu étais obligé de rendre raison d’une hypothèse elle-même, tu le ferais de même, en posant une autre hypothèse plus générale, celle qui paraîtrait la meilleure, et ainsi de suite jusqu’à ce que tu en eusses atteint une qui fût satisfaisante (trad. fr. Émile Chambry).»

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1. Les débuts de la méthode hypothétique moderne Pour saisir la spécificité des conceptions de Gassendi en matière d’hypothèses, il est utile de rappeler qu’à son époque, le débat porte sur la question de savoir si le raisonnement hypothétique a, ou n’a pas, sa place dans le domaine scientifique. Aussi surprenant que cela puisse paraître de nos jours, l’historiographie reconnue fournit un élément de complexité supplémentaire. Le débat oppose alors les partisans du recours aux hypothèses, qui affirment la possibilité d’une connaissance a priori du monde naturel, et les adversaires des hypothèses qui nient une telle possibilité. Pour ces derniers, il n’est pas possible, en matière scientifique, de raisonner à partir d’hypothèses sans violer les principes empiristes ; car, en nous appuyant sur la spéculation ou la présupposition, nous dépassons ainsi nécessairement les données de nos observations. On a généralement associé cette position au nom de Francis Bacon (un peu moins au cours de récentes études), pour qui, selon l’interprétation traditionnelle, s’appuyer sur la présupposition ne respecte pas le principe selon lequel la recherche empirique repose sur la seule observation. Le principe général sous-jacent est que toute connaissance est fournie par les sens. En conséquence, les hypothèses ne sont que des conjectures futiles, sans fondements, impropres à poser les bases de la science. 

  Pour cette division nette, voir, par exemple, Ralph M. Blake, Curt J. Ducasse et Edward H. Madden, Theories of Scientific Method : the Renaissance through the Nineteenth Century (Seattle : University of Washington Press, 1960), John Losee, A Historical Introduction to the Philosophy of Science (Oxford : Oxford University Press, 1972) et David Oldroyd, The Arch of Knowledge (New York : Methuen, 1986). Larry Laudan, en revanche, n’accepte pas cette division, comme on le lit à la fois dans son The Idea of a Physical Theory from Galileo to Newton : Studies in Seventeenth-Century Methodology (Ph. D. diss., Princeton University, 1966a) et dans son livre Science and Hypothesis (Dordrecht : D. Reidel, 1981).    Pour défendre ce point de vue, Urbach (1987, 26) renvoie aux interprétations de Jevons, Cassirer, Cajori et Popper qui suggèrent que la science baconienne exclut les hypothèses, conjectures et spéculations. Une alternative récente (courante chez les commentateurs de Bacon) conduit à penser que, s’il rejette certaines formes de raisonnement hypothétique, il accepte les hypothèses per se. En particulier, nous ne pouvons faire une induction par inférence ampliative à moins que ce ne soit à partir de données qui a fortiori sont simplement hypothétiques ; voir Urbach (1987), Pérez-Ramos (1988), Gaukroger (2001) et Lisa Jardine, Francis Bacon : Discovery and the Art of Discourse (London : New York : Cambridge University Press, 1974). Selon Urbach, le raisonnement hypothétique de Bacon consiste en l’induction jointe à un point de vue proto-poppérien selon lequel nous testons de telles hypothèses par des données de l’observation – et si elles se révèlent fausses, nous changeons d’hypothèses. Cette

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Nous pourrions penser qu’il est peu réalisable d’éliminer du raisonnement scientifique la conjecture ou la présupposition – et nous pourrions aussi penser que cela n’est pas souhaitable s’il s’avère que la bonne science a besoin de spéculation pour aller au-delà des évidences empiriques. Telle est la proposition de ces premiers critiques modernes de la conception empiriste « dure », attribuée à Bacon et à ses disciples : il nous faut dépasser la simple induction relative aux données de l’observation, selon eux, si nous voulons saisir les causes sous-jacentes et les principes unificateurs de la science, ces derniers n’étant pas susceptibles d’être observés. La variante la plus commune et peut-être la plus naturelle de cette idée, que nous trouvons chez Kepler, Galilée, Descartes et de nombreux autres, est basée sur des principes généralement non empiristes. Nettement moins commune est la variante que nous trouvons chez Gassendi, basée sur des principes empiristes. Pour Kepler, Galilée et d’autres astronomes de leur temps, la raison principale qui oblige à reconnaître à la science un composant hypothétique légitime est tout simplement que l’astronomie ne va pas assez loin sur la base de la seule observation. Kepler démontre ses lois sur le mouvement planétaire en se fondant sur leur conformité, non seulement avec ses observations, mais avec ses conjectures d’ordre mathématique à propos de ce qu’il pense être nécessairement la structure du système solaire (telle qu’elle est décrite principalement dans sa loi des aires). Galilée, quant à lui, suggère que la science a besoin de conjecture pour fournir des approximations abstraites et imaginaires des objets physiques et astronomiques – telles que des sphères se déplaçant sur des plans, des corps en chute libre ou des planètes en orbite – dont nous

interprétation est conforme à l’idée d’Urbach selon laquelle Bacon ne reproche à telle ou telle hypothèse que d’avoir un caractère dogmatique et de servir comme base à une spéculation sans fondement, telle que nous la considérons comme « certainement vraie et ne nécessitant aucune correction » (1987, 36). De plus, Urbach suggère que, si Bacon ne bannit pas les hypothèses, c’est parce qu’il reconnaît que nous dépendons d’elles pour aller au-delà de l’évidence immédiate et des données de l’observation. C’est un point de vue dont nous verrons qu’il est très proche de celui de Gassendi. Un des problèmes que pose cependant cette interprétation de Bacon, c’est qu’elle n’explique pas bien clairement la manière dont l’induction implique le raisonnement hypothétique. C’est-à-dire qu’Urbach ne dit pas comment le fait d’avoir un principe conjectural peut se refléter dans le caractère de l’induction. Qui plus est, il se montre très soupçonneux envers la conjecture – dont il croit qu’elle pose les plus grandes difficultés dans les prémisses du raisonnement scientifique – plus de difficultés en tout cas que la méthode par inférence.

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avons besoin pour énoncer les lois qui règlent les mouvements de ces objets. Une telle conjecture nous aide à dépasser les limites déterminées de notre approche de la diversité peut-être infinie des phénomènes physiques. Pour ces savants, nous faisons appel à la méthode hypothétique parce que notre meilleure représentation du monde est imaginée (et idéalisée, pour Kepler) et que, à l’inverse de toute image que nous élaborons à partir de données faillibles concernant des phénomènes à venir, cette représentation peut être garantie comme véridique par des preuves et démonstrations analogues à celles auxquelles nous avons recours en mathématiques. Descartes propose une autre défense, non empiriste également, du raisonnement hypothétique auquel il a recours tout au long de ses écrits scientifiques. Comme Kepler et Galilée, il veut aussi une image du monde qui soit certaine et qui repose sur une démonstration solide. Mais s’il pense que nous avons besoin de la conjecture pour dépasser l’expérience, c’est que la méthode d’ « analyse » qu’il prescrit (le raisonnement qui conduit des données aux premiers principes) exige un raisonnement hypothétique, et cette méthode diffère de la « synthèse » – déduction de faits réels à compter des premiers principes – qu’il suppose comme évidente, à la lumière de la raison. Même si Descartes s’appuie sur de tels principes en les considérant comme conjecturaux, il ne les conçoit pas comme des hypothèses empiriques ; mais vu qu’ils reposent sur la base de la raison, il ne pense pas qu’ils soient conjecturaux au départ. À l’inverse, l’analyse est construite sur l’expérience, si bien que les méthodes adéquates sont empiriques – parmi celles-là, Descartes se sert du raisonnement hypothétique sous au moins deux angles. D’abord nous utilisons des modèles hypothétiques pour montrer les analogies entre des mécanismes, dont la perception nous est familière, et d’autres moins familiers, les moins 

  Galilée est couramment présenté comme interprétant ces approximations abstraites d’objets comme autant d’idéalisations (Edizione Nazionale [EN] I 298-300). Ce point de vue pose cependant problème, comme Martin Tamny l’a mis en évidence, dans la mesure où Galilée insiste sur le fait que l’astronomie et la physique s’intéressent au réel et non pas à l’idéal. On peut reformuler de façon fructueuse cette interprétation reçue de Galilée en posant que le meilleur moyen de comprendre la science galiléenne est de comprendre que les objets qu’il a définis comme imaginaires pourraient également être des objets réels (c’està-dire imaginaires de façon contingente) – par exemple, des surfaces qui n’admettent pas de friction ou des sphères parfaites – à la différence des objets idéaux (c’est-à-dire imaginaires de façon nécessaire).    Galilée ne s’est pas engagé sur la question de l’infinité du monde ; peut-être son point de vue n’était-il pas arrêté.

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familiers étant, le cas échéant, habituellement perçus de façon indirecte. C’est la stratégie employée par Descartes quand il fait appel à son analogie de la balle de jeu de paume pour expliquer l’action mécanique de la lumière dans la Dioptrique. Ensuite, nous acceptons l’existence d’entités hypothétiques pour élaborer des explications qui regroupent nos observations. Par exemple, dans les Principes, Descartes explique que la meilleure explication que nous puissions fournir des mouvements observés des planètes implique que nous admettions que, dans les cieux, la matière se déplace au gré des tourbillons. Mais, dans les deux cas, ce qui nous oblige à faire des hypothèses, c’est que nous avons besoin des postulats, quels qu’ils soient, que nos démonstrations requièrent, à condition que nous puissions montrer qu’ils sont fondamentaux ou bien dérivent de principes fondamentaux – et ces postulats ne sont pas censés provenir de l’expérience. Dans ce cas, nous nous servons de la conjecture pour pouvoir justifier ce que l’expérience ne peut fournir. Le recours à l’hypothétique repose donc sur des besoins méthodologiques que nous déterminons sur la base non pas de ce que nous savons, mais de ce que les sens ne nous permettent pas de savoir. Une alternative à ces conceptions divergentes – généralement ignorée dans l’étude historique de ce débat – consiste à défendre le recours, dans la    Voir par exemple AT VI 90-92. Cette analogie propre à Descartes est curieuse, en relation avec la théorie de la lumière de Gassendi : alors que Descartes et Gassendi soutiennent l’un et l’autre le caractère mécanique des phénomènes de la réfraction et de la réflexion, seul Gassendi le prend au sens littéral en affirmant la nature corpusculaire de la lumière. Pour Descartes, le modèle de la balle du jeu de paume peut donner une représentation corpusculaire de la lumière à même d’expliquer la réfraction et la réflexion, mais nous avons besoin d’une représentation différente pour expliquer les autres éléments qui interviennent dans la mécanique de la lumière (tel le modèle de la lumière comme bâton pour expliquer la transmission). Buchdahl affirme que ces différents modèles 1) sont inconsistants et 2) prouvent que Descartes n’a considéré aucun de ces modèles hypothétiques de la lumière comme étant le modèle dont on pouvait penser qu’il était correct ; voir Gerd Buchdahl, « Descartes’ Anticipation of a “Logic of Discovery” », in Scientific Change, A. C. Crombie (dir.) (Londres : Heinemann, 1962), 399-417. Bien sûr, Descartes ne pouvait pas les considérer tous comme vrais, s’ils étaient inconsistants. Pourtant, il est possible qu’il ait cru qu’une de ces hypothèses était plus solide que les autres. De plus, il n’est pas clair que le fait de faire appel à des modèles différents doive produire des conceptions inconsistantes de la nature de la lumière. Car si Descartes utilise chaque modèle seulement pour fournir une analogie qui lui serve ensuite à expliquer tel ou tel ensemble de propriétés mécaniques de la lumière, alors utiliser les deux modèles ne l’engage pas par rapport à l’ontologie de l’un ou de l’autre. Gassendi a moins de souplesse à cet égard, s’étant arrêté au modèle corpusculaire.

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science, à des composantes hypothétiques, et cela pour des raisons empiriques. C’est la démarche de Gassendi. D’accord en cela avec Bacon, il déclare    Comme Sophie Roux l’explique en détail, parmi les penseurs du début de l’époque moderne les philosophes mécanistes ont manifesté un intérêt particulier pour le raisonnement hypothétique. Voir « Le Scepticisme et les Hypothèses de la Physique », Revue de Synthèse (quatrième série) 2-3 (1998), 211-255. Elle met en évidence six défenses différentes du recours à l’hypothèse, dont seule une – le recours au microscope – a un caractère directement empirique. Au demeurant Gassendi en a adopté un certain nombre : 1) Étant donné les déformations des données sensorielles et les soupçons qui pèsent sur elles, il est nécessaire de recourir à d’autres sources et moyens de comprendre pour saisir complètement la nature des corps. Voir Gassendi, Opera Omnia [O] I 286b. 2) Suivant Aristote – et non pas Gassendi – nous pouvons expliquer les phénomènes qui échappent aux sens de façon satisfaisante si de telles explications « sauvent les phénomènes », valant pour tous les faits en rapport (voir Météorologie, I 7 344a 5-7). 3) Des signes sont pour ainsi dire des preuves de phénomènes imperceptibles. Voir O I 81a. 4) Les hypothèses, dans les théories physiques, sont une extension de la regula falsi des mathématiques ; on ne trouve pas ce point de vue chez Gassendi. 5) Les hypothèses, dans les théories physiques, sont une extension des suppositions ou des conjectures des astronomes ; voir Gassendi, O III (De proportione qua gravia decidentia accelerantur) 635a. 6) Les microscopes améliorent à leur manière la compréhension empirique ; voir O I 82a. En ce qui concerne la première thèse, Roux souligne le point de vue de Bernard Lamy, qui identifie des limites de notre accès épistémologique aux mécanismes cachés de la nature. Pour Lamy, nous concevons ces mécanismes seulement à travers la conjecture et par le biais d’essais de vérification – de plus, la perception supérieure dont nous disposons grâce aux microscopes et télescopes peut nous aider (voir supra 6). Très proche de cette perspective est celle que défend Gassendi. En même temps, Roux note la distinction, avancée par PierreSylvain Régis, entre les éléments observables des explications physiques (les effets perceptibles des phénomènes sous-jacents), qui permettent la description mathématique « pratique », et les éléments non observés (les causes de ces effets) qui ne se prêtent pas à la démonstration, mais seulement à des considérations « problématiques ». Roux suggère que ce que Régis veut dire en l’occurrence correspond à la notion épicurienne de la multiplication des explications possibles, dont Gassendi se fait l’écho. Les partisans de la cinquième thèse, selon Roux, renvoient aux astronomes du XVIe siècle qui travaillaient sur des hypothèses qu’ils considéraient comme incertaines à la racine, soit à cause d’un probabilisme épistémologique fondamental, soit parce qu’ils suivaient la notion ptoléméenne de modèles fictifs ; voir Jardine (1979, 146-153 ; 1984, 229-243). Comme nous l’avons vu, Descartes défend le point de vue alternatif selon lequel des suppositions fausses ou incertaines, correspondant à des données observationnelles, conduisent à des conséquences « vraies et assurées » (AT VI, Dioptique, 83). Voir infra.

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que pour pouvoir être qualifiée d’empirique, une explication doit concorder largement avec les données ; pour autant, il ne pense pas (contrairement à la conception de Bacon telle qu’elle est traditionnellement analysée) que cela doive compromettre le recours à la conjecture, en l’absence d’éléments observables, ni le recours à l’induction. En fait, Gassendi anticipe sur les conceptions de Glanvill et de Hume en observant que l’induction requiert, en réalité, une hypothèse ampliative qui ne se trouve peut-être pas dans les données disponibles ni ne peut être directement garantie par ces dernières. L’adoption, par Bacon, de l’induction comme méthode d’inférence certaine basée sur les seules données est – au moins dans son acception traditionnelle (simpliste) – apparentée à un acte de foi. Au contraire, Gassendi affirme que la valeur d’au moins une classe d’inférences inductives et de bien d’autres raisonnements fondés sur la conjecture repose sur une thèse pour laquelle, à ses yeux, nous disposons de bonnes preuves empiriques. Il s’agit ici de la thèse selon laquelle il y a une continuité physique entre les domaines perceptibles et non perceptibles, de sorte que les lois physiques régissant l’action de tous les corps ne varient pas en fonction de l’échelle de grandeur (et il en va de même pour leur perceptibilité) – quelque considérables que puissent être leurs différences à tout autre égard. La preuve empirique de cette continuité physique (et la thèse de l’invariance scalaire qu’elle tend à démontrer) se trouve, selon Gassendi, dans ce qu’on imaginait du monde de l’infiniment petit dont les progrès de la microscopie ont prouvé l’exactitude. Si une telle continuité physique caractérise tout l’éventail des corps, nous avons, selon Gassendi, de Les astronomes du début de l’époque moderne considèrent le télescope comme un moyen pour révéler les structures cachées des cieux parce qu’il permet de dépasser les limites des sens et aide ainsi à choisir entre des hypothèses concurrentes. Comme Roux le souligne, les philosophes mécanistes voient dans le microscope un moyen analogue pour révéler les structures intimes de la matière, également parce qu’il fournit des preuves en faveur de telle ou telle hypothèse. Voir infra la discussion sur le rôle de la vision améliorée et Pierre Gassendi’s Philosophy and Science (Leiden : Brill, 2005) [PGPS]. Roux suggère que ces différentes références à l’astronomie s’expliquent d’abord et avant tout, chez les philosophes mécanistes, en termes de geste rhétorique : ainsi marquent-ils leur opposition à la science aristotélicienne et à ses certitudes. Il s’agit de promouvoir un parallèle avec les pratiques reconnues d’un domaine scientifique considéré en général comme mieux établi que la théorie de la matière.   O III (Disquisitio Metaphysica adversus Cartesium [DM]) 354b-355a ; Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Lærtii (Lyon, 1649) 220-221. Gassendi, curieusement, ne marque aucun signe d’intérêt envers la grande quantité de preuves allant dans le sens de la réfutation que produit le microscope à cet égard.

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bonnes raisons d’accepter la méthode qui consiste à inférer des propositions concernant le non perceptible à partir de propositions concernant le perçu10. De telles inférences sont, par nécessité, conjecturales ; mais Gassendi juge que c’est bien ce genre de conjectures ou d’hypothèses que nous devons prendre en considération, par principe, à partir du moment où elles sont enracinées dans l’expérience. Ce qu’il trouve particulièrement excitant, c’est que ces conjectures particulières signalent que le modèle de l’explication mécanique du domaine du visible s’applique, sans changements, à des domaines moins visibles11. 10

  Un des problèmes potentiels ici réside dans la possibilité de donner une démonstration, empirique ou autre, d’une telle continuité physique, c’est-à-dire la thèse concomitante de l’invariance scalaire. Cette thèse, du reste, est un élément de la thèse plus générale de « l’homogénéité » dont Pyle (1995) pense qu’elle se trouve au cœur de l’atomisme mécaniste depuis l’Antiquité. Cette thèse implique que les corps sont suffisamment semblables, au niveau de leur taille, de leur forme et de l’ensemble de leurs traits pour que leurs actions obéissent toutes à la même classe de lois physiques. 11   Il y a ici des points communs avec ce qui a conduit Descartes à développer une méthode hypothétique, mais il y a au moins une différence. Descartes pense que nous avons besoin de modèles hypothétiques comme celui de la balle du jeu de paume pour rendre compte de l’action des corpuscules de lumière parce que, les sens ne pouvant pas nous donner d’information sur les corpuscules de lumière, nous sommes obligés d’inventer une histoire raisonnable pour pallier ce manque. Gassendi pour sa part pense que ce genre de modèle est utile pour expliquer ce qui est perceptible : nous prenons ce que nous percevons effectivement comme pouvant indiquer ce que nous ne percevons pas. En un mot, nous incorporons des hypothèses à nos explications physiques à condition qu’elles soient fondées sur l’expérience et confirment le rôle des sens comme source d’information, y compris s’agissant de choses que nous ne pouvons pas percevoir directement. Roux (1998), suivant Larry Laudan (« The Clock Metaphor and Probabilism : The Impact of Descartes on British Methodological Thought, 1650-65 », Annals of Science 22 (1966b), 73-104), présente le point de vue contraire, faisant appel à la métaphore de l’horloge selon laquelle notre incapacité à comprendre les fonctionnements internes des mécanismes artificiels – et par extension des mécanismes naturels – est seulement un trait contingent de la profondeur actuelle de notre expérience. Cette métaphore contient la promesse que nous comprendrons un jour peut-être les mécanismes sous-jacents, alors que Gassendi est plus pessimiste, citant les limites de l’entendement humain (234 ; q.v. O III (Lettre à Cherbury) 413b ; O III (DM) 312b et la traduction de Rochot (Bernard Rochot, Disquisitio Metaphysica (1644), Paris : J. Vrin, 1964 [R]) 188 ; O I 125b-126b). Pourtant ce pessimisme, dans ces passages, est contrebalancé par un optimisme pour ce qui est de la connaissance des choses cachées, possible par le biais de véritables inférences – y compris le recours aux signes. Ne pas adopter la certitude telle que la conçoit Descartes, à la portée de l’homme et disponible, ne revient pas à désespérer de toute connaissance. Bien plutôt, ce probabilisme est un modus

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2. De la nécessité d’avoir des bases empiriques et des moyens d’y parvenir La définition que Gassendi donne de « l’hypothèse » nous permet de mieux cerner le genre de raisonnement hypothétique qu’il approuve. Selon une de ses formules, une hypothèse est « une invention qui est probable et adaptée aux calculs.12 » Gassendi, attaché comme il l’est à l’emploi courant à son époque du mot probabilis, veut dire ici moins « vraisemblable » que « non prouvé et pourtant plausible », et cette notion comporte l’idée suivante : « susceptible d’être prouvé ». Dans le passage qui contient cette formule, il examine une hypothèse astronomique abstraite, à savoir que le mouvement des astres dans l’éther serait la cause du mouvement de la Terre. Il apparaît donc que le terme de calculum ne revêt pas une acception purement mathématique (car un calcul purement mathématique ne servirait à rien pour ce qui est de déterminer la nature physique de ce qui déplace notre globe), mais désigne plutôt des descriptions quantifiées des phénomènes observés qui, parce qu’ils peuvent être décrits de la même manière quel que soit le moment de l’observation (c’est-à-dire qu’ils sont « projectibles à travers le temps »), méritent d’être retenus pour confirmer un modèle donné (c’est-àdire une « hypothèse ») ou pour dériver de lui. Cette méthode pratique peut être généralisée et être utilisée, au-delà de l’astronomie, pour déterminer la validité d’une nouvelle proposition. Qu’il accepte ou non ce sens plus général du terme calculum, Gassendi adopte au moins le type de raisonnement à partir d’hypothèses qui consiste à tirer des inférences à partir de conjectures dont nous pensons qu’elles ne sont pas seulement plausibles et que nous acceptons parce que nous pensons qu’elles faciliteront nos calculs et déterminations. En revanche, il n’affirme pas que les hypothèses nous donnent une représentation vraie et précise des phénomènes. De fait, dans la Disquisitio, Gassendi en explique la raison dans un passage où il rappelle à Descartes l’antique prudence des sceptiques s’agissant du recours aux hypothèses en géométrie et en astronomie. Il écrit que les Anciens : […] élevaient des doutes sur le mode de démonstration au moyen d’hypothèses, non pas quand celles-ci servaient à faire naître l’attention et à produire la découverte opévivendi qui permet une certaine saisie scientifique des mécanismes cachés – et notamment ce qui nous autorise à mener nos recherches en général. 12   Ut paucis dicatur, tum sapuerimus, cùm quælibet Hypothesis pro eo, quod erit, habita

fuerit, scilicet pro inuento quodam probabili, accommodatque ad instituendum calculum; &, quod superest, rei veritas sibi ipsi fuerit permissa. O I 630b.

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rée, mais quand elles étaient considérées comme tellement assurées et conformes à la nature que les choses ainsi supposées passaient pour être absolument telles qu’on les supposait13.

Quelque plausibles ou vraisemblables que puissent paraître nos conjectures, il est dangereux de les prendre pour vraies sans autre examen, car nous pouvons manquer de preuves ou même de tout témoignage en leur faveur. Gassendi critique un argument qu’il attribue à Descartes – en faveur de la méthode qui consiste à ne conserver que les hypothèses dont nous pensons qu’elles sont nécessairement vraies – en signalant que ce qui relève de la pure conjecture ne peut, par définition, être indubitable. Cette interprétation rappelle la conception que Gassendi attribue aux sceptiques, à savoir que nous pouvons donner un rôle instrumental à des propositions hypothétiques dans une démonstration, à condition de prendre soin de vérifier la pertinence de chacune : […] vous ne les verriez pas [les sceptiques] faire d’instances contre les Démonstrations ou les principes simples, naturels, qui n’ont rien d’hypothétique ni d’imaginaire ; mais seulement contre les hypothèses proprement dites, sur lesquelles ils posaient d’abord cette question : Doit-on admettre telle chose par hypothèse ? 14.

C’est une chose de s’interroger, en général, sur la légitimité du recours à l’hypothèse, et c’en est une autre, bien différente, de se demander si telle proposition particulière est une hypothèse acceptable. L’idée est que les sceptiques ne se préoccupent pas de savoir s’il faut ou non utiliser des hypothèses pour générer des démonstrations et des anticipations. Ils s’inquiètent plutôt de voir que nous pourrions prématurément affirmer la vérité et l’exactitude de nos conjectures (d’où ils récusent toute idée d’un « principe clair et naturel » de nature hypothétique) ou bien ne pas examiner en détail si nous avons raison « d’accepter par hypothèse » une proposition donnée15. Leurs adver13

 O III (DM) 384a ; R 510-512 ; voir aussi O I 84.  O III (DM) 384a ; R 512. Gassendi peut accepter, au minimum, de voir dans telles ou telles suppositions des constatations hypothétiques ; mais il n’en adopte pas moins en même temps l’attitude sceptique qui consiste à prendre en considération avant tout le caractère hypothétique d’un grand nombre de constatations et donc de ne pas les accepter comme pouvant fonder l’édifice de la connaissance. 15   Les sceptiques apprécient ce genre de résultats à cause de leurs propriétés « stimulantes » ou « révélatrices » – qui les caractérisent, même quand ils sont faux. Gassendi, comme nous le verrons, ne partage pas ce point de vue parce qu’il pense que ces jugements que nous trouvons stimulants ou révélateurs approchent également la vérité d’une certaine façon. 14

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saires « dogmatiques » – c’est-à-dire principalement les stoïciens – déclarent que nous sommes fondés à accepter comme vraies les propositions basées sur des hypothèses dans la mesure où nous considérons nos présupposés hypothétiques comme vrais. À leurs yeux, la méthode qu’ils développent permet de mettre en place des systèmes de croyances sans avoir besoin de se soucier de leurs fondements, ni au début ni à la fin de la démonstration. Le point de vue sceptique, que Gassendi adopte ici, implique au contraire que, si la vérité de nos suppositions initiales n’a jamais été démontrée, alors la vérité de toute proposition fondée sur elles ne peut pas l’être non plus16. On retrouve ici, et de façon précise, le débat antique, bien qu’il y manque la clef de la conception stoïcienne, à savoir que c’est dans le but de mettre en place des systèmes cohérents que nous pouvons accepter des preuves sur la base de suppositions par ailleurs non justifiées. C’est cet objectif avant tout qui nous incite à adopter des systèmes basés sur des axiomes17. Malgré les défauts de ce point de vue de Gassendi, il est novateur dans le contexte de son époque ; par ailleurs il est clair qu’il ne se confond pas avec celui des sceptiques. Car, tout en estimant que nous ne devons pas raisonner sur la base d’hypothèses dépourvues de preuves empiriques, il approuve l’utilisation, dans des démonstrations empiriques, d’hypothèses non prouvées, à condition que 1) il existe quelques preuves qui puissent les justifier, 2) nous différions notre jugement dans l’attente de ces preuves et 3) nous admettions, en conséquence, notre incapacité à les admettre comme vraies. C’est parce qu’il insiste sur le respect du premier point que Gassendi se sépare des sceptiques. Les deux dernières conditions prises isolément renvoient au point 16

 O III (DM) 384a ; R 510.   Les sceptiques, au contraire, ne veulent même pas de mathématiques ou de géométrie fondées sur des axiomes, pour la simple raison que de tels axiomes auraient leurs référents hors de la réalité et donc ne renverraient pas à une chose particulière que nous pourrions connaître. Mais Gassendi rejoint les sceptiques sur ce point et rappelle la suggestion d’Aristote selon laquelle nous pouvons poser, par exemple, que la ligne est une longueur sans largeur à partir du moment où nous ne nous intéressons qu’aux seules propriétés de la longueur, et non pas à la largeur ni à quoi que ce soit d’autre (O I 84). Plus généralement, il peut y avoir des raisons formelles ou conceptuelles de stipuler des postulats dépourvus de référents dans la réalité ; de tels postulats seraient acceptables à partir du moment où ils sont clairement définis et que nous les jugeons significatifs pour notre théorie. Tandis qu’un tel raisonnement rend compte ici de manière plausible des intuitions de Gassendi, il est également important de rappeler qu’il avait une conception extrêmement orthodoxe des sortes de propriétés mathématiques et géométriques qui ont des référents dans le monde réel. 17

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de vue des sceptiques, sans être pour autant des conditions dont le respect pourrait autoriser le recours à des hypothèses non vérifiées. Ce point de vue s’oppose aussi au Discours de la méthode où Descartes déclare que nos affirmations justifiées découlent en partie d’axiomes, de principes de base ou d’autres croyances fondamentales qui – bien que nous manquions de preuves empiriques – sont évidentes à la lumière de la raison – et sont, ainsi, définitives et non provisoires18. On retrouve un faible écho de cette conception cartésienne chez Gassendi quand il déclare, dans l’Institutio, que les découvertes scientifiques progressent grâce aux preuves démonstratives. Et pourtant, même là, il concède que bon nombre de ces preuves conduisent à des propositions qui sont loin d’être sûres, car les prémisses sur lesquelles elles reposent sont elles aussi incertaines. En outre, Gassendi se singularise en déclarant que, bien que nous devions ajouter des preuves complémentaires pour pouvoir, en fin de compte, prouver ces hypothèses, ce n’est pas la quantité de preuves qui nous permettra de les qualifier de définitivement vraies. Alors que Descartes affirme que les fondements du raisonnement scientifique ne sont sûrs que s’ils sont indubitables, Gassendi estime que tout point de départ d’un raisonnement scientifique est sûr à condition d’être fondé sur les meilleures preuves expérimentales et d’observation disponibles. Témoin de cette conception de Gassendi l’insistance qu’il met dans l’affirmation que 18

  Il est capital de faire le départ entre les conceptions méthodologiques que Descartes développe à l’origine et celles qu’il en vient à défendre par la suite. Dans les Principes, Descartes suggère que des hypothèses dépourvues de bases fondatrices peuvent effectivement contribuer à la phase analytique (empirique) d’une recherche scientifique. De fait, Roux (1998, 220) suggère que la méthode cartésienne dans son ultime formulation ne requiert même pas de certitude pour ce qui est des propositions tirées des certitudes métaphysiques, étant donné le grand nombre de propositions de ce type qui peuvent être déduites de cette manière ; voir PP III § 4, AT IX-2 105, VIII-1 81. Pourtant, à tout bien considérer, Descartes manifeste une nette préférence pour la certitude : il juge que de telles hypothèses manquant de base dans des vérités fondatrices méritent d’être retenues si elles s’accordent avec le cadre déductif de la phase synthétique. Par exemple, le modèle de la balle du jeu de paume et les tourbillons entrent parfaitement dans le cadre des Principes, parce qu’ils ne sont plus hypothétiques (individuellement et littéralement), mais tirés, par la déduction, de principes d’un rang plus élevé. Et dans les cas où les certitudes métaphysiques ont différentes conséquences possibles, nous devons nous tourner d’abord vers les principes généraux pour nous aider à sélectionner seulement les explications valables. Ce n’est qu’après avoir épuisé ce genre de possibilités que nous pouvons nous occuper des preuves tirées des sens et en dernier ressort nous pouvons prendre en considération de multiples apports possibles ; voir PP III §132, AT IX-2 185, VIII-1 185.

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nous devons rechercher dans les données fournies par l’expérience les preuves permettant de justifier les éléments hypothétiques de la science. C’est dans ce sens que Gassendi fait l’éloge de Tycho Brahé en qui il voit un astronome exemplaire parce qu’il base ses hypothèses euristiques sur une observation précise et une détermination soigneuse des mouvements des corps célestes : [Tycho] était tout à fait disposé à soumettre l’observation aux calculs […] afin de déterminer les différentes positions de chaque planète et afin d’explorer avec cohérence ces hypothèses imaginées et de les corriger, sauf si les observations relevées ne correspondaient peut-être pas à d’autres qui fussent encore meilleures, et cela pour que puissent être créées des Tables de ce genre, selon lesquelles les mouvements constatés seraient en parfait accord avec le ciel ; tel était son vœu unique et suprême19.

En revanche, il s’en prend à l’astronomie de Jean-Baptiste Morin qu’il qualifie d’occulte car basée sur des hypothèses et des cartes du ciel que Morin fabrique sans se soucier de commencer par observer. Dans sa polémique avec Morin, il écrit : […] vous avez formulé des hypothèses et dressé des Tables à propos desquelles il n’est rien à dire ; vous n’avez jamais fait d’observations. Jamais vous n’avez travaillé à l’élaboration d’hypothèses à compter de quelque observation, ni sur les vôtres, ni sur celles de quiconque. […] Vous n’avez jamais bâti de Tables sur une quelconque hypothèse. Que peut-on penser de vous sinon ceci : PARTURIENT MONTES20 […]. Lorsque quelqu’un ouvrira votre livre et n’y trouvera que quelques petits fragments, d’une quinzaine de jours chacun, et le tout écrit dans un bureau sans examiner le ciel : votre argumentation sur les longitudes, avec le Traité sur l’Équation du Temps, concerne-t-elle aussi les parallaxes et les réfractions ? Pourra-t-il croire que cela contient l’Astronomie tout entière, reconstituée dans son intégralité21 ? 19  O V (Vita Tychonis Brahei) 460a et la traduction de Peyroux (Vies de Tycho Brahé, Copernic, Peurbach et Régiomontanus, Paris : Albert Blanchard, 1996 [VT]), 158. De fait, Gassendi conclut de ses propres observations astronomiques que, en dépit du discrédit que Kepler a en partie jeté sur les observations de Tycho, ses cartes étaient pour l’essentiel d’une très fine précision. 20   Parturiunt montes, nascetur ridiculus mus (Horace, Ars Poetica, 139) : les montagnes vont accoucher, il en naîtra une souris. 21   Recueil de lettres des sieurs Morin, de La Roche, de Neuré et Gassend, en suite de l’Apologie du sieur Gassend touchant la question : « De motu impresso a motore translato… » (Paris : A. Courbé, 1650), 134-135. Quinze ans plus tôt, Morin inclut une lettre de Gassendi dans un volume qu’il publie pour essayer de promouvoir la solution qu’il a proposée au problème des longitudes ; voir Lettres escrites au Sr Morin par les plus célèbres astronomes de France, approuvant son invention

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Gassendi reproche à Morin de ne même pas emprunter les observations d’un autre pour servir de fondements de ses hypothèses et de ne pas dresser des tables célestes sur la base d’hypothèses en bonne et due forme. Si Morin et d’autres astronomes de salon ne font pas ce travail préalable de scruter les cieux, ils devraient pour le moins formuler leurs hypothèses sur la base de données empruntées – à ceux qui scrutent le ciel – et ils devraient préparer leurs cartes en conséquence. Tout répétant que nous sommes incapables de justifier quelque conjecture que ce soit à moins de bases fournies par des données expérimentales, Gassendi procure néanmoins un grand nombre de preuves non empiriques (théologiques, historiques et philosophiques) en faveur de son propre système physique, et en particulier de son atomisme. Pour autant il nourrit de grands espoirs de pouvoir l’asseoir sur des arguments empiriques. Plus généralement, son idée est que nous avons des raisons fondées sur l’expérience pour formuler des hypothèses sur les choses (telles que les atomes), hypothèses qui, par définition, n’ont pas d’apparences qui leur correspondent. Selon Gassendi, nous avons besoin de telles hypothèses pour comprendre la structure sous-jacente du monde malgré la perception limitée que nous en avons. Étant donné ces des longitudes, contre la dernière sentence rendue sur ce subject par les sieurs Pascal, Mydorge, Beaugrand, Boulenger et Hérigone, commissaires députez pour en juger, avec la response dudit sieur Morin au sieur Hérigone, touchant la nouvelle méthode proposée par iceluy Hérigone… (Paris : Chez ledit Sieur Morin, 1635) ; v. aussi Monette Martinet, « Gassendi, J.-B. Morin et le Secret des Longitudes », in Pierre Gassendi. Actes du colloque International Digne-LesBains, 18-21 mai 1992 (Société Scientifique et Littéraire des Alpes de Haute-Provence n° 321322, 1995) volume II, 397-410. Gassendi ne lui avait pas écrit cette lettre dans l’idée qu’elle soit publiée, et ce fut le point de départ d’une dispute longue et acrimonieuse entre les deux philosophes. La lettre de Gassendi, dans le Recueil, marque son rejet définitif de l’astrologie judiciaire de Morin et – comme on le voit d’évidence dans le passage cité ici – son rejet de la justification que Morin apporte à son explication des longitudes. Dans son Discours inaugural au Collège royal, pourtant, Gassendi a des mots bien plus conciliants. Les engagements indéfectibles de Morin – en faveur de l’astrologie, de la théorie de la matière aristotélicienne et du géocentrisme – lui inspireront ultérieurement de nouvelles critiques contre Gassendi. Dans ses Alæ Telluris Fractæ (1643), il s’en prend au De Motu de Gassendi (si bien que la troisième lettre du De Motu, publiée bien après les deux premières, constitue la réponse de Gassendi) ; et dans sa Defensio svæ dissertationis de atomis & vacuo aduersus Petri Gassendi philosophiam Epicuream (Paris, 1651), il conteste l’atomisme. L’animosité de Morin était si grande qu’il est dit avoir convoqué les étoiles pour prévoir la mort de Gassendi en 1650 ; voir Jacques Halbronn, « Pierre Gassendi et l’astrologie judicaire. Approche bibliographique », in Société scientifique (1995), volume II, 255-270, esp. 260-261.

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limites, quelles pourraient être ces raisons ? Selon la théorie des signes, nous parvenons à de telles hypothèses en déduisant des propositions sur cette partie non évidente de la structure du monde sur la base de propositions relatives à la partie évidente, soit en raison de la régularité des correspondances entre les manifestations des deux parties en question (c’est-à-dire des inférences par signes mémoratifs), soit parce que nous ne pouvons pas concevoir l’existence de ce qui est évident sans que existe le non évident (c’est-à-dire les inférences par signes indicatifs). Tout au long de la Physica et de la Disquisitio, Gassendi tente de justifier de telles inférences en suggérant qu’il existe de bonnes raisons physiques et historiques de croire que les correspondances que nous postulons pourraient être régulières et productives. Sous les auspices de son empirisme global, il faut faire appel à l’expérience pour défendre ces correspondances – qui sont, après tout, d’autres hypothèses. À cet effet, Gassendi vante les mérites de la théorie optique qui est à la base des microscopes et des télescopes en tant qu’extensions de notre perception visuelle, ainsi que les expériences qu’ils nous ont permis d’effectuer avec succès. En l’occurrence, Gassendi tâche de démontrer que des instruments tels que le microscope et le télescope ne peuvent échouer à préserver l’information pendant la transformation de la trajectoire de la lumière qui porte cette information, même si cette conservation se fonde sur les règles qui nous servent traditionnellement à interpréter nos données visuelles brutes. Une telle conservation est requise pour que ces correspondances soient fiables et précises, selon sa théorie des données visuelles qui sont, selon lui, de l’information transmise par le moyen matériel des corpuscules de lumière. En un mot, sa défense empirique de la correspondance entre l’évident et le non évident consiste dans l’affirmation que, quelle que soit l’image qui nous parvient à l’œil nu, nous devrions pouvoir la grossir afin d’obtenir des détails plus fins de l’image. De telles images devraient être dépourvues de tout changement optique significatif, hormis ces déformations que nous pouvons corriger par la manipulation traditionnelle des données22. Une telle garantie 22   Un exemple bien connu de ce type de manipulations habituelles consiste à prendre en compte la parallaxe dans les observations astronomiques. Gassendi fait l’éloge des progrès effectués par Tycho dans ce domaine ; O V (Vita Tychonis Brahei) 474b-475a ; VT 184-185. Gassendi décrit en détail un autre exemple de transformation optique, bien plus controversé, dans sa description de la variation apparente de la grandeur du soleil en fonction de l’heure de la journée (De Apparente Magnitudine). Il impute toutefois chacun de ces changements

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de la continuité en dépit du changement d’échelle nous permet d’avoir des représentations tout aussi valables du monde infra-visible ou supra-visible que nous en avons du monde visible. Ce qui relie la microscopie à la téléscopie et ce qui nous permet d’accepter le grossissement pour augmenter notre perception visuelle en excluant toute perte d’information perceptuelle, c’est que dans les deux cas, il y a une augmentation du nombre de particules d’une image (pour l’exprimer dans les termes atomistes qui sont ceux de Gassendi : il y a une augmentation des éléments de la configuration qui correspond à l’image) qui parviennent jusqu’à l’œil. Si une chose nous semble plus grande qu’auparavant lorsque nous nous approchons d’elle, c’est parce que nous avons augmenté la portée des informations dont nous disposons à son sujet. En conséquence, nous pouvons faire une évaluation généralement plus précise de sa nature (mais pas nécessairement de sa taille). Pour Gassendi, ce genre d’augmentation n’est pas illimité. Il arrive un moment où notre évaluation de la taille d’un objet devient moins exacte, comme lorsque nous nous plaçons trop près d’un objet ; dans ce cas, nous ne pouvons plus juger de sa taille de manière raisonnable. En revanche, notre représentation globale de petits objets ne peut que devenir plus précise au fur et à mesure où cette proximité plus grande améliore notre perception à la fois des parties qui étaient déjà visibles et des parties nouvellement visibles. Qui plus est, en vertu d’un tel perfectionnement, l’agrandissement mécanique intensifie également l’exactitude de notre représentation de ce qui n’était pas visible auparavant23. plus aux conditions générales de l’environnement qu’à l’emploi de lunettes grossissantes. Bloch souligne que, pour Gassendi, ce genre de problèmes est constant dans l’observation astronomique ; voir Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye : Martinus Nijhoff, 1971), 17-18. 23   Roux (1998, 241), suivant Meyerson, suggère la contraste suivante : la télescopie (et les hypothèses astronomiques qu’elle tend à démontrer) repose sur notre explication de propriétés analogues par des propriétés analogues – il n’y a pas de différences qualitatives ni de différences de genre entre le mouvement des corps terrestres et celui des corps célestes. Les principales différences résident dans la taille et la distance des objets observés. D’autre part, la microscopie (et les hypothèses mécanistes qu’elle tend à démontrer) repose sur nos explications des propriétés A par référence à B, où A et B peuvent être de genre différent ; voir Émile Meyerson, Identité et réalité (Paris : Vrin, 1951), 334 sqq. Il n’est pas évident que Gassendi ait une notion valable de la manière de procéder, en terme causal ou explicatif, d’un ensemble de propriétés au suivant. En cela il n’est pas pire que la plupart des autres philosophes mécanistes quoique l’on puisse également avancer que de nombreux astronomes de son époque ne valent pas mieux, en ce qu’ils acceptent par principe la notion de différences de

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S’il est vrai que Gassendi peut être critiqué pour son optimisme prématuré à l’égard des potentialités du microscope24, il n’en reste pas moins qu’il identifie dans ce passage un cas où le grossissement contribue assez clairement à rendre valables nos conjectures sur le monde naturel. Ce qui nous permet de dire que nous pouvons justifier nos hypothèses très détaillées sur les mites, par exemple, c’est que nous fondons nos hypothèses sur des descriptions établies grâce au microscope de parties non visibles à l’œil nu. Gassendi suggère donc la règle selon laquelle les hypothèses empiriques qui se veulent plausibles devraient pouvoir être assises sur des preuves fondées sur la perception, même si les hypothèses en question sont supposées nous renseigner sur des objets que nous ne pouvons percevoir sans grossissement. Une telle règle, pense-t-il, renvoie aux bonnes raisons que nous avons (à savoir la déformation minimale et le succès dans les découvertes) de croire que le fait d’améliorer la perception par le grossissement préserve la nature des images (voire, peut-être, d’autres données) que nous grossissons et dont nous considérons par conséquent qu’elles sont significatives ou bien ont valeur de preuve25. Si, d’autre part, nous ne pouvions apporter à l’avance au débat une telle preuve fondée sur la perception, alors nous n’aurions aucune raison de considérer des hypothèses portant sur le non visible comme autant de points de départ permettant de « calculer » ou de déterminer la validité d’autres propositions. Mais c’est ici qu’entre en scène la précaution de Gassendi empiriste : même si une telle preuve est bel et bien produite, nous ne sommes pas pour autant nécessairement autorisés à considérer les propositions basées sur des hypothèses comme étant vraies, puisqu’elles sont faites à partir de la conjecture, et non pas à partir de vérités. En outre, comme nous allons le voir, cette réticence s’applique également aux critères que Gassendi met en place pour juger une hypothèse en tant que genre entre le mouvement terrestre et le mouvement céleste (Gassendi étant lui-même à cet égard une exception remarquable). 24   Curieusement, son optimisme concernant les potentialités du télescope est mieux justifié, une fois encore par des références aux succès passés, et non pas à son point de vue sur les déformations et corrections optiques. 25   Sur ce point également, Gassendi trouve que ces raisons sont irréfutables, parce qu’elles sont des preuves en faveur de la régularité des correspondances entre les phénomènes évidents et non évidents, et de la productivité, dans la pensée scientifique, des constatations de la viabilité des telles correspondances. Selon sa théorie des signes, de telles correspondances nous permettent d’inférer des propositions sur les phénomènes non évidents à partir des propositions établies sur les phénomènes évidents – en l’occurrence les descriptions établies grâce au microscope ou au télescope.

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point de vue admis à juste titre (c’est-à-dire qui fait partie du noyau dur de nos croyances scientifiques), cette règle signifiant que jamais aucune preuve ne suffira pour considérer d’une hypothèse qu’elle est vraie. 3. Adéquation empirique ou vérité ? La via media de Gassendi Cette suggestion – que les hypothèses que nous retenons après test empirique manquent néanmoins des preuves suffisantes pour être regardées comme vraies – renvoie à la perspective traditionnelle qui dicte que les hypothèses, en tant que propositions, ne font pas partie des choses auxquelles nous pouvons attacher une valeur de vérité définitive. Cette perspective, et la position inverse qui dit que les hypothèses (là encore, en tant que propositions) peuvent être simplement vraies ou fausses, sont les fondements respectifs des deux points de vue adverses – et ce d’un bout à l’autre de l’histoire de la pensée méthodologique – au sujet de ce que signifie poser ses hypothèses. La première position, qui soutient le point de vue d’une sorte de « pure adéquation empirique » (PAE), énonce que Sont acceptables les hypothèses qui nous permettent de comprendre nos données empiriques (« enregistrer les phénomènes » qui nous apparaissent), bien qu’elles ne puissent réellement être vraies (ou fausses).

Cette position comprend tout un éventail de propositions, et non pas des théories en soi, quoiqu’elle soit de façon très évidente apparentée à l’instrumentalisme classique, exprimé notamment dans des contextes anciens et modernes relatifs aux théories de l’astronomie selon Ptolémée. Le second point de vue (V) soutient que la vérité en soi joue un rôle crucial dans l’élaboration de celles des théories sur le monde qui sont justifiées, affirmant que Sont admises les hypothèses dont nous savons qu’elles sont vraies, et nous savons qu’elles sont vraies parce que nous les admettons sur la base de preuves incontestables.

Cette position – qui, encore une fois, porte sur des propositions, et non pas sur des théories – est proche du réalisme classique qui s’oppose à l’instrumentalisme26. La perspective de Gassendi, bien qu’elle ressemble à une 26

  La différence entre PAE et V d’une part, et l’instrumentalisme et le réalisme de l’autre, consiste avant tout dans le fait que le premier couple renvoie à une distinction épistémique, et le second à une distinction métaphysique. Pour autant que nous puissions dire de théories qu’elles sont vraies – et les savants des débuts de l’époque moderne le font souvent – nous parlons en fait de la valeur vraie des propositions qui les constituent.

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perspective traditionnelle de PAE, représente en réalité une troisième voie, bien distincte des deux autres. Il propose que nous admettions une hypothèse donnée – en raison de son exactitude ou vérité – parce que (en tant que proposition) elle s’approche plus de la vérité, c’est-à-dire est plus vraisemblable, qu’aucune des propositions concurrentes. Cette identification n’a pas un fondement qui soit incontestable, et elle ne dépend pas non plus d’une adéquation avec les données empiriques brutes, c’est-à-dire les données accessibles aux sens. Au contraire, ce qui justifie que l’on admette une telle hypothèse est la force relative de la totalité des preuves en sa faveur27. Kepler va clairement au-delà des affirmations traditionnelles de PAE et de V, en ce qu’il soutient qu’il existe, en plus de ce qui est observé directement, des critères physiques qui permettent de choisir entre des hypothèses concurrentes (dans ce contexte, « critères physique » peut signifier des propositions substantielles de la métaphysique, de la dynamique ou de la théologie – sujets que Kepler distingue tous nettement de la géométrie telle qu’elle est employée dans les modèles prédictifs, ainsi que les preuves tirées de l’observation au télescope)28. Kepler est quelque peu agnostique lorsqu’il juge que les hypothèses que nous admettons sont vraies ou, comme l’exprime Jardine, simplement

Les questions épistémiques et métaphysiques ont beau être manifestement liées, elles ne reposent pas sur la même base. Ainsi est-il compliqué de dire « c’est peut-être vrai mais je n’y crois pas » ; il l’est donc moins de dire « c’est peut-être réel, mais je n’y crois pas. » En tout cas, alors qu’il est indubitablement utile de rappeler les affinités entre le couple épistémique PAE / V et le couple métaphysique instrumentalisme / réalisme, la question de savoir si ceux que nous définissons comme instrumentalistes ou réalistes dans les débuts de l’époque moderne est controversée, et cette distinction est souvent critiquée comme ayant été construite rétrospectivement, à l’époque moderne, à la manière de Duhem ; voir Robert S. Westman (éd.), The Copernican Achievement (Berkeley : University of California Press, 1975). 27   Gassendi pense que la force relative des hypothèses doit être jugée en fonction d’autres éléments et que tous ces éléments contribuent à constituer celle qui passe pour être la meilleure parmi les alternatives possibles. Pour une discussion sur cette stratégie élargie – une marque de « l’inférence à la meilleure explication » – voir PGPS (2005). 28   Kepler, Apologia Tychonis contra Ursam, in Joannis Kepleri astronomi opera omnia, Ch. Frisch (ed.), Francfort-sur-le-Main et Erlanger, Heyder & Zimmer, 1858, I : 240 ; cf. Nicholas Jardine, The Birth of History and Philosophy of Science: Kepler’s A Defence of Tycho against Ursus, with Essays on its Provenance and Significance (Cambridge : Cambridge University Press, 1984) et Rhonda Martens, Kepler’s Philosophy and the New Astronomy (Princeton : Princeton University Press, 2000), en particulier 59-62.

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« confirmées à tous les niveaux »29. Il n’est donc pas question de situer sa position comme clairement opposée à V – et en fait, Jardine interprète la conception de Kepler comme une sorte de réalisme30. Comme le fait remarquer Jardine, Kepler ne peut satisfaire les sceptiques – qui sont à la recherche d’un critère qui permettrait de juger de la vérité d’une hypothèse – parce que les critères substantiels qu’il définit ne relèvent pas de l’observation et qu’il n’explique pas en quoi ils pourraient conduire à la vérité. Si Kepler croit en une forme, atténuée, de V, il s’inscrit dans cette longue tradition qui fait appel à l’ineffable pour trouver un critère de vérité. Gassendi bâtit son argument sur la position de Kepler et propose en outre une alternative à PAE et à V. À ses yeux, une hypothèse est acceptable sur la base de toutes les preuves dont nous disposons, et non pas seulement des données qui relèvent du monde apparent, comme le veulent les théoriciens de PAE. Qui plus est, une telle preuve indique que l’hypothèse peut être vraie, et non pas qu’elle doive l’être, comme le prétendent les théoriciens de V31. D’abord, ce n’est pas pour se consoler que Gassendi fait la constatation que, faute de pouvoir être certains de la vérité de nos hypothèses, nous devons donc les traiter comme probables ; c’est pour lui un simple fait qui résulte de nos limitations épistémiques telles que nous ne pouvons accéder ni à ce qui est non perçu en raison des circonstances, ni à ce qui est imperceptible par principe. Dès lors que nous fondons nos conjectures sur une information dont nous n’avons pas la certitude absolue, cela n’a aucun sens de définir comme critère pour retenir une hypothèse le fait que nous soyons sûrs de sa vérité. En effet, pour Gassendi, l’ultime structure du monde nous est définitivement cachée si bien que nous sommes justifiés à retenir une hypothèse parce qu’elle est utile au raisonnement scientifique, sans jamais pour autant être obligés de dire si elle est vraie en elle-même. Pour admettre une hypothèse, il suffit de constater qu’elle ressemble à la vérité, dans la mesure où une telle ressemblance ou vraisemblance est mesurée par l’ensemble des preuves empiriques en sa faveur, y compris les propositions inférées à partir des signes, mais aussi par le fait que nous ne disposions pas de preuves contre elle. Dans ces conditions, 29   Nicholas Jardine, « The Forging of Modern Realism : Clavius and Kepler Against the Skeptics », in Studies in the History and Philosophy of Science 10 (1979) 2, 168. 30   Jardine (1979), 141-173. 31   Une alternative, que Jardine (1979) identifie comme la thèse que Kepler voudrait faire échouer est fournie par la conception sceptique selon laquelle il n’existe pas de critère valide permettant de choisir entre des hypothèses concurrentes.

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le critère pour juger les hypothèses – c’est-à-dire leur fondement essentiellement construit dans l’expérience – renvoie au critère qui justifie que nous leur donnions la première place, en tant que suppositions du raisonnement empirique. Ainsi contre Descartes qui affirme que ses suppositions dans les Méditations sont analogues aux hypothèses des astronomes, Gassendi réplique que nous ne pouvons pas considérer que ses propositions ressemblent à la vérité (encore moins en tant que des vérités certaines) dans la mesure où elles sont dépourvues d’un tel fondement : […] la différence est grande entre votre supposition et une hypothèse astronomique, par exemple. Car les astronomes tiennent quelque chose de certain, savoir la position observée des planètes ; et alors, pour en expliquer la cause, ils imaginent des cercles qu’ils ne conçoivent pas comme fictifs, mais qu’ils considèrent, sinon comme réels, du moins comme vraisemblablement existants (verisimile), puisqu’il peut se faire que les planètes les suivent dans leur marche, et la preuve en est que, s’ils pensaient qu’il existe d’autres hypothèses plus probables, ils ne manqueraient pas de les adopter. Mais vous, il n’est rien que vous conserviez de certain pour régler là-dessus vos suppositions, et comme matière de vos hypothèses, vous n’avez rien de réel ni de vraisemblable, mais une supposition toute pure. Et ne dites pas que de cette fausseté hypothétique vous faites sortir quelque chose de vrai, comme est ce fameux : ego cogito, etc. En effet […] c’est exactement comme si les astronomes, sans avoir procédé à aucune observation préalable, posaient des hypothèses d’où serait déduite une observation vraie quelconque32.

Il ne suffit pas que les hypothèses que nous formulons ne soient pas complètement fictives ; elles doivent ressembler à la vérité. Les astronomes, au moins – et partant, tout homme qui explore la nature du monde avec la même rigueur – adoptent des hypothèses causales (pour expliquer, par exemple, la position des planètes) dont ils croient qu’elles ressemblent à la vérité parce qu’ils supposent que de telles hypothèses peuvent réellement décrire la vraie structure du monde. Il est néanmoins possible que leur description ne soit pas exacte. C’est pourquoi Gassendi s’interdit de faire de la vérité en elle-même un critère permettant d’admettre des hypothèses. Jusqu’ici, ses propos coïncident avec une variante plutôt pessimiste de PAE, à savoir que la compréhension de cette vraie structure que notre perception nous donne est si faible que de nombreuses hypothèses pourraient s’accorder plus ou moins avec ce que nous percevons de façon si rudimentaire. En effet, nous trouvons des indices de cette variante dans le Syntagma Philosophiæ Epicuri de Gassendi – le « petit Syntagma » – un ouvrage qui reprend 32

 O III (DM) 283b; R 54.

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pour l’essentiel les théories d’Épicure (plus précisément Gassendi se les approprie en prêtant une attention particulière aux sections qui méritent d’être « corrigées »), où il commence par suggérer que, dans le domaine de l’astronomie, il existe sans doute un certain nombre d’hypothèses empiriquement adéquates, à la différence de ce qui se passe dans la physique fondamentale, où la meilleure hypothèse est celle qui « concorde avec les apparences sur tous les points excepté un seul.33 » Quoi qu’il en soit, il semble que dans les deux cas ce soit le souci de l’adéquation empirique qui prime. Qui plus est, dans le passage de la Disquisitio que j’ai cité, il affirme que les hommes de science sélectionnent les hypothèses qu’ils estiment vraisemblables en disant, pour justifier leur choix, que s’il y en avait eu d’autres jugées « plus probables », ce seraient celles-là qu’ils auraient sélectionnées, ce qui implique qu’ils jugent entre des hypothèses, en choisissant celles qui ressemblent le plus étroitement à la vérité. Cette réflexion incite à supposer que nous pouvons mesurer la vraisemblance par la seule adéquation empirique, mais Gassendi défend ici une conception plus riche de ce qui est adéquat que ce qui est suggéré par PAE, au moins sous sa forme classique. En particulier, plus loin dans le petit Syntagma, il suggère que le fait de permettre de sauver les apparences ne peut être la seule marque distinctive de l’acceptabilité d’une hypothèse, car nous devons également sauver les phénomènes non apparents dont nous avons connaissance par des signes : 33  O III (Syntagma Philosophiæ Epicuri) 53a. La différence entre l’astronomie et la physique, dans ce contexte, est manifestement fonction de la stratégie de choix entre les hypothèses propres à l’astronomie. Si nous avions dit qu’il ne peut y avoir en astronomie qu’une seule hypothèse scientifique valable, et que cette hypothèse ait échoué, nous pourrions être tenté de retomber dans un discours théologique. Mais cela reviendrait à accepter qu’il existe différentes manières, tout aussi plausibles les unes que les autres, de comprendre l’astronomie (l’appel à la foi aurait ainsi même valeur que le recours à la raison ou à l’expérience), alors qu’à la lumière de la science, il ne devrait y avoir qu’une seule manière, qui n’est pas d’abord ni originellement théologique. Pour nous empêcher de succomber à cette tentation, Gassendi estime que le critère d’adéquation entre une hypothèse et les données doit suffire à nous faire adopter cette hypothèse, tout en reconnaissant que cela peut nous conduire à adopter plusieurs hypothèses. Ce point est conforme à la conception épicurienne classique. Il est pourtant difficile de déterminer si Gassendi considère que cette thèse s’inscrit dans une perspective strictement épicurienne ou s’il se rend compte qu’elle dépasse le point de vue épicurien pour devenir en quelque sorte gassendienne. Voir infra où j’analyse son point de vue selon lequel même en astronomie, certaines hypothèses doivent se révéler comme étant plus vraisemblables que d’autres, et donc préférables.

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[…] il est nécessaire […] de tirer des conjectures quant à ce qui se passe dans les cieux des choses qui se passent dans nos régions – des choses, dis-je, qui peuvent être observées et qui se comportent exactement comme celles que nous voyons là-haut, puisqu’il se trouve qu’elles sont ce qu’elles sont de toute une série de manières différentes34.

De plus, dans la mesure où nous établissons nos explications hypothétiques sur des éléments de cet éventail étendu de preuves empiriques, le jugement que nous portons sur l’acceptabilité des explications devrait se fonder sur les mêmes principes. Gassendi plaide en faveur d’une méthode qui nous permettrait de puiser dans un tel éventail pour construire notre façon de raisonner sur les hypothèses dans le domaine de l’astronomie : […] souhaitons que toute la ligne du raisonnement en ce qui concerne les causes des phénomènes célestes ne soit pas infirmée, comme c’était le cas quand, succombant à leur orgueil, bien des gens embrassaient une théorie impossible et n’essayaient de suivre qu’une seule approche et abandonnaient toutes les autres quoiqu’elles fussent également possibles ; et se laissant entraîner à imaginer ce qui dépasse l’entendement, ils ne purent admettre les signes apparents, alors qu’ils auraient dû le faire35.

De manière générale, pour juger qu’une hypothèse donnée est plus vraisemblable qu’aucune de ses rivales, nous devons employer à la fois notre expérience dans toute son ampleur et notre puissance de raisonnement – sans nous contenter de ce qui est perceptible sur le moment ou de ce que nous suggèrent nos intuitions a priori. Si les informations que nous recueillons des signes comptent parmi nos meilleures preuves empiriques, il nous faut recourir à elles comme à toutes les autres informations qui confirment nos hypothèses. Pour Gassendi, si les jugements que nous portons sur les hypothèses ne sont que vraisemblables et ne peuvent notamment pas prétendre qu’elles sont certaines, il défend également qu’il est possible de considérer comme pertinente une telle ressemblance avec la réalité. En somme, Gassendi se distingue à la fois de ceux qui affirment que (a) nos hypothèses, puisqu’elles sont conçues sur une base intuitive et non empirique, devraient être jugées vraies chaque fois que ces intuitions sont incontestables, et ceux qui disent que (b) bien que nous ne puissions pas savoir si nos hypothèses sont vraies, nous devons les juger empiriquement adéquates dès lors qu’elles sauvent les apparences (et, d’après la position de Descartes, dès lors qu’elles s’accordent avec nos principes métaphysiques et  O III (Syntagma Philosophiæ Epicuri) 53a.  O III (Syntagma Philosophiæ Epicuri) 57b.

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physiques fondamentaux). D’un côté, Gassendi affirme que nous ne concevons pas nos hypothèses sur une base intuitive ou non empirique ; aussi écarte-t-il les raisons traditionnelles de les croire indubitables. De plus, étant donné que l’éventail de preuves valables élargit l’éventail de nos propositions et leur permet d’aller au-delà de la connaissance de ce qui nous est donné par la perception, nous ne pouvons pas non plus juger que des hypothèses sont acceptables pour la seule raison qu’elles sont empiriquement adéquates au sens classique du terme. Bien plus, nous devons puiser dans tout l’éventail des preuves construites sur l’évidence, y compris des preuves tirées des signes, pour juger si les hypothèses proposées ressemblent plus ou moins à la vérité. Galilée et Descartes espèrent que nous serons capables de rendre cet élément conjectural de la science conforme à une connaissance certaine, voire d’en faire la marque même. Au jour d’aujourd’hui, cet espoir peut sembler bien mal inspiré, mais peut-être faut-il l’imputer à leur amour pour la mathématisation générale de la recherche empirique. Sans doute Gassendi ne l’exprime-t-il pas dans ces termes, mais ce n’est que pour être cohérent avec la méfiance qu’il éprouve, en tant qu’empiriste, à l’égard de la prétention de certitude dans la connaissance. Conclusion La méthode des hypothèses de Gassendi est une nouveauté historique remarquable. Elle offre non seulement une alternative au fondationnalisme de Descartes et à la méthode inductive de Bacon36, mais elle marque également un progrès par rapport à sa propre conception telle qu’il la développe dans l’Institutio. Bien que ce texte contienne quelques brèves suggestions concernant l’élément conjecturel de la science, il n’en est pas moins fidèle pour l’essentiel au projet d’Épicure, à savoir de décrire des moyens d’inférence admissibles. De plus, en se concentrant sur l’adaptation de toute méthode scientifique à une variante du syllogisme démonstratif aristotélicien, Gassendi oublie de prendre en compte le raisonnement à partir d’hypothèses. Cependant, comme nous l’avons vu, il élabore ailleurs une méthode des hypothèses qui emprunte également aux sources classiques, faisant ainsi progresser sa théorie de la connaissance empirique, qui s’écarte progressivement des conceptions épicuriennes et pyrrhoniennes. 36

 Ou en tout cas aux caricatures qu’on en a faites par le passé.

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Par exemple, c’est bien la théorie épicurienne, selon laquelle tout ce que nous pouvons savoir est fondé sur des idées fournies par les sens, qui lui inspire la proposition que nous devons, dans un premier temps, ne considérer que les hypothèses qui expliquent le témoignage des données issues des expériences et de l’observation. Du reste, l’idée que les hypothèses empiriques ne peuvent ressembler à la vérité que dans le cas où elles correspondent à nos données perceptuelles renvoie à la préoccupation épicurienne qui veut que nos conceptions de la nature correspondent aux informations des sens. Mais ce sont des contraintes d’ordre pyrrhonien qui l’obligent à formuler sa proposition empirique selon laquelle nous ne devons retenir que les hypothèses fondées sur des idées des apparences. Il y a au moins un endroit où le pyrrhonisme et l’épicurisme influencent tous les deux la position de Gassendi : il propose de juger recevables les hypothèses les plus vraisemblables, puisque nous ne pouvons pas les évaluer par rapport à la vérité en soi. Cette position reflète la théorie antique selon laquelle nous ne pouvons avoir une connaissance épistémologique que des apparences, mais jamais de la vraie nature des choses ni de ce qu’elles sont dans leur essence. Ce n’est pas un hasard si tous les aspects de sa méthode des hypothèses reprennent des éléments de sa théorie de la connaissance empirique : il est clair que sa définition de la science naturelle renvoie au projet d’acquérir une connaissance empirique du monde, cet exercice étant placé sous la contrainte de son modèle empiriste. Ainsi donc, l’aspect peutêtre le plus important dans la manière dont Gassendi reprend des éléments de son épistémologie générale pour les appliquer à un contexte spécifiquement scientifique est l’idée qu’il défend de ce qui doit servir comme point d’appui pour une hypothèse empirique et qui est le produit de sa conception des preuves fondée sur la théorie épicurienne des signes. Ce qui relie les différents éléments de la méthode de Gassendi est le fait qu’il se préoccupe systématiquement de savoir comment les sciences naturelles doivent aborder le non apparent. Dans son aspect général et inclusif, cette préoccupation très épicurienne le conduit à une méthode des hypothèses qui, vu sa théorie de signes, permet de formuler au sujet du non apparent des conjectures telles que nous puissions néanmoins les considérer comme des propositions empiriques. Cependant, renvoyant à sa prudence épistémologique coutumière, cette même préoccupation inspire également sa manière « probabiliste » de caractériser les preuves démonstratives fondées sur des prémisses dont la vérité n’est pas évidente ; elle nourrit aussi ses inquiétudes quant aux propositions censées suivre des inférences ampliatives où, une fois

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encore, notre capacité limitée à connaître le non apparent nous semble sérieusement restreindre le nombre des informations sur les phénomènes que nos preuves et inférences peuvent nous fournir. Gassendi est à la fois optimiste à l’égard des affirmations sur le nonapparent qui seraient fondées sur notre expérience de l’apparent, mais il s’en méfie tout autant. Cette combinaison d’optimisme et de méfiance implique une structure méthodologique qui comporte deux objectifs difficiles à réconcilier entre eux : à savoir, satisfaire les contraintes maximales empiriques, tout en laissant une licence libérale au raisonnement conjectural. Toutes les œuvres atomistes de Gassendi sont imprégnées du désir de satisfaire ces deux objectifs – quant à savoir s’il réussit à atteindre l’un ou l’autre, c’est une autre histoire.

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Observations, expériences et expérimentations chez Gassendi Frédéric Serror Université Paris X 1. Introduction On connaît l’importance des observations, expériences et expérimentations dans le travail de recherche de Gassendi. Les récits qu’il en fait sont des passages obligés de sa philosophie et leurs références participent de cette liberté de penser face au dogmatisme des opinions toutes faites et des arguments d’autorité. La meilleure introduction est cette mise en garde qu’il adresse à Robert Fludd : « À moins qu’il ne soit conduit par l’expérience et l’observation, l’esprit humain est aussi stérile en biens utiles que fertiles en sornettes. » Autrement dit, celui qui veut pénétrer les secrets de la nature doit se mettre à cette école ou renoncer. Gassendi accorde aux expériences et à l’observation une place décisive dans la formation de la nouvelle philosophie et ne reconnaît pas forcément de hiérarchie entre les trois termes. Certes, l’observation est souvent évoquée comme une composante de l’expérience ou de la science expérimentale, mais elle peut également être synonyme de simple constatation en dehors de l’organisation d’une expérience. Il n’est donc pas question ici de disjoindre ces trois notions ou d’établir une progression entre elles dans le sens moderne qui placerait l’expérience du



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  Epistolica exercitatio […] philosophiæ Roberti Fluddi, Opera Omnia, III, 266.

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côté du sens commun et l’expérimentation du côté des sciences. Car pour Gassendi il y a continuité entre une perception fortuite et une expérience construite ; et, à la limite, l’expérience ne cesse de nourrir sa réflexion et devient sous toutes ses formes l’indice ou la preuve de la vérité. Cet exposé se contentera d’expliquer ces choix par rapport à la problématique gassendienne de la vérité et d’explorer la logique de leur importance particulière dans sa philosophie en partant des deux livres des Exercitationes paradoxicæ adversus aristoteleos (dans la traduction de B. Rochot) qui se présentent comme un ouvrage programmatique des positions qui traverseront toute son œuvre, même si des évolutions importantes apparaîtront à partir de 1644-1645, répondant à son ambition de construire une métaphysique plus qu’une physique, comme l’a démontré Olivier Bloch. 2. L’aspect critique et polémique Il nous faut partir de cet aspect polémique des expériences quand elles sont évoquées contre les adeptes d’Aristote. En effet, que reproche Gassendi à cette philosophie inspirée d’Aristote ? Elle s’exerce en de « vains bavardages sur d’inutiles comparaisons de qualités et d’autres choses de ce genre qui ne peuvent être prouvées ni par l’observation, ni par l’expérience. » Il questionne : « Comment peuvent-ils disserter sur les minéraux, les végétaux ou les animaux alors qu’« ils ne les ont point étudiés de près. » Ce qui les conduit à classer « la Physique, la Métaphysique, les Mathématiques dans les sciences spéculatives. » En réalité, ces sectateurs d’Aristote ont fait porter la philosophie « sur les mots. N’est-ce pas une pure philologie, un goût du verbalisme ? N’est-ce pas retomber en enfance et se livrer à une pure sophistique ? » Auparavant, Gassendi avait rendu hommage par sa dédicace à son cher ami, Joseph Gautier, prieur de Notre Dame de La Vallette, en écrivant : « Ce    Ce serait commettre un anachronisme que de voir en Gassendi un adepte de cette méthode alors qu’elle n’est pas encore constituée. Gassendi se contente, et c’est beaucoup, de préconiser des expériences contrôlées, répétées et garantissant des constatations identiques.   Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye : Martinus Nijhoff, 1971).    Exercitationes Paradoxicæ Adversus Aristoteleos, Trad. B. Rochot, Paris, Vrin, 1959, Livre I, 1ère dissertation, art. 7, 107 b.    Exercitationes, Livre I, 1ère dissertation, art. 7, 107 b.    Exercitationes, Livre I, 1ère dissertation, art. 11, 109 b.    Exercitationes, Livre I, 1ère dissertation, art. 14, 110 b.

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que je possède moi-même de bonne Philosophie (si j’en ai du moins quelque peu), vous en avez en moi cultivé le germe… » Or, Joseph Gaultier est celui qui a formé Gassendi à l’observation astronomique comme il a formé d’autres astronomes provençaux. Lui rendre hommage, c’est déjà indiquer qu’au lieu de se disputer sur des catégories abstraites, la vraie philosophie se forge par l’observation. Plusieurs passages exhortent les péripatéticiens à considérer le réel comme l’avait fait leur maître Aristote, par exemple dans l’Histoire des animaux, et de suivre « non des raisonnement fallacieux, mais l’observation et l’expérience, maîtresse de la réalité.10 » Plus loin, Gassendi s’en prend à l’art de la dialectique, car il n’y a pas de méthode générale permettant de parler de tout sans rien connaître et l’oppose dans l’approche des parties constitutives d’une chose à l’art de l’anatomiste11. Il conseille au dialecticien de se tourner vers la réalité et de « la sonder »12. À l’origine de toutes ces confusions, Gassendi distingue la prétention qu’ils ont à parler de natures universelles. Il demande : « Vous qui admettez l’existence de natures universelles et qui les déclarez réelles, que voyez-vous au monde qui ne soit une chose singulière ?13 » Cette opposition entre les notions, les catégories, les concepts et la singularité des choses définit le nominalisme de Gassendi. Si les généralités ne sont pas nourries par l’étude de la singularité des choses, ces généralités sont vides, ne représentent rien et surtout pas la nature profonde des choses. Au lieu de commencer par distinguer le genre, c’est-à-dire les caractères qui réunissent des choses multiples, l’esprit humain devrait s’appliquer à saisir les différences qui caractérisent chaque chose en particulier. Gassendi conseille de renverser l’ordre de l’examen philosophique. Il prend le cas de l’homme à qui on attribue la distinction d’animal raisonnable sans avoir étudié les autres animaux : « On dit par l’Analyse ou par la division des [genres]   Exercitationes, Préface, 104.   Il reconnaît à Joseph Gautier à la fois « un jugement exact sur le réel » et « une rare intégrité dans la conduite », alors qu’il fustige la conduite d’Aristote qui aurait livré sa ville, Stagyre, aux Macédoniens (Exercitationes, Livre I, art. 2, 116 b). Plus tard, Gassendi se heurtera à cette même tendance, fort répandue, à discréditer une orientation philosophique au nom des mœurs de qui la formule, lorsqu’il voudra faire connaître la pensée d’Épicure. 10   Exercitationes, Livre I, 1ère dissertation, art. 7, 108 a. 11   Exercitationes, Livre II, 1ère dissertation, art. 4, 151 a. 12   Exercitationes, Livre II, 1ère dissertation, art. 4, 151 a. 13   Exercitationes, Livre II, 2ème dissertation, art. 2, 158 b. 



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supérieurs, par exemple en divisant et subdivisant la substance, on parvient enfin à l’animal, qui est le genre prochain et immédiat de l’homme. Mais, pour ne pas dire que cette Analyse ne peut avoir lieu qu’à condition d’avoir fait la synthèse ou composition à partir des degrés inférieurs…14 » C’est ainsi qu’il oriente la question : comment parvient-on à la connaissance des différences ? Pour la traiter, Gassendi ne rejette pas toute généralisation, mais il considère que les concepts ou les catégories qui désignent des réalités, faute d’avoir précédemment étudié les individus, manquent obligatoirement leur objectif. Car les propositions universelles ne résultent que de la sensation et de l’induction : « Si un seul cas particulier fait défaut, la proposition universelle s’écroule dans la fausseté.15 » Nous voyons qu’en se posant la question fondamentale : comment parvient-on à la connaissance des différences ? Gassendi répond par l’observation des choses singulières et la vérification par l’expérience. Il faut retourner aux individus, revenir toujours à l’étude de la réalité, pratiquer le relevé des caractéristiques singulières par l’observation et l’expérience. Cela permettra de réaliser la synthèse des caractères communs et évitera les abus de langage et les abstractions creuses. En somme, la démonstration a posteriori « procède de notions plus certaines ou est plus certaine »16. Retracer ce chemin polémique et critique permet de mieux comprendre les obstacles à la réhabilitation de l’expérience comme référence et preuve des sciences dans une époque dominée par les commentaires infinis, pour ne pas dire les arguties et les chicanes. 3. Construire une nouvelle philosophie Le recours à l’expérience des sens pour connaître les choses singulières est donc une arme contre l’abstraction ou plutôt contre la mauvaise abstraction. Ordinairement, l’expérience met en contact deux ordres de réalité : des impressions, des idées, des notions, des opinions ou des hypothèses, autrement dit un ordre théorique, avec une suite d’événements ou de faits dont la fonction est de permettre d’effectuer un choix entre les différentes représentations. Or, selon ce schéma, il faut reconnaître que le cycle expériences/idées   Exercitationes, Livre II, 5ème dissertation, art. 3, 184 b.   Exercitationes, Livre II, 5ème dissertation, art. 5, 188 a. 16   Exercitationes, Livre II, 5ème dissertation, 7, 191 b.

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est ininterrompu chez Gassendi puisqu’on ne fait que corriger des idées déjà issues de sensations et d’expériences répétées. Nous avons affaire ici au cercle épicurien entre les sensations et les prénotions ou anticipations. Des idées se sont formées chez l’observateur pour qu’il puisse observer. Il lui vient, sur chaque réalité perçue, des noms et des représentations, sans quoi aucune perception ne serait possible. Ce sont des anticipations des choses à découvrir, anticipations dont la source est la mémoire. Le travail de la connaissance procède alors par ajustement entre les sensations et les prénotions existantes dans le cerveau de l’homme. Le spectacle du monde permet de confronter les connaissances acquises. Il existe, pour la connaissance, des préalables, des notions, des idées qui, à la fois, vont permettre d’abord la reconnaissance et une confrontation pour acquérir de nouvelles notions ou idées. Des choses nouvelles sont assimilées à des représentations anciennes ; elles les confirment, les modifient ou les nient. Comme chez Épicure, la réalité sensible est le point de départ, mais aussi le moyen de la connaissance et de l’étude. Cette étude peut porter sur un ciron, une planète, les yeux des animaux, une aurore boréale, des projectiles ou la grosseur du soleil. Dans chaque cas, il s’agit de s’informer, d’observer, de décrire, de rendre compte ou mieux de penser à créer un dispositif adapté d’observation des phénomènes afin d’enrichir le savoir. Mais d’abord et en premier lieu, s’informer : une enquête peut se développer, qui s’appuiera sur une érudition acquise dans le domaine étudié. En ce sens, mais pas uniquement en celui-ci, la science est historique, car elle présuppose tout le savoir précédemment acquis. « Je me demande en effet, indique Gassendi, jusqu’où pourraient enfin aller nos philosophes présents, s’ils n’étaient portés sur les épaules de tant de Géants ?17 » Nous sommes aux antipodes d’une science qui ferait table rase à la fois des préjugés et des idées antérieurement soutenues puisque Gassendi n’a pas la naïveté de croire qu’on puisse philosopher sans préjugés. Autant alors explorer ces préjugés ou ces idées qui font autorité sur une question. C’est en tout cas ce qu’il rétorquera à Descartes18. Les philosophes ont transmis « de la main à la main […] leurs observations fondées sur l’expérience, l’érudition et le raisonnement.19 » Cela fait partie d’une démarche anti-métaphysique commune à toutes les sciences de la   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 7, 207 b.   Disquisitio metaphysica, Contre la Première Méditation, art. 2, 279 a-b, trad. B. Rochot, Paris, Vrin, 1962. 19   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 7, 207 b. 17 18

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nature (puisque ne tablant pas sur des vérités définitives et un système achevé comme chez les aristotéliciens), qui se réalise grâce à des méthodes spécifiques dans chaque domaine. Les dissections, par exemple, sont les expériences de la médecine tandis que les observations astronomiques peuvent être de simple constats à l’œil nu ou mettre en œuvre un appareillage spécifique ou un dispositif conçu pour capturer des signes. Il faut donc prendre pour origine les sensations, que celles-ci soient fortuites ou recherchées, qu’elles s’appuient sur l’expérience commune ou sur une expérience préparée et organisée comme l’est l’expérimentation. Mais les sensations dépendent des individus, de leur plus ou moins grande sensibilité et aussi de leur état physique, de leurs caractéristiques, de leurs goûts, etc. Gassendi a soin de préciser que toutes les sensations sont à prendre en compte et qu’il n’y a pas à douter d’elles. Si elles se contredisent, Gassendi ne pense pas comme Aristote qu’un sens corrige l’autre. Il conseille plutôt de faire appel au sens interne qu’est l’imagination. En effet, bien que les sens ne raisonnent pas, les sensations ne restent pas à l’état de sensations. Les hommes y apposent des noms et construisent des propositions. Dans l’esprit de Gassendi, la relation entre les noms et les sensations est toujours arbitraire. Néanmoins, l’accord à trouver sur les observations concerne d’abord les noms, les mots qui sont accolés à une même sensation. L’arbitraire des désignations n’empêchera pas la connaissance de certains effets à condition qu’un travail soit mené pour inventorier, sous les dénominations choisies, les réalités qu’elles recouvrent. Nous entrons là dans l’ordre du jugement et de l’interprétation qui tournent à vide en maniant des abstractions, mais qui, dans les cas concrets, peuvent s’accorder sur les mêmes apparences20. L’entendement qui n’est que l’autre nom de l’imagination procède à des jugements qui peuvent être opposés et qui construisent l’ordre de la connaissance : en effet, l’établissement de rapports, de comparaisons, de mesures est un ajout indépendant des sensations et de la réalité. « Pour en tirer la conséquence qui convient, nous dit Gassendi, n’est-il pas vrai que cela démontre la formation d’apparences diverses et de jugements variables pour différentes personnes à partir de choses identiques21 ? Un relativisme doublé de scepticisme marque l’expression de Gassendi, mais ce n’est pas son dernier mot.   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 5, 199 b.   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 2, 195 b.

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Loin d’être gêné par ces paradoxes, Gassendi incite à relever les apparences et à organiser des expériences répétées. C’est ainsi qu’avec Peiresc, il convie d’autres savants à observer les mêmes phénomènes célestes ou à refaire des expériences. Le premier conseil s’inscrira dans une recherche particulière pour aider les marins à calculer les longitudes par l’observation des mouvements des satellites de Jupiter ou des phases de la lune. Le second permettra de confirmer les relevés. Dans les deux cas, les expériences se perfectionnent et font naître d’autres expériences. C’est avec ces différentes perceptions et ces jugements variés qu’il faudra composer. Mais cela ne va pas à l’encontre de la voie choisie pour reconstruire l’édifice du savoir à partir de l’individu concret et du phénomène singulier. Il s’agit d’induire à une bonne généralisation bien que certaines expressions de Gassendi paraissent opposer de façon radicale et irréconciliable les généralités et les choses singulières. 4. L’essence et le phénomène Mais une autre limitation intervient, celle qui pose l’homme comme créature par opposition au créateur du monde et de la nature. Qu’est-ce que l’observation et l’expérience nous permettent de connaître ? L’homme serat-il capable de reconstituer le mécanisme du monde ou doit-il se contenter d’interpréter certains effets ? Pourra-t-il parvenir à une connaissance certaine et à l’essence des choses ? Les philosophies qui y prétendent, comme celle des péripatéticiens ou de Descartes, ne sont pas convaincantes. Gassendi explique que la philosophie doit se contenter du probable, du vraisemblable et de trouver une cohérence. « Que reste-t-il à faire, sinon conclure qu’on ne peut savoir ce qu’est une chose en elle-même ou selon sa nature propre, mais seulement de quelle façon elle apparaît aux uns et aux autres ?22 » 22   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 6, 203 b. Corrélativement à cette idée que la connaissance humaine ne parvient pas à la compréhension de la nature intime des choses et que « ces causes vraies et prochaines » ne peuvent être expliquées, Gassendi ne réserve à l’homme « que la stupeur » (Lettres latines n°138, à Louis de Valois, trad. S. Taussig, t.1, Brepols Publishers, p. 199) bien qu’il reconnaisse qu’elle les incline à la superstition : «  Quand elle voit des accidents arriver à la lune, la foule des hommes entre en stupeur, se raidit et éprouve quelque impression semblable à ceux que l’on dit frappés par la foudre. » ( L e t t r e l a t i n e n°9, à Gaffarel, 8 mars 1629, t. 1, p. 23) . Dieu seul serait capable d’expliquer son œuvre bien qu’il en fasse « mystère » aux hommes, selon la tradition chrétienne, et impose la terreur, fondement de la religion (Syntagma philosophicum, section III, livre XIV, chap.

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Cela ne veut pas dire une connaissance déficiente. Une grande rigueur prévaut au contraire. Gassendi souligne le devoir d’exactitude qui doit guider celui qui fait un compte rendu d’expériences « car c’est un crime d’ajouter ou de retrancher par conjecture quelque chose à ce qui a été observé.23 » Les expériences sont accompagnées de récits ou d’histoires qui exigent la plus stricte fidélité. Gassendi en a donné le modèle avec son diaire astronomique qui consigne pendant près de quarante ans les phénomènes célestes. Cette exactitude est d’autant plus décisive que les sensations en elles-mêmes ne sont ni vraies ni fausses : elles sont sensations, c’est-à-dire que, si nous les comprenons bien, elles nous renseignent conformément aux conditions dans lesquelles elles ont lieu. Il importe de connaître bien ces conditions, y compris les caractéristiques physiques et physiologiques de l’observateur. Gassendi pense alors que ses observations célestes serviront à d’autres pour amener de nouvelles interprétations et de nouvelles théories qui, quoique nécessaires, sont pourtant moins précieuses que les premières. En somme, les théories passent tandis que les observations bien menées restent24. De là, le besoin d’améliorer la qualité des renseignements fournis grâce à la mise au point d’une méthode d’observation dont on trouve le récit à propos de certains résultats consignés dans son diaire… Et, a contrario de cette activité scrupuleuse de Gassendi, reproche lui est parfois fait de se contenter d’une description et de ne pas livrer d’interprétation25. Le probable et le vraisemblable concernent la visée du savoir. Probable, la science le sera toujours, en ce que souvent plusieurs causes se présentent 3). Bien qu’il soit chrétien et bon chrétien jusqu’à l’ultime mot de sa philosophie, Gassendi indique le ressort par lequel la religion s’impose. Nous ne sommes pas loin de l’effroi invoqué plus tard par Pascal. Cette limite introduite par la religion à la recherche va, de plus en plus, jouer comme limitation de sa philosophie, notamment dans le Syntagma philosophicum. 23   Lettre latine n°9, à Wendelin, 21 mai 1629, trad. S. Taussig, 2 tomes, Brepols Publishers, 2004, p. 26. 24   Il l’explique très clairement à Guillaume Blaeu dans une lettre du 1 er octobre 1632 : « Car tu sais que les observations sont les fondations sur lesquelles l’astronomie se construit et que, quoiqu’il existe toujours nombre d’hommes capables de composer des tables et des éphémérides ou de les corriger, rares sont cependant les siècles où il en naît pour observer eux-mêmes avec application. » (Lettre latine n°51, à Blaeu, p. 90). 25   En fait, son diaire va se révéler dépassé, plus rapidement qu’il ne le pensait. L’invention du micromètre, quelques années après sa mort, va permettre une approche plus précise des positions et distances célestes. Mais c’était également la suite normale du développement de l’instrumentation scientifique à laquelle il avait contribué.

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pour expliquer un effet sans qu’il soit toujours possible de trancher entre elles. Épicure constatait également qu’à un phénomène peuvent correspondre plusieurs explications probables, et il ne considérait pas cette éventualité comme une difficulté. En effet, il récusait par avance l’unicité de l’explication et voyait cette possibilité comme une voie sûre vers l’ataraxie. Cependant, le probable et le vraisemblable concernent également le niveau d’approfondissement de l’explication. L’observation et l’expérience ne produiront pas une philosophie des causes certaines ou de l’essence des choses. La sensation nous donne une information sur les phénomènes, mais elle ne permet pas de connaître la nature des choses ou leur essence. Décrire les sensations qui sont fournies par une expérience revient à reconnaître qu’on ne traite que la partie la plus apparente de la réalité. Gassendi utilise plusieurs images pour marquer la limite de la connaissance humaine. L’une de celles-ci, qui revient souvent sous sa plume, nous parle de l’automate construit par l’artisan et qui ne peut être bien connu que par son auteur. Ainsi, l’univers ne peut être connu que par celui qui l’a créé, autrement dit par Dieu. Rien n’est plus irritant pour Gassendi que cette prétention des aristotéliciens à atteindre la vérité des choses par voie démonstrative ou à prétendre connaître leur essence. Le même reproche sera fait plus tard à Descartes. La philosophie peut trouver la raison de certains effets parce qu’elle peut s’appuyer sur certaines expériences, mais elle ne peut découvrir de façon déductive une longue suite de raisons évidentes et certaines. Parce que l’expérience des sens se limite aux apparences, la nature profonde de la réalité reste hors de portée de l’homme. Cette division pré-kantienne entre un monde des phénomènes et un autre des natures profondes ou noumènes est issue également de la réévaluation de la richesse concrète de la réalité. Quand il observe la réalité, Gassendi nous décrit un monde d’une infinie variété qui, à mesure qu’on se rapproche de lui, se dérobe à nos regards : « […] communément on ne fait pas attention à la subtilité de la nature et on mesure tout d’après ce que les sens peuvent percevoir ou la main fabriquer.26 » Devant cette richesse de la réalité, on ne peut viser qu’au vraisemblable puisqu’il y a une subtilité, un monde où l’intelligence humaine ne pénètre pas. « C’est pourquoi », nous dit Gassendi27, « nous maintenions la science qui peut être considérée comme celle de l’expérience ou des apparences ».   Lettre latine n°82, à Mersenne, 13 décembre 1635, p. 145.   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 7, 206 a.

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Pour cela, il l’appelle « une science expérimentale et [fondée sur] l’apparence des choses »28 qu’il définit de la manière suivante : « C’est qu’en effet notre intellect n’a de science ou de connaissance qu’en expérimentant sur de nombreuses apparences.29 » Il précise enfin en une sorte de synthèse qu’il s’agit d’une science « basée sur l’expérience, l’érudition et le raisonnement30 », comme nous l’avons précédemment explicité. 5. L’espace et le temps Gassendi nous indique que la première chose que doit faire celui qui entreprend de s’appliquer à la philosophie, c’est de se représenter un espace infiniment étendu de toutes parts, en longueur, largeur et profondeur, et de considérer cet espace comme le lieu général de tout ce qui a été produit31. Selon Karl Schuhmann, « d’un point de vue épistémologique […] il faut plutôt conclure que Gassendi doit penser l’espace tel qu’il puisse servir de cadre explicatif de la nature observable des corps.32 » Pour éviter toute confusion entre le lieu des corps et leur place dans l’espace, Gassendi précise que, sans le second, nous serions incapables d’apercevoir un mouvement et même de les comparer. De même qu’il exprime son éblouissement devant une réalité multiple, complexe et subtile, et anticiper les catégories kantiennes de la Dialectique transcendantale du phénomène et du noumène, du pour-soi et de l’en-soi, il conçoit les conditions a priori de l’expérience que sont l’espace et le temps, deux références strictement parallèles qui ne sont pas créées par Dieu et qui préexistent à l’étendue et à la durée des choses. Même si l’espace, nous dit-il, ne possède aucun objet et le temps aucune mesure, ils ne cessent cependant pas d’exister. Il anticipe largement sur les considérations de Kant qui voyait dans l’espace et le temps « deux choses infinies qui ne sont ni des substances ni des qualités réellement inhérentes à des substances, mais qui doivent être pour  Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 7, 207 b.   Ibid. 30   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 7, 207 b. 31   Abrégé de la philosophie de Gassendi, en VII tomes. À Lyon, Chez Anisson, Posuel et Rigaud, 1684, t. II, La Physique, livre 1, chap. 1, 17. 32   Karl Schuhmann, Pierre Gassendi 1592-1655, Actes du Colloque International, Digneles Bains, 18-21 mai 1992, Société scientifique et littéraire des Alpes de Haute-Provence, 1994, t. II, p. 243. 28 29

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tant quelque chose d’existant, et même la condition nécessaire de l’existence de toutes choses et qui subsisteraient alors même que toutes les choses existantes auraient disparu.33 » De son côté, Gassendi indique dans une lettre à Sorbière de 1644 : « Le temps semble être quelque chose de complètement distinct de toute substance et de tout accident et faire la paire avec le lieu qui, pour une raison semblable, ne devrait être compté ni parmi les substances ni parmi les accidents.34 » Ces référents indispensables à l’expérience sont la condition pour qu’on puisse en faire la description, en donner un récit fidèle. Or, les observations ne sont possibles que si les données de l’espace et du temps sont intégrées comme des permanences incontournables. Si nous sommes tentés d’opposer Kant à Gassendi parce que le premier parle de conditions a priori de la sensibilité et des dimensions subjectives du temps et de l’espace, n’oublions pas que, pour l’un comme pour l’autre, temps et espaces sont des réalités empiriques liées aux conditions de l’expérience au sens le plus large du terme35. Le terme d’a priori semble s’opposer aux conceptions de Gassendi puisqu’il situe ces modalités en dehors de l’expérience ; cependant, il parle à ce sujet de « Table d’attente de toutes les autres productions de Dieu »36. Il y a donc chez lui antériorité de ces conditions  temps et espace  et la divergence avec Kant ne peut provenir que de leur mode d’appropriation par la subjectivité humaine, en dehors ou pas de l’expérience, comme intuition pure ou comme concept dérivé de la sensation. De même que le réel excède la connaissance qui n’en donne qu’une idée vraisemblable, de même le temps et l’espace s’étendent-ils et durent-ils au-delà de notre monde, de la création et de la fin du monde ; ils nous apparaissent comme imaginaires au sens strict, c’est-à-dire comme produit de l’imagination. 6. Les sciences mathématiques Face à la subtilité de la réalité physique, le savoir humain peut progresser, mais sans jamais remettre en cause la division entre les apparences et l’essence des choses, puisqu’il s’en tient à découvrir des liens horizontaux pour expli  Kant, Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure, III, 71.   Lettre latine n°279, 30 janvier 1644, p. 330. 35   Kant, I : Critique de la raison pure, Première partie Esthétique transcendantale, trad. Jules Barni revue par P. Archambault, Paris, Flammarion 1987, III, 56, (88). 36   Abrégé de la philosophie de Gassendi, t. II, La Physique, livre 1, chap. 1, 17. 33 34

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quer les effets. La connaissance des phénomènes singuliers permet de faire des rapprochements et des comparaisons, c’est-à-dire d’amorcer une réflexion par induction37. Mais les catégories de ressemblance ou de différence, d’égalité ou d’inégalité, etc., ne sont en rien inhérentes au réel. Elles permettent seulement de porter des jugements indépendants des choses perçues et des perceptions. Ce sont en quelque sorte des ajouts à la réalité proprement dite et aux sensations, ce qui revient à reconnaître leur incertitude. L’intelligence humaine peut néanmoins tenter de vérifier et améliorer la saisie des phénomènes en s’aidant d’instruments et de procédures adaptées. Tout ce processus est marqué par le doute qui, pour ne pas conduire au scepticisme, doit être conduit avec circonspection ; car des limites et des risques de déformations apparaissent à chaque étape du travail, à commencer par l’étape de la sensation et des organes des sens qui sont les premiers instruments38. La réflexion de Gassendi ne s’arrête pas là, mais porte aussi sur la généralisation, le jugement et, par conséquent, l’usage des concepts, des catégories, de la logique et des mathématiques. Car, s’il est un domaine où il importe de cerner de près la position de Gassendi, c’est bien celui des mathématiques. Certes, les mathématiques ont été dépréciées par les aristotéliciens, et Gassendi paraît les discréditer également. Il nous dit qu’elles ne se rapportent à aucune réalité physique. Au contraire, nous dit-il, leur raisonnement part de représentations abstraites et, dans ce sens, elles nous éloignent davantage des êtres concrets qu’il faudrait étudier. En effet, les figures géométriques n’existent pas dans la réalité, en tous cas pas sous cette forme. Elles ne sont que des hypothèses, des suppositions, des choses irréelles et entachées d’idéalité. Pourtant, Gassendi rappelle que « c’est grâce aux Mathématiques que nous savons, si nous savons quelque chose »39. Les figures géométriques méritent une autre approche : elles doivent être observées, examinées, et les 37

  Travail toujours délicat pour Gassendi puisqu’il aboutit à des généralisations et pourrait ouvrir la possibilité de propositions universelles, chose qu’il récuse clairement dans les Exercitationes (Livre II, 6ème dissertation, art. 6, 203 b). 38   L’étude critique du phénomène de la vue était bien un préalable à l’étude de la réalité et, en quelque sorte, son fondement. Sur ce sujet, Gassendi et Peiresc ont bien progressé, comme cela a été résumé par Olivier Bloch, sans toutefois découvrir d’éléments décisifs qui auraient pu permettre de pointer une limitation particulière liée à la sensation, ce qui semblait leur but initial. 39   Exercitationes, Livre I, 6ème dissertation, art. 6, 107 a.

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connaissances qu’elles procureront s’assimileront à toutes les connaissances des sciences empiriques. Comme il l’écrit, « […] cette connaissance n’est pas autre chose que celle de l’apparence de la chose et de ce qui tombe sous l’expérience ; et c’est en effet de là seulement que nous tirons des enseignements sur la façon dont nous apparaissent les choses : en expérimentant.40 » Ainsi, les mathématiques comme les autres sciences s’occupent de l’apparence. Les propriétés dégagées par la géométrie se révèlent par l’observation des figures et ne font qu’expliciter des éléments qui sont déjà présents et que l’on peut ainsi mieux voir. Il y a donc de l’observation en mathématiques ; et ses objets, aussi abstraits soient-ils, nous font connaître l’apparence et non les causes profondes. Cette attitude sensualiste également en mathématique n’est sans doute pas le dernier mot de Gassendi sur la question puisqu’il distingue la mathématique pure de la mathématique appliquée. Cette dernière étudie « les particularités des figures de certaines choses »41. Il y aura donc une utilité des mathématiques pour l’étude des choses physiques. Mais, pour ce qui nous intéresse, la différence entre les mathématiques pures et la physique, nous avons d’un côté des hypothèses et des calculs qui s’appliquent à des espaces ou des temps imaginaires, et de l’autre l’étude des choses réelles. Soucieux de distinguer les domaines, Gassendi s’attache à rappeler que les réalités mathématiques, tels le point, la ligne, le plan, n’ont rien à voir avec la réalité physique. Le point mathématique n’est pas l’atome, il n’a pas d’étendue. Tandis que les mathématiques se basent sur les réalités imaginaires, on aurait de la peine à trouver leurs correspondants dans la réalité physique. En 1635, à l’occasion d’un problème que l’avocat angevin Jean-Baptiste Poysson pose à Campanella, puis à Mersenne, plusieurs savants s’expriment pour fournir une démonstration logique, mathématique et physique du paradoxe d’une grandeur extensive situé en un point sans étendue42. Gassendi s’en prend quant à lui à l’énoncé même de la question. Il relève la confusion qui consiste à affirmer que des lignes physiques peuvent se croiser en un seul point comme les lignes mathématiques ou que plusieurs rayons de lumière pourraient converger en un seul point matériel. À l’opposé, Mersenne et plusieurs scientifiques confondent les suppositions mathématiques avec la réalité physique. S’il marque une distinction et même une séparation nette entre des   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 8, 209 a.   Exercitationes, Livre II, 6ème dissertation, art. 8, 209 a. 42   Lettre latine n° 81, 2 novembre 1635, p. 142. 40 41

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hypothèses et une réalité, Gassendi veut préserver la qualité de l’expérience des représentations mathématiques qui, dans les deux cas, ne se rapportent pas à la même chose. C’est de cette manière qu’il pense préserver la connaissance du réel des simplifications mathématiques. Car, ce qu’il a en vue, ce sont ces paradoxes mathématiques de Zénon par lesquels, entre autres, une distance physique pourrait être divisée à l’infini. Alexandre Koyré et plusieurs épistémologues43 ont reproché à Gassendi d’être passé à côté de la physique mathématique alors qu’avec Kepler et Galilée, il avait déjà sous les yeux les premiers résultats de cette discipline. Ils n’ont pas remarqué le soin que Gassendi mettait à séparer l’espace géométrique de l’espace physique afin d’éviter que ce dernier ne soit subsumé sous les concepts mathématiques de point, de ligne, de plans, de figures, et ne soit réduit à des dimensions abstraites. Cette préoccupation correspondait à sa volonté de préserver le champ de l’observation, de l’expérience et de l’expérimentation face à des simplifications dont Descartes lui donnait le modèle. Pour Gassendi, les mathématiques de son temps introduisent dans la réalité qu’ils prétendent décrire une réduction incompatible avec la prise en compte de la complexité du réel. Seule la mathématique appliquée, limitée à l’étude de certaines figures particulières qui sont dans les choses particulières, pourrait apporter la connaissance de certains effets, à condition d’être placée sous les contraintes d’un processus quasi expérimental. Conclusion En somme, la bataille que mène Gassendi pour la reconnaissance de la spécificité des sciences empiriques le conduit à s’éloigner de toute sous-estimation de la complexité du réel et, par conséquent, du travail d’expérimentation qui doit être entrepris. Gassendi a réhabilité l’expérience comme source, moyen et preuve de la connaissance face aux dérives spéculatives des aristotéliciens de son temps. Il ne se contente pas d’en faire un moyen de vérification comme Descartes, dans les Principes de philosophie, qui recherche des aides pour réaliser de nombreuses expériences capables d’appuyer ses déductions.

43   Koyré, « Gassendi et la science de son temps », in Tricentenaire de P. Gassendi 16551955, Actes du Congrès, PUF, 1955, 173-190, repris in Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Tel Gallimard, 1966, 320-333.

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Chez Gassendi, l’expérience est la base de tout savoir. Elle est génératrice d’explications nouvelles pour peu qu’elle ne soit pas unique, mais répétée. Personne ne le soupçonne d’expériences de pensée44. Au contraire, il est celui qui vérifie certaines affirmations de Galilée par l’expérience. Il ne se limite pas, comme le fait Francis Bacon, à encourager à l’étude de la réalité, il construit des expériences et a conscience que ce travail engagé par Harvey en Angleterre ou par l’école de Galilée en Italie, quoique embryonnaire, est porteur de la science moderne. Et il ne faut pas oublier que la modernité dans les sciences, pour rester avec Galilée, c’est à la fois la loi de la chute des corps mais aussi le perfectionnement de la lunette de Hollande et du microscope qui permettent d’étendre le champ de l’observation.

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  Même pour Galilée qui avait été assimilé à un partisan du platonisme et de ce genre d’expériences, l’analyse épistémologique a dû faire machine arrière et reconnaître que, pour un homme qui avait beaucoup pensé ses expériences, il avait aussi beaucoup expérimenté, comme l’ont montré les travaux de Thomas Settle et Stillman Drake (Drake, Galileo’s experimental confirmation of horizontal inertia: unpublished manuscripts, Isis, 64, 1973a, 291305 ; T. Settle, Experimental Research and Galilean Mechanics, in Galileo Scientis: His years at Padua and Venice, Ceolin, Padua, Istituto Nazionale di Fisica Nucleare/Venice, Istituto di Scienze, Lettere ed Arti/Padua, Dipartimento di Fisica, 1992, 39-57). En fait, on peut se demander si une partie de l’estime dont Galilée jouit jusqu’à aujourd’hui n’est pas due à ces expériences de pensée et une partie de l’oubli qui s’attache au nom de Gassendi n’est pas la conséquence du dédain pour les expériences physiques et astronomiques.

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MÉtaphysique et Mab : le premier atomisme de Margaret Cavendish (1623 - 1673) Lisa Sarasohn Oregon State University Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, fut un des premiers philosophes naturels à formuler un système atomistique en Angleterre. La plupart des commentateurs, y compris moi-même, ont suivi l’interprétation de Robert Kargon, selon lequel Cavendish « a exposé un atomisme épicurien à la fois si extrême et si fantasque qu’elle a choqué les ennemis de l’atomisme et embarrassé ses amis. » Les atomes épicuriens sont simplement matériels, ils sont dotés de mouvement mais dépourvus de vie. John Rogers conclut son livre, The Matter of Revolution, en affirmant que dans ses premiers travaux Cavendish « conserve sans hésiter un matérialisme mécaniste qui admet seulement l’impulsion forcé des corps que ce soit comme cause ou comme effet du mouvement physique. » Et même Stephen Clucas qui a fourni des arguments convaincants en faveur de l’idée qu’une tradition atomiste vitaliste anglaise serait aux fondements de la pensée de Cavendish prétend qu’elle a défendu une « épicurisme partisan » dans son premier ouvrage, les Poems and Fancies de 1653. Dans cet article, je tâcherai de prouver que, même si l’atomisme de Cavendish reflète les positions du milieu atomiste dans lequel elle vivait, sa 

  Lisa Sarasohn, « A Science Turned Upside Down : Feminism and the Natural Philosophy of Margaret Cavendish », Huntington Library Quarterly 47 (1984), 289-307 ; 294 ; Robert Kargon, Atomism in England from Hariot to Newton (Oxford : The Clarendon Press, 1966), 73 ; John Rogers, The Matter of Revolution (Ithaca : Cornell University Press, 1996),184 ; et Stephen Clucas, « The Atomism of the Cavendish Circle », The Seventeenth Century 9 (1994), 247-73 ; 259-60. Clucas affirme que la langue de Poems and Fancies se présente parfois « en termes d’analogies vitalistes simples et sans recherche ». Je pense qu’elle prend ces analogies très au sérieux.

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propre version intègre différents éléments matérialistes et fantastiques dans une sorte de pot-pourri qui sut échapper à l’accusation d’hétérodoxie. À la différence de Gassendi et de son disciple anglais, Walter Charleton, Cavendish n’admet pas le concept d’un univers mécaniste créé et ordonné par la Providence divine par le moyen du mouvement. À la place, elle imagine une force créative, la Nature, qui utilise les principes du mouvement, de la matière, de la figure et de la vie, pour créer le monde à partir des atomes. La matière n’est donc pas inerte en soi ni vivifiée par les actions de Dieu. Le matérialisme vitaliste de Cavendish, qu’elle développe dans ses ouvrages de la maturité, trouve son origine dans son premier livre, les Poems and Fancies de 1653. À cette date, Cavendish connaît bien l’atomisme épicurien, mais elle ne l’accepte pas. Cavendish avait rencontré Pierre Gassendi, l’atomiste français qui avait réhabilité l’épicurisme, alors qu’elle était en exil à Paris à la fin des années 1640, quoique son français limité ait exclu toute conversation de grande envergure. Son mari, le premier comte de Newcastle, était un des patrons de Thomas Hobbes et a accueilli chez lui Descartes et Gassendi. Son frère, Sir Charles Cavendish, qui était un mathématicien amateur de bon niveau, connaissait les deux philosophies naturelles de Gassendi et de Descartes. Ce sont ses convictions en termes de philosophie naturelle qui permettent de mesurer les distances que Margaret Cavendish prend par rapport à Gassendi, bien qu’elle ait été bien évidemment intriguée par l’idée d’un « atome », particule de matière imperceptible, en raison de l’intérêt que son mari et Sir Charles manifestent envers le néo-épicurisme de Gassendi. Dans la seconde partie des années 1640, Sir Charles devait rencontrer très souvent Gassendi et avoir avec lui de nombreuses conversations. Du reste, il écrit à son propos : « Je lui suis très reconnaissant des visites qu’il me rend et de la liberté de discours dont il use avec moi. » En 1650, Sir Charles étudie une copie de l’ouvrage de 1649 de Gassendi, les Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui contient un résumé et une critique de l’atomisme ancien : « J’aurais tourné les pages et lu seulement la totalité de la philosophie d’Épicure plutôt que tout autre, mais aussi loin que je peux le deviner, mon cher ami Gassendi s’est montré excellent à la fois pour défendre et pour réfuter Épicure. »    I have rather have turned over the leaves and onlie read the sum of Epicurus His Philosophy than anie otherwise, but as far as I can guess my worthie friend Gassendes hath both maintained and opposed Epicurus where he ought most excellentlie. Lettre de Sir Charles Caven-

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En 1651, Margaret Cavendish retourne en Angleterre avec Sir Charles et fait de Walter Charleton son médecin personnel pendant son séjour à Londres. À l’époque où Charleton rencontre Cavendish, il adhère à la philosophie naturelle de Van Helmont, inspirée de Paracelse, mais il en vient rapidement à défendre Descartes et Gassendi, sans doute après avoir fréquenté les exilés royalistes. Son livre, The Darkness of Atheism Dispelled by the Light of Nature (1652) (L’Obscurité de l’athéisme dissipée par la lumière de la nature) contient une sélection de textes des Animadversiones de Gassendi, dans une traduction assez approximative, et inclut une description du système du philosophe français dans son ensemble. La Physiologia Epicuro-Gassendo-Charletoniana (1654) est pour l’essentiel une traduction de la section physique des Animadversiones et répond à l’ambition de Charleton de justifier la philosophie de Gassendi contre toute accusation d’athéisme en montrant que l’atomisme, à condition qu’il soit compris dans sa forme gassendienne, affirme l’existence et l’action de Dieu. En particulier, Charleton affirme que l’ordre et l’organisation de l’univers témoigne de l’action créatrice de Dieu et qu’il est donc nécessaire que la croyance épicurienne en l’action éternelle et fortuite des atomes soit fausse. Moyennant ces corrections, conclut Charleton, l’atomisme est une explication probable de la nature de l’univers : Je n’ai pas encore trouvé une raison justifiée ou justifiable pour expliquer pourquoi les atomes ne peuvent pas être considérés comme la materies mundi, le principe matériel de l’Univers, dans la mesure où si nous admettons que Dieu a créé la première matière à partir de rien ; que sa sagesse les a modelés et produits dans cette figure ou assemblage excellent que le monde visible conserve jusqu’à aujourd’hui ; et que depuis, en raison de leur tendance naturelle, ou de leur impression primitive, ils se conforment strictement aux lois de son bon plaisir et exécutent ponctuellement ces diverses fonctions, dont sa volonté toute-puissante a alors chargé leurs qualités concrètes et spécifiques. dish à John Pell du 10 septembre 1645 et du 6 septembre 1650, British Museum Additional Mss. 4280.    Sur la vie et les écrits de Charleton, voir Kargon, 77-92. Kargon affirme qu’« il est probable que ce soit par leur intermédiaire que Charleton ait été mis en contact pour la première fois avec les idées de Gassendi. En tout cas, très rapidement après son retour en Angleterre, Charleton cesse d’adhérer aux idées de Van Helmont et devient un atomiste enthousiaste (84). »    Walter Charleton, The Darkness of Atheism Dispelled by the Light of Nature : A physicotheologicall treatise (Londres, 1652), 44. I have never yet found any justifiable ground, why Atoms may not be reputed Mundi materies, the Material Principle of the Universe, provided that we allow, that God created the first Matter out of Nothing; that his Wisdome modelled and cast them into that excellent composure or figure, which the visible World now holds; and that ever

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La principale objection que Charleton adresse à l’atomisme épicurien concerne la création du monde : il lui reproche de remplacer la Providence éternelle de Dieu par des rencontres aléatoires. Cette opinion est un roman ou une fable qui « agresse aussi bien les narines du plus simple et naturel des hommes, comme des pieux, avec une telle puanteur infecte, que seule l’occasion de le réfuter peut m’excuser d’être venu aussi près. » Si Charleton était à ce point consterné par les fables d’Épicure, comment aurait-il réagi à la version fabuleuse de l’atomisme propre à Cavendish, qui replace l’atomisme au sein d’une cosmogonie naturaliste ? En fait, Charleton fut bien obligé d’applaudir aux réflexions de Cavendish – elle était, après tout, la femme d’un comte, fût-il en exil – mais ses éloges reflètent son malaise. Il lui écrit dans une lettre de 1654 : À chaque fois que ma propre raison s’égare, comment rechercher les causes de quelque secret de la nature ou autre, je dois soulager la compagnie avec quelqu’un d’agréable et inconnu de vos conjectures. De telle manière qu’en lisant votre philosophie, j’ai donc acquis beaucoup d’avantages ; de sorte que lorsque je ne peux pas être satisfait, je dois être sûr d’en jouir : ce qui est d’une certaine façon plus que je n’ose promettre de tous les autres discours… d’autant que généralement ils laissent l’esprit dans une forme d’anxiété et de regret, chaque fois qu’ils ne parviennent pas à le satisfaire.

Charleton trouve délicieuses les hypothèses de Cavendish. Il doit être l’un des lecteurs auxquels Cavendish s’adresse dans sa lettre préface – « À tous les philosophes naturels » – qu’elle place en tête de Poems and Fancies. Elle les prie de bien vouloir lui pardonner ses erreurs, parce que son système d’atomes, de figure, de mouvement et de matière « n’est pas profondément raisonné: mais si je me trompe, cela n’a pas beaucoup d’importance, puisque since, by reason of the impulsion of their native Tendency, or primitive impression, they strictly conform to the laws of his beneplacuits, and punctually execute those several functions, which his almighty Will then charged on their determinate and specifical Concretions.    Ibid., 43-4. […] strikes the nosethrills as wel of the meer Natural man, as the Pious, with such infectious stench, that nothing but the opportunity of confutation can excuse my coming so neer it.    Letters and Poems in Honour of the Incomparable Princess, Margaret, Duchess of Newcastle (Londres, 1676), 143-44 : whenever my own Reason is at a loss, how to investigate the Causes of some Natural Secret or other, I shall relieve the Company with some one pleasant and unheard of Conjecture of yours. So that by reading of your Philosophy, I have acquired thus much of advantage; that where I cannot Satisfy, I shall be sure to delight : which is somewhat more than I dare promise from any other Discourses… in so much as they generally leave the Mind in a kind of Anxiety and Regret, when ever they fail to afford it Satisfaction.

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mon discours sur eux ne doit pas être pris comme authentique. » En réalité, si elle désire écrire en vers plutôt qu’en prose, c’est parce qu’elle peut se permettre de faire des erreurs, dans un poème, parce qu’un poème est pour l’essentiel « Fiction, et une fiction n’est pas donnée pour une vérité mais pour un passe-temps. » Il semble que Charleton ait pris très à cœur les protestations d’autodénigrement de Cavendish, même s’il exprime également un certain scepticisme quant à sa déclaration que son ouvrage ne reflète pas la moindre connaissance des philosophies des autres : Parce que, ayant toujours été éduquée parmi les plus nobles et les plus savantes personnes de notre nation, vous pourriez difficilement échapper à la conversation des plus savants dans tous les arts et les sciences; à moins que vous ne vous retiriez intentionnellement de leur société, ou que vous fermiez vos oreilles à leurs discours.

Tel est de toute évidence le milieu qui a incité Cavendish à écrire Poems and Fancies. Pour autant, cet ouvrage peut être considéré comme la première réponse qu’une femme – et une personne à moitié instruite – donnât à l’atomisme du cercle de Gassendi, ainsi que les premières traces d’atomisme d’origine anglaise qu’elle ait pu rencontrer. Sa version imaginative et poétique d’un univers atomiste est peut-être aussi loin de la sombre interprétation atomiste que Gassendi donne de la nature qu’une philosophie naturelle peut l’être, mais ils partageaient tous deux une fascination pour les tout petits morceaux de matière en mouvement. Poems and Fancies se compose de deux sections : la première consiste en poèmes atomistes de son cru et la seconde en méditations ou fantaisies (fancies) concernant la moralité, le gouvernement, la psychologie et tous les autres sujets qui ont frappé sa fantaisie, y compris les fées. Il y a pourtant une grande cohérence dans le propos des Poems and Fancies de Cavendish. Ce qui peut à première vue ressembler à un fouillis de spéculations scientifiques et fantastiques obéit à une logique interne. La description que Cavendish   […] not thoroughly reason’d on: but if I do erre, it is no great matter, for my Discourse of them is not to be accounted Authentick.    Fiction, and Fiction is not given for Truth, but Pastime. Margaret Cavendish, Duchess of Newcastle, Poems and Fancies (London, 1653), xi, in Renaissance Women Online (www.wwp. brown.edu). Cet ouvrage sera abrégé dans la suite des notes par P & F.    P & F, 145-46 : Because, being always Educated among the Noblest, and most Knowing Persons of our Nation; you could hardly escape the Conversation of the most Learned in all the Arts and Sciences; unless you purposely withdrew your self from their Society, or shut your Ears against their Discourses. 

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fait du monde des fées est en réalité une refonte de sa théorie atomiste initiale. L’atomisme lui-même est présenté dans le contexte d’une métaphysique matérialiste telle qu’un créateur corporel, sexué, appelé Nature, impose aux principes matériels d’établir un monde et tout ce qu’il contient en utilisant des atomes. Tandis que le monde évoque celui d’Épicure – les atomes sont des morceaux infinitésimalement petits de la même matière, qui ne se distinguent les uns des autres que par leur forme et leur taille, et qui tourbillonnent dans le vide –, la caractéristique des principes actifs de la nature est profondément différente. Dans l’univers de Cavendish, tous les êtres, à savoir le créateur et ses créatures, sont en quelque sorte en vie. La matière et le mouvement, les deux propriétés essentielles de l’univers mécaniste que Cavendish avait exposées pendant son exil en France, ont été transformés et sont devenus les principes d’un univers qui bourdonne de vie, à tous les niveaux de l’existence. Cavendish savait que la plupart des lecteurs réserveraient un accueil méprisant à ses Poems and Fancies. Elle écrivit dans la préface de son ouvrage : J’ai peur que mes Atomes ne soient qu’un divertissement aussi petit qu’ils sont euxmêmes petits : car rien ne peut être plus petit qu’un Atome. Mais mon souhait qu’ils plaisent aux lecteurs, est aussi grand que le Monde qu’ils fondent ; et mes peurs sont de la même taille, bien que mes espoirs tombent au niveau d’un seul atome : et alors je resterai un atome libre ou un amas confus, jusqu’à ce que tombe ma condamnation. Si je pouvais être exaucée, cela les maintiendra ensemble, mais si je suis condamnée, je serai réduite à rien : mais mon ambition est si forte, que je voudrais être un monde ou rien10.

Le monde que Cavendish avait l’intention de créer était son livre. Le livre lui-même est présenté comme de sexe féminin et comme le rejeton de Cavendish : « Ne me condamnez pas parce que je suis d’une telle timidité/ à propos de mon livre, hélas c’est mon enfant11. » Cavendish avait l’habi10   Margaret Cavendish, Poems and Fancies (London, 1653), xi, in Renaissance Women Online (www.wwp.brown.edu). Cet ouvrage sera abrégé dans le reste des notes comme P & F. I feare my Atomes will be as small Pastime, as themselves : for nothing can be less than an Atome. But my desire that they please the Readers, is as big as the World they make; and my Feares are of the same bulk ; yet my Hopes fall to a single Atome agen : and so shall I remaine an unsettled Atome or a confus’d heape, till I heare my Censure. If I be prais’d, it fixes them; but if I am condemn’d, I shall be annihilated to nothing : but my Ambition is such, as I would either be a World, or nothing. 11   P & F, 23. Condemne me not for making such a coyle/ About my Book, alas it is my Childe.

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tude de penser par correspondances : ainsi est-elle un atome, un créateur et une mère ; de même son livre est-il un monde, une création et un enfant. La légitimité de son travail provient de ce que l’auteur est, en un sens, à la fois la forme et la matière de son travail, à la fois le géniteur et la progéniture. Poems and Fancies commence avec un mythe cosmogonique qui décrit une nature de sexe féminin en train de convoquer une réunion de ses conseillers pour leur demander la meilleure manière de créer un monde : « Au début était le mouvement, qui avait un entendement subtil,/ Et puis est venue la vie, et la forme et la matière s’y sont adaptées12». De toute évidence, la Nature porte la responsabilité ; l’aspect le plus fondamental de son être consiste à commander, alors que les autres principes doivent obéir : « En dehors du fait qu’il soit dans ma nature de créer des choses, de donner du travail, et qu’il soit à vous de prendre mes instructions13 ». Elle est, dans l’œuvre de fiction de Cavendish, la première des femmes – et elles seront nombreuses – à donner des ordres (et à produire de l’ordre). Sa motivation est son désir d’être adorée : La Nature a parlé en premier, mes amis, si nous en sommes d’accord, Nous pouvons, et ferons un bon travail, dit-elle, Nous ferons en sorte que les choses nous adorent et nous prient, Tandis qu’aujourd’hui nous ne pouvons adorer que nous-mêmes14.

La Nature a soif d’attention et elle pense qu’un culte doit être rendu à ses principes de gouvernement. Apparemment la Nature n’est ni autosuffisante ni autocratique – elle n’est pas une divinité toute-puissante. De fait, le Dieu chrétien est remarquablement absent de cet exposé. Plus loin dans le texte, Cavendish explique : Pouvons-nous connaître les différents mouvements de la vie, Les subtils tournants, et les directions qu’ils prennent : Nous devons encore plus adorer Dieu, et ne pas débattre De comment ils sont faits, mais du fait que Dieu l’a fait, Mais nous nous précipitons avec ignorance,

12   P & F, xvi. Motion was first, who had a subtle Wit,/ And then came Life, and Forme, and Matter fit. 13   Besides it is my nature things to make,/ To give out worke, and you directions take. 14   P & F, xvi. First Nature spake, my Friends, if we agree, / We can, and may do a fine Worke, said she, / Make some things adore us, worship give, / Which now we only to our selves to live.

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Pour savoir les fins et comment tout a commencé15.

L’ignorance épistémologique – l’incapacité à raisonner en tirant les effets des causes – permet à la spéculation et à la fantaisie d’imaginer les tout premiers commencements sans décrire le rôle de Dieu dans la création. Tout au contraire, un dirigeant féminin utilise ce qu’elle a, en l’occurrence les principes du mouvement, de la figure, de la matière et de la vie, pour fabriquer un univers. Mais, avant que les principes puissent remplir leur office, Cavendish suggère que d’autres forces sont à l’œuvre. Le sort et la destinée existent ; il n’est pas précisé s’ils sont placés sous le commandement de la Nature ou bien s’ils sont indépendants, mais la Nature les utilise pour saper le pouvoir de l’inconstance et de la fortune. De même qu’elle pense par correspondances, Cavendish recourt aussi fréquemment au procédé des contraires : les chaînes du destin limitent la roue de la fortune ; de la même manière, l’humide et le sec, le chaud et le froid, également dans une sorte de forme préexistante, servent à constituer une sorte d’équilibre cosmique. C’est dans ce temps et dans cet espace que le mouvement, le principal agent de la Nature, se met au travail. La première tâche du mouvement, selon les injonctions de la Nature, est de créer la lumière, afin d’éviter la domination du vide et de l’obscurité, deux autres principes actifs qui détiennent le pouvoir de couvrir le monde de la Nature. Il semble que ce soit un univers qui grouille de différents pouvoirs et de leurs conflits. Le mouvement est incapable de mener à bien les ordres de la Nature à moins qu’il n’emploie ses autres lieutenants. Le mouvement, la figure et la matière créent une boule sphérique, avec une petite ouverture ronde à travers laquelle les species c’est-à-dire de petites particules vont passer pour créer un monde. Les species seront décrites plus loin dans le poème et désignées sous le terme d’atomes. La vie respecte le processus de fabrication du monde, mais il n’est pas précisé si elle est appelée à devenir une part intrinsèque de la matière qui compose le monde. Mais la vitalité de la matière en mouvement est aussitôt affirmée dans le poème cosmogonique de Cavendish quand elle identifie la Mort comme le principal ennemi de la création : « Hélas, dit la vie, quoi que nous fassions,/ 15   P & F, 18-9. Could we the severall Motions of Life know, / The subtle windings, and the waies they go : / We should adore God more, and not dispute, / How they are done, but that God doe’t, / But we with Ignorance about do run, /To know the ends, and how they first begun.

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la mort, ma grande ennemie, viendra nous prendre16. » Les trois autres principes que la Nature emploie s’entendent avec la vie. Les Formes que l’opinion accepte sont celles de la Vie, Parce que la Mort, dit-elle, remplira le Monde de lutte, Quelle que soit la Forme que je prendrai, La Mort me trouvera et défera cette Forme. Le Mouvement dit alors, personne n’a autant de raison que moi, De me plaindre, car la Mort tue le Mouvement, Je pense qu’il vaudrait mieux abandonner cet ouvrage, Dit la Matière, la Mort me décompose et me fait puer17.

Seules les formes vivantes peuvent mourir, mais on ne saurait dire si Cavendish se réfère aux formes des atomes eux- mêmes ou bien aux concrétions composées de différents atomes. Un autre poème suggère que ce sont les atomes pointus qui contiennent la vie – « Tous les atomes tendent vers la vie/ même s’ils ne sont dirigés que dans un seul sens » – mais ce poème et le suivant concluent que « La raison pour laquelle les choses vivent ou meurent,/ dépend de la manière dont sont organisés les atomes.18 » Mais, quel que soit le sujet de la dissolution, il doit être vital puisque seule la matière corporelle insufflée de vie peut subir une telle fin. La mort est l’ennemie de la vie et, aux yeux de Cavendish, elle est la dernière vengeance de la Nature elle- même qui craint : « Si nous laissons la mort seule, nous trouverons bientôt,/ ses guerres créeront et feront se lever un puissant pouvoir/ si nous ne le détournons pas, il pourrait nous dévorer.19 » Nous découvrons ici dans l’exposé de Cavendish presque un caractère manichéen. La Nature et la Mort se font face comme deux grands dieux opposés l’un à l’autre. S’il est vrai que le Dieu chrétien est absent de cette opposition primordiale entre création et destruction, d’autres grandes forces sont à l’œuvre. La Nature ordonne à ses principes de travailler « et a fait cer  Alas, said Life, what ever we do make,/ Death, my great Enemy, will from us take.   P & F, xvi-xvii. Figures opinion did agree, with Life, / For Death, said she, will fill the World with strife ; / What Forme soever I do turne into, / Death findes me out, that Forme he doth undoe. / Then Motion spake, none hath such cause as I / For to complaine, for Death makes Motion dye. / `Tis best to let alone this worke, I thinke. / Saies Matter, Death corrupts, and makes me stinke. 18   P & F, xxvii. 19   P & F, xvii. If we let Death alone, we soone shall finde,/ His wars will make and raise a mighty power/ If we divert him not, may us devoure. 16

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taines choses, pour impliquer sa force [de la mort]20. » Ainsi donc, la matière apporte les éléments pour fabriquer le monde, le mouvement les découpe et les taille, tandis que la figure leur confère une forme et que, pour finir, « la vie est divisée en parts./ Et la Nature qui surveille, a tout dirigé, et a construit le globe terrestre avec les quatre éléments21. » Le serviteur de la Nature, c’est-à-dire le mouvement, utilise un autre quatuor, constitué de la terre, de l’eau, de l’air et du feu dont il fait les composantes de la création. Les éléments, auparavant fondés sur les quatre principes de la création, composent le matériau dont sont faits les plantes, les minéraux et les animaux, ainsi que les planètes et le soleil. Les éléments sont eux-mêmes constitués d’atomes, différenciés par leur forme et orientés par le mouvement : les atomes carrés constituent la terre, les atomes ronds font l’eau, les atomes longs produisent l’air et les atomes aigus donnent le feu. Les mouvements de ces atomes produisent toutes les différentes formes qui existent dans le monde : minérales, végétales, animales, astronomiques et météorologiques. Leur mouvement dans le cerveau crée notre compréhension et nos émotions ; leur harmonie produit la santé, leur disharmonie la maladie. En un mot, De petits atomes d’eux-mêmes peuvent faire un monde, Étant subtils et de toutes les formes : Et comme ils dansent autour, ils y trouvent leur place, De telles formes s’accordent au mieux, en font de chaque sorte… Et donc par hasard, peuvent créer un nouveau monde Ou bien sont prédestinées pour fabriquer mon destin22.

Dans ce dernier poème, l’autonomie des atomes créés semble contredire la force directrice de la Nature elle- même. Les atomes se meuvent par euxmêmes et semblent posséder la conscience, ultime caractéristique de la vie, bien que leur danse puisse être simplement un ensemble de cabrioles fortuites des parties, ou bien l’action fatale d’un autre pouvoir. Dans la conclusion de son poème atomiste, Cavendish semble subitement entrer dans des dimensions purement imaginaires. Elle commence par la prémisse sceptique selon laquelle les sens ne peuvent pas pénétrer à l’intérieur   And make some worke, for to imply his [Death’s] force.   P & F, xvii. Life divided all out into Lots./ And Nature she survey’d, directed all, With the foure Elements built the World’s Ball. 22   P & F, xix. Small Atomes of themselves a World may make, / As being subtle, and of every shape : / And as they dance about, fit places finde, / Such Formes as best agree, make every kinde… / And thus, by chance, may a New World create / Or else predestined to worke my Fate. 20 21

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de la nature et affirme : « Donc dans ce monde un autre monde peut exister,/ Que nous ne pouvons pas même toucher, sentir, entendre, voir23. » Nous ne pouvons pas voir les atomes dans l’air, mais nous savons que la lumière existe. De même, Et quoi qu’un corps réclame, Si petit soit-il, la vie peut exister en lui, Et ce qui est vivant, peut avoir de l’entendement, Cependant être avec nous enterré dans la tombe. Alors probablement, des hommes et des femmes minuscules, Vivent dans le (un) monde que nous ne connaissons pas du tout24.

La vision de strates successives de mondes animés et habités se poursuit dans le poème suivant, où Cavendish informe son lecteur que la Nature, ici personnifiée en tant que source de la création, fabrique de nombreux mondes en raison de sa curiosité. Ces créations fourmillent de vie et sont composées des quatre différentes sortes d’atomes, comme elle l’a expliqué plus haut dans son texte. De fait, la différence entre les atomes et des êtres infinitésimaux disparaît au cours du poème, Car les Créatures, petites comme les atomes, peuvent être là, Si chaque atome prend la forme d’une créature, Si quatre atomes peuvent faire un monde, [note marginale : Comme je l’ai déjà montré, dans mes Atomes] Alors, voyez Que de mondes distincts il peut y avoir dans une boucle d’oreille… Et de si petits, que les dames pourraient les porter Un monde de mondes, suspendu à chaque oreille25.

Cavendish décrit alors ce monde dans un grand luxe de détails, y compris sa flore et sa faune, sa société et son gouvernement. Le peuple minuscule qui vit dans la boucle d’oreille d’une dame annonce une autre race toute petite,   So in this World another World may bee,/ That we do neither touch, smell, heare, see.   P & F, lvii. And whatsoever can a Body claime, / Though nere so small, life may be in the same, / And what has Life, may Understanding have, / Yet be to us buried in the Grave. / The[n] probably may Men, and Women small, / Live in the World which wee know not at all. 25   P & F, lviii. For Creatures, small as Atome, may be there, / If every Atome a Creatures Figure beare, / If foure Atomes a World can make, [marginal Note : As I have before shewed they do, in my Atomes], then see / What severall Worlds might in an Eare-ring be… / And if thus small, then Ladies well may weare / A World of Worlds, as Pendents in each Eare. 23 24

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qui sera décrite bien plus loin dans son livre, non pas dans la partie réservée aux « poèmes », mais comme une « fantaisie ». Elle nous demande : Qui sait, elles habitent peut-être le cerveau Les petites fées, qui peut le dire ? Et par leurs diverses actions elles peuvent créer Ces formes et ces figures que prend notre fantaisie26.

Dans la vision du monde de Cavendish, l’atomisme est mythologisé. En effet, le royaume des fées lui aussi, avec tous les détails y afférents concernant la flore et la faune, la société et le gouvernement, est régi par la reine des fées : « Ici Mab est leur reine à toutes, par la volonté de la Nature./ Et par ce privilège elle gouverne fermement27. » La Nature a délégué l’autorité sur le royaume des fées à la reine Mab ; et, à l’intérieur de son royaume, ses minuscules sujets « gardent le bon tempo et la mesure. Toutes la main dans la main, en rond, en rond, / Elles dansent sur la terre des Fées28 ». Les fées sont l’équivalent, en termes de fonction, des atomes dansants qui sont décrits dans la première section du texte de Cavendish ; les atomes et les fées sont semblables par essence – leur mouvement cause la pensée et les sentiments. Cavendish intitule un de ses poèmes, « Les fées dans le cerveau peuvent être à l’origine de bien des pensées », ce qui ne peut qu’évoquer sa description antérieure de l’action mentale : « Ainsi la raison et l’entendement dans le cerveau sont-ils comme le règne de divers atomes29. » Qui plus est, et cet aspect est encore plus important, les fées semblent se confondre avec l’essence de la vie. Dans les poèmes atomistes, elle nous dit : « Car les esprits méchants, que nous appelons les esprits animaux/, ne sont que les plus acérés des petits atomes », tandis que les poèmes sur les fées concluent : « Ces esprits que

  P & F, clxxv. Who knowes, but in the Braine may dwel / Little small Fairies ; who can tell ? / And by their severall actions they may make / Those formes and figures, we for fancy take. 27   P & F, clxvi. There Mab is queen of all, by Natures will,/ And by her favour she doth govern still. 28   P & F, clxvi. […] do keep just time and measure,/ All hand in hand, a round, a round,/ They dance upon this Fairy ground. 29   P & F, clxxvi; xxx. So Wit, and Understanding in the Braine, Are as the severall Atomes reigne. 26

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nous appelons méchants, / peuvent être des hommes et des femmes, et de petites créatures30. » Cavendish plaisante-t-elle ? Peut-être. Les fées ne vivent pas dans la même partie du livre que la Nature et que les atomes. Mais Cavendish n’est pas seule à associer fées et atomes. En cela, un poète la précède, Shakespeare lui- même, qui donne sa propre description de la reine Mab dans Roméo et Juliette : Mercutio : Ainsi la Reine Mab vous a hanté… je vois ! Benvelio : La Reine Mab, qui est-ce ? Mercutio : Celle qui vient la nuit, féerique accoucheuse, Toute menue, et pas plus grosse que l’agate De la bague qu’un échevin porte à l’index. Dans son carrosse attelé d’êtres minuscules, Elle effleure au passage le nez de nos dormeurs31.

Des êtres minuscules tirent le char de Mab. Ils sont un exemple de ce que Katharine Briggs appelle la « mode de la miniature » dans la littérature élisabéthaine et jacobéenne, en particulier chez les poètes qui ont suivi Shakespeare dans les premières années du XVIIe siècle32. Cavendish était une

  P & F, xxx, clxxvii. For Animall Spirits, which we Life do call,/ Are onely of the sharpest Atomes small ; et Those Spirits which we Animal doe call,/ May Men, and Women be, and Creatures small. Dans les Philosophical Letters de 1664, Cavendish mit aussi l’accent sur le fait qu’elle n’avait pas voulu confondre les « esprits animaux » et les esprits incorporels dans ses Philosophical and Physical Letters de 1655 (232-33), mais faisait à chaque fois référence aux esprits matériels. 31   William Shakespeare, Roméo et Juliette [1.4.53-58] (trad. Bouquins, Robert Laffont). O then I see Queen Mab hath been with you : / She is the fairies’ midwife, and she comes / In shape no bigger than an agate-stone / On the forefinger of an alderman, / Drawn with a little team of atomi, /Over men’s noses as they sleep. 32   Katharine Briggs, The Anatomy of Puck : An Examination of Fairy Beliefs among Shakespeare’s Contemporaries and Successors (London : Routledge and Kegan Paul, 1959), 56-70. Briggs est une folkloriste dont le livre est une mine d’informations sur les fées, mais l’historien doit l’utiliser avec précaution. Une analyse plus sophistiquée de la relation entre atomes et fées dans la première partie de l’époque des Stuart se trouve dans le livre de Reid Barbour, English Epicures and Stoics : Ancient Legacies in Early Stuart Culture (Amherst : University of Massachusetts Press, 1998), qui discute des implications politiques, pour la monarchie des Stuart, d’une cour de fées mythologisée et miniaturisée (36-49). 30

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admiratrice de Shakespeare, et il est plus que probable qu’elle connaissait ce passage33. Les caractéristiques communes aux atomes et aux fées sont la petitesse et la propension à danser. La notion de fées en tant que petits êtres matériels appartient tout à la fois à la culture populaire et à la culture de l’élite au XVIe et au début du XVIIe siècles ; et, comme Briggs le souligne, il est presque impossible de faire le départ entre ces éléments dans la littérature de la période34. Cavendish introduit toutes les associations folkloriques de fées dans un de ses poèmes sur la reine Mab. « Il y a des lutins nuisibles qui pincent les salopes et échangent les bébés humains par distraction ; ils égarent les voyageurs et font tourner le lait35. » Mais leur intervention ne fait de tort à personne ; même les enfants changés ne font qu’apporter des richesses à leur père. Les fées, en guise de récréation, dansent : Où la reine Mab, et tout son menu fretin de fées, Dansent au sommet d’une taupinière : Avec de jolies petits pipeaux de paille et jouent une douce musique, Par laquelle elles gardent le bon tempo et la mesure. Toutes la main dans la main, en rond, en rond, Elles dansent sur la terre des Fées36.

Les fées sont de minuscules danseuse : elles sont de petits êtres matériels qui gardent le temps et la mesure. Il en va de même des atomes : Les atomes danseront et garderont la mesure, Et un par un formeront et maintiendront le cercle, 33   Le goût de Cavendish pour Shakespeare apparaît dans ses Sociable Letters, éditées par James Fitzmaurice (New York et London : Garland, 1997), 130-31. Dans son introduction, Fitzmaurice commente la manière dont Cavendish interprète les personnages de faible niveau social que Shakespeare met en scène : « Cavendish n’est pas seulement la première femme à formuler une critique sérieuse et soutenue à l’encontre de Shakespeare, elle est la première personne à le faire » (xvii). 34   Briggs, 6, affirme que les écrivains populaires en appellent à la fois « à la cour et à la campagne » (the Court as well as the Country), à la fois aux personnes qui, traditionnellement, ont reçu une éducation, et à ceux qui ont des lettres de façon récente, à la fin du XVIe siècle et au XVIIe siècle. 35   P & F, clxviii. They are mischievous imps who pinch sluts and switch human babies for changelings ; they mislead travelers and curdle milk. 36   P & F, 151. Where this Queen Mab, and all her Fairy fry, / Are dancing on a pleasant mole-hill high : / With fine small straw-pipes sweet Musicks pleasure, / By which they do keep just time and measure. / All hand in hand, a round, a round, / They dance upon this Fairy ground.

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Courant dedans et dehors, comme nous dansons la Hay37 Se croisant mais gardant le tempo et la direction, Tandis que le mouvement, comme la musique commande au temps : Puis d’un commun accord, ils se rejoignent tous ensemble, Cette harmonie c’est la santé, qui fait la vie longue : Mais lorsqu’ils ne sont plus là, c’est la mort, et la danse s’achève38.

Il n’y a rien d’aussi significatif que la danse, qui est une métaphore de l’ordre, que ce soit dans les sphères célestes, sur l’orbe terrestre ou dans le monde matériel. Aussi longtemps que les êtres dansent, ils possèdent la vie et la santé. Si l’on fait une analogie entre les atomes et les grains de poussière, comme le veut l’épicurisme classique, et « dispersés par le vent »39, ils créent « un désordre infini et éternel ». Ce sont bien plutôt les fées qui sont leurs réifications appropriées, des créatures vivantes et dotées de sensations qui savent ce qu’elles font, même si cela doit être à l’origine d’un certain désordre pour la plupart des habitants de l’univers matériel qu’elles partagent avec eux. À la fin de Poems and Fancies, Cavendish révèle que son matérialisme et son imagination font bien partie du même univers : Je me demande si l’on doit rire ou trouver ridicule d’écouter des contes de fées et cependant croire véritablement qu’il existe des esprits : dont on ne peut faire aucune description, parce qu’ils ne peuvent être mesurés… Les fées ne sont que de petits corps, non soumis à nos sens, bien qu’ils puissent l’être à notre raison. Car la Nature peut aussi bien fabriquer de petits corps, comme de grands, et des corps minces comme des gros… Et si nous admettons qu’il puisse y avoir une substance, bien qu’elle ne soit pas soumise à nos sens, alors nous pouvons admettre que cette substance peut avoir une forme quelconque. Et pourquoi pas celle d’un homme, ou d’autre chose ? Et pourquoi un esprit rationnel ne vivrait il pas dans un petit corps, aussi bien que dans un gros, et un mince et un épais40 ? 37

  Danse du XVIIe siècle.   P & F, xxxi. Atomes will dance, and measure keep just time ; / And one by one will hold round circle line, / Run in and out, as we do dance the Hay :/ Crossing about, yet keepe just time and way. / While Motion, as Musicke directs Time : / Thus by consent, they altogether joyne. / This Harmony is Health, makes Life live long : /But when they’re out, tis death, so dancing’s done. 39   Blowne around by winde. 40   P&F, clvii. I wonder any should laugh or think it ridiculous to heare of Fairies and yet verily believe there are spirits : which spirits can have no description, because no dimension… [Fairies] are onely small bodies, not subject to our sense, although it be to our reason. For Nature may as well make small bodies, as great, and thin bodies as well as thicke… And if we grant there may be a substance, although not subject to our sense, then wee must grant, that substance, that 38

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Les fées soulignent le caractère vitaliste de la théorie de la matière de Cavendish, depuis ses débuts. La cosmogonie donne à son travail un fondement métaphysique. La prédominance du mouvement dans son système lui permet d’introduire l’ontologie dans son matérialisme de l’univers mécaniste. La fusion des fées et des atomes met en évidence l’unité de son travail, où la philosophie naturelle et l’imagination sont aussi essentielles l’une que l’autre. Dans ses ouvrages plus tardifs, la vitalité qu’elle accorde à la nature et à ses parties sera encore plus saillante, et elle insistera de plus en plus sur son rejet d’une interprétation mécaniste de l’atomisme. Cavendish s’est-elle rendu compte que sa propre version de l’atomisme mettait en cause les idées chrétiennes traditionnelles de la nature et de la Providence tout autant que celles des anciens atomistes ? Il est probable qu’elle ne se soit guère inquiétée de cette éventualité. Son public n’était pas composé de théologiens, mais de lecteurs ordinaires – de différentes classes sociales – qui acceptaient l’allégorie et le recours à la mythologie en littérature 41. Comme Walter Charleton l’admettait lui-même, les « fictions des poètes et des romanciers » étaient imaginaires et ne visaient pas la « découverte de la vérité, mais le ravissement du lecteur ». Par conséquent, il écrivait en conclusion d’une lettre où il faisait l’éloge de Poems and Fancies : Un homme ne courra pas de risque de mettre en danger son discernement, celui qui affirmera que votre idée de Fées vivant dans le Cerveau et de nos Pensées venant de leurs Conseils et de leurs Suggestions ; et votre Opinion que le Mal de dent est causé par les Fées qui extraient des Pierres dans les Carrières des Dents, pour réparer leurs Maisons dans la Tête ; sont aussi valables à entendre que la Théorie de n’importe

substance must have some forme ; And why not of man, as anything else ? And why not rational soules live in a small body, as well as in a grosse, and in a thin, as in a thicke ? 41   Selon Douglas Bush, Mythology and the Renaissance Tradition in English Poetry (New York : W.W. Norton & Company, Inc., 1932 ; édition revue de 1963), 83 : « Les auteurs de poèmes mythologiques de cette époque [la période élisabéthaine] ne pouvaient guère rester assis derrière leur table de travail sans être affectés, consciemment ou inconsciemment, par le mélange de motifs classique, romantique, pastoral et populaire qui, pour des générations de spectateurs, à la fois dans les palais et sur les places des marchés, avait constitué l’interprétation acceptée de l’histoire classique. » Le livre de référence sur la persistance d’éléments païens et magiques dans l’Angleterre du début de la période moderne est Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic (New York : Charles Scribner’s Sons, 1971). Pour une critique de la manière dont Thomas oppose, dans son analyse, les catégories de culture d’élite et de culture populaire, voir Martin Ingram, « From Reformation to Toleration : Popular Religious Cultures in England, 1540-1690 », in Popular Culture in England, 95-123.

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quel Philosophe que ce soit, démontrée de la manière la plus solide ; d’autant qu’elles produisent toutes deux le même intense et durable Plaisir42.

Pour Charleton, les atomes et les fées, tels que Cavendish les décrit, partagent le même espace imaginaire : ce sont des fables, mais des fables qui ne ressemblent en rien à celles d’Épicure qu’il déplore. Dans un sens, Charleton se rend compte de ce que la réhabilitation que Cavendish propose de l’atomisme épicurien a peu à voir avec celle de son maître, Pierre Gassendi. Au lieu d’intégrer un Dieu chrétien dans son univers d’atomes en mouvement, l’Anglaise crée un univers où les atomes et les fées dansent et où l’hétérodoxie devient elle-même mythologie. Plutôt que d’être une épicurienne non amendée, Cavendish est un penseur original, qui développe une version de l’atomisme qui danse au-dessus de ses pairs, qu’ils soient du continent ou d’Angleterre.

  Letters in Praise, 144.

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Singes et perroquets, Ô meilleur de la chair ! Descartes & Gassendi reprÉsentantS des « points & parties » Robert Alan Hatch Université de Floride Toutes les choses que nous pouvons entendre et concevoir, ne sont, à leur compte, que des imaginations et des fictions de notre esprit… c’est-à-dire qu’il faut entièrement fermer la porte à la raison, et se contenter d’être singe ou perroquet, et non plus homme.

Nous sommes en 1640. Nos héros sont « Monsieur Esprit » et « Monsieur Chair ». René Descartes (1596-1650) est âgé de 44 ans, Pierre Gassendi   Descartes, Appendice aux Cinquièmes objections et réponses, Lettre à M. Clerselier, [1647], AT, IX : 212.    Descartes venait de publier son Discours de la Méthode (1637). Pendant les sept années suivantes, il travaille intensivement sur son œuvre philosophique la plus connue, les Méditations métaphysiques (1641), qu’il termine en avril 1640. Dans l’intervalle, en 1641, Descartes commence à travailler sur ses Principia (1644). Comme le montre sa correspondance, à ce moment de sa vie, Descartes médite sur ses cheveux gris et ses perspectives de longévité (à Huygens octobre 1637). Au printemps 1640, il revient à Leyde où il surveille l’édition de ses Méditations. C’est là qu’il s’engage dans une controverse déplaisante à l’université d’Utrecht ; événement bien plus douloureux, sa fille chérie Francine meurt en septembre 1640. Baillet mentionne que la mort de Francine laissa Descartes « avec la plus grande peine qu’il ait jamais éprouvée dans sa vie. » Descartes répondit à ce coup du destin en se jetant dans son travail (Gaukroger, 253 ; voir aussi f.n. 202). Tout en s’employant à défendre ses derniers travaux (il consacre six années de sa vie à l’élaboration des Réponses, janvier 1641 à janvier 1647), il travaillait à la synthèse la plus détaillée de ses idées physiques et métaphysiques, les Principia, commencés fin 1641 ; en avril 1643 il avait presque terminé le Livre III et, au début de janvier 1644, il avait terminé la section sur le magnétisme du Livre IV. Le manuscrit était entièrement achevé à la mi-1644 lorsqu’il le confia à Elsevier. 

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(1592-1655) a 48 ans. Les deux philosophes, alors au sommet de leurs capacités intellectuelles, bénéficient d’une célébrité internationale, et alors qu’ils entament leurs dernières années, tous deux sont confrontés à des problèmes de santé, à la mort de familiers ou d’amis, et au sentiment de l’urgence d’avoir 

  Gassendi se trouve alors au cœur de diverses transitions. Après avoir vécu une vie relativement mouvementée, il a quitté Digne pour Aix en mars 1635, et c’est à Aix qu’il écrivit le 5 décembre 1636 à son ami Naudé la première des quatre lettres qui devaient finalement composer le De apparente qui paraît à Paris en 1642 sous le titre De apparente magnitudine solis humilis et sublimis epistolæ quatuor, in quibus complura physica opticaque problemata proponuntur et explicantur. Il consacre à un sujet proche un autre opuscule, le Solstitialis Altitudo Massiliensis, seu Proportio Gnomonis ad solstitialem umbram observata Massilæ, anno 1636. La deuxième lettre du De apparente… à F. Liceti est datée d’Aix, du 13 août 1640. Gassendi subit une perte personnelle majeure, en juin 1637, avec la mort de son ami et protecteur, N.C. Fabri de Peiresc, et il semble qu’il ait alors traversé un long moment de dépression ; en tout cas, il est clair qu’il a passé l’essentiel de l’année 1638 à se remettre, quand il commence à écrire la Vie de Peiresc. Il se réinstalle à Digne (6 juin 1638) et trouve en Louis de Valois un nouveau protecteur ; il commence à sentir les premières attaques de la maladie qui finira par l’emporter. En 1641 il s’installe à Paris où il demeure jusqu’à la mort de son ami Mersenne (1648). En 1641, il publie sa biographie de Peiresc, De Nicolai Claudii Fabrici de Peiresc, Senatoris Aquisextiensis, Vita (2° éd. La Haye 1650, puis 1655 ; traduction anglaise de 1657). La même année, à la prière de Mersenne, il accepte d’écrire ses Objections aux Méditations de Descartes. Ce texte paraît en latin, sous le titre, Objectiones quintæ Petri Gassendi Diniensis Ecclesiæ Præpositi et acutissimi Philosophi. Il est important pour le présent propos qu’il publie l’année d’après son traité consacré à la grandeur du soleil, qui implique de fait un échange de lettres apparentées aux Objections. En plus des lettres à Naudé et Liceti, Gassendi y ajoute ses lettres à Boulliau et Chapelain du début de l’année 1641. Pendant les trois années suivantes, il publie le De Motu impresso a Motore translata. Epistolæ duæ, in quibus aliquot præcipuæ, tum de motu universe, tum speciatim de motu terræ attributo, difficultates explicantur (1642), le Novem stellæ circa Jovem visæ, et de eisdem P. Gassendi judicium. Accessit observatio geminatæ in singulos dies (æstus maris instar) reciprocationis perpendiculorum (1643). Il fait paraître en 1644 sa propre édition des réponses à Descartes, la Disquisitio Metaphysica, seu Dubitationes et Instantiæ adversus Renati Cartesii Metaphysicam et Responsa (Amsterdam, 1644). Gassendi consacre donc quatre ans à la fois à la défense de ses travaux sur la lumière et la vision et à écrire ses Objections aux Méditations de Descartes. En dépit de ses soucis de santé, il s’emploie à achever ses œuvres de synthèse, les Animadversiones et le Syntagma. Il réussit à publier ses deux ouvrages principaux, les Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Lærtii, qui est de Vita, Moribus, Plascitisque Epicuri. Continent autem Placita quas ille treis statuit Philosophiæ partes. I. Canonicam II. Physicam ; III. Ethicam (3 volumes, Lyon, 1649 ; 2° éd. 1675, Lyon, en 2 volumes), dont le Philosophiæ Epicuri Syntagma, qui en est une annexe, sera réédité à La Haye en 1659, à Londres en 1660, puis à Amsterdam 1684. En revanche, il ne publie pas de son vivant le Syntagma philosophicum qui paraît seulement de façon posthume, dans ses Opera Omnia (Lyon, 1658).

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à achever le travail d’une vie. C’est le moment de la réévaluation. Aujourd’hui, presque quatre siècles plus tard, les historiens continuent à comparer l’importance et l’influence de ces philosophes naturels. Loin d’avoir été oubliés, tous deux jouissent d’une place assurée dans les manuels comme représentants de « l’esprit moderne ». En tant qu’icônes de la philosophie mécaniste, « Monsieur Esprit » et « Monsieur Chair » partageaient des hypothèses-clefs à propos de la nature et du savoir. Clairement anti-aristotéliciens, tous deux s’accordaient sur le fait que le monde physique était une grande machine composée de matière en mouvement, de morceaux de matière qui étaient à l’origine de nos formes de perception comme la couleur ou le goût. Souvent présentés en opposition historique, Gassendi et Descartes étaient en désaccord à peu près sur tout le reste. Alors même qu’ils croyaient tous deux que « la lumière et la vision » pouvaient servir de modèle de connaissance, chacun soutenait une vision du monde différente. Les différences entre Descartes et Gassendi continuent de s’affirmer dans la perception, l’imaginaire, la connaissance et la représentation du monde.    Pour la mise en perspective des comparaisons entre les deux œuvres, voir Thomas Lennon, The Battle of the Gods and Giants : The Legacies of Descartes and Gassendi, 1655-1715 (Princeton, 1993) ; O. R. Bloch, « Gassendi critique de Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger 156 (1966) 217-236 ; Margaret Osler, Divine Will and the Mechanical Philosophy : Gassendi and Descartes on Contingency and Necessity in the Created World (Cambridge, 1994) et d’autres ouvrages cités infra.    Si l’on accepte d’attribuer à Descartes la théorie de la représentation fondée sur la nonressemblance qu’on lui impute souvent, elle permet de fait de comprendre ses différences avec Gassendi. Gassendi conserve une conception traditionnelle des images, de l’imagination et de la représentation. Ayant été, à vingt et un ans, professeur de rhétorique à Digne, Gassendi ne peut pas ne pas avoir été très au fait du rôle et de l’importance de la représentation. Traditionnellement, les sceptiques pensent que les choses non-évidentes peuvent être connues grâce aux signes suggestifs tandis que les dogmatiques affirment traditionnellement que les choses non-évidentes par nature peuvent être connues grâce aux signes indicatifs, qui sont à même de les révéler, voire de découvrir la vraie nature des choses quoiqu’elle soit inaccessible aux sens. Comme Popkin l’a souligné, Gassendi pensait que la doctrine atomiste était déduite (et non pas connue) par l’expérience de signes indicatifs. Gassendi examine la question des signes à plusieurs reprises, notamment dans le Syntagma (1658). Voir aussi Brush, Selected Works of Pierre Gassendi, pp. 326-334.    Voir Howard T. Egan, Gassendi’s View of Knowledge : A Study of the Epistemological Basis of His Logic (New York, 1984), en particulier chapitres 3 et 4. Voir aussi les études classiques d’Olivier Bloch, sa monographie, La Philosophie de Gassendi : Nominalisme, matérialisme, et métaphysique (La Haye, 1971) et, plus récemment, « Gassendi critique de Des-

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La scène qui suit place la fameuse controverse entre « Esprit et Chair » dans les Objections et réponses (1642) comme le point central d’un plus large drame. Quand les Méditations (1641) furent publiées pour la première fois, Descartes et Gassendi étaient tous deux occupés à leurs propres projets de publications en cours. L’attention de Gassendi pendant les années 1638-1642 se partageait entre deux travaux liés entre eux, son De apparente solis magnitudine, Paris, 1642 (De la grandeur apparente du Soleil) et ses Objections contre Descartes. De son côté, Descartes était en train de terminer des projets plus anciens, écrivant ses Réponses, et posant les bases de ses Principia. L’opposition entre « Monsieur Esprit » et « Monsieur Chair » est considérée sous un angle essentiellement philosophique ; mais en réalité elle était à la fois plus et moins. Elle se situe à une période très embrouillée – une conjonction cartes » (art. cit.) ; et Emily Michael, « Gassendi’s Method Illustrated by His Discussion of the Soul », Quadricentenaire de la naissance de Pierre Gassendi, 1592-1992 (Digne, 1991), Tome 1 : 181-192. Rochot résume de la façon suivante : « L’homme établit un système de signes, de noms, qui lui permet d’identifier les choses perçues et de communiquer avec d’autres hommes. Mais les concepts ainsi formés sont des conventions, et non pas des propositions universelles. L’universel n’a pas d’existence ontologique. Dieu a donné à l’homme un esprit capable de concevoir l’universel comme le résultat de contacts répétés entre les sens et les réalités matérielles. Chez les animaux, l’imagination et la mémoire enregistrent les faits qui doivent être retenus. Dans le cas de l’homme, son esprit rationnel lui permet de combiner ces représentations en vue de l’action ; guidé par des prévisions cohérentes, il se fonde sur des réflexions qui prennent du temps et qui sont de pures inférences, et non pas des intuitions d’une réalité inaccessible à la sensation… » Dictionary of Scientific Biography, Charles Coulston Gillispie, ed, (18 vols.) New York, 1970-1990, Volume 5 (284-290) : 286.    Autour de l’année 1640, Pierre Gassendi mène de front deux projets de livre, un philosophique et un scientifique. Ils envisagent l’un et l’autre, chacun à sa manière, la question classique des « points et des parties ». Si Gassendi s’intéresse à ce problème, c’est qu’il engage tout un ensemble de questions en relation avec l’atomisme et l’épistémologie (en particulier la lumière et la vision), mais c’est surtout qu’il s’est constamment préoccupé de la nature de l’âme. Le meilleur ouvrage qu’ait composé Gassendi pendant cette période est bien connu : ses Objections contre les Méditations de Descartes (1641) ont confirmé la réputation de Gassendi et son statut de philosophe. Mais son autre publication, de la même époque, a été complètement ignorée. S’il attaque Descartes dans les Cinquièmes objections, Gassendi défend ses propres conceptions dans le De apparente magnitudine solis humilis et sublimis (1642). Étant donné la concomitance dans la rédaction de ces deux textes, le présent article a pour but de les replacer dans leur contexte historique. Il s’agit d’inscrire la fameuse opposition entre « Monsieur Chair » et « Monsieur Esprit » dans un débat plus large. Traditionnellement considéré comme une dispute éphémère entre deux philosophes, cet échange est en réalité un moment important dans une conversation qui se fait jour au cœur de la République des Lettres et implique la nouvelle science.

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historique dans la vie des deux penseurs poursuivant séparément des projets similaires. Ce moment marque-t-il un tournant, un virage moderne, analogue à celui que Koyré décèle dans la géométrisation de l’espace ? Le présent article a pour objectif de présenter les problématiques qui occupaient l’esprit de    Un des aspects les plus étonnants des Objections et réponses est le fait que les deux critiques les plus pertinents, Gassendi et Hobbes, sont aussi ceux qui suscitent le moins d’intérêt de la part de Descartes qui alla même jusqu’à déclarer publiquement « […] que celles qui me furent envoyées les cinquièmes ne me semblassent pas les plus importantes, et qu’elles fussent fort longues» (Avertissement De L’Auteur Touchant Les Cinquièmes Objections, [1647], AT, IXA : 198). Il est important de souligner que Descartes n’a pas recherché les critiques les plus fortes, et n’a pas reconnu les objections les plus pertinentes. On sait que l’ensemble initial des six Objections (le premier groupe rassemblé par Descartes, auquel s’ajoutent celles qu’a recueillies Mersenne) a été publié avec les Réponses en latin de Descartes (1641). L’année suivante, la deuxième édition des Méditations (1642) incluait un septième ensemble d’Objections et, pour faire suite aux Réponses de Descartes, une lettre à Dinet. La traduction française par Claude Clerselier parut en 1647 ; il semble que Descartes l’ait approuvée et qu’il lui ait apporté un certain nombre de modifications mineures. Les spécialistes s’accordent en général pour reconnaître dans la version latine des Méditations le texte canonique. Non seulement le texte latin est écrit dans une langue claire, mais il sert en plus de base aux Objections à venir. Les lecteurs se souviendront que, quand Descartes a rendu visite à Clerselier en 1644, il lui précisa qu’il ne désirait pas que les Cinquièmes Objections de Gassendi et ses Réponses fussent reprises dans la traduction française. Voir l’Avertissement de l’auteur touchant les Cinquièmes Objections et la lettre de Descartes à Clerselier du 12 janvier 1646, qui figure dans la première traduction française de 1647 (AT 9, Pt. I). Gassendi publia un ensemble complémentaire d’objections dans sa Disquisitio Metaphysica sive Dubitationes et Instantiæ (Amsterdam, 1644). Descartes répondit aux contre-objections de Gassendi dans sa « Note de l’auteur » (1647).    Je tire ces références classiques d’Alexandre Koyré ; voir par exemple « The Significance of the Newtonian Synthesis », dans ses Newtonian Studies, 3-24. Plus loin dans ce volume, Koyré choisit deux étoiles majeures dans la « galaxie des esprits de premier rang », qui marquent le « siècle du génie », Descartes et Newton. Si l’une des deux étoiles éclipse l’autre, c’est Descartes « qui conçut l’idéal de la science moderne – ou son rêve ? – le somnium de reductione scientiæ ad geometriam » (p. 53). Dans un article plus tardif, Koyré affirme avec dureté et de façon notoire que « Gassendi ne fut pas un très bon physicien, un mauvais mathématicien […] et un philosophe de seconde zone », ajoutant – mais c’est un faux éloge – que pourtant « à son époque, et même tout au long du XVIIe siècle, il fut à la fois très célèbre et très influent » (p. 176). Je voudrais attirer ici l’attention sur les questions de la vision et sur ce qui peut être considéré comme une révolution tout aussi significative, car elle instaure une relation entre celui qui connaît et le monde physique. Ce faisant, je me mets dans le sillage de A. Mark Smith, « Knowing Things Inside Out : The Scientific Revolution from a Medieval Perspective », AHR 95 (1990) : 726-744.

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Descartes et Gassendi en optique, vision et représentation10 dans les années 164011. En mettant les Cinquièmes Objections au cœur de mon analyse, j’ai choisi trois problèmes pour simplifier mon propos : 1) la grandeur apparente du soleil, 2) l’image de soi-même dans un miroir, et 3) la nature de l’âme, en particulier la proposition de Descartes que l’âme est infinie et sans parties12. 10   Voir l’excellent volume d’articles consacrés aux théories de la lumière, XVIIe siècle, 136 (juil./sept. 1982), en particulier l’introduction de Pierre Costabel, « Matière et lumière au XVIIe siècle », pp. 247-255 ; et sur des questions apparentées, David C. Lindberg, « Kepler and the Incorporeality of Light », in Physics, Cosmology and Astronomy, 1300-1700, éd. S. Unguru (Dordrecht, 1991), pp. 229-250 ; David C. Lindberg, « The Genesis of Kepler’s Theory of Light : Light Metaphysics from Plotinus to Kepler », Osiris, 2e Série, 1986, 2 : 5-42 ; David C. Lindberg, « Laying the Foundations of Geometrical Optics : Maurolico, Kepler, and the Medieval Tradition », in The Discourse of Light from the Middle Ages to the Enlightenment (Los Angeles, 1985), 1-65 ; A. Mark Smith, « Getting the Big Picture in Perspectivist Optics », Isis 72, 1981, 568-589 ; Stephen Straker, « Kepler, Tycho, and the “Optical Part of Astronomy” : the Genesis of Kepler’s Theory of Pinhole Images », Archive for History of Exact Sciences, 24 (1981) 267-293 ; Stephen Straker, « The Eye Made “Other” : Dürer, Kepler, and the Mechanization of Light and Vision », Science, Technology, and Culture in Historical Perspective, éd. Louis A. Knafla, M. S. Staum et T.H.E. Travers (U. of Calgary Studies in History, n°1), Calgary : Université de Calgary, 1976 : 7-24 ; et l’étude classique de Lindberg, Theories of Vision from Al-Kindi to Kepler (Chicago, 1976). 11   Voir Thomas M. Lennon, The Battle f the Gods and Giants : The Legacies of Descartes and Gassendi, 1655-1715 (Princeton, 1993), en particulier pp. 106-148. Lennon affirme que « la notion de représentation est au cœur de la critique que Gassendi formule contre Descartes » (p. 108). 12  À la fin de la Sixième Méditation, où il examine la question de l’indivisibilité de l’âme, Descartes écrit : « Lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière. […] Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas proprement être dites ses parties : car le même esprit s’emploie tout entier à vouloir et aussi tout entier à sentir, à concevoir, etc. » (Méditations, VI, 59 ; AT 9 : 68). Voir Leger Wood, « Descartes’ Philosophy of Mind », The Philosophical Review, vol. 41 (n°5) : 466-477. Descartes introduit une notion de soi en tant que chose pensante qui est nouvelle et étonnante, en particulier à la lumière de la nature hybride de la « vision » comme mode de perception, dont il précise qu’elle est un « mode spécial de pensée ». Voir John Cottingham, « Descartes on “Thought” », The Philosophical Quarterly, 28 (n°112) : 208-214 : 212. Cottingham soutient que, pour Descartes, les perceptions comme la vision ne sont pas de « simples cogitations, mais des “perceptions confuse” » (p 213). Gassendi serait d’accord avec cette analyse, dans la mesure où il insiste sur le fait que l’imagination et l’intellect sont toujours convoqués en même temps. Gassendi avait du mal à conduire Descartes à reconnaître les similitudes entre leurs deux pensées sur des questions fondamentales.

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Pour simplifier un propos dont l’ampleur dépasserait le cadre de ce papier, je pose que chaque problème – lumière, vision, âme – renvoie à la question des points et parties, et presque inévitablement à la manière dont nos auteurs se représentent le monde13. Dans la mesure où la « vision » servait de modèle de la connaissance14, Descartes et Gassendi ont mis le monde à l’envers – ils l’ont retourné de l’intérieur vers l’extérieur – en conséquence de quoi le problème de « l’âme » a réveillé dans toute son acuité la question des « points et parties » et celle de la représentation du monde15. Si je reprends l’histoire « de l’Esprit et de la Chair » et de « la Fabrication de l’Esprit Moderne », « Singes et Perroquets » jouent le rôle de la représentation. La grandeur apparente du soleil C’est le plus grand des plaisirs que de dissiper l’épaisse obscurité et les ténèbres nocturnes épaisses et de les chasser de l’esprit de telle sorte que, s’il ne nous est pas permis de voir l’éclat de la vérité briller tel le soleil le plus lumineux, il nous est cependant permis de cheminer comme dans l’aurore de la vraisemblance ; et si nous ne connaissons pas les causes qui sont sûres et incontestables, pourtant nous atteignons celles qui ont quelque apparence de probabilité16.

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  Sur le concept d’âme chez Descartes, voir Steven J. Wagner, « Descartes on the Parts of the Soul », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 45 (n°1), 1984, 51-70. 14   Descartes et Gassendi ont été considérés pendant des siècles comme les grands héros de la rupture entre le monde ancien et le monde moderne. Ils sont devenus de vraies icônes – voire des dieux et des géants –, et leurs deux images s’opposent à nos yeux comme le rationalisme et l’empirisme, le corpuscularisme et l’atomisme, le plein et le vide, le dogmatisme et le scepticisme, la matière et l’esprit ; mais les différences entre « Monsieur Esprit » et « Monsieur Chair » telles que je les souligne ici sous la forme du problème des « singes et perroquets » n’ont pas encore été toutes mises en lumière. Limité à une poignée d’exemples, ce court article met l’accent sur l’inséparable identité de la philosophie et de la science ; les problèmes essentiels de la nouvelle science n’allaient pas sans un ensemble d’élaborations conceptuelles réalisées par la nouvelle philosophie. 15   Il serait fort utile d’étendre à d’autres disciplines les comparaisons établies traditionnellement en cosmologie entre Descartes et Gassendi vus comme deux philosophes mécanistes « modernes », en particulier dans des domaines moins étudiés de l’épistémologie comme le sont les aspects « révolutionnaires » de la vision. Pour un point de vue stimulant sur des questions historiographiques fondamentales, voir A. Mark Smith, « Knowing Things Inside Out », AHA, 95 (1990) : 726-744. 16   « Iucundissimum quippe est crassiorem illam caliginem, & tenebras quasi nocturnas sic excutere, depelleréque ex animo, vt, nisi ipsummet veritatis iubar, quasi splendidissimum Solem contueri nobis concedatur ; at versari tamen quasi in aurora verisimilitudinis liceat ;

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Peu de temps après avoir publié son travail sur les parhélies, Gassendi commença ses investigations sur la grandeur apparente du soleil (1636). Les historiens ont accordé à ce travail une attention insuffisante. Descartes, comme Gassendi, était persuadé de l’importance centrale de la lumière et de la vision, des « faux soleils » et des illusions d’optique aux limites de l’analogie mathématique17. Le De apparente de Gassendi se compose de quatre lettres adressées à des contemporains illustres : Gabriel Naudé, ami de Gassendi et ac, nisi habeamus perspectas causas, quæ penitus certæ, indubiæque sint, tales nanciscamur, quæ habeant speciem aliquam probabilitatis. » Gassendi, Opera Omnia, I, 286b. 17   Pour ce qui est de l’influence de Kepler sur les conceptions de Gassendi en optique, une des traditions interprétatives y inclut les paradoxes optiques, non seulement le célèbre paradoxe de la lune, mais également les anomalies associées à la grandeur apparente du soleil. On trouve des traces de cette discussion dans les Objections de Gassendi à Descartes. Cette influence de Kepler s’exerce sur les questions épistémologiques en général, mais également, de façon plus spécifique, sur la réflexion de Gassendi quant à la nature des images, l’utilisation de la géométrie et sur sa théorie de la lumière et de la vision. À cet égard, la manière dont Gassendi envisage la représentation est tout à fait centrale – son concept d’image et son utilisation des signes. Ces questions sont analysées infra. Le « paradoxe optique » de Tycho, comme le nomme Kepler, renvoie aux difficultés qui se font jour s’agissant d’évaluer la taille relative du soleil et de la lune pour qui a observé une éclipse du soleil par le moyen d’une camera obscura. Le problème était spectaculaire : la grandeur apparente de la lune se réduisait d’environ vingt pour cent. L’« énigme », selon l’explication de Tycho, provenait de ce que, pendant une éclipse partielle du soleil, « la lune ne conservait pas le diamètre visible qu’on lui connaissait, mais la force de la lumière du soleil réduisait sa surface du fait d’une cause optique telle que le cinquième de la lune disparaissait et n’était plus perceptible à l’œil » (Astronomiæ instauratæ progymnasmata, 1602) in T. Brahé, Opera Omnia II : 344, cité de Stephen Straker, « Kepler, Tycho, and the “Optical Part of Astronomy”, the Genesis of Kepler’s Theory of Pinhole Images », 282. Kepler fut intrigué par l’énigme de Tycho. La diminution de la grandeur apparente de la lune, comme Kepler le notait, ne se produisait que quand le soleil apparaissait plus large qu’on ne s’y attendait, à élévation et distance comparables. Plus tard, dans son journal des éclipses, Kepler proposa une solution pour expliquer comment il se faisait que l’image de la lune apparaissait plus diminuée alors que celle du soleil semblait augmentée. Si, pendant une éclipse solaire, l’image du soleil avait l’air plus grosse, alors on s’attendrait à ce que l’image de la lune apparaisse elle aussi plus grosse, dans les mêmes proportions. Ce n’était pas le cas. Mais, de l’avis de Kepler, le paradoxe pouvait être résolu. Tycho avait observé l’éclipse en question à travers une camera obscura, c’est-à-dire en faisant entrer de la lumière par une ouverture petite mais déterminée. Kepler affirmait que la grandeur paradoxale des images du soleil et de la lune était due à la taille de l’ouverture de la camera obscura de Tycho. Si l’ouverture était calculée en proportion de la distance de la source de la lumière, l’image produite par cette source grossirait en relation avec le rayon de l’ouverture ; de même, le diamètre apparent de la lune semblerait diminué proportionnellement au rayon de l’ouverture. Gassendi avait conçu son paradoxe, semble-t-il, d’après celui de Tycho.

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aristotélicien distingué, sur la question des éruptions solaires ; à Fortunio Liceti, aristotélicien italien, sur la transmission des espèces à l’œil. Pour la question de la perception, Gassendi avait choisi d’écrire à Jean Chapelain, également aristotélicien, et son ami Ismaël Boulliau, un képlérien18. Le De apparente est important, parce qu’il permet de comprendre la position épistémologique que Gassendi adopte finalement dans sa Logica19. La rédaction des Objections aux Méditations de Descartes et celle du De apparente sont concomitantes20. Comme c’est souvent le cas, les questions qui se font jour dans un projet en cours d’écriture réapparaissent dans un autre. Dans son De apparente, Gassendi, défendant ses opinions d’atomiste en optique, insiste sur l’existence de « points et parties » distincts – c’est-à-dire, qu’il souligne que toute discussion réelle à propos de la nature de la lumière ne peut pas porter sur des abstractions mathématiques ; à l’inverse, la lumière elle-même doit être regardée comme un corps physique, une unité de matière étendue qui est composée de parties. La question clef du De apparente est le paradoxe de la grandeur apparente du soleil. Contre la théorie optique traditionnelle, le soleil semble avoir une grandeur apparente plus grande lorsqu’il est bas dans le ciel, et une grandeur apparente plus petite lorsqu’il est haut   Le De apparente est rapidement analysé par Howard T. Eagan, qui n’étudie cependant pas la lettre impliquant Boulliau et la perception, peut-être parce que les questions sont « évoquées avec beaucoup de détails techniques » (p. 119). Lynn Joy propose une analyse bien plus détaillée et nuancée dans Gassendi The Atomist (Cambridge, 1987), voir en particulier le chapitre 6. Voir aussi Barry Brundell, Pierre Gassendi : From Aristotelianism to a New Natural Philosophy (Dordrecht, 1987) et surtout le chapitre 4. 19   Pierre Gassendi, Syntagma philosophicum, in Gassendi, Opera Omnia, II, traductions choisies, Brush, Selected Works of Pierre Gassendi, pp. 279 sqq. ; Eagan, 114. 20   Pierre Gassendi, De apparente magnitudine solis humilis et sublimes epistolæ quatuor, in quibus complura physica opticaque problemata proponuntur et explicantur (Louis de Heuqueville, Paris 1642) ; Pierre Gassendi, Opera Omnia, III : 420-477 [« De la grandeur apparente du soleil bas et haut »]. La première des quatre lettres est de Gassendi à Naudé, du 5 décembre 1636 ; la deuxième est à Liceti, du 13 août 1640 ; la troisième à Boulliau, du 5 des calendes de janvier 1641 [28 décembre 1640] ; la quatrième à Chapelain du 13 janvier 1641. Gassendi écrivit une première fois, au sujet du paradoxe optique, à Gabriel Naudé (1600-1653), l’érudit et bibliothécaire qui vivait alors à Rome ; la lettre de Gassendi à Naudé (5 décembre 1636) a servi à clarifier différentes questions qui témoignaient de son intérêt pour l’optique, comme on le trouve dans une copie de lettre (26 septembre 1636, disparue), transmise par Peiresc par l’intermédiaire de Naudé, et finalement remise à Liceti. Liceti publia alors une brève réponse, De quæsitis per epistolas a claris viris responsa (Bologne, 1640) ; Gassendi répondit à son tour par une longue lettre, Eidib. Augusti 1640 [13 août 1640], Opera Omnia III : 422-448. 18

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dans le ciel21. Gassendi était sensible à la thèse des apparences, étant donné la doctrine épicurienne selon laquelle les sens eux-mêmes ne peuvent pas se tromper. Dans le De apparente, Gassendi se réfère à la lumière comme espèce visible ou intentionnelle, mais il affirme que c’est un corps corpusculaire22. Parce que 21   Tout le problème était de concilier deux observations manifestement contradictoires, à savoir que le soleil apparent semble de plus en plus gros quand il approche de l’horizon, et qui plus est, il semble produire une ombre plus large à la même élévation. Le paradoxe est qu’un disque apparent plus large devrait produire une ombre plus restreinte. Gassendi commença par expliquer ce paradoxe comme s’il était dû à l’atmosphère qui se trouve près de l’horizon : elle devait disperser les rayons du soleil (ou de la lune) et donc affaiblir et élargir l’« image » qui entre dans l’œil. Quand ces rayons frappent l’œil, la pupille s’ouvre plus largement parce que la lumière est plus faible, permettant à une image plus large de se projeter sur la paroi rétinienne. C’est pourquoi nous voyons une image plus importante quand on voit le soleil près de l’horizon, que quand il se trouve, en plein zénith, au milieu de la journée. 22   Pour Gassendi, la vision implique des rayons lumineux (la lumière en tant que composée de corpuscules), qui frappent la rétine, selon l’expérience de la « lumière ». La lumière est une substance matérielle composée de corpuscules (ou des rayons composés de corpuscules) ; selon Gassendi, la lumière se produisait sur le modèle de films corpusculaires très fins, semblables à la peau d’un serpent ou d’une cigale, selon l’image de Lucrèce. Ce que l’œil reçoit, le simulacrum, est transmis à travers l’espace. On trouve les plus longs développements sur la lumière et les aspects de la vision dans la Physique du Syntagma (livre VI, chapitre 11, De Luce ; chapitre 12, De Colore ; chapitre 13, De Simulacris), Opera, I, pp. 422-449. D’autres éléments concernant la vision se trouvent dans Opera II, De Sensibus speciatim, et en particulier chapitre 5, De Visu et Visione, 369 sqq. ; chapitre 7, et surtout 393 sqq. Lux est définie comme « corpuscula tenuissima in corpore lucido. » Un corps est lucidum quand il est source de lumière, illustratum quand il dépend de la lumière d’un lucidum. La lumière est l’essence de la couleur, mais elle n’est pas elle-même visible, quoique l’on puisse dire qu’elle est blanche (ou qu’elle apparaît comme telle) ; les corpuscules invisibles sont eux-mêmes existentia, mais ils ne sont completa qu’avec l’expérience de la lumière. Pour Gassendi, la couleur est l’objet même de la vue ; les couleurs sont des variétés de la lumière à laquelle sont mélangés des degrés variés d’obscurité. L’organe de la vue est la rétine où la lumière est perçue et où la vue est rendue possible, Opera, I. ff. 426. Bloch commence son étude en citant une lettre de Gassendi à Louis de Valois : « Oh ! si nous pouvions résoudre, ne fût-ce que ce seul problème : comment s’opère l’acte de vision, cette chose si familière, en quoi consiste cette faculté de voir et comment il se fait qu’elle perçoive les choses sous l’aspect où elle les perçoit ? Pourquoi – serait-ce par quelque émission vers le dehors, ou par l’introduction de quelque substance ? – se produit cette action si belle et si aimable ? Combien splendide pourrait apparaître cette recherche proposée à notre vanité » (Bloch, p. 6). Par la suite, Bloch décrit la position de Gassendi : « Gassendi reconnaît certes, contre l’opinion scolastique, que la vision se fait en la rétine, mais il croit avoir découvert que le redressement de l’image se fait sur la rétine elle-même, la choroïde jouant le rôle de miroir concave ; quant à la vision binoculaire, il croit, d’après son expérience personnelle,

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la lumière est de nature corporelle, Gassendi imaginait que des rayons lumineux sont absorbés par les objets visibles comme les simulacres de Lucrèce, que Gassendi appelle membranulas. Pour Gassendi, le monde des objets matériels que nous percevons donne naissance à des images. La vision (l’acte de voir) implique la réception d’images matérielles, et la faculté de l’imagination, située dans le cerveau, est à la base de la connaissance des objets23. En somme, pour Gassendi, les sens ne peuvent être autre chose que ce qu’ils sont, et les images ne peuvent être fausses. C’est la faculté rationnelle qui juge les images ; et toute erreur qui survient est due à cette faculté rationnelle. Si le De apparente compte parmi ses préoccupations principales d’identifier et d’analyser le problème des « points et parties », il est important de rappeler le paradoxe associé au problème dit de Poysson24. Ce fameux paradoxe non seulement mettait en question la nature mathématique d’un « point », mais posait implicitement la question de la meilleure façon de rendre compte de la lumière. La lumière est-elle de nature matérielle ou non matérielle, corporelle ou non corporelle –peut-elle être représentée comme un point géométrique, un point physique, ou comme un point dans l’espace25 ? qu’elle n’existe pas : les deux axes de vision resteraient constamment parallèles, et il n’y aurait que succession rapide de visions monoculaires alternées » (Bloch, p. 8). 23   Mais nous ne « voyons » pas d’images, pas plus que l’œil ne peut « voir » des images. Gassendi écrit : « La species n’est pas une image, et ce n’est pas elle que l’on regarde. Elle est seulement la base permettant de connaître l’objet qui s’imprime sur elle. De la même manière, la species qui s’imprime sur l’œil n’est pas ce qui est vu, mais elle est seulement la base permettant de voir la chose qui l’émet », Opera omnia, II : 405b. 24   Comme nous le verrons plus bas, la relation entre l’optique géométrique et l’optique physique fait l’objet d’une préoccupation constante, ou bien plus généralement, la relation entre les analyses épistémologiques et ontologiques qui impliquent les mathématiques et la nature. Évaluer la distance qui sépare des objets éloignés fait appel à un jugement fondé sur l’expérience, et non pas seulement sur la perception, ce qui est clair pour Gassendi, Malebranche, Berkeley et Descartes. Notre objectif ici est de comprendre comment on peut arriver à de telles conclusions, de montrer les raisons et les preuves qui sont fournies et les critères qui conduisent à préférer une théorie optique plutôt que telle autre. La vision est une préoccupation constante de Gassendi, qui pensait qu’il fallait imputer les erreurs non pas aux sens, mais à l’intellect. À ses yeux, il existe deux sortes de vérité, une vérité de l’être et une vérité du jugement. 25   Rapidement résumé, le débat que Poysson fait revivre, concernant les « points et parties » prône les définitions géométriques ou idéalisations contre l’usage associé aux objets sensibles ou matériels. Du point de vue d’Euclide, un point est une entité dépourvue de parties et il ne peut donc pas être rapporté aux grandeurs sensibles de corps matériels ou physiques ; une grandeur pourvue de dimensions aura toujours des parties extérieures à ses

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Le problème de Poysson a mis aux prises nombre de débatteurs – Poysson, Gassendi, Boulliau, Mersenne, Morin – autour de la question suivante : Y a-t-il une démonstration parfaite au point de vue logique, mathématique et à celui de la connaissance sensible, qui prouve l’existence d’une grandeur extensive telle qu’en un temps et en un lieu donnés elle se situe en un point véritablement mathématique, point dont les parties soient (de grandeur) nulle, bien que cette grandeur elle-même ait en ce point des parties extérieures les unes aux autres26 ?

La thèse de Poysson fut bientôt contestée par Gassendi27 et Boulliau dans leur exposé sur la grandeur paradoxale du soleil et la nature de la lumière elle-même28. La critique la plus importante sur ce point vint d’Ismaël Boulparties alors qu’un point, c’est-à-dire une grandeur sans dimension, n’aura jamais de parties. Voir Joy, Gassendi, p. 86 sqq. Gassendi estimait qu’il n’était guère possible de produire une démonstration qui soit parfaitement logique, mathématique ou sensible, et cela même s’il faisait bien une distinction entre les points mathématiques et les indivisibles incorporels. Dans son échange avec Boulliau sur la nature de la lumière, Gassendi souligne que la lumière, en tant que corps, doit être analysée en termes de « points physiques » ou de « globules », et un « rayon » en terme de « javelin » – c’est-à-dire en termes de corps étendu et ayant des parties. Boulliau, Mersenne, et Morin concluaient que le point géométrique de Poysson pouvait avoir des parties extérieures à ses parties dès lors qu’on se le représente comme le point focal d’un miroir parabolique. 26   Boulliau envoya cette description à Peiresc, ajoutant cette précision : « Je vous diray confidemment que ce n’est point autre que le P. Mersenne a qui telle question est nee dans l’esprit, Il ma autres fois proposé quelque chose de semblable, si ieusse sceu Lors que i’entray hier chez Messieurs Dupuy, que Mon d[it] s[ieur]r Gassend eust respondu au d[it] P Mersenne sur cette question ie luy en eusse parlé d’autant que ie l’y rencontray par hazard. Monsieur Gassend Luy respond sceptiquement. Pour moy ie vous diray, que le Pere Mersenne m’ayant formé quelque question, ou semblable, ie Luy donné L’exemple des rayons du Soleil, et de toute son espece tombant sur le verre taillé en parfaicte et Mathematique hiperbole, Car il est certain qu’ilz sassembleront dans L’umbilic de la section en vn point Mathematique [margin : apres la refraction], veu quil est constant selon la demonstration d’Apolloni[us] Pergæus… » Boulliau à Peiresc, Paris, 15 novembre 1635, Bibliothèque nationale, Paris, Collection Boulliau, f.fr. 13037, fol. 27r. 27   Gassendi écrivit à Mersenne à deux reprises pour lui indiquer sa position par rapport au problème de Poysson, le 2 novembre et le 13 décembre 1635 ; il écrivit à Poysson le 28 février 1636. Gassendi s’interrogeait sur l’objectif poursuivi par ceux qui présentaient le paradoxe et se débarrassait du problème en le désignant comme un sophisme fondé sur des définitions imaginaires et des fictions de mathématiciens. 28   Voir une lettre de Campanella à Poysson (Paris, 7 juillet 1635) dont une copie se trouvait entre les mains de Mersenne quelque trois mois plus tard (MC 5 : 283-289). Boulliau suggéra que Mersenne pouvait avoir été l’auteur de la question (cf. lettre de Boulliau à Peiresc du 15 novembre 1635, en annexe à la « Dissertatio de Lumine et Coloribus » de Boulliau,

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liau, un de ses plus proches amis. L’enjeu était de taille dans la controverse concernant l’atomisme de Gassendi – la nature des objets idéaux, des objets physiques, et plus largement la question relative à la manière dont les choses sont représentées29. C’est en engageant le débat sur le nombre effectif de rayons de lumière qui pénètrent l’œil30, ce qui renvoyait à son explication de la manière d’évaluer la distance d’un objet que Gassendi dévoilait sa pensée : MC 5 : 475 ; le brouillon évoqué infra se trouve à la Bibliothèque nationale, Paris, Collection Boulliau, f.fr. 13037, fols 23r-27v.). Rochot s’interroge sur l’origine du problème de Poysson dans « Une discussion théorique au temps de Mersenne, Le problème de Poysson (1635-1636) », Revue d’historie des sciences, 2 (1948) : 80-89, en particulier pp. 80-81. Citant l’article de Rochot et l’importance du problème de Poysson, les éditeurs de la correspondance de Mersenne soulignent : « En effet cette question avait une importance particulière : si l’on rejette la divisibilité à l’infini de la matière, et si l’on tient pour vrai que nul continu n’est composé d’indivisibles ni de points mathématiques, il ne reste plus qu’à admettre que la matière est composée de points physiques ou d’atomes ; ou bien il faudrait reprendre le paradoxe de Zénon sur l’impossibilité de l’existence de l’étendue. » Sur le problème de Poysson, voir l’excellente étude de Lynn S. Joy, Gassendi the Atomist (op. cit.), en particulier les chapitres 5-6 ; pour une plus ample bibliographie, voir Joy, p. 255, n.3. Joy fait remonter l’engagement de Poysson à la lettre de Campanella (7 juillet 1635). Voir aussi la note, MC 6 : 309-310 ; et Rochot, « Une discussion… », p. 81. 29   Gassendi prétendait d’une part montrer les limites des mathématiques dans leur ambition à expliquer le monde physique, et d’autre part prouver que l’atomisme procurait une explication causale satisfaisante de la lumière et de la vision. Le problème de Poysson permet au chercheur de suivre à la trace les idées, les centres d’intérêts et les influences à tous les niveaux de réseaux de correspondances moins bien connues – de Gassendi, Boulliau, Chapelain, Naudé, les frères Dupuy, Scheiner, Campanella, Schickard, Van der Hohe, Campanella et d’autres encore. Si la source la plus accessible reste encore la Correspondance du P. Mersenne, elle omet cependant certains documents qui concernaient cependant Mersenne. L’omission la plus importante par rapport à notre sujet est le traité que Boulliau envoya à Gassendi avec sa lettre du 15 novembre 1635 (BN Paris, F.fr. 13037, folios 23r-27v) ; et à Peiresc avec sa lettre du 13 novembre 1635 (BN Paris, F.fr. 13026, folio 1r, ad.v., qui ne se trouve pas dans les Lettres de Peiresc). D’autres manques se font jour quand on recherche les documents de Mersenne, comme Rochot l’indique (« Une discussion… »), dont des textes imprimés qui revêtent un intérêt particulier, tels les Parhelia, sive soles qvatvor, Qui circa Verum apparuerunt Romæ, Die xx. mensis Martij, Anno 1629 (Paris 1630) de Gassendi et la Rosa ursina, sive sol ex admirando facularum et macularum phænomeno varius… libris quatuor mobilis ostensus (Bracciani 1630) de C. Scheiner. 30   Pour Boulliau, les objets lumineux émettent des rayons sphériquement depuis chaque point de leur surface et, de la même manière, les objets opaques reflètent la lumière qui leur provient d’objets lumineux, chaque rayon émettant en sphère (ou en hémisphère, si c’est depuis une surface plate). Comme le De apparente le démontre, Boulliau pensait que le nombre des rayons (infini ou incommensurable) qui était émis depuis un objet jusqu’à l’œil formait

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Pour commencer, mon cher Boulliau […] vous m’aviez semblé en l’occurrence considérer les points que vous observez dans cette [image] comme des points mathématiques, […] tu dis ensuite qu’est visible un point censé avoir un rayonnement sphérique : c’est pourquoi je pense que, pour toi, les points sont physiques, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine grandeur […] ces petits javelots, comme tu dis, ou semi-globules, comme tu les appelles ensuite, peuvent être de ce type […]. Mais des points mathématiques mis bout à bout ne peuvent constituer aucune grandeur, si petite soit-elle ; car étant dépourvus de partie ils ne peuvent produire de parties […] ; [ces points] ne peuvent donc pas constituer une surface visible, dont il est nécessaire qu’elle ait une certaine grandeur […] et ainsi ce n’était ni un point indivisible ni mathématique. […] Il faut donc que tu dises de ces points qu’ils sont physiques et qu’en tant que tels, ce sont, pour empolyer tes propres termes, de petits javelots ou des semi-globules, selon le nom que je leur donne31.

Pour le dire simplement, Gassendi reprochait à Boulliau d’utiliser des points géométriques pour représenter la lumière et de recourir à des lignes un cône visuel. Pour Boulliau, pour évaluer la taille et la distance, il fallait ajouter à la prise en considération de ce cône visuel l’expérience du sujet et sa connaissance de la taille et de la forme de la pyramide visuelle qui entrait dans l’œil, venant de l’objet observé. 31   C’est moi qui souligne. « Videris priùm, mi Bullialde, accipere hoc loco superficiem A D vt exquisitissimè politam ; at memento te iam confessum nullam eiusmodi esse, seu nullam esse politam ad eum rigorem, vt non quasi lacunas, & verrucas habeat, quibus deprimatur, & attollatur, licet sensu non discernendas. Videreris mihi deinde assumere puncta, quæ in ea discernis, pro punctis mathematicis ; at quia punctum mathematicum visibile non est, & dicis postea visibile punctum esse, quod radiare sphæraliter dicitur : est cur putem te intelligere puncta physicà, seu quæ aliquam in se habeant magnitudinem, licet sensu non discernendam ; cuiusmodi esse possunt tuæ illæ veruculæ, seu semisses globulorum, vt postea appellas. Et sanè, si nullum illorum punctorum grandiusculum [sic] foret, sed omnia essent mathematica, seu partibus prorsùs carentia ; non illa modo, sed ne ipsa quidem superficies videri posset. Quoniam cùm omni huiusmodi puncta [118] simul iuncta, nullam quantumvis exilem magnitudinem constituere possint, quòd carentia partibus dare partes non valeant, sine quibus magnitudo non potest intelligi ; ideò neque possunt constituere superficiem visibilem, quaè debet esse haud dubie magnitudinis alicuius. Neque dicas, vt fieri solet, inter duo quælibet puncta magnitudinem intercipi ; nam in ista magnitudine vel sunt puncta, ex quibus radij emittantur, & hoc casu difficultas redit ; vel non sunt, & sic magnitudo non erit conspicua, cùm nihil possit conspici, è quo radij non emittantur. Addo, si ea puncta, quæ in superficie designas, forent mathematica, fore, vt non possent spæricè radiare ; sed unicum solum, indiuisibilemque radium in directum emittere. Etenim si unicum punctum plureis radios emitteret, quia illi possent Telescopio, seu vitto convexo colligi in oculum, ostenderetur profectò punctum magnitudinis alicuius, atque adeò obtinens partes alias medias, alias extremas, sicque indiuisibile non esset, neque mathematicum punctum ; quod aduersatur suppositioni. Itaque debent illa puncta â te designata esse physica, & qualeis tuis verbis veruculas, aut semiglobulos dixi ; indeque sequitur, ut et iam superficies A D concipienda sit eadem inæquabilitate, qua pingis D G », Gassendi, Opera Omnia, III : 451-452 ; cf. De Apparente, 117-118.

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géométriques pour représenter les rayons de lumière. Il était de pratique courante chez les « opticiens » d’identifier virtuellement la lumière et la géométrie, puisqu’ils « traçaient des rayons » au moyen d’une analyse punctiforme – à cet égard Kepler affirmait que la lumière était une surface à deux dimensions32. Quant à Gassendi, il faisait de la lumière un corps, et non pas une abstraction géométrique33. Il s’opposait aux analogies habituelles qui voulaient que les miroirs et les lentilles fussent parfaitement polis et sans défauts ; car pour lui, dans le monde réel, toutes les surfaces sont imparfaites. Gassendi insistait donc sur le fait que les points de Boulliau devaient être appelés « points physiques » tout comme il fallait appeler les rayons de lumière des « javelots » ou « semiglobules »34. Fidèle à son nominalisme, Gassendi lançait le débat sur la question des objets idéaux en optique, contre

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  En bref, Gassendi adopte la théorie atomiste selon laquelle les corpuscules apparaissent sous la forme de simulacres : émises par les objets comme de fines « peaux » et reçues comme autant d’information sensorielle, ces images sont entièrement transmises par des processus physiques. Gassendi emprunte à Épicure les bases de sa théorie de la vision, mais les détails physiologiques particuliers sont de son cru, de même que des pans importants de son épistémologie. Comme nous le verrons infra, Gassendi soutient dans sa théorie de l’intromission que la vision résulte des rayons d’atomes de lumière, c’est-à-dire de corpuscules qui portent les images, lesquelles sont interceptées par nos sens et transmises par le cerveau et les organes qui en relèvent. Gassendi put soumettre ses conceptions de la lumière et de la vision à différents tests, grâce à son intérêt de longue date pour les phénomènes astronomiques et météorologiques, les paradoxes qui leur sont associés et les illusions possibles comme le paradoxe lunaire, les parhélies et surtout les contradictions dans la grandeur apparente du soleil. 33   MC 5 : 534-535. 34   « En outre, puisque n’importe quel point A, et également B, C, et D, est presque un genre de semiglobule ou le demi-cercle (ou ainsi on peut l’appeler en raison de sa représentation sur une surface plane), en effet [le semiglobule] envoie en avant des rayons sphériquement, en effet, pas de la même particule de soi-même, mais directement du plus élevé [la particule ], comme dans la figure du côté de F, de la partie latérale descendante [ particules ] que tels devraient être conçus non seulement comme ceux, AE, qui sont dans la figure, mais également d’autres innombrables de ce côté, de ce côté selon la ligne en pente. (Cùm porrô quodvis punctum A, itemque B, C, & D, sit quidam quasi semiglobulus, seu semicirculus (sit enim propter ipsam in plano repræsentationem usurpare liceat) is effundit quidem radios sphæricè, verùm non ex eadem particula sui ; sed [119] directum quidem ex suprema, qualis in schemate est, à F, laterales verò ex deuexis, quales concipiendi sunt non modò qui in schemate sunt A E, sed innumeri hinc inde secundum seriem devexitatis ») De apparente, 118-119.

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Boulliau35, comme il le ferait plus tard avec Descartes pour son concept d’âme36. 35   Gassendi affirme que le monde physique est constitué d’imperfections et de différences entre toutes les choses. Si les choses sont faites d’atomes et d’atomes agrégés, la géométrie nous induit en erreur : « D’évidence, il y a dans toutes choses des différences qui, quoiqu’elles échappent à un observateur sans expérience, voire semblent ne pas exister, les experts et les gens expérimentés ne manquent pas de les détecter. Et pour quelle raison un peintre peutil à ton avis ne jamais produire deux images de la même personne qui soient parfaitement identiques ? Car quoiqu’il emploie les mêmes couleurs, son talent ne saurait lui permettre de les mélanger deux fois dans le même ordre, d’obtenir deux fois la même qualité et le même mélange des ingrédients. Et pourquoi n’existe-t-il pas au monde, malgré la très grande quantité d’individus qui s’y trouvent, deux fois le même visage, exactement ressemblant ? Car même si [un visage] est une toute petite surface, il a néanmoins assez de parties pour présenter une grande diversité ; et cela, alors que, en même temps, la force formatrice [à l’origine de chaque visage] n’est pas la même et ne présente jamais un assemblage de particules qui soit entièrement identique. Pourquoi donc, en réalité, des jumeaux qui ont été formés au même instant, sinon par une seule et même semence, du moins par deux semences similaires ne sont-ils pas complètement identiques l’un à l’autre ? Soit les parties des semences ne se ressemblent pas entièrement, soit le processus de formation ne développe pas les différentes particules individuelles dans la même proportion ni dans le même ordre. Qui plus est, si la nature fait deux jumeaux à partir de la même quantité de semence, les deux jumeaux auront beau se ressembler fortement, ils présenteront toujours quelques différences. Penses-tu que la [nature] formera deux yeux à partir de la même partie de semence ? C’est pourquoi, même s’ils doivent avoir l’air extrêmement semblables, il y aura, entre eux, une différence. Sans doute la proportion [de différence] entre le corps entier et la semence entière semble-t-elle être la même que la proportion entre une partie [du corps] et une partie [de la semence] : mais je rumine trop sur cette question. » Gassendi, De apparente, Opera omnia, 464. 36   Gassendi écrit dans l’Article 4 [619] : « […] En effet la Rétine, au fond de la cavité oculaire, est une espèce de miroir concave, dans lequel l’image d’une tour par exemple se retrouve de telle sorte que lorsqu’elle se produit, la faculté visuelle perçoit une tour. De plus cette image ne se trace pas en un point de la rétine, mais elle en occupe une certaine surface : c’est bien ce qui l’on constante par expérience, à la suite de quoi [620] nous saisissons même que les rayons lumineux, lesquels se confondent avec l’espèce de la chose, ne viennent pas concourir sur la rétine même, mais à quelque distance en avant, c’est-à-dire au milieu de l’humeur vitrée, de telle sorte qu’un croisement s’étant produit à la suite du passage à travers le cristallin, les rayons quelque peu écartés les uns des autres tombent séparément en des points distincts de la rétine […]. Il est donc vrai que l’image occupe une certaine partie de la rétine, une partie égale à ce qu’atteignent les rayons partis d’un objet, d’une tour par exemple. C’est aussi pourquoi, l’apparence de l’objet visuel le plus grand possible, ou de la totalité de ce que nous voyons étant approximativement celle d’une demi-sphère, qui remplit de son espèce le creux de la rétine, délimité par l’ouverture de la pupille, la tour apparaîtra donc d’une grandeur proportionnée à la partie de cette sorte de demi-sphère qu’elle occupera, et par conséquent

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Les préoccupations qui se font jour dans le De apparente37 apparaisà la portion de la surface concave de la rétine que, par le moyen de son espèce, elle obtiendra […]. En second lieu, comme l’objet est transmis au cerveau, dans lequel se trouve, d’après vous, l’espèce sur laquelle opère l’imagination, il n’est sans doute pas possible que cette espèce, si elle est ponctuelle, soit une image de la tour ou soit considérée comme telle ; car en effet, pour que ce soit une image, il faut qu’elle ait des parties qui soient la représentation des parties de la tour. Et que cette espèce soit, autant que vous voudrez, plus petite que celle qui était dans la rétine, comme en effet les parties du nerf optique dans lequel la rétine vient se concentrer, et qui est rattaché au cerveau, sont matériellement plus resserrées, encore faut-il, si réduite que soit l’espèce, qu’elle ait toujours des parties et une extension quelconque. Enfin, pour en venir à l’Esprit lui-même, si vraiment l’Esprit séparé [du corps] peut concevoir une tour et par conséquent être informé par une espèce qui vient d’elle, vous ferez cette espèce aussi ténue, mince et réduite que vous voudrez mais il faut cependant, puisqu’elle doit représenter des parties et une extension, qu’elle ait des parties et une extension, et même qu’elle soit plus étendue qu’un point mathématique. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que l’espèce, soit imaginative, soit intellectuelle, ait autant de parties qu’en a l’objet lui-même ; car même l’espèce visuelle n’en a pas autant ; je ne parle pas de celles qui viennent de l’intérieur des objets, mais de leur superficie ; en effet, étant donnée l’inégalité des surfaces, il y a peu de ces parties superficielles qui viennent toucher la pupille et le fond de la rétine et y marquer leur figure ; la conséquence de ce fait est que parmi tous les corps, tant les plus proches [622] que ceux qui sont éloignés jusqu’aux dernières étoiles, ceux qui sont vus sous le même angle ou sur la même portion de cette demi-sphère dont nous avons déjà parlé, apparaissent de même grandeur ; car des plus éloignés, même très grands, il ne vient pas plus de parties jusqu’à l’œil qui y impriment leur espèce que des plus proches et des moindres. Je dis cela en particulier à cause de l’idée de la grandeur de la Terre. En effet de même que la concavité ou le volume intérieur de la rétine constitue pour ainsi dire le centre matériel où se terminent tous les angles qui comprennent entre leurs côté la grandeur du Soleil, la Lune et des autres corps qui sont répandus un peu partout dans l’hémisphère situé au-dessus de l’œil, et que cependant la rétine n’a pas une grandeur comparable à celle qu’ont en eux-mêmes le Soleil, la Lune et le reste des corps […] et par conséquent l’objet le plus grand petit être représenté par ce qu’il y a de plus petit. Encore tout cela ne peut-il s’expliquer en peu de mots ; et quoi qu’il en soit, la difficulté demeure toujours non résolue : comment une image peut-elle représenter des parties si elle-même n’en a pas ? » Gassendi, Contra Med. IV, Disquisitio, 618-623. 37   En traitant de la question de la grandeur du soleil, Gassendi semble ignorer l’argument d’Épicure contre les sceptiques. Il se contente d’examiner les causes des apparences et restreint donc son analyse à l’examen du paradoxe optique. Pour mesurer les variations de l’ombre, il utilisait un appareil sommaire, fait d’une poutre de bois de 22 pieds de Paris, 2 doigts, 0 ligne, 4 particules, c’est-à-dire approximativement 7m25. À chaque extrémité de la poutre, Gassendi attachait deux perpendiculaires, c’est-à-dire deux carrés de même forme et de même taille, à angle droit de la poutre. Quant au protocole d’observation, Gassendi orientait l’appareil perpendiculairement aux rayons du soleil, dont la lumière entrait dans une pièce sombre à travers une petite fenêtre. Les rayons qui pénétraient ne frappaient que le carré du haut, le plus proche du soleil ; le carré du haut projetait ainsi une ombre sur le carré du bas. Gassendi

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sent aussi dans les Objections de Gassendi qui revisite les mêmes questions dans les Cinquièmes Objections consacrées à la manière dont nous jugeons les apparences : Après cela, vous poussez dans la discussion l’exemple du soleil, dont nous avons deux idées l’une que nous avons reçue des sens, par laquelle il nous paraît, si l’on veut, fort petit ; l’autre, qui nous vient des considérations astronomiques, par laquelle nous le concevons fort grand : or celle-là nous paraît la plus conforme à l’objet et la plus vraie qui ne se tire pas des sens, mais qui est obtenue à partir de notions innées, ou formée de quelque autre manière que ce soit. Mais en réalité ces deux idées du Soleil sont semblables et vraies ou conformes au soleil, mais l’une plus, et l’autre moins38

Dans l’exemple ci-dessus, Gassendi montre qu’il maîtrise parfaitement la théorie de Descartes sur la lumière et la vision. En proposant des objections aux Méditations de Descartes, il emprunte ses meilleurs exemples à l’optique se souciait avant tout de mesurer les variations dans la largeur de l’ombre qu’il observait sur le carré du bas, selon le changement d’altitude du soleil, et, secondairement, de mettre en rapport ces variations dans la taille de l’ombre avec les changements dans le diamètre apparent du soleil. En d’autres termes, son objectif était de comprendre le rapport qu’il y avait entre les différentes mesures des élévations du soleil (et donc sa grandeur apparente) et les variations dans la largeur de l’ombre que projetait le soleil en changeant d’altitude. Gassendi mesurait seulement l’ombre la plus sombre et ne prenait pas en compte la pénombre. Liceti ne réussit pas à reproduire les résultats de Gassendi, et il ne remit pas en cause la manière dont Gassendi analysait les données, en particulier ses méthodes pour calculer le diamètre apparent du soleil. Nous ignorons également les détails du bâton astronomique de Gassendi, notamment son ouverture et sa longueur. En définitive, sa manière de résoudre le paradoxe semble sujette à caution, y compris en fonction des critères de son époque. On peut trouver un indice pour expliquer son interprétation dans la pièce maintenue dans l’obscurité où il faisait ses observations. Nous ne disposons d’aucune preuve permettant d’affirmer que Gassendi respectait les suggestions de Kepler s’agissant de ce qui serait appelé plus tard la loi de l’illumination, c’est-à-dire la relation au carré inversée entre une lumière de surface et la distance de sa source. Si Gassendi n’a pas connu le point de vue de Kepler directement par la présentation que ce dernier en donne dans ses Ad Vitellionem paralipomena quibus astronomiæ pars optica traditur (Francfort, 1604), I, I, Prop. IX, 10), le De natura lucis (Paris 1638) de Bouillau, Prop. XXVII, 42, lui permettait d’en prendre connaissance, puisqu’il y était écrit que les « intensités de la lumière sur des surfaces sont alternativement comme les carrés des distances des surfaces à partir de la source de la lumière ». Les Questions inouyes ou recreation des sçavans (Paris 1634 ; reprint, Fayard, Paris, 1985, p. 43) de Mersenne lui en donnaient aussi un bon aperçu : [lumière] « sa foiblesse ou diminution est toujours en raison doublée de ses eloignemens… » Je ne cite pas ici Boulliau et Mersenne pour nourrir les litanies des héros de l’optique, mais pour remettre dans leur contexte les avancées de ses deux amis les plus proches. 38   C’est moi qui souligne. Gassendi, Cinquièmes Objections, 197-198 ; Disquistio, p. 226.

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et à l’astronomie – la grandeur apparente du soleil, en particulier, s’oppose aux convictions fondamentales de Descartes, puisqu’elle prouve qu’il n’est rien dans l’esprit qui ne soit d’abord dans les sens. Pour Gassendi, la connaissance commence avec l’objet de la perception et se poursuit en images et se termine par la compréhension. Ces exemples vieux comme le monde – soleil, lune, phénomène de l’horizon, et spécialement l’évaluation des distances – étaient des questions-clefs du débat39, mais Descartes rejette abruptement les exemples de Gassendi et témoigne encore moins d’intérêt au problème de Molyneux40. Bien qu’il choisisse de ne pas débattre avec Gassendi sur ces questions, Descartes suggère subtilement qu’il a lu les travaux de Gassendi sur l’optique, – ou du moins qu’il a entendu parler de la théorie de la vision de Gassendi – appelons-la la théorie du cyclope, parce qu’il soutenait que nous ne voyons jamais que d’un seul œil41. Concernant l’apparence du soleil et les questions sur la vision et l’interprétation, Gassendi continue : 39   Comme je l’ai déjà dit, un des soucis les plus constants de Gassendi était de définir la relation entre les optiques géométriques et physiques s’agissant d’évaluer les distances. 40   Après s’être confronté au problème de la grandeur apparente du soleil, Gassendi élargit son analogie à un problème classique de l’épistémologie de la vision : «Et voulez-vous voir comment la nature n’a rien mis en nous d’une pareille idée ? cherchez à la découvrir chez un aveugle-né. Vous verrez d’abord que dans son esprit elle n’est point colorée ou lumineuse ; vous verrez ensuite qu’elle n’est point ronde, si quelqu’un ne l’en a averti et s’il n’a lui-même auparavant manié quelque objet rond ; vous verrez enfin qu’elle n’est point si grande, si la raison ou l’autorité ne lui a fait amplifier celle qu’il avait d’abord reçue. » Gassendi, Contre Meditation III, Disquisitio, p. 226. 41   « Ce que vous dites de l’idée du soleil que se forme un aveugle uniquement d’après sa chaleur se peut aisément réfuter. Cet aveugle peut en effet avoir une idée claire et distincte du soleil comme d’une chose qui échauffe, bien qu’il n’en ait pas l’idée comme d’une chose qui illumine. Et c’est à tort que vous me comparez à cet aveugle, d’abord parce que la connaissance d’une chose qui pense s’étend beaucoup plus loin que celle d’une chose qui échauffe, voire plus loin encore que tout ce que nous connaissions sur aucune autre chose, comme je l’ai montré en son lieu ; et ensuite parce que nul ne peut prouver que cette idée du soleil formée par l’aveugle ne contient pas tout ce que l’on peut concevoir du soleil, sinon celui qui, étant doué de la vue, connaît outre cela sa lumière et sa forme, tandis que non seulement vous ne connaissez sur l’esprit rien de plus que moi, mais pas même encore ce que j’en sais : de sorte que dans ce cas c’est plutôt vous qui êtes aveugle, et moi qui pourrais tout au plus être appelé myope avec tout le genre humain. » Descartes, Disquisitio, 590-592. Voilà ce que Descartes pensait de la capacité de Gassendi et de sa théorie de la vision. La question de ce qu’un homme aveugle de naissance peut savoir des objets visibles est connue sous le nom de problème de Molyneux. Il forme la ligne de démarcation entre les empiristes et les innéistes et met en cause la relation entre les sens, l’imagination et l’entendement. La réponse subtile que Descartes

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Et d’ailleurs, pour dire quelque chose de plus, je vous demande si nous autres, qui tant de fois avons vu le Soleil, qui tant de fois avons observé son diamètre apparent, qui tant de fois avons raisonné sur sa véritable image, je vous demande, dis-je, si nous avons une autre image du soleil que la vulgaire ? Nous concluons bien par raisonnement que le soleil est cent soixante fois et davantage plus grand que la Terre ; mais avons-nous pour cela l’Idée d’un corps aussi immense ? […] et toutes les fois que nous voulons avoir sur le Soleil une pensée distincte, il faut que l’esprit revienne à l’espèce qu’il en a reçue grâce à la vue. Il lui suffit d’admettre comme chose indéniable que le Soleil soit en réalité beaucoup plus grand, et que, si l’œil s’en approchait de plus près, il en aurait une Idée beaucoup plus ample42.

Gassendi prétend que nos deux notions (image et compréhension) du soleil ressemblent au soleil – mais que l’une lui ressemble plus que l’autre. L’idée astronomique du soleil est plus précise parce que l’expérience étaye le concept ; nous savons que les objets distants apparaissent plus petits. Gassendi veut entraîner Descartes à débattre sur le rôle de l’imagination – la pierre de touche de leur désaccord – et plus particulièrement sur la relation entre imagination et compréhension. Pour Descartes, l’imagination est liée au monde et est pour cette raison inférieure à la compréhension43. Pour Gassendi, l’imagination va effectivement plus loin que la pensée conceptuelle, comme le prouve l’exemple des solides géométriques à côtés multiples. Le statut des images posait réellement problème, non seulement en optique mais aussi en épistémologie et dans les théories de l’esprit. Pour Kepler, l’image dans l’œil, qui se formait sur la rétine, était évidemment une image objective, une pictura réelle44. Comme nous le lui donne prouve qu’il a lu les ouvrages d’optique de Gassendi – ou du moins qu’il a entendu parler de sa « thèse aberrante ». 42   C’est moi qui souligne. Gassendi, Cinquièmes Objections, 198. Disquisitio, p. 226. 43   Descartes affirme à de nombreuses occasions qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par le biais de l’entendement, c’est-à-dire pas du tout par l’imagination ni par les sens, mais seulement par la pensée. 44   Il est essentiel pour comprendre les interprétations précédentes de la théorie de la vision de Gassendi de se rappeler qu’il a lu avec soin les ouvrages optiques de Kepler, et cela très tôt dans sa carrière. Il ne fait aucun doute que les travaux les plus connus de Gassendi en astronomie ont été influencés par des propositions empruntées aux écrits de Kepler. Mais les réponses que Gassendi propose dans son De apparente (notamment à Boulliau) sur la géométrie de la vue nous obligent à nous demander s’il avait compris toute la portée des travaux de Kepler. Par exemple, Lynn Joy suggère que « Gassendi connaissait très bien les écrits publiés de Kepler sur l’astronomie et l’optique » (p. 107) ; et plus loin, quand elle explique que Gassendi n’a jamais fait la moindre proposition quant à l’intensité de la lumière, quoiqu’il ait très certainement rencontré au cours de ses lectures l’analyse que Kepler fait

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verrons plus loin, le problème de la taille apparente du soleil – et la question des « points et parties » – renvoie à la question des images et à notre thème central, « Singes et Perroquets ». Le problème de la vision – et le paradoxe de l’esprit – oblige à poser la question de la représentation elle-même. L’homme dans le miroir Il est croyable, dites-vous, que vous avez été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. […] L’avez-vous vue face à face, pour pouvoir assurer, vous comparant à elle, qu’il y a forme commune ? Vous dites que “c’est croyable du fait qu’il vous a créé”. […] Mais ce n’est pas de la sorte que vous avez été engendré de Dieu ; vous n’êtes point en effet sa descendance, et vous ne participez point à sa nature : […] si bien que vous ne pouvez pas vous dire plus semblable à lui que la maison ne l’est à un maçon45.

de ce concept » (p. 121) ; puis dans une note de bas de page : « La lecture attentive que Gassendi a faite des travaux de Kepler en optique et en astronomie nous invite à penser que, très vraisemblablement, il a tout simplement emprunté à Kepler sa méthode de calcul pour obtenir ce résultat de 33 minutes 3/4 pour le diamètre apparent du soleil, tel qu’il le mesure grâce à son bâton » (p. 264, n.52). Joy a raison de souligner que Liceti a utilisé les termes d’« ombre parfaite et imparfaite », imaginés par François d’Aguillon. Plutôt que, comme Gassendi le fit remarquer, ceux d’« umbra et penumbra » employés par Kepler (De apparente, p. 423A ; Joy, pp. 116-117 ; 264 n.45). Barry Brundell suggère que « la solution au problème que Gassendi trouve dans les sources épicuriennes ressemble tellement à la solution que Kepler donne à un problème posé par Tycho Brahé que l’on doit en conclure que Gassendi a trouvé sa solution dans les écrits optiques de Kepler » (p. 89) ; plus loin, Brundell affirme de façon très convaincante que Gassendi ne maîtrisait pas bien les écrits optiques de Kepler pendant les années 1630 et, conclut-il, en 1645 Gassendi a tacitement adopté l’image rétinale inversée (pp. 90-91). Il me paraît évident que Gassendi a mal compris un certain nombre de propositions de Boulliau dont il a pris connaissance alors qu’il était en train de préparer sa réponse. Comme Lynn Joy l’indique dans une note en bas de page, « […] il est également important de noter que Gassendi, au tout début de sa lettre, donne l’impression de n’avoir pas compris deux arguments de Boulliau. Premièrement, il pensait que, pour Boulliau, les objets lumineux n’émettent de la lumière que sphériquement et que les objets opaques ne reflètent la lumière que dans des cônes visuels. Cette mauvaise interprétation nous conduit à l’article V de la page 450 du De apparente. Deuxièmement, il croyait que Boulliau parlait peut-être des points mathématiques, sinon systématiquement, du moins quand il utilisait le terme de “point”. D’où son commentaire sur les points mathématiques pp. 451-2, article VII. Gassendi finit par dissiper ces bévues, et c’est ainsi qu’il put, pp. 450-454, concentrer son attention sur le véritable désaccord entre la théorie de la vision de Boulliau et la sienne, à savoir ce qui fait qu’un objet apparaît plus loin ou plus près à un observateur donné ». Joy, Gassendi the Atomist (p. 266, n.69). 45   Gassendi, Cinquièmes Objections, Disquisitio, 360-362.

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Gassendi qui suit l’ordre des questions soulevées par Descartes dans sa Troisième méditation en vient à étudier comment les images font le lien entre l’observateur et le monde observé. Il invoque un exemple classique qui met plusieurs images en jeu : Je prends pour exemple ma propre image, qui peut être vue soit dans un miroir devant lequel je me place, soit sur un tableau que le peintre aura travaillé. Or comme je suis moi-même la cause de mon image dans le miroir, en tant que j’envoie de moi dans le miroir des espèces qui me représente sur le tableau, […] cependant c’est moi qui suis la cause première de toute la réalité qu’il y a dans cette Idée : et ce qui se dit ici de moi doit s’entendre de même façon de n’importe quel objet extérieur46.

Pourquoi Gassendi évoque-t-il la question de l’Homme dans le miroir ? Il souhaite certainement insister sur le fait que la vision est causée par des objets externes, que l’image de moi-même est indépendante de moi tout comme elle est indépendante de ceux quels qu’ils soient qui la regardent. Mais l’examen des dimensions matérielles et causales de la vision l’oblige à traiter d’un sujet autrement plus curieux. La métaphore du moi comme image visuelle objective conduit directement à poser une analogie entre imagination visuelle et compréhension rationnelle. L’image renvoie moins aux ressemblances entre une image visuelle et le soi pensant se contempler lui-même qu’aux différences qui les distinguent : Et certes. Considérant la raison pour laquelle il arrive que ni la vue ne se voit elle-même, ni l’intellect ne se conçoit lui-même, il m’est venu à l’esprit que rien n’agit sur soi-même. Car ni la main (ou en elle l’extrémité du doigt) ne se frappe elle-même, ni le pied ne se marche sur lui-même. […] Donnez-moi donc un miroir sur lequel vous agissiez en même façon, vous “qui êtes esprit”, et je vous réponds qu’alors, ce “miroir” réfléchissant contre vous votre propre espèce, vous vous percevrez cette fois, non pas à vrai dire d’une connaissance directe, mais du moins réfléchie ; mais si vous n’allez jusqu’à me donner cela, il n’y a point d’espoir de vous connaître vous-même47.

Le thème de l’Homme dans le Miroir permet de revenir sur la question épineuse de ce qui fait le lien entre l’observateur et le monde – par analogie, si l’œil ne peut voir par lui-même, l’esprit ne peut penser par lui-même. Alors qu’il y a une ressemblance évidente entre l’homme et son image, c’est la différence qui intéresse Gassendi. Si je vois une image objective de moi-même dans un miroir (une image visible par d’autres), elle est similaire mais pas identique   Gassendi, Cinquièmes Objections, Disquisitio, 261-262.   Gassendi, Disquisitio, 278-281.

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à la pensée que j’en ai. À quoi le soi pensé ressemblerait-il et quelle relation aurait-il avec les images et le monde observable48 ? Il semble que Gassendi utilise cet exemple pour poser la question du lieu et pour demander en quel endroit le soi est en relation avec le monde, sinon en tant qu’image, sinon en tant que quelque chose d’imaginable. Il estime que le « soi pensant » n’a pas de miroir intérieur. La pensée ne peut se penser parce que chaque effort qu’elle ferait en ce sens rencontrerait autre chose que le soi pensant. Pour prendre une analogie moderne, quand nous téléphonons à notre propre numéro, la ligne est toujours occupée49. Mais Descartes ne devait donner qu’une réponse expéditive à l’analogie de Gassendi50. Selon Richard Rorty, Descartes invente une philosophie à son image – mais la métaphore ne peut être prise littéralement51. La véritable différence entre Descartes et ses contemporains consiste dans son rejet du rôle des images, qui avait pourtant été central pendant très longtemps. Il est clair qu’il a totalement supprimé le maillon central de la chaîne épistémologique : sensimagination-intellect52. En s’opposant frontalement à Descartes, Gassendi 48   Voir Gassendi, Syntagma philosophicum, Opera omnia. II : Esse Animam Rationalem substantiam incorpoream à Deo creatam et in corpus infusam, formam tanquam informantem, 441 (que l’âme rationnelle est une substance incorporelle créée par Dieu et versée dans le corps au moment où il est formé). 49   Pour une analyse moderne et peut-être polémique des éléments philosophiques, voir Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature (Princeton, 1979). 50   Descartes répond : « À quoi il est aisé de répondre que ce n’est pas l’œil qui voit le miroir plutôt que soi-même, mais que c’est l’esprit, lequel seul reconnaît le miroir, et l’œil, et soi-même aussi. ». Descartes, Disquisitio, p. 282-283. Gassendi interroge ensuite Descartes : « […] bien loin d’avoir de vous-même une idée claire et distincte, vous n’en avez au contraire absolument aucune. Car encore que vous sachiez que vous pensez, vous ne savez cependant pas quelle sorte de chose vous êtes, vous qui pensez : si bien que tant que cette seule operation vous est connue, vous ignorez cependant ce qui reste le principal, savoir la substance qui accomplit cette opération. D’où une comparaison par laquelle on pourrait vous considérer comme un aveugle qui, sentant de la chaleur et averti qu’elle vient du soleil, penserait avoir une idée claire et distincte du soleil en ce que, si l’on venait à lui demander ce qu’est le soleil, il pourrait répondre que c’est une chose qui réchauffe. » Gassendi, Cinquièmes Objections, Disquisitio, 584-587. 51   Voir en particulier le chapitre 3, « L’idée d’une “Théorie de la connaissance” », Philosophy and the Mirror of Nature (op. cit.), pp. 131-164 52   En rompant avec la conception scolastique selon laquelle l’âme se répartit dans tout l’organisme, Descartes considère que l’esprit humain est une substance singulière et immortelle qui opère d’une façon unifiée. Traditionnellement, les empiristes développaient ensuite le modèle pictural en tant qu’un élément dans la vision, connaissance, et mémoire ; implici-

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semble prétendre que Descartes s’est trompé lui-même en maintenant que la perception n’est ni un acte de la vision ni ne naît d’aucun contact ni de l’imagination, mais qu’elle est une pure intuition de l’esprit. « L’œil interne de l’Esprit » de Descartes était apparemment détaché du monde. L’Homme dans le Miroir cristallise – ne fût-ce qu’à un niveau métaphorique – d’importantes questions impliquant imagination et représentation. Il s’agit non seulement de la relation entre le sujet et l’objet, mais également de la question du sujet comme objet et, de manière tout aussi significative, la question de savoir si ces relations sont directes ou indirectes53. Gassendi attend de Descartes non seulement qu’il indique le lieu de contact, mais encore qu’il explique comment ce lieu peut être connu, y compris par d’autres. Gassendi trouve difficile de se représenter comment Descartes sait ce qu’est le sujet de « je ». Tandis que l’empiriste qu’il est accorde un rôle central aux images, le rationaliste qu’est Descartes semble s’en tenir à ses « principes platoniciens » et choisit d’ignorer l’invitation de Gassendi à démontrer comment l’intellect accède aux images54. Nous allons maintenant examiner les « points et parties » tels qu’ils se rapportent à « l’âme sans extension » ou au « monde pourvu d’extension » de Descartes. Les renversements de l’âme Quoiqu’il soit vrai autant qu’une chose peut l’être que Dieu existe, qu’il est l’auteur de toutes choses et qu’il n’est point trompeur, comme cependant il semble que ces vérités soient d’une évidence moindre que ces démonstrations géométriques, en vertu de ce seul argument que beaucoup discutent de l’existence de Dieu, de la création des choses et d’autres vérités concernant Dieu, mais que personne ne révoque en doute les démonstrations [géométriques] en question55.

L’ultime problème des Objections et réponses fait le lien entre nos deux derniers exemples – la grandeur apparente du soleil et l’homme dans le miroir : il s’agit du dilemme de l’âme sans extension. Tandis que Descartes insiste sur tement, semble-t-il, ils suite pour assumer un spectateur intérieur, maintenant connu sous le nom de problème de l’homoncule. Implicitement, le spectateur entretient ici une relation semblable aux objets internes et externes. 53   Sur la question du réalisme et l’intérêt pour l’object directe de la pensée, voir les échanges savants de très haut niveau dans Descartes’ Natural Philosophy, éd. Stephen Gaukroger, John Schuster et John Sutton (Londres et New York, 2000), partie IV, Imagination et Représentation, en particulier pp. 524-587. 54   Voir Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, en particulier pp. 156 sqq. 55   Gassendi, Cinquièmes Objections, Disquisitio, 508.

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le fait que l’âme, en tant que res cogitans, est une substance indivisible et non étendue, Gassendi estime que l’âme est composée de parties. Proche en cela des divisions mises en place par Platon et Aristote56, Gassendi voit dans l’âme un mélange de corporel et d’incorporel ; l’âme sensitive sert de médiateur entre le corps et l’âme rationnelle, qui est immatérielle et immortelle 57. De son côté, Descartes soutient que : Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas proprement être dites ses parties : car le même esprit s’emploie tout entier à vouloir et aussi tout entier à sentir, à concevoir, etc.58

En réponse, après avoir examiné la relation entre la compréhension et l’imagination, Gassendi revient au « problème de Poysson » et à la distinction entre « points géométriques » et « points physiques » soulevée plus tôt dans son De apparente59. Admettons ensuite que vous soyez présent seulement dans le cerveau ou dans une très petite partie de celui-ci ; vous voyez qu’il reste toujours le même inconvénient ; car si petite que soit cette partie, elle est cependant étendue […] Direz-vous que vous considérez cette partie du cerveau comme un point ? Certes cela est incroyable ; mais, soit, c’est un point. Si cependant c’est un point physique, la même difficulté demeure,   Steven J. Wagner, « Descartes on the Parts of the Soul », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 45 (n°1), 1984, 51-70, p. 52. 57   Pour Gassendi, l’âme n’était pas une substance simple, mais plutôt l’union de deux substances distinctes, une corporelle et une incorporelle. La substance corporelle était à son tour composée de la faculté végétative et de la faculté sensitive, qui incluait aussi l’imagination. La substance incorporelle était quant à elle composée de la faculté intellectuelle et de la faculté rationnelle. Les parties végétatives et sensitives de l’âme se trouvaient dans tout le corps et transmettaient les informations aux parties rationnelles. L’esprit se trouvait localisé dans le cerveau, où l’imagination (corporelle) et l’intellect (incorporel) travaillaient de conserve, inséparables l’un de l’autre. Comme je l’évoquerai plus bas, l’imagination considérée comme ce qui reçoit les images est d’une certaine manière ce qui fait le lien entre la théorie de la vision de Gassendi et son épistémologie. Descartes n’attribue pour sa part que relativement peu d’importance à l’imagination. Voir aussi Howard Jones, Pierre Gassendi, 1592-1655 : An Intellectual Biography (Nieuwkop, 1981), en particulier pp. 264-265. Pour une analyse de la division de la psyché imaginée par Gassendi et la relation de l’âme corporelle et de l’âme incorporelle, voir Rom Harré, « Gassendi’s Psychology, The Historical Context », Quadricentenaire de la Naissance de Pierre Gassendi, 1592-1992 (Digne, 1991), tome 2 : 245-251. 58   Descartes, Sixième méditation, AT IXa 68. 59   Gassendi examine la question de la grandeur apparente du soleil, celle de l’image de soi-même dans un miroir et celle de la nature d’un point à la toute fin de ses Contre Objections, Objections à la Sixième Méditation, Doute 5, Article 4 (618-623). 56

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car un tel point est étendu, et n’est pas entièrement dépourvu de parties. Si c’est un point mathématique, vous savez d’abord que celui-ci n’existe que par l’imagination. Mais supposons qu’il existe, ou plutôt imaginons qu’en un point donné du cerveau vous soyez fixé, que ce soit le siège de votre existence : et vous allez voir l’inutilité de cette fiction. […] Et quand bien même nous accorderions qu’ils se réunissent tous, néanmoins leur concours en un point mathématique ne saurait avoir lieu, car ce sont des corps et non pas des lignes mathématiques susceptibles de concourir en un point mathématique60.

Dans les pages suivantes Gassendi développe ses idées et, apparemment exaspéré61, finit par s’exclamer : « Mais en un mot, c’est une difficulté générale qui demeure toujours : comment ce qui est corporel peut-il communiquer avec ce qui est incorporel, et quelle correspondance de l’un avec l’autre est-il possible d’établir ?62 » Descartes se contente de reprendre son point de vue et s’obstine à considérer qu’il est un esprit, une substance dont l’essence est de penser et, ce qui est important, quelque chose d’antérieur au corps dans

60   « Esto deinde in cerebro solum, aut in exigua solum ejus parte. Cernis idem plane incommodi esse ; quoniam, quantulacumque sit illa pars, extensa tamen est, et tu illi cœxtenderis, atque idcirco extenderis, particulasque particulis illius respondenteis habes. An dices te cerebri partem pro puncto accipere ? Incredibile sane ; sed esto punctum. Si illud quidem Physicum sit, eadem remanet difficultas, quia tale punctum extensum est, neque partibus prorsus caret. Si Mathematicum, nosti primum id nisi imaginatione non dari. Sed detur, vel fingatur potius dari in cerebro Mathematicum punctum, cui tu adjungaris, et in quo existas : vide quam futura sit inutilis fictio. Nam, ut fingatur, sic fingi debet, ut sis in concursu nervorum per quos omnes partes informata anima transmittunt in cerebrum ideas seu species rerum sensibus perceptarum. At primum, nervi omnes in punctum non coëunt, seu quia, cerebro continuato in spinalem medullam, multi nervi toto dorso in cani abeunt : seu quia qui tendunt in medium caput, non in eundem cerebri locum desinere deprehenduntur. Sed demus concurrere omneis ; nihilominus concursus illorum in mathematico puncto esse nequit, quia videlicet corpora, non mathematicæ lineæ sunt, ut coire possint in mathematicum punctum. Et ut demus coire, spiritus per illos traducti exire e nervis aut subire nervos non poterunt, utpote cum corpora sint, et corpus esse in non loco, seu transire per non locum, cujusmodi est punctum mathematicum, non possit. Et quamvis demus esse, et transire posse, attamen tu, in puncto existens, in quo non sunt plagæ dextra, sinistra, superior, inferior, aut alia, dijudicare non potes unde adveniant, aut quid renuncient. » Gassendi, Cinquièmes Objections, Disquisitio, pp. 586-588. 61   Il demande « Mais pourquoi m’arrêter si longtemps là-dessus, quand c’est à vous qu’il incombe de prouver que vous êtes une chose qui n’a point d’étendue et par conséquent incorporelle ? » Cinquièmes Objections, Disquisitio, 588. 62   Gassendi, Cinquièmes Objections, Disquisitio, 610.

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l’ordre de la connaissance63. Ces affirmations ne répondent pas aux préoccupations de Gassendi – les deux philosophes ne parviennent pas à trouver un terrain de réflexion commun, pas même au niveau des mathématiques, avec l’imagination mathématique de Gassendi et l’intuition mathématique de Descartes64. Pour clarifier sa position, Gassendi présente les arguments de sa théorie de la vision tels qu’il les a exposés dans le De apparente65 selon une démonstration tout à fait prévisible. Pour Gassendi, il suffit de suivre le parcours traditionnel qui va de l’analyse punctiforme au mur rétinien (là où Kepler s’est arrêté) et de passer à l’examen des nerfs pour arriver aux limites du débat sur les entités mathématiques. Même si l’esprit est dépourvu d’extension, on peut néanmoins considérer que la lumière, les images et les nerfs sont faits 63

  Mais Descartes affirmait lui aussi que l’âme et le corps ont une seule et même cause. Il est notoire que, pour Descartes, l’interface entre le corps et l’âme était localisée dans la glande pinéale. Il pensait que la sensation produit une « image cérébrale » (et les images ont une extension) dans le cerveau. Voir l’analyse dans Nicholas Pastore, Selective History of Theories of Visual Perception : 1650-1950 (New York, 1971), en particulier pp. 37-38. 64   Il est remarquable que Descartes ne voie pas de différences fondamentales entre les sens et l’imagination. Ils résultent également de causes, et les différences entre eux proviennent des causes qui produisent les images qui s’impriment dans le cerveau. Les sens sont le produit d’un contact externe de corps par le biais des organes sensoriels. L’imagination est le produit de l’esprit faisait une image sur le cerveau. Pour Descartes, c’est le cerveau qui fait les idées, et penser n’a rien à voir avec les images – rien à voir avec le fait de voir quelque chose comme un tableau ou une figure géométrique. Descartes détache les sens et l’imagination de l’intellect. Comme nous l’avons vu, la sensation et l’imagination n’ont aucun rapport avec l’intellection pure (raison, jugement, perception). 65   La première objection de Gassendi, qui renvoie à son De apparente, est le fait qu’une image qui est perçue a une extension et a des parties et, comme nous l’avons vu, il estime que toute description d’une image met en évidence des points sur sa surface qui doivent être appelés des « points physiques » et que toutes les parties ont des parties. Gassendi se contente d’élargir son argumentation et d’affirmer que c’est parce que les images ont des parties qu’elles procurent des sensations séparées, étant donné que l’esprit – le cerveau – a des parties. Gassendi donne l’exemple de la relation de gauche à droite de deux parts extrêmes d’une sensation, et par conséquent de qui est ainsi représenté à l’esprit. Si les corps et les sensations ont des parties, l’esprit a des parties. Reprenant la métaphore cartésienne de la cire et du cachet, Gassendi soutient qu’une idée « n’est pas complètement dépourvue d’extension » (De apparente). Pour ce qui est des questions de la divisibilité mathématique chez Gassendi, voir Egidio Festa, « Gassendi Lecture de Cavalieri », Quadricentenaire de la Naissance de Pierre Gassendi, 1592-1992 (Digne, 1991), tome 2 : 355-364 ; voir également les remarques de Lynn Joy sur Cavalieri, Gassendi the Atomist, p. 162-163.

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de parties, et non pas de points66. Si le monde visible n’est réellement rien d’autre qu’une extension géométrique, alors que l’esprit est en revanche quelque chose de non étendu, qu’il faut penser en termes de point géométrique, il faut se demander ce qui fait le lien entre ces substances et comment on peut les représenter67. Pour Gassendi, Descartes, comme Boulliau avant lui, a le choix entre deux possibilités : soit il décrit le « point » comme un « point physique », soit il accepte que toute discussion future sur le « point » ou n’importe quelle substance « non étendue » se déroule dans « l’espace logique de la raison »68. On sait comme Descartes prendra la seconde option. La grande opposition entre Monsieur Esprit et Monsieur Chair, comme les échanges entre Descartes et Hobbes, repose sur des malentendus. Bien que les épistémologies de Descartes et Gassendi soient fondées autant l’une que l’autre sur les métaphores visuelles, elles aboutissent à des conclusions très différentes, ce qui implique une subtile contorsion69. Ils n’accordaient pas 66   Si les nerfs sensoriels s’unissent pour délivrer des « informations » au cerveau, alors ils ne peuvent pas se rencontrer dans un point mathématique. Si les propositions de Descartes étaient vraies, l’esprit serait peu à peu réduit à une sensation à un seul point ; il n’aurait ni forme, ni dimension, ni grandeur. 67   La certitude à laquelle Descartes pensait arriver par les mathématiques devrait être, en tout état de cause, métaphysique et non pas épistémologique. René Descartes avait recours dans son travail aux techniques du calcul infinitésimal, notamment à la méthode des indivisibles de Cavalieri, alors même qu’il trouva bon de ne pas recourir aux infinitésimaux pour déterminer les tangentes aux courbes, préférant les méthodes algébriques. Descartes reprochait à Fermat son utilisation des infinitésimaux pour construire les tangentes. Fermat est arrivé à une nouvelle notion de l’infinitésimal. Le problème s’est fait jour pour la première fois en géométrie où l’on pensait que les infinitésimaux appartenaient à la classe des grandeurs continues plutôt qu’aux nombres discrets. Une innovation cruciale a eu lieu en 1638 avec l’émergence des nombres infinitésimaux, proposés par Fermat pour déterminer les valeurs maximales et minimales. D’autres élargirent par la suite cette approche, en développant la technique de la variation infinitésimale. Fermat utilisa cette méthode par exemple pour trouver les tangentes des courbes et des centres de gravité. 68   Rorty indique qu’« après Descartes cependant, la distinction entre l’apparence et la réalité ne fut bientôt plus au centre de toutes les attentions et fut remplacée par la distinction entre l’extérieur et l’intérieur. La question “comment puis-je échapper au royaume de l’apparence ?” fut remplacée par “comment puis-je sortir de derrière le voile des idées ?”» (Rorty, 157). 69   Descartes (selon Rorty) posa la question du miroir de la Nature dans un esprit de contrainte philosophique et de confrontation privilégiée ; Gassendi recherchait une conversation ouverte, mais critique. Il est paradoxal de noter que c’était Gassendi qui pensait apprendre comment « le langage est relié au monde » (Rorty, p. 211).

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la même importance au rôle respectif de l’imagination et de l’intellect s’agissant par exemple d’imaginer des figures géométriques à multiples côtés – il est facile de se représenter un cube, mais on mesure la différence entre leurs deux conceptions dès que l’on essaye de se représenter des solides à plusieurs douzaines de côtés. Gassendi soutenait que l’imagination en fournissait une meilleure perception que l’intellect ; Descartes soutenait le contraire. En fait, Gassendi se demandait sur quels critères nous jugeons d’une chose qu’elle est claire et distincte – la représentation d’une figure géométrique aux très nombreux côtés lui servait de test. L’exemple est particulièrement suggestif parce que Descartes écarte clairement la « ressemblance » comme critère de représentation ou de compréhension. Même dans les opérations géométriques, l’objet représenté n’a rien à voir avec des points ou des lignes ; c’est la géométrie qui fournit un concept clair de l’objet. Pour Descartes, l’information sensible qui nous provient du monde n’a pas besoin de ressembler aux objets auxquels elle se réfère. Comme Descartes l’avait écrit des dizaines d’années plus tôt : […] mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses ; et souvent même, que leur perfection dépend de ce qu’elles ne leur ressemblent pas tant qu’elles pourraient faire. Comme vous voyez que les tailles-douces, n’étant faites que d’un peu d’encre posée çà et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes, des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien que, d’une infinité de diverses qualités qu’elles nous font concevoir en ces objets, il n’y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; […] en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler. Or il faut que nous pensions tout le même des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions qu’il est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l’âme de sentir toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles ont en soi leur ressemblance70.

Singes et Perroquets N’est-il pas suffisant de penser qu’en nous, toutes les chairs, os, veines, artères, nerfs, fibres, membranes, humeurs, viscères et autres organes que nous pouvons observer, existent pareillement chez les singes qui furent créés en sorte de pouvoir ressembler aux hommes sans être semblables à eux, de même que les hommes eux-mêmes entre eux71 ?

  Descartes, Dioptrique, Disc. IV, AT 6 : 113.   Gassendi à J.-B. Van Helmont, 8 juin 1629, Pierre Gassendi (1592-1655), Lettres latines, traduction par Sylvie Taussig (Brepols, 2004), Tome I, 36. 70 71

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Dans l’Appendice aux Cinquièmes Objections et réponses, le texte ci-dessous est révélateur de l’exaspération profonde de Descartes : Plusieurs excellents esprits, disent-ils, croient voir clairement que l’étendue mathématique, laquelle je pose pour le principe de ma physique, n’est rien autre chose que ma pensée, et qu’elle n’a, ni ne peut avoir, nulle subsistance hors de mon esprit. […] Voilà l’objection des objections. […] Toutes les choses que nous pouvons entendre et concevoir ne sont, à leur compte, que des imaginations et des fictions de notre esprit […] c’est-à-dire qu’il faut entièrement fermer la porte à la raison, et se contenter d’être singe, ou perroquet, et non plus homme […] en imitant les autres sans savoir pourquoi on les imite, comme sont les singes, et en ne proférant que des paroles dont on n’entend point le sens, comme font les perroquets72 ?

C’est en 1637, avec la publication de sa Dioptrique, qu’un changement s’opère dans la pensée de Descartes à propos de la représentation. Par la suite, sa conviction se renforça d’année en année de ce que ce sont les signes qui rendent la connaissance possible ; en d’autres termes, il rejette l’idée que la représentation est le résultat de la ressemblance, ce qui implique une différence significative entre nos deux auteurs. Vous savez bien que les paroles, n’ayant aucune ressemblance avec les choses qu’elles signifient, ne laissent pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans que nous prenions garde au son des mots, ni à leurs syllabes ; en sorte qu’il peut arriver qu’après avoir ouï un discours, dont nous aurons fort bien compris le sens, nous ne pourrons pas dire en quelle langue il aura été prononcé. Or, si des mots, qui ne signifient rien que par l’institution des hommes, suffisent pour nous faire concevoir des choses, avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance : pourquoi la Nature ne pourra-t-elle pas aussi avoir établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière, bien que ce signe n’ait rien en soi, qui soit semblable à ce sentiment ? Et n’est-ce pas ainsi qu’elle a établi les ris et les larmes, pour nous faire lire la joie et la tristesse sur le visage des hommes73 ?

Sans doute Descartes n’est-il pas le premier à recourir aux signes, et pourtant l’utilisation qu’il en fait renvoie à un virage linguistique radicalement moderne74. Largement ignorée dans les ouvrages d’histoire des sciences, la   Descartes, Appendice aux Cinquièmes Objections et réponses, AT IXa, 212.   Descartes, Le Monde, Chapitre 1, AT XI. 4. 74   Pour l’histoire longue et nuancée de l’approche sémantique de ces questions, voir David Behan, « Descartes and Formal Signs », in Descartes’ Natural Philosophy (op. cit.), pp. 528541. La principale distinction que Gassendi propose quant aux signes oppose les signes empiriques et les signes indicatifs. L’empiriste et le « sceptique mitigé » qu’était Gassendi estimait que, dans une science des apparences, les signes permettent parfois de constituer une connaissance probable par le biais de l’inférence. Par exemple, la sueur qui coule implique l’existence 72 73

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position de Descartes sur ces questions a conduit ces dernières années à deux réévaluations majeures. Toujours débattues, ces réinterprétations présentent l’épistémologie de Descartes sous une lumière tout à fait nouvelle. Le premier changement est le fait de Harry Frankfurt, qui a suggéré que Descartes a adopté une théorie de la vérité fondée non pas sur la correspondance mais sur la cohérence75 ; la seconde avancée, qui n’a fait parler d’elle que récemment, est le fait de John Yolton selon lequel Descartes ne défendait pas une théorie traditionnelle de la représentation, à savoir fondée sur la ressemblance du contenu de l’image, mais une théorie non mimétique (sémiotique) de la représentation76. À la lumière de ces réinterprétations controversées – et ici je continue à spéculer – les trois problèmes identifiés plus haut apparaissent

de pores dans la peau, la fumée est le signe qu’il y a un feu. Sans doute un ciron a-t-il l’air d’être un point sans parties, mais un microscope puissant montre que c’est un animal avec des pattes et des pieds. Le mouvement autonome est un signe qui donne à penser que l’on est en présence d’un animal. Pour Gassendi, nous pouvons raisonner à partir des signes, mais nous n’obtiendrons que des résultas au mieux probables, parce que les signes sont objets de la perception. Voir Gassendi, Syntagma philosophicum, Opera omnia I, De Logicæ Fine, Caput V, Posse aliquam Veritatem signo aliquo innotescere & Criterio diiudicari, 80-81. 75   Harry G. Frankfurt, Demons, Dreamers, and Madmen : The Defense of Reason in Descartes’s “Méditations” (New York, 1970). Frankfurt arrive à la conclusion suivante : « De toute évidence, Descartes reconnaît que son point de vue implique que le fait de savoir quelque chose avec certitude n’a pas pour conséquence que cette chose soit vraie dans l’absolu. Autrement dit, il concède qu’il n’a pas démontré que ce qui est perçu clairement et distinctement serait absolument vrai ». Frankfurt ajoute : « Il suggère que, si une chose qui est parfaitement certaine peut être absolument fausse, alors les notions de vérité absolue et de fausseté absolue ne sont pas pertinentes par rapport au but de la recherche. Cette réflexion démontre que la seule notion de vérité qui soit pertinente est une notion de cohérence. Descartes se préoccupe moins de savoir si ses croyances correspondent à la “réalité” qu’il ne s’inquiète de leur permanence et de leur constance. Ce qu’il souhaite éviter par-dessus tout, ce n’est pas l’erreur, dans le sens d’un défaut de correspondance, mais la trahison. Ce qui peut se révéler faux est ce qu’il désirerait garder. Que l’on puisse être sûr qu’une croyance reste en place après toute investigation ultérieure, voilà toute la vérité à laquelle il prétend » (pp. 179-180). 76   Thomas M. Lennon, « Representationalism, judgment and perception of distance : further to Yolton and McRae », Dialogue : Canadian Philosophical Review, Vol. 19, n°1 (1980) : 151-162. Voir aussi S. Gaukroger, Descartes, pp. 284-287. Lennon cite John Yolton, « On Being Present to the Mind : A Sketch for the History of an Idea », Dialogue 14V (1975) : 373-388. Voir aussi John Hyman, « The Cartesian Theory of Vision », Ratio 28 (1986) : 149-167. Voir aussi Willem van Hoorn, As Images Unwind : Ancient and Modern Theories of Visual Perception (Amsterdam, 1972), chapitre 5.

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sous un jour très différent. Les protestations de Descartes à propos des Singes et des Perroquets commencent même à prendre une profondeur historique.

Dans la Dioptrique, Descartes affirme que la lumière, par analogie avec le langage conventionnel, est un signe qui transporte de « l’information ». Il précise sa position dans Le Monde :

Me proposant de traiter ici de la lumière, la première chose dont je veux vous avertir, est qu’il peut y avoir de la différence entre le sentiment que nous en avons, c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nous ce sentiment, c’est-à-dire ce qui est dans la flamme ou dans le Soleil, qui s’appelle du nom de lumière. Car encore que chacun se persuade communément, que les idées que nous avons en notre pensée sont entièrement semblables aux objets dont elles procèdent, je ne vois point toutefois de raison, qui nous assure que cela soit ; mais je remarque, au contraire, plusieurs expériences qui nous en doivent faire douter77.

De ce point de vue, la lumière n’est pas le stimulus mais la réponse. Ce que reçoit le cerveau ne ressemble en aucune façon aux objets ou à leurs propriétés. Cette réflexion constitue un clair tournant dans l’histoire de l’explication des mécanismes de la vision. Il ne s’agit plus de savoir comment il se forme une image cohérente, telle qu’elle corresponde au champ visuel, ni comment l’image rétinienne doit être présentée à la faculté de jugement, ni comment les modèles de mouvement sont produits dans la glande pinéale. Descartes brise la chaîne épistémologique traditionnelle des événements qui était auparavant divisée entre optique, vision, et connaissance. S’il est vrai qu’avec la temps, la problématique ait évolué vers toujours plus de complexité, la question qui est au point de départ de notre réflexion demeure pour l’essentiel inchangée78. Nous pouvons maintenant revenir à nos points et parties en les interprétant comme des points de lumière et parties du cerveau. Pour Descartes, tandis que le monde, étant matière et mouvement, n’est qu’une extension géométrique, l’esprit, non étendu, n’est plus seulement une chose qui mesure et calcule, une chose tout juste capable de recevoir passivement certaines formes de représentations géométriques. Au contraire, il est maintenant doté de capacités à « lire » le monde – et avec cette capacité à « décoder », la philosophie naturelle connaît encore un autre tournant spectaculaire. Bien que les philosophes de notre temps continuent d’additionner leurs propres   Descartes, Le Monde, AT XI : 3-4.   Voir Descartes’ Natural Philosophy (op. cit.), en particulier pp. 524-587.

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virages79, il semble clair que l’intention de Descartes était de présenter une théorie non mimétique de la représentation80. C’est ainsi que la question de la représentation marque une différence significative entre nos deux héros, tout modernes qu’ils peuvent être81. Par tradition, le grand génie de Descartes est lié à la géométrisation de l’espace et à l’identification de l’extension (res extensa) et de la matière, et cette conception du monde semblait garantir que le monde était connaissable. Inévitablement, bien sûr, Descartes s’est enquis de la relation précise entre substance étendue et non étendue – et du point de vue de l’optique et de la vision, de la relation entre points et parties. Clairement, si la « grande bifurcation » de Descartes a offert le monde à la Science, elle reste aussi comme la grande « tragédie de l’esprit moderne qui “a résolu l’énigme de l’univers”, mais seulement pour la remplacer par une autre : l’énigme qu’il constitue pour lui-même82. » Descartes a voulu résoudre l’énigme en rendant le monde lisible – plus précisément, il a donné au « soi » accès non seulement à la géométrie naturelle, mais également aux signes naturels. La pictura objective de Kepler avait résolu le problème optique du maintien de la cohérence géométrique dans l’œil en insistant sur le fait que chaque point de l’image rétinienne correspond à un contre-point dans le champ visuel. Mais la question de la paroi rétinienne une fois réglée, le problème s’est déplacé. Il ne s’agissait plus de cohérence optique   Voir, par exemple, la quatrième partie, « Imagination and Representation », in Descartes’ Natural Philosophy (op. cit.). Ce chapitre contient neuf articles de différents spécialistes, dont John Yolton. 80   La solution de Descartes avait beau être brillante, elle était ambiguë et peu satisfaisante. Il reste à élaborer la relation entre la solution sémiotique que Descartes apporte aux interactions entre l’esprit et le monde et son identification tout aussi ambiguë entre matière et extension. Il est probable que Descartes ait poursuivi une double stratégie qui impliquait la géométrie naturelle et les signes naturels. La relation historique entre res extensa et res cogitans et « points et parties » exige davantage d’enquête. 81   C’est parce que Descartes et Gassendi se sont employés à développer des théories mécanistes de la lumière et de l’univers que leurs théories de propagation de la lumière, fondées sur la relation entre les rayons géométriques et la lumière en tant que corps, révèlent comment ils ont, chacun de son côté, cherché à expliquer la vision, le fait de voir ou l’acte visuel. Kepler a étudié cette question très tôt dans sa carrière et il en a défini les limites en affirmant que l’image dans l’œil était une véritable pictura. Par la suite, expliquer comment le sujet parvient à comprendre cette image réelle est devenu un test critique à la fois pour la science et pour la philosophie. 82   A. Koyré, « The Significance of the Newtonian Synthesis », Newtonian Studies, p. 24 79

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mais de cohérence épistémologique. Si la pictura objective se forme dans les profondeurs de l’œil, comment est-elle transmise à la faculté de jugement ? Forts de l’analyse punctiforme, les successeurs de Kepler – Pereisc, Gassendi, Boulliau entre autres – se sont appuyés sur l’image du miroir et ont retenu la métaphore géométrique en étendant l’optique de Kepler à leurs propres théories de la vision. Ils virent dans la métaphore la promesse de pouvoir constituer une véritable pictura du monde ; combinant correspondance et cohérence, elle devait correspondre point par point au monde que nous voyons. À la différence de Gassendi et de nombre de ses contemporains, Descartes, si nous acceptons la lecture ébauchée ci-dessus, a en revanche défait le lien épistémologique traditionnel. Alors que la pictura de Kepler correspondait au monde, c’était, de l’opinion générale, un monde à l’envers. Pour les observateurs objectifs réalisant des expériences avec l’œil d’un taureau – et les familiers des lois de la géométrie – le monde disait une chose, et l’esprit en voyait une autre. Le dilemme auquel Kepler et ses successeurs immédiats se sont confrontés révèle un déplacement de la question de la vision, qui devient, en particulier sous l’angle du renversement de l’image rétinienne, une métaphore toute prête pour désigner une « révolution ». Le problème des images mettait deux mondes en désaccord, non seulement les mondes intérieur et extérieur de l’expérience objective et subjective, mais aussi les passages des descriptions géométriques (l’optique) aux explications causales (la vision). Descartes résolut ce dilemme en donnant deux explications d’un seul et même phénomène. Soutenant que la res extensa et la res cogitans étaient parfaitement distinctes ontologiquement, Descartes les réunissait épistémologiquement – et littéralement – et prétendait qu’elles avaient une action unique. Comme extension géométrique, le monde n’est rien d’autre que de la « matière en mouvement, » comme substance non étendue, l’esprit n’est rien de moins qu’un « lecteur » de signes naturels. Tel est le lien que Descartes a établi entre le « monde » et « le monde que nous voyons » en distinguant la manière dont l’information est transmise de celle dont elle était représentée. À la fois causale et sémiotique, la théorie de Descartes distinguait la représentation visuelle de la référence perceptuelle83.

  Voir Gaukroger, Descartes, pp. 284-287.

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Si tout cela sonne vrai, l’exposé des différences entre Gassendi et Descartes84 pourrait apporter de nouveaux ingrédients au mélange dont on fait traditionnellement résulter l’esprit moderne85. En outre, ses dimensions bio  Gassendi, comme empiriste et nominaliste, conserve la notion traditionnelle de tabula rasa, selon laquelle toutes les idées qui se trouvent dans l’esprit proviennent des sens, directement ou bien par inférence. Il voit dans la confrontation avec Descartes un moyen pour passer de la « connaissance de » à la « connaissance que ». Selon lui, la sensation résulte du contact entre un corps (composé d’atomes) et nos organes sensoriels, alors que l’imagination naît d’une action de l’esprit qui produit une image mentale de la chose pensée. Imaginer, percevoir et penser font partie d’un processus matériel. Une idée désigne chez lui une « image présente à l’esprit », et cela parce qu’il est convaincu que le cerveau et l’esprit ne sont pas distincts, que l’esprit n’est pas une substance séparée. On ne donnera jamais assez d’importance au rôle de l’imagination dans la philosophie de Gassendi. Il précise sa position dans le quatrième canon de sa logique : « Toute idée qui nous vient par les sens est singulière ; c’est l’esprit qui forme une idée générale à partir d’idées singulières semblables. Dans la mesure où toutes les choses qui sont dans le monde et qui peuvent frapper les sens sont singulières, comme Socrates, Bucéphale, cette pierre, ce morceau de pelouse et les autres choses que l’on peut montrer du doigt (et bien évidemment il n’existe pas un assez grand nombre de noms propres pour désigner toutes les choses individuelles), les idées qui vont des sens à l’esprit et s’y fixent ne peuvent qu’être singulières. » Institutio logica, Part 4, 4. Cité par David K. Glidden, « Hellenistic Background for Gassendi’s Theory of Ideas », Journal for the History of Ideas, 49 (1988) : 405-424, p. 419. Pour Gassendi, une fois que l’âme est divisée en cognitation, il est possible de la diviser en imagination, cognition, opinion, prudence, etc., mais l’ensemble de ces facultés peut être appelé collectivement « fantaisie », et ce terme désigne toutes les activités de la pensée qui sont en relation avec la perception et l’imagination. Brett rappelle que, pour Gassendi, le « matériau direct de la pensée est purement symbolique de la réalité extérieure » (p. 133). Brett souligne la conception organique et holiste de l’âme, en précisant toutefois que Gassendi n’explique pas bien clairement la relation entre intellect et imagination. Descartes qui pensait que la lumière était transmise instantanément, dans une trajectoire rectilinéaire, pouvait donner du même événement deux explications différentes, une mécanique (le monde vu comme une matière en mouvement), une sensible (le monde que nous voyons). La première partie de la solution impliquait qu’il fasse le lien entre le « monde que nous voyons » et le corps-machine par l’intermédiaire de « nombreux fils minuscules ». La seconde partie de sa solution se fonde sur les idées innées et un modèle non pictural de la connaissance visuelle. Descartes qui fait la distinction entre la manière dont l’information visuelle est transmise (de façon mécanique) et la manière dont elle est représentée (par des signes), remplace le modèle pictural de la vision par une théorie linguistique. Pour lui, la vision est complétée par la capacité innée du sujet à « lire » les signes naturels. Finalement, il cherche moins à expliquer le monde qu’à justifier sa vision du monde. 85   Aucun ne présente un point de vue cohérent ou bien articulé. Lennon souligne : « Gassendi énonce contre Descartes des arguments qui supposent de fait que pour qu’une idée puisse représenter un carré, il faudrait qu’elle soit carrée elle-même… Si l’idée représente l’étendue, 84

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graphiques en font une bonne histoire, qu’elle soit vraie ou non. Il est curieux, à première vue, que Gassendi n’ait pas proposé de théorie linguistique. Dans ses écrits sur l’atomisme, il évoque respectueusement l’ancienne analogie entre « atomes » et « alphabet » – pendant des millénaires la métaphore des lettres, syllabes, mots, phrases, et livres ont servi d’analogie pour les atomes, molécules, corps invisibles, et objets composés86. Galilée, pour sa part, a imaginé que le Livre de la Nature était écrit dans le langage des mathématiques et, selon Koyré, Descartes identifiait « matière et extension » ouvrant par là la porte à la « géométrisation de l’espace » et, dans le même temps, à la tragédie de l’esprit moderne87. Mais Gassendi n’a pas choisi de faire les « atomes et lettres » ni « les simulacres considérés comme un texte » pour en faire les outils analogiques de sa comparaison épistémologique. Le sceptique qu’il est exclut l’idée d’un « salon de lecture » intérieur réservé aux jeux sans fin et souvent indécis du texte et du contexte. De fait, les images étaient pour lui une connexion causale au monde. Jouant le second couteau par rapport au Père de la Philosophie moderne, Gassendi a été forcé d’adopter les règles du jeu cartésiennes – parfois dans une philosophie de l’ombre. Mais il se peut qu’en définitive, la théorie que Descartes a élaborée et que l’on juge généralement ingénieuse ne elle doit être étendue elle-même ; si elle représente la figure et le lieu, elle doit avoir une figure et un lieu elle-même, car il faut que idée soit semblable à ce qu’elle représente. »Thomas M. Lennon, Battle, p. 108. Lennon affirme ensuite que Gassendi résout les difficultés inhérentes à la thèse « imagiste » en soutenant que la représentation ne dépend pas de la ressemblance prise dans le sens que l’idée représentative et l’objet représenté doivent partager une qualité en commun, mais plutôt qu’il y a un lien de causalité entre eux (p 109). Quant au traitement gassendiste du problème des points et des parties, Lennon propose une interprétation provisoire : « Dans le minimum visibile, il doit y avoir des parties perceptibles – par exemple, le haut, le bas, et chacun des cotés – lesquelles ne sont pas elles-mêmes des visibilia et n’ont aucun effet sur le minimum comme tel. Pareillement, les atomes peuvent avoir des parties conceptuelles qui produisent des différences de taille, mais ils ne sont pas divisibles en autres atomes » p. 139, f.n.261. 86   Gassendi fait plusieurs fois référence à cette analogie ancienne, notamment dans la Physique du Syntagma, première section, livre V. 87   Il reste problématique de placer Descartes dans le camp sémiotique. Il reste notamment à définir exactement la distinction que Descartes établit entre les relations « causales » et « interactives » ; est-il possible de lire sans qu’il existe un lecteur (le débat de l’homoncule) ; ou bien à quoi le monde devrait-il ressembler (ou mieux, à quoi le lecteur devrait-il ressembler) si la nature doit être lue comme un texte ? Ce sont bien ici les signes naturels qui posent problème.

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soit qu’un écran de fumée sémiotique dissimulant un homoncule gigantesque, marchant pesamment à travers une galerie de miroirs – avec masque, chapeau, et manteau88. Si nous reconnaissons pour le moment que Descartes a cherché une solution sémiotique au problème corps et esprit, nous devons aussi admettre qu’il s’agissait d’un problème qu’il avait lui-même créé. Toujours non résolu, le « problème de l’esprit » est l’héritage moderne de Descartes. En 1640, alors qu’il était en train de rédiger son Syntagma (1658), Gassendi trouvait le problème difficile à imaginer.89

88   Voir Descartes’ Natural Philosophy (op. cit.) et en particulier les positions soigneusement défendues, mais très différentes, de Celia Wolf Devine (557-568) et de John Yolton (576-587). 89   Dans une lettre à Louis de Valois du 20 septembre 1639 Gassendi termine par ces mots : « Du reste, c’est bien le propre de ton affabilité d’adoucir ce qu’il y a d’un petit peu rude par ton style où la gravité des pensées rivalise avec l’élégance des mots, et je suis moimême tout à fait un rustre et sais seulement appeler un masque, masque, et un singe, singe. Quelle que soit ma valeur, je me considère comme heureux de ce que tu daignes m’aimer… adieu. » Pierre Gassendi (1592-1655) Lettres latines, traduction par Sylvie Taussig (Brepols, 2004), t. I, 174.

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À propos des Anciens et des Modernes : Descartes versus Gassendi Simone Mazauric Université de Nancy II En proposant de comparer les positions respectives de Descartes et de Gassendi dans le débat qui surgit en Europe aux débuts de l’âge moderne, opposant les partisans des Anciens aux partisans des Modernes, il ne s’agit évidemment pas de suggérer que la divergence de leurs positions redouble cette opposition. À l’évidence, dira-t-on, Descartes et Gassendi se placent tous deux du côté de la modernité. Mais cette commune appartenance à un même camp ne les empêche pas de se situer sur des positions sensiblement différentes, que Charles Perrault, à la fin du XVIIe siècle, résumait ainsi : « L’un voulait que tous ceux qui l’avaient devancé n’eussent presque rien connu dans les choses de la nature ; l’autre tâchait à faire voir par de favorables interprétations que les Anciens avaient pensé les mêmes choses qu’on regardait comme nouvelles. » On ne doit pas s’étonner de la façon dont Perrault compare Descartes et Gassendi. Chef de file du parti des Modernes, c’est très logiquement du point de vue de leur rapport à la tradition, au passé, aux Anciens, que Perrault, dont le Siècle de Louis le Grand, publié en 1688, a déclenché en France l’épisode paroxystique de la Querelle des Anciens et des Modernes, dresse ce parallèle entre Descartes – qui a osé, poursuit-il, « établir des maximes contraires à celles des Anciens », qui a toujours prétendu ne rien devoir à ses prédécesseurs et qui, du même coup, a voulu ériger son œuvre en commencement absolu ainsi que le laisse à penser son projet de rebâtir le    Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, 1696. Cité par Olivier Bloch dans La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme, et métaphysique, Martinus Nijhoff / La Haye, 1971, p. 41.

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savoir depuis ses fondements ou encore de bâtir sur un fonds qui soit tout à lui – et Gassendi, le restaurateur de l’épicurisme, qui s’est à l’inverse efforcé de préserver et de réactualiser l’héritage des Anciens, et donc la continuité entre le passé et le présent, sans être pour autant hostile, bien au contraire, à toute innovation. La différence entre Gassendi et Descartes, du point de vue de leur rapport à la modernité, ne pourrait donc aller au-delà d’une distinction entre une « modernité mitigée », pour reprendre la formule d’Olivier Bloch, et une modernité résolue, voire militante ou conquérante, infiniment plus radicale en tout cas que celle du chanoine de Digne. Cette différence serait donc essentiellement une différence de degré : Descartes et Gassendi seraient bien tous deux des philosophes modernes, mais l’un serait en quelque sorte plus moderne que l’autre, à proportion de la radicalité de la volonté de rupture qu’il affiche avec le passé, la tradition, l’histoire. Cette façon d’évaluer la modernité de Descartes est, il est vrai, assez généralement répandue. Fontenelle, autant et plus encore que Perrault, a contribué à construire l’image d’un Descartes héros de la rupture, qui a mis fin au règne de l’erreur, des préjugés, des superstitions, des représentations fausses de la nature pour mettre enfin l’humanité sur les « bonnes voies » en instaurant une réforme radicale de l’entendement, et provoqué un chiasme dans l’histoire de l’esprit humain, une rupture qui dresse une frontière entre deux âges, celui de la puérilité et celui de la maturité, celui de la soumission, infantile, au principe d’autorité, et celui de l’émancipation que signifient l’usage de la raison et l’exercice de la critique. Et cette image du passage des ténèbres à la lumière, du passage de l’erreur, de l’incertitude, des conjectures, des opinions à la certitude, à l’évidence, à la vérité, tout le siècle des Lumières devait plus ou moins l’adopter à sa suite. Au XXe siècle, Henri Gouhier présentait à son tour Descartes comme le héraut d’une modernité radicale, qu’il distinguait non pas d’ailleurs de celle de Gassendi mais de celle de Leibniz, mais c’est évidemment une autre question. À s’en tenir à la seule comparaison de Descartes et de Gassendi, la pertinence du jugement de Charles Perrault   La Philosophie de Gassendi, op. cit., p. 63.   C’est l’interprétation qu’il propose notamment dans les Entretiens sur la pluralité des mondes. Cette lecture n’autorise pas pour autant à tenir Fontenelle pour un cartésien. À ce sujet, voir Simone Mazauric, « Fontenelle et la construction polémique de l’histoire des sciences » dans Corpus, n° 44, p. 73-97.    Henri Gouhier, « Les philosophes du XVIIe siècle devant l’histoire de la philosophie » dans XVIIe siècle 54-55, 1962.  

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peut paraître cependant assez problématique. Si la volonté de rompre radicalement avec le passé, si la revendication proclamée de se situer en position de novateur constituent bien les éléments fondamentaux de la modernité, on doit en effet s’interroger sur la part de modernité réellement assumée par Descartes. Une part finalement suffisamment réduite, du moins au plan des proclamations ostensibles, pour que l’on hésite à vouloir l’élever au rang de champion d’une modernité que pour sa part, pour des raisons idéologiques sans doute, et donc par prudence, mais peut-être aussi pour des raisons de fond, il n’a jamais que sporadiquement revendiquée, à la différence de Gassendi, de sorte que la différence qui sépare la modernité de Descartes de celle de Gassendi serait moins une différence de degré qu’une différence de nature. Ainsi Descartes serait-il non pas plus moderne que Gassendi, mais moderne autrement. Et c’est par conséquent sur une interrogation concernant la nature exacte de la modernité que cette comparaison entre Descartes et Gassendi devrait s’achever. Les origines de l’idée de « modernité » en France C’est la publication par Charles Perrault du Siècle de Louis le Grand en 1688 qui déclenche en France la Querelle des Anciens et des Modernes. Le poème proclamait un refus décidé, résolu, de participer au culte des Anciens et s’efforçait de faire reconnaître l’excellence, voire la supériorité des Modernes, auteurs, dans tous les domaines – de la philosophie, de la physique, de la rhétorique, de la poésie et des beaux-arts – d’inventions admirables dont jamais les Anciens ne s’étaient révélés capables. Cette revendication d’excellence se fondait métaphysiquement sur la conception d’une nature immuable obéissant à ses propres lois, et donc produisant régulièrement de grands hommes : ainsi était fondée la possibilité, pour les Modernes, au moins d’égaler, au mieux de surpasser, le génie des Anciens. Simultanément, Perrault récusait une conception pessimiste du temps, conception selon laquelle le moment de l’invention, de l’innovation, de la nouveauté appartenait définitivement au passé, et se retrouvait donc définitivement et irrévocablement révolu, conception nécessairement stérilisante et dont il avait fallu se déprendre pour fonder un tout autre rapport à la nature et au savoir. Et, en réponse aux protestations soulevées par Le Siècle de Louis le Grand, Perrault demandait à ses contemporains de bien vouloir

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se rendre à l’évidence de la réalité et de la brutale et récente accélération du progrès : Il ne faut que de lire les Journaux de France et d’Angleterre et jeter les yeux sur les beaux ouvrages des Académies de ces deux grands Royaumes pour être convaincu que, depuis vingt ou trente ans, il s’est fait plus de découvertes dans la science des choses naturelles que dans toute l’étendue de la savante Antiquité.

Ainsi, refus de céder aux prestiges d’une Antiquité abusivement qualifiée de « savante », comme en témoignent les récentes découvertes qui, depuis un siècle au moins, se multiplient dans le champ des sciences et des techniques, affirmation du progrès et conviction que ce progrès n’est rendu possible que par un acte de rupture avec le passé, notamment avec les méthodes de la scolastique, auxquelles il a fallu renoncer pour forger de tout autres méthodes d’investigation de la nature : tels sont les principaux mots d’ordre de celui qui fut considéré comme le porte-parole du parti des Modernes. Toutefois, cette conception de la modernité est alors une idée bien peu originale. Avant de montrer combien Perrault emprunte à ses prédécesseurs, on rappellera d’abord que l’idée de modernité a sensiblement évolué au cours de l’histoire. Si l’on en croit Marc Fumaroli, c’est Pétrarque qui a le premier désigné sous le terme de « modernes » les scolastiques, ses contemporains, conférant ainsi au terme une signification nettement péjorative puisqu’elle opposait ces « modernes » aux grands Anciens, auxquels Pétrarque préconisait de revenir. Ce n’est donc que progressivement que le terme s’est chargé d’un sens nouveau et nettement positif, pour ses partisans s’entend, en ce qu’il en est venu à désigner non plus les scolastiques attardés mais les novateurs. Et c’est évidemment ce sens qui l’a emporté. Dans ce processus, deux auteurs, en France, ont joué un rôle important, Jean Bodin et Loys le Roy : il ne sera ici question que du second. Loys le Roy (1510-1577) développe, dans le dernier chapitre de son ouvrage majeur De la vicissitude des choses, une argumentation essentiellement destinée d’une part à invalider toute interprétation pessimiste du temps et de    Parallèle des Anciens et des Modernes. En ce qui regarde les arts et les sciences, t. 1, Paris, 1688, p. 96.    La Querelle des Anciens et des Modernes, précédé d’un essai de Marc Fumaroli « Les abeilles et les araignées », édition établie et annotée par Anne-Marie Lecoq, Paris, 2001, p. 7 et 8.    Loys le Roy a reçu une éducation humaniste typique. Tout en s’employant à traduire les textes anciens (Platon et Démosthène), il rédige son œuvre majeure, De la vicissitude ou

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l’histoire, et d’autre part à légitimer l’invention, l’innovation, la nouveauté, et plus encore à élever au rang de prescription à valeur éthique et anthropologique l’acte même d’inventer, d’innover. Pour Le Roy, dans de nombreux domaines, la supériorité des Modernes est incontestable. Non seulement il est faux que l’on se contente depuis toujours de répéter ce qui a déjà été dit, l’augmentation du savoir étant tout aussi manifeste que la réalité des inventions, mais en outre, c’est un devoir moral que d’augmenter la doctrine des Anciens. Ce constat à portée ontologique et cette prescription à valeur éthique se fondent d’abord sur une conception de la temporalité à la fois optimiste et linéaire, et non plus cyclique comme elle l’était encore, au moins implicitement, chez nombre de ses prédécesseurs, et notamment chez les partisans des Anciens : le temps est source d’un perfectionnement constant, régulier, lent et indéfini. Mais ce perfectionnement n’est pas seulement la perspective et donc le moteur de l’action, il est aussi une obligation morale. Il y a faute, manque de courage, « lâcheté » à se contenter d’imiter et de reproduire ce qui est déjà. Il faut donc, à l’inverse des imitateurs serviles, toujours inventer, innover, ajouter à ce que les Anciens ont établi, d’autant que ces derniers n’ont ni « tout su » ni « tout dit ». Pourquoi d’ailleurs prendrions-nous modèle sur les Anciens qui, eux, n’ont éprouvé aucun scrupule à innover ? Ou alors, en cette façon, et en cette façon seulement, nous ne devons pas hésiter à les imiter et tenter ainsi de répondre aux besoins de notre temps, sans servilité, sans nous rendre esclaves de nos prédécesseurs, en étant conscients de nos forces et de nos capacités. D’autant que cette volonté d’innovation n’implique de notre part aucune ingratitude à leur égard. Puisque l’augmentation des connaissances ne se conçoit que selon un processus continu, il faut prendre appui sur les Anciens, en sachant ce qu’on leur doit, pour pouvoir aller plus loin qu’eux, et cela d’autant plus que cet acte de dépassement revêt une signification anthropologique : l’homme s’humanise dans ce processus de découverte et d’innovation. Enfin, ce processus trouve chez Le Roy son fondement ontologique dans la conception d’une nature soumise à des règles, et qui n’a donc pas cédé au caprice de produire une fois des génies pour n’en plus jamais produire ensuite. L’existence de ces lois de la nature, qui inscrivent la permanence au cœur du réel, n’est en rien contradictoire avec la réalité de l’innovation, et Le Roy oblige à prendre conscience de la réalité, de l’importance, de l’étendue, variété des choses en l’Univers (1575), où il annonce une coupure avec l’humanisme et propose ce que l’on est autorisé à considérer comme la première philosophie de l’histoire en France.

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de la variété de ce processus de surgissement perpétuel de la nouveauté qui procède de l’initiative humaine, de sa capacité inventive, de son aptitude à faire surgir les différents aspects de cette réalité immuable : Je dis nouvelles terres, nouvelles mœurs, nouvelles formes d’hommes, mœurs, lois, coutumes : nouvelles herbes, arbres, racines, gommes ; liqueurs, fruits : nouvelles maladies et nouveaux remèdes : nouveaux chemins du ciel et de l’Océan non essayez auparavant, nouvelles étoiles vues.

Le Roy peut ainsi proposer une conception tranquillement optimiste et linéaire du temps, sans suggérer cependant que son siècle doive revendiquer pour son compte une perfection qu’il dénie au temps passé, puisqu’il est par principe toujours possible d’ajouter à ce qui a été dit ou fait, et les exemples abondent, notamment dans le domaine des sciences : Les calculations célestes ne se trouvent toutes justes. Vésale observant curieusement l’Anatomie, y a trouvé plusieurs points omis par Aristote et Gallien. Pline se glorifie d’avoir ajouté en l’histoire des animaux, ce qu’Aristote avait ignoré. Leonicene argue Pline de mensonge et erreur en plusieurs passages. Aven Reis a écrit contre Gallien. Gallien contre Aristote. Aristote contre Platon. Il n’y a auteur si accompli, auquel l’on ne désire ou puisse reprendre quelque cas.

Les « savants » doivent donc jouer leur rôle qui est finalement d’hériter, puis de corriger, d’amender et enfin de transmettre ce qu’ils ont recueilli et amendé pour qu’il soit recueilli et amendé à son tour. Ainsi constate-t-on chez Le Roy l’abandon très net de la conception cyclique du temps au profit d’une conception linéaire, seule capable de s’ouvrir sur la notion de progrès. Le terme il est vrai n’est pas prononcé : en toute rigueur, on ne trouve donc chez cet auteur que l’affirmation de la réalité de la nouveauté. On remarque surtout que, pour Le Roy, ce sont les découvertes qui ont marqué les débuts de l’âge moderne : les découvertes attestent et exhibent, dans leur évidence concrète, palpable, parfois dans leur matérialité, la capacité innovatrice des Modernes et fournissent ainsi l’un des arguments les plus immédiatement, les plus tangiblement probants en faveur de leur capacité créatrice10. 

  P. 431. L’ouvrage est cité selon l’édition Corpus des œuvres philosophiques de langue française.    P. 433. 10   C’était déjà le cas chez Bodin : « Qu’y a-t-il de plus merveilleux que la boussole ? Les Anciens l’ont ignorée, ont ignoré son admirable usage, et ont dû se cantonner au bassin de la

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C’est donc bien parmi les représentants de l’humanisme tardif, que Le Roy incarne exemplairement, que l’on trouve la première expression d’une conception très souple de la modernité, qui s’ouvre à l’affirmation de la nouveauté, sans cesser de reconnaître la nécessité de la continuité et des héritages, condition même de cette affirmation. Gassendi et la modernité mitigée Or il est incontestable que la position de Gassendi à l’égard à la fois des Anciens, du temps et de l’histoire est très proche de celle de Le Roy11. Pour définir sa position, nous nous référerons uniquement aux Dissertations en forme de paradoxe contre les Aristotéliciens12, où cette position est le plus explicitement énoncée. Le refus du culte aveugle de l’autorité des Anciens au nom de l’impératif de penser par soi-même se retrouve en effet chez Gassendi, qui le dote d’une portée plus morale et anthropologique qu’épistémologique. C’est moins en effet en raison des conséquences épistémologiques qu’il induit que de sa portée éthique que ce refus est prononcé. Et d’un commun mépris pour la servitude de l’âme. Les aristotéliciens qui vénèrent Aristote se transforment en « esclaves »13 et révèlent une âme vile14. Cet appel pressant à « penser par soi-même », corollaire du refus de la servitude, devient simultanément exhortation à pratiquer la liberté philosophique, celle-ci se confondant avec l’exercice de la générosité, que Gassendi célèbre longuement, citant Horace pour confirmer les vues de Cicéron : Méditerranée, tandis que nos contemporains font chaque année le tour du monde avec leurs traversées et ont, pour ainsi dire, colonisé un nouveau monde. […] Les secrets de la nature ont été dévoilés et on a découvert des médicaments salutaires. Je ne parlerai pas de la méthode pour déterminer la longitude […] ni des catapultes et des anciennes machines de guerre qui, en comparaison avec les nôtres, sont des jouets pour enfants. Je laisserai de côté les innombrables industries des métaux et des tissus qui sont admirablement utiles à la vie des hommes. Le seul art de l’imprimerie pourrait facilement valoir touts les inventions des anciens », La Méthode de l’histoire, dans Œuvres philosophiques de Jean Bodin, éd. Pierre Mesnard, chap. 7, p. 430. 11   Et, plus généralement, des autres représentants de l’humanisme tardif qui ne peuvent évidemment être tous évoqués ici. 12   Dissertations en forme de paradoxe contre les Aristotéliciens (Exercitationes Paradoxicæ Adversus Aristoteleos), livres I et II, éd. et trad. par B. Rochot, Paris, 1959. La pagination indiquée par la suite entre parenthèse est celle de cette édition. 13   111b (p. 50). 14   114b (p. 64).

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Connaître le vrai et le juste est mon souci, ma recherche, et je m’y consacre entièrement. Je moissonne et j’engrange, cela pourrait servir un jour. Ne me demandez pas à quel guide, à quel dieu je me confie ; il n’est aucun maître auquel j’aie juré d’être servilement fidèle. Je vais partout où me porte l’état du ciel, comme un hôte passager. Tantôt je deviens actif, et je me plonge dans l’Océan de la vie civile, défenseur et gardien rigide de la pure vertu ; tantôt je relâche un peu mes préceptes du côté d’Aristippe, et je tâche de tout ramener à moi, sans me soumettre à rien15.

Cette liberté revendiquée trouve sa justification dans le constat des innovations qui en atteste la fécondité, même si Gassendi n’en dresse pas la liste, à la différence de ce que faisaient ses prédécesseurs, mais se contente d’évoquer ces « merveilleuses inventions qui depuis un siècle ou deux ont vu le jour, et en comparaison desquels les Anciens n’ont pas grand chose à montrer »16. Le temps est donc bien source de perfectionnements : « Comme il est dit dans les Adages : rien n’est parfait dès le commencement, mais tout ce qui a eu un commencement et un principe peut se perfectionner avec le temps »17, et la réalité du progrès est incontestable. Ce progrès trouve par ailleurs son fondement ontologique dans la conception d’une nature immuable, qui n’a pas épuisé une fois pour toutes sa capacité à produire des génies : « De penser que la nature s’est épuisée à ne former qu’un seul esprit de génie, d’être persuadé que rien d’égal n’a pu être produit pendant tout le cours des siècles postérieurs : qui ne traiterait cela comme la pire des sottises »18. Gassendi réitère cette affirmation quelques lignes plus loin : « Croyez-moi, la nature demeure toujours la même ; et si elle a été autrefois féconde en grands esprits, elle l’est encore et le sera dans l’avenir assez pour en produire d’autres qui ne le céderont nullement aux premiers »19. C’est pourquoi il est possible d’envisager la coopération des générations au cours d’un processus foncièrement continu : « Ils [les derniers venus] peuvent savoir tout ce qui a été connu de leurs prédécesseurs ; et d’autre part, s’appuyant sur l’expérience ou sur leur propre raison, ils peuvent toujours y ajouter du nouveau ». Et c’est Sénèque 15

  Livre Premier, diss. II (p. 60). Tout l’article 8 « Comment les cœurs généreux recommandent et pratiquent cette liberté » est une invitation à pratiquer la liberté de jugement en juxtaposant, de façon pour le moins paradoxale, des textes de Cicéron, d’Horace et de Sénèque. 16   115b (p 66). 17   115b (p. 68). 18   Ibid. 19   Ibid.

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qui est chargé de cautionner cette conception continuiste du temps et de l’histoire, cette perspective d’un progrès indéfini et cumulatif : Agissons en bons pères de famille. Rendons plus grand ce que nous avons reçu. Que mon héritage passe agrandi de moi à la postérité. Beaucoup reste à faire, et il restera toujours beaucoup à faire : après mille siècles, pas un seul de nos neveux ne manquera de la possibilité d’ajouter encore quelque chose20.

Pour autant, Gassendi ne se contente pas de reproduire à l’identique les positions de l’humanisme tardif, c’est-à-dire les positions d’un Le Roy, mais il leur impose un certain nombre de déplacements et de réorientations en fonction des préoccupations qui lui sont propres. Le refus de l’autorité, auquel Le Roy attribuait une portée générale, se focalise et se confond presque entièrement avec la critique des aristotéliciens, ainsi que le prouve a contrario l’abondance des citations paradoxalement destinées, comme on le soulignait plus haut, à encourager l’exercice de la liberté. Surtout, la portée anthropologique de la défense de l’innovation et de l’exercice de la liberté de philosopher se teinte, on ne s’en étonnera pas, d’une forte coloration libertine, en même temps qu’elle se dépouille d’une partie de sa portée. S’il est souhaitable d’exercer cette liberté, c’est en effet moins pour participer, à travers la succession des générations, à l’œuvre collective de recherche de la vérité, ou du moins de construction de quelque chose d’approchant, que pour affirmer la différence d’une poignée d’individus – les philosophes ou les adeptes de la philosophie – d’avec la foule, pour leur éviter de se fondre dans le troupeau et leur permettre d’affirmer et de revendiquer leur différence par rapport au vulgaire, leur capacité à se distancier de la crédulité populaire, de l’esprit moutonnier : « N’est-il pas indigne d’un philosophe de soumettre ainsi son esprit à l’autorité de tel ou tel homme ! L’individu le plus grossier ferait-il rien de pis ? ou bien quel avantage le Philosophe prendrait-il sur la foule ? Car enfin la foule ignorante suit volontiers ceux qui n’hésitent pas à lui jeter de la poudre aux yeux et font l’effet de gens remarquables. […] En vérité, il revient au même de faire partie du vulgaire ou d’avoir un esprit vulgaire […] ceux qui peuvent marcher en tête ou même avancer seuls, par leurs propres forces, sont bien rares ». Et Gassendi cite longuement Philon le Juif qui recommande de NE PAS SUIVRE LE GRAND CHEMIN21 : « Il faut nous abstenir de paroles et d’actions communes et vulgaires. Ce 20

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précepte a été observé comme un oracle par tous les vrais adeptes de la philosophie. C’est ainsi que s’éloignant des pensées moutonnières, ils se sont ouvert des voies nouvelles, introduisant un genre de doctrine qu’il est sacrilège de laisser toucher à d’autres qu’à des gens purifiés ». Gassendi conclut de cette longue citation : « Celui-là n’a pas une bonne philosophie qui suit les chemins battus, qui ne sait que marcher derrière les autres, qui n’ose rien dire ni rien comprendre par lui-même » Tandis que le début du paragraphe suivant reprend le même thème : « Et certes si nous jetons les jeux sur tous les autres grands maîtres de la Sagesse, ne verrons-nous pas qu’ils se sont toujours écartés des opinions du troupeau et ont découvert une sorte de doctrine qui leur fût propre ; sur laquelle ils pensaient pouvoir s’appuyer en délaissant les traces d’autrui ». En même temps, la revendication de la liberté de philosopher, l’appel à prendre appui sur nos prédécesseurs pour aller plus loin qu’eux, s’oriente vers le scepticisme, ce qui en minore au moins partiellement la portée. Si nous faisons effort pour aller plus loin que nos prédécesseurs, alors « peut-être qu’en effet, sans qu’il nous soit permis de porter la vue sur quelque vérité pleine et entière, nous atteindrons du moins de plus près quelque chose de plus semblable à la vérité »22. Ce scepticisme est certes modéré, mais suffisant pour transformer le sens de la liberté de philosopher qui, loin d’être recherchée parce qu’elle serait la condition de la découverte de vérités nouvelles, inaccessibles par principe, devient finalement et surtout un asile et un refuge, gage du repos de l’esprit. Ceux en effet qui ont une fois reconnu cette liberté « n’ont plus à se travailler pour défendre des opinions adoptées auparavant : car, quelles qu’elles soient, ils sont prêts à les abandonner. […] Ils savent bien que la faiblesse de l’esprit humain est telle que, ne connaissant pas les choses en elles-mêmes, dans leur vérité, il forme seulement à leur sujet des conjectures probables ». Et ce probabilisme garantit la paix de l’âme, fin dernière et ultime de l’exercice de la liberté philosophique. Par-delà l’argumentation ainsi déployée dans les Dissertations, la restauration de l’épicurisme par Gassendi, ses interventions actives en faveur du progrès des sciences, dont il ne doutait pas qu’il fût possible, même si ces sciences ne sont pas en mesure de dévoiler la véritable essence des choses, l’accueil bienveillant qu’il a réservé aux travaux de Pascal dans le champ de la physique, confortent et illustrent en même temps cette idée d’une modernité 22

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de son œuvre, « mitigée », mais bien réelle. Sa restauration de l’épicurisme n’a rien en effet de dogmatique : elle illustre la possibilité de trouver dans le passé des schèmes de pensée applicables au présent, susceptibles d’être réinvestis dans le présent, et donc de prendre appui sur le passé – à la condition que ce passé ne soit pas celui de l’aristotélisme scolastique – pour progresser dans le présent. Ainsi la preuve est-elle fournie de la pertinence de la métaphore de Bernard de Chartres, même révisée à la mode de Bacon, dont on connaît la remarquable postérité puisqu’on la retrouve aussi bien chez Pascal que chez Fontenelle23. Or, les prises de position explicites de Descartes à l’égard de l’histoire de la pensée et, simultanément de la nouveauté, sont à tous égards ou presque, bien différentes. Hormis l’opposition résolue aux aristotéliciens, qui leur est commune et qui se justifie chez l’un comme chez l’autre par le constat de la stérilité de la fidélité absurde des disciples d’Aristote à l’égard de leur maître, tout sépare les prises de position de Descartes et celles de Gassendi. Pour autant, il n’est pas certain que la position de Descartes soit exactement celle que décrivait Perrault. Descartes et la modernité La lettre de Descartes au Père Dinet de janvier 164224 peut être considérée comme son intervention majeure, quoiqu’elle ne s’affiche peut-être pas aussi explicitement comme telle, dans le débat entre les partisans des Anciens et ceux des Modernes. En raison du contexte de polémique dans lequel elle s’inscrit, en raison également de la fonction stratégique dont elle est investie, on peut certes se demander dans quelle mesure les arguments qu’elle développe ne sont pas purement circonstanciels et si la position qu’y défend Descartes ne constitue pas une échappatoire qui lui sert à éviter de se situer clairement dans l’un des camps, et cela dans le but de ne pas compromettre la réception de sa philosophie, qu’il souhaite la plus large possible. Cette lettre adressée 23

  Il s’agit bien entendu de la métaphore des nains juchés sur les épaules des géants, métaphore attribuée à Bernard de Chartres par Jean de Salisbury dans son Metalogicon, III, 4, éd. Webb, p. 136. Les nains sont les Modernes, juchés sur les épaules des géants, les Anciens. Toutefois, puisque cette situation permet aux Modernes de voir plus loin et mieux que leurs prédécesseurs, Bacon en conclura que ce sont les Modernes qui sont les véritables Anciens. 24   Epistola ad P. Dinet, AT. VII, p. 563-603. Cette lettre a fait l’objet d’une traduction en français dans l’édition des lettres de Descartes par Ferdinand Alquié. C’est à cette traduction que nous ferons ici référence.

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au Révérend Père Dinet, ancien préfet des études au collège de la Flèche et provincial de la Compagnie de Jésus, est en effet destinée à répondre à une double attaque, à commencer par celle à laquelle sa philosophie est soumise, en France, du fait du Père Bourdin, membre lui aussi de la compagnie de Jésus et professeur de mathématiques au collège de Clermont. Cette hostilité, dont Descartes craint qu’elle n’exprime l’opinion de la Compagnie de Jésus tout entière, risque en effet de compromettre sérieusement son ambition de voir sa propre philosophie enseignée dans les collèges en lieu et place de la philosophie aristotélo-scolastique et, plus généralement, de compromettre sa réception dans le public. Afin d’assurer cette réception et de faire adopter sa philosophie par les Jésuites, Descartes s’emploie à disqualifier la philosophie d’Aristote et à valoriser la sienne propre, c’est-à-dire à établir que la philosophie d’Aristote est fausse et que la sienne est vraie. Mais, parce que la philosophie d’Aristote est ancienne et que la philosophie de Descartes est nouvelle – et l’on entend ici les termes ancien et nouveau en leur sens le plus habituel – une telle stratégie peut être interprétée comme une stratégie de disqualification de la philosophie d’Aristote parce qu’ancienne et, symétriquement, de valorisation de sa propre philosophie parce que nouvelle. C’est précisément cette lecture de la philosophie de Descartes que fait au même moment en Hollande le pasteur luthérien Gilbert Voët, qui souligne à quel point cette philosophie s’écarte des opinions communes ; et il stigmatise sa dangereuse nouveauté, source d’hérésie et facteur de discorde. C’est donc à tâcher de faire reconnaître la supériorité incontestable de sa philosophie sur celle d’Aristote que Descartes doit s’employer, tout en faisant en sorte d’éviter que ce combat en faveur de sa propre philosophie n’apparaisse comme un combat militant en faveur de la nouveauté, et comme une prise de parti en faveur des Modernes, contre les Anciens, car cela justifierait les attaques de Voët25. C’est donc à sortir d’un véritable dilemme qu’il s’attache, en déployant une argumentation qui, en raison de la difficulté de sa position, peut paraître embarrassée, voire sophistique, et dont il admet lui-même qu’elle a quelque chose de véritablement paradoxal. Que l’on soit partisan des Anciens ou partisan des Modernes, dans les deux cas on mesure la valeur d’une proposition en fonction de sa position chronologique. C’est précisément cette confusion entre une position tempo  Sur cet aspect du débat, qui ne peut être ici que suggéré, voir Théo Verbeeck, La Querelle d’Utrecht, Paris, 1988. 25

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relle et une valeur épistémologique que récuse implicitement Descartes : la vérité ou la fausseté d’une proposition ne se mesure en effet ni à son ancienneté ni à sa nouveauté. Les principes de la philosophie ne sont en effet ni anciens ni nouveaux. Déduits à partir des ces « semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes », ils sont sans lieu ni date, ou, si l’on aime mieux, ils sont éternellement vrais, au même titre que les idées innées, dont ils se déduisent. Et les vérités déduites de ces principes sont de leur côté vraies, d’une vérité intemporelle et éternelle, comme les principes sur lesquels elles se fondent. Sa propre philosophie, qui est bâtie sur ces principes éternellement vrais, est donc nécessairement vraie elle aussi, et surtout, elle échappe à l’accusation de nouveauté et peut-être dite ancienne, puisque éternelle, et cela quand bien même elle vient seulement d’être construite. À l’inverse, la philosophie péripatéticienne est fausse, parce qu’elle n’est pas bâtie sur ces mêmes principes ; c’est à cause de l’écart qu’elle manifeste à l’égard de la philosophia perennis qu’elle peut être dite nouvelle, en dépit de sa priorité chronologique, et plus nouvelle que la sienne propre. Dit autrement : si la vérité est éternelle, ce qui est vrai peut être donné pour ancien – c’est le cas de la philosophie de Descartes –, tandis que ce qui s’écarte de cette vérité éternelle constitue une innovation, une nouveauté : c’est le cas de la philosophie d’Aristote, aussi ancienne soitelle, au sens toujours le plus habituel du terme. Ainsi Descartes impose-t-il un important et audacieux déplacement sémantique aux notions que véhiculent communément les adjectifs « ancien » et « nouveau » : alors que ces adjectifs ont valeur de désignation, de repérage chronologique, ancien devient synonyme d’éternel et de vrai tandis que nouveau désigne toute forme d’écart par rapport à la norme du vrai. Descartes peut ainsi affirmer la vérité de sa philosophie et détruire, en adoptant la logique de ses adversaires et en la retournant contre eux, l’accusation dont il est l’objet. Ma philosophie est vraie, elle est même éternellement vraie, elle est donc, selon vos propres critères, ancienne, et vous devez cesser de la combattre comme nouvelle et cesser, puisque vous chérissez l’ancienneté, de la rejeter comme fausse. En revanche, vous devez rejeter comme fausse la philosophie d’Aristote qui s’écarte de ces principes. Ainsi l’essentiel de l’argumentation de Descartes consiste-t-il à s’inscrire en faux contre une certaine évidence, à laquelle il n’a pu d’ailleurs lui même évité toujours de céder : celle de la nouveauté de sa propre philosophie et celle de l’ancienneté de celle d’Aristote, au point qu’il paraît parfois se contre-

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dire. Il peut ainsi affirmer dans la même lettre l’ancienneté de la philosophie d’Aristote, qui existe depuis des siècles, et la nouveauté de la sienne propre. Il annonce ainsi la « nouvelle philosophie [qu’il] prépare »26, prétend suivre des « chemins nouveaux et inconnus » et n’hésite pas à opposer « l’ancienne et commune philosophie » à la « nouvelle » (ie à la sienne). Enfin, il exprime ses craintes que ses opinions n’attirent, « par leurs nouveautés, une multitude ignorante ». Et il signale l’excellence de sa philosophie par le fait qu’elle introduit des explications parfaitement inédites des phénomènes naturels, telles ces quelque six cents questions qui « n’avaient point encore été ainsi expliquées, affirme-t-il, par personne avant moi »27. Ces contradictions énonciatives, qui tiennent à la difficulté qu’il éprouve à soutenir jusqu’au bout la ligne de défense qu’il a adoptée, inclinent évidemment à interpréter la position qu’il défend dans la lettre au père Dinet comme une position ad hoc. Embarrassé par l’accusation qui fait de la nouveauté un crime, Descartes n’aurait d’autre ressource que de nier cette nouveauté au prix d’un artifice lexical, et de renoncer à revendiquer pour son temps, et pour sa propre philosophie qui appartient à ce temps, une supériorité qui reléguerait les Anciens dans un « passé dépassé »28. D’autant plus que bien d’autres indices inclineraient à identifier Descartes, et c’est je le répète une interprétation très répandue, à un champion de la modernité. Pour ne citer que quelques-uns de ces indices, on rappellera que la revendication de dépasser les Anciens inspirait, au témoignage de Baillet, ses textes de jeunesse : « Jam enim senior est mundus quàm tunc, majormque habemus rerum experientiam »29. La lettre à Beeckman du 26 mars 1619, que Gouhier cite à plusieurs reprises30, et dans laquelle Descartes dit désirer apporter « une science entièrement nouvelle »31 en apporterait une confir  Lettre au Père Dinet, p. 1085.   Ibid., p. 1086. 28   La formule est de G. Canguilhem dans « Fontenelle, philosophe et historien des sciences », Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, 7e édition 1994, p. 55. 29   A. Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, 1691, t. II, p. 531, en marge. Reproduit dans AT, X, p. 204 : « Déjà en effet le monde est plus ancien maintenant qu’autrefois et nous avons une expérience supérieure des choses ». 30   Henri Gouhier, Les Premières pensées de Descartes. Contribution à l’histoire de l’AntiRenaissance, Paris, 1958. 31   AT. X, p. 156-157. « Et certes, pour mettre complètement à nu ce à quoi je songe, ce n’est pas un Ars brevis de Lulle, mais une science entièrement nouvelle que je désire appor26 27

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mation, tandis que l’on est évidemment tenté d’interpréter son entreprise de refondation du savoir comme relevant de cette même volonté de rupture radicale avec le passé, d’en faire table rase, la métaphore même à laquelle recourt Descartes pour exprimer cette volonté de refondation : bâtir sur un fonds qui soit tout à lui, en fournissant une preuve supplémentaire. La critique de l’argument d’autorité, la distinction voire l’opposition de l’histoire et de la science32, la critique de l’érudition qui se confond plus ou moins avec cette conception négative de l’histoire, tous ces éléments de la philosophie de Descartes confortent à leur tour l’interprétation qui fait de lui un défenseur de la nouveauté, qui voit en lui celui qui n’a refusé la tradition que pour mieux imposer les vérités nouvelles qu’il propose. Enfin, la lettre préface des Principes de la philosophie situe son projet de refondation du savoir, même si elle ne consiste qu’à remonter aux vrais principes éternels de la connaissance, dans la logique de la critique de ses prédécesseurs, qui n’ont pas su retrouver ces vrais principes. L’histoire de la philosophie n’est rien d’autre que l’histoire de l’erreur, ou mieux des erreurs : celles de Platon, d’Aristote, des sceptiques et d’Épicure, puis celles des disciples d’Aristote. Raison de plus pour ne pas perdre son temps à étudier l’histoire. Certes, et l’on retrouve ici les arguments exposés au Père Dinet, les opinions de Platon, d’Aristote, des sceptiques et d’Épicure sont estimées fausses, voire « extravagantes » non pas en raison de leur ancienneté, mais uniquement parce qu’elles ne se fondent pas sur ces vrais principes que Descartes, lui, a su découvrir. Néanmoins, il est difficile de ne pas estimer que sa propre intervention dans le champ de la philosophie marque bien à ses yeux tout à la fois une rupture et un commencement, une rupture d’abord avec un passé d’erreurs et cette intervention a alors pour effet de disqualifier ce passé, et un commencement puisque cette disqualification est la condition même de la constitution d’un corps de vérités destiné à s’enrichir progressivement. Or ces vérités, parce qu’elles viennent seulement d’être mises au jour, peuvent bien être dites nouvelles, et c’est pourquoi sans doute il ne peut s’empêcher d’employer lui-même le terme. On ajoutera enfin que, dans sa réponse à Voët, Descartes assume apparemment la nouveauté de sa philosophie, en prenant garde seulement, comme le fera Pascal quelques années plus tard, de la contenir dans ce champ et d’en dénoncer l’illégitimité dans le ter, science par laquelle se puisse généralement résoudre toutes les question qui pourraient être proposées sur n’importe quel ordre de quantité, continue et discontinue mais chacune suivant sa nature ». 32   Voir à ce sujet la lettre à Hogelande du 8 février 1640.

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champ de la théologie33. La distinction à portée épistémologique entre deux types de science autorise ainsi la revendication de nouveauté et d’historicité dans le champ de la philosophie. Tous ces éléments semblent justifier l’interprétation habituelle qui consiste à voir dans Descartes un contempteur de la tradition et un partisan zélé de la nouveauté et de la modernité et à affirmer qu’il n’aurait bien tempéré ce zèle que pour des raisons stratégiques, par crainte de voir son ambition de dépasser les Anciens se retourner contre lui. Affecter sa philosophie d’un coefficient d’éternité et refuser ainsi de se situer clairement dans le débat concernant les Anciens et les Modernes ne serait donc bien en effet rien d’autre qu’une échappatoire, rendue nécessaire par les circonstances. La revendication de nouveauté serait dès lors typiquement une revendication de jeunesse, à laquelle Descartes aurait été contraint progressivement de renoncer par crainte de nourrir ces polémiques qu’il haïssait. Toutefois, d’autres indices peuvent laisser penser que le contenu de son argumentation n’a rien de circonstanciel et qu’il constitue bien l’expression de sa véritable pensée. Déjà dans les Regulæ, Descartes avait envisagé l’éventualité de la découverte dès l’Antiquité de certaines idées vraies de la philosophie et des mathématiques : Je suis convaincu que les premières semences de vérité, déposées par la nature dans l’esprit humain, mais que nous étouffons en nous, en lisant et en écoutant chaque jour tant d’erreurs de toutes sortes, avaient tant de force dans cette rude et simple antiquité que, par cette même lumière de l’esprit qui leur faisait voir qu’il faut préférer la vertu au plaisir et l’honnête à l’utile, bien qu’ils ignorassent pourquoi il en est ainsi, les hommes ont eu des idées vraies de la philosophie et des mathématiques, quoiqu’ils n’aient jamais pu acquérir parfaitement ces sciences mêmes34.

De façon beaucoup plus explicite, Descartes s’était défendu un peu plus tard, dans le Discours de la méthode, contre l’accusation – à cette date seulement potentielle – de professer des opinions nouvelles et, par là même, de les avoir inventées. Plus exactement, il s’agissait déjà de refuser d’entrer dans le débat concernant la nouveauté ou l’ancienneté de ses opinions, question jugée sans intérêt. Soit en effet l’admiration de l’Antiquité justifie la soumission vaine au principe d’autorité, soit la passion de la nouveauté encourage la recherche, tout aussi vaine, de l’originalité à tout prix. Cette question ne   Voir à ce sujet Jean-Luc Marion, préface à La Querelle d’Utrecht, op. cit., p. 11.   Regulæ, IV

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devait donc pas éclipser la seule qui vaille, celle de la conformité ou non de ses opinions à la raison : Car pour les opinions qui sont toutes miennes, je ne les excuse point comme nouvelles, d’autant que, si on en considère bien les raisons, je m’assure qu’on les trouvera si simples et si conformes au sens commun, qu’elles sembleront moins extraordinaires et moins étranges qu’aucunes autres qu’on puisse avoir sur mêmes sujets. Et je ne vante point aussi d’être le premier inventeur d’aucunes, mais bien que je ne les ai jamais reçues ni pour ce qu’elles avaient été dites par d’autres, ni pour ce qu’elles ne l’avaient point été, mais seulement pour ce que la raison me les a persuadées35.

Les Principes de la philosophie, en 1644, ne diront pas autre chose. La lettre-préface rappellera que les principes dont il se sert pour construire l’édifice de la connaissance « ont été connus de tout temps et même reçus pour vrais et indubitables par tous les hommes ». Le titre du § 200, livre IV, réitère cette affirmation : Que ce traité ne contient aussi aucuns principes qui n’aient été reçus de tout temps de tout le monde ; en sorte que cette philosophie n’est pas nouvelle, mais la plus ancienne et la plus commune qui puisse être.

Le développement du titre illustre cette position de principe : Je désire aussi qu’on remarque que, bien que j’aie tâché de rendre raison de toutes les choses matérielles, je ne m’y suis néanmoins servi d’aucun principe qui n’ait été reçu et approuvé par Aristote et par tous les autres philosophes qui ont jamais été au monde ; en sorte que cette philosophie n’est point nouvelle, mais la plus ancienne et la plus vulgaire qui puisse être.

Le mécanisme, qui constitue l’essentiel de cette philosophie, n’a rien de nouveau ou d’inédit : Car je n’ai rien du tout considéré que la figure, le mouvement et la grandeur de chaque corps, ni examiné autre chose que ce que les lois des mécaniques, dont la vérité peut être prouvée par une infinité d’expériences, enseignent devoir suivre de ce que des corps qui ont diverses grandeurs, ou figures, ou mouvements, se rencontrent ensemble. Mais personne n’a jamais douté qu’il n’y eût des corps dans le monde qui ont diverses grandeurs et figures, et se meuvent diversement, selon les diverses façons qu’ils se rencontrent, et même qui quelquefois se divisent, au moyen de quoi ils changent de figure et de grandeur.36

  Discours de la méthode, 6e partie.   Principes, IV, § 200.

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Oubliant apparemment ses attaques contre la physique des qualités et des formes substantielles, Descartes s’efforce d’établir, sur la base du mécanisme qui en constitue le plus petit commun dénominateur, la possibilité d’un consensus avec la philosophie d’Aristote autant qu’avec celle de Démocrite, dont il combat pourtant le vide et les atomes. On objectera que cette constance dans le refus de se situer en position d’inventeur, de « novateur » ainsi que cette bonne volonté consensuelle ne prouve rien quant à la sincérité de Descartes. Le ton des Principes est certes beaucoup moins défensif que celui de la lettre au père Dinet. Pour autant, les enjeux institutionnels et idéologiques qui orientaient l’argumentation de cette lettre sont toujours présents. En 1644, Descartes espère toujours que les collèges de la Compagnie de Jésus vont abandonner l’enseignement de la philosophie d’Aristote au profit de la sienne, tandis qu’en Hollande, les attaques de Voët n’ont pas cessé. Et dès 1637, au moment de la publication du Discours de la méthode, Descartes pouvait facilement imaginer l’accusation que l’on risquait d’adresser à cette entreprise de refondation du savoir, à laquelle il se serait donc employé par avance à dénier toute ambition subversive37. Ainsi la constance de l’argumentation de Descartes s’expliquerait-elle par la permanence d’une configuration idéologique qui n’aurait cessé d’orienter des prises de position commandées par le souci de ménager ses adversaires et qui brouilleraient sa conviction véritable. Pourtant, dans la mesure où ces positions sont parfaitement cohérentes avec les principes de sa philosophie, il est difficile de les tenir pour des opinions simplement ad hoc. Le refus du principe d’autorité, et donc le refus d’hériter la connaissance du passé, la méthode de constitution du savoir par le seul moyen de l’évidence rationnelle, l’innéité des notions premières qui fondent toutes les autres connaissances, rendent bien la connaissance en son principe indépendante du temps et de l’histoire, et foncièrement anhistorique. Et l’on reconnaîtra avec Descartes que la nouveauté ou l’ancienneté ne sont dotées par elles-mêmes d’aucune valeur épistémologique. En revanche, il ne fait guère de doute que l’énoncé de ces prises de position doit bien quelque chose aux circonstances de leur énonciation.

  Voir la seconde partie du Discours de la méthode.

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Conclusion Il est donc finalement assez difficile, en ce qui concerne Descartes, de caractériser sa position à l’égard de la modernité dans la mesure où il y a bien de sa part une hésitation entre deux façons de concevoir le rapport de sa philosophie à l’histoire. Toutefois, par-delà cette hésitation, perdure la réalité d’une opposition entre sa position et celle de Gassendi à l’égard du temps, de l’histoire, de la nouveauté et du progrès. On pourrait se demander en conclusion laquelle est la plus « moderne », entendons la plus « authentiquement » moderne. La question est évidemment beaucoup trop vaste pour pouvoir être traitée ici. On se contentera donc d’envisager la perspective, qui peut d’ailleurs fournir un élément de réponse, de la postérité respective de ces deux attitudes et de constater, pour s’en tenir au seul exemple de Fontenelle, qui a longtemps passé pour un cartésien, qu’il reproduit, au sein de sa propre pensée, cette hésitation entre ces différentes conceptions de la modernité, celle de Descartes d’un côté – dans son ambiguïté même – et celle de Gassendi de l’autre, dont la Digression des Anciens et des Modernes récupère bien des thèmes, dans la mesure où l’ouvrage n’hésite pas à ouvrir la voie d’une possible conciliation entre les Anciens et les Modernes38. Ainsi est démontrée la permanence, tout au long du siècle des Lumières (car on la retrouve en partie chez d’Alembert et chez Condorcet), d’une hésitation perpétuée en ce qui concerne le rapport de la philosophie et de la science – disons plus généralement de la pensée – à l’histoire, et qui apparaît ainsi comme une constante de l’époque moderne.

38   La position de Fontenelle se distingue évidemment en même temps de celle de Gassendi. Les accents libertins, par exemple, sont évacués, autant que la dimension éthique qui caractérisait celle de Gassendi, mais Fontenelle ne barre pas la possibilité d’une continuité entre le passé et le présent. Si les hommes de tous les siècles sont comparables à un seul homme, si un « bon esprit cultivé est composé de tous les esprits des siècles précédents », si l’on peut augurer que « les vues saines de tous les bons esprits s’ajouteront toujours les uns aux autres », il est en effet possible, à la condition de se libérer d’une « admiration excessive » à l’égard des Anciens, à la condition en d’autres termes de se « désabuser du préjugé grossier de l’Antiquité », de faire une place aux Anciens dans le récit de cet itinéraire et d’adopter une conception cumulative du progrès.

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Pierre Gassendi face au rapport entre pouvoir et vérité G. Savornin Prévôt du chapitre cathédral de Digne Introduction Il y a cinquante ans lors de la commémoration du trois centième anniversaire de la mort de Pierre Gassendi, Raymond Collier, s’était fait un devoir (selon ses propres termes) de « faire au moins une fois le point sur ce problème irritant qui se pose toutes les fois qu’il est question de Gassendi : Était-il ou non un libertin ? » Après cette déclaration d’intention, le conférencier tout en faisant référence à la thèse nuancée de René Pintard sur le « libertinage érudit » note que « tantôt l’on a vu en Gassendi un sceptique consommé, un rationaliste intransigeant dont l’apparente régularité de vie et l’apparent exercice des vertus sacerdotales n’étaient soit qu’un bouclier destiné à abriter des activités subversives, soit qu’une forme d’hypocrisie ; tantôt, au contraire, en insistant sur son comportement de saint prêtre et sur ses efforts pour rendre orthodoxes des thèses qui, en elles-mêmes, comme celles d’Épicure, n’avaient rien de chrétien, on a fait de Gassendi un philosophe purement, spiritualiste ». Nous pouvons noter au passage que l’article cité du professeur Pintard avait pour titre : « Modernisme, humanisme, libertinage ». Avec le terme « modernisme » nous notons déjà que, selon le thème du présent colloque,   Actes du congrès du tricentenaire de Pierre Gassendi, 4-7 août 1955 (Digne, 1957).   René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle (Paris, Boivin et Cie, 1943).  

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Pierre Gassendi a une place – à préciser – dans le long processus historique qui s’appellera plus tard « modernité ». Auparavant, et sans oublier la question posée en 1955, il faut préciser en quels termes, au sein du processus qui conduit à la modernité, se pose le problème du rapport entre pouvoir et vérité. C’est en 1955 – simple coïncidence – que Paul Ricœur publie l’ouvrage Histoire et vérité et propose une relecture du rapport entre pouvoir et vérité à l’époque, précisément, de Galilée et de Gassendi. Quelques phrases de Paul Ricœur nous invitent à vérifier ensuite dans l’œuvre de Gassendi, ce genre de propos. Face à un magistère, qui prétendait détenir la totalité de la vérité, Ricœur fait appel à l’histoire pour affirmer : « La Renaissance a été par excellence le moment de prise de conscience du caractère pluridimensionnel de la vérité ; c’est par ce processus historique que le problème de la vérité concerne le mouvement même de notre civilisation et se prête à une sociologie de la connaissance ». Il dénonce ensuite la tentation « d’unifier violemment le vrai » et précise son propos par quelques phrases que nous pouvons retenir comme critères pour l’interrogation adressée à l’œuvre de Gassendi : « Historiquement la tentation d’unifier violemment le vrai peut venir et est venu de deux pôles : le pôle clérical et le pôle politique : plus exactement de deux pouvoirs : le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Je voudrais montrer que la synthèse cléricale du vrai est la culpabilité de l’autorité spéciale qui s’attache pour le croyant à la vérité révélée comme la synthèse politique du vrai est la culpabilité qui pervertit la fonction naturellement et authentiquement dominante de la politique dans notre existence historique. » Or, le prévôt du Chapitre de la cathédrale Notre-Dame-du-Bourg était impliqué par vocation et par conviction dans cette situation d’alliance des deux pouvoirs qu’on évoque aujourd’hui comme un passé dépassé et dont, pourtant, il importe de conserver la mémoire. En 2005, on dit en effet : « Nous sommes passés d’une société fondée sur la vérité absolue et l’autorité souveraine à une société formée de consciences singulières et de libertés inaliénables, où la voix de la conscience prime l’administration de la vérité… la foi catholique avait un statut social privilégié : elle symbolisait la vérité objective

  Paul Ricœur, Histoire et vérité (Seuil, 1955), p. 188.



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et universelle, garantie par l’autorité de l’Église, soutenue par le pouvoir de l’État ». Pouvons-nous discerner, dans l’œuvre de Gassendi, la façon dont il a pris part au processus de « modernisation » qui va notamment faire évoluer le rapport entre pouvoir et vérité ? 1. Le rapport entre pouvoir et vérité à l’époque et dans l’œuvre de Gassendi Les lettres du prévôt de Digne, à travers un genre littéraire familier, nous livrent tout à la fois une réflexion approfondie sur les questions importantes et l’expression à cœur ouvert d’un état d’esprit. Dans la lettre adressée à Faur de Pibrac en 1621, au moment où son enseignement est quelque peu perturbé par le fait du retour en grâce des jésuites, Gassendi communique ses observations concernant une éclipse et manifeste déjà son opposition à Aristote dans les domaines de la physique, de l’éthique, de la métaphysique et il exprime sa détermination : J’ébranle déjà avec assez d’audace les opinions communes. Tu jugeras toi-même un jour si je le fais inconsidérément ou par passion pour la vérité.

Or, vingt et un ans après l’exécution de Giordano Bruno, Gassendi sait bien que, depuis 1550, l’autorité ecclésiale, prenant ombrage des progrès de la science, persiste à vouloir dicter les vérités concernant le fonctionnement du monde. Mais Gassendi est conscient du déphasage existant entre ces « opinions communes » et l’avènement de la science nouvelle qui, désormais ne va plus se baser seulement sur la raison théorique mais sur l’expérience et le calcul. L’art épistolaire de Gassendi lui permet de donner une note d’humour à des considérations dont l’enjeu est pourtant considérable. Il écrit à Snellius : Aussi vrai que je ne peux magnifier les érudits dont les cités abondent, qui s’enferment entre quatre murs par un muet dégoût de la nature, parce qu’ils s’occupent de la vérité et de la connaissance des choses seulement dans les livres, mais négligent les choses elles-mêmes, on ne peut dire avec quelle vénération et quelle bienveillance je recueille chez moi le petit nombre de ceux qui retirent de temps en temps leur pied de chez les muses pour contempler à découvert la majesté même de la nature…   Émile Poulat, Documents Épiscopats, juin 2001.   Gassendi, lettre à Faur du Pibrac du 10 juin 1621. Traduction Sylvie Taussig, Pierre Gassendi. Lettres Latines, Tome 1 (Brepols, 2004).    Gassendi, lettre à Snellius du 15 février 1525, op. cit., p. 4 et 5.  

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et c’est avec lyrisme qu’il dit un peu plus loin : Je me suis donc attaché à réveiller et à accroître le courage de certains de nos concitoyens pour qu’ils haussent jusqu’aux étoiles leur âme ignorante des phénomènes célestes et tournent vers elles leur visage jusqu’alors incliné vers la terre.

Au moment où Gassendi s’exprime ainsi, ce n’est pas sans mérite, mais il a la chance d’arriver sur le terrain de la recherche scientifique au moment où ce qui n’était qu’hypothèse depuis des décennies peut être démontré : le microscope est imaginé dès 1590 par Jansen ; la lunette d’approche binoculaire en 1608, la lunette astronomique perfectionnée par Galilée en 1609 ; le télescope par Zucchi en 1616, le baromètre par Torricelli en 1643. Ainsi, les erreurs des sens sont rectifiées, la part de l’illusion se restreint, les faits se solidifient. Pourquoi rappeler ces faits sinon pour remarquer qu’avant ces vérifications on admettait que les hypothèses soient estimées légitimes et stimulent ainsi la réflexion en attendant la vérification. C’est ce qui se passe pour Nicolas Copernic, approuvé par les plus hautes instances de l’Église dans la première moitié du XVIe siècle. Mais ce qui apparaît comme légitime hypothèse en 1543 devient en 1616 aux yeux du pouvoir une thèse « insensée et absurde en philosophie, formellement hérétique ». Ce qui n’empêche pas Pierre Gassendi d’écrire à Galilée en 1625 : En premier lieu, mon cher Galilée, je voudrais que tu te persuades de ce que j’accueille tes sentiments coperniciens en astronomie avec une si grande joie au cœur que je crois être honnêtement dans mon droit lorsque mon esprit détaché et libre parcourt les espaces immenses maintenant que les remparts et les systèmes du monde selon la conception vulgaire ont été rompus.

La portée de ces propos est considérable, car la relation entre science et pouvoir ecclésial en est profondément affectée. À travers les observations astronomiques de Galilée et de Gassendi, ce qui se produit, ce n’est pas seulement une connaissance meilleure de l’univers, mais une façon nouvelle de se représenter le monde et donc une incitation à interpréter d’une manière nouvelle les textes bibliques. Or, cette problématique atteint, dans ses prérogatives, le magistère ecclésial, interprète qualifié des textes sacrés… à moins qu’on situe à parité comme sources de vérité complémentaires, d’une part la raison associée à l’observation et, d’autre part la Révélation destinée à déchiffrer le   Gassendi, lettre à Galilée du 20 juillet 1625. Trad : op. cit., p. 7.



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sens de la création, de l’histoire humaine et donc de la vocation humaine au sein de la nature. Mais ce faisant, on donne une sorte d’extension universelle à la raison puisque chacun est invité à vérifier expérimentalement ses affirmations. Ainsi la raison aux prétentions universelles entre-t-elle en conflit avec la Révélation aux prétentions identiques. 2. Qu’est devenu au cours de l’histoire, en positif et en négatif, le rêve de l’unité du vrai depuis le principe de « la vérité qui libère et qui sauve » jusqu’au temps de Gassendi, croyant et théologien ? Le chanoine Gassendi, élu théologal en 1614 et prévôt qui prêche à la cathédrale, n’ignore pas le texte biblique dans lequel le Christ affirme : « Si vous demeurez dans ma parole, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres » ( Jn 8,32) et ailleurs… « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé » Mais Pierre Gassendi, historien de l’histoire locale de la Provence, connaît aussi la façon dont, au cours des siècles, la hiérarchie ecclésiastique a fondé son pouvoir sur la conviction que, détenant le dépôt de la foi, et garante de la juste interprétation des Écritures, elle répond au besoin d’accéder à une vérité totale et unifiée. Mais dans le même temps le philosophe estime, pour la raison humaine, « sa tâche suprême est d’unifier les pensées entre elles, les pensées et les œuvres, les hommes entre eux, la vertu et le bonheur. » Les pères de l’Église puis les docteurs médiévaux insistent sur le double primat de la vérité et de la connaissance dans l’échelle des valeurs de l’homme ; mais la Vérité est première parce qu’elle reflète, à ses divers niveaux, les attributs essentiels de Dieu ; comme Lui, elle est une et immuable, par opposition aux errances et aux incertitudes de l’opinion. Cependant, entre la mise en place progressive de ce système de pensée et le pape Urbain VIII qui soutient Galilée dans un premier temps pour le faire condamner ensuite, il y a eu le durcissement de la fin du XIVe siècle lorsque le fixisme de la théologie s’appuie sur une suprématie politique par souverains interposés. Un historien résume ainsi la situation : « À partir du XIVe siècle, l’Église commence à exiger la tutelle des sciences, suivant une vue grandiose de monarchie universelle sur les biens, les corps et les esprits, préparant le règne de Dieu sur terre. À ce rêve préside l’unité, comme dans toute vision totalitaire : une chrétienté, un peuple de fidèles, un chef, le pape,   P. Ricœur, op. cit., p. 200.



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une foi, une vérité. Dans ce projet, foi, raison et autorité sont nécessairement unies. » En lisant ces propos, qui appelleraient des nuances, on repense aux propos de Paul Ricœur disant que « C’est à travers les passions du pouvoir que certains hommes exercent une fonction unifiante ». Il dit aussi que le pouvoir clérical n’a pas le monopole de ce genre de passions. Cependant, si la situation ainsi décrite se vérifie encore en grande partie à l’époque de Gassendi, un autre processus est en cours, à la fois dans les écrits mais aussi dans le fait très important d’un réseau de relations et de concertations qui se manifeste si remarquablement dans les lettres de Gassendi. On y trouve des propos pleins d’assurance ou prudents à propos des critères de vérité ; des relations du pape avec les conciles ; des appréciations portées sur la personne et les œuvres de nombreux personnages ; des événements d’actualité ; des différentes « sortes » de philosophes ; de l’histoire de la philosophie ; de ses commentaires sur la vie et l’œuvre d’Épicure, etc. À travers ces propos plus ou moins développés et dont chacun mérite une attention particulière, on peut voir émerger des signes de ce qui s’appellera « modernité », (d’abord dans la critique d’art) en 1852 mais qu’on peut présenter comme une nouvelle vision du monde dans le cycle de quatre révolutions : ¸ Révolution scientifique avec le passage d’une nature gouvernée directement par Dieu et ses anges à une nature autorégulée par la loi de gravitation universelle et la mécanique universelle. ¸ Révolution politique avec l’apparition de la démocratie qui, peu à peu cessera d’être une forme de gouvernement entre autres, comme dans la pensée de Platon et d’Aristote, pour devenir la seule forme rationnelle de l’État : le pouvoir n’est justifiable que par l’accord du peuple. ¸ Révolution culturelle qui apparaît lentement et qui réside dans une laïcisation de la pensée qui se présente forcément comme une critique de la religion, en tout cas de la religion telle qu’elle a été socialement vécue et instituée. ¸ Révolution industrielle, plus tard par le passage de l’outil à la machineoutil. On peut être moderne dans certains secteurs et non point en d’autres. Nous savons aussi qu’on parle aujourd’hui de « post-modernité ».

  Georges Minois, L’Église et la science, tome 1 (Fayard, 1990), p. 288.



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3. Vérité, autorité et liberté Dans sa lettre à Thomas Feyens, Pierre Gassendi nous offre la clé qui permet d’entrer avec profit dans une réflexion ayant pour base les mots de vérité et d’autorité associés ici à celui de liberté. Remerciant son correspondant, Gassendi précise : J’aime tellement la liberté de philosopher et je ne doutais pas que dans le livre que tu me remettais se trouveraient mes amis, la vérité et Platon… Combien de fois j’ai presque bondi en voyant de quelle vérité et de quelle philosophie tu te rendais digne ! Car la liberté de chercher le vrai a presque disparu de nos jours, et c’est à peine si, parmi des milliers d’hommes, on peut en trouver même un qui ne philosophât pas à partir de préjugés. Quelle honte ! Ceux qui se targuent d’être philosophes n’ont pas osé se regarder comme des hommes, et ils craignent, à moins de s’appuyer sur le bâton de l’autorité, de chanceler, de glisser, de s’écrouler ! Comme si ceux qui goûtent avec le palais d’autrui pouvaient distinguer l’erreur de la vérité ou comme s’ils étaient capables de dire jamais quelque chose de vrai10.

Avant de prolonger la réflexion de Pierre Gassendi sur le rapport entre vérité, autorité et liberté, il est intéressant de noter que, dans cette même lettre à Thomas Feyens « premier professeur de médecine à l’illustre Académie de Louvain », Gassendi exprime son opinion sur une question qui est en débat dans notre « modernité » du XXIe siècle : À quel moment de la gestation, l’embryon peut-il être considéré comme une personne humaine ? À son correspondant médecin, notre illustre concitoyen écrit quoique je ne sois pas d’accord avec toi pour ce qui est de penser que la semence à une âme, nous sommes néanmoins du même avis pour dire qu’il est absurde d’attendre le trentième jour ou un autre, pour que l’embryon parfaitement formé reçoive son âme11.

Pour en revenir au rapport entre liberté, autorité et vérité, nous constatons que, dans ses propos, Gassendi prend à son compte ce qu’on peut considérer comme l’apport du XVIe siècle au processus historique conduisant à la modernité, à savoir la liberté de conscience au sein d’une revendication d’autonomie de la raison et donc de la conscience. Une série de circonstances historiques ont peu à peu mis les hommes en face de leur pouvoir. Ils se sont découverts, progressivement une réelle autonomie de jugement et d’action par rapport aux choses, aussi bien que dans leurs relations sociales. Ces   Gassendi, lettre à Feyens du 6 juin 1629. Trad., op. cit., p. 28.   Ibid., p. 29.

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considérations de type très général trouvent une illustration dans les propos déjà cités mais aussi et de multiples manières, dans l’ensemble de la vie et de l’œuvre de Gassendi. Nous n’avons pas fini d’explorer dans nos études gassendiennes présentes et à venir la façon dont Gassendi a pratiqué cette liberté de philosopher qui est une forme essentielle de la liberté de conscience et d’expression. Mais l’ecclésiastique Gassendi n’ignore pas ce que nous avons vérifié dans la suite de l’histoire et plus particulièrement au XIXe siècle avec l’autorité des papes Grégoire XVI et Pie IX en attendant qu’une loi, il y a cent ans, ne débute par ces mots : « La République assure la liberté de conscience ». Relire dans ce contexte contemporain les termes, très concis et très connus de la lettre adressée par Gassendi à Galilée, le 29 janvier 1634, c’est rendre hommage à l’un et à l’autre : Je suis suspendu dans une grande expectative, ô grande gloire de notre époque, de savoir ce qui t’est arrivé. La rumeur multiple a colporté je ne sais quelle nouvelle… continue donc à être semblable à toi-même, pour vivre dans le plus grand bonheur… quoique le très saint siège ait décidé contre toi, c’est-à-dire contre tes principes, tiens-toi tranquille comme il convient à un homme plein de prudence, et pense qu’il suffit que tu ne te sois engagé que pour la cause de la vérité qui t’a été confiée12.

En relisant ces propos de l’ecclésiastique Gassendi, on peut penser qu’en parlant de « la cause de la vérité » Gassendi y voit non seulement l’intime conviction de son ami Galilée, mais aussi sa propre conviction, à savoir que, face à la vérité officielle de ceux qui ont obtenu l’abjuration de Galilée le 22 juin 1633, la vérité, c’est-à-dire l’accord de la pensée et du réel est bien le fait de Galilée, pourtant déclaré « très fortement suspect d’hérésie ». D’ailleurs, dans la suite de la missive, le scientifique dignois sollicite l’aide de Galilée pour la poursuite de ses recherches personnelles. La requête est précise. Il y fait référence à son émissaire Fabri et ajoute : « Oserais-je exiger de toi en son nom et au mien un service, à savoir que tu t’occupes de nous faire envoyer les meilleurs verres de télescope, comme sont les tiens ». Le 10 novembre Gassendi recevra de la part de Galilée ces verres de lunettes. On peut voir, sans trop d’impertinence, dans cette collaboration ainsi sollicitée, une sorte d’écho au mot que Galilée aurait prononcé Eppur si muove ! (« et pourtant elle tourne ! ») après avoir écrit, pourtant : « pour attester la vérité de ma propre main, j’ai signé la présente cédule de mon abjuration   Gassendi, lettre à Galilée du 29 janvier 1634. Trad : op. cit., p. 117.

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et je l’ai récitée mot à mot, dans le couvent de la Minerve le 22 juin 1633 ». En 1992, année de notre précédent colloque, un pape reconnaîtra l’erreur de l’institution ecclésiale et, donc, la pression morale négatrice de la liberté de conscience et d’expression. Cet acte de mémoire nous permet de conclure en imaginant la façon dont Gassendi aurait vécu dans ce domaine des relations entre liberté, vérité et autorité la suite d’une évolution historique à laquelle il a apporté un jalon : En 1833, il se serait senti contesté par l’encyclique Mirari vos présentant la liberté de conscience comme « doctrine absurde, trompeuse, et pour mieux dire folie ». En 1864, il aurait pu reconnaître dans les propositions condamnées par le Syllabus certaines de ses convictions concernant la « liberté de philosopher ». En revanche en 1965, il aurait apprécié le Concile Vatican II déclarant : « En notre temps… toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité.13 » Enfin, en 1998, au nom de ses propres convictions à la fois philosophiques et théologiques, il aurait sans doute fait sienne la première phrase d’une autre encyclique : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité.14 »

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  Concile Vatican II. Déclaration sur la liberté religieuse n°1.   Jean-Paul II. Encyclique Foi et raison.

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gassendi homme de dialogues ? Olivier Bloch Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne L’argument providentialiste que Sganarelle oppose à l’athéisme de son maître dans la scène I de l’acte III de Dom Juan : […] je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon, qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvezvous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre : ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là, et qui…

est assurément celui de Gassendi tel que Molière pouvait le trouver au moins dans la 1ère de ses Objections contre la IVème Méditation de Descartes dans la traduction qu’en avait publiée Clerselier en 1647… – tandis que l’argument qui suit, celui qui se casse le nez : Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…

est l’argument occasionaliste du cartésien Cordemoy tel qu’on le trouvait en son Vème Discours Du Discernement du corps et de l’âme.

  Voir mon Molière/Philosophie, Paris, Albin Michel, 2000, pp. 145-156.



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Ainsi se trouvait en 1665, dès avant la parution de cet ouvrage, mis en place, et en scène, par Molière un dialogue entre Gassendi et les cartésiens, dans une comédie où ils sont par le fait renvoyés dos à dos… Ce rappel peut être l’occasion de se demander dans quelle mesure il y a dialogue dans Gassendi lui-même, de quelle sorte, et de quelle portée ? 1. Dialogue et dialogues dans l’œuvre de Gassendi. Il faut noter d’abord que Gassendi n’a pas écrit de dialogue – ni à la manière des Anciens, comme Platon, Cicéron, Sénèque ou autres, ni à la manière des humanistes, comme Lorenzo Valla, ou de ses contemporains comme son ami La Mothe le Vayer : dialogues en tout genre, depuis ceux où les divers personnages soutiennent des positions qui évoluent au cours du et par le dialogue même, comme entendent se présenter les dialogues platoniciens – même si l’on peut juger que ce processus est manipulé…, jusqu’à ceux où l’auteur est seul à s’exprimer en face d’un interlocuteur qui se borne à lui poser des questions ou acquiescer à ses réponses, en passant par ceux où les personnages sont représentants et avocats d’une doctrine, qui sera dans chaque cas réfutée par les autres, et/ou du coup par l’auteur. Pourtant toute son œuvre se situe dans une perspective de dialogue. Dialogue que représente la confrontation avec la scolastique dans les Exercitationes Paradoxicæ publiées en 1624 pour le livre I, et dans le tome III des Opera Omnia parus à Lyon en 1658 pour les livres I et II. Dialogue auquel succède le dialogue avec Épicure qui l’occupera de 1626, date du début de ses travaux sur le philosophe et sa doctrine, jusqu’à la fin de sa vie, en l’occurrence le Syntagma Philosophicum posthume qui occupe les tomes I et II de l’édition de Lyon, aboutissement des travaux en question. Dialogue, entre temps, avec Descartes dans les « Doutes » (« Cinquièmes Objections ») de 1641 et les « Instances » de 1642, qui se retrouvent dans la Disquisitio Metaphysica de 1644 figurant au tome III de 1658. Et plus généralement dialogue avec tous les autres philosophes et leurs philosophies à propos d’Épicure dans les ouvrages consacrés à celui-ci, aboutissant à la forme sous laquelle se présentent les exposés du Syntagma philosophicum à propos de chaque question, traitant par exemple de la Logique de Zénon, de celle d’Euclide, de celle de Platon, etc., avant d’en venir à celle d’Épicure. Ces différents dialogues se situent à différents niveaux de sens, allant peut-être du dialogue de sourds aux agréments de la conversation.

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Dialogue de sourds avec la scolastique, et, sur le fond, avec Descartes : les Exercitationes Paradoxicæ s’attachent à une dénonciation pure et simple des absurdités et superfluités de l’aristotélisme scolastique au nom d’arguments plus ou moins sceptiques, nominalistes et empiristes, les Cinquièmes Objections à celles de la méthode et du dogmatisme cartésiens au nom d’arguments de même style, aboutissant à l’impossibilité de dialoguer. D’où les « Instances » interminables auxquelles Descartes refuse de répondre, comme il refuse de donner son accord à la traduction des Cinquièmes Objections elles-mêmes, refus qui entraîne en contrepartie le refus de Gassendi de publier son sentiment sur les Principia de Descartes, comme il l’exprime dans sa Lettre à André Rivet du 28 janvier 1645 : juxtaposition de monologues et impossibilité de dialoguer que l’on pourrait opposer au dialogue intérieur sous la forme duquel se présente la philosophie cartésienne. Dans le cas de Gassendi, cette impossibilité ne va pas sans échappatoires, et échappées. Du côté d’Aristote, il prend soin de distinguer entre Aristote et ses partisans, ce qui le justifie de s’être abstenu de publier ce qu’il avait lui-même développé en sa faveur dans son enseignement, il lui reproche d’être le plus grand des compilateurs des opinions d’autrui, en sorte qu’on peut se demander, lorsqu’il parle, qui parle ? quel rôle ou quel personnage (persona) il joue. On ne peut manquer toutefois de noter que Gassendi fera précisément dans la suite ce qu’il reprochait ici à Aristote, en particulier dans la procédure diaporétique que, comme on y a fait allusion, représenteront à leur manière les Animadversiones, puis le Syntagma.… Quant à cette ou ces métaphores du théâtre, elles jouaient déjà par le fait dans les Exercitationes : Gassendi y jouait bel et bien le rôle de l’anti-scolastique et/ou de l’anti-aristotélicien, en faisant jouer les rôles et les personnages l’un avec l’autre et l’un contre l’autre – et on va retrouver ces métaphores tout au long de ses autres œuvres.

  Voir Op. VI, 217 a-b.   Voir la Préface, Op. III, 101 (dans l’édition Bernard Rochot : Dissertations en forme de paradoxes contre les aristotéliciens, Paris, Vrin, 1959, 12-13) et aussi, entre autres, 114a-b (62-63 Rochot).    Préface, 100 Rochot 6-9.    123b-124a, Rochot 104-107.    124a haut, Rochot 106-7.  

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Elles vont jouer avec et contre Descartes : l’on peut ou doit relever ici la récurrence du terme persona et de la notion qu’il exprime : masque, personnage, rôle… – cette dernière traduction étant sans doute celle qui convient le mieux à toutes les occurrences – qui sont successivement énoncés, imputés, rejetés, ou assumés par l’un et l’autre. Gassendi rejette d’abord  la distinction qu’avait avancée Descartes , dans sa Réponse à la Scribendi Occasio, entre le personnage du « philosophe très subtil » qu’est Gassendi et les « hommes de chair » qu’il incarnerait dans ses Objections – distinction qu’il ne lèvera que dans sa Réponse à la Conclusion, affirmant donc qu’il jouerait effectivement leur rôle (persona10) : Gassendi quant à lui se défend de jouer deux rôles (duplicem personam11), et de jouer quelque rôle (persona12) que ce soit. Il retourne contre Descartes l’image du théâtre – ainsi à propos du Malin Génie13, et celle donc des rôles et personnages : « Lequel de nous deux a joué un rôle ? » – personam finxit14 – interroge-t-il. Lorsqu’il s’en prend à Descartes pour s’être considéré comme un pur esprit, auquel il s’adresse à son tour par un O Mens répondant au O Caro de Descartes, c’est bien un rôle – persona – qu’il lui reproche de jouer15, et lorsqu’il s’en prend à son dogmatisme dans la formule agente Doctorem te16, comment oublier que « le Docteur », c’est aussi, voire d’abord en ce temps, un personnage de comédie… ? Gassendi n’en est pas moins amené, quoi qu’il en ait, à jouer par le fait, puis expressément, le rôle (persona17) de celui qui, pour mettre en évidence la faiblesse des démarches cartésiennes18, va mettre en avant leur incapacité à

  Op. III 274b – édition Rochot de la Disquisitio Metaphysica (Paris, Vrin, 1962), pp. 14-



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  Ib. 274a – Rochot 12-13.   Ib. 409a-b, Rochot 628-9. 10   Ib. 278a, Rochot 33. 11   Ib. 274b, Rochot 15. 12   Ib. 279a, Rochot 35. 13   Ib. 284a, Rochot 56-7. 14   Ib. 287a, Rochot 72-73. 15   Ib. 291a-b, Rochot, 92-95. 16   Ib. 295b -296a, Rochot 112-3. Cf. aussi la métaphore du théâtre de la nature p. 382a, 502-3 Rochot. 17   Ib 389a, Rochot 536-7. 18   Cf. ib cf. 274a, Rochot 16-17 : ce qui est en question, c’est la valeur des raisons.  

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venir à bout des hypothèses matérialistes, et du coup à suggérer ou élaborer celle-ci. C’est le cas à propos des capacités du corps, et de la nature de l’âme : contre la Deuxième méditation, reste à prouver, dit-il, que les corps sont incapables de penser19 ; pourquoi l’esprit ne serait-il pas la partie la plus subtile, la plus active, la plus mobile etc. (la « fleur de la matière », pour user d’une expression de longue tradition…) de l’âme matérielle20, comment, au reste, l’incorporel pourrait-il mouvoir le corporel21 ? Tous ces thèmes qui sont, comme on sait, de longue descendance, nous ramènent ici au rapport à Épicure. Il faut rappeler ici les jeux de ce rapport, et leurs étapes principales, de l’apologie au double monologue. On sait que Gassendi est parti, dans une lignée renaissante, du désir de restaurer, contre l’aristotélisme régnant, et l’opinion commune, la figure d’Épicure, d’où le projet qui l’occupe entre 1626 et 1629 d’une Apologie, un « plaidoyer » pour Épicure, débouchant plus largement sur un double travail de restitution du personnage et de sa doctrine. C’est à cette reconstitution qu’est consacré le grand ouvrage De vita et doctrina Epicuri qui nous est en grande partie connu (à l’exception de l’Éthique) par des manuscrits autographes, rédigés de 1629 à 1637, puis, après une longue interruption tenant à des raisons personnelles, mais aussi à des raisons de fond, de 1641 à 1645 ou 1646 – grand ouvrage dont la partie biographique rédigée en 1633-1634 a été publiée à part, sous le titre de De vita et moribus Epicuri à Lyon en 1647. Le reste de l’ouvrage, le De […] doctrina Epicuri donc, à la fois reconstitution, prolongement et actualisation, discussion aussi, de la doctrine à partir du rassemblement et de la critique philologique des témoignages antiques, resté inédit comme tel, est entré ensuite dans l’ouvrage publié en 1649, à Lyon toujours, les Animadversiones in Decimum Librum Diogenis Laertii, qui s’accompagnaient d’un Philosophiæ Epicuri Syntagma, exposé succinct mettant face à face la doctrine d’Épicure ainsi reconstituée, et les exigences que la foi impose de lui opposer en renvoyant pour cela aux développements de l’ouvrage majeur qui peut en fournir les raisons. 19

  Doute III, III, 293b-294a, Rochot 102-105   Ib. 298a – Rochot 124-125 ; cf. aussi 399b – Rochot 584-5 et suiv. 21   Ib. 405a – Rochot. 608-9. 20

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Cette disposition sera remaniée dans le Syntagma philosophicum posthume qui occupe les tomes I et II de l’édition de Lyon des Opera Omnia, lequel revient, non sans de profondes restructurations (parmi lesquelles la fusion des livres De Causis et De Deo), à la présentation du De Doctrina Epicuri : exposé de philosophie générale, sous la forme d’un dialogue avec tous les philosophes et/ou toutes les philosophies, où l’épicurisme tient la place centrale, tandis que les discussions philologiques proprement dites sont renvoyées au tome V sous la forme de Notæ faisant suite à l’édition et traduction du Livre X de Diogène Laërce, et le Philosophiæ Epicuri Syntagma rangé au tome III parmi les autres ouvrages philosophiques de Gassendi avec la mention Epicurus loquitur, et le renvoi cette fois au Syntagma philosophicum pour la critique des thèses épicuriennes. Je crois devoir à ce propos faire ici une parenthèse, contre un usage abusif présentement fait de ce petit texte, sous le titre de Syntagma Philosophiæ Epicuri : à ma connaissance, ce titre fallacieux n’apparaît que dans une édition séparée qu’en a donnée Sorbière en 1659 à La Haye, où il était sans doute utilisé à des fins commerciales, pour faire croire au lecteur naïf qu’il pouvait ainsi se procurer à bon compte l’ouvrage majeur qui occupait deux tomes de la dispendieuse édition de Lyon des Opera Omnia : imposture initiale relayée aujourd’hui en une autre imposture accréditée par la part faite à Gassendi dans le tome I des Libertins du XVIIe siècle aux éditions de la Pléiade, où ce titre latin se voit traduit sous le titre insoutenable, quel que soit l’ordre des mots, de « Traité de la philosophie d’Épicure » – œuvre supposée constituer « la philosophie de Gassendi »… – au lieu de « Exposé de la philosophie d’Épicure », seul possible ici. Les deux textes, Philosophiæ Epicuri Syntagma et Syntagma philosophicum, ne peuvent en effet, pour des raisons de langue, et des raisons de fond, être mis sur le même plan ni dans le prolongement l’un de l’autre : vu le caractère très vague du terme Syntagma en latin, ou gréco-latin, et la différence des constructions, celle où il commande un génitif dans le premier cas, celle où il s’accompagne d’un adjectif qualificatif dans le second, le seul terme commun qui puisse convenir en français est bien celui d’exposé : « exposé de la philosophie d’Épicure » d’un côté, « exposé philosophique » de l’autre, mais au sens de sommaire là, et de somme ici… Moyennant quoi il est clair qu’un « exposé de la philosophie d’Épicure » ne saurait tenir lieu de « philosophie de Gassendi »…

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Dans tous les cas ce parcours sinueux, quels qu’en soient l’intérêt, l’importance et la fécondité par ailleurs, est celui d’un dialogue en impasse qui, si l’on attribue la signification qui convient au Philosophiæ Epicuri Syntagma, aboutit donc en fin de compte à la juxtaposition de deux monologues : celui d’un Épicure ressuscité, et celui d’un Gassendi défenseur de sa foi – type de situation qui vaut sans doute en général aussi pour tous les dialogues philosophiques où Gassendi se trouve engagé, et qui peut d’une certaine manière rendre compte de la façon dont il apparaît dans d’autres dialogues qui sont, eux, de l’ordre de la fiction. 2. Gassendi personnage de dialogue Contrairement, sans doute, à un Descartes, qu’on ne voit guère en personnage de dialogue, Gassendi l’a été en effet implicitement, mais guère à son avantage, sous deux ou trois figures au moins. Celle, peu reluisante, que l’on a vue en commençant, de Sganarelle dans Le Festin de Pierre-Dom Juan (1665) de Molière, qui avait donc certes pu connaître les développements providentialistes les plus anti-épicuriens de Gassendi par la traduction de Clerselier de 1647 des Dubitationes contre Descartes, mais assez vraisemblablement aussi par la fréquentation indirecte (par l’intermédiaire de Bernier et/ou de Chapelle), voire directe, qu’il avait pu avoir du maître dès 1641-2. Mais Gassendi figurait bien auparavant, dès 1630 ou 163122, sous le nom de Cassander dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens (« par Orasius Tubero ») de La Mothe le Vayer 23, qui sont sans doute « le méchant livre » dénoncé par Descartes dans sa correspondance avec Mersenne24 – non pas, à vrai dire, dans le « Dialogue sur la Divinité », objet apparemment de l’ire de Descartes, où l’athéisme épicurien est exposé par Orontès – mais dans deux autres dialogues, où il tient des rôles moins scandaleux, sinon tout à fait anodins. Dans le dialogue « Sur l’Opiniâtreté »25, son rôle est celui d’un diseur de paradoxes – ce qui peut évoquer les Exercitationes paradoxicæ de 1624…– :   Voir R. Pintard, Libertinage érudit, rééd. Slatkine 1983, p.204-205 et notes pp. 606-7.   Voir édition Corpus, Fayard, 1988. 24   Voir À Mersenne 15-04-1630, AT I p.144bas-145 (et Corr.Mers. t.II p. 430 bas-431, et voir note de C. de Waard pp. 436-7), À Mersenne 6-05-1630, AT I p. 148 (début de la lettre), À Mersenne octobre 1631 ?, AT I p. 220 bas. 25   Corpus pp. 353-386. 22 23

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paradoxe selon lequel Christophe Colomb a « très mal mérité de tout le genre humain », en apportant aux Américains toutes nos « inhumanités » et en leur ôtant leur « innocence de la loi naturelle »26 – celui27 du caractère souhaitable de la mort, d’où procède un renversement de la hiérarchie des formes de mort, en mettant parmi les plus souhaitables les épidémies, guerres et famines, jusqu’à la justification de l’avortement !, et à l’apologie des morts violentes28 – avant d’énoncer « quelques autres petits paradoxes »… « Cassander » est de retour dans le dialogue « Du Mariage »29, où la défense qu’il fait de cette institution comporte un développement contre « les lois sous lesquelles il nous est aujourd’hui présenté, les conditions qui s’y trouvent inséparablement attachées, et les accidents qu’on n’y peut quasi éviter »30, entre autres aspects « paradoxiques » (le terme figure dans la bouche de Philoclès31), essentiellement dans son aspect quasi féministe (égalité en vertus et capacités de l’homme et de la femme) qui vaut à son discours d’être qualifié par Philoclès de « railleries »32… L’on ne saurait certes mettre au compte du Gassendi réel tous ces propos et paradoxes, mais il faut bien admettre que le rôle qui lui est ainsi prêté doit répondre jusqu’à un certain point à l’image que pouvait donner le personnage aux yeux de ses amis. Un tel processus prend, une vingtaine d’années plus tard, des dimensions d’une autre ampleur dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac33, dont Madeleine Alcover situe la rédaction autour de 1648 (vers 1648-9 pour la Lune, 1648-1650 pour le Soleil). La rencontre du démon de Socrate – qui avait été (Lune pp. 53-54 et suiv.) l’instructeur, puis le défenseur du narrateur dans les États de la Lune – sous la figure (pp. 100-101) d’un personnage qui l’emmène chez lui, où il participera à un banquet avec deux philosophes et « le fils de mon hôte », qui le loge « pour épier les occasions de l’instruire », conduit assurément   Loc. cit. pp. 369-370.   Ib. pp. 370-2. 28   Ib. pp. 372-5. 29   Ib. pp. 452-507. 30   Ib. p. 455. 31   Ib. p. 488. 32   Ib. p. 473. 33   Voir l’édition de Madeleine Alcover, Champion Classiques 2004, à laquelle renvoient les références qui suivent. 26 27

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à identifier, ici au moins, ce démon de Socrate avec le Gassendi historique, précepteur de Chapelle – effectivement présenté ici comme le brillant chenapan qu’il était dans la réalité –, logé pour cela à partir de 1641 chez son ami François Luillier, père de Chapelle. Mais alors cette identification après coup fait soupçonner que la présentation (p. 55 et suiv.) de tous les penseurs inspirés par le démon de Socrate (dont Cardan, Agrippa, Campanella, La Mothe le Vayer, et Gassendi luimême p. 55…, et « quantité d’autres gens »… p. 5634), la défense qu’il prend (pp. 63-5) d’un matérialisme analogue à celui que Gassendi oppose par le fait aux prétentions cartésiennes, celle d’un transformisme valant pour le passage de la terre aux âmes (pp. 146-7), et les développements sur les puissances de l’imagination (p. 148 et suiv.), etc., valaient effectivement, aux yeux de Cyrano, pour Gassendi lui-même, dans tous les rôles qu’il a joués, ceux de la Disquisitio metaphysica comme ceux du Syntagma philosophicum… Ce qui en dit long sur le regard, à la fois ironique sur le personnage, et perspicace sur le rôle qu’il a pu jouer dans l’histoire des idées, que pouvait porter Cyrano sur Gassendi homme de dialogues… Regard qui vient rejoindre toutes les révélations, exploitations et trahisons, qu’on pourrait mettre sur le compte, et sur la trace, des ambiguïtés et méandres des dialogues entretenus effectivement par Gassendi avec les uns et les autres, et qui pourraient, entre autres, conduire à confronter sur ce point Gassendi avec Diderot…

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  Polymorphisme des figures du démon de Socrate qui sera du reste prolongé p. 68.

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TABLE DES MATIèRES Gassendi et la modernité Sylvie Taussig 5 Gassendi à 250 ans Peter Miller 9 Gassendi et la question de l’infinité cosmique Jean Seidengart 17 L’Atomisme de Gassendi : taille, figure et temps Thomas M. Lennon 39 Atomes, Providence, signes célestes. Le dialogue épistolaire entre Campanella et Gassendi Germana Ernst 61 Rendez-vous à Arcetri. À propos de la correspondance entre Gassendi et Galilée Pietro Redondi 83 Les recherches métaphysiques de Gassendi : vers une histoire naturelle de l’esprit Sophie Roux 105 Une force invisible à l’œuvre : le rôle de la vis attrahens dans la physique de Gassendi Carla Rita Palmerino 141 Le néant et le vide. Les parcours croisés de Gassendi et Hobbes 177 Gianni Paganini 215 Gassendi contre Fludd : des choses occultes aux causes inconnues Sylvie Taussig Gassendi : Résurrection et Atomisme : les limites de la raison et les frontières de la mécanisation Margaret J. Osler 249 Consensus gentium et prolepsis dans la philosophie de Gassendi 261 Marcelino Rodríguez Donís Gassendi au sabbat Alain Mothu 279 Gassendi et les hamadryades. Mythologie, érotique et science dans le débat sur l’âme des plantes Luigi Guerrini 295 Questions autour du texte sur l’éclipse de 1654 attribué à Gassendi 311 Jacques Halbronn Les sources de la Manuductio ad theoriam musicæ de Gassendi 347 Brigitte Van Wymeersch

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table

La Manuductio ad theoriam musicæ mise en perspective : Beeckman, Descartes, Mersenne, Galilée… Gassendi Patrice Bailhache Gassendi et l’hypothèse dans la Méthode scientifique Saul Fisher Observations, expériences et expérimentations chez Gassendi Frédéric Serror Métaphysique et Mab : le premier atomisme de Margaret Cavendish (1623-1673) Lisa Sarasohn Singes et perroquets: ô meilleur de la chair ! Descartes & Gassendi représentants des « points & parties » Robert Alan Hatch À propos des Anciens et des Modernes : Descartes versus Gassendi Simone Mazauric Pierre Gassendi face au rapport entre pouvoir et vérité G. Savornin Gassendi homme de dialogues ? Olivier Bloch

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